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Les Contemplations

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Les Contemplations

Livres IV-V •

PRÉSENTATION NOTES d’Esther Pinon

DOSSIER CHRONOLOGIE BIBLIOGRAPHIE de Sylvain Ledda

GF Flammarion No d’édition : L.01EHPN001006.N001 Dépôt légal : juin 2020 © Flammarion, Paris, 2020. ISBN : 978-2-0815-1084-5 Présentation

En 1877, place en tête de la « Nouvelle Série » de La Légende des siècles « La Vision d’où est sorti ce livre », poème composé en 1859 mais qu’il date d’avril 1857. Il en fait ainsi symboliquement sa première pièce de vers écrite après Les Contemplations, parues en avril 1856, et inscrit La Légende des siècles dans la continuité des « Mémoires d’une âme 1 ». Le recueil lyrique et le recueil épique ont en partage l’ambition de saisir l’his- toire (les Mémoires, les siècles) et de la transcender par l’intime et l’universel (l’âme, la légende). De fait, la « Vision » est encore une contemplation, dont les pre- miers vers portent le souvenir du livre passé autant que le programme du livre à venir : J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut. C’était de la chair vive avec du granit brut, Une immobilité faite d’inquiétude, Un édifice ayant un bruit de multitude,

1. Désignation générique et métaphysique que Hugo propose dans la préface des Contemplations (voir p. 204-206) : « Qu’est- ce que les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les Mémoires d’une âme.» 8 Les Contemplations

Des trous noirs étoilés par de farouches yeux, […] Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphire 1[.] Bien que leurs proportions soient moindres que celles des trois séries de La Légende des siècles, les six livres des Contemplations constituent eux aussi un « édifice ayant un bruit de multitude », et parcourent toute la gamme de l’univers sonore, de l’inaudible à l’assour- dissant : « Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme 2. » Comment traduire en un langage intelli- gible, c’est-à-dire articulé et unifié, le chaos de mur- mures et de cris de la « multitude » ? C’est tout l’enjeu de la contemplation, regard intérieur, plongée aux tré- fonds de soi d’où doit émerger la poésie, parole de tous pour tous.

LA VIE D’OÙ EST SORTI CE LIVRE

Il est peu d’œuvres poétiques qui se réfèrent plus ouvertement que Les Contemplations à leur contexte his- torique et biographique 3. Cet ancrage dans le passé récent et le présent de l’auteur est particulièrement sensible dans les livres IV et V qui, ponctués de noms

1. La Légende des siècles, t. I, Flammarion, « GF », 2014, p. 65. 2. Préface des Contemplations, voir p. 205. 3. On consultera avec profit la biographie de référence de Hugo : Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo,t.I.Avant l’exil. 1802-1851 et t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864, Fayard, 2002-2008. Présentation 9 de lieux et de personnes, de dédicaces et de dates commémoratives, peuvent se lire comme un album familial et amical 1, renfermant les souvenirs d’un pan de vie. Au regard de leur genèse, et en dépit de ce que cette catégorie peut avoir de suspect, Les Contemplations sont d’abord une œuvre de circonstance : ce sont les circons- tances, politiques et intimes, qui en dictent l’écriture. À deux reprises, Hugo subit l’épreuve du silence imposé. Le 4 septembre 1843, alors qu’il est en voyage dans les Pyré- nées en compagnie de sa maîtresse, , sa fille Léopoldine se noie dans la Seine lors d’une promenade en canot avec son mari. Outre qu’il doit affronter le caractère indicible du deuil et de sa propre culpabilité, il a perdu l’interlocutrice privilégiée qu’était l’aînée de ses enfants, initiatrice symbolique de la création 2. Huit ans plus tard, le 2 décembre 1851, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le prive du droit à la parole publique qui était le sien depuis son élection à l’Assemblée constituante en 1848 et à l’Assemblée législative l’année suivante. [...]

1. Voir Florence Naugrette, « L’album », Actes du colloque sur Les Contemplations des 4-5 novembre 2016 (dir. C. Millet, Fl. Naugrette et H. Scepi), mis en ligne en novembre 2016, http://groupugo. div.jussieu.fr/Groupugo/Colloques%20agreg/ Les%20Contemplations/Textes/Naugrette_Album.htm. 2. Voir par exemple « Ô souvenirs ! printemps ! aurore !… » (IV, IX) : « Le soir, comme elle était l’aînée,/ Elle me disait : ‘‘Père, viens !// Nous allons t’apporter ta chaise,/ Conte-nous une histoire, dis !’’ — », p. 73.

Les Contemplations

Livres IV-V

« AUJOURD’HUI »

(1843-1855)

Livre quatrième PAUCA MEÆ 1

1. Sur la signification de ce titre, voir la Présentation, p. 23.

I

Pure Innocence ! Vertu sainte ! Ô les deux sommets d’ici-bas ! Où croissent, sans ombre et sans crainte, Les deux palmes des deux combats !

5 Palme du combat Ignorance ! Palme du combat Vérité ! L’âme, à travers sa transparence, Voit trembler leur double clarté.

Innocence ! Vertu ! sublimes 10 Même pour l’œil mort du méchant ! On voit dans l’azur ces deux cimes, L’une au levant, l’autre au couchant.

Elles guident la nef qui sombre ; L’une est phare, et l’autre est flambeau ; 15 L’une a le berceau dans son ombre ; L’autre en son ombre a le tombeau.

C’est sous la terre infortunée Que commence, obscure à nos yeux, La ligne de la destinée ; 20 Elles l’achèvent dans les cieux. 52 Livre quatrième. Pauca meæ

Elles montrent, malgré les voiles Et l’ombre du fatal milieu, Nos âmes touchant les étoiles Et la candeur 1 mêlée au bleu.

25 Elles éclairent les problèmes ; Elles disent le lendemain ; Elles sont les blancheurs suprêmes De tout le sombre gouffre humain.

L’archange effleure de son aile 30 Ce faîte où Jéhovah s’assied ; Et sur cette neige éternelle On voit l’empreinte d’un seul pied.

Cette trace qui nous enseigne, Ce pied blanc, ce pied fait de jour, 35 Ce pied rose, hélas ! car il saigne, Ce pied nu, c’est le tien, amour !

Janvier 1843 2.

1. Innocence pure, mais aussi, au sens étymologique, blancheur. 2. Sur les dates choisies par Hugo pour figurer dans le recueil et la datation réelle des poèmes d’après le manuscrit, voir la Présen- tation, p. 17-19, et le tableau en Annexe, p. 265-268. Ici, la date fictive situe le poème peu avant le mariage de Léopoldine, qu’il préfigure. II. 15 février 1843 53

II

15 FÉVRIER 1843 1

Aime celui qui t’aime, et sois heureuse en lui. — Adieu ! — Sois son trésor, ô toi qui fus le nôtre ! Va, mon enfant béni, d’une famille à l’autre. Emporte le bonheur et laisse-nous l’ennui !

5 Ici, l’on te retient ; là-bas, on te désire. Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir. Donne-nous un regret, donne-leur un espoir, Sors avec une larme ! entre avec un sourire !

Dans l’église, 15 février 1843.

1. Date du mariage de Léopoldine Hugo et Charles Vacquerie, en l’église Saint-Paul, à Paris. 54 Livre quatrième. Pauca meæ

4 SEPTEMBRE 1843 1

…………………………………………………………

1. Date de la mort de Léopoldine, noyée dans la Seine, à Ville- quier, avec son mari. III. Trois ans après 55

III

TROIS ANS APRÈS

Il est temps que je me repose ; Je suis terrassé par le sort. Ne me parlez pas d’autre chose Que des ténèbres où l’on dort !

5 Que veut-on que je recommence ? Je ne demande désormais À la création immense Qu’un peu de silence et de paix !

Pourquoi m’appelez-vous encore ? 10 J’ai fait ma tâche et mon devoir. Qui travaillait avant l’aurore, Peut s’en aller avant le soir.

À vingt ans, deuil et solitude ! Mes yeux, baissés vers le gazon, 15 Perdirent la douce habitude De voir ma mère à la maison 1.

Elle nous quitta pour la tombe ; Et vous savez bien qu’aujourd’hui

1. Sophie Trébuchet, mère de Victor Hugo, est morte le 27 juin 1821. L’auteur avait alors dix-neuf ans. 56 Livre quatrième. Pauca meæ

Je cherche, en cette nuit qui tombe, 20 Un autre ange qui s’est enfui !

Vous savez que je désespère, Que ma force en vain se défend, Et que je souffre comme père, Moi qui souffris tant comme enfant !

25 Mon œuvre n’est pas terminée, Dites-vous. Comme Adam banni 1, Je regarde ma destinée Et je vois bien que j’ai fini.

L’humble enfant que m’a ravie 30 Rien qu’en m’aimant savait m’aider ; C’était le bonheur de ma vie De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n’a pas voulu clore L’œuvre qu’il me fit commencer, 35 S’il veut que je travaille encore, Il n’avait qu’à me la laisser !

Il n’avait qu’à me laisser vivre Avec ma fille à mes côtés, Dans cette extase où je m’enivre 40 De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d’une autre sphère, Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !

1. Hugo se compare à Adam chassé du paradis terrestre, figure par excellence de l’exil et du malheur. III. Trois ans après 57

Pourquoi m’as-tu pris la lumière Que j’avais parmi les vivants ?

45 As-tu donc pensé, fatal maître, Qu’à force de te contempler, Je ne voyais plus ce doux être, Et qu’il pouvait bien s’en aller ?

T’es-tu dit que l’homme, vaine ombre, 50 Hélas ! perd son humanité À trop voir cette splendeur sombre Qu’on appelle la vérité ?

Qu’on peut le frapper sans qu’il souffre, Que son cœur est mort dans l’ennui, 55 Et qu’à force de voir le gouffre, Il n’a plus qu’un abîme en lui ?

Qu’il va, stoïque, où tu l’envoies, Et que désormais, endurci, N’ayant plus ici-bas de joies, 60 Il n’a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu’une âme tendre S’ouvre à toi pour se mieux fermer, Et que ceux qui veulent comprendre Finissent par ne plus aimer ?

65 Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire Que je préférais, sous les cieux, L’effrayant rayon de ta gloire Aux douces lueurs de ses yeux ? 58 Livre quatrième. Pauca meæ

Si j’avais su tes lois moroses, 70 Et qu’au même esprit enchanté Tu ne donnes point ces deux choses, Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles, Et de chercher, cœur triste et pur, 75 À te voir au fond des étoiles, Ô Dieu sombre d’un monde obscur,

J’eusse aimé mieux, loin de ta face, Suivre, heureux, un étroit chemin, Et n’être qu’un homme qui passe 80 Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu’on me laisse ! J’ai fini ! le sort est vainqueur. Que vient-on rallumer sans cesse Dans l’ombre qui m’emplit le cœur ?

85 Vous qui me parlez, vous me dites Qu’il faut, rappelant ma raison, Guider les foules décrépites Vers les lueurs de l’horizon ;

Qu’à l’heure où les peuples se lèvent 1, 90 Tout penseur suit un but profond ;

1. Cette allusion au soulèvement des peuples renvoie aux insurrec- tions qui eurent lieu au Portugal à partir du printemps 1846, et surtout en Pologne à partir des 21 et 22 février de la même année (le 19 mars, Hugo prononce à la Chambre des pairs un discours, « Sur la Pologne »), mais elle évoque plus généralement toutes les III. Trois ans après 59

Qu’il se doit à tous ceux qui rêvent, Qu’il se doit à tous ceux qui vont !

Qu’une âme, qu’un feu pur anime, Doit hâter, avec sa clarté. 95 L’épanouissement sublime De la future humanité ;

Qu’il faut prendre part, cœurs fidèles, Sans redouter les océans, Aux fêtes des choses nouvelles, 100 Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue, Et vous m’abordez mécontents, Comme par le bras on secoue Un homme qui dort trop longtemps.

105 Mais songez à ce que vous faites ! Hélas ! cet ange au front si beau, Quand vous m’appelez à vos fêtes, Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie, 110 Dit-elle dans son lit étroit : « Est-ce que mon père m’oublie Et n’est plus là, que j’ai si froid ? »

révolutions du XIXe siècle et, lors de la publication du recueil, peut résonner comme un appel à la révolte contre Napoléon III, alors même que le poète endeuillé dit se retirer des luttes politiques. 60 Livre quatrième. Pauca meæ

Quoi ! lorsqu’à peine je résiste Aux choses dont je me souviens, 115 Quand je suis brisé, las et triste, Quand je l’entends qui me dit : « Viens ! »

Quoi ! vous voulez que je souhaite, Moi, plié par un coup soudain, La rumeur qui suit le poëte, 1 120 Le bruit que fait le paladin !

Vous voulez que j’aspire encore Aux triomphes doux et dorés ! Que j’annonce aux dormeurs l’aurore ! Que je crie : « Allez ! espérez ! »

125 Vous voulez que, dans la mêlée, Je rentre ardent parmi les forts, Les yeux à la voûte étoilée… — Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !

Novembre 1846.

1. Chevalier errant qui met sa force au service des plus faibles. Un poème de La Légende des siècles (« Les chevaliers errants ») leur est consacré et les dépeint comme les garants de « l’équité suprême ». D OSSIER

1 Les Contemplations et leur réception

2 Deuil, poésie et force de vivre

3 Écrire pour résister

4 Littérature post-apocalyptique

1 Les Contemplations et leur réception

À sa parution, le recueil des Contemplations est bien accueilli par le public mais la critique se montre nette- ment plus sévère. Ce paradoxe entre le succès public et les réserves critiques dévoile les tensions du livre : son ambition philosophique est-elle conciliable avec l’expression des épreuves intimes ? Pour le critique Gustave Planche, Les Contemplations forment « un taillis trop touffu » qu’il conviendrait d’« émonder 1 ». Les livres IV et V figurent toutefois parmi les plus appréciés car ils sont les plus personnels et témoignent du courage d’un père face à l’adversité : « Toutes les pages consacrées aux affections de famille peuvent se comparer aux meilleures pages signées de son nom depuis trente-quatre ans », écrit Planche 2. C’est bien la part la plus autobiographique du recueil qui suscite l’admiration, les pages où Hugo transcende la douleur du deuil par un acte de courage poétique.

1. Gustave Planche, Revue des Deux Mondes, 15 mai 1856. 2. Ibid. 204 Les Contemplations

FORCE DE LA « POÉSIE AUTOBIOGRAPHIQUE »: LA PRÉFACE DES CONTEMPLATIONS

Les Contemplations se présentent comme le récit d’une expérience personnelle douloureuse, où la force de vivre se mesure à l’aune de l’expressivité poétique. À cet égard, la préface que Hugo publie en tête de son recueil programme la compréhension du livre, et invite le lecteur à pénétrer dans les méandres de sa création. Écrire, ce n’est pas seulement inventer des formes, c’est donner à sa pensée une dynamique et un sens, fût-il tendu vers la mort ou vers l’éternité. Témoignage d’un résistant, d’un survivant qui parle aux morts, la préface est aussi un manifeste pour une lecture engagée dans la vie. Adressée au lecteur, la préface repose cependant sur un paradoxe, qui consiste à présenter aux vivants le « livre d’un mort ». Faut-il comprendre par là que l’artiste a puisé sa force créatrice dans sa rencontre avec la mort, dans l’expérience du deuil ou/et du dia- logue d’outre-tombe ? Plusieurs images suggèrent le triomphe de la vie sur le trépas et finalement la nécessité de faire œuvre à partir d’une lutte. Dans quelle mesure la préface invite-t-elle à lire Les Contem- plations comme un livre où puiser force et persévé- rance ? Si un auteur pouvait avoir quelque droit d’influer sur la disposition d’esprit des lecteurs qui ouvrent son livre, l’auteur des Contemplations se bornerait à dire ceci : Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort. Dossier 205

Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis ævi spatium 1. L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. Ceux qui s’y pencheront retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste, qui s’est lentement amassée là, au fond d’une âme. Qu’est-ce que les Contemplations ? C’est ce qu’on pour- rait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les Mémoires d’une âme. Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souve- nirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rap- pelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu « au bord de l’infini ». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme. Une destinée est écrite là jour à jour. Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie- t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !

1. « Grand espace de temps dans une vie de mortel », formule tirée de Tacite, Vie d’Agricola, III. 206 Les Contemplations

Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homo sum 1. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence ; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu ; commencer à Foule et finir à Solitude, n’est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l’histoire de tous ? On ne s’étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes s’assombrir pour arriver, cependant, à l’azur d’une vie meilleure. La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s’effeuille page à page dans le tome premier, qui est l’espé- rance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil ? Le vrai, l’unique : la mort ; la perte des êtres chers. Nous venons de le dire, c’est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd’hui. Un abîme les sépare, le tombeau. V. H. Guernesey, mars 1856. Hugo multiplie les signes discursifs vers le destina- taire, l’invitant à partager son expérience, à la faire sienne, à lire son recueil comme s’il reflétait sa propre vie. Le livre est présenté comme une ressource où puiser un exemple de résistance, un miroir universel où chaque lecteur, grâce à la force novatrice du vers ou de la formule, peut voir une image de sa propre résilience. La tension constante entre un propos universaliste et le ton de confidence participe à l’identification. Celui qui

1. « Je suis homme ». Écho d’une formule célèbre du poète comique latin Térence : « Je suis homme, et je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (Heautontimorou- menos, 77). Dossier 207 a connu le deuil peut ainsi parvenir à sublimer son propre chagrin à partir d’une œuvre d’art qu’il s’appro- prie. En ce sens, la part religieuse, ou à tout le moins mystique, du recueil l’assimile à un bréviaire, qui serait traversé par le doute, le chagrin mais aussi l’espoir. Parce qu’elle rattache Les Contemplations aux écrits de soi (Mémoires, journal), la préface invite le lecteur à entrer dans l’intimité d’une expérience qui pourra servir de support à une méditation et, le cas échéant, devenir un guide pour trouver la force de vivre dans l’épreuve. La dynamique autobiographique formulée dès la préface augmente l’effet d’authenticité, en fai- sant se confondre le « je » lyrique avec la voix du père. Le recueil engage par conséquent la sincérité du propos, fondé sur la relation d’une expérience (récit) et sur son commentaire psychologique, moral ou métaphysique (glose). Pour entrer dans l’œuvre et suivre le chemin du poète, le lecteur est invité à com- munier dans la douleur et à observer la force de la transfiguration, autrement dit du dépassement de soi (« joie », « espérance »). Or c’est l’image d’un lent pro- cessus que décrit Hugo, non celle d’une force constante d’où jaillirait la poésie. La valeur du recueil s’est gagnée pas à pas, comme le suggèrent les images de sédimentation : « Une destinée est écrite là jour à jour », précise-t-il 1. Lentement la poésie se dépose

1. Voir l’article de Ludmila Charles-Wurtz, « Le récit poétique dans Les Contemplations », dans Du romantisme au surréalisme : sta- tuts et enjeux du récit poétique, études réunies par Alain Montandon, université Blaise-Pascal, CRLMC, 1998, article accessible en ligne : http://groupugo.div.jussieu.fr/Groupugo/Textes_et_documents/ Wurtz_Recit_poetique_dans_Contemplations.pdf. 208 Les Contemplations

chez le créateur, comme l’indique la métaphore de l’accumulation : « L’auteur a laissé pour ainsi dire ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. » La puissance des Contemplations tiendrait donc à la fois à leur caractère personnel, mais aussi à la lente conquête sur le temps dont elles sont issues, ce que suggèrent les formules comme « rayon à rayon », « soupir à soupir », « de lueur en lueur », « nuance à nuance », ou encore « page à page ». Parce qu’il intègre au « je » de son écriture le « tous » des lecteurs, Hugo place son expérience à la frontière du moi et de l’univer- sel. Ainsi trouve-t-on dès la préface des marques de par- tage, préfigurant les très nombreuses adresses à un interlocuteur qu’on trouve dans les livres IV et V.

UNE SOURCE DE VIE : LES CONTEMPLATIONS VUES PAR DUMAS

[...] D ATATION DES POÈMES

La date qui figure au bas de chaque poème des Contem- plations est bien souvent fictive : dans de nombreux cas, elle diffère de celle qu’on peut lire sur le manuscrit, et qui correspond à la date réelle d’écriture. Le tableau ci-après recense, pour chaque poème des livres IV et V, la date de l’édition et celle du manuscrit. Pour un commentaire de l’effet de recomposition produit par la datation fictive, voir la Présentation, p. 17-19. •••••••••••••••• TITRE DATE DONNEEE DANS LE RECUEIL DATE DU MANUSCRIT

IV, I. « Pure Innocence ! Vertu Janvier 1843 22 janvier 1855 sainte !… » IV, II. 15 février 1843 Dans l’église, 15 février 1843 À ma fille en la mariant le 15 février 1843 IV, III. Trois ans après Novembre 1846 10 novembre 1846 IV, IV. « Oh ! je fus comme fou dans le Jersey, Marine-Terrace, Manuscrit non daté premier moment… » 4 septembre 1852 IV, V. « Elle avait pris ce pli dans son Novembre 1846, jour des morts 1er novembre – 1846 âge enfantin… » – Toussaint IV, VI. « Quand nous habitions tous Villequier, 4 septembre 1844 16 octobre 1846 ensemble… » IV, VII. « Elle était pâle, et pourtant Octobre 1846 12 octobre 1846 rose… » IV, VIII . « À qui donc sommes-nous ?… » Villequier, 4 septembre 1845 25 avril 1854 IV, IX. « Ô souvenirs ! printemps ! Villequier, 4 septembre 1846 Manuscrit non daté aurore !… » IV, X. « Pendant que le marin… » Avril 1847 8 avril 1847 IV, XI. « On vit, on parle, on a le ciel et 11 juillet 1846, en revenant du 11 juillet 1846 – en revenant les nuages… » cimetière du cimetière IV, XII . À quoi songeaient les deux Octobre 1853 11 octobre 1841 cavaliers dans la forêt IV, XIII . Veni, vidi, vixi Avril 1848 11 avril 1848 IV, XIV. « Demain, dès l’aube… » 3 septembre 1847 4 octobre 1847 IV, XV. À Villequier Villequier, 4 septembre 1847 24 octobre 1846 IV, XVI . Mors Mars 1854 14 mars 1854 IV, XVII . Charles Vacquerie Jersey, 4 septembre 1852 Manuscrit non daté V, I. À Aug. V. Jersey, Marine-Terrace, 23 Xbre [décembre] 1854 4 septembre 1852 V, II. Au fils d’un poëte Bruxelles, juillet 1852 Bruxelles, 16 juillet 1852 V, III. Écrit en 1846 Paris, juin 1846 7 novembre 1854 Écrit en 1855 Jersey, janvier 1855 10 novembre 1854 V, IV. « La source tombait du rocher… » Avril 1854 21 avril 1854 V, V. À Mademoiselle Louise B. Marine-Terrace, juin 1855 27 juillet 1855 V, VI. À vous qui êtes là Marine-Terrace, janvier 1855 27 mai 1855 V, VII. « Pour l’erreur, éclairer, c’est Marine-Terrace, novembre 1854 11 novembre 1854 apostasier… » V, VIII . À Jules J. Marine-Terrace, décembre 1854 22 août 1855 V, IX. Le mendiant Décembre 1834 20 octobre 1854 V, X. Aux Feuillantines Marine-Terrace, août 1855 10 août 1846 V, XI. Ponto Marine-Terrace, 3 mars 1855 3 mars 1855 V, XII . Dolorosæ Marine-Terrace, août 1855 14 juillet 1855 V, XIII . Paroles sur la dune 5 août 1854, anniversaire de 5 août 1854 mon arrivée à Jersey [...] C HRONOLOGIE . er Génie du christianisme. 2 décembre : Sacre de2 Napoléon décembre I : Victoire d’Austerlitz. VIE ET ŒUVRE DE VICTOR HUGO CONTEXTE HISTORIQUE ET CULTUREL 26 février : NaissanceHugo, à fils Besançon de de Léopoldofficier Victor Joseph et Marie Sigisbert futur Hugo, généralTrébuchet. d’Empire, et Chateaubriand de : Sophie 2 août : à NapoléonMme vie. Bonaparte Hugo est et proclamé sesdans consul fils les rejoignent environs Léopold deFra Hugo Naples, Diavolo. où il traqueJuillet le : bandit Le générall’Espagne. Hugo quitte l’ItalieDécembre pour : Mme HugoParis. et ses fils repartentIls pour s’installent au couventMme des Hugo Début Feuillantines. y de cachede la son Lahorie, guerre amant, recherché d’Espagne. Victor pourenseigne Fanneau conspiration. le Il latin aux troisLahorie enfants. est arrêté devant lesMme enfants. Hugo et sesgénéral fils Hugo, rejoignent qui en demande Espagne leMme le divorce. Hugo retourne àfils, Paris Eugène avec et ses Victor,Feuillantines. plus et L’aîné, Abel, jeunes se reste réinstalle29 en aux octobre Espagne. : Exécution de Lahorie. 1802 1804 1805 1807- 1808 1808 1809 1810 1811 1812

CHRONOLOGIE •••••••••••••• 1813 Retour d’Abel à Paris. La famille quitte les Mme de Staël : De l’Allemagne. Feuillantines en décembre. 18 octobre : Début de la retraite de Russie. 1814 14 avril : Première abdication de Napoléon Ier,et première Restauration. 1815 Eugène et Victor entrent à la pension Cordier ; 1er mars : Retour de Napoléon Ier. Victor écrit ses premiers vers. 7 juillet : Seconde abdication de Napoléon Ier. 18 juin : Défaite de Waterloo. Seconde Restauration ; début du règne de Louis XVIII. 1818 Divorce de Léopold et Sophie Hugo. Marceline Desbordes-Valmore : Élégies, Marie et Romances. 1819 Hugo déclare son amour à son amie d’enfance, Parution des Œuvres complètes d’André de Chénier, Adèle Foucher. publiées par Latouche. Avec ses frères, il fonde Le Conservateur littéraire. 1820 Bug-Jargal. Lamartine : Méditations poétiques. 23 février : Assassinat du duc de Berry, héritier du trône de . 1821 27 juin : Mort de Mme Hugo. 5 mai : Mort de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. 1822 Odes et poésies diverses. 12 octobre : Mariage de Victor Hugo et Adèle Foucher. Eugène Hugo sombre dans une violente dépression. [...] TABLE

PRÉSENTATION...... 7

NOTE SUR L’ÉTABLISSEMENT DU TEXTE...... 44

Les Contemplations Livres IV-V

Livre quatrième. Pauca meæ...... 49 I. Pure Innocence ! Vertu sainte ! ...... 51 II. 15 février 1843 ...... 53 4 septembre 1843 ...... 54 III. Trois ans après ...... 55 IV. Oh ! je fus comme fou dans le premier moment.61 V. Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin...... 63 VI. Quand nous habitions tous ensemble...... 65 VII. Elle était pâle, et pourtant rose ...... 68 VIII. À qui donc sommes-nous ? ...... 70 IX. Ô souvenirs ! printemps ! aurore !...... 72 288 Les Contemplations

X. Pendant que le marin ...... 75 XI. On vit, on parle, on a le ciel et les nuages ...... 76 XII. À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt...... 78 XIII. Veni, vidi, vixi ...... 80 XIV. Demain, dès l’aube ...... 82 XV. À Villequier ...... 83 XVI. Mors ...... 90 XVII. Charles Vacquerie...... 92

Livre cinquième. En marche...... 99 I. À Aug. V...... 101 II. Au fils d’un poëte...... 103 III. Écrit en 1846 ...... 105 Écrit en 1855 ...... 128 IV. La source tombait du rocher...... 130 V. À Mademoiselle Louise B...... 131 VI. À vous qui êtes là ...... 135 VII. Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier ...... 138 VIII. À Jules J...... 140 IX. Le mendiant ...... 144 X. Aux Feuillantines ...... 146 XI. Ponto...... 148 XII. Dolorosæ ...... 152 XIII. Paroles sur la dune...... 154 XIV. Claire P...... 157 XV. À Alexandre D...... 160 XVI. Lueur au couchant...... 162 XVII. Mugitusque boum ...... 165 XVIII. Apparition ...... 167 XIX. Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle... 168 XX. Cérigo...... 170 XXI. À Paul M...... 174 XXII. Je payai le pêcheur ...... 176 Table 289

XXIII. Pasteurs et troupeaux...... 177 XXIV. J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline..... 180 XXV. Ô strophe du poëte...... 182 XXVI. Les malheureux...... 184

D OSSIER 1. Les Contemplations et leur réception...... 203 2. Deuil, poésie et force de vivre ...... 217 3. Écrire pour résister...... 233 4. La littérature post-apocalyptique...... 249

DATATION DES POÈMES ...... 265

CHRONOLOGIE...... 269

BIBLIOGRAPHIE ...... 281