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Comprendre la réception américaine et contemporaine de : un problème de subversion générique Elvire Pineda

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Elvire Pineda. Comprendre la réception américaine et contemporaine de Showgirls : un problème de subversion générique. Art et histoire de l’art. 2019. ￿dumas-02878910￿

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Mémoire final de master 2

Elvire PINEDA

COMPRENDRE LA RÉCEPTION AMÉRICAINE ET CONTEMPORAINE DE SHOWGIRLS : UN PROBLÈME DE SUBVERSION GÉNÉRIQUE

sous la direction de Antoine DE BAECQUE soutenu à la session de septembre 2019 Introduction ...... 1

Premier chapitre : Les horizons d'attente ...... 5

1. Le contexte du néoclassicisme hollywoodien ...... 7 a. Qu’est-ce qu’un genre ? La reconnaissance de l’idéologie par l’illusion du style ...... 7 b. La crise de la représentation classique ...... 10 c. L’ambivalence tendancielle du néoclassicisme hollywoodien et la possibilité d’une subversion ...... 12 d. Entre subversion et conformisme, la difficile identification des tendances néoclassiques ...... 14 Comment sortir de l’ambivalence néoclassique ? ...... 16 2. comme auteur ...... 18 a. De l’indice parodique au film satirique ...... 18 b. Le spectateur néoclassique : un corps, deux attitudes réceptives .... 21 c. Le mépris de classe de la double énonciation néoclassique ...... 22 d. Sur la distinction entre le premier et le second degré ...... 24 Quel spectateur-type ?...... 26 3. L’attente d’un thriller érotique ...... 28 a. Showgirls, ou « 2 » ...... 28 b. De l’ambiguïté tendancielle du thriller érotique ...... 29 c. Quel stimulus parodique ? ...... 32 Deuxième chapitre : L’expression de la réception ...... 34

1. La réunion des lectures élitaires et populaires ...... 36 a. L’attente de l’effet, une tendance populaire ? Sous le stimulus, le discours ...... 36 b. L’attente du discours, une tendance critique ? Sous le discours, l’effet ...... 39 La primauté de l’énonciation critique ...... 41 2. Attentes et réception : analyses d’une série de décalages : l'effet ... 43 a. Une réception an-érotique et/ou pornographique des effets ...... 43 b. L’ambiguïté organisée des effets érotiques ...... 45 c. Un film sans effet : incrédulité et vulgarité ...... 47 Déshabituer la réception des effets : un processus herméneutique moral et générique ...... 50 3. Analyses d’une série de décalages : le discours ...... 53 a. La difficulté néoclassique du réalisme ...... 53 b. Minimalisme de l'intrigue classique ...... 54 c. Le registre réaliste ...... 57 c. Excès de réalisme dans un cadre convenu : caricature involontaire ?.. 59 La violence de la réception comme indice de la subversion générique 62 Troisième chapitre : Une idéologie maniériste ...... 64

1. Principes esthétiques d’un maniérisme hollywoodien ...... 66 a. Généalogie d’un concept dual ...... 66 b. Le maniérisme dans l’art renaissant ...... 69 c. La subversion grotesque ...... 71 Un dévoilement proprement maniériste ...... 73 2. De l’indistinction idéologique à l’indignation morale ...... 75 a. Le rôle politique de l’autonomisation de l’effet ...... 75 b. L’hybridation des idéologies génériques maniérées ...... 77 c. L’incrédulité spectatorielle et la délibération morale ...... 81 3. Éprouver l’hypothèse d’une intention politique...... 85 a. Subversion des mythologies du backstage musical ...... 85 b. Le troisième degré de lecture du pastiche satirique ...... 88 c. La transparence comme subversion ultime ...... 90 Conclusion ...... 93

Bibliographie ...... 95

248 886 caractères Introduction

« Le seul commentaire positif que suscite Showgirls est que la sensibilité de ce film correspond parfaitement à celle du milieu qu'il décrit : terriblement vulgaire et tape-à-l’oeil. »

Todd McCarthy, « Showgirls takes it sleazy », Variety n°360, 25 septembre 1995.

La filmographie hollywoodienne de Paul Verhoeven semble d’emblée se distinguer par une réception systématiquement ambivalente. Les six films qu’il a réalisé aux États-Unis, entre 1987 et 1999, ont tous fait, à l’exception de (1999) qu’il considère comme son moins personnel, l’objet ou d’une valorisation, ou d’une dénonciation double. La valorisation double révèle une distinction entre un public de masse, enthousiasmé par la maîtrise de la forme spectaculaire, et un public de niche, savourant les indices ironiques laissés par un auteur critique vis-à-vis de la société américaine. Mais nous ne pourrons pas nous satisfaire d’une antagonisation aussi schématique des publics, des attentes et des réceptions américaines. En effet, la singularité de l’ambivalence de Verhoeven est à relativiser au vu en premier lieu de la période dans laquelle il s’inscrit. C’est toute la période du néoclassicisme hollywoodien, parce qu’elle fait suite aux contestations portées par les réalisateurs postmodernes du Nouvel Hollywood, qui est marquée par cette ambivalence entre la lecture au premier degré des effets spectaculaires, et la lecture au second degré d’un discours ironique1. Cependant, si l’on observe bien une distinction dans l’expression des critères critiques de ces deux publics, il faut nous interroger les horizons d’attente2 qui sous-tendent ces réactions. Dans les mesures où d’une part l’indice ironique se cache bien souvent dans l’exagération d’un motif spectaculaire, dans une forme provoquant un effet sur le spectateur, et où d’autre part le discours « caché » d’un film hollywoodien est contenu dans son identification générique, il semblerait que la répartition des deux publics dans des attitudes étrangères l’une à l’autre soit

"1 Voir Noël Burch, « Double speak. De l’ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien », Réseaux. Communication - Technologie - Société, vol. 18 / 99, 2000, pp. 99-130.

"2 Voir Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 333p. !1 contestable. Du fait du recyclage des canons classiques dans des récits contemporains, la période du néoclassicisme hollywoodien est particulièrement travaillée par la recherche de la surenchère et du spectaculaire, fondant dans le partage d’un corporalité sensible aux effets qu’elle déploie, l’unité de son public. Le néoclassicisme implique aussi un retour du système traditionnel des genres, une organisation de ses productions selon une répartition générique rigoureuse. Les genres classiques sont les relais en terme de représentation des mythologies portées par l’idéologie américaine dominante3. L’organisation générique suppose la dissimulation du discours idéologique au moins au spectateur, par le biais des compétences distractives fournies par les effets, et peut-être aux créateurs hollywoodiens eux-mêmes, par le biais de l’illusion de la possibilité d’un style individuel. La réception de Showgirls (1995) est l’exemple de la porosité des attentes entre les différents publics américains, puisque la critique institutionnelle a sollicité des critères de (dé)valorisation a priori plutôt populaires qu’élitaires : le film est notamment accusé de rater ses effets et de proposer une morale trop ambiguë. En ce qui concerne la dénonciation double, elle est présente dès les premiers long-métrages de Paul Verhoeven, lors de sa période hollandaise. Presque systématiquement, et avec parfois des manifestations très violentes, le réalisateur se voit accuser dans ses mises en scène notamment de la sexualité, à la fois par la frange la plus traditionnelle d’une décadence, et à la fois par celle plus progressiste, d’une complaisance à l’égard de représentations caricaturales et réactionnaires. Showgirls offre là aussi une illustration de cette ambivalence politique, puisque l’on verra que les critiques américaines lui reprochent et la vulgarité indécente, et la morale traditionnelle. Nous faisons l’hypothèse que la raison de cette ambivalence tient à l’impossible posture réaliste dans un système de représentation conventionnel. Verhoeven tient à représenter la société telle qu’elle ne veut pas se voir, ou plutôt telle que le système de production des représentations la cache4. Sa démarche sera donc nécessairement subversive et paradoxale, puisqu’il s’agit d’infiltrer une industrie cinématographique en adoptant ses modes de représentation, tout en produisant dans le même geste leur dénonciation. La contradiction est sans doute le terme qui convient le mieux à sa filmographie hollywoodienne, tant dans sa production que

"3 Voir Rick Altman, La comédie musicale hollywoodienne, trad. Jacques Lévy, Paris, A. Colin, 1992, 414 p.

"4 Paul Verhoeven, Showgirls : Portrait of a film, Newmarket, 1995, p. 14. « Je me vois comme un provocateur dans un sens différent : comme un réalisateur qui explore les différences entre la réalité et la façon dont on la voit souvent représenté. J’ai le sentiment qu’il y a une énorme différence entre ce qu’est vraiment la vie, et ce que nous sommes sensés voir au cinéma. » !2 dans sa réception. Sans doute la période néoclassique et son ambivalence tendancielle était-elle particulièrement adaptée à Verhoeven. En effet, parce que la production néoclassique se définit par la surenchère d’effets, que l’on peut voir comme une démarche spectaculaire ou réflexive, le cinéaste a pu jouer de cette ambiguïté et être reçu aux États-Unis et comme un technicien hollywoodien redoutablement efficace, et comme un transgresseur de l’idéologie portée par le système de production et la société américaine. Plus précisément, la démarche de Verhoeven consiste systématiquement à produire un pastiche d’un genre hollywoodien, donc à reproduire sous des formes exacerbées les conventions qui sous-tendent ses mythologies. Ce faisant, le film se présente, non sans tension, dans une forme générique traditionnelle, et en même temps dans sa forme parodique, contestant dès lors l’idéologie qu’elle feint soutenir. C’est par l’exacerbation que le pastiche dévoile le caractère arbitraire et idéologique des conventions génériques. Mais alors que jusqu’à présent, les films hollywoodiens étaient de francs succès commerciaux, Showgirls est à sa sortie, tant du point de vue public que critique, un formidable ratage. Pourquoi ce film n’a-t-il pas réussi à faire tenir ensemble dans une forme de malentendu heureux les contradictions du genre néoclassique qui ont fait le succès des films précédents ? Nous pouvons partir de l’hypothèse que la démarche subversive de Verhoeven et la tension qu’elle suppose menace constamment l’équilibre de l’ensemble. Le moindre pas de côté pourrait renverser les réceptions, et faire basculer le film ou bien dans l’excès de la provocation, ce qui annihile la réception spectaculaire, ou bien dans l’excès de formalisme, ce qui annihile la réception critique. Mais dans le cas de Showgirls, aucune des deux tendances réceptives n’ont été satisfaites. Ce que l’on peut supposer de cette observation, c’est que le film agit sur ce qu’il y a de commun entre deux attitudes réceptives apparement distinctes dans leurs horizons d’attente, c’est-à-dire l’effet spectaculaire. Parce que Showgirls est un pastiche du genre du backstage musical, il subvertit les mythologies liées au mode de représentation et de consommation des spectacles hollywoodiens. Le pastiche est ici maniériste dans ses procédés de renversement des valeurs : la mythologie du spectacle idéal se trouve appliquée au monde vulgaire et mercantile des strip tease et des spectacles de nu de Las Vegas. Cette confrontation impossible des conventions idéologiques du genre avec la réalité impensée, refoulée, de l’envers du décor du monde du spectacle américain force le spectateur à prendre parti. Parce que le genre pastiché de Showgirls est un genre réflexif, Verhoeven met le public hollywoodien, de manière !3 plus directe qu’avec ses précédents films, face à ses propres contradictions. On verra donc tout d’abord dans quelle mesure les attitudes spectatorielles hollywoodiennes sont conditionnées par les idéologies génériques produites par l’industrie, puis comment la démonstration de cette aliénation dans Showgirls provoque l’incompréhension et le rejet, et l’on verra enfin dans quelle mesure on peut construire, a posteriori, un spectateur-idéal du film.

!4 Premier chapitre : Les horizons d'attente

Ce premier chapitre, qui vise à identifier ce qui peut constituer les horizons d’attente des spectateurs américains à la sortie de Showgirls, est l’occasion d’affirmer un parti pris méthodologique résolument axé sur l’identification des attentes idéologiques. Il se fonde sur deux thèses : la première, dans la continuité des travaux de Rick Altman1, est de considérer qu’aux États-Unis, la fonction idéologique du cinéma est garantie par la structure générique et produite par le système hollywoodien; la seconde est que l’organisation en périodes des productions hollywoodiennes dans l’histoire est une construction a posteriori qui prend en compte avant toute chose les modifications de la structure générique préexistante, étant entendu qu’elles correspondent aux modifications subies par l’idéologie dominante du fait de contingences historiques, politiques, culturelles et sociales. Le travail d’inspection de la période dite "néoclassique" et de ses présupposés idéologiques guidera tout ce premier chapitre. Nous ne prétendons donc pas l’existence d’une seule idéologie américaine, ni d’une production cinématographique, dans lesquelles chaque film pourrait être strictement assigné. La périodisation implique une vue d’ensemble et fournit un outil de compréhension des films produits dont l’assignation appelle à être vérifiée par une étude approfondie pour chacun d’entre eux. Cette vue d’ensemble repose sur les travaux d’historiens des États-Unis, et notamment dans notre cas sur celui de Anne-Marie Bidaud2, qui nous permettent de prendre pour acquis le fait suivant : l’idéologie dominante américaine dans laquelle l’industrie cinématographique est prise est le capitalisme, entendue au sens large d’exploitation de ressources en vue d’engendrer un profit. Cela nous permet d’affirmer dès à présent qu’il n’y a pas eu de révolution idéologique hollywoodienne : le système de production cinématographique américain dépend de l’idéologie capitaliste, laquelle n’a jamais entièrement cessé d’être dominante. C’est donc à la marge de la production hollywoodienne, ou par des systèmes alternatifs de production audiovisuelle, ou dans le système même par subversion de la structure générique, que peuvent s’exprimer des idéologies dominées. À ce titre, nous considérerons que la période moderne au sein du système hollywoodien est une fiction, car elle ne peut rendre pas compte d’une rupture de la structure générique et

1 Rick ALTMAN, op. cit.

2 Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le rêve américain: cinéma et idéologie aux Etats-Unis, , 349 p. !5 idéologique qui n’a pas eu lieu. D’un point de vue idéologique, la période du postmodernisme hollywoodien, plus proche de l’idée de rupture parce qu’elle a un temps modifié le système de production, correspondra au Nouvel Hollywood3. Ces clarifications étant faites, nous commencerons par développer l’importance de la structure générique dans le néoclassicisme hollywoodien, période dans laquelle se situe l’oeuvre américaine de Paul Verhoeven.

3 On gardera par commodité le terme de postmodernisme pour qualifier cette période, bien qu’il serait plus juste de parler d’un premier maniérisme hollywoodien, ainsi qu’on le verra au troisième chapitre. !6 1. Le contexte du néoclassicisme hollywoodien

a. Qu’est-ce qu’un genre ? La reconnaissance de l’idéologie par l’illusion du style

La catégorisation en périodes de l’histoire de la production cinématographique américaine a partie liée avec l’une de ses spécificités, l’organisation générique. L’industrie hollywoodienne produit des films identifiés à et identifiables en tant que genres, et c’est bien souvent en fonction de l’évolution de ces genres, des modifications de l’ensemble des conventions audiovisuelles qui les définissent, voire de leurs transformations en de nouvelles catégories, que se circonscrit rétrospectivement une période. À ce titre, les historiens du cinéma identifient l’émergence d’une période relevant du néoclassicisme hollywoodien à partir des années quatre-vingt. Paul Verhoeven ayant commencé sa carrière hollywoodienne en 1987, il est nécessaire d’étudier la structure générique de cette période pour comprendre les horizons d’attente des spectateurs hollywoodiens qui lui sont contemporains. De quels éléments classiques le néoclassicisme incarne-t-il le retour ? Le critère définitoire du classicisme hollywoodien est d’une part une mise en scène « transparente » et « équilibrée » au service de la « lisibilité de l’intrigue et des personnages »4, d’autre part la structure générique. Ainsi, c’est précisément parce que le classicisme hollywoodien, souvent qualifié d’ « âge d’or des studios », est défini et caractérisé par une structure générique de la production audiovisuelle extrêmement organisée que l’on définit et caractérise le néoclassicisme par le retour en puissance du système essentiel des genres, les « structures les plus fondamentales de l’imaginaire »5. Se constituent en genres les films qui partagent entre eux un certain nombre de points communs, de critères définitoires. À première vue, ils concernent la diégèse du film, la situation historique et géographique du récit, la « thématique »6. De l’identification d’une thématique découle, à la seconde vue, des techniques de représentation communes. Ainsi, les genres induisent et produisent tout un système de représentation par lequel les mises en scène de chacune de ces « thématiques » partagent un ensemble de « critères formels »7 correspondants.

4 Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain: 1980-2002, Paris, Klincksieck, 2003, p. 82.

5 Pierre Berthomieu, Le cinéma hollywoodien: le temps du renouveau, Paris, A. Colin, 2005, p. 29.

6 Voir Jean-Loup Bourget, Hollywood, la norme et la marge, Paris, A. Colin, 2005.

7 Ibid. !7 Parce qu’ils sont plus immédiatement reconnaissables, les critères thématiques semblent être ceux par lesquels on classe dans le genre adéquat le film classique hollywoodien. Cependant, il nous semble que l’explication de ce qu’est un genre est incomplète si elle ne prend pas en compte son rôle idéologique, tel que l’a théorisé Rick Altman. Nous soutenons l’idée que le critère définitoire sur lequel une expression critique fonde l’appartenance d’un film à un genre, est en premier lieu la reconnaissance —au sens de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire la méconnaissance comme arbitraire8— de l’idéologie qu’il porte. L’idéologie, d’après la définition de Louis Althusser, est un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée9

correspondant « sociologiquement à un groupement économique, politique, ethnique ou autre, exprimant sans réciprocité les intérêts plus ou moins conscients de ce groupe »10. Hollywood, en tant que système de production de représentations et en tant qu’industrie commanditée par les plus grands groupes financiers américains, est un outil qui sert et qui se sert de intérêts économiques et idéologiques de la société capitaliste. À partir de l’idéologie capitaliste hollywoodienne se déploient des ensembles de valeurs, de croyances et de normes d’organisation sociales portées par les individus, que Jane Feuer appelle « mythologies »11, destinées à la maintenir dans une position dominante. Les genres cinématographiques sont des « constructions idéologiques déguisées en catégories neutres »12 qui servent la normalisation de ces mythologies dans l’imaginaire collectif en structurant les représentations. Ils sont les outils culturels du maintien de la domination de l’idéologie capitaliste. La normalisation de l’idéologie hollywoodienne représentée dans les genres repose sur une structure solide, sur une organisation sémantico-syntaxique13 : les éléments

8 Voir Pierre Bourdieu,« Sur le pouvoir symbolique », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 32, no 3, 1977.

9 Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspéro, 1966, p. 238.

10 Joseph Gabel, « Idéologie », http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/ideologie/

11 Voir Jane Feuer, Mythologies du film musical, Dijon Saint-Denis, les Presses du réel Labex Arts-H2H, 2016.

12 Rick Altman, op. cit., p. 15.

13 Ibid. !8 sémantiques d’un film (format, longueur, personnages, jeu des comédiens, bande sonore) sont associés à des traits syntaxiques (les structures spécifiques significatives d’un genre) qui portent le discours mythologique et assurent l’unité générique. La syntaxe permet donc l’organisation de ces traits sémantiques, qui sont les caractères « formels » et « thématiques », en un discours mythologique dont la fonction rhétorique est au service de l’idéologie. Les films qui portent ainsi le même discours mythologique appartiennent à un même genre. C’est cette structure générique des représentations idéologiques qui définit avant tout le classicisme hollywoodien. Selon Altman, grâce à la répétition des éléments sémantiques entre les films d’un même genre, les spectateurs regroupés en une « communauté interprétative » sont dans une attitude « rituelle » d’attente et de reconnaissance de l’idéologie portée par la syntaxe. L’intérêt que la communauté tire de sa démarche rituelle « découle donc de l’habileté du film à représenter les rites de son propre monde et à les faire vivre simultanément »14 : les mythologies portées par les structures génériques font correspondre l’idéologie syntaxique représentée dans le récit à l’idéologie de la communauté interprétative, c’est-à-dire l'idéologie capitaliste dans le cas des spectateurs américains de films hollywoodiens. Mais parce que les spectateurs « n’aiment pas savoir qu’ils sont manipulés », ce rite de reconnaissance générique est corrélé à un plaisir esthétique qui le dissimule. « Hollywood s’arrange presque toujours, par le compromis efficace rituel/ idéologie, pour dissimuler son pouvoir mystificateur tout en exploitant ses compétences distractives. »15 Le plaisir esthétique qui découle du « style » classique, de la lisibilité des intrigues et de la transparence de la mise en scène, parce que la démarche rituelle de la reconnaissance idéologique est ce qui fonde en premier lieu le film de genre hollywoodien, n’est pas à l’origine de l'attente du spectateur, mais la conséquence de cette structure générique qui masque son encadrement idéologique. Si l’américain accepte de répéter son expérience spectatorielle et idéologique, c’est parce que le système de genre organise la variation dans l’agencement des éléments sémantiques au long de la production des films, et permet un plaisir générique de la reconnaissance et de la nouveauté16. Le plaisir générique agit donc comme un véritable « opium du peuple » qui le plonge dans une léthargie à laquelle il croit

14 Ibid., p. 271.

15 Ibid., p. 114.

16 Raphaëlle Moine, Les genres du cinéma, 2e édition., Paris, Armand Colin, 2008, p. 82. !9 consentir, et anesthésie la critique qu'il aurait pu faire de l’idéologie si elle se présentait, sans le style, comme une représentation propagandiste. Le « style » d’un metteur en scène désigne en fait l’organisation de la variation des éléments sémantiques pour assurer à la fois leur reconnaissance et leur renouvellement. Pour le dire autrement, le système générique hollywoodien met en place la possibilité de la reconnaissance d'un style, c’est-à-dire l’identification d’un élément sémantique associé à un genre sous une forme modifiée, pour assurer la reconnaissance, au sens de la méconnaissance de son caractère arbitraire, de l’idéologique qu’il soutient. L’horizon d’attente du spectateur hollywoodien classique et néoclassique est la reconnaissance d’une idéologie dans le genre du film, dissimulée par le plaisir de la variation des éléments sémantiques.

b. La crise de la représentation classique

Pierre Berthomieu estime que la crise de cette organisation générique apparaît au cours des années soixante, puis se développe tout au long des années soixante-dix. On pose communément comme jalons de fin du classicisme les films dont l’échec commercial signale l’épuisement de la course au grand spectacle classique propre au classicisme tardif, comme le péplum Cléopâtre (Mankiewciz, 1963). Le film est une figure emblématique de cette période de surenchère spectaculaire des productions cinématographiques, de « dimensions et des budgets monumentaux » pour « renouveler l’expérience du public dans les genres traditionnels par une démesure des éléments visuels et sonores »17 face à la concurrence de la télévision. Quelques années plus tard, c'est La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah qui sera identifié comme le jalon départ de l’ « époque de la fin des studios et des révolutions modernes »18. Les transformations dans les représentations hollywoodiennes de cette « époque » seraient dues en premier lieu aux circonstances politiques et sociales des États-Unis, aux transformations idéologiques du pays qui rendent obsolète et en partie inadapté le système de représentation des anciennes structures génériques. Les discours mythologiques qu’elles portent deviennent en partie inaudibles car contestés par un public américain rejetant les anciennes valeurs politiques et en quête de récits susceptibles de proposer de nouvelles représentations. En réponse à l’inadéquation de la représentation

17 Pierre Berthomieu, Hollywood classique: le temps des géants, Pertuis, Rouge profond, 2009, p.531.

18 Pierre Berthomieu, Le cinéma hollywoodien: le temps du renouveau, Paris, A. Colin, 2005, p. 6. !10 classique vis-à-vis du réel contemporain, celui des crises du Watergate, de la guerre du Vietnam et de l’assassinat de Kennedy, les réalisateurs proposent des films plus violents qui portent à leur point de rupture les conventions thématiques et formelles à l’origine de l’identification d’un film à un genre. La violence qui envahit les écrans américains à partir des années soixante parait agressive, voire excessive. La disparition des interdits de la censure lui donne une fraicheur et une ampleur qui paraissent soudaines. Mais c’est surtout que cette violence n’est plus soutenue par des systèmes moraux ou des mythes. 19

Ainsi identifie-t-on La Horde sauvage non plus à un western classique, mais à un western crépusculaire, porteur d’une « nouvelle vérité », violente et réaliste, du cinéma américain des années soixante-dix. Cette période dite du Nouvel Hollywood peut relever du « postmodernisme » et montre bien que la crise des genres est liée à une crise des représentations en tant que structures d’une idéologie dominante, à cette époque de plus en plus contestée. En s’affranchissant de la syntaxe classique des genres, les réalisateurs postmodernes s’attaquent en fait directement à l’hégémonie de l’idéologie dont elle portait les discours mythologiques. La Horde sauvage reprend la plupart des traits sémantiques, formels et thématiques du western, mais ne les agencent pas selon la syntaxe classique. En premier lieu, la variation sémantique consiste en une exacerbation des motifs de la violence, ce qui correspond à la résurgence d’une idéologie refoulée. Selon Altman, la syntaxe idéologique repose aussi sur le refoulement de certaines significations. Ces significations, idéologies contraires réprimées par l’idéologie dominante du genre, ressortent avec éclat lorsque celle-ci n’entre plus en « symbiose »20 avec la communauté interprétative. Quand une formule fonctionne durablement — c’est-à-dire lorsqu’un genre sémantique passe à l’étape syntaxique — la raison en est qu’un terrain commun a été trouvé et que les attentes rituelles du public coïncident avec les mobiles idéologiques d’Hollywood.21

Les spectateurs américains du western postmoderne ne croient plus aux garants moraux de l’ordre et de la justice, il n’y a donc plus rien pour justifier le refoulement de la représentation de l’extrême violence de l’histoire américaine, qui ressurgit alors avec excès. Ainsi, les réalisateurs postmodernes, en transgressant les syntaxes génériques, font une critique de l’idéologie et proposent une représentation de cette

19 Ibid, p. 17.

20 Rick ALTMAN, op. cit., p. 271.

21 Rick ALTMAN, op. cit., p. 114. !11 critique qui compromet toute l’organisation générique qui portait jusqu’à présent le discours idéologique. Le postmodernisme est le représentant d’un affrontement idéologique aux États-Unis lors des décennies soixante et soixante-dix, dont l’issue semble faire de l’idéologie capitaliste le vainqueur. En effet, aux années soixante-dix contestataires suit donc le néoclassicisme, et « le réalisme amer du cinéma industriel des années soixante-dix est ainsi majoritairement éclipsé par la représentation déréalisée d’un univers ouvertement capitaliste, clinquant et superficiel. »22 Berthomieu l’associe à la présidence de Ronald Reagan à partir de 1981 et à « l’esprit hyperbolique » de son idéologie conservatrice, celle du retour aux valeurs traditionnelles de l’Amérique et de l’ « affirmation du nationalisme et [d’]une politique extérieure rigide » : « c’est bien d’une réaffirmation des valeurs mythiques de la constitution américaine que va naitre le nouveau cinéma politique des années quatre-vingt »23. Il est donc logique que la production cinématographique retourne à ses anciennes structures génériques organisant les représentations en des discours mythologiques servant l’idéologie hyper-capitaliste, ou néolibérale. Car c’est bien « à l’intérieur d’un cadre emprunté au classicisme » que le cinéma néoclassique réemploie les « figures classiques »24, avec le même travail de la surenchère du spectacle qui était celle du classicisme tardif hollywoodien à l’époque de la concurrence télévisuelle vingt ans plus tôt.

c. L’ambivalence tendancielle du néoclassicisme hollywoodien et la possibilité d’une subversion

Pourtant, bien que la période néoclassique des « années Reagan » aux États- Unis incarnée par l’idéologie néolibérale célébrant le culte de la réussite économique, l’expansion militaire, la “guerre des étoiles”, le retour de l’individualisme, du culte du corps, de la religion et des valeurs fondamentales de la famille qui débute sous la mandature Carter et se poursuivra jusqu’au début des années quatre-vingt-dix sous la mandature Bush25

22 Vincent Souladié, « Le corps palimpseste dans l’Amérique de Paul Verhoeven », Paul Verhoeven : la chair et le sens, Éclipses n°42, Caen, 2008, p. 24.

23 Pierre Berthomieu, Le cinéma hollywoodien: le temps du renouveau, op.cit., p. 44.

24« Néo-classique » suppose d’identifier un référent « classique », et un indice discriminant qui signale cette référence. Pour le cinéma américain, le référent est évidemment l’art hollywoodien, et on peut sans trop de risques faire l’hypothèse que son indice de référence est le système des genres. Denis Lévy, L’art du cinéma n °31, « Néo-classiques et nouveaux modernes », p. 5.

25 Michel Cieutrat, Le cinéma des années Reagan: un modèle hollywoodien?, dir. Frédéric Gimello- Mesplomb, Paris, Éditions du nouveau monde, 2007, p.15. !12 parait être celle d’une victoire de l’ordre (néo)classique, on peut aussi supposer que les transformations des syntaxes apportées par les critiques postmodernes ont eu des conséquences sur le système de représentation hollywoodien postérieur. Parce que le néoclassicisme succède au postmodernisme, qui mettait en crise la syntaxe classique en exhibant la distance qu’il prenait avec son idéologie sous-jacente et en proposant finalement une syntaxe contestataire, sa démarche ne peut sans doute pas n’être que celle d’une reprise de l’ordre générique. Les réalisateurs du Nouvel Hollywood ont mené une entreprise de subversion des représentations hollywoodiennes, au sens d'un renversement de l’ordre de l’intérieur (du latin sub, « par en-dessous » et verto, « faire tourner, se retourner, changer »). La rupture idéologique s’est en effet produite à l’intérieur même du système de production, au sein des studios, en faisant éclater la violence jusqu’alors refoulée des représentations à l’intérieur du système de genres. En ce qui concerne la période néoclassique qui suivra, l’exacerbation des figures génériques laisse aussi flotter une certaine ambivalence. On suppose, avec Denis Levy, que le style néoclassique —qui n’est, dans une perspective générique classique, rien d’autre que la variation des éléments sémantiques— se caractérise par « les emprunts, à des degrés et sur des modes divers, au cinéma de la [post]modernité [qui] génèrent une distorsion des éléments classiques et une saturation du genre »26, c’est-à-dire par un principe de surenchère, de recherche de l’effet physique sur le spectateur avec une représentation toujours plus spectaculaire, notamment de la violence. Ce style a ceci de troublant qu’il mène constamment son objet à la frontière de sa propre caricature, de sa parodie, de sa dénégation idéologique, exprimant son idéologie contraire refoulée. Il peut être utile de développer le concept de l’archétype pour sonder la pertinence de ce problème. Est qualifié d’ « archétypal » le type sémantique ou le type syntaxique dont on peut identifier un modèle originel (l’arché, du grec ancien : « commencement »). On identifie donc l’ « archétypal » à un type dont on perçoit qu’il est construit et imposé tout au long d’une histoire, une histoire des représentations hollywoodiennes en ce qui nous concerne. Le film néoclassique doit exploiter suffisamment un type de récit organisé et un type de critères formels et thématiques propres à un genre classique pour qu’apparaisse le type en ce qu’il est construit, répété, imposé, pour qu’il passe de la reconnaissance à la connaissance de son caractère arbitraire. C’est par la perception de l’histoire de la fabrication du type que celui-ci devient un archétype.

26 Denis Levy, L’art du cinéma n° 35, p. 5. !13 Par le style néoclassique de la surenchère spectaculaire, la relation qui unit le type à sa construction archétypale est saturée, rendue plus visible aux yeux du spectateur, lequel est dès lors plus susceptible de prendre de la distance avec le discours idéologique qui le fonde originellement. Le trait sémantique, exacerbé au point que l’on ne voit plus que sa justification syntaxique, devient parodique : ce qui était sérieux devient comique car manifestement convenu, la mesure de la distance entre le trait et la syntaxe provoquant le rire. En effet, l’exacerbation des figures génériques peut autant maximiser les effets spectaculaires qu’exhiber leur caractère conventionnel qui suscitent automatiquement ces effets, et ainsi faire fonction de tuteur pour une réception réflexive, critique et finalement distante vis-à-vis de la représentation et de son idéologie. Autrement dit, l’augmentation du plaisir générique prend le risque de faire apparaitre sa syntaxe, c’est-à-dire sa fonction de dissimulation de l’idéologie. La surenchère du style néoclassique est donc doublement « dangereuse » : d’un côté, elle peut servir avec plus d’efficacité l’idéologie que sa syntaxe porte, anesthésiant l’esprit critique; de l’autre, au contraire, elle peut mettre en péril cette idéologie par l’hypothèse parodique. d. Entre subversion et conformisme, la difficile identification des tendances néoclassiques

Pour deux films néoclassiques formellement similaires, comment savoir si la surexploitation de ces structures a pour but d’imposer avec plus d’intensité l’idéologie du récit qu’elles portent ou de mener le genre à un point de saturation, où l’idéologie paroxystique est rendu visible, et dès lors au bord de sa propre négation critique ? Dans le premier cas, le « néo » du néoclassicisme ne vaudrait que pour signifier la réactualisation accentuée, dans des motifs hyperboliques contemporains, des principes génériques du classicisme. Dans le deuxième cas, il incarnerait la synthèse ambiguë d’un cinéma spectaculaire apparement classique qui aurait intégré des principes de subversion du postmodernisme, d’une manière plus insidieuse encore que celle du Nouvel Hollywood. La grande difficulté, pour le spectateur américain des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, est celle de l’assignation du film à l’un ou l’autre de ces cas. Comment identifier l’idéologie du film néoclassique ? Un premier élément de définition, apparement proche du postmodernisme, propose que « le néoclassicisme doit tout à la fois assumer sa distance envers le classicisme sans la mettre en exergue », qu’il « implique la conscience que les figures classiques ne !14 relèvent plus de l’évidence, de l’immédiateté, mais d’une démarche volontaire et réfléchie, qui suppose non seulement leur connaissance, mais encore une distance envers elle »27. Cependant, cette définition correspond tout à fait à celle du classicisme telle que l’ont formulé Altman, et Jane Feuer avant lui. En effet, cette chercheuse la première a montré que les genres classiques, parce qu’ils ont toujours pour fonction de représenter une idéologie, assurent également une « pseudo-démystification » qui, « loin de produire une quelconque mise à distance à valeur de moquerie ou de condamnation, opère au contraire une forme de « remythification »28. Altman prolonge cette idée avec la proposition que les significations contraires à son idéologie ne sont que temporairement exclues, car celles-ci voient leur intensité croître à mesure qu’elles sont refoulées : Toute syntaxe, toute structure, toute signification en ce sens ne se réalise qu’au prix d’une répression. Les systèmes générateurs de sens portent donc en eux mêmes les germes de leur destruction. […] les genres hollywoodiens tendent à s’éclipser en faisant éclater leur autocritique et leur autoréflexivité au lieu de disparaitre sans bruit.29

Bref, tout comme dans le néoclassicisme, le genre classique dans son évolution souvent tardive ménage la mise en scène de sa prétendue propre mise à distance, de sorte que son discours idéologique n’apparaisse justement pas avec « évidence » et « immédiateté ». D’après les analyses de Feuer et d’Altman, on qualifiera de modernisme hollywoodien la période durant laquelle le système de production capitaliste, l’industrie hollywoodienne, met en scène une autocritique en fait partielle, une rupture feinte, sorte de leurre au sein d’un système de genre sur le déclin lorsque le refoulement des idéologies contraires est de plus en plus difficile, du fait du décalage entre la communauté interprétative et l’idéologie dominante. Tant que le système de production industriel hollywoodien demeure, il n’existe pas de rupture générique. Le système de représentation étant défini par l’idéologie qu’elle sert, c’est par le renversement d’un ordre social et la fin de la symbiose entre le système et la communauté interprétative appelant à un renouvellement des structures de représentation que l’on change de période. C’est de ce point de vue que nous avons

27 Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain contemporain: 1980-2002, Paris, Klincksieck, 2003, p. 82.

28 Laurent Guido, « Le film musical : une fantasmagorie aux accents folk » dans Jane Feuer, Mythologies du film musical, Dijon Saint-Denis, les Presses du réel Labex Arts-H2H, 2016, p. 9.

29 Rick Altman, op. cit., p. 135. !15 considéré que le classicisme tardif et le modernisme hollywoodien relevaient en fait strictement de la même période. Le postmodernisme est alors la période de ce changement de communauté interprétative. Le néoclassicisme signifie une période réactionnaire, mais qui est ambivalente du fait de son héritage postmoderne. Cependant, si la marque de la distance, de l’autoréflexivité ou de l’autocritique comprise dans le principe de la surenchère du spectaculaire propre au néoclassicisme peut être un leurre de l’idéologie classique visant à maintenir jusqu’au bout son système idéologique de représentation, alors nous serions bien en peine de pouvoir départager avec certitude l’appartenance de ses productions à la tendance conformiste au service de l’idéologie dominante classique, ou à la tendance subversive critique vis-à-vis de celle-ci.

Comment sortir de l’ambivalence néoclassique ?

L’horizon d’attente d’un spectateur américain de 1995 est conditionné par les éléments développés ci-dessus, synthétisés dans une période « néoclassique ». Il s’attend, par le plaisir générique de la reconnaissance et de la nouveauté, à une surenchère d’effets spectaculaires, à laquelle s’ajoute une indétermination idéologique structurelle au néoclassicisme hollywoodien. La période néoclassique est donc profondément ambivalente : elle comprend des films perçus comme « super- classiques », réactualisations accentuées des principes génériques du classicisme, et des films perçus comme subversifs, réunions ambiguës entre la syntaxe idéologique dominante et la critique du pouvoir des représentations hollywoodiennes dans la continuité du postmodernisme. Il s’agira d’un film de genre traditionnel, académique dans la première, et d’un d’un film de genre subverti, satirique dans la seconde. La distinction est difficile, puisqu’ils semblent partager les mêmes éléments sémantiques, et presque la même syntaxe. Amiel et Couté, dans une démarche très synthétique que nous avons tenté de développer ci-dessus, expriment bien la subtilité de cette différence : le néoclassicisme échappe à la fois au classicisme qu’il fait revivre, et à la modernité qu’il refuse en l’utilisant parfois; fondé sur un art du dosage et de la nuance, une telle approche n’est évidemment pas la simple réactivation vaine de formes du passé, mais la tentative difficile de conserver une unité sans méconnaître ce qui la met en péril. 30

30 Vincent Amiel et Pascal Couté, op. cit., p. 87. !16 Pour décider de l’appartenance d’un film à l’un ou l'autre de ces genres, il parait nécessaire de prendre en compte et (ou) le témoignage des créateurs pour sonder l’intention idéologique auctoriale, et (ou) la réception du film dans une démarche pragmatique. Ainsi, pragmatiquement, c’est de l’identification par le public d’un indice satirique que dépendrait l'assignation d’un film de la période néoclassique à l’une ou l’autre tendance idéologique, traditionnelle ou subversive. L’identification de cet indice, laissé là à dessin par un auteur politiquement situé vis-à-vis de l’idéologie dominante et qui ferait basculer l’ensemble du film, avec ses présupposés idéologiques, dans sa propre parodie, procède de la même démarche que l’étude plus poussée de ces films qui nous permet d’identifier le subtil presque qui sépare la syntaxe classique de la syntaxe subversive, et provoque une réception critique. Nous ferons l’hypothèse dans le développement suivant que Paul Verhoeven a pu être considéré et attendu en 1995 comme un auteur à Hollywood, un dissident de l’idéologie néolibérale, par la partie du public dont la posture est critique, c’est-à-dire en fonction de sa propension à percevoir des éléments satiriques dans le film.

!17 2. Paul Verhoeven comme auteur

a. De l’indice parodique au film satirique

Les deux premiers films de Paul Verhoeven à Hollywood, RoboCop (1987) et Total Recall (1990), semblent bien correspondre à la définition conformiste du cinéma néoclassique, notamment en raison de leur appartenance au genre du film d’action. L’idéologie reaganienne mise en genre dans le film d’action des années quatre-vingt31 s’incarne dans une mise en scène hyperbolique du spectacle, une démesure dans la recherche de l’effet presque physique sur le spectateur. En effet, le film d’action devient le genre propre au mythe du héros patriotique de l’idéologie néolibérale, donnant lieu à des récits plus épiques caractérisés par une surenchère des moyens, une radicalisation du rythme par le montage, un culte obsessionnel du corps surhumain32. Tout porterait donc à croire que Verhoeven est, à partir de son arrivée à Hollywood en 1987, un réalisateur de genre néoclassique académique, au sens idéologique et spectaculaire du terme. En effet, si d’un point de vue thématique, RoboCop est un film de science-fiction, il semble relever syntaxiquement du film d’action, notamment par la trajectoire du héros qu’il met en scène. Il s’agit bien d’un corps sur-humain dont la fonction est de rétablir l’ordre et la justice par la violence, toujours excessive. Également, y’a-t-il de corps plus reaganien que celui d’Arnold Schwarzenegger dans ses films des années quatre-vingt, et dans Total Recall en particulier ? Celui d’un personnage hors-normes, aux extraordinaires capacités de combat insoupçonnées, lui aussi pris dans un cadre science-fictionnel. Dans ces deux films, la mise en scène spectaculaire de la violence et la résistance invraisemblable des héros qui en font également largement usage est à l’origine d’une réception des spectateurs dans un premier temps centrée sur les effets physiques, « quasi- physiologiques […], indépendants de leur culture personnelle et de leur investissement dans ce qui est raconté »33, provoquant par là dans un second temps son adhésion au moins sensorielle lors du visionnage aux valeurs portées par le héros, c’est-à-dire à une représentation martiale et belliciste de l’héroïsme, de la justice, de la paix, de la société. De la surenchère du spectaculaire, entendu en tant qu’il produit

31 Voir Le cinéma des années Reagan Un modèle hollywoodien? op. cit.

32 Pierre Berthomieu, Le cinéma hollywoodien: le temps du renouveau, op. cit., p. 54.

33 Laurent Jullier, « Des nouvelles du style postmoderne », Positif n°605-606, juil.-août 2011. !18 ces effets physiques par ses moyens proprement narratifs, visuels et sonores, s’ensuit nécessairement une exacerbation de l’idéologie sous-jacente. Pourtant, dans ces deux films, la mise en scène déroge par moments à la syntaxe néoclassique, et remet en jeu toute l’interprétation idéologique du récit. Il y a en effet dans RoboCop et Total Recall des éléments si exogènes à la syntaxe narrative du film d’action qu’ils manifestent une prise de distance vis-à-vis du déroulé normal du film et donc une critique de la syntaxe idéologique dans lesquels ils sont pris. Ces éléments qui peuvent provoquer le rire, le détachement du spectateur contre l’immersion du spectacle, sont les catalyseurs d’une critique sous-jacente. On entend ici la parodie au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de l’expression d’un contre- chant, de la parôdia, dans le langage même du chant premier34, celui du film d’action. C'est par la présence de ces éléments parodiques que le style néoclassique modifie la syntaxe et subvertit le discours idéologique qu’elle supposait. Dans Total Recall, le moment d’interruption à mi-chemin du film par la réapparition du personnage du médecin de la société Rekall (Roy Brocksmith) vient profondément troubler l’ordre du récit. On rappelle que celui-ci vient contester toute l’aventure du héros Quaid/ Hauser, joué par Schwarzenegger en le ramenant au début du récit, lorsqu’il a pris place dans une sorte d’expérience de réalité augmentée visant à lui donner l’illusion de vivre l’aventure qu’il a précisément vécu jusqu’à ce moment du récit. Le médecin déclenche un processus de dislocation du récit, qui peut désormais être une illusion à l’interieur de la fiction. Dès lors, toute la suite du film d’action pourra, pour le spectateur, être parasitée par la possibilité d’une illusion non seulement sur le récit, mais aussi sur les propriétés « reaganiennes » de Quaid/Hauser, héroïques et combatives. En ce qui concerne RoboCop, c’est sans doute dans le détournement des bulletins d’informations télévisés que consiste la parodie la plus flagrante. En interrompant là aussi le cours du récit et en le commentant par l’intervention d’un écran, le film matérialise la distance qu’il prend vis-à-vis du discours idéologique supposé et fait apparaitre avec plus de netteté la charge de critique qu’il contient. Ces deux interruptions de la syntaxe narrative viennent réveiller la vigilance du spectateur, jusqu’alors anesthésiée par les effets spectaculaires, quant à la portée idéologique du récit et à la normalisation de la violence représentée. Elles sont parodiques parce qu’elles s’incorporent dans l’économie générale du film mais rendent visible l’illusion idéologique par laquelle le spectateur pourrait se laisser

34 Lareunt Dubreuil, « Une palinodie », Au hasard balthazar n°2, p. 40. !19 tenter à oublier que la représentation n’est pas neutre, que le film ne va pas de soi. Avec ces deux premiers films, les spectateurs américains ont pu identifier la démarche parodique avec laquelle Paul Verhoeven subvertit l’ordre de représentation dominant. La parodie néoclassique a nécessairement une fonction discursive critique, et s’inscrit dans la dynamique subversive des postmodernes, mais se situe sur une frontière plus fine que ces derniers. En effet, nous avons vu que la période postmoderne du Nouvel Hollywood signifiait une certaine résistance, et peut-être même une victoire idéologique des discours contestataires face à l’ordre social et politique incarné par des gouvernements en crise. Le discours contestataire a infiltré les lieux de production et est devenu un temps dominant, parce qu’il manifestait et ritualisait la symbiose entre une communauté interprétative de plus en plus critique et un ensemble de films représentant cette critique. Le retour à l’ordre capitaliste au moment de l’avènement reaganien de l’idéologie néolibérale suppose également un retour aux structures classiques de représentation, aux syntaxes génériques garanties par l’hégémonie du système de production hollywoodien. Pour résumer, on peut dire que le postmodernisme parvient à une subversion économique du système de production — subversion plutôt que révolution, puisque l’industrie hollywoodienne demeure — alors que le néoclassicisme procède, pour une partie de ses films, à une subversion critique du système discursif. Le cinéma postmoderne a pu imposer avec sa nouvelle communauté interprétative la mise en scène des idéologies refoulées par les syntaxes génériques au sein même du système dominant de la production cinématographique. Le cinéma néoclassique, lui, a perdu la bataille du système idéologique dominant, et fait s’exporter le champ de l’affrontement à l’intérieur des films. Véritable cheval de Troie, c’est à cette échelle infra-filmique que s’opère la subversion de la syntaxe néoclassique. À ce titre, l’interprétation des pauses diététiques évoquées ci-dessus comme des éléments parodiques par les spectateurs peut faire basculer l’ensemble des films dans la critique radicale de l’idéologie qu’il porte, transformant le rire de la parodie en discours de la satire. L’analyse que fait Valentin Noël à propos de RoboCop35 rend compte de la portée critique discursive exprimée dans la subversion parodique propre à ce style néoclassique. Selon lui, le film fait « fusionner les deux doctrines que le gouvernement républicain — a fortiori sous la présidence de Ronald Reagan — oppose avec la plus grande solennité : le

35 Valentin Noël, « L’évangile selon Saint-Paul », op. cit., Éclipses n°42, 2008, pp. 104-110. !20 christianisme (les forces du Bien), et le marxisme (“ L’Empire du Mal ”). »36 RoboCop représenterait le prolétaire exploité et aliéné retournant finalement son outil de travail contre l’oppresseur pour assurer sa survie. Mais la parabole marxiste du film, et c’est en cela qu’elle est subversive, se fond dans la parabole traditionnelle chrétienne, car RoboCop est aussi un sauveur tout ce qu’il y a de plus christique, ressuscitant et marchant sur l’eau. Il est à cet égard signifiant que les séquences en apparence les plus idéologiquement proches de celle de l’ère Reagan, comme celle de la « crucifixion », soient aussi celles où l’effet sur le spectateur est le plus fort, où la représentation de la violence est la plus exacerbée.

b. Le spectateur néoclassique : un corps, deux attitudes réceptives

Le plus haut degré de subversion néoclassique critique s’exprime dans les scènes relevant le plus du style néoclassique académique, c’est-à-dire dans celles où l’effet physique est à son point d’intensité du fait d’une représentation hyperbolique de la violence. Comme le postule Laurent Jullier, l’effet « presque physiologique »37 recherché dans ce qu’il identifie être le cinéma postmoderne, mais que nous appelons néoclassique, va de pair avec une représentation décomplexée et apparemment gratuite de la violence, là où celle du Nouvel Hollywood avait à voir avec le refoulement idéologique du classicisme. Pour provoquer de tels effets, le style néoclassique, qui donne la part la plus haute à la dimension « attractionnelle » du spectacle hollywoodien, associe à l’identification physique du spectateur aux personnages de fiction par des moyens de mise en scène provoquant l’immersion, une représentation de violences toujours plus atroces commises sur leurs corps fictionnels. De la communauté interprétative de l’époque postmoderne, le néoclassicisme garde ce « goût » de la violence. Mais il s’agissait pour la première, comme on l’a vu, d’une résurgence du refoulé. Que dit la violence hyperbolique de la seconde ? À quelle communauté interprétative, passée celle des corps physiologiques, s’adresse le néoclassicisme avec sa tendance parodique ? La caractéristique d’une part d’une tendance conformiste et d’une tendance critique en son sein, et le caractère subversif infra-filmique de la syntaxe dans ce deuxième cas d’autre part perturbe l’idée de la lecture préétablie d’Altman. Au

36 Ibid, pp. 104-105.

37 Laurent Jullier, L’écran post-moderne: un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, Paris Montréal, l’Harmattan, 1997, p.71. !21 contraire, le film néoclassique, du fait de son indétermination idéologique, de la subtilité de sa subversion, sollicite constamment plusieurs modes de réception des spectateurs et tend même à les diviser en deux communautés. D’après Altman, la communauté interprétative est dans l’attente de signaux syntaxiques qui provoquent cette lecture préétablie, cette fonction rituelle du film de genre étant en fait l’incarnation implicite de la fonction idéologique. Or, dans le cas du néoclassicisme, ces signaux syntaxiques, qui vont de pair avec les signaux sémantiques d’un genre reconnu, peuvent être doubles. Les scènes de violence hyperbolique sont les signaux syntaxiques du film d’action reaganien, mais cette hyperbolisation peut être la manifestation d’une distance critique vis-à-vis de la syntaxe, et dès lors qu’elle est interprétée par le spectateur comme telle, c’est-à-dire comme parodique, modifie son assignation idéologique, réétablit sa lecture. Ces éléments fonctionnent comme des stimulus ambivalent, provoquant ou l’effet physiologique, ou l’effet parodique. L’ambiguïté du néoclassicisme, qui tient à la « résurrection en trompe-l’oeil de la scène primitive américaine »38 à l’intérieur de la syntaxe classique même suppose deux rituels spectatoriels différents. Leur interprétation, et la lecture idéologique qui en découlera, dépendra du réflexe que ces stimulus provoqueront chez le spectateur. Si l’on accorde une valeur de vérité au discours méta-cinématographique que porte Verhoeven sur ses films39 et aux interprétations quant aux stimulus parodiques développées précédemment, alors on peut considérer que ses deux premiers films hollywoodiens prennent à ce titre pleinement part à une ambivalence, plutôt qu’à une ambiguïté néoclassique : la fonction spectaculaire de l’effet parvient à faire tenir ensemble deux rituels interprétatifs différents.

c. Le mépris de classe de la double énonciation néoclassique

C’est à partir du double héritage et de la surenchère dans la représentation contestataire de la violence propre au cinéma postmoderne des années soixante-dix, et de la surenchère conformiste des conventions génériques « archétypales » propre au spectacle classique, que se brouille l’identification idéologique. Les deux surenchères s’incarnent dans les mêmes éléments, des stimulus reçus physiquement

38 Vincent Souladié, op. cit., p. 24.

39 Paul Verhoeven : « On n’est jamais libre dans le cinéma américain. Les studios décident pour vous : ce n’est qu’en contrebande que vous pouvez faire passer vos idées et vos pulsions personnelles. », Libération, 17 septembre 2004, p. 33. !22 ou parodiquement. La première réception tire l’interprétation du film vers une idéologie conservatrice classique, la seconde vers une subversion critique postmoderne. Bien qu’il l’applique également aux films dont on pourrait estimer qu’ils relèvent plus de l’ambiguïté discursive postmoderne40 que de l’ambivalence parodique néoclassique, cette hésitation correspond à l’ambiguïté tendancielle du cinéma américain critiquée par Noël Burch41. D’après lui, le cinéma américain post- classique, et en particulier le RoboCop de Verhoeven, met en place une double énonciation : l’une pour tromper le spectateur afin de mieux satisfaire l’autre, la lecture critique. Il suppose une véritable distinction, et même une antagonisation volontaire des publics selon leurs rituels; l’un privilégiant l’effet spectaculaire au premier degré, c’est-à-dire sa capacité à provoquer des effets émotionnels et sensoriels dans le cadre d’un genre, l’autre l’ironie et le second degré. Pour le résumer avec Cécile Sorin, les comportements dits classiques du spectateur face à la fiction tels que l’attitude référentielle, privilégiant l’appréhension de la relation fiction/réel, ou l’attitude fictionnalisante, privilégiant l’investissement du spectateur dans l’univers fictionnel, sont éclipsées au bénéfice d’attitudes qui peuvent être qualifiées de critiques. 42

Selon Burch, le grand public dit populaire ou « de masse » de la production hollywoodienne, sensible à l’idéologie conservatrice, appartient à la première catégorie, alors que la critique professionnelle ou élitaire, libérale et progressiste, relève de la seconde. La sociologie de Bourdieu peut nous aider à comprendre comment ces deux communautés interprétatives s’opposent, mais aussi comment elles interagissent entre elles dans leur propre délibération interprétative43. On peut considérer avec lui que la critique cinématographique professionnelle, en tant que champ, repose sur la lutte pour le monopole de l’autorité interprétative44. Son existence est légitime dès lors qu’elle peut justifier d’une expertise, de la maîtrise de critères de validation qui la distingue du grand public. Les outils interprétatifs qu’elle met à l’oeuvre dans son système de hiérarchisation des films ont pour fonction de

40 Burch analyse notamment la polysémie idéologique des films qu’il associe à la période hollywoodienne postmoderne comme Taxi Driver (Scorsese, 1976) ou Deliverance (Boorman, 1972).

41 Noël Burch, op. cit.

42 Cécile Sorin, Pratiques de la parodie et du pastiche au cinéma, Paris, l’Harmattan, 2010, p. 209.

43 Voir Guillaume Soulez, « La délibération des images. Vers une nouvelle pragmatique du cinéma et de l’audiovisuel », Communication & Langages n°176, 2013, pp. 3-32.

44 Voir Pierre Bourdieu et Loïc J.D. Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Le Seuil, 1992, 267 p. !23 sélectionner et de valoriser la discursivité plutôt que l’effet immédiat. Ainsi, elle a tendance à construire son appréciation ou non d’un film en fonction de sa capacité à y lire un discours caché. Pour cette critique ésotérique, la qualité d’un film consiste en ce que son discours est caché au public, mais déchiffrable par ses outils propres. Autrement dit, non seulement la qualité d’un film relève moins de ce qu’il est intrinsèquement — par exemple ses effets ou l’intention exprimée par ceux que l’on tient pour créateurs — que de ce que la critique parvient à lui faire dire, mais elle est d’autant plus valorisée que ce discours parait dissimulé au public, trop occuper à valoriser les effets. Pour cette critique, il n’y aurait rien de pire qu’un film à effets qui lui semble ne rien dire. Cet effort de distinction est dénoncé par Noël Burch comme un trait constitutif du cinéma postmoderne, cherchant à flatter l’interprétation intellectuelle du « public d’élite », « libéral et sophistiqué » au mépris de la méprise populaire, le « public de masse » auquel le premier « rit au nez »45. Cet horizon d’attente critique, qui est celui du dévoilement, est néanmoins paradoxal en ce qu’il permet sa propre invalidation, puisque rien ne permet de lui assurer que le message caché ne lui échappe pas. Pire encore, si une critique ne propose pas le déchiffrement d’un film, au nom de quoi elle le dévaloriserait, elle s’exposera aux autres propositions de déchiffrement, qui mettraient alors au jour l’invalidité de l’expertise de la première. Il y a donc un enjeu essentiel pour la critique à valoriser le discours déchiffré, par lequel elle justifie son autorité et son existence, et un risque important à affirmer qu’un film ne porte pas de discours. On voit ici que si la critique tient dans ses critères définitoires mêmes la possibilité de sa propre invalidation, alors la possibilité d’une mauvaise interprétation n’est pas à exclure. Cela suggère qu’indépendamment de la valorisation qu’on lui accorde, il n’y a pas d’étude plus exigeante qui ne puisse déchiffrer un discours filmique dans un premier temps ignoré. C’est cette hypothèse que ce travail se propose d’éprouver dans le cas de Showgirls.

d. Sur la distinction entre le premier et le second degré

De l’autre côté, le grand public est dupé par le film néoclassique parce qu’il ne serait pas capable de saisir le stimulus comme parodique. Moins doté en capital culturel que la critique, il perçoit plus difficilement, ou ne perçoit pas le type en ce

45 Noël Burch, op. cit., pp. 126-127. !24 qu’il est archétypal, et ne peut donc pas apprécier la distance discursive que suppose sa subversion parodique. Le rituel interprétatif du second degré implique, par opposition à celle du premier, une attitude active. En effet, il « se canalise sur la quête des références au détriment de son investissement dans la fiction » et « installe donc une relation distanciée au récit, à ses stratégies habituelles d’implication du spectateur et à ses modes de production d’émotions » duquel il tire « du plaisir ludique lié à la reconnaissance et à l’interprétation des références, enfin du rire et du contentement liés à ce mode d’appréhension du film : celui de savourer le produit de sa cinéphilie et d’échapper, pour une fois, aux traditionnelles stratégies d’implication du récit »46. Cette attitude distante et intellectualisante qui « traque les indices, compare, au lieu de se focaliser sur les personnages, sur l’enjeu du récit »47 est valorisée dans les milieux élitaires, et s’accompagne souvent de la dévalorisation de la réception immédiate, « effective » du grand public fondée sur les « émotions générées par la réalisation cinématographique du récit »48. C’est un véritable rapport de classe qui s’instaure entre ces deux rituels interprétatifs, le premier, populaire, recherchant le plaisir physique et le second, élitiste, le plaisir intellectuel. Cependant, l'attente populaire est également fondée sur un horizon d’attente paradoxal, car il maximise le plaisir générique. En effet, l’organisation de la production cinématographique hollywoodienne en genres permet une démarche spectatorielle réflexive, car la recherche et la connaissance d’un effet passe par la reconnaissance du caractère inédit d’un élément de mise en scène, l’identification d’une variation d’une forme générique qui provoque l’effet, le plaisir de la surprise d’un nouvel agencement de sons et d’images. Autrement dit, c’est parce que la variation se produit dans une forme connue, le genre, et donc parce qu’elle surgit au milieu de motifs convenus, qu’elle peut être identifiée comme telle et produire l’effet spectaculaire, l’effet de nouveauté49. Ainsi, dans le cas de la comédie musicale qu’étudie Feuer, « le genre construit aussi bien un spectateur entraîné dans les éléments spectaculaires — notamment les rythmes de la musique et de la danse — qu’un spectateur distancié profitant du plaisir d’une connaissance des conventions. »50. Le spectateur

46 Cécile Sorin, op. cit., p. 207.

47 Ibid.

48 Ibid.

49 Rick Altman, op. cit., p. 27. : « Nos habitudes de spectateurs de films commerciaux nous font mettre en relation un segment de film traditionnel à un autre en vertu d’une motivation psychologique »

50 Jane Feuer, op. cit., p. 109. !25 hollywoodien n’a pas pour seul horizon d’attente la surprise de la variation provoquée par « les éléments spectaculaires », car celle-ci est corrélée à la reconnaissance d’un ensemble de « conventions » génériques. Ce que nous appelons spectacle, c’est le film qui, reproduisant un ensemble de conventions organisé en un genre, permet au spectateur d’identifier la variation de l’une d’entre elles, et de ressentir un effet, le plaisir de la nouveauté. Pour reprendre la terminologie de Jauss, l’horizon d’attente du spectateur hollywoodien, et plus particulièrement dans le cadre de la surenchère néoclassique est celui, paradoxal, de la surprise : le spectateur s’attend à être surpris. Contrairement à un cinéma expérimental qui est caractérisé par l’effet de vertige produit par un régime de variations d’une nature différente, à savoir par des formes nouvelles sans les traces de modèles génériques préalables, sans possibilité de reconnaissance d’un genre préexistant, le cinéma classique hollywoodien, entre autres fondé sur l’organisation générique, contrôle l’effet de surprise en l’intégrant à son système de représentation. L’horizon d’attente du spectateur est paradoxal car il mêle la surprise à la reconnaissance. Le plaisir du spectacle et l’intérêt du spectateur tiennent à cet effet de surprise rendu possible dans un cadre convenu.

Quel spectateur-type ?

Puisque pour les deux premiers films hollywoodiens de Paul Verhoeven, des éléments ont bien provoqué des stimulus parodiques comme l’ont montré les analyses de leur réception, on pourrait faire l’hypothèse d’un horizon d’attente du second degré pour les suivants, mais il ne faut pas négliger le caractère peut-être moins conscient mais tout aussi réflexif de la lecture au premier degré que suppose l’horizon d’attente spectaculaire. Il nous semble que le spectateur populaire-type que décrit Burch correspond très spécifiquement à un nouveau public d’enfants et d’adolescents qui prend de l’ampleur à partir des années quatre-vingt51. Ce spectateur naïf, incapable de discerner la moindre distance critique vis-à-vis de la syntaxe idéologique pourtant rendue sur-visible, s’apparenterait à un nouveau-né dans l’histoire du cinéma hollywoodien, ignorant l’histoire des genres qui ont mené au néoclassicisme, et donc dépourvu d’un regard ironique indispensable à l’identification et à l’expression d’un second degré vis-à-vis du spectacle. C’est

51 Voir Pierre Berthomieu, Le cinéma hollywoodien. Le temps du renouveau, op. cit., p. 29. !26 précisément ce public, qui n’a pas vécu le postmodernisme, qui serait le plus sensible à l’idéologie néoclassique. Il est le spectateur-type de la tendance traditionnelle de l’idéologie hollywoodienne52. Le spectateur-type de la tendance critique est le spectateur élitiste décrit par Burch. Nous faisons l’hypothèse que le spectateur-idéal qui rend compte de l’ambivalence tendancielle du cinéma néoclassique hollywoodien dont nous avons proposé l’analyse ci-dessus, est un spectateur double, capable d’adopter les deux attitudes réceptives. C’est en ce sens que RoboCop et Total Recall sont de véritables parodie-palinodies : ils expriment le discours critique à partir d’un genre classique parfaitement maîtrisé et conforme (la syntaxe du film d’action, les effets spectaculaires) dans lequel vont ensuite être inoculés des éléments satiriques détournant alors le sens original. Ainsi, cette dynamique du repli par lequel le film parodique va « forcément à l’encontre de son affirmation » en fait-elle aussi une « palinodie », « car elle inclut le chant qu’elle dévoile »53. Le spectacle néoclassique palinodique inscrit dans la grande forme générique classique et la recherche spectaculaire sa subversion idéologique. « L’habileté, alors, sera d’apparaitre tour à tour, mieux, aux mêmes instants, ce qu’elle est et n’est pas — laissant ouverte par là toute question ontologique. »54 C’est en vertu de cette conception du spectateur-idéal du spectacle néoclassique double que nous nous sommes refusés à associer à la lecture au second degré l’adjectif ironique. L’ironie, comme moyen rhétorique permettant d’exprimer le contraire de ce qui est dit, de ce qui est représenté, supposerait que la lecture au premier degré soit une mauvaise interprétation, une lecture fausse. Or, le premier degré est une qualité intrinsèque au principe de subversion néoclassique. L’ironie est donc impropre à rendre compte de ce caractère essentiellement ambivalent du cinéma hollywoodien de Verhoeven.

52 Or Showgirls est un film qui joue sur les restrictions d’âge : c’est un film a priori réservé aux adultes du fait de la classification « NC-17 », et un film qu’Ezsterhas et Verhoeven présentent comme un « conte moral » également destiné aux adolescents.

53 Laurent Dubreuil, op. cit., p.40.

54 Ibid. !27 3. L’attente d’un thriller érotique

a. Showgirls, ou « »

Nous avons jusqu’à présent émis l’hypothèse d’un horizon d’attente parodique et spectaculaire vis-à-vis des films de Paul Verhoeven en analysant les différentes lectures de ses deux premiers films d’action hollywoodiens. Du fait de sa dynamique un peu différente et de sa plus grande proximité chronologique avec le film qui nous occupe en premier lieu, il nous a semblé que le troisième et dernier film avant Showgirls, Basic Instinct (1992), méritait un traitement à part. L’étude de la campagne marketing qui a précédé la sortie en salles de Showgirls nous permet d’affirmer que la promotion du film comme une suite de Basic Instinct en a déterminé l’horizon d’attente. C’est parce que Basic Instinct fut un tel évènement et succès commercial, générant 353 millions de dollars au box-office mondial, que la MGM et ont estimé qu’un nouveau film de Paul Verhoeven faisant une large part à la représentation de la sexualité, pourrait attirer massivement le public américain55. Supposant que le nom du réalisateur, associé à un certain esprit sulfureux, était désormais garant d’un succès populaire, toute l’histoire de la production et du marketing de Showgirls repose sur l’idée qu’un film vis-à-vis duquel ce dernier aurait bénéficié d’une grande liberté serait un excellent argument de vente et garantirait un succès commercial. Ainsi, pour Showgirls, Paul Verhoeven a pu exiger de ses producteurs non seulement un budget assez conséquent de trente-huit millions de dollars, mais également une liberté totale en terme de représentation de la violence et de la sexualité. Cela s’incarne dans le privilège du « final cut » et dans la classification « NC-17 » du film qu’il a obtenu. Kevin Sandler montre comment l’invention de cette nouvelle catégorie a pu répondre, au début des années quatre- vingt-dix, à la volonté de produire des films pour adultes qui ne soient pas pornographiques. Mais la très mauvaise réception publique et critique de Showgirls a par la suite anéanti cette brèche dans le système de classification des films américains, renforçant encore un peu plus la nécessité du principe de subversion néoclassique pour les réalisateurs souhaitant déroger à l’ordre classique des représentations hollywoodiennes.

55 Voir Kevin Sandler, « The Naked Truth: Showgirls and the Fate of the X/NC-17 Rating », Cinema Journal 40, n°3, Printemps 2001, pp. 69-93. !28 C’est à partir du présupposé que l’horizon d’attente pour le public américain était celui d’une nouvelle controverse, du fait d’une représentation crue de la sexualité, que la MGM a organisé sa campagne de marketing. Une bande-annonce promettait ainsi un retour en force du duo Verhoeven et Joe Ezsterhas, le scénariste de Basic Instinct, par la tagline suivante : « la dernière fois, ils vous ont emmenés à la lisière. Cette fois, ils vous emmènent jusqu'au bout. »56 Une autre annonçait « un film si érotique… si dangereux… si scandaleux que nous ne pouvons vous en montrer les images »57. D’après Sandler, aucune promotion de la représentation de la sexualité dans un film n’a été aussi intense que celle de Showgirls : des affiches publicitaires montrant la naissance des seins et les longues jambes nues d’Elisabeth Berkeley sont placées dans les avions, sur les taxis et les bus, aux arrêts de bus et sur les panneaux d’affichage de Time Square à New York et de Sunset boulevard à Los Angeles. 2 500 000 bandes- annonces sur cassette vidéo, comprenant quelques extraits érotiques du film, sont diffusées gratuitement dans les magasins de location vidéo. Les internautes consultant le site du film - plus d’un million de visites par jour durant les premières semaines - peuvent contempler des photos de nu et parler du film avec Berkley.58

La promotion du film a donc construit un horizon d’attente basé sur le prolongement et l’intensification de ce qui a fait la force de négativité59 de Basic Instinct : le spectacle pour adulte. La construction de cet horizon d’attente a ceci de risqué qu’elle se fonde sur la possibilité d’une controverse. Elle prend le risque de supposer que son rejet par la partie du public la plus traditionnelle aura un effet d’entraînement pour l’autre. Il s’agit donc de renouveler la symbiose avec le public profondément ambivalent qu’est celui du spectacle hollywoodien néoclassique.

b. De l’ambiguïté tendancielle du thriller érotique

L’étude de Basic Instinct en tant que film relevant du genre du thriller érotique reaganien permet de corroborer les hypothèses précédemment énoncées quant à l’ambivalence profonde du cinéma hollywoodien néoclassique dans lequel se situe Paul Verhoeven à partir de RoboCop. Plus grand succès commercial de Verhoeven aux États-Unis et dans le monde, Basic Instinct est en fait un remake du Quatrième Homme (1983), thriller de la fin de sa période hollandaise. Il mettait en

56 Cité dans Douglas Keesey, et Paul Duncan, Paul Verhoeven, Taschen, 2005, p. 136.

57 Ibid.

58 Ibid.

59 Voir Jauss, op. cit. !29 scène, dans un style surréaliste, la découverte par un homme que la femme qui l’entretient est la meurtrière de ses trois premiers maris, et l’angoisse qu’il soit le prochain, le quatrième. Mais bien plus qu’au Quatrième Homme, c’est aux thrillers d’Alfred Hitchcock que Basic Instinct est associé dans l’imaginaire collectif. Catherine Tramell () apparaît comme l’archétype de la femme hitchcockienne, forme de réactualisation néoclassique des femmes fatales doubles de Vertigo (1958) et de La Mort aux trousses (1959), ainsi que Verhoeven le revendique dans son entretien avec Nathan Réra : « il s’agit avant tout d’une question de genre cinématographique : faire un thriller, c’est pénétrer dans un genre auquel Hitchcock a donné ses lettres de noblesses.»60 À ce titre, il pourrait sembler plus juste de considérer que Basic Instinct s’inscrit dans la lignée des thrillers érotiques maniéristes, retravaillant inlassablement les motifs matriciels des films d’Hitchcock, aux côtés notamment de ceux de Brian De Palma. Du fait de l’évidence et de l’obsession de leurs modèles classiques, ceux-là relèvent typiquement d’une période postmoderne méta-cinématographique de remise en cause du présupposé ontologique de l’indicialité des images. Les thrillers érotiques néoclassiques61, sorte de cousins féminins du film d’action, sont plutôt identifiés comme relevant d’un genre idéologiquement reaganien. Delphine Letort62 montre que s’ils se présentent comme des réactualisations contemporaines et sulfureuses des films noirs classiques, prenant acte notamment de ce qui est souvent identifié comme une libération sexuelle au moment des années soixante-dix, les thrillers érotiques reaganien mettent en fin de compte en scène un retour à l’ordre puritain traditionnel. Comme pour le film d’action, le thriller érotique remplit le cahier des charges du spectacle, la surenchère d’éléments sexuels et de violence assurant la fonction de l’effet physiologique pour le spectateur : « Le genre met au premier plan la représentation de scènes érotiques pour atteindre soudain à un paroxysme de passions, de tensions, de douleurs, de violences… »63. Ce genre semble donc suivre la dynamique de l’ « exploitation stratégique de ses propres contradictions »64 que décrit Jane Feuer à propos des comédies

60 Nathan Réra, Au jardin des délices: entretiens avec Paul Verhoeven, Rouge Profond, 2010, pp. 29-30.

61 Thrillers érotiques néoclassiques dont les films d’Adrian Lyne sont sans doute les plus représentatifs.

62 Delphine Letort, « Le thriller érotique : de la libération sexuelle à la morale puritaine », Le cinéma des années Reagan, un modèle hollywoodien ?, op. cit., pp. 139-148.

63 Ibid, p. 139.

64 Laurent Guido, op. cit., p. 8. !30 musicales. En reprenant et affichant l’héritage générique du film noir, le thriller érotique se prétend réflexif et moderne, affichant et refusant les illusions et les censures du passé, célébrant la libération et la transparence dans la représentation de la sexualité. Le genre se présente a priori comme une forme potentiellement émancipatrice et anti-illusionniste, fondée sur l’exhibition « critique » des syntaxes génériques traditionnelles du spectacle classique. Mais « basée sur un recyclage constant des figures du passé et dénuée de tout potentiel de “déconstruction”, cette activité référentielle n’a pas d’autre finalité que la régénération des valeurs les plus conventionnelles. »65 La pseudo-démystification des représentations de la sexualité est au contraire l’occasion d’une forme de « remythification », d’un véritable retour à l’ordre traditionnel. D’après Letort, les thrillers « ont intégré les effets de la libération sexuelle à l’immobilisme d’une morale puritaine dans une stratégie commerciale et politique »66. Pour résumer, « le goût du risque né de l’attrait pour l’interdit, la violation des normes sociales » satisfait une attente spectaculaire typiquement néoclassique de la représentation de la violence et du sexe, mais « propose autant de contes moraux dans lesquels l’épouse ou la more l’emporte toujours sur l’intrigante, sur l’aventurière nécessairement punie. »67 Cette victoire de ce que l’on pourrait appeler la « morale de la luxure » sur la morale puritaine68 s’incarne dans la stratégie spectaculaire néoclassique : en refoulant les idéologies contraires de son mode de représentation générique et par la « dissimulation » de « son pouvoir mystificateur » grâce à ses « compétences distractives », aux stimulus physiologiques, il construit une symbiose entre le spectateur et la syntaxe idéologique traditionnelle qui anesthésie son esprit critique.

65 Ibid., p. 25.

66 Delphine Letort, op. cit., p. 142.

67 Ibid., p. 145.

68 Jane Feuer, op. cit., p. 64. !31 c. Quel stimulus parodique ?

Nous avions vu que les films d’action de la période néoclassique, grâce par la surenchère des effets qu’elle suppose, permettaient une subversion idéologique plus fine par la présence d’éléments parodiques. La tendance apparement traditionnelle du thriller néoclassique cache elle aussi une tendance subversive à l’échelle infra- filmique. Sans doute à la différence du grand public américain néoclassique, nous savons que la carrière cinématographique hollandaise de Paul Verhoeven est caractérisée par une représentation réaliste et sans concession de la violence et de la sexualité des sociétés humaines, assez éloignée de l’idéologie du consensus et du bonheur individuel du Rêve américain. Sans raison extra-filmique de considérer que Verhoeven a changé de conviction politique d’un film à l’autre, la question qui se pose dès lors est celle de l’identification d’éléments parodiques dans le thriller érotique. Nous faisons ici l’hypothèse que, comme pour RoboCop et Total Recall, Basic Instinct a pu être reçu par deux communautés interprétatives américaines. L’analyse qu’Antoine Gaudin livre sur le regard dans le film69 nous permet de justifier cette hypothèse. « Avatar du film noir dont il réinvestit les thèmes les plus chers »70, le thriller érotique est un genre néoclassique car il réactualise un genre de la période classique. La syntaxe du thriller érotique s’adapte à l’idéologie reaganienne, dans la forme de la surenchère de la recherche d’effets71. Le thriller érotique apparait donc comme une réactualisation néoclassique donc hyperbolique de la structure générique classique : Le thriller érotique véhicule une idéologie derrière le jeu du sexe et de la violence qu’il étale à l’écran en reprenant les conventions de l’intrigue criminels du film noir. S’il convoque les stéréotypes et la mythologie en oeuvre dans le film noir, il se retranche néanmoins derrière une vision manichéenne où les valeurs puritaines côtoient les excès de la libération sexuelle.72

La stratégie prétendument réflexive du thriller érotique néoclassique qui exhibe la sexualité autrefois cachée pour mieux asséner son retour à l’ordre idéologique est encore une fois doublement dangereuse, car elle prend le risque qu’une communauté

69 Antoine Gaudin, « Herméneutique du genre et problématique gender : Basic Instinct (Verhoeven, 1992) et le féminisme nord-américain de la fin du XXe siècle », in Joëlle Wasiolka (dir.), Genres en mouvements, Paris, Nouveau Monde Editions, 2009, pp. 337-351.

70 Delphine Letort, op. cit., p.139.

71 On peut par exemple analyser la production filmique d’Adrian Lyne au long des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix dans le cadre du cinéma néoclassique reaganien.

72 Ibid., p. 144. !32 interprétative plus critique, dont le regard est aussi façonné par les spectacles postmodernes, rejette le discours réactionnaire qui accompagne la représentation de la libération sexuelle. « Les images tentent de réconcilier deux visions antagonistes de la sexualité qui coexistent dans la culture américaine, mais qui sèment le trouble »73, résume Letort. Cela est du au fait que, plus que n’importe quel genre, le thriller érotique met en crise la problématique du regard74, des personnages comme des spectateurs : « parce qu’il joue constamment des limites de la bienséance en montrant une sexualité débridée, nécessairement bestiale et amorale, le thriller érotique fait du spectateur un voyeur dont il éveille le sentiment de culpabilité. »75 Il ne s’agit pas d’un stimulus parodique, mais d’une crise du regard présente tout au long du récit. C’est à ce titre que l’on peut dire que Basic Instinct subvertit la syntaxe idéologique traditionnelle. Il est signifiant que les critiques les plus violentes ne soient pas celles des lobbys puritains, mais des associations progressistes féministes et queer qui accusaient le film de perpétuer une représentation caricaturale des minorités sexuelles. Or, précisément, Basic Instinct joue des stéréotypes, mais propose une interprétation dissidente de celles-ci — en tout cas en ce qui concerne la sexualité des femmes —, contrairement à ses cousins traditionnels. L’analyse de Gaudin de la fameuse scène de l’interrogatoire montre en quoi elle procède à un retournement de l’idéologie du film noir, basé sur le regard masculin. En effet, la scène illustre une inversion du rapport de domination lié au regard masculin, dans le cadre d’une société patriarcale. Ainsi, la subversion de Basic Instinct vis-à-vis de l’idéologie puritaine est double : déjà dans un premier temps, ainsi qu’on l’a vu plus tôt, la figure de la femme fatale, comme dans la plupart des thrillers érotiques, infléchit les critères traditionnels de la virilité. Dans un second temps, plus précisément, Basic Instinct subvertit l’idéologie en n'affirmant pas un retour à l’ordre : le plan final sur le pic à glace laisse planer l’ambiguïté sur l’interprétation du personnage féminin. « Et c’est sans doute ce geste, produit à l’intérieure de ce que le système hollywoodien a de plus sériel et normé, qui constitue l’incontestable portée subversive de Basic Instinct. »76

73 Ibid., p. 143.

74 Voir Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, automne 1975.

75 Ibid.

76 Antoine Gaudin, op. cit., p. 351. !33 Deuxième chapitre : L’expression de la réception

Le pari de la surenchère après l’évènement Basic Instinct fut malheureux, puisque malgré une campagne de promotion d’une intensité inédite et une diffusion exceptionnelle sur 1388 écrans de cinéma américains, Showgirls est un échec commercial. Avec un démarrage sans enthousiasme lors de sa première semaine d’exploitation représentant onze millions de dollars de recette, le chiffre de la fréquentation baisse de moitié dès la seconde et les critiques sont unanimes sur le caractère absolument raté du film. Au bout de trois semaines, la moitié des écrans ne diffusent plus Showgirls, faute de spectateurs. Le fil directeur qui guidera l’ensemble de ce chapitre est l’idée que c’est l’identification a priori de Showgirls à un thriller érotique et les horizons d’attente qu’elle suppose qui a mené à l’ensemble des malentendus et à la violence exprimées par les critiques institutionnelles à la sortie du film1. Parce que le film ne proposait pas l’ensemble des caractères assignés au genre, les critiques, frustrées de ne pas y retrouver les effets érotiques, ont pour une part estimé qu’il s’agissait d’un mauvais thriller érotique, et pour l’autre part manifesté leur incompréhension face à un film dont le genre n’était pas celui auquel elle s’attendait. Dans ce cas, l’impossibilité de l’assignation générique remet déjà en cause la règle du système générique hollywoodienne établie par Altman : le genre, en tant que structure idéologique, doit être identifié par le public avec clarté. L’étude de la réception de Showgirls permettra donc également de poser quelques hypothèse interprétatives sur ce problème générique afin de retrouver le sens idéologique du film, intentionnel ou non. Si d’ordinaire, public populaire et critique élitaire ne sollicitent pas les mêmes outils d’analyse dans leur appréciation des films, fait notamment observable dans l’étude des réceptions des précédents films de Verhoeven, celle de Showgirls montre une coïncidence des critères de dévaluation critique et public à son égard. C’est la première raison pour laquelle l’analyse qui suivra se concentra sur un matériau critique issu de la presse généraliste et spécialisée. La seconde est d’ordre matériel : en 1995, les outils d’expression critique populaire sont peu développés. Les

1 Rob Van Scheers note le caractère « sarcastique » de ces critiques : « Verhoeven had envisaged Showgirls as an ultra-realistic moral tale about an environment where people are brought and sold, but the critics exhausted themselves in the autumn of 1995 with devastating doses of sarcasm : Showgirls : All about Sleaze; Nudity sells, Showgirls smells; A high-priced peep-show; un-bare-able; cynical showgirls falls on its face; tasteless : showgirls takes sleaze to a new low; showgirls confuses deep with cheap »; Rob Van Scheers, Paul Verhoeven, , Faber and Faber, 1997, p. vii. !34 systèmes de notation en ligne, blogs et autres plateformes émergeront quelques années plus tard avec la popularisation des outils numériques. Il existe donc trop peu de ressources sur la réception populaire contemporaine du film analysé. Comme Burch pointe la ressemblance d’attitude entre la critique élitiste américaine et la critique française, nous nous autoriserons également à solliciter cette dernière quand elle est pertinente. Lors de la sortie du film, donc, la critique institutionnelle et élitaire sort de son registre habituel et se fait porte-parole de la réception populaire. S’il est attendu de la critique qu’elle dévalorise le film au nom d’une défaillance discursive, le reproche portant sur la défaillance effective l’est moins. Cette corrélation est loin d’être anodine, et le fait que la critique s’empare des outils de dévaluation populaire peut être expliqué par différentes hypothèses. En premier lieu, la sollicitation des critères du premier degré de lecture peut accentuer l’effet d’autorité pour la condamnation d’un film vis-à-vis duquel elle chercherait à montrer qu’il n’y a définitivement rien à sauver. Ensuite, puisque sa légitimité est fondée sur sa capacité à lire un message caché, on peut considérer que cet usage des critères populaires serve de défense comme élément de critique incontestable en vue d’une possible erreur d’interprétation qui la mettrait en danger. Enfin, il n’est pas aberrant d’estimer que les critères critiques et populaires ne sont in fine pas aussi différents l’un de l’autre que ce que décrit Burch. L’expression des horizons d’attente diffère, mais l’attente en tant que telle est similaire. Le développement de cette partie permettra de justifier le choix partiel du corpus critique de réception qui est le notre, en montrant pourquoi et comment la critique institutionnelle et élitaire façonnée par les horizons d’attente du spectacle hollywoodien néoclassique intègre dans sa démarche de dévalorisation du film les critères populaires.

!35 1. La réunion des lectures élitaires et populaires

a. L’attente de l’effet, une tendance populaire ? Sous le stimulus, le discours

Résumons les horizons d’attente qui déterminent les réceptions critiques et populaires de Showgirls, d’après la distinction de Burch et avec ses limites observées. Les éléments valorisés dans la réception critique d’un thriller érotique seront ceux de la représentation moderne de la sexualité, qui coïncide avec ce qu’il est commun d’appeler la « révolution sexuelle » américaine des années soixante et soixante-dix. Plus précisément, la lecture critique valorisera le caractère transgressif des personnages féminins associé à la représentation de cette libération sexuelle, dont l’agency sexuelle incarne en tant que tel le discours critique sur les anciens tabous. La représentation de la sexualité féminine est en soi une partie d’un discours contestataire de l’idéologie puritaine. Mais ces effets spectaculaires que sont les scènes érotiques peuvent aussi avoir pour fonction la « compétence distractive » qui sert à dissimuler au public cette idéologie présente dans la morale finale, au moment de l’aboutissement du récit. C’est précisément ce qu’attend le spectateur populaire, pétri malgré lui de l’idéologie dominante : une morale traditionnelle sous couvert de controverse. Cela permet au spectateur de jouir des effets spectaculaires et d’adhérer sans en avoir pleinement conscience à une idéologie du retour à l’ordre. En somme, la critique attend de l’effet qu’il permette un discours contestataire alors que le public attend de lui qu’il lui dissimule le discours traditionnel. Pour les deux réceptions, l’effet du thriller érotique a une portée contestataire, mais dans le premier cas il accompagne une idéologie contraire, alors qu’il n’existe dans le second que pour pouvoir in fine être corrigé par la syntaxe idéologique dominante. Ces horizons d’attente en ce qui concerne l’effet sont ambigus car ils ne sont pas autonomes. Il n’y a pas de pure « jouissance » de l’effet physique, car celui-là est nécessairement associé à une idéologie, à un discours contraire dans l’un, à une morale traditionnelle dans l’autre. Les deux semblent relever d’une même forme d’hypocrisie que Verhoeven a souvent dénoncé2, qu’il nous faut désormais expliquer. Le plaisir générique dans le thriller érotique, c’est-à-dire la variation de l’effet spectaculaire, la jouissance de l’effet physique dans une forme nouvelle, est autorisé parce qu’il est encadré d’une

2 Jean-Marie Bouineau, Paul Verhoeven : Beyond flesh and blood, Paris, Cinéditions, 2001, p. 79 : « Showgirls is looking at the hypocrisy of sexual politics. » !36 morale puritaine. La syntaxe idéologique autorise cet effet parce qu’elle met en oeuvre son refoulement dans le récit. De même, le spectateur s’autorise à exprimer la recherche de cet effet car il sait qu’il est contenu dans une syntaxe idéologique moralement acceptable. Ce faisant, la syntaxe révèle la nature arbitraire et construite de l’idéologie qu’elle déploie. Elle dévoile la part d’illusion des mythologies morales que l’idéologie cherche à faire passer pour vraies et universelles. En effet, si la morale puritaine n’était pas une idéologie arbitraire et qu’elle avait une véritable existence, ce que ses prédicateurs cherchent à faire croire, il n’y aurait ni demande d’effets spectaculaires immoraux de la part de sa communauté interprétative ni nécessité de la satisfaire. Ainsi, même la version traditionnelle de la production néoclassique hollywoodienne, sans intention parodique cachée, intègre dans sa syntaxe sa propre réfutation, sa propre négation. À partir de ce développement, nous pouvons proposer une théorie légèrement alternative à celle d’Altman : ce qui assure la symbiose entre la communauté interprétative et l’idéologie de la production hollywoodienne n’est pas tant le partage convaincu d’un ordre moral que ce plaisir générique fondamentalement ambigu, révélateur de l’hypocrisie d’un système idéologique qui dissimule son autorité par la normalisation des syntaxes génériques. Pour reprendre les termes de Feuer, « c’est de son plein gré que le public accepte ces illusions »3 : le spectateur accepte l’illusion, l'arbitraire des mythologies génériques, parce qu’elles lui assurent des effets physiques. Ce n’est donc pas l’illusion de l’idéologie qui guiderait en premier lieu l’attente du spectateur, mais la recherche de l’effet spectaculaire autorisé dans le cadre de la syntaxe idéologique : le spectacle hollywoodien devient le bras armé de la bonne conscience américaine. Il y aurait alors comme un contrat implicite entre le spectateur et l’industrie productrice de l’idéologie : cette dernière fournit des effets au spectateur, lequel pour en jouir accepte sans remettre en question l’emballage idéologique dans lequel ils prennent place. Cette ambiguïté peut se résumer dans l’attente de la controverse qui motive la réception traditionnelle et populaire du thriller érotique par laquelle le spectateur consent à ce que son désir de mythologie contraire soit satisfait et encadré par l’idéologie dominante. Le spectateur cherche à être choqué : il doit éprouver la jouissance de l’effet, mais dans le cadre moral et toléré de la syntaxe idéologique. L’hypothèse de la primauté de l’effet dans l’attente spectatorielle suppose qu’elle ne soit entièrement intelligible que dans le cadre de la production idéologique,

3 Jane Feuer, op. cit., p. 65. !37 de la syntaxe générique traditionnelle. Cette primauté correspond à un renversement de la hiérarchie des attentes dans la théorie générique de Feuer et d’Altman. Selon eux, la symbiose entre le spectateur et le spectacle hollywoodien classique repose en premier lieu sur la recherche de satisfaction d’une croyance mythologique dans un discours idéologique. Si la symbiose est mise à mal parce que le discours idéologique devient moins évident, comme on peut le supposer à la suite des crises du postmodernisme américain, alors la structure générique perd de sa cohérence et le système de production intègre pour subsister des éléments sémantiques d’idéologies contraires à ses représentations, tout comme les studios lors classicisme tardif intégraient dans leurs films des éléments auto-réflexifs associés à la modernité. Comme le dit Altman, si la syntaxe idéologique s’accompagne nécessairement de l’exclusion des significations qui vont à son encontre, qui est dans le cas du thriller érotique la réalité de la sexualité féminine, le refoulé finit par remonter à la surface concomitamment au relâchement de la cohérence idéologique qui assurait la symbiose avec le public, « pour montrer pourquoi il s’est retrouvé expulsé en premier lieu »4. Parce que la symbiose entre le public et l’idéologie dominante est moins acquise, le système relâche la tension des idéologies refoulées pour compenser cet affaiblissement de la cohérence. Ce relâchement s’incarne donc dans l’effet spectaculaire, l’augmentation de la valeur distractive, la variation générique, et en particulier ici dans l’effet érotique, a priori contraire à l'idéologie puritaine. La symbiose néoclassique entre la production hollywoodienne et sa réception populaire est profondément ambiguë, parce qu’elle repose sur un équilibre fragile où l’une et l’autre part se sait hypocrite et illusionné, parce que la production idéologique est prête à exhiber ses propres incohérences pour stabiliser et maintenir malgré tout la structure générique. Ainsi, la structure idéologique continue d'assurer une symbiose idéologique avec le spectateur tant qu’elle peut continuer à lui fournir l’effet attendu, mais cette symbiose devient de moins en moins cohérente, donc de moins en moins efficace dans sa fonction idéologique dans un contexte de crise des mythologies de l'idéologie dominante.

4 Rick Altman, op. cit., p. 137. !38 b. L’attente du discours, une tendance critique ? Sous le discours, l’effet

Au-delà de cette ambiguïté de l’effet se trouve également la raison pour laquelle on ne peut pas soutenir la distinction nette entre réception populaire et réception critique. D’après la théorie de Burch, le critique prétend, contrairement au spectateur populaire, ne pas chercher l’effet. Or on l’a vu, dans le cadre du film d’action en tant qu’il peut déceler un élément parodique et dans le thriller érotique en tant qu’il manifeste en soi un discours contestataire sur la représentation de la sexualité, l’effet fait partie des attentes du critique américain vis-à-vis du spectacle hollywoodien. La différence est qu’il manifeste dans cette recherche le caractère discursif contenu par l’effet là où le spectateur, bien que sa démarche soit également réflexive et inconsciemment révélatrice de la tension de la syntaxe idéologique, paraisse n’en valoriser que le premier degré, l’effet physique, qui sera lui même ensuite nié dans la morale finale. Pour autant, le discours critique, au même titre que le triomphe de la morale finale, n’annule pas l’effet physique. La posture critique signifie aussi le cadre discursif masquant son hypocrisie vis-à-vis de la fonction essentielle de la recherche de l’effet, qui est celle de la jouissance du spectacle. C’est en vertu de cette irréductibilité de l’effet spectaculaire que l’on postule l’unité de la communauté interprétative néoclassique, et c’est à partir de sa posture discursive, traditionnelle ou critique, que le spectateur lui applique une interprétation que l’on a divisé en deux tendances, conformiste ou satirique. La distinction de la réception idéologique de l’effet, selon une interprétation traditionnelle ou critique, se fait en fonction de l’interprétation générale du récit que le spectateur veut bien lui accorder. La lecture du film, au premier ou au second degré, est avant tout prédéterminée par une attitude spectatorielle, par une posture interprétative, par une attitude elle-même déterminée par un ensemble de faits sociaux. Cela ne devra pas nous empêcher de penser dans un troisième chapitre l’interprétation idéologique contenue dans le film en soi, en fonction d’une analyse approfondie des éléments sémantiques et des intentions auctoriales exprimées. Pour les thrillers érotiques, c’est surtout dans la subversion ou la tradition du male gaze que se niche l’ambivalence idéologique néoclassique examinée plus tôt. Cet élément sémantique, notamment lors des mises en scène d’un corps féminin, participe à la syntaxe patriarcale des films hollywoodiens. La posture interprétative critique attend du thriller érotique qu’il perturbe cette syntaxe par une distance vis-à- !39 vis de la représentation classique de la masculinité dans les rapports de genre, par exemple par une construction moins conciliante des personnages masculins et une remise en cause de leur domination, ainsi que Gaudin l’a montré avec Basic Instinct. Cette interprétation reste ambiguë puisqu’elle suppose toujours la jouissance de l’effet érotique, certes limitée par le regard critique et conscient de sa dimension idéologiquement traditionnelle. La posture interprétative traditionnelle est aussi limitée dans la jouissance de l’effet du fait du contrat tacite qu’il a signé avec le système générique de production qui lui livre une représentation finalement moralement cohérente avec l’idéologie dominante. Mais c’est bien l’attitude discursive ou idéologique qui encadre la réception de l’effet dans les deux cas, qui détermine sa mise à distance lors de la réception. L’ambivalence des réceptions des films hollywoodiens de Paul Verhoeven sera mieux comprise dès lors que sera prise en compte et analysée la façon dont avec l’ « hypocrisie » des interprétations idéologiques néoclassiques, traditionnelles ou contestataires, elles prétendent masquer et mettre à distance l’intérêt et la recherche de l’effet en soi. Ces deux attitudes de mise à distance de l’effet qui dépendent de la posture interprétative et idéologique du spectateur supposent un autre horizon d’attente commun, propre au cinéma hollywoodien néoclassique : la « contemporanéisation » des récits. La réactualisation des structures génériques n’est pas limitée au retour de la surenchère de l’effet, mais également à la réinterprétation des trames classiques dans des cadres historiques et géographiques proches du réel. Plus précisément, la production ambivalente néoclassique se divise en deux types de temporalité : l’une est un véritable retour aux récits mythiques des genres des années trente, l’autre les exporte dans le présent. Bien que les catégories ne soient pas figées, cette double temporalité des récits néoclassiques semble correspondre à l’ambivalence idéologique de la période, l’une traditionnelle à l’héritage plutôt classique, l’autre subversive à l’héritage plutôt postmoderne. Dans le cas du film d’action par exemple, le cadre science-fictionnel a souvent pour effet de proposer au spectateur un futur pensable dans lequel il retrouvera beaucoup d’éléments contemporains. Le caractère réaliste quoique futuriste de l’univers de RoboCop n’aura par exemple pas échappé aux critiques : la gestion entrepreunariale de la ville et de la police provoque un effet de reconnaissance hypertrophique d’aspects des politiques publiques américaines contemporaines. Le thriller érotique n’opère pas qu’une réactualisation spectaculaire du film noir dans sa représentation de la sexualité, il propose aussi une vision contemporaine et sans concession de la réalité de la société américaine et de ses !40 moeurs, contestant les représentations bienséantes hollywoodiennes classiques. La réalité immédiate devient un cadre thématique pour les récits fictionnels néoclassiques dont la démarche est proche d’un certain naturalisme. C’est d’ailleurs la tendance qui semble correspondre au milieu des années quatre-vingt-dix au genre du « drame las vegasien »5 qui dévoile les coulisses habituellement cachées de la ville, de la réalité violente de la prostitution, de la précarité, de la criminalité derrière l’étalage de sexe et d’argent, derrière la lumière colorée des néons des casinos et des cabarets. Mais la contemporanéisation des récits ne satisfait pas que la quête ésotérique du discours critique, elle permet aussi de satisfaire l’attente inconsciente de la justification, de l’autorisation idéologique des effets érotiques. On a vu que le jeu de la production hollywoodienne de la surenchère d’effets a priori contraires à son idéologie servait à fidéliser le public malgré une symbiose fragilisée. La contemporanéisation facilite l’identification du spectateur dans le récit et ainsi l’expression de sa condamnation morale, sans pour autant renoncer au plaisir générique, celui de la reconnaissance de formes narratives et audiovisuelles éprouvées par le système de répétition des genres. Tout portait donc à croire que le « Basic Instinct 2 » que devait être Showgirls, dont l’intrigue fait débuter le récit dans les bas-fonds de Las Vegas, serait un film encore plus sulfureux que son prédécesseur, et encore plus ouvertement critique vis-à-vis de l’hypocrisie de l’idéologie puritaine et capitaliste pour la lecture au second degré, ou plus ouvertement critique vis-à-vis des déviances morales libertines que l’idéologie puritaine se doit de condamner pour la lecture au premier degré.

La primauté de l’énonciation critique

Le fait que ce soit dans la recherche de l’effet que se réunissent les critères des critiques élitaires et populaires permet de comprendre comment la période néoclassique produit les justifications idéologiques qui la sous-tende. C’est la justification par un encadrement idéologique ou discursif qui détermine la distinction dans l’expression interprétative de la réception qu’a décrit Burch. Chaque réception des deux discours idéologiques a sa modalité d’expression propre, mais elles découlent d’une même démarche : celle qui consiste à déclarer ne pas se contenter de l’effet physique en soi. Cela est dû à l’ambivalence du système néoclassique, un

5 On peut considérer qu’appartiennent au genre du drame las vegasien la fin de Casino (Scorsese, 1995), Leaving Last Vegas (Figgis, 1995) ou encore (Bergman, 1996). !41 système de production de représentations d’une idéologie classique, mais parasité par les nouveaux éléments sémantiques, les modifications des syntaxes génériques et les mécanismes de subversion contestataires du postmodernisme, et reçu par deux attitudes, l’une encore crédule et acceptant la symbiose, l’autre distante recherchant la critique. L’analyse de la réception de Showgirls qui suit propose une lecture symptomale6 des critiques américaines, pour montrer à quel point toute réception est déterminée par cette « hypocrisie » qui consiste à ne pas admettre la recherche et l’intérêt de l’effet physique en soi.

6 Méthode de lecture critique qui prétend « déceler l'indécelé dans le texte même qu'elle lit et le rapport à un autre texte présent d'une absence nécessaire dans le premier » Voir Louis Althusser, Lire le Capital, t. 1, 1969 [1968], p. 183. !42 2. Attentes et réception : analyses d’une série de décalages : l'effet

a. Une réception an-érotique et/ou pornographique des effets

Lors de la promotion du film aux États-Unis, une affiche montrant Nomi, le personnage principal de Showgirls incarné par Elizabeth Berkeley sous la forme d’une longue jambe continue, porte un message qui encourage l’attente érotico- effective du spectateur : « laissez vos inhibitions à l’entrée »7. Showgirls semble bien être la promesse d’un exceptionnel spectacle érotique. On mesure la violence de la déception à l’aune des hautes espérances qu’avait construites toute sa campagne de promotion. Le caractère an-érotique du film est l’élément qui semble avoir le plus troublé les critiques, et révèle l’importance de l’attente de l’effet dans le spectacle hollywoodien néoclassique. L’usage récurrent de la comparaison avec le film pornographique, celui classifié « X », illustre toute la difficulté avec laquelle est reçu, ou refusé, l’effet érotique. Si l’on on a vu que le thriller érotique néoclassique est un genre dont la syntaxe repose sur l’effet érotique en tant qu’il est le support d’un discours, critique ou traditionnel, sur des questions relatives à la sexualité, le film pornographique, lui, n’accompagne apparemment l’effet érotique d’aucun discours. Le stimulus sexuel est gratuit, l’effet érotique est à lui même sa propre fin : dans une pure logique de consommation, son but est de produire une réaction dans le corps du spectateur, et uniquement dans le corps.8 À propos de l’érotisme du film, la comparaison avec la pornographie est partagée entre deux attitudes critiques : l’une va reprocher l’inefficacité des effets érotiques (« For all its sex and nudity, "Showgirls" is for the most part fiercely unerotic »9), établissant qu’il s’agit d’un mauvais thriller érotique du fait d’une variation générique trop pauvre, l’autre à l’inverse que l’effet érotique est pornographique, du fait de la gratuité de la variation générique. Ou bien le film ne fait pas assez effet, ou bien il en fait trop. Dans les deux cas, il s’agit d’un mauvais film, qui ne respecte pas les critères définis par son genre. John Leland résume ainsi l’irrémédiable médiocrité du film en raison de sa représentation de la sexualité : « With its inflammatory subject matter, the film

7 Rob Van Scheers, op. cit., p. 273.

8 Une analyse plus poussée du corpus pornographique montrerait sans doute ce que le film de genre pornographique dit par sa syntaxe propre, mais nous reprendrons ici la distinction telle qu’elle apparaît dans les critiques de Showgirls.

9 John Leland, Newsweek, 25 septembre 1995 : « malgré tout son sexe et toute sa nudité, "Showgirls" est la plupart du temps férocement an-érotique » !43 arrives with heavy promotional foreplay and two burning questions: how hot is it and how bad is it. »10 À l’inverse, Richard Corliss estime que « Hollywood films often wallow in bloodlust and sexual smirking--it's the Kingdom of Leer--but genuine eroticism is hard to find. Showgirls is cold, antierotic. It just ain't sexy; it's only X- ie. »11 Au vu de la répartition des critiques dans l’un ou l’autre genre, la frontière entre le film vraiment pornographique et le mauvais thriller vraiment érotique parait ténue. On pourrait comprendre ces deux attitudes en fonction d’une posture idéologique préexistante à l’expression de la critique, l’une étant plutôt progressiste et élitaire, l’autre plus prude et puritaine. Mais la grande confusion des réceptions, la pertinence discutable des grands partages idéologiques en terme de réception, et le fait que les deux reproches peuvent être adressés par la même critique nous font plutôt interpréter l’ambivalence de la réception en ce qui concerne l’effet érotique de Showgirls comme suit : il lui est reproché de n’être accompagné d’aucun discours, ni moral, ni transgressif. Pour schématiser, sans discours, le film est ou pornographique et moralement condamnable, ou traditionnellement patriarcal et politiquement condamnable; en tout état de cause, le « contrat » entre le spectateur néoclassique et la production hollywoodienne qui encadre habituellement le plaisir générique n’est pas rempli. Cependant, l’examen plus attentif des réceptions et du film montre que le film faute moins par son absence de discours, que par sa grande confusion qui rend illisible la syntaxe idéologique qu’elle sert. L’incompréhensibilité de la représentation de la sexualité de Showgirls produit la crainte des critiques élitaires vue plus tôt : elle révèle une faiblesse de son expertise et remet en cause son autorité. Mais la solution d’abandonner les critères critiques pour se sécuriser dans la critique populaire n’est pas plus heureuse, car il est très malaisé de juger cette représentation comme une variation générique sans discours, puisque si elle ne provoque pas l’effet corporel attendu, on peut difficilement considérer qu’elle soit gratuite. La solution presque unanimement trouvée est de considérer que la représentation est ratée, d’après tous les critères critiques, populaires et élitaires. La lecture symptomale de cette solution révèle que les critères habituels de la critique n’ont pas permis de comprendre le discours accompagnant l’effet érotique de Showgirls. « Showgirls peut être vu comme

10 John Leland, op. cit., « Avec son sujet incandescent, une lourde campagne de promotion et deux questions brulantes accompagnent la sortie du film : à quel point sera-t-il « hot » et à quel point sera-t-il mauvais. »

11 Richard Corliss, « Valley of the dull », Time, 2 octobre 1995 : « les films hollywoodiens se vautrent souvent avec suffisance dans la soif de sang et de sexualité — c’est le royaume de la lubricité — mais l’authentique érotisme est difficile à trouver. Showgirls est froid, anti-érotique. Ce n’est pas un film sexy, c’est tout simplement un film vaguement X. » !44 un film pornographique et non-pornographique à la fois, un genre de demi-porno impur qui ne se mélange jamais avec son autre moitié »12, explique Akira Mizuta Lippit. Sans comprendre le discours, mais sans pouvoir dire que l’effet est gratuit et pornographique, la critique exprime une grande difficulté à situer le film dans le genre adéquat.

b. L’ambiguïté organisée des effets érotiques

La confusion critique entre le fait de considérer que l’érotisme ne soutient aucun discours (qu’il est gratuit, donc pornographique) ou qu’il n’est pas réussi (que son discours n’est pas intelligible, donc an-érotique), est révélatrice d’une confusion discursive bien réelle dans le film. En effet, dans Showgirls, la sexualité et ses effets érotiques sont omniprésents. Plus précisément, la représentation de la sexualité dans les clubs de strip-tease et les spectacles des casinos ainsi que dans la représentation de la sexualité par les femmes comme moyen de survie sont au coeur du récit, celui de l’ascension d’une jeune danseuse dans le monde impitoyable des shows de Las Vegas. Cela provoque deux problèmes interprétatifs. Le premier est la confusion entre les régimes de représentations de la sexualité, entre celles sensées être feintes dans la diégèse, et celles sensées être authentiques. Chacune des séquences dansées est une représentation sexualisée, une performance mimée d’une interaction sexuelle, et produit le modèle des séquences d’interactions sexuelles réelles entre les personnages. Dès lors, les séquences de sexualité mimée dansée peuvent potentiellement prendre la même valeur que les séquences de sexualité authentique, et ne plus être reçues comme des effets, avec la mise à distance que provoque la conscience de la représentation, mais interprétées avec un discours critique ou moral; inversement, les séquences de sexualité authentique sous-tenant normalement un discours critique ou moral peuvent être interprétées comme fausses, mimées, dansées, et donc être reçues comme des effets avec la distance de la représentation de la danse, ce qui les désacralise, leur retire leur caractère discursif. La représentation de la sexualité dans Showgirls brouille continuellement les pistes et rend impossible le partage net entre ces deux interprétations. Le deuxième problème découle du premier, c’est la perturbation du plaisir générique. Puisque chaque représentation de la sexualité dans le film, dansée ou réelle, est réactivée dans son double, réel ou

12 Akira Mizuta Lippit, « Hale-Star : Showgirls & Sexbombs », Showgirls Round Table, Film Quarterly, Printemps 2003, p. 34. !45 dansé, plus tard dans le récit, ce n’est plus la variation des motifs qui guide la mise en scène, mais au contraire, et de manière insolite pour la réception néoclassique, la répétition des chorégraphies, des lumières, des rythmes, des dialogues… tout un ensemble de manquements à l’ordre générique des productions hollywoodiennes, fondé sur le masque de la répétition idéologique par la variation générique, par les compétences distractives. Non seulement les effets érotiques ne « distraient » pas, au sens de la distraction générique d’Altman, mais en plus le discours qui les accompagne est inintelligible. On est incapable de discerner ce qui relève d’une vraie interaction sexuelle, dans la lignée du thriller érotique, de ce qui relève de la fausse, dans la lignée du régime d’artificialité et du mensonge qu’est le monde du spectacle en général, et celui de Las Vegas en particulier. La proclamation continue de la noblesse de leur art par Nomi et James dans le récit est en contradiction manifeste avec le fait que tout se confond dans une sexualité mercantile et dominée par les hommes, tant sur les scènes des clubs de strip-tease que celle des casinos. S’il y a un discours clairement porté par le film, c’est celui qui montre la confusion des attitudes interprétatives du fait de l’hypocrisie généralisée en ce qui concerne la recherche de l’effet physique. Des scènes de flottement entre premier et second degré représentent cette confusion, comme lorsque Al (Robert Davi), le patron du Cheetah, annonce à ses strip-teaseuses qu’elles devront lui faire une fellation pour garder leur place dans le club. À cette annonce, une nouvelle recrue, Hope (), retourne son visage inquiet vers la caméra, s’adressant à Nomi hors-champ, et demande d’un air hésitant entre l’inquiétude et l’indignation : « Is he serious ? ». Le montage coupe ici la séquence, qui se clôt donc sur cette interrogation laissée sans réponse : on ne saura jamais si Al est dans la simulation de la sexualité, dans le jeu du mâle dominant auprès de ses employées, ou s’il est effectivement sérieux, et si la sexualité est authentique. Plus clairement encore, car potentiellement méta-discursif, James (Glenn Plummer) est le porte-parole de cet état de fait lorsqu’il déclare à Nomi que le public du spectacle populaire du strip-tease et celui du spectacle élitaire du casino recherchent la même chose : la disposition des corps féminins sexualisés, même si le second prétend le contraire13. Ce que le film Showgirls assure paradoxalement avec certitude dans un style de l'incertitude, c'est que la distinction entre les régimes de sexualité dans les spectacles de Las Vegas, et sans doute dans les films hollywoodiens, est un mensonge hypocrite qui a pour fonction de cacher l'attente de l'effet physique

13 « What you’re doing, at least it’s honest. They want tits and ass, you give them tits and ass. Here, they pretend they want something else, and you still show them tits and ass. » !46 avant tout. Peu importent finalement les justifications discursives : les sexualités simulées et les sexualités authentiques sont les mêmes, car elles servent toutes in fine à satisfaire un regard souvent masculin et toujours dominant.

c. Un film sans effet : incrédulité et vulgarité

Le principe de la répétition de la mise en scène dans toutes les représentations de la sexualité empêche le plaisir générique parce qu’il ne repose pas sur le renouvellement et l’originalité, et parce qu’il instille le doute du mode de réception adapté pour chacune d’entre elles. Peut-on, doit-on jouir d’une représentation « gratuite » de la sexualité de la même façon que pour une représentation « authentique » ? Le thriller érotique néoclassique associe dans ses séquences de représentation de la sexualité l’effet physique et le discours, la jouissance et la mise à distance de cette jouissance. Elles parviennent à maintenir le spectateur dans une ambiguïté, mais une ambiguïté pensée et construite par la syntaxe pour la clarté effective et morale du spectateur. Dans Showgirls, effet et mise à distance de l’effet, jouissance et critique de la jouissance, sont continuellement séparées; tout le jeu consiste à retrouver de l’ordre dans le récit, à pouvoir situer les scènes où l’effet physique est toléré — lorsque les corps fictifs s’expriment authentiquement — et celles où il doit être condamné — lorsque la sexualité est un artifice —. Or, précisément, la confusion par répétition à l’oeuvre dans Showgirls rend la tâche impossible, et laisse la critique désarmée face à ces représentations. C’est le cas de Claire Monk, qui considère le film comme « Derisive because Showgirls' ludicrously crude dialogue, acting and sexual imagery invites the laughter of disbelief (Nomi has only to step naked into Zack's pool for stone dolphins to ejaculate water and champagne to overflow) »14. Face à l’impossible réception d’un effet dont on ne comprend pas le registre auquel il appartient, la réponse est le rire, le rejet, tant de la possibilité d’un effet érotique que d’un discours. Il n’est pas absurde que la scène décrite par Monk ait produit cet effet de rejet. Après une heure et demie de film, il s’agit de la première scène d’interaction sexuelle (entendu au sens traditionnel en tant qu’acte de pénétration) sur les deux que comporte tout le film. Elle est sensée représenter l’acmé de l’ascension professionnelle et amoureuse de

14 Claire Monk, Sight and Sound, janvier 1996 : « dérisoire, parce que la crudité des dialogues, du jeu d’acteur et de la représentation de la sexualité jusqu’au ridicule n’invite qu’à un rire d’incrédulité (Nomi n’a qu’à rentrer nue dans la piscine de Zack pour que des statues de dauphins se mettent à éjaculer de l’eau et le champagne à couler à flot) » !47 Nomi auprès du directeur des spectacles, Zack (Kyle MacLachlan). C’est a priori la victoire sur sa rivale, et la victoire de l’agency féminine sur la domination sexuelle des hommes, qui l’assujettissait jusqu’à présent au statut d’objet de leur regard. Dans la syntaxe du drame las vegasien, il s’agit du pic d’intensité et d’authentique célébration sexuelle avant, bien souvent, une nouvelle série d’épreuves et d’échecs. « Like the spectacularly-staged numbers in Goddess, the fictional show which makes Nomi a star, the only fully consummated sex act in which we see her participate - with Zack in his pool - is a display of choreographed gymnastics from which any sense of inner sexuality is absent. »15, analyse Monk. Cette séquence est la reprise d’une séquence de la première demi-heure du film lors de laquelle Nomi exécute une lap-dance sur Zack, le tout sous le regard manifestement concupiscent de Cristal (). Elle se conclue par l’éjaculation de Zack à la suite notamment d’une spectaculaire position : les jambes accrochées à la taille de son partenaire assis, Nomi se cambre jusqu’à la renverse et accélère les mouvements de va-et-vient de son bassin contre l’entre-jambe de Zack, tout le haut de son corps jusqu’à sa chevelure se mouvant avec vigueur selon ses accélérations, dans ce que Linda Williams qualifie d’ « absurd epileptic acts »16. Un intense et inhabituel morceau de chorégraphie donc, reproduit à l’identique dans la piscine de Zack, à la lueur cette fois verte des palmiers en néons qui bordent son rivage. Comment interpréter ces deux représentations, identiques tant dans la mise en scène que dans l’effet extatique qu’il provoque chez l’homme, mais dont la première est la manifestation d’un complexe jeu de manipulation entre les trois personnages principaux, alors que la seconde devrait être celle d’un authentique rapport sexuel ? La mise à distance de l’effet dans la première scène se trouve mécaniquement reconduite dans la seconde, et alimente l’incompréhension du spectateur : comment cette représentation manifestement artificielle de la sexualité peut-elle signifier un rapport authentique ? Comment peut- on croire à l’authenticité du rapport quand il est si manifestement artificiel ? Ce rapport est-il un rapport, ou une simulation d’un rapport de nouveau pris dans un jeu de manipulation ? Dès lors, faut-il le recevoir comme un effet gratuit ou comme un prétexte à un discours ? Face à l’inintelligibilité du discours qui empêche la posture réceptive de l’effet érotique en perturbant la nécessaire suspension de l'incrédulité,

15 Claire Monk, op. cit. « Comme pour les spectaculaires numéros dansés de Goddess, le show fictif qui va faire de Nomi une star, le seul acte sexuel réellement consommé dans lequel on la voit à l’oeuvre — avec Zack dans sa piscine — est un étalage de prouesses gymnastiques chorégraphiées, duquel est absent le moindre sens de réalité, d’intimité »

16 Linda Williams, « Nothing to find », Sight and Sound, 1 janvier 1996, p. 28 : « absurdes crises d’épilepsie » !48 les critiques américaines font le choix de radical d’assigner le film à l’an-érotisme ou à la pornographie, rendant compte de l’indécision dans laquelle elles sont. L’autre versant de l’expression de la dévalorisation du film en raison de l’impossible effet érotique est la dénonciation de sa vulgarité. Le vulgaire est fréquemment associé au pornographique en raison de la gratuité de l’effet érotique, sans prétention discursive. Dans Showgirls, la représentation de la sexualité est d’abord vulgaire parce qu’elle supporte mal un discours explicatif ferme, parce qu’elle ne s’accompagne pas immédiatement d’une approbation ou d’une désapprobation idéologique. L’accusation de vulgarité a beaucoup à voir avec la morale puritaine évoquée plus tôt. Celle-ci porte le discours mythologique de la famille dans l’idéologie dominante américaine. Elle consiste à faire du couple parental hétérosexuel l’incarnation à l’échelle intime de la réussite économique, par la réunion des énergies

sexuées contraires dont l’harmonie permettra la production d’une famille17‑ . Or, si l’on peut dire que la réunion est productrice dans Showgirls, ce n’est certainement pas en vertu de son harmonie hétérosexuelle. La sexualité hétérosexuelle, identiquement mise en scène lors des séquences de strip-tease, de show ou de rapports sexuels, ne révèle que la domination des hommes sur les femmes. La signification refoulée du système idéologique puritain qui est exposée à la surface de Showgirls est l’équivalence entre pouvoir économique et pouvoir sexuel. Cette signification contraire, comme on l’a vu, n’est jamais rééquilibrée par une représentation de la sexualité traditionnelle; la possibilité du vice contamine tout élément sémantique sexuel. La sexualité représentée dans Showgirls n’est jamais pure, ou plutôt ne peut jamais être entièrement reconnue comme pure, car l’authenticité a toujours un équivalent factice qui la menace elle-même d’être en fait factice. Le parti pris de représenter les sexualités gratuites et à discours, tolérées et condamnables, comme variations d’un même motif compromet le projet moral puritain normalement assuré par la syntaxe idéologique. Il ne peut pas y avoir de célébration d’une sexualité traditionnelle par la condamnation de celles qui seraient identifiées comme immorales ou celles gratuites, car toutes les représentations de la sexualité sont potentiellement immorales, guidées par l’appât du gain pour les femmes et le désir de domination pour les hommes. Mais il n’y a pas donc non plus la certitude d’une lecture critique qui répondrait à l'attente de la résurgence d’une idéologie refoulée : chaque représentation de la sexualité dans Showgirls contient son

"17 Voir Anne-Marie Bidaud, op. cit. !49 premier degré et son second degré à la fois, indéfiniment, indissociablement. Ce principe rend difficile, voire impossible, la détection des prises de distance, d’éléments parodiques qui indiqueraient au spectateur une démarche de distanciation. Il est par exemple impossible d’affirmer que Showgirls est une célébration ou une condamnation de la sexualité féminine comme outil de renversement de la domination masculine, puisqu’elle n’est jamais entièrement lisible comme authentique, donc traditionnelle, ou comme factice et manipulatrice, donc subversive. Encore une fois, l’indécision pousse la critique à exprimer et à se retrancher derrière une opinion ferme, celle de la vulgarité, de la gratuité bas-de- gamme et pornographique de l’effet érotique, c’est-à-dire sans plaisir et variations génériques, évacuant par là la complexité réelle de sa réception.

Déshabituer la réception des effets : un processus herméneutique moral et générique

Ce que révèle la représentation de la sexualité de Showgirls, c’est que la réception est bien troublée en premier lieu lorsque le contrat tacite qui permet son identité de corps sensible est mis à mal. Jugé sur les critères du thriller érotique, Showgirls est catégorisé comme un mauvais film qui ne parvient pas à satisfaire l’unité élémentaire du public américain néoclassique, celle d’un corps en quête de sensations. La raison motivant l’attente de l’effet n’est pas tant le plaisir générique ou le plaisir de la contestation18 qu’il provoque que sa fonction dans la syntaxe idéologique : en tant qu’élément par lequel le refoulé émerge, il permet aussi au spectateur de participer à l’herméneutique discursive du film qu’il regarde. L’effet permet la jouissance de la subversion en même temps que sa limitation par l’encadrement dans le genre néoclassique. Le problème posé par l’inefficacité des effets érotiques de Showgirls exhibe celui de l’ambivalence idéologique du spectacle néoclassique. Il est particulièrement manifeste dans l’article de Linda Williams, témoignant de la complexité qu’implique la frustration quant aux effets érotiques non satisfaits :

The effect is one of having seen both more and less than you would have wanted to see, if explicitness is your goal. […] This is gratuitous nudity, for it serves no purpose, least of all arousal. […] What we have in Showgirls is a hommage to the decline of shame. The naked female body is present in such profusion, its nakedness often so incongruously at odds with the tone of the

18 Ainsi Pierre Berthomieu, déçu, écrit-il pour dans le numéro de février 1996 de Positif « Les scènes de sexe, rendues nécessaires par le sujet, ne choquent pas vraiment. » !50 scene played out around it, that its arousing power is dispersed into something approaching absurdity. […] In showgirls, nothing is hidden and there is nothing to find : there is never an unknown to be revealed. Certainly there ought to be — perhaps there is ? — a cinematic eroticism which does not rely on the power of shame, taboo, transgression, but this is not it. Shameless, Showgirls is finally, unforgivably, sexless.19

On retrouve ici l’expression de la confusion dans la mise en scène entre les deux régimes de représentation de sexualité (l’incongruité), la critique de la gratuité de l’effet (ne sert aucun but), et l’hypothèse fatale que le film ne porte pas de discours (l’asexuation). Proprement nul car sans discours et sans effet, le film devrait provoquer une condamnation totale. Et pourtant, cette condamnation et l’hypothèse qui la justifierait sont contredites dans la critique par une incertitude : l’impression d’en avoir vu trop et pas assez à la fois. Nous ferons désormais l’hypothèse que l’inconfort de ce constat repose sur une assignation générique complexe. Le thriller érotique, et a fortiori Basic Instinct, est ambigu car les scènes de sexe sont doublement à effet : à l’émoi de la représentation sexuelle s’ajoute l’angoisse d’un meurtre ou d’un mensonge. Showgirls est bien moins ambigu qu’ambivalent, car le récit nous pousse continuellement à essayer de dissocier les deux. En effet, si alors que la syntaxe du thriller érotique fait coïncider les deux effets dans une même scène, celle de Showgirls nous invite à les distinguer pour identifier ce qui relève de la sexualité authentique de la sexualité factice, c’est parce que, contrairement à toute attente, son genre n’est le thriller érotique, mais le film de coulisses, à l’intérieur duquel se déploient les registres du drame las vegasien et du fallen woman movie. Ce genre qui donne sa structure au film repose entre autres sur des caractérisations morales des personnages très fortes, sur des intentions psychologiques claires qui construisent l’intrigue, perturbées par les ambiguïtés narratives plus réalistes du drame las vegasien et du fallen woman movie. Les critiques ont cru dévaluer le film en l’assignant à un autre genre que celui encadrant habituellement l’effet érotique, mais ont surtout manifesté par là le malentendu d’un horizon d’attente générique inadapté. Cela explique aussi pourquoi il ne leur semble pas nécessaire d’expliquer en

19 Linda Williams, « Nothing to find », op. cit., p. 30. « on a l’impression d’avoir vu à la fois plus et moins que ce que l’on espérait […] C’est de la nudité gratuite qui ne sert aucun but, et surtout pas l’effet érotique. […] Showgirls nous fait l’hommage du déclin de la honte. Le corps féminin nu est montré avec tant de profusion, sa nudité étant si souvent incongrue dans le contexte de la scène où elle prend part, que son effet physique se perd dans quelque chose qui ressemble à de l’absurdité. Dans Showgirls, rien n’est caché et il n’y a rien à trouver : il n’y a aucun inconnu à révéler. L’intention — peut-être à quelque égard réalisée ? — devait sans doute être la recherche d’un érotisme cinématographique qui ne reposerait pas sur les ressorts de la honte, du tabou, de la transgression, mais c’est raté. Sans honte, Showgirls est en fin de compte, et c’est rédhibitoire, un film asexué. » !51 quoi l’identification du régime de représentation de la sexualité est si compliqué : leur horizon d’attente générique ne les prédispose pas à fournir ce travail d’interprétation. Tout cela corrobore l’hypothèse selon laquelle la critique, induite en erreur par les horizons d’attente vus au premier chapitre, n’a pas eu les armes au moment de sa réception pour évaluer correctement le film, c’est-à-dire selon le genre adéquat. Mais on montrera qu’au delà de l’horizon d’attente, le film lui même met en oeuvre la confusion tant sur les régimes de représentation de la sexualité, que sur son assignation générique.

!52 3. Analyses d’une série de décalages : le discours

a. La difficulté néoclassique du réalisme

Un premier élément de l’horizon d’attente à prendre en compte pour éclaircir l’hypothèse d’une ambiguïté générique est celui de la contemporanéisation néoclassique. Elle suppose une actualisation des récits classiques dans un cadre contemporain, particulièrement à l’oeuvre dans le genre que nous avons proposé d’appeler « drame las vegasien » du début des années quatre-vingt-dix. C’est à première vue ce que propose Showgirls, avec son exploration des coulisses des mondes du spectacle de Las Vegas. Il suppose un traitement réaliste, voire naturaliste du monde qu’il dépeint : la réalité sans concession des franges dominées, et habituellement exclues des représentations, de la société. À cela s’ajoute le réalisme du fallen woman movie, qui suit la trajectoire d’une femme caractérisée par un usage non traditionnel de sa sexualité. Sexuellement transgressive, la femme provoque son déclin, à partir de quoi ou bien elle continue sa chute jusqu’à la mort, ou bien elle renaît en utilisant sa sexualité pour tirer avantage des hommes qu’elle manipule20. Souvent associé au genre du film de coulisse qui représente de jeunes femmes ambitieuses prêtes à tout pour la gloire21, le genre du fallen woman movie se prête aussi particulièrement bien au drame las vegasien, qui fait la part belle aux personnages de prostituées, de droguées, de strip teaseuses, de danseuses ratées. La spécificité néoclassique et paradoxale du drame las vegasien est l’association du « formalisme »22 du genre classique, permettant le plaisir générique et la syntaxe idéologique, à un naturalisme a priori moderne23, fait de dialogues au registre familier, de constructions psychologiques complexes, d’obstacles brisant la progression des personnages. En résumé, Showgirls, en tant que drame las vegasien néoclassique, doit déployer un registre réaliste et crédible, hérité du fallen woman movie dans la mise en scène d’une intrigue, d’une structure narrative classique éprouvée, celle du film de coulisse. Le registre est la caution de crédibilité pour le

20 Voir Lea Jacobs, The wages of sin: censorship and the fallen woman film, 1928-1942, Madison, the University of Wisconsin press, 1991, 202 p.

21 Notamment avec les feuilletons populaires des « movie-struck girl », Ibid. p. 4.

22 L’art du cinéma n°31, op. cit., p. 6.

23 Modernité caractéristique du fallen woman movie du début des années trente, avec le renversement du pathos moral habituel et un discours de classe. !53 spectateur néoclassique, grâce à quoi le caractère convenu et répété des éléments sémantiques génériques classiques reste tolérable, accepté, méconnu comme arbitraire. À en lire les critiques, l’intrigue se voit accusée d’être trop évidente, prévisible; et les personnages d’être trop peu réalistes. D’après l’horizon d’attente sur le genre du drame las vegasien, on peut supposer que c’est parce que le contenu de l’intrigue, les personnages et les péripéties, ne sont pas traités sur un mode naturaliste que la structure narrative qui les encadre apparait dans tout son artifice, tout son conventionnalisme, aux spectateurs. C’est lorsque cesse la reconnaissance du registre réaliste du drame las vegasien dans les éléments sémantiques dans un premier temps que l’on se rend compte dans un second temps de l’artificialité de toute la structure, de l’héritage classique; et c’est au nom de cette artificialité qu’on disqualifie l’ensemble du film : le réalisme apparaît comme artificiel, la vraisemblance n’est plus assurée, l’équilibre du drame las vegasien néoclassique s’écroule.

b. Minimalisme de l'intrigue classique

L’effondrement de la croyance dans la structure narrative est sans doute l’admonestation la plus fatale qu’un critique puisse adresser à un film hollywoodien. Toute l’existence de la syntaxe d’un film dépend de la crédulité que le spectateur veut bien tolérer à son égard. Un film hollywoodien dans lequel on ne croit plus signifie que ni les effets spectaculaires, ni le discours mythologique ou critique n’ont été suffisant pour masquer l’encadrement idéologique qui organise la répétition des syntaxes génériques. Du point de vue du spectateur hollywoodien néoclassique, c’est un film qui n’a plus de valeur, qui ne peut répondre que très insuffisamment, voire nullement, à ses horizons d’attente. Comme l’écrit Eric Schaefer, l’incrédulité a été immédiatement et massivement dénoncé par les critiques américaines et contemporaines de Showgirls : « The plot is thin at best, and motivations are cloudy or nonexistent. Upon its initial release, most critics commented on the film's illogic and the characters' lack of motivation. »24 Les critiques font porter ce manquement au scénario de , trop ténu et trop prévisible pour assurer la suspension volontaire de l’incrédulité du spectateur : « Pic wobbles between the risible and the

24 Eric Schaefer, « Showgirls & the limit of sexploitation », Film Quaterly, op. cit., p. 42. « L’intrigue est au mieux bien fine, et les intentions des personnages sont obscures ou inexistantes. À sa sortie, la plupart des critiques notaient l’illogisme du film et la superficialité des personnages. » !54 merely unconvincing throughout »25 ; « As is clear from the plot summary alone, director Paul Verhoeven and screenwriter Joe Eszterhas's first collaboration since Basic Instinct is driven by preoccupations other than psychological and narrative credibility. »26 ; « excessive inanity in the story line, gross negligence of the viewer's intelligence. »27 ; « The framework is tested Hollywood formula: girl comes to the big town with high hopes and discovers the price of success. When she finally crawls and claws her way to the big show, Nomi learns--hello]--that shaking one's naked body for tourists is a mean and exploitative business. »28 Le reproche adressé au scénario de Showgirls est donc sa simplification outrancière qui rend son histoire trop prévisible et perd ainsi l’intérêt du spectateur. Pourtant, les péripéties s’enchaînent à un rythme soutenu tout du long des deux heures et onze minutes que dure le film. Le descriptif de l’ascension de Nomi peut donner une idée de la vertigineuse vitesse à laquelle évolue l’intrigue. Il ne faut pas cinq minutes pour qu’arrivant à Las Vegas, elle se fasse voler toutes ses affaires. Sa rencontre et son amitié instantanée avec Molly (Gina Ravera) lui permettent de ne pas retourner au point de départ immédiatement. Voilà huit minutes que le film a débuté, et Nomi travaille comme strip-teaseuse au Cheetah depuis six semaines, ainsi qu’un sous-titre le signale. Quelques minutes plus tard, grâce à Molly, elle rencontre Cristal Connors, la danseuse star en tête d’affiche des shows du casino Stardust. Peu après la séquence de lap-dance par laquelle elle rencontre Zack, et parallèlement à sa relation artistique avec James, Nomi obtient une audition pour danser dans les spectacles du Stardust. La voilà au bout d’une heure du film engagée, répétant et y assurant son premier spectacle. Une demi-heure plus tard, après avoir entamé une relation privilégiée avec Zack, elle croit obtenir la place de doublure de Cristal. Mais en raison de son conflit avec elle, elle se la voit immédiatement retirer. Dix minutes plus tard, Nomi élimine Cristal et la remplace à l’échelon le plus haut de la hiérarchie des danseuses du Stardust. Cependant, l’euphorie est de courte durée puisque Zack la menace de dévoiler son passé criminel si elle ne lui obéit pas au doigt et à l’oeil. Nomi se venge,

25 Todd McCarthy, op. cit. « Le film oscille entre être le plus risible et le moins convaincant possible tout du long. »

26Claire Monk, op. cit. « Ainsi qu’il apparait à la simple lecture du résumé du film, ce n’est pas la cohérence psychologique et narrative qui préoccupe le réalisateur et le scénariste. »

27 Richard Corliss, op. cit. « inanité totale de l’intrigue, négligence grossière de l’intelligence du spectateur »

28 John Leland, op. cit., « Le film éprouve la formule hollywoodienne : une fille débarque dans une grande ville avec ses hautes espérances et se rend compte du prix du succès. Alors qu’elle accède finalement au big show, Nomi comprend - tiens donc ! - que le business qui lui fait faire gigoter son corps nu pour des touristes est aliénant et vicieux. » !55 et quitte finalement Las Vegas pour Los Angeles dans le même état de dénuement que lors de la séquence d’ouverture. Un grand nombre de personnages participe à la complexité du récit, car c’est de l’état des relations que Nomi entretient avec eux, qui change lui aussi très vite, que dépend l’évolution de sa carrière. Il y a l’amitié sincère de Molly en premier lieu, qui connait des hauts, et surtout un très bas; la relation extrêmement ambiguë avec son double, Cristal, qui passe successivement, et plusieurs fois tout au long du film à force de fausses réconciliations et de vraies manipulations, d’une complicité romantique à une détestation compétitrice, le tout sous une tension érotique continue; la fausse histoire d’amour avec Zack; la vraie non-histoire d’amour avec James. Prennent également part dans ce réseau complexe et mouvant de relations un ensemble de danseuses, alliées un temps puis ennemies potentielles un autre comme Hope (Rena Riffel) ou Julie (Melissa Williams); un symbolique couple parental de Nomi, invraisemblable et ambivalent, les « tenanciers » du Cheetah, Henrietta (Lin Tucci) et Al; la présence continue et inquiétante de Phil (Greg Travis), le bras droit de Zack et probable proxénète; le dangereux Andrew Carver (William Shockley) à la fin du récit. D’autres personnages récurrents mais sans à la fonction narrative moins importante comme Tony (Alan Rachins), le producteur ou Gay (Michelle Johnston), l’entraîneuse, viennent compléter ce réseau et accélérer encore si c’était nécessaire le rythme du film. En plus de de son intrigue et de ses personnages simplistes, le scénario d’Ezsterhas se voit reprocher des dialogues pauvres, peu convaincants : « Showgirls' ludicrously crude dialogue »29 ; « unintentionally hilarious dialogue »30 ; « laughable dialogue or shallow characterizations »31. Ici aussi, l’étude attentive du film ne semble pas permettre un désaveu aussi radical : les jeux de mots signifiants fusent lors des joutes verbales, les sous-entendus pendant les phases de manipulation du trio amoureux expriment toute la densité et la tension de leurs relations, des phrases apparement anodines prennent tout leur sens lorsqu’elles sont répétées plus tard dans le film. Il est donc difficile de soutenir que l’intrigue de Showgirls est simple et sans surprise, tant l’intensité de l’intrigue, par la quantité de personnages, de péripéties et de retournements de situation, soutenue par l’écriture dense et réfléchie des dialogues,

29Claire Monk, op. cit., « la grossièreté ridicule des dialogues »

30 Trip Gabriel, « Showgirls Crawls Back As High Camp at Midnight », , 31 mars 1996, « des dialogues involontairement hilarants »

31 Rita Kempley, « Showgirls : Strip Sleaze », The Washington Post, 22 septembre 1995, « des personnages superficiels et des dialogues risibles » !56 est haute. La simple analyse de la construction narrative du film pourrait mériter une étude à part. En somme, la lecture symptomale des critiques de la prévisibilité du scénario malgré sa complexité manifeste révèle surtout l’inconfort de voir exhibés les lieux communs de l’intrigue du film de coulisse sans le réalisme du fallen woman movie pour dissimuler leur caractère conventionnel.

c. Le registre réaliste

Il nous semble que pour comprendre pleinement la nature du reproche sur la simplicité du scénario, il faut prendre en compte et analyser plus finement la façon par laquelle les critiques accusent le film d’invraisemblance, de manque de réalisme. Ainsi que Pierre Berthomieu le formule, Showgirls met on oeuvre « une tension irrésolue entre un style réaliste et une tendance formaliste, une volonté provocatrice et l'alibi d'un récit plus qu’usé »32; c’est la stylisation, la mise en scène artificielle qui est inadaptée à un scénario réaliste, dont la volonté provocatrice est de dévoiler la vérité peu reluisante des coulisses de Las Vegas. Lea Jacobs montre comment le registre du genre du fallen woman film évolue du mélodrame à la comédie entre les années vingt et trente, évolution que l’on peut retrouver dans Showgirls. Dans un premier temps, la mise en scène « dramatisante » est de circonstance pour un drame las vegasien qui prétend faire lumière sur toute la violence du milieu qu’elle représente. Elle soulignerait dans un style mélodramatique les conflits intérieurs des personnages et la souffrance avec laquelle ils surmontent — ou pas — les obstacles, les échecs, les injustices. Bref, un minimum de sérieux et de pathos convient à la dure réalité représentée. Mais dans un second temps, un style plus léger, comique, est également adapté aux portraits pré-code Hays des « gold diggers » qui sapent les stéréotypes puritains de la féminité pure, innocente et passive. Dans une synthèse ambivalente toute néoclassique, le drame las vegasien alterne entre la représentation pathétique qui sert l’idéologie traditionnelle et la parodie de cette représentation démodée. Cependant, le rythme de Showgirls est si soutenu et la vitesse à laquelle les relations et la carrière de Nomi évoluent est telle qu’on a guère le temps de mesurer l’état émotionnel des personnages à chaque changement de situation. À l’exception du plan rapproché sur le visage de Nomi à la fin du récit, après qu’elle a éliminé Cristal et la regarde partir en ambulance, qui dévoile une petite moue perverse et

32 Pierre Berthomieu, Positif, op. cit. !57 satisfaite accentuée par l’éclairage violet la transfigurant pendant quelques secondes en personnage démoniaque, la mise en scène ne déploie pas le registre mélodramatique classique pour commenter par le langage cinématographique les raisons et les conséquences psychologiques des actes des personnages. Au contraire, elle s’emploie à un certain polissage des images, à une égalisation dans les éclairages et les mouvements de caméra. L’emploi du steadicam est par exemple systématique, lorsqu'il suit les personnages par des travellings avant ou arrière dans les plan- séquences des coulisses ou sur la scène. Ces mouvements sont à la fois la démonstration d’une grande précision de la mise en scène, mais cette virtuosité vient aussi créer une désorientation vis-à-vis des espaces et des personnages sur lesquels le champ de la caméra ne fait que passer. On ne peut donc pas compter sur les effets de la caméra pour nous renseigner sur l’intériorité des personnages. La mise en scène est superficielle parce qu’elle ne semble pas être au service de la clarté et de la lisibilité des psychologies des personnages : d’une part le récit ne s’attarde pas sur elles, d’autre part le traitement « léché » des images les représentant produit un effet d’égalisation entre elles et d’aplanissement, de polissage de leur surface sans égard à la profondeur qu’elle devrait dévoiler. Les choix formels ne permettent pas d'orienter la lecture et l'interprétation du spectateur : ce qui pourrait à première vue apparaître comme une stylisation académique au service de la clarté de l’intrigue crée au contraire une confusion volontaire. La transparence que le travail d’égalisation des situations de la mise en scène provoque ne rend pas l’intrigue et le discours plus intelligible, mais brouille les repères narratifs et idéologiques du spectateur. Dans la syntaxe d'un genre classique, l’effet de réalisme d’un film sur le spectateur tient à son sujet naturaliste et à sa mise en scène dramatisante, empruntant au style mélodramatique. Sans ce style, la structure narrative du genre apparaît en tant que syntaxe, c’est-à-dire comme encadrement conventionnel d’une idéologie arbitraire. En effet, les conventions classiques qui ne sont plus masquées par un réalisme dramatisé deviennent inadaptées, en décalage par rapport à la réalité qu’elles prétendent représenter. Dans Showgirls, le choix d’une superficialité de la mise en scène plutôt que du naturalisme mélodramatique dérange une réception qui comptait sur cette dernière pour accepter la mythologie reproduite sous ses yeux dans le cadre de l’intrigue classique. Mise à nu, celle-ci révèle au spectateur que les conventions classiques ne sont pas au service d’un réalisme mais d’une idéologie. Ce dévoilement aurait pu mener à une lecture parodique du film par la critique. Ironique, le film montrerait l’hypocrisie de la syntaxe des films de coulisse hollywoodiens !58 néoclassiques qui tente de masquer la réalité sordide du monde du spectacle par des récits d’ascensions sociales et artistiques fulgurantes et invraisemblables. Mais comme on l'a vu, la mise en scène de Showgirls ne comporte pas d’éléments clairement parodiques qui feraient basculer l'ensemble du film dans la satire et l’auto-réflexivité. Elle maintient le récit à un niveau inconfortable d’indécision et ne produit aucun commentaire discursif, ni dramatique, ni parodique.

c. Excès de réalisme dans un cadre convenu : caricature involontaire ?

Comme cette indécision est intolérable pour une critique dont la fonction est d’assigner un genre et un sens aux films, celle-ci fera le choix de catégoriser le film dans le genre de la parodie involontaire. La parodie involontaire est un film raté, où la réception rejette la symbiose en raison d’une syntaxe mal maîtrisée. Elle est souvent le produit d’une structure narrative classique dont la mise en scène est perçue par le public comme vulgaire, c’est-à-dire se croyant élégante et s’ignorant comme kitsch, médiocre et populaire. Ce que Verhoeven décrit alors comme une élégance de la mise en scène33 dans Showgirls, la critique la condamne comme un effet de style pompier de mauvais goût. Les commentaires que la critique exprime à l’égard d’Elizabeth Berkeley, l'actrice principale qui joue le rôle de Nomi, sont à ce titre signifiants. Ils consistent en gros à lui reprocher un surjeu, estimant qu’elle caricature à son insu son personnage. Berkeley en fait trop, son incarnation est vulgaire, tape-à-l’oeil, invraisemblable, ridicule : « everything associated with Nomi is overly intense 34; « She can't act, she overacts, she explodes in every scene, ruining the film with an eruption of affect far in excess of the protocols of so-called good acting in cinema. » écrit par exemple Lippit35, alors que Monk dénonce chez elle « , who plays Nomi, combines the non-personality and permanently gaping mouth of an inflatable doll »36. Il est cependant plus juste de considérer que le

33 Jean-Marie Bouineau, op. cit., « I think it’s a very elegant and provocative movie »

34 Eric Schaefer, op. cit., « tout ce qui est associé à Nomi est excessivement intense. »

35 Akira Mizuta Lippit, op. cit. « Elle ne sait pas jouer, elle surjoue, elle explose dans toutes les scènes et elle dessert le film »

36 Clair Monk, op. cit., « l’absence de personnalité et la bouche constamment ouverte caractéristiques d’une poupée gonflable » !59 traitement de ce personnage est volontairement caricatural, « over the top »37 : plusieurs scènes laissent à voir que c’est bien le personnage, et non l’actrice, qui en fait trop. Après s’être fait voler toutes ses affaires, Nomi crie, jure, se déchaîne sur la voiture de Molly, se débat avec elle, vomit dans la rue et manque de se faire écraser sur la route. On comprend dès lors que Nomi est un personnage qui ne retient pas ses réactions, qui ne cache pas ses réactions. Dans la séquence suivante, Molly partage un repas avec elle dans un fast-food. Elle lui pose des questions pour faire connaissance, mais Nomi montre peu d’enclin à se prêter au jeu : elle s’empare d’un gobelet de soda qu’elle transperce brutalement d’une paille comme s’il s'agissait un poignard, vide avec brusquerie un pot de ketchup sur ses frites. En contre-champ, silencieuse, Molly balaie son regard interloqué et éloquent sur Nomi puis sur les éclats de sauce qui proviennent du pot désormais hors-champ. Dans toute la suite de la séquence, qui est une succession de champ-contrechamp en plans rapprochés sur les visages des deux femmes qui discutent, un bruit hors-champ, dont on devine qu’il vient de Nomi martyrisant ses frites, continue de se faire entendre. La tension continue finit par éclater lorsque Nomi, excédée par les questions de Molly, jette ses frites sur la table. La séquence change alors de registre quand celle-ci propose à celle-là de l’héberger, scellant le début d’une relation amical de confiance. Cette analyse de séquence montre que le caractère excessif de Nomi n’est pas l’excentricité d’une mauvaise actrice que Verhoeven n’aurait pas réussi à canaliser : c’est un trait de caractère scénarisé et reconnu par les autres personnages, qui peut provoquer un effet comique volontaire. Lorsque Gabriel Tripp fait le récit d’une projection de Showgirls organisée par la MGM et présentée par une bande de drag queens dans un esprit camp, il décrit ainsi la scène dont nous venons de faire l’analyse : « When Nomi, the ingenue played by Ms. Berkley, threw a pile of french fries during a dramatic scene, a heckler yelled, “Overact, Nomi!” »38 Ici, l’effet comique repose sur le fait que le public estime que l’excès est involontaire, donc ridicule. Tout comme la critique élitaire de Burch se délecte de ce qu’elle croit être une méprise du public populaire, les réceptions élitaire et populaire rient ici de ce qu’elles croient être une méprise du film, un effet raté. Il est pourtant admis dans le film que les réactions de Nomi sont disproportionnées, et font l’objet si ce n’est du rire, au moins de l’interrogation des autres personnages :

37 Dans un entretien avec Jean-Marc Lalanne, « L’affaire Showgirls », Les inrockuptibles, 14 septembre 2016, pp. 38-39, « Oui, mon écriture est hyperbolique. Les comporemtents sont over the top tout le temps. Cette forme d’outrance, cette écriture fondée sur l’exagération, ont été jugées ridicules. »

38 Trip Gabriel, op. cit., « Au moment où Nomi, l’ingénue jouée par Mademoiselle Berkeley, projette un tas de frites lors d’une scène mélodramatique, un chahuteur se mit à crier : “Tu en fais trop, Nomi !”. » !60 Molly par son regard sur le ketchup, le chorégraphe du Stardust par sa stupeur admirative (« She’s no butterfly ! »), James par son ironie (« Where do you get that stuff ? Over T-shirts ? », à propos de ses curieuses réparties lapidaires mais laconiques). Mais ces indices du caractère volontaire de l’outrance des réactions du personnage de Nomi sont trop minces pour être considérés comme des éléments parodiques, et pour véritablement faire office de contre-poids ironique au premier degré de la prestation de Berkeley. C’est surtout parce que ces éléments sont pris dans le cadre du canevas classique qu’on ne peut pas les recevoir comme des signes d’une distanciation moderne, mais bien comme l’expression d’une ambivalence néoclassique. Précisément, l’expressivité des sentiments des personnages déjà élevée constitutive au registre mélodramatique est ici encore plus excessive, au delà des conventions que le spectateur accepte lors de la suspension de l’incrédulité, et a semblé dans un premier temps n’être porté que par le jeu « overplay »39 des acteurs qui incarnent pourtant des personnages communs. C’est le même processus de réunion impossible des contraires du représenté vulgaire dans un genre noble qui est ici à l’oeuvre : les personnages sont excessivement réalistes, c’est-à-dire vulgaires, par rapport aux stéréotypes qu’ils incarnent par ailleurs. L'association de l’« overplay » des acteurs au caractère stéréotypique des personnages qu'ils incarnent est la raison de l’accusation de caricature involontaire des critiques. Showgirls est une caricature forcément vulgaire qui faute par ses excès fatals et de formalisme (son expression formelle), et d’académisme (le minimalisme de son discours et de son récit classique). En revanche, si l'on considère que la vulgarité est volontaire, alors il s’agit plutôt d’un effet de réalisme opposé à la bienséance classique : le vulgaire volontaire ne cherche pas à édulcorer l’inélégance et la trivialité de la réalité par la mélodramatisation psychologique des personnages. Ce vulgaire relève de ce que Verhoeven appelle un réalisme hyperbolique. Celui-ci est déjà paradoxal en soi, et l’est en particulier dans le cas de Showgirls : s’il est en fait assez adapté à la démesure de Las Vegas, c’est son usage dans une structure conventionnelle qui le fait apparaitre comme outrancier. C’est dans le cadre du genre classique que les réactions de Nomi paraissent décalées, ridicules, improbables au-delà du soutenable. Le problème de la contemporéanisation néoclassique de Showgirls n’est pas à proprement parler son absence de réalisme dramatique, mais son remplacement par un excès de réalisme,

39 Voir Luc Moullet, Politique des acteurs, Paris, Editions de l’Etoile, 1993, pp. 13-14 : « overplay ou sur-jeu, extériorisation démonstrative qui peut, par exemple, prendre la fore d’un déchainement pulsionnel de violence ou se manifester sous les aspects du cabotinage » !61 de vulgarité volontaire, qui fait apparaitre avec encore plus d’incongruité le caractère artificiel, et donc idéologique, des conventions classiques. Dans un phénomène d'auto-entretien et d'annulation réciproque, l'artificialité de l’intrigue déréalise la vulgarité du sujet représenté, et la réalité excessivement vulgaire du sujet fait apparaître le caractère conventionnel et artificiel de l’intrigue.

La violence de la réception comme indice de la subversion générique

D’après le système de critique de Leonard Maltin40, Showgirls est un film « BOMB », ce qui signifie qu’il est non seulement excessivement mauvais, mais que cet excès atteint et provoque la destruction de son système lui-même. Le film « BOMB » est à la fois un échec et une réussite : échec commercial et critique retentissant, mais réussite d’avoir pu révéler l’inefficacité des outils critiques classiques pour analyser le film. Nous pouvons aller plus loin et estimer que la puissance destructrice de Showgirls affecte aussi et surtout son propre mode de production hollywoodien. Le film prend à revers le système de production et de réception en ne lui donnant pas ce qu’il attend. Alors que la symbiose entre la communauté interprétative et le système de production du spectacle hollywoodien repose sur un contrat tacite où ce dernier lui assure le renouvellement des effets dans le cadre d’un genre que ce premier reconnaît alors, c’est-à-dire accepte de méconnaitre comme idéologiquement arbitraire41, Showgirls brise la symbiose en exhibant son hypocrisie substantielle. Poussant la démarche subversive néoclassique qui consiste à satisfaire avec ambivalence les deux degré de lecture dans une ambiguïté constante, Verhoeven réalise un film hybride, à la fois sérieux et parodique, réaliste et dérisoire, élégant et vulgaire. L’exhibition de cette réunion des contraires est si inhabituelle et inconfortable pour la réception catégorisante du spectacle néoclassique qu'elle se rééquilibre en assignant le film à la parodie et la caricature involontaire. Il est en effet difficile d’accepter le film dans son ambivalence ambiguë ontologique, car il repose sur une irrésolution dramatique des antagonismes. Le style réaliste hyperbolique du film résume bien la tension propre au drame las vegasien néoclassique. L’équilibre contradictoire du caractère néoclassique tient en la compensation de l’artificialité de son intrigue par le réalisme dramatisant

40 Cité par Akira Mizuta Lippit, op. cit.

41 Rick Altman, op. cit., p. 352. !62 de sa mise en scène qui garantit le renouvellement des effets génériques. Ce genre est donc dans une tension permanente, une méta-stabilité que Showgirls fait vaciller dès lors qu’il montre que les deux jambes qui assurent la suspension de l’incrédulité participent d’une même mystification idéologique. Le drame las vegasien néoclassique apparait alors comme un genre reposant sur un réalisme impossible, menaçant constamment de s’effondrer, et engendre à cet égard un double affront : d’une part il désacralise le genre classique par l’hyperbolique vulgarité réaliste hyper- dramatique de son registre, d’autre part le cadre du genre classique, même désacralisé, est inadapté à la fonction de réalisme de la vulgarité. Ce qui est reproché à cette vulgarité, c’est de désacraliser le genre classique en rendant évident le caractère conventionnel et artificiel de sa syntaxe. On peut résumer le problème réceptif de Showgirls en un problème générique : prototype d’un drame las vegasien néoclassique, le film est nécessairement incongru dans son exercice de réunion impossible des contraires42. Comme le dit Chon Noriega43, « We end up with a rupturing of cinema's sign system: character without characterization, method acting without interiorized motivation, and the blurring of realist and histrionic acting styles. » La portée révolutionnaire de Showgirls, ce qu’elle fait éclater dans le système, tient à la subversion du système générique hollywoodien : si toutes les attentes en terme d’effets et de réalisme propres au spectacle néoclassique ont été si violemment déçues, cela est du au fait que le film perturbe profondément l’assignation générique, et donc celle de la reconnaissance idéologique et morale.

42 La réunion des contraires, et notamment du trivial avec le beau est revendiquée par Verhoeven, qu’il associe à son influence de la peinture réaliste flamande : « Je fais du cinéma pour représenter le monde tel que je le vois. C’est une démarche profondément hollandaise, aussi vieille que notre peinture. Je pars de l’apparence extérieure. » Thomas Sotinel, « Paul Verhoeven, peintre des corps mutants », Le Monde, 21 septembre 2004, p.30.

43 Chon Noriega, Film Quaterly, op. cit., « on se retrouve avec un film éclatant le système des signes du cinéma [c’est-à-dire la syntaxe hollywoodienne néoclassique, ndrl] : des personnages sans caractères psychologiques, un jeu d’acteur sans manifestation de motivation personnelle, et un estompement des différences entre un jeu réaliste et un jeu outrancier. » !63 Troisième chapitre : Une idéologie maniériste

C’est l’identification a priori de Showgirls à un thriller érotique et les horizons d’attente qu’elle suppose qui ont mené à l’ensemble des malentendus et à la violence exprimées par les critiques institutionnelle et élitaire à la sortie du film. Nous avons postulé l’hypothèse que Showgirls aurait pu répondre positivement à une attente générique d’un drame las vegasien néoclassique, mais cette attente n’était pas envisageable en 1995 pour le public américain, car c’est un genre en fait inexistant. Les drames las vegasien, peu nombreux, ne sont pas tous également intégrés au système de production hollywoodien, et ne partagent donc pas la même idéologie. Le spectateur ne pouvait donc pas spontanément reconnaître la syntaxe idéologique d’un corpus générique commun. À la limite, le Casino de Martin Scorsese peut établir une continuité avec Showgirls; le film est déjà une rencontre entre la grande forme noble du film de gangster, dévoyée dans une représentation triviale, et l’est encore plus lors de sa contemporéanisation avec le flash-forward final du film, qui produit une dénonciation ironique du Las Vegas d’après les années quatre-vingt de son récit, préfigurant la vulgarité populaire et clinquante de Showgirls. Cela reste bien peu pour considérer le drame las vegasien comme un genre hollywoodien néoclassique. De plus, parce que la vulgarité de son réalisme entre en contradiction avec la noblesse de sa syntaxe classique, il produit une synthèse impossible, un genre hybride en perpétuelle contradiction qui désamorce la cohérence et la clarté de la syntaxe idéologique, et donc le principe même du genre cinématographique hollywoodien. La thèse de ce travail postulait en effet, dans la prolongation des travaux d’Altman, que c’est par la reconnaissance du discours idéologique que se fonde en premier lieu la reconnaissance générique de la communauté interprétative. Or, la réception de Showgirls montre plutôt une désintégration de la symbiose avec toute communauté interprétative potentielle, populaire ou élitaire, traditionnelle ou contestataire. Nous supposons trois raisons à cette absence de symbiose. La première, c’est que le genre attendu ne correspond pas à la syntaxe reçue. On pense voir un thriller érotique dans le milieu du spectacle déshabillé de Las Vegas, mais la réunion impossible du vulgaire naturaliste et du réalisme dramatique traditionnel du film désamorce les effets et empêche la symbiose idéologique. La deuxième, qui découle de la première, c’est de considérer que le film correspond au genre attendu, mais dans une forme médiocre, sans aucune maîtrise de la mise en scène permettant le plaisir de la variation

!64 générique. Les effets sont si ratés qu’ils provoquent le rire, et le spectateur incrédule ne peut plus adhérer à une idéologie rendue ridicule car visible par l’incompétence distractive. La parodie involontaire est incohérente, elle échoue à masquer l’idéologie par la distraction et à corréler l’effet à l’idéologie par la syntaxe. La troisième repose finalement sur l’hypothèse que Showgirls utilise la même syntaxe pour mettre au jour plusieurs idéologies habituellement refoulées dans le genre classique, et manifester par là l’impossibilité d’une communauté interprétative symbiotique. Les effets sont bien présents, mais ne peuvent pas être reçus comme tels car ils ne sont pas associés à une idéologie générique par la syntaxe, mais associés, toujours dans cette démarche de fusion hybride, à plusieurs idéologies contraires, démontrant par là l’artificialité de la syntaxe habituellement garante du maintien de l’illusion pour le spectateur. Si Showgirls contrevient à la règle la plus élémentaire du spectacle hollywoodien, qui est la clarté de son appartenance générique, c’est parce que le discours idéologique qui soutient sa représentation est inintelligible. Autrement dit, la syntaxe du genre classique est subvertie et détournée de son discours idéologique habituel, et ne peut plus produire une quelconque symbiose avec le spectateur, qui a le plus grand mal à associer aux effets une morale cohérente. C’est par l’étude de la réception idéologique exprimée par une délibération morale du spectateur de Showgirls que l’on pourra finalement analyser et rendre sa cohérence idéologique au film, en l’associant notamment aux principes esthétiques du maniérisme.

!65 1. Principes esthétiques d’un maniérisme hollywoodien

a. Généalogie d’un concept dual

La figure inaugurale de La Horde sauvage dans l’histoire du cinéma postmoderne hollywoodien peut nous aider à comprendre avec plus de clarté la façon spécifique qu’a eu ensuite le néoclassicisme pour faire resurgir les idéologies refoulées à l’intérieur même d’une structure générique. Le film de Peckinpah, et à sa suite nombre de réalisations du Nouvel Hollywood, reconfigure l’organisation syntaxique d’un genre classique : il met en scène une idéologie refoulée du western classique en reprenant ses éléments sémantiques les plus consensuels, en outrant ceux qui refoulent le plus les idéologies contraires, et en en supprimant les traits syntaxiques qui permettaient ce refoulement. De ce point de vue, le postmodernisme hollywoodien est un anticlassicisme par expérimentation, qui procède par sélection d’éléments et suppression d’autres pour faire surgir une idéologie contestataire et aboutit à une métamorphose radicale du genre classique d’origine d’un point de vue politique. Le refoulé, c’est-à-dire dans le cas de La Horde sauvage l’absurdité cachée de la violence et l’abandon de l’illusion de la justice, éclate surtout avec virtuosité dans l’étourdissante séquence finale. Mais à l’exception manifestement anticlassique de cet usage excessif des ralentis et des gerbes de sang, la structure générale du récit reste classique. C’est que, comme l’explique Jean-François Rauger, ce moment de maniérisme, qui ne peut être qu’un moment pris dans le cadre d’une forme qui reste classique, révèle « l’impossibilité d’échapper aux déterminations historiques et économiques »1, et donc l’impossibilité d’une véritable rupture moderne à Hollywood. Aux premiers temps de la contestation politique succède dans la période postmoderne les questionnements plus directement réflexifs, qui mettent en scène une crise de l’image. Brian de Palma est sans doute le premier des représentants de ce postmodernisme réflexif : « Il commence par mettre en évidence la crise de confiance de la représentation, il attaque sa transparence et sa validité, et il y intègre une réflexion sur l’art qui transmet ce message. »2. Il est aussi le cinéaste hollywoodien, et peut-être mondial, que les critiques et les théoriciens qualifient le plus aisément de « maniériste ».

1 Jean-François Rauger, « Le cinéma de genre entre l’extase et l’agonie » Art Press, HS n°14, 1993, p. 73.

2 Conversation avec Daniel Arasse, Simulacres n°2, hiver 2000, Circulations, p. 13. !66 La théorie cinématographique française du maniérisme au cinéma commence avec les pistes laissées par Serge Daney dans le Ciné-journal3, puis sont explorées par Alain Bergala dans le numéro 370 des Cahiers du cinéma. Il y explique alors que le maniérisme au cinéma, comme dans l’histoire de la peinture renaissante, se fonde sur le désarroi « d’être arrivés “trop tard ” », dans un monde de production artistique arrivé à sa perfection. Seul horizon artistique possible désormais : « reprendre le cinéma au point où l’avait laissé son accomplissement classique »4. Le maniérisme hollywoodien se divise alors deux tendances : l’une consiste à reprendre et épuiser formellement des motifs cinématographiques devenus des clichés, ainsi que peut le faire De Palma avec certaines des scènes les plus connues des films d’Alfred Hitchcock, l’autre à réactualiser les canons et les mythes des genres classiques. Sans doute parce qu’elle était plus à l’aise avec le cinéma des « grands maîtres » qu’avec les études américaines sur le système de genres à Hollywood qu’elle qualifie d’ « anecdotique », la théorie française a surtout approfondi, à partir d’un dossier de la revue Au hasard Balthazar5 et du deuxième de Simulacres6, l’approche esthétique et figurale de l’image maniériste7, qui consiste à étudier la façon dont « le maniériste part d’une figure figée et par condensation, déplacement, anamorphose, éclatement etc. la défigure ou re-figure. »8 Il en résulte que, hormis pour de Palma, mais aussi parce que, comme le dit Rauger encore, « Hitchcock était un genre à lui tout seul »9, l’approche idéologique dans le système générique fut peu développée par les réflexions sur le maniérisme hollywoodien. Si les deux approches s’entendent sur le corpus et les effets de mise en scène qui relèvent du maniérisme, elles se séparent radicalement sur la nature de la motivation des créateurs maniéristes. Pour Rauger et Daniel Arasse, le maniérisme n’est pas en premier lieu la manifestation d'un désarroi esthétique mais en fait la solution formelle politique face à un système de production des représentations

3 Serge Daney, Ciné journal, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, 222 p.

4 Alain Bergala, « D’une certaine manière », Le cinéma à l’heure du maniérisme, Cahiers du Cinéma n°370, avril 1985, p. 14.

5 « La rédaction », Au hasard Balthazar, op. cit., p. 5.

6 Jean-François Rauger, op. cit., p. 33.

7 Voir Nicole Brenez. « 3. L'étude visuelle puissances d'une forme cinématographique. Al Razutis, Ken Jacobs, Brian De Palma », , De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, sous la direction de Brenez Nicole. De Boeck Supérieur, 1998, pp. 313-335.

8 Jean-François Rauger, op. cit., p. 33.

9 Ibid. !67 idéologiques autoritaire en crise : « l’histoire le montre : les premières manifestations de maniera chez Raphaël sont liées à une dimension de plus en plus politique de sa peinture, contrairement à l’art classique dont l’idéologie affirme en substance que la plénitude des temps est arrivé, et que l’histoire et l’église romaines sont à la pointe du mouvement de l’histoire. »10 Ce n’est pas la perfection classique qui met en crise le cinéma hollywoodien, mais la clôture absolue des interprétations dissidentes, l’étouffement total des idéologies contraires. Parce que l’industrie hollywoodienne cache ces crises internes et qui fait passer ces refoulements pour un perfectionnement classique, elle pousse à la crise son système de production des représentations. Justement, nous l’avons vu, la marge de manoeuvre de contestation des réalisateurs néoclassiques est considérablement réduite au sein d’un système de production plus rigoureux et d’une idéologie américaine dominante plus traditionnelle qu’inaugurent les années Reagan. Malgré les héritages postmodernes d’une nouvelle liberté de représentation des tabous autrefois censurés et de la crise de la croyance dans l’illusion de la vérité par la transparence de la forme classique, la période néoclassique se traduit donc par un retour en force du système des genres. Prenant acte de l’impossibilité de la rupture au contraire du modernisme, le maniériste selon Rauger « veut avant tout continuer le genre »11. Nous faisons ici l’hypothèse que, plus précisément, le maniériste hollywoodien ne peut pas ne pas continuer le genre. Ce qu’il peut alors, à défaut d’autre chose, mais dans un exercice d’équilibre ambivalent, c’est subvertir ce système en produisant des « faux films classiques »12 dont la surenchère des effets portera en contrebande l’idéologie contraire, la manifestation de la crise moderne de la croyance classique. Mais comment ce cinéma maniériste de la période hollywoodienne peut-il signifier sa subversion idéologique ? Il le fait à l’échelle infra-filmique par l’indice parodique ou par l’épuisement d’un motif. Dans ce cas, la limite du principe maniériste d’un point de vue politique est de concentrer sa portée satirique sur la dimension esthétique ontologique de l’image à destination d'un public élitaire, décorrélé du système de production des représentations. Le risque est de n’être comprise que par la partie la plus pourvue de capital culturel, qui peut reconnaitre la référence de l’image maniérée ou l’ironie d’une convention exhibée. Ce maniérisme figural provoque un plaisir discursif méta-

10 Daniel Arasse, op. cit.

11 Jean-François Rauger, Au hasard Balthazar, op. cit.

12 Ibid., p. 33. !68 cinématographique qui fait l’impasse sur les conséquences idéologiques de la surenchère de l’effet. L’autre solution est l’exacerbation sans indices particuliers de toute la syntaxe générique, au risque de passer pour un film classique caricatural et raté, pour une parodie involontaire. Un détour par l’histoire de l’art peut nous permettre de discerner les spécificités formelles d’un maniérisme par quoi on le distingue du néoclassicisme académique.

b. Le maniérisme dans l’art renaissant

Les concepts utilisés pour catégoriser des périodes ou des principes esthétiques en études cinématographiques sont souvent empruntés à ceux que l’histoire de l’art a développé pour ses propres objets, notamment la peinture, la sculpture et l’architecture. L’usage du concept de maniérisme, en dehors de la définition initiale produite par Giorgio Vasari en 155013 pour qualifier la peinture post-classique de la Renaissance italienne, fut longtemps controversé. Cependant, nous pouvons montrer que son usage dans le champ cinématographique est justifié, au moins pour deux raisons : premièrement en tant que concept de périodisation, car il se réfère bien à un moment politique, à un certain état de rapports de force entre une idéologie dominante et des idéologies refoulées14, secondement en tant que procédé esthétique, là aussi observable dans d’autres domaines que la peinture renaissante, établi sur les figures du renversement et de l’excès. Le maniérisme renaissant est l’expression artistique de la crise de confiance à l’égard des rêves universalistes humanistes, et donc de l’a priori théorique de la représentation classique, à savoir que la belle forme serait universelle et stable. La forme maniériste est autant le symptôme que la solution d'un problème esthétique et politique : prenant acte de l’instabilité géopolitique de l'Italie au début du 16ème siècle, qui éclate avec le sac de Rome en 1527, elle s'oppose à l'idéal obsolète de la Renaissance. En conséquence, ou plutôt en coïncidence artistique, le maniérisme met en lumière cet échec de l'harmonie, la perte désespérée d'un idéal esthétique. La solution esthétique est de littéralement dissoudre l'idéal harmonieux dans la dégénérescence même de ses propres formes. L’anticlassicisme maniériste s’est historiquement

13 Voir Antonio Pinelli, La belle manière: anticlassicisme et maniérisme dans l’art du XVIe siècle, Paris, le Livre de poche, 1996, 316 p.

14 Claude-Gilbert Dubois, Le maniérisme: un formalisme créatif, Paris, Eurédit, 2011, p. 12. « dont la définition doit être plus structurelle que circonstancielle » !69 développé lors d'une première phase d’expérimentation, influencée par la culture « périphérique » et gothique de la Renaissance, puis lors d’une seconde phase de stylisation, d’excès formel, ou pour reprendre les terme de Shearman, de « style stylisé »15. Les deux ont pour principe de mettre en crise « par le goût de la dissonance, du risque et de l’excès »16 la perfection classique et son idéologie sous- jacente. Alors que l’académisme reproduit l’illusion, le formalisme maniériste fait voir les tensions qu’elle refoule. Ainsi, la résurgence du refoulé dans la forme provoque une certaine désacralisation du modèle classique : la figure de l’oxymoron, qui fait se rapprocher dans une même forme deux termes a priori éloignés l’un de l’autre, entraîne plutôt la dégradation de celle relevant de la « belle manière » que l’élévation de l’ensemble; la forme serpentine, sans doute le motif le plus commun à l’art pictural maniériste, illustre le principe de l’oxymoron en ce qu’elle tort le modèle classique pour faire apparaitre ses aspects moins nobles, habituellement cachés. Le maniérisme est donc un style sans inhibition qui manifeste avec une certaine violence son rapport conflictuel, tant d’un point de vue esthétique que politique, aux modèles classiques. Ce n’est dès lors pas la rupture mais plutôt son prolongement dans une forme exacerbée, hyperbolique, qui articule la relation entre le classicisme et le maniérisme. De ce fait, ce dernier est lui même toujours à la frontière de sa propre caricature, toujours à la limite de s’afficher comme disgracieux. C’est dans la réaction que l’hyperbole provoque que l’on peut mesurer la force de négativité idéologique du maniérisme. Déjà les commentateurs contemporains de la Renaissance accusaient les artistes « maniérés » de frivolité, d’intérêt de mauvais goût pour le décoratif, la parure, l’artifice. En affirmant avec un peu trop d’évidence leur obsession des formes classiques qu’ils appliquaient à des objets vulgaires, les peintres maniéristes se sont vu reprocher la désacralisation de la noble forme, tout comme Verhoeven était accusé de « pédanterie » en utilisant « la vénérable grammaire du cinéma classique »17 pour représenter un réel contemporain peu conforme aux idéaux classiques. Vulgarité, désacralisation, pédanterie, caricature, préciosité : il y a un remarquable écho entre les critiques italiennes de la Renaissance et celles de Showgirls. La démarche de Showgirls d’appliquer l’ « élégance » de la grammaire « classique » à la trivialité des

15 Antonio Pinelli, op. cit., p. 65.

16 Ibid., p. 70.

17 Bill Krohn, « Dans l’oeil de Paul Verhoeven », Les cahiers du cinéma n°593, septembre 2004. !70 spectacles déshabillés de Las Vegas est donc similaire à celle du maniérisme pictural, et provoque les effets réceptifs que les historiens de l'art ont théorisé.

c. La subversion grotesque

L’art maniériste ne contient pas la rupture dans ses principes esthétiques, mais la provoque dans sa réception. En effet, la réunion des contraires de ce paradoxal néoclassicisme anticlassique qui met en oeuvre la « netteté des lignes et des contours » en même temps que « la distorsion des formes » détermine un « effet d’étonnement » : « Il s’agit de provoquer la surprise soit par le défi soit par de véritables agressions érotiques ou sadiques. »18 S’il faut prendre en compte l'approche pragmatique pour établir avec rigueur les principes d’une période artistique, alors l’une des caractéristiques du maniérisme est sa capacité, son but dans une perspective idéologique, de « stimuler le spectateur pour l’arracher à l’indifférence »19. Il nous semble que les partis pris esthétiques qui déterminent la réception maniériste de Showgirls peuvent être synthétisées dans la notion de grotesque moderne, telle que la définit Rémi Astruc à partir d’une note de Baudelaire20. Le grotesque moderne, se signalant « par son aspect excessif et sa dimension spectaculaire » provoque le « vertige » chez le spectateur qui peut dès lors lui reprocher son « mauvais goût ». Le grotesque est vertigineux car il relève d’une ambiguïté qui prend « à rebours les habitudes (de lecture, de comportement, d’interprétation), les attentes (intellectuelles, sociales, morales) » et fait douter le spectateur sur son interprétation, « oscillant le plus souvent entre le comique et l’inquiétant.»21 Grotesque, Showgirls provoque le vertige du spectateur par l’application inattendue d’une mise en scène excessivement soignée sur un sujet excessivement vulgaire. Ce faisant, « Il bouscule les normes sociales en remettant en cause les hiérarchies » et trouble les normes en remettant en cause, en particulier, la séparation des genres. En effet, le grotesque tant au point de vue esthétique (le beau et le laid) qu’au point de vue éthique (le haut et le bas, l’acceptable/

18 Claude Gilbert-Dubois, op. cit., pp 57-58.

19 Ibid.

20 Rémi Astruc, Vertiges grotesques: esthétiques du « choc » comique (roman-théâtre-cinéma), Paris, H. Champion, 2012, 211p.

21 Ibid., p. 9. !71 l’inacceptable) constitue un scandale car il mêle, inverse et finalement détruit les hiérarchies.22

La mise en scène grotesque et maniériste de Showgirls repose donc sur un renversement, provoquant une désacralisation insupportable. Il est à ce titre intéressant d’identifier la façon par laquelle chaque effet générique normalement identifiable par le spectateur de Showgirls se voit traduit dans la critique par son revers désacralisant, de mauvais goût. Pour les théoriciens français au moins, la démarche du maniérisme hollywoodien est bien celle d’un enlaidissement volontaire, dont le but est de rappeler la beauté passée de la perfection classique23. D’après nous, elle organise plutôt un exercice critique visant à démontrer que la « beauté » classique est une construction idéologique non universelle : la « beauté » est simplement la reconnaissance d’une forme en adéquation avec une idéologie dominante que le spectateur accepte sans en avoir conscience. En réponse, est appelée laide, vulgaire ou kitsch la forme belle dénuée de l’idéologie qui la justifie normalement. Showgirls fait partie de ces films maniéristes qui désacralisent par un registre héroï-comique non pas le sujet, mais la manière, c’est-à-dire la syntaxe, de la représentation. Prenons par exemple les éléments sémantiques du mélodrame dans Showgirls. L’expression extrême des sentiments caractéristique de ce genre classique peut se retrouver dans la configuration presque tragique du triangle amoureux, dans la succession des tensions érotiques, des trahisons et des déceptions au sein d’une lutte acharnée pour le pouvoir. Cependant, la « noblesse » de la configuration dramatique est incohérente avec la trivialité des enjeux24. Également, tous les effets relevant du thriller érotique qui consistent à repousser les limites de la bienséance en terme de représentation de la sexualité sont perturbés par ce que le spectateur associe d’emblée à une forme d’obscénité, l’authentique sexualité se confondant avec son revers « pornographique » c’est-à-dire trivial, intéressé, gratuit, incarné par le thème de la marchandisation sexuelle dans le monde du spectacle de Las Vegas. Enfin, même l’effet physique de la comédie musicale lors des représentations dansées est dégradée par leur artificialité manifeste

22 Ibid., p. 59.

23 Stéphande Delorme, « D’une esthétique maniériste, Au hasard Balthazar, op. cit., p. 8 : « Il faudra accepter le pacte maniériste : la beauté a été atteinte, il ne nous reste que la destruction de cette beauté. L’enlaidissement systématique de l’image est désormais la seule condition du surgissement de la beauté. Qu’y a t-il de plus laid que Body Double ? »

24 « Que penser de cette obsession qui consiste à vouloir devenir la tête d’affiche d’une chorégraphie déshabillée pour grands hôtels et casinos ? » s’interroge Jean-François Rauger, Le Monde, « Le retour en grâce de Showgirls », 18 septembre 2016. !72 : la première rencontre de Nomi avec le spectacle du Stardust dans lequel se jouera la suite de son histoire correspond au topos de la révélation dans le genre de la comédie musicale, proche d’une forme de stupeur artistique que devrait ressentir également le spectateur. À la suite de deux plan-séquences virevoltants dans les coulisses du Stardust, lors desquels la caméra ne cesse d’être en mouvement, suivant les personnages qui rentrent et sortent du champ avec éclat au milieu de la frénésie qui précède l’entrée en scène, où la mise en scène nous fait ressentir avec une précision paradoxale l’effervescence de la situation, Nomi ouvre une porte et se retrouve dans le public. La caméra panote de son visage à l’objet de son regard : la scène. À grande vitesse, la mise en scène classique nous plonge dans l’extase de cette rencontre artistique par le regard de Nomi. Alors qu’habituellement, par son travail sur la transparence et la lisibilité, elle tend à sacraliser la séquence dansée de la comédie musicale comme morceau de bravoure, le numéro de Showgirls est immédiatement décevant : la musique extatique fait place à une partition certes tonitruante, mais des plus communes, les décors en carton-pâte explosent dans des éclats de fumées, les corps athlétiques courent à travers la scène dans des mouvements peu virtuoses. Le rythme rapide du montage participe à la grammaire de l’extase, mais elle n’est plus soutenue par le sujet bas de la mise en scène. Seule l’apparition de Cristal Connors, émergeant en contre-plongée et en gros plan dans un jeu travaillé de lumière et de fumée permet un moment de masquer la vulgarité du numéro. Ainsi le principe grotesque maniériste produit-il l’impression d’un renversement des valeurs. L’application de la belle forme dans un sujet vulgaire provoque la condamnation généralisée de cet enlaidissement apparement gratuit.

Un dévoilement proprement maniériste

De façon plus prononcée encore que dans la peinture maniériste, le maniérisme hollywoodien, sans doute parce qu’il est un art populaire qui se renouvelle lors du néoclassicisme dans des sujets populaires, exprime son refus politique de la canonisation des représentations dans le système des genres. Mais il faut insister sur ce point : le caractère subversif de la désacralisation ne s’explique pas uniquement par le choix d’un sujet vulgaire; il naît de la rencontre grotesque de ce sujet avec une mise en scène qui respecte, et même exagère, la syntaxe générique classique. C’est précisément l’exagération de la syntaxe qui met au jour sa fonction de réunion entre l’effet et l’idéologie sous-jacente, et rompt ainsi la symbiose qui fondait !73 la communauté interprétative avec le genre de référence. Le maniérisme pensé comme exploration esthétique de la figure peut être appelé, avec Claude-Gilbert Dubois, « exhibitionniste ». Sa « revendication » est la « créativité absolue » : « ne rien devoir et le faire voir. […] La recherche de l’effet — succession de tensions et de détentes brusques, explosions dans le sublime, et usage de l’hyperbole —, qui rejoint la manie exhibitionniste, entre dans ce cadre de discours. »25 Pour Robert Klein, ce geste d’exhibition typiquement maniériste est synthétisé par le concept de l’ « affectation », qui vise à « détourner l’attention des buts naturels d’un acte et à l’orienter sur la manière, devenue quasi objet et source d’effets », qui « entraine toujours un certain artifice : l’obscurcissement du but naturel »26. Le but naturel détourné par la surexposition de la manière, de la syntaxe arbitraire, est la reconnaissance idéologique générique. Nous soutiendrons donc que l’exhibition prise dans l’étude des genres et dans la crise idéologique est bien la recherche de l’effet, mais que l’autonomisation de l’effet n’est pas son propre but : elle exhibe la syntaxe et avec elle, l’idéologie. Le réalisme hyperbolique de Verhoeven n’a pas que pour fonction de se distinguer du réalisme dramatique, réaliste uniquement par la convention qui assure la suspension volontaire de l’incrédulité; il manifeste par son association à la syntaxe classique la nature arbitraire de cette dernière. Le réalisme est véritablement hyperbolique parce qu’il prend place dans un cadre générique conventionnel, c’est-à-dire qu’il est hyperbolique parce qu’il nous apparait comme tel, comme une norme exagérée : en soi, le récit est classique et réaliste, mais c’est l'association de la démesure vulgaire du réel qui vient révéler le caractère arbitraire et inadapté du cadre fictionnel générique.

25 Claude-Gilbert Dubois, op. cit., p. 69.

26 Robert Klein et André Chastel, La forme et l’intelligible: écrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, Gallimard, 1970, p. 392. !74 2. De l’indistinction idéologique à l’indignation morale

a. Le rôle politique de l’autonomisation de l’effet

Par quels procédés le cinéma maniériste autonomise-t-il l’effet ? Dans le cas de Showgirls, il s’agit de reprendre un élément identifié comme classique, et d’en « hyperboliser le rôle et la fonction. Ce conformisme hyperbolique aboutit parfois à une véritable déformation des effets, et partant à une perversion de la finalité. »27 La finalité est la reconnaissance de l’idéologie du genre. C’est le lien entre l’effet et la morale, entre la variation générique et la pérennité du discours final, que l’on appelle syntaxe et qui masque l’idéologie. Showgirls met en oeuvre une reprise et une exacerbation des conventions effectives et narratives dans un sujet vulgaire. Le principe d’hyperbolisation que l’on a vu précédemment produit cette affectation, cette autonomisation en deux temps : tout d’abord, l’élément sémantique nous apparait comme archétype dans son caractère artificiel, répété, arbitraire, parce qu’il est outré, exagéré, excessif par rapport à son modèle normé. Ensuite, l’élément hypertrophié n’est jamais soutenu par une explication narrative claire, sa fonction discursive s’en trouve non pas niée, mais décalée, subvertie. L’indétermination morale est construite par la mise en scène de la surenchère maniériste et populaire du néoclassicisme hollywoodien. Partons par exemple de l’effet érotique. Dans le thriller érotique, il y a apparement une transparence de l’effet érotique : l’émergence de l’érotisme dans la fiction vient naturellement provoquer l’effet physique chez le spectateur, émoustillé qu’il est par les manifestations d’un érotisme transgressif. La question de l’érection, de la manifestation d’un désir sexuel authentique détermine la possibilité de l’effet chez le spectateur. À ce titre, le traitement des tétons de Nomi dans la fiction illustre l’affectation maniériste qui autonomise l’effet. Pour le spectateur comme pour les personnages, il y a un enjeu narratif et effectif à savoir si Nomi est sincère dans son usage de la sexualité. Cristal en particulier tente de démontrer tout au long du film qu’elles sont des « putes », c’est-à-dire des femmes qui jouent de leur sexualité et de leur sexualisation pour tirer des bénéfices matériels. Cristal estime que sa danse est de la prostitution, alors que Nomi maintient au contraire que la sienne, même dans le cadre d’un club de strip tease, reste de la danse. Cependant, Nomi apparaît aussi comme l’archétype de la jeune ambitieuse « gold digger » dont l’objectif est d’obtenir

27 Claude-Gilbert Dubois, op. cit., p. 80. !75 non pas le plus d’argent, mais le plus de gloire. Tout le travail interprétatif du spectateur sera alors d’identifier dans la fiction les indices qui détermineront avec certitude son archétype moral. Il s’agit de savoir si elle est vraiment animée par un amour de l’art, ou par la quête de la gloire. La question de l’effet érotique sur son personnage devrait permettre de déterminer son identification morale. L’érection de ses tétons est l’indice de l’authenticité du désir sexuel du personnage, donc de son assignation à un archétype moralement valorisé28. Lorsque Tony Moss, le producteur du spectacle, organise la première audition de Nomi, il présente le spectacle comme un thriller érotique : les danseuses doivent faire croire que la sexualité mimée est une sexualité authentique, donc leurs tétons doivent pointer. Le spectacle, le thriller, l’effet érotique reposent sur la mystification du spectateur quant à l’authenticité de la représentation de la sexualité, mystification rendue visible par l’envers du décor, la démonstration des conditions de production de l’effet lors de la scène de l’audition. Tony suggère donc de simuler l’effet érotique, l’érection des tétons, par l’application de glaçons29. Nomi, dans une sur-réaction typique, fait sauter des mains de Moss et voler en l’air les glaçons, avant de quitter en courant la scène. Refusant cette forme de tromperie et de prostitution, par ailleurs assez humiliante, elle apparaît donc comme un personnage moral appartenant à la tendance mélodramatique du fallen woman movie. Mais plus tard, lors d’une séquence de répétition de danse sur la scène et de séduction entre Nomi et Cristal, le motif des tétons ressurgit et annule l’interprétation précédente. En effet, la danse se transforme en une véritable interaction sexuelle, lors de laquelle Cristal dévoile la poitrine et les tétons pointant de sa partenaire. Elle déclare alors : « You see darlin’, you are a whore. »30 Dans une stricte répétition de la scène de l’audition, Nomi brise la tension, l’ambiguïté et sexuelle et morale de son propre personnage en repoussant Cristal, et en quittant de nouveau de la scène en courant par le même chemin. La déclaration de Cristal paraît tout à fait injustifiée au vu de ce qui semble être la démonstration d’une attirance authentique et désintéressée. Cette scène introduit la possibilité d’une mystification du personnage de Nomi à l’insu du spectateur, mais que Cristal révèle, ou même l’idée qu’il n’y a pas de différence morale entre la sexualité feinte et la sexualité

28 On soutiendra le développement suivant notamment en vertu des propres déclarations (contestables) de Verhoeven à propos de la fonction du dévoilement de la poitrine féminine, comme invitation génétiquement motivée à l’interaction sexuelle et à la reproduction. Voir Emmanuel Burdeau, À l’œil nu / Paul Verhoeven : Entretien avec Emmanuel Burdeau, Nantes, Capricci, 2017, p. 20.

29 « I am erect, why aren’t you erect ? »

30 « Tu vois chérie, t’es une pute. » !76 authentique, et met à terre toute l’interprétation morale du spectateur. Si dans un premier temps le motif de l’érection était démontré comme effet, il est véritablement autonomisé lorsqu’il s’émancipe de sa justification morale. Le motif du téton, parce qu’il est pris dans la réflexivité du film de coulisse, fournit le commentaire parfait de l’affectation du cinéma hollywoodien maniériste : il est à la fois montré comme effet, donc outré, sur-signifié, mais décorrélé de la morale qui le justifie. Méta- cinématographique, le motif du téton problématique, ni clair ni moralement justifié dans Showgirls révèle le caractère arbitraire et idéologique de la syntaxe qui lie d’habitude l’effet à la morale. L’effet autonomisé se découvre dans sa fonction de compétence distractive et hypocrite : l’effet et le plaisir générique n’existent pas sans la syntaxe idéologique, sans leur justification dans le récit par un discours moral. Ils permettent de masquer la normalisation et la reproduction d’une idéologie.

b. L’hybridation des idéologies génériques maniérées

Nous avions vu que le désamorçage de l’effet érotique dans la réception spectatorielle de Showgirls était du à une assignation anticipée au thriller érotique. Pour être plus précis, Showgirls n’est pas un thriller érotique, non pas en raison de l’absence d’une morale du retour à l’ordre, mais parce que la sexualité n’est pas représentée sous la syntaxe de la transgression, qui appelait à être corrigée. Il est nécessaire d’utiliser les bons outils génériques pour analyser les effets érotiques de Showgirls. En l’occurence, si la question de l’authenticité du désir sexuel féminin représenté est ambigu dans le cadre du thriller érotique, car il détermine la résolution de l’intrigue, elle ne cesse de se poser dans le cas de notre film, tout au long du film. Cette ambiguïté générale du film, qui tient à l’ambivalence morale répétée des personnages, relève aussi d’un maniérisme générique. Les deux matrices de Showgirls, 42nd Street (Lloyd, 1933) et (Mankiewicz, 1950) incarnent respectivement pour l’une la tendance traditionnelle du fallen woman movie, pour l’autre la tendance critique. Verhoeven produit une synthèse irréconciliée entre ces deux films, entre les deux idéologies qu’elles servent. 42nd Street est considéré comme la matrice narrative et idéologique du genre du backstage musical31. Cette production de la MGM, qui connait un succès critique et commercial très important à

31 Voir James Hoberman, 42nd Street, London, BFI, 1993, 79 p. !77 sa sortie, sera quasiment instantanément le « prototype du cliché »32, à l’origine d’une série d’émules dans les années trente. Le résumé de Christina Viviani permet de mesurer la ressemblance structurelle entre ce film et Showgirls : En 1933, 42nd Street fixait à jamais certaines situations : la provinciale naïve confrontée aux loups de la ville, le metteur en scène à bout de nerfs qui sacrifie sa vie privée au spectacle, la star tempétueuse qui se casse la jambe au dernier moment et permet l’accession de la jeune provinciale au rang de vedette, etc. 33

Soixante ans plus tard, en 1995, et certaines critiques l’ont remarqué34, Showgirls reproduit ces situations dans le Las Vegas contemporain. Réalisé une année avant la mise en application du code de censure Hays, l’intrigue principale de 42nd Street est celle de l’ascension de Peggy Sawyer (Ruby Keeler), jeune danseuse innocente et inexpérimentée puis tête d’affiche grâce à la bonté de ses amis dans un final qui célèbre les merveilles du spectacle. Mais le film ne présente pas uniquement le monde de Broadway sous son meilleur jour. Sa dernière scène représente le réalisateur du spectacle seul dans la rue, alors que toute la gloire revient à la jeune Peggy qui lui doit son succès. Les intrigues parallèles à celle de Peggy ne sont pas plus joyeuses : la star Dorothy Brock (Bebe Daniels) ne tient son statut que grâce à la relation en fait sexuelle qu’elle entretient avec Abner Dillon (Guy Kibbee), son agent qui réussit à lui négocier le contrat du spectacle que nous verrons se monter tout au long du film. Elle finira certes, pour son bonheur, par prendre une retraite anticipée à la suite d’une entorse, et sera « remplacée » auprès d’Abner par « Anytime Annie » (Ginger Rogers), qui acceptera de son plein gré le rôle de la « gold digger ». En somme, l’accès au succès pour les femmes à Broadway prend deux chemins : l’un vertueux et passif, l’autre actif mais vicié35. La construction de la répartition morale double des

32 Ken Bloom, Hollywood musicals: les 100 plus grands films musicaux de tous les temps, Saint-Denis-sur- Sarthon, Gremese, 2012, p. 57.

33 Christina Viviani, « Entre survivre et perdre pied : le casting d’un musical », in. Comédies musicales, la joie de vivre, (dir.) N.T Binh, Paris, Éditions de la Martinière, 2018, p.82.

34 Linda Williams, « Nothing to find », op. cit., p. 28 : « Indeed, Showgirls bizarrely manages to exploit both the plot conventions and clichés of erotic thrillers and 30s musicals. […] From her earliest words (« Im’ gonna dance ») Nomi is set on a path trodden by all the Ruby Keelers of showgirl history, dragged from understudy obscurity to top billing with one twist of her star-rival’s ankle. » « En effet, Showgirls tente étrangement d’utiliser les conventions et clichés à la fois des thriller érotiques et des comédies musicales dans années trente. […] Dès ses premiers mots (« Je viens pour danser »), Nomi suit le chemin tracé par toutes les Ruby Keeler de l’histoire des showgirls, sorties de l’obscurité pour atteindre le haut de l’affiche à la faveur d’un retournement de situation avec l’entorse à la cheville de sa rivale. »

35 Linda Williams, « Showgirls Sex & Acts », Film Quaterly, op. cit., p. 40 : « it takes on this theme as its primary subject without insisting, as every Hollywood film made during the reign of the Production Code had to insist, that the showgirl who deserves to emerge as the star must also be sexually innocent. » « Il traite le thème sans insister, comme c’était le cas dans chaque film hollywoodien produit à l’époque du Code Hays, sur le fait que la showgirl qui mérite de devenir une star doit être sexuellement innocente. » !78 personnages féminins ne l’exempte pas d’ambiguïté, notamment par la présence continue et refoulée de la prostitution. James Hoberman note que cette dualité sera réinterprétée et synthétisée dans des films post-Hays comme Midnight Cowboy (Schlesinger, 1969) ou Forty Deuce (Morrissey, 1982), pour lesquels l’enjeu dramatique est la conservation ou non de sa vertu par le personnage féminin dans un monde corrompu36. Le film de Mankiewicz, All About Eve, est une référence plus évidente car moins lointaine et déclarée comme telle par le réalisateur37. Son récit procède d’un embryon de synthétisation que décrit Viviani : le personnage de Eve Harrington (Anne Baxter) se présente d’abord comme la « provinciale naïve » avant que ne soit progressivement révélée sa manipulation. Eve ment à tout le monde et se sert en effet de sa séduction pour remplacer la star, Margo Channing (Bette Davis). Si l’intrigue parvient à une résolution morale claire, par laquelle la corrompue finit par être dévoilée comme telle par les autres personnages, elle repose tout de même sur une ambiguïté initiale — à quel point manipule-t-elle ? —, et l’impossibilité pour les personnages de distinguer dans son comportement le mensonge de la vérité. Comme dans 42nd Street, c’est par le mariage que l’ancienne star peut déchoir sans trop de violence, et comme dans 42nd Street, le personnage qui ressort réellement victorieux de l’intrigue est le personnage de l’agent. Dans All About Eve, celui-ci se renouvelle en la personne d’Addison DeWitt (George Sanders), un critique de théâtre. Finalement plus manipulateur que la manipulatrice, il parviendra, tout comme Zack dans Showgirls, à faire chanter cette dernière en lui menaçant de révéler son passé peu glorieux qu'il a découvert. C’est donc finalement l’homme qui tire tous les profits, sexuels et monétaires, de la lutte des femmes pour la gloire. Le maniérisme générique de Showgirls consiste en l’exagération de ces éléments narratifs constitutifs de la syntaxe du fallen woman movie devenus des clichés. L’outrance de la mise en scène n'a pas pour but la surenchère du plaisir générique, mais la monstration des archétypes, faisant apparaître par là leur caractère construit et conventionnel. Ainsi que nous l’avons vu, si les conventions génériques peuvent apparaitre comme telles, c’est parce que leurs effets sont décorrélés de la morale. Le geste maniériste de Verhoeven consiste plus précisément à outrer les conventions narratives pour faire apparaitre l’ambivalence ontologique des morales du fallen woman movie, incarnée dans la figure de l’ambitieuse. La

36 James Hoberman, op. cit., p. 39.

37 Voir Paul Verhoeven, Showgirls : Portrait of a film, Newmarket, 1995, 96 p. !79 tendance traditionnelle — la femme pure — est l’idéologie contraire de la tendance critique — la « gold digger » —, et Showgirls fait éclater cette tension présente dans ses modèles génériques en mettant en scène des personnages moralement désaffectés, c’est-à-dire dont les motivations paraissent incertaines et contradictoires. La démarche maniériste synthétise tout le travail d’égalisation des images et d’indécision générique que l’on a vu précédemment : « Everything in Showgirls can be said to consist in multiples, contradictions, and antimonies ; for every claim one can made about the film, there is always another option or possibility »38. Les personnages du film sont des stéréotypes du fallen woman movie, mais en l’absence de catégorisation morale par l’expression claire d’une intention, il est impossible de discerner de quel modèle idéologique ils sont la caricature. Nomi arrive certes au sommet de Goddess, le spectacle du Stardust, présenté avec la chute de Cristal comme l’aboutissement d’un plan bien pensé, mais comme la Peggy de 42nd Street, c’est bien plus grâce à l’entremise de ses relations amicales et amoureuses que du fait de sa propre volonté. À bien y regarder, les deux moments où Nomi passe à l’acte sont l'accident de Cristal, qui l’enfonce dans le mensonge et lui coûte presque son amitié avec Molly, et le rapport sexuel, apparemment authentique qu’elle décide d’avoir avec Zack. La mise en scène de ces topoï des fallen woman movies traditionnels ou transgressifs maintient le doute sur la nature de la motivation, sur l'intention de Nomi. L’ambiguïté de cette intention occupera l’esprit de tous les personnages, et celui du spectateur, dans les séquence suivantes. La scène qui suit immédiatement celle du rapport sexuel dans la piscine représente Zack encore au lit le lendemain matin, proposer à Nomi de passer une audition pour un nouveau rôle dans le spectacle. S’en suit ce dialogue : « Nomi : Would you have told me about it if I hadn’t comme here ? Zack : It wasn’t me idea to come, it was yours. I want to see you again. Nomi : We’ll see how it goes. Zack : What the audition ? »39 Toute possibilité de réponse est impossible par le montage qui fait s’arrêter là cette séquence. Plus tard, Nomi passe l’audition, Zack choisit Nomi, Cristal en colère

38 Akira Mizuta Lippit, Film Quaterly, op. cit. « Tout dans Showgirls existe en de multiples versions, contradictions, antinomies. À chaque assertion que l’on peut faire, il existe toujours une autre option ou possibilité. »

39 « Nomi : Tu me l’aurais proposé si je n’étais pas venu ? Zack : C’est toi qui as proposé de venir ici, pas moi. Je veux te revoir. Nomi : On verra comment ça se goupille. Zack : Quoi, l’audition ? » !80 demande à Nomi40 : « You fuck him for the spot or you fuck him because you wanted to ? I say you did it for the spot ». Question qu’élude Nomi en lui répondant : « Is that what you did Cristal ? » Immédiatement après, toujours dans les coulisses, Zack lui apprend dans un mouvement de travelling arrière qu’elle est sélectionnée; et s’en suit toute une série de rappels moraux qui provoque, pense-t-on, ou la culpabilité ou le désarroi de Nomi. Ainsi, plus tard, Nomi annonce à Cristal qu’elle n’était pas au courant de l’audition avant de coucher avec Zack. Or, la scène de coulisse après l’accident de la danseuse-doublure montre Nomi, toujours dans un travelling à la fois précis mais où l’action déborde de toute part, entendre dans l’entrebâillement de la loge de Cristal les responsables du Stardust avoir une dispute au sujet de son remplacement. Toutes les questions que s’adressent les personnages et que se pose le spectateur ne trouvent aucune réponse absolue : Nomi a couché pour le rôle, et n’a pas couché pour le rôle. Les deux réponses sont valides, coexistent dans l’interprétation du récit.

c. L’incrédulité spectatorielle et la délibération morale

On admet communément que le maniérisme cinématographique suppose un spectateur cultivé qui goûte au plaisir de la reconnaissance élitaire, dans une posture proche de celle de la critique dénoncée par Burch. Cependant, l’exemple de Showgirls en tant que film maniériste hollywoodien, c’est-à-dire générique, montre que les références, lorsqu’elles ne sont pas de l’ordre de l’indice parodique mais de l’archétype, de la répétition d’éléments sémantiques d’un genre, sont assez spontanément perçues par le public. Quand les critiques dénoncent la vulgarité du film, c’est en raison de la désacralisation d’une forme classique dont il n’est pas nécessaire de connaître les prototypes. Il est connu que la figure de la « gold digger » par exemple, élément sémantique du fallen woman film, est associée à une certaine idéologie, et à l’attente d’une certaine résolution morale. En somme, le maniérisme hollywoodien suppose la spontanéité par le spectateur de l’identification des éléments sémantiques et de son attente syntaxique. Nous partageons les conclusions de Fabrice Revault d’Allonnes qui estime que Globalement, les années quatre-vingt sont donc une période néo-classique, mais avec un bouillonnement maniériste (qui va jusqu’à brouiller toutes les cartes). Certes, la recherche d’effets en tout genres parait souvent gratuite, rien ne légitimant plus l’effet, qui se donne pour lui-même : cinéma de

40 « T’as couché pour avoir le rôle ou par envie ? Je dis que c’est pour le rôle »; « C’est ce que t’as fait, toi ? » !81 l’image, fier de l’être, sans retenues, assurément libéré de l’éthique moderne, prenant même volontiers ses aises envers la morale classique (pas d’effets sans cause).41

Nous formulons en plus l’hypothèse que la subversion du maniérisme hollywoodien, à partir de l’autonomie de l’effet, libère aussi le spectateur de la syntaxe idéologique. Cette libération part d’une indétermination idéologique, et provoque une véritable herméneutique morale. En exacerbant et en rendant manifestes les conventions idéologiques du genre par l’autonomisation de l’effet vis-à-vis de son discours moral, Showgirls laisse le spectateur dans une incertitude morale à laquelle il ne s’attend pas. En effet, le film parait à la fois prévisible, car déroulant le canon narratif d’un genre classique, et incompréhensible, car la morale finale est en décalage par rapport à l’indétermination des intentions des personnages vue plus tôt. C’est ainsi que Todd McCarthy déclare dans Variety que « Ending is a joke, totally unbelievable and unmotivated even in this fundamentally preposterous context. »42 La morale finale classique ne peut pas rendre cohérente l’organisation d’éléments sémantiques porteurs d’idéologies différentes : la syntaxe générique est comme désamorcée et ne peut plus traduire en des termes idéologiques l’association effet-discours. Il faut dès lors s’intéresser plus avant sur les différentes modalités d’expression d’une nécessaire herméneutique morale du spectateur de Showgirls. En fonction de prédispositions interprétatives, ce qui est perçu comme une absence de morale ou comme une morale inadaptée provoque chez le spectateur la condamnation morale ou le rire. Verhoeven, Ezsterhas et même Gershon43 ont eu beau multiplier les prises de position en faveur d’une lecture morale traditionnelle du film44, selon laquelle Nomi finit par comprendre la leçon et choisir l’amitié et l’authenticité à la gloire factice en reprenant la route pour Los Angeles, les critiques ont dénoncé ou une immoralité, c’est-à-dire une incohérence de la morale avec le récit, ou une amoralité, c’est-à-dire qu’elles n’ont même pas pris en compte cette happy end dans leur jugement moral, inopérante tant elle est incohérente; dans les deux cas, la contre-attaque morale reprend la forme de l’accusation de mauvais goût. Ainsi Corliss déclare-t-il à propos

41 Fabrice Revault d’Allonnes, La lumière au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1991, p. 82.

42 « La fin est une plaisanterie, parfaitement invraisemblable et illogique, même dans le contexte d’absurdité généralisée du récit »

43 Gina Gershon explique qu’il s’agit du « film parfait pour Bob Dole [sénateur républicain]… Il ne s’agit que de morale et de valeurs… Simplement, elles le sont seins nus. » dans l’émission de la CNN Showbiz Today, 20 septembre 1995, cité dans Kevin Sandler, op. cit., p. 81.

44 Kevin Sandler, op. cit., p. 81. « It’s about moral and values… It just happens to be done topless. » !82 du personnage de Nomi que « She has no soul to sell, no morals to corrupt. Kinda like the film. For 2 hrs. 11 min., Showgirls offers a slumming party inside the moviemakers' libidos. Ladies and gents, no matter how curious or horny you think you are, you don't want to be there. »45 En autonomisant l’effet, Showgirls rend compte de son caractère distractif, c’est-à-dire de son association essentielle avec l’idéologie. L’illusion par laquelle l’effet peut se consommer gratuitement, par laquelle l’effet pourrait être autonome, tombe. Dans le cadre d’un film de genre néoclassique, on ne peut pas jouir d’un effet dont on réaliserait qu’il lui manque un discours moral. Il n’y a pas de plaisir générique sans syntaxe idéologique pour le justifier. De plus, l’effet classique apparait ici d’autant plus excessif, et dès lors inopérant, qu’il n’est pas équilibré par une explication morale sur les intentions des personnages, ni par un indice parodique évident. Le critique Anthony Lane, en témoignant sa stupéfaction devant la vulgarité et l’artificialité des personnages, écrit cette phrase : « En regardant attentivement sa bouche, je me suis rendu compte avec stupéfaction que même son rouge à lèvres portait du rouge à lèvres. »46 Cet exemple nous parait très signifiant et mérite une courte analyse. Nombreuses sont les critiques qui ont dénoncé cette particularité physique du personnage de Nomi, caractéristique selon elles d’un mauvais goût flagrant. La boursouflure de la bouche de Nomi du fait de l’exagération de son maquillage des lèvres, et par moment particulièrement saillant, est typique du style « over the top » qui vise à montrer la manière, à détourner l’artifice de son but naturel, qui est la dissimulation de son caractère distractif sous la syntaxe idéologique. Lane croit avoir découvert un artifice mal caché, dissimulé, involontairement vulgaire. Appliqué au personnage de Nomi ou à l’actrice qui l’incarne, le sur-rouge à lèvre devient l’élément à charge de leur mauvais goût. Mais il oublie par là une scène de la fin du film montrant Nomi faire le geste devant son miroir, manifester la manière et l’artifice qu’elle commente d’un éloquent « Showtime ! ». Nomi se prépare à un exercice de séduction cette fois montré sans ambiguïté comme une manipulation, et le rouge à lèvre qu’elle applique sur ses lèvres déjà maquillées est un geste pris dans une démarche de déguisement, de dissimulation. L’intention morale qui guide cet effet vulgaire est ici claire, mais

45 Richard Corliss, op. cit.« [Nomi] n’a ni d’âme à vendre, ni de valeurs à corrompre. Un peut comme le film. Pendant deux heures et onze minutes, Showgirls offre un maigre festival des libidos de ses réalisateurs. Mesdames et messieurs, peu importe à quel point vous pensez être curieux ou excité, vous ne voulez pas en être. »

46 Anthony Lane, 2002, cité dans Paul Verhoeven, Douglas Keesey, op. cit., p. 141. !83 difficilement recevable, et comme dans le cas de Lane, peut faire l’objet d’un déni car elle rend ambigu tout le personnage tel qu’on croyait l’avoir compris depuis le début du film : la monstration de ce geste témoigne d’une intention de la vulgarité, et remet en cause l’intégralité de l’interprétation morale du récit. L’effet rendu visible pousse le spectateur à choisir une interprétation morale dont il sait qu’elle est en partie injustifiée. Showgirls ne peut donc ni être une parodie involontaire, ni volontaire, car il ne manifeste pas une idéologie ironique, mais expose toutes les idéologies contraires avec la même syntaxe. On ne peut pas rire avec bonne conscience de ce récit qui a l’air de mettre en scène une morale classique, sans que l’on puisse mettre le doigt dessus. La difficulté de prendre au sérieux le film et l’impossibilité d’en rire gratuitement appelle à une délibération morale : Of course, we’re supposed to be on Nomi’s side, and to resent the way she’s mistreated. But the movie is asking us to get off on it, too. Besides, it’s hard to take the heroine of a film like this one very seriously when she keeps making the ”empowering” declaration that she’s a dancer, not a . Is she kidding herself? Or is it the movie that’s kidding itself? It must be the latter. Showgirls is a stripper that thinks it’s a dancer.47

L’effet pour l’effet produit un manque qui est appelé à être comblé par le travail de la critique. Ainsi, l’attitude de réception néoclassique et maniériste hollywoodienne de Showgirls a consisté dans un premier temps à dénoncer l’absence ou l’incohérence de la morale finale, bref, à prendre position. C’est seulement dans un second temps, que nous n’étudierons pas, que l’attitude décomplexée et camp pourra consister à prendre le plaisir de l’effet comme tel.

47 Owen Gleiberman, « Showgirls », , 6 octobre 1995. « Bien sur, nous sommes sensés prendre parti pour Nomi, et être emphatique face à la maltraitance qu’elle subit. Mais le film nous demande en même temps de ne pas le faire. En plus, il est difficile de prendre au sérieux cette héroïne qui ne cesse de proclamer son “empowerement” par la danse plutôt que par le strip tease. Mais est-elle bien sérieuse ? Ou est-ce le film qui se moque d’elle ? Sans doute la deuxième solution. Showgirls fait du strip tease en croyant faire de la danse. » !84 3. Éprouver l’hypothèse d’une intention politique

a. Subversion des mythologies du backstage musical

Nous avons commencé à le dire, et il faut pour finir l’analyser plus finement : le genre adapté à la réception de Showgirls, qui n’a apparement pas été le plus reconnu par les spectateurs, mais dont se réclame le duo Ezsterhas-Verhoeven est la comédie musicale, et plus précisément le backstage musical des années 193048. C’est donc peut-être à partir de ce genre de référence que l’on peut mesurer l’écart pris avec la syntaxe originelle et son idéologie sous-jacente et trouver, au delà de l’indétermination morale laissée toute entière dans les mains du spectateur, les marques d’un discours idéologique contestataire. Le travail de Jane Feuer a montré que le backstage musical était un genre auto-réflexif qui prétendait faire son autocritique démystificatrice pour mieux asséner finalement l’idéologie de l’entertainement, c’est-à-dire la mythologie du divertissement, célébrant l’émancipation, la créativité et la spontanéité pour mieux « masquer les forces matérielles et transformatrices de l’histoire, et le faire de façon à ce que ni les producteurs du divertissement, ni ses consommateurs n’éprouvent la nécessité d’interroger leurs actions à un niveau conscient. »49 Rick Altman prolonge cette théorie en montrant qu’à la mythologie de « la créativité investie entre les mains d’une élite »50 s’ajoute celle du mariage par amour justifiant la domination sexuelle masculine sur les femmes. Il y produit notamment une analyse de Dames (Enright et Berkeley, 1934), dans la continuité directe du 42nd Street dont ce dernier avait mis en scène les numéros musicaux. La part de réflexivité de la comédie musicale, et a fortiori du backstage musical est un « semblant de procédé de distanciation qui n’est qu’un leurre utilisé pour réduire la distance entre le public et l’écran »51. Or, ce que met en scène la syntaxe de ce sous-genre de la comédie-spectacle, c’est précisément la juxtaposition du regard du spectateur et de la caméra qui proclame la femme comme

48 Plusieurs éléments dans le film font référence à des comédies musicales classiques et signalent directement cet héritage : les nombreux « showtime ! » répétés dans la tradition du backstage musical; Al citant Le Chanteur de jazz (Crosland, 1927) annonçant à Nomi « you ain’t see nothing yet », puis détournant le « show me your legs » lors de l’audition du 42nd Street en un « show me your tits », le pas de tap dance de Nomi devant le miroir du magasin Versace, etc.

49 Jane Feuer, « Hollywood Musicals, Mass Art As Folk Art », Jump Cut n°23, octobre 1980, pp. 23-25.

50 Rick Altman, op. cit., p. 228.

51 Ibid, p. 271. !85 objet sexualisé de son regard. La caméra est l’homme, le spectacle est la femme. Cela donne l’illusion à ce premier qu’il n’est pas que consommateur, mais aussi créateur, et valide ainsi la bienséance de sa domination. Showgirls met en crise par la subversion cette idéologie de deux façons que l’on a étudié : par l’héroï-comique grotesque, en traitant noblement un sujet vulgaire qui met à mal la mythologie de l’entertainment par laquelle le spectacle est le résultat harmonieux d’une culture populaire et de créateurs élitistes, et par l’a-moralisation des deux personnages féminins principaux. Nomi, contrairement à Eve qui finit sous l’emprise de l’agent Addison DeWitt, claque les portes du Stradust et de Las Vegas au nez de Zack qui a cru pouvoir la piéger. On a vu que cette morale finale entrait en partie en contradiction avec l’élaboration du personnage comme « gold digger » moralement condamnable que le récit permet, mais cette happy end contrevient aussi à l’idéologie classique du backstage musical. En organisant la co-présence de syntaxes de sous- genres musicaux et de période différents, Verhoeven perturbe l’assignation générique qui découle de l’impossible reconnaissance idéologique. Mais il faut aussi souligner le rôle que joue le personnage de Cristal dans la subversion de la mythologie du mariage d’amour hétérosexuel. Là aussi, la tension érotique entre les deux femmes relève de l’inextricable tension idéologique de la dualité de la fallen woman, ou pure ou corrompue : l’évolution de leur relation est motivée par la question de l’authenticité de leurs sentiments. À cinq reprises le couple Nomi-Cristal se fait et se défait, c’est-à-dire que Nomi et Cristal s’affrontent et rompent leur relation cinq fois dans le film, avant de se réconcilier, cinq fois également. À chaque fois, la nature de l’affrontement et la possibilité de la réconciliation repose sur la tension de l’authenticité de Nomi, Cristal cherchant sans cesse à démontrer à Nomi que, comme elle, elle est une « pute ». Ce qui se joue d’un point de vue idéologique dans la relation qu’entretiennent Nomi et Cristal, c’est bien celle de leur affranchissement en tant que femmes à un système qui les domine. La répétition de Cristal quant au caractère prostitutionnel de Nomi a peu de sens d’un point de vue narratif, car le récit organise la confusion d’une intention morale. En revanche, le ressassement de l’idée de gémellité entre les statuts des deux femmes produit un commentaire discursif idéologiquement dissident du genre du backstage musical : à Las Vegas, il n’y a pas de différences entre danser ou coucher52. On peut alors se ranger derrière la conclusion de Williams qui suggère que

52 Méta-commentaire encore une fois exprimé par James : « Dancin’ ain’t fuckin’. You dance like when you fuck that guy last night. » !86 I submit that it may be this very blurring of the line between dance and sex that finally set off so many of the critics who hated this film. […] there is no pure sexual desire and there is no pure dance anywhere in Showgirls. Perhaps the critics' hatred of the film was due to the absence of any "pure" erotic scene that is not tinged with power or stylized as dance. 53

La subversion du backstage musical est en fait une subversion du système hollywoodien, et une critique sous-jacente de l’idéologie américaine. Le seul commentaire véritablement juste que l’on peut prononcer sur ce film insaisissable moralement qu’est Showgirls, c’est qu’il met en scène un monde masculin où l’argent détermine la valeur des choses. À Las Vegas, il n’y a pas de différence entre la danse ou la prostitution, puisque tous deux n’ont pour but que de satisfaire le désir sexuel de l’homme qui est prêt à payer pour54. Il n’y a qu’un pas, et il est aisé à franchir dans le genre du film réflexif, qui sépare ce monde de celui de la production hollywoodienne elle-même. Capitaliste et sexiste, elle organise le système de consommation d’images sexuelles à destination surtout des hommes, et structure une symbiose par l’illusion idéologique entre les attentes, on pourrait dire la pulsion scopique de ce public, et la représentation organisée en genres55. Ainsi que le résume David Vasse, « ce que le film raconte est la façon dont un corps désiré, fantasmé, même outrageusement négocié, se voit déterminé, non pas par la volonté de réussir, mais par l’opération vénale d’une machine (économique, sexuelle et visuelle) qui formate la réussite en un stéréotype intégré. »56 Showgirls se prête donc au jeu de cette production, mais élabore par l'indétermination morale et l’ambivalence générique, de la manière la plus subversive qui soit, la possibilité d'une critique, non pas de la réalité des intérêts des consommateurs et des producteurs, mais de l’hypocrisie et de la symbiose dans leur illusion partagée. On partagera à ce titre la

53 Linda Williams, Film Quaterly, op. cit., p. 41 : « C’est dans cette ligne floue entre la danse et le sexe que se niche la raison pour laquelle tant de critiques ont détesté le film. […] Il n’y a pas de pur désir sexuel ni de pur danse dans Showgirls. Peut-être que la haine des critiques à son égard est due à l’absence de la moindre “pure” scène érotique qui ne soit empreinte d’un rapport de pouvoir ou stylisé comme une danse. »

54 On découvre ainsi à la fin du film que Zack est loin d’être attiré par Nomi uniquement pour ses qualités esthétiques ou sexuelles, mais aussi parce qu’elle représente une source d’argent. Pour l’un comme pour l’autre des partenaires, on ne peut pas savoir si la relation est tout à fait intéressée : aimer Nomi pour ses potentialités financières ou pour son corps, aimer Zack pour son pouvoir ou pour ses potentialités de carrière, cela revient au fond, strictement au même.

55 Paul Verhoeven porte de ce point de vue un discours très clair sur son film : « J’ai peint la réalité avec le plus de réalisme possible et beaucoup de détachement. À mon sens, Las Vegas symbolise parfaitement cette Amérique patriarcale où la femme, quoi qu’elle fasse, est reléguée à la deuxième place. Le pouvoir est, en effet, toujours l’apanage des hommes. On compte ainsi peu de femmes sénateurs ou ministres. Leur quête de réussite et du pouvoir passe alors parfois par le chantage au sexe que les hommes leur font subir. En ce sens, Las Vegas est un bon reflet de la société contemporaine où tout se vend et tout s’achète. » Entretien au Figaro, 10 janvier 1996.

56 David Vasse, « Nomi dans le panneau », Éclipses n°42, op. cit., p. 79. !87 conclusion de l’analyse de Julien Abadie : « Ce que Verhoeven met finalement en scène, c’est l’hypocrisie spectaculaire, sa manière d’avancer masquée. En jouant le jeu de la propagande tout en exhibant ses mécanismes, en affichant sa subversion tout en faisant le spectacle, il inocule en même temps le poison et l’antidote et met, encore une fois, le spectateur en situation de responsabilité. »57

b. Le troisième degré de lecture du pastiche satirique

À la question épineuse de l’identification du genre de Showgirls dans l’analyse de sa réception s’ajoute celle du niveau de lecture. Nous avions vu que la valorisation populaire du premier degré ou élitaire du second degré des effets et du discours d’un film néoclassique reposait sur une dynamique d’interprétation idéologique similaire. Mais la transparence réflexive propre au maniérisme générique peut permettre de supposer un troisième niveau de lecture. Dans la définition des degrés de lectures ironiques des productions d’images animées, Laurent Jullier part du premier degré où « la qualité passe par la propension à faire de l’effet en matière émotionnelle », « une forme si transparente qu’on a l’impression de produire ou de recevoir du contenu pur, des icônes au sens peircien » à un troisième degré qui consiste à « faire comme au premier en montrant qu’on est tout de même en mesure de descendre au second »58. L’inconfort manifesté dans la réception de Showgirls tient au fait que sa lecture ne peut pas ni entièrement relever du premier degré, ni entièrement du second. Au vu de l’analyse de la réception précédemment établie, nous pouvons faire l’hypothèse d’un degré zéro de lecture de Showgirls : un film qui rate à la fois les effets du premier degré, c’est-à-dire un film où du fait de la transparence de la mise en scène à effets qui réveille la vigilance du spectateur et lui permet de le mettre à distance en le critiquant, celui-ci refuse de se laisser affecter; et qui rate également aussi le discours ironique en l’absence d’indices manifestant la distanciation d’un auteur. C’est en particulier ce qu’expriment les critiques françaises, qui dénoncent le vide de la représentation : Sa camera virtuose ne cherche pas à traquer la vérité 24 images par seconde mais adore s’attarder sur l’artifice le plus grossier, le leurre qui cache un vide abyssal. Si son but reste le dévoilement du factice, il lui faut passer, et nous avec, par l’accumulation d’images les plus frelatées possibles. […] Ce

57 Axel Cadieux, Paul Verhoeven, total spectacle: suivi de, Appelez ça comme vous voulez ...: conversation avec Paul Verhoeven, Playlist Society, 2016, p. 141.

58 Laurent Jullier, « L’image à l’épreuve de l’ironie, les degrés d’énonciation et de réception du récit audiovisuel », https://journals.openedition.org/rfsic/3404#bodyftn18 !88 qui est vain, et surtout très bête, c’est de déployer tant d’efforts pour arriver à une conclusion d’un conformisme aussi affligeant. Avec son obstination à construire du vide sur du rien, Verhoeven finit par faire la démonstration du vieux principe pathétique : zéro plus zéro égale toujours zéro. 59

Une oeuvre nulle donc, mais dont la réaction morale et la réhabilitation critique postérieure nous incitent à penser que le niveau de lecture aurait pu, et sans doute du, être tout autre. Il aurait pu en effet être au troisième degré « cartes sur table », un pastiche exagéré, dont l’exagération porte en même temps et l’effet du premier degré, et la possible distanciation du second. Le troisième degré de lecture semble particulièrement adapté aux films où l’on peut distinguer une démarche maniériste. Celle-ci consiste en un pastiche, tel que Cécile Sorin le définit en reprenant les termes de Genette, c’est-à-dire en la reprise des conventions d’un corpus, ici d’un genre, à vocation satirique dans le cas de Showgirls, qui « assure le renouvellement créatif et la pluralité des gouts en s’attaquant à ce qui est source d’influence dominante, à ce qui est au coeur du consensus. »60 Le pastiche satirique ne suppose donc pas l’ironie antiphrasique mais la cohabitation, l’hésitation permanente du premier degré de la reconnaissance du plaisir générique et du second degré de la distanciation, et produit ainsi une critique des conventions syntaxiques de représentation. On reconnait la charge satirique dans Showgirls aux motifs du renversement, qui consistent à représenter noblement des choses apparement vulgaires. Elle s’incarne donc dans le registre de l’héroï-comique, du grotesque, du carnavalesque. Rémi Astruc illustre bien toute l’ambivalence de ce grotesque, qui peut aussi être conçu et perçu comme « une restauration de l’ordre sur des bases plus solides » dans ce qui ne serait qu’un « simulacre de retournement des pouvoirs »61. Cette ambivalence fonde le caractère subversif du grotesque et est à l’oeuvre dans la transparence de Showgirls : « subversion de l’ordre politique en même temps et tout autant que l’ordre de la représentation »62. Showgirls subvertit l’ordre de la représentation hollywoodienne en contestant la hiérarchie qui proclame la supériorité artistique du spectacle sur la consommation par le regard des corps féminins, et subvertit par là l’ordre politique idéologique américain qui tente de masquer la réalité des conditions de production et de réception de ces spectacles. La

59 Frédéric Bonnard , « Faux cul », Les Inrockuptibles, 10 janvier 1996, pp. 34-35.

60 Cécile Sorin, op. cit., p. 71.

61 Rémi Astruc, op. cit., p. 180.

62 Ibid., p. 186 !89 subversion ne tient donc pas tant au renversement des valeurs en soi, comme celui apparemment à l’oeuvre dans les comédies musicales réflexives étudiées par Feuer, qui prétendent montrer la supériorité des valeurs populaires pour mieux asséner la mythologie de l’entertainment, mais à la remise en question de toute production de hiérarchie de valeur procédant d’une morale et d'une idéologie. Showgirls montre finalement la réalité masquée par l’idéologie, celle d’un monde du spectacle en fait uniquement guidé par la recherche du profit, feignant la sincérité artistique ou morale.

c. La transparence comme subversion ultime

Le maniérisme hollywoodien permet de porter à un degré extrême la subversion de l’ordre idéologique porté par le système de représentation hollywoodien. En signifiant finalement qu’il n’y a pas de valeur intrinsèque aux représentations que celles qu’on lui accorde parce qu’elles vont dans le sens de notre idéologie, Verhoeven s’est attiré l’hostilité des critiques professionnelles dont la fonction est précisément d’établir un classement selon des valeurs arbitraires pensées comme supérieures des types de représentation. Plus tard réhabilité comme ironique, le réalisateur en 1995 est surtout accusé de cynisme63. Le cynisme, à la différence du provocateur ironique, intègre si bien le discours idéologique qu’il devient indistinctement puis indifféremment son messager en même temps que son contestataire64. La transparence, c’est-à-dire l’indiscernabilité du discours critique à l’oeuvre dans Showgirls, tend à faire passer Verhoeven pour un réalisateur indifférent à ce qu’il semble dénoncer, profitant de la structure de production pour laisser entendre sans convictions, que rien n’a de valeur. S’il ne prétend pas adhérer à l’idéologie qui organise le système de représentation, il en bénéfice tout de même. Cette attitude cynique est bien souvent la menace de la posture maniériste et grotesque, qui manifeste les limites et l’illusion idéologiques des représentations,

63 John Leland, Newsweek, op. cit. : « And finally, the "Showgirls" audience will be taken for a ride by what feels like a cynical, manipulative movie. » ; « Finalement le public de Showgirls sera embarqué dans ce qui ressemble à un film cynique et manipulateur. »

64 La critique postérieure de Vasse montre comment l’accusation de cynisme est ambivalente, puisqu’elle peut être autant dénoncée que valorisée : « Sans le savoir, Nomi est déjà une image figée, un visuel auquel elle aura pourtant à coeur de ne pas céder complètement. Et c’est toute la force de Verhoeven que de filmer littéralement cette puissance d’assimilation automatique, en se dispensant de la fameuses distance critique, auxiliaire trop convenu de la dénonciation. Chez lui, il n’y a même plus de distance du tout. Il lui suffit de prendre l’image pour ce qu’elle est, un réservoir de formes sans fond, triviales et jetables, et de l’animer frontalement, sans discours sur elle ni métaphore surplombante. », op. cit., p. 79. !90 mais sans pouvoir proposer quoi que ce soit d’autre, ou ainsi que l’exprime Astruc, qui consiste à « poursuivre la dénonciation des aberrations de la vie humaine chère aux moralistes, mais sans pouvoir se prévaloir désormais d’une quelconque transcendance : le témoignage fonctionne alors à vide, on continue de rendre des comptes, mais on ne peut plus dire pourquoi ni à qui. »65 Dubois conclue même son étude des artistes maniéristes par l’affirmation qu’ils sont les « singes du pouvoir », cyniques et stériles politiquement : Incapables de proposer une alternative ou un changement, ils ne peuvent que reproduire hyperboliquement — singer — les valeurs qui existent de fait. Mais ils ne peuvent s’en dégager. Ils sont dedans. Et s’ils prétendent être dehors, on ne peut leur assigner nulle place ailleurs. C’est par excellence le complexe maniériste. Les singes et les bouffons ont cependant quelque chose à dire : c’est que toute valeur est relative, que les civilisations, les styles et les valeurs qu’elles colportent, sont toutes mortelles. Utile rappel à l’ordre pour tous ceux qui prennent trop au sérieux le sérieux, et veulent ériger en culte de l’absolu ce qui ne mérite qu’une attention éphémère. 66

La force de négativité politique d’une oeuvre maniériste dépend donc, finalement, de l’herméneutique morale qu’elle provoque, forçant le spectateur à prendre position et s’interroger sur sa propre réception des productions de représentation. Dans la subversion poussée à son paroxysme, le discours distant devient imperceptible car il se fond dans la forme qu’il devrait dénoncer; on rend donc, non plus au film, mais entièrement au public, la fonction d’interprétation et de critique de la représentation. Cependant, l’analyse de la réception de Showgirls et de son esthétique maniériste serait incomplète si l’on faisait l’impasse sur les discours portés par les personnages, dans le film en soi. Dans le cadre de la démarche singulière de Verhoeven et de la réflexivité du film, il faut s’intéresser d'un peu plus près aux commentaires que fournissent les personnages de Molly et de James. Molly se distingue, au contraire de tous les autres, par sa sincérité et son absence d’ambiguïté. Elle joue le rôle de la bonne conscience de Nomi, et permet de justifier le caractère moral du film défendu par Ezsterhas. Puisque Nomi, en revanche, est caractérisée par l’indétermination morale continue, la fonction du personnage de Molly pourrait paraître tout à fait artificielle. Cependant, et alors que l’on a vu que le récit était prévisible aux yeux du public américain, le viol particulièrement violent de Molly à la fin du récit surprend parce qu’il n’est pas justifié par une convention narrative tirée d’un canon classique. Ce n’est pas tant la représentation du viol, plutôt commune

65 Rémi Astruc, op. cit., p.131.

66 Claude-Gilbert Dubois, op. cit., p. 159. !91 dans l’élan de contemporanéisation naturaliste de la période néoclassique hollywoodienne67, que sa gratuité dans l’économie générale du récit qui choque68. Non seulement le viol n’est pas justifié par l’évolution narrative du personnage de Molly, mais en plus il contrevient à la bienséance du backstage musical et à la syntaxe classique à l’oeuvre. Le viol est la touche personnelle de Verhoeven, violence masculine insupportable et inexorable, présente dans chacun de ses films, à l’exception de Starship Troopers (1997). En quittant le registre de la transparence le temps d’une scène, Verhoeven produit un commentaire singulier : le cinéma hollywoodien cache la réalité des violences sexuelles. Ainsi, contrairement à ce que l'on peut lire dans les critiques, le viol de Molly constitue le seul acte non gratuit du film, c’est-à-dire la seule représentation qui porte non plus le troisième degré de l’indifférenciation des valeurs artistiques, mais la charge d’une accusation contre la défaillance du système de production. Le personnage de James tente quant à lui d’échapper à l’ambiguïté et au processus d’aplanissement des images, en supportant tant bien que mal l’idéal d’une danse artistique, distincte des opérations de vente des corps féminins aux regards masculins du Cheetah et du Stardust. Seul personnage « créatif » de ce backstage musical, probablement alter ego d’Ezsterhas ou de Verhoeven, James se présente lui aussi comme un personnage moral, qui pourrait incarner la mythologie de l’entertainment hollywoodien, de la valeur du spectacle populaire. En réalité, il est plutôt le représentant d’un art dissident qui ne connaîtra jamais la gloire du fait de son refus de se plier aux attentes du public. Mais si le public, dans sa symbiose avec l’idéologie dominante, ne peut pas être sauvé par l’art, il reste que le créateur fait office de figure de résistance. L’artiste, James ou Verhoeven, qui voudrait exprimer autre chose que la syntaxe dominante est dominé et réprimé dans le système de production, mais ses tentatives portent peut-être l’espoir que dans d’autres circonstances, l’art comme expression esthétique et gratuite d’une individualité libre, sans jugement de valeur porté sur son mode de représentation, pourrait exister.

67 Voir par exemple le viol de Sera (Elisabeth Shue) dans Leaving Last Vegas, sorti la même année.

68 Todd McCarthy, op. cit. : « For good measure, there’s a brutal ganging rape of Molly, something that feels gratuitously added just so Nomi can take revenge in a scene that has all the trappings of an homage to Basic Instinct ». ; « Histoire de bien faire, il y a le violent viol de Molly, qui parait assez gratuitement ajouté pour que Nomi puisse prendre sa revanche dans une scène qui a tout l’air de n’être qu’un hommage à Basic Instinct. » !92 Conclusion

Le détour par l’histoire de l’art et le concept de maniérisme pour définir la démarche de Verhoeven à l’oeuvre dans Showgirls et comprendre à partir de là les réactions qu’elle a suscité nous paraît judicieux, dès lors qu’on l’utilise dans un sens également politique qui permet de rendre compte des rapports idéologiques en jeu dans la production des films hollywoodiens. Le maniérisme hollywoodien suppose une subversion des syntaxes par les moyens esthétiques de l’hyperbole et du renversement. Par là, il peut être porteur d’un discours contestataire, manifestant le désir d’en finir avec les illusions produites par les systèmes de représentation, mais aussi l’espoir d’une perspective formelle libre, débarrassée des jugements de valeurs arbitraires. Cela s’incarne, et particulièrement lors de la période du néoclassicisme hollywoodien, dans indécision en premier lieu quant à la valeur accordée à la surenchère des effets : hésitant entre la jouissance physique et la distance parodique, le spectateur est en difficulté pour déterminer l’intention d’un auteur. Dans un second temps, la surenchère qui apparaît comme une continuation hyperbolique des dynamiques de variations génériques de la période classique, fait émerger le caractère artificiel, convenu, arbitraire des syntaxes génériques. Exacerbés, les éléments sémantiques sont autonomisés, affranchis de la syntaxe générique qui lui donnait un sens idéologique. Lorsque les traits syntaxiques apparaissent comme conventionnels, alors le discours critique ne porte plus uniquement par la parodie sur le type de représentation, mais par le pastiche d’un genre sur le mode de représentation. Si l’on tient à la comparaison entre les périodes de l’histoire de l’art et de l’histoire du cinéma hollywoodien, on pourrait associer ainsi l’anticlassicisme expérimental, gothique du premier au postmodernisme du second, puis dans le néoclassicisme hollywoodien, la tendance traditionnelle au baroque et à l’académisme, et la tendance critique au formalisme. La démarche maniériste hollywoodienne, parce qu’elle procède nécessairement d’une subversion d’un système qui la domine, suppose une pluralité des interprétations : c’est parce qu’une partie du public valorise « uniquement » la surenchère formelle qu’elle maintient sa stabilité. Dans le cas de Showgirls, la stabilité s’est effondrée, en raison d’une subversion trop radicale. Prenant pour sujet le monde vulgaire du spectacle à Las Vegas, comme métaphore de tout système de production de représentation américain, et en particulier de celui d’Hollywood, le film s’est en fait attaqué frontalement aux incohérences de ses !93 publics, notamment en ce qui concerne l’effet érotique. Certes, Verhoeven tend un miroir au spectateur américain, reflétant sa complicité dans le système de représentation matériellement violent et idéologiquement hypocrite. Mais la transparence reste encadrée par le système générique classique dont il ne peut se défaire. Dans une démarche hyperbolique et subversive, afin de ne pas reproduire le rituel idéologique auquel il n’adhère pas, Verhoeven fait tenir dans le cadre du backstage musical de Showgirls ses idéologies refoulées. Le résultat n’est pas une démystification partielle, mais l’étalage d’un ensemble de mythologies, qui, dés lors qu’elles sont exposées sous nos yeux, ne peuvent plus assurer la fonction de dissimulation de l’idéologie. Mais il n’y a pas de solution à chercher du côté de l’effet, puisque l’indistinction entre les registres vulgaires et nobles et son autonomisation vis-à-vis d’un discours moral clairement intelligible, empêche le plaisir générique normalement assuré par l’idéologie générique. Showgirls empêche la réception classique, et pousse le spectateur néoclassique à s’interroger sur ce qui constitue ordinairement sa symbiose avec le genre hollywoodien. S’attaquant aux structures fondamentales du spectacle hollywoodien et à l’idéologie dominante, le film fut l’objet conjointement d’une incompréhension et d’une hostilité. Effectivement, il semblerait que le spectateur hollywoodien n’avait pas envie de se voir comme le consommateur insouciant d’un système idéologiquement situé de représentations hypocrites. On peut postuler qu’à partir de Showgirls, Verhoeven a radicalisé sa démarche en faisant de l’objet de sa subversion le système politique des représentations. De Starship Troopers à Black Book, la démarche du pastiche maniériste continuera d’explorer les significations refoulées du système générique hollywoodien.

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