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Déjà parus :

Marc ALLÉGRET, Carnets du Congo. Voyage avec André Gide, 1982 Ernest RENAN, Dialogues philosophiques, édition critique par Laudyce Retat, 1992 Michel CONTAT, Michel RYBALKA, Sartre. Bibliographie 1980-1992, 1993 Jean-Marie PRIVAT, Bovary, Charivari. Essai d'ethnocritique, 1994 Gérard LAMBIN, Homère le compagnon, 1995 Carole REYNAUD-PALIGOT, Parcours politique des surréalistes (1919-1969), 1995 Yves PEYRÉ, La Voix des mythes dans la tragédie élisabéthaine, 1996 Colette CAMELIN, Éclat des contraires. La poétique de Saint-John Perse, 1998 Christophe CUSSET, La Muse dans la Bibliothèque. Réécriture et intertex- tualité dans la poésie alexandrine, 1999 Margaret LLASERA, Représentations scientifiques et images poétiques en Angle- terre au XVIII siècle. À la recherche de l'invisible, CNRS ÉDITIONS/ENS ÉDITIONS Fontenay/Saint-Cloud, 1999

En couverture : à Jersey, photographié par Charles Hugo, été 1853, musée d'Orsay, © RMN, et détail d'un dessin de Victor Hugo (carnet de 1856, n. a. fr. 13 447, f° 1 v°) © BnF.

© CNRS ÉDITIONS, Paris, 1999 ISBN : 2-271-05706-X ISSN : 1167-5187 CLAUDE RÉTAT

CNRS EDITIONS

Pyrrhon (« Je te lâche, ô , ton étoile au visage ») Carnet de 1856 (© Bibliothèque nationale de , n. a. fr. 13 447).

Table des abréviations

I. TITRES ABRÉGÉS

AGP L'Art d'être grand-père AP I, II, III , I 2 3 vol. AT L'Année terrible Ch. Châtiments Cont. CRB Les Chansons des rues et des bois DJC Le Dernier Jour d'un condamné FA Les Feuilles d'automne FM La Forêt mouillée FS HR L'Homme qui rit LPh. Littérature et philosophie mêlées LSI, II, III La Légende des siècles, I série, nouvelle série, série complémentaire Mis. Les Misérables Nap. Napoléon-le-Petit NDP Notre-Dame de Paris Ph. Philosophie. Commencement d'un livre PS Promontorium Somnii QVE Les Quatre Vents de l'esprit RO RR Th. lib. Théâtre en liberté TM Les Travailleurs de la mer WS William Shakespeare II. RÉFÉRENCES ABRÉGÉES

- Mon édition courante de référence est l'édition du Club français du livre, sous la direction de Jean Massin : toutes les indications de tome et de page, du type : XI, 281, y renvoient (qu'il s'agisse du texte de Hugo, ou de l'appareil critique qui l'accompagne). Par commodité, j'ai désigné le I volume du tome XV-XVI comme le tome XV, et le deuxième volume du tome XV-XVI comme le tome XVI. - L'indication Dieu fr., I, II, ou III désigne l'édition par R. Joumet et G. Robert de Dieu (fragments) en 3 volumes. - Pour La Fin de Satan, la seule mention d'un numéro de vers fait référence à l'édition de R. Joumet et G. Robert (Contribution aux études sur Victor Hugo, II). - I.N. : édition de l'Imprimerie nationale.

III. ABRÈGEMENT

Ce travail concentre une thèse soutenue le 6 décembre 1996 (Université de la Sorbonne-Paris IV), sous le titre Le Divin dans la poésie de Victor Hugo à par- tir de l'exil. Il n'est ni un extrait, ni la réplique miniaturisée de ce texte. Introduction

Je prends Hugo à son entrée dans l'exil (le 11 décembre 1851), soit à partir du moment où il habite ailleurs. D'une certaine manière il ne rentre pas, reste et se dit l'homme exilé, est propriétaire ailleurs Nous ne le quitterons donc pas à son retour à Paris (le 5 septembre 1870), et le suivrons jusqu'en ses dernières œuvres. La situation d'écart de l'exilé lui a ouvert, matériellement, un lieu para- doxal : un centre ou un « fond », un lieu sous les lieux, presque abstrait, où s'originent la Nature et le Principe. Il habite le divin. Mon projet n'était pas de m'enfermer dans la partie de l'œuvre qui met Dieu à l'affiche, qui impose le label métaphysique. L'entreprise a d'abord consisté dans un exercice du regard et de la lecture, par lequel pût arriver à per- ception un élément comme trop traversable de l'œuvre : un Dieu soluble, et dilué, et non fracassant, qui circule dans le texte comme y circule l'adjectif « divin », élimé jusqu'à en être invisible, bois divin, printemps divin, vin divin, enfant divin... Qu'on regarde, on verra qu'on commence par ne pas voir. Ce n'est pas une cheville, mais un mot qui fait tissu, qui est du fond, essentiel au point de ressembler à l'insignifiance. Le dictionnaire en montre l'usure : « divin » dit les plaisirs du goût (« le tabac est divin »), les conventions galantes (« divine princesse »). Hugo le prend avec cet assouplissement que lui donne la langue, non qu'il dévalue le divin dans le commun, mais plutôt il exprime, par le divin, le commun de Dieu. « Divin » se plie à tous les supports, adhère à l'ubiquité de Dieu, de l'insignifiant, ou de ce qui semble tel, au « prodige ». Transparence du divin. Il y a là, dans le langage, une facilité à dire Dieu, presque sans y penser, ou plutôt, à dire un mot qui met de Dieu en tout, et cela compose l'autre pôle de la tension vers l'imprononçable, vers le « vrai nom », toujours en recul, du transcendant, si frappante dans le poème de Dieu : l'usage même de « divin » expérimente en quelque sorte, dans le langage, l'immanence, habite en langage son domaine alors que le regard du poète se braque sur le mot « Dieu », et

1. Il est, depuis le 16 mai 1856, propriétaire d'une maison à Guernesey, achetée grâce aux Contemplations. 2. Je veux parler de la situation d'immanence du poète, et de la pratique poétique qu'elle inspire. Quant à l'« emploi » même « des mots immanent et immanence chez Victor Hugo », voir l'étude d'Y. Gohin, qui montre comment Hugo acclimate ces mots à sa pensée, et appro- fondit par eux sa pensée (à une exception près ils sont réservés à la prose). Y. Gohin retrace le contexte philosophique d'un affrontement entre penseurs de l'immanence et penseurs de la transcendance, et notamment l'évolution de cette notion dans les milieux protestants. se brise contre lui : dans cette épopée des religions où des êtres ailés énoncent l'un après l'autre un stade de la pensée humaine, le hibou le ramène au cri, voire au bruit « Dieu », comme si la voix allait plus vite que la pensée, et même sans elle : « J'ai dit : Dieu... Pourquoi ? » Elle tyrannise une pensée qui échoue à faire dégorger au mot son contenu, s'il en a un, et qui le trouve à la fois trop vide et trop plein. Ce n'est donc pas Dieu que j'étudie chez Hugo, quoique ce ne soit pas non plus d'autre chose que de lui qu'il puisse s'agir : divin, ce qui est de Dieu. L'accès est ouvert par là à une part essentielle de la pensée romantique, à ce qu'on pourrait appeler un Dieu déversé. Mon objet est l'extension de Dieu, Dieu perçu dans son épanchement. J'ai pris pour point de départ Les Chansons des rues et des bois, voulant montrer dans ce recueil, trop souvent tenu pour marginal et superficiel, le recueil le plus exemplaire du divin répandu, d'une expansion et d'une usure, et vou- lant le situer dans la création hugolienne, dans cette veine fondamentale, au plan de la poésie et de la pensée, que représente chez Hugo l'expression du quelconque : « répandu » est à prendre dans tous les sens du terme, et va jus- qu'au vulgaire. À mon point d'arrivée, nous aurons fait le tour, autant que cela se peut, de l'extension divine selon Hugo, en l'envisageant sous son aspect essentiellement actif : le divin n'est pas seulement répandu, mais il se répand en acte, il est une énergie expansive. Le divin n'est partout que dans la mesure où il va partout, où il se définit par un mouvement, une avancée, une conquête : il existe en occupant et dévorant l'espace. C'est pourquoi il n'est pas possible de décrire le divin chez Hugo comme s'il s'agissait d'un objet purement conceptuel (une notion de Dieu). Il serait plutôt dans la perception d'un mouvement, mieux, il est perçu (comme mou- vement) par le mouvement, par l'exercice du mouvement que le sujet trouve en lui-même, par la conscience du poète d'être un « marcheur », quelqu'un qui sème et qui souffle, diffuseur et conquérant dans l'ordre de l'esprit et du verbe. Le dernier chapitre voudrait ainsi montrer comment le poète, qui échoue, c'est vrai, à dire le « Mot » de l'Infini, va cependant son rythme, ce qui est une réus- site dans le mouvement et dans le langage, dans le langage en tant que mou- vement ordonné. J'ai donc voulu, non définir un Dieu que Hugo (conformément à tout le courant du romantisme) refuse, comme il l'écrit, de « finir », et dont le nom reste en noir, qui reste « X » dans toutes les « équations » du monde, mais suivre l'expression de ce divin qui est Dieu répandu et se répandant, et montrer le poète habitant et exerçant cette diffusion. « Le mal vient de la forme des dieux », dit le Satyre : l'intuition du divin purge Dieu de toute forme, met en prise sur une force. Les deux premiers chapitres montrent comment le poète prend place dans le monde : ils décrivent un milieu de l'exil qui est un milieu du divin. C'est la nature, la poésie du « fond des choses », jusqu'à une abstraction de la nature. Et c'est aussi le fond des choses sur son versant moral : l'exil est hors lieux, il est le Principe, ou le Droit, habité par l'homme-conscience. Les chapitres III et IV dressent le poète dans le double effort de sa résistance. Il est sous l'op- pression : le tyran a fait de lui l'homme de la marge et du souterrain, qui vit les délais du divin, en attendant l'apocalypse du Réel. Et il est sous la pression de ce qu'il faut appeler un despotisme divin : « tout » accable : il tient dans et contre le divin, définit un art de la prise de force. Les chapitres V et VI cher- chent le divin en tant qu'inaccessible comme objet, il est accessible à un mou- vement, action ou rythme, bref, imitable dans son effusion. Il est au pouvoir de la République d'émettre le divin, d'en produire et d'en vouloir l'effusion, comme le montrent la poésie de l'oubli divin et les discours sur l'amnistie. Il est au pouvoir du Poète de prendre forme sur son modèle, en rayonnement, d'être comme l'« X » de l'Inconnu, quadruple lancer de bras, crux et sphinx : « Ton prodige est en nous. Astre, nous te l'offrons. » La question de la religion, du Dieu, de la foi de Hugo a souvent été abor- dée. Notre objet, le divin, comme notre méthode d'approche, est autre. Le Dieu et la foi de Hugo sont assurément engagés dans ce travail, mais pour autant qu'ils sont avec la poésie et indissociables d'elle, qu'ils sont en poésie, impen- sables hors d'elle. La première précaution a été de ne pas croire comme à une évidence qu'il fallût réduire notre corpus et notre questionnement à ce qui porte les mots des religions ou des doctrines, qu'il fallût cocher les textes marqués « Dieu » ou « Christ ». La part de la critique chrétienne est, dans ces matières, écrasante. Les furieux proclament la vérité de leur religion, vitupèrent dans le romantisme, et notamment chez Hugo, un succédané spirituel qui les dégoûte, une pseudo-reli- gion pour esprits ramollis. Cette apologétique catholique, agressive 3 d'ailleurs constante avec elle-même, est d'un genre un peu passé. Elle a souvent grand style 4 D'autres voudraient éclairer leur foi grâce au poète. Ils s'émerveillent ou se félicitent de rencontrer les mots « Christ », « credo », etc. Et pourtant l'au- teur, on le sait, n'aimait pas les curés, ce qui le rend honnête. La présence de mots ou de « thèmes », reconnus avec une sorte de gratitude, fait tinter le sys- tème d'une religion et se réorganise en elle : une phrase chrétienne parle avec eux. Est-ce un hasard par exemple, si, en toute bonne foi, on se demande alors en quoi la clarté, censée énoncer dans Dieu un au-delà du christianisme, dit et trouve vraiment autre chose, comme si le plafond était atteint, évidemment, avec lui ? Est-ce un hasard si, tout en appréciant que l'âme soit élevée, le spi- rituel nourri, et l'homme en recherche édifié par ce poète affronté à Dieu, on a une complaisance comme trop rapide à mettre le poète en échec devant l'inef- fable ? comme si, finalement, n'existait plus ce qu'il trouve et réalise, l'œuvre même de poésie (qui se fait tout en disant, sans doute, que Dieu recule), ou

3. Comme chez Veuillot. 4. Barbey d'Aurevilly, Claudel. P. Zumthor, dans Victor Hugo poète de Satan, se réclame de ce dernier. 5. Par exemple J.-B. Barrère, dans son Victor Hugo (série « Les écrivains devant Dieu »). L'expression selon laquelle Victor Hugo est très « marqué » par le christianisme me semble révélatrice d'une manière fuyante et détournée de l'annexer. C'est également l'expression de J.-P. Jossua. 6. Le critique chrétien est sujet à aimer, sous une forme ou sous une autre, l'échec du poète. Sous la forme dure, A. Béguin atteint un sommet dans les pages de Poésie et Mystique qu'il consacre à Hugo : le poète n'a pas réussi. À quoi ? À se taire (motif repris par P. Zum- thor). comme s'il était acquis d'évidence qu'il y a des choses qui sont ailleurs. C'est une âme qui bégaie, ou soupire à la porte Voici sans doute le mot de mon propre travail : lectrice cherchant à rendre compte de ce qu'elle avait lu, j'ai voulu exprimer et analyser cette réussite du poète, cette chose qui tient et qui tient par elle-même, et qui, prenons les mots de Hugo, « est là ». Il m'a semblé en outre qu'on perpétuait objectivement (et parfois paradoxalement) la diatribe catholique, celle par exemple de Claudel, de P. Zumthor, et qu'on ignorait ou niait l'entreprise poétique, tant qu'on vou- lait l'appréhender en termes de « croyances vagues » (selon l'expression de P. Bénichou), ou de demi-croyance, ou de succédané de foi, bref, dans les termes caractéristiques de ce qu'on pourrait appeler l'équivalent-religion On n'a rien dit de l'expression du divin par le poète tant qu'on définit ce dernier comme un littérateur qui végète sur une religion mourante et sur le déclin du dogme, et qui pétrirait pour ce grand vide on ne sait quel mastic de rebouchage. La meilleure manière de faire comprendre l'attitude critique de ce travail est d'en retracer la marche de façon plus précise.

Les Chansons des rues et des bois offrent l'unité poétique et l'intérêt struc- turel d'un recueil, mais d'un recueil composé en une double détente (1859 et 1865). Une maturation s'y fait de la poésie de la nature, qui appelle à observer un amont (Châtiments, Les Contemplations, La Forêt mouillée), et un aval (L'Art d'être grand-père, L'Année terrible, et, dans La Légende des siècles, « Le groupe des idylles »). Sans exclure, bien sûr, la part de la création hugo- lienne, considérable, qui reste en portefeuille. Il faut donner toute sa place à ce recueil qui porte à sa perfection la poésie du quelconque et de la nature-épure : « le ciel est bleu », « le blé pousse »... Il faut aussi le placer dans la cohérence de l'œuvre. Apparemment marginal, proposé par Hugo lui-même comme un écart il pose à tous les niveaux le problème de la continuité : parce qu'il exprime l'infini d'une nature continue au point d'ignorer la « surnature » ; parce qu'il n'assimile un genre, l'idylle, qu'à la condition d'en faire éclater les fron- tières, et de le faire participer à une recherche de la mixture et du monstre (à tout le travail de Hugo sur les genres) ; parce que Les Chansons des rues et des bois communiquent avec le reste de l'œuvre. Cette poésie du divin cherche, par le quelconque, l'accès à la minimalité maximale de la nature, à la nature qui s'abstrait dans la nature des choses. L'en- gagement poétique de Hugo dans un ineffable sans ostentation pose les para- doxes féconds d'une expression de l'immense qui choisit le petit, le petit peu (paulo minora canamus 10 les clôtures et les circonscriptions ; paradoxes du

7. C'est pourquoi le « complexe liminaire » de J.-P. Jossua me semble équivoque dans son intention comme dans son usage. 8. Qu'ils soient destinés à valoriser le poème, le malentendu reste le même. 9. Et commencé pendant ce que J.-B. Barrère appelle les « vacances dans l'île de Serk ». en mai-juin 1859 (La Fantaisie..., II, 214). 10. C'est le titre que prend un poème des CRB, I, II, 1. « Chantons des choses un peu moins grandes » : Hugo réécrit le vers de Virgile, « Muses de Sicile, chantons des sujets un peu plus grands » (paulo majora canamus), « si nous chantons les bois, que les bois soient dignes d'un consul » (Bucoliques, IV, 1). sublime qui se force au médiocre, d'un Pégase mis « au vert » et au style humble, d'un infini contenu et d'une usure investie par le Souffle. On observe ainsi dans l'œuvre de conquête de Dieu, qui reste l'ambition fondamentale du poète, un changement de stratégie par rapport à l'épopée de Dieu, où l'ex- pression déséquilibrante de la transcendance semble triompher, où Dieu oppose un mur. La voie mineure, celle du paulo minora, est plus insinuante ; comme si le poète choisissait d'être en immanence, dans cette espèce d'universel Dieu qu'est le divin, du Dieu sous la main, nature et trivialité de carrefour, rues et bois à la fois : cela engage une certaine manière d'aller, qui n'est pas l'itiné- raire de Dieu (une ascension de degré en degré, et une série d'échecs), mais qui privilégie les obliquités, erreur ou errance, ruses et duperies, et finalement un aller « devant soi », ou la tautologie de l'« aller pour aller ». Cette poésie de l'idylle engage un tout, précisément parce qu'elle est une poésie du divin : amour, histoire et progrès : elle touche au fondamental de toute croissance, et le progrès est un visage de cette phusis.

Le lieu d'exil consiste en deux abstraits, ou deux épures : la Nature, le Principe, qui sont la même et unique « nudité », qui sont, tout simplement, le fond. J'aborderai ce deuxième aspect par une étude centrée sur la production des années 1870. Elle saisira Hugo après l'exil, moins un homme rentré d'exil que l'habitant d'un exil qui lui est devenu consubstantiel, parce qu'il est au centre dans l'ordre naturel et dans l'ordre moral, il est le lieu de l'origine comme germination et comme « axiome » 11 En revenant, Hugo entre dans une conscience et dans une réflexion encore accrues de l'exil. Dans les Actes et Paroles et leurs trois préfaces, l'homme rentré se récapi- tule, organise le mémorial de ses engagements, et surtout, il se définit, dans son action la plus politique et la plus sociale, comme poète et travailleur du rêve, et, indissolublement, comme habitant de l'idylle et du droit. Ces textes, qui tien- nent intimement à l'entreprise poétique, sont ordinairement victimes d'une lec- ture qui classe trop vite. Or ils définissent, parallèlement au roman Quatrevingt-treize, une notion essentielle : le « droit » (le devoir-être), qui est divin, et se construit contre le « droit divin » dans son ancienne acception. Hugo désigne par là une « abstraction » qui touche aux arcanes du vivant. Il reformule en « droit divin » l'« ordre divin » qu'il définissait dans sa jeunesse, et qui pré- sidait aux « arabesques » de la nature. Il pense à présent ensemble la croissance de la nature et la rectitude morale, définit une sorte de principe rectiligne de végétation : il trouve, non pas contre, mais sous les arabesques, le « rayon ». Le droit engage ensemble une pensée de la conscience et de la poésie, comme per- fection de la conscience. Gauvain, incarnant l'abstraction du droit, est un héros de la poésie, prophète et avant-courrier du monde à l'état de chef-d'œuvre. Etre au fond, être, sinon le prince, du moins le principe, c'est pour Hugo œuvrer au droit et au vivant, c'est « travailler ». Un poème comme « Je tra-

11. Complétant en 1877 un poème de 1856, Hugo écrit : « Moi, proscrit, je travaille à l'éclosion sainte » (« Changement d'horizon », LS, II, X, 766). Il « se replace spontanément dans son état d'esprit » d'alors, commente J. Massin. Mais c'est plus qu'une « réactivation » : ne faut-il pas être proscrit pour ce travail de l'éclosion, être l'homme ailleurs et au centre des choses ? Le poète, proscrit, a trouvé son lieu. vaille » (1874) engage un complexe de questions : nature du prophétisme (ou du volontarisme) du poète, rapport au Souffle et à la conscience, méthode pour remplir un infini, définition de la poésie comme un tout de l'esthétique et de la morale. Il engage une philosophie du droit naturel, le poète des années 1870 dicte le droit à un Dieu lui aussi obligé. Le « travail », pensé comme réunion de la nécessité et de la liberté, trouve sa figure dans le forçat libre : mais je montrerai comment perdure et se renou- velle une ambiguïté fondamentale du travail poétique, qui fait du poète à la fois le travailleur de l'essentielle utilité, et un parasite, qui expie par une débauche de travail, et de travail fou, fantastique, un refus originel du travail : ce tra- vailleur, c'est l'homme du chef-d'œuvre, habitant du centre et de l'écart.

J'envisage à partir d'ici la situation du poète dans son dynamisme de contre-pesée. La parole poétique chez Hugo se constitue en résistance au tyran ou à l'ordre de fait tyrannique. Mais la caractéristique de cette résistance est qu'elle se fait dans une sorte de lutte sans affrontement. D'un côté règne le « fait » usurpateur, de l'autre existe, parle et rêve le poète. Ils ne peuvent pas être ensemble (il faudra que l'un détruise l'autre), et ils ne sont pas aux prises (« Ne tuez pas cet homme ») : ce qui est et ce qui n'est pas sont incommensu- rables. Je montrerai l'action du poète : il « attend », action paradoxale qui vit la marche et les délais du divin. Le tyran est silence. Quand Hugo veut définir l'insurrection dans un cha- pitre des Misérables, c'est finalement pour quitter le milieu politique et col- lectif, la trouver dans l'homme de style, Tacite. L'héroïsme de la parole insurgée arrive au flamboyant avec Cambronne, le soldat-poète qui répond à l'oppres- sion par l'expression : son mot couronne la réflexion poétique des Contem- plations sur le mot. Toute l'action du poète se fonde sur un acte de foi dans la parole : elle remplit, dans Châtiments ou dans L'Année terrible, toute son aire de parole, prenant peut-être l'allure de l'impuissance, mais certaine que son exercice même est un accomplissement, fait une marque. « Sachez que quand je dis une chose, elle est dite 12 » Elle attend, en quelque sorte, d'arriver, de même que le poète, qui « est là », avec une présence à boucher l'horizon, n'est pas encore, et que la montagne attend d'être vue (c'est le principe de « l'his- toire réelle » dans William Shakespeare, cette « rentrée » de l'invisible). Le rêve envahit Châtiments, mais non comme une évasion qui distrairait du présent : comme ce qui tient le Réel contre le faux présent, et mine ce der- nier. « Songer en attendant » la ruine des Olympiens, comme fait le Satyre, est révélateur de cet agir à l'écart et souterrain : pas d'affrontement, mais un tra- vail au cœur de l'apocalypse en train de se faire, un accord avec la « Peine lente » au « pied boiteux ». Le rêve du rêveur a les délais du divin. Les choses sont rendues véreuses par son travail de sape. Malfaisant pour le mal, il assume, en en inversant le signe, la puissance minuscule et immense du ver, grignoteur de Tout. Il est, au centre, un parasite. Le rêve répartit l'existence. Il implique une espèce de sotériologie. Les uns sont du bon côté du rêve, les autres du mauvais. La puissance du Rêveur

12. LS, fragments, éd. F. Lambert, p. 61. se prouve par le « grand » rêve qu'il fait : rêver Dieu. N'est-ce pas alors le rêve le plus satisfaisant, puisque le héros de l'esprit connaît par lui l'étendue de sa magnanimité (découvre ce qu'il peut), et peut plaindre les étriqués de la « Chi- mère bête », ou du « rêve chétif » ?

Le tyran est le singe de Dieu, mais Hugo admet un tyran, le seul légitime, Dieu, qui a le droit, par exemple, de faire des « coups d'état » 13 Le singe de Dieu donne donc une image de Dieu. Il y a une pesée divine qui déséquilibre et rend fous les hommes faibles. Le problème est de prendre appui, de tenir dans l'infini, ou de tenir contre cette oppression par l'infini que Hugo nomme la « pression ». La pensée et la parole de résistance ont affaire non seulement à son singe, mais à Dieu. La béquille religieuse, qui pose sur Dieu des formes rapetissantes, est exclue. Dans Dieu, le chercheur ailé s'élève de révélation relative en révéla- tion relative, il est toujours renvoyé au palier ultérieur d'une religion plus pure. Or l'épisode du hibou, poème du doute et de l'angoisse, ajouté en 1856 aux degrés de l'ascension, insinue à l'intérieur de cette épopée de l'échec à saisir Dieu, la réussite d'un « mage », le personnage le plus représentatif du doute : Pyrrhon. Ces vers mettent en vertige la notion même de point d'appui : Pyr- rhon mord sur Dieu, sur le débordement divin, en rétorquant Dieu à Dieu. Il lui renvoie « son étoile au visage », rendant Dieu, pour un éclair, visible à tous : il a tiré de Dieu la résistance à Dieu. Ainsi Dieu dit et trouve une méthode d'avancée dans le divin, qui n'est pas celle, linéaire, degré à degré, que l'épopée affiche. L'art de la prise sur l'im- prenable est formulé. Nous verrons comment il s'exprime dans la prose philo- sophique des années 1860. Tenir sur le divin, ce n'est pas se résoudre à la « béquille » d'une religion, mais accomplir un mouvement de rétorsion, trou- ver la force d'inverser les forces. Le refus des formes de Dieu, au profit d'une pensée de la force, a un autre versant : tout ce qui s'offre de Dieu à l'œil, c'est, par une sorte de vice, un relais de la vision, qui refuse et donne : on voit, c'est-à-dire on voit regarder. Les « voyants » de Dieu voient peut-être moins qu'ils ne sont eux-mêmes don- nés en spectacles de voyants : leur exhibition est l'autre face de l'invisible. De même le Poète peut se donner lui-même à voir. « Ils ont leur forme », dit le poème des « Mages ». L'homme habite toujours le monde bi-frons, et son regard est un vacillement, mais Hugo construit sur cette hésitation même une sorte de révélation : l'« intuition » a toute l'incertitude du vu et toute la certitude du mouvement, elle a le « coup d'aile », son « indéfini finit toujours par arriver ». C'est elle qui fait du visionnaire effaré par la brume un corps aux contours nets et certains : bronze, statue, montagne, montagne qui bondit... Ainsi William Shakespeare révèle les révélateurs, fait voir la forme, non pas de Dieu, mais de ces « dieux » que sont les génies.

13. Le lecteur de Hugo ne s'étonnera pas des graphies « rhythme », « coup d'état », « poëte », etc. En rétorquant Dieu à Dieu, l'astre à l'astre, Pyrrhon exerce le rayonne- ment divin. J'observerai sous deux aspects l'effusion divine-humaine : exercée par le Peuple, exercée par le Poète. L'épopée métaphysique montre une divine « bonté » qui va devant elle (elle fait ce qu'elle peut, et elle peut à l'infini), « aimant » à perte d'objet, niant et noyant ce qui pourrait la nier, le mal, le passé. Son point ultime, c'est l'« oubli divin » que chante la clarté dans Solitudines cœli, et que reprend Religions et religion : le poète trouve ici un éblouissement et une obscurité, mais définit malgré tout cet oubli, de façon négative, en le pensant et l'exprimant à travers une critique du pardon (associé au christianisme) et de la justice rétributive. Je veux montrer combien la pensée métaphysique de Hugo trouve son lieu politique, et avec quelle précision. Cet accès au divin par un trajet dans la jus- tice - jusqu'au-delà d'elle - que trace Solitudines cœli, Hugo le recommence en politique, dans les années 1870-1880 (Actes et Paroles). L'oubli divin rêvé dans Dieu, il le rencontre, nommé par le droit, réglé par la constitution, sous la forme de l'amnistie des faits relatifs à la Commune, qu'il veut totale, dès le début, avec l'extrême gauche (refusant les mesures de grâce et les formules d'amnistie bâtarde). Les Chambres, à qui il revient de faire la loi d'amnistie, lui apparaissent comme le Peuple capable de faire l'oubli, de faire souffler la bonté de Dieu : par une loi, le passé n'aura pas été. En face, le président de la République incarne l'arbitraire royal du droit de grâce. La critique du pardon par l'oubli se retrouve sous la forme d'une critique de la grâce par l'amnistie. La recherche doit ici se faire plus technique et historique : le droit de la grâce et de l'amnistie a son histoire, qui est significative ; je situerai les discours de Hugo dans leur contexte parlementaire et politique, et aussi par rapport à l'opi- nion dominante, épouvantée par la radicalité de l'amnistie, rassurée par la grâce. Hugo milite pour une « clémence » qui est « Dieu fait homme », le débon- dement de l'oubli divin décrété par l'humain constitué en Peuple, en Répu- blique.

Exercée par le poète, l'effusion divine est connue dans son nombre. Dans Solitudines cœli, du griffon à la clarté, la croix se constitue en signe du divin qui est au cœur du monde. Dire, comme la clarté, que « Dieu est X », l'assigne à l'inconnaissable, et pourtant, en même temps, formule la structure du monde ému par Dieu (du monde en tant qu'il est ému par Dieu, et de Dieu en tant qu'il émeut le monde), ajoute quasiment le dessin (jet, ou convergence, des quatre bras) au discours sur le rayon, que la clarté définit en termes d'émanation en tous sens et de rotation. L'analyse des formes de la poésie du quatre chez Hugo, et la manière dont ce nombre structure l'un-multiple, fait apparaître la prédilection du poète pour deux figures, celles de la croix et du quadrige, et montre que ces figures com- posent un imaginaire cohérent du dynamisme le plus allant (quatre chevaux de front) et de l'extension la plus totalisante (vers les quatre points du monde) : de la course en avant et de la « dispersion », ou d'un « jeter » à tous vents par lequel le poète définit le Verbe, et lui-même. Les Quatre Vents de l'esprit portent méthodiquement cet imaginaire à son sommet. Leur double poème liminaire constitue le Poète en prodige un et qua- druple (il est quadrige, et étoile à quatre feux tournants : Aldébaran), à l'image du prodige de l'Être et en miroir de lui. Il renvoie le prodige au prodige : encore Pyrrhon. Je montrerai par l'étude d'Aldébaran la maturation de cette poésie de l'éblouissement réfléchi. Pour Hugo, voir l'Être, voir Dieu, c'est voir le tour- billon, en quelque sorte analysé par l'expression poétique en roue aux quatre couleurs tournantes (Hugo assimile à sa manière saint Jean et Ezéchiel) ; on percevra l'ambition du poète, non certes de récapituler le monde en quatre points, mais d'absorber l'X de l'Inconnu qui rayonne et qui roule. Les Quatre Vents de l'esprit doivent manifester la propre quadruple face du poète, son être- quadrige (quatre livres, les quatre cordes de sa poésie). L'appréhension du divin repose essentiellement sur un rapport de force. Le poète affronte le « rayonnant en tout sens », il est livré à la panique par Tout et par Trop (comme le redisent les textes philosophiques des années 1860) : son arme est d'inverser la panique et d'être lui-même le rayonnant en tous sens. Être poète, ce n'est pas parler de Dieu, ni prononcer le « Mot », c'est faire le mouvement divin. « L'homme respire, le poète aspire », a dit Hugo. On le bloque parfois au grade d'éternel aspirant, au nom de Dieu, en tirant de sa poésie « métaphy- sique » une sorte de vanité des vanités de la poésie : elle peut toujours recom- mencer, elle n'arrivera pas à « dire l'ineffable » (selon la formule cliché). Or le poète cherche un dynamisme et non un objet, un pas et non un arrêt (finir, c'est bon pour Satan !). « Ibo », a dit excellemment P. Zumthor, est « l'un des premiers poèmes "religieux" de Hugo dans l'exil ». Hugo désoriente toute approche délinéatrice : on ne suit pas les contours d'une absence de contours. Mais cela oriente une autre approche : le sans-contours n'est pas ici un objet diffus (un dogme raté, une « croyance approximative », un ersatz de religion pour esprits confus...), il est le diffusif, un mouvement que la poésie de Hugo perçoit et expérimente dans son exactitude. Peut-être Dieu, poème inachevé, est-il un poème de l'échec. Mais il for- mule X, fournit le plan du char pour lequel l'immensité est praticable, il ouvre le divin. La marche du Poète va moins vers le centre qu'elle ne le connaît en se faisant cœur et diffusion, en se formant en X. N'est-ce pas l' arrivée du rêve hugolien, marche, coup d'aile, exercice du Souffle, exercice, en poésie et par la forme poétique, des Quatre Vents ?

14. Victor Hugo poète de Satan, p. 90. Dans cet ouvrage de 1946, P. Zumthor accable Hugo au nom d'une « vraie religion ». Il mobilise les clichés de l'anti-romantisme maurras- sien (victoire des « sens » sur l'esprit en déroute, déversement d'une « bonté naturelle », ignorante de la « discipline », confuse, lâchée, sentimentale, etc.).

EXIL AU FOND DES CHOSES

Chapitre premier L'idylle

« Le mois de mai sans la France/ Ce n'est pas le mois de mai » dit une « Chan- son» du printemps 1854 La dernière «Chanson» des Châtiments exprimait déjà le déracinement de l'exilé : le premier titre, « En sortant de l'enterrement d'un proscrit », désignait plus explicitement la cause occasionnelle du poème, la mort de Jean Bousquet à Jersey. Ce poème ignore les noms propres : le mort est le proscrit, il est mort parce qu'il était proscrit. Refrain : On ne peut vivre sans pain ; On ne peut pas non plus vivre sans la patrie. Mai n'appartient pas au présent printanier du poème, daté d'avril 1853, il s'en- tend à l'imparfait (« En mai volait la mouche à miel ;/ On voyait »...), mai n'est plus en mai et moi n'est plus en moi : « Mon âme est où je ne puis être. » Tout impose un ailleurs déchirant, dans le temps et dans l'espace. C'est l'imper- sonnel d'une nostalgie qui est celle de tous («on») : les détails n'ont rien de particulier, le passé est une banalité perdue, On s'en allait à la barrière, On mangeait un douteux lapin. Si c'est une évidence que le proscrit meure de l'être, la survie, la santé dans l'exil sont une sorte de scandale. Le rapport de Hugo à la nature et à l'idylle est assez délicat. Dans Les Contemplations, les poèmes de «fantaisie», selon le terme que J.-B. Barrère adopte pour désigner les poèmes de printemps et d'amour, sont rejetés dans la section «Autrefois», alors que dans l'ordre de composition, ils alternent avec la veine sombre ou prophétique : en octobre 1854, Hugo rédige de front le poème de la bouche d'ombre et des poèmes de prin- temps Ainsi, dans « Chanson », les « espiègleries » des jours de mai à « la bar- rière », les bonheurs élémentaires du printemps, les moineaux dans les seigles, tout cet anonymat du plaisir, semble muré dans le passé, et ce passé se date par «les chants de février ».

1. IX, 599 (QVE, III, 25). 2. VIII, 765 (Ch., VI, 13). 3. J.-B. Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, II, p. 78.