Victor Hugo Dictateur
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VICTOR HUGO DICTATEUR › Jean-Marc Hovasse Hugo continue à nous fasciner pour son ambition – « Chateaubriand ou rien » – et son gigantisme. Mais il a une manière à lui de faire de cette ambition un service et de mettre le gigantisme à la portée de tous. Il aime ainsi les institutions, les assemblées, les académies, on dirait aujourd’hui les collectifs, pas le pouvoir personnel qui isole. Il est attiré par la grandeur, mais il apprécie surtout le « grandissement » – c’est son mot – possible pour chacun. Lionel Jospin, discours de Besançon, 25 février 2002. propos de Victor Hugo et de ses relations avec le pouvoir en France, les images ne manquent pas. Aucun lecteur des Misérables ne peut oublier l’ex- traordinaire portrait de Louis-Philippe, nourri des entretiens personnels de l’auteur avec le dernier roi qu’ilÀ retranscrivait en des notes aujourd’hui publiées dans Choses vues (choisir impérativement l’édition « Bouquins », chez Laffont). Les lec- teurs d’Actes et paroles connaissent les remarquables discours de Victor Hugo à l’Assemblée nationale sous la IIe République, quand il était représentant du peuple (député). Ils se souviennent de son glissement de Lamartine, dépassé par les événements, à Louis-Napoléon Bonaparte, soutenu dans un premier temps pour échapper au général Cavaignac, puis combattu au fur et à mesure qu’il dévoilait son véritable visage MAI 2017 MAI 2017 61 l’écrivain face au pouvoir d’aventurier impérial – et non point parce qu’il ne l’avait pas choisi comme ministre, vieille calomnie à laquelle il avait déjà répondu en son temps, mais qui n’en finit pas de reparaître. Sa résistance au coup d’État, sa proscription officielle, ses pamphlets en prose (Napoléon le Petit) et en vers (Châtiments), qui sont beaucoup plus que des pam- phlets, son refus de toutes les amnisties (« Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » ; « Quand la liberté rentrera, je rentrerai »), ses dix-neuf années d’exil à Bruxelles, Jersey puis Guernesey, son théâtre interdit en France, ses livres poursuivis, ses droits Directeur de recherche au CNRS, à d’auteur spoliés : tel est, pour l’honneur de la l’Institut des textes et manuscrits France et de la République à venir, l’envers modernes, Jean-Marc Hovasse est notamment l’auteur de Victor Hugo. du « Spectaculaire Second Empire » célébré Avant l’exil, 1802-1851 et Pendant l’an dernier par le musée d’Orsay. Et puis son l’exil I, 1851-1864 (Fayard, 2001 et retour triomphal à Paris vingt-quatre heures 2008), dont il prépare le troisième et dernier tome. après la proclamation de la IIIe République, › [email protected] dont il devient aussitôt une figure tutélaire et souvent gênante, son refus de la capitulation, sa condamnation de la Commune et des Versaillais, son combat pour la réconciliation, son élection au Sénat que vient lui annoncer le jeune Clemenceau, ses rela- tions suivies avec tout le personnel politique : autant d’étapes vers l’apo- théose de ses funérailles nationales, rare et sans doute unique point de convergence entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, le génie littéraire et la conscience politique, le poète et le prophète. Beaucoup moins connues en revanche sont aujourd’hui les pre- mières étapes de cette relation très spécifique avec le pouvoir faite d’audace et de respect, de distance et de proximité, d’ambition col- lective et de modestie individuelle, de fascination et d’interrogations. À l’origine de tout, Napoléon. Victor Hugo l’a-t-il jamais croisé ? Le poème « Souvenir d’enfance » des Feuilles d’automne l’affirme, dont les deux premiers vers, détachés, se gravent facilement dans la mémoire : « Dans une grande fête, un jour, au Panthéon, / J’avais sept ans, je vis passer Napoléon. » Mais comme le reste du poème, entièrement construit sur le contraste entre l’enthousiasme inouï du peuple et l’impassibilité de l’Empereur, présente aussi une scène idyllique et manifestement reconstituée entre le poète et son père, comme en 62 MAI 2017 MAI 2017 victor hugo dictateur 1809 l’histoire n’a pas retenu de fête militaire au Panthéon, et comme enfin Mme Hugo (Sophie Trébuchet) élevait ses fils dans l’exécration du Buonaparte, il y a tout lieu de penser que cette scène mémorable est une reconstitution rêvée. Ce « souvenir d’enfance » s’achève sur le récit d’une seconde et tout aussi hypothétique rencontre avec l’Empe- reur au faîte de sa gloire, à peine située dans le temps ni dans l’espace réels : « Plus tard, une autre fois, je vis passer cet homme, / Plus grand dans son Paris que César dans sa Rome. » Si ces deux visions restent sujettes à caution, celle de Louis XVIII est beaucoup plus vraisemblable : le 3 mai 1814, pour l’entrée du roi à Paris, Mme Hugo triomphante a mené ses fils dans la tour Saint-Jean du Palais de justice, avec vue imprenable sur les cortèges princiers. Le frère de Louis XVI se rend ce jour-là à Notre-Dame par le quai des Orfèvres, avec la famille royale, ou ce qu’il en restait, au grand complet. La future famille Hugo est elle aussi au grand complet, car Mme Hugo est venue avec ses amis Foucher et leur fille Adèle (11 ans), qui deviendra un jour elle aussi Mme Hugo. Elle donne déjà le bras à Victor (12 ans), et se souviendra bien des années plus tard de la scène avec une étonnante précision : « Louis XVIII était dans une immense calèche d’or constellée de fleurs de lys, pas de fleurs héraldiques mais de fleurs de lys fleurs. La duchesse d’Angoulême était auprès de Louis XVIII, tout habillée de blanc jusqu’à l’ombrelle. Le roi, lui, avait l’habit bleu, les épaulettes à graine d’épinard flottantes, le cordon bleu autour du cou, sa petite queue derrière la tête et son gros ventre. » Le souvenir est plus précis que pour Napoléon, mais c’est celui d’Adèle, pas de Victor, qui n’en tirera aucun poème. Il n’en va pas de même pour les grands événements ultérieurs du règne. L’assassinat de l’héritier du trône lui fait écrire « La mort du duc de Berry », ode récompensée par une gratification royale de cinq cents francs. L’arrivée providentielle de « l’enfant du miracle » lui inspire « La naissance du duc de Bordeaux », qui lui vaut l’admiration de la duchesse de Berry et, à peu près pour la seule et unique fois de sa vie, d’être cité par Cha- teaubriand, son idole (lequel il est vrai ne précise son nom que dans une note). Du coup, le pouvoir lui commande directement l’ode suivante, « Le baptême du duc de Bordeaux » – avec une nouvelle gratification de MAI 2017 MAI 2017 63 l’écrivain face au pouvoir cinq cents francs à la clé. Il lui faut attendre cependant la publication de son premier recueil, Odes et poésies diverses (1822), et consentir à quelques démarches et interventions pour que Louis XVIII daigne enfin lui signer une pension annuelle de mille francs, qui sera prélevée tous les trois mois sur le fonds porté au budget des théâtres. C’était la condition sine qua non pour obtenir la main de la jeune Adèle, qu’il abreuvait de lettres bouillantes depuis quelques années. Cette pension sera dou- blée à partir de la deuxième édition du recueil, légèrement augmentée, contrairement à son titre (Odes), en 1823. Le jour du baptême de Léopoldine Hugo à Saint-Sulpice, 16 sep- tembre 1824, Louis XVIII rend son dernier souffle aux Tuileries. Les deux écrivains officiels de la monarchie doivent célébrer cet événement : l’ancien écrit une brochure, et le nouveau une ode qui paraissent à peu près en même temps, dans la semaine qui suit. La brochure de Cha- teaubriand, Le roi est mort, vive le roi !, répond bien à son titre : c’est une glorification de Louis XVIII, loué d’avoir pu succéder à Napoléon sans démériter, et un éloge de Charles X, qui s’achève par une prière instante pour qu’il accepte de se faire sacrer à Reims. L’ode de Victor Hugo, « Les funérailles de Louis XVIII », répond mal à son titre : plus de la moitié du poème est en effet consacrée à… Napoléon, partie que la presse libérale s’empresse de proclamer la plus inspirée. L’allusion à Charles X, « généreux frère » du défunt, est en revanche bien neutre. La dernière strophe change enfin la perspective ; elle résume le sujet traité, et met en scène un nouveau personnage : « De Saint-Denis, de Sainte-Hélène, Ainsi je méditais le sort, Sondant d’une vue incertaine Ces grands mystères de la mort. Qui donc êtes-vous, Dieu superbe ? Quel bras jette les tours sous l’herbe, Change la pourpre en vil lambeau ? D’où vient votre souffle terrible ? Et quelle est la main invisible Qui garde les clefs du tombeau ? » 64 MAI 2017 MAI 2017 victor hugo dictateur Jamais jusque-là le poète ne s’était permis de prendre la parole en son propre nom dans une ode monarchique. Il semble soupeser les cendres de Louis XVIII et de Napoléon. L’épopée impériale relativise les pleurs du royaliste, qui se fait prophète. Sainte-Beuve considérait « Les funérailles de Louis XVIII » comme le chef-d’œuvre de l’ode politique en France ; c’est surtout un tournant dans la poésie de Victor Hugo, où les sujets semblent s’égaliser dans les aléas du destin sous le regard d’un témoin qui se veut impartial. Où est le vrai pouvoir ? Sans rancune, le gouvernement de Charles X demande la Légion d’honneur pour deux poètes jeunes encore mais déjà glorieux, ser- viteurs dévoués du trône et de l’autel : Lamartine (34 ans) et Victor Hugo (23 ans).