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Université Lyon 2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Quand une « avant-garde » fait Sensation : les

Clément Ghys Diplôme de Sciences Politiques Section « Politique et Communication » Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel Sous la direction de M Max Sanier Soutenance le 06/09/07

Jury composé de Mme Isabelle Garcin-Marrou et de M Max Sanier

Table des matières

Remerciements . . 4 Introduction . . 5 MOTIVATIONS ET PRESENTATION DU SUJET . . 5 QUESTIONS ET POSITIONNEMENT SOCIOLOGIQUE . . 6 PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESES . . 8 PRESENTATION DU CORPUS DE TEXTES . . 9 GRILLE D’ANALYSE DU CORPUS . . 10 PLAN DU MEMOIRE . . 11 Première Partie : Descriptif introductif des Young British Artists . . 12 1. Descriptif historique . . 12 2. Descriptif biographique . . 16 3. Aperçu du champ culturel et médiatique . . 21 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique . . 25 1. Les ambiguïtés de la création d’une identité . . 25 1/ La construction d’une identité . . 25 2/ Une identité constamment réaffirmée . . 28 3/ La description d’une coterie . . 31 2. Le Brit : une caution artistique ? . . 34 1/ Le dépassement des limites traditionnellement données au champ artistique . . 34 2/ Un contexte socioculturel favorable . . 38 3/ « The New Establishment » . . 42 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales . . 47 1. Les enjeux liés aux Young British Artists . . 47 1/ « The Mediated Manufacture of an avant-garde» . . 47 2/ Des logiques de promotion et de persuasion . . 52 2. Le Young British Artist : une nouvelle figure de l‘artiste ? . . 55 1/ Les processus de réputation . . 56 2/ Un nouveau monde de l’art . . 64 Conclusion . . 70 Bibliographie . . 78 METHODOLOGIE . . 78 OUVRAGES THEORIQUES . . 78 REFERENCES SUR LE SUJET . . 78 MONOGRAPHIES . . 79 AUTRES REFERENCES UTILES (ARTICLES DE PRESSE, LIENS INTERNET…) . . 79 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

Remerciements Mes premiers remerciements vont bien évidemment à Max Sanier qui a su orienter mes recherches, mes lectures et qui m’a aidé pendant un an pour la rédaction de ce mémoire. Ses conseils, méthodologiques, théoriques et même professionnels ainsi que sa constante présence ont été précieux. Je remercie également cordialement Isabelle Garcin-Marrou qui m’a conseillé dans mes lectures, notamment méthodologiques. Je la remercie aussi de m’avoir proposé de faire partie de mon jury avant même que je n’ose lui demander ! La constitution de mon corpus d’articles de presse aurait été impossible sans Sara Macdonald et Sophie Greig du service de presse du . Je les remercie donc chaleureusement ainsi qu’Inigo August Philbrick par qui j’ai aussi obtenu certains textes . Le sociologue Roger Cook a eu la gentillesse de m’encourager dans mon travail. Il m’a par ailleurs envoyé un article lié à mon sujet et qui semblait « introuvable ». Je le remercie pour son intérêt et sa sympathie. Merci à Matthew Stone d’avoir répondu à mes questions alors qu’il était en plein montage d’exposition ! Je remercie ma famille et mes amis pour leur soutien. Je remercie ma mère pour ses relectures et mon père pour ses conseils « iconographiques ». Enfin, je remercie toutes les personnes qui ont montré un intérêt pour ce sujet et qui ont poussé cet intérêt jusqu’à la lecture de ce mémoire…

4 Introduction

Introduction

MOTIVATIONS ET PRESENTATION DU SUJET

L’idée de ce mémoire est avant tout née d’un constat. J’ai effectué lors de ma troisième année un stage de cinq mois dans une galerie d’art londonienne, le White Cube. Cette entreprise est considérée comme l’une des plus importantes galeries du Royaume- Uni autant au niveau artistique, commercial, que médiatique. L’une des tâches (assez rébarbative par ailleurs) de mon stage au service de presse et d’édition était de lire et de trier tous les articles de presse consacrés aux artistes de la galerie. Chaque semaine, j’ai donc été confronté à un ensemble impressionnant d’articles assez divers : certains étaient issus de la presse tabloïde, d’autres provenaient de revues très spécialisées ou encore de la presse « de qualité ». Dans le cadre de mes tâches, mes visites en salle des archives m’ont fait prendre conscience de plusieurs éléments. Tout d’abord, la couverture médiatique autour des artistes avait été énorme. Au plan qualitatif, la lecture était assez intéressante. Certains articles quasiment insultants venant des tabloïds côtoyaient des points de vue très sérieux et construits. Une première question se pose d’abord de manière évidente : qui sont ces artistes ? Pourquoi ont-ils connu un tel engouement médiatique ? Le White Cube est une galerie connue pour représenter les Young British Artists. Ce terme est inconnu en France, mais il fait partie du langage commun dans la presse au Royaume-Uni. Depuis le début des années 90, les Young British Artists font parler d’eux. Leurs œuvres ont été tour à tour qualifiées de scandaleuses, morbides, commerciales ou encore choquantes. Ils auraient explosé les limites données traditionnellement à des artistes. La comparaison avec la France est d’ailleurs révélatrice. À l’exception peut-être de Daniel Buren connu pour les colonnes du Palais-Royal, l’art contemporain ne brille pas particulièrement dans le paysage médiatique français. Au Royaume-Uni, les noms des plus célèbres des Young British Artists, et , sont connus du grand public. Lors de mon stage, la comparaison entre les archives et l’activité quotidienne de la galerie était particulièrement intéressante. Les articles datant du début des années 90 présentaient ces jeunes artistes comme porteurs de scandales et rebelles. Ils n’étaient présentés ni comme des artistes reconnus ni même légitimes. De nombreuses critiques semblaient même remettre en cause leur statut d’artiste. L’activité « au jour le jour » de la galerie contrastait totalement avec cet élément. Le service de presse recevait des demandes d’entretiens avec les artistes venant des journaux les plus légitimes. Le service des ventes communiquait un chiffre d’affaires hebdomadaire supérieur au chiffre d’affaires annuel d’une petite galerie indépendante. Le service des expositions organisait le prêt et le transfert des œuvres vers des musées respectables. Enfin, le service des publications s’occupait des catalogues publiés par des maisons d’édition prestigieuses comme Taschen, Steidl ou Phaidon. À un niveau plus pratique, les artistes vivaient dans un certain confort et avaient dans certains cas un nombre impressionnant d’assistants. Il semble évident qu’une mutation s’est opérée. Les Young British Artists auraient acquis une reconnaissance et une légitimité. La reconnaissance d’un artiste est mise en place lorsqu’il expose ou lorsque son 5 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

travail est validé par une partie de la presse ou par certains commissaires d’exposition. La légitimité d’un artiste s’active quand son travail n’est plus mis en cause ou du moins quand son travail lui donne une raison d’être présent sur la scène artistique. Il est légitime et peut donc exprimer un message. Il semble donc que les Young British Artists auraient dépassé le simple statut de la reconnaissance et seraient devenus des artistes quasiment légitimes. Dès 1992, le terme de Young British Artists (YBAs ) est associé à celui de Brit Art et donc de Brit artists. Ces qualifications concernent les mêmes individus et c’est pour cette raison que nous emploierons tous ces termes dans notre analyse. L’objet de cette étude va donc être de comprendre comment, à la base, des éléments permettent à un groupe d’artistes de faire accepter son esthétique et à la présenter comme moderne et même avant-gardiste. Les analyses qui suivront tenteront justement de sortir de la vision un peu angélique d’une légitimation aussi rapide d’une avant-garde. En effet, une lecture très rapide d’articles consacrés aux Young British Artists laisserait penser qu’ils sont passés en seulement dix ans d’un statut de Bohème artistique à celui d’artiste légitime et célébré. Les éléments étudiés par la suite poseront donc la question du statut « avant-gardiste » des Young British Artists dès leurs débuts. La particularité de ce sujet est qu’il ne s’agit pas du processus « classique » de l’acceptation d’un art conceptuel. En effet, au premier abord, on pourrait penser que cet exemple de l’art britannique n’est qu’une étape dans la légitimation d’une nouvelle esthétique. Il y aurait donc un ensemble de précédents dans l’histoire de l’art (Cubisme, Dadaïsme, Surréalisme). La présentation détaillée du sujet dans la première partie du mémoire décrira les enjeux et montrera qu’il s’agit d’un sujet différent et, en un sens, nouveau.

QUESTIONS ET POSITIONNEMENT SOCIOLOGIQUE

Si ces questions autour de l’art contemporain britannique ont constitué d’emblée mon projet de mémoire, d’autres angles d’analyse m’avaient d’abord paru plus logiques. Le sujet étant lié aux plastiques, les questions esthétiques semblaient évidentes. L’étude des précédents mouvements avant-gardistes a créé un précédent dans la question de la légitimation d’une avant-garde. La façon d’appréhender une œuvre, en l’occurrence une création d’un Young British Artist, a pu évoluer entre 1990 et 2007. Une analyse esthétique pourrait ainsi étudier l’œuvre dans son rapport à l’histoire de l’art et à sa signification. Plusieurs éléments m’ont fait rejeter cet angle d’analyse. Tout d’abord, même si quelques-uns de mes intérêts peuvent se tourner vers les arts plastiques, ce mémoire n’est pas une étude d’histoire de l’art et ma formation me rend de toute manière bien incapable d’en réaliser une. Ensuite, il convient de rappeler que ce sujet est né du constat d’une couverture médiatique intéressante quantitativement et qualitativement. Analyser un ensemble d’œuvres uniquement dans son rapport à son créateur ou au mouvement auquel il appartient serait inapproprié dans cette étude. Au contraire, la dimension sociale paraît plus intéressante. En étudiant les Young British Artists, une analyse du champ culturel au Royaume-Uni dans les années 90 se dessine. Cette analyse se concentre donc sur le prisme artistique mais on pourrait presque dire que les thèmes développés concernent d’autres champs culturels. L’attrait de cette étude sera donc de comprendre les mécanismes sociaux qui ont changé le statut d’un groupe d’artistes. Nous tenterons ainsi de comprendre les interactions qui ont permis au sujet d’avoir pu évoluer ainsi.

6 Introduction

Howard Becker qualifie de monde de l’art1 « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail concourent à la production d’œuvres qui font précisément sa notoriété ». Pour cette sociologie interactionniste, la dimension collective est capitale. La production d’une œuvre s’étend à travers celle du milieu dans lequel elle naît. Cet aspect collectif est la base de ce travail. Le sujet des Young British Artists sera étudié dans ses interactions internes. Nous tenterons donc de comprendre le sujet et de l’élargir dans une perspective sociale. Les cas individuels seront donc abordés dans leur signification collective. Un bref retour sur soi est nécessaire sur ce positionnement sociologique. Dans la perspective étudiée par Howard Becker, un monde de l’art regroupe toutes les personnes contribuant à la production artistique. Les artistes ne sont pas les seuls et ils constituent même un sous-groupe de la production artistique. Mon expérience de stagiaire m’a permis d’appréhender mon sujet d’étude. Même si ma fonction paraissait limitée, ma présence était bien réelle et mon positionnement s’en trouve logiquement lié. Sans me présenter de manière prétentieuse comme un Insider, cette dimension est à prendre en compte dans l’appréhension de ce mémoire. Ce sujet sera donc étudié sous l’angle le plus collectif possible : l’analyse du discours médiatique. Ainsi, nous dépasserons le simple constat effectué pendant mon stage. L’étude et l’analyse d’un corpus de presse permettront donc de comprendre un ensemble d‘éléments sur la légitimation et la création d’une avant-garde. Le discours médiatique est défini dans cette étude comme l’ensemble des réactions et des témoignages publiés dans la presse à propos du sujet. Il est capital de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une masse à sens unique. Le discours médiatique est évidemment différent selon le média choisi et pourra parfois être contradictoire et contestable. Cette étude tentera donc de comprendre des articles de presse en les remettant parfois en cause et en prenant du recul par rapport à un discours médiatique général. Le travail d’Howard Becker sera complété dans ce travail par celui de Pierre Bourdieu. En 1992, le sociologue publie Les Règles de l’Art 2 dans lequel il étudie les notions de champ artistique et d’avant-garde. Dans une perspective bourdieusienne, la dimension collective de la production artistique est réaffirmée. Le champ artistique serait donc à la fois un lieu et un enjeu de lutte et de violence. Ce mémoire étudiera donc la notion d’avant-garde dans une logique bourdieusienne. On pourrait estimer qu’un groupe est avant-gardiste à partir du moment où il doit lutter au sein du champ culturel pour une reconnaissance et une légitimité. L’exemple des Young British Artists sera donc confronté à ces notions. Cet élément sera aussi aidé par le travail d’un sociologue anglais, Roger Cook3. Lors de recherches sur ce sujet, j’ai appris qu’il était l’auteur d’un article sur la « fabrication » (en anglais manufacture) d’une avant-garde et sur l’exemple du Brit Art. L’ouvrage dans lequel cet article est publié est très difficile à trouver et il me l’a très sympathiquement offert et envoyé! Son étude a joué un rôle assez important dans mon mémoire et dans ses conclusions. Enfin, le travail de Raymonde Moulins4 a été très utile. En particulier, ses études sur les collectionneurs ont permis à ce travail d’appréhender les logiques « marchandes » autour des Young British Artists. Même si Howard Becker, Pierre Bourdieu ou Raymonde Moulins n’ont pas écrit au sujet de l’art britannique, leurs travaux ont constitué un véritable apport à ce mémoire. Les logiques qu’ils ont étudiées ont connu une application réelle dans cet exemple et le cas des 1 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, Préface, p.22 2 BOURDIEU, Pierre, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, 567p. 3 COOK, Roger, « The mediated manufacture of an ‘avant-garde’ : a Bourdieusian analysis of the field of in London, 1997-9’ » in Reading Bourdieu on Society and Culture, Blackwell Publishers, 2000, p164-185. 4 En particulier : MOULIN, Raymonde, Le Marché de la peinture en France, Editions de Minuit, 1967 7 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

Young British Artists a même dépassé en un sens certains éléments. Enfin, les travaux de Roger Cook et d’un autre théoricien britannique, James Gaywood5 ont permis d’actualiser et de recentrer un point de vue sur les Young British Artists.

PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESES

Les Young British Artists ont donc vu leur statut évoluer en seulement une quinzaine d’années. Le contexte de cette étude est assez logique : il concerne le Royaume-Uni de la fin des années 80 à aujourd’hui. Notre démarche sera donc de comprendre, par l’étude du discours médiatique, les logiques qui ont permis ce changement de statut. Nous tenterons de sortir d’une vision « naïve» et une vision plus critique permettra d’appréhender les intérêts culturels, sociaux et même économiques. Nous tenterons ainsi de lutter contre les a priori du sujet qui tendraient à des représentations d’un mythe de l’artiste et d’une Bohème artistique. Peut-on estimer que les Young British Artists constitue une avant-garde qui aurait été créée et légitimée ? L’étude du discours médiatique permet-elle d’apprécier cette légitimation entre deux pôles : un premier pôle favorable socialement et un autre dans lequel les interactions entre des individus jouent un rôle crucial? L’un des objectifs de cette problématique est donc, à terme, de comprendre s’il existe une convergence ou une divergence entre ces deux pôles. Leur mise en perspective a pour but de prendre ce sujet comme un exemple de la création artistique. A priori ils ne semblent pas en opposition, mais nos études tenteront d’étudier ce sujet. Cette problématique permet donc de comprendre le rôle des logiques individuelles et personnelles dans la légitimation des Young British Artists. En parallèle, la dimension collective du sujet permettra d’analyser leurs activités différemment. Le discours médiatique sera donc étudié en tant que témoignage à un moment donné. La question du « contexte favorable » est liée au développement d’une nouvelle presse, d’une mutation de la presse traditionnelle et d’un renouveau culturel britannique. L’étude descriptive des Young British Artists permettra d’estimer que les notions de création et de légitimation sont totalement liées. La problématique illustre donc cela. La question du discours médiatique est majeure puisqu’elle constitue en un sens le reflet d’une époque. Elle sert de témoignage, mais elle crée aussi du sens et joue un rôle instrumental dans l’étude de notre sujet. Le statut avant-gardiste des Young British Artists a donc été marqué par le rôle du champ médiatique. Pour tenter de répondre à cette problématique, deux hypothèses seront donc étudiées. Les deux suppositions suivantes n’ont pas la garantie d’être confirmées, mais leur étude permettra une meilleure compréhension du sujet. Ma première hypothèse repose sur la validité de ce groupe. En effet, les critères de jeunesse et de nationalité britannique ne semblent pas suffisants pour définir l’appartenance d’un artiste à un mouvement. Certains Young British Artistseux-mêmes ont affirmé n’avoir rien en commun au niveau artistique avec d’autres artistes. Le fait que certains artistes se connaissent, fréquentent les mêmes lieux constitue-t-il vraiment la base d’un mouvement créatif ? Les YBAs sont aussi bien des sculpteurs, des vidéastes, des peintres ou encore des dessinateurs. Il n’y a pas d’unité dans les méthodes artistiques. L’unique point commun que l’on peut retrouver à la plupart des YBAs est le traitement médiatique dont ils ont été l’objet.

5 GAYWOOD, James, « ‘yBa’ as Critique The Socio-Political Inferences of the Mediated Identity of Recent British Art », in LEUNG (Ed), Theory in Contemporary Art since 1985, Blackwell Publishers, 2004, 480p. 8 Introduction

Cette appellation de Young British Artist a eu un tel écho que lorsque l’un de ces artistes était abordé par la presse, l’article avait pour angle son appartenance au mouvement. Cette appellation serait donc une création médiatique qui a permis de sauver un monde de l’art en crise depuis les années 80. Ma seconde hypothèse concerne la manière dont le discours médiatique s’est cristallisé sur certains artistes et sur certains œuvres. La cristallisation est un terme scientifique et littéraire qui décrit le changement de perception d’une chose ou d’une perception. Dans ce cas précis, il s’agit d’une focalisation du discours médiatique. Ce dernier présente des artistes ou des œuvres comme s’ils constituaient des symboles ou des icônes. Par exemple, l’artiste Damien Hirst est devenu une véritable star au Royaume-Uni tout comme Tracey Emin quelques années plus tard. Ils ont tous les deux fait l’objet d’articles dans tous les types de publications, de la presse de qualité à la presse spécialisée an passant par la presse tabloïde. De même, certaines œuvres créées par des Young British Artists ont acquis un caractère iconique. Par exemple, l’œuvre de Tracey Emin, « » ou bien le requin de Damien Hirst « The Physical Impossibility of Death in the mind of Someone Living » sont extrêmement célèbres et ont « phagocyté » le reste de l’art contemporain britannique. Par ailleurs, cette focalisation ne concerne pas uniquement les artistes et les œuvres, elle concerne aussi la description d’une coterie, d’un groupe d’individus mis en avant. Ce phénomène s’est fait de manière différenciée selon les médias et la légitimité actuelle des YBAs est une conséquence de cette focalisation dans le corps médiatique. La confrontation des analyses à ces deux hypothèses permettra ainsi de comprendre le statut des Young British Artists dans une approche sociologique.

PRESENTATION DU CORPUS DE TEXTES

Ce mémoire est donc axé sur un travail de sociologie. Cependant, pour un ensemble de raisons, les entretiens ne sont pas présents dans cette étude. Les commentaires des visiteurs des expositions sont peu intéressants pour ce sujet lié aux représentations. Des entretiens avec les Young British Artists auraient pu être passionnants, mais ils auraient été impossibles à obtenir. De plus, leur statut actuel aurait très certainement modifié les réponses. Ce travail s’articule autour des représentations et sur leurs incidences sur la réalité. L’idée de ce mémoire est née d’un constat, mais il est nécessaire de dépasser ce stade et de sortir d’un commentaire de premier degré. C’est pour cette raison que ce mémoire se base sur une analyse d’un corpus d’articles de presse. Nous avons déjà abordé l’existence d’une grande variété de types d’articles consacrés aux Young British Artists. Le corpus de textes devait donc refléter cet éclectisme. Les annexes présentent donc des articles issus de journaux dits de qualité, de suppléments dominicaux, de tabloïds ou encore de magazines. La constitution de ce corpus a posé quelques problèmes pratiques et même méthodologiques. L’aspect pratique est évident : il n’est pas facile de regrouper une vingtaine d’articles datant des années 90 et de se les faire envoyer d’un autre pays. C’est pour cette raison que j’ai contacté le White Cube et en particulier le service de presse où j’avais effectué mon stage et qui s’est proposé de m’aider. J’ai ainsi obtenu la plus grande partie de mon corpus par ce biais. Deux méthodes m’ont permis de trouver des articles intéressants. J’ai d’abord sélectionné en fonction des titres des articles représentés dans les bibliographies des artistes. Ensuite, l’autre méthode était de me faire envoyer des press packs par le White Cube. Il s’agit d’une compilation d’articles de presse sensés représenter le travail d’un artiste et qui sont envoyés aux collectionneurs, aux éditeurs et en 9 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

l’occurrence aux étudiants en pleine rédaction de mémoire ! L’utilisation des press packsm’a posé problème puisqu’il s’agissait d’une solution de facilité orientée par la galerie. J’ai donc cherché un moyen de contrebalancer ce moyen en contactant les services des archives des journaux et en leur demandant des articles précis. Les publications de la presse « de qualité » m’ont ainsi envoyé des photocopies. À l’inverse, au niveau de la presse tabloïde, ce fut un échec total. Les services des archives de ces journaux ne semblent pas performants, ce qui est probablement dû à l’instabilité de ces publications et aux problèmes financiers. De plus, il est évident que The Sun ou The Daily Mirror ont des ambitions différentes de celles du Guardian ou du Times ! Ces éléments peuvent expliquer le faible nombre d’articles provenant des tabloïds présents dans le corpus. Par ailleurs, le nombre d’articles présents dans le corpus est assez important. Ce chiffre doit être tempéré. Il faut préciser que certains articles sont très semblables et ont donc été regroupés dans leur étude. Leurs analyses ont donc été transversales. C’est le cas pour un ensemble de portraits consacrés à Damien Hirst ou à , galeriste dont le rôle dans l’émergence des Young British Artists a été considéré comme majeur. Le nombre d’articles présents dans le corpus est aussi dû au contenu même de ces articles. Dans certains cas, la présence d’un article dans un journal ou un magazine est plus intéressant pour notre étude que son contenu. Maurice Mouillaud et 6 Jean-François Têtu expliquent dans Le Journal Quotidien que la valeur d’une information réside d’abord dans le fait que le journal la retienne comme telle. Cet aspect sera donc étudié. Plus de 26 articles figurent dans le corpus, mais les analyse ne seront poussées que pour une petite vingtaine d’entre eux. Enfin, une partie des analyses étudiera les titres et l’iconographie. Dans ce cas précis, l’ampleur du corpus sera utile.

GRILLE D’ANALYSE DU CORPUS

La plus grande difficulté dans une analyse du discours médiatique réside dans le fait qu’il n’y a pas de modèle « tout fait ». La grille d’analyse doit être constituée en fonction des hypothèses et de l’angle de la problématique. Il n’y a pas de méthodologie définie pour une grille d’analyse et j’ai donc dû en créer une à l’occasion de ce travail. L’ouvrage de Jean 7 François Têtu et de Maurice Mouillaud, Le Journal Quotidien étudie la formation historique d’un discours de presse et le rôle d’un ensemble d’éléments dans la compréhension d’un discours journalistique. Grâce à ce livre, un ensemble de critères a été dégagé pour constituer une grille d’analyse. Ils n’ont pas toujours été tous nécessaires, mais leur étude a permis de développer des idées. Tout d’abord, l’article de presse était étudié de manière générale, par rapport au journal dont il est issu. J’ai ainsi tenté de comprendre la signification de la présence d’un tel article dans la ligne éditoriale du journal. L’étude du contexte et de la mise en rubrique permet de mieux comprendre l’information. Ensuite, une analyse plus visuelle a été faite. L’iconographie a été analysée et en particulier la reproduction des œuvres ou les portraits des artistes. Jean-François Têtu et Maurice Mouillaud écrivent que la photographie modifie le crédit d’un objet et qu’elle symbolise autant qu’elle reproduit. Son choix est donc porteur de sens. Le graphisme a été étudié : il permet de comprendre la ligne éditoriale d’un magazine ou d’un journal. Certains exemples précis montreront que la mise en page joue un rôle majeur dans l’information. Un « classicisme typographique » peut

6 MOUILLAUD, Maurice et TETU, Jean-François, Le Journal Quotidien, Presses universitaires de Lyon, 1989 7 MOUILLAUD, Maurice et TETU, Jean-François, Le Journal Quotidien, Presses universitaires de Lyon, 1989 10 Introduction

ainsi être synonyme d’un certain conservatisme. Les titres et les chapeaux ont ensuite été analysés. L’angle d’un article est le plus évident et c’est pour cela qu’une étude comparative permet de mieux comprendre les évolutions. Les titres sont souvent porteurs de traits d’humour et leur analyse est donc encore plus intéressante. La signature de l’article est évidemment capitale. Dans certains cas où il s’agissait d’un journaliste renommé, ses évolutions ou son point de vue ont été étudiés et remis en question. Enfin, une analyse de texte a été effectuée pour permettre de comprendre ce corpus. Au sein même de l’article, certains points ont été privilégiés comme la manière de décrire les Young British Artists ou la mise en avant de certains individus. Cette grille d’entretien est en réalité assez classique. Elle cherche justement à éviter les deux écueils d’une analyse de discours de presse. Le premier serait de prendre les textes comme acquis et incontestables. Ils ont ainsi été vus comme des témoignages. Cependant le témoin comme son texte doivent être remis en perspective. Le deuxième écueil serait de faire parler le texte et d’interpréter un point de vue. L’étude de la ligne éditoriale du journal ou de la signature de l’article permettra de confirmer les propos.

PLAN DU MEMOIRE

L’étude du sujet sera divisée en trois temps. Pour répondre à la problématique et pour confirmer les hypothèses, plusieurs éléments doivent être analysés. Le premier temps de ce travail présentera la dimension collective du sujet. Cette partie sera descriptive et aura pour but d’introduire le sujet aux lecteurs. En effet, l’introduction n’a pas pu expliquer un ensemble d’éléments autant individuels que sociaux. Même s’il est difficile de décrire ce sujet de manière exhaustive, les interactions entre les acteurs marquants seront décrites. Par ailleurs, nous tenterons de comprendre comment les Young British Artists sont apparus dans le champ culturel britannique. Cette première partie fait donc figure de description introductive et permettra de mieux comprendre la problématique et les enjeux de ce travail. Cette partie devra être objective, neutre et descriptive. Un second temps marquera l’entrée dans le sujet. Nous tenterons de comprendre la création de l’identité Young British Artist et ses significations sociales et politiques. Dans cette partie, le rôle du discours médiatique en tant que témoin et acteur de la création d’une avant-garde sera étudié. Par ailleurs, nous nous demanderons si les Young British Artists n’ont pas constitué la caution artistique d’un contexte culturel nouveau. Enfin, le troisième temps de ce travail analysera l’exemple de l’art britannique et la mise en scène de logiques traditionnellement extérieures au champ artistique. En effet, des techniques de promotion et de persuasion ont permis de modifier la réputation des Young British Artists. Une nouvelle figure de l’artiste s’est développée en conséquence et l’analyse du corpus confirmera cet aspect.

11 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

Première Partie : Descriptif introductif des Young British Artists

Dans cette première partie, il convient de décrire le mouvement des YBAs et ses éléments qui ont été ressentis comme fondateurs. Dans Les Mondes de l’art, Howard Becker écrit que les activités artistiques font intervenir les activités conjuguées d’un certain nombre de personnes8. Un ensemble général de professions, d’institutions et d’individus rentre en compte. Le contexte de ce travail remonte à 1988, date de , la première exposition. La situation géographique de l'étude des YBAs est assez évidente: elle concerne le Royaume- Uni. Cependant, étant donné l'écho qu'a reçu le Brit Art à l'étranger et en particulier aux Etats-Unis, j'analyserai certains témoignages concernant des expositions ayant eu lieu sur le territoire américain. Le but de cette partie est d’effectuer une présentation objective et relativement neutre. Cette description de mon sujet d'étude a pour but de familiariser le lecteur aux dates-clés ainsi qu'aux individus qui seront mentionnés dans la suite de ce travail. Pour cela, une première sous-partie présentera un historique du mouvement. Ensuite, le rôle des acteurs majeurs sera analysé: artistes, exposants, collectionneurs, commissaires d'exposition et journalistes. Enfin, le champ culturel britannique des années 90 sera présenté pour une meilleure compréhension du contexte culturel britannique.

1. Descriptif historique

En juillet 1988, une exposition est organisée dans un ancien bâtiment administratif situé dans la zone des Docklands au sud de Londres. Un groupe de seize élèves d’une école d’art londonienne, le Goldsmiths College of Art prirent part à cette exposition intitulée Freeze. Il est intéressant de constater que cette exposition est véritablement née de l'envie de ces étudiants en arts plastiques de présenter leur travail. Les galeries commerciales avaient toutes refusé le projet et ces seize artistes ont donc décidé de s'auto-exposer. Un organisme chargé de réhabiliter la zone des Docklands (autrefois sinistrée et mal famée), la London Docklands Development Corporation apporta son soutien à l'exposition. Au passage, on peut voir en quoi une présence artistique est utile dans la réhabilitation d'un quartier. Cette anecdote pourrait par ailleurs annoncer la suite du mouvement et son rapport à la société britannique. Parmi ces 16 étudiants, on retrouve Matt Collishaw, , , , , et surtout Damien Hirst. Alors qu’il était un simple étudiant en deuxième année à Goldsmiths, le jeune homme originaire de prit (assez arbitrairement) la direction de l'exposition et l’organisa autant au niveau du choix des oeuvres qu'au niveau pratique. L'organisation de l'espace fut ironiquement effectuée sur le modèle de la qui jouera un grand rôle dans l'évolution des YBAs. Le titre de l'exposition vient d'une oeuvre de qui illustre une balle au moment où elle rentre dans la tête d'un homme. L'oeuvre est ainsi « dédiée au moment de l'impact,

8 BECKER (Howard), « Les Mondes de l’art », Flammarion, 1988, p.28 12 Première Partie : Descriptif introductif des Young British Artists

à l'instant préservé, au cadre gelé" (dedicated to a moment of impact, a preserved now, a freeze-frame) L'exposition ne connut absolument pas un succès public. Un commentateur, Mark Currah écrit ainsi: «The thing about ‘Freeze’ is you have to question a lot of people to find 9 anyone who actually saw the shows!” . Par ailleurs, les médias ne couvrirent quasiment pas l'événement. Une seule critique de l'exposition fut publiée dans la presse. Sasha Craddock écrivit un article assez élogieux et prometteur intitulé "The Fast Dockland Track to Simplicity" dans le 14 septembre 1988. Une équipe de la BBC vint filmer l'exposition mais le reportage ne fut jamais diffusé. Cependant, des réseaux se nouèrent lors de cette exposition. Ces artistes, tous étudiants, étaient "parrainés" par un enseignant de Goldsmiths, Michael Craig-Martin. Ce dernier, artiste et professeur a su utiliser son carnet d'adresses à l’occasion de Freeze. Ainsi, , directeur des Expositions à la Royal Academy et , président de la Gallery visitèrent l’exposition. Par ailleurs, le collectionneur visita l'exposition dans le but d'acquérir des oeuvres de « jeunes artistes prometteurs et inconnus ». Il acheta ainsi une oeuvre de Matt Collishaw directement en entrant dans la salle d'exposition. Un catalogue fut publié avec un avant-propos du critique . Cet ouvrage fut publié avec le soutien de la London Docklands Development Corporation et d'une autre organisation chargée de la promotion de cette zone. Cet ouvrage est aujourd'hui introuvable et est devenu un objet de collectionneur. Cette exposition ne fut absolument pas un succès public ni un succès en termes d'image. Elle offrit cependant une plate-forme à ces artistes. À la fin de l'exposition, la plupart des 16 exposants avaient ainsi trouvé des galeries pour les représenter alors qu'ils n'étaient encore qu’étudiants! Quelques mois plus tard, une exposition intitulée Freeze 2 eut lieu mais elle ne fit pas sensation et fut ignorée. D’autres artistes étudiants à Goldsmiths exposèrent mais l’idée ne « prit pas ». Dans les années qui suivirent Freeze , ces 16 jeunes artistes finirent leurs études et participèrent occasionnellement à des expositions. En 1990, Damien Hirst s'associa avec Billee Sellman et avec l'un de ses amis, le journaliste, commissaire d’exposition et futur galeriste . Ils organisèrent deux expositions ayant lieu dans des zones désaffectées et des entrepôts. Ces expositions furent intitulées Modern Medicine et Gambler . Pour financer la première, Damien Hirst contacta Charles Saatchi et obtint la somme de mille livres sterling de soutien. Les organisateurs de ces deux expositions reconnaissent aujourd'hui qu'elles n'ont connu qu’un succès public très limité. Les années 1991-1993 furent particulièrement profitables à ces artistes dans la mesure où ils profitèrent de l'émergence d'une nouvelle scène. Un nouveau monde de l’art naissait. De nouvelles galeries naissaient et se développaient en relation avec eux. Par exemple, les galeries de et le White Cube de Jay Jopling virent le jour. Londres était aussi en pleine mutation et le centre de gravité de la ville se tournait vers l'Est et en particulier vers les quartiers de et de dans lesquels leurs espaces d'exposition étaient présents. Dans ces quartiers, la scène musicale évoluait, la mode et les pratiques culturelles innovaient. En 1991, la Serpentine Gallery, une galerie publique située dans Hyde Park organisa une exposition intitulée Broken English. Là encore, Damien Hirst joua un rôle en organisant en partie l'exposition. Broken English avait pour but de présenter un panorama de l'art contemporain londonien. Son titre, provenant d'un album de la chanteuse Marianne Faithfull signifie "anglais bancal, barbare".

9 CURRAH,Mark, Deeper Freeze, Time Out, 26 avril 1995, n°1288 13 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

En 1992, l'expression Young British Artist apparut en titrant une exposition organisée par la Saatchi Gallery et regroupant des oeuvres de Damien Hirst et de en particulier. Une deuxième vague de ceux qui étaient alors devenus les Young British Artists arriva en 1992 et 1993 dans des expositions telles que New Contemporaries, New British Summertime et Minky Manky. Cette dernière en particulier fut organisée par Carl Freedman et révéla entre autres , les soeurs Wilson, et surtout la future star de l’art britannique, Tracey Emin. Le British Art Show est un événement artistique qui a lieu tous les cinq ans au Royaume- Uni. Il s'agit d'une exposition qui a pour but de présenter l'art contemporain des cinq années précédentes et d'offrir un panorama sur l'art Britannique. Il tourne dans trois villes majeures du pays. Il est souvent critiqué car il présente très peu d'artistes écossais ou gallois. De même, on lui reproche le népotisme du choix des artistes. En 1995, le British Art Show est quasiment uniquement consacré aux artistes récemment qualifiés de Young British Artists. Les deux générations des Brit artists y sont présentés: ceux de Freeze et ceux de 1992-1993. Cette première partie des années 90 constitue véritablement l'entrée dans le jeu de Charles Saatchi. Il finance la création des oeuvres et les achète par la suite. Cette attention portée par un énorme collectionneur éveille l'attention de différentes sphères. En plus des galeries de Jay Jopling et Joshua Compston, d'autres ouvrent à Londres (Sadie Coles, ...). Une presse artistique naît en relation avec ce phénomène: le magazine Frieze naît en 1991 et s'oriente sur les YBAs. D'autres magazines en situation instable comme Art Monthly, Art Review, Modern Painters ou Contemporary Art sont relancés avec des nouvelles formules, une diffusion plus grande et donc des recettes publicitaires plus élevées. Damien Hirst devient alors l'artiste le plus célèbre du mouvement. Son oeuvre la plus célèbre, The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living représente un requin mort installé dans un bocal de formol. Elle connaît un succès critique et public. Les analyses à son propos sont nombreuses et les réactions très diverses. Même les tabloïds abordent l'oeuvre mais sous un ton humoristique et critique. The Daily Star, tabloïd populiste fait installer une barquette de frites devant l'oeuvre et la qualifie de "fish and chips le plus cher du Royaume-Uni". A l'exception de Damien Hirst, les autres Young British Artists ne connaissent pas un succès au niveau du grand public. Leurs oeuvres ne sont alors abordées que dans les revues spécialisées ou alors dans les rubriques de critiques purement artistiques de la presse généraliste. Les Young British Artists connaissent donc un succès relatif. Ils ne touchent qu’une sphère particulière du champ culturel. Leur position est donc intermédiaire. Ils n’ont pas de soutien des institutions ni des très grands medias. Ils ont néanmoins le soutien de Charles Saatchi et d’une partie assez “pointue” de la presse (le magazine i-D par exemple) La sensation se fait au sens propre en 1997. Les Young British Artists sortent de leur statut d'artistes (relativement) ignorés du grand public. Du 18 septembre au 28 décembre 1997, la Royal Academy Of Art londonienne organise l'exposition Sensation : Young British Artists from the Saatchi Collection. Cette institution (ultra-institutionnelle) est le temple de l'art légitime anglais, de l'Establishment artistique. Elle date de 1768 et fonctionne sur une base de filiation et d'élection de membres comparable à l'Académie en France. A l'occasion de Sensation, elle accueille 110 oeuvres provenant des collections de la Saatchi Gallery. Certaines de ses oeuvres sont connues du grand public comme The Physical Impossibility Of Death In The Mind Of Someone Living de Damien Hirst ou Everyone I Have Ever Slept with 1963-1995 de Tracey Emin. Le commissaire de l'exposition Norman Rosenthal organise Sensation. Elle est particulièrement marquante dans la mesure où elle constitue le moment

14 Première Partie : Descriptif introductif des Young British Artists

où le grand public découvre véritablement les oeuvres des Young British Artists. Le choc est alors voulu autant au niveau du choix des oeuvres que dans la mise en scène de l'exposition. Un panneau met ainsi en garde les visiteurs: « There will be works of art on display in the Sensation exhibition which some people may find distasteful. Parents should exercise their judgement in bringing their children to the exhibition. One gallery will not be open to those under the age of 18. » De plus, le titre n'est évidemment pas anodin. Une sensation est associée à l'idée de triomphe et d'exception. Les oeuvres les plus marquantes de l'exposition sont aussi choisies dans une perspective particulière. L'artiste présente , un portrait de la Vierge peint dans un style tribal avec de la bouse d'éléphant. Damien Hirst, en plus du fameux requin présente en particulier une oeuvre intitulée A Thousand Years qui est en réalité une immense boîte en verre dans laquelle des larves de mouche naissent, se nourrissent du sang coulant d'une tête de taureau et sont tuées par un tue-mouches. Tracey Emin présente une tente sur laquelle elle a cousu les noms de toutes les personnes avec qui elle a partagé un lit. a réalisé son propre buste avec son propre sang gelé. Les frères Jake et Dinos Chapman ont "sculpté" des mannequins d'enfants qui auraient subi des modifications génétiques et ils les mettent en scène dans des poses inspirés des Désastres de Guerre de Goya. a peint un portrait de la tueuse en série Hindley, coupable de meurtres d'enfants qui avaient traumatisé le Royaume-Uni. La réaction voulue et attendue a bien lieu. Le succès public est immense : 300 000 personnes visitent l'exposition en seulement trois mois. L'exposition connaît un succès médiatique immense. Les opinions sont extrêmement variées dans la presse, certains critiquent le fait que de l'argent soit utilisé pour financer de telles horreurs. Nous étudierons par la suite les réactions et le rôle de ces commentaires dans la légitimation des YBAs. Certaines réactions sont extrêmement hostiles. Un quart des 80 membres de la Royal Academy menacent de démissionner. Une partie du public demande le retrait des oeuvres en particulier celle de Jake et Dinos Chapman. Les plus grands débats ont pourtant lieu à propos de Myra de Marcus Harvey. Les parents des enfants assassinés demandent le retrait immédiat du tableau. Même Myra Hindley, en prison à vie, demande à ce que le tableau soit retiré pour "la peine émotionnelle et le traumatisme des familles". Certains manifestants jettent de l'encre et des oeufs sur le tableau. L'oeuvre ne sera pas endommagée, mais sera gardée jour et nuit par des vigiles et sera installée derrière une vitre de protection. D'autres débats ont lieu à propos de Sensation. Il est intéressant de noter que très peu de critiques ont été publiées sur la position de Charles Saatchi qui utilise une institution officielle pour légitimer ses oeuvres personnelles et leur donner ainsi une plus grande cote dans le marché de l'art. L'exposition voyage à Berlin où ses dates seront prolongées en raison d'un succès public important. A New York, le Brooklyn Museum of Art accueille l'exposition du 2 octobre 1999 au 9 janvier 2000. Là encore, les protestations sont à l'égal du succès public. Les critiques ne se portent pas sur Myra mais sur The Holy Virgin Mary de Chris Ofili. Cette peinture n'avait curieusement fait naître aucun débat à Londres mais les ligues catholiques américaines font un travail de lobbying et demandent à ce que le Brooklyn Museum Of Art se voit couper ses subventions municipales. Le maire de New York, Rudolph Giuliani déclare que l'exposition est insultante pour les Catholiques et "qu'il n'y a rien dans le Premier Amendement qui soutienne des projets horribles et dégoûtants". L'affaire rentre en justice et donne raison à l'exposition. Les protestations ne sont pas pour autant calmées et les associations religieuses soutenues par Hillary Clinton continuent leur action. Des cas

15 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

de vandalisme et de tentative de destruction de l'oeuvre ont lieu. Le projet de faire voyager Sensation jusqu'en Australie est avorté en raison des problèmes qui ont eu lieu à New York. A la suite de Sensation, les Young British Artists ont donc une énorme visibilité. Certains ont même acquis le statut de célébrité. Leurs oeuvres ont scandalisé et ont pris une dimension collective. Elles sont sorties d'un public restreint. En 2000, le musée Tate Gallery s'élargit et ouvre un musée destiné à l'art moderne et contemporain, la Tate Modern. Les collections principales comportent ainsi quelques oeuvres des Young British Artists avec en particulier des oeuvres de Tracey Emin et Damien Hirst. L'ouverture en 2000 n'est pas un raz de marée en faveur des Young British Artists. On peut expliquer en partie cela par le fait que Charles Saatchi possède encore de nombreuses oeuvres de ces artistes. Les relations s'enveniment entre Charles Saatchi et Damien Hirst et une dernière exposition à la Saatchi Gallery est consacré à l'artiste en 2003. Ensuite, la Saatchi Gallery oriente sa ligne d'exposition sur la peinture. En 2004, un incendie dans un entrepôt dans lequel étaient conservées des oeuvres appartenant à Charles Saatchi détruit en particulier la "tente" de Tracey Emin et une immense sculpture des frères Chapman, Hell. Les années 2000 voient les conséquences de la frénésie envers les YBAs des années 90. La légitimité est affirmée. Si leur esthétique peut sembler encore choquer à première vue, ils sont parties prenantes de l'Establishment. Ainsi, en 2007, Jake et Dinos Chapman font l'objet d'une exposition consacrée à leur travail à la Tate. Tracey Emin représente la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise en 2007. La Royal Academy a récemment élu comme membre Tracey Emin et Gary Hume. La plupart des Young British Artists jouissent actuellement d'une légitimité telle qu'ils sont l'objet d'expositions personnelles consacrées à leur travail. Leurs cotes financières n'ont pas baissé et ils représentent véritablement les figures de proue de l'art contemporain anglais actuel et non plus sa marge.

2. Descriptif biographique

Dans cette deuxième sous-partie, une liste des individus ayant joué un rôle dans le mouvement étudié sera présentée. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive mais elle a pour but de clarifier le rôle de certains acteurs. Damien Hirst est né en 1965 et a grandi à Leeds dans un milieu ouvrier. Après une adolescence à problèmes, il s'oriente vers des études d'art au Leeds College Of Art And Design et après avoir passé deux années à travailler comme ouvrier en bâtiment et dans une morgue, il entre au Goldsmiths College Of Art où il suit entre autres un cours de « self- marketing »". Il co-organise Freeze pendant sa deuxième année et démarre ainsi sa carrière artistique. Sa première exposition personnelle, In and Out Of Love, a lieu en 1991 dans une petite galerie londonienne. Après sa rencontre avec Charles Saatchi, il a les moyens de réaliser ses oeuvres. Le fameux requin est acheté et financé par Charles Saatchi. Il est présent en marge de la Biennale de Venise en 1993 et présente ses oeuvres à la Serpentine Gallery en 1994. En 1995, il remporte le , prix d'art contemporain le plus célèbre du Royaume-Uni. Au moment de Sensation en 1997, ses oeuvres ne provoquent plus particulièrement, contrairement à la plupart des oeuvres des Young british Artists. En 1998, il publie son autobiographie I Want To Spend the Rest of My Life Everywhere, with Everyone, One to One, Always, Forever, Now qui connaît un grand succès critique et public. Il refuse en 1999 la proposition du British Council de représenter la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise. La fin des années 90 est pour Damien Hirst une ouverture vers d'autres sphères.

16 Première Partie : Descriptif introductif des Young British Artists

Il participe à des projets musicaux, fonde un groupe et réalise des clips pour le groupe anglais le plus célèbre du moment, Blur. Il ouvre parallèlement des restaurants et participe à des campagnes de publicité. Il refait sensation en 2000 avec un mini-scandale causé par une sculpture intitulée Hymn qui représente un jouet d'enfant de plusieurs mètres de haut. La fabricant du jouet lui fait un procès pour plagiat. 2003 marque la rupture avec Charles Saatchi et Damien Hirst supprime ses expositions à la Saatchi Gallery de son propre curriculum vitae. Il affirme que Charles Saatchi ne reconnaît l'art qu'avec son portefeuille. Il fait fortune dans l'art avec notamment une exposition au White Cube qui lui rapporte 11 millions de livres. En 2004, le requin est vendu par Charles Saatchi et devient l'oeuvre la plus chère d'un artiste vivant (à l'exception de certaines peintures de l’artiste américain Jasper Johns). En 2006 et 2007, il continue d'exposer intensivement à Londres, Los Angeles, New York et Mexico. En juin 2007, il expose au White Cube à Londres un crâne humain couvert de diamants d'une valeur de 50 millions de livres. La dimension financière de son travail est totalement assumée. Il est par ailleurs un grand collectionneur en particulier de ses propres oeuvres puisqu'il rachète celles qui ont été vendues il y a 15 ans. Ses oeuvres les plus célèbres sont donc The Physical Impossibility of Death..., A Thousand Years. Les animaux morts installés dans des vitrines en formol sont « sa marque de fabrique » puisqu'il a fait de même avec des moutons et avec des vaches. Damien Hirst, The Physical Impossibility Of Death In The Mind Of Someone Living (1991) Il a aussi effectué des peintures de « points » multicolores qu'il qualifie de peintures pharmaceutiques. De nombreuses critiques sont faites à l'encontre de Damien Hirst à cause du fait que ses assistants produisent eux-mêmes les oeuvres. Il délègue la production et dirige les concepts du projet. Il a répondu à cette critique en prenant l'exemple d'une sculpture en marbre et en affirmant qu'il lui faudrait 30 ans pour apprendre une technique nécessaire à la fabrication d'une seule oeuvre. Gary Hume est issu de la même promotion de Goldsmiths que Damien Hirst. Il est peintre et a connu un succès critique avec ses « door » qui représentaient des portes d'hôpital. Ces dernières lui ont permis d'être exposé aux Etats-Unis et ont surtout attiré l'attention de Charles Saatchi dans Freeze. Gary Hume a ensuite orienté son travail sur des portraits très minimalistes issus des médias (portraits de célébrités : Michael Jackson, Kate Moss...). En 1999, il représente la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise où il présente des dessins. Il devient ensuite membre de la Royal Academy. Gary Hume s'est souvent opposé à l'appellation YBA. Il a souvent affirmé que ses peintures minimalistes n'avaient rien à voir avec les oeuvres de Freeze ou de Sensation. Matt Collishaw est lui encore issu de cette promotion de Goldsmiths. Ses oeuvres sont présentes dans Freeze. Il utilise principalement la vidéo et la photographie dans ses oeuvres. Il a vécu avec Tracey Emin. Il expose internationalement. Jake et Dinos Chapman sont frères et ont grandi dans un environnement particulier, Cheltenham, ville dans laquelle les asiles et les hospices pour vétérans sont nombreux. Ils ont été les assistants des artistes Gilbert et George pendant quelques années jusqu'à ce qu'ils commencent leur collaboration artistique en 1992. Leurs oeuvres choquent le plus souvent car elles mettent en oeuvre des mannequins de plastique déformés et ils font des références directes à l'univers concentrationnaire, à l'impérialisme américain et au nazisme. Leur travail fait aussi référence à William Blake et surtout à Francisco Goya. En 2003, avec Insult to Injury, ils modifient des gravures des Désastres de Guerre de Goya en les caricaturant et en ajoutant des références au nazisme et aux modifications nucléaires. Ils

17 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

exposent dans le cadre de la Saatchi Gallery pendant quelques années et ils obtiennent ainsi une visibilité. En 2007, ils font l'objet d'une exposition à la Tate Modern. Tracey Emin a grandi à Margate, station balnéaire anglaise d'un père chypriote et d'une mère anglaise. A la suite d'un viol et de plusieurs avortements, elle décide de se consacrer à des études d'art. En 1987, elle entre au à Londres où elle obtient un diplôme en peinture. Elle s'inspire en particulier des peintres Munch et Schiele. En 1994, dans sa première exposition My Major Retrospective, elle présente des oeuvres très autobiographiques. Elle fait preuve d'une grande ouverture face aux événements majeurs de sa vie (décès de son oncle, avortements, viol...). Elle vit pendant un temps avec Carl Freedman, commissaire d'exposition qui choisit ses oeuvres pour les expositions Modern Medicine et Gambler. En 1995 elle crée Everyone I have Ever Slept With 1963–1995, une tente dans laquelle elle a cousu les noms des personnes avec qui elle a dormi (amants, famille, amis, enfants avortés). Cette pièce fait débat et son authenticité artistique est remise en question : Peut- on parler d'art alors qu'il s'agit d'une exhibition personnelle? Cette oeuvre sera présente en 1997 dans Sensation. Elle obtient une célébrité nationale en 1997 lors d'une émission télévisée. Lors d'un débat sur à l'occasion du Turner Prize, Tracey Emin, ivre, insulte les membres du jury, parle de sa mère et quitte le studio. En 1999, le Turner Prize lui donne l'occasion de refaire sensation lorsqu'elle est nominée. Elle présente son lit, défait, avec des bouteilles vides, des préservatifs et des détritus. La provocation est telle que de nombreuses personnes cherchent à faire retirer Tracey Emin de la compétition. Charles Saatchi achète l'oeuvre par la suite. My Bed obtient alors un caractère iconique, symbolisant l'art conceptuel et autobiographique autant pour ses critiques que pour ses soutiens. Les oeuvres de Tracey Emin sont assez diverses: gravures, peintures, sculptures, photographies, vidéos, néons, broderies. Cependant, les thèmes engagés sont globalement toujours les mêmes. Comme Damien Hirst et de nombreux autres Young British Artists, Tracey Emin ne « produit » pas ses oeuvres au sens propre. En 2007, Tracey Emin représente la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise et devient membre de la Royal Academy. Tracey Emin a toujours eu une attirance pour la célébrité et pour l'exposition médiatique. Sam Taylor-Wood a été surnommée "The First Lady Of Britart". Elle est photographe et vidéaste. Elle aussi est issue de Goldsmiths. Son surnom est dû à ses relations conjugales puisqu'elle a vécu successivement avec Gary Hume, Jake Chapman et est actuellement mariée avec Jay Jopling, son galeriste. Elle est nominée pour le Turner Prize en 1997 et est présente dans l'exposition Sensation . Elle a un rapport particulier à la célébrité, utilisant des personnalités pour ses oeuvres et assurant en un sens une promotion de sa propre image. Son travail a fait l'objet d'une rétrospective en 2006 dans des grands musées internationaux à Sydney, Londres ou Newcastle. L'une de ses photographies les plus célèbres la représentant en sous-vêtement avec un T Shirt taggé "Suck, Piss, Spank, Tell" est exposée à la National Portrait Gallery à Londres. Elle a attiré l'oeil du grand public en 2004 lorsqu'elle a filmé le sommeil du footballeur David Beckham pendant plusieurs heures et l'a montré dans des expositions sous le nom de « David »". Marcus Harvey est lui aussi issu du Goldsmiths College et est un ami de Damien Hirst. Charles Saatchi a été attiré par son travail et a exposé son oeuvre Myra dans Sensation. Enfin, cette étude abordera les oeuvres de et de Marc Quinn. Le premier est connu pour ses sculptures de grandeur nature de Sid Vicious, Marat ou Che Guevara. Il a toujours affirmé que les Young British Artists (dont il fait partie) devait tout à Charles Saatchi. Marc Quinn est célèbre pour ses sculptures de sang gelé et son travail sur la notion d'ADN.

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Sa sculpture Self dans Sensation a suscité de nombreux débats. En 2005, l'une de ses sculptures, Alison Lapper Pregnant, est installée sur dans le centre de Londres. Elle représente une femme mutilée et enceinte. Cette sculpture a été approuvée par la municipalité de Londres et seuls les tabloïds ont contesté son installation. Après avoir étudié les profils des principaux artistes au coeur des enjeux de cette étude, il convient d’étudier les autres personnalités de ce monde de l’art et de comprendre leur statut. Charles Saatchi est de toute évidence la personnalité dont le rôle a été le plus marquant dans l’évolution des Young British Artists. D'origine irakienne, Charles Saatchi a créé avec son frère l'agence Saatchi & Saatchi. Il a pendant longtemps constitué une collection d’objets de la culture pop américaine. Il a ainsi collectionné les juke-boxes pendant de nombreuses années! Son agence de publicité est devenue dans les années 70 la première agence de publicité du monde. Il s’est rendu célèbre au Royaume-Uni en assurant les campagnes de Margaret Thatcher et en formulant le célèbre slogan "Labour isn't working". Pendant les années 90, il se rapproche du New Labour, le parti travailliste “refondé” et jouit d’une influence auprès des conseillers en communication de Tony Blair, les spin doctors. Il est cependant plus connu du grand public pour ses collections artistiques. Il possède ainsi la Saatchi Gallery qui a déménagé plusieurs fois. Il s’agit uniquement d’expositions de ses oeuvres privées. Ses premières collections artistiques se formèrent dans les années 70 où il s'intéressa à l'abstraction américaine et au minimalisme. Ensuite, il décida de s'intéresser à l'art contemporain britannique et chercha de "jeunes artistes inconnus et prometteurs". Nous avons ainsi vu de quelle manière les artistes exposants à Freeze ont parfaitement rempli le rôle recherché. Sa galerie organise l’exposition Sensation en 1997. Son positionnement politique se traduit par le titre d’une exposition présentée dans sa galerie en 2001: New Labour, en référence à l’évolution du climat politique britannique. Actuellement, il continue sa recherche de jeunes artistes en visitant de nombreuses expositions et des studios de jeunes artistes. Si son nom est très connu du grand public, Charles Saatchi refuse les interviews et n’assiste même pas aux vernissages de ses propres expositions. Michael Craig-Martin est un artiste irlandais qui a aussi été professeur au Goldsmiths College Of Art. Nous avons déjà abordé son rôle dans l’organisation de Freeze. Sasha Craddock est une personnalité du monde de l’art britannique qui combine les professions de commissaire d’exposition indépendante et de critique. Elle a ainsi écrit le premier article consacré à Freeze dans The Guardian en 1988. Carl Freedman est un galeriste, critique et commissaire d’exposition londonien. Il est ami avec Damien Hirst depuis leur enfance à Leeds et ils ont collaboré par la suite sur de nombreuses expositions comme Freeze, Modern Medicine et Gambler. Il a vécu avec l’artiste Tracey Emin et a organisé un cycle de conférences à travers les Etats-Unis intitulé Exploration of the Soul. En 1999, il organise l’exposition Minky Manky à la dans laquelle Tracey Emin expose. L’anecdote précise que Carl Freedman aurait conseillé à la jeune artiste de faire une œuvre exceptionnelle pour justifier sa présence dans l’exposition. Il se consacre à son activité de critique au milieu des années 90 lorsqu’il est de plus en plus sollicité pour donner son regard sur le phénomène des Young British Artists. Durant les années 2000, il se concentre sur son travail de galeriste et n’intervient plus aussi activement dans la presse. Nicholas Serota est le directeur de la Tate Gallery, le réseau regroupant les quatre musées Tate: , Tate Modern, Tate Liverpool et Tate St Ives. Après avoir été directeur de la Whitechapel Art Gallery, il prend la direction de la Tate en 1988. Il tente

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de reformer l’institution alors fragilisée par la politique de Margaret Thatcher. Il rénove les espaces d’exposition et est considéré comme la personnalité qui a lancé l’impulsion pour la création de la Tate Modern sur le site de l’ancienne centrale électrique de Bankside sur les rives de la Tamise. En réaction à l’absence de fonds publics, il a ouvert le financement de la Tate aux organismes privés. Curieusement, cette décision n’a pas fait naître de critiques. Cependant, Nicholas Serota a été impliqué dans certains débats inhérents à sa position de dirigeant d’une institution artistique. Il a été décrit dans le discours médiatique comme l’une des forces de la « mafia » de l’art britannique. Un débat a eu lieu en 2005 à cause d’une suite d’oeuvres de Chris Ofili, membre du conseil d’administration de la Tate. Cette série, The Upper Room, a été achetée par le musée. Cela a donc créé problème en raison du double rôle de Chris Ofili, à la fois membre et vendeur. Nicholas Serota a aussi rejeté certaines offres de dons d’oeuvre en particulier celles de Charles Saatchi qui a affirmé vouloir léguer une partie de sa collection. Jay Jopling est le fils d’un ancien ministre de Margaret Thatcher et a été éduqué à Eton, la prestigieuse école de l’Establishment. Il rencontre Damien Hirst en 1991 et il développe des relations avec des artistes issus de Goldsmiths. Il ouvre en 1993 le White Cube, galerie présentant les Young British Artists et en particulier les frères Chapman, Tracey Emin et Sam Taylor-Wood qu’il épousera plus tard. Il est souvent caricaturé à cause de ses lunettes et de ses costumes très élégants. Son influence sur le monde de l’art contemporain est très importante. Il a su « dénicher » des artistes peu connus mais ayant déjà une respectabilité. Il est actuellement propriétaire de deux galeries installées dans le nord-est de Londres et dans le sud-ouest. Elles font partie des galeries commerciales ayant à la fois le plus grand chiffre d’affaires et le plus grand nombre de visiteurs au monde. Le rival de Jay Jopling, Joshua Compston était un galeriste associé au mouvement des Young British Artists. Il ouvre au début des années 90 sa première galerie Factual Nonsense dans le nord-est de Londres. Il représente ainsi des artistes tels que Tracey Emin. Contrairement à Jay Jopling, il n’a pas de garantie financière et c’est pour cette raison que la plupart des artistes qu’il représente se rapprochent de Jay Jopling. Cet ensemble de “trahisons” et de dépressions personnelles entraînent sa mort en 1996 d’une overdose. D’autres personnalités ont joué un rôle très important dans l’étude du sujet. est la critique d’art du magazine Time Out. Elle a, par ce biais, joué un vrai rôle d’avocat en faveur du Brit Art. commente la vie artistique britannique pour The Art Newspaper. Elle a mis en scène dans certaines chroniques les liens amoureux et amicaux des Young British Artists entre eux. est aussi un critique d’art et un journaliste de télévision. Il a défendu lui aussi le Brit Art et s’en est démarqué quelques années plus tard. Certains de ses points de vue seront étudiés par la suite. Toutes ces personnalités ont joué un rôle majeur dans l’art britannique. Il est évident que cette liste n’est pas exhaustive. Il est cependant difficile de décrire un ensemble de personnes qui ont joué un rôle important dans le milieu de l’art anglais depuis 1988. Une remarque doit être faite à ce stade de cette description. Un groupe d’artistes, les Stuckists , s’est constitué contre les Young British Artists et contre l’engouement du monde de l’art pour le Brit Art. Le a été fondé par Charles Thompson et . Ce dernier était le compagnon de Tracey Emin qui lui aurait déclaré pendant une dispute « Your paintings are stuck,you are stuck! Stuck! Stuck! Stuck! » Le nom de Stuckism était né. Ils se décrivaient comme une alternative à l’art conceptuel et aux Young British Artists en particulier. Ils n’ont pas connu de grand succès public ou commercial. Leur seule visibilité médiatique est due à certaines performances faites à l’encontre d’institutions de l’art contemporain comme la Tate ou le Turner Prize. Ils ont ainsi manifesté avec des slogans tels

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que « A dead shark is not art » ou bien « artists who dont’ paint aren’t artists ». L’existence de ce groupe montre que certains artistes se sont sentis exclus ou ont rejeté cette vision de l’art britannique. Il faut cependant noter que ces Stuckists ont souvent lutté avec des motivations personnelles ou sur une opposition assez rétrograde à un art conceptuel. Le groupe a par ailleurs perdu de sa verve et la plupart des membres « de base » ont quitté le groupe. Son audience reste très faible puisque les quelques éclats qui leur ont donné une visibilité n’ont pas eu de suite. Il faut tout de même préciser leur existence pour montrer que l’appellation Young British Artist a un caractère exclusif.

3. Aperçu du champ culturel et médiatique

Après avoir étudié les différentes personnalités du monde de l’art britannique des années 90, il convient d’en étudier les enjeux et les moteurs. Pour reprendre la formulation d’Howard Becker, le “monde de l’art” britannique a la particularité de mélanger des apports institutionnels avec des systèmes privés de fondations. L’Arts Council of Great Britain chapeautait jusqu’en 1994 l’aspect institutionnel de la mission du gouvernement en matière d’arts. Cet organisme distribuait des subventions aux institutions publiques, musées, opéras et théâtres. Il s’agissait d’une organisation relativement indépendantedontle premier président fut l’économiste John Maynard Keynes. Le gouvernement travailliste d’Harold Wilson de 1964 à 1970 a fortement encouragé son action. Pendant cette période, le soutien aux arts plastiques s’est développé avec par exemple la création de la Hayward Gallery ainsi que l’organisation d’un ensemble d’expositions itinérantes. Le gouvernement de Margaret Thatcher à partir de 1979 et en particulier le (très conservateur) MP Norman Tebbit s’est violemment opposé à son action en le qualifiant d’organisation élitiste et gauchiste. Durant les années 80, ses subventions sont très fortement coupées dans le but de faire rentrer le secteur privé dans le domaine artistique. A la suite des diverses politiques du gouvernement Thatcher, l’Arts Council a supprimé son soutien à la moitié des organisations et institutions précédemment aidées. Parallèlement, il a effectivement dû faire appel au soutien d’entreprises privées et de donations. En 1994, pour des raisons de financement et des motivations identitaires, l’Arts Council of Great Britain est divisé en Arts Council of England, Scottish Arts Council et l’Arts Council of Wales. La National Lottery devient en 1994 l’une des principales sources de financement de l’organisation. Cette mesure peut sembler étrange, mais elle s’avérait l’unique source importante et publique de financement. Ainsi, dans d’autres domaines comme l’aide aux minorités ethniques, la National Lottery joue un rôle dans le financement. L’action gouvernementale est relativement faible en matière de financement à la culture. Il existe au sein du gouvernement un Department for Culture, Media and Sport dont l’action est limitée à cause des problèmes de financement. Ainsi, le British Museum, la National Gallery et Tate Britain dépendent officiellement de ce ministère. Pour résumer, on ne peut nier un soutien étatique à la création artistique mais les politiques du gouvernement Thatcher ainsi qu’un esprit général au Royaume-Uni ont fragmenté le secteur. Les “grands” musées jouissent ainsi d’un soutien étatique mais la réalité fait qu’ils ont dû trouver d’autres sources de financement. Les musées sont donc plus autonomes et plus indépendants au niveau de leur financement, de leur recrutement et de leur statut. Il est intéressant de constater qu’au sein des musées britanniques comme aux Etats-Unis, il existe une section du personnel qui a pour mission de trouver des financements privés.

21 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

La Royal Academy est probablement l’institution artistique la plus respectée du Royaume-Uni et pourtant elle ne reçoit aucune subvention publique. Contrairement à son nom, elle n’a aucun lien avec la puissance étatique. Ses revenus sont issus des donations privées (particuliers et entreprises) ainsi que des visiteurs. Elle organise chaque année la Royal Academy Summer Exhibition dans laquelle une sélection d’un millier d’oeuvres est effectuée. Cette exposition est extrêmement connue et la plupart des oeuvres sont à vendre, ce qui constitue une autre source de revenus pour cette institution. On comprend ainsi mieux les raisons qui ont pu pousser la Royal Academy à faire Sensation en 1997. Elle comporte 80 membres qui doivent être des artistes « professionnellement actifs en Grande-Bretagne ». Ses membres les plus célèbres sont très probablement Tracey Emin et David Hockney. Datant de 1768, la Royal Academy est véritablement le symbole de l’Establishment artistique et a représenté pendant longtemps un certain conservatisme en matière de création. Sous l’impulsion du directeur des expositions, Norman Rosenthal, son image a évolué au sein du grand public. Elle est actuellement vue comme une institution qui aurait été “vandalisée” par des voyous, en l’occurrence les Young British Artists. D’un point de vue mercantile, Londres est considérée comme l’une des capitales du monde de l’art. De nombreuses galeries y sont présentes (Gagosian, White Cube, Victoria Miro, Sadie Coles…). Elles sont le plus souvent bénéficiaires. Il existe par ailleurs une concentration de galeries comme de salles de vente qui donnent à Londres son statut de capitale de l’art contemporain. De nombreuses fondations privées sont présentes. Ceci est une conséquence des coupures des budgets destinés aux institutions publiques. Le secteur privé est rentré dans la brèche ouverte par l’absence d’un soutien public. Le contexte de cette étude est naturellement porté vers la Saatchi Gallery dont nous avons déjà décrit les actions. Le Turner Prize est associé aux Young British Artists. Il s’agit du plus célèbre prix d’art contemporain donné à un artiste britannique. Quatre artistes sont nominés chaque année et un jury attribue au gagnant la somme de 40 000 livres. Avant le résultat, une exposition à la Tate Britain présente les oeuvres des candidats. Elle suscite un véritable engouement public. Il est extrêmement médiatique et le résultat est annoncé en direct sur Channel 4 par une « célébrité ». Il s’agit quasiment d’une opération privée puisque le prix est entièrement financé par Channel 4 et par la marque d’alcool Gordon’s. On retrouve donc la dimension privée qui a déjà été abordée dans la description des institutions culturelles britanniques. Les Young British Artists ont eu grâce à ce prix une plateforme d’expression et ils ont eux- mêmes aidé son succès public et médiatique. A partir de 1992, leurs noms apparaissent dans les listes des nominés et certains tels que Chris Ofili, Damien Hirst ou le remportent. Une simple remarque doit être faite à propos du Goldsmiths College. Il s’agit donc ème d’une université située dans le sud-est de Londres. Cette institution date du 19 siècle et a connu d’importants changements à l’arrivée du nouveau directeur des études pendant les années 80. Ce dernier a changé le règlement intérieur et a permis aux étudiants de suivre les cours de leurs choix. A la suite de ces changements, l’enseignement a gagné en transversalité et des étudiants en art ont pu suivre des cours de sociologie ou de commerce vice-versa. L’enseignement en arts plastiques au Royaume- Uni est marqué par une concurrence assez importante entre les écoles et les universités. Le principal rival de Goldsmiths est Saint-Martins dans le centre de Londres. Cette dernière n’a pas « engendré » beaucoup de futurs YBAs

22 Première Partie : Descriptif introductif des Young British Artists

Cette analyse étant concentrée sur le discours de presse, il convient de présenter au 10 moins brièvement le domaine médiatique britannique. Dans Les Médias britanniques , Jean Claude Sergeant analyse les enjeux présents dans le champ médiatique. Il serait impossible de reproduire l’ensemble des idées qu’il développe dans cet ouvrage. Son travail est donc utilisé à titre de référence et de base d’informations. Les idées qui vont suivre doivent donc donner un aperçu général de la presse britannique pour mieux comprendre son analyse. Jean-Claude Sergeant étudie le statut des journaux et en particulier les tabloïds. Ce terme définit les journaux dont la taille est réduite. Implicitement, un journal tabloïd est considéré comme faisant appel au sensationnalisme. Il est de notoriété publique qu’il existe au Royaume-Uni une presse de ce type particulièrement influente. Le plus célèbre journal, The Sun a environ 7,8 millions de lecteurs quotidiens et se démarque par son conservatisme, ses positions machistes, son nationalisme particulièrement anti-européen et surtout son sens du sensationnalisme. Ce tabloïd était autrefois proche des travaillistes jusqu’en 1969, date de son acquisition par Rupert Murdoch. Cependant, en 1997, date de l’arrivée de Tony Blair au pouvoir, The Sun se range de son côté. Un autre tabloïd appartenant à Rupert Murdoch, News Of The World est un hebdomadaire dont la ligne éditoriale se rapproche de celle du Sun. The Daily Mirror est le principal concurrent du Sun et a toujours été plus proche des travaillistes. Enfin, The Daily Star pousse encore plus loin dans le sensationnalisme avec des titres injurieux et une utilisation systématique de nus féminins. C’est en particulier dans le Daily Star que l’œuvre de Damien Hirst The Physical Impossibility… avait été présentée comme le « fish and chips »le plus cher du monde. Enfin, The est un tabloïd londonien de meilleur qualité qui a par exemple une rubrique consacrée aux expositions. Ces tabloïds sont de véritables relais et on peut les qualifier de médias de masse dans la mesure où leur lectorat est immense. Par ailleurs, Jean-Claude Sergeant écrit que les tabloïds supposent « une mise en scène dramatisée de l’information »11. Même si les formats évoluent, il est intéressant de constater que l’opposition entre presse de qualité et presse « du caniveau » (gutter press) garde toujours une validité. C’est pour cela que le fait que certains YBAs aient été l’objet d’articles dans les tabloïds est particulièrement intéressant. The Guardian Media Group possède The Guardian et The Observer, deux journaux de qualité qui ont un positionnement de centre-gauche. Dans ces publications, on remarque qu’il existe toujours une rubrique Arts. De plus, The Guardian publie des suppléments comme The Guardian Weekly, G2, Guardian Monthly qui ont une vraie portée éditoriale et dont nous analyserons quelques articles par la suite. Ensuite, le journal conservateur est semblable au niveau du fonctionnement et publie lui aussi des critiques d’art ainsi qu’un supplément hebdomadaire, The Sunday Telegraph. Enfin, est un journal assez marqué à gauche qui pourrait être comparé à Libération. Il a le même type de ligne éditoriale et consacre une part importante de son activité aux événements culturels. Il a su se rénover et un certain nombre de chroniques sont assurées par des écrivains, chroniqueurs et personnalités qui ont marqué les années 90 : Alex James (membre du groupe Blur), Janet Street-Porter, Will Self et Tracey Emin. The Independent publie lui aussi une version dominicale. Un chiffre permettrait de prendre conscience de l’ampleur du lectorat des suppléments du week-end. 70 pour 100 des Britanniques de plus de quinze ans lisent un journal dominical national12. On comprend ainsi pourquoi ils constituent ainsi des relais d’information et de nombreux articles issus de ces 10 SERGEANT, Jean-Claude, Les Médias britanniques, Ophrys-Ploton, 2004, 352p. 11 SERGEANT, Jean-Claude, Les Médias britanniques, Ophrys-Ploton, 2004, p.51 12 SERGEANT, Jean-Claude, Les Médias britanniques, Ophrys-Ploton, 2004, p.23 23 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

publications sont présents dans le corpus. Ces suppléments sont par ailleurs très complets et Jean-Claude Sergeant écrit que les journaux dominicaux font plus de 250 pages chaque dimanche13. Le plus célèbre journal britannique est probablement , aujourd’hui propriété de Rupert Murdoch. Sa ligne éditoriale est comparable à celle du Monde français. New Statesman est très marqué à gauche et publie des critiques d’exposition qui vont souvent à contre-courant. La force de ces journaux est qu’ils se concentrent tous sur la qualité de leurs signatures. Il faut voir chaque article comme un témoignage du journaliste et de la ligne éditoriale de la publication. Les articles qui seront étudiés se situeront donc entre un point de vue individuel (celui du journaliste) et une logique collective, plus sociale. Enfin, le contexte de cette analyse se situant dans les années 90, il est capital de prendre en compte la presse magazine née durant cette période. Dazed & Confused, The Face et i-D sont donc apparus dans cette période et ont joué un rôle majeur dans l’activité culturelle des années 90. Jean-Claude Sergeant semble ignorer cette presse dans son ouvrage consacré aux médias britanniques. Ces magazines, indépendants financièrement, ont été le “pendant médiatique” des événements culturels (musique, art contemporain, mode) qui apparaissaient pendant ces années-là. Par ailleurs, un ensemble de magazines consacrés à l’art contemporain sont présents au Royaume-Uni. Modern Painters, Art Review ou encore Frieze sont publiés et ont connu leur apogée au moment du Brit Art. Ces publications ont un lectorat assez limité et sont vraiment au coeur de monde de l’art contemporain. Leur point de vue est donc très particulier en raison des relations parfois humaines qu’il peut y avoir entre les galeristes, les artistes et les rédacteurs de ces revues. Pour conclure, il est capital de prendre conscience du fait que le milieu médiatique britannique est dans une situation de concurrence acharnée. En effet, des groupes comme News International (Rupert Murdoch), Trinity Mirror se battent pour la maîtrise du paysage médiatique. Les luttes sont économiques mais sont aussi idéologiques. Le champ médiatique britannique est donc bien évidemment influencé par les considérations sociales et politiques. Dans la suite de ces analyses, nous tenterons donc d’étudier de quelle manière cet ensemble de publications assez différentes a convergé vers un traitement quasiment commun du sujet de cette étude, c’est-à-dire une acceptation d’une supposée avant-garde artistique.

13 Idem 24 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

Dans cette deuxième partie, nous tenterons de comprendre en quoi le mouvement des Young British Artists a été marqué par une couverture médiatique particulière autant au niveau quantitatif que qualitatif. L’appellation Young British Artist a quasiment eu un effet performatif sur le discours médiatique (A) et le mouvement a été l’un des signes d’une mutation autant sociale qu’artistique (B).

1. Les ambiguïtés de la création d’une identité

1/ La construction d’une identité Nous avons déjà abordé le fait que le terme de Young British Artist est apparu à partir de 1992 avec le parrainage de Charles Saatchi. Ce dernier aurait ainsi nommé cette « bande » d’artistes avec des expositions organisées au sein de sa galerie. Le journaliste Simon Ford avait ainsi écrit dans le magazine Art Monthly 14: « the yBas : maybe the first movement to be created by a collector ? »Les termes de Young British Artist ou de Brit Art datent certes du début des années 90, mais nous avons déjà étudié que la première exposition, Freeze a eu lieu en juillet 1988. Le groupe existait déjà pour des raisons pratiques (coûts des frais d’exposition) et humaines (relations entre les exposants). Ainsi, nous étudierons le discours médiatique à partir de Freeze et nous analyserons la « construction » de l’identité du mouvement. La première critique de Freeze par Sasha Craddock est intéressante dans l’idée de constitution d’un groupe. L’article est publié dans The Guardian le 13 septembre 1988. Elle est déjà marquée par l’idée de renouveau et fait preuve d’un intérêt particulier. Dans cet article intitulé « The Fast Dockland Track to Simplicity » , Sasha Craddock a un point de vue particulier. Si elle n’a pas de vision prophétique et ne déclare pas qu’il s’agit de l’avenir artistique britannique, elle donne néanmoins à Freeze une place spéciale. Il s’agit d’une critique construite et non d’une brève et l’article se situe dans un journal respecté, The Guardian. Sasha Craddock dépasse les limites normalement attribuées à une exposition d’étudiants. Elle y voit un dynamisme particulier comme l’illustre le titre. L’idée de vitesse est associée au terme « Dockland » qui définit la zone urbaine de Londres où l’exposition avait lieu. Le quartier est alors en plein développement et Sasha Craddock associe la créativité artistique au renouveau de la ville. Il est par ailleurs intéressant de constater que la qualification du lieu de l’exposition évolue entre la première et la dernière colonne. Le premier paragraphe le décrit comme « a derelict Dockland building in south-east London » faisant ainsi référence à la mauvaise réputation à la fois des Docks et du sud de Londres. La

14 FORD Simon, « Myth Making », Art Monthly 3, Mai 1995 25 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

conclusion de l’article fait référence à « a beautiful building by the river ». Ce changement pourrait signifier et anticiper la future évolution des exposants. La dénomination de Young British Artists n’existe pas encore et Sasha Craddock les définit de manière impersonnelle comme « 17 art school graduates ». Cette appellation est certes la réalité, mais elle démontre surtout l’angle de l’article. Sasha Craddock choisit de présenter cette exposition comme une transition entre l’école d’art et un futur encourageant. Ils sont ainsi qualifiés de « students, art school graduates ». Effectivement, tous les exposants étaient fraîchement diplômés de Goldsmiths College et cet article accentue cet aspect. On ressent déjà l’idée d’un groupe particulier qui réussit. Ils sont présentés de manière générale et les tournures de phrases renvoient l’idée qu’il s’agit d’une exposition quasiment collective. Sasha Craddock présente le travail de quelques exposants, mais ses descriptions sont neutres et assez impersonnelles. L’idée du groupe est donc présente mais ce fait est nuancé par Damien Hirst qui est présenté comme l’unique organisateur. Il est le seul organisateur nommé et l’on observe déjà une mise en scène d’un personnage qui est présenté comme dictatorial : « Ruthless decisions have been made by one person ». Damien Hirst se démarque du lot et il est intéressant de constater que dès Freeze, il est considéré comme le chef de file et a une réputation très particulière, quasi-dictatoriale. Le succès des artistes exposants est anticipé par Sasha Craddock. Elle fait référence à l’aspect commercial du marché de l’art et aux possibilités pour les jeunes artistes de Freeze. Cet article issu du Guardian est extrêmement intéressant pour plusieurs raisons. À un niveau factuel, il s’agit du premier article de presse consacré à ceux qui seront plus tard appelés les YBAs. On retrouve ensuite certains thèmes qui seront réutilisés par le discours médiatique : l’idée d’un groupe et la situation particulière de Damien Hirst. La thématique urbaine abordée (les Docks) s’est amplifiée et a ensuite concerné le renouveau du Royaume-Uni autant au niveau culturel que politique. Le succès des futurs YBAs est donc anticipé. Le titre illustre l’idée que Freeze marque une mutation. L’aspect avant-gardiste est donc clair pour Sasha Craddock : elle se présente (à raison) comme la critique qui donne une visibilité à de futurs artistes établis. Elle répond même aux critiques possibles (et futures) qui leur seront faites : elle tente de légitimer l’art conceptuel et minimal. Elle répond aux personnes qui, face à une œuvre conceptuelle affirment « I can do that too » (moi aussi je peux le faire). Ces critiques sont potentiellement présentes dès 1988 et Sasha Craddock les réfute d’emblée. Elle présente Freeze comme la voie vers la simplicité, vers le progrès. Dans le titre « The Fast dockland track to simplicity », l’article défini « The » est d’ailleurs utilisé : Freeze est donc véritablement considéré comme la première étape d’un groupe à qui les événements futurs apporteront succès. Cette imprécision sur l’appellation de ces jeunes artistes britanniques demeure donc jusqu’en 1992. Le magazine Artscribe International publie en 1990 une conversation entre Damien Hirst et . On peut déjà observer le mélange des genres qui sera fait dans des expositions comme Sensation. Ce magazine, Artscribe International, revue élitiste sur l’art contemporain international présente cette conversation extraite d’un catalogue d’exposition. On se situe donc dans un discours qui devrait être assez mesuré et relativement « institutionnalisé ». Le titre est pourtant totalement inadapté au contexte : « It’s a maggot farm » (C’est une ferme de larves). De plus, le graphisme mis en scène donne la part importante à l’aspect repoussant du titre, « Maggot Farm » qui fait référence à une œuvre de Damien Hirst mettant en scène des mouches. Damien Hirst joue là encore un rôle particulier : il est en réalité la personne interviewée. La conversation tourne autour de ses œuvres. Au niveau du mélange des genres, on retrouve dans le corps de l’entretien des éléments issus de cultures différentes : Damien Hirst fait autant référence à Walt Disney qu’à des artistes établis tels que Chris Burden, ou Julian Schnabel. Il décrit aussi de manière

26 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

assez crue les prix des œufs de mouche nécessaire à la fabrication de son œuvre. Au niveau visuel, on voit justement une reproduction de l’œuvre A Thousand Years. L’illustration est classique et la description de l’œuvre est obligatoire pour une reproduction. Cependant, dans ce cas précis, les composantes de l’œuvre rentrent dans la logique de répulsion et d’originalité (tête de vache, mouches, larves, tue-mouches). Cet article aborde la notion du groupe des jeunes artistes britanniques. Le chapeau donne d’ailleurs une appellation : « The B-boys and Fly girls of British Art ». Il s’agit d’un jeu de mot : B-boys et Fly Girl étant des termes liés au hip-hop et « Fly » signifiant mouche, la création artistique est cachée derrière une appellation humoristique. Aucun terme n’a encore été fixé pour définir cet ensemble d’artistes. On retrouve toutefois des critères qui se profilent. Le titre d’Artscribe fait référence à leur nationalité. Sasha Craddock n’avait pas abordé cet aspect. À partir de cet article d’Artscribe, le critère britannique rentre en jeu. L’aspect de jeunesse est aussi présent dans cette conversation. La référence à la culture hip-hop et le ton « gamin » installent un élément de jeunesse dans le sujet. On peut donc estimer que jusqu’en 1992, les contours d’une dénomination se dessinent. De 1992 à 1995, la Saatchi Gallery organise des expositions présentant Damien Hirst, Rachel Whiteread, Sarah Lucas, Marc Quinn, Gavin Turk, ou Gary Hume. Ces expositions sont intitulées Young British Artists. L’appellation naît alors. Les critères de jeunesse et de nationalité sont synthétisés. En étant nommés et exposés, les YBAs obtiennent une visibilité. Une optique critique corrigerait cette appellation de YBA en lui rajoutant la mention « protégé par Charles Saatchi ». Jusqu’à Sensation en 1997, les Brit artists sont marqués par l’idée de rébellion et d’anticonformisme. C’est pendant cette période que l’idée de groupe se renforce encore plus dans le traitement médiatique. L’article publié dans le magazine i-D en décembre 1995 illustre les ambiguïtés et le statut particulier de cette avant-garde. i-D se positionne véritablement comme un magazine « branché ». Les sujets abordés, le style éditorial et le graphisme se veulent nouveaux et créatifs. Cet article de Susan Corrigan a par exemple un graphisme original. Le titre « New Art Riot » couvre toute la page avec ses 3 mots forts : Nouveau, Art et Emeute. L’article est axé sur l’idée que le Royaume-Uni a été gagné par une fièvre pour ces Young British Artists. On retrouve pourtant une difficulté à appeler ce groupe. Pour les qualifier, le chapeau utilise la troisième personne du pronom personnel complément, « them ». Cet article fait preuve d’une certaine timidité à écrire les termes de YBAs. En effet, s’il s’agit d’un constat de la frénésie d’une partie du pays pour le Brit Art, une certaine critique peut se déceler. Le terme créé par Charles Saatchi est utilisé une seule fois dans cet article qui leur est pourtant consacré : il s’agit de la première phrase qui décrit l’overdose d’articles ou d’émissions de télévisions consacrées aux Young British Artists. L’objet de l’article est donc uniquement nommé dans une formulation assez ironique. Sinon, ils sont appelés « a few dozen artists » ou « them ». Susan Corrigan semble comprendre les limites et les excès de cette appellation et ne cherche pas à rentrer dans le jeu. Pourtant, elle y consacre un article et tente de comprendre la nouveauté qui s’opère. Elle ne peut ignorer l’attirance du pays pour le sujet et en fait un constat : elle décrit les « art vultures » (les vautours de l’art) et parle de « Next Big Thing », du Turner Prize et liste un certain nombre d’expositions. L’article est suivi d’une interview de Tracey Emin, alors jeune YBA, accompagnée d’un portrait. Elle est présentée comme jeune et la photo est floue, quasiment instantanée. L’article de Susan Corrigan comme l’interview de Tracey Emin évoque l’aspect politique du sujet. Tracey Emin affirme qu’après les effets du conservatisme sur le pays, « Something’s got to pop » (quelque chose doit exploser). Susan Corrigan aborde les 16 années de

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conservatisme et évoque la rigidité de l’Establishment artistique. L’étude du chapeau permet de comprendre le statut des YBAs en 1995 : « Les entrepôts les abritent. Les galeries les estiment. Le gouvernement les ignore ». Ils ont le soutien des galeristes et d’une partie de la scène artistique londonienne. Ils ont donc un apport financier venant en particulier de Charles Saatchi. Le fait que « les entrepôts les abritent » fait alors référence à la figure de l’artiste, à une certaine Bohème. Celle-ci est étudiée dans la suite du texte : Susan Corrigan estime que ceux qui sont qualifiés de YBAs jouissent d’un statut nouveau. Ce statut est alors dû à la réaction au conservatisme et à l’Establishment. Enfin, l’ignorance du gouvernement montre que les YBAs ne sont pas encore des artistes établis et légitimes. Cependant, le fait même d’évoquer une relation avec le Gouvernement, même si elle est nulle, n’est pas anodin : cela fixe les YBAs dans un rapport avec un certain Establishment institutionnel. Cet article issu d’i-D est très intéressant au niveau du constat qui est fait. Il doit toutefois être mesuré et relativisé. Les idées avancées sont justes, mais l’ampleur de l’engouement du pays pour les YBAsest exagérée. Il est certes important, mais il est restreint dans une certaine sphère londonienne, alors en plein bouillonnement. Justement, le fait qu’i-D consacre un article au sujet est la preuve de sa nature encore « branchée » et « avant-gardiste » en décembre 1995. La ligne éditoriale de ce magazine était alors très pointue et assez ouverte à la nouveauté. Cela justifie aussi la « timidité » à aborder le terme de Young British Artist et à rentrer dans le jeu. Il en reste néanmoins que le rapport à l’Establishment et au conservatisme est très pertinent et nous poursuivrons cette analyse dans la suite de cette étude. Cet article permet donc de montrer que l’idée du groupe est en voie d’être admise au milieu des années 90. Le discours médiatique a ingéré cette idée et le reproduit. Ainsi, en juillet 1997, le magazine The Big Issue consacre un article aux Young British Artists. Jane Czyzselska n’est pas du tout timide dans l’utilisation de ce terme. Au contraire, le statut du groupe est totalement admis : le texte fait ainsi référence à un « bratpack » (groupe d’enfants gâtés), et utilise même l’abréviation de YBA au lieu de Young British Artist. L’article laisse même penser qu’il existe une certaine unité entre tous ces artistes. Le titre est explicite : « Blood and guts on canvass ». Il s’agit encore une fois d’un jeu de mot sur les thématiques morbides utilisées par certains artistes. « Blood and guts » signifie « Sang et tripes ». Il s’agit d’une référence aux œuvres de Damien Hirst et de Marc Quinn. « Canvass »signifie une enquête d’opinion, mais « Canvas » signifie aussi un cadre, un tableau. On pourrait donc traduire ce titre par « Sang et Tripes en exposition ». On observe autant dans ce titre que dans l’article une unité dans la description des artistes. Il s’agit même pour la journaliste d’une compétition à qui sera le plus choquant ou le plus outrageant, les frères Chapman semblant remporter, selon elle, la victoire. L’idée de groupe est encore une fois confirmée par le fait que Jane Czyzselska établit un certain panorama non seulement des artistes mais aussi des personnalités de ce milieu (Jay Jopling, Victoria Miro). Elle établit aussi une forme d’historique du sujet et fait référence à Freeze. Elle renvoie ainsi à une histoire qui est certes récente mais qui permet de légitimer l’existence du groupe. Elle donne aux Young British Artists une forme d’historicité et confirme une identité.

2/ Une identité constamment réaffirmée Le statut de groupe n’est absolument pas remis en cause. Les différences entre les artistes ne sont jamais abordées. À l’inverse, lorsqu’ils sont traités individuellement, ils sont considérés comme partie d’un groupe, d’un ensemble. Les études qui suivront se porteront sur l’angle journalistique, sur le regard porté au sujet. Un angle ne doit pas être évident,

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il doit justement avoir une certaine fluidité et être diffus. On constate donc que le discours journalistique tend donc à juger chaque artiste en fonction de son appartenance aux Young British Artists. Au-delà de la simple appartenance, les images associées aux YBAs sont reproduites dans l’analyse individuelle d’un artiste. On retrouve donc des allusions à l’idée de mort et à la notion de choc. The Sunday Telegraph Magazine titre un article sur le travail de Sam Taylor-Wood de «The shock of the rude » en novembre 1997. Le journaliste du supplément dominical, Guy Kennaway, juge son travail comme controversé et il le qualifie même de licencieux (lewd). Les provocations artistiques de Sam Taylor-Wood sont présentées comme liées à celles des autres YBAs. Guy Kennaway interroge Sam Taylor-Wood sur sa définition de l’art. À la suite de sa réponse, il écrit « This is the essence of Brit-Art ». La réponse personnelle de Sam Taylor-Wood est alors considérée dans le contexte général de l’art britannique. Cet article est publié à l’occasion de Sensation. Cet article a donc pour objectif de présenter cette artiste dans l’angle de son appartenance au Brit Art. La célébrité associée aux Young British Artists est étudiée. Cela rejoint le statut particulier et nouveau qui avait été abordé dans i- 15 D . Sam Taylor-Wood et Guy Kennaway estiment que la position de YBA procure non seulement la célébrité et les finances mais aussi une présence assurée dans l’histoire. Guy Kennaway écrit que le nom Taylor-Wood sera inscrit dans une mémoire de l’Art : « protected from extinction by lecturers, professors and students ». Cet élément fixe encore une fois l’artiste dans sa relation au mouvement des YBAs. On voit d’ailleurs une nouvelle relation qui entre en jeu. Sam Taylor-Wood, Tracey Emin, Damien Hirst et tant d’autres sont liés non seulement par le fait qu’ils exposent ensemble ou qu’ils se connaissent, mais aussi par leur présence commune dans une histoire qui est mise en scène Le 3 octobre 1999, The Independent on Sunday ouvre ses colonnes à la même Sam Taylor-Wood. Il s’agit du récit de son voyage à New York pour le transfert de Sensation au Brooklyn Museum of Art. Même s’il s’agit d’un récit personnel, il est évidemment à prendre en compte en tant que discours de presse. Il est issu d’un journal et répond logiquement à sa ligne éditoriale. Le titre est révélateur « Hardcore just as I hoped : the diary of one Sensation artist » suivi de la signature « By Sam Taylor-Wood ». L’auteur du texte est donc avant tout une artiste issue de Sensation et donc associée aux Young British Artists. Elle a aussi une aura choquante qui la précède : c’est pour cette raison que le terme « Hardcore » est présent d’emblée. L’article fait référence à la polémique autour de l’exposition. Sam Taylor-Wood évoque le rôle du maire de New York, Rudolph Giuliani et d’Hillary Clinton. Le récit s’articule sur les quatre jours de sa visite et les trois premiers sont consacrés à l’aspect choquant de Sensation . À l’exception de quelques détails personnels qui se veulent piquants (sa rencontre avec Hugh Grant, son épilation), Sam Taylor-Wood n’écrit pas un véritable récit. Elle remplit au contraire le rôle qui est attendu par The Independent on Sunday : la mise en scène de l’aspect choquant de Sensation. L’illustration est une photographie prise par Sam Taylor-Wood dont la légende est assez intéressante : « I am ready to be pelted with rotten eggs. It is a bit disappointing when nothing like that happens ». Sam Taylor-Wood s’attend justement à faire sensation. La réaction à l’exposition est paradoxalement minimisée alors qu’elle avait consacré 3 colonnes aux préparatifs. Elle aborde succinctement les critiques et semble réjouie de voir qu’un succès public se prépare pour Sensation. Encore une fois, l’opposition à un certain Establishment est marquée. Sam Taylor-Wood distingue « ses » amis avec qui elle voyage à New York (Hugh Grant, Johnnie Shand Kydd et son compagnon Jay Jopling) de noms plus abstraits qui jouent pourtant un rôle dans l’exposition : Hillary Clinton, Rudolph Giuliani, le directeur du musée de Brooklyn. Son appartenance à un groupe

15 CORRIGAN, Susan, « New Art Riot », i-D, Décembre 1995, p.30 29 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

est ainsi renforcée. La petite biographie de Sam Taylor-Wood qui se trouve à la fin de l’article la place justement dans un rapport au mouvement des Young British Artists. Dans ce très court paragraphe, il est justement fait référence à son mariage à Jay Jopling, et à la relation entre ce dernier et Damien Hirst. Cet article est écrit deux ans après la Sensation londonienne à l’occasion de l’exposition new-yorkaise et permet en un sens de déplacer le débat. Nous avons étudié dans la première partie en quoi après Sensation, l’esthétique présumée scandaleuse autour des Young British Artists a suscité moins de débats au Royaume-Uni. Cet article peut sembler être une manière de rappeler que les YBAs peuvent encore choquer dans un contexte où ils sont moins admis. Le statut de Gary Hume en tant que Young British Artist n’a pas été remis en cause : il est issu de la promotion 1989 du Goldsmiths College of Art et a exposé à Freeze. Il a toujours affirmé que ses œuvres étaient fort différentes de celles de ses amis. Le supplément Week-end du Guardian lui consacre un portrait en septembre 2002. Les YBAs sont alors établis et Gary Hume en l’occurrence vient d’être élu Royal Academician. Dans cet article, le journaliste Dominic Murphy est pourtant obligé de le situer dans sa relation aux Young British Artists. Dès le chapeau, il est considéré comme « the quiet one » dans la bande du Brit Art. Il se démarque et ses œuvres sont jugées singulières mais il est tout de même considéré comme lié aux Young British Artists. Il est intéressant de constater que cet article publié en 2002 fait référence à l’âge des YBAs. De même, les images qui leur étaient associées ne sont utilisées qu’au passé. Gary Hume tente d’ailleurs de se démarquer de l’aspect choquant de l’art contemporain et affirme dans l’article son attachement à la peinture traditionnelle. Il semble, selon l’article, avoir mûri. Cette maturité est pourtant liée à celle de son groupe. Dominic Murphy continue de présenter Gary Hume dans l’histoire du mouvement. Il fait ainsi référence à son cursus à Goldsmiths et à ses connaissances là-bas, Sarah Lucas, Damien Hirst et Matt Collishaw. Le rôle de Charles Saatchi et le succès qu’il a connu au cours des années 90 est ainsi évoqué. Cependant, il est intéressant de constater que la fin de l’article évoque le statut de Royal Academician. Gary Hume y décrit ses « collègues » dans cette institution et le journaliste termine l’article sur l’idée de l’âge. Gary Hume ne serait plus un YBA : « Gary Hume is now a not-so-YBA » et Dominic Murphy décrit son quotidien de manière assez plate et routinière. Cet article consacré à Gary Hume permet de mettre en scène une « maturation ». Les extravagances de ses pairs sont révolues et Gary Hume doit tout de même se positionner vis-à-vis d’actions qu’il n’a jamais commises. Ce vocabulaire de la faute et de la maturité est aussi présent dans un article consacré à Tracey Emin dans The Guardian le 16 Avril 2003 et réimprimé dans The Scotsman. Ce texte est intitulé « Has the bad girl of BritArt finally grown up ? ». Tracey Emin est considérée dès le titre comme « The bad girl of BritArt ». On retrouve ici la même logique que l’appellation « a Sensation Artist » consacrée à Sam Taylor-Wood. Tracey Emin est considérée dans son rôle de scandaleuse et l’on retrouve le même type de dénomination que les articles datant du début des années 90. Dans The Guardian, Marianne MacDonald met l’accent sur l’âge de Tracey Emin et revient sur des épisodes marquants de son histoire médiatique et en particulier son apparition télévisée en 1997 sur Channel 4. Nous étudierons plus sérieusement cet article dans la suite de notre analyse. Il est cependant intéressant de constater que dix ans après son apparition sur le circuit et six ans après le scandale de Sensation, Tracey Emin a encore l’image de « bad girl » et est encore associée à la notion de Brit Art. Cette maturité personnelle de Gary Hume ou de Tracey Emin est vue encore une fois dans l’optique des Young British Artists. Il s’agit d’une évolution naturelle de l’appellation, l’idée de jeunesse étant l’un des deux critères. Il est évident que la nationalité britannique ne peut être perdue. Cependant, ces différents éléments de maturité permettent de justifier ce terme et l’on remarque des tentatives pour le réactualiser. La dénomination

30 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

YBA rappelle donc sa validité et elle se justifierait encore à condition de moduler le « y » du sigle.

3/ La description d’une coterie Les articles étudiés jusqu’à présent accentuaient les relations des Young British Artists entre eux. Les (faibles) liens artistiques étaient ignorés et l’on observait une mise en scène des relations personnelles. L’article « The shock of the rude »16 consacré à Sam Taylor-Wood rentre totalement dans cette optique. Elle y est consacrée comme « First Lady» à cause de sa relation à Jay Jopling. L’article tente aussi d’établir le réseau social de Sam Taylor- Wood. Guy Kennaway écrit ainsi : « her relationship is no less impressive : a long affair with Brit-Art naughty boy Jake Chapman, the maker of anatomically incorrect mannequins, was followed earlier this year by marriage to Jay Jopling, the proprietor of the pro-eminent Brit-Art, White Cube Gallery, and agent for Damien Hirst. Their significance as a couple is summarised by Johnny Shand Kydd, the photographic chronicler of the Brit-Art scene, who calls them « Mr President and the First Lady ». Cette description prend uniquement l’art comme prétexte aux relations humaines. Le journaliste semble impressionné par le réseau de Sam Taylor-Wood. Le rôle de Johnnie Shand Kydd est intéressant. Il est déjà cité dans l’article « Hardcore just as I hoped : the diary of one Sensation artist ». Ce photographe a été responsable de tous les portraits qui ont été publiés dans le catalogue de Sensation. Cet article du Sunday Telegraph renvoie l’idée que les Young British Artists seraient une coterie, une bande d’amis qui aurait remporté la bataille de l’art britannique. En effet, le discours médiatique rappelle les relations entre les individus et les amitiés. Il décrit véritablement les YBAs comme une bande dans laquelle chacun jouerait un rôle. Cet article par exemple définit Sam Taylor-Wood comme la « First Lady». Jake Chapman est dépeint comme un mauvais garçon (naughty boy). Damien Hirst y serait le génie fêtard. Jay Jopling en tant que galeriste agirait alors avec un rôle plus mûr et serait « Mr President ». Cette bande verrait ses événements chroniqués par Johnnie Shand Kydd. Les études des articles précédents font rentrer d’autres personnages dans cette mise en scène. Tracey Emin est considérée comme la « bad girl » et Gary Hume « the quiet one ». Les relations entre d’autres membres des YBAs sont donc rappelées : l’article consacré à Gary Hume rappelle sa liaison avec Sarah Lucas. « The shock of the rude » fait référence à deux lieux différents qui sont considérés comme les espaces de prédilection de cette bande : le White Cube et le Groucho. Le White Cube est la galerie qui représente la plupart des artistes qualifiés de Brit artists. Guy Kennaway fait référence au Groucho, club du West End qui a été considéré comme le lieu de prédilection de certains membres de ce groupe. On assiste alors à une mise en scène ou au moins à une amplification des relations entre ces artistes. Cette mise en scène trouve donc un décor qui est planté et dans lequel les artistes évoluent. Waldemar Januszczak, commentateur de la scène artistique londonienne écrit en avril 2000 dans le supplément Culture du Sunday Times un article intitulé « Skeletons, nasal hair and a half-peeled torso. The YBAs are back ». Dans cet article écrit trois ans après Sensation , un élément nouveau apparaît. Les relations sociales sont mélangées aux considérations artistiques. Cette coterie déjà étudiée a eu une légitimité artistique à la suite de Sensation. L’esthétique se rajoute et vient servir de complément à la description

16 KENNAWAY, Guy, « The shock of the rude », The Sunday Telegraph Magazine, Novembre 1997, p.40 31 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

d’un groupe d’individus. Les Young British Artists ont eu une visibilité et leur image est associée à une esthétique artistique. Le titre est clair : exposer des squelettes et des œuvres morbides serait donc évidemment signe d’appartenance et d’allégeance au Brit Art. Waldemar Januszczak tente lui aussi une fois d’établir un constat des YBAs quelques années après Sensation. Il analyse aussi le sujet sous l’angle de la maturité et tente de faire évoluer l’appellation YBA et reproche son inflexibilité à ce qu’il qualifie de truisme. Il essaye de transformer Young British Artist en « Middle-Aged British Artist » et à terme en « Old British Artists ». Le terme de « Young » n’est plus approprié selon lui, mais il a, lui aussi, des difficultés à définir un objet qu’il connaît pourtant très bien. Sa connaissance des YBAs s’exprime dans ce cas en associant des œuvres, des personnalités et des endroits. Il fait par ailleurs référence aux artistes Gilbert & George et les présente comme les grands-pères de l’art contemporain britannique : un nouveau rôle est donc présent dans la « famille ». Il organise son article autour de sa visite à deux vernissages: une exposition de Damien Hirst à la Saatchi Gallery et l’ouverture du nouvel espace de la galerie White Cube dans le quartier d’Hoxton, dans le nord-est de Londres. Il décrit ce quartier et l’associe à la supposée liberté de création des Young British Artists. Le quotidien des habitants d’Hoxton est donc présenté de manière exagérée : « The average Sunday Times Reader is surely not the Hoxton type ». Waldemar Januszczak sépare donc le lecteur de l’objet de l’article. « the Hoxton type » est donc naturellement liée aux Young British Artists. Il décrit un mode de vie et des pratiques qui sont associées à l’image des artistes : la lecture de Bret Easton Ellis, Michel Foucault, l’usage de cocaïne et la consommation de bières mexicaines17. Ces « habitudes » font par ailleurs écho à la nudité et à l’aspect morbide des œuvres présentées dans la nouvelle exposition du White Cube. Il visite ensuite la Saatchi Gallery où une sculpture, Hymn, de plusieursmètres de haut est présentée. Il qualifie la Saatchi Gallery d’endroit primaire, « where it all began ». Cet article du Sunday Times montre en quoi la description d’une coterie est totalement dénuée de critique et en quoi elle justifie la caractérisation en « mouvement artistique ». Ce phénomène est rappelé dans l’article de Sarah Kent dans Time Out en avril 2000. Cet article est aussi écrit à l’occasion de l’ouverture du nouveau White Cube. Sarah Kent tente de montrer que les Young British Artists sont devenus des forces majeures du monde de l’art. Elle établit un constat après Sensation sur la difficulté de trouver une suite au Brit Art et rappelle l’attachement de Charles Saatchi et du White Cube qui continuent d’exposer entre autres Damien Hirst et Tracey Emin. Nous avons étudié de quelle manière l’esthétique artistique s’était mélangée et avait, dans le discours médiatique transformé un groupe d’individus en un mouvement artistique. Ce phénomène a aussi changé le statut d’individus membres de cette coterie qui ne sont pas des artistes eux-mêmes. « The shock of the rude » consacré à Sam Taylor-Wood affirmait que la relation amicale ou professionnelle à Jay Jopling s’agissait justement d’un élément partagé par la plupart des Young British Artists. Un certain nombre de portraits ont été consacrés à Jay Jopling. Étudier chacun d’entre eux serait inutile puisqu’ils sont extrêmement semblables. On retrouve encore une fois l’idée de mise en scène. Ces différents portraits sont agencés de la même manière. Le titre est une référence directe aux Young British Artists. On retrouve des allusions à Sensation, et à certaines œuvres : « His shark is worse than his bite »18 ou « he buys sharks floating in formaldehyde »19. Même s’il n’est pas un artiste, il obtient une visibilité importante. Tous ces articles font référence 17 sic… 18 « His shark is worse than his bite », ARTNews, Décembre 1999, volume 98 n°11, p.74 19 BILLEN, Andrew, « This man is one… », The Sunday Herald, 26 mars 2000 32 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

aux mêmes éléments de son image et de son histoire. Chaque portrait décrit ses vétements réalisés par un tailleur anglais et ses lunettes. Jay Jopling est présenté comme une sorte de parrain pour les Young British Artists. Par ailleurs, son histoire personnelle est mise en valeur. Les différents journalistes sont intéressés par son éducation dans une famille conservatrice et par son rapport à son père, ministre de l’Agriculture du gouvernement de Margaret Thatcher. Son éducation à Eton est aussi jugée intéressante de même que son éducation à l’art. L’accent qui est mis sur ses relations amicales et sentimentales avec les Young British Artists montre bien l’ambiguïté entre l’aspect humain et l’aspect artistique. L’éducation artistique de Jay Jopling qui est mise en avant joue un rôle étrange. En affirmant que leur « parrain », leur « créateur » est issu d’une famille ouverte à l’art et est familier avec les collections de la Tate Britain, une forme d’assurance est donnée aux Young British Artists. En effet, ces portraits choisissent comme angle la confrontation entre le milieu de Jay Jopling et ses activités professionnelles. Les anecdotes personnelles avec d’autres Young British Artists (Sam Taylor-Wood qu’il a épousée, Tracey Emin qu’il a rencontrée dans un pub ou Damien Hirst avec qui il se serait rendu de nombreuses fois au Groucho Club) lui donnent donc un rôle et le situent dans cette galaxie. Seul un portrait que lui consacre le Sunday Telegraph Magazine en mai 2003 aborde l’idée que cette image de « parrain » du monde de l’art peut être remise en cause. Le journaliste aborde le rôle de Charles Saatchi et Jay Jopling lui répond qu'il tire ses informations de la presse. Daffyd Jones écrit ainsi : « Jay Jopling who’orchestrated the whole aesthetic coup d’état’' (…) gets his Serota/Saatchi information from the newspapers ! ». Le journaliste du Sunday Telegraph est surpris par la déclaration de Jay Jopling qui réfute cette mise en scène. Il s’agit lui selon lui d’une série de circonstances qui ont amené à cette situation de l’art britannique. Il qualifie de mythe l’image d’une alliance entre Charles Saatchi, les artistes et lui-même. Cet élément divergent montre que l’on assiste à une création ou du moins à une amplification de la réalité. La plupart de ces portraits font une comparaison entre Jay Jopling et Robert Fraser. Ce dernier était un galeriste anglais des années 60. Il a joué un rôle important en faisant le lien entre l’univers artistique et musical. Il a ainsi été décrit comme l’un des hommes les plus influents de la scène artistique londonienne de l’époque. En comparant Jay Jopling à cet homme, une dimension de dynamisme est donnée aux Young British Artists. Ils sont comparés à l’énergie du Swinging London. Nous avons ainsi analysé la manière dont le discours médiatique avait cherché à mettre en valeur un groupe d’individus et l’avait traité de manière à changer leur image et à créer les codes et habitudes d’un mouvement artistique. Dans cette première sous- partie, nous avons établi un historique compréhensif de l’appellation Young British Artist. Elle a permis de donner une visibilité à un groupe certes préexistant mais dur à classifier. Le rôle de Charles Saatchi s’est justement joint à celui d’une tendance des médias. Ainsi, en 1997, date de Sensation, l’idée que l’avant-garde artistique au Royaume-Uni est uniquement constituée des Young British Artists est admise. Par ailleurs, la création médiatique de cette avant-garde s’est faite par le traitement systématique d’un artiste en fonction de son appartenance au mouvement. Un aspect particulier de la caractérisation du groupe est à prendre en compte : le Brit Art a été vraiment créé en étant énoncé. En effet, nous avons vu que les évolutions des Young British Artists sont justement analysées dans le cadre du groupe et même du terme (le jeu autour de l’adjectif « jeune »). Enfin, il est important de constater qu’une scène et des personnalités sont mises en scène. Chacun joue un rôle et cette scénographie est instrumentale dans le développement des œuvres des Young British Artists. Après avoir étudié ces différents éléments, plusieurs questions ne sont pas résolues : peut-on parler d’un dépassement des limites traditionnellement laissées au champ artistique ? Quelles sont les raisons de la mise en valeur par les médias du Choc

33 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

du Brit Art ? Peut-on estimer que ces évolutions sont liées aux évolutions du corps culturel, général, voire social ?

2. Le Brit Art : une caution artistique ?

Après avoir étudié ces divers éléments, il convient d’élargir les limites du sujet. En effet, les différents commentateurs ont parlé d’une fièvre du pays pour les Young British Artists. Cette frénésie s’est ressentie dans une mutation du discours médiatique et dans un contexte plus social où les enjeux ne sont pas uniquement liés à des considérations artistiques.

1/ Le dépassement des limites traditionnellement données au champ artistique L’étude de différents articles issus de ce corpus et datant de 1997 montre un élément incontestable : les médias britanniques se passionnent pour Sensation et pour les œuvres exposées. À la suite de l’exposition, on remarque un élément intéressant. Les articles 20 consacrés aux Young British Artists changent de rubrique. Dans Le Journal Quotidien , Jean-François Têtu et Maurice Mouillaud ont analysé la formation historique des rubriques dans une publication de presse. Avec le développement du Brit Art, les rubriques Arts des journaux « de qualité » prennent de l’ampleur et leurs rédacteurs obtiennent une crédibilité importante. Ainsi, , Sarah Kent, Waldemar Januszczak ou Louisa Buck, tous responsables de ces rubriques dans les journaux les plus importants deviennent des personnalités importantes du monde de l’art britannique. Un autre aspect intéressant est l’ouverture des suppléments aux considérations artistiques. Les suppléments du dimanche consacrent à partir des années 90 plusieurs pages aux critiques d’expositions et à des portraits d’artistes. Il serait peu intéressant d’analyser tous ces articles, mais leur présence en elle-même est un signe d’une acceptation par le corps médiatique des considérations et des personnalités artistiques. La mutation la plus importante est probablement l’entrée de la presse tabloïde dans le traitement d’une exposition d’art contemporain. Les portraits consacrés à Jay Jopling l’interrogeaient à ce sujet. Ce dernier estimait avoir été en partie à l’origine de cet intérêt. Il avait ainsi affirmé avoir invité les tabloïds à écrire sur les expositions. Dans un portrait, il déclarait même souhaiter des mauvaises critiques puisqu’elles sont les plus violentes et donc les plus mémorables. L’exposition à la Royal Academy suscite donc un intérêt national et la presse dite de « mauvaise qualité » reproduit les techniques de sensationnalisme au champ artistique. Nous avons abordé dans la première partie les réactions au tableau de Marcus Harvey, Myra. Cette œuvre représente la meurtrière Myra Hindley l’une des femmes les plus haïes du Royaume-Uni. Martin Delgado signe dans l’Evening Standard un article intitulé « Outrage at ‘children’s’ portrait of Hindley ». Le titre se situe dans la tradition éditoriale des tabloïds anglais. Le terme d’outrage ainsi que les guillemets qui entourent le terme children sont des signes d’une critique de la part du journaliste. Il est intéressant de constater que Myra Hindley est à peine présentée dans l’article. Elle est qualifiée de « Moors murderer » et ses crimes ne sont pas décrits. Les Moors sont la région

20 MOUILLAUD, Maurice et TETU, Jean-François, Le Journal Quotidien, Presses universitaires de Lyon, 1989 34 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

de Manchester dans laquelle les meurtres ont eu lieu. Une immense reproduction de l’œuvre accompagne l’article. Le journaliste de l’Evening Standard ne consacre pas sa tribune à l’œuvre de Marcus Harvey.

Marcus Harvey, Myra (1997) Elle est succinctement présentée dans le premier paragraphe. L’article est articulé autour des réactions des familles et non autour du point de vue du peintre. Il est seulement cité sur la création de l’œuvre et sur la difficulté qu’il a eue à la réaliser. Il déclare aussi que la peinture n’a aucune relation directe avec Myra Hindley en réalité mais au contraire à son image médiatique et au fait qu’elle soit devenue une partie de la culture britannique. « She’s a piece of cultural ornamentation, like a bowl of fruit ». Une autre photographie accompagne l’article : celle de Charles Saatchi. L’artiste n’est pas mis en avant mais son acheteur. On voit donc ainsi que cet article prend uniquement Myra comme prétexte pour dénoncer ou au moins décrire un blasphème. Le journaliste de l’Evening Standard se base sur la connaissance par le lecteur des meurtres commis. Les enfants assassinés sont juste cités et le journaliste juge avec une certaine ironie les commentaires de Marcus Harvey.

35 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

Les critiques des familles qui sont mises en avant sont justement intéressantes dans l’étude d’un discours de tabloïd. La première est le danger d’une glorification de la meurtrière. La mère de l’un des enfants tués, Keith Bennett est même citée deux fois sur ce sujet. La citation « It’s glorifying her » est ainsi présent deux fois dans le texte. Une autre citation de la mère d’une des victimes est intéressante : « They’re making a film star out of a murderer ». Il est assez étrange de considérer que la meurtrière la plus célèbre du Royaume-Uni est vue comme en voie d’être célébrée. La réaction personnelle de la mère est totalement compréhensible, mais on peut se demander l’intérêt qu’a le journaliste Martin Delgado à reprendre cet argument L’autre critique qui est mise en valeur est l’aspect financier. Il est ainsi fait référence au prix qu’a payé Charles Saatchi pour la peinture, dix mille livres. Le fait qu’il ne l’ait pas vu avant l’achat et son enthousiasme pour l’œuvre choquent Martin Delgado. Ensuite, la mère d’une autre enfant tuée, Lesley Ann Downey est citée : « Any money gained by the artist from this is blood money. I wonder how they would feel if it was their money ». Encore une fois, l’Evening Standard met en valeur une réaction humaine et personnelle et la transforme en discours de presse. Nous avons vu dans la première partie que Myra Hindley, depuis sa prison, avait fait publier un communiqué demandant la suppression de la peinture. Elle estimait qu’il s’agissait d’un manque de respect pour les familles des enfants assassinés dans les Moors et plus généralement pour toutes les familles d’enfants tués… Dans l’article, la dimension financière est renforcée par la photographie de Charles Saatchi. On retrouve donc des éléments typiques de la presse tabloïde. À l’image de scandales sexuels ou politiques dont ce type de presse est très friand, les thématiques du sensationnalisme sont reproduites au champ artistique. Les critiques tournent donc autour des notions de célébrité et d’argent. La lecture de l’Evening Standard, du Sun ou de News of the World est en un sens assez instructive. On retrouve les thèmes de célébrité et d’argent dans toutes les rubriques des publications : Célébrités, Sportives, Télévisuelles et Actualité. On retrouve ce type de stratégie sensationnaliste dans l’article qu’avait consacré The Daily Star à l’œuvre de Damien Hirst, The Physical Impossibility of Death in The Mind Of Someone Living. Cette œuvre qui représentait un requin avait ainsi fait l’objet d’une mise en scène. Un journaliste du Daily Star s’était fait prendre en photo avec une barquette de frites devant l’œuvre et avait intitulé son article « Daily Star takes the chips to the world’s most expensive fish : Our sculpture is ‘shoal’ lot better ». « Shoal » signifie un banc de poissons dans l’eau. Il s’agit donc d’une plaisanterie et la première partie du titre est ainsi une référence à l’un des éléments les plus célèbres de la gastronomie britannique. Le journaliste cherchait ainsi à rationaliser l’activité médiatique autour de cette œuvre. On ne peut nier un certain humour, mais le fait qu’il soit présent dans la presse tabloïde est plus marquant. On observe une tentative de ridiculiser l’effervescence autour de l’art contemporain. Il est encore une fois fait allusion à l’aspect financier. Il est assez amusant de constater qu’à l’époque de l’article, l’œuvre de Damien Hirst était « seulement » le poisson le plus cher alors qu’il est aujourd’hui l’une des œuvres les plus chères du monde ! Dans ce titre, une séparation est faite entre le lectorat du Daily Star et les Young British Artists. Comme dans l’article consacré à Myra, le discours des tabloïds fait appel au « bon sens » du lecteur. Il utilise le moteur émotionnel dans le débat autour de l’œuvre de Marcus Harvey et le moteur humoristique dans le deuxième cas. Les techniques sont donc semblables au reste de la publication. Avec les Young British Artists, l’art est devenu un objet journalistique. La presse tabloïde élargit ses objets et s’approprie le droit de parler d’un sujet artistique. Il convient de préciser que ce phénomène n’est absolument pas contesté par la galaxie des Young British Artists. Nous avons déjà étudié le rapport particulier qui unit ces artistes à la culture populaire. Le fait d’être à la fois un objet de la presse dite de qualité et de la presse tabloïde rentre justement dans la logique prétendument nouvelle des Young British Artists. De plus, les déclarations

36 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

21 22 de Tracey Emin ou de Damien Hirst dans les articles d’i-D ou d’Artscribe n’étaient pas en opposition avec la possibilité d’un traitement dans les tabloïds. Tracey Emin affirmait effectivement dans i-D que son ambition était d’écrire un best-seller et Damien Hirst vantait son admiration pour Walt Disney ou pour , artiste célèbre aux Etats-Unis. Dans l’article « The shock of the rude », Sam Taylor-Wood affirmait le rôle particulier de l’artiste entre présence académique et mode de vie de star de la musique. La télévision n’est traditionnellement pas un média qui accorde une place importante à l’art contemporain en particulier. En France comme en Angleterre, les émissions qui abordent ce sujet n’ont aucune audience et n’ont aucun poids médiatique. À partir de 1997, les Young British Artists apparaissent sur les écrans britanniques. La plus célèbre apparition est celle de Tracey Emin dans une émission en décembre 1997 intitulée « The end of ». Il s’agit d’un débat qui est organisé à l’occasion du Turner Prize auquel Tracey Emin est nominée. Ce débat est diffusé en dernière partie de soirée et a une ambiance assez convenue. Il est animé par le journaliste Tim Marlow et a lieu dans une ambiance assez stricte. Cette émission aurait pu sombrer dans l’oubli si Tracey Emin n’avait pas fait une intervention assez remarquable. Elle apparaît complètement ivre et s’en prend aux participants au débat. Elle les insulte et quitte le plateau en affirmant que le reste de l’émission « l’a perdue »23 et qu’elle veut juste être avec sa mère et ses amis. Cette émission est retransmise et les journaux télévisés vont diffuser la séquence consacrée à Tracey Emin. Aujourd’hui encore, elle est présente dans les différents « zappings » sur les moments les plus imprévus du direct. En 1997, les débats autour de Sensation et du Turner Prize sont donc marqués par cette séquence. Les commentaires sont nombreux à son propos. La rubrique Television de The Observer consacre un article à ce sujet le 7 décembre 1997. Peter Conrad signe un article intitulé « Sinking without Trace ». Il décrit donc l’émission et donne un point de vue assez réaliste de son rôle par rapport à l’étude des Young British Artists. Il affirme : « Television, unlike radio, is no forum for the exchange of ideas. The promiscuous eye checks out the dental deficiencies and ghastly neckwear of the talking heads ; the ear soon forgets to register what they’re saying ». Peter Conrad fait ici référence aux dents et à l’habillement de Tracey Emin. Cette observation est assez intéressante : Tracey Emin est rentrée dans le domaine télévisuel. Elle y a d’emblée joué un rôle marquant en quittant un plateau et en apparaissant ivre à sa première apparition télévisée. Elle a frappé les audiences britanniques : elle est devenue ce que Peter Conrad qualifie de « Talking heads ». Ses caractéristiques (sa dentition hasardeuse) sont devenus des éléments de sa personnalité médiatique. On retrouve ici les mêmes logiques que nous avions étudiées dans l’étude des tabloïds. La télévision s’ouvre vers les artistes, en l’occurrence les Young British Artists et les considère de la même manière que ses autres objets d’analyse. Tracey Emin est présentée comme représentante d’une certaine bohème artistique. La légende de la photographie est d’ailleurs explicite : « Tracey Emin at the Turner Prize-giving debate : ‘Look, I’m the only artist here. I’m drunk and I wanna leave’ ». Les propos de Tracey Emin pendant l’émission ont été synthétisés. Elle joue le rôle de « l’artiste ivre » qui interpelle ou qui fait semblant d’interpeller le public. L ‘illustration de l’article est ainsi une photographie dans laquelle on voit Tracey Emin pointer du doigt la caméra. Peter Conrad semble conscient du fait que le discours télévisuel reproduit des schémas de simplification et de mise en scène au monde artistique. Il critique assez violemment et 21 CORRIGAN, Susan, « New Art Riot », i-D, Décembre 1995, p.30 22 GILLICK, Liam et HIRST, Damien, « It’s a maggot farm : The B-Boys and Fly-Girls of British Art », Artscribe International, Novembre 1990, n°84 23 La transcription de son « discours » est présente en annexe. 37 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

ironiquement une citation du critique Waldemar Januszczak qui pendant l’émission a affirmé « Some of the greatest things I own are paintings » auquel Peter Conrad répond « Almost as great, I assume, as his mobile phone, his espresso machine or his tie ». Le journaliste de The Observer prend donc la réflexion de Waldemar Januszczak comme un symbole du discours télévisuel. Il fait ainsi référence au fait qu’en dépassant les limites traditionnelles du monde artistique, les Young British Artists courent le risque (probablement voulu) d’être traités de la même manière que les sujets courants de l’actualité. Ce monde de l’art est désacralisé. En 1997, la présence télévisuelle des Young British Artists est ainsi symbolisée par les grognements alcooliques de Tracey Emin. Les œuvres ne sont pas abordées mais on constate pourtant que l’esthétique du Brit Art se diffuse lentement. Un exemple de cette diffusion a lieu six ans après Sensation en 2003 dans le domaine de la série télévisée. La BBC produit et diffuse une série intitulée Absolutely Fabulous écrite par la comédienne Jennifer Saunders. Dans un épisode intitulé Birthin’, l’une des personnages est enceinte et consulte des schémas représentant une femme enceinte et un accouchement. La grand-mère du personnage rentre dans la pièce, consulte un schéma et affirme « Another Damien Hirst no doubt ». Il s’agit effectivement d’un simple trait d’humour parmi tant d’autres, mais sa présence est pourtant intéressante. L’humour repose de la part du public sur une connaissance de la cible. Dans ce cas, cela signifie que le nom de Damien Hirst est rentré dans les foyers. Ce n’est pas surprenant étant donné l’ensemble des articles et des commentaires consacrés à l’artiste. La référence est pourtant intéressante : elle concerne la sculpture de Damien Hirst, Hymn qui représente une femme enceinte. Cette œuvre est une reproduction d’un jouet pour enfant et avait été achetée par Charles Saatchi pour un million de livres. Le fait que Jennifer Saunders puisse ironiser sur cette œuvre particulière suppose que le public britannique a la connaissance pour comprendre cette blague. L’esthétique des Young British Artists s’est diffusée de telle manière à ce qu’une série de télévision populaire peut l’utiliser comme sujet. Le discours médiatique a su repérer les éléments les plus extrêmes des Young British Artists. Comme pour le rôle des tabloïds, cette incursion dans le champ télévisuel n’est, semble-t-il pas remise en cause par les Young British Artists. Ils sont ainsi devenus les premiers artistes à obtenir une visibilité dans les médias les plus influents du Royaume-Uni : la télévision et les tabloïds. Cependant, ce phénomène n’est pas un simple résultat des opérations de communication de Jay Jopling ou de Charles Saatchi et il s’agit encore moins d’un simple concours de circonstances. Il doit être compris dans un système plus général qui concerne le corps social britannique dans son ensemble.

2/ Un contexte socioculturel favorable Dans Les Mondes de l’Art, Howard Becker ne dissocie pas un monde de l’art du corps social dans lequel il naît, agit et meurt. Un domaine artistique est lié pendant sa création et son fonctionnement à un ordre plus général qui peut l’encourager ou au contraire l’entraver. Sa survie dépend alors d’un ensemble de variables qui dépendent alors de logiques sociales et non de logiques propres au monde artistique. Howard Becker décrit la nécessité de « l’existence d’un ordre social capable de garantir une certaine stabilité à l’action de ceux qui travaillent dans le domaine artistique, de leur donner l’impression qu’il y a effectivement une règle du jeu »24. La création d’un monde artistique et les pratiques culturelles de ses membres sont donc conditionnés par l’existence ou non d’un ordre social protecteur. Au passage, on peut estimer qu’un mouvement artistique devient underground à partir

24 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.31 38 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

du moment où il n’est pas protégé par l’ordre social. Howard Becker donne une place importante au rôle de l’Etat dans cette protection. Il étudie les différences qui découlent du système de production des œuvres. Il aborde les conditions de production d’une œuvre dans un système capitaliste par exemple. On pourrait élargir cette conception du rôle de l’ordre social. L’ordre social n’est pas uniquement un ensemble de statuts quasi-juridiques et économiques sur la production d’une œuvre d’art. Il peut aussi définir l’ambiance et l’esprit général d’une société. Un terme anglais issu de la langue allemande correspondrait à définir cette ambiance : Zeitgeist. Littéralement « Esprit du temps », Zeitgeist définit l’esprit d’une époque, son climat politique, culturel et intellectuel. Ce mot rapporté de l’allemand est très utilisé dans la langue anglaise. On pourrait donc lier l’état d’un domaine artistique au Zeitgeist. Il agit comme un reflet des différentes angoisses et attentes d’une époque. La création artistique a pour but de répondre à cela. Par ailleurs, dans une ère de mass médias, l’appréciation du Zeitgeist peut clairement se faire dans l’étude du corps médiatique. Cette étude des Young British Artists se doit d’être insérée dans le contexte plus général du Royaume-Uni des années 90. Il est toujours difficile de résumer une époque en une formule, mais, dans ce contexte précis, le terme Cool Britannia est particulièrement intéressant. Cette notion est issue d’une chanson patriotique souvent utilisée par les militants conservateurs « Rule, Britannia ». En 1997, les médias britanniques ont commencé à l’utiliser pour capturer le Zeitgeist et l’ambiance nationale à la suite de l’élection de Tony Blair. Cette phrase voulait symboliser le « cool », la jeunesse et le renouveau du Royaume-Uni. Elle était liée particulièrement à Londres qui avait été élue par plusieurs magazines internationaux (Newsweek, Vanity Fair) la ville la plus dynamique et la plus créative du monde. L’expression Cool Britannia a souvent été comparée à celle de Swinging London des années 60. Il s’agissait justement de mélanger des dimensions politiques (l’arrivée du New Labour au pouvoir) avec des considérations culturelles (musicales, artistiques). L’expression a connu un grand succès médiatique en étant même présente dans des communiqués officiels du gouvernement récemment élu. Au passage, il est intéressant et révélateur de constater que le gouvernement du New Labour a utilisé une chanson conservatrice pour incarner un renouveau. Dans le domaine musical, Cool Britannia a été marqué par la musique Britpop et par des groupes tels que Oasis, Blur ou Pulp. Au plan cinématographique, le renouveau des films de James Bond et l’apparition de nouveaux types de films (Trainspotting) sont liés à cet esprit. La littérature a aussi connu un renouveau avec l’apparition d’écrivains tels qu’Irvine Welsh ou Zadie Smith. La mode anglaise a connu un renouveau. Comme nous l’avons étudié en première partie, une nouvelle presse s’est développée et des magazines comme Dazed & Confused, i-D ou The Face ont connu un succès très important. En mai 2005, un colloque intitulé25 « What ever happened to Cool Britannia ? the UK after eight years of Blair » a été organisé au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de l’Université de Montréal. L’une des journées de ce colloque était consacrée à la culture britannique contemporaine et à ses mutations pendant la période qualifiée de Cool Britannia. Aucune des conférences n’était consacrée aux Young British Artists. Cependant, une conférence de Claire Squires, professeur en littérature à Oxford s’intéressait au parcours et à la publication d’un ouvrage de Zadie Smith. Cette jeune écrivain a publié un livre appelé White Teeth qui a connu un très grand succès en 2000. Claire Squires utilise le cas de Zadie Smith pour comprendre les logiques de conglomérat et de stratégie qui ont amené à son succès en librairie. Les Young British Artists ont donc joui du même avantage que Zadie Smith : ils ont été érigés par le discours médiatique et par des relais d’information comme la nouvelle avant-garde britannique. Leur apparition est donc rentrée totalement dans l’esprit de Cool Britannia, dans le Zeitgeist des années 90. La date du développement de cette expression,

25 Les exposés de ce colloque ont été mis en ligne le 10 août 2005 http://www.cerium.ca/article944.html 39 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

1997 coïncide avec celle de Sensation, l’exposition qui a donné aux Young British Artists une énorme célébrité. Ils ont donc servi de caution artistique à une époque. En effet, tous les domaines de la vie culturelle ont été « couverts » par Cool Britannia : Littérature, Cinéma, Musique, Presse, Mode et Art Contemporain. On retrouve alors une autre logique performative dans ce phénomène qui est comparable à la logique déjà étudiée de dénomination des Young British Artists. Ils sont décrits comme l’avant-garde de l’art contemporain britannique. Leur légitimité avant- gardiste n’est pas remise en cause et est créée par la nécessité d’instaurer une scène artistique dans Cool Britannia. Le monde des Young British Artists est donc totalement protégé par un ordre social qui garantit une stabilité, et même un développement à ceux qui travaillent en son sein. Il existe tout de même une particularité au monde des Young British Artists : il mélange un ensemble de stabilités différentes. Il n’a effectivement pas d’apport de l’Etat puisque nous avons vu dans une première partie la faible intervention étatique dans les arts plastiques. Cependant, à l’occasion de Sensation, les YBAs jouissent d’une exposition au sein de la Royal Academy, institution particulièrement stable. Ensuite, l’apport financier est assuré par les collectionneurs (Charles Saatchi) et par les marchands (Jay Jopling). Enfin, ils jouissent d’une stabilité à cause du statut qui leur est donné par une grande majorité du corps médiatique et par la caution artistique qu’ils constituent. Le rôle des tabloïds déjà étudié ne va pas à l’encontre de ce statut de ce monde de l’art. Ce type de presse jugeant tous les sujets de la même manière, les Young British Artists sont donc paradoxalement encouragés par leur présence dans ces publications. En novembre 2000, The Observer consacre un supplément à l’art contemporain britannique. La journaliste, Lynn Barber y écrit un article intitulé « Art Struck : How I fell in Love with Britart ». L’étude de cet article est particulièrement intéressante dans la mesure où on y retrouve tous ces éléments présentés de manière incontestée. Lynn Barber est une journalise, éditorialiste mais elle n’est pas une critique. Elle a été par la suite, en 2006, jurée du Turner Prize. Ce texte est une déclaration d’amour aux Young British Artists. Le titre est d’ailleurs clair : « How I fell in love with Britart ». Il s’agit plus d’un manifeste en faveur de l’art contemporain britannique que d’un article journalistique. Cependant, sa position en tant qu’article « phare » du supplément le transforme pourtant en discours journalistique. Lynn Barber décrit encore une fois l’effervescence autour du Brit Art et décrit le milieu de l’art contemporain. On retrouve encore l’idée de mélange des genres et Lynn Barber cherche à prouver que l’art contemporain est un milieu très polarisé où se côtoient des individus très riches et très pauvres. De même, elle tente de décrire le quotidien d’un artiste et le présente entre deux pôles permanents : celui d’artiste célébré et celui de simple clochard. Elle envoie d’ailleurs une pique au journaliste Matthew Collings qu’elle prétend avoir pris pour un clochard pendant des années avant de se rendre compte de ses qualités. Ces déclarations sont certes amusantes, mais elles sont pleines d’une certaine superficialité et d’un snobisme particulier qui chercherait à « s’encanailler » avec une Bohème artistique. Elle établit ensuite un historique des Young British Artists et accentue encore une fois le rôle de Damien Hirst. Elle écrit : « he made art sexy in media terms, raised the hype and (…) created an atmosphere of controversy and excitement that ultimately benefited the whole art scene. ». Elle avoue aussi avoir eu un problème avec le fait que les YBAs ne sont pas techniquement fabricants de leurs œuvres et que l’art conceptuel marque leur création. Elle y répond par des citations de Charles Saatchi et de Damien Hirst. Effectivement, leur point de vue est intéressant mais trois ans après Sensation, une journaliste de l’Observer pourrait développer un point de vue plus critique ou au moins plus réaliste à propos des Young British Artists. Cet article est marqué par l’aspect financier. Dans une première partie, elle étudiait la figure de l’artiste uniquement en fonction de revenus financiers et de codes sociaux. Elle

40 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

conclut son article sur l’idée que l’avantage du Brit Art est que « nous » (elle et le lectorat) n’en possédions aucune œuvre. Elle laisse ainsi le privilège de la propriété à Charles Saatchi et aux autres collectionneurs. Elle fait même preuve de « bon sens populaire » en affirmant « what would we do with Marc Quinn’s Self – his head made out of his blood- or Damien Hirst’s A Thousand Years (steel, glass, flies, maggots, cow’s head) when the electricity went off ». Clairement, ces œuvres ne sont pas particulièrement « domestiques », mais les questions qui se posent à propos des Young British Artists dépassent une simple question d’entretien ménager ! Lynn Barber n’aborde pas directement Cool Britannia, mais l’accent qu’elle porte sur la nouveauté est directement lié. Elle fait table rase du passé et dans la dernière colonne de l’article, elle rejette l’art « ancien » et estime que l’intérêt pour l’art doit se concentrer à l’art contemporain. En référence à ses visites passées à la National Gallery (musée londonien consacré à l’art classique) ou à son intérêt pour la italienne, elle affirme « I now feel that that sort of art-love is necrophilia. If you care about art at all, you must engage with contemporary art ». Pour être moderne, pour comprendre la société moderne, il faudrait oublier les apports esthétiques du passé et se passionner pour les Young British Artists. Lynn Barber reproduit donc l’esprit du Zeitgeist qui favorise le Brit Art. Elle en fait même un sermon. Les Young British Artists sont admis, encensés et considérés comme la nécessité artistique d’une époque. Dans une perspective plus critique, cet article illustre en quoi le Brit Art est devenu une caution artistique. L’ordre social non seulement garantit mais il encourage aussi la production et la création des Young British Artists. Cette idée de nouveauté, de coupure est illustrée dans la plupart des articles de ce corpus par la manque de références artistiques. En histoire de l’art comme en physique, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Une création artistique ex nihilo est impossible et inenvisageable. Même si des influences esthétiques d’un mouvement sur un autre peuvent paraître faibles, les démarches sont souvent semblables. Les artistes qualifiés de Young British Artists n’échappent pas à cette règle. Sam Taylor-Wood fait de nombreuses références à la Renaissance italienne et en particulier à Raphaël et à Michel-Ange. Tracey Emin admire les travaux d’Edvard Munch, Egon Schiele ou encore de Louise Bourgeois. Par ailleurs, Damien Hirst a affirmé avoir utilisé les tableaux de Francis Bacon pour la création de son œuvre A Thousand Years ainsi que La Danseuse de Degas pour une œuvre exposée en 2006 à la Royal Academy, The Virgin Mother. Ces éléments se retrouvent dans les catalogues qui leur sont consacrés et dans certaines déclarations qu’ils ont pu faire dans des cadres plus académiques. Une part importante du discours médiatique semble ignorer ces faits. L’article de Lynn Barber est explicite : il n’y a aucun besoin à s’intéresser à l’Art « ancien » alors le Brit Art est aussi enthousiasmant. Ce phénomène rentre encore une fois dans la logique déjà étudiée des Young British Artists en tant que caution artistique de Cool Britannia. Il faut être nouveau et donc faire table rase du passé pour que le Brit Art soit respecté dans son contexte. La mise en scène d’une coterie peut donc se comprendre dans ce sens. Tous les individus (artistes, galeristes, critiques) sont présentés comme nouveaux et issus de la même génération. Ce groupe est donc mis en avant pour s’associer à d’autres groupes comparables dans d’autres secteurs de la vie culturelle britannique. Cette coterie est mise en scène de la même manière que la scène musicale Britpop. Une nouvelle scène artistique se crée et elle est présentée comme un nouveau monde de l’art avec sa propre organisation et ses figures emblématiques. Comme nous l’avons vu, le thème du Choc revient très souvent dans les articles consacrés aux Young British Artists. Les titres font ainsi référence aux aspects les plus marquants des œuvres. En juillet 1997, Jane Czyzselska avait qualifié les œuvres des Young British Artists de « Blood and guts on canvass » dans The Big Issue. En novembre 2000, dans le supplément de The Observer « This is British Art », un article de Peter

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Conrad s’intitule « Beds and Beef » (lits et bœufs !). Les frères Chapman ont aussi fait un scandale qui s’est ressenti dans des titres d’article. Dans le supplément Culture du Sunday Times en avril 2000, l’article de Waldemar Januszczak s’intitulait « Skeletons, nasal hair and a half-peeled torso. The YBAs are back ». Cet aspect pourrait sembler en contradiction avec les éléments précédemment étudiés. Cependant, l’esprit des années 90 cautionne et encourage ces œuvres. L’aspect choquant est donc atténué. On pourrait même parler d’une « Sensation de circonstance ». Les divers critiques et éditorialistes feignent un choc et une stupéfaction. Les termes de « vandales » et d’outrages sont exagérés et les titres diffèrent le plus souvent des contenus des articles. On voit encore ici un aspect intéressant : en affirmant que ces œuvres sont choquantes, elles le deviennent. À partir de ce moment- là, le choc est déjà accepté et rentre dans un contexte plus général. Ce qui est choquant et controversé devient rapidement accepté. « L’anti » devient conforme et le changement de statut s’opère véritablement.

3/ « The New Establishment » Le terme d’Establishment est issu de la langue anglaise et définit la classe dirigeante et conservatrice ainsi que les structures par lesquelles elle gouverne. Il regroupe aussi les structures et les institutions qui mettent en œuvre le contrôle par une minorité sociale sur l’ensemble de la société. Au Royaume-Uni, le terme est associé à la notion d’aristocratie 26 et à la grande bourgeoisie. Dans The Established and the Outsiders publié en 1965, Norbert Elias et John L Scotson tentent de comprendre les logiques qui animent le concept d’Establishment. Ils analysent les expériences de ceux qui se situent à l’intérieur et en dehors des limites d’une société et, dans le cas de cet ouvrage, d’une ville. Ils qualifient ces deux catégories de Established et d’Outsiders. La sociologie de Norbert Elias tente de concilier les approches holistes et individualistes méthodologiques. Dans cet ouvrage et dans la suite de ses travaux consacrés aux Outsiders, Norbert Elias s’intéresse particulièrement aux problèmes raciaux et aux différences de classe. L’analyse de notre sujet est bien évidemment moins dramatique, mais on peut retrouver certaines logiques. Norbert Elias a aussi étudié la manière dont le rapport à l’Establishment se ressentait dans le discours. Une séparation est faite dans chaque « camp » et une opposition est faite entre « eux » et « nous » (« us » et « them »27). Dans notre première partie, nous avons présenté l’exposition Sensation et le fait qu’elle soit organisée au sein de la Royal Academy, symbole de l’Establishment artistique. De nombreux commentaires ont ainsi été faits autant dans la presse tabloïde que dans des publications dites de « qualité ». Une vingtaine de membres de la Royal Academy avaient ainsi menacé de démissionner de l’institution à cause du caractère provocant des œuvres exposées. The Independent On Sunday consacre cinq pages aux Young British Artists le 31 août 1997, trois semaines avant l’ouverture de Sensation. Matthew Collings signe en introduction un manifeste particulièrement intéressant intitulé « The New Establishment ». Matthew Collings est un journaliste et critique d’art qui est au cœur de la galaxie des Young British Artists. Il a travaillé pour les magazines Artscribe et pour les chaînes de télévision BBC et Channel 4. Il a vécu avec Tracey Emin et était présent dans le fameux débat « The End of Painting ». Sa chronique dans le magazine

26 ELIAS, Norbert et SCOTSON, John, The Established and The Outsiders, Sage Publications Ltd, 1994, 240p. 27 Idem 42 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

28 Modern Painters l’a rendu célèbre ainsi qu’un ouvrage intitulé Blimey qui décrit les Young British Artists. Le dossier consacré à Sensation par The Independent on Sunday est donc constitué d’une introduction par Matthew Collings et de vingt portraits d’artistes qui sont qualifiés de « leading lights ». Le graphisme de l’article est très intéressant. Il est très classique et le titre « The New Establishment » est imprimé dans une énorme police de caractères. La présentation est très conventionnelle et ressemble plus à un ouvrage académique qu’à un article de journal. Les portraits des vingt artistes sont sobres et sont agencés dans des cases qui reproduisent des interviews. Les questions sont très classiques comme le format. À chaque artiste sont donc associés la reproduction d’une œuvre, un portrait et une interview assez succincts. On se situe ici dans une perspective radicalement différente des articles de i-D ou de Artscribe. Le statut de la publication explique cela. The Independent est un journal de centre-gauche qui jouit d’une très grande légitimité. La simple présence dans un tel article est un signe de reconnaissance. Le chapeau introduit l’idée que l’art britannique est au point de vivre un moment important. Matthew Collings y écrit « It’s a key moment – the point at which the avant-garde becomes mainstream ». De même, l’appellation YBA présente dans le chapeau n’est pas remise en cause par des guillemets. Dans son article, Matthew Collings tente d’établir un constat sur l’art britannique et sur le nouveau statut qu’il obtient grâce à Sensation. Il écrit : « And there’s no avant-garde anymore. The avant-garde is at the Royal Academy – and the Royal Academy by definition is the opposite of the avant-garde. » Ce proche des Young British Artists ne les qualifie plus d’avant-garde. Ils sont, selon lui, des membres de l’Establishment. Il tente de revenir sur l’historique du mouvement et sur le rôle de Charles Saatchi. Il fait référence à son passé publicitaire et le présente comme un individu « à part » qu’il qualifie de « shy and bullish ». Il écrit aussi : « Originally an outsider, now it seems he’s in charge of everything » ( A la base un simple outsider, il semble aujourd’hui tout diriger) . Charles Saatchi aurait donc, grâce à ses collections, changé de statut et serait passé d’Outsider à Established. On peut tout de même trouver étrange l’appréciation du collectionneur en tant qu’Outsider et en même temps considérer son rôle dans la communication politique. Sa prise de pouvoir sur la scène artistique établie lui donnerait donc une position encore plus enviable et privilégiée. Matthew Collings cherche pourtant à minimiser son rôle dans la création des Young British Artists. Il affirme que le Brit Art ne doit rien à personne ce qui peut paraître étonnant dans le cadre d’un article consacré à une exposition financée en totalité par un collectionneur privé. Matthew Collings explique aussi le succès des Young British Artists par la nouveauté qu’ils représentent. Il décrit la manière dont ils ont rejeté l’art conceptuel des années 60 et 70 et ont refusé le snobisme intellectuel et l’académisme enfoui de l’art britannique. Cet aspect est assez intéressant : il rejette les critiques qui sont faites aux Young British Artists (un art conceptuel sans grand sens) et les renvoient sur l’art plus classique et établi. Dans les vingt portraits qui sont faits des Young British Artists, les informations mises en avant sont intéressantes à analyser. Ce sont en réalité des fiches d’information qui précisent leurs dates de naissance et leur formation. Leurs galeristes sont aussi précisés ainsi que les prix artistiques qu’ils ont remportés. La fin de ces fiches est plus humoristique et se réfère à la logique déjà abordée du « choc acceptable ». Les informations ne sont pas toutes particulièrement intéressantes et elle perpétue cette « mythologie » des artistes à part. Elles font ainsi référence à des anecdotes ou à des traits d’esprit. Damien Hirst est donc interrogé sur les étranges créatures qu’il a mis en scène en plus du requin. Il est précisé que Tracey Emin a fait du karaoké pour son anniversaire et que Sylvester Stallone apprécie beaucoup le travail de Jake et Dinos Chapman… Les artistes les moins célèbres 28 COLLINGS, Matthew, Blimey, From Bohemia to Britpop: London Art World from Francis Bacon to Damien Hirst, 21 Publishing Ltd, 1997, 208p. 43 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

du groupe comme Langlands & Bells, Mona Hatoum, Fiona Rae ou ne sont pas l’objet de ces informations. Leurs travaux et leur projet sont simplement expliqués. Il est intéressant de constater que même si ces portraits sont très courts, un accent est mis sur les commentaires bons ou mauvais des critiques. Chris Ofili s’est rendu célèbre en peignant avec de la bouse d’éléphant. Une critique assez amusante du journaliste Richard Ingleby est donc reproduite : « I have yet to hear a convincing explanation as to why he paints with dung when Windsor & Newton have spent generations making perfectly good paint ». Toutes les critiques et commentaires reproduits sont marqués par une forme d’amusement. The Independent on Sunday donne ainsi à Jake Chapman l’occasion de répondre à une journaliste qui les accusait de fascisme. L’artiste répond alors par une série d’insultes qui sont tellement irréalistes qu’elles en sont drôles. Ces éléments sont ainsi dans la continuité du manifeste introductif qui énonce un mélange des genres entre académisme et avant- garde, entre humour et déclarations grandiloquentes. Dans la même logique, Matthew Collings associe les Young British Artists à la « culture jeune » (Youth Culture). Il mélange les influences musicales, publicitaires et commerciales. Il fait référence au slogan de Calvin Klein, « Be Good, Be bad. Just Be » et le rapproche du message supposé des Young British Artists. Il est aussi fait référence à la musique Britpop et il qualifie l’art contemporain de Britpop Art. Il est nécessaire de prendre en compte l’avis de Matthew Collings comme très subjectif. Ce texte est réellement un manifeste et non une analyse claire et objective d’un événement. Matthew Collings, de par ses liens artistiques et personnels avec les Young British Artists reproduit un discours qui est attendu. La Sensation est devenue établie. Cela signifierait donc que l’Establishment serait devenu sensationnel ! Ce texte est donc issu d’un groupe qui se déclarait Outsider et qui devient établi. « The New Establishment » est donc une déclaration de victoire d’un quasi-membre des Young British Artists qui se réjouit d’être devenu mainstream. L’explication à ce changement est présente dans le premier paragraphe. Matthew Collings écrit : « And what a funny old contradictory, dysfunctionnal world it is ! There’s no Left or Right any more. There’s only consumerism. There are no messages any more. Only ads ». Après avoir décrit les œuvres marquantes de Tracey Emin ou de Marcus Harvey, il affirme : « There’s no authentic painting anymore. Only not-painting or anti-painting or ironic painting. And there’s no avant-garde anymore. » Le lecteur de cet article est donc sensé prendre conscience qu’il jouit de la chance extraordinaire de vivre un moment-clé. Non seulement, il s’agit d’une date importante pour un groupe d’individus (vingt artistes qualifiés de « leading lights » et Charles Saatchi) mais il semble qu’il s’agit d’un moment-clé pour la société dans son ensemble. Ces déclarations sont marquées par un certain postmodernisme. On retrouve l’idée que la modernité serait finie et que les Young British Artists seraient les premiers artistes post-modernes en mélangeant les influences et en inspirant une nouveauté esthétique. Le postmodernisme est un terme assez flou qui est issu de l’architecture. Il s’agit d’un rejet de la modernité et dans le contexte des arts plastiques, à un retour à des formes plus primaires d’expression. Cette conception est liée au poststructuralisme de Jacques Derrida qui est abordé dans l’article de Matthew Collings. Dans la même veine postmoderne, il questionne l’éducation artistique et tente de comprendre les raisons de la créativité des Young British Artists dans la formation artistique : « Did they just stop teaching drawing and painting ? And only teach post-structuralism and camcording instead ?Can we all have it back like it was before ? Is it too late ? ». Le titre de l’article est clair à ce sujet : il s’agit, selon Matthew Collings d’un nouvel Establishment et non d’un Establishment réformé et amélioré. Il ferait alors

44 Deuxième Partie : Une identité artistique liée au discours médiatique

table rase du passé, de ses codes, de ses origines et de ses pratiques. Il ne serait marqué par aucune valeur et se construirait justement en tant qu’opposition à l’art. Il serait anti-art comme nous l’avons vu. Politiquement, il serait à l’image du New Labour, ni de droite, ni de gauche. Ses traits caractéristiques seraient donc, selon Matthew Collings, « Jokes, glamour, fun. Strangeness, oddness, weirdness. Not Loveliness, sexiness. Not . Anti- aestheticism. Not art. Life. Not the studio. The world ». Le romancier Jonathan Coe consacre une part importante de son œuvre littéraire à démonter les techniques et les codes de l’Establishment britannique. Dans un ouvrage 29 précédemment abordé, Testament à l’Anglaise , il étudie une famille de la haute aristocratie britannique. Il décrypte leurs codes et leurs activités qui font des ravages sociaux économiques et culturels sur le Royaume-Uni. Cette famille symbolise l’Establishment anglais et les générations des personnages peuvent représenter ses évolutions. Les parents sont des clichés de la haute société tandis que leurs enfants (journaliste, politicien, galeriste) prennent l’apparence d’une ère nouvelle pour reproduire exactement les mêmes codes. Dans cet ouvrage, l’un des personnages, Rodderick Winshaw, est inspiré de Jay Jopling. Il possède une galerie dont la salle d’exposition est un rectangle blanc (en référence au White Cube). Il est issu de cette famille aristocrate. Dans une scène du livre, il explique que l’art contemporain doit être vendu selon des techniques particulières et que l’apparence joue énormément. Il fait aussi référence à un jeune artiste inconnu d’origine ouvrière qui projette de la peinture sur des toiles. Il s’agit d’une allusion aux spin-paintings de Damien Hirst. Le personnage de Rodderick Winshaw est bien entendu un symbole. En feignant une nouvelle ère avec de nouvelles perspectives, les mêmes logiques sont mises en œuvre. On peut établir un parallèle avec cet article de Matthew Collings et avec le Zeitgeist britannique des années 90. Ce postmodernisme serait donc une excuse, un masque pour reproduire en toute liberté les techniques de stratégie et de domination. Ce postmodernisme serait donc un masque de légitimité qui cacherait un réel conservatisme. Les logiques sont identiques. Six ans après Sensation, le magazine anglais New Statesman publie un article à mettre en perspective avec celui de The Independent on Sunday. Ce magazine est marqué à gauche et a une réputation de franc-tireur dans le champ médiatique britannique. L’auteur n’est autre que Matthew Collings. Dans son article intitulé « The Bottom Line » du 24 novembre 2003, il présente une série d’émissions à venir sur les maîtres de la peinture classique. Son ton est beaucoup moins prophétique que dans « The New Establishment ». Il est devenu critique et son article est la négation même du postmodernisme. Il écrit dans le chapeau : « We are obsessed by contemporary art. But are we being sold something that isn’t there ? ». On retrouve déjà une dimension critique dans le passif « are we being sold ». Le public serait en réalité influencé esthétiquement. Il écrit dans la suite de son article : « A new popular audience is obsessed by contemporary art. But I think they are being sold something that isn’t really there : an all-in package of spirituality, depth and profundity. I am afraid the offical institutions of contemporary art are just lying about this stuff. ». Matthew Collings décrit ensuite la nécessité de retourner à l’art classique et aux maîtres tels que Rubens, Rembrandt ou Vélasquez. Il se situe alors dans une logique opposée à celle de son article datant de 1997. Il ne conteste plus les apports du passé et son style même est différent. Son ambition a évolué et il a pris conscience des différentes logiques en jeu autour des Young British Artists. À l’issue de cette partie, un ensemble d’éléments ont été développés. Il est indéniable qu’un groupe d’artistes a joué un rôle majeur dans l’art contemporain britannique des années 90 à aujourd’hui. Les exposants étaient ainsi liés « par la force des choses » et par leur 29 COE, Jonathan, Testament à l’Anglaise, Gallimard, 1997, 682 p. 45 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

amitié. L’arrivée conjointe et interdépendante du champ financier et du champ médiatique a donc créé une appellation et a catégorisé ces individus. Un choix a été fait et nous avons étudié de quelle manière une mise en scène avait eu lieu autant au niveau du traitement individuel de chaque artiste que de la mise en avant d’une coterie d’individus. Ces différents éléments avaient pour objectif de créer une légitimité artistique et d’installer les Young British Artists dans une catégorie de l’histoire de l’art. Nous avons aussi vu que ces différents éléments ont réussi dans la mesure où le discours médiatique a accueilli les Young British Artists et leur a donné une visibilité sans précédent. Ce phénomène est rentré dans un contexte plus général et plus sociétal. Le Brit Art a ainsi été la caution artistique d’une ère qui se prétendait post-moderne ou au moins nouvelle et qui reproduisait en réalité des logiques et des stratégies particulières. Cependant, de nombreuses questions restent encore posées. Il convient d’interroger ces logiques et de tenter d’en comprendre les mécanismes et les intérêts. De même, nous étudierons de quelle manière le discours médiatique a reproduit des stratégies de persuasion et de promotion. La question de la réputation et le rôle des institutions seront donc étudiés.

46 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

Cette troisième partie aura pour but de comprendre les motivations et les intentions qui ont amené à la création de l’identité des Young British Artists. Le statut du Brit Art en tant qu’avant-garde sera ainsi étudié dans une perspective critique (A). La question de la réputation et le point de vue des Young British Artists sur ces éléments permettront d’étudier une nouvelle figure de l’artiste (B).

1. Les enjeux liés aux Young British Artists

Ce mémoire tente de concilier des approches qui peuvent sembler opposées. La première partie a montré les logiques et l’esprit qui régnaient sur le monde de l’art contemporain britannique. Dans ce cas précis, l’interactionnisme d’Howard Becker peut être complété par une approche bourdieusienne et notamment son actualisation par rapport au Brit Art. Ensuite, le rôle marquant de Charles Saatchi sera analysé et la question du rôle du collectionneur sera posée.

1/ « The Mediated Manufacture of an avant-garde» Cette première sous-partie tire son titre d’un article du sociologue anglais Roger Cook. Dans un ouvrage intitulé Reading Bourdieu on Society and Culture, il signe un article consacré aux Young British Artists, « The mediated manufacture of an ‘avant-garde’ : a Bourdieusian analysis of the field of contemporary art in London, 1997-9 » 30. Roger Cook a un profil universitaire assez particulier : Il est diplômé en arts plastiques et commence une carrière d’artiste avec un succès d’estime dans les années 60. Il se rend ensuite aux Etats-Unis où il visite la Factory d’ et il s’intéresse aux travaux de l’historien des religions Mircea Eliade et au psychologue Carl Jung. Il consacre une thèse à la domination masculine dans le américain. Il devient même acteur pour le cinéaste Derek Jarman. Il se concentre sur son travail universitaire par la suite et s’oriente vers les queer studies et sur les questions de domination. Il a beaucoup contribué au développement de l’intérêt pour Pierre Bourdieu au Royaume-Uni. Dans cette article, il tente de prouver que l’analyse bourdieusienne est valable pour l’étude du changement de statut des Young British Artists. Son étude se caractérise aussi par un hommage à Pierre Bourdieu. Il introduit d’ailleurs son texte par deux citations du sociologue français qui conditionnent son travail et qui marquent notre étude. Dans un premier temps, Pierre Bourdieu décrit un univers qui semble anarchique et libertaire et qui est en réalité un « ballet » régulé dans lequel les individus

30 COOK, Roger, « The mediated manufacture of an ‘avant-garde’ : a Bourdieusian analysis of the field of contemporary art in London, 1997-9’ » in Reading Bourdieu on Society and Culture, Blackwell Publishers, 2000, p164-185. 47 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

ont des intérêts qui peuvent être convergents ou contradictoires31. Le rôle du sociologue serait donc de construire et d’apprécier les mécanismes qui régissent le champ étudié et sa relation à un espace plus général et social. Ensuite, Roger Cook anticipe son analyse des logiques liées au marché. Il se réfère à Pierre Bourdieu qui estimait que le marché a été considéré de plus en plus comme un moyen légitime de légitimation32. Cet article de Roger Cook se situe dans un ouvrage qui n’est pas lié aux Young British Artists. Cette ouverture permet donc d’introduire le lecteur aux thématiques qui vont être abordées dans le cadre du sujet. On pourrait cependant penser que les lecteurs de ce mémoire ont déjà une idée des thèmes qui sont en jeu. Roger Cook base son analyse sur les concepts présents dans l’œuvre de Pierre Bourdieu et en particulier dans Les Règles de l’Art. Genèse et structure du champ littéraire. Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu analyse le champ littéraire et tente de comprendre la construction et le rapport entre les sous-champs de la production littéraire. L’analyse de Roger Cook a donc pour d’objectif d’actualiser les thèmes bourdieusiens. En les plaçant dans un contexte nouveau, les logiques bourdieusiennes sont confirmées et donnent un point de vue particulier sur un phénomène récent. Il convient de rappeler que cet article a été publié en 2000, c’est-à-dire seulement trois ans après Sensation et pendant la période d’overdose médiatique des Young British Artists. Sensation a véritablement marqué les esprits. Comme nous l’avons vu, les articles de presse à son sujet ont été très nombreux et les commentaires l’ont transformé en une date charnière de l’art contemporain britannique. On pourrait estimer avec Roger Cook que ce contexte est une opportunité pour le chercheur. Il s’agit d’une chance de pouvoir analyser un instant particulier, une situation dans laquelle les relations entre le pouvoir et la culture sont majeures. En reprenant une formule bourdieusienne, Roger Cook qualifie le champ de l’art contemporain britannique de « concrétisation de l’universel ». On serait donc en présence d’un moment particulier dans lequel les enjeux se cristalliseraient. Son étude permettrait ème donc, à l‘image de celle du champ littéraire du 19 siècle, de comprendre les mécanismes de légitimation et le statut d’une avant-garde par rapport au champ général de production culturelle. Il convient de préciser le rôle des individus dans l’analyse bourdieusienne du champ artistique. Dans une compilation d’articles publiée en anglais en 1993 et intitulée The 33 Field of Cultural Production ,il décrit la dimension collective de la production d’une œuvre d’art. L’artiste est certes le producteur matériel de l’œuvre mais on ne peut nier un lien entre l’œuvre et l’ensemble des agents engagés dans le champ. Pierre Bourdieu décrit ensuite le rôle des critiques, collectionneurs, commissaires d’exposition ainsi qu’un ensemble d’agents dont l’activité ou l’intérêt est lié au champ artistique. Cet aspect est assez intéressant puisqu’elle va à l’encontre de la vision caricaturalement holiste et abstraite qui a été faite de la pensée de Pierre Bourdieu. En réalité, comme Howard Becker, le sociologue français reconnaît le rôle des agents. Il est important de préciser que les analyses ne se confondent pas mais, sur ce sujet en particulier, elles ne sont pas en opposition. L’aspect collectif d’une œuvre d’art est reconnu ainsi que le processus général de la production artistique.

31 « this universe, anarchic and wilfully libertarian in appearance (…) is the site of a sort of well-regulated ballet in which individuals and groups dance their own steps », BOURDIEU, Pierre, Les Règles de l’art, cité dans COOK, Roger, « The Mediated Manufacture of an ‘avant-garde’ », Reading Bourdieu on Society and Culture, Blackwell Publishers, 2000, p.164 32 « the market is accepted more and more as a legitimate means of legitimation », BOURDIEU, Pierre, On Television and Journalism (Sur la télévision), cité dans COOK, Roger, même référence 33 « the ‘subject’ of the production of the art-work – of its value but also of its meaning – is not the producer who actually creates the object in its materiality but rather the entire set of agents engaged in the field » BOURDIEU, Pierre, The Field of Cultural Production, Cambridge Polity, 1993, p.261 48 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

Cependant, Howard Becker tendra probablement à personnaliser plus ses objets d’étude et à considérer la place de l’individu avant la dimension collective. Le terme d’avant-garde se construit donc dans cette dimension. Les interdépendances entre les critiques, historiens, collectionneurs et artistes font naître un débat et donc un jugement artistique. Le fait de constituer une avant-garde ou d’être considérée comme telle est donc une lutte. Il s’agit d’un combat au sein du champ culturel pour la maîtrise de la nouveauté. Il s’agit encore plus d’une question de considération et donc de légitimité. Dans Les Règles de l’art, Pierre Bourdieu estime qu’une notion telle que l’avant-garde n’est définissable uniquement dans un champ à un moment déterminé. Historiquement, ce concept s’est construit comme une opposition ème à l’aspect marchand de l’art qualifié de bourgeois à la fin du 19 siècle. Les Young British Artists ont ainsi été présentés en particulier dans le discours médiatique comme une avant- garde. Ils auraient combattu pour obtenir une légitimité et auraient organisé leur exposition ème à l’image des Impressionnistes français à la fin du 19 siècle. Les études déjà effectuées ont ainsi montré de quelle manière un semblant de combat avait été mis en scène. De même, cette coterie et un certain accent porté sur Freeze dans une branche « élitiste » du discours médiatique donnaient l’idée que les Young British Artists se considéraient comme avant- gardistes. Au niveau des représentations, on pourrait en un sens rapprocher Freeze du Salon des Indépendants parisien qui s’agissait d’une exposition organisée par des artistes et qui a permis de découvrir des peintres comme Cézanne ou Braque. Cependant, nous avons déjà étudié que Freeze avait eu une couverture médiatique respectable pour une exposition d’étudiants et que Charles Saatchi avait joué un rôle dès cette période. Ensuite, le terme de YBA a été créé par la Saatchi Gallery et le discours médiatique a d’emblée donné une visibilité autant qualitative que quantitative aux Young British Artists. La lutte pour la légitimité n’a pas réellement eu lieu. Le Brit Art ne peut être qualifié d’avant-garde dans la mesure où socialement (et économiquement), il a été encouragé par des individus et par un contexte particulier. La question esthétique n’est pas le sujet de cette étude mais, dans ce domaine, on peut tout de même leur reconnaître une innovation : Ils ont su mélanger les influences même si, comme nous l’avons vu, le discours médiatique les a occultées. La question de l’avant-garde est donc marquée par une thématique violente. L’analyse de Roger Cook dans « The Mediated Manufacture of an avant-garde » a l’avantage qu’elle actualise le travail qui est fait par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’Art. Dans cet ouvrage publié en 1992, le sociologue français analyse la position d’un champ en fonction des variables de domination économiques et symboliques. Le champ de la production culturelle se situe donc dans la partie dominante de l’espace social, au sein du champ détenant le pouvoir. Le pouvoir est donc incarné par la bourgeoisie et correspond à l’Establishment. Roger Cook qualifie les membres de la Royal Academy de parties du champ dirigeant. Cet élément est d’ailleurs confirmé par les analyses précédentes. Au sein du champ de production culturelle, dans ce cas précis de production artistique, les variables distinguent deux sous-champs : celui de la production à grande échelle et celui de la production à petite échelle. Le premier a donc un capital économique fort et un capital symbolique relativement faible. Dans le cadre de cette étude, les journaux « établis » ainsi que la presse tabloïde rentrent dans cette catégorie. Ce sous-champ est conditionné par le champ plus général du pouvoir. Son action est influencée à la fois économiquement et idéologiquement par ce champ plus important. A l’inverse, et peut-être de manière exacerbée dans cette étude, le sous-champ de production artistique à grande échelle conditionne celui de petite échelle. Ce dernier a alors un fort degré d’autonomie et jouit d’un capital économique faible. Il a néanmoins un capital symbolique, spécifique très fort. Cette force du capital symbolique est ainsi due à la représentation sociale et à la figure de l’artiste.

49 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

Adaptation et traduction du schéma de Roger Cook dans son analyse du champ de production culturelle dans l’espace social (lui-même adapté du schéma des Règles de l’art de Pierre Bourdieu) Au sein du sous-champ de production culturelle de petite échelle, la question du capital symbolique est une variable très importante. Ceux qui en disposent sont donc considérés comme avant-gardistes. Ils constituent l’avant-garde instituée et établie. A l’inverse, ceux qui ont un capital symbolique et spécifique faible n’ont pas ce statut et même s’ils constituent une avant-garde, celle-ci n’est pas encouragée. Ils se situent alors du côté de la Bohème et de « l’Art pour l’Art ». Economiquement, les membres de cette partie du sous-champ ne sont pas dans une situation de domination. Les Young British Artists n’ont pratiquement pas été collectivement dans cette catégorie. En effet, ils ont reçu très tôt un encouragement et un soutien venant du champ de production culturelle et artistique de grande échelle. Au niveau personnel et individuel, certains artistes ont effectivement connu des difficultés et ont parfois été dans cette catégorie. Cependant, la constitution en tant que groupe leur a donné un capital symbolique supérieur. De 1992 à 1997, ils ont donc eu un statut assez intermédiaire entre le haut et le bas de ce champ. Ils se situait au même niveau que l’effervescence précédant Cool Britannia qui agissait dans le champ de production culturelle de large échelle avec le développement d’une nouvelle presse et d’un intérêt particulier pour l’art. Les articles que nous avons étudiés et qui étaient issus d’i-D ou de Artscribe rentraient donc dans cette logique. On se souvient d’ailleurs de l’admiration qu’avait Damien Hirst pour Walt Disney ou d’autres éléments de la culture populaire. Dès les débuts de notre sujet d’étude, on pouvait observer une attirance du sous-champ de production culturelle de petite échelle vers celui de très grande échelle (tabloïds, télévision, culture populaire). A partir de 1992, les Young British Artists sont donc influencés par la partie supérieure du champ détenant le pouvoir. Charles Saatchi rentre dans cette catégorie et va utiliser son influence pour modifier le champ de production artistique britannique. En 1997, l’exposition Sensation est organisée par l’Establishment à la fois économique (Charles Saatchi) et institutionnel (Royal Academy). Elle fait passer les Young British Artists de leur statut intermédiaire à celui d’avant-garde consacrée et instituée. Ils deviennent la « version avant-gardiste » de l’Establishment. Au sein du sous-champ de production culturelle de petite échelle, cette avant-garde établie joue le même rôle que celui de la (grande) bourgeoisie au sein du champ de pouvoir. Sensation a eu lieu il y a 10 ans. Il est évident que les Young British Artists n’ont pas descendu de niveau. Ils occupent toujours un rôle marquant dans le champ de production culturel britannique. Les élections de Gary Hume et de Tracey Emin à la Royal Academy les a fait intégrer le champ du pouvoir. Ils sont devenus « établis » à tous les niveaux. La distinction entre les sous-champs de grande échelle et de petite échelle semble infranchissable. Il est cependant intéressant de constater qu’avec les Young British Artists, les frontières sont plus floues et les univers se mélangent. La personnalité de Damien Hirst ou les commentaires de Tracey Emin sont présents dans le discours médiatique. Ils dépassent même le simple statut de sujet d’analyse et deviennent parfois auteurs. Par exemple, Tracey Emin est rédactrice d’une chronique hebdomadaire dans The Independent. Ensuite, il est de notoriété publique que le monde de la publicité britannique utilise des sujets esthétiques inspirées des Young British Artists. De la même manière, certains artistes s’inspirent de la publicité pour leurs œuvres. Damien Hirst a ainsi affirmé : « I get a lot of inspiration from ads in order to communicate my ideas as an artist and of course Charles (Saatchi) is very close to all that »34. A l’inverse, l’agence M&C Saatchi s’est inspirée d’une vidéo de l’artiste Gillian Wearing pour une campagne de publicité. L’exemple de Sam Taylor- Wood est aussi intéressant : elle a effectué une vidéo qui mettait en scène le footballeur 34 BUCK, Louisa, « Damien Hirst : A new exhibition», Time Out, 23 mai 1997, p.127 50 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

David Beckham et a réalisé des clips pour des groupes de musique. A un niveau financier, Damien Hirst est présent dans la liste des personnes les plus riches du Royaume-Uni (The 35 Times Rich List ). De même, la galerie de Jay Jopling, le White Cube, a un chiffre d’affaires de plusieurs millions de livres par an. Une exposition ne peut pas rentrer dans le cadre d’une production artistique de grande échelle. Cependant, le nombre de visiteurs aux expositions des Young British Artists tend à remettre en question cette séparation entre petite échelle et grande échelle. Sensation, par exemple a vu défiler plus de 300 000 visiteurs à la Royal Academy. Le Brit Art a donc aujourd’hui un statut assez hybride et les situer sur un point particulier d’un schéma serait difficile. Il conviendrait mieux de dessiner un axe qui combinerait une position ultra-dominante au sein du sous-champ de production à petite échelle, une position très influente dans le sous-champ de production de grande échelle et un poids respectable et « enviable » pour un artiste dans le champ du pouvoir. Cet ensemble de mutations et d’évolutions est complexe. En effet, l’objet de cette étude n’est ni d’attaquer des individus en particulier, ni de faire une description détaillée de la comptabilité d’une institution artistique ou d’un domaine fixé. Ce serait alors inutile puisque la raison majeure de ces changements se situe davantage dans l’esprit social et dans la question des valeurs. Roger Cook tente d’expliquer toutes ces mutations en les insérant dans un contexte plus général et plus sociétal. C’est pour cette raison qu’il conclut son article sur une certaine désillusion mais surtout sur une dénonciation des effets du capitalisme sur le champ culturel. Il ne cite pas de réformes précises effectuées par le pouvoir politique mais l’esprit de la politique et les conséquences du Thatchérisme sont présentes dans son analyse. Dans une intervention au New York Times en 1999, Charles Saatchi affirmait son admiration pour Margaret Thatcher avec laquelle il avait travaillé pendant sa campagne électorale de 1979. « Margaret Thatcher… She created an environment in Britain where people felt they could escape the role they had been pushed into. They no longer had to be dropouts and failures. Students like Damien Hirst felt they could do absolutely anything »36 Charles Saatchi n’a rien décrit de concret et il n’affirme pas son admiration pour des décisions particulières du gouvernement conservateur. Au contraire, il se réjouit de la création d’un environnement qui a permis des mutations considérables sur la société et donc sur le champ culturel. Pierre Bourdieu a combattu contre ce qu’il qualifiait de « fatalisme économique ». Ce terme décrivait l’acceptation résignée des valeurs du marché et leur reproduction. Roger Cook cite ensuite un texte très intéressant, le discours de Pierre 37 Bourdieu à la réception du Ernst Bloch Prize publié dans la revue New Left Review . Dans ce texte, le sociologue dénonçait « la période de reconstruction néoconservatrice ». Il écrit : « it is a new type of conservative revolution that claims connection with progress, reason and science – economics actually – to justify its own re-establishment » Il s’agirait d’une révolution conservatrice qui avancerait derrière un masque de progrès. En effet, les enjeux économiques et culturels au sein de l’art contemporain britannique sont incontestablement liés à un conservatisme traditionnel. Cependant, la présence de l’art et l’idée de nouveauté lui donne une image de progrès. On retrouve alors la question déjà étudiée d’un nouvel Establishment. Le danger de ce fatalisme dans le champ culturel est qu’il semble incontesté et qu’il se reproduit. Dans le cas de notre analyse, le discours médiatique a répété, voire

35 The Sunday Times Rich List, avril 2006, p.64 36 SOLOMON, David, « The Collector », New York Times Magazine, 26 septembre 1999, p.22 37 BOURDIEU, Pierre, « A reasoned Utopia and Economic Fatalism », New Left Review, Janvier-février 1998, n°227, p.125 51 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

martelé le message. Les contraintes les plus fortes sont probablement économiques mais la dimension symbolique est à prendre en compte. Pierre Bourdieu a observé que le rôle du champ intellectuel était donc de lutter pour l’autonomie et la défense à la fois de son propre champ et du corps social en entier. Le danger est donc encore plus important lorsqu’on constate que l’historienne britannique Lisa Jardine a signé des articles dans les catalogues des expositions organisées par Charles Saatchi. Dans le cas de Sensation en particulier, un article comparant le publicitaire à un Laurent de Médicis moderne était signé par Lisa Jardine. Il ne conviendrait cependant pas d’orienter cette analyse sur le rôle pernicieux de Charles Saatchi. On ne peut pas parler de complot entre Saatchi, les rédacteurs de la presse écrite britannique et les Young British Artists avec à leur tête Damien Hirst. Un rôle majeur a certes été joué par certains individus et Saatchi a rempli un rôle important dans la mesure où, en tant qu’agent du champ du pouvoir, il a agi dans sa fonction de classe. Individuellement, il joue un rôle majeur mais son action se doit d’être comprise dans une logique générale. De même, les stratégies de promotion pour une réputation qui sera étudiée ne se réduisent pas au contexte britannique des années 90. Elles concernent plutôt la question de l’institutionnalisation du monde de l’art et sa fonction dans l’étude d’un mouvement artistique. Les logiques mises en œuvre dans le cas des Young British Artists ne sont pas uniquement liées au Royaume-Uni des années 90. Elles interrogent la possibilité d’une avant-garde libre de considérations économiques et promotionnelles.

2/ Des logiques de promotion et de persuasion Le cas de la Saatchi Gallery et de son propriétaire constituent là encore une concrétisation des enjeux qui animent les question liées au monde de l’art et à la question de la nouveauté. Les travaux de Raymonde Moulin et d’Howard Becker permettent de comprendre les motivations des collectionneurs. Le sociologue américain a analysé l’histoire du mécénat et les différentes imbrications entre la politique et les résultats artistiques. Le cas de Charles Saatchi est particulièrement difficile à analyser. En effet, le discours médiatique s’est paradoxalement peu intéressé à sa personnalité et à ses motivations. Si les articles ont été extrêmement nombreux à propos des expositions de la Saatchi Gallery et de ses « poulains », il est très difficile de trouver des articles de presse à propos du collectionneur. Nous tenterons donc de comprendre les motivations possibles sans pour autant faire de suppositions hasardeuses et imprécises. Dans son étude sur Le marché de la peinture en France publiée en 1967, Raymonde Moulin décrit la diversité des objectifs d’un collectionneur38. Il peut s’agir d’un intérêt réel pour l’art, de la recherche d’un statut légitimé par l’aspect artistique ou bien de la simple spéculation commerciale. Howard Becker reprend ce thème et l’applique à la question du mode d’éducation des mécènes. Les manières de collectionner sont nombreuses et dépendent de la conception par le collectionneur du rôle de l’Art. Il s’agit peut-être d’une supposition hasardeuse mais il est tout de même intéressant de constater que les thèmes des Young British Artists sont liés à l’activité professionnelle de leur principal collectionneur. En effet, l’aspect publicitaire et direct de l’esthétique du Brit Art fait sans aucun doute un certain écho auprès d’une personnalité et d’un milieu rodé aux techniques publicitaires. Charles Saatchi a affirmé que son intérêt pour l’art contemporain se range dans l’ordre de l’émotion et du sentiment39 et non dans une perspective académique et intéressée. Ensuite, il est indéniable que les Young British Artists produisent un travail qui n’a pas de dimension politique directe. Si des personnalités

38 MOULIN, Raymonde, Le Marché de la peinture en France, Editions de Minuit, 1989, p.200 39 SOLOMON, David, « The Collector », New York Times Magazine, 26 septembre 1999, p.23 52 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

comme Tracey Emin ont affirmé leur opposition au conservatisme et en particulier au Thatchérisme, leurs œuvres ne s’attaquent pas directement pas à ces politiques. Il y a donc moins d’obstacle pour un publicitaire conservateur à les collectionner. Les questions de l’identité féminine ou la dimension christique des œuvres de Damien Hirst sont des sujets qui interrogent évidemment la société mais qui ne l’attaquent pas frontalement. Seuls Jake et Dinos Chapman étudient la notion du capitalisme et ses liens avec le fascisme mais le mode d’expression est tellement (volontairement) exagéré qu’il n’y a pas d’opposition avec l’habitus de Charles Saatchi. Il s’agit d’une logique totalement différente de celle qui opposait l’artiste communiste mexicain Diego Riviera au milliardaire Rockefeller. Ce dernier avait commandé au peintre des fresques et avait reçu un ensemble de peintures aux thématiques marxistes. Le rapport entre les Young British Artists et Charles Saatchi n’a évidemment rien à voir. Dans le chapitre des Mondes de l’Art consacré à la distribution des œuvres d’art, Howard Becker analyse l’évolution de l’activité des mécènes40. Pendant la Renaissance italienne, le mécénat marchait plutôt à sens unique : l’artiste était aidé par un individu supérieur socialement, financièrement et culturellement. Dans le cas des Young British Artists, la hiérarchie est différente. Charles Saatchi est certes supérieur financièrement et en matière d’influence, mais il a besoin de l’art pour affirmer une légitimité. On se souvient de l’article de Matthew Collings « The New Establishment » qui affirmait que Charles Saatchi était passé du statut d’Outsider à celui d’Established grâce à Sensation. Le propos était bien évidemment exagéré, mais il est indéniable qu’en se présentant comme protecteur d’une avant-garde artistique, Charles Saatchi acquiert une autre dimension et cherche à s’installer lui aussi dans une histoire de l’art. On peut ainsi comprendre avec ce prisme les activités de la Saatchi Gallery (et d’autres) qui tente de créer des avant-gardes à l’image des Young British Artists. C’est probablement pour cette raison que la Saatchi Gallery a voulu (sans grand succès) recréer un autre groupe à la suite du Brit Art, les New Neurotic Realists. Actuellement, elle organise un cycle d’expositions intitulé « The Triumph of Painting » dans lequel des œuvres de jeunes peintres sont présentées. De la même manière qu’il existe une mythologie de l’artiste et même du galeriste (Jay Jopling et Robert Fraser), on peut estimer qu’il existe une figure du collectionneur qui remonte aux années 60 avec des personnalités comme Leo Castelli ou Illeana Sonnabend qui avaient découvert Andy Warhol. Les articles de presse spécialisés qui abordent le rôle du collectionneur confrontent souvent les personnalités actuelles à ces figures. Dans Les Mondes de l’Art, Howard Becker tente de comprendre le rôle des marchands. Ils se spécialisent le plus souvent dans un type d’artistes. Leur rôle est donc d’effectuer une activité que l’artiste est incapable de faire : transformer une valeur artistique et esthétique en une valeur économique41. Pour arriver à ce résultat, le marchand procède donc à un travail de promotion qui relève quasiment du marketing et de l’étude de marché. Il analyse donc la possibilité économique d’un artiste et tente de la faire prospérer en la mettant en relation avec des collectionneurs éventuels. Le rôle de Charles Saatchi vis-à-vis des Young British Artists a dépassé celui du simple collectionneur. Il a en effet développé une véritable campagne publicitaire pour améliorer leur image et par la même occasion sa propre image. 42 En 1998, le magazine Art in America publie une critique de Sensation . La journaliste

40 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, pp.127-137 41 Idem 42 MACRITCHIE, Lynn, « Rude Britannia (Sensation) », Art in America, avril 1998, vol 86, n°4, pp.36-39 53 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

LynnMacritchie interroge cette question de la promotion des collections de Charles Saatchi dans son article intitulé « Rude Britannia (Sensation) ». Elle écrit : « Had this been an advertising campaign, Saatchi could not have organized it better. And, as one notes which artists were not included in the show (the relatively low-key and the less controversial), it is difficult to escape the suspicion that an advertising campaign, for himself, for the yBa’s and, by association, for the RA, was just what Sensation was. » Cette critique assez virulente accuse donc personnellement Charles Saatchi d’avor orchestré une campagne de communication pour le Brit Art et pour lui-même. Une autre raison qu’une amélioration de l’image peut expliquer cette « promotion » par Charles Saatchi. Le monde de l’art international est devenu depuis quelques dizaines d’années un espace où s’échangent des sommes énormes. L’objet de cette étude n’est pas d’analyser tous les enjeux économiques et financiers du marché de l’art contemporain. Cependant, il est nécessaire de comprendre que le facteur économique joue maintenant un rôle important dans les choix des grandes fondations privées. La Saatchi Gallery a ainsi investi dans un groupe d’artistes dont la notoriété était à construire. Elle a développé un plan de communication (réussi) et l’a transformé en avant-garde institutionnalisée. Son bénéfice est donc assez important : la cote des Young British Artists ayant connu une très forte hausse entre le début des années 90 et aujourd’hui. Un exemple des résultats de cette opération a été les records en termes de prix lors de la vente par la Saatchi Gallery d’une partie de ses collections des œuvres des Young British Artists. En 2000, Charles Saatchi vendit ainsi une partie de ses collections pour la somme de plusieurs millions de livres. Le rôle de la Royal Academy est aussi intéressant à étudier dans cette perspective critique. Cette dernière a redoré son blason en s’affirmant comme une institution rénovée, « vandalisée » selon les académiciens qui menaçaient de démissionner et qui avaient alors l’image de réactionnaires. Le statut du financement de la Royal Academy que nous avons étudié en première partie permet de comprendre la logique derrière tous ces éléments. D’un point de vue pragmatique, Norman Rosenthal a eu raison d’ouvrir ses portes à une exposition privée dans le but d’assurer la continuité de son institution. Le bénéfice de Charles Saatchi a été immense. Il a réussi à donner une visibilité médiatique et à donner une légitimité à ses « poulains » en finançant « simplement » une exposition. Il s’agit peut-être d’une vision schématique mais le bilan actuel de l’art contemporain anglais lui donne pourtant raison. Les Young British Artists sont aujourd’hui les artistes les plus célèbres du Royaume-Uni. Ils ont un statut très particulier et ont une influence sur des champs différents. On pourrait ainsi estimer que Charles Saatchi a utilisé une « vénérable » institution non seulement pour légitimer mais aussi pour augmenter la cote des artistes dont ils possèdent les œuvres. Howard Becker écrit : « quand un musée achète ou expose une œuvre, c’est la consécration suprême dans le monde contemporain des arts plastiques »43. La Royal Academy a donc « consacré » des œuvres appartenant à un collectionneur. En effet, la force de l’action des musées est qu’elle se place sous le signe d’une permanence. A moins d’une catastrophe nationale, on imagine mal que les collections du Louvre ou du Prado soient vendues dans une salle de ventes. Même les musées privés se placent dans une perspective de très long terme. Dans le cas du Brit Art, le danger est que l’on passe à une situation potentiellement à très court terme. En effet, Charles Saatchi a la possibilité de vendre l’intégralité de ses collections.En raison de l’absence d’une action culturelle étatique en terme d’arts plastiques, la situation britannique déstabilise le monde de l’art. Les seuls leurres de garantie de stabilité se trouvent donc du côté de l’investissement privé comme nous l’avons vu avec le rôle de Charles Saatchi. En effet, une stabilité, au sens d’Howard Becker, était réservé aux

43 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.135 54 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

personnels travaillant dans la galaxie des Young British Artists. Cependant, les personnes absentes et exclues de cet univers se retrouvent dans une situation d’autant plus instables à un niveau social et niveau pratique. On pourrait ensuite rapprocher les logiques que nous venons d’étudier de celles analysées par Pierre Bourdieu dans son étude de la télévision et du journalisme. Le cas de l’art britannique pose la question du rôle des institutions et de la possibilité d’une expression artistique libre dans le cadre d’une société dont le rôle de la culture est remis en cause. Des thématiques qui ne sont pas totalement liées au sujet du Brit Art doivent être abordées. La question de l’institutionnalisation de l’art contemporain est complexe. Cette étude ne qualifie pas les YBAs d’avant-garde au sens précis du terme. Cependant, la question est ouverte sur la possibilité d’une institutionnalisation d’une « véritable » avant-garde. Pour en revenir au sujet précis, il est intéressant de constater que l’Establishment personnifié par Charles Saatchi, a besoin de l’art contemporain. Il ne s’agit pas d’un passe-temps mais bel et bien d’un moyen d’acceptation. En légitimant une avant- garde, Charles Saatchi se légitime lui-même. On comprend mieux alors l’idée de caution artistique développée dans la partie précédente. Cette étude du cas des Young British Artists et des interactions économiques permet de comprendre les influences de la sphère dirigeante sur l’activité artistique. Les questions du danger d’un dévoiement des institutions dépassent ce cas. Il est aussi nécessaire de comprendre que Charles Saatchi n’est pas l’unique responsable de la situation générale du milieu de l’art contemporain. Il s’agit plutôt d’un agrégat de décisions politiques, de personnalités de ce monde et des changements généraux d’une société. C’est pour cette raison que l’étude du discours médiatique permet de mieux comprendre les logiques qui se cachent derrière des simples articles de presse et des dates d’exposition. Le cas des Young British Artists est un cas très intéressant des interactions entre les individus et des mutations sociales. L’étude du discours médiatique est donc le moyen privilégié d’observation des changements d’un monde de l’art. En étudiant son discours et ses implicites, les logiques collectives générales sont analysées. Pierre Bourdieu a souvent critiqué le champ journalistique et l’influence qu’il recevait du champ dominant. Dans deux conférences données au Collège de France et publiées en 1996 sous le titre Sur la télévision 44 , le sociologue développe une critique du champ journalistique. Les Young British Artists ont incontestablement constitué des sujets d’un journalisme commercial. L’incursion des tabloïds et de la télévision en sont les illustrations parfaites. Les Young British Artists sont évidemment « jeunes », attirants parce que « provocants » : ils font scandale, ils « passent bien ». L’étude du champ médiatique britannique prouve donc la pertinence des analyses de Pierre Bourdieu dans Sur la télévision. Le journalisme est à la fois soumis à un champ dominant qui lui impose globalement une loi du marché et il a, en même temps, un pouvoir sur d’autres champs (le monde de l’art dans cet exemple). Autant au niveau de l’étude du journalisme que des questions liées la sociologie de l’art, l’exemple du Brit Art constitue incontestablement une « concrétisation de l’universel ».

2. Le Young British Artist : une nouvelle figure de l‘artiste ?

44 BOURDIEU, Pierre, Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996, 96p. 55 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

Certaines questions restent néanmoins en suspens. Même s’il s’agit d’une identité créée, ses effets n’en sont pas moins réels. Une hypothèse de ce travail résidait dans la focalisation du discours médiatique sur quelques individus. La question de la réputation sera donc étudiée dans un rapport aux analyses précédentes. Ensuite, la relation des Young British Artists à ce monde de l’art sera analysée et nous tenterons de comprendre le statut de ce monde.

1/ Les processus de réputation Howard Becker conclut son ouvrage sur la question de la réputation. Il tente de comprendre en quoi cette notion évolue en permanence et il la considère comme un processus social45.Une réputation d’une œuvre ou d’un artiste se doit d’être considérée dans le cadre du monde de l’art auquel il appartient. Il est cependant nécessaire de comprendre cette question de la réputation dans une logique individualiste46. Dans le cadre de cette étude, le discours médiatique est le vecteur de cette réputation. Il sélectionne et met en valeur certains individus en particulier. Le cas de Damien Hirst est probablement le plus marquant. Depuis le début de notre étude, nous avons pu constater que son rôle a toujours été mis en avant. Dès Freeze en 1988, Sasha Craddock dans The Guardian soulignait son caractère et sa capacité à mettre en œuvre une exposition. Elle accentuait même ses décisions et semblait ignorer la présence d’autres co-organisateurs tels que Michael Craig- Martin. La suite des études du discours médiatique portait en substance l’importance de Damien Hirst dans le mouvement des Young British Artists. Il est important de préciser qu’il a effectivement eu un rôle majeur : il a joué humainement un rôle de relais entre les premiers YBAs et le monde de l’art contemporain. Ayant connu un succès assez rapide, ses activités ont anticipé celles des Brit artists quelques années plus tard. L’ampleur de la couverture médiatique donnée aux Young British Artists et le contexte culturel lui ont créé un statut de chef de file du mouvement. Dans une perspective beckerienne, la réputation agit comme une mise en valeur de l’artiste individuel. Ce type de logique ne peut donc opérer que dans une société valorisant l’individuel au détriment du collectif. Howard Becker cite à ce sujet Raymonde Moulin et explique que depuis le travail de , l’artiste prime de plus en plus sur l’œuvre47. Les lignes éditoriales des journaux rentrent évidemment dans cette logique. Le journaliste doit ainsi trier, sélectionner, marquer un angle dans la rédaction de son article. Cet ensemble d’activités va dans le sens d’une mise en valeur de l’individu et de ses particularités. Nous allons donc tenter de comprendre le statut de Damien Hirst en étudiant un ensemble de portraits qui lui ont été consacrés. Premièrement, un aspect marquant est l’uniformité de l’ensemble de ces portraits. Ils sont assez semblables au niveau éditorial et au niveau visuel. La même image de Damien Hirst est ainsi renvoyée. Le magazine Flash Art, autoproclamé « The World’s Leading Art Magazine » offre sa couverture de son numéro d’été 1996 à Damien Hirst. Cette date peut sembler assez récente dans l’histoire des Young British Artists mais il est nécessaire de prendre en compte deux éléments. Tout d’abord, cette revue est comparable à i-D et a un positionnement assez élitiste. Son sujet de couverture s’adresse à un lectorat spécialisé. Ensuite, en 1996, Damien Hirst a déjà une certaine notoriété. Le portrait de couverture représente Damien Hirst face à l’une de ses œuvres, un cochon dans du formol. Il s’agit d’un entretien dans lequel Damien Hirst décrit certaines de ses œuvres. Il aborde aussi l’image de l’artiste et fait encore une fois 45 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.349 46 Idem 47 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.351 56 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

référence à des artistes riches et célèbres comme . Il est intéressant de constater que le journaliste Francesco Bonami oriente ses questions sur la personnalité de l’artiste. Il ne l’interroge ni sur le sens de ses œuvres ni sur leur création. Au contraire, il semble fasciné par des anecdotes et par les ambitions de Damien Hirst. Francesco Bonami tente de comprendre le rapport de Damien Hirst aux « mondes » qui l’entoure. Ses questions ont pour but d’analyser les interactions autour de l’artiste. Il l’interroge ainsi sur ses rapports avec le groupe Blur pour lequel Damien Hirst a réalisé une vidéo. Francesco Bonami est quasiment compréhensif dans sa grille de questions et c’est pourquoi il élargit le sujet du monde de l’art. Ses questions sont donc orientées sur les sentiments de Damien Hirst : « Do you believe there is a big difference between the art world and the music world ? So it was not a good experience ? Why did you do it ? Is it something you just did for fun ? So the music world is shit, what about the movie world ? You like advertising ?». Les réponses ne sont pas particulièrement intéressantes mais les questions donnent une information utile pour notre étude. Elles s’intéressent à l’aspect uniquement individuel de Damien Hirst. Aucune question n’est posée sur la fabrication réelle des œuvres ou sur la signification des concepts développés. Au contraire, on assiste à une suite de demandes d’information sur la vision que se fait Damien Hirst des mondes de la musique, de l’art, du cinéma et de la publicité. Le titre de l’article, « The Exploded View of the artist », rentre dans cette vision de la réputation individuelle. Une revue radicalement différente, Vanity Fair reproduit cette logique individualiste dans un article intitulé « Damien Hirst’s Lost Weekend » et publié en décembre 2000. Ce magazine est américain mais a un important lectorat au Royaume-Uni. Sa ligne éditoriale est plutôt marquée par la culture légitime et par ses représentations. Cet article est publié à l’occasion d’une exposition personnelle de Damien Hirst à la à New York. Les techniques de la célébrité sont utilisées dans le traitement de Damien Hirst. Le chapeau précise : « Today he may just be the most famous artist in the world ». Le sujet de l’artiste est donc présenté dans une optique individualiste. Au niveau du style, la journaliste Nancy Jo Sales utilise les mêmes techniques que si elle écrivait à propos d’une célébrité. Elle construit son article autour de la visite de Damien Hirst à New York et au rapport de l’artiste à l’énergie concentrée autour de lui. Elle fait aussi référence à l’entourage de Damien Hirst, à son fils et à ses amis qui l’accompagnent. Cet article de Vanity Fair est une suite d’anecdotes sur son voyage à New York. On assiste encore une fois à une mise en scène. L’artiste est présenté dans ses relations avec son entourage et même avec d’autres célébrités. Les photographies qui illustrent l’article rentrent dans cette logique. On retrouve deux portraits de Damien Hirst en face de ses œuvres et un panorama de célébrités et de personnalités présentes à l’un de ses vernissages. L’aspect individuel du processus mis en place est indéniable. Cet article dépasse même la vision classique de la réputation d’un artiste telle qu’Howard Becker l’a analysée. Damien Hirst est à peine présenté comme un artiste mais plutôt comme une célébrité. L’un des portraits symbolise cet aspect : on y voit Damien Hirst crachant devant l’une de ses œuvres qu’il masque presque entièrement avec son corps. En le présentant comme l’artiste le plus célèbre du monde, la journaliste de Vanity Fair reproduit une logique de réputation individuelle mais semble oublier que cette même logique devrait se construire dans un contexte artistique. En octobre 2001, The Guardian Weekend donne un point de vue plus intéressant sur la question de la réputation de Damien Hirst. Gordon Burn publie des extraits d’entretiens effectués avec l’artiste. La dimension artistique est alors affirmée et le journaliste l’interroge sur ses œuvres. Plusieurs encadrés donnent à Damien Hirst la possibilité d’expliquer certaines de ses œuvres comme Butterflies ou Medicine Cabinet. Damien Hirst répond sur leur sens et sur les thèmes qu’il aime aborder dans son travail. Il est donc présenté

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dans sa dimension artistique. On retrouve effectivement des aspects assez individualistes comme le portrait qui le montre en train d’hurler ou des questions sur son mode de vie et sa consommation de drogues. Cependant, Damien Hirst est véritablement présenté comme « possédant des dons particuliers qui crée des œuvres exceptionnellement belles et profondes qui expriment des émotions humaines et des valeurs essentielles »48. Le statut éditorial diffère évidemment de celui de Vanity Fair et c’est pour cette raison que les articles présentent Damien Hirst de manière opposée. Damien Hirst est présenté comme un artiste majeur et il remplit le rôle de chef de file d’un mouvement artistique présenté comme novateur. Il s’en détache à cause des processus de réputation étudiés par Becker. Il acquiert même l’image du génie et les travers traditionnellement associés à cette figure. Gordon Burn le questionne justement sur son mode de vie et sur la vision romantique de l’artiste. Il lui demande « But you must have been aware, to some extent, of building a mythology, of creating an image of the kind of person you were, and how you lived. The ‘hooligan genius’ of Soho ». La réputation de Damien Hirst se voit donc ajouter l’image de l’artiste maudit et le côté « gamin » de sa personnalité. On retrouve alors les mêmes images déjà étudiées de mélange des genre. Les Young British Artists et à leur tête Damien Hirst sont donc mis en scène comme des personnalités à part, dont l’image se rapprocherait plus de celle d’une star du rock que de celle d’un peintre. L’étude d’un autre article consacré à l’artiste pourrait confirmer cette vision de la réputation. Dans la rubrique culturelle de The Independent On Sunday le 16 octobre 2005, la couverture est offerte à un entretien sobrement appelé « Damien Hirst The Interview ». Les photographies illustrant l’article le montrent encore une fois comme une personnalité particulière. Cet entretien met l’accent sur son enfance et son rapport à son statut actuel. Le chapeau le décrit ainsi : « His mother thought he was a strange boy. But at 40, Damien Hirst has grown up to become one of the richest and most successful artists in the world ». Dans cet article, Damien Hirst est présenté comme un individu plus calme mais qui garde une particularité. Il affirme ainsi vouloir créer des œuvres pour des personnes qui ne sont pas encore nées. On retrouve dans cet article les différents éléments développés par Becker dans sa théorie de la réputation. Le dernier point de cette théorie est la nécessité de prendre en compte l’oeuvre d’un artiste dans sa totalité. L’article « Damien Hirst The Interview » a donc une dimension générale à propos du travail de l’artiste. Les reproductions iconographiques représentent six de ses œuvres. L’angle de l’artiste est orienté vers l’aspect religieux de son travail et donc vers ses ambitions artistiques. Damien Hirst est donc distingué comme un artiste de mérite disposant d’un véritable projet et d’une certaine ambition. La mort et la religion mises en scène dans cet article lui apportent une dimension nouvelle : il sort du statut uniquement d’artiste célèbre et acquiert un mérite particulier. L’étude de ces différents articles consacrés à Damien Hirst sont donc intéressants dans la mesure où ils permettent de compléter l’analyse des Young British Artists. Etant donné l’ampleur du nombre d’articles consacrés à Damien Hirst, il est nécessaire de limiter nos analyses, ces articles étant souvent des copies les uns des autres. Nous avons vu qu’un groupe avait été mis en avant et que ses artistes étaient jugés en fonction de leur appartenance à ce groupe. Parallèlement, on assiste à une procédure de distinction de la personnalité de Damien Hirst. Ce dernier prend donc la réputation d’un chef du mouvement. La mise en scène de son rôle accentue la mise en valeur de sa « personnalité particulière ». C’est en raison de cette position qu’il prend une autre dimension. Une logique individuelle s’est paradoxalement créé autour de Damien Hirst. Cet aspect individuel est mis en scène le plus souvent en faisant référence à l’histoire des Young British Artists et en particulier

48 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.349 58 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

à Freeze. Dans plusieurs articles, le journaliste revient sur le rôle majeur joué par Damien Hirst pour cette première exposition. L’étudiant est alors présenté comme se démarquant « du lot » dès 1988 autant au niveau artistique qu’au niveau organisationnel et publicitaire. Ce processus individualiste se construit donc par rapport à la logique collective déjà étudiée. Il n’est pas anodin de voir que l’artiste originaire de Leeds est qualifié tour à tour d’artiste le plus célèbre du Royaume-Uni ou même dans certains cas, du monde. Si on limite notre analyse au contexte britannique, l’artiste qui remplissait autrefois ce rôle était le peintre David Hockney (ironiquement aussi originaire de Leeds). Damien Hirst serait donc venu prendre sa « place » dirigeante dans l’art contemporain britannique tel que le perçoit et l’encourage le discours médiatique. Plusieurs éléments peuvent expliquer ce phénomène. D’abord, Damien Hirst s’installe dans une tradition de l’histoire de l’art en prenant en quelque sorte la « relève ». Ensuite, cela correspond aux logiques analysées dans les parties précédentes selon lesquelles un monde de l’art présenté comme nouveau et choquant devient le monde de l’art établi et légitime. Damien Hirst est donc devenu la personnalité artistique la plus médiatique des années 90 en remplissant un rôle attendu, en devenant chef de file d’un mouvement lui-même célébré et en bénéficiant de logiques collectives et sociales. L’artiste Tracey Emin a été considérée comme le pendant féminin de Damien Hirst. On retrouve dans le discours médiatique à son sujet les mêmes logiques utilisées au sujet de Damien Hirst. Les éléments de la théorie de la réputation sont aussi présents. Ils sont peut- être encore plus associés à l’image d’une célébrité médiatique que dans le cas précédent. Dans une analyse très pertinente, le journaliste du Financial Times Ralph Rugoff tente de comprendre le « phénomène » Tracey Emin dans un article intitulé « Screaming for attention » publié en novembre 1999. Il écrit son analyse pendant les débats sur le Turner Prize et sur la nomination de Tracey Emin. Selon lui, l’artiste est plus importante que le prix. Elle a une célébrité et une popularité qui dépassent le statut d’artiste contemporaine. Il écrit « Tracey, in fact, may even be bigger than contemporary art, in as much as she is now a fully-fledged Media personnality ». La réputation de l’artiste ferait donc exploser les codes traditionnels de la réputation d’un artiste. Par ailleurs, Tracey Emin devient la porte- parole des Young British Artists. Elle symbolise le mouvement aux côtés de Damien Hirst. Il est cependant nécessaire de comprendre que Tracey Emin est vue à la fois comme un symbole du Brit Art mais aussi sous l’angle de sa féminité. Les techniques de traitement d’une célébrité sont utilisées et le genre de Tracey Emin rentre en jeu. L’article de Marianne MacDonald du Guardian en 2003 « Has the bad girl of Britart grown up ? » avait montré de quelle manière Tracey Emin était considérée en tant que membre d’un mouvement artistique. Dans cet article, la journaliste Marianne MacDonald oriente son analyse sur le genre de Tracey Emin. Elle est ainsi vue comme « the bad girl ». De nombreux commentaires ont ainsi donné à Tracey Emin cette image à cause de ses œuvres et de son apparition télévisée en 1997. Elle est ainsi jugée en fonction d’une grille d’analyse ultra conventionnelle dans laquelle une femme est considérée comme adolescente, comme scandaleuse si elle sort du sentier tracé. Le titre est d’ailleurs assez clair à ce sujet : Marianne MacDonald cherche à savoir si le caractère assez abrupt de l’artiste était bien réel ou s’il s’agissait juste d’un manque de maturité. Une citation de Tracey Emin est mise en avant : « I’ve stopped drinking coca-cola, I’ve stopped drinking coffee. It’s just self-preservation. I don’t want to look ugly ». Alors que les commentaires sur le mode de vie de Damien Hirst étaient pleins d’humour, il semble capital pour Tracey Emin de changer ses habitudes et de mûrir. Cet article de Marianne MacDonald présente Tracey Emin à l’égal d’une chanteuse ou d’une actrice. Le chapeau introduit les thèmes de l’article sur cette idée d’une maturité non pas artistique mais personnelle. « As she approaches 40, Tracey Emin sees major changes

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ahead. She talks to Marianne MacDonald about her work, her hopes for a family and her on- off love affair ». L’artiste ne pourra donc être une femme « complète » que si elle grandit. Cet article issu du Guardian est ouvertement conservateur, ce qui est tout de même étonnant en raison de la publication. Ce conservatisme se concentre en particulier sur la question de la maternité. Ce sujet est lié au travail de Tracey Emin qui a documenté ses avortements dans ses œuvres et qui les considère comme des dates-clés dans ses expériences artistiques. Dans cet article, la journaliste interroge donc Tracey Emin sur ses désirs d’enfant et sur son statut sentimental. Au passage, le simple fait d’interroger un artiste plasticien sur un tel sujet est un signe intéressant du dépassement des limites de la réputation et de l’individualisation de la figure de l’artiste. Tracey Emin explique donc qu’elle désire avoir un enfant mais que son compagnon, l’artiste Matt Collishaw ne cherche pas à s’engager. Il s’agit là d’une situation totalement banale et pas particulièrement intéressante dans l’étude journalistique d’un artiste. Cependant, le fait même que le couple soit constitué de deux artistes célèbres fait évoluer le point de vue de Marianne MacDonald. Tracey Emin est de nouveau présentée dans sa féminité à laquelle vient s’ajouter la question de la célébrité : « He apparently doesn’t want children while Emin is obviously running out of time, though Madonna has reassured her she isn’t ». Le problème de couple classique est vue dans une dimension particulière liée à Tracey Emin et au milieu dans lequel elle évolue. Ensuite, Marianne MacDonald décrit le travail de Matt Collishaw et elle affirme que ses œuvres ont été retirées d’une exposition en raison de leur contenu. Il est présenté comme une forme moderne de Jack l’Eventreur de l’art contemporain. Cette question d’un enfant potentiel est donc traitée sous l’angle de la figure atypique de Matt Collishaw et ses œuvres sont associées à sa vie sentimentale. L’individualisation de la figure de l’artiste est ensuite poussée à une description du quotidien de Tracey Emin. Sa maison et son quartier sont décrits. L’individualisation de la description est même poussée à un inventaire très précis de son habillement et de son corps : « Underneath she is wearing Helmut Lang jeans and a gold Vivienne Westwood top that quivers over her amazing breasts – she has the torso of Marilyn Monroe and the flat stomach of a teenager ». Il serait difficile de pousser plus loin l’individualisation. Dans cette phrase totalement superficielle, quelques informations sont données sur le statut de Tracey Emin. Il est ainsi précisé qu’elle est financièrement à l’aise puisqu’elle peut s’acheter des habits de marque. La comparaison avec le corps de Marilyn Monroe et la description de sa poitrine lui donnent même une dimension quasiment érotique. En grandissant et en changeant ses habitudes, Tracey Emin aurait donc « complété » sa féminité jusqu’à devenir une femme accomplie sans qu’il soit fait référence à l’accomplissement de sa vie d’artiste. On retrouve aussi dans la suite du texte une allusion à la dentition de Tracey Emin. Cet aspect avait déjà été abordé dans l’article de Peter Conrad à propos de son apparition télévisée49. Ce dernier écrivait à juste titre que les médias se souviennent plus d’une dentition et d’une apparition éméchée que d’un discours construit. La référence à la dentition de Tracey Emin dans cet article de Marianne MacDonald permet de confirmer cette maturité et de lui donner un signe particulier et individuel. Il s’agit ainsi d’une marque d’un passé houleux par rapport auquel Tracey Emin a du mûrir et se construire de manière plus conventionnelle. Une anecdote personnelle permettrait de confirmer cette focalisation du discours médiatique sur la féminité et sur la maternité. Lors de mon stage au White Cube, le service de presse a reçu une demande par un journaliste d’interviewer Sam Taylor-Wood. Un article devait être publié dans l’Evening Standard à propos d’une rétrospective consacrée à l’artiste dans la prestigieuse Baltic Gallery à Newcastle. L’artiste était absolument prête à

49 CONRAD, Peter, « Sinking without Trace », The Observer, 7 décembre 1997, p.8 60 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

répondre aux questions de la journaliste. Le problème s’est posé à propos de l’illustration. Le White Cube dispose d’une série de portraits officiels disponibles pour la presse et l’Evening Standard était invité à en choisir un. Sam Taylor-Wood était même prête à fixer un rendez- vous avec un photographe mais, finalement, des portraits ont été envoyés. L’article imprimé ne représentait aucun de ces portraits mais une photographie de Sam Taylor-Wood avec sa fille à l’avant-première d’un film pour enfants (Harry Potter en l’occurrence). Cet exemple est évidemment mineur mais il est toutefois intéressant puisqu’il montre la volonté d’une partie du corps journalistique d’individualiser et même de personnaliser la figure de l’artiste, en plus de reproduire une vision classique du genre. Au delà de cette parenthèse, nous avons étudié de quelle manière Damien Hirst et Tracey Emin avaient été considérés comme les « hérauts » du Brit Art. Même si les liens artistiques et personnels entre eux deux sont très faibles, le discours médiatique les rapproche. Des idées communes sont d’ailleurs présentes dans l’analyse de leur rôle. Le côté « bad boy » et la scandaleuse dépendent des mêmes processus même si comme nous l’avons vu, la dimension « féminine » de Tracey Emin est exacerbée. Un « couple » médiatique est donc créé et devient le symbole d’un mouvement. Il est nécessaire de rappeler que ces deux individualisations conjointes se font uniquement dans le cadre de la formation du groupe telle que nous l’avons longuement étudiée. L’association entre Damien Hirst et Tracey Emin est reproduite dans tous les types de publications quelles que soient les lignes éditoriales. Mes fonctions de stagiaire du service de presse du White Cube m’ont permis d’avoir sous les yeux l’ensemble des articles publiant ne serait ce que le nom de ces deux artistes. Il s’agit quasiment d’une analyse quantitative et peut-être même exhaustive. J’ai ainsi pu constater que dans les brèves ou les articles synthétiques, les noms de Tracey Emin et de Damien Hirst étaient très souvent associés. La reproduction de ces articles dans le corpus comme leurs analyses dans cette étude seraient totalement inutiles et inintéressantes. Il est cependant nécessaire de prendre conscience du rapprochement qui est fait entre deux figures individuelles pour représenter un monde de l’art en entier. Au niveau grammatical, un rapprochement est effectué. Les prépositions « with » et « along with » sont utilisées pour décrire un rapport entre Tracey Emin et Damien Hirst. Howard Becker avance l’idée que les œuvres aussi peuvent avoir une réputation. Elles sont alors considérées comme répondant à une attente sociale50. Dans le cadre des Young British Artists, certaines œuvres rentrent dans ce type de réputation. Elles sont même devenus les symboles du mouvement. Le discours médiatique s’est focalisé sur leur présence au détriment le plus souvent d’autres œuvres. La création la plus iconique est incontestablement The Physical Impossibilty of Death in The Mind Of Someone Living de Damien Hirst. Le fameux requin est devenu l’œuvre la plus célèbre de Damien Hirst. Il s’agit donc d’un requin mort placé dans un gigantesque parallélépipède rempli de formol. Damien Hirst devient donc associé à l’activité d’installer des animaux morts dans du formol. L’analyse iconographique justifie cet élément. Tous les articles consacrés à Damien Hirst reproduisent au moins une image d’une œuvre de ce type. Dans le magazine Flash Art en 1996, la couverture représentait Damien Hirst face à une œuvre intitulée That Little Piggy qui est constituée d’un cochon dans du formol. Dans la suite de l’article, quatre photographies d’œuvres semblables sont imprimées. Dans les entretiens entre Damien Hirst et Gordon Burn publiés dans le Guardian Weekend, la couverture de l’article est illustrée par une reproduction du requin. Enfin, l’article de The Independent on Sunday « Damien Hirst The Interview » présente lui aussi The Physical Impossibility... Tous ces clichés sont assez neutres et les photographes ont « simplement » pris une photo de

50 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.354 61 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

l’œuvre. Dans certains articles, d’autres œuvres de Damien Hirst ont été sujets à des mises en scènes photographiques (par exemple Hymn). L’œuvre de l’artiste, imprégnée par la religion et le rituel, est donc rentrée dans cette logique. Le requin et en général les « animaux dans du formol » sont devenus les icônes du travail de Damien Hirst qui est vu, comme nous l’avons étudié, dans sa totalité. Le requin est déjà quasiment christique puisqu’il met en scène la mort calme et tranquille d’un symbole de puissance et en même temps d’humilité. Dans le cadre de cette étude du discours médiatique, l’œuvre de Damien Hirst est encore plus célébrée. Il existe une continuité entre le statut iconique artistiquement et le statut médiatique. Au niveau éditorial, « le requin » sert d’accroche à Damien Hirst. Les différents articles étudiés précédemment le montrent. Dans Vanity Fair, Nancy Jo Sales commence son chapeau ainsi : « Damien Hirst’s formaldehyde-pickled cows and sharks made him a magnet for the kind of controversy ». Un article de The Observer Review en octobre 2001 présente aussi des entretiens entre Damien Hirst et le journaliste Gordon Burn. Cet article s’intitule « Dances with sharks ». Le chapeau fait référence au requin : «Hirst talks of (…) how to buy a very big fish ». L’œuvre est devenue tellement représentative de Damien Hirst qu’elle permet d’attirer le lecteur. Un article du New York Times en mars 2005 est consacré à une exposition de peintures réalistes de Damien Hirst. Le journaliste titre pourtant « Taste for Macabre But No Pickled Sharks Bored with dead animals, Damien Hirst turns Photo Realist ». Damien Hirst est effectivement « retourné » vers la peinture réaliste récemment. Son évolution est donc vue uniquement par rapport à son œuvre la plus célèbre. The Physical Impossibility… cristallise donc véritablement la réputation de Damien Hirst. Il est aussi marquant de constater qu’il joue un rôle dans la réputation du mouvement des Young British Artists en entier. Une brève analyse des titres des articles déjà étudiés confirme cet aspect. Les portraits consacrés à Jay Jopling ne mettait pas en scène un artiste mais un individu dont l’activité était considéré comme intégralement liée au Brit Art. L’article qui lui était consacré dans le Sunday Times en mars 2000 s’intitulait « A man with tigers in his tank ». (Tank signifie réservoir et dans ce cas précis le réceptacle des animaux de Damien Hirst). Les illustrations présentaient quatre œuvres de l’artiste mettant en scène des animaux dans du formol. Le titre de l’article de ARTnews en décembre 1999 était « His shark is worse than his bite ». Une phrase courante en anglais à propos d’un chien est « His bark is worse than his bite », littéralement « son aboiement est pire que ses crocs ». Cela signifie « plus gentil qu’il n’en a l’air ». Dans le cas de cet article, le requin est considéré comme plus respectable que sa réputation. L’article du Sunday Herald en mars 2000 à propos de Jay Jopling était assez long : « This man is one of the most influential figures in British art (…) he buys sharks floating in formaldehyde… ». Ces trois exemple illustrent le fait que le requin est devenu un symbole non seulement de l’œuvre de Damien Hirst, mais plus généralement du mouvement dans son ensemble et il sert même d’angle d’analyse aux autres membres. Ces trois articles étudiés associaient la réputation du Brit Art au requin dans une perspective compréhensive. Un article plus récent et assez critique associe encore une fois The Physical Impossibility…aux Young British Artists. La couverture du supplément Arts & Books Review de The Independent en décembre 2005 est un photomontage qui reproduit l’un des réservoirs de formol dans lequel baignaient les animaux de Damien Hirst. À la place d’un requin ou d’une vache, on peut y voir les lettres BRITART. Elles sont d’ailleurs en train de pourrir. Le titre est ironique « Sensation ! How Damien Hirst & Co lost the plot ». Dans ce numéro, un article est signé par Karen Wright, rédactrice en chef de Modern Painters Magazine. Il s’intitule « The year BritArt died » et on y voit encore une fois un portrait de Damien Hirst, une reproduction d’un de ses dessins de crâne et quelques portraits d’autres personnalités (Nicholas Serota entre autres). Le ton de l’article sera étudié dans notre dernière sous-partie, Karen Wright ayant la réputation de motiver ses articles à cause de conflits ou de rivalités personnelles. Ces différents éléments 62 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

nous montrent que le fameux requin est devenu un symbole d’un ensemble d’éléments et il n’est pas rare de voir sa reproduction dans les listes des images iconiques des années 90 ou dans les dates-clés des événements culturels récents. Une autre œuvre a obtenu une réputation dont le statut est comparable. Il s’agit sans grande surprise d’une création de Tracey Emin, My Bed. Cette œuvre a été présentée à la Tate Britain lors de l’exposition du Turner Prize en 1999. Le succès public fut énorme et la Tate Britain a été obligée de réorganiser l’espace en raison de l’afflux trop important des visiteurs. L’œuvre a connu un tel succès que le gagnant du Turner Prize de cette année-là, Steve McQueen (sans aucune relation avec l’acteur !), a été éclipsé. On retrouve à propos de My Bed les mêmes logiques de réputation que celles mises en œuvre pour The Physical Impossibility... Le « lit » symbolise donc médiatiquement le travail de Tracey Emin et le choc esthétique du mouvement des Young British Artists.

Tracey Emin, My Bed (1999) Le magazine i-D publie en novembre 2000 un article intitulé « She’s made her bed » à propos de Tracey Emin. Cette interview se situe dans un magazine à la ligne éditoriale radicalement différente de l’article d’i-D en 1995. La publication s’est institutionnalisée et est devenue plus « bourgeoise ». Le titre interroge à ce propos la maturité de Tracey Emin mais dans une optique plus progressiste que l’article de Marianne MacDonald dans The Guardian. Dans cet article, My Bed est donc devenu l’élément clé de la réputation de Tracey Emin. Un bref comparatif pourrait être fait avec une autre œuvre de l’artiste, Everyone I have ever slept with 1963-1965. Cette tente dans laquelle était cousue tous les noms des personnes avec qui l’artiste a partagé un lit a connu une « demie-réputation ». Elle était exposée dans Sensation et a suscité certains articles dans les journaux. Au niveau artistique, l’idée de dévoilement et de l’intimité exposée, voire exhibée est la même dans les deux œuvres. Cependant, My Bed a connu une plus grande popularité. Son exposition à la Tate Britain et le fait que Tracey Emin était devenue, entre temps un nom courant

63 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

dans les médias ont contribué au succès de l’œuvre. De plus, le choc était encore plus recherché, Tracey Emin ayant laissé des préservatifs usagés et des bouteilles vides dans son lit. Everyone… a agi comme un brouillon de My Bed. Une optique de marketing très « terre à terre » pourrait qualifier le lit de Tracey Emin et le requin de Damien Hirst comme leur produits-phares. Ces deux œuvres sont quasiment les « têtes de gondole » de l’art contemporain anglais des années 90. Il est cependant intéressant de constater que ces œuvres n’ont pas été dissociées de leurs artistes. Howard Becker aborde aussi l’idée qu’une œuvre obtienne plus de réputation que son créateur51. C’est souvent le cas dans l’étude des arts primitifs dans lesquels les artistes sont anonymes. Sans aller jusqu’à ce point, le cas de Myra est assez intéressant. Cette œuvre a suscité, comme nous l’avons vu un ensemble de réactions assez violentes. Le discours des tabloïds s’en est emparé et l’œuvre a connu une célébrité nationale. Cependant, dix ans après, Marcus Harvey n’est pas particulièrement reconnu. Son nom est certes connu dans les milieux artistiques, mais il semble que médiatiquement sa réputation se soit éclipsée derrière son œuvre fétiche. L’œuvre a duré mais pas l’artiste. On peut donc s’interroger sur cet élément. Marcus Harvey a radicalement changé de mode d’expression. Il est resté peintre mais il a su se renouveler sans cesse depuis dix ans. Il serait assez difficile de reconnaître ses œuvres actuelles en les comparant à Myra. Il se situe donc à l’inverse de Damien Hirst qui reproduit encore ce type d’oeuvres plus de quinze ans après The Physical Impossibility…Par ailleurs, à un niveau plus personnel, Marcus Harvey semble assez timide et refuse les médias. Pendant les débats au sujet de Myra en 1997, il était alors particulièrement discret à l’opposé de Tracey Emin sur Channel 4. Au delà d’une différence de personnalité, il est évident qu’il y a chez Marcus Harvey un aspect moins stratégique et il semble moins en recherche désespérée d’une exposition médiatique. Cet exemple de Marcus Harvey est intéressant puisqu’il montre que la figure du Young British Artist est plus complexe qu’elle ne semble. En effet, on ne pourrait réduire le point de vue d’un artiste sur sa représentation à des brefs commentaires ou à des citations issues d’un discours médiatique difficilement objectif. La figure de l’artiste et la conception de son rôle au sein d’un nouveau monde de l’art sont donc à étudier.

2/ Un nouveau monde de l’art La question du rapport des Young British Artists aux éléments étudiés est encore en suspens. Le propos est simple : ces artistes sont-ils conscients que leur identité avant- gardiste a été créée ? Comment appréhendent-ils la notion de groupe et de mouvement ? La figure du Young British Artist va-t-elle de pair avec l’acceptation des règles fixées par le discours médiatique et par une partie du monde de l’art ? Il est assez intéressant de constater que ces questions n’ont pas été directement posées aux Young British Artists. On pourrait comprendre cette absence dans le cadre d’un groupe d’artistes plus anonyme. L’exemple des Young British Artists met en scène une telle quantité d’articles de presse que l’absence est révélatrice. Certains points ont été abordés dans certains articles déjà étudiés. Tracey Emin, dans i-D en 1995, considéraient l’émergence du Brit Art comme une évidence après une longue période de conservatisme politique. Elle affirmait « Something’s got to pop ! » (quelque chose doit sortir !). Gary Hume contestait son rôle dans un groupe d’artistes et estimait que le seul critère d’appartenance aux YBAs était personnel et non artistique. La plupart des individus qualifiés de Brit artists ont été relativement muets à propos des logiques de légitimation et d’institutionnalisation mises en scène à leur propos.

51 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.351 64 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

Deux explications sont possibles à ce sujet. La première rentrerait dans une théorie du complot et reviendrait à dire que les YBAs ont contesté tous les éléments déjà cités et que le discours médiatique dans son ensemble aurait volontairement occulté des protestations. La deuxième, plus logique, laisserait penser que les Young British Artists auraient peu pensé et exprimé leur opposition à la création artificielle d’une avant-garde. On peut donc pencher vers cette deuxième possibilité même s’il est intéressant de garder à l’esprit l’idée que le discours médiatique aurait pu orienter les minces contestations. Dans l’article du Guardian Weekend consacré à Gary Hume en 2002, l’artiste affirmait sa différence mais le journaliste ne traitait cette même différence que dans le cadre du groupe des Young British Artists. Peu de témoignages remettant en cause leur statut ont été publiés. En un sens, les Brit artists ont largement profité d’une situation. Un concours des circonstances formidables leur a permis d’obtenir un statut nouveau en tant qu’artiste. La question du compromis est souvent posée par rapport à celle de la création artistique et au succès. Un artiste qui réussit aurait fait des compromis pour rendre son travail plus accessible et plus commercial en un sens. Le cas des Young British Artists est particulier puisqu’une grande partie des œuvres mises en avant n’est pas en opposition avec une logique commerciale. De plus, à un niveau strictement politique, les Young British Artists ne se sont quasiment pas engagés. Tracey Emin a plusieurs fois montré son opposition aux conservateurs et à Margaret Thatcher. Cependant, sa « colère » est d’ordre général et elle ne s’attarde pas sur des détails de la politique. Par ailleurs, ses œuvres n’ont jamais eu de dimension politique. Dans un entretien 52 fait pour le site Showstudio.com , une question fut posée à Tracey Emin à propos du fait qu’elle accepte de travailler avec un homme, Charles Saatchi, dont le rôle a été instrumental dans l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. Tracey Emin répond : « A couple of weeks before that meeting with Charles, I'd been in the same room as Margaret Thatcher, this wizened-up, shrivelled old lady. It was like looking at some old Nazi war criminal and thinking 'Oh, this little old man couldn't have done that'. I always thought I'd spit at her, but instead I saw it as a challenge and by promoting my work and my art, I am no doubt the antithesis of everything she ever stood for. » Tracey Emin montre son dégoût pour l’ancienne Premier Ministre britannique mais elle se considère comme son antithèse. On peut comprendre ce point de vue, mais il est tout sauf révolutionnaire et il rentre dans la logique déjà étudiée d’un nouvel Establishment qui remplacerait un ancien. Un élément esthétique est assez intéressant sur le rapport des Young British Artists au rôle de Charles Saatchi et à un certain conservatisme. Un ensemble d’œuvres du Brit Art sont assez neutres politiquement. Cependant, une autre partie plus restreinte aborde des questions sociales, voire même politiques. L’artiste Gavin Turk a affirmé que les Young British Artists personnellement devaient tout à Charles Saatchi. Ses œuvres les plus marquantes sont des sculptures de personnalités iconiques comme le révolutionnaire Marat ou Che Guevara. Un autre Young British Artist plus discret, Cerith Wyn Evans fait ainsi de nombreuses références au penseur et cinéaste français Guy Debord. Ce dernier, fondateur du Situationnisme et auteur de la Société du Spectacle a développé une théorie révolutionnaire dans laquelle la question de l’art est primordiale. Le fait que Cerith Wyn Evans admire autant Guy Debord est révélateur. Il semble comprendre les limites et

52 La transcription de ce « chat » est disponible à cette adresse http://showstudio.com/projects/emn/emn_start.html 65 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

les enjeux du groupe artistique auquel il fait partie. Dans un ouvrage53 publié en 2004, l’artiste gallois discute brièvement du concept d’avant-garde et compare l’art contemporain britannique aux avant-gardes précédentes. On ressent dans ses propos la conscience que les Young British Artists sont largement moins authentiques que d’autres groupes comme les situationnistes par exemple. La dimension la plus politique (jusque dans ses extrêmes) du Brit Art est incontestablement étudiée dans le travail de Jake et Dinos Chapman, les deux frères dont les œuvres ont tant fait scandale. Leurs œuvres, comme leurs propos dans la presse font preuve d’un grand réalisme et d’une conscience de leur propre statut. Le journaliste Matthew Collings a ainsi qualifié les deux frères de « the cleverest of the Young British Artists »54.Jake et Dinos Chapman ont plusieurs fois remis en cause leur propre statut en tant qu’artiste issu d’un système capitaliste. Leurs œuvres sont d’ailleurs imprégnées de ces idées. Ils ont ainsi repris les imageries des univers concentrationnaires et ont changé les symboles pour installer des dessins de Walt Disney ou des Smileys à la place des croix gammées. Ils ont aussi créé des imitations de statuettes africaines anciennes dans lesquelles les signes de MacDonald’s sont reproduits. Dans un article de la revue Art Review en février 2003, le journaliste Marcus Field rencontre les deux frères et les interroge sur leur conception de l’art et son rapport au capitalisme. Cet article est assez classique et est en réalité une biographie et un panorama du travail de Jake et Dinos Chapman. Les deux portraits sont néanmoins intéressants. Jake Chapman porte un masque africain et Dinos un T-shirt avec un drapeau cubain imprimé. Marcus Field cite longuement Jake Chapman qui affirme : « We are intensely pessimistic about the job of being an artist and about what art does socially. (…) is the absolute elaboration of capital, because it’s an object that can be bought for a huge amount of money without intrisic value. The interesting thing is that you can possess the object but not the meanings. You are trapped as a collector. You are always trying to apprehend this thing you can’t get. However rich you are, you can never finish ». Ce type de déclarations est assez intéressant venant d’un Young British Artist ! Jake Chapman fait ici preuve d’un cynisme assez impressionnant. Il reconnaît que l’art contemporain est totalement lié au capitalisme. Il estime même qu’il s’agit d’une élaboration du capital. Il remet en cause le statut du collectionneur et affirme que ce dernier (Charles Saatchi en l’occurrence) ne peut pas posséder intégralement une œuvre. Jake Chapman est donc totalement conscient de son statut et des interactions du milieu dans lequel il évolue. Ses créations artistiques sont aussi marquées par cette conscience. Il tente donc de rejeter cette marchandisation de l’art dans ses œuvres mais pas dans son statut. Il profite encore plus du système justement parce qu’il le critique violemment. Au niveau de la figure de l’artiste, les frères Chapman complexifient le propos. Ils ne se situent ni dans un certain anonymat de Cerith Wyn Evans ni dans une acceptation quasiment dénuée de contestation comme Damien Hirst. Par ailleurs, leur conscience dépasse celle de Tracey Emin que l’on pourrait qualifier de posture adolescente. Ils ont, au contraire, une conscience réelle et construite de l’art anglais. Ils ne le dissocient pas des enjeux économiques et c’est pourquoi leurs œuvres traitent de thèmes comme la domination sociale ou concentrationnaire. En 2003, une série d’œuvres tentent de pousser encore plus loin cette figure de l’artiste paradoxal. Ils rachètent une série de gravures de Goya, les Désastres de la Guerre. Dans ème ces œuvres datant du début du 19 siècle, le peintre espagnol décrivait les atrocités

53 WYN EVANS, Cerith, Cerith Wyn Evans, Lukas & Sternberg New York 010, 2004, 172p. 54 COLLINGS, Matthew, « Art is as dead as a swastika », Modern Painters, 16 mai 2002, p.45 66 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

commises par l’armée française sur les populations civiles. Jake et Dinos Chapman ont modifié (vandalisé pour certains) ces gravures et les ont « actualisées ». Les gravures se sont donc chargées de monstres, de martiens et d’armes. En réalisant cette série, les frères Chapman ont remis en cause la notion de respect de l’œuvre d’art et l’aspect légitime d’un artiste classique. Au passage, ces œuvres rentraient totalement dans la logique du travail de Goya. De la même manière que les Young British Artists ont vu leur identité créée, leurs rapports à cette même identité et à ses conséquences sont aussi variés. Cette différence d’appréhension d’un même phénomène s’est autant traduit dans le travail de certains que dans leur posture médiatique voire idéologique. Si le rapport à leur propre statut diffère selon les YBAs, ce statut n’en est pas moins commun. Dans Les Mondes de l’Art, Howard Becker établit divers types d’artistes55. En s’appuyant sur le monde de la composition musicale, il définit en particulier deux genres auxquels notre étude peut s’intéresser : les professionnels intégrés et les francs-tireurs. Les premiers travaillent avec les conventions du monde de l’art. Ils les connaissent, les utilisent dans leurs œuvres. A l’inverse, les francs-tireurs se démarquent des contraintes imposées par le monde de l’art « officiel ». Ils innovent autant dans leurs œuvres que dans leur statut d’artiste. Ils renoncent aux avantages des professionnels intégrés mais ils s’opposent aussi à leurs contraintes. On peut donc s’interroger sur la qualification des Young British Artists. En étant un simple spectateur de l’art contemporain britannique et un simple lecteur des journaux, on pourrait penser que le Brit Art est un rassemblement de francs-tireurs. Le terme de « simple » n’est absolument pas utilisé dans un sens méprisant. Il regroupe les personnes intéressées par le sujet mais qui n’ont pas d’activité dans ce milieu. Les YBAs ont été présentés comme choquants et comme porteurs d’innovations dans la création. Cependant, l’ensemble des éléments déjà étudiés remet en cause cette supposée innovation et ce statut de franc-tireur. Les YBAs n’ont absolument pas renoncé aux avantages des professionnels intégrés. Ils ont, dès les premiers temps, eu une fascination pour les avantages d'un art officiel et légitime. Le statut de franc-tireur implique un désintérêt pour les contraintes techniques de réalisation de leurs œuvres. Howard Becker prend l’exemple de musiciens conscients que leurs œuvres sont très difficiles à réaliser. Leurs motivations seraient totalement étrangères aux structures du monde de l’art. L’exemple de Damien Hirst est probablement le plus frappant à ce sujet. Il a été effectivement présenté comme un franc- tireur : un artiste inconnu peut-il vraiment acheter un requin mort et l’installer dans une cuve de formol ? Les faits sont pourtant clairs : ces œuvres ont été créées. Les contraintes techniques ont été surpassées en déléguant la production à des fabricants ou à des assistants. Nous avons abordé en première partie le fait que Tracey Emin, Damien Hirst ou Gary Hume étaient parfois critiqués puisqu’ils ne réalisaient pas concrètement leurs œuvres. Par ailleurs, lors de mon expérience au White Cube, j’ai rencontré les assistants d'autres Young British Artists comme Cerith Wyn Evans qui m’ont avoué produire une grande partie de l’œuvre autant au niveau de la production que du concept. Ces artistes sont donc totalement dans une situation de professionnels intégrés. Ils comprennent et utilisent les conventions artistiques. Ils se présentent pourtant comme des francs-tireurs en produisant des œuvres qui semblent défier ces conventions. Il ne s’agit pourtant que d’un jeu autour de ces conventions et l’exemple de Jake et Dinos Chapman le montre. Il est nécessaire de préciser la limite de cette idée. Cette étude se place dans une volonté sociologique. Dans ce travail, ce statut de professionnel intégré est donc étudié dans une perspective sociale et non esthétique. Les événements récents confirme cette vision. En 2007, Tracey Emin représente la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise et Jake et Dinos Chapman sont l’objet d’une exposition à la Tate Modern. Dans un pays où l’action culturelle publique en matière d’arts 55 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.237 67 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

plastiques est si faible, le choix d’un artiste n’est absolument pas anodin. Evidemment, Jake et Dinos Chapman, par exemple, ne sont pas devenus des artistes officiels au sens soviétique du terme. Ils ont pourtant une position ultra-privilégiée dans le monde de l’art. Dans l’article écrit par Karen Wright pour The Independent en décembre 2005, cette vision était critiquée. « The Year BritArt died » établit une liste d’artistes et critique l'état actuel de l'art contemporain britannique. Karen Wright reproche aux Young British Artists d’avoir perdu de leur verve et d’avoir profité personnellement (et financièrement) de l’énergie dont ils étaient l’objet. Elle décrit ainsi les maisons de Damien Hirst et les expositions récentes de Tracey Emin ou de Rachel Whiteread. Selon Karen Wright, quelque chose serait pourri dans le royaume de l’art anglais. A l’image d’Hamlet, elle feint une ignorance et dénonce les coupables. Leur plus grande faute selon elle serait d’avoir justement tout fait pour devenir « professionnels intégrés ». Karen Wright, ancienne partisane des Young British Artists les aurait donc qualifiés auparavant de francs-tireurs. Son point de vue est assez subjectif puisqu’elle connaît personnellement un grand nombre de ces artistes et sa fonction de rédactrice en chef de Modern Painters l’a fait côtoyer cette coterie. Elle les considérait alors de manière illusoire comme des francs-tireurs. Elle fait amende honorable en faisant référence à Charles Saatchi et à son rôle dans la constitution du groupe. La dernière phrase de son article est révélatrice : « I want to see Hirst move forward again and recapture the energy and perhaps even anger, of his earlier work. I want Emin to find love, not just sex, and see where that takes her work. And I want to be surprised by discovering the energy of the new and the old ». Elle demande donc aux Young British Artists de redevenir les francs-tireurs qu’ils auraient été ou qu’ils auraient pu être. La diffusion des œuvres du Brit Art a donc permis la croissance de ce monde de l’art. Il n’y a quasiment pas eu de limites à cette diffusion. Justement, l'absence de limites était présente dès les débuts. Howard Becker analyse la naissance et la mort des mondes de l’art56. Un monde de l’art se constitue autour des changements liés à une pratique. Dans l’exemple des Young British Artists, l’encouragement dès les débuts a rassemblé des personnes de manière arbitraire. Un art a été fondé sur des conventions connues qui se présentaient comme nouvelles. Il faut reconnaître qu’elles étaient innovatrices dans le processus de diffusion et dans son ampleur. L’une des ème références évidentes des Young British Artists, comme de la plupart des artistes du 20 siècle, est le travail de Marcel Duchamp. Le concept de ready-made définit l’idée de désigner un objet non produit par l’artiste et de le présenter comme une œuvre d’art. Le rôle de l’artiste serait donc d’inventer le concept et de choisir la démarche artistique. Le plus célèbre ready- made est probablement l’urinoir de Marcel Duchamp, Fontaine présenté en 1917. À partir de cette date, le rôle de l’artiste et son savoir-faire ont été remis en cause constamment. Les Young British Artists ont été considérés comme fortement influencés par ce concept. Des œuvres comme celles de Tracey Emin ou de Jake et Dinos Chapman sont indissociables de leurs créateurs. Damien Hirst a lui aussi utilisé cette conception de l’objet trouvé comme création artistique. Le requin serait donc un ready-made. Il a aussi affirmé plusieurs fois qu’une peinture était un objet trouvé (une toile et de la peinture) qui avait été transformé 57 et que l’histoire de l’art serait donc liée au concept du ready-made . Ces considérations sont plutôt esthétiques, mais elles sont néanmoins intéressantes sur notre sujet d’analyse. Les œuvres des Young British Artists sont liées au ready-made et l’on peut avancer que le

56 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.318 57 HIRST, Damien, The Cancer Chronicles, Booth Clibborn Publications, 2004, p. 55 68 Troisième Partie : Un monde de l’art reflet des logiques sociales

groupe dans son ensemble est un ready-made en lui-même. Dans cette optique, les artistes auraient pris la place des œuvres. Ils ont utilisé les mêmes logiques que pour le ready- made: l’exposition médiatique serait donc une manière de sortir du champ dévolu à l’art. Ils sont sortis du musée, de la galerie et ont investi la société dans son ensemble. Face à un art considéré comme traditionnel et ennuyeux, les Young British Artists ont mélangé l’attrait pour un populisme médiatique et un encouragement d’un Establishment privé (Charles Saatchi). L’ensemble de la société britannique a ainsi pu assister à l’émergence d’un groupe d’artistes qui devaient leur statut à un ensemble de facteurs complexes : un appel de la société britannique, le rôle de collectionneurs intéressés, un champ social particulier et les démarches artistiques personnelles tour à tour cyniques et artistiquement ambitieuses. Un espace médiatique a été ouvert et des personnages d’artistes ont été créés mélangeant un parfum scandaleux, une recherche d’un académisme artistique et une volonté purement commerciale. La question se pose alors de la relève : comment prendre la suite d’une avant- garde qui n’en était pas vraiment une ? L’article de Karen Wright dans The Independent en décembre 2005 était assez marquant. Elle implorait un renouveau artistique et critiquait l’art actuel. Cependant, en faisant ainsi, elle demandait à Tracey Emin et à Damien Hirst de se renouveler et non à une nouvelle génération de venir prendre la place des Young British Artists. Cet « oubli » est la preuve de la marque que les Young British Artists ont laissé sur l’art britannique. La jeune création contemporaine doit se construire par rapport à ce passé. À un niveau plus local, la scène artistique londonienne est encore marquée par des codes du Brit Art et par une nostalgie d’un « âge d’or » médiatique, culturel et même financier.

69 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

Conclusion

Le simple constat qui avait fait naître l’idée de ce mémoire a donc été approfondi par l’ensemble des éléments étudiés. Nous avons dépassé un simple regard sur l’ampleur d’une couverture médiatique. Celle-ci a été justement étudiée et, espérons-le, comprise. Nous avons ainsi vu que les Young British Artists ont introduit une nouvelle figure de l’artiste. Ils ont non seulement accepté d’être un sujet pour la presse, mais ils auraient aussi accepté de ne devenir parfois qu’un objet médiatiquement. La dimension artistique n’a été qu’une caution dans certains cas. L’ensemble de ce travail a montré que les Young British Artists se démarquaient. Leur légitimité assez récente ne s’est pas faite ex nihilo et la vision magique de l’artiste qui impose son esthétique a été combattue et invalidée. Les témoignages médiatiques que nous avons étudiés ont justement dépassé la simple fonction journalistique de « raconter » un événement culturel. Le cas des Young British Artists a justement montré que la création d’une identité artistique s’est faite aussi par une complaisance médiatique. Howard Becker conclut Les Mondes de l’art par cette phrase : « le monde de l’art reflète la société dans son ensemble »58. On pourrait ainsi estimer que le Brit Art et le discours médiatique à son sujet ont été les meilleurs miroirs de la société britannique des années 90. Le mélange qui a été fait entre des logiques capitalistes (et parfois purement financières) et une dimension artistique, tour à tour teintée de snobisme ou d’authenticité est particulièrement intéressant. La première hypothèse de ce travail était liée à la validité du groupe. Les travaux préparatoires laissaient effectivement penser que le terme Young British Artist était totalement invalide. Nous avons effectivement prouvé que les liens artistiques entre les artistes qualifiés comme des YBAs étaient faibles. Le rôle des médias a encore une fois été majeur dans la création de l’identité puisqu’ils ont cherché un terme pendant quelques années jusqu’à l’arrivée de Charles Saatchi. Ensuite, le terme de Young British Artists a été martelé et a été utilisé comme critère d’appartenance pour tous les artistes du groupe. On a ainsi assisté à une mise en scène où chaque artiste jouait un rôle médiatique au sein de cette galaxie. Des bad boys (Damien Hirst, Jake et Dinos Chapman), bad girls (Tracey Emin) ou bien à l’inverse des étudiants calmes (Gary Hume) étaient mis en scène. Cette hypothèse doit cependant être modérée par deux aspects. Le premier élément modère justement cette création ex nihilo d’un groupe artistique. Les médias et Charles Saatchi n’ont pas créé un groupe à partir de rien. Des liens humains et des liens pratiques existaient. La première partie a montré justement en quoi ces liens avaient eu un rôle au début des années 90 sur l’organisation des expositions. Ces éléments ne constituent pas les bases d’un mouvement marquant dans l’histoire de l’art, mais ils sont tout de même les signes d’une nébuleuse. La situation individuelle de ces étudiants artistes était plutôt faible et leur union pratique les a rapprochés. Un semblant de groupe a été créé. C’est pour cette raison que le discours médiatique a dû « tâtonner » pour trouver un terme juste. Jusqu’à l’arrivée de Charles Saatchi, le « groupe » était ainsi qualifié de « art school graduates » ou de « B-Boys and Fly Girls ». On peut ainsi estimer que les Young British Artists ont été créés médiatiquement mais qu’il existait à la base un groupe d’individus qui

58 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, p.366 70 Conclusion

s’étaient associés « par la force des choses ». L’arrivée de la sphère médiatique et financière a justement créé une identité à un objet si dur à définir. Le deuxième élément qui tempère cette hypothèse est justement cette question de l’identité. En nommant ses expositions, Charles Saatchi a nommé ces artistes. Le discours médiatique a ensuite produit un effet performatif. En étant énoncés, ils ont quasiment été créés. Même si les œuvres exposées n’avaient parfois rien à voir, Sensation a uni et a créé une esthétique à cause de son existence même. Cet aspect performatif a justement eu des effets sur leur statut en tant qu’artiste. À un niveau purement pratique, ils ont bénéficié d’avantages importants pour un artiste. Les effets de cette appellation les a transformés en professionnels intégrés. Ensuite, leur statut académique et médiatique a lui-même été particulier. La question de la figure de l’artiste posée en dernière partie a donné lieu à une étude dans laquelle le rapport des Young British Artists à cet élément a été posé. Jake et Dinos Chapman ont donc un rapport très différent à leur statut que Tracey Emin par exemple. Paradoxalement, on pourrait dire que les Young British Artists sont un groupe artificiel d’artistes ready-made comme nous l’avons étudié. À l’image du fameux urinoir, ils sont bien réels et leur statut est devenu incontestable. Un terme invalide est devenu valide. La deuxième hypothèse de ce travail étudiait la focalisation du discours médiatique sur certains artistes tels que Damien Hirst ou Tracey Emin. Les analyses effectuées confirment et expliquent ce phénomène. Le discours médiatique a, quasiment dans une logique publicitaire, sélectionné des emblèmes du mouvement. Damien Hirst et son requin, Tracey Emin et son lit sont devenus des images de l’imaginaire collectif. Au plan pratique, ces deux individus ont connu une exposition médiatique gigantesque et un formidable apport financier. Il est intéressant de noter qu’au plan individuel, ces avantages semblaient recherchés par les Tracey Emin et Damien Hirst qui affirmaient vouloir devenir les équivalents de rock stars. Ils ont aussi été associés tous deux alors que leurs liens personnels comme artistiques étaient faibles. Sur cette hypothèse, deux remarques permettent d’éviter une caricature du propos. Tout d’abord, il y a effectivement eu une cristallisation et une focalisation sur des œuvres et des artistes. Cependant, ce phénomène doit être compris uniquement dans une logique collective. Il doit être mis en parallèle avec l’hypothèse précédente. Le requin en particulier a symbolisé le Brit Art dans son ensemble. L’explosion des limites médiatiques traditionnelles du domaine artistique a encore plus accentué ce phénomène. L’incursion de la télévision et de la presse tabloïde dans le champ artistique (et l’inverse) ont confirmé cette cristallisation. Ces deux médias ont effectivement des logiques internes proches de cette sélection. L’éclatement des limites n’a pas donné une couverture plus générale et exhaustive mais a, au contraire, transformé Tracey Emin en « talking head » télévisuelle59 et le requin en « tête de gondole » de l’art britannique. Ensuite, cette hypothèse doit être complétée par l’apparition d’une mise en scène. Nous avons étudié qu’une coterie avait été mise en scène dans le discours médiatique. Les individus jouaient un rôle. Cet aspect hautement individuel et la mise en avant de personnalités (Jay Jopling, Charles Saatchi, Damien Hirst) est aussi à étudier dans une logique générale. Cette mise en scène a aussi été effectuée dans un rapport à l’histoire de l’art. En mettant l’accent sur l’aspect nouveau, on retrouve l’idée de créer un mouvement artistique avec sa mythologie et ses anecdotes. La problématique de ce mémoire remettait en cause le statut des Young British Artists en tant qu’avant-garde « libre ». Elle posait la question du regard et du rôle des médias

59 CONRAD, Peter, « Sinking without Trace », The Observer, 7 décembre 1997, p.8 71 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

dans la légitimation d’un groupe d’artistes. L’aspect le plus intéressant dans cet exemple du Brit Art est probablement sa modernité (et non sa post-modernité !). En l’étudiant, des questions sociales et culturelles sont posées. On voit ici de quelle manière des logiques issues du marché peuvent influencer l’esprit du champ artistique. Dans cette logique, on peut estimer que les Young British Artists n’ont pas constitué une avant-garde au sens classique du terme. À partir du moment où ils ont été traités collectivement et qu’ils ont eu une identité, on ne peut pas parler de lutte. Il ne faut pas nier cependant les souffrances individuelles et personnelles qu’ils ont pu connaître avant leur « rassemblement ». On ne peut pas qualifier le Brit Art d’avant-garde au sens où Bourdieu l’a défini dans Les règles de l’art. Il s’agirait plutôt d’une avant-garde ready-made : considérée comme telle parce que décidée comme telle. Au passage, le terme Young British Artist est à la fois tellement général et exclusif qu’il n’est pas porteur d’une véritable identité esthétique. Les exemples de mouvements qualifiés d’avant-gardistes portaient le plus souvent un nom porteur de sens. Le Cubisme, le Dadaïsme, le , le Lettrisme ou le Situationnisme sont des termes toujours complexes mais signifiant une identité et un projet artistique commun. Une nationalité associée à un âge forme difficilement une identité collective avant-gardiste. Si les Young British Artists constituent une avant-garde qui aurait été créée, une question se pose évidemment : qui est le créateur ? S’il y a une mise en scène, qui est le metteur en scène ? L’objectif de ce mémoire n’est pas de dénoncer les activités d’une poignée d’individus, artistes ou collectionneurs. Quelles que soient les personnalités des individus, il serait totalement absurde d’attaquer « personnellement » des coupables. La dimension collective qui était à la base méthodologique et sociologique de ce mémoire permet justement de dépasser une accusation stérile et inutile. Ces logiques collectives ont ainsi créé ce discours médiatique et ses actions sur le domaine culturel britannique. L’exemple du Brit Art est particulièrement intéressant puisqu’il introduit une dimension nouvelle de l’avant-garde. On ne se situe pas dans cet exemple dans un registre tel qu’il a été étudié par l’Ecole de Francfort. Il n’y a pas eu de récupération et d’automatisation d’un mouvement alternatif et véritablement avant-gardiste. Les avant-gardes étudiées précédemment ont pu ainsi être récupérées par un système général mais la particularité des Young British Artists est que leur identité porte dès ses débuts l’influence de la sphère dominante. Le nom, l’identité ont été créés par Charles Saatchi qui a pris plus qu’il a récupéré « ses » artistes. À partir du moment où ils ont été rassemblés, le statut des Young British Artists est devenu celui d’une avant-garde instituée. Le moment de Sensation est le parfait exemple de l’institutionnalisation d’un groupe artistique. Tous les éléments sont présents : une institution qui paraît publique, des artistes (auto)déclarés « scandaleux », un collectionneur puissant et un pays en plein renouveau culturel et même politique. Comme nous l’avons étudié, le Zeitgeist britannique des années 90 avait besoin d’une caution artistique et les Young British Artists ont parfaitement rempli ce rôle. L’approche plutôt critique et bourdieusienne a été conciliée avec une description plutôt compréhensive d’Howard Becker et le travail de Raymonde Moulins. Grâce à ces différentes manières d’appréhender un même aspect collectif, cette étude a permis de comprendre certains enjeux autour de la création artistique. Le Brit Art et son rapport à la sphère dominante a ainsi dépassé la vision traditionnelle du mécénat et au soutien à la création. La représentation a créé une réalité et nous avons étudié dans ce mémoire que les Young British Artists avaient été présentés comme une avant-garde devenue un nouvel Establishment. Même si le Brit Art n’a pas d’emblée été totalement établi, il n’a jamais vraiment porté le « vandalisme » et le choc que le constat primaire laissait paraître. La dimension individuelle mise en avant par le discours médiatique doit ainsi être modérée par nos analyses. Le rôle de certains individus tels que Jay Jopling ou Damien Hirst

72 Conclusion

par exemple a été indéniablement marquant. Cependant, ces individus et les institutions pour lesquelles ils agissaient obéissaient à des logiques générales du monde de l’art. Ces actions individuelles doivent donc être comprises dans une perspective élargie et collective. La problématique de ce mémoire posait la question des deux pôles individuels et collectifs de la légitimation des Young British Artists. On peut ainsi estimer qu’il y a une convergence entre ces deux éléments et qu’ils sont dépendants l’un de l’autre. Au niveau méthodologique, cette conciliation de l’individuel et du collectif a permis de dégager un élément majeur dans les faits : les artistes eux-mêmes s’en dégagent parfois. Jake et Dinos Chapman par exemple, par cynisme ou par réalisme, tentent de le surmonter autant artistiquement que « politiquement ». Les études individuelles ont donc contribué à modérer les écueils possibles d’une approche critique. Nous avons ainsi pu voir qu’une représentation était construite et que la profession d’artiste reste particulière par rapport à cela. La figure de l’artiste est plus complexe et le domaine artistique n’est pas totalement comparable aux autres domaines contrairement à ce qu’un certain cynisme pourrait laisser penser. À l’issue de ce travail, il est nécessaire de faire un retour sur soi et de comprendre ses limites. En effet, comme tout sujet, cet exemple des Young British Artists aurait pu être traité de manière différente. La dimension esthétique a été très peu abordée dans ce travail. L’introduction expliquait pourquoi. Il serait cependant intéressant de comparer ce mémoire sociologique à un mémoire d’histoire de l’art consacré au même sujet. Le rôle de Damien Hirst par exemple est probablement analysé de manière totalement différente dans une autre optique. Il est peut-être considéré comme un acteur majeur et positif dans la mesure où il a ouvert la voie à une série d’artistes. Une analyse concentrée sur l’esthétique pourrait aussi étudier cette galaxie dans un rapport à l’histoire de l’art. Les œuvres marquantes seraient alors étudiées d’une manière totalement différente. Sans vouloir caricaturer mon propre travail, The Physical Impossibility est très certainement vu par un esthète (au sens professionnel et non amateur) comme autre chose que la « tête de gondole » d’un groupe d’artistes. Une autre limite plus méthodologique est aussi à prendre en compte. Même si des efforts d’impartialité ont été effectués dans la constitution du corpus, il est impossible de résumer l’ensemble d’un discours médiatique de quinze ans en seulement une trentaine d’articles. J’ai tenté de constituer un corpus le plus éclectique possible, mais une analyse exhaustive aurait été impossible. Enfin, une limite de ce travail réside probablement dans ses enjeux. J’ai utilisé une formule de Pierre Bourdieu citée par Roger Cook qui affirmait que le champ artistique britannique constituait une « concrétisation de l’universel ». On pourrait presque estimer que l’universel est trop concrétisé dans ce sujet. Les acteurs sont quasiment trop caricaturés. La réalité est cependant là : au niveau personnel, Charles Saatchi a effectivement contribué au succès de Margaret Thatcher avant de jouer un rôle instrumental dans l’art contemporain britannique. La critique est quasiment trop évidente et trop facile. Ce sujet a montré que des logiques extérieures pénétraient le champ artistique. En l’occurrence, une étude descriptive le montrait déjà. Dans un sujet comparable, il aurait été intéressant de montrer que ces logiques rentrent de manière plus diffuse dans la création artistique. Le risque de ce sujet est qu’il était trop propice à une analyse critique, voire dénonciatrice. En effet, le but d’un mémoire n’est pas de dénoncer les activités d’un groupe d’individus ou de critiquer les conséquences des politiques de Margaret Thatcher (quoique…). Je tiens à préciser qu’il n’y a eu aucune exagération des faits dans ce mémoire pour mieux appuyer une idée ou un élément. Les enjeux sont véritablement importants et sont presque trop révélateurs. Le

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livre Testament à l’Anglaise qui a déjà été abordé montre d’ailleurs cet aspect. Chaque membre de la famille décrite occupe une fonction dans un secteur particulier. Cet ouvrage de Jonathan Coe montre donc que l’universel se concrétise dans une multitude de champs. Ce travail a donc permis d'étudier une partie de la société britannique par l’angle artistique. Il a tenté aussi et surtout de comprendre la notion d’avant-garde artistique dans un système particulier. Les conclusions de ce mémoire ne doivent pas non plus occulter le fait que certains Young British Artists sont particulièrement intéressants. Certains comme les frères Chapman, Cerith Wyn Evans et même Tracey Emin sont des artistes et des personnalités captivants. Le fait même de leur consacrer un mémoire est bien évidemment la preuve d’un intérêt de ma part. Un bref retour sur soi montrerait évidemment une fascination pour leur travail et pour leur utilisation des médias. Les conclusions de ce mémoire sont d’ailleurs porteuses d’une certaine rancœur. Cette dernière n’est évidemment pas à l’encontre des Young British Artists eux-mêmes. Je viens de rappeler mon intérêt envers eux. Cette rancœur va à l’encontre d’un esprit général tel qu’il a été étudié. C’est cet esprit qui est justement responsable du fait que des groupes sont présentés comme des mouvements artistiques avant-gardistes. Ils sont représentés tels des « briseurs de limites » alors qu’ils admettent totalement ces mêmes limites. Le fait que mon premier constat était celui de l’acceptation légitime d’un art conceptuel est assez intéressant. Même en ayant passé plusieurs mois de stage au sein même du White Cube, toutes les logiques ne m’étaient pas évidentes. On peut donc imaginer très facilement comment le discours médiatique a été aussi rapidement admis par les simples lecteurs. Encore une fois, le terme « simple » n’est pas méprisant, mais il définit les personnes survolant les articles consacrés aux thèmes artistiques. Cette rancœur va aussi à l’encontre d’un esprit qui, à terme, cherche à institutionnaliser tous les mouvements nouveaux. On peut aisément comprendre l’intérêt individuel pour un artiste de devenir légitime, établi et admis. Cependant, à un niveau plus général, l’idée de nouveauté et du dépassement des limites est peut-être de plus en plus nécessaire. Il ne s’agit pas là d’une posture blasée qui critiquerait toute nouveauté en affirmant qu’elle ne va pas assez loin. Il s’agit au contraire d’un véritable enthousiasme. L’une des bases de la création artistique en général est que « tout n’a pas été dit, tout n’a pas été fait ». Les limites de la création artistique semblent donc infinies. Cependant, l’exemple des Young British Artists montre les risques d’une institutionnalisation et d’un conditionnement (public comme privé) de l’art. La question est donc toujours posée : une avant-garde « libre » et « autonome » est- elle possible ? Le Brit Art n’est bien évidemment pas une exception et d’autres domaines artistiques peuvent reproduire les éléments étudiés. Les logiques mises en place au plan interne pour les Young British Artists peuvent-elles se répéter dans un contexte totalement différent ? Ce mémoire pourrait ainsi être prolongé et la question de l’avant-garde encore précisée. L’idée d’une création artistique « libre » est présente dans l’esprit alternatif d’un autre terme de la langue anglaise, la scène underground. Ce terme définit l’ensemble des cultures qui se définissent comme différentes ou qui sont considérées comme telles. Le domaine de l’underground pose continuellement la question de l’authenticité et de la trahison aux idéaux. Il est souvent associé à l’idée de scène. Comme dans l’exemple des Young British Artists, une coterie est mise en avant avec ses codes, ses habitudes et ses lieux de prédilection. Le Britart a constitué en un sens un Overground par rapport à d’autres scènes ! Cependant, il est intéressant de constater que certains éléments étudiés comme les questions de réputation se retrouvent dans des scènes underground. Ce type de scène se constitue pourtant en lutte par rapport au système légitime. Il tente d’instaurer une nouvelle esthétique en détruisant les moyens classiques d’expression et en reproduisant de nouveaux : développement d’une presse particulière ou de nouveaux lieux d’exposition,

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de concerts. Le système légitime peut être soit oppresseur dans le cas des dictatures soit à l’inverse trop libéral économiquement. Il s’agit donc d’une logique plutôt opposée à celle que nous avons analysée précédemment à propos de l’art contemporain britannique. Pour conclure ce mémoire, trois exemples de scènes underground ou avant-gardistes seront étudiés et comparés brièvement aux Young British Artists. La question d’une scène avant-gardiste et liée aux arts plastiques doit logiquement aborder Andy Warhol et la Factory, son studio dans lequel une effervescence artistique eut lieu dans les années 60. La mise en perspective avec les Young British Artists est évidente. Le Pop Art et Andy Warhol en particulier ont été très fortement marqués par le principe du ready-made de Marcel Duchamp. Ensuite, la figure du Young British Artist et le mélange d’un académisme et d’une culture populaire et médiatique sont influencés par Andy Warhol. Les habitués de la Factory d’Andy Warhol constituaient aussi une coterie au sens où nous l’avons étudié précédemment. Les critiques des années 60 parlaient même d’une « ménagerie » ! Dans la Factory, les œuvres étaient créées quasiment à la chaîne par les membres de ce groupe. Même si des ressemblances peuvent se dessiner entre le Brit Art et le Pop Art des années 60, il est nécessaire de les différencier sur certains aspects. Il n’y a pas eu de soutien financier dès les débuts de la Factory par exemple. Andy Warhol a montré son attirance pour l’argent et le succès de manière fort provocante, mais les concrétisations de ses ambitions ne sont arrivées que bien plus tard, à la fin des années 70. Les galeristes tels que Leo Castelli sont arrivés après la création de l’identité du groupe. Il y a eu une récupération voulue et il s’agit d’un contexte différent de celui du Brit Art. Ensuite, le Pop Art et la Factory en particulier se sont construits contre la société américaine des années 60. Les membres de la Factory étaient ainsi des outsiders qui ont créé une scène pour s’exprimer. Même si les apparences pourraient assembler les Young British Artists au Pop Art, le contexte même de création et les logiques mises en œuvre les séparent. Un autre mouvement pourrait être comparé au Brit Art et plus généralement à Cool Britannia. La Movida madrilène désigne le mouvement social et culturel qui a marqué les années suivant la mort de Franco et qui a touché à terme toute l’Espagne. Il est assez difficile de décrire en quelques mots un mouvement qui a duré plus de six ou sept ans mais il est capital de le prendre en compte comme une bouffée d’air frais après la dictature franquiste. Il s’agissait du pendant culturel de la transition démocratique et les nouvelles sphères politiques ont presque encouragé ce mouvement de contre-culture. Le maire de Madrid, Enrique Tierno Galván, a ainsi soutenu l’explosion culturelle dans sa ville. Il s’agissait donc d’un mouvement contre-culturel toléré par une nouvelle culture légitime. À l’inverse du New Labour anglais dont la nouveauté était un masque, les institutions espagnoles étaient évidemment nouvelles. La Movida a ainsi été un mouvement pluridisciplinaire et des musiciens, peintres, photographes, cinéastes sont apparus. Les premières années de la Movida peuvent être rangées dans la catégorie underground : la perception de la ville évoluait et des quartiers se développaient, des lieux et des personnes apparaissaient. Une nouvelle presse culturelle se développait avec des revues telles que La Luna ou une émission de télévision comme La Edad de Oro. Il est assez intéressant de constater que même dans un contexte plus libre, plus underground que le Royaume- Uni des années 90, les logiques de réputation sont semblables. Certains individus ont été mis en avant. L’exemple le plus célèbre est probablement le cinéaste Pedro Almodovar. À l’image de Damien Hirst, il a symbolisé la Movida au risque même de l’incarner totalement à l’étranger en particulier. En Espagne, la Movida a été représentée par un « couple » créé médiatiquement comme Tracey Emin et Damien Hirst dans notre étude : Pedro Almodovar et la chanteuse Alaska. Certains artistes comme Fabio McNamara font aussi l’objet d’un traitement médiatique comparable aux Young British Artists : son travail est ainsi

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toujours jugé avec le calque de la Movida. Il est assez intéressant de constater que des logiques différentes peuvent reproduire des effets semblables. La notion de groupe n’était absolument pas invalidée par les membres de la Movida pendant les premières années. Les artistes, chanteurs, journalistes se retrouvaient dans cette appellation justement parce qu’elle était trop générale et absolument pas exclusive. On peut ainsi justifier les différents éléments déjà étudiés à propos de la réputation : le discours médiatique, dans un premier temps n’a pas travesti la vérité et c’est à partir du moment où la Movida est sortie de l’underground que des logiques différentes sont entrées en place. Dans un recueil de textes autobiographiques60, Pedro Almodovar décrit la liberté de la Movida : « Non seulement nous étions plus jeunes et plus minces, mais notre soif d’inconnu faisait que nous nous lancions dans tout tête baissée avec joie. Nous ne connaissions pas le prix des choses ni ne pensions en termes de rentabilité. Nous n’avions pas de mémoire, nous imitions tout ce qui nous plaisait et nous nous amusions beaucoup en le faisant. N’existait aucun sentiment de solidarité, de famille politique, d’appartenance sociale, de génération, et plus nous partagions, plus nous avions l’impression d’être authentiques. Nous étions d’une prétention invraisemblable, mais l’absence même de perspective retournait cette situation. » Cette citation est assez intéressante puisqu’elle montre la liberté totale qui s’opérait à un instant déterminé, avant que la Movida ne touche le pays en entier et devienne donc moins authentique. Elle peut aussi expliquer l’engouement autant social que médiatique à son sujet et les dangers d’une récupération ou même d’une légitimation. Un dernier exemple permettrait à la fois de se rapprocher du sujet et de s’en dégager. Il serait intéressant de comprendre comment un groupe qui se déclare avant-gardiste peut travailler au Royaume-Uni dans l’ombre des Young British Artists. Le !WOWOW! Collective est un groupe d’artistes, danseurs, écrivains stylistes qui ont occupé un local dans le sud de Londres, à Peckham. Un ensemble d’événements a été organisé dans ce lieu. Il est important de préciser que la couverture médiatique du !WOWOW! Collective est quasiment nulle. Ils ne sont absolument pas connus du grand public et ils n’ont été l’objet que de quelques articles. Leur situation autant individuelle que collective est très instable. Ils tentent donc de lutter pour s’imposer une place dans le champ culturel. Une analyse plus détaillée les classifierait incontestablement d’avant-gardiste. Au sein même de ce collectif, certains artistes semblent se « démarquer » du lot. Dans le (très faible) discours médiatique au sujet du !WOWOW! Collective, le styliste Gareth Pugh et le plasticien Matthew Stone sont mis en avant. Ce dernier en particulier est présenté comme le maître d’œuvres pratique, le chef de chantier des lieux occupés. Il s’est lui-même surnommé « Art Shaman » en référence au chamanisme et au rôle de l’individu. Matthew Stone, interrogé pour ce travail a justement affirmé que le !WOWOW! Collective avait justement dû se construire contre l’exemple des Young British Artists et que ce « chamanisme » était justement une manière d’apprécier l’artiste en tant qu’individu et non comme une partie d’un groupe. Une étude « au jour le jour » où le chercheur serait immergé dans le sujet du ! WOWOW! Collective serait particulièrement intéressante puisque les logiques de réputation et du rapport à l’authenticité pourraient être étudiées et comprises. Le !WOWOW! Collective pourrait donc devenir un « laboratoire » d’une avant-garde « libre » et le sociologue serait à la fois un acteur particulier et un témoin réel. Le rôle des acteurs serait étudié individuellement

60 ALMODOVAR, Pedro, Patty Diphusa, La vénus des lavabos, Seuil, 1999, p.17 76 Conclusion

au sein d’une avant-garde et l’analyse de l’évolution du groupe et de ses conséquences pourrait être passionnante.

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Bibliographie

METHODOLOGIE

MOUILLAUD, Maurice et TETU, Jean-François, Le Journal Quotidien, Presses universitaires de Lyon, 1989, 204 p. MAINGUENEAU, Dominique, Analyser les textes de communication, Armand Colin, 2007, 209 p.

OUVRAGES THEORIQUES

BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Flammarion, 1988, 366 p. BOURDIEU, Pierre, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992, 567 p. BOURDIEU, Pierre, The Field of Cultural Production, Cambridge Polity, 1993, 322 p. BOURDIEU, Pierre, Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996, 96 p. BOURDIEU, Pierre, « A reasoned Utopia and Economic Fatalism », New Left Review, Janvier-février 1998 COOK, Roger, « The mediated manufacture of an ‘avant-garde’ : a Bourdieusian analysis of the field of contemporary art in London, 1997-9 » dans FOWLER, Bridget (Ed), Reading Bourdieu on Society and Culture, Blackwell Publishers, 2000, pp.164-185 ELIAS, Norbert et SCOTSON, John, The Established and The Outsiders, Sage Publications Ltd, 1994, 240 p. GAYWOOD, James, « ‘yBa’ as Critique The Socio-Political Inferences of the Mediated Identity of Recent British Art », dans LEUNG (Ed), Theory in Contemporary Art since 1985, Blackwell Publishers, 2004, pp.89-100 MOULIN, Raymonde, Le Marché de la peinture en France, Editions de Minuit, 1967, (Réédité en 1989), 624 p.

REFERENCES SUR LE SUJET 78 Bibliographie

COE, Jonathan, Testament à l’Anglaise, Gallimard, 1997, 686 p. COLLINGS, Matthew, Blimey, From Bohemia to Britpop: London Art World from Francis Bacon to Damien Hirst, 21 Publishing Ltd, 1997, 208 p. ROSENTHAL, Norman, Sensation: Young British Artists from the Saatchi Collection, Thames & Hudson, 1997, 222 p. SERGEANT, Jean-Claude, Les Médias britanniques, Ophrys-Ploton, 2004, 351 p. STALLABRASS, Julian, High Art Lite, Verso Books, 1999, 368 p. SQUIRES, Claire, « Young, Gifted and Very Good Looking, Looking » , Congrès « What ever happen to Cool Britannia ? » au Centre d’Etudes et de Recherche Internationales de l’Université de Montréal, mis en ligne le 10 août 2005, http:// www.cerium.ca/article944.html

MONOGRAPHIES

BURN, Gordon et HIRST, Damien, On The Way To Work, Universe Publishing, 2002, 232 p. DOROSHENKO, Peter, Sam Taylor-Wood – Still lives, Steidl Baltic, 2006, 192 p. FREEDMAN, Carl et LUARD, Honey (Eds), Tracey Emin Works 1963-2006, Rizzoli, 2006, 567 p. HALL, James, , Kunsthaus Bregenz, 2005, 155 p. HIRST, Damien, The Death Of God, OC, 2006, 250 p. WYN EVANS, Cerith, Cerith Wyn Evans, Lukas & Sternberg, 2004, 172 p.

AUTRES REFERENCES UTILES (ARTICLES DE PRESSE, LIENS INTERNET…)

BUCK, Louisa, « Damien Hirst : A new exhibition», Time Out, 23 mai 1997, p.127 COLLINGS, Matthew, « Art is as dead as a swastika », Modern Painters, 16 mai 2002, p.45 CURRAH,Mark, Deeper Freeze, Time Out, 26 avril 1995, n°1288 FORD Simon, « Myth Making », Art Monthly 3, Mai 1995 MACRITCHIE, Lynn, « Rude Britannia (Sensation) », Art in America, avril 1998, vol 86, n°4, pp.36-39 SOLOMON, David, « The Collector », New York Times Magazine, 26 septembre 1999, p.22 79 Quand une « avant-garde » fait Sensation : les Young British Artists

The Sunday Times Rich List, avril 2006, p.64 Showstudio : In Camera: Tracey Emin : http://showstudio.com/projects/emn/ emn_start.html Enfin, il serait honnête de préciser que l’encyclopédie en ligne, Wikipedia m’a été utile. Les informations (toujours vérifiées) ont été précieuses pour la première partie. La description du champ culturel, l’historique des YBAs ainsi que des aspects biographiques ont été aidés par cette encyclopédie.

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