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(1802-1885) est considéré le titan du romantisme français. Son vaste œuvre et son esprit génial s’appuient et se justifient l’une l’autre. Chef de l’école romantique, Victor Hugo a bouleversé la tradition littéraire par les préceptes du romantisme expliqués dans la préface à (1827). Presque dans la même mesure poète, dramaturge et romancier, figure remarquable, dans sa jeunesse, de la bohème parisienne, Victor Hugo a fait preuve, également, d’un esprit combatif infatigable, ce qui l’a poussé vers un conflit acharné avec Napoléon III, l’empereur honni qui a supprimé La deuxième République, proclamée, en 1848, par Lamartine. D’ici Les Châtiments (1853), chef-d’œuvre de la littérature satirique française et universelle. Ses romans : Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Han d’Islande consacre le plus puissant romancier du romantisme. Hugo a été le plus fécond dramaturge, peut-être, du XIXe siècle : Cromwell, , Le roi s’amuse, , , sont de véritables chef-d’œuvres. En tant que poète, Hugo est réellement écrasant, d’une telle manière que, dans une interview, étant sollicité de déclarer qui est, à son avis, le plus grand poète français, André Gide a exclamé : « Hugo, hélas ! ». Admiration, stupéfaction et ironie devant une œuvre accablante par : étendue, thèmes, sources, diversité des sentiments, formes et tons, idées, espèces : Odes et poésies diverses (1822), (1826) ses deux premiers recueils, et puis Les Feuilles d’automne, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieurs, , , La Légende des siècles ont marqué à jamais la poésie. La Légende des siècles (1859-1883), une longue série de poèmes épiques, relève la méditation poétique sur les plus grands problèmes de la destinée humaine en venant aux profondeurs insoupçonnables de l’esprit, dans une avalanche ininterrompue d’images, antithèses, énumérations, pensées ; et tout cela illustre, chez Hugo, la dimension du démesuré. Voilà, ici-bas, un échantillon de cette épopée en vers, sous la forme d’une analyse détaillée : le poème Booz endormi.

Après avoir surpris l’attitude déjà énoncée dans le titre – Booz dormait, abattu par fatigue, après la peine d’un long jour d’été –, sans omettre de fixer le cadre du tableau – il dormait « auprès des boisseaux pleins de blé », – avec l’habileté et la passion d’un peintre, le poète commence à crayonner le portrait physique et moral de son personnage. Mais, avant tout, il est préoccupé du bien-être matériel et du portrait moral : Booz était riche mais aussi amoureux de justice, il était pur et sans péché :

« Il était quoique riche, à la justice enclin ; Il n’avait pas de fange dans l’eau de son moulin, Il n’avait pas d’enfer dans le fer de sa forge. » Ce sont des touches physiques en alternance avec des touches morales, et toutes celles-ci se succèdent les unes après les autres, à une manière quasi didactique, qui peut être perçue, de nos jours, comme vétuste. Sans viser forcément à l’antinomie, mais plutôt au caractère complémentaire, le poète insiste sur le parallèle entre le feu de la jeunesse et la lumière de la vieillesse, entre la beauté et la grandeur. Hugo nous prépare ensuite pour le vrai rangement du personnage en louant sa générosité, ses qualités de bon maître et de fidèle paren,t et tout cela, aux yeux des femmes, valait mieux que les qualités de beaucoup de jeunes hommes. Le vieillard se préparer pour se retourner à la source originaire, et cette source était la lumière qui brillait dans ses yeux. La pureté le faisait voisin de la lumière. Le poète couronne son héros. L’idéalité romantique gagne libre cours, mais pas tout à fait gratuitement. A travers le septième quatrain, il revient, d’une manière cyclique, à l’attitude initialement décrite – le sommeil de Booz – après avoir fixé quelques détails pour donner des dimensions gigantesques au tableau, tel un peintre de la Renaissance :

« Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ; Près des meules qu’on eût prises pour des décombres, Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres, Et ceci se passait dans des temps très anciens. »

C’est une extension du cadre qui se passe du niveau individuel au niveau de l’histoire. Les temps quasi immémoriaux gardaient encore les traces du déluge et du passage des géants. De l’histoire, la perspective s’ouvre vers le mythe. Booz est comparé avec les patriarches d’Israël, et Jacob est l’un d’eux. Booz est, comme le poète nous suggère, pareil aux fondateurs des peuples. L’intention de l’auteur commence déjà à se préciser : Booz prendra place à côté de Jacob et de Judith, parce que c’est vers lui que la Transcendance va s’ouvrir. Le romantique Victor Hugo ne pouvait oublier la descente de la Transcendance dans l’histoire. Il dit :

« Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ; Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée, Au-dessus de sa tête un songe en descendit. » Pour Booz, la transcendance ouvre ses portes par le truchement du rêve, un autre thème si cher aux romantiques, car on écrit, d’ailleurs, dans un livre depuis longtemps célèbre – L’âme romantique et le rêve par Albert Béguin. Le rêve a une fonction révélatrice, car par cette voie la divinité même nous fait connaître ses plans, qu’elle transmet surtout aux élus. Certes, le rêve de Booz est une allégorie. Un chêne pousse de son ventre et hausse ses rameaux jusqu’aux ciels, et c’est la longue chaîne des futures générations de la race sémite. De cette façon Booz ira à côté de ses parents fondateurs de son peuple. La qualité d’être élu est d’autant plus un don de que Booz se trouve à l’âge de la vieillesse, qui, en général, n’est pas favorable à la procréation. Mais la divinité lui accorde cette faveur de la même façon qu’elle avait faite à un autre patriarche, Abraham et son épouse Sarah, et, beaucoup plus tard, au prêtre Zacharie et à Elisabeth, les parents de Jean Baptiste. Booz est conscient de cette aptitude même dans le rêve : il est veuf et sans enfants à un âge de plus de quatre-vingt ans. La communion avec sa femme décédée lui paraissait indestructible, telle la communion de la vie et de la mort :

« Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi, O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ; Et nous sommes encore tous mêlés l’un à l’autre, Elle à demi vivante et moi à demi mort. »

De même que Zacharie dans le temple, Booz doute de la puissance de procréer é un vieil âge ; à cette occasion, le poète dédie un petit hymne à la jeunesse :

« Quand on est jeune, on a des matins triomphants, Le jour sort de la nuit comme d’une victoire. »

Puis Booz déplore sa vieillesse devant la divinité. Mais, semble-t-il, en gardant le précepte biblique, Hugo même veut prouver la sagesse qui nous dit que cachées sont les voies de Dieu, mais, toutefois, grande est sa pitié. Il y emprunte, quasi ad litteram, la mystique de l’Ancien Testament. La fantaisie romantique ne transfigure aucunement l’épisode des Saintes Ecritures, sauf le rêve. Quant au reste, Hugo se contente, à peu près, d’une illustration versifiée de l’histoire biblique. Le poète respecte, à vrai dire, le dogme de l’Ancien Testament. D’ailleurs, on peut considérer que, dans le poème, le culte pour l’histoire et pour les vérités des sources et de l’esprit est plus important que l’imaginaire. De la même manière que dans la première partie du poème – le tableau est peint dans toute sa sérénité grandiose –, la deuxième partie aussi – c’est le rêve prémonitoire – reçoit des proportions gigantesques. L’arbre généalogique symbolisé par le chêne s’élève jusqu’au ciel, pendant que l’image du vieillard est pareille à celle d’un bouleau tremblant au milieu des orages hibernaux, et le penchant funeste de l’âme vers le tombeau est pareil à l’image d’un bœuf assoiffé qui penche son front vers l’eau. Après cela, en passant un peu plus rapidement par-dessus le troisième épisode, où l’on entend que la garantie divine commence à s’incarner, le poète fait entrer discrètement Ruth dans le cadre. La jeune femme procréatrice est pareille à une rose tombée aux pieds d’un cèdre géant :

« Le cèdre ne sent pas la rose à sa base, Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une Moabite, S’était couché aux pieds de Booz, le sein nu, Espérant on ne sait quel rayon inconnu, Quand viendrait du réveil la lumière subite. »

Cette femme, sortant d’un autre peuple que Booz, ne cachait pas sa fertilité en étant poussée vers ce seigneur dans une secrète communion de la lumière. C’est la lumière divine qui enveloppera tous les peuples et les unira dans la communion de la foi – voilà une prédiction de la vérité des Evangiles. Cette union et cette communion s’accomplissent d’abord avec une totale innocence :

« Booz ne savait point qu’une femme était là Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. »

C’est une innocence qui fait ouvrir les portes du rêve, et c’est la condition du début d’une voie initiatique. Au cas de Booz et de Ruth, il s’agit même d’une initiation à l’histoire en harmonie avec la volonté divine. C’est la préfiguration du fameux concept catholique Nihil sine Deo que Victor Hugo n’ignorait point, mais, à la fois, c’est une confirmation de la descente de la Transcendance dans l’histoire. Le tableau devient féerique et céleste : on entrevoit une atmosphère nuptiale, auguste et solennelle, éclairée de la présence non-relevée des anges. La communion avec la nature, que l’homme ennoblit, par ailleurs une communion idéale, se reprend par un souffle commun : Booz dormit dans le murmure des sources, au mois de la douceur et de la pureté des lys qui couvrent les faîtes tout autour. Le caractère idyllique de cette scène est vraiment émouvant, mais presque conventionnel pour le lecteur de nos jours. Sans idéaliser moins, le poète élargit la perspective à ses nouveaux cadres, qui s’empare cette fois-ci des grands espaces, en haut et en étendue, transcendance et immanence en même temps ; et, dans la douce harmonie de la nuit, une paix profonde descend partout. L’histoire d’amour dans ce cadre idyllique nous rappelle quelques notes du poème Sara pe deal par Mihai Eminescu :

« Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire : Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ; Une immense beauté tombait du firmament ; C’était l’heure tranquille où les lions vont boire. »

Au final du poème la perspective cosmique insuffle à Ruth un état de rêverie, inévitable, du reste, dans un cadre nocturne qui suggère aussi l’ouverture du temps vers l’infini, en atteignant le point où Booz et Ruth renouent l’histoire de leur peuple. Dans la nuit de la vieillesse de Booz brillait maintenant le croissant de l’image bénie et du corps fécond de Ruth : « Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ; Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil è moitié sous ses voiles, Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été Avait, en s’en allant, négligemment jeté Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. »

L’imagerie romantique ne pouvait pas manquer la perspective uranique vers laquelle s’ouvre la fin du poème, tel que la conscience de la même espèce ne pouvait pas manquer le sens grandiose de l’épopée de l’histoire. Dans l’histoire biblique, la prémonition inconsciente de Ruth a marché dès l’instant où elle avait pris la décision d’accompagner sa belle-mère au retour dans la contrée de Juda, tout à fait étrangère à la jeune femme. De la sorte, Ruth allait sur les voies de la Providence, alors qu’elle disait, en refusant de quitter sa belle-mère : « N’insiste pas pour que je t’abandonne et que je retourne chez moi. Là où tu iras, j’irai ; là où tu t’installeras, je m’installerai. Ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu. Là où tu mourras, je mourai et c’est là que je serai enterrée. Que le Seigneur m’inflige la plus terrible des puissances que ce n’est pas la mort seule qui me sépare de toi ! » (Ruth, I, 16). Dans la Bible on fait aussi mention du temps de l’arrivée des deux femmes dans le Bethléem judaïque : « C’est ainsi que Noémi revint du pays de Moab avec Ruth, sa belle-fille moabite. Lorsqu’elles arrivèrent à Bethléem, on commençait juste à récolter l’orge. » (Ruth, I, 22). L’image de la moisson est aussi le gros plan du poème de Victor Hugo. C’est l’épisode de la rencontre de Booz et de Ruth qui suit, lorsque la jeune moabite glanait dans les champs de Booz, scène à laquelle Hugo fait allusion au début de son poème. Après cela s’avère la magnanimité de Booz, cependant le principal atout moral du personnage de la poésie. Conseillée par sa belle-mère Noémi (qui s’est baptisée elle- même Mara – amertume – par suite des vicissitudes subies : l’exile au Moab et la mort de ses deux fils), Ruth va pendant la nuit à l’aire, où Booz dormait après avoir moissonner les graines toute la journée. Dans les deux textes la période de la moisson est liée à l’idée de la fécondité. La scène du sommeil est presque la même dans la Bible que dans le texte de Hugo. En se réveillant pendant la nuit (le cèdre se penche et aperçoit la rose à ses pieds, dirions-nous d’après Victor Hugo), Booz découvrit Ruth couchée auprès de lui ; puis il lui promet le rachat, autrement dit les fiançailles et puis les noces, à une seule condition – si un parent plus proche ne lui propose le mariage selon une coutume des Juifs d’autrefois : lorsqu’une femme devenait veuve, elle devait se marier avec le frère du défunt ou, en absence du frère, avec les parents les plus proches. Le moment du rêve manque des passages bibliques, ce qui représente la création de Victor Hugo : l’appétit des romantiques pour l’onirique ne se démentit ni cette fois. Revenons encore à l’histoire de l’Ancien Testament. Avec la bénédiction des seigneurs de la cité, Ruth devint l’épouse de Booz, ayant comme dote la terre de son ancien mari décédé, achetée de la veuve Noémi, toujours conformément à une vieille coutume juive : que le nom du mort soit mentionné avec l’héritage que venait de sa part. Ruth naquit un fils à Booz, qui s’appelait Obed (Iobed), et qui fut le grand-père de David et représenta la douzième génération de la file de quarante-deux jusqu’à Jésus Christ. Par le prisme de cette généalogie, on entend la volonté divine de la perpétuation de Booz vieux – il est un rameau de la généalogie de Christ. Albert Béguin, dans son ouvrage intitulé L’âme romantique et le rêve, considère que « les poèmes mythiques » de V. Hugo (La Légende de siècles, sans doute) comptent parmi les trois œuvres capitales qui sont la source de toute la poésie moderne. Les deux autres sources sont, d’après Béguin, Aurélia et Les Chimères par Gérard de Nerval et Les Fleurs du mal par Charles Baudelaire. Revenons à nos moutons et remarquons que le rêve de Booz représente la partie la plus originale de ce poème. Le thème du rêve a également préoccupé Hugo d’une manière explicite, d’une certaine façon théorique. Il parlait sur les profondeurs des abysses du rêve lui inspirant de la crainte, puisqu’ils sont immatériels et s’écroulent dans la noirceur des formes intangibles. D’après Hugo, Béguin parle sur les rêves en tant qu’équivalent d’une descente aux Enfers et n’oublie pas d’ajouter que les œuvres qui se puisent dans le rêve constituent les quatre combles poétiques du XIXe siècle : Nerval, Hugo – La Légende des siècles –, Baudelaire – Les Fleurs du mal – et Rimbaud – Une saison en enfer.