21 avril L’affaire d’Irak Arbil – Larminat réorganise ses forces. Il a prévu de faire éclater ses forces en dispositif opérationnel. Dès le lendemain, son premier groupement tactique, le GTA (A pour Algériens), descendra vers Shaykh en longeant le Tigre. Le deuxième, le GTB (B pour British, colonel Arbuthnot), se dirigera sur Dibs et Altun Kupri. Enfin, le troisième, le GTZ (Z pour zouaves), doté des véhicules les plus rapides, sera lancé en direction de Taqtaq et de Dokan. Larminat est soucieux de coopération entre alliés, mais peu convaincu de la totale sincérité britannique depuis que certains épisodes regrettables qui se sont déroulés à Dunkerque lui ont été rapportés ; de plus, comme la majorité des coloniaux, il est traditionnellement anglophobe (non sans raisons, d’ailleurs). C’est pourquoi il encadre les unités du colonel Arbuthnot entre les siennes. Il va jusqu’à lui rattacher la compagnie mobile de fusiliers-marins de Lattaquieh, en renfort de leurs éléments de reconnaissance : « La Marine – que Dieu et Maurras me pardonnent – me servira d’Œil de Moscou » ricane le général, que personne n’accuserait pourtant de sympathies pour le communisme. La progression devrait s’accélérer, puisqu’on sera enfin en Irak “utile”, où les besoins de l’exploitation du pétrole ont conduit, depuis 1920, à la construction d’un dense réseau de routes de bonne qualité. Peut-être sera-t-il aussi possible de réquisitionner dans les parcs des compagnies pétrolières des poids lourds modernes ou des tracteurs et des remorques, pour suppléer les vieux porte-chars Berliet et Saurer qui ont mal digéré le sable des déserts. La 3e Demi-Brigade du Levant, regroupée, restera en garnison à Mossoul, à l’exception du bataillon du Levant. ……… Fallujah, 16h00 – La brigade motorisée irakienne prend ses dispositions de marche. Les reconnaissances des avions d’Habbaniyah ne parviennent pas à déterminer si les Irakiens ont l’intention de monter une attaque de nuit contre la base ou s’ils veulent rejeter “Kingcol” au- delà de la frontière. ……… Aérodrome de Mossoul, 16h30 – Arrivée en Bloch 200 du général Massiet, nommé par Alger « gouverneur par intérim de l’Irak du nord, provinces de Mossoul et Kirkouk ». Cette nomination n’a pas été annoncée aux Britanniques. Elle vise à empêcher Londres de mettre la main sur la totalité des ressources pétrolières après la crise. De fait, l’ambassade de France à Londres a été informée de l’existence d’un mémorandum du Board of Trade suggérant de mettre à profit le renforcement de la présence britannique dans la région pour évincer les Français du pays et réduire à 10 %, sinon à zéro, la part de la CFP dans l’exploitation des pétroles irakiens. On ne sait pas si ce texte – très bien reçu, semble-t-il, au Colonial Office – a été approuvé ou même lu par Churchill et Eden. Mais, du côté français, on n’a pas voulu risquer d’être pris au dépourvu. ……… Ar , 17h30 – Situation bloquée, comme la veille. Les troupes du Brigadier Kingstone ont fait dans la matinée une nouvelle tentative de percée, sans plus de succès. Il semble, par contre, que les attaques répétées de la Habbaniyah Strike Force, qui se sont poursuivies toute la journée, aient réduit au silence une partie au moins des batteries irakiennes. Kingstone décide d’attendre de pouvoir monter avec les forces d’Habbaniyah une opération conjointe. ……… Bassorah – Après quatre jours de combats parfois intenses, où les Britanniques ont subi des pertes sensibles et où il a fallu faire appel aux Swordfish du porte-avions HMS Hermes, toute la région de Bassorah est sécurisée. Le 2/8th Gurkha Rifles et les automitrailleuses Rolls Royce du 4/13th Frontier Force Rifles ont joué un rôle déterminant. Les troupes irakiennes se sont repliées vers le nord le long du Tigre, jusqu’à hauteur de Qurna. Seuls quelques dizaines de policiers et de civils en armes refusent encore de déposer les armes dans le quartier commerçant d’Ashar. Les préparatifs des opérations Regatta et Regulta commencent aussitôt. Il s’agit principalement d’équiper des barges réquisitionnées d’un pont improvisé, de façon à pouvoir y embarquer des véhicules.

22 avril L’affaire d’Irak Bassorah, 06h30 – Le 2/8th Gurkha Rifles de la 20e Brigade Indienne s’engage sur la route de Bagdad et le long de la voie ferrée. De son côté, le 3/11th Sikh Regiment doit remonter, également par la route, jusqu’à Qurna, au confluent du Tigre et de l’Euphrate. RAF Shaibah, 07h00 – Le sharqi a soufflé sur le sud du pays depuis la veille, en fin de la soirée. Chargé d’électricité, ce vent sec et poussiéreux brouille les communications, perturbe la navigation sur le Golfe et le Chatt el-Arab et interdit aux avions de décoller et de se poser. Au vu des prévisions de la météo pour les jours à venir, Sir Arthur Longmore décommande le raid de Wellington prévu contre Rasheed Air Base. Bassorah, QG de l’Iraqforce, 08h00 – Quinan envoie un message bref mais comminatoire à Massiet et Larminat, leur ordonnant de cesser toute progression vers le sud tant que leurs gouvernements n’auront pas réglé la question politique de la responsabilité des territoires irakiens. Malgré la mauvaise qualité de la réception, Massiet et Larminat ont parfaitement saisi les intentions de Quinan. En réalité, cette situation les arrange, car elle leur permet d’asseoir leur contrôle de Mossoul et de consolider leur logistique à partir de la Syrie, qu’ils jugent trop fragile du fait de la présence des avions allemands et malgré la présence de la voie ferrée. ……… “Front” français (nord) – Stehlin limite l’activité de ses deux groupes à des missions de reconnaissance au-dessus des positions de la 2e division irakienne et à la protection des trois GT de Larminat. En fin de matinée, quatre Morane 410 interceptent deux Bf 110 et deux He 111 qui tentent de bombarder les positions de la DML. Les deux chasseurs allemands s’interposent pour permettre aux bombardiers de s’enfuir et l’un des deux est abattu. ……… “Front” ouest, Ar Ramadi, 10h45 – L’AVM Smart arrive d’Habbaniyah aux commandes d’un Audax. Accompagné du colonel Roberts, il vient rencontrer le Brigadier Kingstone. La conférence dure moins d’une heure. Il est convenu que, dès le lendemain matin, la Habbaniyah Strike Force concentrera tous ses moyens contre les unités irakiennes qui bloquent la progression de “Kingcol”. Simultanément, la garnison d’Habbaniyah conduira un simulacre de sortie pour pousser les Irakiens à diviser leurs forces. ……… Rasheed Air Base – La 155e Squadriglia est au complet – mais elle a déjà perdu deux de ses huit CR.42 lors du second raid sur la principale base irakienne. Rome a d’ailleurs prévenu qu’il n’y aurait pas de renforts, les SM.82 étant décidément trop précieux. ……… Alger, 11h30 – À sa demande, le haut-commissaire britannique, Sir Harold Nicolson, est reçu par Roland de Margerie. Il lui fait part officieusement de la « surprise anxieuse » du gouvernement de Sa Majesté : Londres a appris que le général Massiet serait sur le point de se proclamer gouverneur de l’Irak du Nord. Margerie est lui aussi surpris, car les Français croyaient le secret bien gardé – mais le colonel Carbury connaît son métier. Sans perdre son sang-froid, le sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères se borne à répliquer, la main sur le cœur, que Whitehall ne devrait pas accorder d’importance à des racontars de journalistes ou à des bruits de couloirs. De son côté, ajoute-t- il, la France n’a tenu aucun compte des rumeurs selon lesquelles certains, au Colonial Office, souhaiteraient mettre à profit les événements pour la priver de sa part du pétrole irakien – rumeurs dont l’évocation soulève chez Sir Harold un murmure scandalisé. Match nul. Diplomates d’élite, les deux interlocuteurs ont réussi à ne pas sourire en débitant leurs mensonges respectifs. Après avoir partagé un doigt de porto, ils se quittent donc bons amis.

23 avril L’affaire d’Irak Bassorah – Toute la journée, le sharqi continue de souffler sur le sud de l’Irak et interdit, comme la veille, la poursuite des opérations. Le brouillage des communications empêche également le général Quinan de recevoir des nouvelles autres que fragmentaires de la bataille en cours à Ar Ramadi comme du siège d’Habbaniyah. ……… Ar Ramadi (“front” ouest), 07h00 – La Habbaniyah Strike Force pilonne les lignes irakiennes. Son intervention est plus efficace, car les bombardiers utilisent des bombes de 50 kilos apportées de Bassorah par la voie des airs. D’autre part, “Chieffy” Mac Cornell, le chef mécanicien de la base, a improvisé des dispositifs de visée pour les Oxford, qui en étaient jusqu’à présent dépourvus. Il faut cependant que les petits bimoteurs bravent les mitrailleuses de DCA en descendant à moins de mille mètres (entre 2 400 et 2 500 pieds) pour que les improvisations de Mac Cornell deviennent efficaces. 07h40 – Les unités de tête de “Kingcol” montent à l’assaut, soutenues par un barrage roulant d’artillerie. 08h00 – Les lignes irakiennes plient sans céder. Contre toute attente, les fantassins de la brigade motorisée reculent en assez bon ordre, couverts par leurs tankettes, et se rétablissent vers 10h00 sur la rive gauche de l’Euphrate. Leur feu continue à interdire le passage du pont et la circulation sur la route d’Habbaniyah. Il n’est guère possible d’envisager d’atteindre dans la journée la base aérienne. Devant cette situation, Kingstone, Smart et Roberts décident d’annuler la sortie. Ils se contentent de demander à O’Shea quelques tirs de harcèlement, avec l’espoir qu’ils interdiront – plus ou moins – le ravitaillement des Irakiens. Le bouillant Irlandais est enchanté de pouvoir enfin utiliser ses obusiers autrement qu’en école à feu. Il sait pourtant que ses vénérables canons ne supporteraient sans doute pas longtemps une cadence plus élevée. 12h30 – Informé, le lieutenant-général Quinan ordonne de préparer une attaque de nuit pour faire la jonction à partir de 01h30. La Habbaniyah Strike Force doit s’apprêter à intervenir de nuit contre les lignes irakiennes. « Après tout, pourquoi pas ! » soupire Smart. Sans doute, ses pilotes ne sont pas entraînés à de telles opérations et leurs avions ne disposent pas des dispositifs de visée adéquats. Mais plus rien ne l’étonne. 19h30 – Deux He 111, arrivant le soleil dans le dos après un large détour par l’ouest de la ville, bombardent les positions de la 20e Brigade d’Infanterie australienne ainsi que le parc de véhicules, indispensable à l’approvisionnement depuis la Jordanie. La visibilité déclinante et la vitesse à laquelle a été mené ce raid non escorté limitent son efficacité.

L’affaire d’Iran Londres, 14h15 – L’éditorial de l’Evening Standard, qui reflète en général des vues proches du centre du Parti conservateur – ce qui signifie qu’il s’est montré en 1938 munichois avec réserve et, en 1939, partisan sans ardeur de la guerre – est consacré à l’évolution de la situation au Moyen-Orient en général. Selon certaines “sources” (que le quotidien du soir ne révèle pas mais qu’il faut supposer bien informées), le Premier ministre et Anthony Eden, son secrétaire au Foreign Office, auraient abordé la question de l’attitude à adopter envers l’Iran, jugé ouvertement favorable à l’Axe, lors d’un dîner de travail avec le CIGS (chef de l’État-major impérial), Sir John Dill, et Sir Alexander Cadogan (sous- secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères). Si l’agence Reuters se contente de citer l’éditorial sans commentaires dans sa revue de presse biquotidienne, la BBC – supposant, non sans pertinence, qu’il s’agit là d’une fuite organisée par le 10 Downing Street – lui accordera un traitement de faveur dans ses bulletins du soir… à l’exception des programmes à destination de l’Orient ! A Bush House (siège de la BBC), on sait ce que parler veut dire, et personne n’y a besoin de D notices 1 pour comprendre ce que l’on doit taire, serait-ce à titre provisoire.

24 avril L’affaire d’Irak Ar Ramadi (rive gauche de l’Euphrate), 02h00 – Les positions irakiennes semblent s’illuminer : comme l’a suggéré le colonel Roberts, les batteries de “” tirent un barrage d’obus éclairants. 02h10 – La Habbaniyah Strike Force, dont aucun pilote n’a été spécifiquement entraîné aux actions de nuit, peut agir, ainsi éclairée, avec quelques chances de toucher ses objectifs. Le bombardement, d’entente avec le Brigadier Kingstone, se concentre sur les véhicules et sur l’artillerie. 03h30 – En bon ordre, comme la veille, les Irakiens, sans doute encadrés par quelques-uns des Brandenburgers, retraitent de plusieurs kilomètres. Le pont n’est plus sous leur feu d’infanterie, mais leurs canons continuent à tirer. 04h40 – La Habbaniyah Strike Force a été rapidement réarmée – il a bien sûr été inutile de refaire les pleins ; le plus délicat a été de se poser sans casse malgré l’éclairage médiocre du terrain. Audax et Oxford repartent à l’attaque. Prévenue, cette fois, et à peu près réorganisée, la DCA irakienne réagit avec violence. Deux Audax et deux Oxford, contraints de voler bas pour être sûr de ne pas bombarder leurs propres troupes, sont abattus. 07h30 – Quelques éléments de “Habforce” empruntent enfin le pont. Ils commencent à se déployer sur la rive gauche du fleuve. Toutefois, la route menant à Fallujah se trouvant sur l’autre rive, ils se contentent de défendre le pont pour empêcher toute contre-attaque irakienne dans le dos de “Kingcol”. Ar Ramadi (rive droite de l’Euphrate), 05h30 – L’avant-garde de “Kingcol” s’engage avec prudence sur la route d’Habbaniyah, précédée par des sapeurs chargés de déminer la chaussée. 06h00 – L’un des sapeurs s’écroule, atteint d’une balle en pleine tête. Trente secondes plus tard, l’un de ses camarades est blessé à l’épaule. Il n’y a que quatre snipers brevetés parmi les Brandenburgers déployés en Irak, mais l’un d’eux est dans le secteur, où il s’est judicieusement embusqué. 06h10 – “Jock” Kingstone, furieux, ordonne à son avant-garde de marquer un arrêt. Il demande par radio à Habbaniyah de faire ratisser le terrain par un avion à basse altitude pour repérer le tireur. « Blast the guy off! Period! » 2 ordonne-t-il. Mais l’Audax envoyé par la RAF ne découvrira rien : les Allemands ont appliqué à la lettre la règle du Schlacht und Flucht. 07h00 – La progression reprend, avec prudence, donc avec lenteur.

1 Une D Notice émanait du gouvernement britannique. Elle indiquait aux rédactions – à l’époque les journaux et magazines et la BBC – les informations qui ne devaient pas être rendues publiques en raison des impératifs de la sécurité (intérieure et extérieure) du Royaume. On remarquera qu’elle n’avait qu’une valeur de recommandation, et aucune portée légale. Mais on ne connaît pas d’exemple d’une D Notice qui n’ait pas été respectée. 2 « Dégagez-moi ce gusse ! Un point c’est tout ! » 10h00 – Les unités de la brigade motorisée irakienne paraissent s’installer sur l’arrière des positions d’encerclement de leur 1ère Division près d’Habbaniyah. Grâce à une manœuvre en tiroir, leur artillerie a poursuivi ses tirs sans discontinuer. Seamus O’Shea, devenu DLO pour l’occasion, note que son feu, relativement précis, lui paraît cependant moins nourri. Il estime que les bombes de la Habbaniyah Strike Force ont eu une certaine efficacité. 12h10 – La tête de colonne est en vue des éléments irakiens qui encerclent Habbaniyah. 12h30 – “Jock” Kingstone donne à ses unités l’ordre de faire halte au moins jusqu’au crépuscule. Comme il est habituel dans le Croissant fertile, la fin du sharqi annonçait une vague de chaleur. La température atteint déjà 40 degrés Celsius. Vers 16h00, elle dépassera sans doute 45 degrés (à l’ombre). RAF Habbaniyah, 12h30 – Roberts et Smart préparent une action d’envergure pour la fin de l’après-midi. Il s’agit d’emprunter une des trois chicanes ménagées dans la clôture de barbelés et d’essayer d’aller donner la main aux avant-gardes de “Kingcol”. Cette action devrait permettre de pousser le plus en avant possible les deux obusiers et de les mettre en batterie. Le plan prévoit aussi que la Strike Force s’en prendra, à partir de 17h30, à la brigade motorisée et à la 1ère Division irakiennes. 14h25 – Deux He 111 escortés par deux Bf 110 survolent la base à 1 500 mètres d’altitude et lâchent leurs bombes, avec une précision moyenne. Les trois Gladiator de patrouille ont tenté une interception, mais les appareils allemands étaient bien trop rapides pour eux. Les Vickers de DCA ont jappé en vain. 17h30 – La Strike Force, comme prévu, bombarde et mitraille les positions irakiennes. Un Oxford, touché par la DCA des Irakiens, tombe en flammes. 17h40 – Deux compagnies du 1st King’s Own et une compagnie des Assyrian Levies, appuyés par quatre automitrailleuses, passent la chicane. Elles avancent de plus de 600 mètres, couvertes par six Gladiator qui mitraillent sans restriction. Les Irakiens reculent, en panique semble-t-il. 18h05 – Mobilisés comme travailleurs, plus de deux cents civils réfugiés dans la base aménagent à proximité des barbelés une position de batterie pour les deux obusiers. Les uns s’activent de la pioche et de la pelle, les autres entassent des sacs de sable. En short et desert jacket (ce que les Français appellent saharienne), sans insignes ni décorations mais ganté de beurre frais, le monocle à l’œil, Sir n’a pas été le dernier à prendre un outil. Ses subordonnés, à commencer par l’hon. D’Arcy Saint-Lewis, se sont trouvé contraints de l’imiter, visiblement sans plaisir. 18h15 – Le lieutenant O’Shea fait installer ses pièces dans leurs nouvelles alvéoles. Le tir reprend, à raison d’un obus par minute, sur la deuxième ligne des Irakiens. Mossoul, 18h35 – Après avoir informé Larminat, Stehlin envoie un télégramme au Caire, avec copie au commandement de la RAF à Bassorah : « FAML will execute Bertha revised repeat Bertha revised from tomorrow 00.00 hour. Obediently yours. » RAF Habbaniyah, 19h00 – La 1ère Division irakienne se rétablit, quatre kilomètres en arrière de ses positions précédentes. Elle met en batterie des mortiers qui arrêtent net la progression des Assyrian Levies qui avançaient à découvert et endommagent l’une des automitrailleuses, que son équipage doit abandonner sur le champ de bataille. Au nord-ouest de la base, à plus d’un mile des barbelés, le front britannique revêt la forme d’un saillant – ou d’une hernie. 19h15 – Le colonel Roberts ordonne de creuser des tranchées. Pour les vétérans de 14-18, les officiers supérieurs et les sous-officiers les plus anciens, c’est un retour aux sources qui rassure. 19h30 – Roberts et Smart admettent que leurs troupes ont échoué à rejoindre “Kingcol”. Du moins se trouvent-elles désormais sur des positions qui faciliteront, dès le lendemain, la reprise de l’offensive. 20h30 – Échange de messages radios avec Kingstone, pour coordonner les actions qui seront entreprises dès la fin de la nuit. “Kingcol” se contentera d’ici là d’essayer de faire des prisonniers. Roberts et Smart soulignent l’excellent moral de la garnison, malgré les pertes, car les hommes ont pris l’offensive. ……… Bassorah, 04h50 – Constatant, en mettant le nez à sa fenêtre, que le sharqi s’est calmé, le général Quinan, sans même prendre le temps de boire son early morning tea, réveille son état- major pour ordonner le début immédiat des opérations Regatta et Regulta. 07h00 – Début de l’opération Regulta, sous les ordres du major général William Slim, vétéran de la campagne d’Afrique Orientale qui a remplacé Fraser, tombé malade. Le Commodore Graham, officier supérieur de la Royal Navy dans le Golfe Persique, est à la manœuvre. Le 2/7th Gurkha Rifles et le QG de la 20e Brigade embarquent sur une flottille de bateaux à roues à aubes. Ces bâtiments réquisitionnés, soit à deux roues latérales (side-wheeler), soit à une roue de poupe (stem-wheeler), peuvent recevoir plusieurs dizaines de soldats tout équipés. Cette armada doit, dans un premier temps, naviguer jusqu’à Qurna, au confluent du Tigre et de l’Euphrate, où elle rejoindra le 3/11th Sikh Regiment qui a progressé par la route. 15h30 – Début de l’opération Regatta. “Bill” Slim, guère réputé pour sa douceur bien qu’il soit surnommé “Uncle Bill”, est de nouveau sur le port, afin de hâter l’embarquement du 4/13th Frontier Force Rifles de la 21e Brigade, du 6th Duke of Connaught’s Own Lancers, d’une batterie du 157 Field Rgt ainsi que de diverses troupes auxiliaires sur un train de barges tirées par un remorqueur à aubes. Dès que les quarter-masters ont fini de vérifier que chaque péniche a reçu son content d’hommes ou de matériel, le convoi appareille. Toute l’après-midi, les Gladiator de RAF Shaibah se relaient par paires pour surveiller en permanence les deux convois. Slim entend que sa 21e Brigade soit engagée sur le Tigre dès le lendemain. En vérité, il se réjouit de disposer maintenant de plusieurs bataillons de Gurkha Rifles. Ces mercenaires népalais, il le sait mieux que personne, n’ont pas d’égaux dès lors qu’il faut combattre de près ou au corps à corps. Il les fera monter en avant-garde dès que nécessaire. Qurna – Le convoi fluvial de la 20e Brigade arrive en fin de journée, celui de la 21e à la nuit. ……… Londres, 12h30 – Anthony Eden déjeune au temple du parti Conservateur, le Carlton Club, sur Pall Mall, avec Joseph Paul-Boncour, ancien président du Conseil, plusieurs fois ministre de Affaires étrangères, devenu Haut-Commissaire de France au Royaume-Uni 3. Dans son français sans défaut, le Foreign Secretary explique, au moment du porto et des cigares, qu’il tient à « dissiper des malentendus inutiles ». En bref, Whitehall souhaiterait que Massiet ne prenne que le titre de “gouverneur militaire de Mossoul et Kirkouk” – aussitôt, s’entend, que Kirkouk sera conquise, ce qui ne saurait tarder. Cette appellation, explique Eden, soulignerait le caractère provisoire « ou, disons… opérationnel, si c’est bien le mot en français » de sa fonction. Par ailleurs, et sans lien avec ce qui précède, il va de soi, Eden lui-même veillera désormais à étouffer dans l’œuf et à sanctionner si besoin les propos inconséquents de certains qui se sont pris, ironise-t-il, pour des Lawrence au petit pied ou des apprentis Sir John Philby. « Mais leurs prétentions n’étaient que des… preposterous iniquities ! » conclut-il, le mot français lui manquant pour une fois. « Billevesées ? » suggère Paul-Boncour en souriant. Eden hoche la tête, lui aussi tout sourire, et ajoute : « Le gouvernement de Sa Majesté accorde plus de prix, croyez-le bien, cher ami, à son alliance avec la France qu’à quelques barils de pétrole. »

3 Si la France et le Royaume Uni ont remplacé depuis plus de six mois leurs ambassadeurs par des hauts- commissaires pour symboliser la vigueur de leur alliance, chacun n’en persiste pas moins à parler de l’ambassade de France à Londres et de l’ambassade de Grande-Bretagne à Alger. Paul-Boncour salue le réalisme britannique. « Cependant, dit-il, si j’apprécie à titre personnel vos propos, je ne peux, à ce stade, que me borner à retransmettre vos propositions à mon ministre – avec un commentaire favorable, bien sûr. » QG de l’Iraqforce, Bassorah, 20h00 – Quinan reçoit l’ordre formel de Wavell de laisser les Français reprendre leur progression vers Kirkouk. Il transmet sans aucun enthousiasme cette autorisation à Mossoul. Officiellement, il s’agit de ne pas laisser aux rebelles irakiens et à leurs alliés allemands de porte de sortie vers l’Iran ou la Turquie. Mais Quinan confie à ses collaborateurs que la capture de ces derniers ne vaut pas la cession du moindre square mile irakien aux froggies. Arbil, 21h00 – Larminat met la dernière main à son plan d’attaque. Pour tenir compte des derniers clichés pris par les Potez, il fait converger le GTA et le GTB sur Dibs et Altun Kupri. L’artillerie ouvrira le feu à 06h00. Les chars et les éléments motorisés, entraînant les fantassins, démarreront à 06h30. Le GTZ, lui, devra franchir le Zab Sa Saghir à Taqtaq, qui paraît peu défendu, et foncer vers Kirkouk. Massiet approuve les idées de Larminat, mais il exige, plan Bertha ou pas, que Stehlin réserve exclusivement l’un de ses groupes à l’appui du GTA et du GTB : « Plus de chars sans avions, Larminat, et plus d’avions sans chars, dit-il. C’est la leçon que nous avons apprise au prix fort l’an dernier. Non ? » – J’aimerais que tous nos chefs en soient aussi persuadés que vous, mon général, renchérit Larminat. ……… Reichsluftfahrtministerium, Berlin, 19h00 – Hans Jeschonneck s’apprête passer une nuit blanche, comme Udet et Osterkamp. Par messages Enigma, il donne son feu vert au major Zapanski, à Tirana, et au major Güstrow, à Constantza. Luftplatz Tirana-Rinas, 22h00 – Kurt Zapanski a pris lui-même les commandes du Fw 200 Kondor de la 789. Son avion transporte 2 000 litres de méthanol et du matériel radio. Il a aussi embarqué cinq passagers : le major von Fontaine-Pretz, chef de la Flak-Abteilung, et ses commandants de batterie. Derrière lui, ses sept Ju 90 décollent à intervalles de deux minutes. Six d’entre eux emportent chacun deux Vierlinge de 20 mm et leurs munitions. Le dernier a reçu le matériel de centralisation du tir et l’indispensable paperasserie. Luftplatz Constantza, 23h15 – Le premier Ju 52, que pilote le major Güstrow, décolle. Le plan de vol prévoit l’arrivée sur Kirkouk entre 06h30 et 07h00. En dépit de l’inconfort pour les passagers, les trimoteurs devront survoler la Turquie à 3 800 mètres pour éviter les plus hauts sommets. En cas d’atterrissage forcé sur le territoire turc, consigne a été donnée d’incendier les avions et de se diriger vers Istanbul où les hommes (leur a-t-on affirmé) seront pris en charge par le consulat général d’Allemagne.

L’affaire d’Iran Téhéran, 17h30 – Le ministre du Royaume-Uni 4, Sir Reader Bullard, professe un respect sans faille des règles du protocole. Il confie donc à son chargé d’affaires la mission de demander au grand chambellan une audience auprès de Reza Shah afin, expliquera-t-il, « de pouvoir entretenir au plus tôt Sa Majesté iranienne, sur l’ordre du Gouvernement de Sa Majesté britannique, de diverses questions d’intérêt commun. »

25 avril L’affaire d’Irak Dans les journaux populaires britanniques, jamais avares de slogans et souvent approuvés en sous-main par le 10 Downing Street, attentif au moral de l’opinion comme au lait sur le feu,

4 Jusqu’en 1943, le Royaume-Uni, comme d’ailleurs la France et l’Allemagne, n’est représenté à Téhéran que par une légation. ce dimanche va devenir « the Glorious Twenty-fifth of April » (même si ce titre est un brin francophobe) 5. Dans l’armée française, on préfère l’appeler « la corrida de Kirkouk ». ……… Liban, Syrie et nord de l’Irak, 00h00 – Le réseau de guet aérien français, qui… dort d’habitude durant la nuit, est mis en état d’alerte. En Palestine et en Cisjordanie, les postes du réseau britannique restent eux aussi en éveil. La phase 1 du plan “Bertha révisé” commence. Sir Arthur Longmore en personne donnera, ou non, le feu vert pour passer à la phase 2. Luftplatz Constantza, 00h10 – Décollage des six Bf 110 et des huit He 111 destinés à renforcer le Kampfgruppe Bäumler. Le vol, en croisière économique, doit durer environ sept heures, peut-être huit si, comme la météo le laisse prévoir, les vents sont défavorables en fin de parcours. Les avions volent tous feux éteints et leurs équipages sont astreints à un silence radio absolu. Luftplatz Kirkouk, 00h30 – L’Oberstleutnant Pfiffelsdörfer a fait installer à Kirkouk l’émetteur OTC opérant jusque-là à Rasheed. Les deux opérateurs commencent à passer, toutes les dix minutes, un disque promis bientôt à un succès universel, le Lili Marleen de Lale Andersen. Les trois formations qui se dirigent vers la base peuvent ainsi orienter leurs gonios et recaler périodiquement leur navigation. Habbaniyah, 01h25 – Les deux obusiers de Seamus O’Shea ouvrent le feu pendant dix minutes. Ils font diversion pour faciliter l’envoi de patrouilles dans les lignes irakiennes par la base et par “Kingcol”. Au dessus de la Mer Noire, 01h55 – Suivant une consigne donnée avant le décollage, le major Güstrow, avant d’aborder la côte turque, allume ses feux pour ordonner à ses avions d’en faire autant pendant cinq minutes. Il compte les appareils et il constate que sa formation ne compte plus que quatorze Ju 52. « Scheisedreck ! » (Merde et re-merde !) râle-t-il à mi- voix, sans pour autant dévier de sa route 6. Aérodrome de Mossoul, 02h30 – Son ordonnance réveille le colonel Stehlin. Dûment rasé et cravaté, il avale une tasse de café et s’en va aux hangars. Les personnels au sol de la FAML ne se sont pas couchés pour réviser et réparer le maximum d’avions. Stehlin plaisante avec eux et, alors que tout le monde s’affaire, il sifflote Les enfants s’ennuient le dimanche, de Charles Trénet, agaçant gentiment le commandant Grélaux, officier mécanicien en chef. – Avec vous, mon colonel, grogne celui-ci, on ne s’ennuie jamais, même le dimanche ! – Rien de pire que l’oisiveté, mon vieux. C’est désastreux pour le moral. Mais faites comme moi, ou comme les nains de Blanche Neige 7 : sifflez en travaillant ! réplique Stehlin, qui n’a pourtant pas une réputation de gai luron. Puis il ajoute : « Dès que possible, envoyez au lit le maximum de gens, Grélaux. Qu’ils aient au moins deux heures de sommeil. Leur journée sera longue, et je vous laisse déjà imaginer ce que sera leur prochaine nuit. » Grélaux ronchonne, mais assure non sans fierté que la FAML sera en mesure, dès 06h30, de faire voler une quarantaine d’appareils, dont tous ses Morane 410.

5 Le 1er juin 1794, 400 milles nautiques à l’ouest de la Pointe du Raz, la flotte britannique commandée par Howe affronta l’escadre française aux ordres de Villaret de Joyeuse. Baptisé en France “combat de Prairial”, cet affrontement est devenu Outre-Manche “The Glorious First of June”. En effet, sept vaisseaux français furent envoyés par le fond (dont le fameux Vengeur du Peuple) ou capturés – mais ce succès tactique ne pouvait contrebalancer la défaite stratégique : grâce au sacrifice des bâtiments de guerre, le convoi de Van Stabel, soit plus de 120 bateaux chargés de blé américain, arriva sans encombre à Brest, évitant la famine à la France, ce qui, pour beaucoup d’historiens, sauva sans doute la Révolution. 6 Le moteur droit en panne totale (pression d’huile à zéro) après une heure et demie de vol, le Feldwebel Heinrich Bernhard a fait demi-tour vers Constantza, sans pouvoir en informer Güstrow. Mais, faute que la piste ait été convenablement éclairée, il a raté son atterrissage. L’avion a basculé dans un fossé de drainage, s’est retourné et a pris feu. Il n’y a pas eu de survivants. 7 Le dessin animé date de 1938. Rive droite de l’Euphrate, Irak Central, 03h10 – Les deux patrouilles envoyées par “Kingcol” dans les lignes irakiennes rentrent dans les positions britanniques. L’une a capturé deux sous-officiers de la 1ère Division irakienne, l’autre rapporte des papiers d’identité, divers documents et un pistolet-mitrailleur MP 40 trouvés sur le cadavre d’un simple soldat allemand. Le Landser 8 Klaus Schöttle du Brandenburger Rgt, un Souabe de la Forêt-Noire, a eu la mauvaise idée de se défendre alors que les Irakiens qui l’accompagnaient s’étaient enfuis. A en croire les sous-officiers irakiens, leurs unités manquent de munitions. Toujours selon eux, une section de Brandenburgers doit aller faire sauter le pont d’Ar Ramadi dans la journée, en mettant à profit l’inévitable confusion de la bataille. Habbaniyah, 03h30 – La patrouille dépêchée par Roberts revient au bercail. Son chef, le 2nd Lieutenant James Collindge, du 1st King’s Own, rapporte un croquis panoramique des emplacements de combat des adversaires en face de “Bob’s hernia” (la hernie de Robert), nom que les cockneys londoniens de sa section ont donné au saillant que les lignes britanniques dessinent depuis le succès partiel de l’attaque commandée par le colonel Roberts, la veille. La réussite de cette mission et la qualité du plan vaudront à Collindge, qui n’a que 19 ans, d’être proposé pour la Military Cross, tandis que son second, le Sergeant-Major Peter “Pete” Rockwood, sera proposé pour une bar à la Military Medal gagnée en 1933 sur la “North-West Frontier” 9. Avec une rare célérité, le roi George VI, « fountain of honors » 10, entérinera ces propositions dès le 25. PC Air français, Lattaquieh, 04h25 – La formation menée par Kurt Zapanski est entendue puis, grâce au clair de lune, repérée, par le poste de guet. Les huit avions de la 789 ont quelque peu écorné l’espace aérien turc entre Izmir et Antalya pour gagner du temps et économiser du carburant. Mossoul, 04h40 – Un message radio avertit la FAML du passage des appareils allemands. – La deutsche Pünktlichkeit 11 a beaucoup d’avantages, commente Stehlin (bilingue, il va de soi, puisque Alsacien de stricte observance). Nos compatriotes de l’Intérieur pourraient bien en prendre de la graine, poursuit-il entre ses dents d’un ton moralisateur. Le chef de la FAML retransmet l’information au QG de la RAF au Caire. Arbil, 04h45 – Massiet et Larminat partagent un petit déjeuner sommaire. La veille, ils ont convenu, après l’approbation par le premier du plan du chef de la DML, que Massiet restera au PC durant la phase de l’attaque qu’il doit superviser, avant d’aller s’installer à Mossoul dans la journée pour prendre ses fonctions de gouverneur. Larminat, lui, rejoindra un PC avancé d’où il suivra et coordonnera en personne la manœuvre conjointe de ses groupements. Rive droite de l’Euphrate, Irak Central, 05h00 – Les batteries de “Kingcol” ouvrent le feu à longue portée, tandis que les mortiers des unités d’infanterie pilonnent les premières lignes adverses. Ce barrage durera une heure et quinze minutes. La riposte de la 1 ère Division irakienne, dont des sous-officiers des Brandenburgers conseillent les commandants de batteries, comme l’ont aussi révélé les prisonniers, semble aux DLO plus précise et plus dense que celle de la 3e Division. Luftplatz Kirkouk, 05h20 – Toute la base est mise en alerte après un Frühstück plus que sommaire. Pfiffelsdörfer a réduit autant qu’il l’a pu les effectifs réservés à la protection du périmètre afin de disposer du maximum de bras pour décharger les avions de la 789.

8 Troufion. 9 Région frontalière entre le Pakistan et l’Afghanistan où l’Empire Britannique ne cesse de mener des opérations antiguérilla depuis pratiquement cent ans. 10 Le roi, « source des honneurs » : c’est l’expression classique des constitutionnalistes britanniques, à commencer par Bagehot – car le Royaume-Uni a des constitutionnalistes, bien qu’il ne possède pas de constitution. 11 La ponctualité allemande. Habbaniyah, 05h30 – Les deux obusiers de Seamus O’Shea entrent dans la danse. Le plan dessiné par Collindge – « a real asset » 12 a déclaré le colonel Roberts en s’essayant à sourire – permet de concentrer les obus sur ce qui lui paraît constituer un point faible du dispositif, au flanc gauche de la “hernie”. Rasheed Air Base, 05h40 – Aux premières lueurs de l’aurore, le Major O’Flanaghan, qui a passé la nuit sur son château d’eau enroulé dans un burnous bédouin, croit distinguer dans ses jumelles que l’aviation irakienne se prépare à une sortie de grand style, avec les avions qui lui restent. Le personnel au sol s’affaire aux pleins, à l’approvisionnement en bombes et au chargement en bandes de mitrailleuses. Mossoul, 05h45 – Stehlin a réuni tous ses navigants. Il leur révèle en quelques phrases les dispositions adoptées en accord avec Larminat. Protégés par trois patrouilles de deux Morane 406, les sept T-6, divisés en deux patrouilles de deux sections, seront réservés à l’appui-feu des éléments de reconnaissance des trois groupements tactiques et des chars. Les autres 406, les 410 et les Potez s’en prendront, avant ou juste après leur atterrissage, aux renforts aériens allemands qui vont arriver à Kirkouk du nord-ouest (il a fallu renoncer à tenter d’intercepter de nuit les avions de la 789). Ce sera la mise en œuvre, pour sa partie française, de la phase 2 de “Bertha revised”, dont l’ordre d’exécution est attendu d’une minute à l’autre, en fonction des ultimes renseignements que recevra le QG de la RAF au Caire. Leur tâche accomplie, tous ces avions reviendront sur Mossoul, où ils seront réarmés et ravitaillés, puis ils repartiront en renfort des T-6. 05h50 – Le commandant Grélaux indique à Stehlin que quarante et un appareils sont prêts pour un décollage à sa convenance. – Merci, Grélaux, dit Stehlin. Nos visiteurs vont recevoir un accueil à la hauteur de la réputation de l’hospitalité française ! Nord de l’Irak, front de la DML, 06h01 – L’artillerie des trois GT de Larminat ouvre le feu. Larminat l’a placée depuis l’avant-veille sous le commandement d’ensemble de l’adjoint du colonel Arbuthnot, le Lt-colonel Percy Newlarge DSO MC, du Royal Horse Artillery. De mère suisse, Newlarge parle un français sans défaut (il a servi quelques mois comme officier de liaison au GQG de Chantilly en 14-18). Pour donner davantage de poids aux salves, les groupes du GTA et du GTB battent à l’unisson le segment Dibs - Altun Kupri des positions de la 2e Division irakienne. Venu la veille d’Habbaniyah, un Audax assure le réglage des tirs. RAF Shaibah, 06h05 – Les mécaniciens achèvent de préparer Wellington et Gladiator. Pilotes et équipages, réveillés à 05h30, ont eu droit à un solide breakfast avant le briefing. Les moteurs seront démarrés à 06h20 pour un décollage à partir de 06h30. Nord de l’Irak, 06h10 – Les postes de guet français de Dihok et Zawita signalent deux formations allemandes, cap au 175, à quelques minutes d’intervalle : d’abord quatorze Ju 52 et, semble-t-il, une douzaine de He 111 ensuite. Ces avions, notent-ils, volent lentement : pas plus de 250 km/h à vue de nez. Il est vrai qu’ils sont vent debout. Comme prévu par la météo, le vent du sud s’est orienté au sud-sud-ouest. L’information est transmise par l’état-major de la FAML à l’AVM Smart, qui la va rediffuser lui-même sur RAF Shaibah et sur le QG de Sir Arthur Longmore au Caire. HQ RAF Middle-East, Le Caire, 06h25 – Messages radio de Sir Arthur Longmore, en clair, à destination de Stehlin et de Smart : « Execute Bertha revised phase two immediately – Repeat – Execute phase two immediately. Good luck. » Rive droite de l’Euphrate, Irak Central, 06h15 – L’artillerie lève son barrage. Après douze salves de mortier, quatre compagnies du 1st Essex de “Kingcol” mettent baïonnette au canon sur un coup de sifflet et, grenadiers en tête, partent à l’assaut des lignes de la 1ère Division irakienne. Les automitrailleuses de la 4e Brigade de Cavalerie, renforcées par des éléments de la Légion Arabe, se déploient face à la brigade motorisée.

12 Jeu de mots. A real asset signifie un bien immobilier ou un véritable atout. Luftplatz Kirkouk, 06h30 – Les avions du major Zapanski se posent sans encombre l’un après l’autre, couverts par quatre Bf 110. Les personnels au sol de la base comme la plus grande partie de la compagnie de protection sont mobilisés pour participer au déchargement du Fw 200 et des sept Ju 90 pendant que leurs équipages, fatigués par le long vol, se restaurent. – Weh dieser Lili Marleen! gronde Zapanski qui a réclamé un verre de schnaps avant de boire son café. Ich hatte davon die Nase voll! 13 Le patron de la 789 a les traits tirés et le front soucieux. Cependant, il ne faut pas plus de quarante minutes pour que les matériels et les munitions de la Flak-Abteilung I soient extraits des carlingues. Les douze Vierlinge sont rangés devant les hangars en attendant leurs équipes de pièce, les caisses d’obus de 20 mm entreposées dans des alvéoles de sacs de sable édifiées la veille. Les mécaniciens de la base nettoient les glaces des cockpits et complètent les pleins d’huile des appareils. Trois d’entre eux se hâtent de réparer la roulette de queue d’un des Ju 90, endommagée à l’atterrissage. Habbaniyah, 06h40 – Les avions disparates de la Strike Force, menée par le squadron-leader Savile, décollent avec lenteur. Ils se dirigent plein ouest comme s’ils voulaient gagner la Cisjordanie. Deux patrouilles de deux Gladiator restent en protection de la base, à toutes fins utiles. Mossoul, 06h55 – Tous les avions de la FAML prennent l’air. Les T-6 et les MS-406 qui les escortent se dirigent vers les positions de la DML. Les MS-410, les autres 406 et les Potez 63.11 s’élèvent vers l’est-sud-est. Front du Zab Sa Saghir, Nord de l’Irak, 07h00 – Le dispositif de la DML s’ébranle. Les GTA et GTB démarrent derrière le groupement motorisé : 15 chars R-35 du 6e RCA précédés par une dizaine d’automitrailleuses du 1st King’s Dragoon Guards qu’appuient, prêts à sauter de leurs camions, la compagnie de fusiliers-marins et deux CPLE. Sidi Bel-Abbès a envoyé au Levant certains légionnaires qu’on préfère encore éviter d’opposer aux Allemands ou aux Italiens. On compte parmi eux un fort noyau d’Italiens anti-mussoliniens, des Espagnols républicains et beaucoup de Juifs d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie, en compagnie d’Allemands et d’Autrichiens non juifs mais antinazis. Nombreux sont ceux qui chantent à pleine voix Erika et le Einheitsfrontlied 14. Le GTZ part lui aussi à l’attaque avec une quinzaine de R-35 divisés en quatre sections et les légionnaires des deux autres CPLE. Les équipages des chars et la Légion ont reçu l’ordre de foncer (expression toute relative s’agissant des R-35) sans s’arrêter. Ils doivent laisser à l’infanterie – pour l’essentiel les zouaves – le soin de nettoyer les poches ennemies qui subsisteraient derrière eux. Mais il apparaît très vite que la 2e Division irakienne vendra chèrement sa peau. Face à la DML, ses lignes se hérissent d’un rideau de feu d’artillerie et de mitrailleuses. Luftplatz Kirkouk, 07h05 – Sans s’attarder, les huit appareils de la 789 décollent et se dirigent vers Rasheed Air Base. Ils y seront révisés et ravitaillés durant la journée, pendant que les équipages prendront quelque repos. Ils doivent repartir le soir même pour regagner Tirana-Rinas et reprendre leurs missions de soutien logistique. Jeschonneck a refusé de prêter attention aux demandes de Zapanski, qui réclamait vingt-quatre heures de vrai repos pour ses équipages.

13 « Que Lili Marlène aille se faire f…! J’en avais plein le c…! » Peut-être faut-il préciser que le major a entendu trop souvent à son goût dans ses écouteurs cette fort jolie chanson, diffusée une bonne partie de la nuit par les émetteurs de guidage radio. 14 Erika est une chanson de marche traditionnelle de l’armée impériale (puis de la Wehrmacht). Dû à Hanns Eisler et Berthold Brecht, le Einheitsfrontlied est l’un des chants du PC allemand à l’époque du “Front Rouge” et du combat “classe contre classe”. Nord de l’Irak, 07h10 – Le major Güstrow rompt le silence radio pour indiquer à Kirkouk que sa formation a survolé le Zab Sa Saghir sans essuyer de tirs de la DCA et se poseront dans huit à dix minutes au plus tard. Il demande les consignes de terrain et réclame une protection pendant l’atterrissage. On lui répond que les quatre Bf 110 de veille sont déjà en l’air. ……… Front du Zab Sa Saghir, 07h12 – Les T-6 attaquent à la mitrailleuse et à la bombe légère les lignes de la 2e Division irakienne. L’un des avions, volant trop bas, percute une butte de sable qui servait d’observatoire aux Irakiens. Luftplatz Kirkouk, 07h14 – Le contrôleur tire des fusées vertes. Les Ju 52, Bf 110 et He 111 sont à moins de 800 mètres d’altitude en vue de la base. Premiers à se poser, les Ju 52 ont sorti leurs volets, les avions de combat s’apprêtent à sortir train et volets. 07h15 – Aujourd’hui, la précision allemande n’a pas que des avantages (pour les Allemands du moins). Les Morane 410 et 406 français, exacts au rendez-vous, fondent en piqué sur la formation de Güstrow. « Vive Bertha, les enfants ! A l’attaque ! » hurle dans sa radio le commandant Pétrinal, chef du 1er GML, qui commande l’ensemble des chasseurs. Les quatre Bf 110 en couverture les aperçoivent au dernier moment, mais sont bien trop peu pour les arrêter. 07h16 – « Alarm ! Alarm ! Die Franzosen ! » beugle le contrôleur, alerté par les avions en patrouille. Mais c’est trop tard. Les canons et les mitrailleuses des Morane sont entrés en action, ciblant en priorité les Junkers 52 désarmés. Les aviateurs allemands tentent de faire face, mais les Bf 110 ont toujours autant de mal avec les maniables MS-406 – et ils sont franchement inférieurs aux MS-410. 07h19 – L’embuscade n’a duré que quelques instants. Mais c’est un succès : pour la perte d’un Morane 410 et de deux 406, six Ju 52 ont été envoyés au tapis, ainsi que deux He 111 et un Bf 110. Deux autres Junkers, en feu, s’écrasent en se posant et tous leurs passagers sont tués ou blessés. Seuls six transports se posent normalement. 07h20 – Les Potez 63.11, arrivant à basse altitude, bombardent la base puis effectuent une passe de mitraillage. Ils détruisent un He 111 et endommagent un Bf 110, ainsi qu’un Ju 52 encore en train de rouler. Une bombe chanceuse détruit l’un des stocks de méthanol. Lors du second passage, un Potez est atteint par un canon de 20 mm que des Brandenburgers furieux ont mis en batterie tant bien que mal et s’écrase. Un autre est surpris en s’éloignant par un des Bf 110 qui a échappé au combat contre les Morane ; sévèrement touché, il voit son adversaire rompre le combat de façon inespérée – en fait, c’est l’un des appareils venus de Constantza et il n’a plus ni carburant ni munitions (les appareils de renfort n’avaient emporté, pour s’alléger, que le quart de leurs munitions normales). Le pilote du Potez, lui-même blessé, peut malgré tout regagner Mossoul et y poser sur le ventre son appareil bon pour la ferraille. 07h25 – Stehlin, qui est aux commandes d’un des Potez, rend compte du bilan au PC de Larminat pour retransmission sur l’AVM Smart et Sir Arthur Longmore. Il pense que les renforts allemands ont été pratiquement anéantis (il surestime un peu l’efficacité de ses forces – l’unité de DCA va pouvoir mettre en ligne normalement le tiers de ses canons et les forces de Bäumler comptent à présent onze Bf 110 et onze He 111). « Ajoutez pour Sir Arthur, demande Stehlin, “Miss Bertha looks quite healthy”. » Front du Zab Sa Saghir, 07h25 – Pressés par les chars et les zouaves du GTZ, les éléments de la première ligne irakienne commencent de se replier en bon ordre sur leur deuxième ligne, aménagée selon les principes de 14-18, avec tranchées, barbelés, nids de mitrailleuses et fossé antichar : les officiers irakiens n’ont pas oublié les leçons apprises dans l’armée turque. Plus à l’ouest, les GTA et GTB se heurtent de leur côté à une forte résistance, comme les clichés rapportés par les Potez de reconnaissance l’avaient laissé prévoir la veille. Immobilisés sur le glacis, quatre R-35 ont été arrêtés par des mines et l’un a pris feu, tandis que deux automitrailleuses, tirées au fusil Boys, sont hors de combat, au moins pour le moment. Mais les autres blindés ne reculent pas. Pendant ce temps, protégées par un barrage roulant d’artillerie, les CPLE mettent pied à terre et s’apprêtent à donner l’assaut. Front du Zab Sa Saghir (ouest), 07h40 – Les CPLE attaquent, précédant deux des bataillons du 2e RTA et deux autres des Buffs. L’avance, par petits bonds, est lente. Les quatre canons de 37 TR traînés à la main par la compagnie d’engins des Algériens, que les officiers les plus jeunes tiennent pour des engins fossiles, font preuve d’une efficacité inattendue contre les positions irakiennes – inattendue pour ceux dont les souvenirs ne vont pas jusqu’en 1917-18. C’est encore un retour aux sources pour Larminat, Newlarge et Arbuthnot, tous anciens de l’Autre Guerre – et pas forcément mécontents, quoi qu’ils en disent, de se retrouver en pays de connaissance. – C’est Verdun, messieurs ! commente en français Newlarge qui ne se lasserait pas du tonnerre, pourtant bien modeste, déchaîné par ses quelques canons. – C’est Paschendaele ! réplique Larminat avec politesse. Habbaniyah, 07h45 – L’artillerie et les mortiers britanniques ouvrent le feu des deux côtés du dispositif irakien, pris en tenaille entre la hernie et les avant-gardes de “Kingcol”. Rasheed Air Base, 07h50 – Les huit appareils de la Trasta 789 se sont posés. Toujours dissimulé par le faux parapet qui transforme son château d’eau en donjon, O’Flanaghan reçoit par téléphone les rapports de ses yaouleds, qu’il complète par ses propres observations à la jumelle. Son message radio au QG du lieutenant-général Quinan, qui le relaie sur Le Caire, apparaît comme un modèle de concision : « Migration over. Some birds in the nest, more outside repeat some birds in the nest, more outside. Booze aplenty and water behind the nest repeat behind the nest. » 15 Et O’Flanaghan termine en esthète, abandonnant le langage codé pour une paraphrase de Robert Stevenson : « The hunter gets to be home from the hill very soon. Over » 16 (le chasseur devrait rentrer de la colline très bientôt) – pour indiquer qu’il espère regagner sous peu le magasin du Senhor Oliveira. Le major a aussi vu décoller, quelques minutes plus tôt, quatre Gladiator, quatre Breda Ba.65 et deux SM.79B, mais ce n’était pas là son gibier. Ar Ramadi (“front ouest”), 07h55 – Tenues en éveil depuis des heures à cause des renseignements donnés par les prisonniers irakiens, les sentinelles du pont abattent quatre Brandenburgers – en uniforme allemand, selon leurs règles – qui tentaient de s’infiltrer sous le tablier pour faire sauter l’ouvrage. Habbaniyah, 08h00 – Le bombardement d’artillerie britannique s’interrompt pour que la Strike Force, retour de sa feinte, puisse attaquer en rase-mottes les lignes irakiennes. Leur attaque cause peu de dégâts, mais, succédant de façon imprévue aux tirs d’artillerie, elle sème la panique. Plusieurs unités de la 1ère Division abandonnent leurs positions et s’enfuient en désordre vers les lignes tenues par la 3e Division et la Brigade motorisée. 08h05 – Les dix avions irakiens arrivent de Rasheed, en plein combat. Pris à partie par les escorteurs de la Strike Force, ils larguent leurs bombes un peu au hasard et font demi-tour, perdant un Gladiator au passage. Rive droite de l’Euphrate, 08h10 – Le major-général Clark décide de lancer dans la mêlée la totalité du 1st Essex contre la 1ère Division irakienne. Habbaniyah, 08h12 – Averti par radio, le colonel Roberts découple le King’s Own et ses Assyrian Levies sur le flanc gauche de la hernie après une volée de vingt obus de mortier. Ses automitrailleuses, soutenues par deux sections de RAF Infantry, débouchent dans le dos de la brigade motorisée irakienne.

15 « Migration achevée. Des oiseaux au nid, davantage dehors. Beaucoup de bibine et eau derrière le nid. Terminé. » (Atterrissage achevé, des avions dans le hangar, davantage au dehors. Beaucoup de carburant et méthanol derrière le hangar.) 16 « Home is the sailor, home from sea / And the hunter home from the hill. » Robert Louis Stevenson, Requiem. Rive droite de l’Euphrate, 08h15 – Le stick sous le bras et coiffé d’une casquette aux armes du 9th Queen’s Lancers (son régiment) comme pour des manœuvres sur la Salisbury Plain, le Brigadier Kingstone vient prendre en personne la tête des escadrons de sa brigade : Household Cavalry, The Warwickshire Yeomanry et Royal Wiltshire Yeomanry (Prince of Wale’s Own). Il a reçu l’ordre d’aborder de vive force les positions de la 3 e division et de bousculer la brigade motorisée irakienne. Aérodrome de Mossoul, 08h30 – Stehlin fait un point de situation avec les chefs de ses groupes, les commandants Pétrinal et Schulberg. D’un commun accord, il est décidé que les 406, les Potez et les T-6 repartiront comme prévu, dès qu’ils seront ravitaillés et réarmés, en appui de la DML. Par contre, les 410, que Stehlin, cette fois, mènera lui-même, feront un second raid sur Kirkouk dans l’espoir de confirmer le succès de la matinée. Rasheed Air Base, 08h33 – Les Wellington et les Gladiator de Shaibah débouchent du sud- ouest à 1 200 mètres d’altitude – hors de portée des Vickers de la DCA. Cinq Ju 90 de la 789, avec leur peinture bleu nuit, sont clairement visibles sur le tarmac. Les Wellington attaquent en léger piqué, jusqu’à 850 mètres, pour lâcher leurs bombes avec plus de précision. Le squadron-leader Nigel Lewis DFC, chef des bombardiers, décide d’attaquer le dernier en descendant à 600 mètres pour mieux observer les résultats du bombardement. En l’absence probable de chasse adverse, les Gladiator doivent ensuite mettre à profit la confusion pour mitrailler. Une explosion spectaculaire secoue l’atmosphère. Déséquilibré par le souffle, l’avion du squadron-leader Lewis part en vrille et s’écrase avant que son pilote ait pu le rétablir. Cette mort au champ d’honneur met le point final à une carrière controversée : officier de carrière, sorti de Cranwell, Lewis avait été l’un des proches de Sir Oswald Mosley jusqu’en mai 1940, ce qui lui avait valu un séjour de deux mois en prison, à Brixton, avant son envoi – son exil, disait-on dans la RAF – au Moyen-Orient. Trois CR.42 italiens ont tenté leur chance contre les Wellington, aussi rapides qu’eux et bien protégés ; le capitaine Sforza réussit in extremis à se poser son avion percé comme une écumoire. Un Gladiator anglais touché par la DCA tente un atterrissage forcé près du Tigre, mais il capote et prend feu. Le flight-lieutenant Thomas Tomlinson est tué. 08h39 – O’Flanaghan, encore perché sur son château d’eau, envoie par radio le bilan à Habbaniyah pour retransmission sur Shaibah et Le Caire : « Nest and two birds inside out 17 repeat out. Two others birds severely hurt outside. No more water repeat no more water. Rush myself home like hell. Over and out. » 18 Habbaniyah, 08h40 – Les lignes de la 3e Division irakienne sont percées. L’avant-garde du 1st Essex donne la main aux éléments avancés du King’s Own et des Levies. Mais le couloir ainsi ouvert n’a encore que quelque deux cent cinquante yards de large. Clark et Kingstone modifient leurs plans et dépêchent la Household Cavalry en appui de l’Essex. Luftplatz Kirkouk, 08h45 – L’Oberstleutnant Pfiffelsdörfer et les majors Bäumler et Von Fontaine-Pretz font le point. En dépit des pertes, estiment-ils, il reste possible d’employer les He 111, dès l’après-midi et peut-être plus tôt, au profit des troupes irakiennes. Ils pensent disposer d’assez de Bf 110 pour les escorter tout en assurant la couverture de la base. Mais il faudra que la 789, lors de sa prochaine rotation, apporte des pièces détachées d’urgence et, en priorité, des filtres à air

17 Jeu de mots inaccessible à ceux qui ignorent les arcanes du cricket – ce qui le réserve aux citoyens du Commonwealth et à quelques originaux un peu masochistes, dit-on. 18 « Nid éliminé, avec deux oiseaux à l’intérieur. Deux autres oiseaux durement touchés à l’extérieur. Plus de flotte. Je file à toutes jambes. Terminé et fin de transmission. » On remarquera que O’Flanaghan utilise l’expression propre au Marine Corps américain, “to rush - a person or a thing - like hell” (par exemple MMRLH = Marine Mail Rush Like Hell), ce qui est surprenant chez un officier de Sa Majesté, mais O’Flanaghan a des amis partout (et après tout, il est quand même Irlandais). tropicalisés 19. En attendant, des Bf 110 se relaieront par quatre pour assurer une veille aérienne permanente. Von Fontaine-Pretz a fait ses comptes. Il peut encore armer quatre de ses Vierlinge. Mais son équipe de centralisation du tir se trouvait dans deux des Ju 52 abattus. Il faudra que chacun de ses canons opère en autonomie, aux ordres de son chef de pièce muni seulement de son télémètre. Il en résultera une moindre efficacité pour une consommation accrue de munitions (mais celle-ci n’est pas un problème : avec huit Vierlinge inemployés, les quatre en service bénéficieront chacun de trois unités de feu, et même de tubes de rechange si nécessaire). Habbaniyah, 09h15 – L’engagement par “Jock” Kingstone de la Household Cavalry et de la totalité du 1st Essex, ainsi que la vaillance des assiégés qui contraint l’adversaire à faire face sur deux fronts, permettent d’élargir le couloir. Dans le même temps, l’intervention des deux corps de Yeomanry a pu étouffer dans l’œuf une tentative de contre-attaque de quelques blindés irakiens, dont plus de la moitié brûlent avec une odeur âcre. Front du Zab Sa Saghir (est), 09h35 – Les légionnaires des CPLE retrouvent, au poignard et à la grenade, les gestes de leurs anciens de 14-18 pour achever de nettoyer la première ligne irakienne. Les 1er et 3e bataillons des zouaves sont immédiatement engagés contre la deuxième ligne, derrière les R-35 qui ont pu refaire les pleins de carburant et de munitions. Aérodrome de Mossoul, 10h00 – Une bonne trentaine d’avions décollent. Les Morane 410, menés par Stehlin lui-même, prennent en rase-mottes le cap de Kirkouk. Les MS-406, les Potez et les T-6, en deux formations d’égale importance conduites par Pétrinal et Schulberg, partent appuyer les unités de la DML. Front du Zab Sa Saghir, 10h20 – Les avions de Pétrinal et Schulberg bombardent et mitraillent les positions irakiennes, avec succès puisque les blindés peuvent de nouveau aller de l’avant, de concert avec les fantassins. Mais toute attaque en rase-mottes est risquée – deux T-6 sont abattus et les pilotes tués, tandis que deux Potez endommagés parviennent à se poser dans les lignes du GTA, mais ne seront pas réparables. Il s’avère que la 2e Division irakienne, la dernière à monter en ligne, est une grande unité cohérente, assez lente, peut-être, mais bien commandée, capable de préparer des positions échelonnées aussi bien que de manœuvrer sous le feu sans se laisser déborder et de battre en retraite avec ordre. Elle plie sans rompre ni lâcher pied. C’est une mauvaise surprise pour Larminat et ses trois commandants de GT. Bagdad, 10h30 – Devant l’évolution de la situation à Habbaniyah, Rachid Ali al-Gaylani réunit son cabinet. Il indique avoir reçu la veille au soir, à son domicile, Herr Grobba. L’ambassadeur du Reich lui a expliqué que les Allemands ne pourront accroître leur aide avant quelques semaines – au mieux. La discussion tourne à l’orage, rapportera plus tard Selim Bassidj à O’Flanaghan. La majorité des ministres, criant à la trahison de la part de Berlin, réclament l’ouverture de négociations avec les Britanniques. Al-Gaylani lui-même et une minorité, issue des durs du Carré d’or, exigent la poursuite de la lutte « jusqu’à la victoire. » On finit par se mettre d’accord sur un compromis qui ne pèche pas par abus de réalisme. L’armée tiendra bon sur les lignes qu’elle occupe, d’une part, mais on demandera, d’autre part, à M. Rudolf Wienerli, le consul général de Suisse, de s’entremettre auprès de Sir Kinahan Cornwallis, en se rendant à Habbaniyah au besoin, pour tenter de rouvrir un canal de communication. Luftplatz Kirkouk, 10h35 – Stehlin se méfie des Vierlinge qui lui ont causé des pertes en début de matinée. Il a donc articulé ses Morane 410 en quatre patrouilles qui surgissent littéralement, à moins de quarante mètres d’altitude, des quatre points cardinaux, avec trente à soixante secondes de décalage tout de même, pour éviter de fâcheuses collisions. La tactique du chef de la FAML surprend les équipes de pièces de von Fontaine-Pretz, qui, d’ailleurs, n’ont pas eu de vrai repos après leur long voyage dans l’inconfort des Ju 52. La riposte est

19 Si les Brandenburgers et les paras ont été dotés de tenues “coloniales”, l’état-major de la Luftwaffe, qui n’en est pas à un dysfonctionnement près, a négligé de faire tropicaliser les avions. confuse, peu efficace, tandis que les MS-410 mitraillent à pleins chargeurs. Les deux Bf 110 en patrouille, surpris, n’ont rien vu venir (il est vrai que les Français ne les ont pas vus non plus, peut-être à cause d’une brume de chaleur particulièrement dense à basse altitude) et réagissent trop tard. Les chasseurs français détruisent deux He 111 dont le personnel au sol commençait à enlever les filets de camouflage et ils endommagent gravement un Ju 52 et un Bf 110. Stehlin lui-même détruit au canon de 20 mm un hangar où les mécanos allemands ont entreposé les pièces détachées récupérées sur les avions détruits. En contrepartie, un seul 410 est gravement touché ; son pilote, l’adjudant Porieux, sera contraint de sauter en parachute chez les zouaves du GTZ. Habbaniyah, 11h30 – En dépit du raid des Français, l’Oberstleutnant Pfiffelsdörfer a tenu à maintenir l’intervention du Kampfgruppe Bäumler en appui des Irakiens. Escortés par quatre Bf 110, quatre He 111, bien guidés à la radio par des Brandenburgers, bombardent les éléments du King’s Own et du 1st Essex qui transforment en boulevard le couloir reliant “Kingcol” et les défenseurs d’Habbaniyah. Un He 111, descendu trop bas, est victime de l’intense DCA. Les Bf 110 mitraillent l’aérodrome britannique, détruisant un Gladiator et un Oxford sous le nez d’une DCA dépassée par ces cibles inhabituellement rapides. Un Bf 110, dont le pilote a commis l’erreur de se laisser entraîner en combat tournoyant par un Gladiator, est abattu. Mais le résultat le plus marquant du raid est une remontée du moral des hommes des 1ère et 3e Divisions irakiennes qui ont assisté au bombardement – et des aviateurs du Kampfgruppe, qui commencent enfin à rendre les coups. Front du Zab Sa Saghir, 12h00 – Les trois groupements tactiques de la DML ont pu progresser d’une douzaine de kilomètres, voire d’une quinzaine pour le GTZ. Larminat, jamais prisonnier du conformisme, décide que cela suffit pour la journée, que le moment vient de faire halte et, ajoute-t-il pour Newlarge, « de boire d’abondance et frais ». À la vérité, il lui faut attendre que ses unités soient ravitaillées en munitions, à commencer par l’artillerie, et que les R-35 des Chasseurs d’Afrique comme les automitrailleuses des King’s Dragoon Guards, qui souffrent d’une indigestion de sable et de poussière, aient été révisés et graissés. Les hommes en outre, ont faim et soif. Discipliné quand il le veut – pas tous les jours – Larminat rend compte à Quinan. ……… Bassorah, 06h00 – Arrivée du convoi BP.3, qui convoie les premiers éléments de la 25e Brigade Indienne (Brigadier Mountain, 3/9th Jat Regiment, 2/11th Royal Sikh Regiment, 1/5th Mahratta Light Infantry). Cette unité doit prendre en charge la défense et le maintien de l’ordre à Bassorah, pendant que les deux autres brigades de la 10ème division remonteront vers le nord. Slim fait hisser un fanion de divisionnaire sur son PC : sa 10e Division Indienne est officiellement formée (bien que ses derniers éléments soient encore à l’embarquement à Karachi). L’insigne de la division, une croix de Saint-André rouge sur bleu brochant sur un carré noir, sera dorénavant arboré sur les véhicules et sur l’épaule gauche des uniformes. Qurna, 06h30 – Reprise de l’opération Regulta. Les six remorqueurs à roues à aubes du convoi et les péniches qu’ils remorquent s’engagent sur l’Euphrate. Le fleuve, plus large, se prête mieux que le Tigre à la navigation. Le lieutenant-commander Iain Pettigrew DSM RNVR 20, ancien pilote du canal de Suez, estime que la 20e Brigade Indienne pourrait parvenir en vue d’Ar Nasiriyah le soir même. 06h45 – Escortés par six Douglas 8A-4, deux Breda Ba.65, armés chacun de deux bombes de 200 kilos, s’en prennent à la concentration des bateaux qui transportent la 21e Brigade. Les Gladiator de RAF Shaibah n’ont pas encore pris l’air et les avions irakiens peuvent agir dans l’impunité, en dépit des Vickers et des Bren disposés en DCA.

20 Royal Naval Volunteer Reserve, corps de civils pouvant être mis au service de la RN en temps de guerre. Le bombardement manque de précision. Il suffit cependant d’un projectile tombé entre le quai et la coque pour défoncer le bordé de bois du PS Max Mallowan, un stem-wheeler. Il avait embarqué deux compagnies, soit quelque 250 officiers et hommes. Le bâtiment, envahi par l’eau, coule en trois minutes mais droit sur le fond. Les Douglas 8A-4 prennent la suite des Breda, mitraillant les ponts des bateaux. Les appareils irakiens s’échappent enfin à tire d’aile vers le nord-ouest. L’un des Douglas traîne un panache de fumée noire 21. 08h15 – Les sauveteurs ont dénombré quarante-deux morts et soixante-dix-huit blessés, plus quinze disparus, sans doute noyés à l’intérieur de l’épave du Max Mallowan. Les autres bâtiments ont peu souffert. Il en faudrait davantage pour dissuader “Bill” Slim. Les survivants du Max Mallowan sont répartis entre les autres paddle-ships, pendant que les chaudières montent en pression. Sur le Tigre, 10h30 – Reprise de l’opération Regatta. Le convoi de la 21e Brigade, aux ordres du Commander Ian Urquhart DSC RNVR, à bord du Eastern Glory, appareille. 11h15 – Les éléments qui progresseront par la route démarrent. Les appareils de RAF Shaibah se relaient au-dessus de l’avant-garde. ……… Ensemble du théâtre irakien, 14h00 – Sauf sur les fleuves, les opérations terrestres cessent de facto, en raison de l’usure logistique des uns et des autres et, surtout, de la chaleur. Trouver de l’ombre devient une question de vie ou de mort, au sens propre. Plus rien, dorénavant, ne se produira avant la fin d’après-midi, à l’exception de reconnaissances aériennes et de patrouilles envoyées plus par routine que par nécessité. ……… Amman, Jordanie, 15h00 – L’ancient régent Abd al-Ilah lance un appel au soulèvement des chefs tribaux et religieux pour l’« aider à renverser le gouvernement insurrectionnel ». Il en appelle au peuple, à l’armée et à la police irakiens, mais ne mentionne pas les opérations militaires en cours. ……… QG de l’opération Sabine, Bassorah, 15h00 – Le lieutenant-général Quinan envoie un message en clair à Wavell, avec copie pour le QG impérial de Londres : « Siege of Habbaniyah over. Slim about to crush Iraqis in the south. Luftwaffe na-poohed. Have just paid my train ticket to . » 22 Ce message, visiblement conçu, dans le ton comme dans le contenu, pour être directement transmis à la presse, ne dit pas un mot de l’avance des Français, ni de l’action de l’Armée de l’Air. Quinan fait ensuite, en code, un point bien plus détaillé et plus exact de la situation. ……… Habbaniyah, 16h15 – M. Rudolf Wienerli, comme son nom ne l’indique pas, est non seulement francophone mais, plus encore, genevois – et, au militaire, selon l’expression helvétique, major au Rgt. Inf. 1 23, unité de tradition de la ville de Calvin. Après avoir franchi sans encombre les lignes irakiennes, sa Packard se présente à l’entrée de la base. Bravant le soleil écrasant en veston noir et pantalon rayé, le diplomate suisse demande à rencontrer Sir Kinahan Cornwallis. L’ambassadeur lui réserve le meilleur accueil, mais refuse de prendre la lettre de Rachid Ali al-Gaylani que Wienerli lui apporte : « Le gouvernement de Sa Majesté,

21 On sait aujourd’hui que cette attaque était menée par un pilote espagnol, Rodrigo Martinez, doté de qualités professionnelles certaines et d’une solide expérience acquise durant la Guerre d’Espagne, mais qui avait démissionné de l’Ejercito del Aire en 1940 à la suite d’une sombre histoire concernant l’épouse du commandant de son unité. Martinez avait été “mis à la disposition” de la RIAF par l’Abwehr quelques jours plus tôt, mais il avait déjà l’expérience du Ba-65. 22 « Siège d’Habbaniyah levé. Slim s’apprête à mettre les Irakiens en déroute dans le sud. Luftwaffe éliminée. Viens de prendre mon billet de train pour Bagdad. » À la fois verbe et adjectif, le mot na-pooh, dérivé du français il n’y en a plus, appartenait à l’argot du Corps expéditionnaire britannique en France en 14-18. 23 Abréviation suisse traditionnelle en français, dont l’équivalent en allemand est Inf. Regt 1. explique-t-il, ne reconnaît pas celui de Mr al-Gaylani. Vous comprendrez qu’accepter cette missive constituerait une forme de reconnaissance que mes instructions m’interdisent formellement. » – J’informerai Monsieur Ali de l’insuccès de ma démarche, répond Wienerli avec le flegme de ceux qui en ont vu d’autres. ……… Sur le Tigre, 17h30 – Le convoi de la 21e Brigade, retardés par divers incidents de navigation en dépit du savoir-faire du commandant Urquhart – échouages sur des bancs de sable, colmatages des crépines d’alimentation des condenseurs… – parvient à Qalat Saleh, où les troupes pourront descendre à terre pour bivouaquer. La lenteur du convoi fluvial, qui avait pourtant poussé les feux, oblige les éléments qui progressent sur la route et le long de la voie ferrée à piétiner sur une ligne Qalat Saleh - Al Majjar el Kébir - Nahiyat el Salam - Lakash - Ash Shatrah - Al Bahiah. La journée du lendemain ne s’annonce pas plus facile, puisque les reconnaissances des avions basés à Shaibah ont révélé que le pont qui traverse le fleuve à Al Amarah a été, en partie au moins, détruit par une explosion. Les Brandenburgers du Hauptmann Stellenbrünn n’ont pas perdu leur temps. Qalat Saleh, 18h00 – Urquhart décide de réquisitionner le chris-craft du directeur britannique d’une société de travaux publics pour partir en reconnaissance sur le fleuve. Il pilotera lui- même l’engin – un 35 pieds “triple cockpit” doté d’un moteur de 210 cv. Il n’est accompagné que du Seaman Chief Petty Officer (second-maître gabier) Iain Mac Culloch, un ancien marin d’une compagnie de paddle-ships, qui connaît le Tigre comme Huck Finn le Mississippi, et du Sergeant Patrick O’Brien, des Royal Marines. Tous trois sont armés. La visibilité réduite empêche Urquhart d’utiliser toute la puissance de la vedette. S’il ne redoute pas une embuscade, il craint les bancs de sable, toujours changeants, sur lesquels il pourrait endommager son hélice ou son gouvernail. Parvenu à Al Amarah, il s’approche avec méfiance du pont dont la travée centrale s’est en partie effondrée. Elle interdit tout passage au point où le fleuve offre le maximum de tirant d’eau. Urquhart confie la barre à Mac Culloch et entreprend de sonder au plomb. Soudain, le chris-craft est pris sous le feu d’un FM Bren et de fusils. Urquhart, touché à la tête, meurt sur le coup. O’Brien, atteint au thorax et à l’épaule, ne vaut guère mieux. Sans perdre son calme, Mac Culloch pousse à fond la manette des gaz, fait demi-tour sur place et prend la fuite à plus de 30 nœuds en zigzagant. Il met en panne à l’abri du premier méandre, mais il est déjà trop tard : O’Brien est mort lui aussi. De retour à Qalat Saleh, Mac Culloch rend compte de l’embuscade au second d’Urquhart, le lieutenant-commander Martin RNVR, qui va prendre le commandement du convoi. Martin se démène pour avertir le QG de Bassorah par téléphone. RAF Shaibah, 18h00 – Exaspéré par l’attaque irakienne sur Qurna, Sir Arthur Longmore a décidé de renforcer la RAF en Irak. Six Blenheim du Sqn 203 se posent à Shaibah en fin de journée. Dans le même temps, le 2/4th Gurkha Rifles est transporté par avion à Habbanyiah. Luftplatz Kirkouk, 18h15 – Pfiffelsdörfer, Bäumler et leurs camarades se réunissent en conciliabule pour déterminer de quelle manière ils vont avertir Berlin des désastres subis dans la journée. Ils auront quelque mal à rédiger leur rapport… Rasheed Air Base, 19h30 – Atteint de plusieurs éclats et commotionné par effet de souffle durant l’attaque des Wellington, le major Zapanski, chef de la Trasta 789, succombe à ses blessures. Son corps est embarqué à bord de l’un des trois Ju 90 qui ont échappé aux bombes anglaises et vont repartir pour Tirana.

26 avril L’affaire d’Irak Luftplatz Kirkouk, 02h30 – L’Oberstleutnant Pfiffelsdörfer et les majors Bäumler et Güstrow ont attendu le milieu de la nuit pour rendre compte à Berlin, l’un à la Tirpitzufer, les autres à Jeschonneck. Ils ne fardent cependant pas la réalité. Pfiffelsdörfer en vient à recommander de mettre fin sur le champ à Ostmond et d’ordonner au personnel de se disperser pour rejoindre la Turquie par groupes de deux ou trois. Bäumler considère ne pas pouvoir mener plus de trois raids, et encore, avec les moyens qui lui restent. Après, écrit-il, il faudra saboter les appareils – ceux, du moins, qui n’auront pas été abattus ou détruits au sol dans les jours (ou les heures) à venir – et les pièces de Von Fontaine-Pretz. Quant à Güstrow, il ne dispose plus que de quatre Ju 52 en état de voler. Sauf contrordre, qu’il jugerait suicidaire, il tentera un retour sur Constantza dans la nuit du 26 au 27, en emmenant quelques blessés. 07h45 – Trois He 111 et trois Bf 110 décollent pour une mission de bombardement et de mitraillage sur les chars et les CPLE. Ils parviennent à mettre un R-35 hors de combat et à incendier plusieurs camions (huit morts, vingt-six blessés). Mais ils sont coiffés par les quatre Morane 406 de la patrouille de protection. L’un des 110 est descendu par le lieutenant Voltz, un autre est endommagé. Un des He 111, circuits hydrauliques endommagés, fauche son train en se posant à Kirkouk, les deux autres sont criblés de balles. 17h30 – Raid de deux He 111 et de deux Bf 110 entre Ar Ramadi et Fallujah, sur les avant- gardes de la 4e Brigade de Cavalerie. L’un des 110 ne regagne pas sa base, pour une raison inconnue. 19h00 – Le Leutnant Schmittlein, officier mécanicien, annonce à Pfiffelsdörfer et à Bäumler qu’il ne pourra faire voler le lendemain que deux He 111 et trois Bf 110. Les autres avions ne sont plus réparables avec les moyens dont il dispose encore. ……… Front “français” – La résistance de la 2e Division irakienne s’est raidie davantage encore, sans pour autant empêcher le GTZ de pousser une pointe jusqu’aux abords de Kirkouk. Larminat prévoit pour le lendemain matin une attaque avec une trentaine de R-35 et une dizaine d’automitrailleuses du 1st King’s Dragoon Guards, en avant du GTB et du GTA progressant de concert. L’objectif avoué est de s’emparer de Nuzi, en sorte que les légionnaires et les zouaves du GTZ n’aient plus qu’à cueillir Kirkouk, totalement découverte, comme un fruit mûr. Les avions de Stehlin doivent se borner à des activités de patrouille, sans s’engager au dessus de Kirkouk. Le chef de la FAML veut conserver le maximum de potentiel pour l’aligner en soutien de l’attaque du lendemain. ……… Rasheed Air Base, 00h30 – Décollage à destination de Tirana-Rinas des trois Ju 90 qui ont survécu à l’attaque de la RAF. Ces avions ont bénéficié des ultimes réserves de méthanol, entreposées à l’écart. Désormais, il faudra (mais comment ?) reconstituer le stock ou renoncer aux vols à partir de la grande base proche de Bagdad. 08h45 – Les Wellington de Shaibah effectuent un nouveau bombardement, « just in order to finish the job » a dit Sir Arthur Longmore. Les bimoteurs attaquent dans d’excellentes conditions et sans opposition. Deux Ju 90 endommagés la veille sont détruits définitivement, ainsi qu’une huitaine d’appareils irakiens de types variés. Le détachement de la Luftwaffe ne dispose plus d’outillages ni de pièces détachées: ils étaient, pour l’essentiel, entreposés dans le hangar principal, dont rien ne subsiste qu’une carcasse tordue. Les Irakiens subissent également le manque de pièces détachées, d’outillage et de mécaniciens, malgré l’aide des Italiens. La plupart de leurs avions sont à présent cloués au sol. 10h15 – Message radio de l’Oberleutnant Kalwer, officier allemand présent le plus ancien dans le grade le plus élevé, à Pfiffelsdörfer : « Alles kaputt. Können nichts mehr machen. Brauchen sofort Befehle. » 24 Il conclut par un « Heil Hitler! » qui contient sans doute autant de désespoir que d’ironie, puisque Kalwer, la Gestapo le sait, n’a guère d’affinités avec le nazisme. Ce texte est envoyé en clair. La machine Enigma de la base a disparu, elle aussi, dans les bombardements. 12h30 – Réponse de Pfiffelsdörfer au message de Kalwer. Il lui donne l’ordre de faire sauter tout ce qui lui reste à Rasheed Air Base et de conduire ses hommes à Kirkouk par la route en partant à la tombée de la nuit. ……… Habbaniyah, 14h00 – L’investissement de la base est complètement levé. Mais la 1ère et la 3e Divisions irakiennes, sévèrement étrillées la veille, sont parvenues à se rétablir autour de Fallujah grâce au sacrifice de la brigade motorisée, qui a tenu “Kingcol” en respect. Elles contrôlent le pont sur l’Euphrate et maîtrisent les deux routes qui mènent à Bagdad. Appuyées par l’artillerie, les unités irakiennes ont même pu monter quelques contre-attaques pour se donner de l’air. En accord avec Quinan, Clark et Kingstone décident d’accorder une journée de demi-repos à leurs troupes et de reporter la poussée décisive au lendemain. En attendant, les avions de la Strike Force harcèlent les positions irakiennes – « just to sweeten them a bit » a déclaré le colonel Roberts en demandant leur appui à Savile. Les Audax et Oxford se relaient donc pour « attendrir un peu » les Irakiens à la bombe légère et à la mitrailleuse de 0.303. Pendant ce temps, les troupes britanniques font l’inventaire du matériel abandonné par les Irakiens sur le plateau dominant Habbaniyah. Ils découvrent avec surprise, voire une certaine colère, un armement souvent plus moderne que le leur. 17h30 – Les restes de la brigade motorisée irakienne – une douzaine d’engins, au plus, et à peine l’équivalent de trois compagnies de fusiliers sur camions – ont attendu la fin du plus gros de la chaleur pour une attaque désespérée, appuyée par une section de mortiers Stokes, vétérans de l’Autre Guerre. Mais, après une progression de cinq cents mètres à peine, la riposte du 1st Essex et des Assyrian Levies, soutenus par la Household Cavalry, ramène les Irakiens sur leurs lignes de départ, avec de lourdes pertes en hommes et en matériels. ……… Qalat Saleh (sud de l’Irak, sur le Tigre), 06h00 – Les mécaniciens des paddle-ships, au travail depuis une heure 30, surveillent la montée en pression des machines. La besogne des soutiers qui enfournent le charbon dans les foyers demeure aussi pénible que s’ils avaient à charger les feux du Titanic pour s’emparer du ruban bleu. Seul le Max Mallowan, refondu en 1938, avait été doté d’une chauffe au mazout. 07h00 – Le convoi fluvial de la 21e Brigade reprend enfin sa progression sur le Tigre, sous le commandement du lieutenant-commander Martin. Deux patrouilles de Gladiator se relaient en avant et au-dessus des bateaux. 15h15 – Le convoi fait halte à moins de trois kilomètres d’Al Amarah. Les troupes font mine de débarquer. On commence à dresser des tentes, comme si l’on allait bivouaquer. 15h30 – Arrivée de “Bill” Slim. Le général inspecte lui-même une compagnie du 2/10th Gurkha Rifles. Sur son ordre, ces hommes partent à pied vers Al Amarah en se dissimulant dans les roseaux de la rive du fleuve, sous le commandement du capitaine Lancelot Rhys- Davies, un Gallois bâti en hercule. 17h10 – On entend des rafales de coups de feu venant d’Al-Amarah. 17h20 – Message radio de Rhys-Davies: « Wreck of Al Amarah bridge secured repeat secured. Begin with clearing it away immediately. Over. » 25 Rhys-Davies n’a pas précisé que les cadavres de six Brandenburgers en uniforme, dont celui du Leutnant Hertzmut, gisent

24 « Tout détruit. Pouvons plus rien faire. Demandons ordres d’urgence. » 25 « Ruines du pont d’Al Amarah entre nos mains je répète entre nos mains. Entamons immédiatement le déblayage. Terminé. » autour d’une MG-34 à l’entrée du pont. Trois d’entre eux ont eu la gorge tranchée net par le kukri des Gurkhas. Les autres ont été abattus. 17h40 – Tout le monde a rembarqué. Le convoi de paddle-ships reprend sa route et vient aborder devant les ruines du pont que les hommes du génie – pour la plupart mineurs dans le civil, habitués au pétardement des veines de houille – s’emploient à faire sauter à la dynamite, élément par élément. Ils considèrent qu’un passage suffisant sera dégagé le lendemain matin.

Londres, 02h30 – Les quotidiens sortent des rotatives de Fleet Street. Du tonitruant « British Triumph In Iraq » du Daily Mail, en caractères d’affiche sur la Une, au précautionneux « First Successes At Last In Middle-East » du Times, en page deux comme toujours, la presse de Londres, de Manchester et d’Edinburgh insiste sur la défaite annoncée d’al-Gaylani. Si les journaux “de qualité” se sont pliés à une “recommandation” du Foreign Office pour faire allusion de ci de là à la participation française à la campagne d’Irak, les gros tirages la passent sous silence. 07h00 – Dans ses bulletins d’information sur ondes moyennes en anglais, en français, en néerlandais et en norvégien – et en allemand, bien entendu, la BBC ironise sur la débâcle des alliés irakiens de l’Allemagne. Ces commentaires moqueurs sont repris sur ondes courtes, à destination de l’Europe de l’Est, puis dans le service mondial. Les écoutes allemandes ne manquent pas de les capter. ……… Ankara, 09h00 – Sur ordre exprès de Churchill, relayé par un télégramme d’Anthony Eden, l’ambassadeur du Royaume-Uni, Sir Hughe Knatchbull-Hugessen KCMG 26 demande à être reçu d’urgence par le président Ismet Inönü. 10h30 – Inönü a revêtu son uniforme de général. Sir Hughe porte la jaquette. Le ministre des Affaires étrangères turc, M. Saracoğlu, présent à l’entretien, semble embarrassé dans son costume sombre. – Je regrette, dit-il, d’avoir à présenter à Votre Excellence les protestations vigoureuses du gouvernement de Sa Majesté britannique. Mon pays est, hélas, en droit de considérer que la Turquie n’a pas respecté les obligations que lui impose sa neutralité, en tolérant que des avions d’une puissance belligérante survolent son territoire à de nombreuses reprises. Il serait regrettable, je dois le souligner, que le gouvernement de Sa Majesté soit contraint de donner un cours différent à ses rapports avec la République turque, suivi en cela par les gouvernements de ses alliés et notamment de la République française. Sir Hughe ne représente nullement la France, mais rien ne lui interdit de s’en donner l’apparence ! Il termine : « Il ne me semble pas que le traité que la Turquie a signé il y a moins de deux ans avec le Royaume Uni et la France ne soit plus valable. J’ose espérer que la Turquie saura honorer sa signature. » – Monsieur l’ambassadeur, la Turquie se doit de rejeter, avec la plus extrême fermeté, les incriminations de votre gouvernement, rétorque Inönü. Si, d’où qu’ils viennent, des avions étrangers avaient tenté de pénétrer sans autorisation dans l’espace aérien de mon pays, croyez bien, je vous prie, qu’ils auraient tous été abattus, sans exception. Mais je prends acte de cette protestation, à laquelle notre ministre des Affaires étrangères, il va de soi, répondra bientôt en la forme. Ce rite expédié, les trois hommes passent aux choses sérieuses : volontaire ou pas, la complaisance turque a un prix et le moment est venu de solder les comptes – ce que le président et l’ambassadeur savent l’un comme l’autre. Sir Hughe commence par indiquer que la livraison des quatre sous-marins de classe P-611 commandés chez Vickers-Armstrong en 1939 27 est – « à notre grand regret » – reportée sine die. La Marine Nationale qui, comme la Royal Navy, ne ménage pas ses efforts face à la

26 Celui-là même qui sera mêlé à la bizarre “affaire Cicéron”. Kriegsmarine et à la Regia Marina, en a le plus grand besoin. Leur transfert à la marine turque devra attendre, au mieux, que la suprématie alliée en Méditerranée soit définitivement établie. Le diplomate britannique jette ici une pierre dans le jardin de ses interlocuteurs, en soulignant combien le jeu d’équilibriste pratiqué par Ankara, malgré les accords de coopération tripartite signés en 1939, agace Londres et Alger. Pour adoucir son propos, Sir Hughe laisse entendre que la base d’Abu Sueir en Egypte pourrait toutefois remettre en état les Spitfire I turcs, cloués au sol par manque de pièces détachées, et qu’il transmettra la demande d’Ankara de relancer le contrat d’achat et de construction sous licence de ce chasseur 28. Bien qu’il n’y ait que trois Spitfire turcs, il est à craindre que quelques dents ne grincent du côté de la RAF, dont les unités en Méditerranée n’ont toujours pas vu l’ombre d’un de ces chasseurs ! Saracoğlu aborde alors les livraisons de chrome turc, réservées jusqu’en 1943 à l’industrie de guerre britannique 29. La Grande-Bretagne n’a jusqu’à présent pas exprimé le souhait de prolonger ce contrat. Saracoğlu révèle que l’Allemagne a souhaité acheter le chrome turc à partir de 1943, en échange d’acier et d’armements. Il affirme cependant que la Turquie est prête à reconduire le contrat d’exclusivité avec Londres, pour peu que la fourniture des Spitfire soit bel et bien relancée. Sir Hughe laisse entendre que les Alliés, si leurs relations avec la Turquie connaissaient une évolution positive, envisageraient alors d’autoriser le transport jusqu’à Istanbul et Antalya, au titre des navicerts, de contingents supplémentaires de café d’Ouganda, du Kenya et d’Amérique latine (on sait l’importance du café pour les Turcs), voire de blé d’Argentine. – Monsieur l’ambassadeur, conclut Inönü, je vous demande de transmettre à Sa Majesté George VI l’assurance de mes sentiments personnels d’amitié. – Je suis certain que mon souverain y sera sensible et ne manquera pas de me charger de vous assurer qu’il n’a, lui aussi, que de l’amitié pour Votre Excellence, répond Sir Hughe. 12h00 – Les Britanniques ont informé leurs alliés français par la voie diplomatique “normale”… Ce qui signifie qu’Alger n’apprendra la demande d’entretien entre Sir Hughe et Ismet Inönü qu’en fin de journée, au mieux. Mais vers dix heures du matin, un secrétaire de la présidence turque particulièrement francophile l’a mentionnée – par le plus grand des hasards ! – à un diplomate français. L’ambassadeur de France, René Massigli, a aussitôt réagi et formulé une demande semblable. Le président Ismet Inönü, en retenant un sourire, lui a trouvé un créneau juste avant déjeuner. Massigli (qui n’a pas jugé nécessaire d’arborer la jaquette et s’est contenté d’un costume du bon faiseur) commence par évoquer l’ancienne amitié franco-turque, remontant carrément à François Ier et aux Capitulations signées avec Soliman le Magnifique. Il rappelle le traité franco-anglo-turc de l’automne 1939, mais sans trop appuyer – la Turquie, devant les succès allemands en France, a déjà refusé de rompre les relations diplomatiques avec l’Italie en juin 1940, et il est évident pour tout le monde que ce traité ne l’obligera que si elle y trouve son

27 Cette classe, désignée Oruç Reis par la marine turque, est dérivée de la classe S britannique. Légèrement plus petits, ces sous-marins, qui doivent être mis en service fin 1941 - début 1942, ne comptent que quatre tubes lance-torpilles au lieu de six. 28 La Turquie avait acheté 15 Spitfire Mk.I au début de 1940, ainsi que le droit de produire cet avion sous licence. Les deux premiers appareils furent livrés en mai 1940, le Foreign Office bloquant les livraisons suivantes après le déclenchement de l’offensive allemande. Les deux premiers rejoignirent un appareil initialement destiné à la Pologne et dont la livraison, avec d’autres matériels militaires, avait été bloquée par la Roumanie le 22 septembre 1939, alors que le cargo les transportant se trouvait à Gibraltar. L’avion ex-polonais fut finalement livré à la Turquie. Faute de pièces, les trois avions étaient immobilisés depuis décembre 1940 sur une base aérienne turque près d’Istambul. 29 Lors de la signature de cet accord, il s’agissait à la fois, pour les Britanniques, de priver l’Allemagne de cette source d’approvisionnement importante et d’amadouer la Turquie : jusqu’à l’été 1940, les Alliés espéraient voir Ankara les rejoindre. intérêt. L’ambassadeur insiste plus sur la cession généreuse du sandjak d’Alexandrette… C’est donc sur le ton de l’amitié trahie, qui convient mieux à la situation actuelle de la France, qu’il tient finalement le même langage que son collègue britannique : « Il apparaît, hélas, que la Turquie a laissé des avions d’une puissance ennemie de la France survoler son territoire. Il serait navrant que le gouvernement de la République française soit contraint de modifier ses rapports avec la République turque, en quoi les gouvernements de ses alliés et notamment du Royaume Uni ne manqueraient pas de l’imiter. » Le président Inönü répète mot pour mot la réponse qu’il a faite à Sir Hughe, puis (l’heure du déjeuner approchant) il passe à plus sérieux. Saracoğlu évoque de « toutes récentes » promesses britanniques portant sur l’approvisionnement de la Turquie. « Il va de soi, rétorque Massigli, que si les relations franco-turques retrouvent leur traditionnelle qualité, la France aura sa part dans cet approvisionnement. » Il mentionne le cacao d’Afrique Noire, le bois de Madagascar et le vin d’Afrique du Nord (l’islam turc est tolérant sur ce point, et la nouvelle Turquie se veut laïque) – en revanche, il ne parle pas du riz d’Indochine, car la France ne peut guère se passer de cette ressource depuis la perte des productions agricoles de Métropole. Massigli peut alors se retirer, après qu’Inönü l’ait chargé de transmettre au Président Lebrun l’assurance de ses sentiments personnels d’amitié et qu’il l’ait assuré de la réciprocité de ces sentiments. ……… Londres, 15h00 – Winston Churchill se rend à la Chambre des Communes pour annoncer lui- même que la crise irakienne est en voie de règlement « grâce aux forces armées de Sa Majesté et au concours de nos fidèles amis français. » Le roi George VI en a été « delighted » 30, ajoute-t-il, et lui a demandé d’en faire part aux honorables députés. Le succès n’est pas contestable et le célébrer permet de faire oublier, pour un temps au moins, les déboires des forces de Sa Majesté en Albanie face aux unités de Rommel. Néanmoins, attablés en meute à la buvette du lobby de la Chambre devant leurs pintes de bitter, certains chroniqueurs parlementaires, qui en ont vu bien d’autres, n’abdiquent rien des préventions que le Premier ministre leur inspire depuis tant d’années et continuent de le tenir seulement pour un histrion doué : « Et qu’aurait-il donc fait l’an dernier, si les Froggies nous avaient lâchés, hein ? » ……… Ankara, 17h00 – Une dépêche de l’agence turque Anadolu (Anatolie) indique que le général Yasar Benakoglou, chef de la Défense aérienne, a été nommé attaché militaire à Santiago du Chili et remplacé par son adjoint, le colonel Sar Izmiriyet, promu général de brigade. 17h30 – Convoqué au ministère des Affaires étrangères turc, l’ambassadeur Franz von Papen n’est reçu que par le directeur du département Europe Centrale. Sans serrer la main de son interlocuteur, le haut fonctionnaire lui remet une “note verbale” 31 très à cheval. Ce texte, rédigé en français, langue dont les Turcs se sont souvenus fort à propos qu’elle est celle de la diplomatie par excellence, accuse la Luftwaffe de violations de l’espace aérien turc et précise, sans les circonlocutions d’usage : « Si ces faits devaient se répéter, la Turquie n’aurait d’autre choix que de reconsidérer, non seulement le niveau, mais jusqu’à l’existence même, de ses relations d’État à État avec le Reich grand-allemand et ses alliés tels que le royaume de Roumanie. » Le fonctionnaire turc précise ensuite que toute poursuite des discussions à propos du pacte de non-agression proposé par l’Allemagne début mars est évidemment inutile à ce stade.

30 « Enchanté ». Le vocabulaire en usage à Buckingham Palace manque volontairement de diversité. Par définition, le souverain (ou la souveraine) est delighted par un succès de ses armées comme par de royales fiançailles ou par la victoire de l’un de ses chevaux à Epsom. 31 Comme son nom ne l’indique pas, la note verbale est un document écrit utilisé pour les communications entre ministères et ambassades. Reichsluftfahrtministerium, Berlin, 10h30 – C’est peu dire que le Reichsmarschall n’apprécie guère les nouvelles d’Irak, détaillées par Hans Jeschonneck et Theo Osterkamp, tandis qu’Ernst Udet ne dit rien. Cherchant des boucs émissaires, comme de coutume, Göring choisit cette fois de s’en prendre aux exécutants qu’il se reproche, grince-t-il, d’avoir trop longtemps traité comme ses propres enfants : des enfants gâtés. « Ich bin über die Kerle sehr enttäuscht » 32 geint-il. Et, comme son entourage garde le silence, il ajoute : « Und Maul zu, besonders für den Führer! » 33 17h15 – Cédant aux instances de Jeschonneck, Göring finit par confirmer l’ordre de retour des Ju 52 de Güstrow sur Constantza. Bäumler et Von Fontaine-Pretz doivent « lutter jusqu’à leur dernier souffle pour le Führer et pour le Reich » avant de détruire leur matériel et de se joindre aux survivants des Fallschirmjägers pour tenter de gagner la Turquie. 20h45 – Le major von Ischgl, officier d’ordonnance d’Udet, inquiet de ne pas voir son chef quitter le ministère pour aller dîner, pénètre dans son bureau. Udet est affalé, la tête sur sa table de travail à côté d’une bouteille de cognac. Sa main serre son pistolet, un Walther P38 dont la sécurité a été levée. À l’évidence, le Generalluftzeugmeister a eu l’intention de se donner la mort pour des raisons que von Ischgl ne peut comprendre à ce stade, mais l’ivresse a eu raison de lui avant qu’il puisse presser la détente. Sans perdre son sang-froid, le major téléphone à Osterkamp, à son domicile personnel du Prenzlauerberg. “Onkel Theo”, qui sait son monde, lui interdit d’en parler à qui que ce soit et lui ordonne de ne pas bouger avant son arrivée. 21h25 – Osterkamp et Von Ischgl ramènent Udet chez lui, dans sa voiture conduite par son chauffeur personnel. Ils le veilleront toute la soirée. ……… Luftplatz Kirkouk, 22h30 – Arrivée d’un message Enigma du SS-Reichsführer Heinrich Himmler. Il ordonne à Pfiffelsdörfer de saisir la “Stèle de Zarathoustra” 34 déposée au musée de Bagdad et de l’expédier à Berlin. Cette œuvre – des caractères cunéiformes tracés sur une plaque de terre cuite émaillée – passe, aux yeux de certains nazis, pour l’un des textes sacrés du peuple aryen. Himmler a confié à Reinhard Heydrich qu’il entendait exposer cette stèle à la vénération des futurs cadres de la SS dans la salle d’honneur de la Junkerschule de Bad Tölz. Heydrich, qui n’en pensait pas moins, s’est abstenu de sourire de la lubie de son chef.

L’affaire d’Iran Téhéran – Sir Reader Bullard KCMG passe pour l’oiseau rare de la diplomatie britannique, corps voué par nature au conservatisme politique et social et à la vénération des convenances. Non content de parler treize langues – alors qu’un envoyé extraordinaire et plénipotentiaire de Sa Majesté se devrait de ne pratiquer que le français et, à la rigueur, l’allemand (seuls les originaux usant de l’espagnol et les crypto-marxistes du russe) – Sir Reader est le fils d’un docker et d’une couturière. Il n’a rien renié de sa naissance, qu’on a fini, au fil des années, par oublier pour cause de talent éclatant, mais il s’est coulé dans le moule du Foreign Office avec une aisance qui, naguère, a surpris plus d’un. Le costume croisé trois pièces qu’il a revêtu pour se rendre à l’audience de Reza Chah vient de chez Henry Poole, de Savile Row, tailleur du roi George VI. Ses chaussures ont été cousues sur mesure chez John Lobb, qui accommode

32 « Je suis très déçu par mes garçons. » 33 « Et fermez vos gueules, spécialement pour le Führer ! » 34 Dans son fameux Des dieux, des tombeaux, des savants (1949), C.W. Ceram a raconté comment la “Stèle de Zarathoustra” fut découverte en 1927, à proximité du site de Ninive, par une équipe d’archéologues allemands et norvégiens dirigée par le Pr Benno Hirschler (université de Halle), puis décryptée par Fräulein Dr Gunhild Brock (université Humboldt, Berlin). Mais il s’est abstenu de signaler son rôle dans la mythologie nazie. les pieds de toute l’aristocratie du Royaume. Son chapeau, un trilby 35 presque noir – pas tout à fait : aile de corbeau, diraient les arbitres des élégances – a été fabriqué par Christy’s, à Witney dans l’Oxfordshire, et vendu comme il se doit par James Lock, installé sur St James Street depuis 1693. Au demeurant, Sir Reader sait, s’il le faut, retrouver la dureté de son milieu d’origine. Sans doute cette qualité a-t-elle été prise en compte par Anthony Eden lorsqu’il a désigné un nouveau ministre à Téhéran. Pour traiter avec Reza Chah, qui n’a jamais cessé d’être l’officier de cosaques qu’il fut jadis et que ses camarades avaient surnommé “le tireur à la Maxim”, on doit être capable de parler haut et fort, tout en conservant son sang froid si le monarque s’adonne à l’une de ses célèbres colères – des éruptions dans lesquelles la vodka et le dross 36, croient pouvoir affirmer quelques initiés, ont leur part. Le souverain demeure surtout l’usurpateur rusé qui a renversé la dynastie des Qadjars sans coup férir. Il pratique un jeu de bascule permanent entre l’Axe et les Alliés et possède une manière bien à lui de ne promettre jamais aux uns ce qu’il ne pourrait accorder aux autres – en exigeant d’abord de chaque camp des avantages qui ne paraissent exorbitants qu’à première vue, compte tenu de la situation stratégique de l’Iran et du poids de son pétrole dans la poursuite du conflit. Pas aussi inculte qu’on le dit volontiers (et qu’il aime s’en donner l’air), Reza Chah cite souvent, pour s’en prévaloir, un axiome de Napoléon : « La politique d’un état est tout entière dans sa géographie. » Moins littéraire, il ricane sans vergogne, avec sa franchise de soudard : « Ils croient avoir le balai, mais c’est moi qui tient le manche. » 17h00 – Le grand chambellan introduit Sir Reader dans le cabinet de Reza Chah. 17h10 – Le grand chambellan, l’oreille collée à la porte, perçoit des éclats de voix. 17h15 – Le grand chambellan raccompagne à sa voiture le ministre de Sa Majesté, dont le visage n’est pas plus ému qu’à son arrivée. Homme d’expérience, le grand chambellan note cependant une légère pâleur et une minime crispation de la lèvre supérieure. 17h50 – Télégramme en extrême urgence de Sir Reader Bullard au Foreign Office : « B-56- 41-4-26-1 37. Re your A-56-41-4-24-2-1. Have expressed His iranian Majesty deep concerns of HM Gvt on Iran attitude toward Axis. Have also made it clear, if not in so many words, that Britain and Allies may wish/request a change of incumbency on the Throne of Peacocks in the future. His iranian Majesty’s behaviour has been as foreseen in my B-56-41-4-24-4-1. Letter will follow tonight by weekly valise diplomatique 38. Obediently yours. Bullard. » 39 Sir Reader, bien informé, a su très vite que Reza Chah s’était réjoui, sans s’en cacher, des déboires de la Grande-Bretagne en Irak. Il ne lui déplaît pas d’en tirer vengeance. Son courrier de cabinet partira par l’express de 22h10 à destination d’Ankara. À partir de la gare frontière

35 Le trilby est de ce que l’on appelait en français un chapeau mou. Pour bien souligner le caractère informel de l’entretien, Sir Reader s’est contenté de ce couvre-chef au lieu du derby à bords roulés qu’aurait, en principe, requis l’étiquette. 36 Ce mot anglais qui signifie scorie ou déchet est utilisé au Moyen-Orient pour désigner une boisson obtenue par macération des résidus des boulettes d’opium des fumeries dans de l’eau de rose. Le dross, assez banal en Iran et au Liban, est un psychotrope de dangerosité moyenne. Il est interdit en Turquie mais introduit en contrebande. 37 Le Foreign Office employait alors un système simple pour numéroter les messages. A indiquait un texte venant de Londres, B un texte émis par un poste diplomatique, C par un poste consulaire. 56 désignait la légation du Royaume-Uni à Téhéran et 57 le consulat général dans cette ville. 41-4-24 était la date du jour (24 avril 1941), suivi du quantième du message : 4, soit quatrième message envoyé par la légation de Téhéran au FO ce jour-là. Le chiffre final était celui du degré d’urgence, de 0 (urgence absolue) à 5 (pas d’urgence du tout). 38 En français dans le texte. 39 « B-56-41-4-26-0. Réponse à votre A-56-41-4-24-2-1. Ai exprimé SM iranienne profonde préoccupation du Gvt de SM [britannique] quant à l’attitude l’Iran envers l’Axe. Ai clairement déclaré, quoiqu’en moins de mots, que la Grande-Bretagne et ses Alliés pourraient souhaiter/requérir un changement de responsabilité sur le Trône des Paons dans l’avenir. Le comportement de SM iranienne a été comme prévu dans mon B-56-41-4-24- 4-1. Lettre suit ce soir par la valise diplomatique hebdomadaire. Votre dévoué, Bullard. » de Kapisi (Kapiköy Sinir pour les Turcs), sa lettre, comme l’ensemble de la valise diplomatique, sera escortée par un attaché envoyé d’Ankara jusqu’à Van, où elle sera transférée à l’aérodrome. Elle y sera chargée sur le DC-2 d’une soi-disant compagnie privée du Caire, la Franco-Égyptienne de Cabotage Aérien 40, qui l’emportera en Palestine. À Lydda, un Lysander la transfèrera en Égypte, où elle rejoindra l’hydravion Classe C des Imperial Airlines qui, dans l’inconfort que la guerre exige, continue de relier Bombay à la métropole, une fois par semaine, via Karachi, Bassorah, Aqaba, Alexandrie, Tripoli et Gibraltar 41 : Anthony Eden et Sir Alexander Cadogan pourront la lire dans quarante-huit heures.

27 avril L’affaire d’Irak Luftplatz Kirkouk, 01h15 – Emmenés par le major Güstrow, les quatre Ju 52 qui ont survécu aux attaques françaises décollent pour Constantza à la lueur des phares des véhicules et de quelques lampes tempête. Chaque appareil emmène un infirmier et quelques blessés. 02h40 – Arrivée d’un message Enigma dont l’en-tête indique pour origine le quartier général du Führer. Pfiffelsdörfer, réveillé par l’officier de garde, décide d’attendre le matin pour le décrypter. « La journée sera longue et j’ai besoin de dormir » explique-t-il sans chercher à convaincre. 06h15 – La base est survolée par un Potez de reconnaissance de la FAML qui prend ses clichés à 2 000 mètres d’altitude, trop haut pour risquer d’être atteint par les obus de 20 mm. Von Fontaine-Pretz a d’ailleurs ordonné de ne pas ouvrir le feu pour ne pas dévoiler les nouveaux emplacements de ses pièces, qui ont été déplacées la veille au soir et soigneusement camouflées. ……… Fallujah (front centre), 07h00 – La 4e Brigade de Cavalerie se lance à l’abordage des positions des 1ère et 3e Divisions irakiennes qui interdisent le franchissement de l’Euphrate, dont le pont métallique de Fallujah est vital pour la progression vers Bagdad. Ne pouvant guère manœuvrer en raison des inondations volontairement provoquées par les Irakiens, elle tombe dans un champ de mines qui désempare plusieurs de ses engins mais les hommes de la Yeomanry progressent malgré le tir de fusils Boys désagréablement ajustés. Le major-général Clark fait serrer le 1st Essex et les Assyrian Levies pour s’assurer du nettoyage du terrain. Il garde le King’s Own en réserve. ……… Front “français” (nord), 07h15 – Le groupe de 105 mm commence un barrage destiné surtout à faire du bruit. Les R-35 des Chasseurs d’Afrique et les automitrailleuses du 1st King’s Dragoon Guards, appuyés par les canons automoteurs, démarrent devant les CPLE et la compagnie mobile de fusiliers-marins après une préparation d’à peine dix minutes. Sur la droite du dispositif, les Algériens du GTA s’élanceront un quart d’heure plus tard, en même temps que les Buffs du GTB, sur la gauche. Luftplatz Kirkouk, 07h30 – Finalement, les mécaniciens allemands, à force de débrouillardise, ont plus ou moins réparé un He 111. Ce sont donc trois bombardiers qui décollent, avec les trois derniers Bf 110 opérationnels, pour attaquer les éléments avancés

40 Comme son nom ne l’indique pas, cette société de droit haïtien (sic) a été créée en 1937 par des financiers de la City. Elle exploite deux DC-2 pilotés par des aventuriers de nationalités diverses, qui se consacrent au cabotage (passagers et fret) sur l’ensemble du Moyen-Orient et la corne de l’Afrique. En réalité, c’est un faux- nez du MI-6 qui l’a d’abord utilisée pour livrer à partir d’Aden des armes aux Éthiopiens luttant contre l’occupation italienne. 41 Le vol aller passe par Gibraltar, Bathurst, Freetown, Accra, Lagos, le lac Tchad, Khartoum, Port-Soudan, Aden et Bassorah. alliés sur le front “français”. Le major Bäumler a pris les commandes de l’un des Messerschmitt. Front “français”, 07h55 – Avant même d’être parvenus au-dessus de leur objectif, les Heinkel et Messerschmitt, qui volent à 1 800 mètres, sont coiffés par les quatre Morane 406 de la patrouille haute de protection, que rejoignent très vite les quatre 410 de la patrouille basse. Les pilotes allemands combattent en désespérés, mais quatre sont abattus, tandis que les deux derniers se posent en catastrophe à Kirkouk. La FAML enregistre la perte du 406 de l’adjudant Lorrain, qui saute en parachute de son avion en feu après avoir descendu le 110 du major Bäumler mais se blesse grièvement ; de plus, le 410 du sergent-chef Voilquin se pose sur le ventre à Mossoul. Irréparable sur place, il sera démantelé pour pièces. Luftplatz Kirkouk, 08h00 – Composé de voitures, camionnettes et camions de modèles divers – tous réquisitionnés de haute lutte dans la soirée précédente, l’arme à la main – le convoi qui amène les personnels de Rasheed Air Base entre dans le périmètre. Il n’y a là qu’une quarantaine d’hommes à peine (les autres sont disséminés du côté de Fallujah ou sur le front sud). Kalwer rend compte à Pfiffelsdörfer que le trajet en pleine nuit depuis 22h30, tous feux éteints de crainte d’être attaqués par un avion de la RAF ou de la FAML en maraude, s’est avéré ardu. « Mensch Maier, das war Sport! » 42 s’écrie-t-il. Un peu soulagé par cette arrivée, Pfiffelsdörfer déchiffre le texte du Führerhauptquartier arrivé dans la nuit et se félicite de ne pas l’avoir fait plus tôt. Le message prohibe en effet tout survol du territoire de la Turquie, ce qui aurait interdit aux Ju 52 de Güstrow de regagner le continent européen. L’Oberstleutnant ne révèle son contenu à personne, mais il le déchire avec calme devant tout le monde, en déclarant à qui veut l’entendre qu’il ne leur était nullement destiné : « Ein Richtungsfehler » (une erreur de direction) affirme-t-il à la cantonade. Froidement, il ajoute, passant apparemment du coq à l’âne : « Natürlich hoffe ich, daß der Güstrow und seine Leute sicher und sehr ruhig nach Constantza geflogen sind, und nun ein richtiges Frühstück fressen können. » 43 Von Fontaine-Pretz a compris et, nazi bon teint pourtant, il opine du bonnet, quoi qu’il en puisse penser par ailleurs. ……… Fallujah, 08h15 – Le dispositif de la 3e Division irakienne cède sous la poussée de la 4e Brigade de Cavalerie et des Assyrian Levies. La combativité de ces troupes locales en situation d’offensive est une bonne surprise. Clark fait alors avancer le King’s Own qui peut pénétrer dans les faubourgs. Mauvaise surprise en revanche, les fantassins vont vite découvrir que des éléments irakiens, renforcés par quelques Allemands, se sont retranchés dans la ville même, derrière le fleuve, et s’apprêtent à la disputer rue par rue et maison par maison. Des éléments du 2/4th Gurkha Rifles, une compagnie des Assyrian Levies et une des King’s Own sont transportés grâce aux robustes Vickers Valentia au nord et à l’est de la ville pour ouvrir un autre axe d’attaque et interdire l’envoi de renforts de Bagdad. La Strike Force se charge d’éliminer les engins survivants de la brigade motorisée irakienne, notamment deux lentes Autoblinda qui essaient de venir aider leurs camarades. Deux CR.42 italiens venus de Bagdad essayent en vain de perturber l’attaque anglaise, l’un d’eux est abattu par la DCA. ……… Front “français”, 08h25 – Les légionnaires des CPLE ont sauté de leurs camions et progressent à leur pas, comme s’il s’agissait de défiler à Sidi Bel Abbès pour Camerone. Nombre d’entre eux, par défi ou par négligence, refusent le casque et partent en képi blanc. Soucieux de faire aussi bien qu’eux, les zouaves ont mis la baïonnette au canon et ils avancent

42 « Nom de Bois, ça, c’était du sport ! » (athlète réputé, Kalwer avait été sélectionné dans l’équipe de hockey sur glace allemande aux Jeux olympiques d’hiver de Garmisch-Partenkirchen, en 1936). 43 « Naturellement, j’espère que notre ami Güstrow et ses gusses ont eu un vol sûr et tranquille jusqu’à Constantza et qu’ils peuvent maintenant se taper un petit-déjeuner maison. » de buissons d’épineux en arbustes étiques, en chantant à pleine voix un air à la mode pendant l’Autre Guerre sur lequel le capitaine Félix Boyer, un Pied-Noir 44, vient d’adapter les paroles d’une marche de 1915 : « C’est nous les Africains / Qui revenons de loin… » Les troupes ont la consigne de s’emparer de la première ligne irakienne, puis de marquer un arrêt en attendant que les GTA et GTB aient atteint leurs objectifs. 09h00 – Les blindés des Chasseurs d’Afrique et des King’s Dragoon Guards ont enfoncé les positions irakiennes devant Nuzi. Cependant, plusieurs chars et automitrailleuses ont sauté sur des mines, d’autres ont été atteints de plein fouet par l’artillerie irakienne tirant à vue directe. L’un des 75 automoteurs, touché par un 17-pounder dans un casier à munitions, a explosé. Larminat décide de confier au bataillon du Levant la prise de Nuzi proprement dite. Le GTB contournera la ville par le nord et le GTA par le sud. Ils remonteront ensuite avec les automitrailleuses des Guards vers le nord-est pour prendre à revers les défenseurs de Kirkouk, aux prises frontalement avec le GTZ, et s’attaquer à la base aérienne située douze kilomètres au sud-est de la ville. Les R-35 disposeront d’une vraie pause d’une heure et demie, pour désensabler et graisser les trains de roulement et recompléter les niveaux, avant de se diriger vers Kirkouk. ……… Luftplatz Kirkouk, 09h05 – Pfiffelsdörfer, averti des résultats du dernier combat de Bäumler, envoie au Reichsluftfahrtministerium un message Enigma lapidaire : « Dringend - stop - Kampfgruppe Bäumler hat kein Flugzeug mehr - Nur einige Leute uberlebend - Major Bäumler für Deutschland gefallen - Stop - Ende ». Urgent - Stop - Groupe de marche Bäumler n’a plus d’avions - Quelques survivants seulement - Major Bäumler tombé pour l’Allemagne - Stop – Fin. Délibérément sans doute, Pfiffelsdörfer a manqué au rite en n’écrivant pas que le major était mort « pour le Reich et pour le Führer » et s’est abstenu de terminer par le Heil Hitler! de rigueur. Il n’a pas non plus demandé de directives. Ses subordonnés s’inquiètent de la colère que reflètent ses traits. ……… Fallujah, 09h10 – Le major-général Clark ordonne à son infanterie de se retirer de la ville, qu’il fait attaquer par la Strike Force, sans toutefois ordonner un bombardement aveugle, car de nombreux civils sont restés dans Fallujah. Il ne lâchera ses blindés et ses fantassins motorisés que si la résistance irakienne a pratiquement cessé. « Dead or alive, I don’t care, affirme-t-il. I want them as flattened as carpets! » 45 Suivant en cela les ordres qui sont d’épargner tant que faire se peut la population civile qu’il va bien falloir administrer une fois l’affaire irakienne réglée, Clark fait toutefois précéder le bombardement d’un largage de tracts incitant la garnison à déposer les armes. ……… Front “français”, 09h15 – Une violente contre-attaque de la 2e Division irakienne tente de repousser les légionnaires et les zouaves du GTZ qui se sont emparés de la première ligne de ses positions devant Kirkouk et continuent à avancer, ayant allègrement mangé la consigne dictant de s’arrêter. Le commandant de Kuhlbach 46, chef du 1er groupe de CPLE, laisse passer

44 Fait prisonnier en 1940 et libéré par une mesure de « clémence » allemande touchant les anciens combattants de l’Autre Guerre âgés de plus de 50 ans, Boyer (qui a aussi composé Boire un petit coup c’est agréable !) a gagné Alger au début de 1941 dans le cadre d’un rapatriement sanitaire… ce qui ne devait pas l’empêcher de vivre jusqu’en 1980. 45 « Morts ou vivants, je m’en fous. Je les veux [les Irakiens] battus [litt. aplatis] comme des tapis. » 46 De nationalité suisse, natif de Fribourg, le commandant Jean-Heinrich de Kuhlbach, 35 ans, sert à titre étranger dans l’armée française. Il a participé à l’achèvement de la pacification au Maroc et à la campagne de France. Depuis Marignan, les armées d’Ancien Régime comptaient, par tradition, un régiment De Kuhlbach dont la marche, composée par Rameau après Fontenoy, est souvent exécutée en l’honneur du père du commandant, Louis-Heinrich de Kuhlbach, banquier et colonel-brigadier, chef d’état-major depuis janvier 1941 du “réduit national” créé par le chef de l’armée helvétique, le général Guisan. l’orage en ripostant à la mitrailleuse et à la grenade à fusil, puis il demande un barrage d’artillerie et décide de reprendre le mouvement en avant. Les légionnaires et les zouaves enfoncent dans la foulée la deuxième ligne des Irakiens. Ils sont maintenant à moins de deux kilomètres de Kirkouk, à portée de tir de leurs mortiers ou presque. ……… Luftplatz Constantza, 09h40 – Les quatre Ju 52 du major Güstrow ont pu atterrir sans encombre. Les blessés sont transférés dans un train sanitaire à destination de Vienne. Pendant que ses équipages se restaurent, Güstrow est pris en main par l’Oberst Jackenturm, envoyé du Reichsluftfahrtministerium, qui lui enjoint de garder un silence absolu sur ce qu’il a fait et vu en Irak. Il lui indique aussi qu’il sera reçu le surlendemain par le Dr Goebbels, au ministère de la Propagande, pour la mise au point de la version des événements à laquelle les Allemands auront droit. « Il faut contrer les mensonges de la soi-disant information des Anglais, affirme Jackenturm. Es ist das Reichsmarschallbefehl. » Un ordre pareil venant du Reichsmarschall ? Partisan sans excès du régime et point tout à fait ignorant de ses querelles internes, Güstrow s’étonne in petto de la réconciliation de deux hauts personnages dont les mésententes alimentent la chronique frondeuse de Berlin depuis la prise de pouvoir. ……… Front sud, 09h45 – Embuscade sur le Tigre. Le convoi de paddle-ships, ralenti par un coude du fleuve, est tiré au fusil Boys, à la mitrailleuse et au mortier par des éléments de Brandenburgers et de Fallschirmjägers commandés par le Leutnant von Stroltz. Touché à plusieurs reprises sous la flottaison, la salle des machines ravagée, le PS Eastern Glory est envoyé par le fond en quelques minutes. Il transportait notamment le personnel et les matériels d’un hôpital de campagne. Il y a vingt-six morts et dix disparus et l’épave, sans l’interdire, gêne le trafic sur le fleuve. Parallèlement, Irakiens et Allemands minent les routes du nord et la voie ferrée. Obligées de progresser derrière les démineurs, les colonnes britanniques marquent le pas, laissant ainsi aux officiers de la 4e Division irakienne la possibilité de replier leurs troupes en bon ordre. ……… Luftplatz Kirkouk, 10h00 – Pendant que tous les avions disponibles de la FAML – une vingtaine – attaquent les lignes irakiennes devant les GT de Larminat, huit Wellington de la RAF s’en prennent à l’aérodrome de Kirkouk. Par une aberration qui vaudra dans l’après-midi une sévère algarade téléphonique de Smart au chef de la formation, le squadron-leader Lytton DFC, les appareils bombardent à basse altitude (moins de 800 m), alors que les Anglais savent qu’il existe une DCA légère digne de ce nom et que l’objectif n’est pas de la même importance que Rasheed Air Base. Un Wellington est abattu par les canons de von Fontaine- Pretz et deux autres, gravement endommagés, doivent se poser en catastrophe à Mossoul, ils sont irréparables. Bilan : trois avions perdus, six morts et dix blessés. La piste de Kirkouk est provisoirement hors service et les derniers appareils sont définitivement mis hors de combat, mais cela ne gêne plus vraiment les Allemands. Sir Arthur Longmore, dans son rapport final sur l’opération Sabine, parlera plus tard, sans entrer dans les détails, d’une « erreur tactique, stratégique et politique » qu’il a sanctionnée comme il se devait. 10h15 – Le bombardement terminé, Pfiffelsdörfer, écœuré, se résout à répondre au message envoyé la veille par Himmler. Il a le regret, écrit-il, d’informer le Reichsführer SS que son message n’est parvenu en Irak qu’après l’évacuation des derniers éléments allemands de Bagdad et des environs. Mais il lui propose, apparemment sans nulle ironie, de participer, dès son retour en Allemagne, à l’instruction et à l’entraînement d’un commando de la SS destiné à l’attaque du musée de la capitale irakienne « um den Schatz abzunehmen » (en vue de s’emparer de ce trésor). ……… Fallujah, 10h20 – Un message en clair de Quinan au major-général Clark lui ordonne de diviser ses forces aussitôt la ville prise et d’envoyer des troupes vers le nord pour attaquer dans le dos la 2e Division irakienne, « afin de soulager la division Larminat et de hâter la défaite de l’ennemi » – ce qui ne peut tromper que les naïfs. Front “français”, 10h30 – Larminat entre dans une fureur noire en lisant le message de Quinan à Clark ; ses collaborateurs l’entendent gronder quelque chose à propos de Jeanne d’Arc et de Napoléon. Du coup, il décide de découpler les R-35 et le 1st King’s Dragoon Guards, accompagnés du 2e groupe de CPLE (commandant de Serrien-Jussé 47), sur la route (plus ou moins) en dur qui mène à la base aérienne de Kirkouk en contournant l’agglomération. Mission : s’emparer au plus vite de l’aérodrome et faire des prisonniers. L’infanterie et l’artillerie des trois GT, que les avions de Stehlin continueront d’appuyer en noria, devront suffire à la prise de la ville elle-même. ……… Luftplatz Kirkouk, 10h45 – L’Oberstleutnant Pfiffelsdörfer, sa colère un peu apaisée, fait le bilan des forces dont il dispose encore : la moitié à peu près de ses Brandenburgers, une partie de la compagnie de Fallschirmjägers, l’infanterie légère repliée de Rasheed Air Base et ce qui subsiste de la Flak-Abteilung de Von Fontaine-Pretz. Il décide, selon le principe en honneur dans la Wehrmacht, de constituer un Kampfgruppe qui défendra le périmètre de l’aérodrome jusqu’à 22h30. Toutefois, une partie du personnel va s’employer immédiatement à s’emparer d’autant de camions, camionnettes et voitures qu’il sera possible. On fera leurs pleins et on remplira leurs bidons de secours – tant pis ! – à l’essence d’aviation. À partir de minuit, par groupes de quatre à quinze hommes, tous motorisés, on évacuera la base et on prendra la route de la Turquie ou de l’Iran après avoir détruit tout l’outillage et encloué les canons. Sa décision prise, Pfiffelsddorfer envoie un message en clair à la Tirpitzufer : « Sehr bald besuchen wir Tante Irmtraud und Tante Theresa. Hochachtungsvoll. » (Rendrons visite très bientôt à tante Irmtraud et à tante Theresa. Salutations distinguées.). À l’état-major de l’amiral Canaris, on comprendra. ……… Bagdad, 11h00 – Herr Grobba se rend à la résidence du Premier ministre. Avec un aplomb de bronze, il informe Rachid Ali al-Gaylani que l’aide promise par Berlin devrait parvenir en Irak sous trois semaines. Mais en attendant, ajoute-t-il, ne serait-il pas judicieux d’envisager de prendre du champ en séjournant, à titre provisoire, dans l’un des pays voisins ou, mieux, en Allemagne, où l’on pourrait se rendre en passant par la Turquie ou l’Iran ? Herr Grobba se porte garant de l’accueil digne de son rang que le Reich réserverait à un ami tel que lui. ……… Kirkouk, 13h45 – Après de brèves escarmouches, les trois GT de la DML se sont rendu maîtres de la ville. La 2e Division irakienne, malgré le harcèlement de l’aviation française, se replie en bon ordre. Les Potez de reconnaissance rapportent que l’ennemi installe un fort bouchon aux abords de l’aérodrome, toujours occupé par les Allemands. ……… Siège du gouvernement suisse (Berne), 14h30 – Le Département politique envoie un message en code à Rudolf Wienerli, à Bagdad : « Pour répondre à votre télégramme du 20/04/41. Si M. al-Gaylani vous en faisait la demande, vous lui accorderiez un sauf-conduit

47 En juin 1940, le commandant comte Aymar de Serrien-Jussé de Doineville de la Bouxerette, venu des REC et alors capitaine, avait été grièvement blessé à la tête de l’escadron monté du 97 e GRDI, où il venait de remplacer le capitaine de Guiraud, tué à l’ennemi. En 1936, il avait mené l’équipe française d’équitation aux Jeux Olympiques de Berlin. A la Légion, où l’on saluait son allure et son absence de conformisme, il apparaissait à la veille de la guerre comme le futur chef du Cadre Noir. Son fils Clément, sorti de Saint-Cyr en 1960, général, sera dans les années 1990 le patron de la DGSE, sous le nom de guerre de Serrien tout court et sans particule. sous une identité d’emprunt et veilleriez alors à assurer vous-même la sécurité de son passage en Turquie ou en Iran. (Signé) Marcel Pilet-Golaz. 48 » Bagdad, 15h00 – Le jeune roi Fayçal II et son entourage quittent Bagdad pour Arbil. Ce déplacement est le fait de Rachid Ali al-Gaylani, qui, dans un dernier souci de légitimité, a souhaité mettre à l’abri la famille royale jusqu’à la fin du conflit. Son choix s’est porté sur Mulla Effendi, un religieux kurde, mais aussi scientifique et homme politique très respecté, y compris par les Occidentaux. Le voyage s’effectue majoritairement de nuit, par la route qui longe la frontière iranienne. Al-Gaylani ne semble pas préoccupé par le risque de voir tomber le jeune roi entre les mains des Français. La situation pourrait même s’avérer délicate pour ces derniers, Londres n’ayant jamais pardonné à Paris l’expulsion de Syrie du grand-père de ce Fayçal II. Mulla Effendi accueille le souverain dans son palais de Badawa et invite les chefs tribaux à venir exprimer leur soutien envers la famille royale. Divarbekir (sud-est de la Turquie), 15h40 – Arrivée en train de Claude Régnier, qui a quitté Istanbul vingt-quatre heures auparavant. À peine descendu de son sleeping-car, il prend place dans un coupé Packard qui l’attendait devant la gare. Son chauffeur, Mehmet Yahaloum, l’un de ses affidés de longue date, doit le conduire à Çukurca, sur la frontière turco-irakienne. ……… Fallujah, 16h00 – Après une courte préparation d’artillerie contre les tranchées irakiennes défendant le pont métallique sur l’Euphrate, le King’s Own, soutenu par les automitrailleuses de la RAF, s’empare de l’ouvrage et pénètre dans la ville. Les reconnaissances aériennes donnent à penser que les Irakiens reculent jusqu’à Bagdad. Sans doute espèrent-ils barrer la route de la capitale en mettant à profit les zones inexpugnables de “sable pourri” (un équivalent du fech-fech du Sahara) entrecoupées de marais qui parsèment les environs. ……… Luftplatz Kirkouk, 16h30 – Le Kampfgruppe allemand et la 2e Division irakienne donnent un coup d’arrêt à l’avance des blindés de la DML. Les Vierlinge de 20 mm gênent l’intervention des avions de Stehlin au plus près des éléments franco-britanniques, mais ils se montrent aussi très efficaces contre les automitrailleuses, voire contre les R-35 49. La FAML prévoit un bombardement à haute altitude au crépuscule. Peu soucieux de faire tuer du monde sans profit (et bien qu’il tienne à en finir avant l’arrivée des Anglais), Larminat reporte l’attaque de la base aérienne au lendemain matin, après une préparation d’artillerie. ……… Rasheed Air Base, 17h00 – À la demande du bureau du Premier ministre transmise par un motocycliste, les personnels au sol de l’aviation irakienne se hâtent de préparer le seul DH Dragon encore susceptible de voler (parqué un peu l’écart lors des attaques Bertha, il n’a subi que des dégâts mineurs). L’avion est équipé d’un réservoir supplémentaire. ……… Mossoul, 17h15 – Proclamation du général Massiet aux populations du nord de l’Irak. Il se félicite de la prochaine victoire alliée, promet le respect des personnes et des biens, et assure que la liberté de religion de tous sera tenue pour sacrée – ce qui est bien accueilli dans une région où vivent de nombreux chrétiens et sunnites, face à une majorité de chiites. Plus important sans doute, Massiet a signé son texte : « Général Massiet, gouverneur militaire de Mossoul et Kirkouk, administrateur des provinces du nord ». Contrairement à Larminat, Massiet était demeuré impassible en apprenant que les Anglais tentaient de s’inviter à la

48 Conseiller fédéral (membre du gouvernement) depuis 1928, Marcel Pilet-Golaz est chef du Département politique (ministre des Affaires étrangères) depuis 1940. Sa conception de la mise en œuvre de la neutralité helvétique durant le conflit mondial (il restera en place jusqu’en 1944) a soulevé, et soulève encore, des controverses passionnées. 49 Certes inopérants contre le blindage des R-35, les obus de 20 mm peuvent mettre à mal les trains de roulement, et leur effet moral s’avère parfois important. victoire dans le nord de l’Irak. Mais l’expression « administrateur des provinces du nord » (pour laquelle il a obtenu sans la moindre difficulté l’accord d’Alger) montre qu’il a entendu réserver un chien de sa chienne à la Perfide Albion. ……… Sud de l’Irak, 11h00 – Les Blenheim de Shaibah bombardent avec des projectiles de 100 livres, pour moitié anti-personnel, les positions de la 4e Division irakienne. Les Gladiator leur succèdent pour mitrailler sans chipoter. 18h15 – Le major-général Slim a convoqué ses commandants de brigade à son PC pour mettre en musique l’action du lendemain. Le colonel Roberts arrive d’Habbaniyah juste à temps pour la réunion. Après la prise de Fallujah, il a laissé le major-général Clark diriger la suite des opérations. Sur le Tigre, les paddle-ships de la 21e Brigade ont atteint Kumayt. Ils sont en vue des positions de la 4e Division irakienne. Sur l’Euphrate, les remorqueurs et les barges de la 20e Brigade ont été arrêtés par des tirs d’infanterie et d’artillerie légère à peu de distance de Qaryat Al Gharab. Les éléments motorisés sont parvenus entre Lakash et Ash Shatrah. Ils contrôlent solidement la route et la voie ferrée. ……… Ankara, 18h30 – Franz von Papen, sur consigne de Ribbentrop, prépare à grand peine une “note verbale” informant les autorités turques que l’Allemagne a achevé de rapatrier son dispositif aérien en Irak, si bien qu’il n’y aura plus de survols de leur territoire. « Le Führer et Chancelier du Reich grand-allemand formule l’espoir avec confiance, écrit Von Papen, que l’amitié entre nos deux États, renforcée par leur fraternité d’armes durant la dernière guerre, n’en sera pas davantage affectée et retrouvera, dès demain, la chaleur qui la caractérise. » Téhéran, 19h00 – M. Gunnar Gulbrandsson, Suédois et patron d’un cabinet de conseil en ingénierie pétrolière, quitte la capitale iranienne dans son pick-up Chevrolet par la route qui mène vers Bagdad, en passant par Qom, Marivan et Sulemanyeh. Il ne s’appelle ni Gunnar ni Gulbrandsson et il n’a d’autre lien avec la Suède que d’être né sur les rives de la Baltique. En fait, il émarge à l’Abwehr comme Georg Gusberg, Korvettenkapitän de la Kriegsmarine détaché temporairement auprès de l’amiral Canaris. ……… Berlin-Charlottenburg, 12h00 – À la demande de Göring, le Generalluftzeugmeister Ernst Udet est admis d’urgence dans la clinique psychiatrique du Pr Anton-Hartmut Brehm, l’un des meilleurs spécialistes du Reich, pour une cure de sommeil. Le séjour d’Udet devra durer au moins quatre semaines, a prescrit le praticien. Jeschonneck, qui manque plus de caractère que d’imagination, camouflera son absence par une soi-disant tournée des usines d’aviation des pays occupés. À titre confidentiel, le Reichsmarschall, qui s’était autrefois ouvert au Pr Brehm de son problème d’accoutumance à la morphine, l’a interrogé sur la possibilité de faire suivre à son nouveau patient une cure de désintoxication pour l’alcool et la méthédrine 50 – dès qu’il sera, s’entend, guéri de ses idées noires. Berlin, 20h00 – L’ordonnance d’Ernst Udet, le major von Ischgl, apprend par un ordre de mission apporté par un motocycliste de l’état-major de la Luftwaffe qu’il est mis dès le lendemain à la disposition de l’Ejército del Aire espagnol comme “conseiller technique”. Il doit rejoindre son nouveau poste, sur la base de Los Llanos, près d’Albacète, le 1er mai au plus tard, après s’être présenté à l’ambassade du Reich auprès du Caudillo. Ultime vexation, que l’ordre de mission n’indique pas à Von Ischgl : Los Llanos abrite deux groupes de bombardiers (20 Tupolev SB récupérés après la défaite des forces républicaines), alors qu’il est lui-même pilote de chasse (et titulaire de la Croix de Chevalier, avec 52 victoires). Pour lui, c’est au mieux un exil de plusieurs années, au pire un enterrement de première classe.

50 Cette amphétamine est l’équivalent allemand de la benzédrine des Britanniques. 28 avril L’affaire d’Irak Les journalistes britanniques, jamais à court de slogans, surnommeront cette journée le Get away day, le jour de la Débandade 51. Bien que ce ne soit qu’en partie vrai – et totalement faux pour un des trois fronts d’Irak – les historiens d’Outre-Manche ont ratifié cette appellation, qui traîne encore dans la plupart des livres écrits sur le sujet. ……… Front “français” (nord) – Les accrochages sporadiques qui avaient opposé dans la soirée du 27 les éléments avancés des trois GT de Larminat au bouchon mis en place devant l’aérodrome de Kirkouk par la 2e Division irakienne cessent vers 00h30. Les rafales des Vierlinge de 20 mm du Kampfgruppe de Pfiffelsdörfer se taisent à partir de 01h15. En fait, l’évacuation des unités allemandes a déjà commencé. Autorisée par Berlin vers 23h15 dans un message en clair, « Tante Irmtraud und Tante Theresa erwarten die Neffen » (Tante Irmtraud et tante Theresa attendent leurs neveux), l’opération a démarré peu après minuit, par petits groupes motorisés. Les chefs de voiture ou de camion ont pu recevoir des reproductions photo des cartes d’Irak grâce aux appareils Carl Zeiss et Leitz de la Bilderklärungsektion 52 de la base. Chaque véhicule est autonome et doit choisir en toute liberté son itinéraire vers la Turquie (Çukurca) ou l’Iran (Khosravi), où sont accourus MM. Régnier et Gulbrandsson (les chefs de véhicule savent que de l’aide les attend, mais ils ignorent bien sûr qui doit s’occuper d’eux). Les départs, phares éteints, s’échelonnent de 00h15 à 01h25. Pfiffelsdörfer pense que cette dispersion voulue apportera les meilleures chances de succès. Tout le matériel a été détruit ou saboté, sauf les quatre Vierlinge en service qui ont tiré jusqu’à la dernière seconde. Leurs réserves de munitions ont été arrosées d’acide destiné à la recharge des batteries pour les rendre inutilisables. Le travail a été si bien fait que la DML ne récupérera, outre les quatre Vierlinge (avec un système de visée démoli à coups de marteau), qu’une petite quantité d’obus de 20 mm (en tout, moins de deux unités de feu), six fusils Mauser 98-K, deux Luger, trois MP-40, trois camions bons pour la casse et… une caissette de sulfamides en poudre et en cachets. Lorsque les avant-gardes des trois GT repartent en avant, peu après le lever du soleil, ils découvrent la base aérienne dans un état lamentable, dû autant aux sabotages et destructions volontaires qu’aux attaques aériennes. Il faudra d’importants travaux de remise en état avant que la FAML puisse s’y installer. Les Franco-Britanniques s’aperçoivent également que la 2e Division a fait preuve de son habituelle cohésion. Elle a mis la nuit à profit pour se rétablir en arrière, le long de la rivière Rukhana (un affluent du Tigre). Ce n’est certainement pas un get away, mais une manœuvre en retraite bien conduite : depuis 22h30, quatre Irakiens seulement, trois blessés et un déserteur, ont été fait prisonniers. 06h50 – Deux camions transportant des Brandenburgers et des Fallschirmjägers se sont égarés dans la nuit. Ils retrouvent leur orientation avec l’aube et reprennent la direction du nord-est, mais ils vont donner tête baissée dans le PC de la 1ère CPLE, où se trouvent le commandant de Kuhlbach et vingt légionnaires, presque tous germanophones. Ces derniers font face sans s’affoler, satisfaits même d’être enfin face à leur véritable Ennemi. L’affrontement est aussi bref que violent, marqué par des échanges d’invectives qu’Homère eût appréciées (bien qu’elles soient proférées dans la langue de Gœthe). Une demi-heure plus tard, les légionnaires comptent quatre morts et huit blessés, dont le commandant de Kuhlbach, touché au bras alors qu’il lançait une grenade. Les assaillants laissent sur le terrain sept morts et un blessé intransportable, ainsi qu’un camion incendié. Les autres, sains et saufs ou blessés

51 La meilleure traduction de get away (certes peu académique) est foutre le camp. 52 Section d’interprétation photo, qui devait être alimentée par les photos prises par des Bf 110 équipés d’une caméra à la place des canons. légers, se sont échappés à toute vitesse vers l’est-nord-est dans le camion restant. On ne les poursuit pas, laissant à l’aviation le soin de régler leur compte aux fuyards. 08h00 – Massiet et Larminat se concertent par téléphone. Compte tenu de la situation politique, ils décident que la DML se contentera de border la Rukhana, sans essayer de la franchir. Les deux prochains jours devront être consacrés à la remise en état de la piste de Kirkouk et au déblaiement des décombres des installations afin que la FAML, ou du moins l’un de ses deux groupes, puisse y stationner. En accord avec Massiet, Larminat décide que seront affectés à cette tâche les compagnies du génie divisionnaire, le personnel disponible dans les deux groupes de CPLE (en tablant sur la tradition des légionnaires bâtisseurs) et le bataillon du Levant. Au vrai, la DML a besoin de souffler, de réviser ses matériels53 et de réorganiser sa logistique : de Damas à Kirkouk, la ligne de communication s’est démesurément allongée, la logistique est à la peine et jamais l’absence d’une véritable aviation de transport française au Moyen-Orient ne s’est fait autant sentir, malgré les efforts des Amiot et autres Farman reconvertis. – Attendez tranquillement les Anglais, mon vieux, puisqu’ils veulent venir donner un coup de main, grince Massiet. Inutile de faire tuer du monde. Nous tenons la région du pétrole. Restons-y et jouons au bridge en buvant frais. – À vos ordres, mon général, répond Larminat. Je suis bien d’accord avec vous. – Et gardez votre Arbuthnot à l’œil. Avec nos amis, on doit toujours s’attendre à je ne sais quelles manigances. Dans ce domaine, ils ont de l’imagination à revendre. – Je les encadre solidement, mon général. Mossoul – Comme la DML, la FAML a bien besoin de répit. À l’exception de deux missions de reconnaissance à haute altitude confiées, le matin et en fin d’après-midi, à deux Potez, tous les avions sont consignés sur l’aérodrome, beaucoup pour réparations et tous pour révision. Paul Stehlin est d’ailleurs conscient de la fatigue de ses équipages et du personnel au sol. Dans un rapport à l’état-major d’Alger, dont il envoie copie à Massiet et à Larminat, il indique qu’avant même la fin de la campagne en cours, il faut envisager, outre l’envoi de renforts, le remplacement d’au moins la moitié des officiers, des sous-officiers et des hommes qui, pour la plupart, n’ont pas eu de véritable permission depuis avril 1940 et sont à bout de leurs ressources physiques et morales. Certains ont été successivement en Palestine, en Egypte, en Cyrénaïque, à Chypre et à Rhodes, avant de revenir au Liban, le tout dans des conditions de confort souvent précaires, au mieux. « Quelque emploi que le commandement envisage pour mes deux groupes, écrit Stehlin sans farder la vérité, il faut dire qu’ils se situent en ce moment à 60% – au mieux – de leur potentiel. Je les crois inaptes à toute nouvelle utilisation en opérations actives avant un délai de deux mois pour une remise en condition tant physique qu'intellectuelle, à condition encore de leur fournir un renfort de personnel frais et des avions neufs. » ……… Fallujah (Front centre) – Les derniers éléments des 1ère et 3e Divisions irakiennes se replient sur la route de Bagdad, à l’ouest de la capitale. Comptant sur le fait que les Irakiens ignorent la disproportion des forces en leur faveur, le major-général Clark choisit de faire progresser prudemment une partie ses troupes en direction de la capitale, tandis que les éléments les plus mobiles doivent bifurquer vers le nord-est pour tendre la main à la DML, mais également ouvrir un second axe d’attaque sur Bagdad. De son côté, la Légion Arabe se dirige vers le nord et la vaste région de Djézireh, située entre Euphrate et Tigre, pour inciter les tribus à la rébellion contre Rachid Ali al-Gaylani. C’est le moment que choisit l’aviation irakienne, à laquelle on ne pensait plus guère, pour se manifester à nouveau. Une dizaine d’avions (quelques Nisr, deux Gladiator, deux Breda 65 et

53 Il faudra consacrer, en moyenne, dix hommes/journées de travail à la remise en état de chaque R-35 et quatre à celle de chaque camion. trois Douglas 8A-4) bombardent et mitraillent sans grand profit. Une automitrailleuse, cependant, est détruite par une bombe chanceuse qui perce les volets du persiennage moteur et met le feu au carburant. Les Gladiator d’Habbaniyah, appelés au secours, arrivent trop tard pour intercepter les Irakiens. Ces derniers se replient sur un aérodrome de fortune à Al Miqdadiyah (au nord-est de Bagdad). Furieux, Smart lance dans l’après-midi un raid sur Rasheed. Mais la base est dans un tel état que les avions alliés ne peuvent guère repérer les avions intacts au milieu des épaves. Deux CR.42 italiens sont néanmoins détruits. ……… Sud de l’Irak – La 4e Division irakienne bat en retraite par tous les moyens, trop vite, dans la plupart des cas, pour que les brigades de la 10e Division Indienne de Slim parviennent à la rattraper. En effet, malgré les convois fluviaux poussés à toute vapeur sur le Tigre et l’Euphrate, une noria de camions et le recours à la voie ferrée, la logistique britannique peine à suivre. Les renseignements recueillis par les Intelligence officers auprès des prisonniers indiquent que le commandement irakien espère se rétablir sur une ligne plus ou moins fortifiée Kut - marais de Dalma - Ad Daghaharah, dont les premiers travaux, confiés à des fellahs réquisitionnés sans ménagement, ont commencé avec les conseils laissés par les spécialistes allemands avant leur départ. Des Gladiator de Shaibah opèrent à partir d’un terrain de fortune aménagé à proximité d’Ar Rifai. Sans se lasser, ils attaquent les colonnes irakiennes, où se mêlent des camions civils ou militaires d’âges et de provenance divers, des chevaux, des mulets et jusqu’à des dromadaires qui ne trouvent guère de possibilités de se camoufler en rase campagne. ……… Londres, 12h00 – Le porte-parole du Foreign Office, l’hon. Matthew Burnham-Sanders, tient son briefing quotidien pour les journalistes accrédités. Il laisse entendre, pour ceux qui savent décoder son langage, que l’évolution de la crise irakienne pourrait amener sous peu la Grande-Bretagne à redessiner la carte politique du Moyen Orient. « La Grande-Bretagne et ses alliés » précise-t-il pour la forme, avec une moue qui ne s’acquiert qu’après des études à Eton puis Oxford et de longues années passées au service de Sa Majesté. Alger, 17h00 – Télégramme secret du général de Gaulle, ministre de la Défense nationale, au général Massiet : « Si la France n’a pas vocation à occuper l’Irak, vous n’en tiendrez pas moins la main à ne pas évacuer les provinces du nord avant que tous – je répète tous – les contentieux franco-britanniques, notamment sur le pétrole, aient été apurés. Surveillez par ailleurs les menées des Américains qui, nous a-t-on dit, s’adonneraient à un jeu trouble dans la région. Préparez-vous, s’il le fallait, à tenir garnison durant des semaines encore, si ce n’est des mois, à Mossoul et Kirkouk. » ……… Frontière turco-irakienne, 23h25 – Une grosse limousine Humber occupée par deux Brandenburgers, dont le Feldwebel Dieter Plattenkreutz, chef de groupe, et deux Fallschirmjägers, tous les quatre en uniforme, se présente au poste frontière de Nusaybin. Partis de Kirkouk à bord d’une poussive camionnette Austin, ils ont échangé leur véhicule pour un moyen de transport plus efficace. Les petits cadeaux que M. Régnier a distribués sans lésiner aux policiers produisent leur effet habituel et les soldats sont emmenés avec discrétion par un camion d’apparence civile à Çukurca. Une base de recueil y a été organisée à l’intention des Allemands en repli. La Humber, plaques changées, complètera la rémunération d’un lieutenant-colonel de la gendarmerie d’Ankara.

29 avril L’affaire d’Irak Front sud, 07h40 – Les deux brigades de la 10e Division de Slim ont repris leur avance sur des axes sud-est - nord-ouest. Les reconnaissances aériennes montrent que la 4e Division irakienne continue de se replier aussi vite qu’elle le peut. Les clichés indiquent aussi que les travaux de mise en place d’une ligne de défense improvisée, de Kut à Ad Daghaharah, progressent rapidement ; sans doute les Irakiens ont-ils pu réquisitionner davantage de paysans. L’avance des colonnes britanniques est couverte en permanence par des patrouilles de Gladiator qui mitraillent les adversaires en retraite dès qu’ils en ont l’occasion. En accord avec Slim, le commodore Graham, a fixé Kut comme objectif du jour aux paddle-ships du lieutenant-commander Martin et Najaf au convoi de remorqueurs et de barges du lieutenant- commander Iain Pettigrew afin d’acheminer les vivres, les munitions et le carburant au plus près de la ligne de front, tout en offrant aux blessés un abri aussi sûr et confortable que possible. ……… Front “français” (nord) – Les trois GT de la DML se bornent à des patrouilles le long de la Rukhana. En face, malgré la bonne tenue au feu des hommes de la 2e Division irakienne, on paraît réduit à l’immobilité, à moins que l’on n’ait cédé à l’attentisme. Pour l’essentiel, les unités de Larminat s’accordent du repos et remettent en état leurs matériels. Même les véhicules d’origine américaine des zouaves, d’une robustesse déjà reconnue, souffrent de maux divers après trois semaines d’opérations à peine, mais dans un environnement éprouvant. 12h30 – Larminat a invité à déjeuner à son PC ses subordonnés pour étudier avec eux les mouvements du lendemain. « J’envisage, dit-il, une poussée vers Daquq, pour tendre la main aux éléments britanniques qui remontent vers le nord. Vos compatriotes ne semblent pas être très pressés de nous voir, colonel Arbuthnot ! » L’Anglais sourit avec affabilité : « La chaleur, mon général. Difficile de se dépêcher par un temps pareil. » Personne ne s’étonne de voir le patron du GTB faire preuve de moins d’allant que les jours précédents : le lieutenant- général Quinan lui a sans doute ordonné de freiner les Français de son mieux pour limiter, si faire se peut, la zone qu’ils tiennent. Base Aérienne de Kirkouk – Les travaux de remise en état de l’aérodrome ont progressé à un rythme auquel nul ne s’attendait grâce aux engins prêtés par la filiale implantée à Mossoul d’une société française de génie civil, Louvrier & Cie. En temps de paix comme depuis le début de la guerre, elle assure toutes sortes de chantiers pour le compte de la Compagnie Française des Pétroles et, parfois, pour la British Petroleum. Elle a mis à la disposition du lieutenant-colonel Dussel, chef du génie de la DML, ses trois bulldozers et une excavatrice, outre une douzaine de camions à benne Mack, de fabrication américaine. Le déblaiement, estime Dussel, en a été accéléré de quarante-huit heures. En fin de journée, les deux groupes de la FAML peuvent s’installer à Kirkouk, à proximité presque immédiate du front – dans des conditions encore précaires, il est vrai. Les personnels de tous grades seront logés sous la tente, faute de baraquements, et les avions en plein air, moteurs bâchés pour les protéger du sable et de la poussière. Les légionnaires, sous la direction du sergent-chef Jaalanti (Finlandais, dix ans plus tôt propriétaire et directeur d’une société de menuiserie industrielle d’Helsinki perdue un soir au poker), ont déniché des poutres et des madriers pour édifier une tour de contrôle de huit mètres de haut. ……… Route de Fallujah à Bagdad – La 2e compagnie d’automitrailleuses de la RAF et le 1st Battalion, poursuivent leur progression vers la capitale, car des renseignements laissent entendre que le gouvernement irakien s’apprêterait à s’enfuir. La route de Bagdad n’est guère plus défendue, sinon par quelques francs-tireurs postés à proximité d’obstacles improvisés. Toutefois, les digues du système d’irrigation ont été percées en plusieurs endroits par les Irakiens en déroute. Le génie britannique s’active, mais la progression est lente. Rasheed Air Base, 17h00 – Deux SM.82 italiens, jusque là habilement camouflés au milieu des décombres, décollent pour l’Albanie, emportant tout le personnel de la 155e Squadriglia, mais aussi de la légation italienne, ainsi que quelques civils. Les deux derniers CR.42, irrécupérables, ont été incendiés. Faubourgs nord de Bagdad, 18h00 – Les éléments de reconnaissance britanniques sont stoppés par une résistance énergique par des éléments de la 1ère Division irakienne. Ils parviennent néanmoins à couper la voie ferrée Bagdad-Mossoul. ……… Front sud, 19h00 – Message radio du lieutenant-général Quinan approuvant les dispositions de Graham et Slim. Il se termine par un appel à la vengeance : « Don’t forget 1916. For Christ’s sake, avenge Kut. »54 21h00 – À la lueur des phares, sans respecter les consignes de sécurité (il est vrai qu’il n’y a plus rien à craindre de ce qui subsiste de l’aviation irakienne, surtout après le coucher du soleil), les têtes de colonne de la 10e Division Indienne arrivent au contact de la ligne fortifiée improvisée par la 4e Division irakienne. Dans la soirée, Slim a adressé à ses hommes un ordre du jour affirmant que l’honneur de l’Indian Army toute entière était en jeu, qu’ils avaient l’occasion de venger l’humiliation subie par leurs pères vingt-cinq ans plus tôt et qu’ils ne devaient pas la laisser passer ! Les Sikhs55 de la 20e Brigade attendent minuit pour lancer une attaque nocturne sur Najf et Ad Daghaharah, tandis que les Gurkhas des avant-gardes de la 21e Brigade commencent déjà à s’infiltrer avec prudence dans l’agglomération de Kut. Ces opérations doivent tâter les défenses irakiennes et saper le moral des défenseurs. Outre une musette de grenades et son fusil Lee-Enfield, chaque Gurkha est armée de son kukri. Les Sikhs, eux, brandissent, comme leur religion l’exige, le kirpan à lame courbe. Enfin, si les Gurkhas sont casqués d’acier, les Sikhs s’en tiennent au turban. Slim a prévu une préparation d’artillerie sur tout le front de sa division à partir de 05h30 le lendemain. « Ready to avenge 1916 » télégraphie-t-il à Quinan. ……… Bagdad, 22h30 – Le gouvernement irakien a siégé toute la journée, préparant des directives et des ordres auxquels personne ne se conforme ni n’obéit plus. Il faut dire que la rumeur – habilement progagée par l’Intelligence Officer de “Kingcol”56 et relayée par le major O’Flanaghan – faisant état de « la progression d’une centaine de chars » en direction de Bagdad a achevé de démoraliser l’état-major, qui n’a pas tardé à sommer les politiques de prendre leurs responsabilités. Rachid Ali al-Gaylani, qui a regagné, épuisé, son domicile personnel, reçoit le consul général de Suisse, Rudolf Wienerli. Cette entrevue n’échappe pas aux yaouleds d’O’Flanaghan. Mais le major lui-même est fort occupé à soudoyer certains proches du Carré d’Or. Il n’hésite pas à leur promettre, pour prix de leur défection, une place dans le cabinet que formera Noury Saïd dès que le régent Abd al-Ilah aura repris le pouvoir – ce, bien entendu, dans une optique de réconciliation nationale !

54 En 1916, les troupes britanniques assiégées depuis plusieurs mois par l’armée turque dans Kut, en Mésopotamie, durent capituler dans des conditions que la plupart des historiens d’Outre-Manche s’accordent, aujourd’hui encore, à juger aussi honteuses que déshonorantes. D’où l’appel de Quinan « N’oubliez pas 1916. Pour l’amour du Christ, vengez Kut. » En réalité, la consigne est davantage un hommage rendu aux anciens – l’armée irakienne de 1941 n’est pas l’armée ottomane de 1916. 55 Moins connu, peut-être, que les unités de Gurkhas, le Sikh Regiment était cependant le régiment le plus décoré de l’Indian Army. Il conserve aujourd’hui cette distinction au sein des forces armées indiennes. 56 Le major-général Clark a profité de la capture d’un avant-poste irakien disposant d’une ligne télégraphique intacte reliée à Bagdad pour faire passer son coup de bluff. Rasheed Air Base, 23h00 – Le personnel au sol enlève les filets de camouflage qui protégeaient le seul DH Dragon de l’Iraqi Air Force encore en état de vol et commencent de faire les pleins. L’avion a été muni d’un réservoir supplémentaire entre les jambes du train. Frontière turco-irakienne, 22h30 – Message de M. Régnier, en code commercial, à la direction de la DDSG, à Vienne, qui le retransmettra sans attendre à la Tirpitzufer : « Avons réalisé sur contrat Otto un bénéfice exceptionnel de 200 000 Reichsmarks », soit : « Ai dépensé 200 000 Reichsmarks à titre exceptionnel pour acheter des complicités en Turquie », sous-entendu : « Ai besoin de nouveaux fonds d’urgence ». Dans l’argot de l’Abwehr, Otto, pour ottoman, se réfère à la Turquie. L’amiral Canaris, qui a sélectionné lui-même M. Régnier dont il apprécie la cautèle et la ruse, comprendra que ces achats de consciences (« if any » commenterait-on à Londres) ont produit les résultats attendus : en l’occurrence, la récupération de la plupart des personnels que le Reich a engagés dans l’opération Ostmond. Du moins, de la plupart des survivants. ……… Londres, 22h00 – Le dernier bulletin de la BBC de la journée annonce que Kut est sur le point de tomber aux mains de la 10e Division Indienne. Le roi George VI « en a éprouvé une vive satisfaction », indique le speaker d’après un communiqué du palais de Buckingham. Dans la certitude d’une proche victoire, le souverain, ajoute-t-il, adresse ses félicitations aux troupes qui participent aux opérations en Irak et à leurs chefs, y compris à « nos fidèles alliés français ».

30 avril L’affaire d’Irak Aérodrome de Siirt (extrémité sud-est de la Turquie), 06h55 – Atterrissage d’un Fw 200 Kondor aux couleurs de la Deutsches Reichspost57. L’avion, muni d’un plan de vol civil en règle, a décollé la veille de Vienne. Il a fait deux escales techniques, d’abord à Budapest puis à Ankara où Tigran Behargourian, le drogman de l’ambassade allemande, est monté à bord. Il transporte deux autres passagers, Herr Hans Heino, un diplomate de la Wilhelmstraße 58 qui suit les questions du Moyen-Orient depuis 1912, et un photographe dépêché par le Dr Goebbels. Aussitôt posé, l’appareil est pris en mains par une équipe de mécaniciens qui vérifient les circuits et les pneus du train, changent les bougies et refont les pleins d’essence et d’huile. Ils nettoient aussi les panneaux vitrés du cockpit et même des hublots. 07h00 – Arrivée, toujours en coupé Packard, de Claude Régnier, le teint aussi clair que s’il avait passé la nuit dans son lit. 09h50 – Atterrissage d’un De Havilland Dragon portant les cocardes de l’Iraqi Air Force. L’avion, venu de Rasheed Air Base, a volé en rase-mottes le long de la frontière de l’Iran afin de déjouer le guet aérien allié, autant que faire se pouvait. Cinq passagers en descendent : Rachi Ali et le grand mufti, leurs secrétaires respectifs et un homme assez élégant qui dissimule son visage derrière son chapeau à bords roulés. Ils sont salués avec chaleur par Régnier, par Behargourian et par Heino, cependant que le pilote du Fw 200 lance ses moteurs. Sans mégoter, le photographe du Propagandaministerium joue du Leica : paraphrasant Napoléon, le Dr Goebbels répète souvent à ses services qu’une bonne photo parlera mieux au public qu’un long discours. La Gestapo, de son côté, pourra exercer d’amicales pressions sur les officiels turcs dont les visages apparaîtront sur les clichés.

57 Ironiquement, cet appareil, sorti d’usine en février 1939, a réellement appartenu à l’aviation postale allemande avant d’être réquisitionné dès le début de la guerre et affecté à la réserve spéciale du haut commandement de la Luftwaffe. 58 Le ministère allemand des Affaires étrangères, officiellement l’Außenministerium. 10h05 – Décollage du Fw 200 – le cinquième homme n’est pas monté à bord. Le plan de vol prévoit des escales à Istanbul, Belgrade, Munich et Berlin. 10h30 – Le colonel Achmet Ahberçenü, commandant de la base, prend possession du DH Dragon de l’Iraqi Air Force, saisi par conformité aux règles de neutralité59. Son pilote, le squadron-leader Ali Al Basrih, devrait être interné mais il s’est éclipsé sans bruit60. ……… Bagdad, 08h00 – Une délégation irakienne, dirigée par le maire de Bagdad et sous le patronage du consul américain, demande l’armistice aux forces britanniques qui s’approchent de la ville par l’ouest. Sir Kinahan Cornwallis, prévenu par radio, est immédiatement conduit sur place grâce à un Hawker Audax et un accord provisoire est conclu en milieu de journée, doublé d’un cessez-le-feu. Celui-ci mettra néanmoins plusieurs jours à s’appliquer pleinement dans les régions éloignées de la capitale. Il est décidé que les troupes britanniques, trop peu nombreuses pour l’instant, n’entreront pas immédiatement dans Bagdad pour ne pas provoquer d’incident, en particulier avec nombreux soldats irakiens ayant fui les combats et qui tentent se fondre dans la population. Cette décision va avoir des conséquences funestes. Fallujah, 10h00 – Le major-général Clark organise deux colonnes mobiles, composées chacune d’un escadron de la Household Cavalry, d’automitrailleuses de la RAF et d’un peu d’artillerie. La “Gocol” (major Gooch), a pour mission de capturer Fritz Grobba. La “Mercol” (major Merry) est chargée de traquer Fawzi al-Quawukji et ses derniers fidèles. Comme il se doit, les Français ne sont pas mis dans la confidence. 18h00 – Le régent Abd al-Ilah est de retour. Arrivé à l’aérodrome de Bagdad, il fait son entrée dans la capitale irakienne sans escorte britannique, pour ne pas être trop fortement associé par la population au vainqueur toujours autant détesté. ……… Frontière turco-irakienne – Depuis le passage du Feldwebel Plattenkreutz et de ses compagnons, les arrivées de personnels allemands se sont succédées à bon rythme aux deux postes frontière qui leur avaient été indiqués avant leur départ. 05h15 – L’Oberstleutnant Pfiffelsdörfer passe à bord d’une Bentley 4¼ litres à overdrive carrossée par Park Ward. Accompagné de son garde du corps, le Gefreiter Gottlieb Zabulskow (un géant d’1,97 m, natif de Dantzig et fier de l’être) et du major Von Fontaine- Pretz, il s’est emparé de haute lutte de cette voiture de luxe dans le garage de la villa d’un des directeurs d’exploitation de la BP, dans une banlieue résidentielle de Mossoul. Il ne l’abandonne pas sans regret. Les soldats allemands sont tous accueillis par Claude Régnier en personne ou par l’un de ses adjoints, puis transportés en camion ou en autocar (d’aspect trop civil pour n’être pas militaire) jusqu’à Çukurca, où ils reçoivent de nouveaux vêtements d’apparence plus ou moins locale, de nouveaux papiers et de l’argent – ainsi qu’un repas consistant. Au fur et à mesure, les nouveaux arrivants sont ensuite regroupés dans des autobus de la compagnie Antaliyet Turizm ve Kültür61. Dûment escortés par des guides touristiques d’allure rébarbative, tous seront conduits à Istanbul en quarante-huit heures. Ils traverseront le Bosphore sans même prendre le temps de

59 Sitôt mis à la disposition des Türk Hava Yollan (lignes aériennes turques), cet avion assurera le transport nocturne du courrier entre Istanbul et Ankara. Il ne sera restitué à l’Irak qu’en 1944 (et aussitôt ferraillé sous la surveillance de la RAF). 60 Après une difficile traversée de l’Iran, Ali Al Basrih, excellent pilote, sera de longues années le commandant de bord de l’avion personnel du roi d’Arabie Ibn Saoud. Il recevra la nationalité saoudienne en 1951 et prendra sa retraite avec le grade d’Air Marshal. 61 Le colonel Carbury et ses agents établiront en 1943 que cette compagnie, dirigée par un certain Ebülent Pacha, aux traits marqués des cicatrices de la Mensur – les combats au sabre – des sociétés d’étudiants allemandes, est un “faux-nez” de l’Abwehr. visiter Sainte-Sophie, puis iront prendre sur la rive européenne l’express de la Mitropa à destination de Sofia, Bucarest, Budapest et Vienne. 13h10 – Dans l’autre sens, le consul général de Suisse à Bagdad, M. Rudolf Wienerli, revenant, à ce qu’il prétend62, d’un rapide voyage à Van où il aurait passé commande de divers produits introuvables en Irak, se présente au poste frontière de Kamiçli (Al Qamichli pour les Irakiens) dans sa Buick de fonction conduite par un chauffeur. Il lui suffit de présenter son passeport diplomatique pour être autorisé sans formalités à rejoindre l’Irak par l’officier de gendarmerie de service. ……… Frontière irano-irakienne – Si la majorité des Allemands se sont dirigés vers la Turquie, peut-être par un tropisme lié aux souvenirs de la Première Guerre mondiale, l’Iran n’est pas délaissé pour autant et M. Gulbrandsson a lui aussi beaucoup de travail. C’est lui qui reçoit notamment l’Oberleutnant Kalwer et le Leutnant von Stroltz, qui se présentent ensemble au poste frontière de Khanaqin, avec dix-sept de leurs hommes, dans un style enthousiaste et sportif qui n’évoque certes pas l’idée d’une défaite. Il lui revient aussi de faire quitter l’Irak à Herr Grobba. Le diplomate a estimé, sans demander l’aval de l’Außenministerium, que sa présence à Bagdad ne se justifiait plus après le départ de Rachid Ali al-Gaylani et du grand mufti. Herr Grobba, non sans panache, a fait le trajet depuis la capitale, via Baqubah, à bord de la Mercedes de l’ambassade du Reich battant pavillon rouge à croix gammée noire au mâtereau de son aile avant droite. La “Gocol” a donc failli dans sa mission, au grand désespoir du major O’Flanaghan, mais il est vrai que Grobba avait quitté Bagdad dès le petit matin. M. Gulbrandsson procure à ses protégés des vêtements civils, de papiers et de l’agent, puis les confie, au fur et à mesure des arrivées, à une noria de taxis qui les conduisent à Téhéran par différents itinéraires, afin de préserver un minimum de discrétion. Dans la capitale, ils prendront le train qui les conduira à Istanbul en trois jours et trois nuits – y compris une traversée en ferry-boat de l’immense lac de Van. Herr Grobba, lui, demeurera incognito à la légation allemande auprès du Trône des Paons. ……… Ankara – Selon les journaux du soir d’Istanbul et d’Ankara, l’ancien chef de la Défense aérienne turque, le général Benakoglou, nommé quatre jours plus tôt attaché militaire au Chili, est décédé d’une attaque cardiaque aussi foudroyante qu’inattendue, avant même que sa nomination n’ait été annoncée officiellement au gouvernement de Santiago. ……… Kut et Ad Daghaharah (front sud) – C’est en pure perte, semble-t-il, que le commandement irakien a fait improviser une ligne de positions. Sa 4e Division, peu motivée et mal encadrée, ne s’y est accrochée que pour la forme. Les incursions préparatoires des Sikhs et des Gurkhas étaient pratiquement tombées dans le vide. A 07h00, lorsque l’attaque de la 10e Division Indienne démarre, après une préparation d’artillerie sérieuse, les unités de pointe ne rencontrent guère qu’une résistance symbolique, sauf à Kut même, où les Frontier Force Rifles du Brigadier Weld se heurtent, devant et dans la ville, à des points d’appui tenus avec résolution, bien soutenus par des tirs de mortier repérés d’avance. Là, les bataillons de recrues qui avaient lâché pied les jours précédents ont été remplacés par des éléments mieux formés, déjà aguerris et bien commandés.

62 Tout donne à penser que Rudolf Wienerli, obéissant aux instructions du Département politique fédéral, était à bord du Dragon irakien pour escorter Rachid Ali al-Gaylani jusqu’en territoire turc. Mais le Pr Edgar Bonjour, dans son monumental Rapport sur la Neutralité de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, précise qu’il ne peut que le supposer, puisque toute trace écrite de cette mission a disparu des archives helvétiques officielles comme des papiers personnels de Marcel Pilet-Golaz. Mais ailleurs, les troupes de Slim progressent sans aucune difficulté. Avec le repli de leurs derniers conseillers allemands, les Irakiens négligent de miner les routes et la voie ferrée. Ils ne font pas non plus sauter les ponts. Pour les Britanniques, désormais, le problème le plus ardu relève de la logistique : comment transporter les deux brigades assez vite pour ne pas laisser à l’adversaire l’occasion de se ressaisir et défendre Bagdad. Tout ce qui peut rouler, voire flotter, où que ce soit, est réquisitionné à tour de bras par les commissaries63 qui distribuent leurs vouchers64 sans chipoter. S’il le faut, tous les appareils de la RAF capables de transporter au moins une touque de carburant seront eux aussi mis à contribution. Ainsi, la résistance de Kut n’empêche pas le convoi de paddle-ships de la 21e Brigade de s’avancer sur le Tigre. Les Irakiens sont trop occupés à fuir pour relever qu’une partie de ses unités débarquent sur la rive gauche du fleuve et commencent à se rapprocher – sans ostentation – de la frontière de l’Iran. À la fin de la journée, la 10e Division s’arrête sur une ligne approximative Jassan - Al Numaniyah - Al Kifl. Les reconnaissances lancées sur les axes de pénétration montrent que les Irakiens sont partout, au mieux (pour eux) en retraite, au pire en déroute. Slim annonce à Quinan qu’il prévoit l’entrée de ses troupes à Bagdad pour la fin de la journée du 2 mai, sans forcer la cadence. ……… Kirkouk – Où qu’elle se trouve et quelles que soient les circonstances, rien ne peut empêcher la Légion de célébrer Camerone. Les commandants de Serrien-Jussé et de Kühlbach ont veillé au respect de la tradition. Les CPLE sont rangées en carré, devant leurs véhicules, sur la place centrale de la ville dont les immeubles ont été drapés de tricolore et de rouge et vert. Le récit du combat est lu par l’adjudant-chef Giulio Marinetti, vingt-quatre ans d’ancienneté, la Légion d’Honneur et personne ne sait plus combien de citations.

63 Officiers d’intendance et d’administration. 64 Bons de réquisition.