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LeMonde Job: WIV1597--0001-0 WAS LIV1597-1 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 08:33 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0475 Lcp: 196 CMYK

LE FEUILLETON SOUS LE SIGNE LA CHRONIQUE BILAN DE PIERRE LEPAPE DE FOLLAIN 0231 de Roger-Pol Droit Une équipe d’érudits « Un an », Jacques Réda des page VII dirigée par de , et Gil Jouanard des Jean-Pierre Rioux et et « Un cheval page III Jean-François Sirinelli dans l’escalier », s’interroge de Pavel Vilikovsky sur l’histoire culturelle page II LIVRES page VI SAMEDI 12 AVRIL 1997 bbbbbbbbbbbbbbbbbbb Frémissements sur le Nil Dynamique comme l’a appris à ses dépens Nasr Abou Zeid. L’affaire Abou Zeid et créative, commence en mai 1992, lorsque ce maître de conférences à l’université la jeune génération du Caire soumet ses travaux à la commission scientifique de son éta- d’écrivains égyptiens blissement pour devenir professeur en chaire. Vivement attaqué par l’un veut sortir des membres de la commission, qui incrimine ses conceptions du texte du carcan idéologique coranique (voir l’entretien page V) et fait de lui un apostat de l’islam, Nasr et islamique Abou Zeid voit dans un premier temps sa promotion refusée sur une jeunes, nous sommes avec la vie ! », base où les critères de doctrine in- revendique pour sa part Samir Gha- terviennent au moins autant que rib Ali, qui vient de publier, à trente l’évaluation scientifique. Suite à di- ans, un premier roman, Al Saqqar verses protestations et à une rééva- (Le Fauconnier), qui a suscité un in- luation de ses travaux, il sera finale- tense débat critique. Les mêmes qui ment nommé professeur en mai avaient lancé l’offensive contre le 1995. Mais, entre-temps, l’affaire a professeur Nasr Abou Zeid, l’ac- changé de registre : un collectif cusant d’apostasie pour ses vues sur d’avocats islamistes, arguant du fait l’interprétation du texte sacré, ont qu’Abou Zeid est considéré par cer- pris la plume pour dénoncer l’« im- tains docteurs de la loi comme un piété » du jeune romancier qui met à apostat, saisit les tribunaux pour plat une « tranche de vie » de quel- exiger... l’annulation de son mariage ques personnages du quartier popu- avec Ebtehal Younès, professeur de laire cairote de Bab el Louq – dans un registre littéraire Gilles Kepel délibérément neutre où la sexualité comme les rapports so- français dans la même université. ciaux ou la relation des individus à la Aucun des deux époux n’avait la religion sont explorés sans aucune moindre intention de divorcer, mais des précautions d’usage et des les lois de statut personnel qui ré- codes habituels à l’autocensure. gissent les musulmans et qui sont Depuis 1979, en effet, il n’existe basées sur la chari’a font interdic-

THOMAS KERN/LOOKAT plus en Egypte de censure préalable tion à une musulmane d’épouser un pour l’écrit. En revanche, tout un ar- non-musulman. S’il est déclaré religieux, qui incriminait son « obs- grand public, et en particulier aux – une sorte d’utopie comme il y a senal juridique permet de pour- apostat, Nasr Abou Zeid doit donc cénité ». « La domination financière jeunes, avaient vu leur spectre se ré- deux décennies lorsqu’il avait surgi ; suivre des auteurs accusés de divers être divorcé d’office. En première des Etats du Golfe sur l’édition arabe duire d’année en année. il incarne aussi désormais l’ordre outrages à la morale ou à la religion. instance, le tribunal déboute les fait que les éditeurs ne peuvent plus Pourtant, dans le domaine de la moral ambigu pesant sur les cam- Si l’Etat, dans ce domaine, a eu une plaignants au motif qu’ils n’ont au- rentabiliser les livres dont les Saou- fiction comme de la poésie, on ob- pus. Ancienne militante des gama’at politique très libérale depuis que cun intérêt à l’affaire. Mais, en ap- diens ne veulent pas !, incrimine Ga- serve aujourd’hui en Egypte les pré- islamiyya (associations islamistes Hosni Moubarak est au pouvoir, pel, puis en cassation, le tribunal mal El Ghitany. Résultat : on n’arrive mices d’un regain de créativité. A la étudiantes), Myral El Tahhaoui, c’est, paradoxalement, l’indépen- renverse le jugement, et considérant ans le bureau d’où il plus à trouver dans le commerce, à un fois chez des auteurs quinquagé- vingt-huit ans, a désormais rompu dance d’un certain nombre de ma- que sa conception du texte cora- dirige Les Nouvelles littéraires (Akh- prix accessible, les œuvres du patri- naires déjà établis, formés à la avec le mouvement et a ôté son gistrats qui se traduit aujourd’hui nique fait de l’accusé un apostat, barD al Adab), le principal hebdoma- moine littéraire arabe qui déplaisent culture de la « gauche arabe » des voile. « Je croyais au projet de société par des entraves à la liberté de créa- prononce le divorce d’autorité en daire culturel arabe, Gamal El Ghi- aux wahhabites. » Ce mouvement ri- années 60 et 70, dont certains islamiste, mais je pense aujourd’hui tion. En effet, Sadate avait favorisé, août 1996. Entre-temps, en juillet tany laisse libre cours à sa joie : la goriste, qui fournit la base idéolo- mènent un combat anti-islamiste que les gama’at aspiraient surtout à dans les années 70, le recrutement 1995, les époux Abou Zeid ont trou- première réimpression, depuis un gique du pouvoir de Ryad, a utilisé, explicite, et aussi dans une toute exercer du pouvoir », nous explique- de jeunes juges proches de la mou- vé refuge aux Pays-Bas, ne pouvant siècle, du texte intégral des Mille et dans le milieu des années 70, nouvelle génération de romanciers t-elle. Après un premier roman très vance islamiste – en lesquels il plus demeurer mariés dans leur pays Une Nuits, dans une collection à bon l’argent de la rente pétrolière pour (et romancières) comme de poètes remarqué intitulé Al Khiba (Le Pa- voyait des alliés dans la lutte qu’il et craignant qu’un groupe extré- marché qu’il anime – et qui se spé- conduire une « wahhabisation des âgés de trente ans au moins, qui ne lanquin), dont l’action se déroule menait alors contre la gauche égyp- miste n’attente à leur vie – comme cialise dans l’édition des trésors du esprits » qui a promu et financé les se préoccupent pas d’engagement parmi les bédouines sédentarisées, tienne issue du nassérisme. Ces cela avait été le cas pour l’essayiste patrimoine arabe –, a été épuisée en textes, mais aussi les feuilletons de mais dont le mode d’écriture elle prépare un récit sur sa vie de juges ont aujourd’hui l’âge de prési- Farag Foda, dénoncé comme athée, une semaine. Les lecteurs arabes télévision, les institutions de re- comme de vie s’inscrit dans une lo- militante, qui porte pour titre provi- der les cours et de peupler les ins- puis assassiné en juin 1992. n’avaient plus accès dans leur cherche, les chaires d’université ou gique « post-islamiste ». Pour un soire L’Aubergine bleue, et qu’elle ré- tances d’appel et de cassation, Lire la suite page V langue à ce chef-d’œuvre traduit les prédicateurs et associations isla- certain nombre d’Egyptiens sortis de dige dans une veine humoristique. dans le monde entier, surtout depuis miques qui partageaient sa vision du l’université en cette fin des an- « Les islamistes, dans leur interpréta- qu’il avait encouru, dans les années monde. En conséquence, les pro- nées 90, le mouvement islamiste ne tion de la religion, en ont fait une 1980, l’anathème de l’establishment duits culturels arabes accessibles au représente plus – ou plus seulement chose qui est contre la vie. Et nous, les Le gay ghetto A travers son engagement littéraire, analyse la construction de l’identité homosexuelle

LA BIBLIOTHÈQUE QUI BRÛLE dit-il, à cet événement fondateur, titution du mot « gay », jeune, nées adoptées jadis par soumission Essais qui a ressemblé un peu à la prise joyeux, roboratif (même s’il reste au jugement de la société hétéro- ÉCORCHÉ VIF de la Bastille en 1789. Sur le coup, approximatif et souvent inadé- sexuelle, sont devenus des machos Nouvelles d’Edmund White. les acteurs ne se rendirent pas quat) au terme obsolète « homo- purs et durs. Finies les nostalgies Plon, 272 p et 239 p., compte qu’ils venaient de vivre un sexuel », qui pue le pathologique de la Grèce et des éphèbes, leur 149 F chacun. moment historique ; ils commen- et le médicamenteux. modèle n’est plus le mince ado- cèrent à rire quand l’idée de « pou- Cependant, les choses ne se sont lescent de dix-huit ans mais voir gay » fut lancée dans leur petit pas passées de la même façon aux l’adulte de trente-cinq, bien bara- ’ai trente-sept ans et je me suis cercle, tant ils se considéraient Etats-Unis et en France ; et c’est le qué et sûr de lui. « L’Antinoüs bou- découvert homosexuel à comme une minorité sans impor- principal intérêt de La Bibliothèque clé s’est effacé devant le sergent ins- douze ans ; je peux donc évo- tance. qui brûle, que de nous rendre sen- tructeur de marines au crâne rasé. » J quer aujourd’hui un quart de La suite, on la connaît : l’aban- sibles ces différences. Ici, la Il faut être, non plus « joli » ou siècle de vie gay. Tout n’y a certes don, avalisé par la société tout en- conquête a consisté dans l’assimi- « mignon », mais « viril », « mec », pas été joie. Jusque vers vingt-cinq tière, des vieilles thèses selon les- lation ; la vie privée du citoyen, hot (« canon »). ans, je me suis senti si coupable quelle qu’elle soit, n’est L’ethnologie du comportement d’être pédé que j’ai dépensé sans plus un objet de curiosi- gay en Amérique forme la partie la compter l’argent de mes parents té ni de scandale pour plus intéressante de ce recueil d’es- chez des psychanalystes hétéros pour quelles l’homosexuel ne pouvait personne, sauf pour quelques pa- sais. J’attendais Edmund White sur me faire soigner. Pendant une bonne être qu’un « malade » (par rapport pistes ou fascistes attardés. Là-bas, le chapitre de la culture parce qu’il partie de cette période, mon humeur à la norme médicale) ou un « pé- au contraire, il semble que les gays est, aux Etats-Unis, un des plus en prédominante n’était pas la dépres- cheur » (modèle religieux), ou un soient restés des combattants. Il y vue parmi les romanciers gays. On sion mais un profond désespoir. » « déviant » (modèle sociologique), a le « Pouvoir gay », comme il y a peut, on doit lui accoler cette épi- Ce texte, écrit en 1977, réveille ou un « criminel » (modèle juri- le « Pouvoir noir », le « Pouvoir fé- thète que tout écrivain français une époque qui semble éloignée de dique) ; l’écroulement du schéma ministe », etc. Aucune librairie en digne de ce nom récuse, non par plusieurs siècles. On mesure, en le freudien relatif aux « étapes » de la France n’a un rayon de romans quelque vestige inavoué de culpa- lisant, quelle révolution s’est pro- sexualité (de l’onanisme à l’ho- gays, « tandis qu’aux Etats-Unis ja- bilité, comme White l’insinue, mais duite dans les mœurs, à partir de moérotisme, de l’homoérotisme à mais un roman gay ne serait exposé parce qu’en France on est d’abord 1968 en France, au mois de juin l’hétérosexualité et à la monoga- au rayon de littérature générale ». écrivain et qu’on soupçonne de 1969 aux Etats-Unis, lorsqu’un mie conjugale, indice d’une vraie Permanence d’un ghetto, donc, un vouloir donner le change sur ses groupe de lesbiennes et de gays ré- « maturité ») ; la reconnaissance ghetto qui n’est plus de honte mais carences littéraires celui qui reven- sista à la police venue faire une de l’homosexualité comme une d’arrogance, et que soulignent les dique l’appartenance à une catégo- descente de routine dans une boîte simple modalité de la nature, aussi nouvelles modes et les nouvelles rie, qui marche sous un drapeau, de Greenwich Village, à New York, « normale » que les autres formes habitudes : cuir, moustache, che- alibi trop commode pour la médio- le désormais légendaire Stonewall. de comportement ; enfin, symbole veux courts. Les gays américains, crité. Edmund White était présent, nous de cette mutation radicale, la subs- ayant rejeté les manières effémi- Lire la suite page IV LeMonde Job: WIV1597--0002-0 WAS LIV1597-2 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 08:34 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0468 Lcp: 196 CMYK

II / LE MONDE / SAMEDI 12 AVRIL 1997 le feuilleton

de Pierre Lepape b UN AN rait s’amuser à multiplier les citations croisées du ro- de Jean Echenoz. mancier français et de l’écrivain slovaque, l’un et Minuit, 112 p., 65 F. b l’autre de la même génération, l’un comme l’autre at- tachés à l’exactitude de la langue comme à la dernière UN CHEVAL DANS L’ESCALIER bouée, bousculée, fragile, menacée. La comparaison (Kon na poschodi, slepec vo Vrabloch) ne s’arrêterait pas là. Mais Echenoz et Vilikovsky de Pavel Vilikovsky. n’ont pas les mêmes motifs de soupçonner le réel. Traduit du slovaque par Peter Brabenec, Pendant vingt-cinq ans, jusqu’à l’avant-dernière heure éd. Maurice Nadeau, 134 p., 90 F. du régime communiste et de sa censure, Vilikovsky n’a pas pu publier ses propres livres, gagnant sa vie à a littérature a peu de chose à voir avec l’in- éditer et à traduire les autres : Joseph Conrad, Virginia formation, mais l’information n’a de cesse de Woolf, Malcolm Lowry ou William Faulkner. Celui-ci vouloir ramener à elle la littérature, de la est le premier à franchir l’obstacle que l’édition inter- faire passer sous ses fourches Caudines. On Excursions nationale dresse devant les « petites » langues : com- vientL de le constater encore avec Jean-Philippe Tous- ment peut-on écrire en slovaque sans être suspect de saint. Celui-ci, on le sait, vient de publier un fort beau régionalisme ? Vilikovsky ajoute encore aux diffi- roman intitulé La Télévision : une fugue pascalienne et cultés : écrivain d’un pays ex-communiste, il ne se drolatique sur le thème, ô combien métaphysique, du soucie pas de dénoncer le régime déchu comme il est divertissement. Sur ce, des journaux bien intention- d’usage et de bonne compagnie. Tout juste le narra- nés courent interroger Toussaint sur son « expé- teur consent-il à rappeler que sa mère est passée du rience » : peut-on, doit-on se priver de télévision ? système de la messe quasi obligatoire au système de Avec quels effets bénéfiques et maléfiques ? Faut-il A travers l’errance d’une SDF, matiques, dans des systèmes symboliques, dans des la messe quasi prohibée, sans y voir de réel change- pratiquer une diète radicale ou y aller avec prudence ? architectures imaginaires ou musicales ou picturales ment : elle était toujours en faute, toujours vague- etc. Toussaint est devenu un expert en télé, comme Jean Echenoz quitte les sentiers ou verbales : des points de repère. Ce combat peut ment coupable. Entre les lignes d’Un cheval dans l’es- Cézanne sans doute fût devenu un expert en pommes aussi prendre la forme d’une course-poursuite : c’est à calier, on lira aisément l’annonce de la chute et en compotiers, ou Flaubert en suicides par arsenic. de la parodie pour tenter de saisir qui va rattraper l’autre, sans qu’on sache qui est le prochaine de la bureaucratie rouge, déjà flapie, usée D’œuvre d’art, son roman a été ravalé en fait de so- chasseur et qui est le chassé, tant nous ne pouvons et flatulente ; mais tout laisse prévoir également que ciété. au plus près les incertitudes aujourd’hui séparer ce qui est du discours que nous sous d’autres couleurs, avec d’autres têtes ou avec les A ce compte, on peut prédire à Jean Echenoz une tenons sur lui. Cette confusion est à la source du mêmes, se poursuivront les mêmes aventures hu- belle carrière médiatique dans le domaine des SDF. Il du réel. Entre langage et réalité, comique d’Echenoz. Quoi de plus drôle que de voir la maines, minuscules et rêveuses. était jusqu’à présent un bien mauvais sujet de journal. mécanique du langage s’efforcer de coller au vivant ; Non seulement sa biographie était désespérément un chassé-croisé, dans lequel ou, au contraire, l’énergie du vivant pénétrer le corset a traduction du Cheval dans l’escalier est re- lisse (il écrit des livres), mais encore ses romans et ses de la langue jusqu’à le faire exploser. Echenoz tire de marquable. Il fallait beaucoup de talent et de nouvelles – le lui a-t-on reproché ! – racontaient des s’inscrit le romancier slovaque ces échanges des effets savoureux, encore que sub- sensibilité pour nous faire pénétrer sans la histoires qui, par quelque bout qu’on les prennent, tilement dosés : ce raffiné ignore la farce. moindre difficulté dans les sinuosités, les abordaient la réalité de manière si oblique et si in- Pavel Vilikovsky pour conduire méandresL et les jeux d’écho de ce monologue inté- congrue qu’elle en devenait inutilisable. Un an, en re- l n’ignore pas l’émotion. Elle était absente de rieur, plaisamment rythmé par les extraits d’un livre vanche, nous ramène dans un univers connu. C’est un son narrateur au centre ses premiers romans, sinon sous la forme in- d’équitation militaire. Comme un bon cheval, le tra- court roman qui se laisse aisément résumer : une directe d’une évocation du jazz. Elle s’exhalait ducteur a réussi à ne faire qu’un avec son cavalier, ce jeune femme, prénommée Victoire (celle de Nous trois de lui-même par bouffées de Nous trois et des Grandes qui demande une singulière discipline et davantage. avait prénom Victoria, et celle des Grandes blondes, blondesI ; dans Un an, elle ne cesse de monter au fur et Grâce à cette complicité, nous avons le sentiment as- Gloire : tout un programme), découvre un matin son à mesure que Victoire s’enfonce, qu’elle perd ses at- sez rare de ne rien perdre de la prose de Vilikovsky, ami Félix mort près d’elle dans son lit. Elle ne se sou- appréhendaient le réel par le biais d’une parodie de la taches avec le monde, avec le paysage, avec le dont la tension résulte de l’enchaînement impertur- vient pas de ce qui est arrivé, mais elle file, dans le fiction. Faux roman d’espionnage, faux livre d’aven- comportement des gens ordinaires et raisonnables. bable et acrobatique de choses insignifiantes : inci- Sud-Ouest, en emportant ses économies. Sa fugue va tures, policiers factices, romans d’amour en trompe Non pas que le romancier l’ait dotée d’une quel- dents, anecdotes, dialogues, digressions, aphorismes, durer un an, d’où le titre. Au début, tout va bien. Elle l’œil, pseudo-science-fiction, simili roman-photo. Ici, conque psychologie à laquelle nous pourrions tant forment un chemin étroit, tortueux et pittoresque loue une villa au Pays basque, se trouve un amant. les masques et les simulations sont devenus inutiles bien que mal identifier la nôtre, mais au contraire dans les ornières duquel l’auteur nous attire, jusqu’à Mais l’amant lui vole ses sous et Victoire va parcourir pour exprimer les incertitudes de notre sentiment du parce qu’elle pourrait être n’importe laquelle de ces une clairière centrale, le chapitre treize de ce roman une à une les étapes de la dégringolade sociale : après réel. Tout est pris en charge par l’écriture elle-même SDF que nous rencontrons, parce que son anonymat qui en compte vingt-cinq où le narrateur en vient en- la villa, les chambres d’hôtel, de plus en plus miteuses, et par l’anecdote qu’elle rapporte. C’était déjà le cas est devenu sa personnalité : « Personne ne semblait fin à ce qui l’obsède : le sentiment de sa propre mort, puis la belle étoile ; le vélo, puis l’autostop et, quand dans cette belle nouvelle qui s’intitulait L’Occupation s’étonner de la misère de cette belle jeune femme alors rendu objectif par le regard qu’il porte sur sa mère en elle est devenue trop sale, trop dépenaillée pour le des sols, mais Echenoz n’avait pas, semble-t-il, persisté que d’ordinaire le pauvre est laid. » train de mourir. « Nous ne pouvons parler que des stop, la marche au hasard, l’association avec d’autres dans cette voie. Peut-être n’est-elle empruntable que Victoire parcourt les Landes à bicyclette, parmi les autres, nous sommes trop compliqués pour nous- clochards, le chapardage, la promiscuité, la perte pro- dans un récit bref, rapidement fermé sur lui-même (1). rangs de conifères : « Et comme Victoire se déplace les mêmes. » gressive de soi et du monde. L’histoire d’une errance Un an, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met rangs se déplacent aussi (...). Chaque arbre tient sa C’est à la fois dense et impalpable, à rire, à pleurer, en forme de descente, une aventure picaresque que en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le place dans une infinité de lignes qui fuient en même à penser, à rêver, puis à recommencer. Un cheval dans l’auteur achève en la ramenant à son point de départ combat perpétuel que se livrent une réalité mysté- temps, forêt soudain mobile actionnée par le péda- l’escalier est aussi inépuisable qu’une pièce de Shakes- selon la figure de la boucle d’Eischer. rieuse et dont le sens fuit sans cesse – le monde, les lage. » Le narrateur d’Un cheval dans l’escalier de Pavel peare, lequel aurait pu écrire s’il était notre contem- Un an, évidemment, n’est pas un roman sur les va- objets, les personnes, les formes, les sons, les paroles, Vilikovsky voyage en autocar : « Une nuée d’arbres a porain : « Puisqu’il peut y avoir des attachés culturels, gabonds, pas davantage que Lac n’en était un sur les l’espace, le temps – et les mots pour la dire le plus traversé le champ en tirant derrière elle trois toits pourquoi n’y aurait-il pas des anges ? » espions. Mais il est vrai qu’Echenoz a changé quelque exactement possible, pour la capturer dans des rouges, le squelette d’un wagon et, à la fin, comme une chose à sa manière. La plupart de ses livres précédents formes grammaticales, dans des abstractions mathé- remorque, un chemin de champ dur et sec. » On pour- (1) Echenoz : L’Occupation des sols, Minuit, 1988.

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b versions originales Comédie de mœurs chez les Molière Le temps des ritals

LA FAMOSA ATTRICE vécut jusqu’en 1728). En revanche, se haïr. La suite du récit est MACARONI la misère et partaient à l’étranger. (La Fameuse Comédienne) Violente charge le comte de Guiche, autre prota- presque entièrement consacrée à Romanzo di santi e delinquenti C’est dans le monde des immigrés Texte anonyme, présenté par goniste, était mort la même année un complot dont Armande fut, de Francesco Guccini italiens en France que se trouvent Cesare Garboli. contre Armande que Molière. Mais le livre connut après la mort de son mari, la vic- et Loriano Macchiavelli. les racines lointaines de la haine à Éd. Adelphi, 320 p., 28 000 lires une nouvelle vie à la fin du siècle time. Pour la faire « tomber », une Mondadori, 296 p., 29 000 lires l’origine de ces drames. Tout en (environ 80 F). Béjart, l’opuscule dernier, alors que des recherches intrigante favorisa les amours d’un (environ 85 F). suivant pas à pas l’enquête, Maca- anonyme exhumé se multipliaient sur la vie de Mo- notable de province avec un sosie roni, grâce à une construction effi- ussi curieux que cela lière et l’histoire du Théâtre Fran- de la comédienne, afin de faire la fin du XIXe siècle, des cace sur deux plans temporels, re- paraisse, on en sait plus par Cesare Garboli çais. On peut s’étonner, avec Ce- éclater le scandale. La trame est dizaines de milliers trace alors le voyage aventureux sur les acteurs qui inter- sare Garboli, que les chercheurs, assez réjouissante et le mélo- d’Italiens ont quitté leur qui, en 1884, a conduit en France prétèrent les pièces de est surtout précieux depuis, se soient désintéressés de drame raconté avec une éton- pays pour venir en un jeune du village. D’abord le dé- AMolière que sur l’auteur même. cet ouvrage qui offre un immense nante verve. FranceA à la recherche d’un travail barquement, la nuit tombée, sur De son vivant déjà, on le soup- pour les éclairages intérêt documentaire sur la vie des Manipulatrice, Armande, deve- et d’une vie meilleure. Avec le les plages de la Méditerranée, le çonnait d’avoir épousé sa propre comédiens et sur certains épisodes nue femme de tête et surtout héri- temps, la communauté italienne travail douze heures par jour dans fille. Mais Armande Béjart, qui de celle de Molière, mais aussi un tière de son mari à la tête de la s’est bien intégrée, mais, à une verrerie, l’obligation de se ca- triompha dans Circé, puis dans qu’il offre sur la vie intérêt littéraire tout court. troupe, dut se débattre pour conti- l’époque, les immigrés de la Pénin- cher dans un pays dont il ne Psyché, n’était pas, de manière Armande Béjart, nous dit-on, nuer son œuvre. Son second ma- sule ont dû faire face à la méfiance, connaît pas la langue, la peur sûre, la fille de la première maî- des comédiens dédaigna Molière peu après leurs riage mit fin à son goût pour les à la peur et à l’agressivité, qui exis- d’être arrêté puisque sans papiers, tresse de Molière, la comédienne e siècle et noces. Sa mère (Madeleine – qui intrigues perverses, mais sa re- taient déjà au siècle passé. Maca- l’hostilité des travailleurs français Madeleine Béjart (George Sand au XVII fut peut-être simplement sa sœur nommée déclina avec l’âge. roni, un roman qui reçoit actuelle- et les abus de ceux – italiens et doutait même que Madeleine eût sur celle du dramaturge aînée – en tous les cas le fut pour Comme le dit joliment Garboli : ment un très bon accueil, évoque français – qui contrôlent les filières été la maîtresse de Molière). Dans l’état-civil), agacée d’avoir été elle- « Quiconque aime le théâtre du cette réalité, en grande partie de l’immigration clandestine. cet imbroglio de relations profes- même négligée par son illustre Grand Siècle peut en entendre dans ignorée des Italiens eux-mêmes... En suivant l’odyssée du jeune sionnelles réelles et de liaisons un amant dont elle fit son amant, lui avait offert sa fille en ces pages non pas les dernières ré- Les auteurs de ce « roman de héros, Guccini et Macchiavelli re- sexuelles plus ou moins imagi- deuxième mari, Guérin. Quelle mariage. La rumeur alors s’ampli- pliques, les derniers battements, saints et délinquants » sont Fran- constituent le périple classique des naires, dont la légende était entre- que soit la vérité, quant à l’auteur fia d’un véritable inceste. Ar- mais leur écho, et le regarder à son cesco Guccini et Loriano Macchia- immigrés italiens à travers les sa- tenue par des esprits malveillants de ce bref roman (car on quitte ra- mande n’aimait pas son mari et crépuscule. » velli : le premier est un chanson- lines, les usines et les mines de et jaloux du génie de l’écrivain et pidement la vraisemblance réa- multiplia les raisons d’être calom- Le livre vaut surtout pour ce nier célèbre qui a aussi montré son charbon, où, en montant toujours de la faveur dont il bénéficia long- liste, malgré de nombreux recou- niée, en menant une vie « ga- qu’il révèle de la psychologie telle talent en littérature ; le second est plus au nord, ils trouvaient du tra- temps, il est assez difficile de faire pements dont témoignent des lante », c’est-à-dire facile. Elle jeta qu’elle était approfondie au un auteur consacré du polar à l’ita- vail. Partout, les « macaronis » la part du vrai. actes de police ou d’autres Mé- son dévolu sur le comte de XVIIe siècle. Avec notamment un lienne. C’est à ce genre que les au- – ou les « ritals » – étaient assez Cesare Garboli, traducteur de moires), on peut concevoir l’en- Guiche, qui préférait les hommes. long monologue de Molière, dé- teurs ont emprunté la structure de mal vus et considérés comme des Molière en italien et surtout extra- thousiasme de Cesare Garboli et Molière, qui découvrit cette pas- couvrant sa propre faiblesse et leur roman, qui plonge dans l’uni- voleurs, des paresseux ou des ma- ordinaire critique littéraire, amou- admirer le sérieux exemplaire du sion, décida, de son côté, de se rappelant humblement : «Si ma vers des laissés-pour-compte de la fieux. Leur vie n’était pas facile et reux de bizarreries de l’histoire lit- travail éditorial : le texte est pro- tourner vers un jeune comédien, science m’a appris qu’on pouvait Péninsule. Le livre s’ouvre en 1938, pouvait même basculer dans la téraire, ne pouvait que se posé en bilingue, avec une traduc- qu’il avait pris sous sa protection fuir le péril, mon expérience ne m’a dans un petit village de montagne tragédie. Comme à l’occasion du passionner pour un texte curieux, tion italienne d’une remarquable depuis son enfance (de même qu’il que trop fait voir qu’il était impos- entre l’Emilie et la Toscane, un lieu massacre d’Aigues-Mortes où, en publié peu de temps après la mort clarté, une préface drôle et rigou- avait élevé sa propre femme, Ar- sible de l’éviter. » Ou encore : isolé et inhospitalier où même les août 1893, pendant deux jours, les de Molière. Cela semble, si on le reuse, une bibliographie habile- mande) : le très jeune Baron, qui « N’admirez-vous pas que tout ce fascistes au pouvoir n’osent ouvriers français chassèrent les résume, un tissu de pures calom- ment commentée et un glossaire devait devenir l’un des acteurs les que j’ai de raison ne serve qu’à me s’aventurer. La vie paisible des ha- Italiens, accusés d’être des briseurs nies, visant à faire de la veuve de des personnages, indispensable, plus célèbres et les plus admirés faire connaître ma faiblesse sans en bitants est tout à coup ébranlée de grève, en faisant neuf morts et Molière, Armande, une débauchée tant les apparitions de certains du XVIIe siècle, en créant le rôle pouvoir triompher ? » Cet autopor- par une série de décès qui ne sont une centaine de blessés. arriviste et cruelle. Mais la finesse personnages se contentent d’être d’Hippolyte de la Phèdre de Ra- trait lucide et accablant pouvait que des meurtres bien déguisés. Sans jamais tomber dans un ma- des portraits psychologiques, si on allusives. En plusieurs endroits, cine. « Il s’alla mettre en tête de mener à penser que La Fameuse Les victimes sont le curé, l’adju- nichéisme facile et simplificateur, les lit attentivement, est telle que surtout lorsque Molière est encore s’attacher au jeune Baron, dans Comédienne était l’œuvre d’un dant des carabiniers, un Français Guccini et Macchiavelli reconsti- l’on finit par croire les rumeurs se- en vie, on approche l’émotion que l’espérance de trouver plus de soli- proche de Molière, qui aurait ivrogne dont personne ne connaît tuent l’univers d’espoir et de dé- lon lesquelles cet opuscule ano- procure la lecture de Mme de La dité dans l’esprit des hommes que connu l’œuvre, aimé l’homme et exactement l’histoire et un jeune tresse, de lutte et d’illégalité, dans nyme aurait été de la main de Ra- Fayette ou telle lettre de la mar- dans celui des femmes. » Mais cette avait été déçu par ses passions, si anarchiste autodidacte. La clé de lequel vivaient les immigrés. Un cine. L’humour un peu grivois fait quise de Sévigné. L’une et l’autre diversion ne réussit guère à Mo- souvent dénoncées dans des ce sanglant mystère se trouve en univers généralement assez peu infléchir l’opinion vers une autre connaissaient l’histoire. lière, car en donnant un premier comédies aussi perspicaces que les fait cachée loin dans le temps et décrit par les écrivains italiens, paternité : celle de La Fontaine. L’ouvrage parut en 1688, quinze rôle à Baron, il resserre les liens de tragédies de Racine. La Champ- dans l’espace. plutôt intéressés par la crise et les Enfin, l’extrême dureté du portrait ans après la mort de Molière. son protégé et de sa femme... qui meslé, la Phèdre du Baron-Hippo- Car ces meurtres ne sont que affres de la bourgeoisie. Cette ca- de la comédienne peut donner rai- Quelques rééditions eurent lieu du deviennent amants, puis, s’exas- lyte aurait, dit-on encore, tenu la l’épilogue d’une histoire commen- pacité à faire revivre avec justesse son à ceux qui attribuent le texte à vivant d’Armande (qui mourut en pérant mutuellement de la rivalité main de Racine pour mieux dé- cée soixante ans plus tôt, lorsque, un monde oublié est sans doute une rivale d’Armande, la Guyot, à 1700) et de Guérin, son second de leurs gloires, finissent par se truire sa rivale Armande. de ce petit village, comme de mil- l’un des points forts de ce roman. laquelle la veuve de Molière vola mari, lourdement incriminé (qui disputer les mêmes admirateurs et René de Ceccatty liers d’autres, les paysans fuyaient Fabio Gambaro LeMonde Job: WIV1597--0003-0 WAS LIV1597-3 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 08:34 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0469 Lcp: 196 CMYK

littératures LE MONDE / SAMEDI 12 AVRIL 1997 / III bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Les indécisions d’un éternel remplaçant Rolin en tous sens Dans un récit qui joue des ambiguïtés entre réalité et fiction, Des Açores à l’Egypte, tour du monde sans escale Alain Sevestre explore avec brio les illusions créées par l’absence en compagnie d’un vagabond lettré

L’AFFECTATION tées, à tiges châtrées, échouées sur pondante anonyme qui semble, pas dit : tiens, un revenant ! ; petit c : MON GALURIN GRIS. entrer comme en fraude dans l’ail- d’Alain Sevestre. des paillasses.... ». Semblables ré- « d’un mot parti de rien », vouloir je t’aime. Je n’ai pas cessé de t’aimer, Petites géographies leurs d’un autre. De même, encore, Gallimard, 302 p, 120 F. jouissances nous seront offertes « déclencher une liaison sans pré- tout recommence, on ne se quittera d’Olivier Rolin. lorsqu’il s’exclame qu’une mère ne quelques pages plus tard, grâce à mices ou tout comme », le héros de plus. » Et le héros se laisse prendre Seuil, « Fiction et Cie », devrait jamais laisser sa fille épou- a vie d’un prof de français une scène d’ambiance de cantine, L’Affectation vit dans la hantise de avec volupté au piège de la littéra- 268 p., 120 F. ser un écrivain. Souhaitons aux remplaçant est faite d’al- avec clin d’œil aux dames du self rentrer dans une logique de roman, ture, à ce que Maurice Blanchot ap- pères de ne jamais devoir affronter lers-retours. Parachuté qui « l’aimaient bien. C’était réci- dans l’infernal engrenage qui pelle « le règne fascinant de l’ab- n oublie, pour en être si un tel dilemme! Mais on lui par- tous les trimestres dans un proque ». condamne ce qui a un début à avoir sence de temps ». Magnifiques souvent privé, à quel donnera tout ce qu’il voudra au nouvelL établissement à la suite des D’autres femmes le traquent, le aussi une fin. Son ami Zwiertchlew- pages d’euphorie empêtrée dans la point on peut trouver nom de cette « intranquillité » per- congés maternité, départs à la re- harcèlent. Mme Gray, mère d’élève ski, qui fréquente les bars, lui a fait timidité, de bonheur intense bridé du plaisir à lire la langue manente qui fait qu’« un écrivain est traite ou dépressions des titulaires, en mal de confidences, qui multiplie côtoyer près du zinc des « gens aux par une infirmité à parler (« Faire française.O Plaisir que l’on partage presque toujours un désaxé, un “agi- il est de passage, éternellement, les rendez-vous, prétextes à échan- parcours quasi identiques, séparés, simple. »). forcément avec celui qui l’écrit. té du bocal” ». avec en outre l’inconvénient d’héri- ger des opinions sur Michel Leiris et quittés ou ayant quitté sur un coup de Déambulation, mutisme, regards Cette complicité rare de la lecture On le suivra de bout en bout de ter en pleine année de classes diffi- Anatole France, ou à confier son tête » : tous se plaignent de l’amour. malicieux, mouvements de bras, de l’un et de l’écriture de l’autre fait ces « Petites géographies » rassem- ciles, sans avoir le temps d’être ap- désir de se remettre au violoncelle. Affecté par une rupture sentimen- émoi balbutié, déclaration sans par- oublier dans un clin d’œil le temps blées ici, que l’on a pour la plupart précié ni de susciter hargne et Pauline, une collègue ébouriffée, tale, il se vautre dans l’indécision, se tition ni emphase, grattement de qu’il fait, le temps qui passe et re- déjà pu lire ailleurs, dans des jour- rancœur. Abonné, sans vocation maquillée à la craie, qui le tutoie dès dérobe aux aventures, cherche des nuque embarrassé, shoot repété passe, ce rien de temps que l’on se naux surtout. Pour le plaisir de la particulière, à ces postes précaires, son arrivée, le guette aux détours alibis pour échapper à la passion, dans un paquet de cigarettes sur complaira à étirer à loisir. littérature, pour échapper à l’in- le narrateur est-il un type infré- des couloirs pour lui raconter ses mortelle par définition. une dizaine de pas (but marqué Olivier Rolin – on le comprend – quiétude qui frappe le voyageur quentable ? Il est en tout cas incré- soirées télé devant Sylvester Stal- Il trimballe avec lui des cartons, entre les montant d’un Abribus), ne veut pas être traité d’« écrivain- lorsqu’il ne sait plus ce qu’il est ve- dule au social. Convaincu que les lone et Colombo. La mystérieuse Ju- vestiges d’histoires précédentes, ce pincement de lèvre, tu m’as man- voyageur ». N’empêche, il aime nu faire, ce qu’il est venu chercher, amitiés d’enseignants débouchent lie, qui glisse régulièrement des qui nous vaut quelques jolies pages qué, toi aussi, il fait beau, les oi- partir. Il aime écrire. Et il aime lire. Il « par où commencer », et qu’il se sur l’infidélité. C’est le genre d’indi- mots dans son casier, invitations à d’inventaire, les « choses » entas- seaux chantent, « ce que nous nous aime tant lire, même, qu’il cite à demande, « en fin de compte, à quoi vidu qui, dans un dîner de pairs où boire un verre place Clichy, à assis- sées dans ses caisses jaunies trahis- dîmes nous plut », échange tout bout de champ les écrivains, bon?». On le suivra encore pour le il fait chaud à en crever, prend à la ter à un concert, à aller au musée, sant sa recherche d’identité d’adresses, à bientôt. les personnages et les livres qui l’ac- regard qu’il porte. Sur ce descen- lettre l’invitation de la maîtresse de profiter du beau temps pour se pro- (comme chez Perec), lui inspirant La chaste idylle bis avec Lili s’en- compagnent dans sa poche ou dans dant de Louis XIV échoué aux maison à se mettre à l’aise, n’hésite mener dans les rues ou s’asseoir sur une fugace extase matérielle lise dans les points de suspension. sa mémoire de vagabond des mers Açores et qui, une fois l’audience le- pas à déboutonner sa chemise, puis un banc. En vain. Ce messages (comme chez Le Clézio), ou des tra- En dépit de leur ferveur, leurs coups et des terres. Ce faisant – préten- vée, s’en va « vendre des gourmettes à l’ôter et à finir les desserts torse écrits au culot restent lettre morte. cas burlesques (salves de cui-cui de téléphone sont meublés de tion d’érudit en tous genres ou aux immigrants en vacances » ; sur nu. Mais ils intriguent leur destina- d’un radio-réveil obstiné, disposant blancs, vite conclus. Leur petite soi- honneur fait au lecteur –, il trans- Abeid qui travaille depuis l’âge de Affecté dans un collège qui a vu taire. Qui est Julie ? Serait-ce Pau- d’une autonomie due au quartz, rée « chiffonnée de rites, ratatinée forme sa propre culture en une onze ans sur la nécropole de Saq- Proust et Dutronc, notre pince- line, suspecte numéro un, céliba- ajusté sur l’horloge atomique de sur l’envie d’être bien » tourne court. sorte de culture universelle, qui ne qarah et reconstitue avec une « len- sans-rire misanthrope résiste aux taire en attente d’une Francfort). Au fil de leurs aveux trahis par les serait plus celle d’un homme, ni teur foudroyante » des poteries bri- marques d’obligeance que lui pro- « révélation » ? Et si Julie était une ellipses, les événements s’envolent même d’une génération. Cela prend sées à partir de fragments épars ; diguent ses nouveaux collègues, ré- illuminée qui écrivait à tous les pro- « comme si j’avais ouvert une collec- parfois des allures de Trivial Pur- sur Ioula, jeune femme russe dont duit ses élèves au silence en leur in- fesseurs, une sorte de corbeau raté, ET LILI RESURGIT tion de timbres en plein vent sur un suit : il faut reconnaître l’amant et « quelque chose d’épais et triste fligeant des dictées et des sujets de sans envergure ? Et si ces mots Un certain objet peut agir comme paquebot ». Le doute étrangle l’éter- l’amante de Saïgon ; Pursewarden, semble avoir éteint [...] tout feu ». On rédaction démoralisants (« Dans doux avaient été glissés là par er- révélateur sentimental. Tel cet im- nel remplaçant : et si le professeur Nissim et Justine à Alexandrie ; re- le suivra à Goa où devant la prison une pièce vide de préférence, une reur, destinés à être lus par le prof per traité Téflon, sorte de popeline dont il occupe aujourd’hui le poste, garder passer à Lisbonne, « de petits un écriteau interdit d’apporter fleur fane, racontez »). Sa descrip- titulaire, « mort des suites confuses enduite à l’impression léopard, syn- le casier, la chambre d’hôtel, était Pessoa, gabardine et chapeau au po- drogues, livres, armes et explosifs tion de la salle des professeurs lui d’une maladie tropicale », mais dont thétique dernier cri, où la pluie l’homme pour lequel Lili l’avait choir » ; croiser à Cuba Cabrera In- dans un amalgame réjouissant, à permet de sauter d’une parodie de le remplacement resterait ignoré s’écrase sans imbiber. Démonstra- quitté autrefois ? Lili serait-elle Ju- fante ou Lezama ; à Trieste, Svevo Kaboul, en 1995, où la guerre tue, Balzac (lent travelling scolaire sur par l’épistolière de plus en plus irri- tion immédiate dans l’évier de la lie ? et Pier Antonio Quarantotti-Gam- ampute et fournit aussi « de petits un décor fonctionnel) à un détour- tée (« Tu te prends pour qui ? »)? cuisine. Un pan du vêtement testé Au bout du labyrinthe, à l’issue bini ; et bien sûr Borges à Buenos boulots » ; à Armero, en Colombie, nement humoristique de Huys- S’agit-il, dans L’Affectation, d’un sous le robinet ouvert : « Effective- d’une « modification » de son être Aires ou Perec à Ellis Island. Et Cen- avec de jeunes pompiers volon- mans, lorsqu’il s’attaque aux quiproquo entre un prof disparu et ment, il n’était pas mouillé ».Si et de son « emploi du temps », drars, à qui il emprunte ce galurin taires fatalistes et enjoués ; où à Ci- « plantes vertes de collectivité, leur sa doublure, laquelle s’invente deuil notre narrateur éploré s’identifie à notre narrateur se retrouvera à che- gris. On ne saurait lui en vouloir, il ganaki, sur le Don qu’il imagine si fonction de cendrier, leur impact sur familial ou chagrin d’amour pour l’eau, qui figure l’imper ? val sur deux postes. Avec un talent associe tellement « les livres et les fort qu’on voit poindre L’Invention le cafard, mi-fougères, mi-misères, sécher les cours ? Le livre d’Alain Elle s’appellait Lili, elle resurgit, inouï, Alain Sevestre retrouve la villes » qu’il en fait tout un chapitre. du monde, le roman qu’il est déjà quasiment des plantes à ballast, ava- Sevestre explore les illusions créées sur un petit air insolite et pimpant magie des romans de Michel Butor. Il faut le comprendre. De même peut-être alors en train d’écrire. tars de prêles, bonsaïs d’agaves, par l’absence, dans un récit qui se qui rappelle L’Arrache-cœur de Vian Jean-Luc Douin lorsqu’il parle des femmes : telle- Martine Silber noyaux d’avocat germés, polypodes joue des ambiguïtés entre réalité et et Les Epiphanies de Pichette : Alain Sevestre a déjà publié Double ment en homme amoureux qu’il ne lobés aux limbes rachitiques, de la fa- fiction. Déclarant d’emblée sortir « Mon cœur bondit. (...) Je l’engage à suicide villa Godin (Ed. de Minuit, peut dire que « nous » en rêvant ૽ Signalons également En Russie mille des composées ou des verbasca- « d’une histoire », prenant viscérale- me dire petit a : ce qu’elle faisait là ; 1987) et L’Art modeste (Gallimard, d’elles, suscitant ainsi une curieuse d’Olivier Rolin, Seuil, coll. « Point », cées, genre molène, à palmes avor- ment ses distances avec la corres- petit b : si en me voyant, elle ne s’était 1995). impression pour la lectrice qu’il fait 174p., 34 F.

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb « Toutes les choses mouvantes et vivantes qui nous entourent... » Comme Jean Follain, dont ils sont des lecteurs fervents et de dignes héritiers, Jacques Réda et Gil Jouanard, par les chemins obliques qui leur sont propres, à ou ailleurs, regardent la réalité, s’en approchent avec attention, modestie et chaleur

CÉLÉBRATION DE LA POMME tendres et des nuits d’errances, durée ? » A propos de Follain, Ré- DE TERRE des lumières qui, au détour d’une da mettait un jour en rapport la de Jean Follain. butte, soudain illuminent et bou- « déconcertante modestie » des Préface de Jean-Pierre Courtois. leversent, des lieux choisis où l’on moyens et le « considérable résul- Deyrolle Editeur, 62 p., 65 F. dépose son « fardeau », d’où l’on tat » auquel il parvenait dans ses repart « plus léger qu’à l’arrivée, poèmes (La Sauvette, Verdier LA LIBERTÉ DES RUES n’étant plus que n’importe qui en 1995). Avec une pareille « modes- de Jacques Réda. route vers n’importe où sur un bou- tie », le marcheur attentif qu’il est Gallimard, 238 p., 110 F. levard ». – comme Jouanard, selon des péri- Dans un recueil de textes cri- ples et à des rythmes fort diffé- C’EST LA VIE tiques dont le titre (Après Follain) rents – nous donne un précieux de Gil Jouanard. dit assez la dette et la déférence bonheur de lecture : celui que pro- Verdier, 110 p., 80 F. du rejeton qu’il est aussi, Gil Joua- curent les livres écrits aux bords nard complimente Réda d’être ce de notre réalité, au creux le plus D’APRÈS FOLLAIN « marcheur d’élite de la langue intime de nos vies. de Gil Jouanard. française » qui « offre le flot conti- Patrick Kéchichian Deyrolle Editeur, 250 p., 125 F. nu des émerveillements et des in- quiétudes, la simplicité et la densité (1) Publiée en 1966 chez Robert Morel, e certains livres, on a du regard, de l’ouïe, du toucher et Célébration de la pomme de terre avait envie de dire : heureu- de l’odorat résonnant simultané- été insérée dans un recueil collectif, La sement qu’ils existent ! ment en sympathie et suscitant la Table, chez Fata Morgana en 1984. Il est Heureusement qu’ils pensée sans la revendiquer à cor et bon qu’il soit repris ici, séparément. ontD été écrits ! Evidemment, au à cri ». On ne saurait mieux dire. moment de les ranger dans sa bi- C’est un regard de même nature bliothèque, on s’interroge : est-ce que Jouanard prête au monde, aux de la poésie ou de la prose, du êtres comme aux choses. Ironique, spéculatif, du réflexif ou des prompt à dessiner un travers, un concentrés d’imagination vaga- défaut ou au contraire une exagé-

bonde, un journal plus ou moins FLOREAL J. VALLORANI/BAR P. ration, mais n’éprouvant aucun intime, une correspondance « ... N’importe qui en route vers n’importe où sur un boulevard. » mépris pour les simples enchante- amoureuse, une série d’envois qui ments, il reste constamment bien- ne doit son existence qu’au desti- jets, une réalité si riche et multiple signes aussi sûrs, et l’explication Comme Follain, auteur d’un veillant, dénué de toute animosi- nataire ? Mais le mieux est encore qu’il n’avait nul besoin de s’en éparse de cette poussée intérieure magnifique Paris (Corrêa, 1935 ; té. A heure et lieu dits – précisions de garder ces ouvrages à portée de évader. Le bruit d’une pendule, ce- qui fait notre vie propre.» Aucun rééd. Phébus, 1989), comme toujours scrupuleusement no- main. lui d’une épingle à cheveux tom- objet, aucun fruit de ce monde ne Fargue et quelques autres, Jacques tées –, il développe une pensée, Il est donc heureux qu’à l’ombre bant du chignon d’une femme sont indignes d’être dégagés du Réda est, par excellence, un poète une observation. Il construit avec des œuvres maîtresses des livres étaient pour lui des motifs néces- balbutiement ou du silence – afin de la capitale. Non qu’il ignore la précision – celle du langage d’envergure plus modeste, aux saires et suffisants ; il y ajoutait d’être célébrés. Ponge n’est pas campagne, mais les rues et les comme celle de la sensibilité – un contours souvent imprécis ou simplement cette part de mystère loin. A la pomme de terre par places de la grande ville offrent de petit univers de mots. La réalité inattendus, soient accessibles. que le proche et le familier re- exemple, Follain consacra quel- telles perspectives, sont les che- n’y est pas mise au service de la Quelquefois, il s’agit de pages cèlent, qu’un langage choisi ex- ques pages informées et fer- mins – à pied, à vélo ou par les littérature, orgueilleusement ré- posthumes rassemblées par une pose et dérobe. Ce mystère, il le ventes (1). transports urbains..., jamais coin- duite. Elle est simplement et cha- main fidèle qui éclairent de l’inté- concevait comme une cérémonie, Jacques Réda s’inscrit dans le cé dans le métal d’une automobile leureusement approchée, par un rieur une vie, une œuvre – ou la presque une liturgie, aussi mali- même espace de pensée et de sen- – de méditations, de rêveries et de chemin de traverse, une rue propre vie du lecteur. Mais, morts cieuse qu’empreinte du plus grand sibilité que Follain, l’un de ses pensées tellement riches que l’on oblique – parisienne, de province, ou vivants, leurs auteurs en de- sérieux. « pères spirituels ». A l’« explica- n’en a jamais fini. Ce n’est nulle- ou étrangère –, aimée, pesée, par- viennent, grâce à une fréquenta- A côté des recueils de poèmes et tion éparse » d’une réalité qui, de ment un Paris ancien – images fois refusée. « Paris, rue des tion assidue de vieilles connais- de proses de Follain, il faut mettre, toutes parts, nous sollicite, il ap- jaunies par la poussière des sou- Blancs-Manteaux, ce 29 avril sances, presque des amis. Jean au rang des livres de première porte sa contribution, son atten- venirs – que Réda parcourt inlas- 1993 » : « Ce froissement du temps Follain est de ceux-là. proximité, ses Agendas 1926-1971 tion complice. Mais les choses, ici, sablement, décrit et écrit, avec dans la mémoire, dont le bruit léger Merveilleux poète, mort en 1971 (Seghers, 1993). Note du 31 juillet ne s’additionnent pas pour don- une calme jubilation, une intelli- occupe l’arrière-plan de chaque et depuis assez injustement négli- 1936 : « ... plus prochaines ner une vue cohérente et défini- gence toujours maintenue sur le minute, n’est-ce pas le seul vrai ali- gé, il recensait, de son écriture qu’étoiles et planètes, toutes les tive ; les « signes » sont mouvants fil de l’émotion. C’est le Paris d’ici ment de notre réalité, l’unique ma- exacte, précise comme une figure choses mouvantes et vivantes qui et rien ne nous assure dans « notre et de maintenant, celui des « ren- nifestation de notre existence dans de géométrie, une infinité d’ob- nous entourent nous donnent des vie propre »... contres mémorables », des jours un monde qui n’a que faire de notre LeMonde Job: WIV1597--0004-0 WAS LIV1597-4 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 08:34 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0470 Lcp: 196 CMYK

IV / LE MONDE / SAMEDI 12 AVRIL 1997 littératures bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb

romans policiers tation, en février 1995, dans des conditions elles aussi rocambo- livraisons lesques... Comment Manuel Vazquez Montalban, père du célèbre b par Michel Abescat bdétective Pepe Carvalho, dont les aventures composent depuis plus LITTÉRATURE FRANCAISE de vingt ans une formidable chronique de l’Espagne postfranquiste, aurait-il pu résister à la tentation de lancer son héros sur la piste de b IL Y A DES NUITS..., d’Alain-Gilles Minella celui qui est devenu le symbole d’un certain pourrissement politique ? Une vie résumé en sept nuits. Sept moments de vie (le narra- Mortel engrenage Le résultat est un régal. L’action de Roldan, ni mort ni vif se situe pen- teur frise la quarantaine), où l’insouciance précède l’inquié- dant l’escapade de l’ex-directeur de la garde civile. D’une actualité tude, où le mariage donne soudain l’envie d’une île déserte, où MANHATTAN NOCTURNE brûlante, Montalban tire une farce politico-policière dévastatrice, le désespoir se mesure à l’aune de l’espérance déçue. De la de Colin Harrison. stigmatisant une Espagne en proie aux révélations quasi quotidiennes nuit d’un jeune homme chez la copine d’une copine à celle où, Traduit de l’anglais de nouveaux scandales, une « démocratie des fonds secrets », un pou- sous le Génie de la Bastille, on a vingt ans et on danse parce (Etats-Unis) voir socialiste s’appuyant sur des hommes « aussi dépourvus d’idéolo- que les Ténèbres vont reculer, ces différentes étapes mêlent de par Christophe Claro, gie que de scrupules ». Le verbe est féroce, l’intrigue joyeusement far- façon adroite sentiment, sociologie et politique. C’est simple, Belfond, 355 p., 125 F. felue. Et la morale brutale. Qu’importe Roldan, dit Montalban à ses clair, saisissant de vérité, et le tout mené à vive cadence. Une lecteurs. Seul compte ce qu’il représente. Et c’est bien pour cela que philippique à la fois amère, pathétique, enjouée, cruelle et orter Wren avait jusque-là réussi à se tenir à l’écart. Persuadé tout le monde le veut « ni mort ni vif » (traduit de l’espagnol par émouvante pour un regard de dépit sur les dernières décennies qu’un professionnalisme chèrement acquis lui permettrait de Claude Bleton, Christian Bourgois, 175 p., 95 F). du siècle (éd. du Rocher, 255 p., 110 F). P.R.L. maintenir étanche la ligne de démarcation entre sa vie privée (un vrai rêve américain : une femme attentive, deux ado- b LE FANTÔME DES COLLINES de Sharyn McCrumb b LADY CARLTON, de Jean-Michel Dumay rablesP bambins, une maison confortable) et toutes ces « histoires de Quel est donc le mystère de Katie Wyler, dont certains prétendent A quatre-vingts ans, Mary H. meurt au Carlton, qu’elle n’a pas dingues » qu’il tripatouillait jour après jour à la « une » de son jour- que le fantôme erre sur les chemins deux siècles après sa mort ? En- quitté depuis trois décennies. Le fait est assez particulier pour nal. Chroniqueur en vue d’un florissant tabloïd new-yorkais, spécia- levée par les Indiens Shawnees en 1779, comment a-t-elle pu réussir, retenir l’attention de Grangier, journaliste venu enquêter sur liste des faits divers juteux, Porter Wren ne faisait en cela que refléter après s’être échappée, à revenir chez elle, parcourant des centaines de la mort d’un « forçat » des jeux de casino. Cette lady n’a pas le détachement cynique et résigné de ses contemporains : « Nous vi- kilomètres à pied, à travers les montagnes des Appalaches ? Et quel toujours été une vieille dame ruinée. Des cahiers qu’il a sub- vons une époque où tout ce qui est horrible a été recyclé en divertisse- est le secret du vieil Hiram Sorley, un fantôme bien réel celui-là, qui tilisés dans la chambre de la morte, des souvenirs des em- ment. Nous avons appris à dîner en regardant tomber les bombes. » Jus- hante aussi les collines, à la recherche de son chemin, après s’être ployés de l’hôtel et des confidences d’une amie de Mary per- qu’au jour où Porter Wren fait la connaissance de l’irrésistible évadé de la prison où il était enfermé depuis plus de trente ans ? Sur mettent à Grangier de reconstituer une vie qui ne manque pas Caroline Crowley et accepte de déroger à son habituelle ligne de cette double énigme parfaitement maîtrisée, Sharyn McCrumb tisse de zones d’ombre. Pour les éclairer, Jean-Michel Dumay em- conduite... Caroline Crowley lui montre les photos d’un jeune homme une histoire envoûtante comme les anciennes légendes et révèle la prunte à la réalité et demande à son imagination de combler couché sur les gravats. Le cadavre de Simon, son mari, un cinéaste cé- culture des Appalaches à la manière d’un Tony Hillerman pour celle les lacunes dans un roman au suspens bien entretenu qui lèbre dont la mort n’a jamais été élucidée. Puis des dizaines de cas- des Indiens Navajos. Arrière-petite-fille de prédicateurs des Smoky fleure bon la nostalgie. (Ramsay, 250 p., 109 F). P.R.L. settes vidéo léguées par Simon. Minutieusement répertoriées. Et tout Mountains, Sharyn McCrumb a l’art de mêler mythes et réalité, passé aussi mystérieuses. Des fragments d’existence saisies sur le vif par et présent, de faire exister les paysages, les montagnes, les arbres, l’air b N’ÉCRIS PLUS JAMAIS SUR MOI, de Mariette Condroyer une sorte de greffier des souffrances et des abjections humaines. et le vent, de rendre vivante la mémoire des lieux, sensibles ces liens Un couple de nonagénaires toujours amoureux s’offre le mali- Manhattan nocturne, de Colin Harrison, c’est d’abord cela. Le récit imperceptibles qui unissent des lignées d’hommes à leur environne- cieux plaisir de déstabiliser un jeu télévisé débile. Byron, ni an- d’un engrenage mortel, un labyrinthe poisseux tendu sur le mystère ment. Premier volet traduit en français de ses Ballades des Appalaches, glais ni poète, quitte Julia, qui a trop emprunté à sa vie pour de la mort d’un homme à la curiosité malsaine, catalyseur de toutes Le Fantôme des collines dépasse ainsi, de très loin, la simple énigme de écrire ses romans. D’abriter trop de pensées, la tête d’un filde- les peurs et les angoisses de son époque. Et, par ce fait même, Man- type policier pour atteindre au plus profond des mystères qui de tout fériste s’alourdit, mettant en péril son équilibre. Pour variées hattan nocturne est bien plus que cela. temps ont fasciné les hommes (traduit de l’anglais – Etats-Unis – par qu’elles soient dans leur sujet, les nouvelles de Mariette Il y a un curieux jeu de miroirs à l’œuvre dans ce livre, qui est aussi Michèle Truchan-Saporta, Presses de la Cité, 407 p., 120 F). Condroyer ont en commun l’apparition de l’étrange dans des un roman sur le voyeurisme. La démarche de Colin Harrison est situations en elles-mêmes banales, et sans que le fantastique y proche de celle de son héros journaliste, qui lui-même ressemble au b MORT AU PREMIER TOUR, de Didier Daeninckx ait sa part. Ce sont des instants de vie qui soudain basculent à cinéaste sur lequel il enquête. « Rappelez-vous simplement que Simon « L’inspecteur Cadin relut à haute voix les trois premières phrases du l’insu du héros, le plus souvent pour son étonnement et tou- était extrêmement déçu par la vie qu’il menait et qu’il recherchait quel- journal qu’il s’était promis de tenir et, découragé par la platitude de son jours pour l’heureuse surprise du lecteur. Aussi denses que que chose, la vraie vie – c’est la vérité qu’il voulait capturer. » Et c’est à style, laissa retomber le stylobille sur la table en formica. » C’est ainsi, en brèves, ces nouvelles sont un modèle du genre. Et puis il y a celle-ci qu’il finira, comme Porter Wren, par se brûler. Cette vérité, l’espace d’un clin d’œil à son héros et à ses lecteurs, que Didier Dae- l’écriture, son rythme, sa tonalité, qui tient de la confidence, Manhattan nocturne la distille lentement, dans un portrait impres- ninckx reprend la plume, vingt ans après, pour réécrire Mort au pre- avec un sourire (Gallimard, 144 p., 75 F). P.R.L. sionniste de New York en capitale d’un monde frénétique et dégéné- mier tour, son premier roman, introuvable depuis longtemps. Cadin ré. Un très progressif passage du jour à la nuit telle que l’évoquent ces enquête sur l’assassinat d’un militant écologiste retrouvé sur le chan- mots de Luc Sante en épigraphe du livre : « Elle écaille le vernis urbain tier d’une centrale nucléaire le lendemain des élections législatives de LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE de progrès, de modernité et de civilisation, et révèle l’état sauvage. » Ro- 1977... Acuité de l’observation sociale et politique, portraits sensibles man noir, roman de mœurs au propos et à la perspective morale et pathétiques d’individus englués dans le désabusement des utopies bPASSION DE FAMILLE, de Cristina Comencini d’une grande ambition, Manhattan nocturne débouche sur un constat de mai 1968 et la montée de la crise économique, force des lieux et des Ecrivain et réalisateur de cinéma, Cristina Comencini nous terrifiant : « Peut-être ne sommes-nous plus qu’une société d’assassins – atmosphères, de leur épaisseur et de leur mémoire, toutes les qualités livre ici une petite saga : celle d’une foultitude de femmes de la d’assassins et de leurs complices. » de Didier Daeninckx sont présentes dans ce premier roman, que cette même lignée princière. Principalement deux sœurs, Francesca nouvelle version rend encore plus lisible. A la fin du livre, après l’in- et Maria, qui transmettent à leur descendance, presque exclu- b ROLDAN, NI MORT NI VIF, de Manuel Vazquez Montalban culpation d’un notable, membre éminent du lobby pronucléaire, l’ins- sivement féminine, deux engouements voués aux fins malheu- 23 novembre 1993. La bombe explose à la « une » du quotidien Dia- pecteur Cadin constate, sans illusion, sa mutation à Hazebrouck, «en reuses : le jeu et les passions amoureuses. Les péripéties se rio 16 : « Roldan a accumulé en patrimoine 400 millions de pesetas de- récompense de ses bons services ». Treize ans plus tard, quand le succèdent, un peu lassantes. On aimerait se détendre un peu puis son arrivée en 1986 à la direction de la guardia civil. » Accusé de monde s’apprêtera à basculer dans les années 90 et son auteur dans en si curieuse compagnie : ces sept sœurs pleines de haine corruption, de fraude fiscale, de détournements de fonds, Luis Roldan de nouvelles aventures littéraires, il se tirera une balle dans la tête pour le frère unique, à peine entrevues et tout de suite ou- est bientôt l’homme le plus recherché d’Espagne. Sa cavale dure un (Facteur fatal, Denoël, 1990). Cadin, cet anti-héros cruellement atta- bliées au fond de leur couvent ; une épouse aux jolis os, vite an. Certains le disent mort, d’autres assurent que jamais le gouverne- chant, solitaire et désespéré, fait désormais partie des incontour- devenue grosse et agressive ; ou tout simplement les deux hé- ment ne l’appréhendera de peur de ses révélations. Jusqu’à son arres- nables du roman noir français contemporain (Denoël, 218 p., 89 F). roïnes, ainsi que toutes ces autres femmes qui côtoient leurs vies, Vera, Angelina, Margherita... L’action (déformation ciné- bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb matographique ?) ne nous en laisse pas le temps (Traduit de l’italien par Carole Walter, éd. Verdier, coll. « Terra d’altri », 188 p., 95 F). M.Si d’Henry James. Et qu’aurait été Le gay Jean Genet, dont Edmund White b LE FBI ET LES ÉCRIVAINS, de Natalie Robins s’est fait naguère l’excellent bio- Ossuaires d’Afrique La police secrète de Hoover n’épargna quasiment aucun écri- graphe (Gallimard, 1993) si la pas- vain américain. Partisans affichés du communisme ou compa- ghetto sion de transgresser, qui soulève gnons de route des militants marxistes, adversaires de la dis- toute son œuvre d’une fureur Echo à la tragédie de la Rhodésie du Sud, le chant crimination raciale et engagés en faveur des républicains suite de la page I poétique, lui avait été retirée par espagnols, sympathisants de Cuba et de la lutte des Noirs pour les bienfaits mêmes de la tolé- de guerre et d’espoir du poète Cheijerai Hove les droits civiques, ils furent tous objets de fichages, enquêtes, Maintenant que les homo- rance ? Comme don Juan, c’est écoutes téléphoniques, infiltrations, mouchardages. Et vic- sexuels ne sont plus ni rejetés ni « commettre le mal » qui fascinait OSSUAIRE les simples beautés qui l’entourent : times de pressions dissuasives auprès des éditeurs, de chan- contraints de se cacher, « on en- l’auteur de Notre-Dame des fleurs, de Cheijerai Hove. « Marita, elle raconte comme elle res- tages, de campagnes de déstabilisation. Au fil de l’effarante tend parfois dire qu’ils ne produi- non pratiquer en toute tranquilli- Traduit de l’anglais (Zimbabwe) pire. Oui, comme ça. Ma soeur, re- enquête de Natalie Robins, universitaire américaine, on voit ront plus de grandes œuvres té des goûts admis par tout le par Jean-Pierre Richard, garde ces rochers, dit Marita. C’est défiler dans le box des accusés John Reed et Dashiell Ham- d’art ». Un Proust « libéré » ne monde. Actes Sud, 140 p., 100 F. une belle histoire. » Elle partira à la mett, John Dos Passos, Ernest Hemingway, Jack London, Do- serait plus un Proust. Edmund Reste un domaine où Edmund ville à la recherche de son fils, qui a rothy Parker, Arthur Miller, William Faulkner, James Baldwin, White s’insurge contre cette opi- White a sans doute raison de dire a plupart des œuvres en sans doute rejoint la rébellion, sera Norman Mailer, Kay Boyle, Susan Sontag, Ray Bradbury, Phi- nion. « A moins d’accepter la que les gays peuvent exceller : le provenance du Zimbabwe arrêtée et torturée à mort, mais son lip Roth, Truman Capote, John Steinbeck, Ben Hecht, Grace morne (et improuvée) idée freu- registre comique. « Feydeau aurait disent la tragédie de la charisme hantera ceux qui l’ont Paley, E.L. Doctorow... Langston Hughes y est dénoncé comme dienne que l’art est le fruit de la adoré la vie gay, puisque chaque Rhodésie du Sud, qui, à la connue. Elle vivra dans les fantasmes « poète nègre et pornographique », le dramaturge Elmer Rice sublimation des névroses, on ne personnage peut tromper les autres finL des années 70, a dû livrer une sexuels des hommes qui n’ont pas est dépeint ainsi : « Porte des lunettes, a toutes apparences d’un peut raisonnablement prédire que et que les possibilités mathéma- longue et sanglante guerre de libéra- pu la posséder et dans le souvenir juif. » On découvre par ailleurs le rôle des journalistes la libération gay mettra fin à la tiques de savoir qui se cache sous le tion. Lorsque le poète Cheijerai des femmes qu’elle a aidées à vivre. commères d’Hollywood, Louella Parsons et Hedda Hopper, précieuse production artistique des lit sont augmentées de manière Hove a, en 1988, publié son premier Cet entrelacs d’implorations pa- comme agents du FBI, et l’espionnage mis en place après la homosexuels. Au contraire, cette li- géométrique. » Les nouvelles que roman, Bones, c’est sur ces temps thétiques ne formerait qu’un chœur mort de Hoover par l’intermédiaire de bibliothécaires spécia- bération devrait les affranchir des publie Edmund White, Ecorché vif, tragiques qu’il a choisi de revenir. impuissant si Hove ne les enchâssait lement recrutés pour avoir l’œil sur le public. « Le FBI ne s’oc- œuvres fastidieusement répétitives justifient à la fois son optimisme Nourri de l’expérience de l’auteur, pas dans une célébration, elle victo- cupe pas des auteurs, il s’intéresse aux individus qui lisent cer- qui s’achèvent par la folie ou le et mon propre pessimisme. Elles qui était, à l’époque, jeune institu- rieuse, de ce combat pour la liberté. tains auteurs. » (Traduit de l’anglais – Etats-Unis – par Pierre suicide. » sont vives, brillantes, souvent teur dans une région très troublée, Dans les deux chapitres intitulés Saint-Jean et Elisabeth Kern. Albin Michel, 540 p., 160 F). J.L.D Pleinement d’accord sur ce der- drôles, et, même quand le spectre ce chant de guerre a rencontré un « Les esprits parlent », le romancier nier point avec Edmund White, je du sida rôde dans le bal des grand succès en Afrique, a été tra- donne la parole à ces morts dont les b NOUVELLES DE LONDRES, de . demeure sceptique sur les avan- amours, jamais ne tombent dans duit en plusieurs langues et il nous ossements jonchent maintenant les Arrivée à Londres en 1949, Doris Lessing eut d’abord l’impres- tages que la littérature retire du le larmoyant ni le pathétique. On parvient dans une traduction fran- champs et qui se dressent pour pro- sion de vivre dans « une ville de cauchemar » avant d’en dé- progrès des mœurs. Nous se prend, on se trompe, on se çaise fort maîtrisée sous le beau titre clamer haut et fort l’utilité de leurs couvrir la « beauté familière » et de comprendre qu’elle y était sommes envahis, au moins en quitte, on part pour la Grèce (celle d’Ossuaire. sacrifices anonymes : « Mes os se lè- chez elle. Par la suite, la cité et ses habitants lui inspirèrent France, d’ouvrages de piètre qua- des dockers, pas celle des Gany- Le récit est une série d’affronte- veront pour la guerre. Ils chanteront une série de nouvelles dont plusieurs parurent d’abord dans lité où l’auteur, délivré du devoir mède !), on s’échange un amant, ments. Les combattants de la liberté des chants de guerre au feu de la ba- des revues et magazines anglo-saxons. Certaines racontent des de réserve, déballe crûment ses on en perd un autre, pas de quoi qui luttent pour « que le peuple ne taille. Ils composeront de nouveaux histoires qui ne se rattachent à la cité que par quelques in- fantasmes, monotones (et faire un drame, cela va vite, reste pas enterré dans cette termitière chants de guerre et continueront le dices, d’autres se présentent comme des scènes vues dans un combien « répétitifs » !)comme comme du Feydeau, justement. de la pauvreté » tombent dans les combat jusqu’à ce que les sanctuaires café, un parc, un aéroport, un hôpital. D’inégale qualité, ces tous les fantasmes érotiques. La Mais l’omniprésence, l’omnipo- embuscades que leur tendent les de leur terre natale soient de nouveau textes renvoient pourtant tous au regard très particulier que la dissimulation forçait l’écrivain à tence du sexe, l’insistance dans les forces de l’ordre, qui tirent « comme respectés. » romancière pose sur l’espèce humaine, à cette manière imaginer des situations symbo- descriptions anatomiques et phy- des fous sur les chèvres, les rochers, les Composé de treize monologues et brusque – mais souvent subtile –, de pointer la solitude et les liques, à employer la métaphore, siologiques, les préoccupations arbres, l’air ». construit sur de nombreux retours malentendus. Quelques-uns donnent aussi un aperçu de la si- à procéder par allusions, bref à uniquement sexuelles des person- Les Africains qui travaillent pour en arrière, Ossuaire est une mise en tuation sociale en Angleterre. C’est le cas, par exemple, de la s’inventer un langage de codes et nages fatiguent. On est dans le le fermier blanc ivrogne et libre lui écho où Hove déstructure nouvelle intitulée « D.H.S.S », qui relate une brève rencontre de signes. La société permissive ghetto, plus que jamais ; on « offrent leur sueur sans jamais le sa- constamment le passé pour restruc- entre un chauffeur de taxi et une jeune femme réduite à men- est un piège pour l’artiste ; se dé- étouffe un peu dans ce monde de tisfaire ». Mais le trait le plus original turer le présent. Mais c’est aussi un dier pour nourrir ses enfants. (traduit de l’anglais par Anne fouler n’est pas faire œuvre d’art. « mecs » et l’on cherche en vain du livre est la violence avec laquelle texte où l’écrivain d’origine shona Rabinovitch, Albin Michel, 292 p., 120 F). R.R. L’art se nourrit, non pas de né- où serait la valeur « universelle » l’écrivain oppose constamment le fa- s’appuie fortement sur les modes vroses, mais de contraintes, disait de ces bavardages où les anciens, talisme à la fois apeuré et agressif de d’expression de sa langue natale b CINQ FEMMES EXCEPTIONNELLES, de James Lord Gide, beaucoup plus averti que présents ou futurs amants com- ces hommes noirs exploités au dyna- pour proposer une écriture nourrie Les quatre premières sont des figures prestigieuses du monde Freud sur ce point. Faute de mentent leurs bonnes fortunes. Si misme et à la générosité de leurs de constantes interpellations et de l’art : Gertrude Stein et sa compagne Alice B. Toklas, Arlet- contraintes, le n’importe quoi se vous êtes intéressés par les aven- compagnes. ponctuée par de nombreux pro- ty et la vicomtesse Marie-Laure de Noailles. Sous forme de déverse sur la page, dans un flot tures en milieu gay américain, Fanées avant l’âge, trimant verbes sentencieux. Avec ce roman brefs récits, de coups de projecteur incisifs sur des moments bourbeux de stéréotypes plus vous ne serez pas déçus. Mais je comme « des ânes » pour un bol de phare, Hove démontre que les écri- de leurs existences, James Lord nous livre leurs caprices et académiques que les périphrases crains que malgré la verve et l’hu- haricots, ces humbles paysannes vains du continent noir d’au- leurs sautes d’humeur. La cinquième est sa mère, Louise Ben- d’antan. En Amérique même, il mour qui pétillent tout au long de africaines illuminent ce récit si jourd’hui sont parvenus à forger un nett Lord, et son portrait est peut-être le plus attachant. Cette ne semble pas, d’après ce qu’on ces pages, elles ne paraissent fas- sombre. Marita, l’héroïne du récit, mode d’expression à la fois tradi- femme eut la capacité de surmonter, gérer et transcender les connaît d’eux par les traductions, tidieuses au lecteur qui se fiche est une ouvrière qui peine à lon- tionnel et moderne qui leur permet embûches de l’existence avec douceur, indulgence et intelli- que les auteurs gays aient encore qu’on soit homo ou hétérosexuel, gueur de journée et une épouse qui non seulement de retranscrire au gence. Ce sont bien là cinq femmes au destin singulier, atta- écrit quelque chose qui atteigne à ce qui se passe au-dessous de la est maltraitée par un mari brutal. plus près les souffrances de l’Afrique chées à bâtir leurs vies comme un artiste construit patiemment la cheville du sublime Billy Budd ceinture ne lui paraissant pas d’un Elle irradie cependant de bonté, de mais aussi de redonner forme à ses et ardemment son œuvre. (traduit de l’anglais – Etats-Unis – de Melville, messe noire de l’éros intérêt primordial. sagesse et même d’humour et pos- espoirs. par Pierre Leyris et Edmonde Blanc, Plon, 272 p., 139 F). Sy.J. interdit, ou du Tour d’écrou Dominique Fernandez sède le don de s’émerveiller devant Denise Coussy LeMonde Job: WIV1597--0005-0 WAS LIV1597-5 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 08:34 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0471 Lcp: 196 CMYK

reportage LE MONDE / SAMEDI 12 AVRIL 1997 / V bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Le Coran, « plus manipulé qu’interprété » Violences oniriques Proche du courant rationaliste mu’tazilite et de la philosophie d’Averroès, Nasr Abou Zeid prône une Al-Kharrat emprunte les voies d’un imaginaire interprétation au plus près du texte coranique. Une lecture libérée de tout pragmatisme politique troublant, abrupt, pour exprimer la misère humaine

orsqu’il nous reçoit, au Coran est un produit culturel. est mouvante. Il faut établir une (1126-1198), pour lequel certains LA DANSE DES PASSIONS sur elle, il peinait à sortir quelques début de février, dans – L’approche contraire veut forte connexion rationnelle et lin- versets du Coran devaient être d’Edouard Al-Kharrat. gouttes de sperme. A sa mort, elle son bureau de l’univer- que le Coran soit incréé, entière- guistique entre sens et significa- interprétés métaphoriquement Traduit de l’arabe (Egypte) ne sentira pas sa perte puisqu’il ne sité de Leyde, Nasr ment parole de Dieu, et qu’en tion, sans quoi n’importe qui peut lorsque leur sens littéral était par Marie Francis-Saad, lui a jamais appartenu. AbouL Zeid jeûne comme chaque conséquence chaque mot – pris se précipiter sur la signification manifestement en contradiction Actes sud, 128 p., 78 F. Cette copte solitaire et têtue ira à année à l’occasion du ramadan. dans son acception littérale – ait sans rien connaître du sens. Sens avec les vérités que les hommes un rendez-vous que lui fixera Zékri Il nous précise comment il force de vérité. Elle remonte au et signification doivent aller dans avaient trouvées par l’exercice ourquoi le réel arabe a-t-il avec ses cousins Boctor et Chafiq conçoit le « Texte coranique » IXe siècle, lorsque les théologiens la même direction, sinon l’inter- de la raison. Tous courants besoin de l’onirisme pour pour liquider un compte saisonnier – conception qui est à l’origine les plus influents de l’islam sun- prétation n’est pas valide, et on contre lesquels théologiens et se livrer ? Pourquoi em- relatif à la terre de ses parents. Elle de la campagne menée contre nite d’alors ont imposé cette ac- aboutit à une manipulation. L’en- oulémas des plus influents ful- prunter le détour par le traversera une plaine aride où des lui. ception. Pourtant, selon vous, jeu, aujourd’hui, n’est pas quelque minèrent l’anathème... Mais fantastiqueP pour dire la misère et la paysans, visages hâves et décharnés, « Tout d’abord, il s’agit d’un tex- ceux-là mêmes qui se réclament « modernisation » du Coran : c’est cette filiation intellectuelle se détresse humaine ? Question de pu- la poursuivent. Elle connaît bien ces te historique. Cela signifie qu’il a du fondamentalisme et disent poser les questions de notre temps croise avec le vécu typique d’un deur ou technique d’efficacité litté- trois hommes, surtout Boctor, le été révélé à une époque spécifique, transmettre telle quelle la parole au message essentiel de l’islam, et Egyptien né dans les années 40. raire ? L’Egyptien Edouard Al-Khar- cousin germain à l’allure distinguée, en un lieu spécifique, en une divine l’interprètent à leur façon. tenter d’en déduire des réponses – J’ai été témoin, durant ma vie, rat y répond de manière directe : le seul à lui inspirer une peur diffuse langue spécifique – l’arabe –, en – A travers l’histoire, le Coran a fondées sur une analyse contex- de la façon dont on avait fait « le rêve est une réalité possible », il en même temps qu’une admiration somme, dans un contexte cultu- toujours été sujet à interprétation, tuelle et linguistique approfondie d’abord de l’islam la religion du so- est partie intégrante de la réalité profonde. Quant à Chafiq, c’est rel... Bien qu’il soit révélé par Dieu, bien que de façon très pragma- du texte lui-même. Ainsi, chercher cialisme, des travailleurs, du natio- parce que l’oppression engage les l’homme avachi, elle n’a pour lui comme nous tous, musulmans, le tique et politique. De fait, il a été la signification du texte, c’est ex- naliste arabe, etc., puis, après la êtres dans des labyrinthes intérieurs que pitié et dégoût. croyons, il est incarné en une manipulé plus qu’interprété. Pour traire ce qui n’est qu’historique défaite de 1967, la religion de la qui les poussent à une grande vio- Ces trois hommes la violeront. langue humaine. J’essaie d’attirer l’interpréter effectivement, il faut pour aller à l’universel. Par propriété privée, de la paix [avec lence, laquelle vient souvent démen- Après avoir lutté de toutes ses l’attention des musulmans sur l’as- en premier lieu saisir son sens, et exemple, ce que le Coran men- Israël] et non plus du djihad, forces, elle s’abandonnera pect humain du texte, ce qui ne pour cela le resituer dans son tionne à propos des esclaves, nous comme on nous l’avait enseigné dans un mouvement où le contredit pas son aspect divin. De- contexte, notamment culturel et ne pouvons l’appliquer à notre auparavant... A partir de ces obser- corps n’est plus qu’une puis le IXe siècle, on a mis l’accent linguistique. Cette contextualisa- époque. vations, et de mes recherches sur tir le calme apparent d’une société chose muette. La nouvelle se ter- sur la divinité du texte ; et bien tion est un processus très – Vous vous réclamez d’une fi- les mu’tazilites, je me suis dit que, lascive où chacun doit rester à sa mine sur cette image : « Les hommes que, dans les commentaires du Co- complexe, mais elle permet d’ex- liation rationaliste incarnée no- pour dépasser ces manipulations place. laissèrent tomber à terre ce qui restait ran, on ait traité des aspects hu- traire le sens, et du sens nous pou- tamment, au travers de quinze sémantiques, il fallait aller au Texte Ce recueil de nouvelles, écrites d’elle et ils sortirent pour prendre le mains dans leur dimension pra- vons procéder vers la signification. siècles d’histoire des sociétés lui-même – et rechercher d’abord entre 1959 et 1990, confirme un frais et fumer une cigarette, sous le tique, ils ont été niés au niveau Pour moi, le sens, c’est le message musulmanes, par l’école mu’ta- en lui ce qui était vrai et non ce qui autre constat : les gens quittent leur ciel fermé et neutre. » conceptuel. J’essaie d’attirer l’at- contextuel du Coran ; la significa- zilite (qui aux VIIe et VIIIe siècles pouvait être utile –, car la vérité est place, trahissent leur statut, per- On retrouve la même force d’évo- tention sur ceux-ci, afin de traiter tion, c’est ce qu’il veut dire pour après J-C mettait l’accent sur le toujours utile, mais l’utile n’est pas turbent l’ordre et s’enracinent dans cation dans une nouvelle de 1972, le Coran comme un texte ouvert à nous, à notre époque. Le sens est libre arbitre de l’homme) et par toujours vrai... » un imaginaire troublant. On dirait Dans les rues, où les personnages l’interprétation. C’est ce que je fixe – en termes historiques, langa- le courant philosophique repré- Propos recueillis que les personnages ont été sécrétés sont cernés par un environnement veux signifier quand j’écris que le giers, etc. –, mais la signification senté notamment par Averroès par Gilles Kepel par la nature faite d’opacité, de sé- brutal et inhumain, telle cette cheresse et de poussière ocre. La femme du Saïd, en Haute-Egypte, terre égyptienne, le Nil et la lourde une brune ridée et sèche, qui a du mémoire des ancêtres façonnent mal à allaiter son enfant affamé. des êtres proches d’une nature Nous sommes ici aussi à la limite du épaisse et fruste ; ce ne sont pas des rêve. La cruauté des hommes et du citadins lettrés, mais des paysans, soleil, la lutte pour la dignité, pour qui ne renient rien de leurs origines. une vie décente font que la réalité se Peu de principes. Ils se laissent confond souvent avec les cauche- souvent guider par leurs instincts, mars. Dans La Danse des passions, surtout quand ils aperçoivent dans une métaphore des « oiseaux amou- un désert brûlant une femme seule. reusement perchés », le narrateur a C’est ce qui arrive à la belle Haneyya recours à la poésie mystique pour dans la nouvelle Entre les murs, da- dire son désarroi : « Mes passions ont tant de 1959. Il faut dire que c’est de grandes ailes qui se caressent, qui une femme assez indépendante, se s’enlacent et s’étreignent. (...) Les pi- délectant de son propre corps, ma- geons de mes passions m’ont quitté et riée à un homme brutal et vieillis- je me sens consumé par leur absence. sant, « un paquet de vieux os », dit- Me voici muet. Je ne parlerai ni des elle. Un homme qui lui faisait pé- tourments ni du feu. Il ne me reste niblement l’amour. Elle avait pitié de plus que la seconde mort, la certitude lui, surtout au moment où, affalé de la soif. » b extrait Invocation Au nom du père/du fils/du Saint esprit/Et au nom de Dieu/ Et de la petite sœur Narimane/Au nom de Nabila/ou Dorreyya/Au nom de Ma- ha/Et des membres sur les murs du temple/Au nom du temple/Au nom de l’ange du repos/Quand le roi sortit à la rencontre de ses frères/Il s’honorait du vin de la famille/buvait deux carafes/et jouait :/Ma tête est forgée d’un or pur/Mon œil est un vol de pigeon sur les canaux/Les mèches de mes cheveux dénoués sont noires comme un corbeau assis sur un tertre/Mon ventre est d’ivoire broché de hyacinthe bleue/Mes lèvres sont d’iris et de basilic/Mes mains sont chargées d’ornements/ (...)/Le roi sortit seul au jardin/ Un groupe de soldats pourchassait les colombes/Huit jours de Dieu/esquivèrent leur heure/Le roi aimait les jours en fuite/Rêvait de les chevaucher un soir/Quand le roi courut

ISABEL MUNOZ / VU vers eux/Il dit attends/Tu es le premier jour comment t’appelles-tu ?/– Je ne sais pas/– Comment es-tu entré dans mon jardin ?/– Je suis venu des derricks. Et pour Béchir El Siba’i, turath (patrimoine culturel) – dont il de culture qui soit la propriété d’un à pieds/J’ai beaucoup marché et je suis plein de poussière/J’ai su que traducteur et critique littéraire, la souhaite faire revivre la richesse et peuple », dit-il, déplorant que l’ara- samedi/Le roi irait au désert/Volerait une bergère à son berger/J’ai eu Frémissements nouvelle fiction égyptienne, par son la diversité contre l’assèchement in- bisme culturel ait occulté de la mé- peur d’être un samedi/– Et toi ?/– Le dimanche est très chagrin/Dieu y style même, par son souci de décrire tellectuel dont se rendent cou- moire des Egyptiens d’aujourd’hui oublie ses mains sur les murs de l’autel/La bergère, le roi la presse/De les « choses » (d’où le sobriquet de pables, à ses yeux, les islamistes. Ses l’Alexandrin Constantin Cavafy, qui se glisser dans sa chambre/J’avais peur d’être dimanche/ – Et toi ?/– Il sur le Nil « chosisme », tashayyu, dont l’ont romans (le premier à être traduit en écrivait en grec, ou le Cairote est très étrange que tu me demandes/Quand j’ai vu mon père s’étirer taxé ses adversaires), par son refus français, Zayni Barakat, éd. du Seuil, Georges Henein, qui écrivait en dans les cavernes/Manger comme un animal terrifié/Raconter que le Suite de la page I de tout système idéologique, est to- 1985, lui valut instantanément une français. Paradoxalement, re- roi dort dans les branchages de la reine/les casse quelques fois/Qu’il Pourtant, cette affaire, par son talement extérieure au fonctionne- réputation flatteuse en Europe), ré- marque Catherine Farhi, respon- espère un autre roi sous son lit parfois/Et lui dit de se dépêcher de se outrance même, a contribué à faire ment mental des islamistes. Mais digés dans une langue splendide, sable du département de traduction coucher là/Avant l’aube/Il se lasse/Dépose son bâton près d’elle/Passe changer le climat intellectuel en elle diffère également des roman- plutôt recherchée, et dont l’intrigue et du livre du Centre français de dans les chambres/Derrière le roi, le vent court/Et file sa chanson :/« La Egypte. Même si Abou Zeid et son ciers engagés de la génération pré- se déroule d’habitude dans les so- culture du Caire, ces jeunes écri- brebis a vaincu/A pris mon habit s’en est allée vers la plaine »/Il n’est épouse préfèrent demeurer pour cédente, qu’ils soient de gauche ou ciétés musulmanes du passé, sont vains désargentés et les jeunes isla- pas étrange que tu me demandes/Mon père désirait ne pas être ven- l’instant en exil, leurs adversaires is- issus du nationalisme arabe dans peuplés de personnages flam- mistes pauvres se ressemblent, dredi/Que le roi s’en fut vers sa retraite/Il pensait au vin de la famille/ lamistes ont remporté contre eux ses diverses variantes. boyants, d’amoureux, de princes, de comme marginaux par rapport à Buvait deux verres/S’asseyait sur un siège/Mettait en ordre ce qui ne une victoire à la Pyrrhus. Les très Ceux-ci opposent à l’idéologie is- mystiques soufis et d’originaux qui l’ordre établi. Ils utilisent des re- l’avait pas fui/Ses doigts/Ses yeux/les lignes de sa main/les restes du fortes solidarités qui se sont expri- lamiste, à l’impérialisme, au sio- rappellent que quinze siècles de ci- gistres différents, mais le cosmopo- rêve :/Le ciel de mon amour est comme l’armée des généraux/Les dents mées envers le couple ont suscité un nisme, au capitalisme ou à l’Etat un vilisations musulmanes ne se ré- litisme exacerbé des uns ou la réfé- de mon amour sont un rang de brebis/Les cheveux de mon amour un sursaut chez beaucoup de ceux qui autre système de valeurs – socia- duisent pas au seul corpus des doc- rence des autres à une oumma troupeau de chèvres/ La joue de mon amour comme une grenade/Les avaient jusque-là baissé les bras liste, démocratique, etc. – dont leur teurs de la Loi. mythifiée participent d’une re- courbes de la cuisse de mon amour comme des bijoux/Le ventre de face à la montée de la wahhabisa- prose ou leurs vers sont les vecteurs. Rebelle à toute forme d’establish- cherche d’un ailleurs qui n’est pas si mon amour une lanterne veillant/Le nombril du ventre de mon amour/ tion de la culture. Et l’affaire a Ainsi, l’un des meilleurs romanciers ment et à tous les « discours de pou- dissemblable, même si l’opposition Est une coupe qui se passe de vin/Son sein est une biche à deux ailes/ contribué à accentuer l’image ré- de l’Egypte d’aujourd’hui, Sonallah voir » islamiste, « engagé » ou éta- de leurs langages les conduit à des Sa nuit est plus longue que la robe de la terre/Sa voix mots blancs/ pressive et liberticide de la mou- Ibrahim, qui a connu comme oppo- tique, l’un des chefs de file des situations rapides de conflits. Poèmes en marche comme touffes de laine qu’on carde (1)/Et la maison vance islamiste au détriment de sa sant de gauche les prisons nassé- jeunes, Hisham Qeshta nous ren- Le Prix Nobel de littérature Na- de mon amour est de bambou/A la fin du rêve/Le roi dort/La fourmi dimension utopique et sociétale. Ce riennes qu’il décrit dans son roman contre au Grillon, le café du centre- guib Mahfouz, que son âge et son s’empresse vers son genou/Quand il tombe/Le chœur vient/Au nom du sont surtout la poésie et la fiction Etoile d’août (éditions Sindbad, ville que hantent nuitamment tous état de santé tiennent éloigné des père/Du fils/Du saint esprit/Au nom de Dieu/Et de la petite sœur Nari- qui ont porté ce renouveau de la 1987), ironise sur la wahhabisation ceux qui, de près ou de loin, appar- débats actuels, mais qui a lui aussi mane créativité culturelle. La poésie joue des esprits et de mœurs qu’il met en tiennent à la république des lettres été victime du coup de poignard dans la structuration de l’imaginaire relation avec le développement cairote. Sans bureau ni statut insti- d’un militant fanatisé, et dont l’ima- (1) Coran dans la culture arabe contempo- d’un capitalisme islamiste réaction- tutionnel, il anime L’Autre Ecriture ginaire prodigieux reste une réfé- Abd El Moneim Ramadan (traduit de l’arabe par Catherine Farhi). raine un rôle central et un texte naire, dans un roman dévastateur, (Al Kitaba al Okhra), une revue que rence pour toutes les générations et comme Invocation d’Abd El Mo- Les Années de Zeth (Actes Sud, 1993). Richard Jacquemond, qui achève les écoles d’écrivains égyptiens neim Ramadan (voir ci-contre), l’un Autrefois, remarque-t-il malicieuse- une thèse sur le champ littéraire d’aujourd’hui (on lira une excel- des jeunes poètes les plus en vue, est ment, les bonnes s’adressaient à égyptien et a traduit en français plu- lente introduction à la diversité de passionnément discuté et a été atta- leur patronne en leur donnant du sieurs romanciers arabes, dépeint son œuvre dans L’Amour au pied des qué en justice. Quant à la fiction, « madame » – en français –, au- comme la pépinière par excellence Pyramides, un recueil de nouvelles « c’est pour nous l’espace même de la jourd’hui elles leur donnent du des auteurs de la nouvelle généra- choisies et traduites par Richard Jac- liberté », explique Ibrahim Abd El « hagga » (personne qui a accompli tion. « Il faut sortir de cette logique quemond, Actes Sud, 190 p., 118 F), Méguid, l’un des parrains de la le pèlerinage à La Mecque). Le ré- qui veut que les écrivains soient “en- avait publié en son temps Palabres jeune génération de romanciers et férent culturel du chic social a chan- gagés” dans tel ou tel camp, contre ou sur le Nil, où se donnait libre cours la auteur lui-même d’un roman à l’hu- gé, mais les rapports de domination, pour le pouvoir ou les islamistes », ex- profusion des idées du Caire de mour corrosif, L’Autre Pays (traduit nous fait remarquer l’auteur, sont plique Hisham Qeshta. Son combat l’époque. Et après deux décennies en français aux éditions Actes Sud), restés les mêmes. Autre type d’en- n’est pas non plus celui de la réap- de silences et de doutes, on assiste qui décrit l’Arabie saoudite à travers gagement, celui de Gamal El Ghita- propriation du patrimoine culturel indéniablement aujourd’hui à un la vision au ras du sol qu’en a un ny, qui inscrit son œuvre roma- arabe, car « nous considérons que nouveau et imprévisible frémisse- émigré égyptien parti comme tant nesque dans la grande tradition toute la culture mondiale est nôtre, du ment culturel sur les rives du Nil. d’autres tenter sa chance à l’ombre d’une culture arabe classique – le moment qu’elle nous parle. Il n’y a pas Gilles Kepel LeMonde Job: WIV1597--0006-0 WAS LIV1597-6 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 09:51 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0472 Lcp: 196 CMYK

VI / LE MONDE / SAMEDI 12 AVRIL 1997 essais bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Un repas de famille Un groupe d’historiens s’interroge sur l’histoire culturelle. Banquet trop protectionniste, où défilent, malgré quelques ragoûts prétentieux, nombre de mets superbes

POUR UNE HISTOIRE premier, par élargissement des s’en voudrait de ne pas mentionner On suivra les promenades d’Alain CULTURELLE frontières, de sorte que l’histoire les plats nouveaux mitonnés par Corbin, envoyé en mission par son sous la direction culturelle joue un rôle de « coordi- Antoine de Baeque sur la Révolu- « patron » dans cette « terre d’an- de Jean-Pierre Rioux nation des sciences de l’homme » ; le tion, Christophe Prochasson avec goisse » du Limousin, et l’on décou- et Jean-François Sirinelli. second par resserrement autour de l’affaire Dreyfus (pourtant abon- vrira comment celui qui allait deve- Seuil, coll. « l’Univers historique », l’histoire sociale en un manifeste au damment cuite et recuite à tous les nir l’un des historiens les plus 460 p., 185 F., sein du manifeste. Sans doute fau- fourneaux) ou Jean-Michel Le- originaux de sa génération « inven- drait-il ici analyser en détail ces niaud, qui nous concocte autour de ta » de nouveaux domaines de re- uel banquet, messei- quelques pages qui montrent tout à la basilique de Saint-Denis quel- cherche pour ne pas « s’en tenir à gneurs ! Toutes les insti- la fois comment l’histoire sociale ques pages bienvenues autour du une quête artificielle et médiocre » à tutions où nos amis his- doit « change[r] moins l’objet Patrimoine. quoi se résument trop souvent Q toriens ont table ouverte d’étude (...) que l’angle sous lequel on thèses et mémoires. sont de la noce : Acadé- le considère ». On observera seule- VASTE CHANTIER Travaux consubstantiels à leurs mie française, Collège de France, ment que ce recours à la linguis- L’un des attraits majeurs de ce auteurs, comme eût dit l’homme CNRS, EPHE, EHESS, universités tique appliquée est, ici, on ne peut volume, dès lors que l’on admet des Essais, et qui justifient pleine- parisiennes, périphériques et pro- plus convaincant. qu’il s’agit avant tout d’un chantier, ment le recours à la forme autobio- vinciales, Inspection générale, et Mais revenons à notre banquet : réside moins dans ses questionne- graphique, tant ici écrire de ou sur même ministère de la culture. On trois grands services nous sont of- ments que dans la forme adoptée quelque chose est d’abord écrire de est entre soi. Fort bien, puisque ferts – Itinéraires (neuf plats), par certains. Il inaugure, en quelque soi : si les projets de travaux re- c’est d’histoire qu’il s’agit ! Comme Périodes (six plats) et Chantiers (huit sorte – et involontairement – la pra- lèvent d’intellectuels à travers pos- dans tout dîner de famille on plats) – avec, en guise de dessert, tique pluridisciplinaire de l’histoire tulats et pratiques idéologiques et/ évoque les grands anciens – Febvre, un dynamique « Eloge de la culturelle que refuse l’historiocratie. ou méthodologiques, ils ont en re- Bloch, Labrousse, Mandrou, Brau- complexité » au terme duquel Jean- Car de Maurice Agulhon à Daniel tour façonné insensiblement des del... –, on parle des absents – François Sirinelli manifeste, tous Roche en passant par Yves-Marie hommes en leur imposant leur Le Goff, Furet, Nora, Vovelle, Char- plats avalés, enthousiasme et in- Bercé, Alain Corbin, Alain Croix et propre réel. Le savoir objectif s’est tier... Certain, et non des moindres, quiétude : « La tâche, on en convien- Antoine Prost, de quoi parle-t-on ? mué en savoir subjectif, et a débou- se demande, avec une discrète iro- dra, est noble mais rude. » De soi. Ecritures autobiographiques ché sur une conquête de l’identité nie, si sa place est bien ici (Maurice Et de fait, l’ordonnancement de – fragments de romans d’éduca- de chacun à travers des « par- Agulhon). Un autre, fin connaisseur la table a déjà dû poser problèmes : tion, voire d’initiation –, où se lisent cours » qui sont à proprement par- des Lumières, laisse percer des re- comment justifier de la place de des parcours similaires et dissem- ler de véritables fragments d’his- grets : qu’aujourd’hui comme hier l’article de Jean-Noël Jeanneney blables qui forment à leur manière toire culturelle. la table n’ait pas été ouverte à parmi les Itinéraires alors qu’il s’agit une de ces générations intellectuelles Daniel Couty d’autres familles ; ce qu’il avait lui- manifestement d’un chantier ? Et que Jean-François Sirinelli a étu- même tenté, avec une convivialité pourquoi avoir relégué les passion- diées ailleurs et pour d’autres dé- (1) A titre d’exemple, un récent ouvrage, sans barrières ni œillères, mais en nantes Rumeurs des siècles mo- cennies. Des étudiants studieux et qui s’affiche comme « pour la première vain (Daniel Roche). dernes d’Yves-Marie Bercé parmi hésitants d’hier aux professeurs res- fois en français (....) une approche globale Regret d’hier, et plus encore re- les Périodes alors qu’il résume, à pectés et estimés d’aujourd’hui, combinant les apports de l’histoire so- gret d’aujourd’hui : que nos deux l’évidence, un Itinéraire ? Et puisque rien ne nous est caché des certi- ciale, de l’histoire culturelle et de l’histoire amphitryons n’ont-ils, pour ce pro- nous sommes conviés à goûter le tudes, des doutes, des enthou- politique », n’hésite pas à emprunter jet ambitieux et exaltant, élargi le menu, signalons à nos maîtres siasmes, des déceptions. Ces histo- aux travaux de Paul Bénichou le titre – cercle afin que le débat s’enrichisse, queux deux plats pour le moins dé- riens, que l’on imagine perdus au et même plus – d’une de ses parties. non de querelles intestines, mais placés : l’un insipide – pourtant le milieu de leurs dossiers, s’abîmant Emprunt signalé en une note pleine de d’apports constructifs ! Le culturel – Moyen Age ne passe pas pour sans les yeux sur des archives, sont aussi morgue et qui n’empêche cependant puisque c’est aussi de lui qu’il saveur – alors qu’il aurait été telle- – et d’abord – des hommes qui ont pas notre prétentieuse seconde main de s’agit – n’est pas propriété des seuls ment aisé de trouver un saucier de trouvé leur chemin propre au terme commettre erreurs ou approximations historiens que l’on sache ! Sans talent en la personne de Michel d’engagements politiques concrets fâcheuses : Hugo qualifié de « grand doute faut-il lire dans ce rassemble- Zink ou d’Emmanuèle Baumgart- sur le terrain (Alain Croix rappelle auteur » alors qu’on n’est encore ment la marque d’une vitalité, al- ner ; l’autre franchement indigeste, dans un très beau texte ce qu’« [il] qu’en 1829, Vigny et son « succès so- lant jusqu’à l’hégémonisme (1), de ragoût prétentieux fait de produits doi[t] à [s]es pratiques militantes de cial », Nerval rangé parmi les « tenants la famille historienne française. périmés (il y a belles lunes que les citoyen »), plus symboliques parfois de l’art pour l’art », Zola, Huysmans et Or donc, cette culture on la « sémiophores » n’excitent plus que (on lira les émouvantes pages Dostoïevski catalogués comme auteurs croise, diverse et mouvante, tou- les ménopausés du bulbe). Mais on d’Agulhon montrant comment «la de « romans réalistes », etc. Preuve qu’il jours fuyante proie. Seuls Georges ne condamnera pas la table pour République-en-femme [s’est imposée est préférable, lorsqu’on veut croiser Duby et Antoine Prost consacrent deux services ratés en comparaison à lui] au carrefour de deux voies, plusieurs disciplines, de parler à plu- leur toast à tenter de la fixer : le de la bonne vingtaine d’autres. On celle de l’archive et celle du décor »). sieurs voix...

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Noire constellation Du peintre à l’œuvre Au Cabaret du Néant, Roland Jaccard présente Sous le signe de Dürer, Gérard Vincent de nouveaux complices en pessimisme propose une réflexion sur l’acte de peindre

TOPOLOGIE DU PESSIMISME est aussi barbant que tout le reste – et LA PRUNELLE DE DÜRER ler ?... – qui s’emboîtent, renvoient de Roland Jaccard. peut-être même un peu plus. » Si- de Gérard Vincent. les unes aux autres et forment peu Dessins de Georges Wolinski, nistre fin de siècle sans promesse de Ed. Descartes & Cie, 480 p., 200 F. à peu la charpente d’une enquête Zulma, coll. « Grain d’orage », fête, sauf celle, apocalyptique, d’un minutieuse sur le métier d’artiste. 72 p., 49F. naufrage : « On raconte que les Japo- ’était une légende à A ces interrogations et à leurs nais construisent en secret un im- Sciences-Po. Combien de nombreux corollaires – participa- ans Le Cimetière de la mo- mense paquebot destiné à un holo- générations d’étudiants tion du spectateur au tableau qu’il rale (1), Roland Jaccard causte de luxe de l’élite mondiale pour C auront été marquées par regarde, rapport regardant/regar- nous invitait à rencontrer la première nuit de l’an 2000. Un hon- Gérard Vincent, par l’originalité de dé, codes culturels nécessaires au D ses maîtres du pessi- nête homme, après avoir fait le tour de ses conférences, son érudition, son décryptage d’un tableau, fonction misme, ses complices en nihilisme. ses illusions et après avoir épuisé les humour et aussi son inguérissable de la critique, processus de légiti- Intimidés mais quand même excités charmes du réel, se doit d’acheter pessimisme ? Combien auront mation, fortune des catalogues et (il y a un pressentiment du pire qui d’ores et déjà son billet dans l’espoir, courbé l’échine sur ses manuels des reproductions, illusion d’une ne trompe pas), nous l’avions suivi sans doute vain, d’aborder ailleurs. » célèbres, combien se seront réga- peinture « virtuelle »... –, Gérard au Cabaret du Néant, où, dans une Roland Jaccard est un virtuose de lées de son séminaire Peinture et Vincent répond en montrant de fa- blême atmosphère de catastrophe, la désillusion. Il s’accorde à juste titre société ? çon passionnante comment les ré- s’étaient succédé de grands artistes une constance dans le nihilisme, une Historien, observateur attentif ponses varient selon le temps et les du négatif comme Schopenhauer, fidélité à l’absence de toute cause. ou narquois de la société contem- angles de vue. Il fait parler les Cioran, Louise Brooks. L’expérience « J’avais vingt ans, écrit-il, j’étais hy- poraine, Gérard Vincent est aussi, peintres eux-mêmes, d’Ingres à nous avait été profitable : nous pocondriaque et je me délectais de depuis quarante ans, peintre et Bacon, de Dürer à Malévitch, de étions sortis de là sombres mais Freud, Groddeck et Ferenczi... Il va de sculpteur. Léonard de Vinci à Paul Klee : tous joyeux, d’une bonne humeur infer- soi que je suis encore hypocondriaque. Une sorte de Janus, en somme, ceux qui un jour ont manié toile, nale. Peut-être par crainte que celle- La psychanalyse, et c’est sa force, en- comme sur l’autoportrait qui orne pigments, vernis, sont sommés de ci ne vire à la conciliation, Roland seigne aussi qu’on ne change pas. » la couverture de son livre, où l’on s’expliquer sur « ce mélange de Jaccard, avec Topologie du pessi- Alors quelle est la nouveauté de ce voit un visage coupé en deux moi- somnambulisme et de terrible lucidi- misme, fait appel à la même constel- texte ? Elle est dans une aggravation tiés, l’une bleue, l’œil écarquillé, té de la conscience » qui, selon Max de la noirceur, dans l’an- l’autre verte, la paupière mi-close, Beckmann, est indissociable de la goisse explicite de toucher à les deux prunelles fixant leur objet pulsion de peindre. une aporie, « car le pessi- – la Peinture – avec une fascination Si Gérard Vincent a tant lu, tant lation d’irréductibles (enrichie de la miste est conscient de ne jamais déses- lucide et inlassable. arpenté tant de musées qu’il est participation de Flaubert, Wittgens- pérer assez ». C’est pourquoi ce livre Et voilà justement tout l’intérêt impossible de résumer une telle tein, Sade, Bouddha, Max Stirner, se situe au-delà de la morale. Il est de cet essai, ouvrage de réflexion somme, on le suit néanmoins sans ...) pour nous ad- un manuel de suicidologie. Ecrit et de témoignage, où l’universi- effort, et avec un plaisir croissant, ministrer une dose supplémentaire dans un mélange de jubilation, taire et l’artiste se rejoignent pour jusqu’à l’interrogation finale : de noire vision. Poison ou vaccin, au d’exaspération et de froideur, il penser l’art de peindre en tentant « Quel avenir pour la peinture de sens où, selon Cioran : « La lucidité comporte aussi des stridences de de surmonter cette habituelle chevalet ? » Dans un monde « ico- est un vaccin contre la vie. » pure tristesse : « Sentiment de déses- contradiction : « Qui peut parler de nique », « sursaturé d’images », où Par fragments, dont plusieurs se poir absolu cette nuit. J’ai toujours vé- peinture sans avoir jamais peint ? Et la peinture ne répond plus à lisent en vis-à-vis d’un dessin de Wo- cu avec l’idée que le suicide serait fa- comment en parler si c’est elle que aucune de ses fonctions tradition- linski – contrepoint graphique d’une cile pour moi. C’est une idée fausse. » l’on a choisie pour s’exprimer ? » nelles (pédagogique, prosélyte, cynique et radieuse vulgarité –, Ro- Aucune lueur d’optimisme donc Voilà aussi qui explique le patro- hagiographique...), l’exploration land Jaccard nous offre un florilège dans ce désert de cendres, sinon nage de Dürer, l’un des premiers lente d’une image fixe ne corres- de répulsions. A partir de ce constat : dans l’esprit de cette interrogation artistes à accéder (en 1528, avec pond plus à notre habitus, conclut « Comme je regrette que mon père de Pavese : « Qui sait si le suicide opti- son Traité des proportions) au statut Gérard Vincent. Dans son œil bleu n’ait pas dit un certain soir à ma mère miste reviendra encore en ce d’« intellectuel », « capable à la pointe le doute : la peinture a-t- que dans la vie il faut choisir entre la monde ? » Topologie du pessimisme fois de peindre et de penser la elle, comme l’affirme après tant lucidité et la fécondité », il déploie les œuvre en ce sens, et c’est sa part, af- peinture ». d’autres Dubuffet, perdu « son axe, mille raisons d’abhorrer. Exercice de firmée, de risque. Roland Jaccard En guise de fil conducteur, une sa pensée » ? Lui préfère penser lucidité qui implique le refus radical s’avance loin au-dessus de l’abîme, là série de questions simples – pour- que « la mourante » survivra, de « la comédie des bons senti- où ne reste d’autre croyance que quoi et pour qui peindre ?, com- même « cacochyme et grabataire ». ments ». Le culte de la mère est hon- celle en la valeur esthétique du der- ment devient-on peintre ?, quel Et sa paupière verte nous adresse ni, l’humanisme voué aux gémonies. nier geste. mystère, quelles obsessions sous- un clin d’œil confiant qui clôt cette Après Auschwitz et Hiroshima, l’idée tendent ce projet ?, quel regard méditation superbe tant par sa ri- de progrès fait vomir. Aimer ? C’est à (1) Presses universitaires de France, pose-t-on sur la peinture ?, de chesse que par sa singularité. mourir de rire ou d’ennui : « Le sexe 1995. quels mots use-t-on pour en par- Florence Noiville LeMonde Job: WIV1597--0007-0 WAS LIV1597-7 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 08:34 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0473 Lcp: 196 CMYK

la chronique LE MONDE / SAMEDI 12 AVRIL 1997 / VII

de Roger-Pol Droitb

adame que vous soyez de grands bouleversements. Le morte est sans Il est curieux de vous bonheur a cessé d’être comme vous conteste un inconvé- écrire en sachant que l’aviez connu. Désormais, il ne fut Mnient. Heureusement, Lettre à une défunte plus seulement une affaire privée, le seul fait que vous ayez existé, de mais un dessein de la république. la manière qu’on peut entrevoir vous ne lirez jamais On proclama que nul ne serait heu- d’après votre Discours sur le bon- ces lignes, bien que reux vraiment tant que des peuples heur (1) console presque de cette si- presque heureuse demeureraient sous le joug et des tuation fâcheuse. Presque, certes. corps dans la servitude. A la ques- Toutefois, votre trépas ayant précé- nous puissions lire les tion du bonheur vinrent se mêler dé de deux siècles la naissance de les autres, leurs visages, leurs souf- votre serviteur, vous ne sauriez lui vôtres. Vous remercier frances, leurs labeurs et leurs ré- tenir rigueur de souligner que le voltes – tous étrangement absents sort, décidément, nous fut ne paraît pourtant pas de votre esprit, pour un regard de contraire. Il eût pu se faire, d’ail- notre temps. Sachez enfin qu’au leurs, que, tout aimable que vous vain, ni tenter de vous nom du bien commun, prenant eussiez paru, ce dont nul ne saurait prétexte d’un bonheur à construire douter, l’agrément de nos humeurs dire en quoi notre pour tous, des despotismes d’une se fût révélé impossible. Vous dites tournure nouvelle et terrible écra- vous-même avoir possédé « une de monde est éloigné sèrent le genre humain. Il se fit en ces âmes tendres et immuables, qui notre siècle de copieux massacres, ne savent ni déguiser ni modérer du vôtre dont les horreurs dépassent l’en- leurs passions ». D’autres vous ont tendement, et dont le souvenir en- décrite sous une lumière moins flat- core hantera nos neveux. teuse, vous disant possessive, auto- ne feignîtes pas d’être savante, Vos objections, il est possible de ritaire, attentive jusqu’à l’excès. vous le fûtes avec ardeur. Et quand les rêver. On vous imagine volon- Disputer ce point serait vain, pour vous seule, en apparence, en tiers rétorquant : « En quoi cela puisque c’est moins de vous qu’il des mots simples, vous tentez sur le empêche-t-il d’être heureux ? Fau- doit être question que de cet écrit tard, la porte de la bibliothèque drait-il attendre que soit éteinte la posthume, auquel vous avez confié, close, de mettre au clair quelques misère du monde pour jouir des d’une plume précisément tenue, le règles pour la direction d’une vie agréments de l’existence ? La joie soin de faire connaître au monde, bonne, vous écouter, Madame, est de l’étude en est-elle moins douce, bien après, la leçon que vous avez un plaisir sûr. la saveur des fraises moins tirée d’une existence intelligente et Vous attendez le bonheur de la suave ? » Vient l’idée qu’effective- libre. mesure, non du renoncement. Il ment poursuivre est inutile. Belle « Pompon Newton », cela vous convient de ne pas se détruire, comme un Fragonard, faussement dit-il encore quelque chose ? C’est d’éviter habilement de ruiner sa sereine comme un Watteau, vous ainsi que Voltaire, que vous avez santé, et pour cela d’être donc, avez beau être proche et touchante, tant aimé, vous surnomma, dit-on – quand il sied, modéré ou prudent. jamais vous ne redeviendrez tout à histoire de rapprocher, d’un mot Cependant, l’esquive de la souf- vous joliment. Vous croyez à la joie – ou pis : amicale –, vous ne vous conserver une étincelle de goût pour fait des nôtres. Il vous manque, plus drôle que tendre, votre goût france n’est pas le but suprême. du leurre et non à celle de la désil- êtes jamais remise. Vous avez su, quelqu’un dont le goût diminue et entre autres, les tricoteuses et des fanfreluches et votre intérêt L’absence de trouble ne vous paraît lusion, et préférez l’action nouvelle même si vous le taisez presque, que qui cesse de nous aimer. » Louise Michel, Rosa Luxemburg et pour la physique. Car vous n’avez point une condition heureuse, et la au ressassement des erreurs pas- vouloir, pour moins souffrir, « dé- Pourquoi, en dépit de maximes si Primo Levi. Vous expliquer n’est pas prisé seulement les atours et les plupart des philosophes se sont sées : « Ce sentiment de repentir est coudre l’amitié et déchirer l’amour » claires, ne nous parlez-vous plus pas possible, comprenez-vous ? Ce lanternes magiques. Vous fûtes, fourvoyés en le croyant. A tout un des plus inutiles et des plus désa- revient à se mettre soi-même en que de loin ? Votre voix est nette, n’est pas simplement que la place avec une furieuse tendresse, prendre, vous préféreriez la dou- gréables que notre âme puisse éprou- pièces. Votre ouvrage est tout autre elle semble pourtant prisonnière manque et que le temps presse. La amante des sciences, vraiment, et leur à la fadeur, et vous aimez – qui ver. Un des grands secrets est de sa- chose que le énième traité de sa- d’un vernis. Elle baigne dans la lu- douceur du couchant dans votre pas seulement en vous passionnant vous blâmerait ? – ce qui est intense voir s’en garantir. » N’ayez crainte : voir-jouir dont votre siècle fut bro- mière d’un autre monde. Comment château n’est qu’une image pour pour Maupertuis. On vous vit et vif plutôt que sans risque ni in- sur ce dernier point, ce n’est guère dé. Il y a, Madame, du vague à vous expliquer ? Non, bien sûr, cela les habitants de notre siècle de fer. concourir à l’Académie des convénients. Le bonheur tient à ce votre serviteur qui s’aventurera à l’âme dans votre boudoir, et cela n’a rien à voir avec le fait que vous Que vous soyez morte, serait-ce un sciences, y être imprimée, polémi- calcul qui équilibrera, jour par jour vous contredire. donne envie de vous saluer. Votre soyez morte. D’autres ruptures avantage ? quer avec son secrétaire, Dortous et âge par âge, l’intensité des jouis- S’il fut touché de vous lire, c’est propos, vous le ramassez vous- sont intervenues. Les mœurs sont de Mairan, vous faire leibnizienne, sances et la possibilité de leur répé- en raison de votre vraie fragilité. même avec assez de verve : «Tâ- différentes, l’Europe s’est transfor- (1) Discours sur le bonheur, de Madame écrire à trente-quatre ans des Insti- tition. A quoi s’ajoute, à la place Vous avez la légèreté des libertines, chons donc de nous bien porter, de mée, le monde même n’est plus du Châtelet, préface d’Elisabeth tutions de physique, aussitôt tra- des tourments du vrai et des mor- ce qui est bien la moindre des n’avoir point de préjugés, d’avoir des comme vous l’aperceviez. Sans Badinter, Rivages poche, coll. « Petite duites en allemand et en italien, sures de la lucidité, votre goût affi- choses, mais vous oubliez d’avoir le passions, de les faire servir à notre doute de telles métamorphoses bibliothèque », 92 p., 48 F. correspondre avec les plus fins ma- ché pour les illusions qui nous font cœur froid, ce qui est plus rare, et bonheur, de remplacer nos passions sont-elles malcommodes à résu- ૽ A signaler également La Philoso- thématiciens de votre temps, parmi vivre. Vous conseillez de ne les pas moins aisé. L’amour demeure pour par des goûts, de conserver précieu- mer, et pas moins à entendre. Sa- phie et le Bonheur, de Philippe Van lesquels Euler et Bernouilli, donner dissoudre, voire de les garder avec vous « la seule passion qui puisse sement nos illusions, d’être vertueux, chez qu’une grande révolution s’est den Bosch, qui dresse un panorama enfin une traduction française des soin. « On peut ne pas aller derrière nous faire désirer de vivre ». C’est de ne jamais nous repentir, d’éloi- faite en France, cinquante ans, tout aisément accessible des doctrines et Principia de Newton qui sera réim- les coulisses voir les roues qui font les pourquoi, de l’éloignement de Vol- gner de nous les idées tristes, et de ja- juste, après qu’on vous a portée en des analyses de la vie heureuse primée jusqu’à nos jours. Bref, vous vols, et les autres machines », dites- taire, de son indifférence oublieuse mais permettre à notre cœur de terre. On y a tué le roi, et accompli (Flammarion, 286 p., 98 F.)

bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Parentes et voyantes Entre « ethnographie conviviale » et « errance méthodologique », Serge Dufoulon chemine sur les traces et les transes de sa mère et de sa sœur

FEMMES DE PAROLES lui faut s’échapper. Elle se marie Mais toutes deux offrent le et rapprochent entre eux les vi- chemine, dérive et retrouve ses Yvonne et Martine lui ont dit que Une ethnologie de la voyance tôt avec un sous-officier bourgui- moyen de restaurer, par le spiri- vants déplacés. Serge Dufoulon, marques. Son livre est hybride et son « sens critique » et son « ap- de Serge Dufoulon. gnon en garnison à Bizerte, ils tisme, les liens de parenté et de quant à lui, occupe tour à tour atypique comme sa recherche, proche de la vie trop intellec- Ed. Métailié, 308 p., 120 F. vont en Algérie après un accident conforter l’appartenance à une toutes les places : fils, frère, eth- souvent alerte et étonnant, par- tuelle » bloquaient ses potentiali- du mari, puis en France et rien ne communauté dans « l’espace so- nologue et Français immigré. fois docte et encombré de réfé- tés de voyant. Trop lucide pour orsqu’un matin d’août va ; après leur divorce, les cinq cial incertain du pays d’accueil ». Entre « ethnographie conviviale » rences comme pour se protéger être extralucide, en somme. 1987, recevant Georges enfants du couple sont confiés à Elles relient les morts aux vivants et « errance méthodologique », il d’une trop forte proximité. Nicole Lapierre Condominas à déjeuner, la garde du père et déclarés pu- Serge Dufoulon entendit pilles de la nation. Yvonne se re- L trouve seule, retourne en Tunisie sa sœur Martine raconter à l’éminent ethnologue les activités puis part en Australie. L’itinéraire de voyante qu’elle et sa mère de Martine, de même, est une Yvonne exerçaient à Melbourne, suite de drames et de ruptures. il fut gêné par cette « impudeur Petite, déjà on la dit folle ; à l’or- naïve », contrarié par « l’image phelinat, un psychiatre la voit, primitive » que donnait ainsi sa enceinte jeune, rejetée par son famille et, fort étonné en enten- père ; elle va rejoindre sa mère à dant son invité lui conseiller très l’autre bout du monde et connaît, sérieusement : « Voilà un bon su- elle aussi, conflits, séparations et jet d’étude ! Vous devriez travailler boulots. sur vos parentes. » La stupeur pas- A travers leurs histoires de vie, sée, il a décidé de relever le défi. Serge Dufoulon reconstitue une La question dès lors n’était plus série d’épreuves où la raison au- d’évaluer du dehors la naïveté de rait pu s’égarer et qui vont se la voyance, de croire ou de ne pas réorganiser en un parcours initia- croire à ce qui lui était raconté ou tique. montré, mais de comprendre ce Les expériences de l’une et qui, pour ces deux femmes l’autre – la transe, le dialogue comme pour leurs clients et amis avec leur « esprit-guide », les vi- d’Australie, prenait ainsi sens. Or, sions, les prémonitions – s’appa- si la familiarité et la confiance fai- rentent à celles des chamans. La saient de lui un observateur privi- différence, évidemment, est que légié, l’implication, parfois, deve- ces derniers vivent dans des so- nait plus que troublante. Le jour ciétés prêtes à intégrer les pou- où Yvonne lui a raconté comment voirs surnaturels comme des elle avait fait l’amour avec Dieu, composantes de leur cadre cultu- il ne put réprimer « une inquié- rel. Dans la modernité de Mel- tude certaine quant à l’état de bourne, dans ses quartiers juxta- santé mental de [sa] mère ». posés et fortement identifiés à La folie, depuis l’enfance, suit des groupes distincts, il y a ce- comme une ombre menaçante pendant place pour des formes l’existence de la mère et celle de de religiosité spécifiques où la sa fille ; elles sont réputées diffé- voyance, les esprits, les sorts sont rentes, anormales, alarmantes. A acceptables. treize ans, Yvonne, « jouant avec Les clients d’Yvonne qui des cartes », fait sa première pré- viennent lui demander de bénir diction concernant l’accident leur maison, de les mettre en d’un de ses frères, survenu peu contact avec un esprit ou de les après, ce qui lui vaut les re- protéger d’un mauvais œil sont, proches et la colère des siens. De comme elle, des immigrés italiens cette famille catholique origi- pauvres. Ceux de Martine naire du sud de l’Italie qui a émi- viennent de milieux anglo-saxons gré au début du siècle en Tunisie protestants un peu plus aisés. et où la liberté et la sexualité des Chacune a son style et son filles sont solidement bridées, il économie des biens de salut. LeMonde Job: WIV1597--0008-0 WAS LIV1597-8 Op.: XX Rev.: 11-04-97 T.: 08:34 S.: 111,06-Cmp.:11,13, Base : LMQPAG 11Fap:99 No:0474 Lcp: 196 CMYK

VIII / LE MONDE / SAMEDI 12 AVRIL 1997 actualités bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb b bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb L’EDITION FRANÇAISE Jacques Prévert au présent impératif b Création du prix Le Monde de la recherche universitaire. Le Monde de l’éducation, de la culture Vingt ans après la disparition du poète, quelques rendez-vous précieux et deux bijoux et de la formation, avec le concours de la Fondation Banques CIC pour qui illustrent l’ardeur juvénile de son esprit le livre, premier mécène de l’uni- versité, et de la Fondation Charles- ingt ans, c’est la jeu- Enfants du paradis, à paraître à fique » dans la collection « Un de dix-neuf textes mis en dialogues vert, Monsieur Moineau, éditions du Léopold-Mayer pour le progrès de nesse. L’âge des deve- l’automne, le scénario original avec siècle d’écrivains » de Bernard avec une illustration originale. Na- Rouergue, 44 p., 68 F, dès six ans) ? l’homme, décernera, en novembre nirs et des promesses, notes, variantes et fins inédites du Rapp. tali, qui participe à la revue Dada, a Sûrement pas, pour ceux qui, d’al- 1997, le Prix Le Monde de la re- des élans et des éveils ; film-culte de Marcel Carné –, on re- On se tournera donc vers Les En- su s’immiscer dans le duo my- bum en album, ont déjà apprécié cherche universitaire, dont l’objec- desV champs ouverts, des chants tiendra seulement le précieux tra- fants du paradis que Marcel Maré- thique que forment pour toujours l’esprit d’enfance ébloui du jeune tif est d’éditer, chaque année, jus- libres. Vingt ans, c’est aussi la du- vail de Jean-Claude Lamy, Prévert, chal met en scène au Théâtre du Robert Doisneau et Jacques Pré- auteur aveyronnais. Prévert et qu’à dix thèses qui prendront place rée d’une absence, celle de Jacques les frères amis (Laffont, 352 p., Rond-Point, à Paris (du 22 avril au vert : avec ses ciseaux, sa colle et Doisneau, ces maîtres aux « drôles dans une collection dirigée par Ed- Prévert, qui s’en est allé le 11 avril 149 F), qui propose, avec force té- 14 juin), ou vers le spectacle des ses pinceaux, mais surtout avec de noms d’oiseaux » à peine trans- gar Morin. Les thèses seront sélec- 1977. moignages, anecdotes savoureuses chansons du cinéma des années 30- une malice qui légitime toutes les formés, sont devenus des chasseurs tionnées par un jury co-présidé Par chance, cet anniversaire n’a et citations pertinentes, un retour 60 (Jacques Prévert y voisine avec hérésies – peut-on « tailler » dans malicieux. L’un enferme dans son par Jean-Marie Colombani et Ed- pas été retenu par les commémora- sur l’aventure créatrice, hors pair, Vladimir Kosma, Vincent Scotto ou les clichés de l’illustre photo- appareil photo – une cage d’où gar Morin et composé de l’en- tions officielles du ministère de la de Jacques et Pierre, le cadet mena- Georges Delerue), créé par Lam- graphe ? –, elle a revisité les mots s’échappent les petits oiseaux – des semble des rédacteurs en chef invi- culture, plus enclin à compter les cé d’anonymat par la gloire aveu- bert Wilson et Bruno Fontaine au et les images de ces complices du images pour qu’elles ne soient pas tés du Monde de l’éducation centenaires ou les demi-siècles. glante de son aîné. Théâtre de la Ville-Les Abbesses bonheur simple, ces scénaristes sages et s’évadent à leur tour, por- (Robert Badinter, Joël de Rosnay, Une chance réellement, tant le Signalons aussi l’entrée du poète (du 22 avril au 10 mai). majuscules qui livrent des situa- tées par ces courants d’air qui net- Luc Ferry, Jean-Noël Jeanneney, poète échappe aux reconnais- dans la récente et si belle collection C’est mince, se plaindra-t-on ? tions quotidiennes comme autant toient le ciel, dégagent les horizons Julia Kristeva, Jacques Lacarrière, sances académiques, lui dont le « Portraits d’auteurs », chez Mar- Quelle importance, puisqu’il reste de tremplins où l’imaginaire et transportent les rêves. L’autre Jean Lacouture, Philippe Quéau, cancre effaçait « tout/ les chiffres et val, qui complète par une chrono- l’œuvre, presque intégralement s’élance, heureux de circuler sans piège grâce à sa plume et son ca- Yves Simon, Dominique Wolton), les mots/ les dates et les noms/ les logie sobre une galerie de photo- disponible en « poche » et illustrée entraves, sûr de n’être jamais arrai- hier à carreaux les paroles en l’air ainsi que des présidents des fonda- phrases et les pièges » pour ne des- graphies de l’écrivain (70 p., 85 F). en « Folio » par les superbes col- sonné au nom de principes et de qui se perdraient sans recours, sans tions partenaires. La participation siner « avec des craies de toutes les lages de l’auteur – la Galerie (au 9 conventions grâce à eux obsolètes. le soin amoureux qui les trans- est ouverte à qui soutient sa thèse couleurs/ sur le tableau noir du mal- DANS LES MÉDIAS de la rue Guénégaud, 75006 Paris) forme en offrande universelle, spi- en 1997, quelle que soit sa disci- heur » que « le visage du bonheur ». Avec la parution d’un hors-série propose plus d’une centaine d’ori- BOÎTE A MALICE rituelle et irrespectueuse, irréducti- pline. Cette initiative prolonge la Il y eut bien, en 1992, l’entrée dans de Télérama (58 F) qui donne à lire ginaux, tendres et cruels, jusqu’au Feu d’artifice de couleurs, blement vivante. Des dessins en rubrique « recherche universi- la prestigieuse Bibliothèque de la les Histoires dans la version de 1963 14 juin, comme l’Espace François- triomphe de la fantaisie créatrice, noir et or, pour un texte d’une so- taire » du Monde de l’éducation qui Pléiade chez Gallimard, avec, en grâce à un partenariat convenu Mauriac de Sevran, qui marie des voilà une boîte à malices où l’hu- briété confondante comme une offre chaque mois aux lecteurs la prime, le beau travail iconogra- avec « Folio »-Gallimard, c’est à pièces plus rares avec des photos meur et la tendresse, la sobriété et confidence essentielle, un message possibilité de prendre connais- phique d’André Heinrich pour L’Al- peu près tout pour l’instant, même de Robert Doisneau jusqu’au l’ironie, la nostalgie aussi, re- d’admiration impératif et au sance des travaux de thésards et bum Prévert, hors commerce et na- si d’autres rendez-vous sont fixés 26 avril. trouvent toute leur magie. Des présent, pour toujours. Pivert et d’assister à leurs soutenances dans turellement épuisé. Mais aucune pour l’automne. Même tonalité du Enfin, deux nouveautés conju- nonnes aux silhouettes d’hiron- Moineau, ces deux braconniers du les universités françaises. (Rens : célébration ne peut recouvrir l’es- côté des médias – hormis RTL, qui guent la référence admirative et delles, des anges rêveurs et des pu- quotidien qui blaguent « autour [email protected]) prit de liberté, la fraîcheur immar- a fêté dès mercredi, avec deux l’intelligence artistique, preuves blicités au kitsch irrésistible, des d’un ver au bar des oiseaux », b Les résultats d’Hachette Livre cescible d’une prose qui ensoleille jours d’avance, l’auteur de Paroles éclatantes que l’esprit de Prévert képis renversés et les indispen- peuvent-ils finir « là-haut » ? Seuls en 1996. Avec un chiffre d’affaires les manuels scolaires, les plus aus- par une journée spéciale. France- souffle encore, éternellement sables oiseaux libérés de leur les esprits chagrins manqueront de de 4,686 milliards de francs (+ 12 % tères comme les plus ennuyeux. Ce Culture comme FR3 annoncent jeune, loin des chapelles à l’air cage... Le lecteur-spectateur sa- hauteur de vue et reprocheront à par rapport à 1995) et un résultat traquenard infaillible où tombent pour la fin de l’année leur hom- confiné et des carcans testamen- voure tout un fatras joyeux pour Olivier Douzou cette adresse ul- net consolidé de 176 millions de convention et routine a peut-être mage particulier – avec une taires qui dessèchent les œuvres. un nouveau grand bal de prin- time. Le ciel est aux poètes, qui francs (+ 16 %), Hachette Livre es- effrayé les éditeurs : le printemps « Marche du siècle » entièrement Nul ne s’étonnera que la griserie de temps, frais comme la couverture l’habitent plus sûrement que les time avoir bénéficié d’une « bonne de Prévert n’a pas, pour l’heure, consacrée au poète – même si la cet air vif et enivrant vienne des de l’album (coll. « Il suffit de passer dieux. tenue de ses activités » en 1996. A suscité de raz-de-marée en librai- chaîne publique a rediffusé le éditeurs dits « de jeunesse ». Avec le pont », Mango, 46 p., 99 F., dès Vingt ans après l’éclipse du ma- périmètre constant, c’est-à-dire rie. Si Gallimard annonce un vo- 10 avril le volet que consacrèrent Le Prévert, le troisième « Album sept ans, mais bien sûr sans limite gicien, l’esprit de Prévert, d’une fé- hors acquisition d’Hatier, le chiffre lume de sa collection « Décou- naguère Janine Marc-Pezet, Alain Dada » – après Le La Fontaine et Le d’âge). condité et d’une jeunesse inenta- d’affaires global progresse de 2 % vertes » signé Bernard Chardère – Poulanges et Gilles Nadeau à Sévigné également mémorables – Plus surprenant, l’hommage que mées, triomphe, irrésistible. et celui du livre en particulier de il présentera dans un collectif Les « Jacques Prévert, le cancre magni- donne à lire une courte anthologie rend Olivier Douzou (Monsieur Pi- Philippe-Jean Catinchi 5 %. Selon Jean-Louis Lisimachio, PDG d’Hachette Livre, l’année a bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb été marquée par une forte crois- sance de la littérature générale (+ 20 %) – notamment grâce aux succès de Brigitte Bardot (Initiales A L’ETRANGER B.B.), (L’Ile du jour d’avant) ou Viviane Forrester Une ville mordue de lecture (L’Horreur économique) – une pro- gression du livre de poche (+ 6 %), e prix Cœur de la France a été décerné sa- Cette faculté d’établir des connivences est, semble- Bon anniversaire, William des livres pratiques (+ 5,5 %) et medi 5 avril, lors de la Fête du livre « Lire à t-il, l’un des talents limousins. Elle se manifeste aussi scolaires (+ 4 %) compensant le re- Limoges », à un jeune auteur d’origine algé- dans deux autres moments forts de la vie culturelle Le 23 avril, pour son anniversaire, William Shakespeare aura droit cul du courtage (- 14 %) et de la rienne, Ahmed Disch, pour son roman Er- locale : le Festival international de francophonie et le à une nouvelle édition de ses pièces de théâtre les plus célèbres et jeunesse (- 4 %). nestL(éd. Anne Carrière). L’an dernier, il avait été attri- Festival du dessin de presse et d’humour de Saint- de ses sonnets, rassemblés dans The Norton Shakespeare, à partir b Prix littéraire. Le prix Max Ja- bué à Anne Wiazemsky pour L’Hymne à l’amour. Just-le-Martel, une banlieue de Limoges. de l’édition publiée il y a près de dix ans par l’Oxford University cob a été décerné à Yves Mabin Dans le jury, présidé par Eve Ruggieri : Madeleine L’audience de telles manifestations est-elle une Press. Mais cette nouvelle édition est précédée d’une préface et Chennevière pour Méditation mé- Chapsal (présidente de la fête et créatrice du prix en cause ou une conséquence ? C’est la vieille histoire de accompagnée de notes dues à Stephen Greenblatt. Ce professeur à tèque (éd. de la Différence) et le 1995), Régine Deforges, Pierrette Fleutiaux, Sonia Ry- l’œuf et de la poule. Toujours est-il que Limoges est Berkeley (Californie) a entrepris de donner une nouvelle interpré- prix Richelieu à Renaud Matignon kiel, Eric Portais et Monique Boulestin, conseillère une ville où l’on lit beaucoup. Quelques chiffres : tation de l’œuvre du barde qui fait lever les sourcils des shakespea- pour l’ensemble de son œuvre. municipale déléguée à la lecture publique et à ce titre pour 136 000 habitants, une bibliothèque centrale et riens. Dans Le Roi Lear, par exemple, il voit une réflexion sociale, cheville ouvrière des trois jours de fête du livre qui quatre bibliothèques annexes (deux dans des quar- politique et économique sur l’époque des Stuart ; dans Les Joyeuses animent Limoges chaque début avril depuis quatorze tiers difficiles), 500 000 volumes, 22 500 documents Commères de Windsor, un travail sur l’apparition des classes Précision ans. sonores, 8 500 cassettes vidéo et 35 000 lecteurs ins- moyennes au temps des Tudor, etc. Ses détracteurs l’accusent de Une affaire qui tourne. Moins médiatique que sa crits. Sept prêts par habitant et par an alors que la « néomarxisme », mais ses admirateurs trouvent au contraire qu’il b A la suite de l’article sur les bi- voisine automnale de Brive-la-Gaillarde, elle n’en moyenne nationale est de 4,5. A quoi il faut ajouter peut être passionnant de relire Shakespeare sous cet angle, comme bliothèques et l’extrémisme (« Le amène pas moins quelque deux cents auteurs et plus quatre bibliothèques de banlieue (l’agglomération sous celui du féminisme, de l’homosexualité, voire du respect de Monde des livres du 28 mars), de 500 000 visiteurs sous le chapiteau implanté pour compte 175 000 habitants) et, pour les campagnes l’environnement. Jacques Bompard, maire (FN) l’occasion sur la « place de la Ré » (la République, alentour, la bibliothèque centrale de prêt : trois bi- d’Orange, nous précise qu’il bien sûr), au centre historique de la ville, au-dessus bliobus, 230 000 volumes et 13 000 documents so- b ESPAGNE : SOURIRE DE FEU conteste « certaines estimations » du tombeau mérovingien de Martial, saint tutélaire nores. Le prix du Sonrisa Vertical (le « sourire vertical »), attribué chaque du rapport de Denis Pallier, inspec- de la cité. Le projet municipal majeur en cours est d’ailleurs année à un ouvrage de littérature érotique, a été remporté par teur général des bibliothèques, sur « Le pari de cette manifestation, explique Monique consacré à la lecture : la médiathèque, 15 000 mètres l’écrivain argentin Abel Pohulanik, pour La Cinta de Escher (« le la bibliothèque d’Orange, et nous Boulestin, c’est son implication forte dans la vie de la carrés, conçue par l’architecte Pierre Riboulet dans ruban d’Escher »), édité par Tusquets. Sur une trame policière, adresse le texte suivant : « Vous re- ville. » Outre le chapiteau central, des manifestations un centre-ville redessiné par l’urbaniste Massimiliano l’auteur raconte les aventures d’un jeune prostitué, dans une latez brièvement le témoignage de sont organisées dans plusieurs lieux. Les auteurs sont Fuksas. Coût : 100 millions de francs, une moitié à la ambiance où le feu joue un grand rôle puisque le roman s’ouvre l’ancienne conservatrice de la bi- conviés dans les écoles (65 classes cette année) et charge de la ville, l’autre cofinancée par l’Etat et la ré- sur l’incendie du Liceo de Barcelone le 31 janvier 1994 et se termine bliothèque municipale d’Orange. dans les « ateliers d’expression » (écriture, vidéo, arts gion. L’ouverture est prévue pour le printemps 1998. avec l’incendie de la Fenice à Venise juste deux ans plus tard. Tout Selon elle, « les élus FN ont fait des plastiques, photo) décentralisés dans divers quartiers. Georges Châtain cela se jouant et se dénouant comme dans les tableaux du peintre bibliothécaires des otages de l’arbi- hollandais Maurits Cornelius Escher, comme l’indique le titre. traire ». Madame Canazzi a son bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb opinion. Notre municipalité en a b GRÈCE : ROMANS ET SOCIÉTÉ une autre. Au nom du pluralisme de AGENDA peau d’un sans-papier », avec tuels », à 20 heures, en présence Le prix Nikiforos Vretakos (fondé en l’honneur d’un grand poète l’information, la voici : les bibliothé- Diop Abacar, Stéphane Hessel et de Michel Contat, Jeannette Co- grec), doté d’environ 22 000 F, a été attribué à Denis C. Maliveras caires ne sont pas et n’ont jamais été b DU 11 AVRIL AU 17 MAI. EX- Danièle Lochak (FNAC-Forum, lombel, Francis Kaplan, Jean-Marc pour son étude La Société hellénique du XXe siècle vue par le roman, « les otages de l’arbitraire ». Il est POSITION. A Marseille, le CIPM 1-7, rue Pierre Lescot, 75045 Paris Mouillie, Jacqueline Levi-Valensi qui trace un tableau des mœurs actuelles à partir de quatorze ro- vrai, en revanche, que certaines (Centre international de poésie Cedex 1, tél. : 01-40-41-40-00). et Gérard Wormser. En outre, Pas- mans d’écrivains grecs contemporains. Ce prix est alternativement d’entre elles n’ont pas partagé notre Marseille) présente une exposition sages organise deux autres confé- remis à un poète, à un essayiste ou à un romancier. politique d’acquisition qui tendait des œuvres d’Hervé Lucien et b LE 18 AVRIL. BARNETT. A rences : le 25 avril sur le thème vers plus de pluralisme, c’est-à-dire Vincent Muraour sous le thème Paris, le Centre national du livre « Pauvreté, exclusion et santé pu- b MEXIQUE : VIVE L’ESPAGNOL vers l’achat de livres nationalistes, « Cent Pièces de ferraille ». Le ver- organise une soirée autour de blique », et le 29 avril sur le thème Le premier Congrès international de la langue espagnole se tient écologiques et anarchistes. » nissage a lieu le 11 avril à 18 h 30 l’œuvre de Christopher Barnett, « Le sionisme et la diaspora » actuellement à Zacatecas, au Mexique. L’espagnol est la quatrième (jusqu’au 17 mai, Centre de la sous le thème « Ces rêves païens/ (rens. : 17, rue Simone-Weil, 75013, langue parlée dans le monde (par 345 millions de personnes dans Rectificatif Vieille-Charité, 2, rue de la Chari- These Heathen dreams ». La tél. : 01-45-86-30-02). 21 pays), après le chinois, l’anglais et l’hindi, et son usage se déve- té, 13002 Marseille, tél. : 04-91-91- rencontre se déroulera en trois loppe, en particulier aux Etats-Unis. Un des objectifs de cette ma- b C’est Sophie Chérer qui est l’au- 26-45). temps : 19 heures, projection b DU 23 AVRIL AU 10 MAI. HA- nifestation est de permettre aux différents pays hispanophones de teur des portraits rassemblés dans d’une vidéo-performance, 20 heu- WAD. A Paris, une exposition des mettre au point des processus linguistiques communs afin de faire L’Album des albums de L’Ecole des b LE 14 AVRIL. BADINTER. A res, lecture des textes par l’auteur, poèmes de Hawad traduits par prospérer la langue, en particulier face aux nouveaux moyens de loisirs (« Le Monde des livres » du Paris, l’Alliance israélite univer- son traducteur et un comédien, Hélène Claudot, peints et calligra- communication comme les CD-ROM ou le réseau Internet. Les dis- 28 mars), et non Florence Seyvos, selle propose une rencontre, à 21 h 30, rencontre avec l’auteur phiés par Geneviève Boigues et cours inauguraux ont été prononcés par deux Prix Nobel de littéra- comme nous l’avons écrit par 18 h 30, avec Robert Badinter, à (rens. : hôtel d’Avejan, 53, rue de Charles de Larminat, sera présen- ture, l’écrivain colombien Gabriel García Marquez et l’Espagnol erreur. l’occasion de la sortie de son nou- Verneuil, 75007, tél. : 01-49-54- tée sous l’intitulé « Lettres et Camilio José Cela, devant le roi d’Espagne Juan Carlos et le pré- veau livre Un antisémitisme ordi- 68-80). images » (58, galerie Vivienne, sident du Mexique, Ernesto Zedillo. naire, chez Fayard (45, rue La 75002, tél. : 01-42-86-88-18). Bruyère, 75009, tél. : 01-42-80-35- b LE 24 AVRIL. SARTRE. A Paris, 00 poste 130). la revue Passages présente, dans le b LE 24 AVRIL. HEIN. A Paris, les cadre du 4e colloque du séminaire, amis du roi des aulnes organisent b LE 18 AVRIL. POLITIQUE. A « Actualité des philosophes », une une lecture rencontre avec Chris- Paris, la FNAC organise un débat conférence sur le thème « Sartre toph Hein (le 25, il sera à Marseille à 17 h 30 sur le thème « Dans la et l’engagement des intellec- et le 28 à Caen). En collaboration avec la maison des écrivains Heinrich Heine, d’autres ren- contres lectures auront lieu en présence de l’écrivain Michael Wüstefeld le 29 mai, puis de Binja- min Wilkomirski, auteur de Frag- ments une enfance 1939-1949 aux éditions Calmann-Lévy, le 17 juin (rens. : hôtel d’Avejan, 53, rue de Verneuil, 75007).