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Durkheim et Buisson : un rendez-vous manqué ? Compte rendu par Matthieu Béra

Cécile Rol et Dominique Merllié (eds.), « Correspondance d’Émile Durkheim à Ferdinand Buisson (1898–1915) », Sociologia Internationalis 51(2), 2013, pp. 121–55

La revue allemande Sociologia Internationalis a récemment livré un numéro qui intéresse de près la durkheimologie1 : Cécile Rol (de l’université de Halle, maintenant connue pour ses articles fouillés sur Duprat, Wundt, Richard et Worms2) et Dominique Merllié (spécialiste de Durkheim et Lévy- Bruhl, co-Dr de la Revue philosophique fondée par Ribot) ont exhumé, retranscrit et commenté huit lettres inédites de Durkheim à Ferdinand Buisson, retrouvées à la bibliothèque d’histoire du protestantisme. Les auteurs ne nous disent rien du fonds Buisson ni de cette bibliothèque, ce qui est un peu dommage. L’idée de plonger dans les fonds de la commu- nauté protestante est évidemment très bonne et pourrait s’étendre à toutes les communautés religieuses, très actives à la fin du dix-neuvième siècle, y compris et surtout parmi les élites de la République. En effet, « laïque » ne voulait pas dire sans religion. Autant le réflexe est-il souvent immédiat, pour de bonnes ou (le plus souvent) de mauvaises raisons de dire qu’un tel était de « confession juive », autant on songe rarement à signaler qu’un tel était « de confession protestante »3 ou « catholique ». Buisson était donc suffisamment « protestant » pour avoir déposé un fonds dans cette bibliothèque d’histoire du protestantisme. On aurait toutefois aimé savoir pourquoi, comment et dans quelles circonstances. Les huit lettres de Durkheim à Buisson occupent 5 pages sur 34. Tout le reste est le fruit de commentaires, auxquels s’ajoute une bibliographie de recherche (3 pages). Autant dire que l’appareil critique est imposant. La présentation des lettres commence par le portrait de Ferdinand Buisson, personnage phare de la IIIe République, qui rayonna en politique (député), en science (professeur d’université en pédagogie) et dans l’administration, bien au-delà de notre sociologue, dont la sphère d’influence fut limitée à l’université. Directeur de l’enseignement primaire de 1879 à 1896, il joua

Durkheimian Studies • Volume 22, 2016: 121–126 © Durkheim Press doi: 10.3167/ds.2016.220108 Matthieu Béra un rôle fondamental dans l’histoire de la République et l’application des lois sur l’enseignement primaire laïc, gratuit et obligatoire. L’année où Durkheim intégrait l’ENS, Buisson atteignait les sommets de la bureaucra- tie républicaine, à 37 ans seulement. Né 17 ans avant Durkheim, en 1841, agrégé de philosophie comme lui (en 1868), il disparut 15 ans après lui. Il multiplia les faits de gloire : il occupa la première chaire de pédagogie à la Sorbonne (1896 à 1902), qu’il abandonna, on le sait, pour la députation (élu député radical socialiste à de 1902 à 1914, puis de 1919 à 1924). Il fut aussi le coordinateur du célèbre Dictionnaire de pédagogie (1882, l’année où Durkheim obtint son agrégation) et le fondateur et l’animateur de la Revue pédagogique. Enfin, comme la plupart des protestants, Buisson fut un fervent dreyfusard mais, contrairement à Durkheim, il ne s’en tint pas à la défense du Capitaine : décidément attiré par le pouvoir, il devint vice-président de la Ligue des droits de l’Homme, puis président de 1913 à 1926. C’est en partie à ce titre qu’il se vit attribuer le prix Nobel de la paix en 1927 ; c’est aussi pour son rôle en faveur de la Société des Nations. On imagine donc assez bien sur quoi pouvait porter leur correspondance : la pédagogie et l’affaire Dreyfus. On s’étonne en revanche que leurs échanges n’aient pas été plus abondants. Lacunes des archives et du fonds ? Deux questions se posent : que nous apprennent ces huit lettres sur Durkheim et la sociologie ? Pourquoi de si maigres échanges entre les deux hommes (5 pages en 20 ans) ?

Sur la sociologie

Sans tout dévoiler du contenu (on pense au lecteur qui aura envie de s’y reporter), on apprend qu’Auguste Comte « dont je m’honore moi-même d’être le disciple », écrivit Durkheim, aurait été introduit au programme de l’agrégation de philosophie sous son impulsion. Il s’en vante auprès de Buisson qui n’est pas aussi enthousiaste que lui à propos du célèbre posi- tiviste. Il n’est notamment pas convaincu que l’on puisse fonder la morale laïque sur la science, contrairement à Durkheim, qui porte au pinacle l’enseignement de la science, au détriment de l’enseignement artistique (cf. L’Éducation morale, 18e leçon, Durkheim [1925] 1992 : 227–230). Il signale fièrement à son interlocuteur qu’une thèse a été écrite « sous [son] inspiration » sur Comte, par l’un de ses étudiants, Alengry (avec un seul L). Sur la question disciplinaire, on nous dit que Buisson « aurait contribué à l’établissement académique de la sociologie en favorisant, même indirecte­ ment, la carrière bordelaise de Durkheim ». L’information est intéressante puisqu’on attribue ordinairement alternativement à Louis Liard (Directeur de l’enseignement supérieur) ou á Alfred Espinas (doyen de la Faculté de Lettres de Bordeaux) cette influence. La source ne figure cependant

122 Durkheim et Buisson : un rendez-vous manqué ? pas dans l’une des lettres échangées, mais dans la nécrologie de Buisson rédigée par G. Richard en 1932, qui écrivit : « C’est Buisson qui a accordé un subside à la Faculté de Lettres pour enseigner la pédagogie ». L’influence est tout de même très indirecte, nous semble-t-il. Mais pourquoi pas ? La véritable information est plutôt celle-ci : il existait un lien entre Buisson et Durkheim : c’était Richard. Il existait un autre lien indirect, plus étonnant encore : la Revue internationale de sociologie de Worms. Ce lien entre Buisson et Worms (puis Richard, qui prit la succession de Worms à la RIS) explique peut-être en partie la distance relative entre Buisson et Durkheim : nous nous étonnions que seulement huit lettres aient été retrou- vées. Peut-être ne faut-il pas chercher l’explication plus loin et prendre en considération les faits suivants : dès 1902, Buisson était membre de la Société de sociologie de Paris, dont il devint le Président en 1908. Il fut aussi le vice-Président de l’Institut international de sociologie du même Worms. Dans ces conditions, l’affinité ne pouvait pas être immense entre Durkheim et lui, étant donné que Worms était « ignoré » par Durkheim qui le méprisait4. Quant à Richard, il rompit avec l’équipe de L’Année socio- logique en 1907, pour rejoindre la RIS5. On ne pourrait pas mieux dire : il était « passé à l’ennemi ». Concernant le fait le plus connu, le fameux passage de témoin sur la chaire de Buisson à Durkheim en 1902 à la Sorbonne, événement qui eut un impact tellement important pour l’histoire de la sociologie française, on découvre les noms des concurrents de Durkheim (p. 141)6. La source n’est pas donnée, sauf erreur de notre part. Sans doute s’agit-il des comptes rendus des assemblées des professeurs ? Une chose est certaine : c’est bien Buisson qui manœuvra pour décider qui serait son suppléant en 1902 et son successeur à sa retraite, en 1906. Comme l’écrivit Halbwachs en 1938, la sociologie entra à l’université par « la petite porte de la pédagogie ». Il n’est pas certain, cependant, que les sciences de l’éducation aient été considérées alors comme la « petite porte », vues les personnalités comme Buisson qui s’en occupaient. Cette représentation de la « grande » sociolo- gie parait bien présomptueuse dans le contexte de la IIIe République.

Sur la pédagogie

À la lecture de cette correspondance, il se confirme que Durkheim était pointilleux, austère, et prenait tout ce qu’il faisait et écrivait très au sérieux (cf. Pickering 1984 : 352–361, sur la vie sérieuse). Ainsi, quand des innova- tions pédagogiques arrivaient d’Amérique, via le pragmatiste John Dewey, et étaient soutenues par une inspectrice française (Pauline Kergomard, dont on apprend qu’elle était protestante et amie de Buisson, inspectrice des écoles maternelles de 1879 à 1917), Durkheim s’insurgeait auprès de

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Buisson et rappelait l’importance de la discipline pour l’éducation de la jeunesse : « C’est le moyen par lequel la nature se réalise normalement ». Il lui écrivit que « tout n’est pas jeu dans la vie » et qu’il serait « désastreux de laisser croire à l’enfant que tout peut se faire en jouant »7. « Il faut que l’enfant se prépare à l’effort, à la peine », sinon… « c’est l’anarchie ». Durkheim apparaît vraiment sous un jour rigide, à tel point qu’il pouvait écrire à Buisson, en 1914, que « la guerre est un test d’efficacité du système éducatif »8. Cette phrase fait froid dans le dos, quand on sait que l’obéis- sance est à l’opposé de l’esprit critique, de l’esprit de résistance et de créa- tivité. Les positions de Durkheim exprimées dans ces lettres n’aideront pas à convaincre (comme certains semblent parfois tenter de le faire) que Durkheim était libéral en matière éducative. Elles indiquent au contraire sa fermeture d’esprit sur les méthodes pédagogiques innovantes et anti autori- taires. Les leçons d’éducation morale enseignées par Durkheim depuis 1887 à Bordeaux aux instituteurs et licenciés de philosophie n’étaient pas d’une autre tonalité, puisqu’elles disaient qu’il fallait apprendre à « aimer la dis- cipline ». N’est-ce pas un peu contradictoire avec la thématique de l’affaire Dreyfus, puisqu’il s’agissait de s’insurger contre l’arbitraire de l’autorité et de l’Armée, Reine des Reines de la discipline ?

Sur l’affaire Dreyfus et la Ligue des droits de l’Homme

On n’apprend pas grand-chose de nouveau sur l’ « Affaire » et le rôle qu’y joua Durkheim, assez bien connu maintenant (et pas si considérable que cela). Les lettres à Hubert et à Bouglé nous en ont déjà beaucoup appris sur le sujet. La lecture du Temps du 30 juillet 18989, auquel nous renvoient les auteurs, donne la liste des huit collègues de Bordeaux qui ont désavoué publiquement Durkheim pour son soutien au doyen dreyfusard Stapfer. Surtout, la correspondance avec Buisson permet, à côté de l’affaire Dreyfus, d’en évoquer une autre, bien moins connue et qui donna pourtant tout son sens à la mission de la LDH : se dresser contre les injustices, quand les droits de la défense n’avaient pu s’exprimer. Un enseignant d’histoire au lycée, Gustave Hervé (1871–1944), avait été limogé arbitrairement par le recteur de l’académie de Dijon, M. Charles Adam (1857–1940), pour avoir pris des positions antimilitaristes dans un journal. Des voix se sont insurgées (dont celles de Durkheim et Buisson) contre le procédé et ce fut le recteur lui-même qui fut muté, tandis que le professeur, semble-t-il, fut réintégré. On constate que cet article est globalement très documenté et fourmille de données nouvelles, obtenues grâce à un travail secondaire réalisé à partir de ces lettres, qui à elles seules n’auraient pu suffire. Il a été mené sous la houlette de C. Rol qui passe ainsi en premier dans l’ordre des

124 Durkheim et Buisson : un rendez-vous manqué ? signatures, en dépit de l’ordre alphabétique. Il permet de renseigner cette maigre correspondance (j’insiste) et de transformer une matière brute assez plate et allusive en quelque chose de riche et précieux, à force de méticu- losité et d’érudition. Les auteurs jouent tantôt sur la force du détail (liste de noms, affaire précise, lecture de quotidien, etc.), tantôt sur la connais- sance du contexte (le rôle des protestants, l’état des sciences pédagogiques, l’affaire Dreyfus, etc.). Rol se sert aussi de ses connaissances sur les atours des réseaux de Durkheim, telles qu’on les voit se dessiner dans ses récentes publications sur Worms (Études sociales), Richard et Duprat (Lendemains). On connait aussi D. Merllié pour sa précision et sa connaissance pointil- leuse de Durkheim et des durkheimiens. Le fait est que cet article a été conçu par deux « chevilles ouvrières » de la fine équipe internationale qui, sous la coupe de M. Borlandi, est en train de préparer les éditions des œuvres complètes de Durkheim chez Droz. Réjouissons-nous par avance de la parution de ce travail en lisant cet article qui n’en est certainement qu’un avant-goût. C. Rol est en charge du premier volume et elle ne manquera pas d’éclairer les textes de Durkheim par des notes érudites, soyons-en certains.

Matthieu Béra est enseignant à l’Université de Bordeaux et chercheur ­rattaché à l’Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine (IRDAP). [email protected]

Notes 1. On peut regretter que ces documents n’aient pas été proposés aux Durkheimian Studies dont la vocation est, chacun le sait depuis leur fondation par Philippe Besnard en 1973, de centraliser les éléments nouveaux en rapport avec Durkheim. Cela éviterait la dispersion des données. 2. Cf. Rol (2011 ; 2012 ; 2015a ; 2015b). 3. Cf. Cabanel (2000), Cabanel et Encrevé (2015). 4. Cf. Les Études sociales, numéro sur Worms coordonné par Frédéric Audren et Massimo Borlandi, et les articles de Borlandi (2015a), Rol (2015b), Savoye et Audren (2015). 5. Cf. Lendemains, numéro sur Richard coordonné par Cécile Rol, et l’article de Borlandi (2015b). 6. Il y en avait déjà quelques-uns dans Fournier (2007). 7. À comparer avec ce que pensait Françoise Dolto : un enfant qui joue est un enfant en bonne santé. 8. Quand on pense à son fils et au choc que son « sacrifice » causa au père, ébranlé dans ses certitudes, on pourrait réfléchir à l’obéissance et à l’autorité d’une autre manière. 9. http://gallica.bnf.fr/iiif/ark:/12148/bpt6k2357079/f3/3016.9770713089765,394 .2209318270745,1013.2750127877243,1002.0372122762151/541,535/0/native.jpg.

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Références Borlandi, M. 2015a. « René Worms critique de Durkheim, qui l’ignore », Les Études sociales 161–162 : 87–118. Borlandi, M. 2015b. « Quand Richard se professait durkheimien (1892–1906) », Lendemains 40(158/159) : 12–62. Cabanel, P. 2000. Les Protestants et la République. De 1870 à nos jours. Bruxelles : Éditions Complexe. Cabanel, P et A. Encrevé. 2015. Dictionnaire biographique des protestants de 1787 à nos jours. Paris : Éditions de Paris-Max Chaleil. Durkheim, É. [1925] 1992. L’Éducation morale. Paris : Presses universitaires de . Fournier, M. 2007. Émile Durkheim (1858–1917). Paris : Fayard. Pickering, W.S.F. 1984. Durkheim’s Sociology of Religion : Themes and Theories. London : Routledge and Kegan Paul. Rol, C. 2011. « Guillaume-Léonce Duprat (1872–1956), l’Institut International de Sociologie et l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres », Lendemains 36(141) : 18–42. Rol, C. 2012. « Animisme et totémisme : Durkheim vs Wundt », L’Année sociologique 62(2) : 351–366. Rol, C. 2015a. « Gaston Richard (1860–1945) : un sociologue en rébellion », Lendemains 40(158/159) : 7–140. Rol, C. 2015b. « La Société de sociologie de Paris : un continent méconnu (1895– 1952) », Les Études sociales 161–162 : 119–173. Savoye, A. et F. Audren. 2015. « René Worms, un sociologue “sans qualité” ? Éclairage biographique », Les Études sociales 161–162 : 7–41.

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