Mai 1941 5 – L’Orient compliqué Odeur de pétrole en Irak, odeur de poudre en Iran

1 er mai L’affaire d’Irak Front sud, 10h30 – Slim peut annoncer par radio que ses hommes se sont rendus maîtres de Kut. 11h00 – « 1916 is avenged » câble Quinan à Londres. Devant les Indiens, la 4e Division irakienne se replie en désordre sur tous les axes de communication, abandonnant ses armes lourdes sur les bas-côtés. Si certains ont pris des camions, des voitures particulières, voire des vélos, d’autres ont recours à des charrettes tirées par des mulets, voire à des bourricots, logeant les paquetages dans les couffins, s’ils ne les ont pas jetés. La RAF se contente de mitrailler les routes au petit bonheur, par acquit de conscience ou presque. Plus sérieusement, elle bombarde le PC irakien installé à la hâte sur le site de Ctésiphon où, jadis, les légions de Trajan et de Septime Sévère livrèrent de furieuses batailles. ……… Bagdad, 15h00 – Alors qu’une délégation de la communauté juive sort d’une entrevue avec le régent, elle est prise à partie par des groupes mêlant civils et militaires irakiens1. L’émeute dégénère rapidement en pogrom dans toute la ville. De nombreux Juifs sont tués ou blessés, leurs magasins et maisons pillés ; une synagogue est incendiée, les objets du culte détruits à la façon des nazis. La police n’intervient pas, certains de ses membres participent même aux exactions. Dans l’après-midi, les officiers britanniques de la 4e Brigade de Cavalerie pressent puis supplient le major-général Clark et Sir d’intervenir. Mais Cornwallis rejette ces demandes, indiquant ne pas vouloir interférer dans les affaires intérieures irakiennes (!), ni risquer les troupes de Sa Majesté (le gros de la Habforce est d’ailleurs encore du côté de Fallujah) dans un combat de rues pour une affaire ne menaçant pas directement les intérêts de l’Empire. Plus prosaïquement, il s’agit peut-être de laisser la tension grimper entre les communautés pour mieux imposer l’ordre par la suite. Les consignes de Londres stipulent pourtant de rétablir au plus vite le calme dans le pays2.

2 mai L’affaire d’Irak Les historiens anglo-saxons, demeurés plus attachés que leurs collègues du Continent aux charmes et poisons de l’événementiel, débattent encore du moment précis de la fin de la crise irakienne : se termine-t-elle à la minute où le DH Dragon de l’Iraqi Air Force décolle de Rasheed Air Base pour emmener en Turquie Rachid Ali al-Gaylani et le grand mufti – soit le 30 avril 1941, à 06h45 ? Ou faut-il retenir, dans une vision conventionnelle, le moment où les officiels irakiens ont réclamé une trêve sur Washash Bridge, toujours le 30 avril mais un peu plus tard ? Doit-on suivre Lord Lothian qui, dans son Middle-East in Turmoil, 1938 - 19483,

1 Ces derniers ont abandonné leur uniforme, mais souvent conservé leurs bottes, ce qui les identifie à coup sûr. 2 Les archives britanniques concernant cet épisode sont classifiées jusqu’en 2017. 3 Le titre complet du livre, malheureusement non encore traduit en français, est Middle-East in Turmoil, 1938- 1948: a Study in British Mismanagement. Lord Lothian KCVO (1922-2004), officier des Scots Guards puis politicien et diplomate, fut l’auteur d’essais remarqués, dont une biographie parfaitement hétérodoxe de Montgomery. devenu un classique de l’historiographie d’outre-Manche, considère, lui, que les événements ne trouvent leur véritable conclusion que le 5 mai, avec la capture près de la frontière irako- iranienne des derniers militaires allemands en fuite ? Enfin, l’école française pense avoir des raisons de juger que l’affaire d’Irak n’est soldée que le 6, date d’une lettre personnelle de à Paul Reynaud en vue, écrit le Premier ministre de Sa Majesté, « du règlement de questions irritantes pour nos deux pays ». Sans prétendre trancher ici cette querelle, il est sûr qu’après le 30, les quelques combats cités par l’Histoire ne peuvent être qualifiés, tout au plus, que d’escarmouches. ……… Bagdad – Par contre, l’histoire officielle britannique jette un voile pudique sur les violences antisémites qui se poursuivent à Bagdad et dans quelques autres localités, même si de nombreux musulmans n’hésitent pas à cacher et soigner des Juifs. Il apparaît que ces persécutions étaient prévisibles, sinon préméditées. Les maisons des Juifs avaient été marquées depuis quelques jours d’une main rouge peinte par les jeunes du mouvement de jeunesse Al-Futuwwa (inspiré des Jeunesses Hitlériennes, Al-Futuwwa compte plusieurs milliers de membres). Les derniers prêches du grand mufti, accusant les Juifs d’avoir renseigné les forces britanniques, ont suffi à déclencher la haine de la population et surtout des trop nombreux soldats irakiens réfugiés dans la ville. Vers 15h30, avec l’arrivée des premiers éléments de la 10e Division Indienne, l’ordre est enfin donné de sécuriser la capitale irakienne. Pénétrant immédiatement dans la ville, les soldats britanniques, frustrés d’avoir dû se contenter jusqu’à présent d’observer les violences sans pouvoir réagir, n’hésitent pas à ouvrir le feu sur tous ceux qui tentent de s’opposer à eux. À 17h, le couvre-feu est annoncé à la radio et par haut-parleur ; des dizaines de contrevenants seront abattus sans sommation. Dans la nuit, le calme revient peu à peu. Cet épisode tragique, qui sera dénommé Farhoud (« dépossession violente ») dans la mémoire collective juive, fait officiellement environ 200 morts et un millier de blessés, mais en réalité probablement plus du double. C’est le début de la disparition de la communauté juive d’Irak, vieille de plus de 2 500 ans. Dans les années qui suivront, la majorité s’exilera – de gré ou de force. ……… Front du sud – Les 20e et 21e Brigades Indiennes poursuivent leur progression vers le nord. Il n’y a plus trace de la 4e Division irakienne, comme volatilisée. Tout juste si quelques irréductibles, conduits par un colonel ombrageux, se feront encore tuer avec courage à Ctésiphon. ……… Front “français” (nord), 06h30 – Larminat, sans daigner donner d’explications, annule à la dernière minute ou presque la poussée prévue en direction de Daquq. Officiellement, l’offensive est seulement reportée au lendemain. Plus tard dans la journée, Larminat laissera entendre aux chefs de ses trois GT que la révision des avions de la FAML prend plus de temps que Stehlin ne l’avait espéré et qu’il attend de pouvoir bénéficier d’un appui aérien. En réalité, Massiet, sur les instructions d’Alger, a ordonné à son subordonné de se limiter désormais à des activités de patrouille et de laisser les Britanniques – s’ils le souhaitent autant qu’ils le disent – se colleter avec la 2e Division irakienne. Pour sa part, Stehlin, de plus en plus inquiet de la fatigue de ses hommes et de l’usure de ses matériels, n’est pas mécontent de limiter l’action tactique de son escadre à quelques vols de reconnaissance pour la forme, outre une veille de chasse minimale confiée à une section de deux Morane 406. 12h15 – La Légion sait prendre soin de ses soldats : en témoigne éloquemment l’arrivée à Mossoul du BMC de Palmyre. Les douze pensionnaires de Mme Dublanc, née Korkiewicz, ont rejoint l’Irak en six jours par la route, à bord de deux autocars Isobloc transformés par un garagiste de Damas en maisons de passe roulantes4. Mme Dublanc, surnommée par antiphrase la Grosse Wanda en raison d’une maigreur pathologique, a pris part à sa manière – « à l’horizontale » dit-elle avec le sourire – à la conquête du Maroc, puis à la guerre du Rif, avant d’accéder, à la satisfaction générale, à un poste de responsabilité5. La venue de son établissement va contraindre les commandants de Serrien-Jussé et de Kühlbach à établir un tour de service par CPLE et à organiser une navette par camions, sans oublier de mettre en place un poste prophylactique. ……… Londres, 19h00 – Le journal parlé de la BBC annonce la fin des hostilités en Irak. Cette nouvelle a d’abord été diffusée par Reuters, qui a battu de deux minutes Havas Libre et Associated Press. Dans les pubs de la capitale de l’Empire – et ailleurs – l’ale et le stout couleront à flots ce soir. Ce n’est pas tous les jours qu’on enlève une capitale ennemie ! ……… Bagdad, 19h30 – Arrivant d’Habbaniyah où il a été amené par un Audax de la RAF, le lieutenant-général Quinan fait son entrée dans la ville en cabriolet Rolls-Royce sans capote, escorté d’une douzaine de motocyclistes. 20h30 – Suivant les instructions de Wavell (qui n’a pas, sur ce point précis, demandé l’avis de Whitehall), Quinan se proclame gouverneur de l’Irak au micro de l’Iraqi Broadcasting Corporation. L’émission est captée par les stations de Damas et de Beyrouth qui la résument à l’attention de Massiet et Larminat, comme du haut-commissaire Puaux. Alger est informé peu après 22h30. 22h00 – La famille royale irakienne est de retour à Bagdad. Le régent espère ainsi contribuer à ramener le calme dans la capitale.

3 mai L’affaire d’Irak Bagdad – Le calme règne à nouveau dans la ville, où le lieutenant-général Quinan entend au plus vite déployer une garnison de nature à dissuader les nationalistes de s’opposer au retour du British Rule. Montées du sud ou venues de l’ouest, les troupes britanniques patrouillent dans les rues et tiennent les carrefours. Elles aménagent déjà leurs cantonnements comme si elles devaient ne jamais plus quitter l’Irak. Les Irakiens pourront rapidement distinguer qui gouverne vraiment leur pays et à qui Londres concède le droit de paraître – et encore – l’administrer. Approuvées l’avant-veille à l’unanimité par le Cabinet réuni au 10 Downing Street, les directives de Churchill prévoient la mise sous stricte tutelle de l’Irak jusqu’à la fin du conflit, et au-delà si nécessaire : à Londres, encore moins qu’ailleurs, on ne badine pas avec le pétrole. 12h00 – À l’heure où l’angélus sonne aux clochers des deux églises nestoriennes de la cité, Sir Kinahan Cornwallis descend de sa Rolls Royce pour reprendre possession de son ambassade où il a été précédé, protocole oblige, par son second. Cinq Royal Marines en tenue de campagne rendent les honneurs. Deux autres hissent l’Union Jack sous le commandement de leur sergent-major. – Welcome, Sir, dit seulement l’hon. D’Arcy Saint-Lewis à la tête du personnel rangé en demi-cercle. Pudique, ce jeune diplomate n’a pas le goût, ni l’art, des mots historiques.

4 L’interruption des relations avec la Métropole a contraint Mme Dublanc à ne plus proposer à sa clientèle avide de nouveautés que des pensionnaires originaires des diverses parties de l’Empire – ce qui ne semble pas avoir nui à leur succès, ni à ses affaires. 5 Wanda Dublanc a eu deux fils, nés de pères aussi inconnus l’un que l’autre. Soucieuse de respectabilité, elle les a fait éduquer dans les meilleures maisons. L’aîné finira supérieur du Grand Séminaire d’Issy-les-Moulineaux et le cadet notaire à Plougastel-Daoulas. – Doctor Saint-Lewis, I presume ? réplique Sir Kinahan qui plaisante pour cacher son émotion. My dear D’Arcy, it’s good to feel at home again. Well, ladies and gentlemen, glad to see you here. Back to business as usual for all of us. 17h30 – Surgissant de l’aérodrome de fortune d’Al Miqdadiyah, où se sont repliés les derniers avions utilisables de l’Iraqi Air Force, un Breda 65 – le seul de ce type dont le moteur puisse encore tourner – surgit au dessus de la capitale, trop bas et trop vite pour que les Vickers de DCA puissent l’atteindre. Il lâche deux bombes de 250 kilos. L’un de ces deux projectiles tombe dans le Tigre, l’autre transperce le toit en terrasse d’une villa isolée au milieu d’un jardin près du fleuve et incendie le bâtiment. En l’absence des pompiers irakiens, les sappers britanniques interviennent. Ils retireront des décombres les corps du major O’Flanaghan et de l’un de ses yaouleds. 17h42 – Quatre Gladiator de la RAF abattent sans pitié le bombardier irakien. L’appareil s’écrase, mais ne brûle pas, ce qui permet d’en retirer, outre le corps du pilote – un mercenaire espagnol nommé Rodrigo Martinez – des plans prouvant que la maison du major était bien la cible du bombardement, exécuté avec toute la précision d’un professionnel. L’examen de ces documents, aussitôt transmis aux services du colonel Carbury, montre que cette mission désespérée avait été ordonnée à Martinez parce que l’on croyait attaquer ainsi le PC secret de Quinan, sur la foi de renseignements transmis la veille par un homme qui se présentait comme un agent des services secrets allemands… 6 ……… Ouest de l’Irak, 15h00 – Deux Gladiator de la RAF mitraillent deux voitures et un camion filant vers la frontière syrienne. Traqué depuis plusieurs jours par “Mercol”, trahi par les tribus du désert ayant tourné casaque suite aux appels du régent Abd al-Ilah et de Glubb Pacha, Fawzi al-Quawukji n’avait pas d’autre choix que de tenter de regagner son ancienne base de Palestine, en passant par le sud de la Syrie qu’il connaît bien. Le major Merry, voyant sa proie lui échapper et ne voulant pas risquer de la voir tomber aux mains des Français, n’a pas eu d’autre choix que de faire appel à l’aviation. Les véhicules sont incendiés, Fawzi al- Quawukji grièvement blessé et il a perdu pratiquement tous ses hommes. Il va disparaître de la scène politique pendant un bon moment. ……… RAF Rasheed – La RAF occupe les installations – ou plutôt ce qu’il en subsiste après les attaques que l’aérodrome a subies au cours des dernières semaines, particulièrement lors de l’opération Bertha. Le drapeau bleu à l’Union Jack dans le quart supérieur gauche et à la cocarde rouge-blanc-bleu ne flotte que sur des ruines. Habbaniyah restera consacrée au transit et à la formation des personnels. C’est la Fleet Air Arm qui prendra en charge la protection de Bassorah et la surveillance du nord du Golfe. ……… Kirkouk, 11h30 – Le père Louis-Arthème de Kervilzic sj, un archéologue qui participe aux fouilles sur le site de Ninive, rapporte à Larminat que le Brigadier Saïd Mansour, chef de la 2e Division irakienne, sollicite un cessez-le-feu. Il lui fait aussi part du désir de Mansour de se rallier au régent. Sans vouloir s’engager davantage, Larminat fait répondre par cet intermédiaire discret que la DML, pour ce qui la concerne, entendait déjà s’abstenir d’opérations offensives. ………

6 Il semble en fait que cet étrange épisode n’ait rien à voir avec l’Irak. Quelques semaines plus tard, un faire-part publié par sa famille dans l’Irish Times de Dublin révèlera la véritable identité du major O’Flanaghan : Peter O’Flaherty DSO MC and bar, des Cameron Highlanders (The Queen’s Own). Mais, dans certains pubs irlandais où l’on a la rancune tenace, on avait trinqué à la mort du “traître O’Flaherty” avant même la publication de ce faire-part. Et des esprits curieux ont établi un rapprochement avec le décès (accidentel bien sûr), quinze jours après la mort du major, d’un collaborateur du colonel Carbury dont le nom (que nous ne révélerons pas ici, « laissons les morts enterrer les morts ») signalait clairement l’origine irlandaise… Mossoul, 12h00 – En présence de son officier de liaison britannique, qui se garde de piper mot, le général Massiet déchire sans autre forme de procès un télégramme de l’état-major de Quinan. Celui-ci lui suggérait, en des termes d’une sécheresse inattendue, pour ne pas dire désobligeante entre compagnons de combat, d’entamer dès le 5 l’évacuation de ses unités terrestres et aériennes vers la Syrie et le Liban. « Cette affaire, dit Massiet à la cantonade, devra être réglée par nos gouvernements. Moi, je ne bougerai pas d’ici. Je m’y sens bien ! » L’officier britannique n’est pas sourd, il transmettra. De son côté, Massiet rend compte aussitôt à Alger. Le Caire, 13h00 – Un message de Sir Archibald Wavell au lieutenant-général Quinan lui annonce qu’il entend se rendre à Bagdad le 5 mai pour tenir une conférence interalliée, à laquelle il demande à son subordonné d’inviter « courteously and for political reasons » les généraux Massiet et Larminat. Alger, 16h00 – Reynaud appelle Paul-Boncour, à Londres, pour une conversation apparemment banale mais pleine d’allusions (les Français se méfient à juste titre du téléphone, écouté presque ouvertement par les services britanniques). Après en avoir parlé avec Mandel et De Gaulle, puis avec Lebrun, il décide d’envoyer de toute urgence Margerie dans la capitale britannique pour des conversations avec Anthony Eden et, s’il le faut, avec Winston Churchill. Margerie sera porteur d’une courte lettre personnelle du Président du Conseil au Premier ministre. ……… Berlin – Le Völkischer Beobachter publie, en double page centrale, un reportage illustré sur les exploits de la Luftwaffe en Irak. Signé par un “Hans Meier” passe-partout, le texte a été rédigé en fait par Josef Goebbels lui-même, qui a brodé sans se gêner sur le compte-rendu du major Güstrow. 12h30 – Un rapport de la Gestapo signale à Reinhard Heydrich une rumeur entendue dans la matinée : Ernst Udet, malgré la surveillance de ses médecins, aurait tenté de se suicider en se jetant par la fenêtre. Heydrich retransmet l’information à Heinrich Himmler, à charge pour lui d’en faire part ou non au Führer, puis, à tout hasard, il la communique à Hermann Göring par téléphone. Il lui semble que le Reichsmarschall en éprouve quelque émotion. 19h30 – Au micro de Radio Berlin, Hans Fritzsche en personne tire les conclusions de la chute de Bagdad où, dit-il, « l’Empire britannique aux mains des judéo-ploutocrates vient de remporter, une fois de plus, une victoire à la Pyrrhus. » Fritzsche laisse entendre que d’autres événements favorables à la cause de l’Axe sont attendus sous peu au Moyen-Orient.

4 mai L’affaire d’Irak Bagdad – Sir Kinahan Cornwallis et le lieutenant-général Quinan passent la journée avec leurs political advisers. Il s’agit pour eux de choisir les ministres du futur cabinet de Nouri Saïd et de désigner le commissioner britannique qui doublera le wali (gouverneur) de chaque wilayet (province) irakienne. Pour le reste, l’ordre est revenu dans la ville où la police irakienne, contrôlée de près par la Military Police, réapparaît encore timidement. En fin de soirée, on retrouve au bord du Tigre le cadavre d’un certain Sélim Bassidj, naguère informateur privilégié de feu le major O’Flanaghan. Il a été poignardé en plein cœur par un inconnu7.

7 Il semble que l’assassinat de Sélim Bassidj n’ait pas un motif politique, mais qu’il soit plutôt lié aux relations très personnelles qu’entretenait le major O’Flanaghan avec ses plus proches collaborateurs (toujours à l’exemple du grand Lawrence). Quoi qu’il en soit, cet aspect intime a été laissé de côté dans le film que la vie, ou plutôt la légende d’O’Flanaghan a inspiré à Sergio Leone, Il était une fois en Irak. On se souvient de James Coburn dans le rôle de Sean (sic) O’Flanaghan et de Rod Steiger dans le rôle de Sélim Bassidj, sur une musique d’Ennio ……… Nord de l’Irak, 11h00 – Aux avancées d’Injanah, les éléments de pointe de la Household Cavalry qui montent vers le nord avec lenteur tombent dans une embuscade tendue par la 2e Division irakienne à la fin de la matinée. On dénombre une quinzaine de morts et deux fois plus de blessés. À l’évidence, s’il s’affirme prêt à un cessez-le-feu, le Brigadier Mansour n’entend pas y être contraint. 12h30 – Réunis à Mossoul pour un déjeuner, Massiet et Larminat se concertent sur l’attitude à adopter le lendemain avec les Britanniques. Les instructions d’Alger leur prescrivent la plus extrême fermeté. Massiet n’en ordonne pas moins à Larminat de faire préparer par son état- major le retour de la DML en Syrie et au Liban. Base Aérienne de Kirkouk – Le lieutenant-colonel Stehlin fait le point des moyens dont la FAML dispose encore. Au début de la campagne, elle alignait 14 Morane 406, 8 Morane 410, 22 Potez 63.11 et 8 T-6. En dépit des efforts du commandant Grélaux et de ses équipes, elle ne peut aujourd’hui mettre en l’air que 7 Morane 406, 3 Morane 410, 12 Potez 63/11 et 2 T-6 – symptôme de l’usure des hommes et des matériels. ……… Frontière turco-irakienne – Le Hauptmann Stiffler, un Gefreiter et cinq hommes se présentent à M. Régnier. Ils ont, racontent-ils, passé deux jours de détente, après des péripéties manquant d’agrément, dans une maison de tolérance de Mossoul, La Corne d’Or, tenue par une citoyenne turque, Mme Roxelana Gëlzip, qui les a cachés aux Français. Elle a expliqué sa conduite, non par l’appât du gain, mais par la piété filiale : elle a présenté fièrement à Stiffler une Croix de Fer décernée durant l’Autre Guerre à son défunt père. M. Régnier, aussi pudibond qu’expérimenté, craint cependant que les gonocoques turco-irakiens soient moins germanophiles que Mme Gëlzip et exige que les sept hommes passent une visite médicale en règle avant de poursuivre leur équipée vers Istanbul. ……… Londres, 18h00 – Margerie a voyagé à bord du Dewoitine 338 d’Air France qui relie un jour sur deux Alger à Londres via Lisbonne. Paul-Boncour l’attendait à l’aérodrome de Croydon. Ils déjeuneront le lendemain avec Anthony Eden et dîneront avec Winston Churchill. ……… Berlin – Le Berliner Tagblatt, comme la plupart des grands quotidiens allemands, publie une dépêche du DNB, datée de Paris, sur la tournée d’Ernst Udet dans les usines aéronautiques des pays occupés. Le texte, factuel, sans aucun commentaire, est illustré par une photo du Generalluftzeugmeister en train d’inspecter les ateliers d’Hispano-Suiza à Bois-Colombes. Les lecteurs ignoreront que le cliché, authentique, a été pris sept mois auparavant.

L’affaire d’Iran : perfide Albion… Londres – Sir Alexander Cadogan fait apporter au roi George VI8 et remettre à tous les membres du War Cabinet un mémorandum qu’il a rédigé à la demande d’Anthony Eden, avec la collaboration de son homologue du Colonial Office et en consultation avec le CIGS. Ce texte est intitulé, dans le style propre à Whitehall, « East of Suez to India 1941-1942: a survey »9. En fait, Sir Alexander analyse la situation propre à chaque pays ou zone géographique et propose une ligne d’action pour la Turquie, la Palestine, la Transjordanie, l’Arabian Peninsula – ce qui recouvre l’Arabie Saoudite, dont Londres ne se console toujours

Morricone (qui, selon beaucoup, est ce qu’il y a de meilleur dans le film). 8 Trois prérogatives politiques sont reconnues au souverain constitutionnel britannique: savoir (être informé de tout), conseiller (toutes les autorités politiques, et d’abord le Premier ministre), avertir (de tout ce qui pourrait mettre en cause l’unité et la sécurité du Royaume et de l’Empire). 9 « De l’est de Suez aux Indes 1941-1942 : un panorama ». Il faut rappeler qu’il est d’usage, en France, de parler des Indes, au pluriel, jusqu’en 1947. pas d’avoir perdu le contrôle (et le pétrole), le Yémen, le sultanat d’Oman, les émirats et les principautés de la Côte de la Trêve, le Koweit, l’Irak, l’Iran et l’Afghanistan. Deux lignes attireraient, s’ils pouvaient les connaître, l’attention des Français : « It is unfortunate indeed that Britain, at least for the time being, has to refrain from any action whatsoever in Syria and in Lebanon » – « Il est certainement regrettable que la Grande-Bretagne, pour le moment du moins, doive s’abstenir de quelque action que ce soit en Syrie et au Liban »… Ce qui sous-entend sans doute que Sir Alexander et Whitehall en général ne renoncent pas à expulser la France du Proche-Orient après la guerre, quitte à y laisser aux Français, comme ils l’ont fait en Égypte, une prédominance culturelle. En attendant, les responsables britanniques retiendront les cinq idées-forces de ce texte : (i) La neutralité de la Turquie est, pour la Grande Bretagne, plus intéressante (et, à tous les sens du terme, moins coûteuse – « less expensive » écrit Sir Alexander en toutes lettres) qu’une entrée en guerre d’Ankara aux côtés des Alliés. Elle a, de plus, l’avantage de ne pas faire naître d’inquiétudes à Moscou alors qu’il faut, plus que jamais, encourager Staline et le Kremlin à ne pas persévérer dans la voie de la “non-agression” avec l’Allemagne. … (ii) La situation d’instabilité entre communautés qui prévaut en Palestine depuis 1929 au moins, avec des poussées de fièvre, exige plus que jamais de s’en tenir aux préconisations du Livre Blanc du 17 mai 1939 et de ne rien entreprendre ni permettre de nature, aussi peu que ce soit, à déplaire aux Arabes. Sir Alexander doit concéder (« I regret ») que les nécessités militaires puissent amener le CIGS à autoriser le recrutement d’éléments juifs (« but nothing more, in my mind, I repeat nothing more than a light brigade » – « mais, à mon avis, pas davantage, je répète : pas davantage qu’une brigade légère ») pour aller combattre aux côtés des Alliés en Europe continentale, et de quelques agents des deux sexes pour les Services spéciaux. Il note cependant que cette brigade regrouperait de facto les gens les plus remuants et faciliterait du même mouvement l’exercice du British Rule. Par ailleurs, Sir Alexander, féru de précédents comme tout diplomate qui se respecte, n’a rien oublié des gesticulations de Guillaume II et il évoque, pour la rejeter aussitôt il est vrai, l’hypothèse que la Tirpitzufer parvienne, en s’inspirant des leçons de Lawrence, à susciter une “révolte arabe”. Il suggère pourtant que la question de la participation au maintien de l’ordre d’unités issues de la Haganah plus ou moins clandestine, selon le modèle des Special Night Squadrons formés à partir de 1936 par le Captain Orde Wingate, doit rester ouverte. … (iii) Le calme qui prévaut en Transjordanie, particulièrement grâce à Glubb Pacha (Brigadier Sir ), qui commande la Légion arabe, et le même calme désormais rétabli en Irak doivent être considérés comme « most satisfactory ». Sir Alexander propose de rechercher au sein de l’élite des troupes bédouines de l’émir Abdallah assez de volontaires10 pour former au moins un battalion qui serait, lui aussi, expédié en Europe continentale et ferait en quelque sorte pendant à la brigade juive (Sir Alexander semble ici négliger le fait que la Légion arabe ne compte pas plus de 1 600 combattants). … (iv) S’agissant la Péninsule arabique, Sir Alexander propose, sans ambages, que la Grande- Bretagne mette à profit la guerre pour occuper Riyad et Médine, afin de remplacer la famille Séoud par les Husseini, qui pourraient ainsi recouvrer leur autorité sur La Mecque. Du même mouvement, BP et la Royal Dutch Shell pourraient obtenir des États-Unis, empêtrés dans leur

10 Sir Alexander n’ignore pas que certains éléments de la Transjordan Frontier Force se sont mutinés en territoire irakien au mois d’avril : les hommes estimaient qu’ils ne s’étaient pas engagés pour combattre loin de chez eux. neutralité, une minorité de blocage, à tout le moins, dans la California-Arabian Standard Oil Co 11. … (v) Enfin, à propos de l’Iran, Sir Alexander note : « Myself and my colleagues here and in CO, as well as our friends in Imperial General Staff, agree that it is now paramount to get rid of the present incumbent of the Throne of Peacocks and to replace him by his son. His Imperial Highness has shown himself during the Iraqi situation as a hazard which is to be fought accordingly as quickly as possible. We cannot leave HIH mess with oil in any way. Young as he is these days, and educated in Europe under our discreet and benevolent supervision, the Heir apparent will be, if I may say so, a puppet whose strings we shall pull » – « Mes collègues du Foreign Office et moi-même, comme nos collègues du Colonial Office et nos amis de l’état-major général impérial, sommes tombés d’accord pour estimer qu’il est désormais de toute première importance de se débarrasser de l’actuel titulaire du Trône des Paons et de le remplacer par son fils. Durant la crise irakienne, Sa Hautesse Impériale a démontré qu’il fallait la tenir pour une menace et, qu’il fallait, comme telle, la faire disparaître aussitôt que possible. Nous ne pouvons laisser SHI faire joujou avec le pétrole. Jeune comme il l’est encore, et formé en Europe sous notre supervision discrète et bienveillante, son héritier présomptif ne sera, si j’ose m’exprimer ainsi, qu’une marionnette dont nous tirerons les ficelles. »12 Là encore, s’ils pouvaient lire ces lignes, les Français pourraient s’étonner que Londres ne songe même pas à leur demander leur avis. Mais il est vrai qu’ils ne détiennent aucune participation dans l’Anglo-Iranian Oil . … In fine, Sir Alexander Cadogan écrit noir sur blanc que deux prétextes doivent être utilisés pour justifier une intervention armée en Iran, intervention facilitée par la présence en Irak de forces d’importance : le refus du Chah Reza d’interner, ou au moins d’expulser tous les ressortissants de l’Axe, ainsi que la permission accordée à quelques cargos italiens et allemands de rester à l’amarre dans le port de Bandar Abbas, à proximité d’Abadan13. Il prévient, cependant, qu’aucune action ne devrait commencer contre Téhéran avant que les Soviétiques n’aient été informés de la ligne générale des intentions britanniques et qu’ils y aient, ne serait-ce qu’implicitement, donné leur accord. De ce point de vue, affirme Sir Alexander, il serait bon que le gouvernement de Sa Majesté prenne, verbalement bien sûr, l’engagement que ses forces ne dépasseraient pas la capitale iranienne. Verbalement encore, le gouvernement de Sa Majesté pourrait indiquer à Moscou qu’il ne s’opposerait pas à une présence de l’Armée et de la Marine Rouges sur la totalité des rivages de la Caspienne (si désagréable que soit cette perspective).

5 mai L’affaire d’Irak : perfide Albion Bagdad, 09h30 – Nouri Saïd, au sortir d’une audience du régent, annonce la composition de son cabinet devant une petite troupe de journalistes – Reuters, la BBC, les grands quotidiens, mais pas Havas libre qui n’est pas parvenue, malgré ses efforts depuis le début de la crise, à obtenir que les autorités accréditent son envoyé spécial.

11 Future Aramco. 12 On notera, pour l’anecdote, que le Foreign Office, toujours soucieux de protocole, utilise pour le Chah la titulature « Hautesse Impériale » (sic) et non de « Majesté » accordée cependant au “Roi des rois” Hailé Sélassié. On relèvera aussi que Sir Alexander ne mentionne pas le nom du CIGS, Sir John Dill, avec qui ses rapports sont, de notoriété publique, parfaitement exécrables. 13 La Royal Navy et la Military Intelligence soupçonnent, non sans raisons, leurs officiers et leurs équipages de fournir à leurs pays des renseignements sur le trafic des pétroliers navigant pour le compte des Alliés. Assistent eux aussi à la petite cérémonie des personnages ventripotents, dont les uniformes, semblables en tous points à ceux des Britanniques, s’ornent des distinctives de l’armée irakienne… Les officiers sans troupes des battus. Battus mais vivants : le régent Abd al-Ilah et son Premier ministre, attachés à une justice d’un autre âge, ont déjà envoyé au gibet sans jugement cinq partisans du Carré d’Or. L’exécution de huit autres est prévue pour le lendemain… sans parler de ceux qui ont été balancés pieds et poings liés dans le Tigre, sans témoins, à la faveur de la nuit : indispensable, leur mort n’aurait pas eu, ont estimé le régent et Nouri Saïd, valeur d’exemplarité. Le nouveau ministère n’est, sans surprise, formé que d’hommes connus depuis longtemps pour leurs sympathies pro-britanniques – sympathies encouragées par des virements réguliers en espèces. Le colonel Dujardin, qui dispose en Irak d’un bon réseau d’honorables correspondants, grâce à la CFP, aux sociétés de services liées au pétrole et à diverses équipes d’archéologues, avait établi dès 1938 la réalité de ces mouvements de capitaux… 11h00 – Conférence interalliée dans un salon de l’hôtel Raffles Babylon14, présidée par Sir Archibald Wavell et Sir Kinahan Cornwallis, avec à leur gauche les généraux Quinan, Slim et Clark, et le colonel Carbury. Quelques-uns notent avec surprise que le colonel a mis un brassard de deuil : c’est sa manière à lui, si peu sentimental, de rendre un dernier hommage à O’Flanaghan Massiet et Larminat, venus du nord en avion avec leur officier de liaison seulement, ont été installés à la droite de Sir Kinahan. Il s’agit, pour Wavell, de déterminer les garnisons à laisser en Irak et de fixer des dates pour la mise à sa disposition des troupes pour d’autres théâtres d’opérations, présents (Grèce et Yougoslavie) ou potentiels (l’Extrême-Orient, par exemple). « Malheureusement, précise-t-il, il me faut aussi tenir compte des nécessités du maintien de l’ordre en Palestine et de la stabilisation de la situation en Transjordanie – sans oublier l’éventualité d’une action à mener… in another part of the world15 au cours des semaines ou des mois à venir. » Massiet alors, d’un air innocent : « Eh bien, nous pourrions, uniquement pour vous aider bien sûr, laisser en permanence en Irak l’équivalent d’un régiment d’infanterie motorisée et une escadrille de chasse – étant entendu que ces unités mises à la disposition du commandement britannique auraient vocation à revenir au Levant mandataire en cas de nécessité. » Quinan, qui se croit déjà proconsul en Irak, bondit et réplique avec pétulance que l’accord Sykes-Picot de 1916, qui déterminait les zones d’influence de la France et du Royaume Uni en Orient, n’autorise en rien des troupes françaises à stationner en dehors des territoires de la Syrie et du Liban. « D’ailleurs, ajoute-t-il aigrement (et sans, apparemment, réaliser la contradiction), aucun règlement international n’a encore fixé des frontières stables et reconnues aux deux mandats français ! Cette situation nous permettrait d’intervenir de plein droit dans les zones contestées du Djebel Druze libano-syrien ! » Enfin, reprenant l’esprit du télégramme de son état-major, il conclut sans excès de politesse : « Pourrions-nous enfin savoir à quelle date vos forces auront définitivement évacué les provinces de Kirkouk et Mossoul ? The sooner the better! » Edward Quinan est de ceux, fort nombreux outre-Manche, qui ne pardonneront jamais à Gouraud d’avoir chassé Fayçal Ier de Damas et d’avoir mis fin au rêve de Lawrence d’un grand royaume arabe. Pour lui, comme pour ses semblables, les Français ne peuvent être en Orient que des intrus – pire : de misérables usurpateurs – qu’il importe d’expulser au plus vite, the sooner the better! Massiet, obéissant avec plaisir aux consignes d’Alger, indique froidement qu’il n’a reçu aucune directive de son gouvernement concernant la date de son éventuel retour en Syrie

14 Exploité par la société Raffles et aussi confortable et luxueux, aux dires des voyageurs, que ses pareils de Hong Kong et de Singapour, ce palace, tenu alors pour l’une des perles de l’Empire, a aujourd’hui disparu. 15 Suivant la pratique séculaire des responsabilités reconnues par Whitehall au man on the spot, Wavell a été tenu informé de l’entrevue de Sir Reader Bullard avec Reza Chah. mandataire : « Cependant, ajoute-t-il, je crois pouvoir affirmer que la France considère aujourd’hui qu’il est nécessaire d’entamer très vite une négociation globale sur les problèmes économiques du Moyen Orient, en général et, en particulier, sur la question de la répartition du pétrole. » On se quitte sur une note d’acrimonie, sans prendre aucune décision ni même partager le déjeuner prévu. 12h30 – Massiet et Larminat reprennent l’avion à Rasheed pour regagner le nord. ……… Londres, 10h30 – Appel téléphonique d’Anthony Eden à Paul-Boncour. Il est désolé d’avoir à annuler le déjeuner prévu avec lui et Margerie, mais il lui faut d’urgence préparer le Question Time16. Des députés tories, en leur temps partisans de l’appeasement, vont interpeller le Cabinet sur la situation en Grèce et en Yougoslavie et lui reprocher un saupoudrage de moyens militaires. Eden se tiendra néanmoins à la disposition de ses hôtes dès 16h30, dit-il, et le dîner avec Winston Churchill est bien entendu maintenu. 11h00 – Télégramme de Margerie et Paul-Boncour à Alger. Ils se demandent si cette annulation n’est pas une dérobade. 12h00 – Réponse d’Alger : « Ne cédez sur rien ». ……… Bagdad, 15h00 – Télégramme secret de Wavell à Churchill. Le maréchal rend compte de l’échec de la réunion du Raffles et déplore « a really too obvious lack of inter-allies cooperation spirit » chez Quinan – sans qu’il soit possible de discerner s’il regrette le « manque d’esprit de coopération interalliée » ou le fait que ce sentiment soit « trop évident ». Et il ajoute, recourant à une formulation alambiquée : « As far as British Forces in Middle East, in general, are concerned, may be the Cabinet would find it expedient to proceed in the near future with a reshuffle in the chain of command » – ce remaniement de la chaîne de commandement britannique au Moyen-Orient devant évidemment, dans son esprit, le soulager du poids de responsabilités politiques non désirées. 16h00 – Télégramme en code de Massiet et Larminat à Alger : « Sommes soumis à vives pressions certains Britanniques pour quitter Irak au plus vite. Ne bougerons naturellement pas. Attendons instructions. » ……… Londres, 16h30 – Le Cabinet a été malmené par les parlementaires. Le speaker de la Chambre a dû tancer des députés qui se sont laissé aller à proférer de vilains mots, cowardice ou stupidity par exemple. Mais Anthony Eden, dans son bureau du Foreign Office, affiche la même élégance et démontre autant de courtoisie que d’ordinaire. Après lecture d’une copie de la lettre de Reynaud à Churchill, il affirme sereinement aux deux Français : « Nous sommes un peuple de marins. Nous gardons l’habitude de donner davantage d’autonomie que vous à nos grands subordonnés lointains. Mais il est vrai que certains se laissent aller à abuser de cette tradition. » À ses yeux, la référence à la sacro-sainte tradition britannique paraît régler le problème. D’autant qu’il précise ensuite, en substance, que le gouvernement de Sa Majesté, pour ce qui le concerne, tient à “geler”17 jusqu’à la Victoire tout ce qui touche à l’Empire, qu’il s’agisse de son étendue à venir ou de son évolution. ………

16 Les députés de la Chambre des Communes peuvent interroger le Premier ministre et les autres membres de son cabinet sur toutes les questions qui les intéressent, chaque mardi et chaque jeudi, entre 15 et 16 heures. Il est hors de question de s’y dérober. C’est toujours un grand moment. 17 Pour bien expliciter sa pensée, Eden dira : « We’ve put these items into a huge deep-freezer. They’ll wait quietly there, like mammoths in Siberian permafrost. » (Nous avons mis ces sujets dans une énorme glacière. Ils y attendront tranquillement, comme des mammouths dans le permafrost sibérien.) Frontière irako-iranienne, 17h30 – Sur renseignements, un poste de garde de la 21e Brigade arrête sur la route de Mehran en territoire irakien, deux kilomètres avant la frontière, l’attelage formé d’un tracteur Fordson qui a connu quelques jours meilleurs et d’une charrette à roseaux. Le sous-lieutenant qui commande les Britanniques n’a pas de peine à attribuer une origine européenne, en dépit de leurs haillons franchement couleur locale, au chauffeur et aux passagers de la caravane – dont un faux malade prétendu paludéen, le capitaine Stellenbrünn, des Brandenburger, qui, vraiment blessé, se mord les lèvres pour ne pas hurler de douleur sur les planches de la guimbarde. L’officier et ses trois soldats sont les seuls survivants d’une escarmouche survenue l’avant-veille, non loin de Jassan, avec ils ne savent pas trop qui. Des paysans pillards, peut-être, ou des déserteurs de la 4e Division irakienne en maraude. Malgré les soins aussitôt prodigués par les médecins britanniques, puis un transfert à l’hôpital central de Bagdad en Valentia sanitaire, le capitaine Stellenbrünn ne survivra pas à ses blessures. Il sera enterré, avec les honneurs militaires, dans le petit cimetière attenant au temple luthérien de la capitale. Le colonel Carbury l’ignore, tout comme MM. Régnier et Gullbrandsson, mais avec la capture des quatre hommes, l’équipée allemande en Irak, dernier soubresaut du grand dessein oriental de Guillaume II et des pangermanistes, s’achève. C’est le point final de l’opération Ostmond. Il n’y aura plus d’autres passages, ni de nouveaux prisonniers. Une page s’est tournée sur un épisode qui semblerait sombrer dans le dérisoire ou le chromo s’il n’incluait pas, d’abord, une part de tragédie. ……… QG français, Kirkouk, 18h30 – Le père de Kervilzic introduit dans le bureau de Larminat, en présence de Massiet, un homme d’allure martiale malgré ses pauvres vêtements de paysan : le Brigadier Saïd Mansour, qui a définitivement compris d’où soufflait le vent, vient annoncer son ralliement au régent. Les deux généraux constatent que Mansour, formé par les Turcs avant 1914, parle un français parfait. Se croyant peut-être au Maroc insoumis, ils lui accordent l’aman. « Nous ferons tout notre possible, promet Massiet, pour faciliter l’acheminement de vos troupes à Bagdad – ou toute autre garnison – dès que le régent lui-même aura pris acte de votre… réconciliation. » Pleins de sollicitude, les Français proposent même au brigadier un avion pour gagner la capitale – aussitôt, s’entend, que Mansour sera convaincu d’être en sécurité auprès de Nouri Saïd. On peut penser que Massiet et Larminat sont d’autant plus empressés qu’ils ne seraient pas vraiment fâchés de jeter dans les pieds de Quinan un Mansour qui leur serait redevable. ……… Londres, 20h00 – Winston Churchill n’oublie jamais ses origines aristocratiques. Il sait jouer des nuances en virtuose. Il n’offre pas à dîner dans les salons du 10 Downing Street, mais dans un cabinet particulier chez Simpson, sur le Strand, haut lieu de la gastronomie à l’anglaise – et l’un des quatre restaurants de la capitale18 autorisés à s’affranchir des restrictions, au prix d’une taxe qui double des additions déjà pharaoniques. Le roast-beef, gloire de la maison, y garde sa cuisson et son goût d’avant-guerre. Informelles, ces agapes, qu’il arrose, depuis l’apéritif, avec sa générosité coutumière, lui permettent davantage de liberté de parole. Au vrai, il parle aussi net que le sabir franco- anglais qu’il affectionne le lui permet. Il condamne sans ambages tous ceux qui, dans les circonstances présentes, voudraient faire passer ce qu’ils prennent pour les meilleurs intérêts de l’Empire avant les nécessités de l’Alliance franco-britannique. « Moi, clame-t-il avec, d’évidence, plus de clarté que de respect de la langue de Voltaire, I don’t care qu’ils

18 Avec Rule’s, près de Covent Garden, le Ritz et le Savoy. Oscar Wilde prétendait quelquefois que le roast-beef de Simpson’s – réellement exceptionnel – démontrait à lui seul l’existence de Dieu. m’obstaclent19 et je les punitionnerai ! » Recourant à l’Ancien Testament, il compare hardiment le pétrole d’Irak au plat de lentilles d’Ésaü. Le Premier ministre britannique finit toutefois par percer sous l’allié fidèle de la France, en indiquant que le Royaume Uni, attaché au statu quo pétrolier, en Irak et ailleurs, qui le satisfait, entend bien recevoir une part des ressources à découvrir, à l’avenir, dans les colonies françaises. « We’ve been told here, insinue-t-il, that, from your Sahara, we may expect… »20 Il laisse entrevoir, par ailleurs, qu’à son avis, la répartition des zones d’influences en Orient pourrait, un jour, faire l’objet d’un réexamen « in the best interest of both parties. » En bref, Churchill s’engage à écrire à Paul Reynaud dès le lendemain pour mettre fin aux tensions et prendre l’engagement de respecter l’Empire français « in Middle-East and elsewhere ». Margerie, s’il peut retarder l’heure de son départ, sera en mesure de se charger lui-même de cette missive. Eden, qui n’est pas étranger à la volonté de conciliation de son Premier ministre, se borne à opiner du bonnet. Margerie et Paul-Boncour, eux, prennent acte.

6 mai L’affaire d’Irak : obstinée Marianne Londres, 07h30 – John Colville, le secrétaire personnel de Churchill, apporte lui-même à l’hôtel Connaught, où Margerie est descendu, la lettre promise par le Premier ministre. Rédigée en anglais – mais commençant par Mon cher Reynaud en français dans le texte, la missive reprend les engagements pris la veille. Le Royaume Uni y confirme sa volonté de ne pas porter atteinte à la répartition des ressources pétrolières du Moyen-Orient entre les compagnies, ni au statu quo territorial. Mieux : lorsque viendra le moment – le plus tard possible, et if any – de remettre à la disposition de la Société des Nations les mandats confiés aux termes du traité de Versailles, il s’engage à n’agir qu’en concertation avec la France pour procéder à la redistribution des zones d’influence en Orient. Churchill termine sa lettre par un « Je vous assure de ma confiance dans notre victoire commune et de mon amitié, mon cher Reynaud, et je vous embrasse », toujours en français dans le texte. Cette formulation ne laisse pas d’étonner Margerie et Paul-Boncour, qui croyaient pourtant commencer à connaître les idiotismes churchilliens. Colville indique verbalement à Margerie qu’afin d’éviter d’autres malentendus, la substance de cette lettre, augmentée d’un commentaire du Foreign Office, est en cours de transmission aux responsables britanniques du Moyen-Orient, civils et militaires – ce qui inclut, précise-t- il, en plus de l’East of Suez, l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie. 08h30 – Margerie, accompagné par Paul-Boncour, arrive à Croydon pour embarquer à bord du DH Flamingo de la BOAC21. Dans la voiture, entre le Connaught et l’aérodrome, ils ont tous les deux discuté du compte rendu que le premier présentera au Conseil des ministres extraordinaire prévu pour la fin de la journée à Alger. 11h15 – Communiqué du War Cabinet : « Prenant en considération la dégradation de la santé du lieutenant-général Quinan », le cabinet décide, sur proposition de Winston Churchill

19 Winston Churchill adore cette tournure. On connaît son apostrophe fameuse : « Général de Gaulle, si vous m’obstaclerez, je vous liquidera ! » 20 Le Premier ministre laisse ici entendre qu’il a eu connaissance des rapports de Conrad Kilian sur les ressources pétrolières du Sahara – et qu’il les prend plus au sérieux que les officiels français. 21 En 1939, la BOAC (British Overseas Airways Corporation) a succédé aux Imperial Airways. Depuis l’automne 1940, il y a six vols par semaine dans chaque sens entre Londres et Alger, assurés par Air France (Dewoitine 338) et la BOAC (De Havilland Flamingo). Cette fréquence élevée, exigée par les échanges constants de gouvernants, de hauts fonctionnaires et de responsables militaires, sans compter les hommes d’affaires, journalistes et officieux, souligne l’ampleur de la coopération entre la France et le Royaume Uni. lui-même, de nommer le général directeur du recrutement du GHQ India22, à Delhi, à dater du 25 mai. Dans l’immédiat, “Bill” Slim lui succèdera comme gouverneur militaire de l’Irak par intérim. 13h00 – Eden, pour se faire pardonner l’annulation de la veille23, déjeune avec Paul-Boncour au Traveller’s Club, sur Pall Mall : « Je suis convaincu, cher ami, que nous avons su régler tous ensemble une affaire délicate avec… délicatesse. Quant au général Quinan, votre bête noire, nous lui avons attribué une affectation où il ne vous gênera plus. » Mossoul – Mme Roxelana Gëlzip est arrêtée pour espionnage ! Massiet renonce à la faire fusiller, telle Mata-Hari, mais il décide de l’expulser sous vingt-quatre heures vers sa Turquie natale (en soulignant auprès des autorités turques qu’il s’agit là d’un geste de courtoisie à l’égard de leur pays). À titre provisoire, la gestion de la Corne d’Or sera confiée à Mme Wanda Dublanc. Il semblerait que Mme Gëlzip, tenue à l’œil depuis longtemps par les services du colonel Carbury, ait été dénoncée aux autorités par l’une de ses pensionnaires, une Fatima Belargöl. Celle-ci s’appellerait en réalité Emineh Israelian. Francophile, comme toute la communauté arménienne, elle aurait sanctionné la germanophilie de sa patronne. Il n’en est pas moins vrai que, six semaines plus tard, l’Arménienne sera exfiltrée d’Irak par les soins du colonel Dujardin – pour lequel, murmurera-t-on sous le manteau, elle travaillait depuis fort longtemps. On la retrouvera peu après à la direction du claquedent le plus huppé de Beyrouth, la Flûte enchantée, rue Hamra. Non sans respect, le Tout-Levant l’appellera bientôt « cette chère madame Israelian », ce qui contribuera à en faire, après-guerre, les yeux baissés derrière sa voilette et en robe du bon faiseur, une dame d’œuvres des plus remarquées… sinon des plus distinguées. ……… SS Junkerschule, Bad Tölz – Heinrich Himmler aime à inspecter la future élite de la SS pour s’échapper de Berlin et s’abstraire des luttes de pouvoir que le Führer – il le regrette à mi-voix – semble prendre plaisir à attiser. Le cadre authentiquement germanique – pense-t-il – de la Junkerschule ne cesse – il en est heureux – de le ramener aux vraies valeurs du régime et – il l’affirme – lui donne confiance dans l’avenir millénaire du Reich grand-allemand aux mains de l’Ordre Noir. Mais son bonheur – il le confie à la Gefolgschaft24 qui se presse derrière lui – n’est pas sans mélange. À ce temple voué à l’exaltation de la race aryenne, il manque, d’évidence, un élément de sacré ! Le Reichsführer, qui manque d’humour, prend au sérieux l’avis de l’Oberstleutnant Pfiffelsdörfer. Il décide de former un commando de la SS qui s’infiltrera en Irak au plus tôt par la Turquie pour attaquer le musée de Bagdad et s’y emparer de la stèle de Zarathoustra. Ce sera cher, concède-t-il alentour, mais on sollicitera quelques industriels amis – de ceux qui trouvent des travaux rémunérateurs (pour leurs employeurs SS) aux sous-hommes des camps de concentration. Ils ne se refuseront pas à cette forme inusitée de mécénat culturel.25

22 Grand Quartier Général de l’Armée des Indes. La fonction de directeur du recrutement n’y a rien d’une sinécure, puisque les troupes indigènes sont exclusivement formées d’engagés, mais, pour Quinan, c’est bien une capitis diminutio. Néanmoins, la diligence avec laquelle l’affaire d’Irak a été traitée lui vaudra l’anoblissement ainsi qu’une promotion au grade de major-général. Il prendra sa retraite fin 1942 pour raisons de santé. 23 Le 5 mai était un lundi. Durant la guerre, par manquement contraint aux usages, le Question Time se déroule à des dates variables censées compliquer le travail de la Luftwaffe – laquelle, à la vérité, aurait trop beau jeu de s’attaquer au palais de Westminster, chaque mardi et chaque jeudi entre 15 et 16 heures. 24 D’une imprécision typiquement national-socialiste soulignée par Viktor Klemperer, ce mot recouvre tout à la fois la suite, l’escorte et les fidèles, voire la mouvance. Mais, à la Hitlerjugend, il désigne une unité de base de 100 à 150 jeunes. 25 Bien des années plus tard, l’affaire inspirera Steven Spielberg pour son fameux Indiana Jones et les Aventuriers de la Stèle Perdue. On se souvient que, pour épicer le scénario du film, Spielberg a supposé que la stèle du musée de Bagdad était une copie et que la vraie se trouvait au fond du désert irakien, gardée par moult serpents et mages démoniaques, d’où une course-poursuite trépidante entre les méchants SS et l’archéologue américain (Harrison Ford), assisté d’une ravissante Française (Isabelle Adjani) et d’un Anglais excentrique ……… Alger, 17h00 – Le général de Gaulle vient d’apprendre la nouvelle affectation de Quinan, signalée par un télégramme de Paul-Boncour. Le regard ironique, encore fatigué d’un long voyage (il vient de rentrer d’Athènes), il interroge Geoffroy de Courcel à travers la fumée de sa Players : « Comment traduit-on limoger en anglais, dites-moi ? » 18h00 – Le Conseil des ministres extraordinaire, consacré pour l’essentiel à la Grèce et à la Yougoslavie, se réunit sous la présidence d’Albert Lebrun. Le général de Gaulle fait le point de la situation après ses conversations à Belgrade et à Athènes et rapporte ses « échanges d’idées » (il n’a rien oublié de ses inimitiés de naguère et ricane en prononçant le mot dans ce contexte) avec le général Giraud. Presque sans débat, le Conseil décide de poursuivre et, si possible, d’accentuer l’aide apportée à deux alliés, que l’on veut croire fidèles en se souvenant de 14-18. Paul Reynaud donne ensuite lecture de la lettre de Winston Churchill. Il est d’avis de prendre, pour une fois, les Britanniques au mot et, dans ces conditions, d’ordonner à Massiet et à Larminat de procéder à l’évacuation de l’Irak dans les jours à venir – « quitte à leur demander, ajoute-t-il, de n’y apporter aucune précipitation. » Albert Lebrun et la plupart des ministres l’approuvent. Mais De Gaulle s’y oppose avec fermeté : « Nos amis de Londres, souligne le Général, ne se sont toujours pas engagés à mettre fin aux agissements de leurs political officers et de leurs hommes de main dans les zones instables de Syrie et du Liban. Ils n’ont pas renoncé à s’emparer du massif du Hermon, le château d’eau de la Palestine, ni à nous causer de nouveaux ennuis dans l’ensemble du Djebel druze. Nous avons besoin d’assurances sur ce point. Il y a encore, à Jérusalem et à Amman, trop de membres du Colonial Office qui se prennent pour Lawrence et sont plus pressés de nous chasser du Levant que de s’attaquer à l’Axe. » Raoul Dautry plaide dans le même sens et insiste sur la question du pétrole : « Nous devons avoir la certitude, explique-t-il, que le statu quo n’implique pas que la CFP serait exclue des ressources à découvrir en Irak. Elle doit aussi bénéficier de 25% de ces découvertes. Nous voyons bien que nos amis regrettent de nous avoir fait intervenir au nord, qu’ils oublient que, sans cette intervention, ils seraient encore empêtrés là-bas pour un moment et qu’ils désirent que nous quittions sans délai la région des puits. Nous tenons là un gage précieux. Ne l’abandonnons pas ! » Le ministre ajoute que les majors américaines poussent Washington, peut-être, qui sait, avec l’aval secret des Britanniques, à réclamer la part française des pétroles irakiens en règlement d’achats d’armement. Il enrage : « On discerne trop bien que certains, Outre-Manche, ne seraient pas mécontents que les Américains nous tondent. Qu’ils prennent garde à n’être pas eux-mêmes tondus ! » Margerie et Reynaud répliquent qu’il paraît difficile d’exiger de Churchill et d’Eden de nouvelles promesses écrites. Jean Zay propose un compromis : « Pourquoi ne pas demander à Havas de sortir ce que les journalistes appellent un “papier d’éclairage” sur ce sujet ? Papier puisé aux meilleures sources, bien sûr… Churchill et Eden nous comprendront à demi-mot, croyez-moi. Et, s’ils sont de parole, ils seront en mesure de nous confirmer officieusement ce qu’officiellement ils ne nous diraient jamais. Ne soyons pas, Messieurs… maximalistes. » Si la référence à l’Union soviétique fait sourire, le Conseil se rallie à cette position, en dépit des réticences réitérées par De Gaulle : « Je ne me fie guère à ces approches indirectes. La question du Proche-Orient est compliquée, pour la résoudre, rien ne vaut des idées simples ! » Margerie et Dautry se chargeront d’expliquer le problème à Pierre Brossolette dont la dépêche, solidement argumentée, parviendra à Londres avant 19h30 (locales). ………

(Rowan Atkinson, dans un de ses premiers rôles). Istanbul – Au petit matin, la police découvre, flottant dans les eaux du Bosphore, le cadavre d’un certain Mehmet Hençoglou, apparemment victime d’un crime crapuleux. Le mort était le secrétaire d’un homme d’affaires suisse, Claude Régnier, alors en déplacement. Averti par télégramme, celui-ci demande de faire enterrer son malheureux secrétaire à ses frais. Le défunt était en effet son homme de confiance – au courant, notamment, des relations de son employeur avec le général Benakoglou, chose que M. Régnier juge inutile de signaler à la police. M. Régnier passe aussi sous silence qu’il avait découvert la semaine précédente que Mehmet Hençoglou recevait des courriers venant de Damas et adressés à “M. Poincaré, poste restante, Istanbul”.

7 mai L’affaire d’Irak : cordiale Entente Londres – La dépêche Havas, signée par Pierre Brossolette, n’est pas passée inaperçue dans la capitale britannique. Dès l’heure du breakfast, Anthony Eden appelle Paul-Boncour au téléphone : « Le Premier et moi-même avons été surpris par la tonalité de ce texte… Désagréablement surpris, I mean… et même… douloureusement. » – Son contenu m’a étonné autant que vous, ment effrontément le haut-commissaire (mais est- ce encore un mensonge quand l’interlocuteur sait parfaitement à quoi s’en tenir ?). – Je tiens à vous affirmer que Winston et moi-même veillerons à freiner les ardeurs de certains subordonnés trop zélés, cher ami. Civils et militaires. En ce moment, il n’est rien de plus précieux pour la Grande-Bretagne que son alliance avec la France. Paul-Boncour pousse son avantage : « Il va de soi que je puis faire état de vos propos in extenso dans un télégramme, mon cher ? Quote unquote, would you say26. Et que nous pouvons tenir pour assuré que certaines… euh… menées, touchant aussi bien l’intégrité de nos territoires que nos intérêts économiques, vont cesser ? » – Vous le pouvez d’autant plus, my dear friend, que je vous le demande ! – Voilà qui, dans la bouche d’un gentleman, prend valeur d’engagement. – Indeed, confirme Eden. En vérité ! Alger, 12h00 – Compte tenu des prérogatives en matière de politique étrangère reconnues au président de la République par la pratique constitutionnelle, c’est autour d’Albert Lebrun, dont on loue les capacités d’arbitrage à défaut de pouvoir se féliciter de ses talents d’initiative, que Reynaud a réuni Mandel, De Gaulle, Dautry, Zay et même Auriol (en France, depuis les rois, les Finances se glissent partout…). Lebrun donne lecture du télégramme de Paul- Boncour relatant sa conversation avec Eden. – Je ne crois pas, dit le chef de l’État, que nous puissions exiger davantage de lui. Ce bon Eden a été aussi loin qu’il le pouvait. – Je partage votre avis, répond Reynaud. – Nous n’avons pas le choix, de toute manière, approuve Mandel comme à regret. – Timeo Danaos, grogne de Gaulle. Mais quel dommage que nous ne puissions, c’est vrai, en agir différemment. – Il nous faudra manœuvrer par la bande, commente Dautry. Ce sera donc à la direction de la CFP de prendre langue avec BP et la Royal Dutch - Shell, et d’obtenir d’elles les assurances écrites et dûment actées qu’il ne nous est pas possible d’obtenir de Whitehall. Mais si nous leur faisons miroiter… pour l’avenir, entendez-moi bien… un partage des ressources de l’Afrique… puisqu’il y aurait aussi du pétrole dans nos déserts, nous dit-on… il ne devrait pas être trop difficile de les amener à composition. – Je vais mettre tout de suite Brossolette au courant, indique Zay.

26 Entre guillemets, diriez-vous. Auriol n’a pas ouvert la bouche. Sans doute se demande-t-il quelles concessions la Treasury va solliciter en retour. ……… Mossoul, 17h00 – Stehlin annonce à ses personnels le prochain retour de la FAML dans ses bases de Syrie et du Liban. Rien n’est encore officiel, mais il a déjà été averti du compromis franco-britannique par ses amis des services spéciaux. Dans la soirée, la nouvelle est confirmée et Massiet est acclamé quand il annonce que la DML entamera prochainement la première étape de son retour vers ses garnisons. Ce soir, les diverses entreprises de Mme Dublanc feront de bonnes affaires.

8 mai L’affaire d’Iran : chasse gardée Londres – Le War Cabinet adopte, à l’unanimité, les propositions formulées par Sir Alexander Cadogan au cours d’un conseil auquel assiste Sir John Dill. Le Premier ministre Winston Churchill ne manque pas de glisser à ses collègues que le Roi lui-même leur a donné son aval et semblait « most anxious » – « désireux au plus haut point » de leur mise en application au plus tôt. Il faut l’insistance d’Anthony Eden, et sa capacité de conviction, pour faire accepter l’idée que la France – que personne, évidemment, ne songeait à consulter – soit à tout le moins prévenue. Le secrétaire au Foreign Office n’obtiendra rien de mieux qu’une démarche officieuse : il se voit chargé d’aborder le sujet avec Paul-Boncour, mais entre la poire et le fromage, lors de l’un de leurs déjeuners informels.

9 mai L’affaire d’Iran Londres – L’Amirauté demande à Sir Reader Bullard, par un télégramme qui a transité, pour la bonne règle, par le Foreign Office, de compléter au plus tôt les informations dont elle dispose sur les navires marchands allemands et italiens à l’ancre ou à l’amarre à Bandar Abbas. Un second télégramme à destination de l’attaché naval lui suggère le recrutement à Bandar Abbas de plusieurs observateurs qui le tiendraient au courant, jour après jour et, au besoin, heure après heure, de toute évolution dans ce domaine. Leurs Seigneuries n’ont pas hésité à écrire « des voyeurs » – Peeping Toms dans le texte, ce qui démontre de leur part un humour dont elles sont peu coutumières lorsqu’il s’agit d’affaires sérieuses.

10 mai D’Irak en Iran Bassorah – Le convoi BP.4, escorté par le croiseur auxiliaire HMS Antenor, débarque le reliquat de la 25e Brigade Indienne, achevant ainsi le déploiement de la 10e Division, qui aura la tâche d’assurer le maintien de l’ordre dans le pays. Elle devra également se tenir prête en cas d’intervention en Iran.

Piégé… Hôpital de Deir Es Zor (Syrie) – Fawzi al-Quawukji a moins mal aujourd’hui. Cela lui permet de réfléchir à sa situation. Le médecin lui a annoncé qu’on a retiré de sa chair pas moins de 19 projectiles, éclats et autres bouts de métal. Par crainte d’aggraver son état, on en a même laissé un dans sa tête ! Dire qu’il aurait pu s’épargner tout ça… Fawzi al-Quawukji est un homme de convictions. De 1912 à 1941, il avait voulu les défendre en combattant successivement au sein de différentes forces. Celles de l’empire ottoman et du royaume arabe de Syrie d’abord, puis de l’Armée Française, dont il avait déserté au milieu des années 20 avec le grade de capitaine pour passer à la rébellion syrienne. Il avait ensuite rejoint les rebelles du sultan el-Attrache puis les forces du royaume du Hedjaz, avant de rallier la grande révolte arabe en Palestine et de finir dans l’Irak du Carré d’Or. En avril, il avait guerroyé contre les Anglais entre et Rutbah avec une troupe d’irréguliers. Quand tout s’était écroulé, il avait été contacté par un émissaire du nouveau pouvoir pro-allié, qui lui avait proposé une amnistie. Mais al-Quawukji avait refusé, par fidélité pour ses hommes : beaucoup d’entre eux étaient Palestiniens ou Syriens ; ils auraient forcément été remis aux Anglais ou aux Français et très probablement fusillés. Le “Nouveau Saladin” 27 avait donc préféré tenter de rejoindre la Palestine pour y prendre le maquis. Mais le 3 mai, alors qu’il tentait de passer en Syrie, sa troupe s’était fait mitrailler par deux avions – anglais ou français, allez savoir… Presque tous ses hommes étaient au tapis ou en fuite. Son chauffeur Raji était mort, ainsi que son fidèle bras droit, Hamad Sa’ab, un Druze ancien officier ottoman qui commandait son “bataillon” libanais (à peine une centaine d’hommes) durant la grande révolte palestinienne de 1936-1939. Al-Quawukji lui-même était en piteux état – seul son serviteur Hamid Kerrada était plus légèrement blessé. Heureusement, tous deux avaient pu être soignés par des gens de confiance, selon al-Rayyis. Et si al-Quawukji a confiance en quelqu’un, c’est bien en Munir al-Rayyis, fidèle parmi les fidèles depuis la rébellion druze de 1925-1926 et plume des ses principaux discours depuis qu’il est passé dans la clandestinité. Il était à l’avant du convoi, dans un des rares véhicules rescapés de l’attaque aérienne, et il a fait demi-tour pour chercher al-Quawukji. C’est lui qui a pris la décision de l’emmener en Syrie à Deir-es-Zor, plus proche ville d’une certaine taille. L’hôpital était évidemment tenu par les Français, mais al-Rayyis a caché al-Quawukji sous une fausse identité et l’a fait opérer par un médecin arabe, le Docteur al-Qanawati. Le blessé n’a eu que très peu de contacts avec des médecins et des infirmières français. Il faut croire que les contacts de Munir al-Rayyis (qui travaillait encore récemment au département des Affaires politiques de la police de Damas !) sont de première qualité. La veille, il a expliqué à al-Quawukji que, d’ici quelques jours, ils pourraient se rendre à Alep puis passer la frontière turque. Là-bas, il devrait rencontrer un diplomate allemand du nom de Rudolf Rahn, attaché à l’ambassade nazie d’Ankara. Contre la promesse de collaborer avec l’Allemagne, al-Quawukji, sa famille et son escorte pourraient, à terme, être transférés en Allemagne, où on leur donnerait tous les moyens pour continuer la lutte contre l’impérialisme franco-britannique, au côté, notamment, du Grand Mufti de Jérusalem. A la réflexion, cette proposition gêne al-Quawukji. Il aurait largement préféré rejoindre le maquis palestinien ou le Hedjaz, plutôt que de devoir dépendre de l’Allemagne. En effet, si les nazis devaient finir par remporter la guerre, qu’est-ce qui lui dit que le Proche-Orient ne serait pas offert en pâture aux Italiens, voire même aux Turcs, ses précédents propriétaires ? Troquer un maître pour un autre, très peu pour lui. Un Allemand ou un Italien ne vaut pas mieux qu’un Français ou un Ottoman s’il occupe sa chère Syrie, une et indivisible (c’est à dire comprenant le Liban et le pays druze). L’infirmière venue changer ses pansements a à peine sorti al-Quawukji de ses réflexions. Est- ce la morphine qui l’apaise autant ? Quand l’infirmière le quitte en lui disant que deux messieurs veulent lui parler, il ne sort pas de la contemplation de la cour de l’hôpital qu’il

27 En 1937, aussi surprenant que cela puisse paraître, plusieurs articles sur Fawzi al-Quawukji avaient été publiés dans la presse américaine, par le Salt Lake Tribune, le Winnipeg Tribune ou encore le Portsmouth Daily Times. Les exploits (?) du “Nouveau Saladin en Terre Sainte” y étaient narrés en détails, tandis que le lecteur était aguiché par des photos “d’ambiance” représentant un dromadaire ou une danseuse du ventre, qui n’avaient guère à voir avec la révolte palestinienne en cours. aperçoit par la fenêtre. Il s’attend sans doute à ce que ce soit al-Rayyis, en compagnie de l’homme qui doit les faire passer en Turquie, ou peut-être de Kerrada, remis de ses blessures et désireux de le saluer… – Capitaine Fawzi al-Quawukji ? Gendarmerie prévôtale. Nous avons à vous parler. Apparemment, les contacts d’al-Rayyis ne sont pas si infaillibles que ça, songe al-Quawukji, résigné : ses blessures ne lui permettent guère de tenter un dernier baroud…

11 mai L’affaire d’Irak Berlin – La musique du Führerbegleitbattalion, escorte personnelle28 d’Hitler, patiente sur l’aérodrome de Tempelhof depuis le début de la matinée. Mais ce n’est qu’à 14h30 qu’un Ju 52 escorté par six Bf 109 se pose enfin. En descendent le grand mufti, la barbe plus conquérante que jamais, Rachid Ali al-Gaylani, qui paraît un peu fripé, et l’inévitable Herr Grobba. Ils sont accueillis par Joachim von Ribbentrop en personne avant de passer les troupes en revue avec lui. Josef Goebbels a dépêché à Tempelhof plusieurs équipes du Propagandaministerium pour immortaliser, à toutes fins utiles, ce moment historique. Il a été cependant décidé, par ordre du Führer, que l’arrivée à Berlin des trois personnalités serait gardée secrète quelques semaines, afin d’égarer les services de renseignement des Alliés – pourtant, grâce à un prisonnier français, le caporal Lucien Pluvier, chef d’une équipe d’hommes de ménage de l’aérogare, ces services seront informés dès le lendemain.

L’affaire d’Iran Téhéran – Sir Reader Bullard confirme que la situation n’a pas évolué. Cinq pétroliers allemands de la Deutsche DampfschiffFahrtgesellschaft29 sont toujours présents à Bandar Abbas. Le grand port iranien accueille depuis l’été 1939 le Marienfels, premier de la série des “Bürge”30, le Hohenfels, le Wildenfels, le Sturmfels et le Weissenfels. Ces cinq navires, de quelques 7 000 tonnes, ont été surpris par la déclaration de guerre alors qu’ils venaient de charger ou se préparaient à embarquer du fuel, du mazout et de l’essence. De plus, quatre bâtiments italiens s’abritent eux aussi sous la neutralité de l’Iran depuis juin 1940 : les pétroliers Bronte (6 000 tonnes) et Barbara (4 500 tonnes) et les cargos Caboto (5 225 tonnes) et Hilda (4 900 tonnes). Selon les renseignements transmis par Sir Reader Bullard, ces navires disposent en permanence de leur plein de carburant (pour les Allemands, qui sont dotés de moteurs diesel) ou de combustible (pour les Italiens, qui marchent à la vapeur) et d’environ deux mois de provisions dans leurs frigorifiques. Ils sont tous passés au moins une fois au dock flottant pour y faire entretenir leur coque. Mieux : leurs officiers et leurs équipages ont bénéficié d’une relève, au début de l’année pour les Allemands et fin mars 1941 pour les Italiens. Les personnels (rien que des civils, il va de soi) sont arrivés en train via Istanbul. Sir Reader Bullard rappelle au passage qu’il a transmis en temps utile ces informations à Londres – où l’on n’a pas jugé bon, apparemment, d’y donner suite. Du point de vue britannique, il y a donc neuf navires ennemis dans les eaux iraniennes, prêts à reprendre la mer au moindre soupçon de relâchement – à la faveur d’évènements

28 Commandée jusqu’au début de l’année 1940 par Rommel. 29 Compagnie Allemande de Navigation à Vapeur, dont le siège social est à Hambourg et le centre d’exploitation à Brême. On l’appelle plus généralement la Hansa. 30 Châteaux-forts. Par tradition, les pétroliers de la Hansa portaient toujours le nom d’un Burg fameux. Cette série de Bürge aurait dû compter douze pétroliers. La construction des deux derniers a été empêchée par la guerre. imprévisibles – du blocus serré tenu par la Royal Navy, tradition oblige ! Les évadés pourraient alors, en faisant le tour de l’Afrique, transporter leurs précieuses cargaisons jusqu’à un port contrôlé par l’Axe (en France occupée notamment) ou peut-être jusqu’à un port espagnol, voire jusqu’au Japon, en descendant vers les quarantièmes rugissants dans l’Océan indien, puis en remontant par le mitan du Pacifique après avoir doublé l’Australie et la Tasmanie par le sud. En chemin, insiste Sir Reader, à qui son attaché naval a sans doute dûment fait la leçon, ils pourraient aussi avitailler des corsaires ou des sous-marins. Par ailleurs, Sir Reader Bullard, sans rien affirmer positivement, indique, comme il l’a déjà laissé entendre dans de précédents messages, que les officiers des neufs bâtiments sont suspectés de se livrer à des activités d’espionnage, outre diverses actions de propagande. En théorie, selon les règles internationales, ils ne peuvent utiliser leurs radios qu’en clair, sous le contrôle des autorités iraniennes, et seulement pour des communications de service avec leur armateur, ou de nature personnelle ou familiale. Mais il semble évident qu’ils transmettent, les uns à l’Abwehr, les autres à Supermarina, des relevés des mouvements alliés à l’arrivée ou au départ d’Abadan – avec l’approbation tacite, si ce n’est la complicité active, des Iraniens. Enfin, l’ambassadeur de Sa Majesté évalue les ressortissants allemands présents en Iran à un millier environ et à moins de 800 les ressortissants italiens, des ingénieurs et des techniciens pour l’essentiel.

12 mai L’affaire d’Irak (épilogue) Kirkouk, 10h00 – Le général Massiet, en sa qualité de gouverneur militaire des provinces du nord, remet la ville de Kirkouk à “Bill” Slim à l’issue d’une cérémonie franco-britannique. En fait, c’est le colonel Arbuthnot qui y exercera les fonctions de commandant d’armes. 11h00 – Tous les avions en état de vol de la FAML de Stehlin participent à un défilé aérien. 11h30 – La compagnie mobile des Fusiliers marins de Lattaquieh s’engage en avant-garde sur la route de Mossoul où toutes les unités de la DML vont se regrouper avant de reprendre les unes après les autres le chemin de la Syrie et du Liban, mission accomplie.

13 mai L’affaire d’Iran Londres – Le War Cabinet décide que la situation en Iran doit être définitivement considérée comme unsatisfactory – insatisfaisante. À l’issue d’un comité militaire présidé par Winston Churchill lui-même, le CIGS, Sir John Dill, le First Sea Lord, Sir Dudley Pound, et le chef d’état-major de la RAF, Sir Charles Portal, envoient un message commun au général Wavell, au Caire, et au C-in-C India, le général Sir , à Delhi. Il leur est commandé de se coordonner pour préparer un plan visant à occuper l’Iran de la mer à Téhéran en vue de renverser le Chah Reza Palahvi et de le remplacer par un pouvoir plus favorable à la cause alliée. À tout hasard, il leur est aussi demandé d’étudier les possibilités éventuelles d’action contre la Turquie à partir de l’Irak et de l’Iran, dans l’hypothèse où Ismet Inönü rangerait son pays aux côtés de l’Axe.

18 mai L’affaire d’Iran Londres – Conformément aux décisions du War Cabinet, Anthony Eden, invité à déjeuner à l’ambassade de France, confie à Joseph Paul-Boncour, comme incidemment, l’intention de son gouvernement de résoudre « au plus vite, et définitivement » (en français) le problème posé par le Chah. L’information est accueillie sans nulle émotion par le haut-commissaire de France. Il se borne à répondre au secrétaire au Foreign Office qu’il transmettra.

19 mai L’affaire d’Irak (épilogue) Bagdad – Le Brigadier Saïd Mansour, ancien chef de la 2e Division irakienne, est promu major-général par un rescrit du régent Abd al-Ilah. Il est nommé à la tête de la 5 e Division Motorisée, qu’il aura pour tâche de mettre sur pied dans les douze semaines à venir, à partir des survivants de la brigade motorisée, qui n’ont pas démérité, et avec des matériels cédés par les Britanniques. Au demeurant, à Londres et au Caire, on ne prend pas de risques : cet officier compétent mais nationaliste aura pour chef d’état-major le colonel Lord Peter Wimsey MC, de la Rifles Brigade.

L’affaire d’Iran Le Caire – L’Iraq Command, mis en place depuis la prise de Bagdad pour chapeauter les unités qui occupent le pays, est transformé en Iraq and Persia Command. Ce changement fait l’objet d’une dépêche de Reuters qui attribue l’information à une « origine non précisée » et prétend qu’elle n’a été ni confirmée, ni commentée, par les « sources officielles ». Le nouvel organisme rapportera aussi bien au (l’Irak est dans la zone d’influence du Caire) qu’à l’India Command (la Perse – enfin, l’Iran – est dans la zone d’influence de Delhi). ……… Alger – Le gouvernement français prend acte des intentions britanniques, sans surprise et avec rien de plus qu’une pointe d’agacement. Margerie auprès de Sir Harold Nicholson, d’un côté, Paul-Boncour auprès d’Eden, de l’autre, devront représenter que la France « comprend » les motifs des Britanniques mais « souhaite », évidemment, continuer de recevoir, sans solution de continuité ni réduction, sa part de la production d’Abadan. Ils auront aussi à proposer, sans espoir d’être entendus mais pour marquer le coup, une participation symbolique de la Marine Nationale au blocus des côtes iraniennes.

21 mai L’affaire d’Irak (épilogue) Frontière syro-irakienne – La 3e CPLE franchit la frontière dans le sens est-ouest. A 15h30, il n’y a plus de troupes françaises sur le territoire irakien.

22 mai L’affaire d’Iran Téhéran – Conformément à des instructions du Foreign Office signées par Anthony Eden lui- même et contresignées par Sir Alexander Cadogan (ce qui en mettait l’importance en exergue), instructions complétées, de surcroît, par un message personnel de Winston Churchill qu’il a dû décoder lui-même, Sir Reader Bullard prend contact avec le grand chambellan du Trône des Paons. Il lui faudrait obtenir, « dans les meilleurs délais », explique- t-il, un entretien avec le Chahinchah Reza Pahlavi.

25 mai L’affaire d’Irak (épilogue) Palmyre – Arrière-garde de la DML, la 2e section de la 3e CPLE regagne sa garnison où l’attendent des renforts envoyés d’Algérie pour ramener l’effectif à son plein niveau. Le fanion de la compagnie s’orne désormais de la Croix de Guerre avec palme. Damas – Le général Massiet prononce la dissolution de la DML. Dans un dernier ordre du jour, le général de Larminat félicite ses troupes pour leur conduite au feu et leur dit sa fierté de les avoir commandées. Il englobe les aviateurs de la FAML dans ses félicitations.

26 mai L’affaire d’Iran Téhéran, 17h00 – La Cour impériale s’était, quatre jours durant, mise, si l’on peut dire, aux abonnés absents. Mais, par un bristol remis en mains propres à Sir Reader Bullard par un messager de la Cour, le grand chambellan, selon les usages, « présente ses compliments et ses salutations distinguées à Monsieur le Ministre, envoyé extraordinaire et plénipotentiaire de Sa Majesté le roi George VI », et lui indique qu’il sera reçu par le Chahinchah à 19h30. Féru comme il l’est de protocole, Sir Reader ne manque pas de noter qu’il est pour le moins discourtois de ne pas donner à un souverain étranger l’intégralité de sa titulature et d’omettre de mentionner, en l’espèce, que George VI est également empereur des Indes. Le sens à donner à cette omission lui semble évident et il charge l’un de ses subordonnés d’en informer Londres sans délai. 19h15 – Sir Reader Bullard, accompagné par son numéro deux, Edward Fitzroy esq. CMG MC, et par son attaché militaire, le lieutenant-colonel lord David Gifford DSO MC, des Royal Dragoons31, arrive au palais du Chah dans la Daimler noire réglementaire. Compte tenu de la teneur des directives reçues du Foreign Office, Bullard a choisi de se présenter en jaquette, tenue qu’arbore aussi Fitzroy, alors que Gifford est en dolman et pantalon écarlate de grande tenue de ville, avec ses barrettes de décorations contrebalancées par des éperons d’argent. 19h30 – Le grand chambellan introduit les Britanniques dans la salle des audiences du palais. Le Chah, suivant son habitude, a revêtu son uniforme de colonel des cosaques et s’est coiffé du talpak d’astrakan noir. Il porte « toute sa batterie de cuisine » (« All the cookware » écrira Sir Reader Bullard avec un infini mépris), notamment le collier de l’Ordre de Pahlavi et la plaque de l’Ordre de la Couronne. Reza Pahlavi est entouré de l’ensemble de ses ministres, des principaux dignitaires de l’empire et de plusieurs de ses généraux, à commencer par le général Gholamali Bayandor qui commande la 1ère Armée iranienne32. « Sa Hautesse, notera Sir Reader Bullard dans un rapport dicté et chiffré le soir même, m’a paru exhaler une haleine chargée, et l’éclat de ses pupilles pouvait laisser supposer qu’elle s’était adonnée, comme elle en serait, dit-on, coutumière, à des substances prohibées par nos lois. » 19h32 – L’interprète, qui rougit des joues, mais blêmit du front et du nez, traduit les premières phrases du Chah : « Nous n’avons pas voulu vous offenser personnellement en

31 Dans le système britannique, le titre de lord (avec une minuscule) suivi par un prénom et un nom de famille indique un fils puîné d’un pair du Royaume (duc, comte, vicomte ou baron), qui, par définition, n’héritera pas du titre. Le père de Winston Churchill, lord Randolph Churchill, était ainsi le troisième fils du duc de Marlborough, chef de la famille Churchill et, quoique petit-fils d’un duc, Winston Churchill n’était lui, pendant la plus longue partie de sa vie, que Mr Churchill MP – un roturier, quoique membre de la gentry. En contrepartie, comme les baronets ou les chevaliers (knights), les cadets sont éligibles aux Communes, à la différence de leurs aînés, confinés à la Chambre des Lords et privés du droit de vote. Les Royal Dragoons (The Royals), qui n’acceptent pour officiers que la fine fleur de l’aristocratie, sont l’un des régiments de la Maison du souverain (Household Cavalry). 32 En fait, guère plus qu’un corps d’armée dont les divisions, par surcroît, n’alignent qu’un pourcentage variable de leurs personnels et disposent d’une partie seulement de leur dotation en matériel : des troupes mieux adaptées a priori à du maintien de l’ordre, par exemple en zone kurde, qu’à la guerre. refusant de vous accorder, Monsieur l’ambassadeur, ainsi qu’à vos collaborateurs, l’audience que vous sollicitiez. Sachez que nous n’éprouvions aucun désir de vous voir, cependant, et que nous sommes persuadés de n’avoir rien à dire, ni à vous-même, ni à votre gouvernement. » Parfait diplomate, Sir Reader Bullard demeure impassible sous l’outrage : « Je n’en accorderai donc que plus de prix à pouvoir m’entretenir de vive voix avec Votre Hautesse, à laquelle j’ai l’heureux devoir de transmettre les sentiments d’amitié de mon roi. » Reza Chah, poli quand il le doit absolument, ne peut faire moins qu’acquiescer : « Je vous en remercie, et vous prie d’être mon intermédiaire pour lui confier les miens. » Sir Reader Bullard a décidé de ne pas perdre de temps – et, motu proprio, d’impliquer la France, qui n’en peut mais, dans sa démonstration : « Par ordre du gouvernement de Sa Majesté britannique, je suis contraint de représenter à Votre Hautesse que les Puissances alliées sont lasses de ce qu’elles sont, pour leur plus grand regret, contraintes de qualifier de sympathies agissantes à l’égard de leurs ennemis de l’Axe. Par voie de conséquence, le Royaume Uni, parlant au nom des Puissances alliées, somme Votre Hautesse d’ordonner à son gouvernement de procéder sans délai à l’arrestation de tous les ressortissants allemands et italiens présents en Iran et de les remettre à tels représentants qu’il plaira à la Cour de Saint-James de lui faire connaître, aux fins d’internement. » Le Chahinchah est devenu pâle, mais l’éclat de ses yeux a viré à l’incandescence. Il se contente pourtant de hérisser sa moustache du bout de l’index. L’interprète transpire, lui, et des gouttes de sueur venues de la racine des cheveux troublent sa vision. Le représentant de Londres poursuit, impavide : « Par ailleurs, neuf pétroliers et cargos battant pavillon de l’Allemagne et de l’Italie s’abritent à Bandar Abbas depuis des mois. L’indulgence… peut- être serait-il plus véridique de la qualifier de complicité… l’indulgence constante, disais-je, du gouvernement de Votre Hautesse vis à vis des manquements aux règles de la neutralité dont les équipages de ces navires se rendent tous les jours coupables ne peut plus être tolérée. Si bien que… » Bullard observe une pause théâtrale. « Eh bien ? » jette le Chah qui crispe les mâchoires. Une esquisse de sourire se dessine peut-être sur le visage de Sir Reader : « Si bien que le gouvernement de Sa Majesté attend que celui de Votre Hautesse se décide à placer ces bateaux sous séquestre, ainsi qu’à ordonner l’arrestation de leurs officiers et de leurs équipages et à les lui remettre comme tous les autres ressortissants de l’Axe. » Si le Chah avait l’intention de prononcer quelques paroles, Sir Reader Bullard ne lui en laisse cette fois pas le temps et achève : « Il va de soi que le gouvernement de Sa Majesté, au nom des Puissances alliées, doit s’étonner que Votre Hautesse demeure en relations diplomatiques avec l’Allemagne et avec l’Italie. Il lui paraîtrait expédient et, pour tout dire, naturel, qu’il soit mis fin au plus tôt à ces relations. En bref, j’ai à marquer aujourd’hui à Votre Hautesse que les mesures que le gouvernement de Sa Majesté attend de la part de celui de Votre Hautesse devront être prises sous huit jours. Faute de quoi le gouvernement de Sa Majesté se jugera, avec ses alliés, en situation, autant qu’en droit, de conformer désormais sa politique aux nécessités de la conjoncture. » Le mot ultimatum ne figure pas dans le propos de Sir Reader, mais c’est tout comme. Le Chah semble étouffé par la colère. Alors, l’envoyé de Londres s’incline : « Il ne nous reste plus, à mes collaborateurs comme à moi-même, qu’à prendre congé de Votre Hautesse, à laquelle s’adressent tous nos vœux de prospérité et de santé. » Toujours muet, Reza Pahlavi a un geste de la main droite – sa main gauche s’agrippe à la poignée de son sabre – qui signifie sans doute : « Dégagez ! » Chacun, dans son empire, sait qu’il n’a jamais cessé tout à fait d’être le soudard qu’il fut autrefois. Les trois Britanniques quittent la salle à reculons, s’arrêtant trois fois pour les saluts de rigueur. « Nice weather for a polo game » Beau temps pour une partie de polo, commente Sir Reader en remontant dans sa Daimler. « Quite, Sir. » approuve Gifford. Fitzroy se contente d’un hochement de tête. ……… Londres, 20h30 – L’ambassadeur d’URSS, Ivan Maisky, a été convié à dîner par Anthony Eden au Foreign Office. Il est accompagné – ou surveillé ? – par son numéro trois, Piotr Petrovitch Bretchko, que le MI 5 soupçonne d’être le chef de la représentation de Beria à l’ambassade. La conversation, comme il se doit, porte sur « les questions d’intérêt commun ». On en vient, après les hors-d’œuvre, à la situation dans le Caucase où, affirme Maisky, les Turcs renforceraient depuis trois mois leur dispositif militaire. Eden, qui, au vrai, n’en croit rien, échange un regard avec Sir Alexander Cadogan : « Le gouvernement de Sa Majesté n’en a pas été informé, s’étonne-t-il, la mine navrée. Mais, entre nous, je ne distingue pas quel profit le président Inönü trouverait à irriter les autorités soviétiques. Il est de son intérêt de maintenir de bons rapports entre Moscou et Ankara. À moins, toujours entre nous, qu’on ne juge pas inutile, au Kremlin, d’accroître un peu la tension qui règne entre la Turquie et l’Union soviétique, et… » « Hypothèse sans fondement ! » coupe Maisky. « Fort bien, fort bien ! reprend Eden avec une infime ombre d’ironie. Mais, au sujet du Caucase précisément, Monsieur l’ambassadeur, je dois vous confier que nous avons été conduits à… well… à exercer des… des pressions soutenues sur Sa Hautesse le Chah d’Iran. Je crains que nous ne soyons contraints d’envisager une certaine obstination de la part de Sa Hautesse, qui nous paraît susceptible, comme toujours… nous redoutons de sa part quelque entêtement, je vous l’avoue… que le Chahinchah refuse de donner suite à nos demandes, qui sont pourtant, il va de soi, parfaitement raisonnables. » « Il va de soi » feint d’approuver Maisky, sur le ton qu’avait employé Eden pour dire « Fort bien ». « Si tel était, hélas, le cas, continue Eden, le gouvernement de Sa Majesté pourrait… I repeat, might… se trouver contraint de recourir à une forme de contrainte. » Maisky opine du bonnet : « Une forme de contrainte… Je vois. » « Je serai tout à fait franc et sincère33, Monsieur l’ambassadeur. Les Alliés en général, et, en particulier, le Royaume Uni, s’interrogent sur la probabilité d’évènements… à ce stade, il ne s’agit que d’éventualités… qui amèneraient le Chah d’Iran à abandonner son trône au profit de son héritier. Ces évènements, je le crains, comprendraient la présence de troupes bri… je voulais dire alliées, bien entendu… sur une partie du territoire de l’Iran afin d’assurer la protection de leurs intérêts, notamment dans le domaine du pétrole. » « Je vois… » répète Maisky sans plus s’engager. « Nous voudrions que l’Union soviétique n’y lise pas un geste inamical à son encontre. Bien au contraire ! Nous sommes soucieux de n’agir qu’en concertation avec les autorités de Moscou, car nous n’ignorons pas que l’URSS détient, elle aussi, des intérêts en Iran et qu’elle pourrait avoir la volonté de les protéger, ce que nous ne croirions pas illégitime ! » Excellent diplomate, quoi qu’en disent ses détracteurs, Ivan Maisky comprend vite et sait également ne pas se perdre en tergiversations. Il lâche seulement : « Je transmettrai. »

27 mai L’affaire d’Irak (épilogue) Damas

33 Anthony Eden utilise le mot candid, qui ne connote en anglais aucune naïveté… TRÈS SECRET Le général de brigade à titre temporaire Larminat, ex commandant de la DML, sous couvert de monsieur le général Massiet, commandant supérieur des Troupes du Levant, à: - Monsieur le général de Gaulle, ministre de la Défense - Monsieur le général Noguès, commandant en chef les armées françaises. - Monsieur le général Frère, commandant en chef le théâtre d’opérations Méditerranée orientale. J’ai l’honneur de vous prier de trouver ci-joint, en complément de mon rapport sur les opérations de la DML34, un résumé des conclusions à tirer de l’action de cette grande unité de marche en campagne et au feu. 1) Comportement général On aurait pu craindre pour la cohésion d’un ensemble aussi disparate. Pourtant, au-delà d’inévitables querelles de bouton, inhérentes à nos armées depuis des siècles et d’ailleurs partie intégrante d’un folklore non dépourvu de mérites, la DML a vite fait preuve d’une cohérence qui a surpris les plus optimistes. Il m’apparaît que cet esprit de corps s’est forgé durant sa longue progression à travers le désert syrien. Elle a permis à des unités qui ne se connaissaient pas de s’entraider, de nouer des liens et, plus encore, de s’apprécier. Cette homogénéité est apparue dès le début des opérations actives. Le moral de la division a été constamment élevé, y compris au moment où certaines unités ont éprouvé des pertes sensibles. À l’évidence, les personnels de tous grades, qui, pour l’essentiel, n’avaient pas pris part aux opérations en Métropole du printemps et de l’été 1940, ont été satisfaits de pouvoir enfin en découdre, même si les opérations en Irak paraissaient sans lien direct, à première vue, avec les intérêts français. Les cadres et les hommes jugeaient qu’ils trouvaient là un entraînement qui les préparait à nos futures batailles pour la libération du Pays. Compte tenu de la saison, le personnel n’a pas souffert excessivement du climat. Il ne nécessite pas, à l’heure ou j’écris, de période de repos prolongée. La plupart des unités de la DML peuvent être employés dès le début du mois de juin sur d’autres théâtres d’opérations, sous réserve, j’y insiste, de modernisation de leur armement léger (cf. infra) et de leurs moyens de transport. 2) Comportement particulier des unités - 2 e RTA Ce régiment prestigieux a fait honneur à ses traditions, il aura toute sa place comme pivot de l’une de nos futures grandes unités. L’excellent du comportement des sous-officiers musulmans est à souligner et met en lumière une nouvelle fois le rôle crucial qui sera le leur au vu de la pénurie d’effectifs qui ne pourra aller qu’en s’accroissant. - 29 e Zouaves Nous disposons ici d’un outil d’une solidité à toute épreuve, formé à la guerre d’aujourd’hui et doté d’un matériel moderne. En dépit de la jeunesse des hommes et de la majorité des cadres, le 29e Zouaves s’est imposé comme une unité d’élite capable de se plier à tous les impératifs de l’infanterie motorisée. Si le calme persiste dans nos mandats du Levant, le 29e Zouaves doit absolument être employé dans l’une de nos DIM – à moins que l’on en fasse l’élément fantassin d’une grande unité de cavalerie blindée. - 6 e RCA La campagne aura permis à nos Chasseurs d’Afrique de trouver leurs marques. Je dois rappeler que ce régiment a été reformé à Saïda à partir des deux bataillons de chars envoyés au Levant à l’automne 1939 et ayant participé aux opérations en Libye et dans le Dodécanèse. Appartenant, à l’origine, à l’infanterie, les personnels ont éprouvé au début de l’année quelques difficultés à devenir des cavaliers blindés et à oublier les anciennes doctrines d’emploi – ce que démontre la persistance d’un vocabulaire devenu cependant caduc : bataillons et compagnies au lieu de groupes d’escadrons et d’escadrons, sections au lieu de pelotons. Les chars mis à la disposition de la DML ont rempli leur tâche à la satisfaction générale –

34 Ce rapport, sans doute égaré au cours des péripéties de l’Histoire, ne figure pas dans les archives de Vincennes. Mais on sait, par les mémoires de Larminat, Chroniques irrévérencieuses, qu’il contenait des notations assez critiques sur l’attitude des Britanniques au Moyen Orient depuis les années 20 et s’en prenait sans nuance au comportement des autorités civiles et surtout militaires de la Syrie et du Liban durant la Drôle de Guerre. dans la mesure où ils ont toujours été employés en masse malgré les velléités de certains officiers. Quelques mois d’entraînement supplémentaire et une dotation en matériels modernes feront du 6e RCA une unité que s’arracheront les patrons des DC. À noter que les personnels indigènes (environ 15% de l’effectif) se sont adaptés à la perfection à leur tâche de soutien et de ravitaillement dans les sections de TRC. - RACL Les quatre batteries présentes de ce régiment ont été réparties pour répondre à l’organisation en GT de la DML. Nous n’avons eu qu’à nous louer de la qualité des personnels, à forte proportion d’engagés de l’avant- guerre, et des cadres. - CPLE Nécessité faisant loi, ces compagnies, motorisées par nature mais prévues pour des missions de souveraineté, ont été utilisées comme élément de reconnaissance de la division et de ses GT, tâche dans laquelle elles ont donné toute satisfaction : la réputation d’adaptation de la Légion à toutes les circonstances n’est pas un leurre. Il faut souligner que nos légionnaires germanophones n’ont rien perdu de leurs qualités de discipline et d’allant, bien au contraire, lorsqu’ils ont été opposés à des Allemands. Les Espagnols, qui constituaient le premier contingent par ordre d’importance des CPLE, ont fini par adopter l’esprit de la Légion, ce qui était loin d’être acquis lors de leur enrôlement. Si le commandement le souhaite, les CPLE du Levant, dotées d’automitrailleuses et de matériel roulant moderne, pourraient former dans les mois à venir le noyau d’un régiment étranger de reconnaissance destiné à une DIM. - Compagnie mobile de fusiliers marins Cette unité légère, improvisée par la Marine du Levant au moment où l’on pouvait redouter des actions hostiles de la Turquie contre la Syrie à partir du sandjak d’Alexandrette, a été employée à toutes mains, notamment comme arrière-garde de la DML et comme unité de reconnaissance du GT formé d’unités britanniques. Elle a obtenu des résultats au-dessus de tout éloge et a fait honneur à la renommée acquise par ses anciens en 14-18. - Chasseurs libanais et troupes du Levant Issus des "troupes spéciales" du Levant, formées de chrétiens et de druzes, ces quatre bataillons n’étaient préparés qu’à leurs missions de souveraineté dans la montagne libanaise et syrienne et ne disposaient que d’un armement désuet. Leur encadrement n’était pas au complet. Ils se sont néanmoins comportés avec vaillance et ont apporté à la DML un soutien d’infanterie légère très apprécié. - Groupe autonome du Train Cette unité a rempli ses missions à la satisfaction générale malgré un matériel souvent dépassé et peu adapté à de longs trajets dans le désert. La compétence et le dévouement des cadres et des personnels ne m’en ont pas moins fait regretter l’absence au Levant d’une aviation de transport. - Services Je n’ai ici à distribuer que de bonnes notes. 3) Organisation Prévue par nos règlements d’avant-guerre, mais rarement mise en œuvre, la formation de groupements tactiques a donné au général commandant la DML le moyen de jouer à tout moment de l’économie des forces. Chaque groupement comprenait : - un régiment d’infanterie - un bataillon de chasseurs libanais (destiné essentiellement à des tâches de garnison et de maintien de l’ordre) - un groupe de 65 de montagne - une compagnie de chars R-35 - deux sections de mitrailleuses (DCA) - une section de sapeurs-mineurs - un peloton radio et télégraphe - un peloton de circulation routière - une section sanitaire. Ce tableau d’effectifs reprend, en les adaptant aux nécessités du monde d’aujourd’hui, les principes d’organisation déjà préconisés par l’Empereur : chaque GT est en mesure de faire face à une division adverse et de tenir en attendant les gros. Commandé par un colonel, le GT est, en réalité, une brigade toutes armes. Le général commandant la DML avait conservé sous son contrôle direct: - les quatre CPLE - la compagnie motorisée de fusiliers marins de Lattaquieh - un bataillon du Levant - un groupe de 105 tractés et un groupe de 65 de montagne - le groupe de camions Dodge porte-canons de 75 - une compagnie de pontonniers - le groupe autonome du Train, y compris sa demi-compagnie de QG et deux pelotons de circulation routière et de jalonnement - un groupe d’exploitation et d’intendance - une section des essences - un groupe sanitaire lourd - un peloton de la Prévôté. Entièrement motorisés, ces ensembles sont parvenus à circuler à 15 km/h de moyenne dans le désert (y compris les porte-chars, qui auraient cependant dû être mis à la retraite dès le début des années 30), et même à dépasser les 25 km/h, vitesse réglementaire de nos convois, sur les bonnes routes d’Irak. Cette articulation s’est adaptée sans difficultés à la formation d’un troisième GT à base d’unités britanniques qui, de leur côté, ont su s’intégrer facilement à notre dispositif. À l’évidence, le même schéma peut être conservé pour la création de GT de cavalerie blindée avec un régiment de chars, un bataillon d’infanterie et un groupe d’artillerie mixte. Je suggère que nos états-majors étudient la possibilité d’articuler ainsi les divisions d’infanterie et de cavalerie blindée en cours de formation ou de transformation en AFN et ailleurs. De mai à août 40, nos camarades ont appris qu’il faut pouvoir opposer la manœuvre autant que le feu à la mobilité et à la vitesse de l’adversaire. 4) Instruction À la seule exception des zouaves, tous les éléments de la division avaient été instruits et formés dans nos territoires du Levant ou en AFN selon les méthodes en honneur avant la guerre. Cela n’a pas eu d’inconvénient, dans la mesure où l’adversaire n’était pas équipé de blindés ni d’aviation à proprement parler. Il n’en demeure pas moins que l’instruction est à reprendre, même pour les plus aguerris, et quel que soit leur grade, pour les former au combat contre les chars soutenus par l’aviation. Sinon, on s’exposera aux mêmes mécomptes qu’au printemps et à l’été 40. 5) Armement et matériel a. Armement léger On rencontrait au sein de la DML le meilleur (MAS 36 des zouaves, FM 24/29) et le pire (FM Chauchat des chasseurs libanais). Précis, robuste, maniable, le MAS 36 répond à ce que l’on en attendait. Il reste qu’il est néanmoins limité par la faible contenance de son magasin et par l’absence, incompréhensible, d’une sûreté : à tant faire qu’à copier le Mauser, on aurait pu mieux l’imiter. Ne parlons pas de sa baïonnette, fragile, difficile à extraire de son logement, qui paraît plus propre à la cuisson des chachliks à la russe qu’au combat au corps à corps. Le 07-15 M 16 demeure ce qu’il a toujours été, solide et pratique. Mais sa longueur, si critiquée dans les tranchées de 14-18, est devenue rédhibitoire dans des unités motorisées. Il doit, dans toute la mesure des moyens, être remplacé par le M 34 dont le magasin – seulement cinq cartouches – lui vaudra les mêmes reproches qu’au MAS 36. Le Lebel, superbe en son temps mais démodé, a vaillamment servi. Il conserve toutes ses vertus lorsqu’il est associé à la grenade VB. Mais sa longueur et la lenteur de son rechargement, d’ailleurs à l’origine d’incidents variés, sont devenues des handicaps insurmontables. Les mousquetons Berthier, modifiés 16 ou non, ont été appréciés par leurs utilisateurs (CPLE, fusiliers marins). Comme le 07-15, ils sont desservis par notre munition 8 mm. Il me paraît indispensable, néanmoins, de considérer, pour les mois à venir, que l’arme standard de notre infanterie doit être le MAS 36 ou le 07-15 M 34, en attendant de disposer en quantités d’un fusil semi- automatique en 7,5 mm d’origine française ou étrangère. Je demande instamment que les services de l’armement mettent aussi à l’étude la transformation en 7,5 des mousquetons 92. La logique exige désormais une unification impérative des calibres (fusil, fusil-mitrailleur, mitrailleuse) pour les unités de première ligne. Le FM 24-29 est réellement un outil magnifique, en dépit d’un poids un peu élevé. Il vaut bien le Bren britannique, encore plus lourd et moins précis. Comme le Lebel, le FM Chauchat a droit à une retraite méritée. Utilisée seulement en DCA légère, la mitrailleuse Hotchkiss reste une arme précise et pratique, pénalisée par son poids et sa cadence de tir. Dans les unités, elle doit être remplacée très vite par un engin plus moderne, plus léger et en 7,5. La MAC des chars montre ce qui doit pouvoir être fait très vite. Cela dit, la démonstration a été apportée, une fois de plus, que la valeur de la troupe et son instruction comptent davantage que la qualité de ses armes. b. Armement lourd Montés sur pneus, tractés, nos 65 de montagne et nos 105 L ont été plus à la peine qu’à l’honneur. Nos armées disposent avec les 105 L de canons aussi maniables qu’efficaces, utilisables en toutes sortes de situations. Notre 65 de montagne, encore valable sur des terrains d’opérations secondaires ou coloniaux, manque de puissance et d’allonge. Il reste cependant sans rival pour la maniabilité et l’utilisation en terrain difficile. À l’avenir, l’artillerie de nos DI devrait, me semble-t-il, être formée d’un régiment à trois groupes de 105 C et d’un régiment à deux groupes de 105 L, les 155 restant affectés au niveau du corps d’armée. Les 75 montés sur camion apparaissent, par contre, comme un matériel certes improvisé et provisoire, mais très utile comme appui des blindés au plus près. Je suggèrerais volontiers de doter d’une batterie de six engins – sur base de half-track bien sûr - chaque bataillon, ou groupe d’escadrons, de chars. Le mortier Brandt de 81 répond à tous les besoins de l’infanterie ou presque. Mais il est des circonstances où l’emploi du mortier de 120 s’imposerait. Je réclame son attribution au plus vite à nos régiments d’infanterie, à raison de trois sections de quatre tubes par régiment, en sus de l’équipement actuel en tubes de 81. c. Chars Nos R-35 n’ont jamais été opposés à d’autres blindés. Dans ces conditions, le canon de 37 TR s’est révélé suffisant pour combattre l’infanterie adverse. Les défauts du char Renault n’en sont pas moins criants : absence de radio, tourelle monoplace contraignant le chef de char à être au four et au moulin, manque de robustesse. Il faut renoncer à l’utilisation de cet engin en opérations actives et le réserver à la formation des personnels ou, éventuellement, à des missions de maintien de l’ordre. En tout état de cause, les combats de mai à août ont déjà démontré que notre conception d’avant-guerre (char léger biplace d’accompagnement de l’infanterie, donc lent et peu armé) n’a plus cours dans le combat moderne. Celui-ci exige des chars moyens ou lourds – 20 tonnes au moins, et probablement 30 tonnes et plus – aptes à la lutte antichars et, secondairement, à l’appui des fantassins (canon à haute vitesse initiale tirant aussi bien des perforants que des explosifs, mitrailleuses lourdes, autonomie), munis d’une tourelle biplace. On doit aussi accorder maintenant plus d’importance à la facilité d’entretien et de réparation. d. Matériel roulant La DML réunissait, ici encore, le meilleur et le pire. Notre service du matériel va devoir réviser ses conceptions dans les meilleurs délais. Les camions et camionnettes américains, conçus pour répondre aux besoins de l’armée des Etats-Unis, ont attiré tous les éloges. Plus frustes que les matériels français, mais plus simples, donc plus rustiques, polyvalents, ils sont sans équivalent pour les emplois en tout-terrain. Ils disposent, d’autre part, de qualités de traction appréciables – même pour les 105 L – en sus de leurs capacités d’emport. On leur reprochera seulement une consommation excessive. J’en dirai autant des camions Chevrolet, d’usage courant dans les entreprises pétrolières en Irak, que nous avons souvent vu évoluer – et que nous avons réquisitionnés à l’occasion. Il faut rappeler que la fourniture d’outillage aux cotes anglo-saxonnes s’impose dans tous les cas – ce que notre intendance semblait avoir oublié. Les P 23 et P 45 Citroën (RICMS, CPLE, fusiliers marins, artillerie portée, colonnes de ravitaillement de l’artillerie tractée) sont de bons matériels, que leur conception limite à un emploi tous-chemins. Du point de vue de la robustesse, ils ont donné à peu près satisfaction, grâce aux exploits des services d’entretien et de réparation, sans jamais égaler les camions GMC, Ford et Studebaker. On pourrait en dire autant des semi-chenillés Citroën et Unic P 107 de l’artillerie et du génie, auxquels il manque un essieu avant moteur, à la différence des half-tracks américains. Le quelques tout-terrain Laffly dotant les états-majors et les chars sont remarquables, mais ils manquent absolument de robustesse. Leur complexité a soulevé en zone désertique (sable et poussière) des problèmes d’entretien difficiles à résoudre. Plus de la moitié ont rendu l’âme et ont dû être abandonnés sans espoir de réparation, d’autant que les pièces de rechange ont souvent fait défaut. Les camions citernes Lorraine à deux ou trois essieux moteurs chargés d’essence et d’eau – et même de vin – ont bien rempli leur tâche. Mais, comme les Laffly, ils ne sont pas adaptés à l’Outremer. Le reste du matériel roulant, militaire ou de réquisition, de marques diverses (Renault, Delahaye, Berliet, etc.) nous a été utile. C’est le mieux que l’on en puisse dire. Les porte-chars Renault ou Saurer doivent, eux aussi, être mis à la retraite. Sans vouloir interférer dans un domaine qui n’est pas le mien, cette remarque, je le sais, s’applique également au matériel auto de la FAML. Nous avons payé, et nous paierons cher encore, une politique d’avant-guerre à courte vue qui a eu recours à des véhicules civils mal militarisés pour équiper nos armées : on voit, dès maintenant, que ces économies-là sont toujours coûteuses. Je note, d’autre part, que nos alliés britanniques remplacent systématiquement leurs 2x4 par des 4x4 au fur et à mesure des livraisons. 6) Uniformes J’ai quelquefois comparé la DML à un arlequin, tant étaient diverses les tenues de nos troupes. Sans vouloir prêcher pour ma paroisse, je pense qu’il faut s’inspirer des modèles adoptés au cours des années 30 par les troupes coloniales et par les Sahariens, pratiques et élégants à la fois. J’ai proscrit, de ma propre autorité, les bandes molletières qui n’ont plus leur place dans une armée moderne (outre qu’elles sont d’une grande laideur). Faute de pouvoir faire fabriquer sur place des guêtres en quantités suffisantes, elles ont été remplacées par des bas de laine écrue tricotés par les religieuses de nos couvents ou achetés dans le commerce. Le général Massiet a bien voulu m’approuver. Tout le monde s’en est bien porté. Par ailleurs, la motorisation de la division a permis de libérer les hommes du poids du sac. Ils ne sont montés en ligne qu’avec un paquetage de combat de moins de huit kilos. Cet allègement me paraît s’imposer et doit impérativement inspirer nos futurs règlements. Le casque Adrian type 26 nous a donné satisfaction. Je préconise cependant qu’il soit remplacé par le casque à bourrelet modèle 35 des motorisés, plus pratique et seyant. Le calot, léger et peu encombrant, s’impose comme coiffure de repos et de service courant à la place du casque de liège, dit colonial, en général inutile au Levant (comme en Afrique du Nord). Sur l’exemplaire destiné au général de Gaulle, le seul qui ait été conservé, le texte dactylographié se termine par une formule de politesse banale : « Croyez, Monsieur le Ministre, etc. » Mais Larminat a ajouté à la main : « et à mes sentiments de confiance ».

29 mai L’affaire d’Iran (et la poudrière de Palestine) Sud-est de Bassorah (frontière irako-iranienne), 01 h 45 – Le capitaine David Raziel et le sergent Dov Avigdor, de l’armée britannique35 mais en civil, sont abattus par des soldats iraniens, peut-être par erreur, au cours d’une mission de reconnaissance de nuit sur la route Bassorah-Khorramshar. Ils avaient reçu pour tâche, à la tête d’un petit groupe, de relever le tracé d’éventuels champs de mines et d’évaluer l’ampleur du dispositif de l’armée iranienne dans cette zone, renforcé semblait-il depuis quelques jours. Raziel, alors chef de l’Irgoun, et Avigdor, son garde du corps, avaient été recrutés en janvier 1940 par le département Intelligence des forces armées de Sa Majesté en Palestine, après la trêve de facto annoncée par leur organisation pour la durée de la guerre36. Approuvé par l’état-

35 Ils n’étaient pas rattachés à la Jewish Brigade, dont le QG de Jérusalem ne se hâtait pas d’achever la formation… 36 La Haganah, émanation de l’Agence juive, avait une existence plus officieuse que clandestine dans la Palestine sous mandat britannique. L’Irgoun, elle, a toujours été condamnée à la clandestinité – plus encore au cours des périodes où elle a été pourchassée par la Haganah en raison des dissensions au sein du Yishouv. Mais major de son mouvement, Raziel avait estimé que cet engagement lui offrirait, comme à ses amis, l’opportunité d’approfondir une expérience militaire qu’il jugeait, pour ce qui les concernait, trop théorique. Les trois autres membres du squad parviennent à ramener les corps sans encombre dans un avant-poste tenu, autour d’un Bren et d’un mortier Stokes, par un groupe de combat des Royal Marines. ……… Téhéran, 10 h 30 – Début de la plus importante manifestation que l’on ait vu dans la capitale de l’Iran depuis de très nombreuses années. Plusieurs centaines de milliers de personnes, selon les évaluations des ambassades occidentales – des hommes en très grande majorité, mais, à la surprise des observateurs, aussi des femmes en rangs serrés –, défilent en scandant des slogans hostiles à « l’impérialisme britannique » et en criant « Vive l’Allemagne » et « Vive l’Italie » dont ils brandissent les drapeaux. Ils portent aussi des portraits du Chahinchah et du prince héritier, dont ils acclament les noms avec une régularité de métronome. Conformément à un rituel désormais enraciné à l’ouest comme à l’est de Suez, les manifestants brûlent l’Union Jack à plusieurs reprises37 en conspuant Winston Churchill. Il n’est pas question de la France. Le caractère très organisé de l’événement transparaît dans le fait que les pancartes et les banderoles ont été peintes avec soin, depuis l’avant-veille ou la veille à l’évidence, comme dans la présence de représentations de toutes les classes de la société iranienne : aussi bien des étudiants (et des étudiantes) que des commerçants du Bazar, des militaires en tenue aussi bien que des religieux du clergé chiite – contrôlé de près, il est vrai, par la police secrète depuis la prise du pouvoir par Reza Pahlavi. Les argousins du Chah et ses agents provocateurs connaissent leur métier – on le savait déjà ! En outre, la démonstration de force est canalisée avec efficacité. La gendarmerie, très présente, et des postes de l’armée munis de mitrailleuses interdisent aux manifestants, qui ne s’en formalisent pas, l’accès du quartier des ambassades. 12h45 – Dans un télégramme expédié au Foreign Office, Sir Reader Bullard qualifie la manifestation de « nice picnic à la Gandhi… without barbecue by sheer luck. »38 Sir Reader avait peut-être des raisons de craindre que les manifestants n’incendient son ambassade ! 15h00 – Alors même que la Grande-Bretagne a donné une semaine au Chahinchah pour satisfaire ses exigences, l’ambassadeur fait demander ses passeports, selon l’usage, au ministère des Affaires étrangères iranien. Il se borne à écrire dans sa demande qu’il est « rappelé en consultation » par son gouvernement.

30 mai L’affaire d’Iran Londres – Le lieutenant-général Alan Gordon Cunningham est nommé chef de l’Iraq and Persia Command, poste vacant depuis le départ d’Edward Quinan pour Delhi. Sa lettre de service (transmise par téléscripteur à Khartoum, où il se trouve après sa victoire sur l’Afrique Orientale Italienne) lui précise qu’il lui revient de prendre la tête des forces terrestres déjà présentes sur le territoire irakien et de celles qui seront mises à sa disposition par les les deux organisations, dès septembre 1939, avaient décidé, malgré le Livre blanc, de renoncer aux actions violentes à l’encontre de la puissance mandataire et de la combattre désormais par des moyens politiques seulement. 37 Il semble que ce geste – détruire des drapeaux par le feu, qui a depuis fait fortune, vienne de Turquie. Les drapeaux français et britannique y étaient brûlés – peut-être à l’instigation d’Atatürk lui-même – lors de chaque manifestation de protestation contre le traité de Sèvres. 38 « Un charmant pique-nique à la Gandhi… par chance, sans barbecue. » commandants en chef aux Indes et au Moyen-Orient. Il lui reviendra, « with consideration of operations in the weeks to come » – s’agissant d’opérations dans les semaines à venir (non précisées), de coordonner l’action de la Royal Navy et de la Royal Air Force dans la zone de son commandement. Ce même jour, un autre général vainqueur est récompensé. Toujours Brigadier malgré ses succès en Irak, Bill Slim est nommé par le roi acting major-general (général de division à titre temporaire) et devient adjoint de Cunningham, commandant sur le terrain des forces terrestres de l’Iraq and Persia Command39.

31 mai L’affaire d’Irak (épilogue) Beyrouth– Le général de Larminat a repris depuis moins d’une semaine son poste de chef d’état-major auprès du général Frère quand celui-ci lui apprend qu’Alger a confirmé sa nomination définitive au grade de général de brigade, eu égards à sa brillante conduite en Irak.

39 Ces nominations ne seront annoncées que le 6 juin par la London Gazette.