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Victor Hugo: Préface 1822

Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, l'intention littéraire et l'intention politique ; mais, dans la pensée de l'auteur, la dernière est la conséquence de la première, car l'histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses. On pourra voir dans l'arrangement de ces Odes une division qui, néanmoins, n'est pas méthodiquement tracée. Il a semblé à l'auteur que les émotions d'une âme n'étaient pas moins fécondes pour la poésie que les révolutions d'un empire. Au reste, le domaine de la poésie est illimité. Sous le monde réel, il existe un monde idéal, qui se montre resplendissant à l'œil de ceux que des méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses. Les beaux ouvrages de poésie en tout genre, soit en vers, soit en prose, qui ont honoré notre siècle, ont révélé cette vérité, à peine soupçonnée auparavant, que la poésie n'est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes. La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout.

Préface 1823:

Il est permis peut-être aujourd'hui à l'auteur d'ajouter à ce peu de lignes quelques autres observations sur le but qu'il s'est proposé en composant ces Odes.

Convaincu que tout écrivain, dans quelque sphère que s'exerce son esprit, doit avoir pour objet principal d'êt re utile, et espérant qu'une intention ho norable lui ferait pardonner la témérité de ses essais, il a tenté de solenniser quelques-uns de ceux des principaux souvenirs de notre époque qui peuvent être des leçons pour les sociétés futures. Il a adopté, pour consacrer ces événements, la forme de l'Ode, parce que c'était sous cette forme que les inspirations des premiers poëtes apparaissaient jadis aux premiers peuples. Cependant l'Ode française, généralement accusée de froideur et de monotonie, paraissait peu propre à retracer ce que les trente dernières années de notre histoire présentent de touchant et de terrible, de sombre et d'éclatant, de monstrueux et de merveilleux. L'auteur de ce recueil, en réfléchissant sur cet obstacle, a cru découvrir que cette froideur n'était point dans l'essence de l'Ode, mais seulement dans la forme que lui ont jusqu'ici donnée les poëtes lyriques. Il lui a semblé que la cause de cette monotonie était dans l'abus des apostrophes, des exclamations, des prosopopées et autres figures véhémentes que l'on prodiguait dans l'Ode ; moyens de chaleur qui glacent lorsqu'ils sont trop multipliés, et étourdissent au lieu d'émouvoir. Il a donc pensé que si l'on plaçait le mouvement de l'Ode dans les idées plutôt que dans les mots, si de plus on en asseyait la composition sur une idée fondamentale quelconque qui fût appropriée au sujet, et dont le développement s'appuyât dans toutes ses parties sur le développement de l'événement qu'elle raconterait, en substituant aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne, on pourrait jeter dans l'Ode quelque chose de l'intérêt du drame, et lui faire parler en outre ce langage austère, consolant et religieux, dont a besoin une vieille société qui sort, encore toute chancelante, des saturnales de l'athéisme et de l'anarchie. Voilà ce que l'auteur de ce livre a tenté, mais sans se flatter du succès ; voilà ce qu'il ne pouvait dire à la première édition de son recueil, de peur que l'exposé de ses doctrines ne parût la défense de ses ouvrages. Il peut, aujourd'hui que ses Odes ont subi l'épreuve hasardeuse de la publication, livrer au lecteur la pensée qui les a inspirées, et qu'il a eu la satisfaction de voir déjà, sinon approuvée, du moins comprise en partie. Au reste, ce qu'il désire avant tout, c'est qu'on ne lui croie pas la prétention de frayer une route ou de créer un genre. La plupart des idées qu'il vient d'énoncer s'appliquent principalement à la première partie de ce recueil ; mais le lecteur pourra, sans que nous nous étendions davantage, remarquer dans le reste le même but littéraire et un semblable système de composition. Nous arrêterons ici ces observations préliminaires qui exigeraient un volume de

1 développements, et auxquelles on ne fera peut-être pas attention ; mais il faut toujours parler comme si l'on devait être entendu, écrire comme si l'on devait être lu, et penser comme si l'on devait être médité. La première édition de ce recueil d'odes était suivie de trois poèmes de différents genres qui n'entraient pas dans le but de cette publication et que l'on a cru devoir supprimer. Cette seconde édition est augmentée de deux odes nouvelles, Louis XVII et Jéhovah.

Préface 1824:

Voici de nouvelles preuves pour ou contre le système de composition lyrique indiqué ailleurs par l'auteur de ces Odes. Ce n'est pas sans une défiance extrême qu'il les présente à l'examen des gens de goût ; car, s'il croit à des théories nées d'études consciencieuses et de méditations assidues, d'un autre côté, il croit fort peu à son talent. Il prie donc les hommes éclairés de vouloir bien ne pas étendre jusqu'à ses principes littéraires l'arrêt qu'ils seront sans doute fondés à prononcer contre ses essais poétiques. Aristote n'est-il pas innocent des tragédies de l'abbé d'Aubignac ? Cependant, malgré son obscurité, il a déjà eu la douleur de voir ses principes littéraires, qu'il croyait irréprochables, calomniés ou du moins mal interprétés. C'est ce qui le détermine aujourd'hui à fortifier cette publication no uvelle d'une déclaration simple et loyale, laquelle le mette à l'abri de tout soupçon d'hérésie dans la querelle qui divise aujourd'hui le public let tré. Il y a maintenant deux partis dans la littérature comme dans l'état ; et la guerre poétique ne paraît pas devoir être moins acharnée que la guerre sociale n'est furieuse. Les deux camps semblent plus impatients de combattre que de traiter. Ils s'obstinent à ne vouloir point parler la même langue ; ils n'ont d'autre langage que le mot d'ordre à l'intérieur et le cri de guerre à l'extérieur : ce n'est pas le moyen de s'entendre. Quelques voix importantes néanmoins se sont élevées, depuis quelque temps, parmi les clameurs des deux armées. Des conciliateurs se sont présentés avec de sages paroles entre les deux fronts d'attaque. Ils seront peut-être les premiers immolés, mais n'importe ! C'est dans leurs rangs que l'auteur de ce livre veut être placé, dût-il y être confondu. Il discutera, sinon avec la même autorité, du moins avec la même bonne foi. Ce n'est pas qu'il ne s'attende aux imputations les plus étranges, aux accusations les plus singulières. Dans le trouble où sont les esprits, le danger de parler est plus grand encore que celui de se taire ; mais, quand il s'agit d'éclairer et d'être éclairé, il faut regarder où est le devoir, et non où est le péril ; il se résigne donc. Il agitera, sans hésitation, les questions les plus délicates, et, comme le petit enfant thébain, il osera secouer la peau du lion. Et d'abord, pour donner quelque dignité à cette discussion impartiale, dans laquelle il cherche la lumière bien plus qu'il ne l'apporte, il répudie tous ces termes de convention que les partis se rejettent réciproquement comme des ballons vides, signes sans signification, expressions sans expression, mots vagues que chacun définit au besoin de ses haines ou de ses préjugés, et qui ne servent de raisons qu'à ceux qui n'en ont pas. Pour lui, il ignore profondément ce que c'est que le genre classique et que le genre romantique. Selon une femme de génie, qui, la première, a prononcé le mot de littérature romantique en , cette division se rapporte aux deux grandes ères du monde, celle qui a précédé l'établissement du christ ianisme et celle qui l'a suivi. D'après le sens littéral de cette explication, il semble que le Paradis perdu serait un poème classique, et la Henriade une œuvre romantique. Il ne paraît pas rigoureusement démontré que les deux mots importés par Mme de Staël soient aujourd'hui compris de cette façon. En littérature, co mme en t oute chose, il n'y a que le bon et le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et le faux. Or, sans établir ici de comparaisons qui exigeraient des restrictions et des développements, le beau dans Shakespeare est tout aussi classique (si classique signifie digne d'être étudié) que le beau dans Racine ; et le faux dans Voltaire est tout aussi romantique (si romantique veut dire mauvais) que le faux dans Calderon. Ce sont là de ces vérités naïves qui ressemblent plus encore à des pléonasmes qu'à des axiomes ; mais où n'est-on pas obligé de descendre pour convaincre l'entêtement et pour déconcerter la mauvaise foi ? On objectera peut-être ici que les deux mots de guerre ont depuis quelque temps changé encore d'acception, et que certains critiques sont convenus d'honorer désormais du nom de classique toute production de l'esprit antérieure à notre époque, tandis

2 que la qualification de romantique serait spécialement restreinte à cette littérature qui grandit et se développe avec le dix-neuvième siècle. Avant d'examiner en quoi cette littérature est propre à notre siècle, on demande en quoi elle peut avoir mérité ou encouru une désignation exceptionnelle. Il est reconnu que chaque littérature s'empreint plus ou moins profondément du ciel, des mœurs et de l'histoire du peuple dont elle est l'expression. Il y a donc autant de littératures diverses qu'il y a de sociétés différentes. David, Homère, Virgile, Le Tasse, Milton et Corneille, ces hommes, dont chacun représente une poésie et une nation, n'ont de commun entre eux que le génie. Chacun d'eux a exprimé et a fécondé la pensée publique dans son pays et dans son temps. Chacun d'eux a créé pour sa sphère sociale un monde d'idées et de sentiments approprié au mouvement et à l'étendue de cette sphère. Pourquoi donc envelopper d'une désignation vague et collective ces créations, qui, pour être toutes animées de la même âme, la vérité, n'en sont pas moins dissemblables et souvent contraires dans leurs formes, dans leurs éléments et dans leurs natures ? Pourquoi, en même temps, cette contradiction bizarre de décerner à une autre littérature, expression imparfaite encore d'une époque encore incomplète, l'honneur ou l'outrage d'une qualification également vague, mais exclusive, qui la sépare des littératures qui l'ont précédée ? Comme si elle ne pouvait être pesée que dans l'aut re plateau de la balance ! comme si elle ne devait être inscrite que sur le revers du livre des fastes littéraires ! D'où lui vient ce nom de romantique ? Est-ce que vous lui avez découvert quelque rapport bien évident et bien intime avec la langue romance ou romane ? Alors expliquez- vous ; examinons la valeur de cette allégation ; prouvez d'abord qu'elle est fondée ; il vous restera ensuite à démontrer qu'elle n'est pas insignifiante. Mais on se garde fort aujourd'hui d'entamer de ce côté une discussion qui pourrait n'enfanter que le ridiculus mus ; on veut laisser à ce mot de romantique un certain vague fantastique et indéfinissable qui en redouble l'horreur. Aussi tous les anathèmes lancés contre d'illustres écrivains et poètes contemporains peuvent-ils se réduire à cette argumentation : «– Nous condamnons la littérature du dix-neuvième siècle, parce qu'elle est romantique...» – Et pourquoi est-elle romantique ? – Parce qu'elle est la littérature du dix-neuvième siècle.» – On ose affirmer ici, après un mûr examen, que l'évidence d'un tel raisonnement ne paraît pas absolument incontestable. Abandonnons enfin cette questio n de mo ts, qui ne peut suffire qu'aux esprits superficiels dont elle est le risible labeur. Laissons en paix la procession des rhéteurs et des pédagogues apporter gravement de l'eau claire au tonneau vide. Souhaitons longue haleine à tous ces pauvres Sisyphes essoufflés, qui vont roulant et roulant sans cesse leur pierre au haut d'une butte :

Palus inamabilis undâ Alligat, et novies Styx interfusa coercet.

Passons, et abordons la question de choses, car la frivole querelle des romantiques et des classiques n'est que la parodie d'une importante discussion qui occupe aujourd'hui les esprits judicieux et les âmes méditatives. Quittons donc la Batrachomyomachie pour l'Iliade. Ici, du moins, les adversaires peuvent espérer de s'ent endre, parce qu'ils en sont dignes. Il y a une discordance absolue entre les rats et les grenouilles, tandis qu'un intime rapport de noblesse et de grandeur existe entre Achille et Hector. Il faut en convenir, un mouvement vaste et profond travaille intérieurement la littérature de ce siècle. Quelques hommes distingués s'en étonnent, et il n'y a précisément dans tout cela d'étonnant que leur surprise. En effet, si, après une révolution politique qui a frappé la société dans toutes ses sommités et dans toutes ses racines, qui a touché à toutes les gloires et à toutes les infamies, qui a tout désuni et tout mêlé, au point d'avoir dressé l'échafaud à l'abri de la tente, et mis la hache sous la garde du glaive ; après une commotion effrayante qui n'a rien laissé dans le cœur des hommes qu'elle n'ait remué, rien dans l'ordre des choses qu'elle n'ait déplacé ; si, disons-nous, après un si prodigieux évènement, nul changement n'apparaissait dans l'esprit et dans le caractère d'un peuple, n'est-ce pas alors qu'il faudrait s'étonner, et d'un étonnement sans bornes ? – Ici se présente une objection spécieuse et déjà développée avec une conviction respectable par des hommes de talent et d'autorité. C'est précisément, disent-ils, parce que cette révolution littéraire est le résultat de notre révolution politique que nous en déplorons le triomphe,

3 que nous en condamnons les œuvres. – Cette conséquence ne parait pas juste. La littérature actuelle peut être en partie le résultat de la révolution, sans en être l'expression. La société, telle que l'avait faite la révolution, a eu sa littérature, hideuse et inepte comme elle. Cette littérature et cette société sont mortes ensemble et ne revivront plus. L'ordre renaît de toutes parts dans les institutions ; il renaît également dans les lettres. La religion consacre la liberté, nous avons des citoyens. La foi épure l'imagination, nous avons des poëtes. La vérité revient partout, dans les mœurs, dans les lois, dans les arts. La littérature nouvelle est vraie. Et qu'importe qu'elle soit le résultat de la révolution ? La moisson est-elle moins belle, parce qu'elle a mûri sur le volcan ? Quel rapport trouvez-vous entre les laves qui ont consumé votre maison et l'épi de blé qui vous nourrit ? Les plus grands poëtes du monde sont venus après de grandes calamités publiques. Sans parler des chantres sacrés, toujours inspirés par des malheurs passés ou futurs, nous vo yons Homère apparaître après la chute de Troie et les catastrophes de l'Argolide ; Virgile, après le triumvirat. Jeté au milieu des discordes des Guelfes et des Gibelins, Dante avait été proscrit avant d'être poëte. Milton rêvait Satan chez . Le meurtre de Henri IV précéda Corneille. Racine, Molière, Boileau, avaient assisté aux orages de la Fronde. Après la révolution française, Chateaubriand s'élève, et la proportion est gardée. Et ne nous étonnons point de cette liaison remarquable entre les grandes époques politiques et les belles époques littéraires. La marche sombre et imposante des événements par lesquels le pouvoir d'en haut se manifeste aux pouvoirs d'ici-bas, l'unité éternelle de leur cause, l'accord solennel de leurs résultats, ont quelque chose qui frappe profondément la pensée. Ce qu'il y a de sublime et d'immortel dans l'homme se réveille comme en sursaut, au bruit de toutes ces voix merveilleuses qui avertissent de . L'esprit des peuples, en un religieux silence, entend longtemps retentir de catastrophe en cat astrophe la parole mystérieuse qui témoigne dans les ténèbres :

Admonet, et magna testatur voce per umbras.

Quelques âmes choisies recueillent cette parole et s'en fortifient. Quand elle a cessé de tonner dans les événements, elles la font éclater dans leurs inspirations, et c'est ainsi que les enseignements célestes se continuent par des chants. Telle est la mission du génie ; ses élus sont ces sentinelles laissées par le Seigneur sur les tours de Jérusalem, et qui ne se tairont ni jour, ni nuit. La littérature présente, telle que l'ont créée les Chateaubriand, les Staël, les La Mennais, n'appartient donc en rien à la révolution. De même que les écrits sophistiques et déréglés des Voltaire, des Diderot et des Helvétius ont été d'avance l'expression des innovations sociales écloses dans la décrépitude du dernier siècle, la littérature actuelle, que l'on attaque avec tant d'instinct d'un côté, et si peu de sagacité de l'autre, est l'expression anticipée de la société religieuse et monarchique qui sortira sans doute du milieu de tant d'anciens débris, de tant de ruines récentes. Il faut le dire et le redire, ce n'est pas un besoin de nouveauté qui tourmente les esprits, c'est un besoin de vérité ; et il est immense. Ce besoin de vérité, la plupart des écrivains supérieurs de l'époque tendent à le satisfaire. Le goût, qui n'est autre chose que l'autorité en littérature, leur a enseigné que leurs ouvrages, vrais pour le fond, devaient être également vrais dans la forme ; sous ce rapport, ils ont fait faire un pas à la poésie. Les écrivains des autres peuples et des autres temps, même les admirables poëtes du grand siècle, ont trop souvent oublié, dans l'exécution, le principe de vérité dont ils vivifiaient leur composition. On rencontre fréquemment dans leurs plus beaux passages des détails empruntés à des mœurs, à des religions ou à des époques trop étrangères au sujet. Ainsi l'horloge qui, au grand amusement de Voltaire, désigne au Brutus de Shakespeare l'heure où il doit frapper César, cette horloge, qui existait, comme on voit, bien avant qu'il y eût des horlogers, se retrouve, au milieu d'une brillante description des dieux mythologiques, placée par Boileau à la main du TEMS. Le canon, dont Calderon arme les soldats d'Héraclius et Milton les archanges des ténèbres, est tiré, dans l'Ode sur Namur, par dix mille vaillans ALCIDES qui en font pétiller les remparts. Et certes, puisque les Alcides du législateur du Parnasse tirent du canon, le Satan de Milton peut, à toute force, considérer cet anachronisme comme de bonne guerre. Si dans un siècle littéraire encore barbare, le père

4 Lemoyne, auteur d'un poëme de Saint Louis, fait sonner les vespres siciliennes par les cors des noires Euménides, un âge éclairé nous montre J.-B. Rousseau envoyant (dans son Ode au comte de Luc, dont le mouvement lyrique est fort remarquable) un PROPHÈTE fidèle jusque chez LES DIEUX interroger le Sort ; et en trouvant fort ridicules les Néréides dont Camoëns obsède les compagnons de Gama, on désirerait, dans le célèbre Passage du Rhin de Boileau, voir autre chose que des naïades craintives fuir devant Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, accompagné de ses maréchaux-des-camps-et armées. Des citations de ce genre se prolongeraient à l'infini, mais il est inutile de les multiplier. Si de pareilles fautes de vérité se présentent fréquemment dans nos meilleurs auteurs, il faut se garder de leur en faire un crime. Ils auraient pu sans doute se borner à étudier les formes pures des divinités grecques, sans leur emprunter leurs attributs païens. Lorsqu'à Rome on voulut convertir en Saint Pierre un Jupiter Olympien, on commença du moins par ôter au maître du tonnerre l'aigle qu'il foulait sous ses pieds. Mais quand on considère les immenses services rendus à la langue et aux lettres par nos premiers grands poëtes, on s'humilie devant leur génie, et on ne se sent pas la force de leur reprocher un défaut de goût. Certainement ce défaut a été bien funeste, puisqu'il a introduit en France je ne sais quel genre faux, qu'on a fort bien nommé le genre scholastique, genre qui est au classique ce que la superstition et le fanatisme sont à la religion, et qui ne contre-balance aujourd'hui le triomphe de la vraie poésie que par l'autorité respectable des illustres maîtres chez lesquels il trouve malheureusement des modèles. On a rassemblé ci-dessus quelques exemples pareils entre eux de ce faux goût, empruntés à la fois aux écrivains les plus opposés, à ceux que les scholastiques appellent classiques et à ceux qu'ils qualifient de romantiques ; on espère par là faire voir que si Calderon a pu pécher par excès d'ignorance, Boileau a pu faillir aussi par excès de science ; et que si, lorsqu'on étudie les écrits de ce dernier, on doit suivre religieusement les règles imposées au langage par le critique, il faut en même temps se garder scrupuleusement d'adopter les fausses couleurs employées quelquefois par le poëte. Et remarquons, en passant, que, si la littérature du grand siècle de Louis le Grand eût invoqué le christianisme au lieu d'adorer les dieux païens, si ses poëtes eussent été ce qu'étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chantant les grandes choses de leur religion et de leur patrie, le triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle eut été beaucoup plus difficile, peut-être même impossible. Aux premières attaques des novateurs, la religion et la morale se fussent réfugiées dans le sanctuaire des lettres, sous la garde de tant de grands hommes. Le goût national, accoutumé à ne point séparer les idées de religion et de poésie, eût répudié tout essai de poésie irréligieuse, et flétri cette monstruosité non moins comme un sacrilège littéraire que comme un sacrilège social. Qui peut calculer ce qui fût arrivé de la philosophie, si la cause de Dieu, défendue en vain par la vertu, eût été aussi plaidée par le génie ? Mais la France n'eut pas ce bonheur ; ses poëtes nationaux étaient presque tous des poëtes païens ; et notre littérature était plutôt l'expression d'une société idolâtre et démocratique que d'une société monarchique et chrétienne. Aussi les philosophes parvinrent-ils, en moins d'un siècle, à chasser des cœurs une religion qui n'était pas dans les esprits. C'est surtout à réparer le mal fait par les sophistes que doit s'attacher aujourd'hui le poète. Il doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur montrer le chemin. Il doit les ramener à tous les grands principes d'ordre, de morale et d'honneur ; et, pour que sa puissance leur soit douce, il faut que toutes les fibres du cœur humain vibrent sous ses doigts comme les cordes d'une lyre. Il ne sera jamais l'écho d'aucune parole, si ce n'est de celle de Dieu. Il se rappellera toujours ce que ses prédécesseurs ont trop oublié, que lui aussi il a une religion et une patrie. Ses chants célébreront sans cesse les gloires et les infortunes de son pays, les austérités et les ravissements de son culte, afin que ses aïeux et ses contemporains recueillent quelque chose de son génie et de son âme, et que, dans la postérité, les autres peuples ne disent pas de lui : «Celui-là chantait dans une terre barbare».

In quâ scribebat, barbara terra fuit !

5 Préface de 1826

Pour la première fois, l'auteur de ce recueil de compositions lyriques, dont les Odes et Ballades forment le troisième volume, a cru devoir séparer les genres de ces compositions par une division marquée.

Il continue à comprendre sous le titre d'Odes toute inspiration purement religieuse, toute étude purement antique, toute traduction d'un événement contemporain ou d'une impression personnelle. Les pièces qu'il intitule Ballades ont un caractère différent; ce sont des esquisses d'un genre capricieux tableaux, rêves, scènes, récits, légendes superstitieuses, traditions populaires. L'auteur, en les composant, a essayé de donner quelque idée de ce que pouvaient être les poëmes des premiers troubadours du moyen-âge, de ces rapsodes chrétiens qui n'avaient au monde que leur épée et leur guitare, et s'en allaient de château en château, payant l'hospitalité avec des chants.

S'il n'y avait beaucoup trop de pompe dans ces expressions, l'auteur dirait, pour compléter son idée, qu'il a mis plus de son âme dans les Odes, plus de son imagination dans les Ballades.

Au reste, il n'attache pas à ces classifications plus d'importance qu'elles n'en méritent. Beaucoup de personnes, dont l'opinion est grave, ont dit que ses Odes n'étaient pas des odes; soit. Beaucoup d'autres diront sans doute, avec non moins de raison, que ses Ballades ne sont pas des ballades; passe encore. Qu'on leur donne tel autre titre qu'on voudra; l'auteur y souscrit d'avance. A cette occasion, mais en laissant absolument de côté ses propres ouvrages, si imparfaits et si incomplets, il hasardera quelques réflexions.

On entend t ous les jo urs, à propos de pro ductions littéraires, parler de la dignité de tel genre, des convenances de tel autre, des limiter de celui-ci, des latitudes de celui-là ; la tragédie interdit ce que le roman permet; la chanson tolère ce que l'ode défend, etc. L'auteur de ce livre a le malheur de ne rien comprendre à tout cela; il y cherche des choses et n'y voit que des mots; il lui semble que ce qui est réellement beau et vrai est beau et vrai partout; que ce qui est dramatique dans un roman sera dramatique sur la scène; que ce qui est lyrique dans un co uplet sera lyrique dans une strophe; qu'enfin et toujours la seule distinction véritable dans les œuvres de l'esprit est celle du bon et du mauvais. La pensée est une terre vierge et féconde dont les productions veulent croître librement, et, pour ainsi dire, au hasard, sans se classer, sans s'aligner en plates-bandes comme les bouquets dans un jardin classique de Le Nôtre, ou comme les fleurs du langage dans un traité de rhétorique.

Il ne faut pas croire pourtant que cette liberté doive produire le désordre; bien au contraire. Développons notre idée. Comparez un moment au jardin royal de Versailles, bien nivelé, bien taillé, bien nettoyé, bien ratissé, bien sablé, tout plein de petites cascades, de petits bassins, de petits bosquets, de tritons de bronze folâtrant en cérémonie sur des océans pompés à grands frais dans la Seine, de faunes de marbre courtisant les dryades allégoriquement renfermées dans une multitude d'ifs coniques, de lauriers cylindriques, d'orangers sphériques, de myrtes elliptiques, et d'autres arbres dont la forme naturelle, trop triviale sans doute, a été gracieusement corrigée par la serpette du jardinier; comparez ce jardin si vanté à une forêt primitive du Nouveau-Monde, avec ses arbres géants, ses hautes herbes, sa végétation profonde, ses mille oiseaux de mille couleurs, ses larges avenues où l'ombre et la lumière ne se jouent que sur de la verdure, ses sauvages harmonies, ses grands fleuves qui charrient des îles de fleurs, ses immenses cataractes qui balancent des arcs-en-ciel ! Nous ne dirons pas : Où est la magnificence? où est la grandeur? où est la beauté? mais simplement : Où est l'ordre? où est le désordre? Là, des eaux captives ou détournées de leur cours, ne jaillissant que pour croupir; des dieux pétrifiés; des arbres transplantés de leur sol natal, arrachés de leur climat, privés même de leur forme, de leurs fruits, et forcés de subir les grotesques caprices de la serpe et du cordeau; partout enfin l'ordre

6 naturel contrarié, interverti, bouleversé, détruit. Ici, au contraire, tout obéit à une loi invariable; un Dieu semble vivre en tout. Les gouttes d'eau suivent leur pente et font des fleuves, qui feront des mers; les semences choisissent leur terrain et produisent une forêt. Chaque plante, chaque arbuste, chaque arbre naît dans sa saison, croît en son lieu, produit son fruit, meurt à son temps. La ronce même y est belle. Nous le demandons encore : Où est l'ordre?

Choisissez donc du chef-d'œuvre du jardinage ou de l'œuvre de la nature, de ce qui est beau de convention ou de ce qui est beau sans les règles, d'une littérature artificielle ou d'une poésie originale !

On nous objectera que la forêt vierge cache dans ses magnifiques solitudes mille animaux dangereux, et que les bassins marécageux du jardin français recèlent tout au plus quelques bêtes insipides. C'est un malheur sans doute; mais, à tout prendre, nous aimons mieux un crocodile qu'un crapaud; nous préférons une barbarie de Shakespeare à une ineptie de Campistron.

Ce qu'il est très important de fixer, c'est qu'en littérature comme en politique l'ordre se concilie merveilleusement avec la liberté; il en est même le résultat. Au reste, il faut bien se garder de confondre l'ordre avec la régularité. La régularité ne s'attache qu'à la forme extérieure; l'ordre résulte du fond même des choses, de la disposition intelligente des éléments intimes d'un sujet. La régularité est une combinaison matérielle et purement humaine; l'ordre est pour ainsi dire divin. Ces deux qualités si diverses dans leur essence marchent fréquemment l'une sans l'autre. Une cathédrale gothique présente un ordre admirable dans sa naïve irrégularité; nos édifices français modernes, auxquels on a si gauchement appliqué l'architecture grecque ou romaine, n'offrent qu'un désordre régulier. Un homme ordinaire pourra toujours faire un ouvrage régulier; il n'y a que les grands esprits qui sachent ordonner une composition. Le créateur, qui voit de haut, ordonne; l'imitateur, qui regarde de prés, régularise; le premier procède selon la loi de sa nature, le dernier suivant les règles de son école. L'art est une inspiration pour l'un; il n'est qu'une science pour l'autre. En deux mots, et nous ne nous opposons pas à ce qu'on juge d'après cette observation les deux littératures dites classique et romantique, la régularité est le goût de la médiocrité, l'ordre est le goût du génie.

Il est bien entendu que la liberté ne doit jamais être l'anarchie; que l'originalité ne peut en aucun cas servir de prétexte à l'incorrection. Dans une œuvre littéraire, l'exécution doit être d'autant plus irrépro chable que la conception est plus hardie. Si vous voulez avoir raison autrement que les autres, vous devez avo ir dix fois raison. Plus on dédaigne la rhétorique, plus il sied de respecter la grammaire. On ne doit détrôner Aristote que pour faire régner Vaugelas, et il faut aimer l'Art poétique de Boileau, sinon pour les préceptes, du moins pour le style. Un écrivain qui a quelque souci de la postérité cherchera sans cesse à purifier sa diction, sans effacer toutefois le caractère particulier par lequel son expression révèle l'individualité de son esprit. Le néologisme n'est d'ailleurs qu'une triste ressource pour l'impuissance. Des fautes de langue ne rendro nt jamais une pensée, et le style est comme le cristal : sa pureté fait son éclat.

L'auteur de ce recueil développera peut-être ailleurs to ut ce qui n'est ici qu'indiqué. Qu'il lui soit permis de déclarer, avant de terminer, que l'esprit d'imitation, recommandé par d'autres comme le salut des écoles, lui a toujours paru le fléau de l'art, et il ne condamnerait pas moins l'imitation qui s'attache aux écrivains dits romantiques que celle dont on poursuit les auteurs dits classiques. Celui qui imite un poëte romantique devient nécessairement un classique, puisqu'il imite. Que vous soyez l'écho de Racine ou le reflet de Shakespeare, vous n'êtes toujours qu'un écho et qu'un reflet. Quand vous viendriez à bout de calquer exact ement un homme de génie, il vous manquera toujours son originalité, c'est-à-dire son génie. Admirons les grands maîtres, ne les imitons pas. Faisons autrement. Si nous réussissons, tant mieux; si nous échouons, qu'importe ?

7 Il existe certaines eaux qui, si vous y plongez une fleur, un fruit, un oiseau, ne vous les rendent, au bout de quelque temps, que revêtus d'une épaisse croûte de pierre, sous laquelle on devine encore, il est vrai, leur forme primitive, mais le parfum, la saveur, la vie, ont disparu. Les pédantesques enseignements, les préjugés scholastiques, la contagion de la routine, la manie d'imitation, produisent le même effet. Si vous y ensevelissez vos facultés natives, votre imagination, votre pensée, elles n'en sortiront pas. Ce que vous en retirerez conservera bien peut-être quelque apparence d'esprit, de talent, de génie, mais ce sera pétrifié.

A entendre des écrivains qui se proclament classiques, celui-là s'écarte de la route du vrai et du beau qui ne suit pas servilement les vestiges que d'autres y ont imprimés avant lui. Erreur ! ces écrivains confondent la routine avec l'art; ils prennent l'ornière pour le chemin.

Le poëte ne doit avoir qu'un modèle, la nat ure; qu'un guide, la vérité. II ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit, mais avec son âme et avec son cœur. De tous les livres qui circulent entre les mains des hommes, deux seuls doivent être étudiés par lui, Homère et la Bible. C'est que ces deux livres vénérables, les premiers de tous par leur date et par leur valeur, presque aussi anciens que le monde, sont eux-mêmes deux mo ndes pour la pensée. On y retrouve en quelque sorte la création tout entière considérée sous son double aspect, dans Homère par le génie de l'homme, dans la Bible par l'esprit de Dieu.

Préface 1828:

Ce recueil n'avait été jusqu'ici publié que sous le format in-18, en trois volumes. Pour fondre ces trois volumes en deux tomes dans la présente réimpression, divers changements dans la disposition des matières ont été nécessaires ; on a tâché que ces changements fussent des améliorations. Chacun des trois volumes des précédentes éditions représentait la manière de l'auteur à trois moments, et pour ainsi dire à trois âges différents ; car, sa méthode consistant à amender son esprit plutôt qu'à retravailler ses livres, et, co mme il l'a dit ailleurs, à corriger un ouvrage dans un autre ouvrage, on conçoit que chacun des écrits qu'il publie peut, et c'est là sans doute leur seul mérite, offrir une physionomie particulière à ceux qui ont du goût pour certaines études de langue et de style, et qui aiment à relever, dans les œuvres d'un écrivain, les dates de sa pensée. Il était donc peut-être nécessaire d'observer quelque ordre dans la fusion des trois volumes in-18 en deux in-8/. Une distinction toute naturelle se présentait d'abord, celle des poëmes qui se rattachent par un côté quelconque à l'histoire de nos jours, et des poëmes qui y sont étrangers. Cette double division répond à chacun des deux volumes de la présente édition. Ainsi le premier volume contient toutes les Odes relatives à des événements ou à des personnages contemporains ; les pièces d'un sujet capricieux composent le second. Des subdivisions ont ensuite semblé utiles. Les Odes historiques, qui constituent le premier volume, et qui offrent sous un côté le développement de la pensée de l'auteur dans un espace de dix années (1818-1828), ont été partagées en trois livres. Chacun de ces livres répond à un des volumes des précédentes éditions, et renferme, dans leur ancien classement, les Odes politiques que ce volume contenait. Ces trois livres sont respectivement l'un à l'autre comme étaient entre eux les trois volumes. Le second corrige le premier ; le troisième corrige le second. Ainsi le petit nombre de personnes que ce genre d'études intéresse pourra comparer, et pour la forme et pour le fond, les trois manières de l'auteur à trois époques différentes, rapprochées, et en quelque sorte confrontées dans le même volume. On co nviendra peut-être qu'il y a quelque bonne foi, quelque désintéressement à faciliter de cette façon les dissections de la critique. Le deuxième volume contient le quatrième et le cinquième livre des Odes, l'un consacré aux sujets de fantaisie, l'aut re à des traductions d'impressio ns personnelles. Les Ballades complètent ce vo lume, qui, de cette manière, est, comme l'autre, divisé en trois sections. Les poëmes sont le plus souvent rangés par ordre de dates. Pour en finir de ces détails, peut-être inutiles et à coup sûr minutieux, nous ferons

8 observer que les préfaces qui avaient accompagné les trois recueils aux époques de leur publication ont été imprimées, avec celle-ci, également par ordre de dates. On po urra remarquer, dans les idées qui y sont avancées, une progression de liberté qui n'est ni sans signification ni sans enseignement. Enfin dix pièces nouvelles, sans compter l'Ode à la colonne de la place Vendôme, ont été ajoutées à la présente édition. Il faut tout dire. Les modifications apportées à ce recueil ne se bornent pas peut-être à ces changements matériels. Quelque puérile que paraisse à l’auteur l’habitude de faire des corrections érigée en système, il est très loin d'avoir fui, ce qui serait aussi un système non moins fâcheux, les corrections qui lui ont paru importantes ; mais il a fallu pour cela qu'elles se présentassent naturellement, invinciblement, comme d'elles-mêmes, et en quelque sorte avec le caractère de l'inspiration. Ainsi, bon nombre de vers se sont trouvés refaits, bon nombre de strophes remaniées, remplacées ou ajoutées. Au reste, tout cela ne valait peut-être pas plus la peine d'être fait que d'être dit. Ç'aurait sans doute été plutôt ici le lieu d'agiter quelques-unes des hautes questions de langue, de style, de versification, et particulièrement de rhythme, qu'un recueil de poésie lyrique française au dix-neuvième siècle peut et doit soulever. Mais il est rare que de semblables dissertations ne ressemblent pas plus ou moins à des apologies. L'auteur s'en abstiendra donc ici, en se réservant d'exposer ailleurs les idées qu'il a pu recueillir sur ces matières, et, qu'on lui pardonne la présomption de ces paroles, de dire ce qu'il croit que l'art lui a appris. En attendant, il appelle sur ces questions l'attention de tous les critiques qui comprennent quelque chose au mouvement progressif de la pensée humaine, qui ne cloîtrent pas l'art dans les poétiques et les règles, et qui ne concentrent pas toute la poésie d'une nation dans un genre, dans une école, dans un siècle hermétiquement fermé. Au reste, ces idées sont de jour en jour mieux comprises. Il est admirable de voir quels pas de géant l'art fait et fait faire. Une forte école s'élève, une générat ion forte croît dans l'ombre pour elle. Tous les principes que cette époque a posés, pour le monde des intelligences comme pour le monde des affaires, amènent déjà rapidement leurs conséquences. Espérons qu'un jour le dix-neuvième siècle, politique et littéraire, pourra être résumé d'un mot : la liberté dans l'ordre, la liberté dans l'art.

LES ORIENTALES

Préface de l'édition originale (1829)

L'auteur de ce recueil n'est pas de ceux qui reconnaissent à la critique le droit de questionner le poëte sur sa fantaisie, et de lui demander pourquoi il a choisi tel sujet, broyé telle couleur, cueilli à tel arbre, puisé à telle source. L'ouvrage est-il bon ou est-il mauvais? Voilà tout le domaine de la critique. Du reste, ni louanges ni reproches pour les couleurs employées, mais seulement pour la façon dont elles sont employées. A voir les choses d'un peu haut, il n'y a, en poésie, ni bons ni mauvais sujets, mais de bons et de mauvais poëtes. D'ailleurs, tout est sujet; tout relève de l'art; tout a droit de cité en poésie. Ne nous enquérons donc pas du motif qui vous a fait prendre ce sujet, triste ou gai, horrible ou gracieux, éclatant ou sombre, étrange ou simple, plutôt que cet autre. Examinons comment vous avez travaillé, non sur quoi et pourquoi.

Hors de là, la critique n'a pas de raison à demander, le poëte pas de compte à rendre. L'art n'a que faire des lisières, des menottes, des bâillons; il vous dit : Va ! et vous lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n'y a pas de fruit défendu. L'espace et le temps sont au poëte. Que le poëte donc aille où il veut, en faisant ce qui lui plaît; c'est la loi. Qu'il croie en Dieu ou aux dieux, à Pluton ou à Satan, à Canidie ou à Morgane, ou à rien, qu'il acquitte le péage du Styx, qu'il soit du sabbat; qu'il écrive en prose ou en vers, qu'il sculpte en marbre ou coule en bronze; qu'il prenne pied dans tel siècle ou dans tel climat; qu'il soit du midi, du nord, de l'occident, de l'orient; qu'il soit antique ou moderne; que sa muse soit une muse ou une fée, qu'elle se drape de la colocasia ou s'ajuste la cottehardie. C'est à merveille. Le poëte est libre. Mettons-nous à son point de vue, et voyons.

9 L'auteur insiste sur ces idées, si évidentes qu'elles paraissent, parce qu'un certain nombre d'Aristarques n'en est pas encore à les admettre pour telles. Lui-même, si peu de place qu'il tienne dans la littérature contemporaine, il a été plus d'une fois l'objet de ces méprises de la critique. Il est advenu souvent qu'au lieu de lui dire simplement : Votre livre est mauvais, on lui a dit : Pourquoi avez-vous fait ce livre? Pourquoi ce sujet ? Ne voyez-vous pas que l'idée première est horrible, grotesque, absurde (n'importe !), et que le sujet chevauche hors des limites de l'art ? Cela n'est pas joli, cela n'est pas gracieux. Pourquoi ne point traiter des sujets qui nous plaisent et nous agréent ? les étranges caprices que vous avez là ! etc., etc. A quoi il a toujours fermement répondu : que ces caprices étaient ses caprices; qu'il ne savait pas en quoi étaient faites les limites de l'art, que de géographie précise du monde intellectuel, il n'en connaissait point, qu'il n'avait point encore vu de cartes routières de l'art, avec les frontières du possible et de l'impossible tracées en rouge et en bleu; qu'enfin il avait fait cela, parce qu'il avait fait cela.

Si donc aujourd'hui quelqu'un lui demande à quoi bon ces Orientales ? qui a pu lui inspirer de s'aller promener en Orient pendant tout un volume ? que signifie ce livre inutile de pure poésie, jeté au milieu des préoccupations graves du public et au seuil d'une session ? o ù est l'opportunité ? à quoi rime l'Orient ?... II répondra qu'il n'en sait rien, que c'est une idée qui lui a pris; et qui lui a pris d'une façon assez ridicule, l'été passé, en allant voir coucher le soleil.

II regrettera seulement que le livre ne soit pas meilleur.

Et puis, po urquoi n'en serait-il pas d'une littérature dans son ensemble, et en particulier de l'œuvre d'un poëte, comme de ces belles vieilles villes d'Espagne, par exemple, où vous trouvez tout : fraîches promenades d'orangers le long d'une rivière; larges places ouvertes au grand soleil pour les fêtes; rues étroites, tortueuses, quelquefois obscures, où se lient les unes aux autres mille maisons de toute forme, de tout âge, hautes, basses, noires, blanches, peintes, sculptées; labyrinthes d'édifices dressés côte à côte, pêle-mêle, palais, hospices, couvents, casernes, tous divers, tous portant leur destination écrite dans leur architecture; marchés pleins de peuple et de bruit; cimetières où les vivants se taisent comme les morts; ici, le théâtre avec ses clinquants, sa fanfare et ses oripeaux; là-bas, le vieux gibet permanent, dont la pierre est vermoulue, dont le fer est rouillé, avec quelque squelette qui craque au vent; au centre, la grande cathédrale gothique avec ses hautes flèches tailladées en scies, sa large tour du bourdon, ses cinq portails brodés de bas-reliefs, sa frise à jour comme une collerette, ses solides arcs-boutants si frêles à l'œil; et puis, ses cavités profondes, sa forêt de piliers à chapiteaux bizarres, ses chapelles ardentes, ses myriades de saints et de châsses, ses colonnettes en gerbes, ses rosaces, ses ogives, ses lancettes qui se touchent à l'abside et en font comme une cage de vitraux, son maître-autel aux mille cierges; merveilleux édifice, imposant par sa masse, curieux par ses détails, beau à deux lieues et beau à deux pas; - et enfin, à l'aut re bout de la ville, cachée dans les sycomores et les palmiers, la mosquée orientale, aux dômes de cuivre et d'étain, aux portes peintes, aux parois vernissées, avec son jour d'en haut, ses grêles arcades, ses cassolettes qui fument jour et nuit, ses versets du Koran sur chaque porte, ses sanctuaires éblouissants, et la mosaïque de son pavé et la mosaïque de ses murailles; épanouie au soleil comme une large fleur pleine de parfums ?

Certes, ce n'est pas l'auteur de ce livre qui réalisera jamais un ensemble d'œuvres auquel puisse s'appliquer la comparaison qu'il a cru pouvoir hasarder. Toutefois, sans espérer que l'on trouve dans ce qu'il a déjà bâti même quelque ébauche informe des monuments qu'il vient d'indiquer, soit la cathédrale gothique, soit le théât re, soit enco re le hideux gibet; si on lui demandait ce qu'il a voulu faire ici, il dirait que c'est la mosquée. Il ne se dissimule pas, pour le dire en passant, que bien des critiques le trouveront hardi et insensé de souhaiter pour la France une littérature qu'on puisse comparer à une ville du moyen-âge. C'est là une des imaginations les plus folles où l'on se puisse aventurer. C'est vouloir

10 hautement le désordre, la profusion, la bizarrerie, le mauvais goût. Qu'il vaut bien mieux une belle et correcte nudité, de grandes murailles toutes simples, comme on dit, avec quelques ornements sobres et de bon goût: des oves et des volutes, un bouquet de bronze pour les corniches, un nuage de marbre avec des têtes d'anges pour les voûtes, une flamme de pierre pour les frises, et puis des oves et des volutes ! Le château de Versailles, la place Louis XV, la rue de Rivoli, voilà. Parlez-moi d'une belle littérature tirée au cordeau !

Les autres peuples disent : Homère, Dante, Shakespeare. Nous disons: Boileau.

Mais passons.

En y réfléchissant, si cela pourtant vaut la peine qu'on y réfléchisse, peut-être trouvera-t-on moins étrange la fantaisie qui a produit ces Orientales. On s'occupe aujourd'hui, et ce résultat est dû à mille causes qui toutes ont amené un progrès, on s'occupe beaucoup plus de l'Orient qu'on ne l'a jamais fait. Les études orientales n'ont jamais été poussées si avant. Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste. Il y a un pas de fait. Jamais tant d'intelligences n'ont fouillé à la fois ce grand abîme de l'Asie. Nous avons aujourd'hui un savant cantonné dans chacun des idiomes de l'Orient, depuis la Chine jusqu'à l'Égypte.

Il résulte de tout cela que l'Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l'auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu. Les couleurs orientales sont venues comme d'elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l'avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même, car l'Espagne c'est encore l'Orient; l'Espagne est à demi africaine, l'Afrique est à demi asiatique.

Lui s'est laissé faire à cette poésie qui lui venait. Bonne ou mauvaise, il l'a acceptée et en a été heureux. D'ailleurs il avait toujours eu une vive sympathie de poëte, qu'on lui pardonne d'usurper un moment ce titre, pour le monde oriental. Il lui semblait y voir briller de loin une haute poésie. C'est une source à laquelle il désirait depuis longtemps se désaltérer. Là, en effet, tout est grand, riche, fécond, comme dans le moyen-âge, cette autre mer de poésie. Et, puisqu'il est amené à le dire ici en passant, pourquoi ne le dirait-il pas ? il lui semble que jusqu'ici on a beaucoup trop vu l'époque moderne dans le siècle de Louis XIV, et l'antiquité dans Rome et la Grèce; ne verrait-on pas de plus haut et plus loin, en étudiant l'ère moderne dans le moyen-âge et l'antiquité dans l'Orient ?

Au reste, pour les empires comme pour les litt ératures, avant peu peut-être l'Orient est appelé à jouer un rôle dans l'Occident. Déjà la mémorable guerre de Grèce avait fait se retourner tous les peuples de ce côté. Voici maintenant que l'équilibre de l'Europe parait prêt à se rompre; le statu quo européen, déjà vermoulu et lézardé, craque du côté de Constantinople. Tout le continent penche à l'Orient. Nous verrons de grandes choses. La vieille barbarie asiatique n'est peut-être pas aussi dépourvue d'hommes supérieurs que notre civilisation le veut croire. Il faut se rappeler que c'est elle qui a produit le seul colosse que ce siècle puisse mettre en regard de Bonaparte, si toutefois Bonaparte peut avoir un pendant; cet homme de génie, turc et tartare à la vérité, cet Ali-pacha, qui est à Napoléon ce que le tigre est au lion, le vautour à l'aigle.

LES CONTEMPLATIONS

Préface: mars 1856.

11 Si un auteur pouvait avoir quelque droit d'influer sur la disposition d'esprit des lecteurs qui ouvrent son livre, l'auteur des Contemplations se bornerait à dire ceci : Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d'un mort.

Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis aevi spatium. L'auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événement s et les souffrances, l'a déposé dans son cœur. Ceux qui s'y pencheront retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste, qui s'est lentement amassée là, au fond d'une âme.

Qu'est-ce que ? C'est ce qu'on pourrait appeler, si le mot n'avait quelque prétention, les Mémoires d'une âme.

Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil; c'est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir, et qui s'arrête éperdu « au bord de l'infini » . Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l'abîme.

Une destinée est écrite là jour à jour.

Est?ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !

Ce livre contient, nous le répétons, autant l'individualité du lecteur que celle de l'auteur. Homo sum. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu; co mmencer à Foule et finir à Solitude, n'est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l'histoire de tous ?

On ne s'étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes s'assombrir pour arriver, cependant, à l'azur d'une vie meilleure. La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s'effeuille page à page dans le tome premier, qui est l'espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil ? Le vrai, l'unique : la mort; la perte des êtres chers. Nous venons de le dire, c'est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd'hui. Un abîme les sépare, le tombeau.

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