Les Branquignols fut une troupe de
comédiens créée par Robert Dhéry et
Colette Brosset parmi lesquels on comptait
Louis de Funès, Jean Lefebvre, Jean
Carmet, Jacqueline Maillan, Michel
Serrault, Micheline Dax, Christian
Duvaleix, Pierre Olaf, Jacques Legras,
Robert Rollis, Roger Caccia, Pierre
Tornade, Annette Poivre... à la fois
comédiens, musiciens et chansonniers.
1
Elle fut active des années 40 au début des
années 70. Leurs spectacles avaient aussi
un parfum de scandale car ils
comportaient systématiquement de jolies
filles dévêtues, ce qui était audacieux pour
l'époque. Leur nom reprend l'expression
branquignols qui désigne à la fois des
personnes excentriques, se mettant dans
des situations tragi-comiques ou se
plaisant à les provoquer, mais aussi des
individus qui n'inspirent pas confiance, soit
par manque de sérieux, soit par manque
d'intelligence.
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Nous voici à la fin de la guerre. Robert a
envie de percer mais la période n'est
guère propice. Grâce aux encouragements
d’Alibert, il monte «Trois de la marine» et
a la fierté de faire beaucoup rire Marcel
Pagnol, Raimu et Charpin.
Paris est libéré, le cinéma aussi ! Quelques
3
petits rôles se présentent, comme dans
«Le merle blanc» 1944) : "J’étais un
acteur d’omoplates, mais je gagnais ma vie
en observant les monstres, et Saturnin
Fabre en était un, inégalable !". Une
ravissante partenaire débutante, Martine
Carol, lui donne la réplique dans «En êtes-
vous bien sûr ? ». Colette est également au
générique.
Pierre Braunberger choisit Robert Dhéry
pour incarner Filochard, aux côtés de
Maurice Baquet (Ribouldingue) et de Rellys
(Croquignol) dans le premier des deux
4
épisodes tirés des histoires des fameux
Pieds Nickelés (1947). A la demande du
producteur, Robert assiste le metteur en
scène.
Colette est encore de l’aventure. Pendant
le tournage, le jeune couple a la belle idée
de fabriquer leur petite Catherine. Beau
succès également pour les films ! Enfin, le
couple sort de l’anonymat. Suprême
récompense, on fait appel à Robert pour
mettre en scène Bourvil à l’Alhambra.
Celui, qui n’était qu’une voix à la radio,
devient rapidement célèbre. Robert a
5
écrit un texte loufoque, «Les gaufrettes».
Il s’agit d’une série de sketchs où tout se
“casse la gueule”. Après plusieurs refus, il
le fait lire à Jean Richard. Celui-ci, une
fois remis de ses rires, pousse Georges
Herbert à monter le spectacle.
Gérard Calvi compose la musique, Francis
Blanche écrit les chansons et tous les amis
6
sont appelés en renfort. Une ravissante et
toute timide Micheline Dax chante les
couplets. A cette bande de copains se
joignent Pierrette Rossi, la fille de Tino,
Rosine Luguet, fille d’André, Christiane
Minazzoli, mais aussi Raymond Bussières
inséparable d’Annette Poivre.
Henri Bernstein, employeur de Robert, le
traite de “Guignol” ! Voilà un nom pour
remplacer «les gaufrettes» que personne
n’a envie de conserver. Un jour, un oncle
de Colette, assistant à la répétition, lance
: "Robert ! il est un peu branque ton
7
Guignol !" Merci tonton !
Le 20 avril 1948, au théâtre La Bruyère, la
première des «Branquignols» est un
moment épique ! Robert, metteur en scène,
joue ailleurs, et c’est l'heure précise
choisie par Catherine pour venir au monde
! Sur scène pourtant, tout se passe
formidablement bien ! Quand Robert
arrive, il annonce la naissance et mesure
en même temps le succès de sa pièce !
C'est le bonheur ! Tous les acteurs se
précipitent à la maternité pour embrasser
Colette et le bébé. C’est cela, les
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Branquignols !
Le spectacle est surréaliste,
complètement loufoque. Il se jouera plus
de mille fois ! Bourvil, l’ami fidèle, prête
Etienne Lorin, un de ses musiciens pour
quelque temps. Celui-ci ne voulant plus
repartir, Bourvil entre dans le jeu et, de
temps en temps, sans prévenir, traverse la
scène du théâtre La Bruyère en lançant à
9
son musicien : "Je t’attends à la fin du
spectacle » !".
Bientôt, un autre farfelu se joint à la
troupe. Il s’appelle Michel Serrault.
Laquelle troupe variera inévitablement
avec le temps et les tournées …
En 1949, Robert Dhéry adapte les
«Branquignol» (s) pour le cinéma. Des noms
viennent s’ajouter, comme ceux de Pierre
Destailles, Raymond Souplex, Pauline
Carton, Gabriello et Carette. Mais le film
déçoit le public autant que le réalisateur :
"il fut ce qu’il devait être : un machin
10
sympathique, bricolé à la diable".
Les aventures “branquignolesques” se
poursuivront sur la scène, avec «Dugudu»
(musique de Francis Blanche), «Jupon
Vole» qui s’expatriera à Londres sous le
titre de «La plume de ma tante» (750
représentations) avec un succès
mémorable, y compris auprès de sa Très
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Gracieuse Majesté. Cette dernière impose
qu’aucune coupure ne soit faite ! Les
comédiens osent donc présenter le fameux
numéro de la “pissotière” ! Queen
Elisabeth et sa sœur Margaret n’auront
aucune honte à avouer avoir bien ri !
La nouvelle revue du couple, «Ah! Les
belles bacchantes !», rèvèle Louis de Funès
avant de connaître une adaptation
cinématographique (1954). On se souvient
de la danse “jazzy” si inattendue des
moines, une chorégraphie signée De Funès,
Colette ayant créé celles des autres
12
ballets.
Mais Robert et Colette ne se contentent
pas de “branquignoler”. Lui réalise quelques
films, comme «La patronne» (1949) avec
Annie Ducaux, ou «Bertrand, cœur de lion»
(1950) où ils apparaissent ensemble. Et
surtout, ils décident de traverser l’océan
Atlantique pour présenter «La plume de
[leur] tante» …
Première à Broadway, au Forest Theater :
réaction glaciale de l'audience ! Nos
branquignols ignoraient que le public
attendait la réaction des critiques pour se
13
manifester, ce qu'ils firent positivement.
"Nous étions inondés de bonheur", un
bonheur qui s’accentua quand le lendemain,
Robert constata une queue interminable
devant le théâtre ! Le triomphe se
transforme bien vite en un show télévisé,
tandis que Robert Dhéry devient le “funny
frenchman”. «La plume de ma tante»
décrochera le Tony Award du meilleur
14
spectacle musical de l’année 1959.
"Pourtant, au bout de 4 ans, nous avions
mal à la France". Robert souhaite rentrer,
Colette aimerait rester. "Nous nous
aimions trop pour imaginer une séparation,
même provisoire". Le retour est difficile,
le monde du spectacle ayant oublié les
Branquignols.
Heureusement, le projet
cinématographique de «La belle
Américaine» (1961) remet les choses à
leurs places. Le succès dépasse toutes les
espérances ! En France d’abord mais
15
ensuite partout dans le monde, jusqu’au
Japon ! Robert devra refuser les suites
qu’on ne manqua pas de lui proposer.
Il se souvient alors d’un rêve exprimé par
l’ami “Fufu” : "Mon rêve serait de danser
et chanter dans une comédie musicale". Ce
sera «La grosse valse». Parfois, sur scène,
Louis s’adresse au public et, parlant de
Robert : "Regardez-moi cet imbécile …Il
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me fait rire, il me fait rire …" Le public
était persuadé que ces mots figuraient
dans le texte. 500 représentations au
Théâtre des Variétés !
En 1964, une idée de Pierre Tchernia
aboutit au film «Allez France». La troupe
est à nouveau réunie : "Nos pitreries se
vendirent bien"! «La communale» (1965) de
Jean Lhôte , «Trois hommes sur un
cheval» (1969) de Marcel Moussy et «On
est toujours trop bons avec les femmes»
(1971) de Michel Boisrond relèvent de
cette catégorie.
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Jean Carmet est l'auteur dune bonne
partie des dialogues du «Petit baigneur»
(1967) qui connaît un succès appréciable
puisque 5,5 millions de spectateurs
viendront rire aux exploits de Fourchaume
/ De Funès et de Castagnier / Dhéry,
entourés de la bande habituelle.
Après 450 représentations sur scène,
«Vos gueules les mouettes» (1974), une
18
succession de gags à la manière des
premiers triomphes, est une gentille
moquerie des Bretons qui n’auront pas
vraiment apprécié. Mais l'ensemble est si
drôle …
En 1973, Colette réalise que les
Branquignols ont 25 ans. Et si l’on
remettait ça ? Bien sûr, tout le monde a
25 ans de plus, et certains, comme Jack
Ary ou Roger Saget, ne sont même plus là
… Mais quand on a un chromosome de plus
et qu’il s’agit de celui de la rigolade , est-
on contraint d’être sérieux ? Branquignol-
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bis restera à l’affiche deux ans.
Comme Béatrix Dussane l’avait prévu,
Robert et Colette, ça a formidablement
marché !
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Colette Marie Claudette Brossé naît à
Paris, le 21 février 1922.
Son papa Daniel, que tout le monde
surnomme “Bouboute”, travaille aux Halles.
Il sera, grâce à son métier, l’accueillant
cantinier pendant la guerre, des Gélin,
Périer, Blier, Reggiani et autres qui
viendront se rassasier de la bonne cuisine
bien nourrissante de son épouse Marthe
que tout ce beau jeune monde aura
adoptée. Bouboute abritera pendant la
guerre deux américains clandestins et
prêtera sa boîte à lettres pour abriter
21
des messages discrets.
Généreux, les parents de Colette
hébergeront le jeune couple Dhéry au
début de leur mariage en 1943.
Colette est la sœur cadette de Claude, qui
n'est pas le comédien Claude Brosset !
Dès ses premiers pas, ses parents se
rendent à l’évidence, leur bout de chou a
les pieds “en dedans”. Comme remède, on
leur conseille la danse ! C’est ainsi que,
toute petite, Colette va apprendre cet art
que l’on dit si difficile et devient petit rat
à l’opéra. Elle remportera par la suite un
22
premier prix international de la danse,
mais comme le dira son clown de mari, elle
marchera toujours les pieds “en dedans”.
Cependant, cet apprentissage exigeant
donnera à la jeune danseuse le goût de la
scène.
Elle s’inscrit bien vite au fameux Cours
Simon. Elle a 16 ans, est alors plutôt
23
menue, blonde avec des yeux tout ronds…
Une jolie petite “bille de clown”. Parmi ses
camarades figurent Maria Casares, avec
qui elle aime bien rigoler, et une grande
fille brune qui s’appellera plus tard
Martine Carol. Côté garçons, Daniel Gélin,
Serge Reggiani, Michel Vitold déjà porté
vers la tragédie, enfin un “affreux jojo”
qui zozote un peu, sympathique, et que
toute la classe aime pour ses pitreries :
Robert Dhéry. Inévitablement, le maître
du cours voit en Colette une ingénue et lui
fait travailler le rôle d’Agnès dans «l’Ecole
24
des femmes».
"Viens-là Robert… j’ai besoin d’un Arnolphe
pour donner la réplique à Mademoiselle".
Robert en a un peu assez de donner
toujours les mêmes répliques. Il déclare à
son maître, en fixant la frimousse
enfantine de Colette et remarquant sa
façon amusante de froncer le nez :
"Pourquoi Agnès ? Elle est plutôt marrante
non ?" … René Simon réfléchit… "Peut-être
!... il faut attendre encore un peu".
Un soir, elle arrive en tirant par la manche
un gamin, Christian Duvaleix, qui ne tarde
25
pas à devenir l'un des plus fidèles amis du
couple.
Pendant ces années encore heureuses
(nous sommes en 1937), Colette est
aperçue deux fois sur les écrans des salles
obscures : dans «Un coup de rouge»
(1937), film à sketchs de Gaston Roudès
26
et dans «Thérèse Martin» (1938) , une
évocation de Thérèse de Lisieux. Colette
ne néglige pas les cours et ne quitte guère
Robert. Celui-ci a décroché des contrats
au théâtre Hébertot, dirigé par Raymond
Rouleau : "Je serai vêtu d’un collant
bizarre avec une jambe violette et une
autre jaune » !" la prévient-il … la jeune
demoiselle se précipite au théâtre. A
l’entracte, elle l’attend dans sa loge : "Il te
va bien ce costume, t’es drôlement bien
dedans ! Tes jambes, tu sais, elles sont
belles !". Bien sûr, les jambes, c’est un
27
critère pour une danseuse ! A partir de ce
moment-là, Colette considérera son
“meilleur copain” de façon bien plus
tendre…
Entrée au Conservatoire, Colette est
auditrice dans la classe de Louis Jouvet.
Elle a la réputation d’une bosseuse.
L'année suivante, elle rejoint le groupe
d’amis - parmi lesquels figure Robert -
28
dans la classe de Béatrix Dussane. Cette
grande dame du répertoire dramatique
écrira : "Robert et Colette ? ça marchera !
Les amoureux se retrouvent. Colette
participe au spectacle des "Trois
Sockettes" et deviendra aussi farfelue
que son futur mari. "Avec Colette, c’est
toujours pareil : une catastrophe montée
sur deux jambes de ballerine, quoiqu’elle
fasse ! Avant d’entrer en scène, elle
ficherait le trac à un régiment de
cosaques. Même quand elle est réellement
adroite" (Robert Dhéry).
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De plus en plus amoureux de sa petite
camarade du Cours Simon, Robert la suit
"comme un gardien de trésor !" Le 18
novembre 1943 cela se termine par un
mariage, une union placée sous le signe de
la bonne humeur, malgré l’époque, et qui
durera plus de 60 ans !
Colette, qui participera à la plupart des
films réalisés par son époux, s’autorisera
quelques rôles en solo.
Tout juste après la guerre, elle est de la
distribution de «Etoile sans lumière»
(1945) - dont la vedette n'est autre
30
qu'Edith Piaf - et de «Master Love»
(1945) de Robert Péguy. Plus tard,
souvenons-nous de l’aubergiste de
Meursault, dans la «Grande Vadrouille»,
qui “sauvera” Bourvil et Louis de Funes :
c’était elle !
Toutes ses autres apparitions se feront en
compagnie de Robert et dans bien des cas
elle tiendra son propre rôle d’épouse. Pour
31
certains films, elle sera un personnage de
l’intrigue, pour d’autres, comme «Ah ! Les
belles bacchantes !», elle signera en outre
la chorégraphie; c’est elle qui aura réglé le
ballet si amusant des serveurs se jouant
des portes de saloons dans «le Grand
Restaurant» avec un Louis de Funès égal à
lui-même. Pour «Allez France», et «Vos
gueules les mouettes», elle participera en
plus à l’élaboration du scénario.
Les filmographies la concernant
mentionnent pratiquement toutes sa
présence dans la grande fresque
32
historique «Paris brûle-t-il ?» mais elle
n’est accréditée d’aucun rôle précis et
aurait nié cette participation lors d’une
interview.
Colette tournera aussi quelques fictions
pour la télévision. Sa dernière apparition
se fera sur les planches, en janvier 2004,
dans une reprise de la pièce dramatique
«Léon Morin, prêtre» à l’espace Georges
Bernanos de Paris.
Avec Robert, pour l'éternité …
Colette nous a quittés le 1er mars 2007, à
l’âge de 85 ans. Depuis que Robert était
33
parti, elle n’avait qu’une hâte, celle de le
rejoindre ! Ils ne seront restés séparés
que 3 années qui lui auront paru bien
longues, "un atroce trou noir" confiera-t-
elle, malgré l’amour que lui exprimeront
Catherine sa fille, Mathieu son petit fils
et ses arrières-petits-enfants.
34
Robert Dhéry naît par hasard, lors d’un
voyage de sa maman, à la Plaine Saint-
Denis, le 27 avril 1921, Mais à peine né,
bébé est ramené dans le petit village
familial de l’Yonne, Héry. L’enfant est
déclaré Robert Léon Henri Fourrey, le
patronyme de son papa bien sûr. Héry lui
donnera par la suite son nom d’artiste :
Robert d’Héry …
Descendant d’une famille de meuniers, il
traverse une enfance heureuse. Mais à
l’école c’est un pitre, incapable de tenir en
place : "Je suis né anormal, avec
35
certainement un chromosome en plus, celui
de la rigolade … ! A l’école, le maître
abattait son poing sur le pupitre. Silence
terrifié de la classe. Je pouffais, parce
que j’imaginais l’encre jaillissant de
l’encrier retomber sur sa tête et lui faire
des moustaches !".
Il découvre la magie du monde du
spectacle en assistant à une
36
représentation du Cirque Fratellini :
"J’veux rester avec eux !".
La messe dominicale l'attire tout autant:
les cantiques, les cloches et le rituel
l’impressionnent. Il s’en souviendra plus
tard et n’hésitera pas à inclure des messes
dans ses films, «La belle Américaine»
(1961), «Le petit baigneur» (1967) ou bien
«Vos gueules les mouettes» (1967).
Avec quelques copains, il forme "la bande à
Bicot", en référence au héros des albums
dessinés de l’époque.
Il a 15 ans lorsque son père l’envoie passer
37
une année en Angleterre. Pensionnaire
chez Mrs. et Mr. Watson, un directeur
d’école qui lui impose plusieurs fois par
semaine des séances de cinéma dans la
langue de Shakespeare, le jeune Robert
apprend l'anglais en se divertissant avec
Buster Keaton, Laurel et Hardy, Charlot et
en se cultivant avec Laurence Olivier.
De retour en France, il lui faut envisager
son avenir. C’est décidé, il sera Chaplin ou
Olivier, carrément ! "Il faut que tu
apprennes le métier" lui répond lucidement
38
son père.
A Paris, au Conservatoire Maubel, Robert
apprend les rudiments du métier avec
Dorival, de la Comédie Française. Un jour
(1938), un certain René Simon, en visite,
lui dit : "Viens donc me voir… Tu zozotes
… Si je te fais jouer Britannicus, tu seras
ridicule et tu amuseras tous les élèves !".
Robert jouera «Britannicus» au Cours
Simon, devant une classe écroulée de rire :
"Mon vieux rêve, devenir clown, avait des
chances de devenir réalité".
René Simon va révéler le comédien Robert
39
Dhéry : "J’t’aime bien toi ! Tu es un paysan
élégant !". Pierrot lunaire, clown, il est là
pour donner la réplique à bon nombre de
ses camarades. A cette époque, il fait la
connaissance d’une charmante danseuse,
Colette Brosset, un petit phénomène rigolo
:"On est fait pour s’entendre" se plaît à
dire Robert. Mais l’idylle n’est pas pour
tout de suite …
En 1939, il a 18 ans, et envie de tout
connaître. Peut-être veut-il échapper à la
40
terrible actualité. Lors d’une nouvelle
audition chez Simon, les directeurs du
Théâtre des Mathurins, Jean Marchat et
Marcel Herrand, le remarquent et “se
l’adoptent”. Il est leur pensionnaire
pendant deux ans, pour de petits rôles,
certes, mais qui lui permettent de
préparer l’entrée au Conservatoire. Chez
eux, il fait la connaissance de Jean
Carmet. Jeune premier comique, il a
souvent comme partenaire une débutante
"aussi vive qu’une souris", Odette Joyeux.
Robert apprend beaucoup d’un autre
41
maître, Raymond Rouleau. Engagé au
théâtre Hébertot, il joue un rôle délicat
dans une pièce difficile, «Mon royaume est
sur la terre». Plus question de faire le
pitre ! Alors pour se défouler, il invente
des farces dans les coulisses avec Renaud
Mary, son copain du Cours Simon.
Il ne perd pas pour autant Colette de vue
et commence enfin à lui faire la cour.
Prétendant timide, il lui fait des
confidences, lui parle de l’ambiance du
théâtre ; la gentille petite blonde se
laissera petit à petit apprivoiser.
42
Un bonheur ne venant pas seul, Robert est
reçu à l’entrée au Conservatoire (1942),
classe de Béatrix Dussane : "Je n’étais pas
dupe, j’étais une utilité".
Parmi ses camarades, il compte Daniel
Gélin et Daniel Ivernel, mais aussi
Jacques-Henri Duval, Héléne Bossis,
Sophie Desmarets, Maria Casarès,
Jacques Charon : "On s’entendait bien,
43
Jacques et moi. Il me faisait la morale
quand je manquais de sérieux… ! Je voyais
aussi beaucoup Serge Reggiani et François
Périer".
Lorsque Colette, à l'issue de sa première
année d'études avec Louis Jouvet, rejoint
le petit groupe, Béatrix Dussane prédit:
"Robert et Colette, ça marchera !"
Robert Dhéry sort du Conservatoire d'Art
Dramatique gratifié d'un deuxième
accessit. Durant ce temps, il aura été
initié à la musique par Gérard Calvi du
Conservatoire de Musique voisin. Il lui
44
confie un jour son projet d’un numéro de
trois clowns, avec Jacques Emmanuel et
Christian Duvaleix. Le maquillage et le nom
du trio, "Les trois Socketts", empêchent
de le reconnaître. Calvi compose une
musique et l’affiche est dessinée par un
certain Pierre Sabaggh. Au petit Casino et
à l’Etoile, le spectacle fonctionne bien. Le
trio se produit également dans des
cirques. Un copain, Francis Blanche, les
présente à Charles Trénet qui leur ouvre
la première partie de son spectacle à
L’A.B.C.
45
André Barsacq engage Robert pour la
pièce d'Alfred Adam, «Sylvie et son
fantôme».
Il y campe un fantôme, tout comme
Raymond Segard, Christian Duvaleix et
Alfred Adam. De son côté, Colette, joue
au théâtre Marigny. Dès la fin du
spectacle, fou d'amour, Robert enfourche
son vélo pour la retrouver.
46
Les temps sont durs; les généreux parents
de Colette accueillent toute cette
jeunesse sympathique. "Chez Bouboute" (le
père) devient le quartier général des
Périer, Gélin, Blier, Charon, Reggiani et
bien d’autres …
A cette époque, notre acteur décroche
quelques petits rôles au cinéma qui lui
permettent de gagner un peu d'argent :
«Remorques» (1941) de Jean Grémillon,
«Monsieur des Lourdines» (1942) où il
retrouve Raymond Rouleau, «Les enfants
du paradis» (1945).
47
Colette pour la vie
Robert et Colette se marient le 18
novembre 1943. Toute la classe du
Conservatoire est présente. Le marié est
en retard à cause d’une farce montée par
Pierre Brasseuret Marcel Carné. Mais
peut-on s'irriter d'une farce quand on a
vocation de clown ?
Gérard Calvi au piano, Françoise Dorin,
demoiselle d’honneur, au bras de Cricri
Duvaleix, Jacques Emmanuel choisissant
Maria Casares comme cavalière … Pas de
doutes, ce fut un beau mariage ! Un
48
mariage qui durera toute leur vie. Car, dès
lors, leur histoire est commune …
Les deux dernières apparitions de Robert
Dhéry pour le 7e art nous l’auront montré
dans des rôles émouvants et graves :
«Malevil» (1980) de Christian De Chalonge
et «La Passion Béatrice» (1987) de
Bertrand Tavernier.
Souffrant de problèmes cardiaques,
49
Robert Dhéry nous a quittés le 3
décembre 2004. Sa dépouille repose à
Héry, son petit village de l’Yonne où, trois
ans plus tard, l’a rejoint sa chère Colette.
Ils auront vécu plus de soixante ans, cœur
contre cœur, formant un couple
indestructible. Leur fille Catherine,
médecin, leur aura donné la joie d’être
grands-parents de Mathieu qui, à son tour
les aura faits arrière-grands-parents.
50
LES BRANQUIGNOLS A TRAVERS DES
INTERVIEWS
Interview de M. Robert Destain
- Vous avez débuté le cinéma dans le film
"Branquignols" en 1949 au sein de la
célèbre troupe. Comment en êtes vous
arrivé au cinéma et comment avez-vous
formé les Branquignols avec Robert Dhéry
et toute la troupe ?
- J'ai fait partie de la troupe dès sa
formation en 1948. On se connaissait tous
51
plus ou moins depuis le conservatoire de
Paris. Moi je venais du chant, de l'art
lyrique et j'avais comme camarade le
compositeur Gérard Calvi. Il y avait aussi
Dhéry qui était comédien. En 1947, j'avais
travaillé au Casino de Cannes où j'avais
joué "Mozart" de Guitry. Dans l'orchestre
se trouvait Gérard Calvi au piano. Et il me
dit un jour "j'ai un vague projet avec
Dhéry pour monter sur Paris un spectacle
qui va s'appeler Les Gaufrettes, je te
tiens au courant." Et puis 15 jours ou trois
semaines plus tard j'ai reçu un coup de
52
téléphone de Calvi qui m'annonçait que le
spectacle allait se monter au théâtre de la
Bruyère. La troupe - qui s'appellerait Les
Branquignols et non plus Les Gaufrettes -
était créditée d'un mois par le théâtre
pour se lancer. Alors, sur une proposition
de Calvi, j'ai accepté de les rejoindre et
j'ai dû annuler les engagements que j'avais
alors, notamment en Italie. Finalement, la
troupe a tourné pendant 3 ans.
Vous savez, la troupe des Branquignols
était une bande de camarades et nous
avons beaucoup travaillé ensemble. Au
53
théâtre, il y a eu "Les Belles Bacchantes"
et puis "La Grosse Valse" aux Variétés. De
Funès y tenait le rôle principal car il
commençait à devenir très connu, à une
époque où il avait déjà joué "Oscar". Mais
je ne suis pas resté longtemps dans cette
pièce car j'avais d'autres engagements en
Italie où je devais chanter.
Interview de Madame Michèle FRASCOLI
54
- Quand et comment s'est déroulée votre
audition chez les Branquignols ?
- Elle a eu lieu environ six mois avant le
début du spectacle [nldr : d'après Colette
Brosset, en mars 1962]. L'écriture de la
pièce devait déjà être assez avancée et
Louis de Funès disponible pour tenir le rôle
phare car le Théâtre des Variétés était
réservé pour la troupe. A l'audition, il
fallait danser et chanter. Je ne me
rappelle plus de ma prestation mais ce que
j'ai fait sur scène a plu au jury. Ses
membres m'ont posé plusieurs questions
55
concernant ma formation et mes
disponibilités et, rapidement, j'ai appris
que j'étais engagée. Ce qui est assez
amusant dans l'histoire, c'est que j'ai
laissé un très bon salaire au Lido pour
accepter un cachet beaucoup plus maigre
dans la troupe de Dhéry. Mais cela en a
valu la peine ! D'autres danseuses et
comédiens ont aussi été engagés sur
audition, nous avons finalement formé une
équipe de 31 membres.
Je me souviens qu'il y avait Robert Dhéry,
Colette Brosset et d'autres personnes
56
difficilement identifiables. Vous savez,
tandis que vous êtes sur scène et
concentrée sur votre prestation, le jury se
trouve dans l'obscurité. Sans en être
persuadée, je crois que le producteur
Arthur Lesser était présent, et
éventuellement le compositeur Gérard
Calvi.
Ce n'était pas la débâcle mais les
comédiens - et aussi les techniciens et les
décorateurs - s'activaient sur les derniers
préparatifs, on améliorait encore lors des
dernières répétitions. Parfois, plus la
57
situation parait "bordélique" la veille,
mieux la Générale se déroule le lendemain !
Mais 48 heures avant la première
représentation, on se dit " est-ce que ça
va marcher ? " ou " mais qu'est ce que je
suis venu faire dans cette galère ? "
(rires) ! Je n'ai jamais joué une avant
première où, à la fin, la troupe était
enthousiaste en se disant "c'est parfait" !
Par contre, j'ai joué une fois un spectacle
au Gaumont, avec des animaux sur scène
dont des éléphants et des petits cochons.
On nous avait vanté les mérites des
58
cochons mais ceux-ci ne faisaient pas du
tout ce qui était attendu. Nous avons pris
beaucoup de retard dans la préparation et
nous répétions encore lorsque les premiers
spectateurs ont pris place dans la salle ! Le
soir de la première, devant un public qui
comprenait Michelle Morgan, Eugène
Ionesco ou encore Marcel Achard, les
cochons n'ont pas du tout joué leur rôle
mais le public entier voulait les voir sur
scène, les spectateurs se sont levés et les
cochons, pourtant inefficaces, ont eu droit
à une "standing ovation"
59
La grosse valse était en la réalité une
grosse valise que Robert Dhéry et sa
bande présentaient à la douane d'Orly. De
Funès, qui était déjà dans son personnage
du gendarme [Ludovic Cruchot dans la
série de Jean Girault, à partir de 1964],
jouait le douanier méfiant, refusant de
laisser passer un bagage aussi énorme.
L'objectif de notre équipe valise était
donc de tout tenter pour tromper la
vigilance du douanier et pouvoir passer
avec la valise.
La troupe était divisée en deux équipes :
60
l'équipe "valise", à laquelle j'appartenais,
et l'équipe "douaniers/aéroport". Mais,
pour la plupart des scènes, certains parmi
nous passaient dans l'autre équipe afin de
jouer le personnel de l'aéroport. A
l'exception des grands rôles comme ceux
de De Funès, Dhéry, Brosset ou Tornade,
nous jouions tous plusieurs personnages et
entrions à plusieurs reprises sur scène.
Une fois une scène terminée, nous nous
changions en vitesse dans une grande pièce
en coulisse pour retourner aussitôt sur
scène. Toute la pièce avait été
61
soigneusement montée, de façon
ingénieuse. C'était très bien fait, avec une
solide technique, des décors réussis et
des accessoires le plus souvent en mousse.
C'était d'ailleurs nécessaire pour assurer
l'effet des gags et leur bon enchaînement,
pour transformer rapidement la valise en
bateau pirate, en piano bar, en château
fort ou en taverne bavaroise. C'était un
tourbillon d'univers destinés à occuper de
Funès et lui faire oublier son devoir de
douanier. Je me rappelle d'une scène dans
laquelle nous soulevions tous cette énorme
62
valise, avec d'énormes godasses à nos
pieds, et essayions de passer
discrètement la douane tandis que Robert
Dhéry occupait le douanier en lui chantant
"moi je suis bien dans mes godasses". Et
une fois la chanson terminée, alors que
nous nous apprêtions à passer la douane,
de Funès reprenait son service et nous
ordonnait "hé là-bas, revenez ici ! Revenez
ici tout de suite !"
La scène des éléphants se déroulait à la
fin du premier acte lorsque nous faisions
fumer de la marijuana au douanier. Dans
63
cette scène, des hommes - dont Romuald
et Robert Destain - portaient des
smokings, tandis que Liliane Montevecchi,
Annick Tanguy et moi étions en robes de
soirée. Nous jouions les femmes du monde,
chics et un peu snob, proposant au
douanier de fumer avec nous une
cigarette. Celui-ci acceptait et prenait de
la marijuana [en réalité ce n'en était pas, il
s'agissait d'un accessoire de théâtre].
Sous nos tenues, nous étions tous attachés
à des ceintures. Au premier plan, des
valises se transformaient alors en
64
éléphants roses et, tandis que nous nous
envolions, nous saisissions chacun un
éléphant, de façon à donner l'impression
que nous volions dessus. Après avoir fumé,
De Funès devait commenter avec son
inimitable accent : "je me sens bien, mais
léger" !
Sur scène se trouvait en permanence une
balance américaine, représentant une pin-
up grandeur nature, sur laquelle de Funès
faisait monter les gens. Lorsqu'un
passager qu'il trouvait un peu gros se
présentait à la douane, il lui demandait de
65
se peser. Il prévenait : "enlevez votre
manteau". La voix de la balance annonçait
"50,5 kilos". De Funès demandait au
voyageur de remettre son manteau et de
se peser à nouveau. La balance disait alors
"130,5 kilos" avant que de Funès ordonne
au passager de le suivre au poste (rires) !
Lors de la scène des éléphants, tandis que
de Funès affirmait qu'il se sentait "léger",
la balance annonçait son poids : "60 kilos",
puis "40 kilos", puis "30 kilos"… Je me
rappelle également d'une scène où la valise
se transformait en tournoi médiéval.
66
Christian Leguillochet et d'autres
comédiens, déguisés en chevalier,
montaient des chevaux. C'était à la fois
truqué - car les chevaux étaient des
accessoires de théâtre et les comédiens
se déplaçaient en pliant un peu les genoux
- et ingénieux car les prolongements sur
les selles cachaient tout de même leurs
jambes.
Robert était une personne à la fois
exigeante, minutieuse et très agréable, qui
obtenait ce qu'il voulait dans le calme. Je
ne me rappelle pas l'avoir vu en colère.
67
Colette était charmante également, nous
sommes restées en contact. A la
disparition de Colette, j'ai appris quelque
chose qui m'a beaucoup touchée. Les
Branquignols étaient une grande famille et,
à ses obsèques, tous les noms de la troupe
ont été mentionnés, y compris le mien.
Interview de Fernand Guiot
- Un souvenir particulier de la troupe des
"Branquignols" et de votre rôle dans "La
belle Américaine" ?
68
- J'ai un tout petit rôle dedans
effectivement, c'est plus une silhouette.
A l'époque je jouais "Un certain Monsieur
Blot" avec Michel Serrault depuis déjà un
an et demi quand j'ai tourné dans "La Belle
Americaine" pour Robert Dhéry. A
l'époque comme je vous l'ai dit, j'étais
reporter pour Radio Luxembourg et
comme ils avaient besoin d'un journaliste
dans un passage du film, Serrault a
suggéré à Robert Dhéry de me prendre !
En fait, c'était plus par utilité que pour
mon talent (rires) !
69
Interview de Jacques Jouanneau
- Concernant la troupe des Branquignols,
quels sont vos souvenirs ?
- J'étais souvent en relation avec Robert
Dhéry et sa femme Colette Brosset. Je
devais d'ailleurs partir avec eux jouer à
Londres la pièce de théâtre "Les Plumes
de ma Tante" mais Renoir m'a engagé et
Robert a été vraiment gentil de me laisser
partir.
70
Interview de Bernard Lavalette
- Pouvez vous nous parler de la Belle
Américaine ?
- J'étais au lycée avec Pierre Tchernia, et
notre amitié dure depuis plus de soixante
ans. C'est lui qui a eu l'idée de "La Belle
Américaine", donc il a travaillé avec
Robert Dhéry, et le film est crédité à
Dhéry mais il ne faut pas oublier que
Tchernia a collaboré ! D'ailleurs quand
71
Robert était à l'image, c'est Pierre qui
était derrière la caméra ! Le succès de "La
Belle Américaine" lui a donné cette
étiquette de réalisateur. Les préparatifs
du film étaient presque achevés et le rôle
du ministre devait être pour Jean Poiret
car il y avait Michel Serrault. Il fallait
donc reconstituer le duo mais il tournait
dans un autre film et il a eu des
dépassements ce qui fait qu'il a dû
abandonner le projet. Tchernia a donc
pensé à moi pour ce rôle de ministre. C'est
comme ça que j'ai discuté avec Robert
72
Dhéry qui m'a dit de penser à Chaban
Delmas pour jouer ce rôle, c'est à dire de
jouer un ministre un peu mondain, un peu
snob. J'ai tourné pendant 14 jours et il y a
même une scène qui a été coupée, ce qui
est dommage car elle était très amusante
mais bon le film faisait déjà plus de 90
minutes. L'anecdote est que je jouais au
même moment au théâtre du Châtellet
dans une opérette qui s'appellait
"L'Auberge du cheval blanc" et j'ai donc
tourné "La Belle Américaine" pendant mes
vacances de théâtre ! Il y a eu des jours
73
de relâche au théâtre et la production m'a
demandé d'aller présenter le film dans
plusieurs villes dont Angoulême, et
Bordeaux au cinéma "Le Français". Dans la
salle, tout le monde était là sauf Chaban
Delmas qui était à Paris sur le perchoir de
l'Assemblée Nationale. Il y a donc une
interview de Robert Dhéry par une
journaliste puis de Pierre Tchernia et
enfin vient mon tour, la journaliste me
demande "Et vous, Bernard Lavalette,
comment avez vous conçu ce personnage
?". Je lui ai répondu que je n'avais rien
74
conçu du tout et que j'avais suivi des
conseils de Robert Dhéry qui m'avait dit
de jouer un ministre aux allures un peu
mondaine comme Chaban Delmas. Il y a eu
un silence puis la salle a éclatée de rire ! A
la fin du film, le générique était construit
avec nos photos qui défilaient, et lorsque
la mienne est apparue, la salle a applaudi et
j'ai dit "Les Bordelais m'ont pardonné"
(rires) ! Le film a d'ailleurs été diffusé il y
a peu de temps et dans la rue, les gens
m'appellent parfois encore M. le ministre.
Mais tenez, pour vous donner quelques
75
chiffres, "La Belle Américaine" a fait 600
000 entrées ce qui pour l'époque était
énorme ! Le film a fait 2ème du point de
vue entrées derrière un film avec Brigitte
Bardot. Les Français ont vu que l'on
pouvait rire et ne pas rire bêtement car à
cette époque il y avait quand même de
sacrés nanards !
C'était une équipe magnifique emmenée
par Robert et sa bande de copains. C'est
pour moi un souvenir prodigieux d'amitié,
de simplicité et de gaieté dans le travail.
Il s'agit sans aucun doute d'un de mes plus
76
beaux souvenirs de tournage.
On a eu une projection dans un cinéma des
Champs Elysées où nous sommes tous allés.
La presse a beaucoup ri et semblait
visiblement enthousiaste. Le film a fait
des millions d'entrée sur Paris.
Interview Roger Lumont
- J'ai eu la chance de débuter en ayant
obtenu le prix Marcel Achard au Cours
77
Simon. Il y avait Robert Dhéry dans le
jury et ce dernier avait remarqué que
j'apparaissais dans plusieurs scènes, par
conséquent il m'a retenu. J'ai remplacé
quelqu'un dans "La Grosse Valse" et j'ai
donc en parallèle attaqué avec Louis de
Funès puisqu'il était dans la distribution.
Je l'admirais, on s'entendait bien et on
bavardait souvent. Il m'a beaucoup appris,
en particulier l'importance du timing. Je
me trouvais des petits gags sur lesquels il
pouvait monter. C'était ce que j'appelle
des gags "marches-pieds" sur lesquels lui
78
pouvait faire rire ! Je me souviens que
lorsque Robert Dhéry me reprochait
quelque chose, Louis me défendait en lui
disant que c'était très bien (rires) !
Robert Dhéry, au tout début de la pièce,
était le personnage principal, par la suite,
au moment où j'ai été engagé, il fût
remplacé par Jacques Balutin. Il y avait
énormément de gens sympathiques tels
que Robert Burnier ou Pierre Tornade, ils
sont tous devenus des amis. Par la suite, la
troupe est partie aux Etats-Unis et la
grande erreur de Robert est de n'avoir
79
pas pris Louis. Ils avaient besoin d'une
star française comme lui et son absence a
été un grand défaut je pense !
Je suis arrivé en août 1963 sur la Grosse
Valse, donc assez tardivement puisque j'ai
dû jouer environ une centaine de fois
avant de laisser ma place pour les dizaines
de représentations restantes car j'étais
engagé ailleurs. Je terminais alors ma
troisième année au cours Simon où j'obtins
le prix Marcel Achard ainsi qu'un chèque
remis par Robert Dhéry, membre du jury
cette année là. J'étais en vacances depuis
80
une semaine dans le sud, du côté d'Uzès,
lorsque mon ami Philippe Brizard appela en
pleine nuit mes parents pour dire que Jean
Gras, le CRS dans la pièce, devait quitter
la distribution et que Dhéry me voulait
pour le remplacer. Il fallait faire vite
puisqu'un autre comédien était sur le coup.
A l'époque je roulais en Fiat 500 et j'ai dû
remonter précipitamment sur Paris. En
partant à sept heures du matin j'ai réussi
à être au théâtre à 17 heures trente pour
être engagé. Dhéry disait alors au
producteur de la pièce "Il peut tout faire,
81
il peut remplacer tout le monde". Je n'ai
pas commencé tout de suite, les deux ou
trois premiers soirs je fus spectateur
pour m'imprégner de la pièce. Le soir
d'après, De Funès se fît mal à un genou
pendant une répétition et Modo le
remplaça tandis que je pris sa place et ce
fût ma seule répétition. J'étais un
comédien toujours très angoissé et cela ne
s'arrangea pas lorsque je sus que j'avais
16 entrées à faire durant la pièce dont
beaucoup face à De Funès. A cette époque
je ne le connaissais pas encore, ce fût
82
notre première rencontre. Robert Dhéry a
débuté la pièce puis a été remplacé par
Balutin tout comme Colette Brosset. Ils
étaient les seconds rôles de la pièce. Il y
avait des ballets fantastiques
d'Angleterre. Je me rappelle une scène où
les protagonistes croient fumer des
cigarettes et fument du H. Ils s'envolent
ensuite dans les airs sur des éléphants
roses. C'était un spectacle qui coûtait très
cher et qui mobilisait beaucoup de
techniciens. Il a fantastiquement bien
marché en France mais ils se sont plantés
83
aux Etats Unis car ils ont embauché un
anglais dans le rôle principal. Or les
Américains attendaient la version "made in
France" avec les prononciations et l'accent
à la française. Par conséquent, la pièce qui
devait se jouer pendant au moins deux ans
n'a durée que quelques représentations.
Michel Modo m'avait d'ailleurs raconté les
réactions le soir de la générale. Suite au
spectacle, les comédiens et les musiciens
vont dans un restaurant et vers deux
heures du matin les journaux arrivent.
Tout le monde se passait le journal et très
84
rapidement toutes les personnes
présentes sont parties. C'est une réaction
typique des Etats Unis. Au départ le
spectacle était plus un simple synopsis
qu'une pièce aboutie. Louis a beaucoup
travaillé et discuté pour la faire évoluer et
il la faisait encore progresser chaque soir
mais au départ je pense qu'il n'y avait
qu'une base peu développée.
En ce qui me concerne, la seule chose que
m'a dit Dhéry c'est : "Tu regardes et tu
vois ce qu'il ne faut pas faire". Je n'avais
pas un grand rôle mais je suis parvenu à
85
l'étoffer et à lui donner une véritable
consistance. J'avais l'intelligence de faire
des gags marchepieds pour De Funès. Je
savais que je pouvais faire rire mais il
fallait aussi que cela lui serve, derrière il
pouvait renchérir. C'est pourquoi il
m'appréciait, me défendait lorsque Dhéry
venait me dire quelque chose. Il
l'interrompait en lui disant "Stop, lui il est
très bien !". A cette époque nous
apportions tous des petits trucs,
notamment Grosso et Modo qui étaient de
véritables gagmen.
86
"La Grosse Valse" était une véritable
machine écrite pour De Funès. Sans lui elle
n'aurait pas existé. Tous les comédiens
engagés savaient que nous étions là pour
lui servir la soupe et ce n'était en rien
péjoratif, au contraire ce fût un tel
honneur et plaisir ! Certains ont pu s'en
plaindre mais comme l'ont dit au poker
"Put Up or Shut Up !". Vous acceptiez
votre cachet et vous faisiez votre travail
consciencieusement. Je pense que Louis
appréciait mon implication, mon sérieux
car je faisais évoluer le personnage et je
87
le servais. Il n'aimait pas les emmerdeurs
et les acteurs médiocres. Il les fuyait
comme Gabin et tous les grands. Lorsque
vous aviez sa confiance, n'importe qui
pouvait lui demander conseil, il répondait
avec plaisir en étant pleinement
accessible. Certains ont dit de lui qu'il
était prétentieux, hautain, ils étaient
surtout eux mêmes parfaitement
médiocres et Louis avait raison de ne pas
perdre de temps avec eux. Mais avec un
professionnel, il n'y avait pas de
problèmes. Il était de plus parfaitement
88
respectueux des techniciens, conscient de
leur travail et de leur implication. Je me
rappelle que plus tard sur les plateaux, s'il
m'apercevait même de loin, il prenait la
peine de se déplacer et d'échanger
quelques mots avec moi. Une fois j'ai reçu
une carte postale avec un petit mot. Il y
avait dessiné plusieurs plantes qui
grossissaient jusqu'à devenir un palmier
immense sous lequel il m'avait écrit
"Bientôt peut être". C'était très touchant.
Un soir je rentrais en maillot de bain sur
scène et au bout d'un certain temps cela
89
faisait moins rire le public. Je vais
demander l'avis de Louis qui me répond :
"Oui vous avez raison, je vous ai observé
et effectivement la salle rigole moins
qu'auparavant. Demain soir, essayez de
rentrer deux secondes plus tôt." Echec. Il
me dit alors "Demain soir rentre deux
secondes plus tard" et effectivement
toute la salle a rigolé. Je me rappelle aussi
de ses danses. Il avait un tel rythme en lui
qu'il pouvait tout faire. Il exécutait une
sevillana de manière incroyable. Un jour, le
guitariste avait l'avant bras bloqué et la
90
scène était tellement importante que l'on
ne pouvait pas la supprimer. Comme je
savais masser et que j'avais toujours un
tube de pommade dans ma voiture, j'ai
alors proposé mon aide, sortant Louis de la
galère. Il m'en a toujours remercié car il
était très fidèle aux gens qu'il appréciait !
Interview de Christian Marin
91
- Robert Dhéry, Colette Brosset, Louis de
Funès, Jean Richard: quels souvenirs ?
- On avait une très bonne équipe. A cette
époque Dhéry revenait d'Amérique, où il
avait un gros succès, je crois que c'était
avec la pièce "Les Plumes de Ma Tante". Il
a par la suite décidé de faire un film et il
cherchait quelqu'un pour jouer le rôle d'un
amoureux...ce film était "La belle
Américaine". J'ai eu beaucoup de chance
car j'ai côtoyé tous les acteurs comiques
tels que Jacques Legras, Alfred
Adam...Robert Rollis ! Il y avait aussi
92
Bernard Lavalette, Pierre Dac, Grosso et
Modo... Roger Caccia, il y avait aussi Henri
Génès, ils étaient tout une troupe, c'était
très bon enfant ! Je n'en ai jamais fait
partie ! Je n'ai joué avec eux qu'au
cinéma, pas au théâtre ! J'ai notamment
eu un rôle dans "Allez France", avec de
très bons comédiens !
Ce sont tous des gens merveilleux. Vous
savez, à cette époque nous étions surtout
de grands enfants ! Il y avait une
distribution fantastique...mais nous étions
tous assez modestes pour ne pas dire
93
qu'elle était exceptionnelle (rires) ! Dhéry
était toujours très enthousiaste et avec
Colette, dont je salue le grand talent, ils
sont parvenus à dénicher de grands
comiques tels De Funès ou Carmet, qui
sont des acteurs d'exception qui ont
éclaté grâce à eux. Sur le tournage de "La
Belle Américaine", tout s'est bien passé. A
la base, je ne devais pas jouer ce rôle mais
la personne initialement prévue n'ayant pu
être présente, ils ont cherché un
remplaçant et mon nom a été évoqué. C'est
comme cela que je me suis retrouvé à
94
interpréter ce rôle d'un gentil et tendre
vendeur de glaces (rires) !
Témoignage de M. Michel Modo
- J'ai croisé Louis de Funès une première
fois en 1961 sur le tournage de "La Belle
Américaine" de Robert Dhéry, qui était un
de mes premiers films et où je jouais un
travailleur de l'est. Mais c'est à l'occasion
95
de "La Grosse Valse", que je l'ai vraiment
connu. j'interprétais un douanier avec Guy
Grosso, que j'avais rencontré au cours
Simon et avec qui j'avais formé un duo.
Aujourd'hui, je regrette que "La Grosse
Valse" n'ait pas été filmée ; ce fut un
merveilleux spectacle où nous improvisions
sans cesse.
Le tournage du "Grand Restaurant" reste
un très bon souvenir. Toute l'équipe des
Branquignols était réunie : Caccia, Pierre
Tornade... Il y avait même Noël Roquevert.
Il s'agissait vraiment d'un tournage de
96
famille. Louis de Funès aimait et avait
besoin d'être avec SA famille de cinéma
[ndlr : le reste de la distribution du
"Grand Restaurant" le prouve : Maurice
Risch, Jean Droze, Paul Presboit, Guy
Grosso, Jacques Dynam, Pierre Roussel
etc...] Ce fut un peu le même cas pour
"L'Avare" avec Michel Galabru, Max
Montavon, Grosso et moi-même.
Témoignage de Roger Pierre
97
- Concernant la troupe des Branquignols,
Robert Dhéry nous a un jour dit, à Jean
Marc et moi, qu'il appréciait beaucoup ce
que nous faisions et qu'il souhaitait nous
engager dans la troupe qu'il allait créer à
la rentrée, qui s'appellerait "Les
Branquignols". Le problème fût que le co-
auteur a demandé à jouer au sein de cette
troupe, il s'agissait de Francis Blanche et
c'est ainsi qu'il fût engagé, avec sa belle
mère et sa femme, à notre place. Pour
compenser, Robert nous a obtenu un petit
rôle chacun dans "La Belle Américaine".
98
LES BRANQUIGNOLS
Robert Dhéry
Colette Brosset
99
Gérard Calvi
Jaqueline Maillan
Roger Caccia
100
Louis de Funès
Robert Destain
Pierre Tornade
101
Jacques Legras
Jean Gras
Robert Rollis
102
Roger Pierre
Jean Marc Thibault
Robert Burnier
André Badin
103
Christian Marin
Jacques Fabbri
Pierre Olaf
Christian Duvaleix
104
André Luguet
Jean Carmet
Francis Blanche
105
Bernard Lavalette
Pierre Dac
Bernard Dhéran
106
Pierre Tchernia
Bruno Balp
Alfred Adam
107
Michel Modo
Guy Grosso
Micheline Dax
108
Michel Serrault
Jean Lefebvre
Raymond Bussières
109
Annette Poivre
Henri Genès
Jean Richard
110
Hélène Dieudonné
Jacques Marin
Michèle Frascoli
111
LES BRANQUIGNOLS DANS LEURS
OEUVRES
112
Robert Dhéry règle les tableaux de sa
prochaine revue intitulée Ah ! les belles
bacchantes. Inquiété par le titre, le
détective Michel Lebœuf, arrive et
procède à une enquête pour contrôler la
décence du spectacle. Il se mêle aux
autres interprètes et les répétitions sont
successivement troublées par un plombier,
sa fiancée, Rosine, et Colette Brosset, une
débutante. Évoluant parmi les figurantes
nues, le détective fait preuve de tels dons
comiques que Robert Dhéry l'engage pour
un rôle de premier plan.
113
Apparu sur les écrans des cinémas
français en 1961, " La Belle Américaine " ,
dont le scénario est cosigné par Pierre
Tchernia et Robert Dhéry, est une
comédie hilarante, une avalanche de gags
et composée d'un casting de rêve : Louis
de Funès, Colette Brosset, Jacques 114
Legras, Jean Carmet, Bernard Lavalette,
Christian Duvaleix, Pierre Dac, Grosso et
Modo, Michel Serrault, Jean Lefebvre,
Roger Pierre et Jean Marc Thibault,
Christian Marin…et bien entendu les
inoubliables Jacques Fabbri et Alfred
Adam ! Une chose est sûre, la base du film
est bonne !
Le compositeur Gérard Calvi, membre
fondateur des Branquignols et
collaborateur fidèle de Robert Dhéry
depuis 1949, se charge une fois encore de
la bande originale du film. La direction de
115
la photographie est confiée à Ghislain
Cloquet. Sur des décors réalisés par
Lucien Aguettand, la mise en scène est
effectuée de manière complémentaire par
Maurice Frydland et Tony Aboyantz. Enfin
Pierre Lhomme se retrouve derrière la
caméra (en complémentarité du duo
d'auteurs) et le montage sera confié à
Albert Jurgenson, probablement le
meilleur monteur de sa génération en
France. Maurice Frydland confirme
d'ailleurs : "Avec Robert tout était
parfait, je garde un très bon souvenir de
116
ce film, tout s'est très bien passé.
L'équipe était formidable. C'est Pierre
Lhomme qui était opérateur et Ghislain
Cloquet directeur de la photographie.
Nous avons quasiment tout tourné au
studio de Billancourt, qui n'existe plus
aujourd'hui, sauf quelques scènes comme
le concours de beauté. Mais en ce qui
concerne le salon de coiffure, le bistrot et
le quartier, tout était en studio.
La trame du film est simple : Le testament
d'un riche industriel lègue la splendide
voiture américaine du défunt à sa dévouée
117
secrétaire, avec qui il entretenait
secrètement une liaison. Furieuse, sa
veuve décide pour se venger de céder le
véhicule à un prix dérisoire. C'est Marcel,
un ouvrier, qui l'achètera peu de temps
après, créant alors une véritable surprise
dans son modeste quartier, regorgeant de
personnages atypiques, simples et
attachants. Mais comment une telle idée a
pris naissance dans le cerveau des
scénaristes ? Pierre Tchernia explique :
"Un jour, je retrouve Robert Dhéry et
Colette Brosset et l'on dine ensemble. Je
118
leur ai raconté que quelques jours plus tôt,
il m'était passé une idée par la tête et
qu'elle pouvait être le sujet d'un film. Ce
jour-là, j'aillais rendre visite à ma mère et
je m'étais garé près d'un chantier. Devant
un vieil immeuble vétuste et noir il y avait
une voiture américaine blanche. J'ai été
frappé par le contraste entre la blancheur
symbolisant le luxe et la misère de
l'immeuble sur fond noir. Il me vient alors
une idée : si cette voiture appartenait à
une personne résidant dans cet immeuble ?
C'est ce que je racontai à Robert et
119
Colette. Le lendemain, je devais prendre le
train et avant d'embarquer je trouvai
Robert sur le quai qui me dit "Il faut que
nous réalisions le film". Nous avons réalisé
quelques synopsis de départ avec des noms
différents : La belle auto blanche, la
fierté du quartier… et c'est Colette qui
trouva le titre parfait : "La belle
américaine". "
Pierre Tchernia ajoute : "A cette époque,
de nouveau modèles automobiles font leur
apparition, notamment avec les Ford
Versailles, qui ont eu une forte influence
120
américaine. Le rêve de nombreux Français
résidait dans l'achat d'une auto. C'est
pourquoi l'objet principal du film c'est la
voiture, le film tourne autour de cette
voiture. La difficulté principale résidait en
ce que Robert était à Londres avec la
troupe puis ils sont partis à New York. Il
s'est passé beaucoup de temps, environ
quatre ans entre la première idée et la
réalisation. Nous avons donc correspondu
longuement de manière épistolaire. "
Mais Colette Brosset ne manque pas de
rappeler que si le scénario à été développé
121
par Dhéry et Tchernia, c'est en revanche
Alfred Adam qui signa les dialogues. La
réalisation du film aussi s'effectue dans
une ambiance bon enfant : "Robert était
l'homme qui ne se trompait pas mais il
hésitait parfois" selon Roger Pierre. Pour
Pierre Tchernia, Robert Dhéry est un
homme qui avait un œil unique, il
comprenait tout et devinait tout, il savait
pêcher dans ses acteurs les choses dont il
avait besoin. " Il m'a beaucoup appris sur
les rapports que l'on peut avoir avec les
acteurs." Maurice Frydland se rappelle
122
d'ailleurs : "il ne demandait pas de refaire
beaucoup de prises, il se contentait de
trois ou quatre" et Jacques Legras se
souvient que " Il savait tirer de nous le
principal ".
Maurice Frydland, alors assistant
réalisateur, se souvient de la manière dont
il est venu à travailler sur ce film. Il nous
confiait dans notre interview : "Je crois
que Robert Dhéry cherchait un deuxième
assistant ce qui tombait bien puisque je
venais de passer second. Quelqu'un a dû
donner mon nom à Robert Dhéry qui m'a
123
appelé. A cette époque, je faisais de la pub
et je fus très heureux que l'on fasse appel
à moi car j'étais un fan assidu de la troupe
des Branquignols et de leurs spectacles
tels qu "Ah les belles bacchantes!". A
cette époque ils revenaient des Etats-Unis
où ils avaient longtemps tournés
notamment à Broadway. Ils ont par la suite
écrit le scénario de "La Belle Américaine"
avec Pierre Tchernia. Le premier assistant
devait être Tony Aboyantz, je crois, et je
me suis donc retrouvé à travailler à ses
côtés "
124
Roger Pierre se souvient de son
engagement dans le film en confiant : "Je
connaissais Robert Dhéry et Colette
Brosset depuis 1947. Nous jouions avec
Jean Marc Thibault au caveau de la
terreur Rue de la huchette. Robert nous a
dit " j'envisage de vous prendre dans la
troupe pour l'année prochaine " mais
arrivé le mois de septembre, c'est Francis
Blanche, sa femme et sa belle sœur qui ont
décroché la place, nous n'étions pas assez
connus. Nous nous sommes retrouvés plus
tard dans la revue que j'avais monté et qui
125
s'appelait Chocolat Show et en 1961 ils
nous ont demandé de participer au film,
Jean Marc et moi. Je dois avoir le rôle le
plus court du film, je disais simplement à
Robert Dhéry " Alors mon vieux relax ? "
et cette phrase m'a poursuivi pendant des
années.".
Bernard Lavalette nous racontait son
grand bonheur d'avoir fait parti de cette
troupe : "J'étais au lycée avec Pierre
Tchernia, et notre amitié dure depuis plus
de soixante ans. C'est lui qui a eu l'idée de
"La Belle Américaine", donc il a travaillé
126
avec Robert Dhéry, et le film est crédité
à Dhéry mais il ne faut pas oublier que
Tchernia a collaboré! D'ailleurs quand
Robert était à l'image, c'est Pierre qui
était derrière la caméra! Le succès de "La
Belle Américaine" lui a donné cette
étiquette de réalisateur. Les préparatifs
du film étaient presque achevés et le rôle
du ministre devait être pour Jean Poiret
car il y avait Michel Serrault. Il fallait
donc reconstituer le duo mais il tournait
dans un autre film et il a eu des
dépassements, ce qui fait qu'il a dû
127
abandonner le projet. Tchernia a donc
pensé à moi pour ce rôle de ministre. C'est
comme ça que j'ai discuté avec Robert
Dhéry qui m'a dit de penser à Chaban
Delmas pour jouer ce rôle, c'est à dire de
jouer un ministre un peu mondain, un peu
snob. J'ai tourné pendant 14 jours et il y a
même une scène qui a été coupée, ce qui
est dommage car elle était très amusante,
mais bon le film faisait déjà plus de 90
minutes."
Dans le rôle savoureux du marchand de
glace amoureux au cœur tendre, c'est
128
Christian Marin qui se voit confier le rôle.
Le futur gendarme Merlot nous racontait
il y a quelques mois : "On avait une très
bonne équipe. A cette époque Dhéry
revenait d'Amérique, où il avait un gros
succès, je crois que c'était avec la pièce
"Les Plumes de Ma Tante". Il a par la suite
décidé de faire un film et il cherchait
quelqu'un pour jouer le rôle d'un
amoureux...ce film c'était "La belle
Américaine". J'ai eu beaucoup de chance
car j'ai côtoyé tous les acteurs comiques
tels que Legras, Alfred Adam... " Robert
129
Rollis nous avait également confiés
l'ambiance si particulière qui régnait sur le
plateau avec, quand même, un De Funès qui
imposait son comique : " C'était marrant!
L'important c'était de ne pas faire trop
rire quand on était avec lui (rires)... mais
bon il était bien entouré avec Legras,
Duvaleix, Carmet! Mais il fallait que l'on
sente que c'était du De Funès quand
même! C'était un gars formidable! Il était
très précis! Il est arrivé tard, il a fait
beaucoup de seconds rôles comme Carmet
et moi, mais j'ai quand même connu une
130
carrière formidable, je ne regrette rien
et je serais prêt à recommencer! On
constate en effet, à travers ces quelques
lignes, le plaisir, la joie et la fierté pour
l'ensemble de ces acteurs de se retrouver
tous ensemble et de partager l'univers
comique des Branquignols."
131
Le Petit Baigneur, c'est l'histoire d'un
voilier modeste mais prometteur qui vient
de remporter la régate de San Remo et
l'Oscar de la voile. Son concepteur et
pilote, André Castagnier, toujours
accompagné par sa sœur Charlotte, ne
sont pas peu fiers d'annoncer la grande
nouvelle à leur armateur, le bouillant Louis
Philippe Fourchaume. Mais le moment est
mal choisi : le tyrannique patron est
occupé au lancement d'un nouveau navire,
L'Increvable, dont la coque crève
misérablement sous le choc de la
132
traditionnelle bouteille de champagne.
Sans ménagement, Fourchaume renvoie sur
le champ Castagnier à coups de pelle. Par
ailleurs, Colettre Brosset rappelait à
Brigitte Kernel que Louis de Funès voulait
jouer "pour de vrai" et avait exigé de
casser un authentique bateau avec sa
pelle, refusant d'exercer son jeu sur une
maquette en contreplaqué.
Une fois renvoyé avec pertes et fracas,
Castagnier devient vite sollicité par un
entreprenant industriel italien qui souhaite
vendre des Petit Baigneur à tour de bras.
133
Conscient de son erreur, Fourchaume
entreprend de récupérer son précieux
employé qui finit par céder. On peut
désormais procéder au nouveau lancement
de L'Increvable. Encore aurait-il fallu
appeler celui-ci L'Insubmersible.
Ce scénario cocasse incarne une histoire
taillée sur mesure pour les gags et le
comique de Robert Dhéry. En effet, qui
d'autres mieux que sa troupe de
Branquignols eut pu tirer d'une telle
intrigue un niveau comique aussi bon ?
Michel Galabru explique d'ailleurs : "C'est
134
sur une idée loufoque, baroque, à la Dhéry
que ce film a été taillé. Il y a des gags
étonnants qui me font rire." Car il s'agit
ici de poser immédiatement des garde-
fous : le scénario est écrit pour Louis de
Funès, pour lequel Robert Dhéry
réaccorde sa confiance, mais c'est bien
l'ensemble de la troupe qui s'illustre
magnifiquement dans ce long-métrage.
Contrairement à d'autres films, les
acteurs entourant de Funès ne lui "servent
pas la soupe" mais participent, créent,
soumettent leurs propres idées, font
135
partager leurs trouvailles… Par ailleurs,
Robert Dhéry confiait à Eric Leguèbe ses
souvenirs sur ses relations avec Louis de
Funès : "On le disait difficile. Il l'était
lorsqu'il n'avait pas confiance. Lors du
tournage du Petit Baigneur, nous avons eu
quelques petits accrochages. Il craignait
que les autres fassent plus rire que lui. Il
se protégeait comme il pouvait." C'est en
définitive un film collectif, dans la ligne de
mire de La Belle Américaine, où l'on sent
une ambiance, une atmosphère dégagées
par cette troupe. Car Louis Philippe
136
Fourchaume, merveilleusement interprété
par Louis de Funès, ne pourrait tirer - par
son seul jeu - une qualité comique aussi
puissante, il a besoin d'être aidé, épaulé
dans ses trouvailles. Et c'est ce qu'il aime
par-dessus tout ; s'amuser avec sa bande
de copains qui créent autant que lui. Pour
Galabru, "c'est un film extraordinairement
drôle, visuel surtout, car c'est Dhéry
c'est plutôt le visuel qui prime". C'est une
franche camaraderie qui règne, un
bonheur pour ses acteurs de se replacer
dans un cadre aussi joyeux que pour "Ah
137
les belles bacchantes" et "La Grosse
Valse". En outre, Robert Chazal écrivait à
ce sujet qu'il existe "des rencontres qui
respirent le bonheur de se revoir; ça a
toujours été le cas, d'abord au théâtre,
ensuite au cinéma, des retrouvailles De
Funès-Robert Dhéry. Cette fois encore,
leur complicité joue à plein. Le film n'a
peut-être pas toujours la liberté
d'inspiration qu'on eût souhaitée et
certains gags sont parfois téléphonés,
mais l'entrain de l'interprète et la bonne
humeur de l'auteur-réalisateur ont assuré
138
un franc succès populaire à cette histoire
farfelue. A la prochaine !" Et Colette
Brosset précisait à Eric Leguèbe que,
"lorsque Louis va soi-disant mourir, il y a
une scène où Robert est auprès de lui et
pleure. On voit nettement, si on observe
bien la scène, que Louis a le fou rire. Il y
avait une très grande complicité entre
Louis et Robert. Il y avait entre eux des
choses exceptionnelles que l'on n'a pas
toujours sues. Par exemple, ils parlaient
ensemble loin de nous tous et ils pleuraient
de rire. Puis ils revenaient tous les deux,
139
très sévères, le visage fermé et disaient :
"allez, au travail". Ce qui était drôle, c'est
lorsqu'on tournait la prise, ils y
repensaient et le fou rire les reprenait.
[...] Robert, en particulier, le faisait
beaucoup rire. Louis lui demandait
toujours de pleurer comme sa tante
Jeanne.
Colette Robin, scripte sur de nombreux
films de Louis de Funès explique à ce sujet
"Il connaissait la troupe depuis longtemps
car ils avaient joué ensemble dans "La
Belle Américaine" et "Ah les Belles
140
bacchantes". Il y avait Dhéry, Brosset,
Legras, ils étaient tous adorables. C'était
très gai ils aimaient la rigolade." Robert
Rollis, Philippe Dumat, Gérard Calvi, Roger
Caccia, Jacques Legras, Pierre
Tornade….tous sont en effet familiers de
la troupe. Tous ont participé à son
développement et sa renommée. Robert
Rollis rappelle d'ailleurs cette
camaraderie qui se retrouve sans
toutefois oublier le statut de Louis :
"C'était marrant ! L'important c'était de
ne pas faire trop rire quand on était avec
141
lui (rires)... mais bon il était bien entouré
avec Legras et les autres !" Enfin, selon
les propos de Robert Dhéry rapportés par
Brigitte Kernel, "le respect des comédiens.
il a tourné avec la plupart de ceux qu'il
admirait. Il ne voulait d'ailleurs jouer
qu'avec de bons acteurs."
L'équipe technique, elle aussi, est
familière puisque Dhéry s'entoure de son
collègue de toujours Pierre Tchernia, ainsi
que de Michel Modo, Jean Carmet, Albert
Jurgenson et Claude Clément pour signer
l'adaptation. Les décors sont
142
confectionnés par Jean et Robert André
et le montage bien évidemment confié au
grand spécialiste Albert Jurgenson. La
musique, sans surprise, est écrite et
dirigée par le Branquignol Gérard Calvi. Le
film est produit par Georges Valon,
associé à Maurice Jacquin et Bertrand
Javal. Michel Galabru, tout comme son ami
Robert Rollis se rappelle l'ambiance bon
enfant qui régnait : "J'ai eu grand plaisir à
faire ce film et d'être accepté dans cette
distribution car c'est un film où on a été
très heureux : d'abord avec l'ambiance et
143
l'atmosphère de Dhéry qui a une grande et
forte personnalité. [...] Lorsque l'on parle
de Robert Dhéry, on parle des
Branquignols car ça été un succès dont
personne ne se doutait." Sur le plateau,
Robert Dhéry, connaissant parfaitement
les acteurs qu'il côtoie et ce qu'il attende
d'eux, dirige de manière très simple
comme l'explique Michel Galabru : "Robert
Dhéry était très agréable. Il vous
indiquait sans vous embêter ce qu'il fallait
faire. On pouvait toujours avoir peur de ne
pas plaire, mais tout était simple. Il avait
144
tout son schéma, son film dans la tête
avec ses gags prêts. Vous savez un gag qui
dure deux minutes au cinéma nécessite
trois ou quatre jours de préparation. [...]
Nous avions aussi l'avantage d'avoir De
Funès qui donnait un grand plus au film ; Il
y avait dans ce film un tas de gags
extraordinaires. Louis voulait un pur
comique, inspiré des comiques du muet. Il
fallait parler le moins possible et ne jamais
faire de la "larmiche" ou du violon. [...]
Travailler avec de Funès c'était très dur
car lui-même était très dur avec lui-même.
145
Il travaillait comme un fou et n'acceptait
pas que l'on ne travaille pas autant que lui.
Il n'avait pas du tout mauvais caractère. Il
aimait aussi être entouré des acteurs qu'il
connaissait, c'était un confort pour lui ar il
savait comment ils régiraient. C'est très
agréable de s'aimer, de s'estimer pour
bien jouer la comédie."
Michel Galabru conclue admirablement
bien en énonçant : "Ce film a été un gros
succès, un très gros succès et il le
méritait parce que de tels films manquent
à l'heure actuelle".
146
La veille de son mariage et à l'insu de sa
fiancée, Henri assiste au match de rugby
Angleterre-France à Twickenham. Un
supporter anglais lui ayant cassé deux
dents lors de la rencontre, Henri se fait
soigner par un dentiste de Londres qui lui
147
demande de rester deux heures sans
ouvrir la bouche. Pendant ce temps, le
dentiste doit s'occuper d'un bobby
(policier) qui a laissé au vestiaire, casque
et uniforme. Pour passer le temps, Henri
revêt l'uniforme et sort
malencontreusement sur le palier du
cabinet. Commencent alors les
pérégrinations burlesques d'Henri, policier
présumé mais muet, dans la capitale
anglaise... Recherché par un nombre sans
cesse croissant de personnes, il tente de
résoudre non sans mal, son problème et
148
retrouver son chemin jusqu'à chez le
dentiste.
La famille Kenadec habite « Saint-On »,
tout petit port de Bretagne. Passionnés de
photographie et des tournages cinéma, ils
apprennent que la télévision nationale
ORTF organise un grand concours primé
149
pour réaliser des films amateurs, dont le
lot principal s'élève à 5000 Francs. Le film
récompensé doit également être diffusé à
l'antenne nationale. Ils décident alors de
filmer le quotidien de leur « pays » et
mettent toute la population à contribution,
sous la houlette de Bibi...
FIN
150
BONUS
151
Pièce en deux actes de Robert Dhéry
Musique de Gérard Calvi
Danses de Colette Brosset
Lyrics de André Mahieux
Décors et costumes de Jacques Dupont
Théâtre des Variétés, octobre 1962.
152
Chaque soir, une troupe de comédiens et
danseurs reçoit un triomphe après plus
d'une heure trente de spectacle. Parmi les
trente et une personnes sur scène, un
comédien se démarque tant il occupe la
scène, virevolte, gesticule, fulmine. Son
uniforme de douanier - prémices du
personnage de Cruchot - lui sied à
merveille. Cette troupe, c'est celle des
Branquignols. Ce comédien, c'est Louis de
Funès. Cette pièce, c'est "La Grosse
Valse" dont les rares archives qui nous
sont parvenues contrastent avec
153
l'incroyable succès qu'elle a connu
lorsqu'elle a été jouée. Et c'est cette
aventure formidable que nous allons vous
évoquer, grâce à la presse de l'époque et
aux témoignages que nous avons recueillis
auprès des comédiens Michèle Frascoli,
Roger Lumont, Patrick Préjean, Bernard
Lavalette, Carlo Nell, Michel Modo, Guy
Bertil, Robert Destain et Christian Marin.
Que ces personnes, charmantes et
sympathiques, qui nous ont confié leurs
souvenirs soient chaleureusement
remerciées.
154
"La Grosse Valse" est avant tout un pari
audacieux. A une époque où triomphe le
vaudeville sur les Boulevards, les
dirigeants des Variétés osent programmer
une revue théâtrale, genre qui n'est plus
guère en vogue. Seul Robert Dhéry,
spécialiste du genre, pouvait convaincre de
monter un projet aussi fou dans l'un des
plus beaux théâtres parisiens. Les
directeurs des Variétés lui accordent
toute leur confiance, conscients que Dhéry
représente une véritable référence en la
matière. Avec sa troupe les Branquignols,
155
une nouvelle forme de rire s'est imposée.
C'est à la fois le comique par l'absurde, la
loufoquerie dans la catastrophe,
allègrement inspirée des acteurs
burlesques anglophones Buster Keaton,
Harold Lloyd, les Marx Brothers et bien
sûr Charlie Chaplin. En outre, Dhéry
ressent le besoin de proposer un nouveau
spectacle aux Parisiens. En effet, sa
troupe s'est éloignée plusieurs mois de la
capitale pour jouer "Les Plumes de ma
tante" à Londres (devant la Reine
d'Angleterre !) et à Broadway. Enfin,
156
Dhéry a carte blanche pour se laisser
entraîner par son esprit farfelu et
fantaisiste car il est devenu "bankable".
Quelques mois plus tôt, sa joyeuse
comédie "La Belle Américaine" a attiré 4,1
millions de spectateurs dans les salles
obscures. Quoi qu'il en soit, les directeurs
de l'établissement osent investir quinze
millions de francs dans cet ambitieux
projet.
Plusieurs pistes aident à comprendre
comment est née cette comédie poétique
et farfelue. D'après les souvenirs confiés
157
à Caroline Alexander, Robert Dhéry aurait
imaginé ce spectacle dans un aéroport aux
Etats-Unis, vaste pays où il assurait la
promotion de son film "La Belle
Américaine" au début de l'année 1962.
Bloqué par un trafic perturbé, il passe le
temps en observant les passagers et le
personnel qui l'entourent. "Dans ma tête,
dit-il, des gags s'accrochaient les uns aux
autres, comme les wagons d'un train. A
Rochester (Etats-Unis), où nous
présentions pour la énième fois notre
"Belle", j'eus la vision de notre locomotive
158
: Louis de Funès. Les circonstances
m'aidèrent. Nous étions bloqués par la
neige. Aucun avion ne décollait. Coincé
durant trois jours, je laissais vagabonder
mes souvenirs et mes désirs. Je me
rappelais un vœu exprimé par Louis un soir
de spleen. "Mon rêve, ce serait de danser
et chanter dans une comédie musicale."
J'étais encore tout imbibé de mes
pèlerinages forcés : des paniers, des
valises… valise… valse… Une grosse valise…
Un petit monsieur sur une malle qui
s'envolerait vers les cintres avec de la
159
zizique à trois temps, des hôtesses de
l'air danseuses, des douaniers, des
sketches pour voyageurs imaginaires et
des refrains qu'on siffle ensuite dans sa
salle de bains… En pleine nuit je secouais
Colette : "J'ai trouvé, ça s'appellera la
Grosse Valse !"
Pour Dhéry, il restait à écrire sa pièce et…
à convaincre Louis de Funès. La légende
raconte que le comédien a été prévenu par
un télégramme de Dhéry lorsqu'il jouait
Oscar au Palais-Royal avec le succès que
l'on connaît. Dhéry se souvient : "Au
160
moment où je songeais à lui, le producteur
de la pièce le suppliait de ne pas
abandonner la poule aux œufs d'or.
J'expédiais un télégramme qui tomba à
l'heure où les comédiens se préparaient à
entrer en scène. Le producteur téléphona
à Louis, dans sa loge :
- J'ai un télégramme pour vous.
- Pas le temps. Ouvrez et lisez.
- Idée comédie musicale pour toi. Ne signe
rien pour l'hiver. Amitiés. Dhéry.
Pauvre producteur !"
Cette anecdote, si amusante soit-elle, est
161
vraisemblablement fausse. En effet, nous
avons vu que Dhéry a imaginé le spectacle
de "La Grosse Valse" lorsqu'il parcourait
les Etats-Unis pour présenter son film "La
Belle Américaine". Son film, sorti le 29
septembre 1961 en France, fut exploité
dans les cinémas d'outre Atlantique trois
mois plus tard, dès le 17 décembre. Or, de
Funès joua "Oscar" au Théâtre de la Porte
Saint Martin jusqu'au mois de juillet 1961
et n'était à l'affiche d'aucun théâtre au
cours de l'hiver 1961-1962. De plus, en
octobre 1962, Paris-Match affirme que
162
"c'est au mois de janvier dernier que
Dhéry télégraphia à de Funès pour lui
faire part de son projet". En conséquence,
cette genèse, relatée dans de nombreuses
biographies depuis 1978, ne correspond
pas à la réalité. Néanmoins, il est fort
probable que de Funès reçut la proposition
de Dhéry à son domicile alors qu'il
réfléchissait sur l'éventuelle reprise de
"Oscar" à la rentrée 1962. La situation
cocasse relatée par Dhéry provient
probablement de l'imagination débordante
de Dhéry et de Funès, jamais à cours de
163
gags pour s'étonner mutuellement.
En 1962, s'il est connu de la profession et
par les plus grands cinéphiles pour
quelques rôles remarquables dans "La
Traversée de Paris" et les pièces de
théâtre "Ah ! Les belles Bacchantes" et
"Oscar", Louis de Funès n'est pas encore
une énorme vedette du cinéma français au
même titre que Bourvil, Fernandel ou
Gabin. Le comédien Robert Destain, qui
figurait dans la troupe, reconnaissait :
"Louis tenait le rôle principal de la pièce
car il commençait à devenir très connu, à
164
une époque où il avait déjà joué " Oscar".
Incontestablement, de Funès se forge
alors une solide renommée dans les
théâtres parisiens, conforté par le succès
commercial de "Oscar" un an plus tôt.
Pour le cinéma, les choses s'avèrent un peu
plus compliquées. S'ils reconnaissent que
ses performances sont extraordinaires le
temps d'une scène, les grands producteurs
comme Robert Dorfmann ou Alain Poiré
hésitent à lui confier un rôle principal.
Aussi, lorsqu'il entame les répétitions de
la pièce, ses plus "grands" films restent
165
"Comme un cheveu sur la soupe" de
Maurice Regamey (1956) et " Ni Vu ni
connu" d'Yves Robert (1957). Peu après,
de Funès s'est vu accorder quelques
premiers rôles dans quelques films de
série B signés André Hunebelle et Jean
Bastia, dont les succès artistiques et
commerciaux ne sont guère probants.
Néanmoins, au cours de l'année 1963, alors
qu'il joue chaque soir aux Variétés, il
tourne sans cesse, pour son ami Georges
Lautner ("Des Pissenlits par la racine") ou
sous la direction de Jacques Poitrenaud
166
("Une Souris chez les hommes") Enfin,
deux films doivent marquer le début d'une
fructueuse collaboration avec le metteur
en scène Jean Girault. Il s'agit de "Pouic
Pouic" et "Faites Sauter la banque", sorti
au début de l'année 1964. A cette époque,
ses journées sont épuisantes.
A cette époque, le comédien tourne la
journée et se rend au théâtre des
Variétés le soir.
Cependant, lorsqu'il rejoint le Théâtre des
Variétés en fin de journée, de Funès ne
semble pas s'exprimer sur ses autres
167
activités professionnelles. La comédienne
Michèle Frascoli témoigne : "Très
honnêtement, s'il s'est senti fatigué
certains soirs, cela ne s'est jamais vu.
Vous savez, lorsqu'il arrivait, il se rendait
dans sa loge, nous le voyions en coulisse un
peu avant le spectacle. Lorsqu'il était sur
scène, c'était de la folie et, une fois le
spectacle terminé, il ne s'attardait pas. Sa
femme venait le chercher et il rentrait
chez lui. Ce n'était pas dans ses habitudes
d'aller boire un verre avec les comédiens
après la représentation." Par ailleurs,
168
Michel Tureau, Anne Doat et Alix Mahieux
- qui ont tourné dans "Faites sauter la
banque" - n'ont aucun souvenir d'une
éventuelle discussion avec le comédien à
propos de "La Grosse Valse".
Si certains Branquignols sont logiquement
invités à rejoindre la pièce (Pierre
Tornade, Robert Burnier ou encore Robert
Destain), d'autres membres de la troupe
passent une audition en mars 1962 devant
Robert Dhéry, Colette Brosset et les
directeurs du théâtre. C'est le cas de la
jeune Michèle Frascoli, danseuse à l'opéra
169
de Paris puis au Lido, qui se présente au
Théâtre des Variétés. "L'écriture de la
pièce devait déjà être assez avancée et
Louis de Funès disponible pour tenir le rôle
phare car le Théâtre des Variétés était
réservé pour la troupe. A l'audition, il
fallait danser et chanter. Je ne me
rappelle plus de ma prestation mais ce que
j'ai fait sur scène a plu au jury. Ses
membres m'ont posé plusieurs questions
concernant ma formation et mes
disponibilités et, rapidement, j'ai appris
que j'étais engagée. Ce qui est assez
170
amusant dans l'histoire, c'est que j'ai
laissé un très bon salaire au Lido pour
accepter un cachet beaucoup plus maigre
dans la troupe de Dhéry. Mais cela en a
valu la peine ! D'autres danseuses et
comédiens ont aussi été engagés sur
audition, nous avons finalement formé une
équipe de 31 membres." De jeunes
duettistes, qui ont déjà un peu travaillé
avec Dhéry, sont également engagés, il
s'agit de Grosso et Modo. C'est sur ce
spectacle qu'ils débuteront une
fructueuse collaboration avec Louis de
171
Funès pendant vingt ans (dont la série du
"Gendarme" et "L'Avare").
Les comédiens - parfois des amateurs
comme Christian Le Guillochet qui a
démissionné de son travail pour intégrer la
troupe - entrent en scène à plusieurs
reprises pour interpréter quinze à vingt
rôles ! Ainsi, Roger Lumont se souvient
qu'il avait "16 entrées à faire durant la
pièce dont beaucoup face à De Funès".
Michèle Frascoli se trouve dans le même
cas de figure : "Au total, je devais
probablement cumuler dix à quinze
172
personnages, à la fois comme danseuse et
comédienne. J'intervenais dans presque
toutes les scènes." Bertrand Dicale
rapporte que le décorateur Jacques
Dupont a dessiné treize décors et cent
deux costumes pour quatre-vingt-dix-sept
rôles !
Selon Roger Lumont, "le spectacle était au
départ plus un simple synopsis qu'une pièce
aboutie. Louis a beaucoup travaillé et
discuté pour la faire évoluer et il la faisait
encore progresser chaque soir mais au
départ je pense qu'il n'y avait qu'une base
173
peu développée." Colette Brosset confirme
la complicité qui existe de longue date
entre le comédien Funès et le metteur en
scène Dhéry : "Il y avait entre eux des
choses exceptionnelles que l'on n'a pas
toujours sues. Par exemple, ils parlaient
ensemble loin de nous tous et ils pleuraient
de rire. On ne savait jamais pourquoi. Puis
ils revenaient tous les deux, très sévères,
le visage fermé et disaient " Allez, au
travail".
Le journaliste Honoré Bostel va dans le
même sens lorsqu'il écrit pour Paris-
174
Match que "On n'est jamais prêt au
théâtre. Les machinistes encombrent le
plateau des Variétés […]. Un monsieur très
digne et très important arrive, c'est le
préposé de la Maison Bertrand, comme dit
Robert Dhéry : "un marchand de poils" Il
apporte 80 perruques. Il y en a de toutes
les formes : poil de carotte, ou en forme
d'ananas." Par ailleurs, il semblerait que la
première représentation ait été reportée
à plusieurs reprises
Les jours qui précèdent la Générale, Louis
de Funès va boire un verre au tabac du
175
passage des Panoramas, sans avoir enlevé
son uniforme de douanier, en sifflant l'un
des morceaux du spectacle composé par
Gérard Calvi, "Bon comme la douane". Il
explique au journaliste : "J'aime jouer des
rôles où je peux me mettre dans la peau
d'un personnage qui cause du tracas à ses
semblables. […] Ainsi je peux rendre
comique ceux qui ennuient l'humanité
comme par plaisir."
Les répétitions ont débuté au mois de mai
1962, elles s'enchaînent inlassablement
jusqu'à la Générale qui a lieu le 15 octobre.
176
Louis de Funès endosse le rôle principal
d'une pièce pour la seconde fois de sa
carrière, après "Oscar". Nul doute qu'il
espère obtenir le même succès auprès du
public…
Trente et un artistes composent la troupe,
mais le personnage déterminant est joué
par Louis de Funès, dont le rôle ne peut
pas être tenu par un autre comédien.
Roger Lumont se souvient de son rôle de
douanier : "J'avais l'intelligence de faire
des gags marchepieds pour De Funès. Je
savais que je pouvais faire rire mais il
177
fallait aussi que cela lui serve, derrière il
pouvait renchérir. C'est pourquoi il
m'appréciait, me défendait lorsque Dhéry
venait me dire quelque chose. Il
l'interrompait en lui disant "Stop, lui il est
très bien !". A cette époque nous
apportions tous des petits trucs,
notamment Grosso et Modo qui étaient de
véritables gagmen." Il confirme que, tout
en pouvant étoffer leurs rôles, les
comédiens respectaient leur position de
faire-valoir pour De Funès. "La pièce était
une véritable machine écrite pour De
178
Funès. Sans lui elle n'aurait pas existé.
Tous les comédiens engagés savaient que
nous étions là pour lui servir la soupe et ce
n'était en rien péjoratif, au contraire ce
fût un tel honneur et plaisir ! Certains ont
pu s'en plaindre mais comme l'ont dit au
poker " Put Up or Shut Up ! ". Vous
acceptiez votre cachet et vous faisiez
votre travail consciencieusement."
Au fil des mois, les Variétés ont réédité le
programme de leur saison 1962-1963 puis
1963-1964. Celui de gauche, imprimé pour
les premières représentations, offre une
179
photo Harcourt de Louis de Funès. Celui de
droite, daté de décembre 1963, contient
la photographie officielle du spectacle.
Cependant, De Funès n'en profite pas pour
tirer à lui la couverture. Michèle Frascoli
confirme qu' "il n'en avait pas besoin car,
dès le départ, il tenait le personnage
principal. La vedette du spectacle c'était
lui, indiscutablement. Même Robert et
Colette qui étaient de grands acteurs lui
servaient la soupe et, lorsqu'ils sont tous
les deux partis, ils ont été remplacés. Mais
de Funès n'aurait pas pu être remplacé
180
dans le rôle du douanier. Malgré tout, il
restait très simple et correct, sans
prendre la grosse tête."
La grosse valse, c'est en réalité l'histoire
d'une grosse valise que Robert Dhéry et
sa bande présentent à la douane d'Orly.
De Funès, dont le personnage se nomme
Roussel, joue le douanier méfiant et zélé,
refusant de laisser passer un bagage aussi
énorme. L'objectif des passagers est donc
de tout tenter pour tromper la vigilance
du douanier et de pouvoir passer avec la
valise.
181
Sur l'avant-scène, un tapis roulant déroule
un flot continu de valises, autant de
planques pour ramener des produits
illicites ou non déclarés. Rien n'échappe à
la vigilance de Roussel et de ses hommes :
vêtements, parfums, armes, bijoux…
Lorsque la valise gigantesque du passager
anglo-saxon Monsieur Darling (Robert
Dhéry) fait son entrée, c'est la
stupéfaction pour les douaniers. Ebahi par
les dimensions du bagage, Roussel
soupçonne aussitôt Darling. Sa grosse
valise ne passera la douane qu'après une
182
fouille minutieuse. Et au cours du
spectacle, la valise ne cesse de s'ouvrir
pour laisser place à des situations
fantaisistes, cocasses, surréalistes. Un
scénario qui permet à Dhéry d'évoluer
dans son style fétiche : le comique de
situation.
Michèle Frascoli rappelle que "la troupe
était divisée en deux équipes : l'équipe
"valise", à laquelle j'appartenais, et
l'équipe "douaniers/aéroport". Mais, pour
la plupart des scènes, certains parmi nous
passaient dans l'autre équipe afin de jouer
183
le personnel de l'aéroport. A l'exception
des grands rôles comme ceux de De Funès,
Dhéry, Brosset ou Tornade, nous jouions
tous plusieurs personnages et entrions à
plusieurs reprises sur scène. Une fois une
scène terminée, nous nous changions en
vitesse dans une grande pièce en coulisse
pour retourner aussitôt sur scène."
Robert Dhéry considérait sa pièce comme
une véritable entrée des artistes, ce que
confirme Michèle Frascoli : "la pièce était
interprétée par des comédiens ambulants
et aurait pu être jouée dans un cirque."
184
Pour Honoré Bostel, la pièce est "une
arrivée ininterrompue sur la scène de
personnages cocasses aux prises avec des
accessoires, ou des instruments de
musique dont ils se servent avec plus ou
moins de bonheur".
Au fil du spectacle, le douanier de Funès
se prend d'affection pour les passagers à
la grosse valise. Si bien qu'à la fin du
spectacle, après en avoir vu de toutes les
couleurs, il décide de partir avec eux !
Depuis le triomphe avec "Oscar" à la Porte
Saint-Martin, de Funès sait que ses
185
épaules portent le poids d'une pièce et
sont garantes du succès de "La Grosse
Valse". Méticuleux et professionnel, il se
concentre longuement chaque soir avant le
lever de rideau. "Louis était un acteur
rempli de trac, se souvient Roger Lumont.
Je m'arrangeais toujours pour me
promener sur la scène une demi-heure
avant le lever du rideau. Pour parler
franchement je l'arpentais en long et en
large en pissant de peur et qui est ce que
je croisais ? De Funès ! Nous en profitions
pour bavarder et c'est au cours de ces
186
discussions qu'il m'apprit énormément de
choses dont l'importance du timing. Il me
disait qu'il l'avait lui-même hérité de
Carette. Il m'a aussi appris à parfois
sacrifier deux ou trois petits gags afin de
mieux faire fonctionner celui qui venait
après."
Comme à son habitude, de Funès est
professionnellement sérieux, exigeant et
angoissé. André Badin rapporte que "quand
nous parlions du métier et de son travail,
cela devenait plus sérieux, et je trouvais
là un homme absolument passionné. A mon
187
avis, je crois que c'est le mot exact pour
qualifier de Funès : passionné. Et quand on
est passionné, on va à fond, on ne s'arrête
plus et cette passion devient un grand
amour. Louis aimait la comédie mais pas
n'importe comment. Avec exigence,
voulant tout comprendre, connaître le
pourquoi et le comment des choses, le
début et la finalité d'un gag. Il mettait
parfois beaucoup de temps avant de le
mettre au point (ce que font tous les
grands comiques), mais le résultat est là."
188
En coulisse, la tension est à son comble à
quelques instants du lever de rideau,
exécuté par le comédien Christian Le
Guillochet. Dans ses souvenirs, il se
souvient que, le soir de la Générale, "tout
le monde était blanc, vert". Pétri de
traque, Robert Dhéry a revêtu ses
grandes godasses de clown, il touche du
bois avant d'entrer en scène ! Louis de
Funès, concentré, vérifie une dernière fois
son costume qu'il ajuste.
Aux premières notes jouées par Gérard
Calvi et son orchestre qui se trouvent au
189
fond de l'orchestre, c'est un spectacle de
plus d'une heure trente que la troupe doit
présenter à un public exigeant. Pour de
Funès, la satisfaction du spectateur, qui a
payé sa place, est un objectif à atteindre
chaque soir, quelque soit l'énergie à
fournir. Roger Lumont atteste que le
comédien "était toujours dans son jeu, il
se mettait dans des états
invraisemblables. Vous le croisiez avant en
coulisses en sentant toute son énergie, il
bouillonnait. Il avait un trop grand respect
pour le public car il savait que c'est lui qui
190
lui permettait de manger à la fin du mois.
Chaque soir il réalisait un véritable
marathon surhumain. Je n'ai jamais connu
cela chez d'autres acteurs. […] Il a mis en
jeu sa vie pour satisfaire le public. Parfois
au bout de quelques minutes il disait " Ils
sont durs ce soir " et alors nous savions
qu'il allait laisser deux litres de sueur de
plus là où d'autres se seraient contentés
de s'économiser. Et un quart d'heure
après toute la salle lui mangeait dans la
main."
Sur scène, si la représentation demande
191
beaucoup d'énergie et de concentration,
l'ambiance n'en demeure pas moins au
beau fixe. Car de Funès est heureux dans
son uniforme, au point de partager son
bonheur avec ses partenaires. André Badin
confirme le plaisir que de Funès éprouve
aux Variétés : "Je crois très sincèrement
et sans mettre en cause son immense
talent à l'écran comme à la scène, que j'ai
plus ri avec lui dans ces moments de pause
sur les plateaux ou dans sa loge au théâtre
qu'en le voyant dans ses rôles. Car dans
ces moments-là, nous n'étions que nous
192
eux. Louis était plus détendu et nous nous
amusions à déconner (excusez
l'expression) sur différents sujets et
nous nous payions de franches rigolades."
Heureux, de Funès n'hésite pas à
surprendre ses partenaires, chaque soir un
peu plus. Ainsi, en arrivant en fin d'après-
midi au théâtre, de Funès trouvait Grosso
et Modo à qui il disait, sourire aux lèvres
et visage malicieux : "pour ce soir, je vous
en ai préparer une !" En outre, Colette
Brosset témoigne : "Ce que Louis avait
d'admirable, c'est que quand par hasard il
193
avait envie de rire en scène, il le passait
dans son jeu. La façon dont il disait
"Regardez moi cet imbécile, il me fait rire,
il me fait rire". Il lui tapait dessus et le
public adhérait complètement et était
persuadé que c'était dans son jeu. Robert
en particulier le faisait beaucoup rire." Et
Roger Lumont de confirmer : "Il essayait
toujours de faire rire Tornade. En prenant
son accent, il le regardait et disait "Il
rigole, il rigole le bon chef !". Et Tornade
ne résistait pas. Je me rappelle d'un grand
éclat de rire du public lorsque Liliane
194
Montevecchi ouvrait son manteau face à
lui et dos au public. Louis tombait les bras
en croix, les yeux exorbités, faisant ainsi
comprendre au public qu'elle était
certainement nue en dessous !" La
comédienne et chanteuse se souvient
parfaitement de son astuce : "Il était
très, très sérieux dans le travail. Moi je
faisais pas mal d'imbécillités. Par exemple
quand j'ouvrais largement mon manteau de
chinchilla face au douanier et dos au public
pour cacher mes bagages qui passaient
derrière moi, je lui faisais des farces ;
195
j'avais mis des lumières sur mes seins ou
une poire qui faisait gicler de l'eau et que
lui seul voyait !"
Mise en scène par Robert Dhéry lui-même,
la pièce burlesque est soigneusement
montée, de façon ingénieuse, et offre au
public une succession de scènes baroques
voire surréalistes, entrecoupées de rares
dialogues. Colette Brosset devait déclarer
"Pour Robert, j'ai l'impression que c'est la
dernière crise d'un aliéné avant d'entrer à
l'asile". Ainsi, quelques scènes visuelles
ont marqué les esprits du public et des
196
comédiens. Pour Michèle Frascoli, "le
spectacle était très bien fait, avec une
solide technique, des décors réussis et
des accessoires le plus souvent en mousse.
C'était d'ailleurs nécessaire pour assurer
l'effet des gags et leur bon enchaînement,
pour transformer rapidement la valise en
bateau pirate, en piano bar, en château
fort ou en taverne bavaroise. C'était un
tourbillon d'univers destinés à occuper de
Funès et lui faire oublier son devoir de
douanier. Je me rappelle d'une scène dans
laquelle nous soulevions tous cette énorme
197
valise, avec d'énormes godasses à nos
pieds, et essayions de passer
discrètement la douane tandis que Robert
Dhéry occupait le douanier en lui chantant
"moi je suis bien dans mes godasses". Et
une fois la chanson terminée, alors que
nous nous apprêtions à passer la douane,
de Funès reprenait son service et nous
ordonnait "hé là-bas, revenez ici ! Revenez
ici tout de suite !"
Chaque soir, les douaniers Antoine et
Pépito (Grosso et Modo) sont les premiers
hommes à entrer en scène. Leur supérieur
198
Roussel (Louis de Funès) vient à leur
rencontre et leur demande d'être
particulièrement attentifs sur les bagages
qui se présent à la douane. Roussel
s'adresse à l'un d'eux : "Vous, ouvrez les
yeux" avant d'ordonner la même chose à
l'autre. Après avoir examiné ses deux
subordonnés, il constate : "lui, il les ouvre
mieux que vous". Michel Modo garantit
que, après plusieurs semaines de
représentations, ce bref échange
surréaliste s'est transformé en une scène
d'une durée de vingt minutes ! Bertrand
199
Dicale complète : "Le rideau s'ouvre sur
deux douaniers, Guy Grosso et Michel
Modo. […] Au bout de quelques dizaines de
secondes, surgit Louis de Funès en
uniforme de douanier. Il est hilare, et
même plus qu'hilare. Ravagé d'éclats de
rire, il raconte qu'il sort de la cantine, où
était servie une soupe avec des pâtes
d'alphabet. Un de ses collègues, en triant
celles-ci, a écrit sur le bord de son
assiette le mot "Merde". Pour se venger
de l'affront, le douanier Roussel répond
sur le bord de la sienne : "mange". Il le
200
raconte en hurlant de rire, en grimaçant,
en multipliant les mimiques." Colette
Brosset devait raconter à de nombreuses
reprises que de Funès "avait cent façons
de dire merde"
Ainsi, les comédiens parviennent parfois à
se surprendre lorsqu'ils décident
d'ajouter quelques répliques. Louis de
Funès s'en donne à cœur joie avec Grosso
et Modo, venus du cabaret et très à l'aise
dans l'improvisation. Ainsi, Modo nous
confiait en 2007 que la pièce "fut un
merveilleux spectacle où nous improvisions
201
sans cesse". D'après Michèle Frascoli, les
artistes s'amusaient parfois en ajoutant
dix minutes de texte, ou ils improvisaient
si l'un d'entre eux avait un trou de
mémoire. "Ces innovations faisaient du
bien aux comédiens car jouer le même
texte tous les soirs peut devenir
monotone. Leur complicité rendait le
spectacle encore plus vivant." Enfin, les
souvenirs de Roger Lumont vont dans le
même sens : "Il y avait une scène pour
laquelle il inventait chaque soir une
trouvaille. Un soir il nous faisait la parade
202
du cirque, le soir d'après l'attaque de la
diligence, ensuite le loup et l'agneau. Il
aimait beaucoup les références aux fables
de La Fontaine."
Toutefois, si les comédiens peuvent
improviser sur le texte, ils doivent
scrupuleusement respecter le timing des
gags visuels, réglés avec une précision
d'orfèvre et nécessitant l'intervention
précise des techniciens et machinistes.
Habituellement quatre, ceux-ci sont au
nombre de dix-sept pour ce spectacle ! Et
le comédien André Badin de confirmer :
203
"Je n'avais que quelques petites choses à
faire dans ce spectacle, mais avec Dhéry
le moindre truc a son importance. Tout
doit être vite fait, bien fait, bien dans le
coup et chacun bien à sa place, et quand
tout cela marche bien, on connaît les
résultats."
Un exemple illustre l'importance du
rythme adéquat à trouver pour obtenir un
bon effet comique. Ainsi, Roger Lumont
entrait en maillot de bain sur scène et, au
fil des représentations, le comédien
remarquait que le rire du public faiblissait.
204
Conscient que l'effet du gag n'était plus
aussi garanti, Lumont demanda l'avis de
Louis de Funès qui lui répondit : "Oui vous
avez raison, je vous ai observé et
effectivement la salle rigole moins
qu'auparavant. Demain soir, essayez de
rentrer deux secondes plus tôt." Le
lendemain, le public ne rit pas davantage,
ce fut un échec. De Funès lui conseilla
alors "Demain soir rentrez deux secondes
plus tard". Ce soir là, Roger Lumont entra
deux secondes plus tard et toute la salle
se mit à rire.
205
Michèle Frascoli explique aussi que les
comédiens pouvaient "être moins
performants certains soirs que d'autres.
Un soir, un gag fera rire aux éclats, et
beaucoup moins voire pas du tout le
lendemain. Néanmoins, le public était
globalement satisfait du spectacle. Et
curieusement, des comédiens ont parfois
du mal à admettre qu'ils ont été moins
bons sur une représentation, préférant
affirmer que le public n'était pas bon ce
soir-là (rires) !"
De plus, Roger Lumont rappelle que
206
"C'était un spectacle qui coûtait très cher
et qui mobilisait beaucoup de techniciens
[…] il y avait des ballets fantastiques
d'Angleterre. Je me rappelle une scène où
les protagonistes croient fumer des
cigarettes et fument du H. Ils s'envolent
ensuite dans les airs sur des éléphants
roses." Probablement la plus surréaliste du
spectacle, cette scène qui a marqué les
esprits se déroulait à la fin du premier
acte. Des hommes - dont Romuald et
Robert Destain - portaient des smokings,
tandis que Liliane Montevecchi, Annick
207
Tanguy et Michèle Frascoli portaient des
robes de soirée. Jouant les femmes du
monde, chics et un peu snob, elles
proposaient au douanier de fumer une
cigarette en leur compagnie. Celui-ci
acceptait et prenait de la marijuana [en
réalité ce n'en était pas, il s'agissait d'un
accessoire de théâtre]. Sous leurs tenues,
les comédiens étaient attachés à des
ceintures. Au premier plan, des valises se
transformaient alors en éléphants roses
et, tandis que les artistes s'envolaient, ils
saisissaient chacun un éléphant, de façon à
208
donner l'impression qu'ils volaient dessus.
Après avoir fumé, De Funès devait
commenter avec son inimitable accent : "je
me sens bien, mais léger" !
Le temps d'une scène, la valise se
transformait en tournoi médiéval.
Christian Leguillochet et d'autres
comédiens, déguisés en chevalier,
montaient des chevaux. Un subtil mélange
de trucage - car les chevaux étaient des
accessoires de théâtre et les comédiens
se déplaçaient en pliant un peu les genoux
- et d'ingéniosité car les prolongements
209
sur les selles cachaient tout de même
leurs jambes.
Michèle Frascoli se souvient d'un
accessoire de théâtre particulier. "Sur
scène se trouvait en permanence une
balance américaine, représentant une pin-
up grandeur nature, sur laquelle de Funès
faisait monter les gens. Lorsqu'un
passager qu'il trouvait un peu gros se
présentait à la douane, il lui demandait de
se peser. Il prévenait : "enlevez votre
manteau". La voix de la balance annonçait
"50,5 kilos". De Funès demandait au
210
voyageur de remettre son manteau et de
se peser à nouveau. La balance disait alors
"130,5 kilos" avant que de Funès ordonne
au passager de le suivre au poste (rires) !
Lors de la scène des éléphants, tandis que
de Funès affirmait qu'il se sentait "léger",
la balance annonçait son poids : "60 kilos",
puis "40 kilos", puis "30 kilos"…
Enfin, Roger Lumont nous évoque son
apport dans l'amélioration d'une scène.
"Je me rappelle d'une scène qui au départ
n'était pas très drôle ou il y avait un
ensemble de tuyaux sur scène avec des
211
acteurs dans chaque tuyau et selon les
directives que l'on donnait "tuyau haut" ou
"tuyau bas" ils se déplaçaient. Sur le
papier rien de très marrant donc mais j'ai
eu l'idée, grâce à ma forte voix, de
pousser De Funès dans son jeu en criant
les ordres. Un peu comme en Angleterre
où il existe des concours de sergents qui
gueulent le plus fort. Et Louis tirait alors
une tête véritablement apeurée lorsque je
hurlais "Tuyau haut - Tuyau bas" et cela
faisait le bonheur du public. Il me sortait
chaque soir une réplique différente :
212
"C'est bon l'alerte est terminée ?" ou "Le
métro est parti ?"
Dans ce spectacle burlesque très axé sur
le comique visuel, la musique occupe une
place prédominante. A tel point que
l'œuvre du compositeur Gérard Calvi est
exploitée à plusieurs reprises. Dès 1962,
la maison Vogue édite la plupart des
morceaux de la pièce en 45 tours et en 33
tours. Ce dernier - qui comprend 12 pistes
- connaît un beau succès et, aujourd'hui
encore, des exemplaires circulent
régulièrement sur les sites à enchères. A
213
l'inverse, le quatre titres - "La Grosse
Valse", "Comme la douane", "Dans mes
godasses" et "C'est Défendu" - demeure
plus difficile à dénicher. Enfin, Vogue
édite dans la foulée le rarissime "Eh bien
dansez maintenant sur les airs de La
Grosse Valse", qui propose tous les
morceaux réenregistrés en version
instrumentale.
Musicien, doté d'un sens du rythme, Louis
de Funès a l'habitude de travailler avec le
compositeur Gérard Calvi qu'il apprécie et
connaît bien depuis le spectacle "Ah ! Les
214
Belles Bacchantes". D'après les souvenirs
du célèbre chef d'orchestre, "il était très
simple de comprendre ce que de Funès
attendait. Nous étions liés par une
profonde amitié. Comme il était espagnol,
et musicien, nous discutions et parvenions
à créer quelque chose."
Danseuse de formation, Colette Brosset
lui prépare deux danses espagnoles - une
jota et une sevillana. Elle l'aide au cours
des répétitions et, malgré sa mauvaise foi
qui le force à bouder et à répéter "Je ne
suis pas danseur !", de Funès parvient à
215
exécuter ses pas d'une façon remarquable.
D'après Colette Brosset, "Louis
s'exécutait comme un vrai danseur, si bien
qu'il était déjà applaudi par la salle au
milieu de sa danse".
Formée à l'Opéra de Paris, Michèle
Frascoli se souvient que de Funès "se
débrouillait bien en danse, d'autant plus
qu'il n'avait pas eu une formation de
danseur et qu'il n'était pas évident de se
familiariser avec les attitudes et les
mouvements à adopter sur scène. Il
chantait aussi quelques morceaux, dont un
216
slow avec " Baby ", le personnage de
Françoise Moncey. Je l'avais remplacée un
soir où elle n'avait pu venir au théâtre.
J'ai chanté ce slow "Pour Toi" dans une
baignoire. J'avais eu la trouille car je
reprenais le rôle de Baby sans avoir
répété. A la fin de la représentation, de
Funès a été très gentil avec moi et m'a
rassurée en me disant "c'était très bien".
[…] Il ne fallait pas non plus sortir du
conservatoire pour chanter et danser sur
ces morceaux, mais tout ce qu'il faisait, de
Funès le faisait bien, d'autant plus qu'il
217
était excellent pianiste. Jamais je n'ai été
marquée par une mauvaise performance de
sa part."
Roger Lumont confirme : "Je me rappelle
aussi de ses danses. Il avait un tel rythme
en lui qu'il pouvait tout faire. Il exécutait
une sevillana de manière incroyable. Un
jour, le guitariste avait l'avant bras bloqué
et la scène était tellement importante que
l'on ne pouvait pas la supprimer. Comme je
savais masser et que j'avais toujours un
tube de pommade dans ma voiture, j'ai
alors proposé mon aide, sortant Louis de la
218
galère. Il m'en a toujours remercié car il
était très fidèle aux gens qu'il appréciait
!"
D'après la presse de l'époque, le théâtre
affiche complet trois semaines à l'avance
et les places s'arrachent à prix d'or au
marché noir. Les Variétés remplissent leur
salle de 1 200 places chaque soir. Et le
"Tout Paris" se rend au théâtre pour voir
de ses propres yeux le succès de la
rentrée parisienne. De nombreux artistes
viennent admirer - parfois à plusieurs
reprises - la prestation de la troupe. René
219
Clair, Marlène Dietrich, mais aussi Sylvie
Vartan et Johnny Hallyday, l'un des
couples les plus branchés du moment,
assistent à une représentation, ainsi que
Marcel Achard et le comédien Jacques
Bodoin qu'il devait retrouver en 1966 dans
"La Grande Vadrouille".
Christian Marin se rappelle de la pièce
comme "une excellente comédie où l'on
rigolait beaucoup". Mylène Demongeot, qui
a déjà travaillé à cette époque avec de
Funès dans "Frou Frou" (1955), se souvient
avoir pleuré tant de Funès était
220
extraordinaire et émouvant.
Un soir, le comédien Carlo Nell vient
applaudir son ami de Funès : "Il fallait voir
comme Louis se donnait à fond lorsqu'il
jouait cette pièce incroyable. J'ai vu des
gens près de moi hurler de rire. Les
comédiens arrêtaient parfois de jouer
tant le public riait ! A quelques sièges de
moi se trouvait Fernandel qui a ri pendant
tout le spectacle. A la fin de la
représentation, les gens lui ont demandé
son avis sur la pièce et il a déclaré : "je
vais saluer mon ami de Funès, ce qu'il vient
221
de faire, c'est extraordinaire !"
Patrick Préjean se souvient également
d'une représentation exceptionnelle : "Je
me souviens être sorti tirebouchonné du
théâtre lorsque je ai vu de Funès jouer "
La Grosse Valse ". Sa performance
physique m'avait épaté. C'était hallucinant
vous savez, car il n'arrêtait pas pendant
près de deux heures ! Aussi bien dans
cette pièce que dans ses films, de Funès
était une pile électrique qui fonctionnait
aux volts géniales (rires) ! Et son jeu dans
cette pièce se complétait très bien avec
222
celui de Robert Dhéry, tout en finesse,
avec son œil un peu ahuri. Robert était
quelqu'un de formidable et dont le jeu me
plaisait beaucoup."
Enfin, au terme d'une représentation,
Bernard Lavalette vient saluer dans sa
loge Louis de Funès, qu'il a croisé deux ans
plus tôt sur "La Belle Américaine" : "Je
suis allé au Théâtre des Variétés voir un
spectacle de Dhéry avec Louis de Funès.
Je suis venu féliciter ce dernier après la
représentation et il m'a dit "J'aimerais
bien que l'on travaille ensemble", ce que
223
j'ai trouvé vraiment gentil ! Il m'a donné
un rôle dans "Le Gendarme se marie", celui
du professeur de danse, mais je ne savais
pas danser. Je l'ai dit au metteur en
scène, qui était Jean Girault, et il m'a
répondu " mais ça ne fait rien "...
effectivement quand je revois la scène
aujourd'hui, j'ai un peu honte (rires) !"
La pièce, initialement prévue pour trois
mois, sera jouée quinze mois, jusqu'en
janvier 1964. Toutefois, nous ne savons
pas à ce jour si le spectacle a été prolongé
à une ou plusieurs reprises. Cependant,
224
comme le rappelle Michèle Frascoli, "les
prolongations confirment le succès et la
rentabilité de la pièce car il fallait aussi
payer les comédiens, les techniciens et les
musiciens pendant quinze mois".
Par ailleurs, plusieurs comédiens
quitteront la troupe en cours de route
pour d'autres projets professionnels, à
commencer par Robert Dhéry et Colette
Brosset, occupés à préparer leur prochain
film "Allez France ! " Christian
Leguillochet avait été engagé pour être la
doublure de Dhéry si celui-ci ne pouvait
225
pas jouer. Curieusement, lorsque Dhéry
est parti, il fut remplacé par Jacques
Balutin. De plus, Roger Lumont enfile le
costume de douanier de Jean Gras, le
chanteur lyrique Robert Destain rejoint un
opéra, Michèle Frasoli est engagée pour
chanter et danser à Las Vegas dans la
revue "Casino de Paris". A ce sujet, elle
précise : "Mais j'aimais beaucoup "La
Grosse Valse", si bien que lorsque je
revenais sur Paris, j'assistais à la plupart
des représentations. J'ai autant aimé voir
la pièce que la jouer. Je la connaissais mais
226
je pouvais encore être surprise par les
improvisations des comédiens".
Incontestablement, le succès de la pièce
est dû à la fantaisie de Robert Dhéry, à la
mise en scène surréaliste… et à l'uniforme
de Louis de Funès, douanier à la fois
abject avec ses subalternes et obséquieux
avec son "bon chef" Pierre Tornade. Un
rôle qui n'est pas sans annoncer celui de
Cruchot dans la série du "Gendarme".
Michèle Frascoli confirme cette idée :
"Les personnages du "Gendarme de Saint-
Tropez" sont des copier coller des rôles
227
que tenaient de Funès, Pierre Tornade,
Grosso et Modo dans "La Grosse Valse".
On retrouve l'uniforme, les mimiques, les
deux mêmes subordonnés et le chef avec
lequel de Funès est un véritable fayot.
C'est pourquoi le rôle du supérieur de De
Funès, que joua Galabru, aurait pu être
tenu par Tornade dans la série du
"Gendarme". En outre, c'est aux Variétés
que de Funès proposa à Grosso et Modo de
les rejoindre "pour tourner un petit film à
Saint-Tropez", sans se douter un instant
que "Le Gendarme" sera l'un des films les
228
plus marquants de sa carrière, et même du
cinéma français !
Enfin, pour renforcer cette assimilation
entre les personnages de Roussel et
Cruchot, le comédien André Badin apporte
des explications sur la genèse du film. "Le
jour où nous avons répété en costume, de
le voir ainsi en uniforme, une idée me vint.
A l'époque, travaillant comme assistant de
Richard Balducci, attaché de presse, je
savais que Richard était entrain d'écrire
un scénario à la suite du vol de sa caméra
dans sa voiture stationnée dans un champ
229
près de Ramatuelle alors que nous allions
louer une villa pour le tournage de "Saint
Trop' Blues". […] Ce personnage du
gendarme, il le réservait à Fernandel, vu
sa personnalité méridionale. Pourquoi ai-je
mieux vu Fufu dans le personnage, allez
savoir ? Je le trouvais plus pète sec, plus
nerveux et je pensais que ce serait plus
drôle de bombarder au milieu de ces
"farniente" une espèce d'ouragan qui les
bousculerait un peu. J'en parlais donc à
Richard, qui était un peu sceptique, et
surtout embarrassé car je crois qu'il avait
230
déjà un peu parlé de ce sujet à Fernandel,
ou au producteur. Néanmoins il se rendit à
la générale de "La Grosse Valse" et à
l'entracte, monta dans la loge de Louis
pour lui parler du "Gendarme de Saint
Tropez". Le lendemain, Louis m'a demandé
des explications sur cette histoire car il
était très méfiant. Au fur et à mesure que
Richard lui donna des feuillets à lire, il fût
intéressé et accepta de le tourner. On
connaît la suite..."
Les critiques dans la presse sont
dithyrambiques. Après la première
231
représentation, le redouté Jean Jacques
Gautier encense le spectacle et surtout un
artiste : "C'est bien simple la distribution
compte trente et un noms, je pose trente
et j'en retiens un".
Régulièrement, Louis de Funès intéresse
les journalistes qui viennent le solliciter.
Ainsi, en décembre 1962, il explique pour
la revue Noir et Blanc qu'il est un forçat
de Noël et du jour de l'An : "Dans La
Grosse Valse, mon rôle est exténuant. Je
vis comme un sportif, je ne peux
m'autoriser aucun excès. Alors, pas de
232
réveillon ! Je dormirai, c'est le secret de
la forme. Noël est un jour à part au
théâtre, une autre "générale". On joue
mieux d'instinct. Le 26, épuisé, j'irai faire
du jardinage à la campagne, pour me
détendre et respirer. J'ai une vocation de
pépiniériste, vous savez ! " Douze mois plus
tard, un journaliste télévisé lui demande
de présenter ses vœux aux Français pour
l'année 1964 qui approche. Uniforme de
douanier revêtu, interrogé devant une
montagne de valises, Louis de Funès
rappelle une fois encore son besoin de
233
quitter Paris pour se ressourcer : "En été
lorsque je pars en vacances, j'ai pour
habitude d'aller sur les bords de Loire,
dans un petit pays qui s'appelle Clermont-
sur-Loire. J'y ai beaucoup d'amis dont
Marie-Clément, "Petit Frère" et "Sergent"
avec qui je pêche pendant un mois des
gardons, des perches, des brochets. Je
vois des aurores et des crépuscules
formidables, la Loire est belle, calme,
ardoisée. Tout le plaisir que j'ai pendant
un mois, je le souhaite à tous les Français
pendant 365 jours." Muni d'une craie, il
234
s'adresse une dernière fois à la caméra
"Vous m'excusez ?" avant de reprendre
son travail. Et le voici, douanier zélé,
assaillant les valises de dizaines de croix
La pièce fut jouée jusqu'au 12 janvier
1964, tandis que la salle ne désemplissait
pas. D'après plusieurs sources, c'est une
douleur récurrente au genou gauche qui
condamna Louis de Funès à arrêter la
pièce. En effet, Robert Dhéry se souvient
: "Louis, dans son rôle de douanier, était
exceptionnel. Ce fut, pour moi, son plus
beau rôle. Il eut un accident au genou.
235
Comme il était irremplaçable, nous
baissâmes le rideau". Roger Lumont se
souvient que de Funès ne put jouer un soir
de l'été 1963 : "il se fit mal à un genou
pendant une répétition et Modo le
remplaça tandis que je pris sa place". Ce
handicap remontait vraisemblablement à la
rupture d'un ménisque, survenue en 1955
lorsqu'il montait "Poppi" de Georges
Sonnier au théâtre des Arts.
Que reste-il aujourd'hui de cette pièce
qui a enchanté la capitale et les touristes
? Quelques articles de presse, les vinyles
236
édités par la maison Vogue… La grande
interrogation porte sur les archives
audiovisuelles. Hélas, tous les comédiens
interrogés à propos de la pièce n'ont pas
souvenir d'une captation. Michel Modo
nous confiait qu'il regrettait amèrement
que la pièce n'ait pas été filmée. Ainsi, à
ce jour, les seules archives visuelles
connues se limitent à un reportage de
quelques minutes réalisé en coulisses par
Pierre Louis. Celui-ci est a longtemps été
en libre consultation sur le site de l'INA,
avant d'être retiré.
237
Une adaptation aux Etats-Unis A l'instar
des "Plumes de ma Tante" qu'il avait
présenté au Royaume-Uni et aux USA,
Robert Dhéry et une partie de sa troupe
s'envola pour les Etats-Unis. Louis de
Funès refusa net de jouer dans une autre
langue, persuadé que l'anglais
constituerait une barrière à son jeu.
D'après Colette Brosset, "Louis de Funès
ne voulait pas quitter Paris." François Vals,
secrétaire et homme de confiance de
Maurice Chevalier, garde un souvenir
précis : "Je me rappelle avoir vu une pièce
238
de Robert Dhéry qui s'intitulait "La
Grosse Valse". A cette occasion j'avais
envoyé plusieurs photos de Maurice
Chevalier à Louis de Funès, qui m'avait
gentiment répondu qu'il les mettrait dans
sa loge afin de les voir tous les soirs. Il
était un grand admirateur de Maurice.
C'est d'ailleurs ce dernier qui avait
conseillé à De Funès d'aller tenter sa
chance aux Etats Unis mais il n'a jamais
osé le faire. Je pense qu'il aurait pu
percer mais cela aurait été compliqué car
les Américains ne fonctionnent pas comme
239
le public français qui va vite adopter ou
rejeter un acteur. Aux USA les
performances ne se jugent pas sur une ou
deux représentations."
En conséquence, la pièce fut jouée aux
Etats-Unis sans Dhéry et Brosset, et
surtout sans Louis de Funès !
Contrairement aux représentations
parisiennes, le succès ne fut pas au
rendez-vous. Guy Bertil, remplaçant l'un
des comédiens, se rappelle : "j'ai fait un
gros bide avec Robert Dhéry dans la
tournée américaine de "La Grosse Valse"
240
qui fut pourtant un grand succès en
France. Nous avons joué un soir à Boston,
la presse du lendemain s'avéra
extrêmement sévère, et nous sommes ainsi
restés à une représentation à Boston ! "
Par ailleurs, Roger Lumont confirme cet
échec. "Ils se sont plantés aux Etats Unis
car ils ont embauché un anglais dans le rôle
principal. Or les Américains attendaient la
version "made in France" avec les
prononciations et l'accent à la française.
Par conséquent, la pièce qui devait se
jouer pendant au moins deux ans n'a duré
241
que quelques représentations. Michel
Modo m'avait d'ailleurs raconté les
réactions le soir de la générale. Suite au
spectacle, les comédiens et les musiciens
vont dans un restaurant et vers deux
heures du matin les journaux arrivent.
Tout le monde se passait le journal et très
rapidement toutes les personnes
présentes sont parties. C'est une réaction
typique des Etats-Unis." Bertrand Dicale
apporte une bonne synthèse : "En
décembre 1965, La Grosse Valse ne tient
que cinq à jours à Broadway, après avoir
242
été éreintée par la critique qui reproche
notamment à Brosset et Dhéry d'avoir
abandonné leurs rôles à deux anglais et
malgré la bonne performance de Ronald
Fraser, qui reprend le rôle du douanier
Roussel. Les producteurs prévoyaient six
mois de représentations…en revanche la
version suédoise avec Martin Ljung sera un
succès durable à Stockholm."
Sur cet échec, la troupe rentra en France.
Les Branquignols renouèrent avec le
succès quelques mois plus tard lors de la
sortie de "Allez France !" Quant à Louis de
243
Funès, l'année 1964 s'annonçait bien pour
lui, son agenda était rempli avec les
tournages de trois films : "Le Gendarme
de Saint-Tropez", "Fantomas" et "Le
Corniaud". Après être devenu une vedette
parisienne sur les planches, Louis de Funès
s'apprêtait à conquérir toute la France
dans les salles obscures…
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