Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande

48-2 | 2016 Les espaces publics des pays germanophones, des espaces publics transnationaux ?

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/allemagne/383 DOI : 10.4000/allemagne.383 ISSN : 2605-7913

Éditeur Société d'études allemandes

Édition imprimée Date de publication : 28 décembre 2016 ISSN : 0035-0974

Référence électronique Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2 | 2016, « Les espaces publics des pays germanophones, des espaces publics transnationaux ? » [En ligne], mis en ligne le 28 décembre 2017, consulté le 19 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/allemagne/383 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/allemagne.383

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande revue tome48 d’allemagne numéro 2 juillet-décembre et des pays de langue allemande 2016

Dossier Les espaces publics des pays JeaN-samuel maRx germanophones, Das ende der Nachkriegszeit? Die teilnahme des espaces publics Deutschlands an den gedenkfeierlichkeiten transnationaux ? zum D-Day 2004 und 2014 ...... 317 aliNe VeNNemaNN Pascal Fagot et Christian JaCques Deutsch auf der bühne: Vektor für Introduction ...... 243 transnationalität in der Öffentlichkeit? ...... 329 Jörg Requate Pascal Fagot Die Frage nach einer deutschsprachigen le journal Arbeiterstimme, un espace Öffentlichkeit im Kontext transnationaler public germanophone dans la Pologne Öffentlichkeitskonzeptionen. Historische de 1956 ? ...... 345 Perspektiven und konzeptionelle Fragen ..... 247 rafaŁ ulatoWsKI Thomas NICKlas Das Weimarer Dreieck: ein transnationales (Re)construire l’espace public germano- thema in der deutschen und der polnischen suisse. le journal zurichois Die Tat Öffentlichkeit ...... 357 entre 1945 et 1960 ...... 263 chrisTiaN JaCques Karim FeRtIKH le réseau § 96 (de la loi sur les expulsés théoriciens autrichiens et programmes de 1953) et les représentations du « passé sociaux-démocrates allemands allemand » d’europe centrale et orientale. (années 1920-1950). une socio-histoire Vers un espace public transnational ? ...... 371 de la circulation transnationale des idées politiques ...... 275 gwéNola sebaux Pegida : émergence, sens et influence d’un NadiNe WIllmaNN mouvement identitaire (trans)national dans Carlo schmid et la puissance d’occupation l’espace public allemand ...... 387 française dans le Wurtemberg durant l’immédiat après-guerre : collaboration et fraNçois DaNCKaeRt confrontation entre deux espaces publics.... 289 le négationnisme allemand dans l’espace public. Éléments d’analyse d’un phénomène domiNique HeRbet transnational ...... 401 Émergence d’une politique étrangère transnationale et opinion publique caTheriNe RePussaRD germanophone ou européenne ? le couple transnationale Öffentlichkeit zwischen franco-allemand au prisme des médias mobilisierung und Rückzug am beispiel von européens pendant la crise en ukraine ...... 305 Hakim bey und gustav landauer ...... 415 Varia aNNe-laure bRIatte-PeteRs L’héritage du national-socialisme à Berlin mariage, famille et sexualité vus par les et : quand des étudiants du féministes radicales dans l’allemagne Nouveau Monde arpentent le champ des wilhelmienne (1890-1918) ...... 427 politiques de la mémoire ulrich PFeIl fabieN tHÉoFIlaKIs les relations entre historiens français et Introduction ...... 473 allemands dans les années 1950 et 1960. entre nouvelles orientations politiques et babeTTe CHabout-Combaz Faire parler les pierres. minéralité et processus de mutations scientifiques...... 439 réminiscence dans quelques Denkmäler coriNe DeFRaNCe allemands de la seconde guerre mondiale ...... 475 Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? Joseph soPhie DeVIRIeux Rovan entre la France et l’allemagne dans lieux berlinois à l’abandon. l’urbex comme pratique performative l’immédiat après-guerre ...... 453 de la mémoire ...... 487

saNdie Calme Chronique juridique – la transposition du régime matrimonial de droit allemand dans le cadre du divorce en France...... 497

Italiques ...... 505

sommaire du Tome 48 – 2016 ...... 509

Revue publiée avec le concours de l’Université de Strasbourg (ARCHE [EA 3400], BETA [UMR 7522], DynamE [UMR 7367], Études germaniques [EA 1341], SAGE [UMR 7363], USIAS) et de la Société des Amis des Universités de l’Académie de Strasbourg Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 243 t. 48, 2-2016

Dossier : Les espaces publics des pays germanophones, des espaces publics transnationaux ? Introduction

Pascal Fagot et Christian Jacques *

Le colloque organisé à l’Université de Strasbourg les 21 et 22 octobre 2015 dans le cadre de l’EA 1341 Études germaniques, dont nous publions ici les actes, avait pour objectif de réfléchir à la nature et au fonctionnement de l’« espace public » des différents pays germanophones dans les relations qu’il entretient avec d’autres espaces du même type. Le concept d’« espace public » n’est pas une notion abstraite, mais couvre une réalité si concrète qu’il fonde la qualité de notre vie politique et intellectuelle, c’est donc au moyen d’études de cas précis que nous avons voulu réaliser notre analyse. La diversité des situations fait apparaître la complexité de la question, et force est de constater à la lecture des textes présentés ci-après que les définitions de l’espace public divergent. Si les auteurs s’entendent – et c’était notre point de départ – pour concevoir l’espace public comme un lieu ouvert de rencontre, de communication, de débat et de contes- tation, celui-ci peut, selon les définitions, prendre la forme d’un espace physique bien délimité dans la topographie urbaine (rue, place publique, salle de réunion…), il peut être identifié à un espace de papier ou de pixels relevant de médias institutionnalisés et pérennes (essentiellement les journaux et leurs sites Internet) – et c’est l’acception du mot la plus communément admise dans le cadre de ce dossier –, il peut aussi se déma- térialiser jusqu’à n’être plus qu’un espace performatif de communication se fixant lui-même ses limites, n’existant que dans le temps et le lieu, fréquemment virtuel et transnational, où ses acteurs se rencontrent. Il est ainsi établi que, par la multiplicité de ses supports, de ses thématiques et de ses acteurs, l’espace public ne peut plus être envisagé comme un ensemble homogène propre à un État. C’est justement l’objet du premier texte de ce dossier (Jörg Requate) que de proposer une réflexion historique et théorique sur un espace public que caractérise son extrême hétérogénéité.

* université de strasbourg, ea 1341 Études germaniques. 244 Revue d’Allemagne

Pour être le lieu ouvert de discussion que nous envisageons, l’espace public doit dis- poser d’une langue commune dans laquelle tous ses acteurs puissent débattre. Nous nous sommes donc demandé si ces espaces de communication ne se constituent pas en premier lieu à partir d’affinités électives linguistiques et en conséquence dans quelle mesure la langue allemande contribue à la formation en Europe et dans le monde d’un espace spécifique de réflexions et de débats. Deux articles sont consacrés à cette problématique. Le premier (Thomas icklas)N analyse l’action du journal suisse Die Tat à la suite de la Seconde Guerre mondiale en faveur de ce que l’auteur appelle la (re)création d’un espace public germano-suisse, le second (Karim Fertikh) s’interroge sur les relations entre sociaux-démocrates alle- mands et autrichiens entre 1920 et 1950. Tous deux permettent de conclure que, dans la période de l’après-guerre où la Suisse et l’Autriche tendent à prendre leurs distances à l’égard de l’Allemagne, le poids de l’histoire récente empêche l’édification du grand espace de communication transnational que semblerait pouvoir fonder l’usage com- mun de la langue allemande. Les textes suivants, qui se penchent sur la relation après 1945 entre espaces publics allemands et français, emmènent le lecteur vers un tout autre contexte politique. Il n’y est plus question de distanciation à l’égard d’une puissance dont on a été parfois si proche qu’on s’est confondu avec elle, mais au contraire de rapprochement et de réconciliation entre deux anciens ennemis qui, dans la nouvelle configuration géopo- litique mondiale, ont tout intérêt à rétablir la communication que les années du natio- nal-socialisme avaient fortement détériorée et qui, très rapidement, entreprennent de participer ensemble à l’élaboration du nouvel ordre européen. Nadine Willmann comprend l’espace public comme « espace de l’action gouverne- mentale » et consacre son texte aux efforts que déploie l’homme politique franco-alle- mand Carlo Schmid pour établir après 1945 de nouveaux liens entre ses deux pays ; par le biais de ce cas individuel, elle établit que la présence de l’armée et de l’administration françaises en Allemagne et leur confrontation aux institutions allemandes suggèrent déjà l’émergence d’un espace public franco-allemand dans lequel on reconnaîtrait une intrication des deux cultures et stratégies administratives et politiques. Les auteurs suivants changent d’échelle et élargissent leur regard à la couverture par des médias français, allemands et suisses du conflit ukrainien en 2015 (Dominique Herbet) et à la commémoration en 2014 du débarquement des troupes alliées en Nor- mandie de 1944 (Jean-Samuel Marx). Tandis que ces deux contributeurs consacrent leur analyse à des supports « classiques » d’information (journaux papier et Internet), Aline Vennemann présente d’une façon inattendue le théâtre en langue allemande comme vecteur d’une transnationalité régionale franco-allemande. Après que, dans le cadre du rapprochement et de la collaboration franco-allemands institutionnels ou privés, le lecteur a constaté une certaine intrication des espaces publics, un troisième ensemble d’articles le transporte dans une autre région de l’Europe avec laquelle l’Allemagne partage une histoire difficile et pleine d’une dou- loureuse tension. Ces textes traitent de la relation entre les espaces publics allemands et centre-européens et confortent l’idée suggérée par les articles précédents que les espaces publics ne se transnationalisent que sous l’effet d’une forte volonté de coopé- ration entre leurs acteurs. C’est généralement le cas dans la relation franco-allemande Introduction 245 après 1945, mais cela l’est dans une moindre mesure dans les rapports de l’Allemagne avec ses voisins orientaux. Après que Pascal Fagot a établi l’existence dans la Pologne protestataire de 1956 des prémices d’un espace public germano-polonais, il rappelle que ce dernier a vite été réprimé par le nouveau gouvernement polonais et qu’il ne pourra se reconstituer que dans les années 1980 à la faveur de la libération de la parole que connaîtra alors la Pologne ; Rafał Ulatowski se penche sur les effets des bouleversements politiques qui ont secoué l’Europe après 1990 et constate que, malgré une situation politique appa- remment favorable, la création du Triangle de Weimar (France-Allemagne-Pologne) n’a pas remporté le succès escompté et a échoué dans sa volonté de constituer un espace de communication trinational. Christian Jacques aborde la question des usages politiques du passé allemand en Europe centrale par le biais de l’étude du cadre législatif que constitue le § 96, dit paragraphe culturel, de la loi sur les expulsés de 1953. Il part pour ce faire de la genèse de ce texte constitutif, qu’il appelle – au sens foucaldien du terme – « un dispositif mémoriel », et revient sur ses principales évolutions. Sa contribution tente ainsi de faire apparaître l’importance des débats publics dans l’implémentation des politiques mémorielles en République fédérale et pointe les difficultés à dépasser, malgré les inflexions de ces dernières années, la stricte dimension nationale dans esl choix stra- tégiques opérés depuis la mise en place de ce dispositif. Pour clore ce dossier, les auteurs des trois derniers articles posent la question de la transnationalisation des débats agitant l’espace public allemand. Il est ici question du mouvement Pegida, au sujet duquel Gwénola Sebaux se demande si, tout en protestant contre la mondialisation, il n’est pas voué d’une part à se mondialiser et d’autre part à diviser l’espace public allemand compris dans son acception la plus concrète dans la mesure où ses manifestations dans les rues et sur les places des villes allemandes provoquent l’organisation de contre-manifestations. Pegida serait de fait constitué de toutes les contradictions qui animent actuellement l’espace public allemand. François Danckaert examine la façon dont le mouvement négationniste allemand s’insère dans le mouvement négationniste européen. En évoquant l’Allemand Gustav Landauer (1870-1919) et l’écrivain et poète nord-américain Hakim Bey (né en 1945), Catherine Repussard examine l’espace public dans sa diachronie et, par-delà la distance tempo- relle et géographique les séparant, dresse le portrait intellectuel de deux propagateurs dans l’espace public transnational d’une pensée alternative (« contre espace public »). Dans tous les articles constituant ce dossier, la transnationalisation des espaces publics des pays germanophones – mais il a surtout été question de l’Allemagne – appa- raît comme un processus qui, tributaire du contexte historique et politique national et international dans lequel il prend place, est loin d’être homogène et régulier ; animés de forces contraires, les espaces publics des pays germanophones sont constitués d’une multiplicité de segments évoluant chacun à son propre rythme et établissant par-delà les frontières des États des relations spécifiques avec d’autres espaces publics ; de ce fait, ce processus de transnationalisation est toujours susceptible de changer de rythme, de régresser ou de s’interrompre. Un prochain colloque devrait nous permettre de mieux appréhender la relation entre les espaces publics des pays germanophones et l’espace public européen.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 247 t. 48, 2-2016

Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit im Kontext transnationaler Öffentlichkeitskonzeptionen. Historische Perspektiven und konzeptionelle Fragen

Jörg Requate *

Von einer „deutschsprachigen Öffentlichkeit“ zu sprechen, ist alles andere als evident. Nachdem „Öffentlichkeit“ lange Zeit vornehmlich mehr oder weniger selbstverständlich im nationalstaatlichen Kontext gedacht und beschrieben worden ist, wird die Kategorie seit einiger Zeit zunehmend auch transnational und transkulturell gefasst. Dabei sind es in erster Linie die Bezugspunkte „Welt“ und „Europa“, mit denen der Öffentlichkeits- begriff in Verbindung gebracht wird. Der Begriff der Weltöffentlichkeit ist auf theore- tischer Ebene im Zusammenhang mit den Versuchen, die „Weltgesellschaft“ kategorial zu erfassen, in die Diskussion gebracht worden und hat zudem im Zusammenhang mit der verstärkten Aufmerksamkeit für Globalisierungsprozesse Eingang in Alltagsbeob- achtungen gefunden (1). Der Begriff der europäischen Öffentlichkeit hingegen ist eng mit der Geschichte des europäischen Einigungsprozesses und der Frage nach der legitima- torischen Grundlage der Europäischen Union verbunden. Ausgelöst von der Debatte um eine Europäische Verfassung in den 1990er Jahren ist die Diskussion um die grund- legende Frage einer Existenz bzw. nicht-Existenz einer europäischen Öffentlichkeit seit einigen Jahren in eine Vielzahl empirischer Studien zu dem Thema gemündet. Diese Studien sind vornehmlich auf die Gegenwart bzw. die jüngste Vergangenheit gerich- tet und werden vor allem von Politikwissenschaftlern, Soziologen sowie Medien- und Kommunikationswissenschaftlern durchgeführt (2). Historiker befassen sich bislang nur

* Professor für geschichte Westeuropas an der universität Kassel. 1 Vgl. Rudolf Stichweh, Die Weltgesellschaft: Soziologische Analysen, Frankfurt am Main, 2000 sowie ders., „Die Entstehung einer Weltöffentlichkeit“, in: Hartmut Kaelble, Martin Kirsch, Alexander Schmidt-Gernig (Hg.), Transnationale Öffentlichkeiten und Identitäten im 20. Jahrhundert, Frank- furt am Main, 2002, S. 57-66. 2 Hier nur einige der wichtigsten Arbeiten zu dem Thema aus den letzten Jahren: Hans-Jörg Trenz, Zur Konstitution Politischer Öffentlichkeit in der EU. Zivilgesellschaftliche Subpolitik oder Schaupo- litische Inszenierung, Baden-Baden, 2002; Cathleen Kantner (Hg.), „Europäische Öffentlichkeit“, 248 Revue d’Allemagne relativ zögerlich mit dem konkreten Thema der Geschichte der Europäischen Öffent- lichkeit, wenden sich sehr wohl aber zunehmend Fragen der transnationalen Kom- munikation und ihrer Mechanismen zu, wobei allerdings die Kategorie Öffentlichkeit häufig keine oder nur eine untergeordnete Rolle spielt (3). Nimmt man eine „deutschsprachige Öffentlichkeit“ in den Blick, so schließt diese Perspektive zunächst grundsätzlich an Fragen transnationaler Öffentlichkeiten an. Im Folgenden soll daher zunächst auf die theoretischen und konzeptionellen Fragen eingegangen werden, die mit dieser Perspektive verbunden sind. In einem zweiten Schritt soll die Frage historisch perspektiviert und nach langfristigen Wandlungspro- zessen transnationaler Öffentlichkeiten gefragt werden. In einem dritten Schritt soll dann knapp skizziert werden, unter welchen Umständen sich eine „deutschsprachige Öffentlichkeit“ konkret manifestieren kann.

Transnationale Öffentlichkeiten: Theoretische und konzeptionelle Fragen Wenn Öffentlichkeit lange Zeit vornehmlich im nationalen Kontext gedacht wurde, hatte dies seinen guten Grund. Die Konzeption des modernen Verfassungsstaats sah vor, dass dieser durch öffentliche Zugänglichkeit zu den Ämtern sowie durch öffent- liche Kontrolle kontrolliert und damit legitimiert wurde. So, wie sich die Verfassung auf die durch sie konstituierte Nation und damit die in ihr verfasste, national gedachte Gesellschaft bezog, wurde auch die Öffentlichkeit entsprechend national entworfen. So ist es auch kein Zufall, dass sich die Auseinandersetzung um die Existenz einer europä- ischen Öffentlichkeit an der Frage der europäischen Verfassung entzündete (4). Als Ver-

Berliner Debatte Initial, 5-6/13 (2002); dies, Kein modernes Babel: kommunikative Voraussetzungen europäischer Öffentlichkeit, Wiesbaden, 2004; Claudio Franzius, Ulrich K. Preuss (Hg.), Euro- päische Öffentlichkeit, Baden-Baden, 2004; Wolfgang R. Langenbucher, Michael Latzer (Hg.), Europäische Öffentlichkeit und medialer Wandel, Wiesbaden, 2006; Ruud Koopmans, Barbara Pfetsch, „Obstacles or motors of Europeanization? German media and the transnationalization of public debate“, Communications, 31/2 (2006), S. 115-138; Michael Brüggemann, Andreas Hepp u.a., „Transnationale Öffentlichkeit in Europa: Forschungsstand und Perspektiven“, Publizistik, 54/3 (2009), S. 391-414; Barbara Pfetsch, Annett Heft, „Europäische Öffentlichkeit – Entwicklung trans- nationaler Medienkommunikation“, Aus Politik und Zeitgeschichte, 23-24 (2009), S. 36-41; Katharina Benderoth, Europäisierungstendenzen der medialen Öffentlichkeit in der Bundesrepublik Deutsch- land, Kassel, 2010; Ruud Koopmans, The Making of a European Public Sphere. Media Discourse and Political Contention, Cambridge, 2010; Swantje Lingenberg, Europäische Publikumsöffentlichkei- ten. Ein pragmatischer Ansatz, Wiesbaden, 2010; Andreas Hepp u.a., Politische Diskurskulturen in Europa. Die Mehrfachsegmentierung europäischer Öffentlichkeit, Wiesbaden, 2012. 3 Vgl. hier u.a. Hartmut Kaelble, „Die europäische Öffentlichkeit in der zweiten Hälfte des 20. Jahrhun- derts. Eine Skizze“, in: H.-G. Haupt, M. Grüttner (Hg.), Geschichte und Emanzipation. Festschrift für Reinhard Rürup, Frankfurt, 1999, S. 651-678; ders./Kirsch/Schmidt-Gernig, Transnationale Öffentlichkeit (Anm. 1); Hartmut Kaelble (Hg.), „European public sphere and European identity in 20th century history“, Themenheft desJournal of European Integration History, 8/2 (2002); Hartmut Kaelble, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Luisa Passerini (Hg.), Building a European Public Sphere, From the 1950s to the present/Un espace public européen. Des années 1950 à nos jours, Brussels/ Bruxelles, 2010; Jörg Requate, Martin Schulze Wessel (Hg.), Europäische Öffentlichkeit. Transnati- onale Kommunikation seit dem 18. Jahrhundert, Frankfurt am Main, 2002; Corinne Doria u.a. (Hg.), Questioning the European Public Sphere / L’espace public européen en question, Brussels/Bruxelles, 2016. 4 Dieter Grimm, Die Zukunft der Verfassung, Frankfurt am Main, 1991; ders., „Braucht Europa eine Verfassung?“, in: ders., Die Verfassung und die Politik, München, 2001, S. 215-254; Jürgen Habermas, Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit 249 fassungsrechtler sah Dieter Grimm Öffentlichkeit und Verfassung als sich gegenseitig bedingende Faktoren an. Was allerdings verfassungsrechtlich geboten erscheint, kann sich empirisch deutlich anders darstellen. So kennt das Verfassungsrecht weder Tei- löffentlichkeiten, noch unterschiedliche Öffentlichkeitsebenen noch eben transnatio- nale oder transkulturelle Öffentlichkeiten. Für rechtliche Fragen sind diese Kategorien weitgehend irrelevant, für die Analyse von öffentlichen Kommunikationsprozessen und den Strukturen und Mechanismen öffentlicher Kommunikation ist es dagegen unabdingbar, sich von der Vorstellung einer homogenen Öffentlichkeit zu lösen und gerade deren Segmentierungen, Überlagerungen, Vielschichtigkeiten, Verschachtelun- gen und Verflechtungen in den Blick zu nehmen. Ein zentraler Bezugspunkt für die Debatte um eine europäische Öffentlichkeit war lange Zeit die Perspektive des Berliner Soziologen Jürgen Gerhards, der die Existenz einer solchen Öffentlichkeit nicht nur dezidiert bestritt, sondern es darüber hinaus auch für die absehbare Zukunft für nahezu ausgeschlossen hielt, dass sich eine euro- päische Öffentlichkeit konstituiere. Zwei Argumente führte Gerhards dafür an: Zum einen liefe die Sprachenvielfalt dem entgegen und zum anderen seien die Mediensys- teme in den einzelnen Ländern in einem solchen Maße national ausgelegt, dass jeder Versuch, transnationale Medien zu schaffen, schon im Ansatz gescheitert sei (5). Diesen Argumenten ist tatsächlich dann schwer zu widersprechen, wenn man die nationalen Öffentlichkeiten zum Maßstab nimmt. Hier greift allerdings das Problem des „metho- dologischen Nationalismus“, das bereits Ende der 1970er Jahre benannt und später u.a. von Ulrich Beck in seiner Auseinandersetzung mit der Entwicklung Europas aufgegriffen wurde, um dagegen einen „methodologischen Kosmopolitismus“ einzu- fordern (6). Auch Beck kommt allerdings nicht umhin, den Prozess der Konstruktion Europas am Maßstab des Nationalstaates zu messen, um ihn allerdings sogleich davon abzugrenzen. Zusammen mit Edgar Grande betont er, dass sich der Prozess der euro- päischen Einigung von Beginn an von allen klassischen Modellen des Nationbuilding unterschieden habe. Tatsächlich war der Prozess der europäischen Integration stets ein „dynamischer, ergebnisoffener Prozess“ und befindet sich in gewisser Weise weiter in einer Art historischem Niemandsland zwischen einem bloßen Staatenbund und einem Bundesstaat (7). So ist die Europäische Union eindeutig mehr als ein klassischer Zusammenschluss von Staaten, die sich zu bestimmten Zwecken zusammenschließen, ohne dabei Souveränitätsrechte abzugeben. Vielmehr finden seit langem Souveräni- tätsabtragungen an europäische Institutionen statt, ohne dass aber klar wäre, ob und

„Braucht Europa eine Verfassung? Eine Bemerkung zu Dieter Grimm“, in: ders., Die Einbeziehung des Anderen, Frankfurt am Main, 1999, S. 185-191; Thorsten Thiel, „Braucht Europa eine Verfassung? Einige Anmerkungen zur Grimm-Habermas-Debatte“, in: Mandana Biegi u.a. (Hg.), Demokratie, Recht und Legitimität im 21. Jahrhundert, Wiesbaden, 2008, S. 163-179. 5 Jürgen Gerhards, „Westeuropäische Integration und die Schwierigkeiten der Entstehung einer euro- päischen Öffentlichkeit“, Zeitschrift für Soziologie, 22 (1993), S. 96-110; ders., „Das Öffentlichkeitsdefi- zit der EU im Horizont normativer Öffentlichkeitstheorien“, in: Kaelble/Kirsch/Schmidt-Gernig, Transnationale Öffentlichkeiten (Anm. 1), S. 135-158. 6 Anthony D. Smith, Nationalism in the Twentieth Century, Oxford, 1979, S. 191; Ulrich Beck, Der kosmopolitische Blick oder: Krieg ist Frieden, Frankfurt am Main, 2004, S. 118. 7 Ulrich Beck, Edgar Grande, Das kosmopolitische Europa. Gesellschaft und Politik in der Zweiten Moderne, Frankfurt am Main, 2004, S. 22. 250 Revue d’Allemagne wo dieser Prozess endet (8). Das Ziel der Schaffung eines europäischen Bundesstaates ist bislang zumindest nicht in Sicht. Vor diesem Hintergrund ist auch das Phänomen der europäischen Öffentlichkeit einzuordnen. Mit den europäischen Institutionen gibt es durchaus institutionelle Bezugspunkte für eine potenzielle europäische Öffentlichkeit. Zudem ist davon aus- zugehen, dass die europäischen Länder untereinander privilegierte Beziehungen pflegen und sich daher in der Regel intensiver beobachten als andere Länder. In der Politikwissenschaft wird hier von einer vertikalen und einer horizontalen Dimension der Integration gesprochen, so dass sich diese Begrifflichkeiten auch auf die Analyse der transnationalen Öffentlichkeitsmechanismen in Europa übertragen lassen (9). Aber genauso wie die Europäische Union ein schwer zu definierendes Gebilde zwischen Staa- tenbund und Bundesstaat ist, ist auch die europäische Öffentlichkeit zwischen einem einfachen multilateralen Kommunikationsraum und einer nationalstaatlich geprägten Öffentlichkeit anzusiedeln. Um diese Gebilde genauer zu bestimmen, ist es allerdings notwendig, sich von den institutionellen und damit auch von den nationalstaatlichen Kontexten zu lösen. Öffentlichkeiten sind im Anschluss an Karl W. Deutsch, Bernhard Peters und andere zunächst Räume „verdichteter Kommunikation“, wobei Deutsch und Peters noch das Adjektiv „politisch“ hinzusetzen. Versteht man Öffentlichkeit als politische Kategorie, ist das durchaus sinnvoll. Wenn es jedoch zunächst einmal bloß darum geht, Kommunikationsräume zu bestimmen, könnte man auch von Räu- men verdichteter literarischer, religiöser oder sportlicher Kommunikation sprechen, die dann wiederum als Teilöffentlichkeiten verstanden werden können. Es ist schon wiederholt betont worden, dass die Verdichtung von Kommunikation „als Netzwerke unterschiedlicher Arenen und Teilöffentlichkeiten“ vorstellbar ist (10). Dies ist für die Analyse transnationaler Öffentlichkeiten insofern von besonderer Bedeutung als damit der häufig hervorgerufene Eindruck konterkariert werden kann, dass nationale Öffent- lichkeiten homogen und geschlossen seien und diese Homogenität dann der Maßstab wäre, demgegenüber transnationale Öffentlichkeiten notwendig defizitär erscheinen. Wenn nationale Öffentlichkeiten, gerade auch unter der Frage ihrerEuropäisierung, in den Blick genommen werden, geschieht dies in der Regel über die großen, nationa- len Medien – zumeist über die Printmedien, da diese wesentlich leichter zugänglich sind als Radio oder Fernsehen. Wenn man allerdings Deutschland beispielsweise über FAZ, SZ, Bild und Spiegel wahrnimmt und Frankreich über den Figaro und Le Monde, entsteht unweigerlich der Eindruck einer gewissen Homogenität. Dieser verändert sich deutlich, wenn man stattdessen Lokalzeitungen heranzieht. In ihrer Studie über politische Diskurskulturen in Europa beziehen Andreas Hepp und seine Ko-Autoren zwar in begrenztem Umfang auch Regionalzeitungen mit ein, als Bezugsgrößen bieten

8 Zu dem Schwebezustand zwischen Staatenbund und Bundesstaat, vgl. auch Harmut Kaelble, „Sup- ranationalität in Europa seit dem Zweiten Weltkrieg. Einleitende Bemerkungen“, in: ders., Heinrich August Winkler (Hg.), Nationalismus – Nationalitäten – Supranationalität, Stuttgart, 1993, S. 189- 206; ähnlich argumentierend: Beate Koch-Kohler, Regieren in entgrenzten Räumen, Wiesbaden, 1998, S. 14f. 9 Vgl. dazu etwa Ruud Koopmans, Jessica Erbe, Towards a European public sphere? Vertical and hori- zontal dimensions of Europeanised political communication, Berlin, 2003 (Discussion Papers/ Wissen- schaftszentrum Berlin für Sozialforschung). 10 Fraser, Kleinsteuber, usw., Hess, S. 22. Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit 251 sie aber als zu hierarchisierende Identifikationskategorien nur die Nation, Europa und die Welt an. Für die Frage nach den Transnationalisierungstendenzen von Öffentlich- keiten ist das einleuchtend. Gleichwohl würde sich der Blick verändern, von man die lokale und die regionale Ebene konsequent mit in den Blick nähme. Denn für Lokal- zeitungen steht jenseits der „großen Politik“ das Lokale im Fokus und immer dort, wo es für Lokalzeitungen möglich ist, den Bezug zum jeweiligen Erscheinungsort herzu- stellen geschieht dies auch. Insbesondere für die Bundesrepublik gilt zudem, dass es zwischen der lokalen und der nationalen Ebene eine regionale Identifikationsebene gibt, die sich über die Bundesländer oder besser gesagt die Landesrundfunkanstal- ten aktualisieren lässt: Da nicht jedes Bundesland eine eigene Landesrundfunkan- stalt besitzt, kann hier zwar nicht immer eine „Bundeslandöffentlichkeit“ geschaffen werden, doch über „den ganzen Norden“, den nordrheinwestfälischen „Sektor“ bis zu „unserem Bayern“ entwerfen vor allem Radio, Fernsehen und die Internetpräsenta- tionen der Landesrundfunkanstalten regional verdichtete Kommunikationsräume mit entsprechenden Identifikationsangeboten (11). In einer Hierarchisierung zwischen Lokalem, Nationalem und Europäischem hätte es der so hergestellte regionale Kom- munikationsraum zwar vermutlich relativ schwer zu bestehen. Für große Teile des Publikums wird er vor allem über das Radio gleichwohl permanent hergestellt. Darü- ber hinaus ließe sich fragen, ob oder wie lange es möglicherweise eine spezifisch „ost-„ oder „westdeutsche Öffentlichkeit“ gibt oder gab. Die in den Medien lange Zeit immer wieder gestellte Frage, wie Ostdeutsche über Westdeutsche denken oder inwieweit es eine spezifisch ost- und westdeutsche Identität gab, verweist auf unterschiedlich ver- dichtete Kommunikationsräume entlang der ehemaligen Grenze zwischen den bei- den deutschen Staaten. Andere europäische Länder kennen zwar nicht unbedingt so ausgeprägte regionale Rundfunkstrukturen, aber in Belgien oder zunehmend auch in Spanien werden regionale Öffentlichkeiten auch über die Sprache hergestellt und selbst in einem zentralistischen Land wie Frankreich existiert in manchen Bereichen ein ausgeprägtes Regionalbewusstsein, das sich auch über regionale Medien konstituiert. Insgesamt zeigen diese Beispiele, dass es auch unterhalb der nationalen Ebene durch den Ort oder durch die mehr oder weniger an Bundesländer konstituierten Regionen verdichtete Kommunikationsräume gibt, die als Teilöffentlichkeiten innerhalb der jeweiligen nationalen Öffentlichkeiten gesehen werden können. Darüber hinaus lässt sich auch jenseits dieser, über konkrete geographische Räume konstituierten Öffent- lichkeiten eine nahezu beliebig große Vielzahl von Teilöffentlichkeiten ausmachen, die sich in der Wissenschaft, der Wirtschaft, den Kirchen, den politischen und gesell- schaftlichen Gruppierungen, den kulturellen Institutionen, Projekten und Verge- meinschaftungen und anderem mehr konstituieren. Auch aus dieser Perspektive zeigt sich somit, in welchem Maße auch nationale Öffentlichkeiten vielfältig segmentiert und fragmentiert sind (12). So kann man in gleicher Weise die nationalen Öffentlichkei- ten ihrerseits wiederum als europäische Teilöffentlichkeiten ansehen und in ähnlicher

11 „Der ganze Norden“ ist der Slogan für den NDR; Einslive, als Jugendprogramm des WDR, spricht seinen nordrheinwestfälischen Kommunikationsraum durchgehend als „Sektor“ an. 12 Zum Modell der Teilöffentlichkeiten oder auch Öffentlichkeitsarenen vgl. u.a. Stefan Tobler, Trans- nationalisierung nationaler Öffentlichkeit. Konfliktinduzierte mmunikationsverdichtungenKo und kollektive Identitätsbildung in Europa, Wiesbaden, 2010, S. 50. 252 Revue d’Allemagne

Weise, wie es in den nationalen Öffentlichkeiten regional überschreitende, sektorale Öffentlichkeiten gibt, lässt sich auch nach transnationalen, sektoralen Öffentlichkei- ten fragen. Die nationale Öffentlichkeit verliert auf diese Weise ihre scheinbar alles überragende Stellung und ordnet sich eher in ein Kontinuum sehr unterschiedlicher regional und sektoral geprägter Teilöffentlichkeiten ein. Auch wenn man diese Sichtweise stark macht, wird man gleichwohl nicht um das Argument von Jürgen Gerhards herumkommen, dass der europäischen Öffentlich- keit ein einheitliches Mediensystem und damit jener Kommunikationsraum fehlt, der alles Europäische so verdichten würde, wie es die nationalen Medien für die einzel- nen Nationalstaaten machen. Die folgenden Grafiken sollen die Unterschiede in den Öffentlichkeitsstrukturen deutlich machen.

Modell nationaler Öffentlichkeiten

Schlagzeilen in allen Massenmedien Mediale Öffentlichkeit

Teilöffentlichkeiten

Modell transnationaler Öffentlichkeiten

Verflechtungen der nationalen Öffentlichkeiten

Nationale Öffentlichkeiten / Europäische Teilöffentlichkeiten

Die Herausforderung für die Untersuchung der europäischen Öffentlichkeits- strukturen besteht nun darin, die Verflechtungen, Überlagerungen, die Gemein- samkeiten und Unterschiede in den Wahrnehmungen und deren Perspektivierungen zu analysieren. Aus den empirischen Studien, die in den letzten Jahren erschienen sind, lassen sich in dieser Hinsicht drei zentrale Ergebnisse ablesen. Erstens hat es sich als besonders fruchtbar erwiesen, nach Dimensionen europäischer Öffentlichkeit im Zusammenhang mit spezifischen, europäischen Ereignissen zu fragen. So hatte Klaus Eder schon 2000 gegen Jürgen Gerhards argumentiert, dass transnationale Ereignisse innerhalb Europas immer auch entsprechende transnationale Debatten initiieren, die insofern als Momente einer europäischen Öffentlichkeit verstanden Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit 253 werden können (13). Dieser Ansatz ist insbesondere von Cathleen Kantner und von Hans-Jörg Trenz fruchtbar weiter verfolgt worden (14). Mit der Zunahme von Ereig- nissen, von denen die europäischen Staaten und die Europäische Union insgesamt betroffen sind, so eines der zentralen Argumente, nehmen entsprechend ucha die Momente europäischer Öffentlichkeit zu, so dass diese Studien insgesamt von einer zunehmenden Verdichtung europäischer Kommunikation ausgehen. Etwas zurück- haltender, was die Entwicklung der Europäischen Öffentlichkeit angeht, fallen die Ergebnisse einer Arbeitsgruppe um Andreas Hepp aus. Auch hier wird davon aus- gegangen, dass eine europäische Öffentlichkeit nicht einfach als „größere nationale Öffentlichkeit“ verstanden werden kann (15). Vielmehr wird auch hier der Frage nach der Europäisierung bzw. Transnationalisierung der Öffentlichkeiten nachgegangen. Hepp und seine Arbeitsgruppe sehen zwar durchaus eine gewisse „Dynamik“ in der Entwicklung transnationaler Diskurskulturen. Dynamik meint allerdings hier vor allem die Variabilität in der Art der Berichterstattung im Blick auf unterschiedliche Publikumsbilder. Vor allem aber – und dies scheint mir die zweite zentrale Erkenntnis aus den empirischen Studien zu sein – zeigt sich ein „fortlaufendes Doing Nation“ in der europabezogenen Berichterstattung und insofern eine enorme Stabilität der nati- onalen politischen Diskurskulturen (16). Das bedeutet, dass der Europabezug in den jeweiligen nationalen Berichterstattungen zwar durchaus alltäglich geworden ist, aber dabei ein permanenter Rückbezug auf die eigene Nation hergestellt wird. Mit anderen Worten: Der Blickwinkel auf das, was in Europa passiert – sei es auf supranationaler Ebene, sei es in den bilateralen Beziehungen – ist überall in Europa von der jeweiligen nationalen Warte aus geprägt, was insofern paradoxerweise auch schon wieder eine Gemeinsamkeit der europäischen politischen Diskurskultur darstellt. Hepp betont mit seiner Arbeitsgruppe zudem, dass die europäische Öffentlichkeit nicht nur natio- nal segmentiert ist, sondern die jeweiligen nationalen Publika ihrerseits alles andere als einheitlich sind. Insbesondere zeigt sich, dass die Qualitätszeitungen einen deut- lich anderen und intensiveren Europabezug herstellen als die Boulevardzeitungen. Auch für Lokalzeitungen ließe sich dies vermutlich noch schärfer herausarbeiten. Ein drittes wichtiges Ergebnis der empirischen Forschung schließt an die beiden anderen genannten Punkte unmittelbar an. So gehen Stefan Tobler und andere davon aus, dass für die Konstituierung transnationaler Öffentlichkeiten insbesondre Kon- flikte ausschlaggebend sind. Michal Krzyzanowski, Anna Triandafyllidou und Ruth Wodak hatten schon vor einigen Jahren betont, dass sich eine europäische Öffentlich- keit insbesondere entlang von Krisenereignissen manifestiert (17). Diese Feststellung mag ein gewisses negatives Bias haben, bestätigt aber ganz neutral zunächst nur den Befund, dass sich europäische Öffentlichkeit ausgehend von bestimmten Ereignissen

13 Klaus Eder, „Zur Transformation nationalstaatlicher Öffentlichkeit in Europa“, Berliner Journal für Soziologie, 10/2 (2000), S. 167-184; Klaus Eder und Cathleen Kantner, „Interdiskursivität in der europäischen Öffentlichkeit“,Berliner Debatte Initial, 13/5-6 (2002), S. 79-88. 14 Vgl. auch den Aufsatz von C. Kantner in diesem Band. 15 A. Hepp, Politische Diskurskulturen (Anm. 2), S. 22. 16 Ebd., S. 208. 17 Michal Krzyzanowski u.a. (Hg.), The European Public Sphere and The Media: Europe in Crisis, New York, 2009. 254 Revue d’Allemagne konstituiert, wie schon Klaus Eder argumentiert hatte. Das negative Bias relativiert sich zudem, wenn stärker berücksichtigt wird, dass auch die nationalen Öffentlichkei- ten häufig ebenfalls konflikt- und kriseninduziert sind. Öffentlichkeit ist zumindest in demokratisch verfassten Gesellschaften kein Raum des Konsenses, sondern Raum von Auseinandersetzungen – auf nationaler wie auf transnationaler Ebene, wobei allerdings in Bezug auf Europa „die Art der Konfliktwahrnehmung Varianz und Muster der Euro- päisierung der öffentlichen Kommunikation bestimmt“ (18). Das bedeutet, dass etwa die derzeitige, tiefgreifende Auseinandersetzung über die europäische Flüchtlingspolitik zwar gewiss krisen- wie konfliktinduziert ist, zugleich aber ein Moment erdichteterv europäischer Kommunikation ist. Die nationalen Rückbezüge der laufenden Debatte sind offensichtlich. Ebenso offensichtlich ist allerdings, dass die europäische Öffent- lichkeit hier nicht nur entlang der nationalen Teilöffentlichkeiten segmentiert ist, sondern diese ihrerseits in hohem Maße in unterschiedliche, wenn auch vielfältig ver- netzte Teilöffentlichkeiten zergliedert sind. Für die Frage der weiteren Entwicklung der europäischen Öffentlichkeit ist maßgeblich, ob für diese das Fortbestehen oder sogar die Vertiefung rein nationaler Wahrnehmungen und damit der Verfestigung nationa- ler Öffentlichkeiten prägend ist oder ob diese zunehmend aufgebrochen werden und sich in zunehmendem Maße transnationale Segmentierungen herausbilden.

Historische Perspektiven auf transnationale Öffentlichkeiten Auch wenn die historische Beschäftigung mit transnationalen Öffentlichkeiten noch relativ am Anfang steht, war von Beginn klar erkennbar, dass nationale Maßstäbe für die Analyse transnationaler Öffentlichkeitsstrukturen wenig ertragreich sind. Statt- dessen zeichnen sich zwei Ansätze an, die Spezifik dieser Öffentlichkeitsstrukturen zu erfassen, die beide davon ausgehen, dass transnationale Öffentlichkeiten insgesamt und die europäische Öffentlichkeit im Besonderen anders zu konzipieren sind als nationale Öffentlichkeiten. Zum einen erweist es sich als fruchtbar, transnationale Verflechtun- gen besonders in den Blick zu nehmen. Dabei, so argumentiert etwa Hartmut Kaelble, wird man diese Verflechtungen insbesondere auf der Ebene vonnicht institutionali- sierten Foren, von Einzelpersonen wie Intellektuellen, Journalisten, Wissenschaftlern und Kulturübersetzern finden. Historisch gesehen, so Kaelble weiter, blieb die europä- ische Öffentlichkeit so auch „lange auf eine schmale Schicht von Politikern, Experten, Intellektuellen, Wissenschaftlern beschränkt“ (19). Im Laufe des 19. und 20. Jahrhun- derts sieht Kaelble immer wieder Ansätze zu einer Intensivierung von Verflechtungen und zur Entstehung von Foren europäischer Debatten, die aber alle fragil blieben und immer auch wieder zerfielen. Erst seit den 1980er Jahren sieht Kaelble eine ewisseg Sta- bilisierung und Verbreiterung europäischer Öffentlichkeitsstrukturen (20). Ein zweiter Ansatz knüpft an die Überlegungen Klaus Eders an, dass sich eine europäische Öffent- lichkeit immer wieder punktuell an bestimmten „issues“ herausbildet. Anders als Eder gehen Jörg Requate und Martin Schulze Wessel allerdings zunächst nicht primär

18 S. Tobler, Transnationalisierung (Anm. 12), S. 262. 19 H. Kaelble, „Die europäische Öffentlichkeit“ (Anm. 3), S. 657. 20 Vgl auch Kaelble/Kirsch/Schmidt-Gernig, Transnationale Öffentlichkeit(Anm. 1); Kaelble/Frank/ Lévy/Passerini, Building a European Public Sphere (Anm. 3). Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit 255 von den Ereignissen aus, die eine europäische Öffentlichkeit generieren, sondern von bestimmten Personen und Personengruppen, die vor dem Hintergrund bestimmter Ereignisse ein Interesse daran haben eine europäische Öffentlichkeit herzustellen, an diese zu appellieren (21). Damit generieren sie einerseits auf einer semantischen Ebene die Vorstellung von der Existenz einer europäischen Öffentlichkeit, schaffen aber anderer- seits auch reale Verflechtungen und initiieren europäischeDebatten. Man müsse mit der „Entstehung einer gesamteuropäischen Öffentlichkeit rechnen, in der kollektive und dem Anspruch nach universelle Stimmungen und Werturteile jene beherrschende Rolle spielen würden, die man bislang nur aus der Innenpolitik kannte“ (22). So hieß es 1995 auf dem Höhepunkt des Bosnienkonfliktes in einem Artikel derFrankfurter All- gemeinen Zeitung. Tatsächlich erweist sich der Jugoslawienkonflikt als ein signifikantes Beispiel dafür, wie „Europa“ bzw. die europäische Öffentlichkeit oder auch die Welt- öffentlichkeit zu einer Instanz wurde, an die immer wieder appelliert wurde, um auf ein entschlossenes Handeln in dem Konflikt zu dringen (23). So erschien am 2. Juli 1991 ein von 14 slowenischen Schriftstellern unterschriebener „appel d’écrivains slovènes à l’opinion publique mondiale“ mit der Aufforderung, die von Spezialkommandos der jugoslawischen Armee terrorisierten Slowenen in ihrem Kampf um Unabhängigkeit zu unterstützen: „Faites tout ce qui vous est possible pour qu’une dévastation terrible ne se produise pas au cœur même de l’Europe! Aidez-nous à l’empêcher! Nous ne deman- dons que le droit à vivre en paix, en démocratie et en liberté, à la vie telle que vous la connaissez vous-même“. Nur zwei Tage später antwortete der in Frankreich lebende tschechische Schriftsteller Milan Kundera auf den Appell und rief seinerseits zur Unterstützung der Slowenen auf. Er interpretierte den Appell an die Weltöffentlichkeit so, wie er wohl auch gemeint war, nämlich als Appell an eine europäische Öffentlich- keit, deren Indifferenz gegenüber den Slowenen er beklagte. Slowenien gehöre nicht wirklich zum Balkan, sondern sein ein westliches Land „très proche de l’Italie […], catholique […], faisant longtemps partie de l’empire austro-hongrois, le pays où le con- cept d’Europe centrale […] est plus vivant qu’ailleurs“ (24). Kundera schloss hier an einen Aufsatz an, den er 1984 verfasst und im New York Book Review veröffentlicht hatte. Unter dem Titel „The Tragedy of Central Europe“ ließ er sich in emphatischer Weise ein Mitteleuropa wieder entstehen, das im Zuge des Kalten Krieges untergegangen sei. Hatte Kundera in diesem Text Mitteleuropa vor allem von der Sowjetunion abgegrenzt, grenzte er nun Slowenien vom Balkan ab, um es an Europa – bzw. Mitteleuropa – heranzuholen (25). Insofern war der Appell an die europäische Solidarität nicht unproblematisch, da er einen (mittel-)europäischen

21 Requate/Schulze Wessel, Europäische Öffentlichkeit (Anm. 3). 22 Jan Ross, „Europas Selbstverachtung. Bilder aus Sonstwoland: Bosnien und die Moral“, FAZ, 20.07.1995. 23 Vgl. ausführlich zum Folgenden: Jörg Requate, Matthias Vollert, „Die Lieben und die Bösen – Zur Diskussion um den Jugoslawienkonflikt in Deutschland und Frankreich (1990-1996)“, in: Requate/ Schulze Wessel, Europäische Öffentlichkeit (Anm. 3), S. 295-325. 24 Milan Kundera, „Il faut sauver la Slovénie“, Le Monde, 04.07.1991. 25 Milan Kundera, „The Tragedy of Central Europe“,The New York Book Review, 26.04.1984, S. 33-38. Die Dokumentation der daran anschließenden Diskussion in: E. Busek, G. Wilfinger (Hg.), Auf- bruch nach Mitteleuropa, Wien, 1986 sowie George Schöflin, Nancy Wild (Hg.), In Search of Central Europe, Cambridge, 1989. 256 Revue d’Allemagne

Raum absteckte, innerhalb dessen die Solidarität mit Unterdrückten für Kundera einen höheren Stellenwert besaß als außerhalb dieses Raums. Gleichwohl war der Appell der slowenischen Schriftsteller so etwas wie eine Initialzündung für Solida- ritätseinforderungen und -bekundungen insbesondere in der französischen Presse, bei denen der Europabezug durchgehend präsent war. Ermutigt durch die Resonanz, die der Appell durch die Reaktion Kunderas gehabt hatte, nutzen die slowenischen Schriftsteller nun direkt die französische Presse für einen weiteren Appell an Europa: Am 5. Juli 1991 forderten sie ein sofortiges Ende der Aggression seitens der jugosla- wischen Armee. Europa dürfe nicht zulassen, dass die Menschenrechte und das Recht auf Selbstbestimmung mit Füßen getreten würden und müsse dagegen intervenie- ren (26). Am 9. Juli veröffentlichte Le Monde ein Interview mit Alain Finkelkraut. Er sah Slowenien und Kroatien als demokratische und nach Europa orientierte Republiken, die mehrere Jahre lang versucht hätten, Jugoslawien zu reformieren, aber am Wider- stand der Armee und Serbiens gescheitert seien. Nun hätten sie deshalb den Weg der Unabhängigkeit gewählt. Der französischen Regierung, die noch an der Einheit Jugo- slawiens festhielt, warf er vor, aus Unwissenheit das heraufziehende Chaos den nach Unabhängigkeit strebenden Republiken anzulasten. Am 10. Oktober druckte Le Monde „un appel de personnalités européennes“ ab, der unterzeichnet war vom dem Historiker Joseph Rovan, dem ehemaligen deutschen Innenminister Werner Maihofer, dem italienischen und dem spanischen Botschafter Luigi Vittorio Ferrairis und Eduardo Fonsillas sowie Karl-Heinz Narjes, dem ehe- maligen Vizepräsidenten der europäischen Kommission. Gefordert wurde eine Aner- kennung Kroatiens und Sloweniens, ein Autonomiestatus für die Serben in Kroatien sowie die Aufstellung von „casques verts“. Wieder nur einige Tage später erschien wiederum in Le Monde ein „Aufruf für den Frieden“ – unterzeichnet von Milan Kun- dera, Alain Finkelkraut, den Historikern François Furet, Marc Ferro und Jacques Le Goff sowie dem Philosophen Georges Canguilhem –, der ebenfalls die Anerkennung der Republiken Kroatien und Slowenien sowie die Unverletzlichkeit der bestehenden Grenzen forderten (27). Aber auch diejenigen, die weiterhin für einen Erhalt des jugoslawischen Staates eintraten, nutzten Le Monde als Forum. So meldeten sich am 14. November die drei Autoren Dragas Keseljević, Marko Krstíć und Djordje Radovanovitć zu Wort, die als Gründer einer so genannten „Groupe de Paris“, einem Zusammenschluss mittel- und osteuropäischer Intellektueller und als Initiatoren der „Rencontres yougoslaves“ in London vorgestellt wurden. Sie warnten davor, dass der aus Osteuropa kommende Virus des Nationalismus auf den Rest Europas überspringen und vor allem in der öffentlichen Meinung auf fruchtbaren Boden fallen würde. Hier erscheinen nun die Konturen einer deutschsprachigen Öffentlichkeit – mit einer expliziten Reminiszenz an 1914 und sogar an 1941. Darauf wird noch einmal zurückzukommen sein. Hier geht es zunächst darum, dass insbesondere Le Monde, aber auch andere Zeitungen vor dem Hintergrund des Jugoslawienkriegs zu einem Forum einer europäischen Debatte um die Zukunft eines europäischen Landes wurden. Zu einem zentralen Motiv die- ser Debatte wurde die Formulierung vom „Krieg vor unserer Haustür“, die sich in

26 „Un appel de la communauté slovène de France“, Le Monde, 05.07.1991. 27 „Un appel pour la paix“, Le Monde, 16.10.1991. Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit 257 vielfältigen Varianten in ungezählten Zeitungsartikeln immer wieder findet (28). Das zerfallende Jugoslawien wurde als Raum beschworen, der über seine geografische Zugehörigkeit zu Europa durch den Krieg auch zum Ort der Auseinandersetzung um zentrale „europäische Werte“ geworden war. Es ging um Fragen von Selbstbestim- mung, Nationalismus, Menschenrechten und Gewalt und nicht zuletzt um europä- ische Geschichte und deren Verwicklungen: Kroatien mit den Verbindungen zum faschistischen Ustascha-Regime, Serbien mit seiner Herkunft aus dem kommunis- tischen Jugoslawien. So uneins sich auch die Intellektuellen in ihren Interventionen im Einzelnen waren, beschworen sie doch alle Europa als Handlungsraum und Wer- tegemeinschaft und die europäische Öffentlichkeit als die Instanz, die die europäi- schen Regierungen zum Handeln bewegen sollten. Die Vielzahl von Interventionen zeigt dabei deutlich, dass der Appell an die europäische Öffentlichkeit gleichzeitig zu ausgeprägten transnationalen, kommunikativen Verflechtungen führte, bei denen nationale Rückbezüge zwar immer eine Rolle spielten. Doch zum einen verliefen die Positionen durchaus auch quer zu den nationalen Grenzen und zum anderen waren „Europa“ und die als „europäisch“ verstandenen Werte permanent im Zentrum der Auseinandersetzung. Das Beispiel des Jugoslawienkrieges ist für die Funktion der Europäischen Öffent- lichkeit als „Appellationsinstanz“ besonders prägnant. Doch finden sich seit dem 19. Jahrhundert immer wieder Konstellationen und Anlässe, in denen es bestimmten Gruppen opportun erschien, sich an eine – zumeist eher vorgestellte als real vorhan- dene – Europäische Öffentlichkeit zu wenden und diese dabei mit unterschiedlichem Erfolg zu generieren. Vor allem Nationalbewegungen und unterdrückte Gruppen und Minderheiten versuchten seit dem 19. Jahrhundert in bestimmten Situationen immer wieder eine transnationale Öffentlichkeit als Ressource zu mobilisieren. Dies galt etwa für die rumänischen Revolutionäre in der 48er Revolution, die Unterstützung für ihr Streben nach einem Nationalstaat suchten, genauso wie für die spanischen Republi- kaner in ihrem Kampf gegen Franco oder die algerische Unabhängigkeitsbewegung im Krieg gegen Frankreich (29). Auch im Ukrainekonflikt oder bei der Verteidigung der Menschenrechte in der Türkei lässt sich immer wieder ein ähnliches Muster im Kampf um Unterstützung jenseits der eigenen Grenzen verfolgen. Allerdings zeichnet alle diese Beispiele aus, dass die transnationalen Öffentlichkeitsstrukturen, die sich hier bilden, stets sehr fragil sind und sich kaum auf Dauer stellen lassen. Für eine langfristige Perspektive bleibt es somit schwierig, eine klare Tendenz zur Entwicklung der europäischen Öffentlichkeit auszumachen. Das 19. Jahrhundert war die Phase, in der sich mit dem Aufstieg der Nationalstaaten auch die nationalen Öffentlichkeiten herausgebildet und verfestigt haben. Waren die Zeitungen im ausge- henden 18. Jahrhundert und teilweise auch noch zu Beginn des 19. Jahrhunderts noch sehr viel weniger an nationale Räume gebunden und zum Teil sogar explizit euro- päisch, änderte sich dies im Laufe des 19. Jahrhunderts tiefgreifend. Die nationalen

28 Ausführliche Belege dazu in: Requate/Vollert, „Die Lieben und die Bösen“ (Anm. 23), S. 297f. 29 Vgl. Hans-Christian Maner, „Die rumänische Revolution von 1848 und die europäische Öffentlich- keit“, in: Requate/Schulze Wessel, Europäische Öffentlichkeit (Anm. 3), S. 191-204; Sören Brink- mann, „Bilder eines Krieges: Europa und der Bürgerkrieg in Spanien“, in: ebd., S. 250-272. 258 Revue d’Allemagne

Kommunikationsräume verfestigten die nationalen Perspektiven in einem Maße, dass sie bis heute noch kaum hintergehbar sind. Die Ergebnisse zu den nationalen Rückbe- zügen auf europäische Themen zeigen dies deutlich. Mit der Verdichtung europäischer Ereignisse und Konstellationen, in denen es um „europäische“ Werte geht, nehmen auch die Anlässe für eine Verdichtung transnationaler Kommunikation zu, deren nati- onale Bezüge aber offenbar stabil bleiben. Die in diesen Kontexten verwendete Seman- tik – ein bislang wenig beachteter Aspekt – könnte allerdings als weiteres Indiz dafür gewertet werden, dass die europäische Öffentlichkeit als Bezugsgröße an Bedeutung gewinnt. Schaut man sich etwa die Verwendung des Begriffs „europäische Öffentlich- keit“ in der Frankfurter Allgemeinen oder auch in der Süddeutschen Zeitung seit dem Beginn der Bundesrepublik an, zeigt sich eine deutlich ansteigende Tendenz.

Diagramm 1: Verwendung des Begriffs „Europäische Öffentlichkeit“ in der FAZ

350 300 250 200 150 100 50 0

Für die Süddeutsche Zeitung ergibt sich ein grundsätzlich ähnlicher Verlauf, wenn auch auf etwas niedrigerem Niveau: in der SZ wird der Begriff zwischen 1990 und 2016 insgesamt 312 mal verwendet, in der FAZ im Zeitraum zwischen 1990 und 2016 insgesamt 524 mal (30). Neben der insgesamt ansteigenden Tendenz fällt auf, dass der Begriff offenbar bereits in den 50er Jahren Verwendung fand und dass die Verwen- dung seit den 1990er Jahren mit den Maastricher Verträgen und weiteren Schritten zur Vertiefung und zur Erweiterung der Europäischen Union signifikant anstieg. Hier ist nicht der Platz für eine tiefergehende semantische Analyse. Eine grobe Durchsicht der Artikel ergibt jedoch einen auf den ersten Blick etwas paradoxen Befund. Auf der einen Seite wird vor allem in konzeptionellen Artikeln zum Zustand und zur Zukunft Europas die Nicht-Existenz einer europäischen Öffentlichkeit schlicht konstatiert und

30 Das Stichdatum für 2016 ist der 15.03.2016. Auch in der SZ ist eine steigende Tendenz zu verzeichnen: zwischen 1990 und 1999 kam der Begriff 45 mal vor, zwischen 2000 und 2009 154 mal und zwischen 2010 und 2016 113 mal. Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit 259 in gewisser Weise bedauert (31). Auf der anderen Seite wird der Begriff sehr viel häufiger als einfache, durchaus selbstverständliche und nicht weiter erläuterte Beschreibungs- kategorie verwendet. So wird etwa konstatiert, dass die TTIP-Verhandlungen in der europäischen Öffentlichkeit bestimmte Befürchtungen wecken, oder dass bestimmte Entwicklungen von der europäischen Öffentlichkeit noch nicht wahrgenommen wor- den seien. Trotz eines immer wieder beklagten Öffentlichkeitsdefizites wird der Bezug auf eine europäische Öffentlichkeit somit offenbar immer selbstverständlicher.

Eine deutschsprachige Öffentlichkeit? Vor dem Hintergrund dieser Befunde ist offensichtlich, dass eine deutschsprachige Öffentlichkeit noch wesentlich fragiler und ephemerer ist als eine europäische Öffent- lichkeit. Knüpft man direkt an den semantischen Ansatz an, ist zunächst festzuhalten, dass der Begriff der „deutschsprachigen Öffentlichkeit“ sowohl in der Wissenschafts- als auch in der journalistischen Sprache durchaus gebräuchlich ist. In der FAZ taucht der Begriff zwischen 1960 und heute insgesamt 16-mal auf, in derSZ zwischen 1990 und heute insgesamt zehn-mal. Im so genannten ngram-viewer, der google-books durchsucht, lässt sich die Verwendung in der wissenschaftlichen Literatur verfol- gen (32). Dabei zeigt sich, dass der Begriff eng mit dem Feld der Literatur und der Kul- tur verbunden ist und in der Regel ein deutschsprachiges Publikum meint, häufig im deutsch-österreichischen Kontext, historisch zum Teil auch auf die deutschsprachige Bevölkerung insbesondere in Österreich-Ungarn, teilweise auch auf die deutschspra- chige Minderheit in Belgien bezogen wird. Die Begriffsverwendung ist in der Regel rein deskriptiv und wenig konzeptionell. Aus historischer Perspektive ließe sich nach einer Öffentlichkeit des Deutschen Bundes fragen, auch wenn der nur einen Teil des deutschsprachigen Gebiets umfasste. Mit den Karlsbader Beschlüssen und den dort verankerten scharfen Zensurregelun- gen, unterlag die Konstituierung einer Öffentlichkeit vielen Beschränkungen. Doch zumindest bis zur 48er Revolution und etwas darüber hinaus war der Deutsche Bund der institutionelle und rechtliche Rahmen für weite Teile der „deutschsprachigen Öffentlichkeit“. Mit derAugsburger Allgemeinen Zeitung existierte sogar ein Organ, das mit seinen engen Verbindungen nach Wien bis zur Jahrhundertmitte als führende deutschsprachige Zeitung gelten konnte. Sie war somit ein zentraler Bezugspunkt für ein deutschsprachiges Publikum, ohne dass dieses sich hier explizit manifestiert hätte. Was für die europäische Medienlandschaft im 19. Jahrhundert insgesamt galt, betraf auch den deutschsprachigen Raum: Nach dem deutsch-österreichischen Krieg und der getrennten Staatsbildung richteten sich auch die Medienlandschaften ent- sprechend aus. Zwar wird der Begriff deutschsprachige Öffentlichkeit teilweise auf

31 Vgl. etwa Werner Mussler, „Europas Herz schlägt anderswo“, FAZ, 01.06.2014 sowie Rudolf Morsey in einer Rezension von Roman Herzog, „Europa neu erfinden. Vom Überstaat zur Bürgerdemokra- tie, München 2014: Neuer Rück-Ruf“, FAZ, 24.08.2014. Morsey gibt hier Herzogs Befund wieder. 32 Zur Methodik des Umgangs mit dem Ngram-Viewer, vgl. Philipp Sarasin, „Sozialgeschichte vs. Fou- cault im Google Books Ngram Viewer. Ein alter Streitfall in einem neuen Tool“, in: Pascal Maeder, Barbara Lüthi, Thomas Mergel, Wozu noch Sozialgeschichte? Eine Disziplin im Umbruch, Göttingen, 2012, S. 151-174. 260 Revue d’Allemagne die deutsche Sprachgemeinschaft innerhalb Österreich-Ungarns verwendet, die aber keinerlei transnationalen Charakter trägt. Inwieweit im Laufe des 20. und 21. Jahrhunderts es tatsächlich einen verdichteten, transnational deutschsprachigen Kommunikationsraum gab, ist noch kaum erforscht. Auf einer politischen Ebene wird man davon ausgehen können, dass es eine solche Kommunikationsverdichtung unter jeweils sehr problematischen Bedingungen gege- ben hat – während der beiden Weltkriege, freilich ohne die deutschsprachige Schweiz. Oben war schon kurz angedeutet worden, dass im Zusammenhang mit dem Jugosla- wienkrieg und den ähnlichen Positionen, die in Deutschland und Österreich vertre- ten wurden, von einigen eine historische Verbindung zu der deutsch-österreichischen Allianz in den beiden Weltkriegen gezogen wurde. Doch blieb auch diese Reminiszenz ephemer. Ansonsten legen die semantischen Befunde nahe, dass sich eine deutschspra- chige (Teil-)Öffentlichkeit am ehesten im Bereich der Literatur und des Kinos mani- festiert. Hier gibt es tatsächlich einen deutschsprachigen Markt mit entsprechenden kommunikativen Verdichtungen. Eine konkrete Adressierung oder Manifestierung einer deutschsprachigen (Teil-)Öffentlichkeit lässt sich aber nur in ganz seltenen Fällen beobachten. Als eines der ganz wenigen solcher Beispiele ließe sich der Protest deutsch- sprachiger Schriftsteller gegen die Rechtschreibreform von 1996 nennen (33). Dort, wo es tatsächlich um die gemeinsame Sprache und die über die Sprache vermittelten gemein- samen kulturellen Traditionen geht, schwindet die Bedeutung der nationalen Grenzen sehr deutlich. Dies verweist auch noch einmal auf die vielfache Segmentierung der europäischen und insgesamt der transnationalen Öffentlichkeiten. Zu diesen Segmen- ten gehören die nationalen Öffentlichkeiten und deren vielfache Segmentierung, aber auch partielle transnationale Kommunikationsverdichtungen ganz unterschiedlichen Zuschnitts. Auch Deutschsprachigkeit kann unter bestimmten Bedingungen ein kon- stituierendes Element einer solchen Kommunikationsverdichtung sein.

Zusammenfassung Nachdem „Öffentlichkeit“ lange Zeit vornehmlich mehr oder weniger selbstverständ- lich im nationalstaatlichen Kontext gedacht und beschrieben worden ist, wird die Kate- gorie seit einiger Zeit zunehmend auch transnational und transkulturell gefasst. Ziel des Beitrages ist es, zunächst theoretische und konzeptionelle Fragen nationaler, trans- nationaler, europäischer und globaler Öffentlichkeiten zu erhellen. Anschließend wer- den einige langfristige Wandlungsprozesse transnationaler Öffentlichkeiten skizziert, bevor schließlich diskutiert wird, unter welchen Umständen sich eine „deutschsprachige Öffentlichkeit“ konkret manifestieren kann. Der Beitrag betont, dass auch nationale Öffentlichkeiten in sich vielfach segmentiert sind, so dass der Unterschied zwischen den nationalen und den transnationalen Öffentlichkeiten weniger kategorial ist, als dies oft erscheint.

33 Ralf Osterwinter, Die Rechtschreibreform (1996/1998) in Pressetexten. Eine kritische Analyse der Agentur-Orthographie und ihrer Umsetzung in der Frankfurter Allgemeinen Zeitung, Heidelberg, Win- ter (= Sprache – Literatur und Geschichte, 39), 2011. Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit 261

Résumé Alors que l’espace public a longtemps été perçu comme un espace national, on le définit aujourd’hui de plus en plus comme transnational et transculturel. Le présent texte vise d’abord à éclairer des aspects théoriques et conceptuels de la notion d’espace public national, transnational, européen et global. Il pose la question de savoir si les espaces publics nationaux et transnationaux se distinguent d’une manière constitutive ou plutôt de façon graduelle. Dans une perspective historique, il essaie ensuite d’esquis- ser quelques transformations fondamentales de l’espace public transnational depuis le xixe siècle. Enfin, il ébauche une réponse à la question de savoir dans quelles circons- tances un espace public germanophone peut concrètement se manifester. Le texte sou- ligne que les espaces publics nationaux sont eux aussi très segmentés, ce qui revient à dire que la différence entre les espaces publics nationaux et transnationaux est moins fondamentale qu’on le suggère souvent.

Abstract While the public sphere has long been thought of and described as a national space, it is now more and more conceived as transnational and transcultural. The initial objec- tive of this article is to shed light on theoretical and conceptual questions concerning the national, transnational, European and global public sphere. It raises the question if the national and transnational public spheres differ from one another in a constitutive or rather in a gradual manner. Based on a historical perspective it attempts to outline some fundamental changes of the transnational public sphere starting from the 19th century. Finally the circumstances under which a German public sphere could manifest itself are discussed. The text emphasizes that national public spheres are segmented multiple times within themselves rendering the difference between national and transnational public spheres less categorical than it often appears to be.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 263 t. 48, 2-2016

(Re)construire l’espace public germano-suisse. Le journal zurichois Die Tat entre 1945 et 1960

thomas Nicklas *

« Wir können gar nicht schweizer sein, ohne uns schlecht oder recht gerade mit den Deutschen auseinanderzusetzen » (1).

1. L’Allemagne et la Suisse dans l’immédiat après-1945 : une relation proche, mais compliquée Le théologien réformé Karl Barth (1886-1968) fut un acteur transnational entre la Suisse et l’Allemagne. Originaire de Bâle, il a fait des études aux universités alle- mandes avant d’enseigner comme professeur de théologie à Münster et à Bonn. Opposant farouche au national-socialisme, il est démis de ses fonctions par le régime hitlérien, en 1935, et expulsé d’Allemagne (2). En février 1945, lors d’un discours intitulé Die Deutschen und wir qu’il tient à Zurich, Barth plaide en faveur d’une reprise du dialogue germano-suisse après la fin des hostilités, dès que les circonstances le per- mettent, puisque l’espace germanophone est, à ses yeux, un espace public commun, formé autour d’une langue et d’une culture partagées (3). C’est la perspective d’un Bâlois, habitant d’une ville frontalière avec l’Allemagne, et d’un protestant suisse dont la confession a connu une longue symbiose culturelle avec le protestantisme d’outre- Rhin. En même temps, Barth ne peut pas se faire d’illusions sur la profonde rupture que la période du national-socialisme a amenée dans les relations germano-suisses.

* Professeur à l’université de Reims Champagne-ardenne, CIRleP ea 4299. 1 Karl Barth, Die Deutschen und wir, Zollikon/Zurich, Evangelischer Verlag, 1945, p. 45. 2 Hans Prolingheuer, Der Fall Karl Barth, 1934-1935. Chronik einer Vertreibung, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1984 ; pour une biographie plus complète, Eberhard Busch, Karls Barths Lebenslauf, Zurich, TVZ, 2005. 3 Voir en particulier, Eberhard Busch, « Karl Barth und der zwischenkirchliche, karitative und theo- logische Beitrag der evangelischen Kirchen der Schweiz am deutschen Wiederaufbau », in : Antoine Fleury, Horst Möller, Hans-Peter Schwarz (dir.), Die Schweiz und Deutschland 1945-1961, Munich, Oldenbourg, 2004, p. 229-248. 264 Revue d’Allemagne

Fondée sur un large consensus antitotalitaire, la Suisse des années 1933-1945 s’est rassemblée autour de l’idée de « défense spirituelle » (4) de sa neutralité et de son indé- pendance, dirigée contre l’emprise des dictatures. Encerclée par les puissances fas- cistes, après la chute de la France en 1940, elle s’est retrouvée dans la situation d’une « forteresse assiégée » qui, pour assurer sa survie, n’échappa pas aux compromis, ni même aux compromissions, avec les régimes allemand ou italien (5). Pendant les années du « siège », la société suisse a renforcé la tendance au repli sur soi, voire à une isolation linguistique se traduisant par la montée des dialectes alémaniques au détriment de l’emploi de l’allemand standard dans des situations plus formelles, accentuant ainsi une prise de distance intellectuelle par rapport au voisin du nord qui menaçait la liberté et l’identité du pays. Le rejet de l’idéologie national-socialiste, qui allait intrinsèque- ment de pair avec un certain pangermanisme, par l’écrasante majorité des Suisses, y compris les Suisses germanophones, eut pour conséquence une rupture mentale avec l’Allemagne (6). Or cette anomalie ne pouvait pas durer au-delà de la fin de la guerre et de la chute de l’hitlérisme. À l’instar de Karl Barth, d’autres intellectuels helvétiques comme l’historien et commentateur à la radio suisse Jean Rudolf von Salis ou l’écri- vain Max Frisch prirent des initiatives pour renouer le dialogue (7). Dès la fin de la guerre, en 1945, un dispositif transnational est mis en place pour favoriser un renouveau des relations économiques et culturelles entre la Suisse et les Allemagnes. Le Conseil fédéral, le gouvernement à Berne, coordonne cette politique extérieure portée par des acteurs sociaux pour favoriser le rapprochement entre les nations voisines, tout en accordant une vaste marge de manœuvre aux initiatives de

4 Pour un emploi nuancé du terme, Stefan Andreas Keller, Im Gebiet des Unneutralen. Schweizerische Buchzensur im Zweiten Weltkrieg zwischen Nationalsozialismus und Geistiger Landesverteidigung, Zurich, Chronos, 2009, p. 51-57 ; Ursula Amrein, Phantasma Moderne. Die literarische Schweiz 1880 bis 1950, Zurich, Chronos, 2007, p. 105-123. 5 Leo Schelbert (dir.), under Siege. A neutral nation’s struggle for survival, Rockport, 2000. Pour tous les aspects de la politique suisse dans les années 1939-45, qui fit l’objet de longues controverses, la « Commission indépendante d’experts » (Commission Bergier) a fourni une très large documentation : Veröffentlichungen der Unabhängigen Expertenkommission Schweiz – Zweiter Welt- krieg, 25 vol., Zurich, Chronos, 2001/02. Pour un résumé plus récent, Jakob Tanner, Geschichte der Schweiz im 20. Jahrhundert, Munich, Beck, 2015, p. 254-292. 6 Le rapport final de la Commission Bergier a souligné l’immunité dela société suisse, profondément attachée aux valeurs démocratiques, contre l’idéologie nazie : Die Schweiz, der Nationalsozialismus und der Zweite Weltkrieg. Schlussbericht der Unabhängigen Expertenkommission Schweiz – Zweiter Weltkrieg, Zurich, Pendo, 2002, p. 68. Pour une tendance à la rupture dans le domaine de la littérature et du théâtre où la symbiose avait été particulièrement fructueuse, avant 1933, Ursula Amrein, ‘Los von Berlin !’ Die Literatur- und Theaterpolitik der Schweiz und das ‘Dritte Reich’, Zurich, Chronos, 2004. Pour les aspects linguistiques de la défense spirituelle qui souligne le rôle politique et culturel des dialectes alémaniques en Suisse, Eugen Dieth, Die kulturpolitische Bedeutung der schweizerischen Mundarten. Verkürzte Fassung eines am 18. Mai 1942 vor der Stiftung Pro Helvetia gehaltenen Vortra- ges, Zurich, Schweizerischer Schriftstellerverein, 1943. 7 Hans Ulrich Jost, « Die Haltung schweizerischer Intellektueller gegenüber Nachkriegsdeutschland. Max Frisch und Jean Rudolf von Salis als Beispiel », in : A. Fleury, Die Schweiz und Deutschland (note 3), p. 199-211 ; Georg Kreis, « Das schweizerische Bild der Deutschen um 1945 », in : G. Kreis, Regina Wecker (dir.), Deutsche und Deutschland aus Schweizer Perspektiven, Basel, Schwabe (=ITI- NERA, 26), 2007, p. 67-90. (Re)construire l’espace public germano-suisse. Le journal zurichois Die tat 265 particuliers et d’organismes humanitaires ou culturels (8). Pour atténuer la misère d’un continent ravagé par le conflit, un regroupement d’œuvres d’entraide suisses, le Don suisse pour les victimes de la guerre (Schweizer Spende für Kriegsgeschädigte), accorde un soutien matériel aux pays marqués par les hostilités, dont l’Allemagne (9). Dans un autre domaine, le Don suisse du livre (Schweizerische Kommission für Bücherhilfe), fondé par l’éditeur bernois Herbert Lang, contribue activement à la reconstruction intellectuelle par le biais de la reconstitution des bibliothèques (10). Interpellé par un député au sujet de l’apport financier de la Confédération à ces dispositifs, el conseil- ler fédéral et responsable de la politique étrangère suisse, Max Petitpierre, déclare le 24 juin 1946 devant le Conseil national : « La similitude de langue entre la majorité de notre peuple et le peuple allemand, la com- munauté de culture qui existait entre la Suisse allemande et l’Allemagne avant que celle-ci se fût abandonnée à un régime qui devait être la négation de toute culture et entraîner le monde entier dans la plus barbare des guerres, ces éléments permettent et doivent même nous engager à mettre nos possibilités intellectuelles à la disposition d’une reconstruction spirituelle et morale de l’Allemagne, dans son propre intérêt et dans celui de l’Europe » (11). L’accent est mis, par ce porte-parole officiel de la Confédération, sur l’importance d’une reconstruction d’abord intellectuelle en Allemagne, soutenue par des forces de la société civile en Suisse. Il n’est pas question d’un engagement financier de la Confé- dération ni d’une intervention directe d’acteurs étatiques suisses en Allemagne. Le gouvernement à Berne fait largement appel à l’initiative privée pour débloquer les rap- ports germano-suisses. Lorsque l’Allemagne fédérale recouvre sa souveraineté diplo- matique, en 1951, on voit se nouer des relations officielles entre Berne et Bonn, mais d’importants problèmes restent à l’agenda, dont le règlement de contentieux financiers autour des dettes du Troisième Reich et des avoirs allemands en Suisse, saisis par le Conseil fédéral en février 1945, à l’instigation des États-Unis (12). Pour (re)construire un espace public commun de part et d’autre du Rhin supérieur, dans l’après-1945, il importe aussi de mettre un terme à l’asymétrie des rapports helvéto-allemands, désé- quilibrés entre la perception d’un modèle démocratique helvétique d’une part et d’une

8 Un connaisseur des archives suisses et allemandes de cette période parle d’un encadrement officiel d’une politique extérieure sociétale au service d’un rapprochement germano-suisse (« einer zwar staatlich koordinierten, aber der Erscheinungsform nach gesellschaftlichen Außenpolitik für die von ihr [i. e. la Confédération] angestrebte Wiederannäherung ». Markus Schmitz, Westdeutschland und die Schweiz. Die Neuformierung der bilateralen Beziehungen 1945-1952, Zurich, NZZ Verlag, 2003, p. 520). 9 Voir surtout Jean-Claude Favez, « Le Don suisse et la politique étrangère », in : Barbara Roth-Loch- ner, Marc Neuenschwander, François Walter (dir.), Des archives à la mémoire. Mélanges d’histoire politique, religieuse et sociale offerts à Louis Binz, Genève, Société d’histoire et d’archéologie, 1995, p. 325-339. 10 Marcus Schmitz, « Die humanitäre und kulturelle Deutschlandhilfe der Schweiz nach dem Zweiten Weltkrieg », in : A. Fleury, Die Schweiz und Deutschland (note 3), p. 213-228, ici p. 221. 11 Citation dans M. Schmitz, Westdeutschland und die Schweiz nach dem Krieg (note 8), p. 199. 12 Ilse Dorothee Pautsch, « Altschulden und Neubeginn. Die “Clearingmilliarde” und die Aufnahme diplomatischer Beziehungen zwischen der Bundesrepublik Deutschland und der Schweiz », in : A. Fleury, Die Schweiz und Deutschland (note 3), p. 17-29 ; M. Schmitz, Westdeutschland und die Schweiz (note 8), p. 465-518. 266 Revue d’Allemagne rupture civilisationnelle dont l’Allemagne, d’autre part, fut la seule responsable. Karl Barth, dans son discours déjà cité de février 1945, met en garde ses concitoyens contre le danger de prodiguer avec condescendance des conseils aux voisins du nord : « Nun sind wir Schweizer aber von Natur eine pädagogische Nation und die Gefahr ist groß, daß wir den Deutschen gegenüber […] vor allem aufs Katheder steigen wollen könn- ten. Das wäre aber ein großes Unglück » (13). Il fallait œuvrer pour l’intercompréhension au sein des pays d’expression allemande, pour (ré)intégrer l’Allemagne dans une communauté européenne des esprits. Tel fut aussi le projet d’un journal paraissant à Zurich, à savoir le quotidien Die Tat.

2. Germaniste et germanophile : Erwin Jaeckle et Die Tat « Sie können bei mir als selbstverständlich voraussetzen, dass auch ich auf jede Weise gern germanophil bin, indem ich ausserordentlich stark das Bewusstsein habe, dem deutschen Kulturkreis anzugehören », écrit Erwin Jaeckle au mois de février 1943 dans une lettre adressée à Gustav Däniker (1896-1947), un ancien officier suisse licencié de l’armée après avoir plaidé en faveur de la collaboration avec l’Allemagne hitlérienne, en 1941 (14). Contrairement à Däniker, Jaeckle insiste sur une séparation stricte entre l’idéologie national-socialiste et la culture allemande. Malgré son attachement à cette dernière, il rejette toute compromission avec la dictature qui menace l’indépendance de la Confédération. Le germaniste Jaeckle qui a soutenu une thèse de doctorat consa- crée à l’écrivain contemporain Rudolf Pannwitz (1881-1969) à l’université de Zurich, en 1937, va entamer une carrière de journaliste qui devrait lui permettre de cultiver, dans ses moments libres, son amour pour la poésie (15). Début 1943, à l’âge de 33 ans, Erwin Jaeckle devient le rédacteur en chef d’un journal qui occupe une place exceptionnelle dans le paysage médiatique suisse : Die Tat. Le quotidien paraissant à Zurich dépend financièrement de la coopérative Migros, créée par l’entrepreneur zurichois Gottlieb Duttweiler (1888-1962) (16). Pendant la crise économique des années 1930, Duttweiler a dû affronter toutes sortes de monopoles et de corporations, la face cachée du capitalisme helvétique, pour assurer la réussite de son entreprise. Dans sa lutte contre les trusts qui tentaient d’empêcher la restructuration dans le domaine de la grande distribution qu’il envisageait, Duttweiler fonda un parti politique, l’Alliance des Indépendants (Landes- ring der Unabhängigen). Le parti qui put envoyer sept députés au Conseil national, en 1935, se dota d’un hebdomadaire, transformé en quotidien en 1939. Puisque conçu comme vitrine des idées économiques et politiques de son fondateur, Die Tat va rester

13 « Nous autres Suisses, nous sommes une nation pédagogique par nature et le danger existe que nous montions à la tribune pour sermonner les Allemands. Or ce serait un grand malheur. » K. Barth, Die Deutschen und wir (note 1), p. 23. 14 « Je vous assure que je suis aussi largement germanophile, puisque j’ai fortement l’idée d’appartenir au monde culturel germanophone. » Erwin Jaeckle, Erinnerungen an ‘Die Tat’ 1943-1971, Zurich, Hans Rohr, 1989, p. 30. Pour Däniker, Therese Keller, Oberst Gustav Däniker. Aufstieg und Fall eines Schweizer Berufsoffiziers, Zurich, Thesis, 1997. 15 Erwin Jaeckle, Die Lebenslinie : eine seltsame Biographie, Stäfa ZH, Gut, 1993. 16 Ernst Bollinger, La presse suisse : structure et diversité, Berne, Herbert Lang, 1976, p. 56 ; Alfred A. Häsler, L’aventure Migros. 60 ans d’une idée jeune, Lausanne, Coopératives Migros, 1985, p. 229-231. Pour Duttweiler, Curt Riess, Gottlieb Duttweiler. Eine Biographie (1959), Zurich, Europa-Verlag, 2011. (Re)construire l’espace public germano-suisse. Le journal zurichois Die tat 267 largement déficitaire, faute de recettes publicitaires, il devra être subventionné par les coopératives Migros. Journal politique qui soutient avec ferveur l’indépendance du pays contre les ingérences étrangères, Die Tat peut conquérir une place respectable sur le marché de la presse suisse, pendant les années de la guerre 1939-1945. Travailler pour et avec l’entrepreneur dynamique et parfois impulsif Gottlieb Duttwei- ler n’est certes pas une tâche facile, mais le patron de la Migros laisse une importante marge de manœuvre aux collaborateurs à qui il fait confiance, et dont le rédacteur en chef de Die Tat sait tirer parti. Dès la fin de la guerre, Erwin Jaeckle profite de sa position pour défendre les intérêts de la « vraie Allemagne », telle qu’il la conçoit, cette Allemagne que le national-socialisme a renversée, à la suite de la prise de pouvoir par Hitler (17). Dans l’immédiat après-guerre, Jaeckle prend position dans les débats menés en Suisse sur la restructuration de l’Europe qui, selon lui, doit nécessairement accorder un rôle important aux nations vaincues. Début 1947, il lance un sondage auprès d’universi- taires, d’hommes politiques et d’écrivains en Europe et en Amérique pour connaître leur conception de la future Allemagne et pour sensibiliser, en même temps, le public helvétique aux problèmes de ses voisins allemands (18). Malgré les restrictions adminis- tratives et matérielles dans un pays partagé en zones d’occupation, Jaeckle n’hésite pas à entreprendre des voyages. Au mois de septembre 1947, il participe aux premières assises de la nouvelle presse démocratique dans la zone américaine qui se tiennent à Cobourg, en Bavière (19). En coopération avec les rédacteurs en chef des journaux allemands réunis à Cobourg, il prend une initiative pour la liberté de la presse, à l’encontre des forces d’occupation. Jaeckle publie dans Die Tat des articles très critiques à l’égard des Alliés et donc susceptibles d’être censurés. Il réalise une manœuvre judicieuse en faveur de la liberté, puisque ces organes de presse de la zone américaine ont le droit de reproduire tels quels des textes déjà parus à l’étranger (20). Il organise aussi un échange de journa- listes entre Zurich et Hambourg et participe à une Table ronde, organisée en février 1949 par la rédaction du Münchner Merkur, où il s’agit d’analyser l’hypothèse d’un nouveau nationalisme en Allemagne, qui se manifesterait en réaction au démantèlement de l’industrie allemande mise en œuvre par les Alliés. Il s’exprime en faveur de l’abandon des concepts nationalistes qui ont envenimé l’avant-guerre et préconise que l’Allemagne pacifiée et démocratisée retrouve sa place parmi les grandes puissances européennes (21). Les idées de Jaeckle, qui visent à favoriser les échanges transnationaux entre la nou- velle République fédérale et la Suisse, sont réunies dans des suppléments spéciaux dans Die Tat, dédiés aux sujets allemands, dont « Die Zukunft Deutschlands » (L’Avenir de l’Allemagne) en août 1950, dans lesquels s’expriment divers hommes politiques, univer- sitaires et industriels (22) ; « Deutsche Einheit » (Unité allemande) en novembre 1950 ou

17 « […] ich sei von der ersten Stunde an hart gegen den Nationalsozialismus angetreten, um mir damit glaubwürdig das Recht zu sichern, nach dem Zusammenbruch für das solange verschüttete wahre Deutschland eintreten zu können. » E. Jaeckle, Erinnerungen an ‘Die Tat’ (note 14), p. 80. 18 Le sondage est lancé dans le n° 12/10 (1947), p. 12, à la date du 11 janvier 1947 sous l’intitulé « Was die Welt von Deutschland hält ». 19 E. Jaeckle, Erinnerungen an ‘Die Tat’ (note 14), p. 80-82. 20 Ibid., p. 82. 21 Ibid., p. 116-121. 22 Die Tat, 15 (1950), n° 230 du 25.08.1950. 268 Revue d’Allemagne encore « Deutscher Osten » en avril 1953 (23), supplément consacré aux territoires de l’Est placés sous administration polonaise ou soviétique. Pour Jaeckle, la finalité principale, l’unité de l’Europe sous la forme d’une confédération des États ne peut être atteinte que par une intégration culturelle de nations européennes : « Zusammengehörigkeiten des Geistes fordern Zusammenschlüsse des Alltags » (24). Même si la Suisse n’a pas encore entamé de relations diplomatiques avec l’Allemagne fédérale, Jaeckle n’hésite pas à envoyer dès 1949 un correspondant permanent de son journal à Bonn (25). C’est l’un des premiers journalistes étrangers qui se fixent dura- blement dans cette petite ville rhénane, car tout s’y inscrit, pour l’instant, dans la logique des solutions provisoires. Il s’agit de Fritz René Allemann (1910-1996), ancien correspondant de Die Tat à Londres et à Paris et qui a dirigé la rédaction de politique étrangère du journal à Zurich. Simultanément, le jeune Herbert Lüthy (1918-2002), l’une des plumes les plus prometteuses de la Confédération, devient correspondant à Paris (26). On voit bien que Jaeckle a le talent de constituer une équipe de collaborateurs éminents et loyaux. Selon les idées préconisées par Gottlieb Duttweiler et son journal, une démocratie directe comme celle de la Suisse a besoin de citoyens bien informés. Par conséquent, il importe de présenter au public helvétique les nouvelles politiques et de lui fournir des commentaires aussi lucides que possible (27). Lüthy et Allemann pro- poseront de très fines analyses de l’évolution en France et en Allemagne (28). Contrai- rement à Lüthy qui rentrera en Suisse, en 1958, pour occuper un poste de professeur d’histoire moderne à École polytechnique fédérale de Zurich, Fritz René Allemann restera en Allemagne où il servira d’intermédiaire intellectuel entre les deux pays.

3. Le profil d’un journaliste transnational à Bonn : Fritz René Allemann À peine arrivé en République fédérale, le journaliste suisse s’attribue le rôle de média- teur et d’interprète entre les deux cultures, suisse (alémanique) et (ouest-)allemande. Né à Bâle dans une famille d’origine alsacienne, naturalisée suisse en 1927 seulement, il a vécu à Berlin entre 1930 et 1932, où il s’est familiarisé avec les problèmes de la politique allemande dans la phase terminale de la République de Weimar (29). Depuis

23 Die Tat, 15 (1950), n° 300 du 04.11.1950 ; 18 (1953), n° 92 du 03.04.1953. 24 « Les liens intellectuels vont de pair avec des alliances dans la vie quotidienne. » E. Jaeckle, Erinne- rungen an ‘Die Tat’ (note 14), p. 131. 25 Ibid., p. 116. 26 Voir l’introduction biographique du premier volume des Œuvres complètes d’Herbert Lüthy : Peter Wegelin, « Einleitung », in : Urs Bitterli, Irene Riesen (éd.), Herbert Lüthy. Gesammelte Werke, vol. I, Zurich, Verlag NZZ, 2002, p. XVII-XXX ; pour les activités journalistiques de Lüthy dans l’immédiat après-guerre, Joachim Gmehling, Kritik des Nationalsozialismus und des Sowjetkommu- nismus in der Zeitschrift ‘Der Monat’, thèse de l’Université de Hambourg, 2010, p. 356-360. 27 Voir surtout Edgar Bonjour, La neutralité suisse. Synthèse de son histoire, Neuchâtel, Baconnière, 1979, p. 161-163. 28 Herbert Lüthy, Frankreichs Uhren gehen anders, Zurich, Europa-Verlag, 1954 (la traduction fran- çaise : À l’heure de son clocher : essai sur la France, Paris, Calmann-Lévy, 1955). 29 Pour la biographie d’Allemann, voir ThomasNicklas , « ‘Bonn ist nicht Weimar’. Fritz René Allemann et la création d’un lieu commun », in : Mechthild Coustillac, Jacques Lajarrige, Hilda Inderwildi (dir.), Entre ombres et lumière. Voyages en pays de langue allemande, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2016 (à paraître). (Re)construire l’espace public germano-suisse. Le journal zurichois Die tat 269 son poste d’observation à Bonn où il s’installe en 1949, il adopte le programme de Die Tat d’être un forum transnational facilitant les échanges entre deux pays étroitement liés, mais avec des références culturelles souvent divergentes. Lors d’une conférence radiodiffusée en mars 1951 par l’émetteur de Hambourg de la radio NWDR Nordwest( - deutscher Rundfunk), Allemann explique aux auditeurs qu’il veut travailler comme « interprète » entre les sociétés allemande et suisse, en rendant accessibles à ses lecteurs helvétiques les débats tenus en République fédérale, les discours qu’ils comprennent certes linguistiquement, mais dont le contenu leur échappe en grande partie puisque les repères socioculturels diffèrent. Il veut, précise-t-il, faire parler l’Allemagne aux Suisses et traduire ses propos dans le « dialecte mental » de ses compatriotes (30). Les réflexions d’Allemann sur les relations germano-suisses tournent autour de l’idée de diversité lin- guistique, au premier abord peu évidente pour la Suisse germanophone, sur fond d’une différence mentalitaire profonde (31). La langue du Troisième Reich qui continue de marquer les textes officiels et les discours quotidiens dans l’Allemagne de 1950, rebute les visiteurs suisses en République fédérale et rend encore plus difficile l’intercompré- hension entre les deux nations (32). La conception d’une communauté linguistique de part et d’autre du Haut-Rhin, fondamentale pour les Allemands, paraît secondaire et comme une fortuité historique pour les Suisses. Pour sa part, le journaliste Alle- mann veut contribuer à la compréhension entre les deux peuples. Il est conscient que la force des stéréotypes s’oppose à un rapprochement intellectuel. Oscillant entre le mépris et l’idéalisation, la plupart des Allemands ont du mal à se situer par rapport à la Confédération. Beaucoup d’entre eux envient leur interlocuteur helvétique, à cause de la neutralité de sa patrie dans les conflits qui divisent l’Europe : « Sie kommen aus der Schweiz ? Sie haben es gut ! » (« Vous êtes suisse ? Vous avez de la chance ! ») (33). Or le discrédit dans lequel sont tombées les aspirations impériales de l’Allemagne après 1945 permet d’ouvrir un nouveau chapitre dans les relations bilatérales. Depuis l’époque

30 Allemann s’attribue comme tâche « die Schweizer überhaupt einmal mit den Gefühlen, den Pro- blemen, den Sorgen, den Hoffnungen des deutschen Volkes bekanntzumachen. Und das kann ich nur tun, wenn ich meine Arbeit als die eines Dolmetschers auffasse, d.h. wenn ich mich bemühe, die deutsche Mentalität in eine Sprache zu übersetzen, die dem Schweizer Leser verständlich tönt und ihm das Gefühl der völligen Fremdheit nimmt. […] Deutschland fängt an zu sprechen – und dann macht es einem auch viel mehr Freude, das, was es spricht, den Leuten daheim in der Schweiz gleichsam in ihren andersartigen geistigen Dialekt zu übersetzen. » Bibliothèque universitaire de Bâle, NL 304 (Nachlass Fritz René Allemann), G 3, tapuscript « Als Auslandskorrespondent in Deutschland » (mars 1951). 31 L’écrivain soleurois Peter Bichsel dira la même chose en d’autres termes : « Ich weiß nicht genau, was hochdeutsche Sätze und Wörter bedeuten, die Mentalität, die hinter ihnen steht, ist mir fremd. » Peter Bichsel, « Wie deutsch sind die Deutschen ? », in : Jürg Altwegg, Roger de Weck (dir.), Kuhschweizer und Sauschwaben. Schweizer, Deutsche und ihre Hassliebe, Munich/Vienne, Nagel & Kimche, 2003, p. 159-175, ici p. 159/160. 32 « Der unvorbereitete Schweizer steht in Deutschland zunächst einmal ziemlich fassungslos vor dem neudeutschen Jargon und der Terminologie, die ihm in Gesprächen, Reden, Zeitungsartikeln und amtlichen Erlassen gegenübertritt und in der sich die Erfahrungen und Eindrücke des Nationalsozia- lismus und des Krieges auf eine Weise niederschlagen, die das Erlebnis der Fremdheit ganz unvermit- telt anhörbar macht. » Fritz René Allemann, « Gedanken zum deutsch-schweizerischen Verhältnis », Die Tat, 15 (1950), n° 230 du 25.08.1950, p. 14. 33 Ibid. 270 Revue d’Allemagne bismarckienne, le dynamisme de la politique allemande n’a cessé de mettre en cause les équilibres fragiles de la Confédération qui, depuis des siècles, a perfectionné l’art de contrebalancer des intérêts contradictoires. Par contre, la jeune République fédérale, toujours à la recherche de sa place en Europe et dans le monde, reconnaît et respecte les particularités suisses. Dans ce nouveau contexte, les échanges culturels et intellectuels ne sont plus au service d’une politique allemande de grande puissance et la Suisse n’est plus une « forteresse assiégée », obligée de se replier sur son réduit alpin pour défendre son indépendance. Allemann se trouve alors sur un terrain favorable à ses activités d’intermédiaire. Le rédacteur en chef de son journal lui laisse beaucoup de liberté pour cette action culturelle transnationale. Erwin Jaeckle sait bien que la situation écono- mique de Die Tat, quotidien dépendant financièrement des subventions de la Migros, invite ses collaborateurs à se réserver d’autres possibilités professionnelles (34). Tout comme le correspondant du journal zurichois à Paris, Herbert Lüthy, Alle- mann devient contributeur régulier d’un réseau de revues internationales englobant les magazines Der Monat (Berlin), Preuves (Paris) et Encounter (Londres). Ce réseau gravitait autour d’un organisme fondé en 1950 et domicilié à Paris, le Congress for Cultural Freedom (CCF) dont on sait aujourd’hui qu’il a obtenu des fonds importants de l’agence de renseignement américaine CIA pour financer ses nombreuses activités dirigées contre l’emprise intellectuelle du communisme (35). Il s’agit donc d’un épi- sode de la guerre froide contre l’influence soviétique en Europe occidentale, certes intellectuellement fructueux si l’on tient compte de la productivité importante des auteurs rattachés au réseau. À partir de 1953, l’éditeur de Der Monat, Melvin Lasky (1920-2004), accorde une place importante aux commentaires qu’Allemann consacre à la vie politique de la République de Bonn (36). Les contributions d’un « étranger de langue allemande » qui jette un regard compréhensif sur la jeune République fédérale, recouvrant sa souveraineté pleine et entière entre 1952 et 1955, sont particulièrement appréciées par les Américains qui défendent l’hypothèse de la viabilité du nouvel État ouest-allemand contre des voix qui prétendent le contraire, en Allemagne même et à l’étranger (37). Début 1955, Allemann publie dans Der Monat un article où il détaille les différences entre les deux Républiques de Weimar et de Bonn pour souligner la capacité de l’État ouest-allemand de résoudre les problèmes qui vont se poser (38). Lors

34 Voir la lettre que Jaeckle a envoyée à Allemann à la date du 22 août 1979 (BU Bâle, NL 304, A 43, 1-7) où il écrit, entre autres : « Sie haben mich immer so überzeugt, dass ich Ihnen gerne Ihren Wuchs liess und wo es anging förderte. Das ist weniger verdienstlich als einsichtig. » 35 Pierre Grémoin, Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Paris, Fayard, 1995 ; Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003 ; Ulrike Ackermann, Sündenfall der Intellektuellen. Ein deutsch- französischer Streit von 1945 bis heute, Stuttgart, Klett-Cotta, 2003. 36 Pour la stratégie de Lasky, Michael Hochgeschwender, Freiheit in der Offensive ? Der Kongreß für kulturelle Freiheit und die Deutschen, Munich, Oldenbourg, 1998, p. 139-158. L’objectif de Lasky qui avait fondé la revue Monat en 1948 à Berlin-Ouest était, selon cette étude, la « aufklärungsorientierte Europäisierung Deutschlands ». Ibid., p. 191. Le premier article d’Allemann paraît en janvier 1953 : « Das deutsche Parteiensystem. Eine politische Analyse », Der Monat, 5 (1952/53), p. 365-388. 37 Allemann indique lui-même que sa vérité sur l’Allemagne était celle d’un « étranger de langue alle- mande » : Fritz René Allemann, Bonn ist nicht Weimar, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1956, p. 10. 38 « Bonn ist nicht Weimar », Der Monat, 7 (1954/55), p. 333-341. (Re)construire l’espace public germano-suisse. Le journal zurichois Die tat 271 du congrès du CCF à Milan, en septembre 1955, auquel il assiste, le journaliste suisse de Bonn est encouragé par ses interlocuteurs de thématiser cette question dans un livre (39). Fritz René Allemann rédige alors son ouvrage Bonn ist nicht Weimar qui paraîtra en 1956 chez Kiepenheuer & Witsch à Cologne et où il présente les avantages du système politique de « Bonn » qui a tiré toutes les conclusions de l’échec de la Répu- blique de Weimar (40). Les critiques universitaires soulignent qu’il s’agit d’un portrait cohérent dressé par « un ami voisin » de l’Allemagne de l’Ouest, portrait qui tient le juste milieu entre la proximité et la distance (41). La presse allemande, elle, met l’accent sur la distanciation. Seul un étranger pouvait soulever la question de savoir si Bonn ressemblait à Weimar (42) ! Pour autant, Allemann n’a pas oublié sa mission initiale d’expliquer la Suisse, sa neutralité, sa démocratie directe et son fédéralisme, aux voisins allemands. Il est sollicité par de nombreuses rédactions de journaux pour rédiger des analyses de la situation politique et socioéconomique suisses et le rapport du pays aux projets d’inté- gration européenne (43). Les organismes de formation politique qui se sont développés en RFA dans les années 1950 l’invitent régulièrement à des débats sur l’évolution du système politique de « Bonn » depuis 1948/49, évolution dont il a été un témoin oculaire très attentif. La perspective de l’« ami voisin » est particulièrement appré- ciée pour permettre à la société ouest-allemande de se faire une idée d’elle-même et pour tirer un bilan provisoire des acquis des gouvernements successifs dirigés par le chancelier Adenauer. D’habitude, les observations d’Allemann se présentent comme les « remarques d’un Suisse sur la démocratie allemande », exposées avec beaucoup

39 Pour le congrès de Milan en 1955, Giles Scott-Smith, « The Congress for Cultural Freedom, the End of Ideology and the 1955 Milan Conference : ‘Defining the Parameters of Discourse’ », Journal of Con- temporary History, n° 37 (2002), p. 437-455. 40 Le livre a été réédité en l’an 2000 : Fritz René Allemann, Bonn ist nicht Weimar, éd. Xenia von Bahder, Francfort-sur-le-Main, R.G. Fischer, 2000. 41 Voir, à titre d’exemple, la recension de Dieter Cunz (1910-69), éminent germaniste à l’université d’État de l’Ohio : « [Fritz René Allemann] is a Swiss journalist who has lived in post-war for almost ten years. Speaking the language of the people, he is better equipped than most foreign observers to feel the collective pulse of the German people. Yet, as a foreigner, he is sufficiently removed from the emotional entanglements ; it is easier for him to appraise the merits and shortcomings of the new regime than for any native German. From this vantage point of the friendly neighbor wo looks over the fence, not blind to the faults yet appreciative of the improvements, he has written an extremely informative, penetrating, and discerning study, unsurpassed by anything published so far about the Bonn republic. » Dieter Cunz, « Fritz René Allemann : Bonn ist nicht Weimar », The Journal of Politics, n° 20 (1958), p. 596-598. 42 « Alleman [sic !] ist Schweizer und seit sieben [!] Jahren Korrespondent der Zürcher Zeitung ‘Die Tat’ in Bonn. Während dieser Zeit hat er sich so sehr in die deutsche Materie eingearbeitet, daß ihm seine Kenntnisse schon den Ruf bei seinen Landsleuten eingetragen haben, er sei mehr Deutscher als Schweizer. Diese Ansicht schießt weit über das Ziel hinaus. Das wird jedem bei der Lektüre seines Buches deutlich. Allein schon der Titel weist das aus. Niemand, es sei denn ein Ausländer, könnte die Frage aufwerfen, ob Bonn vielleicht so sei wie Weimar. » Supplément « Das politische Buch », Allge- meine Zeitung Mainz (26.06.1958), BU Bâle, NL 304, H 9. 43 Un recueil d’articles consacrés à la Suisse, pour la période 1952-1991, se trouve dans BU Bâle, NL 304, Db 21. Le premier article paraît à la date du 12.08.1952 dans les Aachener Nachrichten, intitulé « Miniatur-Europa im Dilemma. Schweizer Eidgenossen zwischen Neutralität und europäischer Ein- heit – Beispiel einer nüchternen Politik ». 272 Revue d’Allemagne de modestie (44). Paradoxalement, cette mise en perspective depuis l’étranger proche devient aussi le signe distinctif et la spécialité d’Allemann dans le paysage médiatique suisse. Son propre journal, Die Tat, lui demande, à partir de 1959, de faire le portrait des cantons suisses, la position du journaliste dans un pays voisin lui facilitant la tâche d’analyser les structures complexes de la Confédération avec recul et objectivité (45). Ce travail, entrepris avec un certain enthousiasme, fait de Fritz René Allemann un avocat fervent du particularisme alémanique et un chantre du fédéralisme helvétique. Ses prises de position en faveur de la segmentation politique et du micro-État cantonal déconcertent plus d’un auditeur en Allemagne. Lorsque le CCF organise à Cologne, le 14 janvier 1960, un débat sur le sujet « La patrie Europe ou l’Europe des patries », en écho à la politique européenne du président de la République Charles de Gaulle en France, Allemann chante les louanges du fédéralisme helvétique, présenté par lui comme un modèle pour l’organisation de l’Europe. À la suite de cette manifestation, son éditeur Johann Caspar Witsch, très impliqué dans les activités du CCF, se moque dans une lettre adressée à l’écrivain Manès Sperber de ces excès de « cantonalisme » (46). La disproportion germano-suisse étant tout d’abord, comme le montre très bien cet exemple, celle entre les grandes et les petites entités politiques. L’incompréhension allemande pour son sujet ne découragera pas Fritz René Allemann qui, en 1965, publiera son « panorama d’une Confédération » sous forme d’un livre qui connaîtra un certain succès, en Allemagne et en Suisse, et qui comprend des essais sur chacun des 25 (aujourd’hui 26) cantons (47).

4. Rétrospective et perspectives : deux voisins qui se parlent (trop) peu La tâche de l’acteur transnational qu’était Fritz René Allemann s’est successivement transformée, en tenant compte de la demande du marché médiatique. Celui qui, en 1951, avait l’ambition d’être un « traducteur » au service du transfert culturel et de la compréhension mutuelle finit par être confiné au rôle de l’« ami voisin » dont l’Al- lemagne fédérale et la Suisse ont besoin pour une mise en perspective de leur situa- tion depuis un point de vue situé dans l’étranger proche, liant l’intimité à la distance modérément critique. Le journaliste germano-suisse est devenu, vers 1960, le spécial- iste de la « petite distanciation » qui accompagne avec bienveillance les autoréflexions nationales. Tout en restant un collaborateur de Die Tat, Allemann déménage de Bonn à Berlin, en 1960, pour y prendre la place de Melvin Lasky, parti pour Londres, à la tête de la rédaction de la revue Der Monat (48). Le départ d’Allemann s’inscrit, d’une manière tout à fait fortuite, dans un tournant dans les relations germano-suisses qui ont connu tout au long des années 1950 un lent retour à la normale de rapports bilatéraux, sans

44 Voir l’intitulé d’une conférence tenue le 24 juin 1960 à l’Académie évangélique de Loccum, en Basse- Saxe : « Anmerkungen eines Schweizers zur deutschen Demokratie », BU Bâle, NL 304, F 7. 45 « Porträts von Schweizer Kantonen. Artikelserie der TAT (1959-63) », BU Bâle, NL 304, Db 22. 46 « … und Allemann gab eine reizende Hymne auf die schweizer Kantönli ». Frank Möller, Das Buch Witsch. Das schwindelerregende Leben des Verlegers Joseph Caspar Witsch, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 2014, p. 468. 47 Fritz René Allemann, 25 mal die Schweiz. Panorama einer Konföderation, Munich/Zurich, Piper, 1965 (2nde édition en 1977). 48 F. Möller, Das Buch Witsch (note 46), p. 511-515. (Re)construire l’espace public germano-suisse. Le journal zurichois Die tat 273 grande cordialité, allant de pair avec un certain désintéressement réciproque, sauf dans les domaines économique et touristique. En 1960, la Suisse adhère comme membre fondateur à l’Association européenne de libre-échange (AELE) (49), lancée par le gou- vernement britannique pour contrebalancer la Communauté économique européenne (CEE), créée par les traités de Rome de 1957 pour encadrer l’intégration économique et finalement politique du continent, à partir d’un noyau franco-(ouest)allemand. Il s’agit d’un choix politique important pour la Confédération qui l’éloignera des straté- gies européennes des pays voisins et notamment de l’Allemagne. Ces évolutions vont plutôt dans le sens d’une aliénation que d’un rapprochement entre les voisins de part et d’autre du Rhin supérieur. En Suisse, la période des passeurs de frontière passion- nés, à l’instar d’Erwin Jaeckle ou de Fritz René Allemann, est définitivement révolue. Contrairement aux attentes du germaniste et rédacteur en chef Jaeckle, l’espace public germano-suisse, qui aurait pu constituer l’un des points névralgiques d’un paysage de communication transnational européen après les catastrophes de la première moitié du xxe siècle, n’a pas vu le jour. La communication entre Allemands et Suisses alémaniques reste perturbée, entre autres à cause de la présence des dialectes dans la vie publique helvétique qui s’est renforcée depuis l’immédiat après-guerre. D’un point de vue suisse, la question des relations de la Confédération à l’Europe a remplacé la question allemande. Par rapport à l’Allemagne et, plus largement, à l’Europe, la Suisse devient un « pays à contre-courant », selon l’analyse qu’a apportée le perspicace Herbert Lüthy, en 1962 (50).

Résumé Après la Seconde Guerre mondiale, des intellectuels suisses de langue allemande s’en- gagent pour renouer le dialogue germano-suisse. Ces échanges transnationaux sont por- tés par les acteurs de la société civile, sans implication directe des instances politiques. Le journal zurichois Die Tat, dirigé par le germaniste Erwin Jaeckle, lance des initiatives en direction de l’Allemagne tout en soutenant la création d’un État ouest-allemand tourné vers l’Europe. En 1949, le quotidien dépêche un correspondant à Bonn pour couvrir l’évolution en République fédérale. Il s’agit de Fritz René Allemann qui jouera un rôle d’intermédiaire entre les paysages médiatiques suisse et allemand. Cependant, le projet initial d’Allemann, un véritable concept transnational, se réduit vers 1960 à une simple mise en perspective de politiques nationales.

Zusammenfassung Nach dem Zweiten Weltkrieg versuchten deutschschweizerische Intellektuelle, den Dialog mit den Deutschen wieder in Gang zu bringen. Diese transnationalen Initia- tiven gingen von Akteuren der Zivilgesellschaft aus, nicht von den Behörden. Die Zürcher Tageszeitung Die Tat unter der Leitung des Germanisten Erwin Jaeckle hat

49 Roland Maurhofer, Die Schweizerische Europapolitik vom Marshallplan zur EFTA 1947 bis 1960, Berne, Paul Haupt, 2001 (thèse de l’Université de Saint-Gall). 50 Herbert Lüthy, « La Suisse à contre-courant », Preuves, n° 140 (1962), p. 16-28. Voir aussi id., Die Schweiz als Antithese, Zurich, Arche, 1969. 274 Revue d’Allemagne sich an diesen Versuchen einer deutsch-schweizerischen Annäherung aktiv beteiligt. Bereits 1949 sandte das Blatt einen ständigen Korrespondenten nach Bonn, um über das politische Leben in der jungen Bundesrepublik zu berichten. Der Journalist Fritz René Allemann spielte dabei zeitweilig die Rolle eines Kulturvermittlers zwischen den beiden Ländern. Sein ursprüngliches transnationales Konzept entwickelte sich jedoch um 1960 hin zu einer lediglich vergleichenden Betrachtung der politischen Vorgänge in der Schweiz und in (West-)Deutschland.

Abstract After the Second World War German-speaking Swiss writers and journalists tried to revitalize the intellectual exchange between Switzerland and Germany. These transna- tional initiatives emanated from the civil society, not from official authorities. A Zurich- based newspaper, Die Tat, managed by Erwin Jaeckle, Swiss author and German scholar, took measures to bring the Swiss society closer to the realities in Germany. In 1949 it sent a correspondent to the new West-German capital Bonn in order to cover the political life in the FRG. This journalist, Fritz René Allemann, played a role as mediator between the societies in the two countries. Nevertheless, around 1960 his originally transnational concept turned into a simple bilateral view on two distinct national politics. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 275 t. 48, 2-2016

Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands (années 1920-1950) une socio-histoire de la circulation transnationale des idées politiques

Karim Fertikh *

Socio-histoire de la production des programmes sociaux-démocrates, cet article s’interroge sur l’interconnexion entre les social-démocraties allemande (SPD) et autri- chienne (SPÖ) au cours du premier xxe siècle et de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. Basée sur l’étude des commissions de production des programmes sociaux- démocrates, cette micro-histoire d’une interconnexion entre deux milieux partisans éclaire les conditions sociales de la circulation transnationale des idées politiques au sein de l’espace germanophone. À l’instar de nombreux autres domaines de recherche, la dimension transnationale de la construction des partis politiques a été relativement négligée (1). Produit des spécialisa- tions de recherche, l’histoire ou la sociologie des partis politiques ont privilégié le cadre national ou local et mis en évidence les mécanismes de production d’une organisation nationale unifiée à partir d’implantations locales. La nationalisation, comme proces- sus, désigne alors le travail d’homogénéisation de fédérations disparates, le travail de production symbolique du « parti » (siège central, sigle, congrès, etc.) et les phénomènes de délégation du droit à parler en son nom (2). L’importance de la compétition électorale

* maître de conférences en science politique à l’université de strasbourg, sage (université de stras- bourg/CNRs, umR 7363) et Centre georg simmel – Recherches franco-allemandes en sciences sociales, Paris (CNRs/eHess, umR 8131). 1 Johan Heilbron, Nicolas Guilhot, Laurent Jeanpierre, « Vers une histoire transnationale des sciences sociales », Sociétés contemporaines, 1 (2009), n° 73, p. 121-145. 2 On renvoie pour trois cas nationaux différents à Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste, Paris, Belin, 1997 ; Peter Lösche, « Is the SPD still a Labor Party ? From “Community of Solidarity” to “Loosely Coupled Anarchy” », in : David E. Barclay, Eric D. Weitz (dir.), Between Reform and Revo- lution. German Socialism and Communism from 1840 to 1990, Oxford, Berghahn Books, 1998, p. 532- 545 ; Daniel Klinghard, The Nationalization of American Political Parties 1880-1896, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ou Karim Fertikh et Mathieu Hauchecorne, « Codification et 276 Revue d’Allemagne dans le contexte de sociétés européennes elles-mêmes soumises à ce processus de natio- nalisation explique l’intérêt d’une histoire et d’une sociologie nationales des partis. Les travaux que j’ai réalisés sur les programmes du SPD inscrivent eux aussi, large- ment, ces textes dans cette même trame (3). Une telle option n’est pas sans vertus heuris- tiques. Elle permet de maîtriser un « contexte » national et de mettre en évidence, par exemple, le rôle joué, après 1945, par l’ouverture de l’université allemande aux scienti- fiques sociaux-démocrates. En fournissant un vivier de spécialistes aux dirigeants du parti, cette ouverture conduit à un renouvellement de la manière de produire les pro- grammes. En ce sens, une histoire interconnectée ne saurait se substituer à un travail de contextualisation des organisations politiques qui prenne en compte les différents espaces pertinents pour l’explication. Par ailleurs, ces organisations restent, pour une large part, nationales en raison de l’importance du cadre étatique pour définir l’enjeu de la lutte politique dans les démocraties représentatives modernes. Cependant, les travaux sur les Internationales socialistes (4) ou sur les circulations intellectuelles (5) ont éclairé, encore partiellement, les processus pratiques de constitution transnationale de doctrines politiques – et le socialisme est bien l’une d’elles. Partant, cet article explore des formes de circulation théorique propres à l’espace public germano- phone afin d’éclairer l’imbrication entre social-démocratie allemande et autrichienne. Cœur de ce dossier, la notion d’espace public germanophone a pour intérêt de repla- cer la question de la langue et des articulations entre les territoires administratifs et les entreprises politiques au centre de la réflexion alors que celle-ci est souvent laissée de côté dans la sociologie des circulations transnationales (6). Dans le cas de la social-démocratie européenne, la notion d’espace public doit être détachée de la sphère publique bourgeoise à laquelle le concept est théoriquement lié

genèses d’un genre programmatique », in : K. Fertikh, M. Hauchecorne, Nicolas Bué, Les pro- grammes politiques, Rennes, PUR, 2016, p. 29-48. 3 Voir, par exemple, Karim Fertikh, « Le genre programmatique. Sociologie de la production des pro- grammes partisans : l’exemple de Bad Godesberg », Revue française de science politique, 64/5 (2014), p. 905-928. 4 Voir Guillaume Devin, L’Internationale socialiste, Paris, Presses de la FNSP, 1993. 5 On renvoie à Georges Haupt, Aspects of International Socialism, 1871-1914, Cambridge University Press, 1986, voir aussi : Dorota Dakowska, Le pouvoir des fondations. Des acteurs de la politique étran- gère allemande, Rennes, PUR, 2014 ; François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007 ; Jean-Numa Ducange, La Révolution française et la social- démocratie. Transmissions et usages politiques de l’histoire en Allemagne et Autriche (1889-1934), Rennes, PUR, 2012 ; Karim Fertikh, « Les socialistes », in : Élisabeth Lambert, Hélène Michel, Dictionnaire des acteurs de l’Europe, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 350-353 ; Laurent Jeanpierre, « Paul Vignaux, inspi- rateur de la “Deuxième Gauche”. Récits d’un exil français aux États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 60, septembre-décembre 2000, p. 48-56. 6 Jean-Claude Barbier, « Néolibéralisme, cultures politiques et européanisation des politiques socia- les », in : Monique Kerschen, Monique Legrand et Michel Messu, La symphonie discordante de l’Europe sociale, Paris, l’Aube, 2014, p. 93-110, ici p. 94-95. On citera comme exceptions les travaux réalisés autour de Gisèle Sapiro : G. Sapiro, L’Espace intellectuel en Europe, xixe-xxie siècles : de la formation des États-nations à la mondialisation, Paris, La Découverte, 2009 et Translatio. Le mar- ché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008 ou ceux d’Anne-Catherine Wagner (Vers une Europe syndicale. Une enquête sur la Confédération européenne des syndicats, Éditions du Croquant, 2005). Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands 277 par Jürgen Habermas. En effet, la notion habermassienne d’espace public n’esta priori pas opératoire pour penser les mouvements ouvriers. J. Habermas y précise d’emblée que son « étude a pour tâche d’analyser le modèle de l’“espace public bourgeois” » et il assume de laisser de côté la « sphère publique plébéienne » en raison de son incompa- tibilité avec l’espace d’une discussion argumentée et extérieure à l’État (7). L’émergence de la démocratie des partis, en particulier ouvriers, suscite une intrication croissante entre État et société qui retirerait à l’espace public sa fonction critique de l’État (8). La prise en charge de la représentation des intérêts des masses par des partis, situés pour l’auteur plus du côté de la publicité/Werbung que de la publicité/Öffentlichkeit, consti- tue encore un élément les détachant de sa conception de l’espace public (bourgeois). Cette exclusion peut découler de raisons partiellement contextuelles. Au moment où il rédige son habilitation (soutenue en 1961 à l’Université de Marbourg) sur les trans- formations de l’espace public – sous la direction du politiste Wolfgang Abendroth, l’un des grands critiques du SPD dans les années 1960 –, J. Habermas s’engage dans le soutien au mouvement étudiant, le Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS), en passe d’être exclu du SPD. Le philosophe participe alors à la création d’une association de soutien à l’organisation étudiante, qui contribue notamment à lui fournir un sou- tien financier (9). Cela pourrait partiellement expliquer que, dans le cadrage habermas- sien de l’espace public, l’entrée en scène des partis ouvriers constitue un « ébranlement de l’espace public » et que le rôle de ces partis dans l’inclusion du grand nombre aux délibérations dans l’espace de la discussion publique ne soit pas traité. Au contraire, portant intérêt aux théories politiques produites au sein du mouve- ment ouvrier, l’article repose sur une définition plus large de l’espace ublicp comme « un lieu de parole qui se déploie à distance de l’État et où s’éprouve un usage public de la raison » (10). Il s’appuie sur l’idée que la grande dynamique historique décrite par Habermas n’est pas incompatible avec la constitution sectorielle, temporaire, locale, d’espaces publics dans cette définition. Les historiens du Moyen Âge, de leur côté, ont mis en évidence de telles dynamiques, graduelles ou locales, de construction d’espaces publics, plus restreints ou instables que l’Öffentlichkeitbourgeoise habermassienne (11). Or, l’effort de construction d’un espace public ouvrier est central au sein du SPD. Les historiens du mouvement ouvrier ont mis l’accent sur l’importance de la discus- sion et de la « démocratie de réunion » (Versammlungsdemokratie) (12) dans la culture politique des partis ouvriers. Le SPD de la République de Weimar s’appuie encore sur

7 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Paris, Payot, 1978, p. 10. 8 Ibid., p. 185. 9 Sur ce moment, on peut se reporter à Robert Holub, Jürgen Habermas. Critic in the Public Sphere, Londres/New York, Routledge, 1991, p. 78 sqq. On renvoie également à Stéphane Haber, « Pour histo- riciser L’Espace public d’Habermas », in : Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt, L’espace public au Moyen Âge, Paris, PUF, 2011, p. 25-42. 10 Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt, « Une histoire de l’échange politique au Moyen Âge », in : Boucheron/Offenstadt, L’espace public au Moyen Âge (note 9), p. 1-21, ici p. 3. 11 Ibid., p. 9. 12 On renvoie à Thomas Welskopp, Das Banner der Brüderlichkeit. Die deutsche Sozialdemokratie vom Vormärz bis zum Sozialistengesetz, Bonn, Dietz, 2000, en particulier p. 291 sqq. 278 Revue d’Allemagne l’organisation de lieux d’échanges et de publication dont l’importance ne saurait être sous-estimée. L’électorat du SPD est en effet aussi le lectorat d’une presse partisane : en expansion jusqu’en 1929, cette presse compte, en 1925, 142 titres quotidiens d’après le compte rendu qui est fait lors du congrès du parti à Heidelberg (13). Cela représente environ 4,5 % de l’ensemble des titres publiés en Allemagne cette année-là (14). En 1929, cette presse est à son apogée : avec 203 titres, elle représente 10 % de l’ensemble des entreprises de presse. Plusieurs centaines de journalistes en tirent leurs revenus – en 1921, ils sont 300 rédacteurs et 800 salariés dans 144 journaux (15). Cette presse est professionnalisée, dotée d’une école de journalisme à Nuremberg et d’agences de presse sociales-démocrates, d’initiative privée comme la Privatkonferenz (1903-1915) ou partisane (16). Au-delà des postes et des ressources financières que représente un tel milieu professionnel, l’échange intellectuel qu’il permet doit être vu comme une forme de sociabilité politique. Dans un SPD se décrivant comme Kulturpartei, la discussion intellectuelle se donne bien pour objet – comme l’indique le théoricien social-démocrate Karl Kautsky au congrès de Lübeck du SPD en 1901 – la « critique réflexive » (17). En particulier, la rédac- tion d’un programme vise, à travers l’échange rationnel, un travail de conviction par l’argumentation (et non un travail propagandiste) : « Personne ne pourra comprendre notre programme s’il n’est, jusqu’à un certain point, rendu familier de notre pensée, d’une manière ou d’une autre : par des lectures, en écoutant des discours dans des réunions ou par des discussions privées. Quels que soient les efforts auxquels on consente, le programme ne sera jamais un quelconque truc pédagogique [Nürnberger Trichter] grâce auquel on pourrait, sans autre difficultéohne [ weiteres], verser le socialisme dans la tête des gens » (18). À travers les théoriciens du socialisme qu’il étudie, l’article analyse les circulations d’acteurs au sein de l’espace germanophone entre ancien Empire austro-hongrois et Allemagne en mettant en évidence la matérialité des circulations intellectuelles entre les deux espaces administratifs. Le SPD constituant notre site d’observation, nous n’évoquons que marginalement les circulations qui affectent l’Autriche. L’article se centre sur les théoriciens du socialisme allemand des années 1920 aux années 1950 en mobilisant plusieurs types de sources. Les matériaux qui ont été recueillis pour traiter cette question reposent sur l’analyse des commissions produi- sant les programmes de 1921 (Görlitz), 1925 (Heidelberg) et de 1959 (Bad Godes- berg) du parti social-démocrate d’Allemagne. Il s’agit de documents imprimés et de sources d’archives. Ces commissions programmatiques et leur travail fournissent un observatoire condensé de circulations que l’on pourrait aussi bien suivre en faisant la

13 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Heidelberg, 1925, p. 65. 14 Comp. Rudolf Ströber, Deutsche Pressegeschichte, Constance, UVK, 2005. 15 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Görlitz, 1921, p. 37-39. 16 Une agence de presse officielle est créée dans les années 1920.Paul Kampffmeyer, Die sozialdemokra- tische Pressedienst, Berlin, Dietz, 1929. 17 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Lübeck, 1901, p. 142. 18 Karl Kautsky, Die proletarische Revolution und ihr Programm, cité par Albrecht Langner, « Intro- duction », in : Karl Kautsky, Texte zu den Programmen der deutschen Sozialdemokratie. 1891-1925, Cologne, Verlag Jakob Hegner, 1968, p. 19 (ma traduction). Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands 279 sociologie d’une revue ou en étudiant méticuleusement les échanges épistolaires d’un éditeur. Leur intérêt est de permettre, d’une part, d’isoler des acteurs et de mettre en évidence des trajectoires qui sont aussi bien géographiques que sociales et, d’autre part, à travers la distance temporelle (1921-1959), d’analyser les transformations de l’interconnexion transnationale de ces milieux partisans. L’étude de l’interpénétration entre deux espaces germanophones mise en évidence par la circulation transnationale des théoriciens sociaux-démocrates éclaire les trans- formations significatives dans l’espace partagé du socialisme germanophone. Elle per- met de décrire une dynamique historique de nationalisation du socialisme allemand. Dans une première partie, l’article revient sur la question de l’espace transnational germanophone, en rappelant que cette dénomination doit être mobilisée avec pré- caution, en particulier pour la première moitié du xxe siècle. Dans un second temps, l’article analyse l’intrication des carrières de théoriciens entre Empire austro-hongrois et Empire allemand avant 1914 et son ombre portée dans la social-démocratie des années 1920. Enfin, l’article explore les liens établis entre théoriciens du SPÖ et du SPD après 1945, mais montre que ces liens s’inscrivent plus dans un travail de mémoire que dans un réseau d’échange intellectuel.

Espace « transnational » ou communauté imaginée interétatique ? La social-démocratie européenne se comprend dans un jeu croisé entre les milieux partisans locaux, la nationalisation de la vie politique au sein des différents espaces étatiques, mais aussi le travail d’internationalisation réalisé, en particulier, par ses dirigeants. L’espace de la réflexion et de la construction de la théorie marxiste, celui des contro- verses idéologiques, est, en effet, largement internationalisé. Si les frontières nationales définissent les formes de la compétition politique, et donc les trophées construits dans et pour un espace étatique de domination, elles ne marquent pas des limites entre des communautés « nationales ». D’abord, certains dirigeants de la social-démocra- tie autrichienne sont issus de mouvements pangermanistes et défendent l’idée d’une social-démocratie grande-allemande. C’est le cas par exemple de Victor Adler (1852- 1918) qui est l’un des fondateurs du parti social-démocrate autrichien (SPÖ) en 1889. En outre, la question du rattachement de l’Autriche à l’Allemagne s’est officiellement posée après la Première Guerre mondiale et a fait l’objet d’une déclaration de l’Assem- blée provisoire de Vienne le 12 décembre 1918 (19) avant d’être prohibée par le traité de paix de Saint-Germain-en-Laye en septembre 1919. Cela n’empêche d’ailleurs pas la social-démocratie autrichienne de revendiquer l’Anschluß comme une nécessité dans son programme de Linz de 1926. Le terme deutschösterreichische Sozialdemo- kratie est utilisé pour désigner le SPÖ durant l’entre-deux-guerres (20). La question d’un espace public « transnational » nécessite donc de scinder les questions étatiques (celles

19 La revendication d’un Anschluß par l’Autriche allemande (Deutsch-Österreich) est réaffirmée par une loi de mars 1919. Le traité de Saint-Germain (art. 88) et celui de Versailles (art. 80) interdisent cette possibilité. Sur cette question, on renvoie à Matthias Pape, Ungleiche Brüder. Österreich und Deutsch- land. 1945-1965, Cologne, Böhlau Verlag, 2000, en part. p. 35 sqq. 20 Par exemple : Otto Bauer, Sozialdemokratische Agrarpolitik : Erläuterungen des Agrarprogrammes der deutschösterreichischen Sozialdemokratie, Vienne, Wiener Volksbuchhandlung, 1926. 280 Revue d’Allemagne des frontières) et les questions nationales (celles des communautés d’appartenance imaginées). « L’espace germanophone » n’est donc pas toujours considéré comme « transnational », et sa texture spécifique impose de réfléchir, en termes processuels, à la nationalisation des espaces politiques. 1945 constitue, en ce sens, une césure sur laquelle l’article reviendra. L’internationalisation de la théorie socialiste et de ses acteurs repose sur un ensemble d’institutions et de pratiques. Le rôle de la Deuxième internationale, fondée en 1889, comme caisse de résonance des débats théoriques est connu, et cette Internationale contribue à l’unification des théories et des pratiques socialistes, êmem si l’appropria- tion des résolutions de cette organisation les inscrit au sein de compétitions natio- nales spécifiques. Ainsi, lors du congrès d’Amsterdam en 1904, la condamnation des thèses révisionnistes d’Eduard Bernstein s’effectue sur la base de leur éceptionr dans la controverse française entre Jaurès et Guesde visant essentiellement la condamnation de la participation de socialistes à des gouvernements « bourgeois » (21). L’internationa- lisation est aussi le produit des exils politiques des xixe et xxe siècles, au cours desquels se nouent des relations interpersonnelles, mais également des voyages européens des socialistes. Les théoriciens du SPD Karl Kautsky et Eduard Bernstein – tout comme les dirigeants du SPÖ et du SPD – rencontrent Karl Marx et Friedrich Engels à Londres. Lors de leur exil zurichois, dans les années 1880, Kautsky et Bernstein occupent deux chambres mitoyennes. C’est à cette époque que les deux hommes s’approprient dans des « heures inoubliables de travail en commun » les œuvres de Karl Marx, notamment en réalisant la traduction allemande de Misère de la philosophie (22). Les liens inter- personnels sont profonds : amitiés ou mariages ne respectent pas les frontières des Empires allemand et austro-hongrois. Les circulations matérielles constituent une autre marque de l’intégration de l’es- pace germanophone. Ces circulations concernent les biens éditoriaux (livres, revues), les textes ou les lettres. On pourrait également montrer les circulations financières en étudiant les revenus tirés des ventes des brochures et ouvrages. Les échanges épis- tolaires en sont une autre dimension. Les archives Kautsky montrent que le « Pape du marxisme » est en contact avec de nombreux théoriciens et dirigeants du socia- lisme, pour beaucoup germanophones. Né à Prague (Empire autrichien) en 1854, Karl Kautsky est rédacteur en chef de la revue du parti social-démocrate allemand, Die Neue Zeit, de 1883 à 1917. Kautsky a aussi été l’un des auteurs les plus engagés du programme d’Heidelberg de 1925 qui marque la réunification du SPD et de l’USPD. Les liens de Kautsky avec l’Autriche ont toujours été maintenus : avec les théoriciens de l’austro-marxisme comme Friedrich Adler (23) après 1918 ou Otto Bauer. Kautsky vit d’ailleurs dans les années 1920 à Vienne, même s’il continue à participer à l’activité théorique et au travail programmatique du SPD. En matière de publication, Die Neue Zeit, la revue théorique du SPD dirigée par Karl Kautsky, est internationalisée. Dans ses pages, les théoriciens de l’austro-marxisme –

21 Emmanuel Jousse, « Du révisionnisme d’Eduard Bernstein au réformisme d’Albert Thomas (1896- 1914) », Les cahiers Irice, 2 (2008), n° 2, p. 39-52, ici p. 48. 22 Eduard Bernstein, Sozialdemokratische Lebensjahre. Autobiographien, Bonn, Dietz, 1991 (1928 et 1930 pour les éditions originales), p. 93-95, p. 203-204. 23 Friedrich Adler (1879-1960) est le fils de Victor Adler, dirigeant historique du SPÖ. Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands 281 forme du socialisme émergeant en Autriche-Hongrie au tournant du siècle et visant la prise du pouvoir démocratique et la réalisation progressive de la révolution – livrent de nombreux articles qui ne portent pas seulement sur l’Empire austro-hongrois, mais sont des contributions générales à la théorie socialiste. Ainsi, durant l’existence de la revue, de 1883 et 1923, l’un des principaux théoriciens de l’austro-marxisme, Otto Bauer (1881-1938), y publie 28 articles aussi bien sur les questions des nationalités, l’une des spécificités de l’austro-marxisme, que sur l’accumulation du capital ou les crises éco- nomiques. Outre les articles de ce juriste et publiciste de la presse sociale-démocrate autrichienne, les dirigeants du SPÖ y donnent également des textes, à l’instar de Victor Adler (1852-1918), fondateur et président du parti jusqu’à sa mort, ou du juriste et du député Max Adler (1873-1937). Ce dernier a également une activité de publication de livres et de brochures dans les maisons d’édition de la social-démocratie allemande. En regard, la zone de chalandise des périodiques et des livres issus de ces maisons d’édition allemandes n’est pas limitée aux strictes frontières du Kaiserreich ou de la République allemande. Membre de la commission produisant le programme de Bad Godesberg en 1959, Lorenz Knorr décrit cet espace germanophone de circulation des produits cultu- rels sociaux-démocrates. Né en 1921 (juste après la dissolution de la Double Monarchie), il est membre du parti social-démocrate tchécoslovaque jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale puis doit quitter la Tchécoslovaquie pour la Bavière. Dans son adolescence dans les Sudètes, Lorenz Knorr est en contact avec la littérature ouvrière (comme les mémoires d’August Bebel) et de jeunesse allemande, en particulier à travers la Guilde des Livres Gutenberg (die Büchergilde Gutenberg), coopérative éditoriale leipzigoise fon- dée dans les années 1920 (24). Cette circulation est aussi l’un des effets de l’intégration du monde politico-scienti- fique social-démocrate avant 1933. Les débats programmatiques se déroulent dans un même espace de référence intellectuelle. Les archives Kautsky montrent que ce dernier est reconnu de manière internationale comme un spécialiste des programmes politiques, et qu’il est à ce titre invité à assister au congrès de Linz et à participer à la rédaction du nouveau programme du SPÖ en 1926 (25). Jean-Numa Ducange met aussi en évidence que la « révision » du programme de Hainfeld, en 1901, à travers l’adoption du programme de Vienne est suivie avec attention en Allemagne. Cette révision programmatique y est lue dans le cadre de la « querelle du révisionnisme » qui oppose à cette époque les courants théoriques radicaux et orthodoxes du SPD à un courant réformiste qui fait d’Eduard Bernstein sa référence théorique. Jean-Numa Ducange présente d’ailleurs plus largement l’interconnexion des partis socialistes en Europe : le congrès de Vienne qui « révise » le programme antérieur fait ainsi aussi l’objet de débats en France (26). Historiciser la notion d’espace public transnational conduit à considérer au concret les efforts pour faire exister un espace d’échange intellectuel au-delà des frontières étatiques (qui, à cette époque, sont contestées ou mouvantes). Observés à l’aune de la sociabilité intellectuelle, le socialisme européen et, en son sein, les social-démocraties de l’espace germanophone apparaissent étroitement interconnectés.

24 Entretien réalisé avec Lorenz Knorr, Francfort-sur-le-Main, juillet 2012. 25 Archives de l’International Institute of Social History (IISH), Amsterdam, archives Kautsky, 2218. 26 Jean-Numa Ducange, « Un débat international : le programme de Vienne (1901) de la social-démo- cratie autrichienne », communication au congrès de l’AFSP, septembre 2011. 282 Revue d’Allemagne

Deux espaces interconnectés : les théoriciens « autrichiens » de la social-démo- cratie allemande dans les années 1920 Cette interconnexion a une conséquence sur l’intrication des carrières théoriques, faisant de l’Allemagne un espace politico-professionnel ouvert aux (anciens) ressortis- sants de l’Empire austro-hongrois. Trois des plus importants « théoriciens » du parti dans les années 1920 sont d’ori- gine autrichienne. La carrière de Karl Kautsky, déjà mentionnée, se déroule ainsi pour l’essentiel au sein de la social-démocratie allemande à compter des années 1880. À côté de Karl Kautsky, Rudolf Hilferding prend à sa suite le titre (officieux) de théoricien du parti. Né en 1877 à Vienne, Hilferding acquiert la citoyenneté allemande en 1919 après avoir servi durant la guerre sous le drapeau de la Double Monarchie. Ce médecin est le rédacteur en chef de la revue du SPD qui succède à la Neue Zeit, Die Gesellschaft, en 1924. Enfin, Friedrich Stampfer constitue un troisième théoricien important du socialisme allemand des années 1920 et 1930. Né en 1873 dans la ville morave de Brno (Brünn), dans l’Empire austro-hongrois, il sert dans l’armée de la Double Monarchie durant la guerre. Dès 1916, cependant, il devient rédacteur en chef de l’organe officiel du SPD, le Vorwärts, fonction qu’il exerce jusqu’en 1933. Ces trois théoriciens sont membres de la commission programmatique du SPD en 1925 (programme d’Heidelberg). Stampfer a également participé à la commission produisant le programme de Görlitz en 1921. En 1934, Stampfer et Hilferding participent à la rédaction du manifeste du SOPADE, le parti social-démocrate en exil (27). Ces deux théoriciens sont alors rédacteurs en chef des deux périodiques centraux du SOPADE (le Neuer Vorwärts de Prague et le Zeitschrift für Sozialismus de Paris). Quant à Kautsky, il a été avec Eduard Bernstein le principal rédac- teur du programme d’Erfurt adopté par le parti en 1891. Ces trois théoriciens exercent également des fonctions politiques : Kautsky comme sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères de la République de Weimar (1918-1919), Hilferding et Stampfer comme députés au Reichstag. Député de 1924 à 1933, Hilferding occupe encore divers postes ministériels dans les années 1920. Ces trois théoriciens « autrichiens » sont donc au cœur du système de production théorique et programmatique du SPD. Comment expliquer cette importance d’intellectuels autrichiens à des positions clefs de la production théorique du parti social-démocrate allemand ? C’est durant la période qui précède la Première Guerre mondiale que les pas de ces théoriciens autri- chiens se sont dirigés vers l’Allemagne. Un élément de contexte général est la non-coïn- cidence entre les frontières administratives et la nationalité (vécue). S’y ajoute l’unité de l’espace de la science marxiste. Celle-ci constitue un espace de savoirs scientifiques en circulation dans l’espace socialiste – les recueils épistolaires publiés se réfèrent à des articles qu’on s’envoie, aux débats en cours ou à des discussions des dernières publi- cations. La production de ces théories construit un espace d’inter-références denses qui dépasse les frontières étatiques, mais dans lequel les germanophones occupent une place prépondérante. C’est cette reconnaissance scientifique uiq est convertie en postes et en fonctions rémunérées au sein du système des organisations intellectuelles du SPD (journaux, écoles). Rudolf Hilferding est ainsi l’auteur de 47 articles théoriques

27 Mit dem Gesicht nach Deutschland. Eine Dokumentation über die sozialdemokratische Emigration aus dem Nachlaß von Friedrich Stampfer, Düsseldorf, Droste Verlag, 1968, p. 188 sqq. Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands 283 dans Die Neue Zeit entre 1903 et 1914, ce qui en fait l’un des contributeurs les plus importants. Son ouvrage de 1910, Le capital financier (Das Finanzkapital), l’érige au rang de référence incontournable de la théorie marxiste. Hilferding a donc accumulé un capital scientifique spécifique (« socialiste ») important, converti en poste au sein de l’espace socialiste germanophone. Son entrée au service de la social-démocratie allemande passe par l’occupation de fonctions rémunérées au sein de l’appareil savant et journalistique du parti : en 1907, Rudolf Hilferding est appelé à l’École centrale du parti à Berlin et il occupe, par la suite, un ensemble de fonctions rémunérées au ser- vice des revues et des journaux du SPD. Articles dans la presse et brochures sont des sources de revenu primordiales pour de nombreux intellectuels sociaux-démocrates. Dans le contexte de cet espace professionnel interconnecté, les questions de natio- nalité peuvent, plus loin, se révéler d’une importance moindre que l’orientation théo- rique. C’est ce que montre, par exemple, la correspondance de Rosa Luxemburg dont le parcours est lui-même une marque de cette internationalisation de la science marxiste. En novembre 1899, elle écrit à son compagnon Léon Jogichès : « Pour le Vorwärts, ils recherchent un troisième rédacteur qui doit être radical pour faire le contrepoids à Eisner et Gradnauer ; Karl Kautsky m’a demandé si j’avais quelqu’un de ce genre en vue, serait-ce même un étranger » (28). Théoricien important du marxisme, Friedrich Stampfer accède, à partir de la presse du parti – où il travaille dès l’âge de 26 ans –, aux fonctions de théoricien, et de membre des commissions programmatiques de 1921 et 1925. L’intégration dans l’espace de la social-démocratie allemande ne signifie pas la rup- ture des liens avec l’Autriche : Hilferding continue, en effet, de travailler de concert avec Max Adler aux Marx-Studien, qui constituent une revue théorique de la gauche autrichienne jusqu’au milieu des années 1920. De la même manière, Karl Kautsky correspond continûment avec des membres de la social-démocratie autrichienne. Un livre d’hommage dirigé par l’austromarxiste et ancien chancelier social-démocrate Karl Renner, la préface que Kautsky donne à un livre de Friedrich Adler sont des traces parmi d’autres de ces relations et de la porosité de ces deux social-démocraties germa- nophones (29). Par ailleurs, dès 1924, Kautsky quitte Berlin pour s’installer à Vienne, même si son activité professionnelle et ses revenus l’ancrent largement en Allemagne où il conserve la carte du SPD. Dans ces années 1920, ces espaces de la social-démocratie, allemande et autri- chienne, apparaissent donc, observés tant au niveau des sociabilités intellectuelles qu’au niveau de ces théoriciens de haut rang, largement interconnectés. L’intercon- nexion de l’élite théorique socialiste est le produit de carrières intellectuelles transna- tionales qui débute au xixe siècle.

28 Rosa Luxemburg, Lettres à Léon Jogichès, Paris, Denoël, 1971, p. 315 (trad. du polonais par Claire Brendel). 29 Friedrich Adler, Die Erneuerung der Internationale : Aufsätze aus der Kriegszeit, Vienne, Brand, 1919 (préface de Karl Kautsky), 1918 ; Karl Renner (dir.), Karl Kautsky, der Denker und Kämpfer, Vienne, Wiener Volksbuch, 1924. 284 Revue d’Allemagne

La nationalisation des partis de l’espace germanophone Après 1945, ce système social se dérègle et la vie théorique des partis se nationalise plus largement. Les évolutions de ce milieu social-démocrate s’inscrivent dans un contexte plus large : après 1945, au contraire de ce qui se passe après 1918, les élites politiques autrichiennes mettent l’Allemagne à distance. Le gouvernement autrichien, appuyé par une coalition incluant les sociaux-démocrates, affirme la continuité de l’État autrichien depuis 1918 et l’Anschluß n’apparaît plus au rang des revendications. Plus loin, l’Anschluß de 1938 fait de l’Autriche, dans le discours officiel, une victime du nazisme. Issues de la résistance au nazisme ou acquis à une realpolitik qui contraint à renoncer au rapprochement avec l’Allemagne pour que l’Autriche ne soit pas rangée au rang des puissances vaincues, les élites politiques et intellectuelles revendiquent une nation autrichienne indépendante (30). Parler de nationalisation des espaces publics partisans ne revient pas à nier la persistance des circulations au sein de cet espace germanophone. À la fin de la Deu- xième Guerre mondiale, les réfugiés des territoires germanophones constituent en soi une nouvelle catégorie militante et les questions qu’ils soulèvent sont intégrées par tous les partis en RFA (31). De même, on ne peut pas ignorer l’internationalisation de certains mouvements associatifs, comme le mouvement antinucléaire Kampf dem Atomtod (1957-1959) qui a une dimension européenne (ou au moins germanophone) comme le montre Hadrien Buclin en signalant la manière dont les dirigeants de la social-démocratie allemande interagissent avec les mouvements pacifistes de la Suisse germanophone (32). En explorant d’autres terrains que les commissions et le travail pro- grammatiques, les résultats de la recherche pourraient donc être très différents. Cela n’empêche pas de noter des mutations de cet espace social-démocrate germano- phone au sortir de la Guerre qui marquent une nationalisation de ce que l’on appelle alors « discussion partisane ». Ces mutations sont particulièrement visibles lorsque l’on analyse la production théorique partisane. D’abord, les modalités des carrières théoriques en Allemagne se nationalisent. Les « théoriciens » de la social-démocra- tie allemande (membres de comités de spécialistes attachés au comité directeur du SPD, membres des commissions programmatiques) sont, de plus en plus, spécialistes universitaires de divers domaines, titulaires de chaires académiques ou du moins diplômés des universités. Cette transformation se laisse lire dans le mouvement de dis- parition de la presse du parti qui sert de vivier aux théoriciens des années 1920 et qui ne retrouve pas son importance après 1945 – les membres des commissions en charge de la rédaction des programmes en sont issus à 75 % dans les années 1920 et à 22 % dans les années 1950 (33). Cela est également visible dans le recrutement de plus en plus universitaire de ces savants. 22 % ont un diplôme universitaire dans les années 1920

30 Voir M. Pape, Ungleiche Brüder (note 19), en particulier p. 91 sqq. 31 Au sein de la commission préparant le programme de Bad Godesberg, le pasteur Heinrich Albertz, né en 1915 à Breslau (Wroclaw) et élu berlinois, porte cette question. De manière générale, les rapatriés sont défendus par Wenzel Jaksch (1886-1966), rapatrié des Sudètes, au sein des instances dirigeantes du parti. 32 Hadrien Buclin, Entre culture du consensus et critique sociale : les intellectuels de gauche dans la Suisse de l’après-guerre (1945-1968), thèse d’histoire contemporaine, Université de Lausanne, 2015. 33 Karim Fertikh, « De l’autodidacte à l’universitaire : une socio-histoire des intellectuels sociaux- démocrates (1920-1959) », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 46/2 (2014), p. 289-302. Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands 285 et 12 % occupent un poste scientifique, contre 54 % et 34 % dans les années 1950. Ce changement des carrières est corrélé avec un recrutement plus national de la commis- sion en charge de la rédaction du programme de 1959. Néanmoins, la référence autrichienne demeure : un étranger appartient à l’une des commissions en charge de ce programme, Benedikt Kautsky (1894-1960). Faut-il voir dans cette présence une reproduction des échanges intellectuels et interpersonnels de l’avant-1933 ? Benedikt Kautsky, théoricien du SPÖ et un des rédacteurs du pro- gramme de 1958 de la social-démocratie autrichienne, apparaît plutôt sollicité comme une manière de revendiquer un héritage théorique. Plutôt qu’une interconnexion des espaces savants partisans, ce cas semble plutôt marquer l’existence d’un travail parti- san de mémoire. Plus que lui, c’est le nom du fils de Karl Kautsky qui est mobilisé. Le président du SPD, Erich Ollenhauer, salue ainsi sa présence au congrès de Bad Godes- berg qui, en 1959, adopte un nouveau programme fondamental pour le parti : « Un vieil ami est parmi nous, Benedikt Kautsky [applaudissements]. Nous le connaissons tous comme le théoricien du parti autrichien et – comment pourrait-il en être autrement, son nom oblige – coauteur décisif du nouveau programme autrichien » (34). Le porte-parole du parti, Franz Barsig, dans ses souvenirs du congrès de Bad Godes- berg remarque aussi que le nom de Kautsky est garant d’une tradition et Benedikt Kautsky est le seul membre de la commission à avoir été remercié nommément lors du congrès (35). Au même congrès, l’économiste du SPD, Heinrich Deist, se réclame de Karl Kautsky, qui ne saurait, dit-il, être soupçonné d’avoir trahi les principes socialistes. Deist appuie son argumentation en rappelant qu’il est le père de Benedikt Kautsky « qui est assis parmi nous » (36), fondant ainsi l’autorité de son raisonnement sur le corps matériel du fils de Kautsky qu’il désigne. Dans les commentaires officiels du programme, le nom de Kautsky est rappelé, de même que sont publiées des photo- graphies du Pape du marxisme (37). Si les discours font de lui un contributeur important du programme du SPD, Benedikt Kautsky n’est pas inséré dans les espaces du SPD au même titre que ne l’était son père trente ans plus tôt. Outre que sa carrière est autrichienne, les archives mettent en doute sa contribution à la rédaction du programme. Dans les documents qu’il verse aux archives, Fritz Sänger qui a été le principal rédacteur de la dernière version du programme de Bad Godesberg signale la faible contribution de Benedikt Kautsky au travail collectif. Ainsi, dans les années 1970, dans les notes qu’il rédige en marge d’une lettre qu’un doctorant lui adresse dans le but d’écrire une thèse sur Bad Godesberg, il écrit à côté de la question relative à l’influence de B. Kautsky sur le

34 SPD, Protokoll der Verhandlungen. Parteitag Bad Godesberg, 1959, p. 35 : « Ein lieber alter Freund weilt unter uns, Dr. Benedikt Kautsky [Beifall], uns allen bekannt als der Theoretiker der österreichischen Partei – wie könnte es anders sein, sein Name verpflichtet – als entscheidender Mitschöpfer des neuen österreichischen Parteiprogramms » (ma traduction). 35 Franz Barsig, « Freiheit und Sozialismus. Der lange “Marsch” der SPD nach Godesberg », in : Rode- rich Klett, Wolfgang Pohl, Stationen einer Republik, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1979, p. 93-110, ici p. 99. 36 SPD, Protokoll der Verhandlungen. Parteitag Bad Godesberg, 1959, p. 215 : « Der heute hier anwesend ist » (ma traduction). 37 Fritz Sänger, Grundsatzprogramm der SPD : Kommentar, Bonn, Dietz, 1962. 286 Revue d’Allemagne programme « 0 » (38). De fait, dans les notes contemporaines à son travail sur le texte du programme de Bad Godesberg, Sänger exprime sa déception face au faible inves- tissement de B. Kautsky dans le travail du SPD, un « homme impossible », écrit-il (39). Alors que, en mai 1959, Fritz Sänger prévoit de rester plusieurs jours à Vienne pour discuter avec le théoricien autrichien, leur rencontre, à l’aéroport de Vienne, dure moins de trois heures. Les notes de Fritz Sänger décrivent ainsi la rencontre : « 30 mai 1959 – aéroport de Vienne : Rencontre très superflue avec Benedikt Kautsky. J’avais prévu deux ou trois jours de travail pour une réflexion de fond sur le nouveau pro- gramme. K[autsky] avait à peine plus de deux heures à y consacrer, en comptant le café et le bavardage. Peu intéressé. Visiblement irrité à propos de quelque chose. A qualifié la brochure [le projet de programme] d’absolument inutilisable, pour l’essentiel des ratioci- nations théoriques, mais pour quelques parties, il y aurait quelque chose dedans. Il raye des paragraphes (sans les lire, peut-être les a-t-il lus avant, ce qui est plutôt improbable), il en souligne d’autres. Au bout de deux heures, je suis, pour ainsi dire, congédié. K[autsky] me dit que “c’est à nous de nous occuper de ça” » (40). Benedikt Kautsky se rend certes à Bonn le 3 juillet 1959 pour discuter de la der- nière version du programme avant que le comité directeur ne la diffuse. Cependant, là encore, la réunion est brève : elle commence à 12 heures et Kautsky quitte le siège du parti à 14 heures pour se rendre en cure. Aussi peut-on à partir de ces indications signaler que la forte intrication des tra- jectoires des individus et des carrières entre Allemagne et Autriche que l’on avait notée pour les années 1920 n’a plus la même visibilité dans la social-démocratie de l’après-guerre. Moins qu’un espace transnational germanophone, ce que la mobili- sation de Benedikt Kautsky montre est plutôt un travail d’entretien de la tradition sociale-démocrate, une manière de tenir le « fil rouge » de la mémoire socialiste, pour reprendre la métaphore employée par Marie-Claire Lavabre (41).

Conclusion Ce cas d’étude est très limité ; il porte sur des échanges théoriques au sein de la social-démocratie allemande, et s’intéresse à des trajectoires individuelles d’une élite intellectuelle, mettant néanmoins en évidence la pluralité de formes d’interconnexion entre les social-démocraties allemande et autrichienne.

38 Bonn, Archiv der sozialen Demokratie (AdsD) der Friedrich-Ebert Stiftung, Bonn, Fritz Sänger, 59 : lettre de Wedigo de Vivanco à Fritz Sänger du 6 janvier 1976. 39 Bonn, AdsD, Fritz Sänger, 53 : 17. SPD – Heinz Castrup (Büro Ollenhauer) – 26 juin 1959 : en marge d’une lettre prévoyant un rendez-vous bref avec Kautsky : « Der Mann ist unmöglich ! » (ma traduction). 40 Bonn, AdsD, Fritz Sänger, 53 : 7. Persönliche Notiz : « 30. Mai 1959 – Wien, Flughafen. Sehr überflüs- siger Besuch bei Benedikt Kautsky. War von mir für zwei bis drei Tage vorgesehen zu gründlicher Aussprache über neues Programm. K. hatte nur wenig mehr als 2 Stunden Zeit, dabei Kaffee getrun- ken und allerlei Schwatz. Wenig interessiert. Offenbar verärgert über irgend etwas. Nannte Broschüre “absolut unbrauchbar”, “im wesentlichen Theoritisiererei”, manche Abschnitte aber “schon etwas drin”. Die einen strich er durch (ohne sie zu lesen, vielleicht hatte er sie vorher gelesen, war aber wenig wahrscheinlich), die anderen strich er an. Nach zwei Stunden und etwas mehr wurde ich sozusagen “entlassen”. K. meinte, “das müßt ihr dort selber machen” » (ma traduction). 41 Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la FNSP, 1994. Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands 287

L’article a constaté une dynamique historique de nationalisation de la production théorique du SPD, au sens d’une moindre interconnexion avec la social-démocratie autrichienne pour les commissions programmatiques étudiées. Cette « nationalisa- tion » des espaces de discussion théorique se laisse lire en particulier par la disparition, après 1945, des carrières transnationales des élites sociales-démocrates. Cette nationa- lisation, au sens d’une moindre circulation des intellectuels sociaux-démocrates entre Allemagne et Autriche et d’une moindre intrication des carrières théoriques, n’empêche néanmoins pas le travail de mémoire de l’épisode transnational de l’histoire sociale- démocrate, à travers l’entretien des « noms » du socialisme allemand au premier rang desquels Karl Kautsky. Les échanges théoriques dont il a été question ici ne sont pas uniquement germano- phones : les réseaux socialistes et sociaux-démocrates ne se limitent pas aux Empires allemand et autrichien. Ce qui apparaît, en revanche, plus spécifiquement germano- phone est l’existence de circulations d’acteurs entre les territoires de l’(ancien) Empire austro-hongrois et de l’Empire allemand. L’élite théorique du SPD dans les années 1920 – sommet de la hiérarchie de milliers de postes intellectuels au sein des organisations sociales-démocrates en Allemagne – porte la marque de ces circulations. L’interconnexion doit ainsi être vue comme le produit d’un système institutionnel. La langue apparaît, bien entendu, comme un élément commun ; au-delà, l’échange – autour des programmes sociaux-démocrates – repose sur un vaste ensemble d’ins- titutions (permettant y compris une mobilité professionnelle) et sur des croyances (dans les années 1920, en une science marxiste unique, par exemple) qui le permettent. Après 1945, les modèles de carrière politique développés sous l’Empire allemand et maintenus sous la République de Weimar (autour de l’édition et de la presse sociales- démocrates) sont ébranlés, et avec eux les courants de circulation entre SPD et SPÖ. La fermeture se laisserait également lire en observant la construction d’une identité nationale autrichienne après 1945, et le rejet politique fort de l’Anschluß au sein de sa classe politique, en particulier sociale-démocrate. Le rôle joué, à rebours, par les institutions universitaires qui monopolisent la reconnaissance scientifique, met à mal une science socialiste qui, comme savoir partisan reconnu et pourvoyeur de postes partisans, de reconnaissance et de prestige, assurait l’interconnexion d’un espace d’échange en matière de théorie politique. De manière très générale, ce qui apparaît à l’analyse est que la nationalisation de l’espace public – au sens de la restriction de l’espace de l’échange politique aux fron- tières d’un État – et, au-delà, le cantonnement étatique des partis ne seraient pas l’état « naturel » ou initial de la compétition politique, comme sa transnationalisation n’en serait pas le dépassement. Le cadre national apparaît pour de nombreuses nébuleuses partisanes (réseaux chrétiens-démocrates, libéraux ou même antisémites) comme le produit d’une tradition historiographique questionnable. Pour la socio-histoire du transnational proposée ici, l’espace public germanophone peut, à la lumière de ce cas d’étude dont les limites ont été rappelées, être considéré comme ensemble d’échanges intellectuels et politiques dont l’existence repose sur des interrelations concrètes aussi bien que sur des institutions qui permettent la circulation. Ces systèmes d’interrelation ne suivent pas une direction historique déterminée (par exemple, dans le sens d’une toujours plus grande intégration transnationale, comme on pourrait le supposer). L’un des intérêts heuristiques de cette micro-histoire de l’interconnexion est de rappeler les 288 Revue d’Allemagne incertitudes des processus historiques, et d’offrir un terrain rappelant la pertinence d’études transnationales des organisations partisanes et des théories politiques.

Résumé Socio-histoire de la production des programmes sociaux-démocrates, cet article s’interroge sur l’interconnexion entre les social-démocraties allemande (SPD) et autri- chienne (SPÖ) du début du xxe siècle à l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. L’interconnexion entre ces deux milieux partisans est analysée à partir de circulations concrètes de théoriciens socialistes entre Allemagne et Autriche (Autriche-Hongrie) : déplacements, carrières, échanges épistolaires sont explorés. Ce faisant, l’article veut éclairer les conditions sociales de la circulation transnationale des idées politiques au sein de l’espace germanophone.

Zusammenfassung Dieser Artikel nähert sich der Enstehung von sozialdemokratischen Parteiprogram- men aus sozialhistorischer Perspektive und erforscht die Wechselwirkungen (oder : Ver- bindungen) zwischen der deutschen und österreichischen Sozialdemokratie vom Anfang des 20. Jahrhunderts bis zur Nachkriegszeit. Die Verflechtung dieser Parteimilieus wird auf der Grundlage der persönlichen Mobilität und des Austausches von sozialistischen Theoretikern der beiden Parteien analysiert. Reisen, Laufbahnen, Briefwechsel werden damit zu konkreten Untersuchungsgegenständen. Der Artikel erforscht dadurch die materiellen und sozialen Bedingungen internationaler Zirkulation von politischen Ideen innerhalb des deutschsprachigen Raums.

Abstract A socio-histoire of the production of social-democrat platforms, this article sheds light on the interconnection between the German and the Austrian Social-democracies from the beginning of the 20th century to the 1950s. This interconnection between the German and Austrian parties is analysed on the basis of concrete circulations and exchanges between socialist theorists from the two countries. Journeys, letters, professional carriers are under scrutiny. The article examines in this way material and social conditions of the international circulation of political ideas in the German-speaking area. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 289 t. 48, 2-2016

Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg durant l’immédiat après-guerre : collaboration et confrontation entre deux espaces publics

Nadine Willmann *

Né en 1896 à Perpignan de mère française, l’intellectuel et homme politique Carlo Schmid, dont la famille s’installa à Stuttgart dès 1908, était parfaitement bilingue. Ses études de droit international à Tübingen le menèrent jusqu’à l’habilitation, mais son rejet du national-socialisme le cantonna dans une activité de chargé de cours sous le IIIe Reich. Sa formation, ainsi que ses fonctions de conseiller administratif militaire pour l’occupation à Lille, pendant la guerre, lui conférèrent une expérience du droit de l’occupation qui lui fut largement profitable après 1945. À cette époque, l’épreuve du national-socialisme et le sentiment d’avoir porté par sa passivité une part de respon- sabilité le persuadèrent de s’engager politiquement dans l’édification du nouvel État (1). Sa pratique du droit de l’occupation, conjuguée à ses origines, généra une relation de confiance avec l’occupant français, qui était confortée par son attitude, connue de celui-ci, de soutien à la population de Lille pendant la guerre (2). Toutefois, la France sortait d’une occupation très rude, si bien que la politique de l’occupant était détermi- née par l’impératif d’empêcher à jamais son voisin de déclarer à nouveau une guerre. De ce fait, la puissance d’occupation s’avéra intransigeante sous certains aspects et les rapports de Carlo Schmid avec elle se révélèrent une combinaison de collaboration et de confrontation. Nous analyserons cette relation dans une perspective chronologique, au fil des différentes fonctions gouvernementales exercées par Carlo Schmid dans le

* PRag et docteur en études allemandes, Institut d’études politiques de strasbourg, ea 1341 Études germaniques. 1 Gerhard Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik : eine politische Biographie, Bochum, Studienverlag Brockmeyer, 1986, p. 21-22. 2 Hellmuth Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids – Kooperation und Konfrontation mit der französischen Besatzungsmacht 1945-1948 », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 4 (1988), p. 600. 290 Revue d’Allemagne

Wurtemberg, et montrerons comment, après s’être forgé une place dans l’espace public allemand, Schmid pénètre dans l’espace public français et tente d’articuler les positions et les intérêts des deux espaces publics. Nous entendons par conséquent la notion d’espace public comme l’espace de l’action gouvernementale, le lieu de la rencontre entre les différents acteurs gouvernementaux, dont les contacts sont scrupuleusement commentés par la presse et attentivement suivis par l’opinion publique. Cet espace public, ou plus exactement, ici, ces espaces publics – allemand et français – influent directement sur le uotidienq de la popula- tion et, à ce titre, appartiennent à tous, dans la mesure où les citoyens s’approprient la sphère publique contrôlée par l’autorité pour la transformer en une sphère où la cri- tique s’exerce contre le pouvoir de l’État, dans l’acception de Habermas. Ainsi l’action de Schmid dans sa relation avec l’occupant fait-elle tantôt l’objet d’éloges, tantôt l’objet de réprobation de la part de l’opinion publique.

1. Accès à un rôle dans l’espace public allemand Les premières semaines après la guerre De retour en Allemagne, Carlo Schmid ne tarde pas à accéder à une place de premier plan dans l’espace public allemand et il est bientôt reconnu comme une notabilité de premier plan à Tübingen puis dans le Wurtemberg. Et d’emblée, il acquiert cette noto- riété sur fond de relation avec les Français et avec leur soutien, donc dans le cadre de la cohabitation des deux espaces publics. Dès les premiers jours de l’occupation, il se rend à la mairie de Tübingen, où il réside, pour faire l’intermédiaire entre les employés et l’occupant, qui, satisfait de sa mission de médiateur, le dispense bientôt du service de travail obligatoire (3). En revanche, il n’est pas épargné par l’obligation de loger des soldats, notamment des Marocains qui utilisent son manuscrit sur Machiavel comme papier toilette (4). En avril 1945, il est arrêté par les Français, soupçonné d’être un Wer- wolf (loup-garou), un de ces francs-tireurs rassemblés par les SS à la fin de la guerre pour commettre des actes de sabotage contre les troupes d’occupation. Maltraité, il est profondément offensé. Il est bientôt libéré suite à la découverte de sa traduction de Baudelaire, qui infirme tout soupçon (5). Le même mois, il prend une initiative qui le propulse en première ligne de l’espace public de Tübingen : il rejoint le Bloc antifasciste, fondé par des sociaux-démocrates et des communistes, seul forum politique existant dans la cité, salué par les Fran- çais, qui vise à réunir des personnes susceptibles de contribuer à l’édification d’ins- titutions démocratiques (6). Sous sa houlette, l’organisation se transforme bientôt en l’Association démocratique, dont il s’évertue à tempérer le poids des communistes en ralliant des démocrates du centre (7), afin de s’adresser à une population plus large et de ne pas effrayer les Français. En peu de temps, Schmid devient ainsi la personnalité

3 Petra Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 – eine Biographie, Munich, Beck, 1996, p. 192. 4 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 27. 5 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 192. 6 Carlo Schmid, Erinnerungen, Munich, Wilhelm Goldmann, 1981, p. 220. 7 Edgar Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie. Politische Neuansätze in der « vergessenen Zone » bis zur Bildung des Südweststaates 1945-1952, Düsseldorf, Droste, 1991, p. 60. Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg 291 dominante de l’association et, à travers son activité de médiateur entre la ville et l’occupant, de Tübingen (8). Du fait de son français parfait, il entretient rapidement d’étroites relations avec les officiers français, particulièrement avec Gonzague Corbin de Mangoux, et il est bientôt dénoncé comme « l’homme des Français ». Néanmoins, la plupart des habitants apprécient ses efforts, qui visent à atténuer les rigueurs de l’occupation (9). Avec l’Association démocratique était né un conseil municipal officieux, qui, débat- tant des urgences concrètes, jouait un rôle central dans l’espace public. De ses rangs émergèrent de nombreux titulaires de postes dans l’administration communale et régionale (10). En mai 1945, Schmid obtient de l’occupant l’autorisation pour l’Asso- ciation de nommer un conseil municipal provisoire, dont il est élu président, mais quelques jours plus tard, le commandement central français de Baden-Baden dissout l’assemblée (11). Il estime en effet que la reconstruction doit s’effectuer du haut vers le bas et que les Allemands doivent être préalablement éduqués à la démocratie (12). Dès lors, les jours de l’Association démocratique sont comptés, du fait des conflits internes et de la fondation de partis qui se profile. Ministre à Stuttgart Le rôle de Schmid dans l’espace public allemand s’étend alors à l’ensemble du Wur- temberg, toujours avec l’aval de l’occupant : le gouvernement militaire français doit rapidement avoir prévu de lui attribuer un poste dans une administration du Land, et l’Allemand est déterminé à s’investir, voulant empêcher que les Français fassent du Wurtemberg une colonie exploitée. Au terme d’une course avec l’armée américaine, les Français étaient parvenus à occuper Stuttgart et chargèrent son maire de nommer, en juin 1945, neuf directeurs régionaux (Landesdirektoren), l’équivalent de ministres. Mécontents du choix pour le ministre du Culte et de l’Éducation, ils imposent Schmid, qui, s’étant engagé pour la réorganisation de l’université de Tübingen, leur paraît la personnalité idoine (13). C’est donc explicitement grâce à une intervention d’acteurs de l’espace public français que Schmid peut élargir son champ d’action dans l’espace public allemand. Comme les Français, ce dernier accorde à l’éducation une portée fondamentale pour l’établissement de la démocratie et la politique scolaire qu’il met en place se révèle fondatrice pour le Wurtemberg (14). Il débarrasse l’école des nationaux-socialistes trop zélés et supervise la publication de nouveaux manuels (15). À l’instar du gouvernement militaire, il se prononce pour un principe de sélection, redoutant la formation d’un

8 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 600. 9 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 193. 10 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 24-25. 11 Frank Raberg, « Wie Carlo Schmid in die Politik kam. Vom Landesdirektor in Stuttgart zum provi- sorischen Regierungschef in Tübingen », in : Gerhard Taddey (dir.), Carlo Schmid – Mitgestalter der Nachkriegsentwicklung im deutschen Südwesten, Stuttgart, Kohlhammer, 1997, p. 12-13. 12 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 194. 13 Ibid., p. 202-203. 14 Ibid., p. 205. 15 F. Raberg, « Wie Carlo Schmid in die Politik kam » (note 11), p. 15. 292 Revue d’Allemagne prolétariat académique, foyer du nationalisme, et voulant promouvoir une nouvelle élite (16). Avec le retrait des Français de Stuttgart échoient le mandat de l’administra- tion du Land et celui de Schmid, qui est toutefois nommé conseiller d’État (Staatsrat) du gouvernement de Wurtemberg-Bade, ce qui lui permet de continuer à assister aux séances du cabinet à Stuttgart et de devenir le médiateur entre Stuttgart et Tübingen, entre le Wurtemberg-Bade et le Wurtemberg-Hohenzollern, entre la zone américaine et la zone française (17).

2. Pénétration de l’espace public français Ministre et chef de gouvernement en Wurtemberg-Hohenzollern En effet, le Wurtemberg a été séparé par l’occupation, au gré de l’entrée des armées, par une ligne de démarcation : « Cela nous a cruellement touchés, parce que pour nous le Wurtemberg n’est pas un simple district administratif […], mais notre plus étroite patrie ; […] ce pays entre Neckar et Danube est pour nous une réalité vivante […], c’est justement dans son intégralité intacte un élément dont la mutilation nous laisserait plus que démunis, à savoir comme d’autres que ceux que de nature nous sommes et voulons être […] » (18) écrit-il à l’époque. Toutefois, il ajoute que les Wurtembergeois ont reçu des puissances d’occupation l’assurance qu’elles veulent considérer le Land comme une unité politique, économique, culturelle et juridique. Lorsque Schmid reconnaît l’inanité de ses efforts pour dissuader les Français de détacher le Wurtemberg-Hohenzollern de Stuttgart, il prend l’initiative et négocie avec le gouverneur Guillaume Widmer et son directeur de cabinet Corbin de Man- goux les conditions de création de l’autorité administrative (19). À partir de ce moment, il s’efforce de pénétrer l’espace public français afin d’en tirer le plus de bénéfice pos- sible pour l’espace public allemand et de cantonner ses intrusions dans le registre de l’acceptable. Il est clair qu’il sera le dirigeant de la future entité, ce qu’il doit, selon Widmer, à son origine, sa formation et son attitude à Lille (20). En octobre 1945 se réu- nit le secrétariat d’État (Staatssekretariat) pour le Wurtemberg-Hohenzollern, sous la direction du conseiller d’État Schmid, directeur régional (c’est-à-dire ministre) pour la Justice et le Culte, l’Éducation et l’Art, ces différentes appellations étant instaurées par ce dernier. En s’engageant dans l’espace public français, Schmid conforte par consé- quent sa fonction dans l’espace public allemand. Il se souvient de ses résolutions : « acceptation du fait que l’autorité suprême repose entre les mains du gouvernement militaire, mais conscience que ceci ne dispense pas les responsables de notre Land du devoir, en cas de danger pour les intérêts vitaux

16 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 207. 17 F. Raberg, « Wie Carlo Schmid in die Politik kam » (note 11), p. 16. 18 « Es hat uns so bitter weh getan, weil W. für uns nicht ein bloßer Verwaltungsbezirk […], sondern unser engeres Vaterland ; […] dieses Land an Neckar u Donau ist uns eine lebendige Wirklichkeit […], es ist für und gerade in seiner ungebrochenen Ganzheit ein Element, dessen Versehrung uns mehr als arm zurücklassen würde, nämlich als andere als wir vom Wesen her sind und sein wollen […] », Karl Schmid, « Gedanken zum Aufbau der Verwaltung », in : Karl Schmid, Die Forderung des Tages, Stuttgart, Klett, 1946, p. 81-82. 19 F. Raberg, « Wie Carlo Schmid in die Politik kam » (note 11), p. 17. 20 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 602. Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg 293 de la population […], d’opposer une résistance tant à des ordres particuliers qu’à la politique générale de la puissance d’occupation » (21). D’emblée, donc, il sollicite une opposition de l’espace public allemand si le poids de l’espace public français devait devenir trop accablant. De son côté, Widmer certifie que cette administration peut être assurée du soutien du gouvernement militaire, mais qu’elle est soumise pleine- ment à ses directives (22). Schmid situe l’administration du Wurtemberg du Sud à un niveau inférieur à Stuttgart, car l’objectif reste l’unité du Land et le secrétariat d’État se considère comme une institution transitoire (23). Schmid s’entend à gagner pour le secrétariat d’État des personnalités remarquables, si bien que le Wurtemberg-Hohenzollern dispose d’un gouvernement performant bien avant le reste de la zone française (24), et ce gouvernement dépasse le cadre d’une administration obtempérant aux ordres pour élargir, à l’initiative de Schmid, sa marge de manœuvre (25). Ce dernier a donc su user de sa connaissance de l’espace public fran- çais pour en borner l’influence et sauvegarder une part croissante à l’espace public allemand. Le gouverneur Widmer, impressionné, félicite Schmid, qui pour sa part est reconnaissant à l’occupant de ne pas exiger une épuration de l’administration aussi radicale que les Américains. Lors des séances du directoire, Schmid est décrit comme « primus supra pares », qui fixe les lignes directrices de la politique (26). Les dossiers politiques de prédilection de Carlo Schmid On peut distinguer quatre dossiers politiques de prédilection de Schmid : la poli- tique de dénazification, le système scolaire, le système universitaire et les liens avec les sous-préfets (Landräte). Sous l’égide de Schmid, le système de dénazification se développe de manière exemplaire. Au printemps 1946, il est clair que les conclusions des commissions d’enquête des districts s’expriment de façon très inégale. Schmid met cette constatation à profit pour présenter en mai à Widmer l’ébauche d’une direc- tive, qui, approuvée par le gouvernement militaire, a bientôt force de loi (27). Il anticipe ainsi un changement d’orientation de la politique de l’occupant qui voulait exclure du service public 50 % des fonctionnaires ayant été inscrits au NSDAP. Lui plaide pour l’intégration des anciens nazis qui ne comptaient pas parmi les responsables, afin de ne pas dresser la population contre le nouvel État (28). Ici aussi, il parvient par consé- quent à infléchir une position de l’espace public français dans l’intérêt de l’espace public allemand. Par ailleurs, il ne pense pas qu’il est possible d’appréhender la déna- zification par une procédure juridique à la manière des Américains, il lui réfèrep une

21 « Anerkennung, daß bei der Militärregierung die oberste Gewalt liegt, daß dies aber die Verantwort- lichen unseres Landes nicht von der Pflicht entbindet, bei Gefährdung der Lebensinteressen der […] Bevölkerung sowohl speziellen Anordnungen als auch der allgemeinen Politik der Besatzungsmacht gegenüber Widerstand zu leisten », C. Schmid, Erinnerungen (note 6), p. 239. 22 Ibid., p. 238. 23 E. Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie (note 7), p. 178. 24 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 603. 25 E. Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie (note 7), p. 179. 26 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 225 et 224. 27 E. Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie (note 7), p. 206-207. 28 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 231. 294 Revue d’Allemagne procédure administrative, comme l’occupant français (29). Mais ce dossier figure l’une des multiples illustrations de l’anéantissement de la collaboration entre le secrétariat d’État et le gouvernement militaire par le commandement central de Baden-Baden : en février 1947, celui-ci impose un système de tribunaux. Schmid est très déçu (30). On constate ainsi que l’espace public allemand pâtit parfois des dissensions perceptibles dans l’espace public français. En sa qualité de ministre de l’Éducation, Schmid est guidé par le souhait d’instaurer une pédagogie humaine, propre à familiariser les élèves avec la démocratie (31). Tous ses idéaux ne furent pas réalisés, en dépit d’une grande cohésion entre sa vision et celle du gouvernement militaire, quant à « la priorité de la politique d’éducation, le renouveau de la formation des professeurs, […] la formation des élites et la concentration des pro- grammes sur la formation philosophique et littéraire » (32). Dans un discours, Schmid affirme : « Là où il s’agissait de faire quelque chose pour les écoles du Wurtemberg, le gouvernement français ne nous a jamais refusé les autorisations nécessaires […] » (33). Néanmoins, les vues de Schmid et de l’occupant diffèrent sur quelques points. Tout en reconnaissant qu’étant donné que l’« école est pénétrée de la détermination chrétienne de la culture occidentale », il n’est pas favorable à l’école libre qui « rend difficile l’édu- cation du peuple à la tolérance envers des opinions allogènes » (34). Cependant, il ne peut imposer son concept et espère en vain le soutien des Français. Toutefois, Schmid s’allie à une occasion avec l’Église catholique contre le gouvernement militaire, lorsque celui-ci envisage de réduire l’enseignement du latin et du grec au profit du français. Les Français finissent par céder aux protestations conjuguées. Ils s’imposent en revanche sur les manuels que Schmid juge inaptes à éduquer à la démocratie, car conduisant trop à penser à la manière française par l’inculcation du sens de l’autorité et de la hiérarchie (35). Dans ce dossier, on observe une combinaison de collaboration et de confrontation entre les agents des deux espaces publics. Nommé par l’université de Tübingen, en mai 1945, médiateur entre l’université et l’occupant, Schmid devient bientôt représentant des enseignants au sénat. En tant que ministre de l’Éducation, il entreprend la démocratisation et l’épuration de l’université très contaminée par le national-socialisme, mais s’il arrive à faire élire un président selon ses vœux et à restaurer la constitution supprimée en 1933, l’université s’oppose à l’exclusion de professeurs compromis (36). Le gouvernement français promulgue

29 E. Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie (note 7), p. 207. 30 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 233. 31 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 62. 32 « Priorität der Bildungspolitik […], Erneuerung der Lehrerausbildung, Förderung der Elitebildung, Konzentration der Lehrpläne auf philosophische und literarische Bildung », P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 243. 33 « Wo immer es sich darum handelte, etwas für die Schulen Württembergs zu tun, hat die französische Militärregierung uns nie die erforderlichen Genehmigungen versagt […] », Karl Schmid, « Die Auf- gaben der Schule », in : K. Schmid, Die Forderung des Tages (note 18), p. 104. 34 Rundfunkansprache von Herrn Prof. Dr. Schmid anläßlich des Wahlkampfes Mai 1947, Archiv der sozialen Democratie (AdsD), 1/CSAA000079, p. 2. 35 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 246-247. 36 Alfred Geisel, « Carlo Schmid. Gründer der SPD in Württemberg-Hohenzollern und seine Bezie- hung zur Universität Tübingen », in : G. Taddey (dir.), Carlo Schmid (note 11), p. 27. Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg 295 un ordre d’épuration conforme aux prescriptions de Schmid (37), qui se souvient que l’officier en charge de l’éducation, René Cheval, lui fut d’un grand soutien, acceptant notamment en 1946 son refus de bloquer l’accès de l’université à certains jeunes en provenance de maisons d’éducation nationales-socialistes ou responsables dans des organisations de la jeunesse (38). Le secrétariat d’État nomme Schmid professeur en avril 1946, malgré les préventions du sénat de l’université (39). On peut conclure ici à une parfaite cohésion entre les desiderata en provenance de l’espace public allemand et les décisions entérinées par l’espace public français. En automne 1946, l’élection des assemblées de districts donne la majorité absolue à la CDU, insuffisamment représentée au secrétariat d’État. Schmid se prononce auprès du gouvernement militaire pour un remaniement ministériel. Il reste président et ministre de la Justice, mais doit renoncer à l’Éducation (40). En l’absence de représentation parle- mentaire jusqu’à l’élection du Landtag, Schmid a su créer un organe de contrôle quasi- parlementaire en réunissant régulièrement les sous-préfets (Landräte). Lors d’une session, il salue un représentant du gouvernement militaire (41). Il lui revient la tâche ingrate d’engager les sous-préfets à mettre en œuvre des mesures peu populaires du secrétariat d’État, en réalité des directives de l’occupant. Cependant, les sous-préfets figurent plutôt un soutien au secrétariat d’État contre celui-ci et, lors des négociations avec le gouvernement militaire, Schmid peut se référer aux interpellations des sous-pré- fets (42). On remarque dans ce dossier que les représentants de l’espace public allemand s’entendent à faire front face aux exigences posées par ceux de l’espace public français.

3. Tentative de conciliation des intérêts des deux espaces publics Des rapports étroits avec les autorités militaires françaises De manière générale, Schmid s’évertue à articuler dans le sens d’un fonctionnement sans heurts les positions des deux espaces publics, dans l’intérêt de l’espace public allemand, mais il n’y parvient pas toujours. En tant que chef de gouvernement, il est tenu à des contacts constants avec la puissance d’occupation. Les rencontres entre les ministres et l’administration militaire font bientôt place à une représentation du secré- tariat d’État par le seul Schmid, une fois par semaine, auprès de Widmer ou de Cor- bin de Mangoux, ce qui rend les interprètes superflus (43). Entre l’Allemand possédant parfaitement la langue et la culture françaises et les deux Français s’épanouit bientôt un solide rapport de confiance, ce qui tient en partie à la personnalité du gouverneur, un administrateur et non un militaire, qui manifeste une attitude libérale également adoptée par son directeur de cabinet (44). Les trois hommes s’entretiennent aussi de

37 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 198. 38 C. Schmid, Erinnerungen (note 6), p. 260. 39 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 239. 40 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 63. 41 K. Schmid, « Gedanken zum Aufbau der Verwaltung » (note 18), p. 85. 42 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 226. 43 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 604. 44 Hellmuth Auerbach, « Carlo Schmid und die französische Besatzungsmacht », in : G. Taddey (dir.), Carlo Schmid (note 11), p. 32. 296 Revue d’Allemagne littérature, d’art et de philosophie (45). On observe donc chez les acteurs de l’espace public français autant que chez celui de l’espace public allemand des prédispositions favorables à l’établissement d’une coopération fructueuse et dont profite Schmid pour arracher des avantages pour l’espace public allemand. Habilement, il soustrait en effet des pans de responsabilité gouvernementale aux Français et transfère des tâches sous compétence allemande (46). Le style de gouvernement autoritaire relevant d’une « démocratie éclairée » qu’il prise correspond à la mentalité des fonctionnaires français formés dans la tradition d’un État fort (47). Il partage également le souhait de ces der- niers de préalablement éduquer les Allemands à la démocratie (48). En octobre 1946 est inauguré à Schömberg, où les nazis avaient installé une antenne du camp de concen- tration de Natzweiler, un cimetière pour les victimes de la terreur. Schmid s’incline devant le général Kœnig, le gouverneur militaire de la zone d’occupation française, et reconnaît la culpabilité des Allemands. La photo est commentée fielleusement : Schmid, l’homme qui se soumet à la puissance d’occupation (49). Il déclare notamment : « Je ne peux que louer le gouvernement militaire français dans notre zone. Dans le cadre des possibilités existantes, ses représentants sont […] disposés à offrir une collaboration constructive […] » (50). Il montre de surcroît beau- coup de compréhension pour les priorités des Français : il juge « légitime » qu’ils se préoccupent en premier lieu de leurs propres intérêts (51) et comprend qu’ils utilisent le gage que représente la zone d’occupation pour empêcher que soit générée une Alle- magne trop puissante (52). Il estime toutefois qu’ils doivent concevoir qu’il est absurde de vouloir dénier aux Allemands le droit de se constituer en État (53). D’ailleurs, il se souvient que le gouvernement militaire favorisa peu à peu un modus vivendi dans lequel l’administration « directe » se réduisit à une simple supervision. Selon lui, cette évolution ressortait à la conclusion qu’il est difficile d’administrer un pays étranger dans les moindres détails et que l’on ne peut convaincre des personnalités autochtones d’assumer des responsabilités qu’à condition de ne pas les régenter (54). Ce tableau suggère l’image d’une cohérence parfaite entre les deux espaces publics. Cependant, ces contacts entre Schmid, agent de l’espace public allemand, et la puis- sance d’occupation, agent de l’espace public français, ne se passent pas sans frictions. Lors de ses rencontres avec Widmer et Corbin de Mangoux, il établit un rapport sur les activités du secrétariat d’État et est informé des missions dont il est chargé. Ces

45 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 220. 46 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 605-606. 47 H. Auerbach, « Carlo Schmid und die französische Besatzungsmacht » (note 44), p. 31. 48 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 221. 49 Ibid., p. 252. 50 « Ich kann die französische Militärreg in unserer Zone nur loben. Im Rahmen der gegebenen Mög- lichkeiten sind ihre Vertreter […] bereit, […] konstruktive Arbeit zu leisten », cité d’après H. Auer- bach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 609-610. 51 Karl Schmid, « Vaterländische Verantwortung », in : K. Schmid, Die Forderung des Tages (note 18), p. 16. 52 Carlo Schmid, Der Weg des deutschen Volkes nach 1945, Berlin (Ouest), Haude & Spene, 1967, p. 32. 53 Cité d’après H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 645. 54 C. Schmid, Erinnerungen (note 6), p. 241. Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg 297 entretiens se déroulent dans une atmosphère glacée, bien que les officiers français évitent les humiliations directes. Souvent, il doit faire son exposé debout et il est par- fois réveillé en pleine nuit pour fournir une information. Schmid, qui déteste les vexa- tions, a bien du mal à avaler ces couleuvres. Ses collègues et lui seraient traités comme des « gamins », s’emporte-t-il, et sa fonction s’apparente souvent à une « marche à tra- vers mille humiliations » (55). Par ailleurs, les interventions du gouvernement militaire s’accroissent, le commandement central de Baden-Baden réprouvant la modération de l’administration militaire du Wurtemberg-Hohenzollern. Le secrétariat d’État doit selon le commandement central se borner à être la puissance exécutive du gouver- nement militaire (56). Par conséquent, en partie parce que les divergences de vues au sein de l’espace public français nuisent aux intérêts de l’espace public allemand, les rapports entre deux espaces publics ne sont pas exempts de tensions. En outre, Schmid estime frustrant de devoir attirer l’attention des Français sur les limites des livraisons d’aliments (57) et des réquisitions et de devoir ainsi endosser le rôle ingrat du quéman- deur. À la longue, sa méthode porte ses fruits. Les Français voient en lui « un excellent comédien », disposé à user de toutes sortes de ruses pour parvenir à ses fins (58). Et ceci débouche parfois sur une véritable mise en cause de l’espace public français par l’agent de l’espace public allemand : comme Schmid constate que les Américains ont entrepris la reconstruction du pays, alors que les Français persistent dans son exploitation, il ne se prive pas de critiquer l’occupant. En octobre 1946, il indique que, du fait que le gouvernement de Wurtemberg-Hohenzollern n’est responsable devant personne d’autre que le gouvernement militaire, il ne peut être question de démocra- tie, fiction entretenue par les occupants. Le commandement à Baden-Baden est indi- gné. Schmid formule ces blâmes, car il redoute que les hommes politiques allemands qui assument des responsabilités sous l’occupation ne soient tenus pour des « valets du vainqueur » (59). En novembre, il donne publiquement à entendre que l’occupation se réduit à une exploitation, adressant néanmoins ses doléances à Baden-Baden et remer- ciant les officiers du Wurtemberg-Hohenzollern. Le lendemain, il est cité à comparaître à Baden-Baden devant le général Laffon, qui exige qu’il expose publiquement les statis- tiques françaises concernant le bilan de l’alimentation. Schmid sort renforcé de cette crise, gagnant en renom du fait de sa confrontation avec l’occupant (60). On constate ici un renforcement de la position de Schmid dans l’espace public allemand du fait de sa résistance à la toute-puissance de l’espace public français et, par ailleurs, l’émergence d’un véritable divorce entre les deux espaces publics, qui, paradoxalement, se produit parallèlement à une collaboration incontestable. La présidence du secrétariat d’État de Schmid arrive à échéance avec les élections au Landtag de mai 1947, qui donnent la majorité absolue à la CDU. Membre du SPD, Schmid reste ministre de la Justice

55 « Einem Gang durch tausend Erniedrigungen », P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 229 et 228. 56 H. Auerbach, « Carlo Schmid und die französische Besatzungsmacht » (note 44), p. 33. 57 Les Allemands devaient livrer aux occupants français des quotas d’aliments pour l’approvisionne- ment des troupes d’occupation. 58 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 229-230. 59 « Knechte der Sieger », ibid., p. 254 et 221. 60 Ibid., p. 255-256. 298 Revue d’Allemagne et devient vice-président, ce qui lui permet de garder en partie les rênes du pouvoir, même si les Français auraient préféré le garder comme président (61). Des dossiers politiques annexes Les Américains chargent en février 1946 Reinhold Maier, le ministre-président de Wurtemberg-Bade, de réunir une commission afin d’ébaucher une constitution. Schmid est convié à se joindre à celle-ci en qualité d’expert. Ses connaissances en matière de droit constitutionnel, sa formation humaniste et son engagement pour le droit et la justice lui confèrent une position privilégiée et le projet de constitution est en grande partie issu de sa main. Il accorde la priorité aux valeurs humaines, à la dignité de l’homme, à la justice sociale, à la démocratie, au rejet de la toute-puissance de l’État et au renoncement à la guerre (62). Dès fin 1946, le gouverneur Widmer a prié Schmid de lui faire des propositions pour l’adoption de la constitution de Stuttgart par le Wurtemberg-Hohenzollern, mais le représentant de la CDU déclare qu’il jugerait le transfert « déshonorant ». Toutefois, le projet de la CDU dépasse les pires craintes de Schmid ; il est d’ailleurs refusé par le gouvernement militaire comme trop confession- nel, autoritaire et non démocratique. La commission produit un compromis qui ne satisfait personne (63). Une fois encore, on note une intervention des acteurs de l’espace public français à l’adresse de ceux de l’espace public allemand, en faveur de Schmid et en défaveur de la CDU. Une autre thématique préoccupe Schmid : l’Europe. Comme Churchill, il considère l’antagonisme franco-allemand comme le problème européen cardinal (64). Il juge que sa résolution ne peut être que le produit de l’Europe et non sa condition préalable (65). Ce faisant, il a su comme aucun autre Allemand se mettre à la place des Français, étant d’avis que les Allemands doivent consentir à un contrôle international de l’industrie de la Ruhr (66). « Les Allemands ont le sentiment que les Français font tout pour leur barrer la route d’une nouvelle existence nationale […] », écrit-il. « Les Français n’agissent pas ainsi pour nous porter préjudice, mais bien parce qu’ils sentent la nécessité d’assurer leur sécurité. […] L’histoire nous apprend, disent-ils, qu’un État allemand centralisé est un danger qui nous a plusieurs fois presque anéantis » (67). Il propose à ses compa- triotes de « contribuer à l’accélération de la construction des États-Unis d’Europe par le choix de notre comportement à l’égard du point le plus faible de l’Europe, à savoir les relations […] entre le peuple français et le peuple allemand » (68). On peut conclure

61 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 65. 62 Paul Sauer, « Carlo Schmid und die Entstehung der Verfassung von Württemberg-Baden », in : G. Taddey (dir.), Carlo Schmid (note 11), p. 61-62. 63 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 279-281. 64 Edgar Wolfrum, « Deutschland, Frankreich, Europa – frühe europapolitische Pläne Carlo Schmids », in : G. Taddey (dir.), Carlo Schmid (note 11), p. 45. 65 Carlo Schmid, « France-Allemagne-Europe », Deutsche Rundschau, 3.03.1949, AdsD, 1/CSAA000084, p. 9. 66 E. Wolfrum, « Deutschland, Frankreich, Europa » (note 64), p. 52. 67 C. Schmid, « France-Allemagne-Europe » (note 65), p. 5. 68 « Durch die Art unseres Verhaltens gegenüber dem wundesten Punkt Europas, nämlich dem […] Ver- hältnis des deutschen und des französischen Volkes, einiges zur Beschleunigung des Werdeprozesses Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg 299 ici à une empathie d’un représentant de l’espace public allemand envers l’espace public français et à une reconnaissance des motivations de ce dernier. Schmid souhaite pour l’Europe un schéma constitutionnel fédéral : « Il faut donner [à l’Europe] », écrit-il, « une unité économique, politique, constitutionnelle. Elle ne doit pas être une large confédération d’états, il faut un véritable état fédéral » (69). À l’origine, Schmid, pour qui la question allemande et l’Union européenne sont indissolublement liées, s’oppose à l’intégration à l’Ouest et se prononce pour un État provisoire, mais suite à la formation des deux blocs, il change radicalement d’avis (70).

4. Au sein du SPD Alors que les Américains accordent des licences aux partis dès août 1945, la zone française doit attendre jusqu’en janvier 1946. Il faut au préalable obtenir l’aval du secrétariat d’État pour fonder un parti, ce qui convient à Schmid (71). Pour sa part, convaincu qu’il ne peut se révéler efficace qu’au sein d’un parti, il se tourne vers le SPD du fait de son fondement humaniste et social (72). Ce qui le convainc n’est néan- moins pas la force de l’analyse marxiste, mais la volonté d’un engagement pour les défavorisés. Il vient à la social-démocratie moins par Marx, qui voulait faire dis- paraître l’État, que par Ferdinand Lassalle, partisan d’un État fort (73). Dès l’arrivée des troupes d’occupation, il a pris contact avec d’anciens membres du SPD et prend en main la refondation du parti. Il fait office de président régional avant même nso élection. Beaucoup se rallient au parti suite à sa promesse de transformer le SPD en parti de masse, et on note qu’il n’y a aucune trace de marxisme dans le programme que Schmid présente en février 1946 au gouvernement militaire. Un mois plus tard, il obtient la licence (74). Les Français, qui soulignent que la social-démocratie du Sud- Ouest s’arrange le mieux de la politique de démocratisation française (75), tolèrent les voyages de Schmid à l’occasion de congrès (76), reconnaissant en lui un homme à même d’engager l’évolution doctrinale du SPD. Cela les conduit à des jugements erronés : à partir de 1947, ils considèrent Schmid comme l’adversaire et le dauphin d’un Kurt Schumacher nationaliste et unitariste. En outre, ils apprécient sa capacité à combattre les tendances nordistes et prussiennes du parti (77). Ainsi, même dans ce domaine qui n’entre pas dans le champ de leurs compétences, les agents de l’espace public français soutiennent l’agent de l’espace public allemand.

der Vereinigten Staaten von Europa beitragen », Karl Schmid, « Das deutsch-französische Verhältnis und der dritte Partner », Die Wandlung, Jahrgang II, Heft 9 (1947), p. 800. 69 C. Schmid, « France-Allemagne-Europe » (note 65), p. 8. 70 E. Wolfrum, « Deutschland, Frankreich, Europa » (note 64), p. 53. 71 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 261. 72 A. Geisel, « Carlo Schmid. Gründer der SPD in Württemberg-Hohenzollern und seine Beziehung zur Universität Tübingen » (note 36), p. 23. 73 E. Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie (note 7), p. 113. 74 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 261-262 et 265. 75 E. Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie (note 7), p. 17. 76 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 271. 77 E. Wolfrum, Französische Besatzungspolitik und deutsche Sozialdemokratie (note 7), p. 119 et 294. 300 Revue d’Allemagne

5. De l’espace public régional à l’espace public national – le divorce avec l’espace public français Il était prévisible que Schmid ne bornerait pas ses activités au Wurtemberg-Hohen- zollern et aspirerait, voire serait appelé à étendre son rayon d’action à l’espace public allemand au niveau national. Toutefois, ses ambitions se heurtent à la réticence de la puissance d’occupation à autoriser les responsables de sa zone à participer à des actions à l’extérieur. Ici, les ambitions et intérêts des représentants des deux espaces publics divergent. La première institution de la bizone à laquelle Schmid s’associe à partir d’avril 1947 est le Bureau allemand pour les questions de paix (Deutsches Büro für Friedensfragen), précurseur d’un ministère des Affaires étrangères. Néanmoins, il doit rendre sa participation plus ou moins confidentielle à cause des Français (78). Schmid est un fédéraliste convaincu, et les Français le considèrent à ce titre comme l’adversaire de Schumacher. Cependant, ils n’ignorent pas que sa conception ne correspond pas vraiment à la leur : prônant la création d’un État « fédératif » et non « fédéraliste », il est partisan d’un État fédéral doté de compétences étendues (79). Il travaille aussi à l’élaboration du nouvel État dans un autre cadre : le ministre- président de Bavière Hans Ehard convie les ministres-présidents de toutes les zones à une conférence pour juin 1947. Pour arracher à l’occupant l’autorisation d’y assister, Schmid argue qu’en l’absence des chefs de gouvernement de la zone française, les ten- dances centralistes pourraient s’exprimer trop massivement. Les Français se laissent convaincre, mais interdisent toute participation à des débats politiques et juridiques. Le 6 juin, Schmid livre un bilan de l’alimentation catastrophique en zone française, des quotas de livraison d’aliments élevés et des réquisitions dommageables pour l’agri- culture (80). Il lui tient aussi à cœur de faire voter un statut de l’occupation : lors de la conférence, le 7 juin, il affirme : « […] Dans le domaine de la législation, de adminisl’ - tration et de la jurisprudence doit s’effectuer une délimitation exacte des compétences des instances allemandes et alliées. […] Elle doit s’effectuer d’une certaine manière, c’est-à-dire de façon à ce que toutes les matières qui ne relèvent pas directement des objectifs […] de l’occupation soient déclarées de l’exclusive compétence des instances allemandes » (81). Il ajoute que pour l’approvisionnement des troupes d’occupation ne devrait être prélevée que la quantité d’aliments garantissant les calories nécessaires pour la population civile (82). Plus tard, il mentionnera trois justifications de ce statut : sans lui, il est premièrement impossible d’administrer les Länder ; deuxièmement, il est impossible de les gérer financièrement si les coûts de l’occupation ne sont pas fixés à long terme ; troisièmement, il est impossible de diriger la répartition des biens de

78 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 101 et 103. 79 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 286-287. 80 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 113-114 et 117. 81 « […] auf dem Gebiete der Gesetzgebung, der Verwaltung und Rechtsprechung [muß] eine genaue Abgrenzung der Befugnisse der deutschen und der alliierten Stellen erfolgen. […] sie muß in einer bestimmten Weise erfolgen, nämlich so, daß alle Materien, die nicht unmittelbar zu den […] Besat- zungszwecken gehören, zur ausschließlichen Kompetenz der deutschen Stellen erklärt werden müs- sen », Carlo Schmid, « Über die Notwendigkeit eines Besatzungsstatuts », AdsD, 1/CSAA000081, p. 3. 82 Carlo Schmid, « Ansprache von Herrn Staatsrat Prof. Dr. Schmid anläßlich der Ministerpräsidentenkon- ferenz in München im Juni 1947 über die Regelung des Besatzungsrechtes », AdsD, 1/CSAA002231, p. 5-6. Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg 301 consommation si l’on ne connaît pas la quantité des prélèvements (83). À Munich, une résolution pour la conclusion d’un statut de l’occupation est votée, et Schmid travaille à l’élaboration d’un statut dans le cadre d’une commission au sein du Bureau allemand pour les questions de paix (84). Cependant, le statut promulgué en juillet 1948 par les Alliés présente des accents plus généraux et régaliens (85). Au plus tard lors de cette conférence, Schmid a acquis le renom d’un homme poli- tique prometteur au-delà de l’espace public du Wurtemberg, intéressant pour la presse, une popularité qui lui est bien utile, car ses exposés ont indigné l’occupant français (86). Plus que jamais, celui-ci le tient pour le dauphin de Schumacher, à même de conférer au SPD une orientation moins nationaliste et plus européenne. Schmid commence à laisser filtrer qu’il pourrait quitter la zone française, ce qui effraie la puissance d’occu- pation qui ne s’entend guère avec le nouveau chef du gouvernement Laurenz Bock (87). Du côté français, on est satisfait du déroulement de la conférence et convaincu que le ministre-président de Bavière n’a pu imposer le principe fédéraliste qu’avec le soutien des représentants de la zone française, et en particulier Schmid (88). On observe donc, en conclusion de la conférence de Munich, un rapprochement entre les acteurs des deux espaces publics, qui se confirme par la suite : l’occupant français atermoie long- temps devant la perspective de la trizone, et Schmid, qui pousse dans ce sens, mène de longues discussions à ce sujet avec le général Kœnig, à l’initiative de celui-ci, avant que les Français ne se décident en avril 1949 (89). En tout état de cause, la conférence de Munich semble avoir fait évoluer la position du haut commandement français envers Schmid : l’ambassadeur Tarbé de Saint-Har- doin écrit à Paris qu’on devrait fournir plus souvent à celui-ci l’occasion d’intervenir en dehors de la zone française. Néanmoins, le Quai d’Orsay, méfiant, veut d’abord lui interdire de participer au congrès du SPD de Nuremberg en juin 1947, mais change d’avis suite à l’intervention de Saint-Hardoin, qui fait valoir que son absence renforce- rait les forces anti-françaises et centralistes. Schmid est élu au sein du comité central du parti et plaide résolument pour une structure fédérale du nouvel État (90). Un rapport de la Sûreté nationale française indique : « Certes, Schmid est profondément allemand ; mais on ne lui ferait pas de tort en le qualifiant de “collaborateur” de grande classe, qui s’entend habilement à équilibrer les intérêts de son pays et ceux de la France » (91). On ne saurait imaginer attestation plus convaincante de la capacité de Schmid à concilier les positions des deux espaces publics. Après la formation du gouvernement parlemen-

83 Carlo Schmid, « Diskussion am runden Tisch über das Thema Besatzungsstatut am 19.02.1948 im Nordwestdeutschen Rundfunk », AdsD, 1/CSAA000080. 84 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 125. 85 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 643. 86 G. Hirschler, Carlo Schmid und die Gründung der Bundesrepublik (note 1), p. 118. 87 P. Weber, Carlo Schmid : 1896-1979 (note 3), p. 299-300. 88 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 629. 89 C. Schmid, Erinnerungen (note 6), p. 307. 90 H. Auerbach, « Die politischen Anfänge Carlo Schmids » (note 2), p. 630-632. 91 « Sicher ist Schmid zutiefst Deutscher ; aber man würde ihm nicht Unrecht tun, wenn man ihn als “Kollaborateur” großer Klasse bezeichnet, der auf geschickte Weise die Interessen seines Landes und die Frankreichs auszugleichen versteht », ibid., p. 635. 302 Revue d’Allemagne taire en juillet 1947, Schmid n’est plus le premier homme du Land, mais en qualité de suppléant du ministre-président, il fait office de « ministre des Affaires étrangères » du Land et continue de le représenter à Stuttgart et lors des conférences des Länder des trois zones occidentales. Le chef du gouvernement Bock le charge des négociations avec la puissance d’occupation (92). Cependant, Schmid, élu à l’automne 1949 député au Bundestag, se retire peu à peu du Land, même s’il conserve son poste de ministre de la Justice jusqu’au printemps 1950. Ce furent les enjeux de l’occupation française qui firent de Schmid un homme poli- tique en 1945. Et ce fut son mérite de permettre à l’administration du Wurtemberg- Hohenzollern de s’imposer comme force politique autonome, c’est-à-dire de permettre à l’espace public allemand de faire valoir ses intérêts face à l’espace public français. Il y parvient par ses efforts incessants pour rendre compatibles autant que faire se peut les intérêts des deux espaces publics, tâche qui lui est facilitée par l’a priori favorable des Français à son égard : ceux-ci reconnaissaient en lui un homme politique de valeur, qui, en dépit de sa critique des effets de l’occupation, était plus compréhensif envers leurs intérêts que la plupart des hommes politiques de l’époque (93). Schmid acquit rapi- dement la carrure d’une des personnalités les plus marquantes de la zone d’occupation et les Français lui accordèrent moult droits particuliers. Quelques réflexions pour conclure sur l’existence ou non à cette époque d’un espace public transnational – ici, plus exactement binational – germanophone. Dans le Wur- temberg se produit alors une confrontation de deux espaces publics ou plus exacte- ment une irruption de l’espace public de l’occupant, c’est-à-dire français, dans l’espace public allemand. Schmid lui-même, du fait de ses origines binationales, participe d’un espace public transnational. N’est-il pas désigné par ses adversaires comme « l’homme des Français » ? Il s’avère à la fois la cheville ouvrière et le vecteur des transferts, c’est- à-dire un médiateur, souvent critique, entre les deux espaces publics. Ainsi, l’espace de débats présidant à l’édification du nouvel État se révèle le fruit de la collaboration, voire de la confrontation des deux espaces publics. Dans cette optique, nous avons analysé comment les représentations françaises ont pesé sur l’élaboration du système politique et social allemand. Un bon exemple est constitué par l’éducation, une prio- rité pour l’occupant comme pour Schmid ; un autre le système de dénazification ; ou encore la constitution. Concernant ces trois dossiers, on observe une convergence des vues des Allemands et du gouvernement militaire, qui se retrouve dans la prédilec- tion pour un style de gouvernement autoritaire. On note ici une cohésion notable des deux espaces publics, d’autant que Schmid atteste beaucoup de compréhension pour le besoin de sécurité des Français. Dans le même ordre d’idées, les Français considèrent Schmid comme l’adversaire et le dauphin de Kurt Schumacher, à même d’engager une évolution du SPD dans une direction moins nationaliste et unitariste. Cependant, l’occupant français est mû par la volonté d’empêcher le nouvel État de se constituer de telle manière qu’il puisse nuire de nouveau à la France par une agression. Dans cette perspective, nous avons constaté que l’espace public allemand se prémunit aussi de l’intrusion de l’espace public français et développe, sous la houlette

92 Ibid., p. 636. 93 Ibid., p. 647. Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg 303 de Schmid, ses propres conceptions. Celui-ci s’efforce sans relâche d’élargir sa marge de manœuvre et d’éviter que le secrétariat d’État se réduise à une administration obtempérant aux injonctions du gouvernement militaire. Ceci est souvent toléré par l’occupant, qui comprend que l’on ne peut administrer un pays dans ses moindres détails. Il arrive également que les deux espaces publics, en la personne du gouver- nement militaire et de Schmid, s’affrontent sans compromis possible. C’est le cas à propos des démontages et des livraisons de nourriture, que Schmid juge ressortir à l’exploitation, ou du statut de l’occupation qu’il exige. Et cette combinaison de colla- boration et de confrontation entre les deux espaces publics dépasse le cadre du Wur- temberg, puisqu’après des réticences, les Français accompagnent le passage de Schmid à un niveau de responsabilité nationale. On peut même affirmer que ce processus vaut pour toute l’Allemagne, puisqu’elle est entièrement occupée. Et du fait de la porosité de l’espace public allemand aux représentations des espaces publics des puissances d’occupation, il nous semble qu’on peut conclure pour l’Allemagne d’immédiat après- guerre à l’existence d’un espace public transnational.

Résumé Né en France de mère française et ayant passé ses premières années en France, Carlo Schmid est parfaitement bilingue, ce qui lui facilite les rapports avec la puissance d’occupation française lorsqu’il occupe des fonctions gouvernementales en Wurtemberg pendant l’immédiat après-guerre. Après avoir dirigé le Bloc antifasciste à Tübingen, il devient, à l’initiative des Français, ministre de l’Éducation à Stuttgart, puis, en Wur- temberg-Hohenzollern, président du « secrétariat d’État » et ministre du Culte, de l’Édu- cation et des Arts. En étroite collaboration, mais parfois confrontation, avec l’occupant, auquel il est lié par un solide rapport de confiance, il s’engage dans la politique de déna- zification et de l’éducation. Il joue un rôle central dans la rédaction de la constitution de Wurtemberg-Bade, puis de Wurtemberg-Hohenzollern. Il prend en main la refondation du SPD régional. Peu à peu, il élargit sa zone d’action au niveau national. Dans cette irruption de l’espace public français dans l’espace public allemand, on distingue l’émer- gence d’un espace public transnational.

Zusammenfassung In Frankreich von einer französischen Mutter geboren und nach den ersten Lebensjah- ren in Frankreich, ist Carlo Schmid absolut zweisprachig, was ihm die Beziehungen zur französischen Besatzungsmacht erleichtert, als er in der unmittelbaren Nachkriegszeit Regierungsämter in Württemberg übernimmt. Nachdem er in Tübingen den Antifa- schistischen Block geleitet hat, wird er auf Initiative der Franzosen Erziehungsminister in Stuttgart und dann in Württemberg-Hohenzollern Vorsitzender des « Staatssekreta- riats » und Minister für Justiz, Kult, Erziehung und Kunst. In enger Zusammenarbeit, aber auch Konfrontation, mit der Besatzungsmacht, mit er ein solides Vertrauensver- hältnis unterhält, trifft er in der Entnazifizierungs- und Erziehungspolitik wegweisende Maßnahmen. Er spielt bei der Niederschrift der Verfassung von Württemberg-Baden und dann von Württemberg-Hohenzollern eine grundlegende Rolle. Er übernimmt die Neugründung der Landes-SPD. Allmählich dehnt er sein Wirkungsfeld auf Bundesebene 304 Revue d’Allemagne aus. In dieser Einmischung der französischen Öffentlichkeit in die deutsche ist die Ent- stehung einer transnationalen Öffentlichkeit zu erkennen.

Abstract Carlo Schmid, born in France of a French mother and after his first years in France, is absolutely bilingual which facilitates his relationship with the French occupation forces while he occupied government positions in Württemberg during the immediate post war period. Having led the Anti-fascist Bloc in Tübingen, he becomes Education minister in Stuttgart at the impetus of the French and then becomes in Württemberg-Hohenzollern president of the « State secretariat » and minister of cult, education and the arts. In close collaboration, although at times in confrontation with the occupying forces, with whom he enjoys a position of solid trust, he is involved in the denazification and education process. He plays a pivotal role in the drafting of the Württemberg-Baden constitution and subsequently that of Württemberg-Hohenzollern. He is in charge of the re-establish- ment of the regional SPD. Little by little, he increases his realm of action to the national level. With this sudden emergence of the French public sphere within the German public sphere, the birth of a transnational public sphere can be noted. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 305 t. 48, 2-2016

Émergence d’une politique étrangère transnationale et opinion publique germanophone ou européenne ? Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine

Dominique Herbet *

Lorsque Der Spiegel compare Angela Merkel au général de Gaulle, cela témoigne de manière claire de l’existence d’un espace public franco-allemand dans la mesure où ce parallèle présuppose que le lecteur allemand (du Spiegel) connaisse la politique euro- péenne de l’ancien président français (dont sa politique de la « chaise vide ») et même celle de la France en général, et soit apte à s’exprimer de manière critique à ce sujet : « Merkel a rompu avec la politique européenne de Kohl, pour elle l’Europe n’est pas une question de guerre ou de paix, mais d’euros et de cents. Merkel a utilisé la crise de l’euro afin de limiter le pouvoir de la Commission et le ramener dans les capitales des États nationaux. De ce point de vue, elle est un de Gaulle du xxie siècle » (1). La construction européenne a fait émerger un espace public européen à l’intérieur duquel la densité des relations entre la France et la République fédérale a favorisé l’émergence d’une opinion publique transnationale franco-allemande. Qu’il s’agisse de l’opinion publique ou d’opinions publiques, Klaus Beck définit ces dernières comme « le produit ou le résultat conjugué de l’espace public et de la communication publique, la presse jouant alors un rôle important » (2). Il s’est du reste référé à Jürgen Habermas pour qui l’espace public dans les États de droit démocratiques se présenterait « plutôt comme un réseau pour la communication de contenus et de prises de position, donc d’opinions :

* Professeure en civilisation allemande à l’université Charles de gaulle – lille 3. 1 Nikolaus Blome et al., « Angela de Gaulle », Der Spiegel, 14.03.2015 : « Merkel hat mit der Europa- politik Kohls gebrochen, für sie ist Europa keine Frage von Krieg und Frieden, sondern von Euro und Cent. Merkel hat die Eurokrise dazu genutzt, die Macht der Kommission zu beschneiden und sie zurückzutragen in die Hauptstädte der Nationalstaaten. So gesehen ist sie ein de Gaulle des 21. Jahrhunderts. » 2 Klaus Beck, Kommunikationswissenschaft, Constance, UKV, 2007, p. 111. 306 Revue d’Allemagne ce faisant, les flux de communication se trouve(raie)nt filtrés et synthétisés, si bien qu’ils se condensent en opinions publiques axées autour de thèmes bien spécifiques » (3). Dans le domaine de la politique étrangère, les chercheurs ne s’intéressent que depuis peu à la question même de l’espace public. Michael Hochgeschwender, spécialiste d’histoire culturelle à la LMU (Ludwig-Maximilian-Universität) de Munich (4), a souli- gné, dans une recension consacrée à un ouvrage de Peter Hoeres, le caractère novateur de l’approche, puisque ce dernier analysa précisément le lien entre politique étrangère et espace public dans les relations germano-américaines de Erhard à Brandt (5) : « Alors que la recherche historique s’est emparée depuis longtemps de cette question en ce qui concernait les événements de politique intérieure au xixe et au xxe siècle, il régnait la présomption apodictique, précisément parmi les spécialistes du domaine de la poli- tique étrangère, que la politique étrangère et les relations diplomatiques constituaient des arcanes, dans lesquels non pas les passions et modes passagères du vaste espace public uniformisé avaient de l’importance, mais uniquement la raison d’État appréhendable de manière rationnelle. » Comme les négociations sur la crise en Ukraine ont été très fortement médiatisées en février 2015 et que la République fédérale a joué un rôle décisif lors de la résolution du conflit, il semble intéressant d’étudier la structuration d’un espace public et d’une opinion publique européens dans le contexte d’une action conjointe franco-allemande de politique étrangère : les médias germanophones et français dans leur rôle de cata- lyseurs des opinions publiques ont-ils documenté une politique étrangère menée par les États nationaux ou une évolution remarquable vers une politique étrangère euro- péenne commune ? Dans le cas présent, il ne s’agissait en effet plus de relations bilaté- rales entre des États souverains, mais d’une politique coordonnée entre A. Merkel et F. Hollande, la première s’étant auparavant assurée du soutien de l’allié traditionnel de l’Allemagne, les États-Unis. Cette action doit aussi être envisagée dans le contexte d’un « retour sur la scène mondiale » de la République fédérale – pour reprendre un concept de l’historiographie (6) au cœur d’un débat médiatisé sur l’Allemagne « puissance » –, une évolution que les voisins de l’Allemagne, comme les Allemands eux-mêmes n’ac- ceptent pas toujours sans réticences si l’on pense à l’opposition systématique d’une partie de la gauche envers les opérations militaires dites out of area. Le contexte géné- ral fut bien européen, dans la mesure où l’UE avait engagé un processus de sanctions envers la Russie, suite à l’annexion de la Crimée en 2014. Le corpus comprend des articles de la presse allemande, autrichienne, française et suisse (FAZ, Die Zeit, Der Standard, Der Kurier, Le Monde ou Die Neue Zürcher Zeitung pour n’en citer que quelques-uns), qui furent publiés en février 2015, puisque les négociations dites de Minsk II coïncidèrent avec un point culminant du conflit

3 Ibid., p. 112. 4 Michael Hochgeschwender, http://hsozundkult.geschichte.hu-berlin.de/rezensionen/2015-2-020 (29.04.2016). 5 Peter Hoeres, Außenpolitik und Öffentlichkeit Massenmedien, Meinungsforschung und Arkanpolitik in den deutsch-amerikanischen Beziehungen von Erhard bis Brandt, Munich, Oldenbourg, 2013. 6 Hans-Peter Schwarz, Die Zentralmacht Europas. Deutschlands Rückkehr auf die Weltbühne, Berlin, Siedler, 1994 ; Gregor Schöllgen, Der Auftritt. Deutschlands Rückkehr auf die Weltbühne, Munich, Propyläen, 2003. Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine 307

à l’est de l’Ukraine et se trouvèrent fortement dramatisées en raison de l’échec des négociations dites de Minsk I de septembre 2014. L’étude est axée autour des questions suivantes : quelle place occupa la politique étrangère développée par le couple franco- allemand dans l’espace public européen (ici espace médiatique) ? Les médias ont-ils contribué à la formation de l’opinion publique par une contextualisation historique par exemple et une volonté d’ouverture à différents points de vue ? Comment se struc- tura cet espace public ?

La gestion de la crise en Ukraine : une politique étrangère européenne ? A posteriori l’historien Heinrich August Winkler estima dans Der Spiegel que les Européens se devaient d’agir : « L’année 2014 a marqué une profonde césure : par l’annexion de la Crimée, contraire au droit international, la validité des principes de la Charte de Paris (21.11.1990) s’est trou- vée remise en question – et avec elle l’ordre pacifique européen, sur lequel les signataires s’étaient alors accordés. Pendant le conflit en Ukraine, qui est loin d’être terminé, l’Alle- magne a fait tout ce qui était possible, pour garantir la cohésion de l’UE et de l’Alliance transatlantique » (7). Et l’Allemagne n’était pas seule, mais la chancelière donna nettement l’impres- sion d’un leadership allemand. Ouvrant la voie à un rôle moteur de l’Allemagne en politique étrangère, une étape symbolique et de ce fait décisive avait été franchie en 2004, lorsque Gerhard Schröder prit part aux commémorations du 60e anniversaire du débarquement en Normandie auprès des Alliés de la Seconde Guerre mondiale. L’opinion publique, et notamment l’opinion publique franco-allemande, qu’il s’agisse des déclarations des responsables politiques ou des mass-médias, a pris très vite acte de cette place, que nul n’a plus contestée, et la présence d’Angela Merkel dix ans plus tard, en juin 2014, cette fois à l’occasion du 70e anniversaire, a permis de concré- tiser cette avancée. La chancelière n’hésita pas à franchir un cap supplémentaire, le 6 juin 2014, lorsque Vladimir Poutine et Petro Poroschenko s’y rencontrèrent pour la première fois depuis le début de la crise ukrainienne et qu’ils acceptèrent de discuter ensemble grâce à l’entremise de la chancelière et de F. Hollande, ce qui fit dire à la FAZ avec solennité que « l’histoire commença avec un hasard historique », à savoir « l’invention du Format Normandie » (8). Pour le journal, « Le quartet fit alors ses preuves, ne serait-ce que parce qu’aucun autre format ne s’avéra adéquat », après que Franz-Walter Steinmeier, ministre des Affaires étrangères allemand, eut tenté de mobiliser le Triangle de Weimar (Allemagne, France et Pologne), ce que les Russes avaient accueilli comme une provocation. En réalité, ce format aurait été « plus que séduisant » pour le gouvernement allemand dans la mesure où la République fédérale négociait comme membre de l’UE et n’avait plus à « subir les pressions des ultras (Hardliner) de l’administration américaine ». La FAZ

7 Heinrich-August Winkler, « Unter eine solche Geschichte lässt sich keinen Schlussstrich ziehen », Der Spiegel, 08.05.2015, www.spiegel.de/politik/deutschland/historiker-winkler-erinnert-im-bundestag- an-kriegsende-a-1032670.html (06.05.2016). 8 Majid Sattar (Berlin), Michaela Wiegel (Paris), « Zwei für alle Fälle », FAZ, 13.02.2015 ; Olivier Bouchara et al., « 11 janvier. L’histoire secrète », Vanity Fair, mars 2015, p. 130-139. 308 Revue d’Allemagne souligna également que le gouvernement français partait du principe qu’il « ne fallait rien attendre d’Obama » et que des relations bilatérales entre États souverains avaient échoué, telle la tentative de F. Hollande de convaincre V. Poutine lors d’une rencontre à l’aéroport de Moscou en décembre 2014, ce qui impliquait leur dépassement. La presse germanophone a consacré le retour du couple franco-allemand comme moteur de l’Europe et la Neue Zürcher Zeitung (Suisse) constata à l’unisson que les ministres des Affaires étrangères allemand et français « formèrent un tandem » à partir de juin 2014 et que ce format représentait « la constellation la plus efficace »(9). Son correspondant à Berlin estima néanmoins que « l’UE et d’autres États européens voyaient cela avec des sentiments mêlés ». À propos de la conférence sur la sécurité de Munich du 7 février 2015, le Kurier (Autriche) parla d’un « coup de force dans la négociation » de la part d’A. Merkel : en effet alors que les États-Unis préconisaient des livraisons d’armes à l’Ukraine, la chancelière s’opposa clairement à cette mesure qui ne ferait que renforcer le risque d’une guerre et obtint gain de cause ; le journal présenta donc aussi logiquement l’initiative franco-allemande comme « le dernier espoir » (10). Der Standard (Autriche) rendit aussi hommage à la chancelière en citant des sources proches du président Obama : « Le président attache beaucoup d’impor- tance à l’opinion de la chancelière » (11). Le jour de la signature de l’armistice, A. Merkel et F. Hollande ont donné une confé- rence de presse commune à Minsk, les gros titres des journaux européens reprenant alors la plupart du temps à la une les leitmotivs de la déclaration : ils privilégièrent l’expression empreinte d’optimisme « Nous avons maintenant une lueur d’espoir », avec le « nous » inclusif, alors que la phrase exprimant les réserves de la chancelière à la première personne du singulier, « Je n’ai aucune illusion, nous n’avons aucune illusion », n’apparut que dans le corps du texte (12). Le Kurier (Autriche) évita toutefois toute emphase et souligna en titre que « La paix était loin d’être en vue » (13). Le Monde a consacré un dossier de deux pages et demie aux événements du 12 février, illustré par deux grandes photographies : celle de Poutine et Poroschenko figurait en page 1, celle d’A. Merkel et F. Hollande, s’enlaçant, en page 2 (14). F. Lemaître les voyait alors « unis » et comme des « médiateurs » et prenait acte de leur « accord », de leur nouvelle relation amicale, qu’ils étalaient aux yeux de l’opinion internationale pour la deuxième fois en quelques semaines : il fit référence à Die Süddeutsche Zeitung et à Bild, qui avaient évoqué une « image historique » à Paris, le 11 janvier. Par cette conférence commune

9 Markus Ackeret, « Merkel und Hollande in Kiew. Großeinsatz für die Diplomatie », Neue Zürcher Zeitung (NZZ par la suite), 05.02.2015. 10 « Letzte Hoffnung. Minsk – Putin stellt Bedingungen »,Der Kurier, 08.02.2015. 11 « Ukraine Krise : Merkel und Hollande beraten mit Putin », Der Standard, 06.02.2015 ; une photogra- phie montrait les deux chefs d’États avec Poroschenko, joignant leurs trois mains devant eux pour sceller leur union. 12 www.bundesregierung.de/Content/DE/Mitschrift/Pressekonferenzen/2015/02/2015-02-12-merkel- minsk.html (29.04.2016) ; « Merkel. Einigung von Minsk ist Hoffnungsschimmer »,FAZ , 12.02.2015. 13 Stefan Schocher, « Waffen schweigen, doch Friede ist weit entfernt »,Der Kurier, 12.02.2015. 14 Isabelle Mandraud, « Ukraine : Merkel et Hollande arrachent un plan de paix à Poutine », Le Monde, 13.02.2015, p. 1 ; « À Minsk, un accord de paix au bout d’une longue nuit », p. 2 ; Frédéric Lemaître, « Merkel et Hollande unis pour jouer les médiateurs », Le Monde.fr édition globale, 12.02.2015, p. 3. Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine 309 et la teneur de leurs déclarations, F. Hollande et A. Merkel avaient eux-mêmes mis en scène le rôle moteur du « tandem franco-allemand » : « Jamais seule », la presse a du reste parfaitement pris acte de la volonté d’A. Merkel d’agir en binôme, avec la caution de l’UE et des USA, ce qui revenait à refuser tout rôle dirigeant, alors même que ses partenaires lui attestèrent un engagement et une ténacité, qui seuls avaient permis d’aboutir à la signature d’un armistice. Concernant cette politique de la retenue, le retour de l’Allemagne sur le devant de la scène mondiale fut analysé par les médias français, tel Le Monde qui vit l’intérêt d’A. Merkel pour une collaboration étroite avec la France comme « une réaction au passé allemand » : « Des discussions bilatérales avec la Russie auraient pu réveiller des souvenirs chez les États voisins de ces deux Pays » (15). Et dans ce cas précis, il releva que la Russie ne parvenait plus à diviser la France et l’Allemagne, une allusion qui renvoyait à l’Histoire des xixe et xxe siècles (alliance franco-russe avant la Première Guerre mondiale et pacte germano-soviétique de 1939). Selon la FAZ, F. Hollande espérait « renforcer le rôle de la France en tant que puissance européenne pacifique, […] et renouer avec une époque glorieuse » (16), ce qui place dans un jeu de miroirs les analyses respectives de la presse des deux pays et des opinions publiques sur ce tandem. Le quotidien nota aussi que « certes, l’Allemagne accepte aujourd’hui de jouer son rôle, en Europe et bien au-delà, mais continue de veiller à rester modeste que ce soit en paroles comme dans la symbolique, elle relève avec humilité les défis qui lui sont lancés ». Die Neue Zürcher Zeitung fit entendre une tonalité particulière, en soulignant la nouvelle conscience de soi des Allemands : « L’Allemagne est devenue – le ministère des Affaires étrangères le concède volontiers – l’acteur diplomatique le plus crédible et le plus important dans ce conflit européen »(17). Les médias germanophones et français ont donc massivement acté l’émergence d’une politique étrangère européenne de type intergouvernemental, basée sur l’action conjuguée de la France et de l’Allemagne, ce qui est de nature à influencer l’opinion publique, ne questionnant guère l’effacement de l’UE et de Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la olitiqueP de sécurité, dans ce conflit dont l’origine pouvait être imputée aux négociations entre l’UE et l’Ukraine. Cela ferait d’Angela Merkel une « Angela de Gaulle », ainsi que le fit remarquer le Spiegel.

Rôle des médias, européanisation de la communication dans les mass-médias Le corpus de la présente étude renvoie essentiellement à un « modèle d’une européanisation croissante des débats et des références » plutôt qu’au « modèle d’un développement de médias transnationaux ou paneuropéens », pour reprendre des catégories définies par Barbara Pfetsch et Annett Heft (18). Les médias jouèrent leur

15 F. Lemaître, ibid. 16 « Merkel. Einigung von Minsk ist Hoffnungsschimmer » (note 12). 17 M. Ackeret, « Merkel und Hollande in Kiew » (note 9). 18 Barbara Pfetsch, Annett Heft, « Europäische Öffentlichkeit – Entwicklung transnationaler Medien- kommunikation », http://bpb.de/apuz/31967/europaeische-oeffentlichkeit-entwicklung-transnationaler- medienkommunikation (29.04.2016). 310 Revue d’Allemagne rôle de medium, sélectionnant et commentant l’information. Dans des études précé- dentes (19) portant sur des événements clés comme les élections au Bundestag vues par la presse française, tout comme dans le corpus sélectionné, l’intertextualité dans les médias devient la norme, alors qu’elle était souvent inexistante au xxe siècle. Der Standard s’est référé dans un même article une fois à la Süddeutsche Zeitung, deux fois à Die Welt et une fois également à l’émission Berlin Direkt de la ZDF (20) ce qui renvoie bien à l’existence d’un espace public germanophone. L’allusion à l’émission télévisée visait à mettre en évidence les pressions exercées par les États concernés sur la chancelière, puisque P. Poroschenko réclamait une « armée forte » pour « lut- ter contre les agresseurs », tandis que les USA penchaient en faveur d’une livraison d’armes à l’Ukraine ; et l’article mentionnait qu’un sénateur américain avait même agressé directement A. Merkel, en disant que « son attitude lui rappelait la politique des années trente ». Dans le paragraphe précédent, il a déjà été fait mention de l’article du Monde, qui citait la Süddeutsche et Bild, ces quotidiens devenant peu à peu une référence pour un cercle de plus en plus vaste de l’opinion publique française, prin- cipalement de la presse nationale de référence, mais aussi de la presse quotidienne populaire. Certes, hormis certains sites Internet multilingues comme celui de l’UE, incluant de nombreux blogs, il n’existe pas de grands quotidiens européens, mais l’existence d’un espace public transnational et la volonté de le consolider obligent les médias à citer leurs sources avec précision au lieu d’en rendre compte sans s’y référer aucunement. La mise en réseau se manifeste aussi par des actions conjointes bien au-delà des événements de février : en octobre 2015, L’Obs organisa « Les journées de Moscou. Russie, Europe, un destin commun » en coopération avec le Handelsblatt et RBK, quotidien russe d’économie, entérinant ainsi une nécessaire expertise interna- tionale, européenne au sens large sur une question de politique étrangère (21). D’autres éléments très présents à l’échelon national influent également même au niveau international : La Tribune de Genève a relevé que les médias allemands « s’inquié- taient pour la santé » d’A. Merkel en raison de l’intense activité diplomatique déployée en février (22), alors même que les nombreux déplacements afférents ne semblaient pas avoir d’emprise sur elle, ni sur son physique. Elle aurait « réalisé ce marathon en passant comme chat sur braise » et déclaré qu’elle était « un chameau », « comprendre increvable » selon le journal qui se référa à une déclaration publiée dans le magazine féminin allemand Brigitte (23). On peut déplorer que l’intérêt porté par les médias à la santé d’A. Merkel, et à son endurance, témoigne d’une dérive people qui touche même une dirigeante, ayant pourtant la réputation de donner très peu d’interviews. C’est une tendance générale et la couverture des événements par les médias français montre

19 Dominique Herbet, « De la campagne aux résultats : les élections au Bundestag vues par les médias français », Allemagne d’aujourd’hui, Paris, n° 206 (2013), p. 177-189. 20 « Ukraine-Krise : Merkel und Hollande beraten mit Putin » (note 11). 21 « Russie – Europe. Un destin commun ? », L’Obs, 15.10.2015, p. 90-94. 22 « Jetset-Diplomatie », Die Zeit, 12.02.2015 : 5. Februar Kiew, 6. Feb. Moskau, 7. Feb. Sicherheitskonfe- renz in München, 8. Feb. USA, 9. Feb. Ottawa, 10. Feb. Berlin, 11. Feb. Minsk, 12. Feb. EU-Rat des Staats- und Regierungschefs in Brüssel. 23 Marion Moussadek, « Angela Merkel infatigable : “Je suis un vrai chameau” », La Tribune de Genève, 16.02.2015. Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine 311

également qu’ils accentuent le côté people de l’événement, qu’il s’agisse du rôle de la chancelière ou du couple franco-allemand : la fascination est évidente (24). Mais lors de la conférence de presse commune donnée à Minsk, le président français avait lui-même tenu à rendre un hommage appuyé à la chancelière (25) : « Je veux sur- tout souligner ce qu’a été le rôle de la chancelière et la complémentarité de la France et de l’Allemagne dans ce processus, qui permet à l’Europe d’être également pleinement engagée ». Et il a réitéré ces paroles lors du sommet de Paris, où, selon Die Welt, les deux dirigeants ont montré « une parfaite intelligence », avant que F. Hollande ne reprenne la parole : or « il s’ensuivit un véritable concert de louanges à l’attention de la chance- lière » (26). La presse n’a pas surévalué le rôle d’A. Merkel qui a mis tout le poids de l’Alle- magne et sa crédibilité personnelle dans la balance, ce que la NZZ confirma, estimant que « L’Allemagne met(tait) tout en œuvre pour éviter le pire » (27). Cette même tonalité se retrouvait dans Das Handelsblatt qui parlait de « leur pleine entente sur le plan inter- national » et pour lequel « l’axe Paris-Berlin était de nouveau perçu en Europe comme un facteur décisif de stabilité » (28). Un autre article de la Neue Zürcher Zeitung évoqua « Merkel et Hollande en duo », un duo qui « travaillait en plein accord » et « comme des artisans de la paix » (29). Leur entente se trouva aussi particulièrement mise en valeur dans la mesure où de nombreux médias ont plutôt diabolisé le président russe. Le 15 février, la FAZ fit un bilan des négociations sous le titre « La roulette russe », se référant à une expression que la chancelière aurait employée en privé (30). Presses ger- manophone et française ont documenté « une guerre des nerfs » à laquelle « se livrèrent Merkel, Hollande et Poroschenko avec Poutine, afin de mettre fin à une véritable guerre, qui avait déjà coûté la vie à des milliers de victimes » : « Dès le départ, les Russes avaient en main les meilleures cartes. Et ils étaient prêts à jouer leur va-tout ». La NZZ constata également que « la guerre des nerfs (dura) jusqu’au dernier instant » (31). Der Spiegel évo- qua la position de la CDU, qui estimait que Poutine « jouait au chat et à la souris avec l’Ouest » (32). La description que fit Michèle Cotta pour Le Point en France participait de cette dramatisation sur fond d’impérialisme russe : « L’Ukrainien et le Russe, glaciaux, se sont serré la main comme s’ils étaient prêts à s’étrangler », « Vladimir Poutine, visage

24 Dominique Herbet, « Les Français et l’Allemagne : d’Angela Merkel à Wolfgang Schäuble, le discours médiatique entre fascination et rejet », Allemagne d’aujourd’hui, n° 214 (2015), p. 80-91. 25 www.elysee.fr/declarations/article/declaration-conjointe-a-minsk-avec-la-chanceliere-angela- merkel-2/ ; www.bundesregierung.de/Content/DE/Mitschrift/Pressekonferenzen/2015/02/2015-02- 12-merkel-minsk.html (29.04.2016). 26 Gesche Wüpper, « Merkel und Hollande zeigen gemeinsame Kante », Die Welt, 20.02.2015. 27 M. Ackeret, « Merkel und Hollande in Kiew » (note 9). 28 « Merkel und Hollande : “Bonjour mon ami” », Das Handelsblatt, 31.03.2015 : « Doch international ist ihre Übereinstimmung inzwischen groß. So groß, dass die Achse Berlin-Paris wieder als entschei- dender Stabilitätsfaktor in Europa wahrgenommen wird. […] Es sei lange her, dass Deutschland und Frankreich so eng zusammengearbeitet haben, heißt es in Paris. » 29 Rudolf Balmer, « Merkel und Hollande im Duett », NZZ, 20.02.2015. 30 Konrad Schuller, Markus Weber, « Die Verhandlungen von Minsk. Ein russisches Spiel », FAZ, 15.02.2015. 31 Daniel Wechlin, « Einigung auf Waffenruhe in der Ukraine »,NZZ , 12.02.2015. 32 Benjamin Bidder, Severin Weiland, Philipp Wittrock, « Krieg in der Ostukraine : Merkel und Hol- lande wollen Minsker Abkommen retten », Der Spiegel, 18.02.2015. 312 Revue d’Allemagne de marbre, costume marron et muscles d’acier sous une chemise blanche » (33). Face à lui, A. Merkel fit preuve d’une ténacité et d’une certaine intransigeance qui firent en quelque sorte miracle, d’où le vibrant hommage de F. Hollande et la reconnaissance de l’opinion publique : « Merkel perdit patience et voulut repartir » à 8 heures du matin, après la longue nuit de tractations et suite au refus des séparatistes de signer l’accord, ce qui imposa à Poutine d’intercéder. « Merkel n’a pas permis à Poutine de faire son numéro » : c’est en ces termes que Der Spiegel décrivit la fin des négociations (34). Pour Le Monde, Merkel et Hollande avaient « arraché un plan de paix à Poutine » (35). Ces exemples confirment l’existence d’espaces publics germanophone(s) et franco- allemand(s) en lien avec une couverture médiatique importante d’événements majeurs, un constat fait ici en matière de politique étrangère et de sécurité à l’échelle euro- péenne (UE), voire internationale (Continent européen et monde). Jürgen Habermas représenterait alors l’idéal type de l’intellectuel comme acteur majeur de ces réseaux, incluant les contre-espaces publics : il a en effet publié à la même époque une tribune sur l’attitude de l’Allemagne pendant la crise dite du Grexit dans L’Obs, disant que « L’attitude de l’Allemagne a été indigne ».

Réseaux, espace(s) public(s) critique(s), contre-espace public germanophones ou européens ? Dans l’esprit de la définition de l’espace public critique, voire d’un contre-espace public moins médiatisé (36), le Standard autrichien donna la parole à l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer du parti des Verts, qui prit ses dis- tances par rapport à la chancelière : « Minsk n’a pas seulement montré le poids réel, c’est-à-dire plus qu’insuffisant, de l’Europe en matière de politique de puissance, mais aussi le caractère indispensable de la coopéra- tion franco-allemande tout comme l’évolution du rôle de l’Allemagne au sein de l’UE. […] On a pu ressentir aussi ce changement de rôle chez la chancelière allemande, qui s’est muée en une autre personne sous la pression de la crise en Ukraine : A. Merkel gouverne depuis dix ans à Berlin et ces années furent essentiellement celles d’un nouveau Biedermeier. Le soleil brillait au-dessus du pays et de son économie et pour la chancelière, sa tâche la plus noble consistait à ne pas troubler les Allemands dans leur bien-être par de la politique » (37).

33 Michèle Cotta, « Hollande-Merkel, que n’a-t-on pas dit sur le couple impossible… », Le Point, 13.02.2015. 34 B. Bidder et al., « Krieg in der Ostukraine » (note 32). 35 I. Mandraud, « Ukraine : Merkel et Hollande arrachent un plan de paix à Poutine » (note 14). 36 K. Beck, Kommunikationswissenschaft (note 2), p. 108 ; cf. également Jürgen Habermas, L’espace public (1962), Paris, Payot, 1992, notamment le chapitre I, « Définition propédeutique d’un modèle de la sphère publique bourgeoise », p. 13-37. 37 Joschka Fischer, « Merkels politisches Biedermeier geht zu Ende », Der Standard, 27.02.2015 : « Minsk zeigte allerdings nicht nur das reale, d. h. dürftige machtpolitische Gewicht Europas, sondern zugleich auch die Unverzichtbarkeit der deutsch-französischen Zusammenarbeit wie auch die veränderte Rolle Deutschlands innerhalb der EU. […] Seit zehn Jahren regiert Angela Merkel nun in Berlin, und diese waren überwiegend die Jahre eines neuen Biedermeiers in Deutschland gewesen. Die Sonne schien über dem Land und seiner Wirtschaft, und die Kanzlerin sah ihre vornehmste ufgabeA darin, die Deutschen in ihrem Wohlgefühl durch Politik nicht zu stören », derstandard.at/2000012275494/ Merkels-politisches-Biedermeier-geht-zu-Ende. Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine 313

Certes, la critique ne venait guère ternir l’hommage, mais le quotidien autrichien thématisa ainsi le manque de leadership souvent reproché à A. Merkel. Le magazine Marianne, très à gauche, opta aussi pour une approche transnationale de la diplomatie européenne, en exposant les conclusions critiques d’un rapport de parlementaires bri- tanniques sur la diplomatie européenne qui aurait choqué David Cameron (38) : « Des somnambules. Le gouvernement britannique et toute la diplomatie européenne sont jugés coupables de “somnambulisme” dans un rapport parlementaire de la Chambre des Lords qui analyse les causes historiques et diplomatiques qui ont conduit à la crise ukrai- nienne actuelle […]. Les diplomaties européennes et britanniques sont mal équipées pour comprendre les enjeux politiques de la Russie et y apporter une réponse qui aurait fait autorité. Cette incompréhension a conduit à une situation catastrophique. » Le terme de « somnambules » était une référence à l’ouvrage de l’historien austra- lien Christopher Clarke sur l’année 1914, « qui retrace, lui, l’enchaînement de causes minimes qui ont conduit à la Première Guerre mondiale – et au passage disculpe lar- gement l’Allemagne » (39). Si Marianne stigmatisa la diplomatie française parce qu’elle faisait peser le poids de la responsabilité sur le seul Poutine, le magazine souligna que le rapport préconisait précisément ce qu’avaient fait A. Merkel et F. Hollande à Minsk, à savoir parer au plus pressé – en n’englobant pas la question de la Crimée dans les négo- ciations – et éviter l’embrasement du conflit, mais ils le firent uniquementorsque l « le couple franco-allemand est sorti de sa longue nuit de somnambulisme diplomatique ». Plus généralement, on constate donc l’existence d’une ligne de fracture entre parti- sans d’une ligne dure face à la politique de V. Poutine et défenseurs d’une approche à la fois diachronique et synchronique, dans l’optique des études récentes postérieures à la Guerre froide. Si dans les commentaires consécutifs à l’obtention d’un cessez-le- feu, les médias avaient surtout salué la portée de l’événement, Die Welt rétablit dès le 17 février une ligne plus conforme à son conservatisme traditionnel, après la prise de la ville de Debalzewe par des troupes pro-russes : « Si l’on y regarde de plus près, la mission pacificatrice d’Angela Merkel et de François Hollande a ainsi échoué. […] Ils sont face à un président russe, qui n’est plus guère soumis à aucun contrôle » (40). « […] Après les expériences de Minsk, l’approche doit devenir plus dure. L’Ouest ferait bien de se préparer à des temps plus difficiles. » En juillet 2015, le quotidien compara l’accord avec le Traité de Versailles, réactivant les thématiques de la Guerre froide : « Les soviets trompaient déjà le monde ainsi » (41). Mais en Allemagne également, les deux anciens chanceliers, Helmut Schmidt et Gerhard Schröder, très présents dans les médias, prirent position en faveur d’une attitude la plus nuancée possible envers la Russie : ils ne le firent certes pas pendant les négociations de Minsk, ce qui aurait pu compromettre le succès des négociations. Ils intervinrent en amont ou en aval (42).

38 Régis Soubrouillar, « Les Lords le disent ! Crise en Ukraine : la faute aux “somnambules” européens ? », 02.03.2016, http://www.marianne.net/crise-ukraine-faute-aux-somnambules-europeens-100231651.html (29.04.2016). 39 Ibid. 40 Jörg Eigendorf, « Hoffnungsschimmer von Minsk erlischt »,Die Welt, 17.02.2015. 41 Gerhard Gnauck, « Gegen Minsk war Versailles ein gerechtes Werk », Die Welt, 26.07.2015. 42 Michaela Wiegel, « Gerhard Schröder in Paris », FAZ, 03.03.2014 ; « Russland und die Krim : Schrö- der nennt Putins Vorgehen völkerrechtswidrig », FAZ, 09.03.2014 ; « Schröder – Sicherheit gibt es nur 314 Revue d’Allemagne

G. Schröder a par exemple invité « l’Ouest et la Russie à une désescalade verbale », ainsi que le rapporta Die Welt, et n’hésita pas à rendre « surtout les USA respon- sables » de « néfastes évolutions » depuis le début des années 1990. Son argumentation reposait sur le processus d’association entamé avec l’Ukraine par l’UE au mépris des intérêts stratégiques soviétiques. G. Schröder n’était toutefois pas l’homme politique le plus crédible pour justifier l’attitude de V. Poutine, puisqu’il défend les intérêts du consortium Gasprom. Considéré comme une autorité morale, Helmut Schmidt était plus à même de faire entendre une opinion discordante et il déclara dans un entretien télévisé (43) que « la crise à l’Est de l’Ukraine revêtait une tout aussi grande importance pour les Polonais, les Allemands et les Russes », ce qui signifiait clairement que les Allemands « ne devaient pas chercher à se soustraire à leurs responsabilités ». Mais pour l’ancien chancelier, il convenait « de ne pas condamner Poutine sans fonde- ments. Poutine ne serait pas plus dangereux que tout chef d’État d’un grand pays, n’inciterait pas non plus à la guerre ». Ce n’était pas sa première prise de position en ce sens, ce qui acte l’existence d’un espace public critique bien médiatisé, mais totalement occulté pendant les négociations ce qui correspond plutôt à la définition du contre-espace public (44). La Neue Zürcher Zeitung ne manqua d’ailleurs pas de s’indigner de ces déclarations, vilipendant « le grand prêtre sénile et le flot de ses idées » (45) : H. Schmidt avait une nou- velle fois défendu une « manière d’agir compréhensible », les sanctions « imbéciles » et les entorses au « droit international [qui ne seraient] pas si graves », puisque celui-ci a été « bafoué tellement souvent » ! Le journaliste déplora aussi que « Schmidt ait réussi son coup », car seuls quelques « écologistes s’étaient étouffés d’effroi», tandis que la « marxiste Sahra Wagenknecht » avait pu tweeter « fièrement » que « Schmidt était du même avis que son parti » (Die Linke). Il tacla en passant « la maladie des Allemands à révérer les anciens dirigeants séniles ». Du reste, l’extrême gauche allemande (aile gauche de Die Linke) est coutumière d’un soutien inconditionnel à la Russie : à l’occasion du 8 mai 2015 – et alors que la RDA avait coutume de célébrer la libération de l’Allemagne par l’Armée rouge –, le quotidien marxiste junge Welt (46) fustigea le soutien logistique des Américains à Kiev, alors que les combats avaient repris autour de Marioupol, les taxant d’« entraîneurs des fascistes » dans la mesure où ils livreraient du matériel militaire et enverraient

mit Russland », Die Welt, 08.05.2015 : « Gerhard Schröder hat den Westen und Russland zu “verbaler Abrüstung” im Ukraine-Konflikt aufgefordert. Für “Fehlentwicklungen” seit den 1990er-Jahren macht er vor allem die USA verantwortlich », www.welt.de/politik/deutschland/article140701893/Schroeder- Sicherheit-gibt-es-nur-mit-Russland.html (06.05.2106). 43 Franzisca Zimmerer, « Helmut Schmidt : “Ich will nicht 100 Jahre werden” » (Alt-Bundeskanzler Helmut Schmidt im Gespräch mit Sandra Maischberger), Die Welt, 29.04.2015 ; zum Interview, www.daserste.de/ unterhaltung/talk/maischberger/videos/zu-gast-helmut-schmidt-bundeskanzler-a-d-ut100.xml (06.05.2016). 44 www.faz.net/aktuell/politik/ausland/helmut-schmidt-fuer-mehr-verstaendnis-fuer-russland-134783 73.html ; www.welt.de/politik/deutschland/article138320843/Altkanzler-Schmidt-nennt-Putins-heimliche- Sorgen.html (29.04.2016). 45 Ulrich Schmid, « Helmut Schmidt und Russland. Der greise Hohepriester der Gedankenflucht », Neue Zürcher Zeitung, 28.03.2014. 46 Ralf Rudolph, Uwe Markus, « Faschistentrainer », junge Welt, 08.05.2015, p. 12. Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine 315 des formateurs, ce dont « profite(raie)nt aussi des bataillons de corps francs d’extrême droite ». Après que la visite de parlementaires français du groupe « Les Républicains » en Crimée eut fait scandale en France et dans les médias français, les médias germano- phones ont repris l’information. « Ce sont des types épatants » : sous un titre provo- cant, Der Spiegel rapporta l’affaire en se référant au député Mariani qui avait affirmé que « La Crimée (était) russe : sur le plan historique, culturel et du point de vue de sa population » (47). L’article précisa certes que le ministre des Affaires étrangères, Lau- rent Fabius, avait déclaré être « choqué ». Ces différents exemples mettent en évidence, par-delà la nécessaire retenue médiatique pendant les négociations en elles-mêmes, la structure et la qualité des débats européens dans un espace public germanophone et franco-allemand. Par son marathon diplomatique, Angela Merkel est entrée dans l’histoire des rela- tions internationales. Elle a consolidé le leadership allemand en matière de politique étrangère au niveau européen (UE et Russie, sans aucun doute), voire au-delà. Et en effet un article du Monde présenta en 2016 « Le dithyrambe d’Obama sur son “amie” Angela » (48). Pour F. Lemaître, B. Obama aurait « sous-traité la gestion du dossier ukrainien à Angela Merkel », laquelle aurait « convaincu le président de ne pas livrer d’armes aux Ukrainiens ». L’intérêt porté à cette dimension européenne de la politique étrangère est très fort à l’heure où une partie de l’opinion publique allemande (l’AfD), autrichienne (élections présidentielles d’avril-mai 2016) ou française (FN) remet en question les avancées de l’intégration européenne. Une étude de l’Observatoire euro- péen du journalisme de 2016 (un projet conjoint de la TU de Dortmund et de l’Institut Reuter d’Oxford) (49) a analysé le rôle des médias dans treize pays européens dont la Russie et l’Ukraine, précisément à propos de l’information sur la crise en Ukraine. Aux deux extrémités de l’échelle, on trouve les quotidiens de la presse de référence en Pologne et en Allemagne avec à chaque fois environ 250 articles publiés, contre à peine trente en Roumanie. La Neue Zürcher Zeitung a aussi commenté ces résultats, ce qui atteste de l’existence de réseaux de communication et d’une volonté d’animer l’espace public européen sur des questions de politique étrangère (50), en soulignant le chiffre de 237 articles publiés en Suisse qui serait « traditionnellement et pour des raisons économiques ouverte sur le monde » et en précisant également qu’un grand nombre d’entre eux « étaient à mettre sur le compte de la Neue Zürcher Zeitung ». La conclusion du rapport pointa le manque d’argent des quotidiens roumains pour envoyer des cor- respondants dans les zones de conflit ou tout simplement à l’étranger, ce qui freinerait l’émergence d’un véritable espace public/médiatique européen : il s’agit d’un véritable plaidoyer en faveur des mass-médias, plus précisément de la presse écrite. Elle rap- pela également les limites de cet espace public transnational, car en Grande-Bretagne

47 Benjamin Bidder, « Französische Abgeordnete auf der Krim : “Sie sind Prachtkerle” », Spiegel Online, 24.07.2015. 48 Frédéric Lemaître, « Le dithyrambe d’Obama sur son “amie” Angela », Le Monde, 26.04.2016, p. 3. 49 http://www.tu-dortmund.de/uni/Uni/aktuelles/meldungen/2016-02/16-02-29_ukraine/index.html (29.04.2016). 50 Susanne Fengler, Tina Bettels, Markus Kreutler, « Kein Sinn furs Europäische », NZZ, 27.02.2016. 316 Revue d’Allemagne par exemple, « l’agenda des journaux nationaux serait calqué sur l’agenda politique national » (Guardian, Time) et « s’éloignerait de la scène mondiale ». Avec un danger, le désintérêt croissant de l’opinion publique pour les questions européennes, mais aussi une grande importance donnée à un acteur comme V. Poutine (9 % de citations) au détriment d’A. Merkel et F. Hollande (environ 25 % de citations si l’on inclut B. Obama). La présente étude permet de relativiser ce résultat si l’on envisage l’espace public ger- manophone ou franco-allemand, soit un espace public de l’Europe du Centre-Ouest. Lille, le 6 mai 2016

Résumé La forte médiatisation des négociations dites de Minsk II entre l’Ukraine et la Rus- sie, initiée par le tandem Merkel-Hollande, permet d’interroger les notions d’espace(s) public(s) européen(s) ou a minima germanophone(s) et franco-allemand(s). Alors que l’historiographie tendit jusqu’alors à envisager plutôt une politique étrangère sans lien intrinsèque avec l’opinion publique, la recherche d’une solution à la crise en Ukraine permet d’analyser le rôle des médias nationaux dans la formation d’espace(s) public(s) transnationaux ou d’opinion(s) publique(s) transnationales et la manière dont se struc- tura cet espace public.

Zusammenfassung Die starke Mediatisierung der Verhandlungen in Minsk (Minsk 2) zwischen der Ukra- ine und Russland, die auf Betreiben des Tandems Merkel-Hollande zustande kamen, schien die Existenz eines europäischen öffentlichen Raums zu bestätigen oder zumindest eines deutschsprachigen und deutsch-französischen. Während die Historiographie die Außenpolitik eher als Arkanfeld betrachtete, das von der Öffentlichkeit nicht beeinflusst wurde, darf man sich in diesem Fall zu Recht fragen, inwiefern nationale Medien zur Bildung von grenzüberschreitenden öffentlichen Räumen und Öffentlichkeiten beigetra- gen haben und wie sich die öffentlichen Räume strukturierten.

Abstract The full media coverage of the so-called Minsk II negotiations between Ukraine and Russia, initiated in tandem by Merkel and Hollande, let us query the notions of European public space or at least question the existence of a German-speaking Fren- co-German public area. Hitherto, the historiography tended to consider a foreign policy without intrinsic link to the public opinion, yet it is crucial to analyze the role of national mass media in the creation of one or more transnational public space(s) or opinion(s) and in the way how this public space structured itself. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 317 t. 48, 2-2016

Das Ende der Nachkriegszeit? Die Teilnahme Deutschlands an den Gedenkfeierlichkeiten zum D-Day 2004 und 2014

Jean-samuel marx *

Am 6. Juni 2004 nahm Gerhard Schröder als erster deutscher Bundeskanzler an den Gedenkveranstaltungen an die Landung der Alliierten in der Normandie im Jahre 1944 Teil. Der Ablauf der Feierlichkeiten macht die große Bedeutung deutlich, die dieser Premiere beigemessen wurde. Neben der internationalen Eröffnungszeremonie in Arromanches und den jeweils nationalen Gedenkfeiern wurden unterschiedliche bilaterale Gedenkfeiern zwischen Frankreich und den wichtigsten an der Landung beteiligten Staaten organisiert. Von großer symbolischer Bedeutung ist deshalb die Tatsache, dass die Feierlichkeiten mit einer gemeinsamen Zeremonie mit dem alten „Erbfeind“ Deutschland abgeschlossen wurden. Als Ort wurde ein Geschichtsmuseum über den Zweiten Weltkrieg, der „Mémorial de la Paix“ in Caen, gewählt. Jacques Chi- rac und Gerhard Schröder wurden von der deutsch-französischen Brigade unter Bei- fall der Anwesenden empfangen, enthüllten daraufhin eine Gedenktafel und hielten schließlich eine Rede, die mit einer Umarmung und einem sogenannten „Bad in der Menge“ der anwesenden französischen und deutschen Gymnasiasten endete (1). Dass Deutschland erstmals dazu eingeladen wurde, zusammen mit den ehemaligen Siegern des Kriegs des Anfangs des Endes der Nazi-Herrschaft zu gedenken, ist ein Zeichen dafür, dass sich etwas geändert hat. Steht diese hoch symbolische Geste aber für das endgültige Ende der Nachkriegszeit, wie Gerhard Schröder im Vorfeld der Gedenkfeier erklärte? Gibt es inzwischen so etwas wie eine „deutsche Normalität“? Wie präsentiert sich die Bundesrepublik sechzig Jahre nach Ende des Zweiten Weltkriegs und fünfzehn Jahre nach dem Mauerfall in Frankreich und wie wird sie dort wahrgenommen? Die- sen Fragen soll im Folgenden nachgegangen werden. Interessant ist schließlich auch die

* Doctorant, universités de Heidelberg et de strasbourg, ea 1341 Études germaniques. 1 Ein ausführlicher Bericht befindet sich zum Beispiel in: Marie-Estelle Pech, „France-Allemagne, l’émotion“, Le Figaro, 07.06.2004. 318 Revue d’Allemagne

Frage, ob das gemeinsame Gedenken Frankreichs und Deutschlands an den D-Day mit einer Überwindung der jeweils nationalen Erinnerungskultur einherging, was wiede- rum die Frage aufwirft, ob nun von einer gemeinsamen, deutsch-französischen Öffent- lichkeit die Rede sein kann. Angesichts des besonderen Kontextes des Jahres 2004, auf den noch eingegangen werden soll, erscheint es sinnvoll, in einem letzten Schritt einen Blick auf das Jahr 2014 zu werfen: Kann der 6. Juni 2014 als eine Bestätigung des 6. Juni 2004 betrachtet werden oder waren die Feierlichkeiten zum 60. Jahrestag des D-Day ein einmaliges Ereignis, das in erster Linie dem nationalen und internationalen Kontext geschuldet war? Die Untersuchung erfolgte anhand von Reden, Interviews und Gast- beiträgen der Staatsvertreter Deutschlands und Frankreichs sowie von Pressekommen- taren aus den Zeitungen Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix und L’Humanité, womit die überregionalen Tageszeitungen gewählt wurden, die die höchste Auflage haben und möglichst das politische Spektrum abbilden. Dass die Anwesenheit Gerhard Schröders in der Normandie eine so große sym- bolische Bedeutung besitzt, ist darauf zurückzuführen, dass Deutschland mit dieser Geste symbolisch in den „Kreis der Siegermächte“ aufgenommen wurde, und dass die alten „Erbfeinde“ Deutschland und Frankreich, die sich in zahlreichen Kriegen bekämpft haben, nun gemeinsam der Verbrechen des Zweiten Weltkriegs gedachten. „Vor fünfzig Jahren war es undenkbar. Vor zehn Jahren kam es nicht dazu. Am Sonn- tag wird zum ersten Mal ein deutscher Kanzler an den Gedenkveranstaltungen der Landung in der Normandie teilnehmen“ (2). So beginnt ein Artikel der Journalistin Odile Benyahia-Kouider in Libération am 5. Juni 2004. Doch wie lässt sich diese Ent- wicklung erklären? Warum ist 2004 die Anwesenheit eines deutschen Staatsvertre- ters möglich geworden? Natürlich darf der Faktor Zeit nicht unterschätzt werden: Es waren immerhin sechzig Jahre seit dem Kriegsende vergangen und die Generation, die im Zweiten Weltkrieg gekämpft, bzw. ihn erlebt hat, starb langsam ab. Auch in dieser Hinsicht kam den Feierlichkeiten eine besondere Bedeutung zu: Es war den Organisatoren bewusst, dass beim nächsten großen Jubiläum nur noch eine Handvoll Veteranen würde dabei sein können. Doch es wäre verkürzt, die Einladung Deutsch- lands allein auf den wachsenden zeitlichen Abstand zum Krieg zu reduzieren. Fest steht zunächst, dass das Deutschland, das Gerhard Schröder in der Normandie vertritt, nicht dasselbe Land ist wie nach 1945 und auch nicht das gleiche wie unmittel- bar nach der Wiedervereinigung. Gerhard Schröder legte im Vorfeld und während der Gedenkfeier viel Wert darauf, dies hervorzuheben. In seiner Rede am 6. Juni 2004 in Caen erklärte er: „Es ist nicht das alte Deutschland jener finsteren Jahre, das ich hier ver- trete. Mein Land hat den Weg zurück in den Kreis der zivilisierten Völkergemeinschaft gefunden. Es war ein langer Weg zu einer erfolgreichen und stabilen Demokratie“ (3). Ähnliche Aussagen finden sich in einem Gastbeitrag in der Regionalzeitung Ouest France und in einem Interview mit Le Figaro im Vorfeld der Feierlichkeiten. In seinen

2 Siehe Odile Benyahia-Kouider, „Soixante ans après, l’Allemagne aux côtés des Alliés“, Libération, 05.06.2004. Im Original heißt es: „Il y a cinquante ans, c‘était impensable. Il y a dix ans, cela ne s‘est pas fait. Dimanche, pour la première fois, un chancelier allemand participera aux commémorations du débarquement en Normandie.“ 3 Siehe „Rede von Bundeskanzler Gerhard Schröder bei den französisch-deutschen Feierlichkeiten des ,D-Day‘ am 6. Juni 2004 in Caen“, Bulletin der Bundesregierung, Nr. 58-4 vom 06.06.2004. Die Teilnahme Deutschlands an den Gedenkfeierlichkeiten zum D-Day 2004 und 2014 319

Äußerungen machte Gerhard Schröder die Bedeutung deutlich, die seiner Meinung nach dem Ende der deutschen Teilung in diesem Prozess zukommt: In Ouest France erklärte er, dass der „Mut und die Solidarität“ der DDR-Bürger erforderlich gewesen sei, „damit ein deutscher Bundeskanzler endlich wieder im Namen eines freien, demo- kratischen, vereinigten, souveränen Landes sprechen konnte, eines Landes, das Ver- antwortung für das europäische Aufbauwerk und den Weltfrieden übernimmt“ (4). In seinem langen Interview mit Le Figaro ging er näher auf den letztgenannten Aspekt ein und sprach von den internationalen Verpflichtungen, die mit der Wende 1989/90 einhergegangen seien, womit er die allmähliche Aufgabe der sogenannten Scheckbuch- Diplomatie ab Mitte der 1990er Jahre rechtfertigte (5). Gerhard Schröder stellte sich als Vertreter eines neuen Deutschlands dar, eines Landes, das aus den Fehlern der Ver- gangenheit gelernt habe und von dem nun keine Gefahr mehr ausgehe. In Le Figaro ging er noch weiter und sprach von „Normalität“. Was bedeutet all dies? In seinen 2006 veröffentlichten Memoiren schrieb der Altkanzler einen interessanten Satz: Erst mit der Einladung zur Teilnahme am D-Day-Gedenken schien ihm „wirklich das Ende der Nachkriegszeit gekommen“ zu sein, zumal seine Anwesenheit keine nennenswer- ten Proteste ausgelöst habe. Und fügte hinzu: „Der deutsche Gast war willkommen“ (6). Gerhard Schröder deutete also seine Einladung durch Jacques Chirac als Beweis für das Vertrauen der Weltgemeinschaft in Deutschland und somit auch als Beleg für die Rich- tigkeit seiner These des „neuen Deutschlands“. Mit der erwähnten Hervorhebung der Rolle von Mauerfall und Wiedervereinigung in diesem Wandel machte er auch deutlich, dass eine deutsche Teilnahme an den Feierlichkeiten zum D-Day vor 1990 undenkbar gewesen wäre. Erst ein vereintes und damit auch voll souveränes Land konnte nämlich durch sein Engagement für Europa und die Übernahme von mehr Verantwortung in der Welt – auch im militärischen Bereich – den Beweis für seine Veränderung erbrin- gen. So die, zwar implizite, Argumentation Gerhard Schröders. Die Betonung darauf, dass Deutschland aus den Fehlern der Vergangenheit gelernt habe, ermöglichte ihm des Weiteren einen etwas unverkrampfteren Umgang mit eben dieser Vergangenheit. Auch das ist Ausdruck des „neuen Deutschlands“, das er verkörpern wollte. Das wird an zwei Stellen seiner Rede deutlich. Einmal, als er neben den gestorbenen alliierten Soldaten auch an die deutschen Soldaten erinnerte, die im Krieg gefallen sind, „weil sie in einen mörderischen Feldzug zur Unterdrückung Europas geschickt wurden“. Und ein anderes Mal bei der Bewertung des deutschen Widerstands. Diesbezüglich erklärte er, dass der 6. Juni „für viele Deutsche“ das endgültige militärische Scheitern symboli- siert habe, dass „andere Deutsche“ aber „schon lange zuvor erkannt [hätten], dass mit der national-sozialistischen Gewaltherrschaft der moralische ntergangU Deutschlands begonnen hatte“. Viele von ihnen hätten es mit dem Tod bezahlt (7). Die Botschaft bei- der Aussagen: Nicht alle Deutschen waren Nazis, und auch Deutsche waren Opfer. In seinem Gastbeitrag in Ouest France machte Gerhard Schröder schließlich den 6. Juni

4 Siehe „Bundeskanzler Gerhard Schröder: Namensartikel in der Zeitung Ouest France“, Presse- und Informationsamt der Bundesregierung, 05.06.2004. 5 Siehe Gerhard Schröder, „Ces morts, nous les avons tous en commun“, Le Figaro, 05.06.2004. 6 Siehe Gerhard Schröder, Entscheidungen – Mein Leben in der Politik, Hamburg, 2006, S. 640. 7 Siehe „Rede von Bundeskanzler Gerhard Schröder“ (Anm. 3). 320 Revue d’Allemagne

1944 zum Beginn der „Befreiung Frankreichs, Deutschlands und ganz Europas vom schrecklichen Joch der Nazis“ (8) und knüpfte damit an die berühmte Rede von Bun- despräsident Richard von Weizsäckers (1984-1994) an, der im Jahr 1985 den 8. Mai 1945 zum „Tag der Befreiung“ erklärt hatte (9). Solche Äußerungen wären seitens eines deutschen Kanzlers bei einem Auftritt im Ausland lange undenkbar gewesen, 2004 haben sie keine Debatte mehr ausgelöst (10). Ein nicht unwichtiger Grund für den Auf- tritt dieses „neuen Deutschlands“ ist zweifellos die Tatsache, dass Gerhard Schröder, Jahrgang 1944, zu einer Generation von Politikern gehört, die für die Verbrechen der Hitler-Diktatur nicht mehr verantwortlich gemacht werden kann. Im Gegensatz etwa zu Helmut Kohl, 1930 geboren, hat er den Krieg nicht einmal mehr als Kind erlebt. Das ist ein Aspekt, der auch in französischen Pressekommentaren genannt wird (11). Hoch interessant ist aber, dass Gerhard Schröder in seiner Rede darauf hinwies, dass er die Gräueltaten des Krieges trotzdem nie vergessen werde. Fast als Beweis dafür erzählte er seinen Zuhörern in Caen vom Schicksal seiner Familie: Seinen Vater habe er nie ken- nengelernt, er sei ihm Krieg gefallen und dessen Grab sei im Übrigen erst im Jahr 2000 entdeckt worden. Bei alledem darf aber nicht außer Acht gelassen werden, dass es ihm auch darum ging, deutsche Interessen zu verteidigen. Wenn Deutschland wieder „in den Kreis der zivilisierten Völkergemeinschaft“ gefunden hat und in der eltpolitikW viel Verantwortung übernimmt, dann ist die Forderung nach einem ständigen Sitz im UN-Sicherheitsrat – wie im März 2004 zum Ausdruck gebracht (12) – auch legitim. Das neue und normalisierte Deutschland hat auch keinen Grund mehr, ausschließlich aus historischer Verpflichtung zu handeln. Doch nun drängt sich die Frage auf: Wie wird das „normalisierte“ und selbstbe- wusste Deutschland in Frankreich wahrgenommen? Die Kommentare in der franzö- sischen Presse und der politische Diskurs in Frankreich scheinen Gerhard Schröder Recht zu geben. Tatsächlich stieß seine Anwesenheit bei den Feierlichkeiten auf keine nennenswerte Kritik, in vielen Fällen wurde sie sogar ausdrücklich positiv bewer- tet (13). Die Bedeutung, die diesem historischen Ereignis beigemessen wurde, wird in

8 Siehe „Bundeskanzler Gerhard Schröder: Namensartikel in der Zeitung Ouest France“ (Anm. 4). 9 Richard von Weizsäcker hatte anlässlich des 40. Jubiläums des Kriegsendes erklärt: „Der 8. Mai war ein Tag der Befreiung. Er hat uns alle befreit von dem menschenverachtenden System der nationalsozia- listischen Gewaltherrschaft.“ Die vollständige Rede ist auf der Internetseite des Bundespräsidialamtes verfügbar: http://www.bundespraesident.de/SharedDocs/Downloads/DE/Reden/2015/02/150202- RvW-Rede-8-Mai-1985.pdf;jsessionid=68CA4CC98ED4F0972ECDBA2A30048231.2_cid293?__ blob=publicationFile (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). Eine Analyse dieser Rede ist zu finden in: Dirk Schmaler, Die Bundespräsidenten und die NS-Vergangenheit – zwischen Aufklärung und Ver- drängung, Beiträge zur Aufarbeitung der NS-Herrschaft, Frankfurt am Main, 2013. 10 Dies trifft im Übrigen auf die französische Öffentlichkeit ebenso wie auf die deutsche zu. 11 Siehe dazu beispielsweise Marc-Olivier Behrer, „Gerhard Schröder incarne la génération d’après- guerre“, La Croix, 04.06.2004 und Jacques-Pierre Gougeon, „L’Allemagne deux fois émancipée“, Le Monde, 04.06.2004. 12 Zur „Kampagne um einen Uno-Sicherheitsratssitz“, siehe Stephan Bierling, Vormacht wider Willen, München, 2014, S. 146-150. 13 Eine quantitative Untersuchung hat Elisa Eidam, zwar mit einem etwas anderen Quellenkorpus, in ihrer Untersuchung unternommen. Siehe Elisa Eidam, Frankreich und die „Berliner Republik“, Ham- burg, 2014, S. 318-322. Die Teilnahme Deutschlands an den Gedenkfeierlichkeiten zum D-Day 2004 und 2014 321 einem Artikel, der am Folgetag in Libération veröffentlicht wurde, gut zum Ausdruck gebracht: „Die Verwandlung Deutschlands wurde am Sonntag zusammen mit der Befreiung Europas von den alten Gespenstern des revanchistischen Nationalismus und der totalitären und rassistischen Herrschaftsträume, die in der Vergangenheit zu Blutvergießen geführt haben, feierlich besiegelt“ (14). Die deutsche Teilnahme am D-Day-Gedenken ist also für die französischen Kommentatoren die offizielle Aner- kennung des „neuen Deutschlands“, von dem Gerhard Schröder sprach. In seiner Ansprache ging Jacques Chirac in die gleiche Richtung, indem er, sich an seinen Gast wendend, erklärte, dass dieser Deutschlands Erneuerung verkörpere, und dass er einer Generation angehöre, die „mit dem Willen hervortrat, ein neues Land, eine bei- spielhafte Demokratie in Anknüpfung an die universellen Werte der Menschenrechte und der Freiheit aufzubauen“ und Deutschland „wieder zu seinem Platz unter den europäischen Nationen und innerhalb der Gemeinschaft der Nationen verhalf“ (15). Es sind keine Aussagen von hochrangigen französischen Politikern bekannt, die sich gegen die Einladung Gerhard Schröders ausgesprochen haben. Jacques Chirac ging in seiner Rede sogar noch weiter, indem er zum Schluss seinem Gast erklärte: „An diesem Tag des Gedenkens und der Hoffnung empfangen die Französinnen und Franzosen Sie mehr denn je als Freund. Sie empfangen Sie als Bruder“ (16). Wer hätte im Mai 1945 gedacht, dass ein französischer Präsident dies jemals einem deutschen Staatsvertreter sagen würde? Diese Aussage macht auf eindrückliche Weise deutlich, welch langer Weg seit dem Zweiten Weltkrieg zurückgelegt wurde. Interessant ist sie in zweifacher Hinsicht. Erst einmal brachte Jacques Chirac damit zum Ausdruck, dass seiner Ansicht nach eine neue Stufe in den deutsch-französischen Beziehungen erreicht wurde: Brüder sind schließlich noch enger verbunden, als Freunde es sein können. Interessant ist darüber hinaus, dass Jacques Chirac seinen Gast im Namen des Volks empfing und damit auf die beim Besuch ausländischer Gäste übliche Begrü- ßung im Namen des Staats verzichtete. Nicht der Staat Frankreich empfing Gerhard Schröder als Bruder, sondern „die Französinnen und Franzosen“. Nicht jeder dürfte dem zustimmen. Immer wieder wird darauf hingewiesen, dass die deutsch-französi- sche Freundschaft sich auf politischer und wirtschaftlicher Ebene bewährt habe, aber von Deutschen und Franzosen in ihrem alltäglichen Leben oft nicht gelebt werde. Fest steht aber, dass eine breite Mehrheit der Franzosen die Einladung Gerhard Schröders begrüßt hat. Einer im Vorfeld durchgeführten Umfrage zufolge, die in den Medien viel zitiert wurde, stieß sie bei 88% der Befragten auf Zustimmung. Gleichzeitig gaben

14 Siehe Patrick Sabatier, „Réconciliations“, Libération, 07.06.2004. Im Original heißt es: „La méta- morphose de l’Allemagne a été consacrée solennellement dimanche, en même temps que la libération de l’Europe des vieux démons du nationalisme revanchard et des rêves de domination totalitaire et raciste qui l’ont ensanglantée par le passé.“ 15 Siehe „Rede Jacques Chiracs in Caen“, 06.06.2004, verfügbar unter : www.european-security.com/n_ index.php? id=4591 (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). Im Original heißt es: „Vous appartenez à cette génération née dans les ruines, qui s’est affirmée avec la volonté de construire un pays nouveau, une démocratie exemplaire, dans la fidélité aux valeurs universelles des droits de l’homme et de la liberté. Cette génération qui a su restaurer la place de l’Allemagne, foyer de l’humanisme et berceau de la pensée, parmi les nations européennes, au sein de la communauté des nations.“ 16 Ebd. Im Original heißt es: „En ce jour du souvenir et de l’espérance, les Françaises et les Français vous reçoivent plus que jamais en ami. Ils vous reçoivent en frère.“ 322 Revue d’Allemagne

82% der Befragten an, Deutschland als den zuverlässigsten Verbündeten Frankreichs zu betrachten (17). Auch wenn der Irakkrieg an diesen Werten nicht ganz unschuldig sein dürfte, sind sie beachtlich. Selbst unter den Veteranen war die Ablehnung einer deutschen Teilnahme am D-Day-Gedenken nicht mehr so groß. Es erhoben sich nur einzelne Stimmen dagegen, andere dagegen begrüßten sie sogar (18). Ein weiterer Hin- weis für die veränderte Wahrnehmung Deutschlands in Frankreich liegt in der neuen Bewertung des deutschen Widerstands. 2004 wurde dieser erstmals von französischer Seite auf höchster Staatsebene gewürdigt. So verlieh Noëlle Lenoir, damals Ministerin für europäische Angelegenheiten, am 28. Januar 2004 dem früheren Wehrmachtoffi- zier Philipp Freiherr von Boeselager, der zu den letzten Überlebenden des Attentats- versuchs auf Hitler am 20. Juli 1944 gehörte, die Ehrenlegion (19). Am gleichen Tag fand in Paris ein Treffen zwischen französischen und deutschen Widerständlern statt. Auch wenn die Teilnahme Gerhard Schröders an der Gedenkfeier zum 60. Jahres- tag des D-Days mit der neuen Wahrnehmung Deutschlands zusammenhängt, gibt es eine Reihe politischer, bzw. tagespolitischer Faktoren, die sie gefördert haben. Dabei handelt es sich in erster Linie um den Irakkrieg, den damaligen Stand der deutsch- französischen Beziehungen und die Vertiefung des europäischen Integrationsprozes- ses. Um den Rahmen nicht zu sprengen, können diese Aspekte nur angerissen werden. Der französische Journalist Daniel Vernet vertrat in einem Gastbeitrag in der Frank- furter Rundschau am 5. Juni 2004 folgende These: „Gleichwohl sollte die Ehre, die der Geschichte erwiesen wird, nicht die Diplomatie, also die Politik, total verdrängen. Jacques Chirac ist sicher nicht unzufrieden, den deutschen Kanzler an seiner Seite zu haben, wenn er einen US-Präsidenten empfängt, der sich in einen Krieg stürzte, dem die französische und die deutsche Regierung ihre Zustimmung verweigerten“ (20). Über diese Deutung ließe sich freilich streiten, aber es gibt tatsächlich eine Verbindung zwi- schen dem Irakkrieg und der Einladung Gerhard Schröders zum D-Day-Gedenken. Im Juni 2004 war der transatlantische Konflikt immer noch nicht überwunden und

17 Die Ergebnisse der IFOP-Umfrage wurden von Jérôme Fourquet und Magali Gérard in: Le Figaro präsentiert und erklärt: „L‘Allemagne est devenue le meilleur allié de la France“, Le Figaro, 05.06.2004. 18 Lediglich einzelne Widerstandverbände äußerten sich kritisch: Über die Association Nationale des anciens combattants de la Résistance wurde gemeldet, dass sie geteilter Meinung war, da sie eine Abschwächung des Sinns des Kampfes der Alliierten gegen die Wehrmacht befürchtete (siehe „L’Allemagne est invitée aux 60 ans du Débarquement“, La Croix, 05.01.2004), und Jacques Vico, Vorsitzender des normannischen Veteranenverbands Union des combattants volontaires de la résis- tance du Calvados, vertrat die Meinung, dass die Deutschen „in dieser Gedenkfeier nichts zu suchen“ hätten, da es nach der Landung „noch ein Jahr des Kriegs und des Leidens“ gegeben habe, und die Deutschen „Zivilisten getötet und bis zum Schluss Leute vertrieben“ hätten (siehe Frédéric Chambon, „En Normandie, l’invitation du chancelier Schröder est, pour les uns, une évidence, pour d’autres, une douleur“, Le Monde, 05.06.2004. Im Original heißt es: „ Après juin 1944, il y eut encore une année de guerre et de souffrance […]. Les vétérans allemands n’ont pas leur place dans la commémoration. Ils ont tué des civils et déporté des gens jusqu‘au bout.“). Robert Chambeiron dagegen, der an der Seite von Jean Moulin eine wichtige Rolle im Widerstand eingenommen hatte, bezeichnete die Anwe- senheit Gerhard Schröders in der Normandie als „gute Nachricht“ (siehe Robert Chambeiron, „La Libération sans le peuple?“, L’Humanité, 04.06.2004). 19 Siehe „Rede von Noëlle Lenoir in Paris“, 28.01.2004, verfügbar unter: http://discours.vie-publique.fr/ notices/043000403.html (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). 20 Siehe Daniel Vernet, „Europas Ideale“, Frankfurter Rundschau, 05.06.2004. Die Teilnahme Deutschlands an den Gedenkfeierlichkeiten zum D-Day 2004 und 2014 323 die gemeinsame Ablehnung des Irakkriegs durch Deutschland und Frankreich hat zu einer erheblichen Verbesserung des bilateralen Verhältnisses geführt, die die Einla- dung Gerhard Schröders wiederum gefördert hat. Um das zu verstehen, muss man sich daran erinnern, dass die ersten Jahre der Zusammenarbeit zwischen Jacques Chirac und Gerhard Schröder alles andere als konfliktfrei verliefen. Nach seinem Amtsantritt im Herbst 1998 machte der neue deutsche Kanzler seine Absicht deutlich, die Interes- sen seines Landes in der EU selbstbewusster zu verteidigen und wollte vor allem in die Zukunft schauen: Von der belasteten deutschen Vergangenheit wollte er sich emanzi- pieren, er wollte nicht mehr ausschließlich aus historischer Verpflichtung handeln (21). Bezeichnend ist, dass er unmittelbar nach seiner Wahl die Einladung Jacques Chiracs zur Teilnahme am 80. Jahrestag des Waffenstillstands von 1918 ablehnte. So kam es insbesondere zu verschiedenen Konflikten auf dem Gebiet der Europapolitik, die im Dezember 2000 im Rahmen der Verhandlungen zum Vertrag von Nizza in eine Krise von zuvor selten dagewesenem Ausmaß gipfelten (22). Zwar kam es daraufhin zu Ini- tiativen zur Überwindung dieser Krise, doch die bilateralen Beziehungen erreichten erst 2002/2003 im Vorfeld und während des Irakkrieges eine ganz andere Qualität. Beide Länder arbeiteten zwischen dem Herbst 2002 und dem Frühjahr 2003 so eng zusammen wie noch nie zuvor (23). Das gemeinsame „Nein“ zum Irakkrieg ermöglichte zudem den Übergang von einer rein pragmatischen zu einer sowohl auf politischer als auch auf persönlicher Ebene guten und engen Zusammenarbeit. Zwei hoch sym- bolische Gesten zeugen davon. Am 17. Oktober 2003 ließ sich Gerhard Schröder bei einem EU-Gipfel von Jacques Chirac vertreten, um im Bundestag an einer wichtigen Debatte teilnehmen zu können (24). Die zweite Geste ist die Einladung Gerhard Schrö- ders zum Gedenken an die Landung in der Normandie, die ebenfalls Ende 2003 aus- gesprochen wurde. Das erklärt vielleicht, weshalb sich die Feierlichkeiten am 6. Juni 2004 in einen Festakt für die deutsch-französische Freundschaft verwandelt haben und den USA dagegen, die 1944 eigentlich die entscheidende Rolle gespielt hatten, im Vergleich wenig Beachtung geschenkt wurde. Ebenfalls von großer Bedeutung ist der europäische Integrationsprozess, der sich 2004 in einer entscheidenden Phase befand und in der Bevölkerung ebenso wie in der Politik höchst umstritten war: Ein Monat vor dem D-Day-Gedenken traten zehn neue Länder der EU bei und diese war gerade dabei, sich eine Verfassung zu geben. In diesem Kontext löste der Integrationspro- zess in weiten Teilen der europäischen Bevölkerung wachsende Angst und Skepsis aus. Jacques Chirac und Gerhard Schröder wandten sich in ihrer Rede an eben diese Euroskeptiker, um sie mit dem Argument zu überzeugen, dass die Europäische Integ- ration nicht die Laune einer Handvoll Politiker sei, sondern vielmehr eine moralische Verpflichtung gegenüber der Vergangenheit. In diesem Kontext war es also wichti- ger denn je, in der europäischen Bevölkerung ein Zusammengehörigkeitsgefühl, ja,

21 Siehe dazu Wichard Woyke, Deutsch-französische Beziehungen seit der Wiedervereinigung. Das Tan- dem faßt wieder Tritt, Opladen, 2000, S. 170-171. 22 Siehe dazu ebd, S.179-181 und Gisela Müller-Brandeck-Bocquet, Frankreichs Europapolitik, Wies- baden, 2004, S. 207-211. 23 Siehe dazu beispielsweise G. Müller-Brandeck-Bocquet, ebd., S. 253-259. 24 Siehe Gregor Schöllgen, Die Außenpolitik der Bundesrepublik Deutschland, München, 1999, S. 243-244. 324 Revue d’Allemagne eine Art europäische Identität, zu fördern. Dem Willen, aus dem Zweiten Weltkrieg so etwas wie einen europäischen Erinnerungsort zu machen, stand jedoch die sehr unterschiedliche Lage der einzelnen Länder während des Kriegs im Wege: Die Einen waren Opfer der Verbrechen der Anderen; die Einen gehörten zum Lager der Sieger, die Anderen zu dem der Besiegten. Auch wenn sich die Wirklichkeit selbstverständ- lich nicht auf diese Schwarz/Weiß-Darstellung beschränkt – um nur ein Beispiel zu nennen: Die „Siegermacht Frankreich“ hatte selbst mit den Nationalsozialisten kol- laboriert und auch in Deutschland gab es Widerständler –, konnte eine gemeinsame Erinnerung aller Länder an den Krieg nur durch eine Betonung der Gemeinsamkeiten erreicht werden, die manchen als Geschichtsklitterung erscheint. Ein Satz ganz am Anfang der Rede Jacques Chiracs ist dafür besonders beispielhaft: „Die Landung in der Normandie war das blutige Aufeinandertreffen von Tausenden Soldaten, alliierten Soldaten und deutschen Soldaten. Der 6. Juni 1944 steht aber vor allem für die Wieder- erlangung der Freiheit und die Wiederherstellung der Demokratie auf dem europäi- schen Kontinent, der von der Ideologie des Nazismus und ihrem mörderischen Wahn unterdrückt wurde“ (25). Das allmähliche Verschwinden der Unterscheidung zwischen Siegern und Besiegten, Oper- und Täterstaaten, ist die sichtbarste Erscheinungsform dieses Willens, aus dem Zweiten Weltkrieg einen europäischen Erinnerungsort mit gegenwarts- und zukunftsgerichteter Botschaft zu machen. Im Vorfeld der Reise Gerhard Schröders in die Normandie kam es jedoch in Deutschland zu einer – wenn auch kleinen – Polemik, die teilweise auch von den fran- zösischen Kommentatoren wiedergegeben wurde. Der Kanzler entschied sich nämlich kurzfristig gegen einen Besuch des großen deutschen Soldatenfriedhofs La Cambe – mit der Begründung, dass dort auch Angehörige der Waffen-SS liegen würden. Statt- dessen kündigte er an, den Friedhof in Ranville besuchen zu wollen, auf dem neben Gefallenen der Commonwealth-Staaten auch 322 deutsche Soldaten begraben sind (26). Diese Entscheidung stieß bei Teilen der Opposition auf heftige Kritik: Peter Ramsauer, Geschäftsführer der CSU-Landesgruppe im Bundestag, bezeichnete sie in der Bild- Zeitung beispielsweise als „Beleidigung für die vielen Bundeswehrsoldaten, die diese Gräber pflegen, und für alle deutschen Kriegerwitwen“ (27). Der Historiker Reinhard Rürup dagegen hielt die Entscheidung für richtig: „Der D-Day wird begangen als ein Tag der entscheidenden Wende im Kampf gegen das Dritte Reich. An einem solchen Tag kann man nicht diejenigen besonders würdigen, die das Dritte Reich verteidigt haben“ (28). Diese Aussage ist überraschend, in Wirklichkeit ging es ja niemandem darum, die Anhänger des „Dritten Reichs“ zu würdigen, zumal auf dem deutschen

25 Siehe „Rede Jacques Chiracs in Caen“ (Anm. 15). Im Original heißt es: „Le débarquement de Norman- die a été le face-à-face sanglant de milliers de combattants, soldats alliés et soldats allemands. Mais le 6 juin 1944 marque surtout le renouveau de la liberté et de la démocratie sur un continent européen opprimé sous le joug de l’idéologie nazie et de sa folie meurtrière.“ 26 Siehe „Regierungssprecher Anda weist Kritik am Besuchsprogramm des Bundeskanzlers in der Normandie zurück“, Presse- und Informationsamt der Bundesregierung, Pressemitteilung, Nr. 279, 03.06.2004. 27 Zitiert nach „D-Day – Opposition attackiert Schröders Normandie-Programm“, Spiegel Online, 04.06.2004. 28 Zitiert nach „D-Day – Schröder ist willkommen“, Focus, 04.06.2004. Die Teilnahme Deutschlands an den Gedenkfeierlichkeiten zum D-Day 2004 und 2014 325

Soldatenfriedhof La Cambe bei Weitem nicht nur Angehörige der Waffen-SS liegen. Und weil die Geschichte manchmal ironisch ist, ist viele Jahre später bekannt geworden, dass auch in Ranville Soldaten der Waffen-SS begraben sind (29). Die Polemik erinnert jedenfalls sehr stark an die Kritik, die Helmut Kohl wegen seines Besuchs des Soldaten- friedhofs von Bitburg mit US-Präsident Ronald Reagan am 5. Mai 1985 erfahren hatte, weil dort 49 Angehörigen der Waffen-SS begraben sind (30). Aus all dem geht die Frage hervor, ob die Tatsache, dass es 20 Jahre nach Bitburg zu einer ähnlichen Polemik kam, nicht gerade davon zeugt, dass sich Deutschland von seiner Vergangenheit in Wirk- lichkeit gar noch nicht emanzipiert hat, bzw. immer noch nicht unverkrampfter mit ihr umging, und dass die Nachkriegszeit im Gegensatz zu Gerhard Schröders Behauptung 2004 immer noch nicht vorbei war, dass es also immer noch keine deutsche „Normali- tät“ gab. Dieser Eindruck scheint sich zu bestätigen, wenn man sich die Rede Gerhard Schröders in Caen genauer anschaut. An zwei Stellen hob er nämlich die besondere Pflicht hervor, die Deutschland auf Grund seiner Geschichte seiner Meinung nach zukomme, und zwar wies er zum Einen darauf hin, dass die „Soldatenfriedhöfe und die Narben der beiden Weltkriege [...] den Völkern Europas, besonders dem deutschen Volk, eine andauernde Pflicht auferlegt [hätten]“, nämlich „Rassismus, Antisemitismus und totalitären Ideologien zu widerstehen“, und erklärte zum Anderen, dass „Europa [...] seine Lektion gelernt [habe]“ und dass „gerade [die] Deutschen [...] sie nicht ver- drängen [würden]“ (31). Stehen beide Aussagen nicht im Widerspruch zum Auftritt Deutschlands als normalisierte Nation? Wenn die Bundesrepublik ein Staat ist wie jeder andere auch, kann ihr dann eine besondere Pflicht zukommen? Und was ist mit dem Willen Gerhard Schröders, eben nicht mehr nur aus historischer Verpflichtung zu handeln? Oder sind die Äußerungen zur besonderen Verantwortung, bzw. Pflicht Deutschlands vielleicht nur ein Zugeständnis an die ausländischen Zuhörer? Gerade angesichts der angesprochenen Grenzen deutscher Normalität und des beson- deren Kontextes des Jahres 2004 empfiehlt es sich, zumindest einen kurzen Blick auf den nächsten großen Jahrestag im Juni 2014 zu werfen. Die Einladung Deutschlands, so kann zunächst festgestellt werden, war eine Selbstverständlichkeit. So wurde bereits im Februar 2014 vermeldet, dass der französische Präsident François Hollande Ger- hard Schröders Nachfolgerin Angela Merkel zur Teilnahme an den für Juni geplanten Gedenkveranstaltungen eingeladen hat, und dass sie bereits zugesagt hat (32). Die deut- sche Beteiligung war mittlerweile sogar so selbstverständlich geworden, dass dieser Information in den deutschen und französischen Medien kaum Beachtung geschenkt wurde. Im Mittelpunkt der Medienberichterstattung im Vorfeld der Feierlichkeiten standen ebenfalls ganz andere Themen: die Frage der Teilnahme Wladimir Putins und

29 Siehe Markus Meckel, „Arbeit für den Frieden – Versöhnung über den Gräbern“, Friedrich-Ebert- Gedächtnisvortrag, Heidelberg, 04.02.2015, verfügbar unter: https://www.volksbund.de/fileadmin/ redaktion/BereichUeberUns/Praesident/Meldungen/2015/150204_Rede_Markus_Meckel_Friedrich_ Ebert_Gedenkstaette.pdf (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). 30 Siehe dazu beispielsweise Henning Köhler, Helmut Kohl – Ein Leben für die Politik. Die Biografie, Köln, 2014, S. 492-500. 31 Siehe „Rede von Bundeskanzler Gerhard Schröder“ (Anm. 3). 32 Siehe beispielsweise „Commémorations: Merkel en France le 6 juin“, Le Figaro.fr/AFP, Le Figaro Newsflash, 19.02.2014. 326 Revue d’Allemagne die Ukraine-Krise, und in etwas geringerem Maße auch die Folgen der Europawahlen, die Ende Mai stattgefunden hatten. Genau wie ihr Vorgänger veröffentlichte Angela Merkel einen Gastbeitrag in Ouest France (33) und entschied sich für einen Besuch des Soldatenfriedhofs in Ranville. Ist das D-Day-Gedenken 2014 also eine Wiederholung von 2004 nur mit anderen Akteuren? Nicht ganz, denn es gibt auffällige – und große – Unterschiede: Binationale Zeremonien zwischen Frankreich und den wichtigsten an der Landung beteiligten Staaten wurden auch dieses Mal organisiert, eine deutsch- französische Gedenkfeier gab es jedoch nicht (34). Dies hatte auch zur Folge, dass Angela Merkel der internationalen Eröffnungszeremonie lediglich als Zuschauerin beiwohnte, ohne das Wort zu ergreifen. Auch deshalb war anzunehmen, dass die Berichterstat- tung über ihre Anwesenheit deutlich geringer ausfallen würde als bei ihrem Vorgänger, zumal es durch das Fehlen einer deutsch-französischen Gedenkfeier auch kein sym- bolträchtiges Bild des deutsch-französischen Paars geben konnte. Stellt der 70. Jahres- tag des D-Day unter diesem Gesichtspunkt also einen Rückschritt dar im Vergleich zum 60.? Man kann zunächst nicht außer Acht lassen, dass der Kontext im Juni 2014 bei Weitem nicht so günstig war wie zehn Jahre zuvor. Die Christdemokratin Angela Merkel und der Sozialist François Hollande hatten, nicht zuletzt auf Grund der wirt- schaftlichen Lage ihres jeweiligen Landes, aber auch aus parteipolitischen Gründen, sehr unterschiedliche Vorstellungen davon, wie auf die 2009 ausgebrochene Eurokrise zu reagieren sei (35). Das deutsch-französische Paar war in keiner so guten Verfassung wie 2004. Es ist unmöglich, das auszublenden, wenn man sich die Frage stellt, warum Deutschland bei der Ausgestaltung der Feierlichkeiten keinen größeren Platz einge- räumt wurde. Es auf diesen Aspekt zu reduzieren wäre aber zu kurz gegriffen. Man sollte nicht vergessen, dass es auch 2004 maßgeblich auf den besonderen Kontext zurückzuführen war, dass das D-Day-Gedenken zu einem Fest der deutsch-franzö- sischen Freundschaft geworden ist, und es ist immerhin zur Selbstverständlichkeit geworden, dass Deutschland an den Jubiläumsfeierlichkeiten beteiligt wird. Außerdem bestätigt eine Äußerung François Hollandes in seiner Festrede vor allen ausländischen Staats- und Regierungschefs, dass Deutschland nicht mehr als reiner Täterstaat wahr- genommen wird: „Ich möchte den Mut der Deutschen würdigen, die auch Opfer des Nazismus waren und in einen Krieg hineingezogen wurden, der nicht der ihre war und der nicht der ihre hätte sein sollen“ (36). Interessant ist, dass Deutschland und seine Kanzlerin auf Grund des internationalen Kontextes bei der Gedenkveranstaltung auf

33 Siehe Angela Merkel, „Tag der Befreiung und der Dankbarkeit“, Ouest France, 06.06.2014. 34 Informationen zum Programm sind zu finden in einer Pressemappe des französischen Präsidialam- tes. Siehe Dossier de presse – Présidence de la République, „Commémoration du 70e anniversaire de la libération de la France“, Normandie – Vendredi 6 juin 2014, verfügbar unter : www.elysee.fr/assets/ Uploads/6juin1944.pdf (Stand: 12.02.2016). 35 Siehe dazu beispielsweise Pierre-Emmanuel Thomann, „Le couple franco-allemand et la dimension géopolitique de la crise de l’euro“, Hérodote, 4 (2013), n° 151, S. 39-59. 36 Siehe „Rede François Hollandes bei der internationalen Gedenkveranstaltung zum 70. Jahrestag der Landung in der Normandie“, Ouistreham, 06.06.2014, verfügbar unter: http://www.elysee.fr/ declarations/article/ceremonie-internationale-de-commemoration-du-70e-anniversaire-du- debarquement-en-normandie-ouistreham-dday7/ (Stand: 16.10.2015). Übersetzung von www.zeit.de/ news/2014-06/06/konflikte-wiedersehen-mit-putin-bei-feiern-zum-d-day-in-normandie-06064602. Die Teilnahme Deutschlands an den Gedenkfeierlichkeiten zum D-Day 2004 und 2014 327 eine andere Art und Weise im Mittelpunkt standen: Frankreich wollte letztere nutzen, um dafür zu sorgen, dass der Dialog zwischen Russland und der Ukraine wieder aufge- nommen wird; bei den Gesprächen spielte Angela Merkel eine entscheidende Rolle (37). Ist nicht gerade das ein Zeichen dafür, dass es so etwas wie eine „deutsche Normalität“ gibt? Die Berliner Republik tritt selbstbewusst auf, übernimmt in der Weltpolitik Ver- antwortung, wird von ihren internationalen Partnern zunehmend losgelöst von der belasteten Vergangenheit wahrgenommen, befindet sich mit ihnen auf Augenhöhe, und erinnert sich zusammen mit ihnen an die Verbrechen der Vergangenheit. Ob es auch bedeutet, dass die Nachkriegszeit zu Ende ist, sei dahingestellt.

Quellen- und Literaturverzeichnis Quellen „Rede von Noëlle Lenoir in Paris“, 28.01.2004, verfügbar unter: http://discours.vie-publique.fr/ notices/043000403.html (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). „Regierungssprecher Anda weist Kritik am Besuchsprogramm des Bundeskanzlers in der Normandie zurück, Presse- und Informationsamt der Bundesregierung“, Pressemitteilung, Nr. 279, 03.06.2004. Gerhard Schröder, „Ces morts, nous les avons tous en commun“, Le Figaro, 05.06.2004. „Bundeskanzler Gerhard Schröder: Namensartikel in der Zeitung Ouest France“, Presse- und Informationsamt der Bundesregierung, 05.06.2004. „Rede von Jacques Chirac in Caen“, 06.06.2004, verfügbar unter: www.european-security. com/n_index.php? id=4591 (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). „Rede von Bundeskanzler Gerhard Schröder bei den französisch-deutschen Feierlichkeiten des ,D-Day‘ am 6. Juni 2004 in Caen“, Bulletin der Bundesregierung, Nr. 58-4 vom 06.06.2004. Gerhard Schröder, Entscheidungen – Mein Leben in der Politik, Hamburg, 2006. Angela Merkel, „Tag der Befreiung und der Dankbarkeit“, Ouest France, 06.06.2014. Dossier de presse – Présidence de la République, „Commémoration du 70e anniversaire de la libération de la France, Normandie“ – Vendredi 6 juin 2014, verfügbar unter: www.elysee.fr/ assets/Uploads/6juin1944.pdf (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). „Rede von François Hollande bei der internationalen Gedenkveranstaltung zum 70. Jahrestag der Landung in der Normandie“, Ouistreham, 06.06.2014, verfügbar unter: www.elysee.fr/ declarations/article/ceremonie-internationale-de-commemoration-du-70e-anniversaire- du-debarquement-en-normandie-ouistreham-dday7/ (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). Unterschiedliche Artikel aus den Zeitungen Le Figaro, Le Monde, Libération, La Croix und L’Humanité. „D-Day – Opposition attackiert Schröders Normandie-Programm“, Spiegel Online, 04.06.2004. „D-Day – Schröder ist willkommen“, Focus, 04.06.2004.

Literatur Christine Axer, Die Aufarbeitung des NS-Vergangenheit – Deutschland und Österreich im Ver- gleich und im Spiegel der französischen Öffentlichkeit, Köln/Weimar/Wien, 2011. Stephan Bierling, Vormacht wider Willen – Deutsche Außenpolitik von der Wiedervereinigung bis zur Gegenwart, München, 2014. Gisela Müller-Brandeck-Bocquet, Frankreichs Europapolitik, Wiesbaden, 2004.

37 Siehe dazu bsp. Isabelle Lasserre, „Moscou et Kiev renouent le dialogue en Normandie“, Le Figaro, 07.06.2004 oder „Hollande diplomate: mission réussie“, Le Monde, 08.06.2014. 328 Revue d’Allemagne

Elisa Eidam, Frankreich und die „Berliner Republik“ – Wandel nationaler Identität und poli- tische Neuorientierung im vereinigten Deutschland aus Sicht der französischen Presse, Ham- burg, 2014. Marcus Hawel, Die normalisierte Nation – Vergangenheitsbewältigung und Außenpolitik in Deutschland, Berlin, 1998. Henning Köhler, Helmut Kohl – Ein Leben für die Politik. Die Biografie, Köln, 2014. Markus Meckel, Arbeit für den Frieden – Versöhnung über den Gräbern, Friedrich-Ebert- Gedächtnisvortrag, Heidelberg, 04.02.2015, verfügbar unter: https://www.volksbund.de/file admin/redaktion/BereichUeberUns/Praesident/Meldungen/2015/150204_Rede_Markus_ Meckel_Friedrich_Ebert_Gedenkstaette.pdf (zuletzt aufgerufen am 11.04.2016). Gerhard Schröder, Entscheidungen – Mein Leben in der Politik, Hamburg, 2006. Pierre-Emmanuel Thomann, „Le couple franco-allemand et la dimension géopolitique de la crise de l’euro“, Hérodote, 4 (2013), n° 151, S. 39-59. Wichard Woyke, Deutsch-französische Beziehungen seit der Wiedervereinigung – Das Tandem fasst wieder Tritt, Wiesbaden, 2004.

Résumé Le 6 juin 2004, en la personne de Gerhard Schröder, un chancelier allemand a par- ticipé pour la première fois aux cérémonies commémoratives du débarquement allié en Normandie. Le fait que l’Allemagne ait été invitée à commémorer avec les Alliés le début de la fin de la domination nazie sur l’Europe est le signe que quelque chose a changé. Ce geste hautement symbolique témoigne-t-il de la fin définitive de la période d’après-guerre, comme l’a indiqué Gerhard Schröder en amont des festivités ? Est-ce l’illustration de la « normalité » retrouvée de l’Allemagne ? Comment cette dernière se présente-t-elle en France soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et quinze ans après la chute du Mur de Berlin et comment y est-elle perçue ? L’objectif de cet article est de tenter de répondre à ces questions.

Abstract On june the 6th 2004, in the person of Gerhard Schröder, a German Chancellor partic- ipated for the first time in the commemorative ceremonies of the Allied landings in Nor- mandy. The fact that Germany has been invited to commemorate the beginning of the end of Nazi domination of Europe with the Allies is a sign that something has changed. Is this highly symbolic gesture showing that the post-war period is definitively finished, as stated by Gerhard Schröder in the runup to the festivities? Is it the illustration of Ger- many’s recovered “normality”? How the Federal Republic is representing itself in France sixty years after the end of World War II and fifteen years after the fall of the Berlin Wall and how is it perceived there? The purposes of this article are to attempt to answer these questions. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 329 t. 48, 2-2016

Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit?

aline Vennemann *

Einführung Dass Sprache, und insbesondere die gesprochene, performativ ist, zählt seit Aus- tins und Searls Sprechakttheorie (1) zu den Standards der pragmatischen Linguistik und zwar auf internationaler Ebene. Wenn die geschriebene Sprache – wie es weitere Beiträge dieses Bandes über die deutschsprachige Presse zeigen – Grenzen überschrei- tend auf einen sprachlich begrenzten Rezeptionskreis meinungsbildend wirkt, wel- chen Einfluss mag dann erst die deutschsprachige Bühne auf ihr Publikum haben? Inwiefern prägt unter den Sprechmedien die Bühnensprache die jeweiligen Landes- einwohner? Vermag sie über regionale bzw. nationale Grenzen hinaus die Öffentlich- keit (espace public) zu beeinflussen und einen Grenzen auflösenden Rezeptionsraum (espace de partage) zu schaffen? Kurz: Ist Deutsch auf der Bühne ein Vektor transnati- onaler Öffentlichkeitsformen oder nicht? Unter „Vektor“ verstehe ich ganz im Sinne der Medizin nicht den Erreger, sondern den „Überträger“ einer Krankheit, also ein Phänomen, das den Zustand eines spezifi- schen Systems (Körpers) augenmerklich zu ändern vermag; in diesem Fall handelt es sich um den öffentlichen Raum, wobei jede Form sozialen Austauschs, die klassen- und altersübergreifend an einem frei zugänglichen Ort wirkt, als „öffentlich“ gilt. Diese Frage stelle ich mir nicht nur als DaF-Lehrerin (2) im täglichen Kontakt mit Schülern und Studierenden, sondern auch als leidenschaftliche Theaterbesucherin deutschsprachiger Inszenierungen im Ausland. Dabei bietet das Elsass ein äußerst

* Professeure agrégée, lycée J.-H. lambert (mulhouse) / docteure en études germaniques, université de Haute-alsace. 1 John Langshaw Austin, How to do Things with Words, Cambridge MA, Havard University Press, 1962; John R. Searle, Speech Acts: An Essay in the Philosophy of Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1969; John R. Searle, Expression and Meaning. Studies in the Theory of Speech Acts, Cambridge, Cambridge University Press, 1979. 2 DaF: Deutsch als Fremdsprache. 330 Revue d’Allemagne spannendes Untersuchungsfeld, insofern nicht nur die nationalen Bühnen wie das TNS in Straßburg oder die Filature in Mulhouse sondern auch kleinere Institutionen von Wissembourg bis St. Louis deutschsprachige Stücke zeigen. Die größeren Büh- nen heben sich dadurch vom nationalen Angebot ab. Zugleich werben sie um eine doppelte Zuschauergemeinschaft, die sowohl aus Frankreich und Deutschland als auch aus der Schweiz in die Theatersäle strömt. Ein Bestreben der aktuellen Politik ist daher frankophone Stücke mit deutschen Untertiteln zu versetzen und deutschspra- chige Produktionen französisch zu untertiteln. Kann man in diesem Sinn von dem Willen sprechen, einen gemeinsamen, transnationalen Zeit-Raum der Öffentlichkeit zu schaffen, der zumindest solange besteht wie die Inszenierung dauert? Dieses Dopplungsverfahren erweist sich als besonders produktiv bei zweisprachi- gen, transnationalen Koproduktionen wie Je te regarde / Ich schaue dich an (3) zwischen dem Theater Freiburg und der Filature in Mulhouse. Unter der Leitung des Schweizer Opern- und Theaterregisseurs Jarg Pataki (4) spielt eine binationale Truppe beidseitig des Rheins ein zweisprachiges Stück mit entsprechenden Untertiteln. Wird auf der Bühne deutsch gesprochen, verdoppeln die Übertitel das Gesprochene durch franzö- sische Schriftzüge; wird jedoch auf Französisch verhandelt, sind die affichierten Texte deutschsprachig. Dies erfordert eine besondere Denk- und Lesegymnastik seitens des Publikums, das sich aus sowohl deutschsprachigen als auch frankophonen Zuschau- ern zusammensetzt (5). Eine andere Resonanz erhalten internationale Produktionen wie das französischsprachige Stück La Mouette des russischen Autors Anton Tsche- chow, das der deutsche Kultregisseur Thomas Ostermeier am Théâtre Vidy-Lausanne im Frühjahr 2016 kreiert hat (6) oder Falk Richters Uraufführung am TNS Je suis Fass- binder im März 2016, das mit französischen Muttersprachlern während der Proben initiiert und geschrieben wurde. Der deutsche Arbeitstext wurde dabei über Nacht ins Französische übertragen, damit ihn die frankophonen Schauspieler am Folgetag einstudieren konnten. Solche extravaganten Projekte sind jedoch abhängig von der Experimentierfreudigkeit und kulturellen Politik der Intendanz und sind in diesem Fall auf ein persönliches Anliegen des Intendanten des TNS, Stanislas Nordey, der selbst Theaterregisseur und Schauspieler ist, zurückzuführen. Schriftsprache (Untertitel) und Bühnensprache konkurrieren dabei nicht mitei- nander, sondern koexistieren und befruchten sich gegenseitig, wie auch die auf der Bühne verhandelten Themen dies- und jenseits des Rheins unterschiedlich aufgefasst und ausgelegt werden. Kann man jedoch deshalb behaupten, dass die Bühnenspra- che Grenzen übergreifend identitätsstiftend auf eine bestimmte, in diesem Kontext transkulturelle und transnationale, Öffentlichkeit wirkt? Vermag Deutsch als Büh- nensprache Einheit bzw. so etwas wie Gruppenzugehörigkeit zu stiften oder löst es eher Distanzierungsstrategien aus? Dieser Frage möchte ich hier so klar wie möglich

3 Die Uraufführung hat am 8. März 2016 in der Filature (Mulhouse) stattgefunden. 4 https://de.wikipedia.org/wiki/Jarg_Pataki 5 Das an die Inszenierung anschließende Publikumsgespräch hat gezeigt, dass sich viele Zuschauer herausgefordert fühlten und eine intellektuelle Leistung vollbringen mussten, um sowohl dem Büh- nengeschehen als auch dem Text zu folgen. 6 Odéon Théâtre de L’Europe, Teatro Stabile Di Torino, La Filature – Scène Nationale Mulhouse, Tap- Théâtre Auditorium de Poitiers. Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit? 331 nachgehen, wobei ich zuerst den Schwerpunkt auf den Normalisierungsprozess des Binnendeutschen setzen werde und anschließend anhand eines pädagogischen Pro- jektes zwischen Hoch- und Oberschule überprüfen.

1. Bühnendeutsch: Zu den Ursprüngen der deutschen Standardlautung Das Beispiel Theater ist nicht völlig aus der Luft gegriffen, sondern es hat mit der deutschen Sprachgeschichte zu tun. 1855 bedauerte Professor Dunker im Schleswig Holsteinischen Schulblatt, dass „Die Schriftsprache […] dem deutschen Volke ein fremdes Idiom“ sei (7). Dies galt umso mehr für die deutsche Lautung, die sich bis heute stärker als im französischen Sprachraum durch Varietäten und Dialekte auszeichnet. Das sogenannte „Standarddeutsch“, bezeichnet lediglich eine normierte Schrift- sprache, die eine Standardlautung bis weit ins 20. Jh. ausschloss. Um der deutschen Lautung gerecht zu werden, müsste vielmehr der Plural deutsche Sprachen benutzt werden oder gar ein Neologismus wie „Varietätendeutsch“. Hochdeutsch, wie es in den Schulen gelehrt und in den Medien gesprochen wird, ist tatsächlich eine Kunstsprache, die das plurizentrische Wesen der deutschen Sprache zugunsten einer einheitlichen Verschriftlichung (die man „Rechtschreibung“ nennt) und Aussprache nivelliert. Stammen auch die ersten Versuche einer solchen Vereinheitlichung aus der Mitte des 18. Jh. (man denke hier z.B. an Carl Friedrich Aichingers Versuch einer teutschen Sprachlehre aus dem Jahr 1754 in Wien), so kann erst Anfang des 19. Jh. von einer ernst- haft angestrebten Standardlautung die Rede sein, und zwar durch keines geringeren Arbeit als Goethes Regeln für die Schauspieler aus dem Jahr 1803. Dieser unterstreicht dort, „das Erste und Notwendigste für den sich bildenden Schauspieler, [nämlich] daß er sich von allen Fehlern des Dialekts befreie und eine vollständige reine Aussprache zu erlangen suche. Kein Provinzialismus taug[e] auf die Bühne! Dort herrsche nur die reine deutsche Mundart, wie sie durch Geschmack, Kunst und Wissenschaft ausgebil- det und verfeinert worden“ (8) (Hervorhebung: A.V.). Jene „reine deutsche Mundart“, die den heutigen Verfechtern deutscher Varietäten, insbesondere im alemannischen Sprachraum, sicherlich die Haare zu Berge stehen lässt, nimmt sich fast ein Jahrhun- dert später der Sprachforscher Theodor Siebs an, wenn er 1898 das erste deutsche orthoepische Aussprachelexikon publiziert. Es richtet sich in erster Linie an herange- hende Schauspieler (9). Wie es das Adjektiv „orthoepisch“ suggeriert, handelt es sich um ein Handbuch, dass die „richtige“, wortwörtlich genommen, „(auf)rechte“ (gr. orthós) Aussprache (gr. epeĩn, „sagen“) zusammenfasst. „Orthoepisches“ Sprechen ist also ein von Regionalismen „gesäubertes“, normiertes Sprechen. Nach welchen Kriterien wurde nun diese Norm festgelegt, zudem zu einem Zeitpunkt, wo die Frage der deutschen Einheit nicht nur auf territorialer, sondern auch auf sprachlicher Ebene gestellt und

7 Zitiert nach Werner Boesch, Norbert Richard Wolf, Geschichte der deutschen Sprache. Längschnitte – Zeitstufen – Linguistische Studien, Berlin, Erich Schmidt Verlag (Grundlagen der Germanistik, 47), 2004, S. 238. 8 Johann Wolfgang von Goethe, Kunsttheoretische Schriften und Übersetzungen, Bd. 17, Berliner Aus- gabe, 1960, URL : http://www.zeno.org/nid/20004855973 (Dialekt, 1 §). 9 TheodorSiebs , Deutsche Bühnenaussprache. Ergebnisse der Beratungen zur ausgleichenden Regelung der deutschen Bühnenaussprache, Albert Ahn (Hg.), Berlin/Köln/Leipzig, 1898. 332 Revue d’Allemagne verhandelt wurde? Spiegelt nicht das Bemühen um eine Vereinheitlichung sprachlicher und kultureller Normen das Bestreben nach politischer Einheit wider? Entspricht die- ses Verlangen nach einer Einheitssprache nicht dem Glauben, dass das Aufbrechen der Isoglossen, also dialektaler Grenzen, auch politische Auswirkungen hat? Diese Hypothese mag tatsächlich dem Handeln der deutschen Klassik zu Grunde liegen oder zumindest das politische Einheitsbestreben der Spätromantik gefördert haben. Wie Goethe orientiert sich auch Siebs an den Idealen der Klassik. Wo höre man gutes Deutsch, wenn nicht auf der Bühne der Klassiker, die Werke wie Lessings Nathan oder Goethes Iphigenie zeigen, welche doch ein „reines Sprechen“ verlangen, „das überall als vorbildlich empfunden werden kann und über dem Landschaftlichen steht“ (10)? Siebs lehnte jedoch die Erstellung einer Norm durch „Schaffung neuer Aus- spracheregeln“ ab. Ganz im Gegenteil war er auf die „Feststellung des bestehen- den Gebrauches“ bedacht (11). Er hausierte deshalb an vielen Bühnen Deutschlands, wo er die phonetischen Eigenheiten sorgfältig notierte. Um die phonetischen Gemein- samkeiten herauszukristallisieren und offiziell handfest zu machen, versammelte Siebs im Anschluss an seine Beobachtungen eine Germanistenkommission, die aus drei Theaterintendanten (also Pragmatikern) und drei Linguisten (sprich Theoreti- kern) bestand. Das Regelwerk wurde schnell zum Standardwerk und bleibt bis heute eine unumstrittene Referenz für jeden Schauspieler und Nachrichtensprecher.

Illustration 1: Deutsche Bühnenaussprache

© BNU 2016

10 Vgl. „Einleitung. Begriff der deutschen Hochsprache“, in: Theodor Siebs, Deutsche Hochsprache. Bühnen- aussprache, hg. von Helmut de Boor und Paul Diels, Berlin, Walter de Gruyter & Co, 1961 (18. Aufl.), S. 1. 11 Ebd., S. 4. Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit? 333

Die hier verwendete 18. Auflage zeugt von diesem Erfolg: Sie trägt nicht mehr den ursprünglichen Titel Deutsche Bühnenaussprache, der die Aussprachenorm auf die Bühne beschränkte, sondern sie weist auf den erweiterten Resonanzraum der Studie hin, die schlichtweg zum Regelwerk der „Deutsche[n] Hochsprache“ promoviert (12). Ein handgeklebter Einschub macht den Leser aufmerksam auf die geplante „Herstel- lung einer Schallplatte, die die wichtigsten Ausspracheregeln des Siebs zusammen mit einer Reihe prägnanter Beispiele“ enthalte; eine Ankündigung, die uns heute schmun- zeln lässt, damals wohl aber als innovativ galt. Sie zeugt von der Modernität und dem Beliebtheitsgrad des Siebschen Standardwerks. Doch was hat nun diese linguistische Errungenschaft mit dem Thema der „Transna- tionalität“ des Deutschen zu tun? Es sollen hier zwei Zitate angeführt werden, die die Eigenheit des Deutschen aus einer diachronischen Perspektive beleuchten. In seinem Monumentalwerk Der Renner beschreibt Hugo von Trimberg (um 1230 geb. – nach 1313 gest.) die deutsche Sprache in ihrer Vielfältigkeit. Sein Text spricht von vielerlei Sprachen („von manigerleie sprâche“): „Swer tiutsche wil eben tihten, Swâben ir wörter spalten, Der muoz sîn herze rihten Die Franken ein teil si valtent, Ûf manigerleie sprâche: Die Beier si zezerrent, Swer wênt daz die Âche Die Düringe si ûf sperrent, Reden als die von Franken, Die Sahsen si bezückent, Dem süln die miuse danken. Die Rînliute si verdrückent, Ein ieglich lant hât sînen site, Die Wetereiber si würgent, Der sînem lantvolke volget mite. Die Mîsener si vol schürgent, An sprâche, an mâze und an gewande Egerlant si swenkent, Ist unterscheiden lant von lande. Oesterrîche si schrenkent, Der werlde dinc stêt über al Stîrlant si baz lenkent, An sprâche, an mâze, an wâge, an zal. Kernde ein teil si senkent“(13). Der damalige rector scholarum aus Bamberg gibt in diesem wortgewaltigen didak- tischen Gedicht (bestehend aus immerhin 25 000 Paarreimen) dem nicht des Latein mächtigen Leser zu verstehen, dass es ebenso wenig eine gleichmäßige Lautung des Deutschen gebe wie gleiche Maße oder Sitten (siehe Fettgedrucktes). Der Renner galt im Spätmittelalter (1250 bis etwa 1500) als Standardwerk des damaligen Wissenstands über Literatur, Musik, Astronomie, Physik und Medizin, das den Leser zur Kenntnis des Allmächtigen führen sollte. Trimbergs sehr anschauliches Porträt der deutschen Mundarten ist für unsere Zwecke bedeutend, insofern diese frühe Bestandsaufnahme durch ein didaktisches Schriftwerk vermittelt wurde. Wenn nun Werner Boesch und Norbert Wolf rund 750 Jahre später (im Jahre 2004) schreiben: (12) (13) „Deutsch ist demzufolge ein Varietätenspektrum – von der Schriftsprache und Stan- dardsprache bis zu dialektnahen Schattierungen – frei verfügbar im Prinzip, gelöst von fixierten Herkunftszuschreibungen. Muttersprachliche ‚Mehrsprachigkeit‘ als mögliches Modell für viele, daneben aber auch Umbau, Abbau, Abwahl von Varietäten“ (14).

12 Th. Siebs, Deutsche Hochsprache (Anm. 10). 13 Hugo von Trimberg, Der Renner, hg. von Gustav Ehrismann, 4 Bde., Stuttgart, 1908-11 (Deutsche Neudrucke. Reihe: Texte des Mittelalters), V. 22253-22276. 14 Boesch/Wolf, Geschichte der Sprache (Anm. 7), S. 228. 334 Revue d’Allemagne

…so könnte man von einer Bekräftigung der mittelalterlichen Darstellung sprechen. Auch Theodor Siebs hat sich mit diesem Varietäten-Spektrum auseinandergesetzt, allerdings ohne es zu bewerten. Sein Ziel bestand nämlich darin, eine gleichmäßige Lautung aufzustellen, die sich am Bühnendeutsch orientieren sollte – also einer bestimmten Ausspracheform, die von einem möglichst breitgefächerten Publikum verstanden würde. Auf diese Weise hoffte er der schriftlichen Norm eineStandard - sprache fürs Ohr entgegenzuhalten.

2. Von Schrift zu Laut: Die Mediatisierung des Deutschen „Wenn mitten in einer tragischen Rede sich ein Provinzialismus eindrängt, so wird die schönste Dichtung verunstaltet und das Gehör des Zuschauers beleidigt,“ schreibt Goethe zu Beginn der Regeln für die Schauspieler (15). Er hatte schon damals den Anspruch, einem Bildungsbürger bzw. gebildeten Publikum zu dienen. Die Sprache der Klassik (1786-1832) verlangte von der Bühne kein Abbild der Rea- lität, sondern eine Harmonie aller das menschliche Leben prägenden Kräfte; die Dar- stellung sollte ethische, ästhetische oder politische Ideale für einen Moment möglich machen oder zumindest möglich erscheinen lassen. Dem Menschheitsideal entspricht daher auch ein sprachliches Ideal, oder besser gesagt eine Idealsprache, die Goethe in seinen Regeln skizziert. Hatte Siebs durch seine Bühnenaussprache die Bühne zur „Lehrmeisterin Deutschlands“ ernannt, so unterstreichen die Verleger der 18. Auflage die „spracherzieherische Kraft“ des „von der Bühne erklingende[n] Wort[es]“ (16). Dort heißt es unverhohlen: „Vorbildliche Sprache auf der Bühne wird immer ein Maßstab der sprachlichen Kultur eines Volkes sein“ sowie „Die ‚reine‘ Sprache der Bühne ist nicht nur ein praktisches oder technisches Anliegen der ‚Fernwirkung‘ oder der Deut- lichkeit, sie ist eine Frage der geistigen Kultur“ (17). Nähert sich auch im Gegenwartstheater die Bühnensprache immer mehr der All- tagssprache – insbesondere in zeitgenössischen, sogenannten postmodernen und postdramatischen Stücken – so tut sie dies innerhalb eines zeitlich, räumlich und sprachlich gesetzten Rahmens, der die zur Schau gestellten Sprechakte klar normiert. Bleibt der Ausruf „Scheiße“ weiterhin ein Missgriff in der Umgangssprache, erhält er auf der Bühne eine andere Funktion: Dort wird er nicht nur absichtlich gebraucht und ist Teil einer Replik, sondern er steht für einen Gemütszustand oder versinnbildlicht eine Gesellschaftsschicht. Nicht anders verhält es sich mit den heutigen Medien (insbesondere dem Radio, das ja die visuelle Ebene nicht bedienen kann), die den Zuhörern eine besondere Sprach- produktion anbieten, eben eine „Standardsprache fürs Ohr“, möglichst homogen, ohne dialektale Tönung, in einem neutralen bis gehobenen Register und grammati- kalisch sowie phonetisch einwandfrei. Exemplarisch dafür sind z.B. die Nachrichten- sprecher, deren Duktus bisweilen unnatürlich wirkt (18).

15 Goethe, Kunsttheoretische Schriften und Übersetzungen (Anm. 8), § 1. 16 Th.Siebs , Deutsche Hochsprache (Anm. 10), S. 11. 17 Ebd. 18 Anders verhält es sich in der deutschsprachigen Schweiz, wo lokale Sender durchaus in der gängi- gen Mundart sprechen oder in Österreich, wo die Sprecher vom „Deutschlanddeutschen“ (wie es Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit? 335

Obwohl Theodor Siebs durch den ursprünglichen Titel betonte, dass sein Anlie- gen nicht darin bestünde, eine allgemeingültige Aussprachenorm im Alltagsleben zu bestimmen, sondern eine verbindliche Norm für das Bühnendeutsch, so hat sein Regelwerk eine breitere Wirkung erzielt, da sie den Forderungen aus dem Bildungs- wesen nahe kam: „Alle öffentliche Rede, nicht nur der kunstgemäße Vortrag von Dichtung, ucha die gebil- dete Rede auf der Kanzel, dem Katheder, dem Rednerpult und im Rundfunk, bedarf einer Pflege der Aussprache und damit eines Anhaltes an bestimmte Regeln“ (19). Gleichzeitig machten sich immer mehr Stimmen hörbar, die eine Ausweitung des initialen Geltungsbereichs der Bühne verlangten, der 1898 vom Deutschen Bühnen- verein in einer Generalversammlung institutionell abgesichert wurde (20). Tatsächlich forderten die Lehrkräfte seit einiger Zeit eine klare Regelung der Sprachproduktion, die als „lautrein“ bezeichnet würde. Schnell hat sein Werk daher die anderen Medien erobert (wie das Radio und den Film…) (21). So rechtfertigt der Germanist bereits 1922 den Titelwechsel mit den einleitenden Worten: „Durch lange sorgfältige Pflege hat sich auf der Bühne eine besonders reine Aussprache des Deutschen herausgebildet. Die Forderung, daß hier die Werke in einheitlicher Form dargestellt werden, und die Wechselwirkung der verschiedenen Theater aufeinander haben schon seit langer Zeit dazu geführt, daß die Aussprache der Bühne fester geregelt ward als diejenige aller anderen Kreise. Während nirgends im deutschen Sprachgebiete eine mustergültig zu nennende Ausspra- che herrscht, bietet uns die deutsche Bühnenaussprache – wenn wir von ihrer vor allem auf die Deutlichkeit und starke Affekte berechneten Eigenart absehen – eine Richtschnur, die in der Wissenschaft und Kunst anerkannt und auch für andere Gebiete deutscher Sprach- pflege, namentlich durch die Schule nutzbar zu machen ist. – Die deutsche Bühnenaus- sprache kann in diesem Sinne als deutsche Hochsprache bezeichnet werden“ (22). Es geht also indirekt um eine Spracherziehung, die nicht nur das geschriebene Wort (also Wortwahl, Syntax, Rechtschreibung, usw.), sondern auch das gesprochene betrifft – und dies im Namen einer wünschenswerten Vereinheitlichung,ie d regionale Spaltungen und Differenzen (von den Mundarten angefangen) überwindet. Wenn dieses Beispiel zwar noch keinen Beweis für „Transnationalität“ liefert, so bezeugt es dennoch die Anfänge einer gewissen „Transregionalität“, oder „Über- regionalität“, innerhalb eines kulturpolitischen Entwurfes des deutschen Rau- mes, der sich als geschlossener Sprachkörper (Reich) auch seinen Nachbarländern

dort bisweilen heißt) in den Dialekt verfallen. Allerdings sind nationale Programme und Nach- richten allgemein im Standard. Mehr dazu: http://derstandard.at/2000032954669/Oesterreichi- sches-Deutsch-Im-ORF-soll-es-auch-ein-bisschen-serbeln; http://orf.at/stories/2330933/2329827/; http://www.oedeutsch.at/ (abgerufen: 11.05.16). 19 Th.Siebs , Deutsche Hochsprache (Anm. 10), S. 2. 20 Der Deutsche Bühnenverein hatte im Anschluss an die Kommission die „Regeln für die Bühne als Richtschnur für die deutsche Aussprache“ empfohlen. Vgl. Deutsches Aussprachewörterbuch, „Geschichte, Grundsätze und Methoden der Ausspracheregelung in Deutschland – Die Standardspra- che in Deutschland“, hg. von Eva-Maria Krech, Eberhard Stock, Ursula Hirschfeld, Lutz Christian Anders, Berlin, Walter de Gruyter, 2010, S. 10. 21 Th.Siebs , Deutsche Hochsprache (Anm. 10), S. 2-3. 22 Ebd., S. 3. 336 Revue d’Allemagne gegenüberzustellen vermochte (23). Der Nationalisierungsprozess ist damit auch ein Prozess des Ausschlusses der anderen (Nichtsprecher). Man kann sich daher fragen, inwieweit solch eine Maßnahme identitätsstiftend wirkt, und dies nicht im exklusi- ven, sondern im inklusiven Sinn. Der am Norddeutschen und an der Schriftsprache orientierte Aussprachekatalog sollte vorerst die innerdeutschen Varianten im Sprachgebrauch, dialektale Färbun- gen und Varietäten des Deutschen nivellieren, die damals (bisweilen noch heute) ein Obstakel für Kommunikation und Austausch im öffentlichen Raum bild(et)en. Die sprachliche Nivellierung hatte wohl auch eine kommunikationsfördernde Funktion, die durchaus mit der klassischen Vorstellung einer ethisch-ästhetischen Erziehung durch Kunst und Theater vergleichbar ist (24). Geht man von den bis heute im deutschen Sprachraum herrschenden Isoglossen aus, kann man deshalb sagen, dass Goethes und Siebs Bemühungen um eine „gute“ und „richtige“ Aussprache eine Art „inszeniertes“ Deutsch geradezu promoviert haben. Darüber hinaus hat sich dessen performative Wir- kung rasch bemerkbar gemacht; denn knapp zwanzig Jahre später ist das norddeutsche Regelwerk zum Standardwerk der deutschen Aussprache geworden, das bis heute nicht nur ein Wegweiser für die Kunst, sondern auch für Wissenschaft, Politik und Bildungs- wesen geblieben ist (25), und als Referenz für Deutschlehrer im Ausland gilt. Dies zeigt ein genauer Blick auf die Druckgeschichte des Werks, auf die ich hier jedoch nur begrenzt eingehen kann. Das Werk wurde zwischen 1901 und 1905 in einer Kursfassung neu aufgelegt (26). 1907 wird es auf seine Stichhaltigkeit hin überprüft. Die Forderung stammt von der Genossenschaft Deutscher Bühnenangehöriger: Fragebögen werden an rund 200 deutsche Bühnen versandt; nach Eingang der Antworten wird eine Prüfungskommission in den Kammerspielen des Deutschen Theaters im März 1908 einberufen, die sowohl aus Bühnenkünstlern, Vortragslehrern, Wissenschaftlern und Siebs und Sievers bestand: „Das Werk ging aus dieser Überprüfung so gut wie unan- getastet hervor; nur in wenigen Punkten wurde es geändert oder eine Formulierung schärfer gefaßt“ (27). Die 4. Auflage erscheint mit einem Aussprachewörterbuch und wird vom Patronat des Deutschen Bühnenvereins sowie der Genossenschaft Deutscher

23 Der im Zweiten Reich begonnene Nationalisierungsprozess durch Sprachvereinheitlichung akzentu- ierte sich unter der Ägide des Nationalsozialismus, der den „nordischen Menschen“ nicht nur durch Sprache erzeugen wollte. 24 Gemeint sind die Bestrebungen Schillers mit seinen Schriften über die Erziehung des Menschen durch Ästhetik und insbesondere das klassische Theater. Vgl. Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éduca- tion esthétique de l’homme / Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen, Paris, Aubier, 2014. In dieser bilingualen Veröffentlichung stellt Schiller seine Vorstellung des Schönen vor sowie seine Gedanken über eine mögliche Lösung der politischen Unruhen, die die Französische Revolution her- vorgerufen hatte. Seine Spekulationen über die Ästhetik sollen nicht nur der Staatsreform dienen, sondern auch zum allgemeinen Glück der Menschheit führen. 25 „Allein das Werk hat sich durchgesetzt und in all seinen Teilen als sehr standfest gezeigt. Es wurde nicht nur bei der Bühne und in der Wissenschaft bald als das maßgebliche Werk für alle Fragen der Aussprache anerkannt, es wirkte über den engen Kreis seines Ursprungs hinaus in die Schule und in alle bewußte Sprachpflege und Sprecherziehung hinein.“ Th.Siebs , Deutsche Hochsprache (Anm. 10), S. 20. 26 Vgl. Grundzüge der deutschen Bühnenaussprache. 27 Th.Siebs , Deutsche Hochsprache (Anm. 10), S. 21. Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit? 337

Bühnenangehöriger betrieben. Seitdem hat es bis ins letzte Viertel des 20. Jh. keine wirkliche Neubearbeitung gegeben. Erst nach dem Tode Theodor Siebs 1941 sowie nach dem Ende des 2. Weltkrieges initiiert der Deutsche Verein für Sprechkunde und Sprecherziehung eine Aufarbeitung und Modernisierung des Werkes. Allerdings erfolglos – denn bis 1969 bleibt die „Regelung der alten Bühnenaussprache im wesent- lichen unverändert beibehalten“ (28). Nun stellt sich die Frage, ob und inwiefern solche Aussprachreformen einen homo- genen interregionalen Rezeptionsraum schaffen können, der über nationale Grenzen hinaus identitätsstiftend wirkt. War die Normalisierung der deutschen Sprache im ausgehenden 19. Jh. Teil eines innerpolitischen Nationalisierungsbestrebens (29) (ein Land = eine Sprache), das insbesondere von den öffentlichen Erziehungsinstanzen wie der Schule (oder eben dem Theater) getragen und gefördert wurde, und somit an die Frage des „Deutschen“ gekoppelt war, so hat sie im Laufe des 20. Jh., im Kontext der zwei Weltkriege und der anschließenden Internationalisierung, wohl andere Dimensi- onen gewonnen, wie z.B. die eines verstärkten Sendungsbewusstseins von Sprache und Kultur. So erfüllt die Lehre einer normierten Sprache im Ausland durchaus die Funk- tion, in sprachlich festgelegter Form die gesellschaftlichen Gepflogenheiten und Kom- munikationsformen zu vermitteln. Dabei werden dann tatsächlich die Landesgrenzen überschritten und ein weiterer, diesmal transnationaler Rezeptionsraum geöffnet.

3. Probebeispiel Schule: zwischen Theaterpraxis und Gedenken – zweisprachige Schüler auf der Bühne (30) „Besonders wichtig ist die ‚Hochsprache‘ im Unterricht für Ausländer. Wer [die deutsche] Sprache erlernt, muß von Anfang an zu einer reinen Aussprache erzogen werden“, heißt es in der 18. Auflage des Siebschen Werkes (1961): „Der Lehrer, der Ausländer zu unterrichten hat, muß sich in seiner eigenen Aussprache vor allem gewissenhaft an die Regeln der Hochsprache halten. Denn hier ist die vernachläs- sigte oder mundartlich gefärbte Aussprache des Lehrers besonders verhängnisvoll, da sie unkontrolliert als Vorbild hingenommen und nachgeahmt wird. Der lernende Ausländer wird sich aber auch selber an den Normen [der] ‚Hochsprache‘ und ihren phonetischen Hinweisen bilden und kontrollieren müssen“ (31). Der Alltag eines Lehrers zeigt jedoch, dass die Forderung nach der sog. „Hochspra- che“ nicht nur Teil der Fremdsprachenausbildung ist, sondern von den Lernenden erwartet wird. Dialekte verunsichern und Varietäten stoßen manchmal auf Unver- ständnis – wie es nun am Beispiel eines viermonatigen mehrsprachigen Schulprojek- tes offengelegt werden soll.

28 Vgl. 15. Auflage 1957. 29 Und zwar des Zweiten Kaiserreiches. 30 In diesem letzten Teil meiner Ausführungen versuche ich mit theoretischer Distanz meine eigene Arbeit betrachten. Das Projekt wird in ähnlicher Variante weitergeführt, so dass der Arbeitsprozess im Fokus steht, der akute Überlegungen widerspiegelt und noch keine endgültigen Ergebnisse zu Rede stellt. 31 Th.Siebs , Deutsche Hochsprache (Anm. 10), S. 10. 338 Revue d’Allemagne

Deutschlernende aus unterschiedlichen Oberschulen, darunter die AbiBac-Schü- ler (32) des Lycée Jean-Henri Lambert, sowie der oberrheinischen Universität in Mul- house haben sich mit teils unveröffentlichten Schriften aus dem ersten Weltkrieg auseinandergesetzt (33). Darunter befanden sich sowohl Bänkelsänge als auch Wiegen- lieder, Briefe, Novellen, Gedichte und Erinnerungen von hauptsächlich elsässischen Soldaten an der „Ostfront“ – aus deutscher Sicht war es die „Westfront“ – oder von Zivilisten, die die Erlebnisse aus dem Krieg eindrucksvoll schildern. Da das Elsass im ausgehenden 19. Jh. erneut Teil Deutschlands wurde, sind die meisten Texte aus damaliger Zeit in deutscher Sprache verfasst (34). Ziel des Kooperationsprojektes war es, diese Zeitdokumente auf unterschiedlichste Weise zum Sprechen zu bringen, d.h. ihnen Stimme zu verleihen, sie facettenreich zu vertonen und anschließend aufzuführen. Ein mehrsprachiges Lehrerkollektiv, das sich aus Muttersprachlern unterschiedlicher Varietäten des Deutschen (Öster- reichisches Deutsch, Elsässisch und Norddeutsch bzw. „hochdeutsche“ Standard- lautung) sowie aus Germanisten französischen Ursprungs zusammensetzte, hat dabei die Lernenden im Alter von 14 bis etwa 24 Jahren allwöchentlich betreut. Das Sprachniveau der Schüler erstreckte sich vom gelegentlichen B1-Sprecher bis hin zum komplexere Strukturen beherrschenden C2-Sprecher. Außerdem gab es einige

Illustration 2: Selbstentworfener Flyer der Studierenden der Licence 1 allemand 2014-15 für den 15. Mai (Es handelt sich um einen Kriegshelm aus dem Privatbesitz einer Studierenden, deren Großvater im Stellungskrieg im Einsatz war.) 2015 Novatris ©

32 „Abi-Bac“ bezeichnet eine bilinguale Oberstufe, am Ende derer die Oberschüler sowohl das deut- sche Abitur als auch das französische Baccalauréat absolvieren. URL: http://www.education.gouv.fr/ cid20998/l-abibac.html 33 Die Texte stammten aus dem Privatbesitz des lokalen Künstlers und Lieddichters Daniel Muringer und wurden in gemeinsamer Absprache je nach Altersgruppe und Bildungsstand ausgewählt. 34 Die meisten Elsässer haben tatsächlich auf Deutsch geschrieben; allerdings gab es auch viele, die sich des Französischen bedienten. Neben den elsässischen Egodokumenten wurden daher auch Lieder und Gedichte von Deutschen und Franzosen behandelt. Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit? 339

Muttersprachler des alemannischen und elsässischen Sprachraumes. Umgangssprache und Lehrsprache war daher Hochdeutsch. Auf disziplinärer Ebene siedelte das Pro- jekt zwischen Geschichte, Landeskunde, Deutschunterricht und Langues et Cultures Régionales (LCR) an. Parallel dazu verlief ein Übersetzungsseminar (Version/Deutsch- Französisch) für Bachelorstudierende, deren Ergebnisse am 15. Mai 2015 durch ihre Kommilitonen im Audimax der Universität aufgeführt wurden. Obwohl das Thema die Darsteller direkt betraf, insofern die vier (35) kooperierenden Strukturen aus dem Umkreis von Mulhouse stammten, und von lokaler Bedeutung war durch die Nähe zum Hartmannsweilerkopf – einem der Hauptschauplätze des Stel- lungskrieges an der Westfront, wo noch heute das Labyrinth der Gräben ungeschützt zu sehen ist (36), und der im elsässischen Familiengedächtnis tief verankert ist – stießen meine Kollegin (37) und ich immer wieder auf Widerstände aller Art: – Widerstand gegen das ungewöhnliche Arbeitsmaterial oder die ungewohnte Arbeitsweise (singen, musizieren, deklamieren, darstellen, szenischen Lesen, usw.), – aber auch Ablehnung der Mundarten: alles, was von der bekannten Schulnorm („Hochdeutsch“) abwich, führte bei einigen Lernenden zu Unverständnis und blo- ckierte sie bisweilen. Die ungewisse und oftmals doch ungewohnte Lautung der elsässischen oder badi- schen Mundart sowie die variable Rechtschreibung der ausgewählten Egodokumente, Textfragmente und Lieder verunsicherten sichtlich Schüler und Studierende, die es gewohnt waren, in hochdeutschen Aussprache- und Schreibnormen zu arbeiten. Sie wirkten auf den ersten Blick befremdlich. Hier sei angemerkt, dass es für viele Ler- nende der erste „mündliche“ und schriftliche Kontakt mit derelsässischen Varietät war. Jedoch bereits mit dem Elsässisch vertraute Sprecher (die aus dem Norden, Süden und der Mitte des Elsass stammten) blühten sichtlich auf und offenbarten ihren Mit- schülern/Kommilitonen eine ganz andere, oftmals intime, Seite. Spannend war eben- falls der dialektale Austausch zwischen Sprechern aus der alemannischen Schweiz, dem Sundgau oder dem Niederelsass, die die Texte nun von einem Dialekt in den ihri- gen übersetzten oder sich den Dialekt des Autors aneigneten. Bezüglich der eingangs gestellten Frage, kann man also sagen, dass der Umgang mit der ungewohnten deut- schen Sprachvarietät parallel zur gewohnten Hochdeutschen sowohl identitätsstiftend wirkte als auch Abgrenzungsprozesse auslöste. Mit der Zeit gewöhnten sich die meisten nicht nur an die Sprache des vergange- nen Jahrhunderts, sondern sie eigneten sich die Texte an, und zwar individuell sowie kollektiv. Die Aneignung verlief einerseits über das allmähliche Begreifen der ange- rissenen Konzepte, andrerseits über die Verkörperung (das Nachspielen und Empfin- den) der geschilderten Szenen und Emotionen, sowie über das Sprechen selbst, d.h. über die Vergegenwärtigung der Texte durch Aussprache und Spiel. Die persönliche Aneignung und kollektive künstlerische Umsetzung erfolgte daher nicht nur unter

35 Neben dem Lycée J.-H. Lambert und der Université de Haute-Alsace nahmen die zwei Gymnasien aus Guebwiller, das Lycée Kastler und das Lycée Deck, an der Veranstaltung teil. Im Rahmen dieser Studie beziehe ich mich jedoch auf meine persönlichen Erfahrungen mit den Schülern und Studierenden. 36 Siehe: www.memorial-hwk.eu ; www.ahwk.fr ; www.hartmannswillerkopf.e-monsite.com 37 Nina Kulovics, ÖAD-Lektorin an der Université de Haute-Alsace; seit September 2016, Doktorandin bei Novatris. Wir arbeiten seit 2014 im Teamteaching. 340 Revue d’Allemagne der Anleitung der Lehrkräfte, sondern wurde durch einen lokalen Musiker und Dich- ter (namens Daniel Muringer) unterstützt, der des Elsässischen mächtig war und für die jungen Akteure Partituren schrieb. Auf diese Weise haben sich die Spieler (die zeitweise selbst Zuschauer waren) mit einem komplexen Kapitel der lokalen Geschichte auseinandergesetzt, die sich in einen ihnen zuvor bekannten Kontext schrieb. Die historische Aufarbeitung haben sie aber nicht in der Muttersprache (Französisch), sondern in einer Fremdsprache (Hoch- deutsch bzw. „Varietätendeutsch“) geleistet, die ihnen neue Perspektiven (mögliche Blicke auf den Frontenkrieg) erschlossen hat. Zudem hat sich durch konkrete Arti- kulierung der Kriegsschriften eine andere Wahrnehmung der fernen Epoche – des Krieges – ergeben. Nicht nur das Publikum, sondern auch die Spieler bzw. Sprecher selbst waren sichtlich ergriffen. Dabei spielte der Aufführungsort selbstverständlich eine wichtige Rolle: Wir hatten einen Hörsaal ausgewählt, der über eine kleine Bühne verfügt. Wissenschaft, Kunst und Pädagogik waren auf diese Weise gleichsam vertreten. Ferner evoziert die Auf- führungssituation den Ausgangspunkt von Theodor Siebs: Ein Wissenschaftler nimmt an einer künstlerischen Darbietung teil, um daraus einen pädagogischen Gewinn zu ziehen… offen bleibt dabei, ob der Linguist tatsächlich Freude an der Aussprache des Deutschen als Fremdsprache in seiner Dialekt- und Aussprachevielfalt auf der impro- visierten Bühne der oberrheinischen Universität gehabt hätte.

Illustration 3: Endszene der Veranstaltung am 15. Mai 2015 im Amphi Weiss, UHA/Illberg

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Handelt es sich hierbei um ein pädagogisch ausgerichtetes und kein reines Kunst- projekt, so belegt dieses Beispiel dennoch die These des Theaterwissenschaftlers Fred- die Rokem, der in Geschichte aufführen schreibt: „Der Begriff des Aufführens von Geschichte betont die Gegebenheit, dass der Schauspie- ler, der eine historische Gestalt auf der Bühne aufführt, in gewissem Sinn ebenfalls zu Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit? 341

einem Zeugen des historischen Ereignisses wird. Als Zeuge muss der Schauspieler nicht unbedingt nach völliger Neutralität oder Objektivität streben, um es den Zuschauern, den ‚Umstehenden‘ im Theater, zu ermöglichen, zu sekundären Zeugen zu werden, zu ver- stehen und insbesondere sich ‚ein Urteil [zu] bilden‘ über die Kräfte, die die Unfälle der Geschichte gestaltet haben. Nicht einmal die Fakten über die Vergangenheit sind völlig ‚rein‘ oder unzweideutig; sie können auf verschiedenen Ebenen angefochten werden, insbe- sondere wenn sie aus der allmählich zunehmenden Zeitperspektive betrachtet werden“ (38). Der Zugang zu den dramatischen Erlebnissen an der Front verlief in diesem Pro- jekt weniger über die Gestik und das darstellerische Spiel als über die Aneignung der jeweiligen Sprache (z.B. Colmar-Elsässisch im hochdeutschen Lehrkontext), über ihre Verlautbarung und Resonanz im Körper der Sprecher sowie auf der Bühne des Hörsaals (und zwar auf Elsässisch mit französischen und hochdeutschen Untertiteln). Zu betonen sei ebenfalls, dass der vermeintliche Lesesaal eben gerade durch diese Darbietung zum Auditorium – also Hörsaal – wurde; nicht nur das Publikum (eine kunterbunte Mischung aus Geschwistern, Eltern, Großeltern, Freunden, Mitschülern, Kommilitonen, Kollegen usw.), sondern auch die Performer selbst sind innerhalb der Inszenierung zu Sekundärzeugen des Zeitgeschehens im Brecht’schen Sinne des Wor- tes geworden. Dieser Eindruck wurde durch auf eine Leinwand projizierte Egodoku- mente und Live-Vertonungen bestärkt. Festhalten möchte ich schließlich, dass nicht nur während der Proben im Deutsch- und Phonetikunterricht eine wahre Gruppendynamik entstand, die es vielen (wenn auch nicht allen) ermöglichte mentale und körperliche Hemmschwellen zu über- winden, sondern auch ein wachsendes Zugehörigkeitsgefühl, das durchaus als transregionale (deutsche Varietäten) und transnationale (deutsch-französische) „Sprachgemeinschaft“ bezeichnet werden darf, die ein kollektives Erinnerungspoten- tial verbirgt. Insofern hat die Aufführung der Kriegsschriften eine vergängliche, aber augenblicklich gegenwärtige Erinnerungsgemeinschaft geschaffen.uch A hier besteht ein Bezug zu Rokems Studie: „Folglich ist jedes Verfahren, eine Version dessen, was geschehen ist, zu erzählen oder auf- zuschreiben, eine Form, Geschichte aufzuführen und jene Vergangenheit zu neuem Leben zu erwecken“ (39). Als „transnational“ kann in diesem Fall die Brückenfunktion der Hochsprache zwischen den Mundarten qualifiziert werden, einerseits zwischen den deutschen Varietäten auf der Textebene (hauptsächlich Varianten des Elsässischen und Badi- schen), andererseits auf der Ebene des Spiels, also der sprachlichen Umsetzung (hier- bei kamen andere Varianten wie z.B. Österreichisch-Deutsch oder Schweizerdeutsch in den Einsatz). Der künstliche, kodifizierte Rahmen des Spiels und die performative Natur der Sprechhandlungen ermöglichten kurzzeitig einen kollektiven Vergegenwärtigungs- prozess einer transregionalen (deutsch-elsässischen), aber auch transnationalen (deutsch-französischen) Vergangenheit, die in einen öffentlichen ildungsraumB

38 Freddie Rokem, Geschichte aufführen. Darstellungen der Vergangenheit im Gegenwartstheater, aus dem Engl. übersetzt von Matthias Naumann (Performing History. Theatrical Representations of the Past in Contemporary Theatre, University of Iowa Press, 2000), Berlin, Neofelis Verlag, 2012, S. 33. 39 Ebd., S. 34. 342 Revue d’Allemagne

(Gymnasium und Hochschule) wiederkehren und wachsen durfte. Der dabei geöff- nete Erinnerungsraum nahm eine besondere Dimension an, da die territoriale und/ oder sprachliche Zugehörigkeit der elsässischen Einwohner, die seit der Französischen Revolution bekanntlich viermal gewechselt hat, sich auch in ihrem Umgang mit Dia- lekt und Sprache reflektiert.

* * * Inwiefern zeigen nun die vorherigen Überlegungen, dass das Bühnendeutsch ein transnationales Potential verbirgt oder gar Vektor einer transnationalen deutschen- sprachigen Öffentlichkeit ist? Tatsächlich ist das viel verwendete djektivA nicht ein- deutig; es lässt sich etymologisch auf eine gemeinsame Eigenschaft zurückführen, die das Präfix trans- beinhaltet, und die von mindestens zwei Nationen (in unserem Fall Deutschland und Frankreich) geteilt wird. In diesem Sinn unterscheidet es sich von dem Adjektiv „supra-national“, zu Deutsch übernational, das meistens eine politi- sche Macht bezeichnet, die sich über den nationalen Mächten befindet (z.B. die EU). Zudem sollte es nicht mit seinem Zwilling „international“ verwechselt werden, der ein Phänomen (eine Institution) zwischen (inter = entre) Staaten hervorhebt (z.B. die UNO). Transnational ist also etwas, was die territorialen Grenzen von politischen Einheiten überschreitet, ohne dabei die dort geltenden Regeln außer Kraft zu setzen oder zu unterlaufen. Es hat intrinsisch mit Gemeinsamkeit in der Differenz, Einheit in der Vielfalt zu tun und schreibt sich daher in einen Globalisierungsprozess, der landesspezifische Eigenheiten nicht aushebelt. Durch ihre plurizentrische Natur erscheint mir die deutsche Sprache als ein mög- licher Faktor für Transnationalität; sowohl innerhalb Deutschlands, zwischen Bun- desländern, als auch außerhalb, wie im elsässisch-französischen Sprachraum. Nach Betrachtung der Entwicklung des Hochdeutschen bzw. der deutschen Standardlau- tung mag sogar der Gedanke eines „dialektalen Föderalismus“ einleuchten. An dieser Stelle soll eine Gleichung gewagt werden, die die vorigen Erläuterungen bekräftigt:

1.a) Langage / 2.a) La langue nationale / 3.a) la parole (actes de parole) / Sprache als Kommunikationssystem Landessprache Sprachliche Äußerungen 1.b) régime politique dominant une zone / 2.b) Un pays délimité / 3.b) lieu ou endroit particulier / Regierungsform; -tendenz Ein begrenztes Land Ein bestimmter Ort

In Worte gefasst entspräche der Sprache als Kommunikationssystem (langage) die Struktur einer politischen Regierungsform, während die Landessprache (langue) den Nationalcharakter eines begrenzten Landes nahe käme; schließlich könnte man die einzelnen sprachlichen Äußerungen mit einem bestimmten Ort oder Raum verglei- chen (wie Isoglossen sie z.B. eingrenzen). Eine transnationale Funktion hat also die deutsche Hochsprache in ihrer Standard- lautung auf der Bühne: von dort wurde sie nicht nur bezogen, sondern auch verbreitet; man kann sie sozusagen als das „transische“ bzw. „gemeine“ Element bezeichnen, das Mundarten und Varietäten miteinander teilen. Sie ermöglicht aber auch so etwas wie eine kulturelle Identität, die Grenzen über- schreitendes Erinnern und Gedenken ermöglicht. So paradox es klingen mag, bricht Deutsch auf der Bühne: Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit? 343 das „Bühnendeutsch“ Fronten auf, wie es das Wortspiel des von Schülern gewählten Titels für das Projekt typographisch zeigt: (É)cri(t)s de guerre → Cris de guerre Im Krieg schrei(b)en → Im Krieg schreien

Illustration 4: Plakat der Schüler und Studierenden

© Novatris 2015 Bei dieser Aufführung wurde ein interkultureller und transnationaler Resonanz- raum geschaffen, der erhört bzw. gehört werden sollte. Daher seien jene Zeilen zukünf- tigen Projekten gewidmet, welche die „Trans-Formation“ (40) eines deutschsprachigen öffentlichen Partizipations- und Kooperationsraumes weiterführen möchten.

40 Im wahrsten Sinne des Wortes – geteilte Bildung als Motor des Wandels. 344 Revue d’Allemagne

Zusammenfassung Die vorliegende Untersuchung handelt von Identitätsbewegungen, inter- bzw. trans- nationalem Gedächtnis, schriftlicher und mündlicher Produktion und deren Rezeption im öffentlichen Raum. Dabei wird der Frage nachgegangen, was eigentlich transnati- onal bedeutet, insbesondere in Zusammenhang mit der Öffentlichkeit. Als möglicher transnationaler Raum wird hier der französisch-deutsche Sprachraum betrachtet. Die- ser Beitrag hat dabei eine Brückenfunktion, insofern er sowohl den deutschsprachigen als auch einen möglichen transnationalen Raum unter dem Blickwinkel der Performanz im Rahmen der Öffentlichkeit in den Fokus nimmt.

Résumé Cette étude se consacre aux mouvements identitaires, à la mémoire internationale, voire transnationale de la production écrite et orale ainsi qu’à sa réception dans l’espace public. Nous nous demanderons en particulier ce que l’adjectif « transnational » peut recouvrir, notamment dans le cadre de l’espace public. L’espace franco-germanophone sera considéré comme étant l’un des espaces transnationaux possibles. Ce faisant, nous tâchons de penser et relier à la fois l’espace germanophone et l’espace transnational sous l’angle de la performance dans l’espace public.

Abstract This study focuses on identity movements, forms of international or transnational memory in written and oral production and its reception in public space. Our main question is about the signification of the adjective “transnational”, particularly in the context of public space. The French-German-speaking area will be considered one of the possible transnational spaces. In doing so, we try to think and link together the Ger- man-speaking area and the transnational space under the perspective of performance in public space. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 345 t. 48, 2-2016

Le journal Arbeiterstimme, un espace public germanophone dans la Pologne de 1956 ?

Pascal Fagot *

Staline venait tout juste de décéder quand, en juin 1953, après avoir protesté contre les augmentations des rythmes de travail, les ouvriers de la Stalinallee à Berlin-Est réclamèrent pour la RDA des réformes politiques. Trois ans plus tard, en 1956, dans un discours secret rapidement rendu public, Khrouchtchev dénonçait le stalinisme comme système dictatorial et criminel. La même année, les Polonais et les Hongrois proclamaient à voix haute leur profonde insatisfaction quant à leur situation économique et politique. Mais tandis que le mou- vement de protestation hongrois était violemment réprimé par les chars de l’Union soviétique, les Polonais parvenaient à imposer le retour de Władysław Gomułka à la direction du parti communiste, dont il avait été chassé en 1948 pour « déviation- nisme » nationaliste. Quand, dans un discours resté célèbre, Władysław Gomułka s’adressa le 25 février 1956 à la population de Varsovie (1), ils étaient nombreux parmi le public à croire que la Pologne pourrait recouvrer la plus grande partie de son indépendance, à espérer que, dans le contexte donné, elle reprendrait son histoire en mains et s’inventerait un type de communisme dont elle pourrait au moins choisir la forme. On voulait édifier un État qui, tout en étant socialiste, n’en serait pas moins le lieu d’une démocratie qu’on dirait polonaise et qui serait fondée sur la liberté de pensée et d’expression. Cinquante années plus tard, le philosophe Leszek Kołakowski se souvient : « En juin et en octobre [1956], le parti élut, malgré l’opposition de Moscou et dans une atmos- phère d’enthousiasme populaire général, un nouveau dirigeant qui, comme beaucoup de gens le croyaient à tort, rétablirait l’ordre démocratique et même la souveraineté du pays » (2).

* Professeur à l’université de strasbourg, ea 1341 Études germaniques. 1 https://www.youtube.com/watch?v=pwQTHsMSDF8 (23.06.2016). 2 Georges Mink, Marc Lazat, Mariusz J. Sielski (éd.), 1956, une date européenne, Lausanne, Noir sur Blanc, 2010, p. 148. 346 Revue d’Allemagne

Dans cette Pologne mouvementée et protestataire de 1956, la population germano- phone était encore nombreuse. On estime généralement à douze millions le nombre des Allemandes et Allemands qui, dans des conditions souvent très difficiles, avaient, après 1945, dû rejoindre l’Allemagne dans ses nouvelles frontières (3), mais, selon les sources et la façon dont on définissait la population allemande, ils étaient encore entre 120 000 et un million qui continuaient de vivre en République populaire de Pologne (4). Les uns avaient été contraints d’y demeurer parce qu’ils disposaient de compétences professionnelles indispensables à la remise en marche de l’économie polonaise, les autres avaient réussi à échapper à l’expulsion pour vivre dans ce qu’ils voulaient conti- nuer de considérer comme leur Heimat, mais ils se demandaient maintenant, en 1956, s’ils avaient autrefois fait le bon choix. Ils savaient en effet que l’Allemagne occiden- tale avait entamé un miracle économique dont la Pologne ne pouvait que rêver, et ils avaient appris que, indépendamment de ce qu’ils avaient acquis ou non la citoyenneté polonaise, ils seraient encore longtemps perçus et traités comme les anciens citoyens d’un État vaincu et détesté. Avant d’aborder le problème que nous voulons traiter ici de l’existence d’un « espace public » germanophone dans la Pologne de 1956, nous définirons avec Bernhard Peters l’espace public comme « sphère dans laquelle les citoyens d’une communauté politique démocratique réfléchissent librement et publiquement à la façon dont ils veulent régler les affaires publiques » dans un esprit de discussion, d’échange intellectuel et de res- pect mutuel (5). Mais nous savons bien que, au-delà de cette définition dont les forums publiés sur Internet nous révèlent à quel point elle est utopique, les débats et discus- sions politiques donnent souvent lieu à de vifs conflits et controverses – Nancy Fraser parle d’« arène discursive » (6) –, aussi, nous complèterons cette conception de l’espace public par une remarque de Nilüfer Göle, qui explique en juin 2014 : « Comme au théâtre, l’espace public représente le lieu où les différents acteurs, les nouveaux arrivés apparaissent sur scène et apprennent à jouer une pièce ensemble ; ils se retrouvent dans le consensus, mais aussi dans la confrontation […]. La sphère publique, comme le théâtre,

3 Cf. Klaus J. Bade, Pieter C. Emmer, Leo Lucassen, Jochen Oltmer, Enzyklopädie. Migration in Europa vom 17. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Munich, Wilhelm Fink, 2010, p. 158 : environ 18 000 000 d’Allemands vivaient avant 1939 dans les régions du Reich allemand intégrées après 1945 dans les territoires de la Pologne et de l’Union soviétique (« Reichsdeutsche ») et en dehors des fron- tières du Reich (« Volksdeutsche »). En ce qui concerne ce deuxième groupe, le chiffre varie selon que le critère retenu est celui de la nationalité (langue et culture) ou de la citoyenneté et a fait l’objet de controverses et contestations, notamment de la part de la Pologne. Parmi cette population dite alle- mande, 12 000 000 auraient fui ou auraient été expulsés vers l’Allemagne dans ses nouvelles frontières de 1945 (République fédérale d’Allemagne et République démocratique allemande), 500 000 vivraient en Autriche et dans d’autres États, dont la Pologne – ce sont ces derniers qui nous occupent ici. 4 Dariusz Stola, Kraj bez wyścia? Migracje z Polski 1949-1989, Varsovie, Instytut Pamięci Narodowej, 2010, p. 67. 5 Bernhard Peters, Der Sinn von Öffentlichkeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Taschenbuch, 2007, p. 69 : « Sphäre öffentlicher, ungezwungener Meinungs- und Willensbildung der Mitglieder einer demo- kratischen politischen Gemeinschaft über die Regelung der öffentlichen Angelegenheiten », « Gleichheit und Reziprozität », « Offenheit für Themen und Beiträge », « diskursive Struktur der Kommunikation ». 6 Nancy Fraser, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », CNRS, Hermes, (31) 2001, http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/ handle/2042/14548/HERMES_2001_31_125.pdf;jsessionid=1B5E23A04FA5A3B4241DA0511C78FF2 5?sequence=1 (23.06.2016). Le journal arbeiterstimme, un espace public germanophone dans la Pologne de 1956 ? 347

n’est pas un lieu purement discursif et rationnel où se confronteraient les opinions et les mots pour arriver à un consensus. C’est un lieu où se déroule un drame social, imprévisible, qui met en scène les singularités des corps et le pluralisme des perceptions du monde » (7). Aux antipodes de ces définitions de l’espace public, le stalinisme pratiquait au début des années 1950 une parole autoritaire qui, en imposant un consensus, ruinait toute possibilité d’espace public et que Bakhtine définit de la façon suivante : « La parole autoritaire exige de nous d’être reconnue et assimilée, elle s’impose à nous, indé- pendamment de son degré de persuasion intérieure à notre égard ; nous la trouvons comme déjà unie à ce qui fait autorité. […] C’est une parole trouvée par avance, qu’on n’a pas à choisir parmi des paroles équivalentes. […] La parole autoritaire exige de nous d’être recon- nue inconditionnellement, et, non maîtrisée, assimilée librement avec nos mots à nous. […] Elle pénètre dans notre conscience verbale telle une masse compacte et indivisible, il faut l’accepter tout entière ou tout entière la rejeter. Elle s’est inséparablement soudée à l’autorité (pouvoir politique, institution, personnalité) : avec elle, elle dure, avec elle, elle tombe » (8). À la suite de la mort de Staline et avec la remise en question du régime politique qu’il avait édifié, la parole s’est libérée dans la Pologne de 1956 pour faire un temps place à une « décentralisation verbale et idéologique » (9) permettant la confrontation des discours et la constitution d’un espace public conçu comme lieu de rencontre et de confrontation des paroles et des idées et comme possibilité de contestation du pouvoir en place. Le 18 octobre 1956, le magazine Die Zeit rapporte que, dans le nouveau contexte politique que s’étaient créé les Polonais, un important journal de Varsovie (Życie Warszawy) s’intéressait particulièrement et de façon critique à l’égard de la réalité politique et sociale au sort des Allemands de Pologne (10). La question se pose pour nous de savoir dans quelle mesure cette population qui jusqu’au début des années 1950 était vouée à plus ou moins long terme à être expulsée et n’avait pas le statut officiel de minorité, a pu participer aux débats qui ont animé cet espace public polonais dont nous savons maintenant qu’il fut très éphémère, dans quelle mesure une ou des paroles allemandes ont pu se mêler et se confronter aux diverses paroles polonaises qui se sont alors fait entendre. Pour répondre à cette question, nous allons feuilleter les pages du journal Arbeiter- stimme, édité en allemand – évidemment sous contrôle du pouvoir polonais et avec la participation de nombreux contributeurs polonais –, entre 1951 et 1958 en Basse-Silé- sie polonaise, d’abord à Wałbrzych (Waldenburg), puis à Wrocław (Breslau), dont le tirage hebdomadaire puis quotidien à partir de 1955 adressait ses 30 000 exemplaires à un lectorat germanophone essentiellement ouvrier et paysan. Après nous être demandé dans un premier temps dans quelle mesure ce journal, qui se qualifiait lui-même de sozial-politische Tageszeitung et portait en exergue le célèbre « Proletarier aller Länder, vereinigt euch ! » (11), peut être considéré comme vecteur de la contestation polonaise auprès de la population germanophone de Pologne, nous

7 Nilüfer Göle, « La visibilité disruptive de l’Islam dans l’espace public européen : enjeux politiques, questions théoriques »¸ http://www.sens-public.org/spip.php?article1085, juin 2014 (23.06.2016). 8 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Collection Tel Gallimard, 1978, p. 161. 9 Ibid., p. 186. 10 http://www.zeit.de/1956/42/die-deutschen-in-polen (23.06.2016). 11 « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » 348 Revue d’Allemagne nous interrogerons sur la façon dont il a participé de la constitution d’une « arène discursive » dans laquelle auraient pu débattre Allemands et Polonais. Nous verrons dans un dernier temps que la restauration rapide d’un monologisme autoritaire par les nouveaux gouvernants polonais et l’émigration concomitante de la population germa- nophone vers la RFA mirent ensemble fin à cette ébauche d’espace public germano- polonais qu’avait pu brièvement offrir le journalArbeiterstimme .

Le journal Arbeiterstimme comme porte-voix de la contestation polonaise Dès sa fondation, l’objectif du journal Arbeiterstimme avait été de fournir à la popu- lation germanophone de Pologne des informations en langue allemande sur la vie culturelle et politique de la nouvelle République populaire et de la gagner à la cause du socialisme ; dans le contexte du stalinisme, il avait donc ouvert ses colonnes à l’idéo- logie officielle du pays et en avait exploité tout l’appareil rhétorique. Au moment où le gouvernement polonais était remis en question sous la pression des manifestations publiques, c’est souvent dans la langue qu’ils avaient appris à manier que les colla- borateurs du journal expliquaient les changements politiques en cours. Après avoir reproduit en langue allemande l’intégralité du long discours de Władysław Gomułka du 24 octobre 1956 dans lequel il annonçait à la population varsovienne sa volonté de renouveler le socialisme (12), c’est à l’aide de titres très semblables à ceux auxquels ils avaient habitué leurs lecteurs et affirmant l’adhésion de la population à la politique du parti au pouvoir qu’ils constataient l’accord parfait entre travailleurs allemands et polonais : « Die deutschen Arbeiter Schulter an Schulter mit den polnischen Werktä- tigen », ou encore : « die Werktätigen von Wałbrzych akzeptieren die Beschlüsse des VIII. Plenums der PZPR » (13). En réalité, bien qu’usant de la rhétorique habituelle et jusque-là obligatoire, le jour- nal s’efforçait de faire comprendre à son lectorat allemand le bouleversement politique que connaissait alors la Pologne, où l’on réclamait tout à la fois une réforme profonde du socialisme et revendiquait son autonomie à l’égard de l’Union soviétique. Par-delà le discours convenu du stalinisme, nous notons en effet certains enouvelr - lements stylistiques traduisant le fait que Arbeiterstimme participait de cet enthou- siasme quasi-révolutionnaire dont Kołakowski se souviendra cinquante années plus tard. C’est ainsi qu’en novembre 1956, le journaliste polonais M. Gruszkiewicz racon- tait avec émotion les événements qu’il venait de vivre : « Wir erwachten eines Tages und sahen auf einmal die Welt mit anderen Augen an. Dinge, die bis vor kurzem für uns eine Selbstverständlichkeit waren, hörten auf, selbstverständlich zu sein, gewohnte Worte klangen leer und falsch, Begriffe bekamen einen neuen Inhalt. Anders sahen wir die Vergangenheit, und anders die Gegenwart. Wir analysierten, zogen Schlüsse und begannen, die Dinge bei ihrem Namen zu nennen » (14).

12 Voir note 1. 13 Arbeiterstimme (désormais AS), 577 : « Les travailleurs allemands aux côtés des travailleurs polonais » ; « Les travailleurs de Wałbrzych acceptent les décisions du VIIIe Plenum du PZPR » (PZPR : Polska Zjednoczona Partia Robotnicza /Parti Ouvrier Unifié Polonais). 14 AS, 595 : « Un jour, nous nous sommes éveillés et avons subitement vu le monde avec d’autres yeux. Ce qui, il y a peu, nous semblait évident, cessa d’être évident ; les paroles auxquelles nous étions habitués sonnaient creux et faux, les concepts avaient un autre contenu. Nous vîmes autrement le passé et Le journal arbeiterstimme, un espace public germanophone dans la Pologne de 1956 ? 349

Pour donner à son lectorat germanophone accès aux discussions et contestations qui animaient alors l’espace public polonais, le journal Arbeiterstimme lui présen- tait dans sa langue ce nouveau regard que les Polonais portaient sur leur réalité. Dès octobre 1956, il lui expliquait la remise en question fondamentale du système existant : « Der Stalinismus bedeutet nicht allein Gewalt, welche der Wirtschaft angetan wurde, sondern auch Gewalt, die selbst den Menschen gegenüber ständig angewandt wurde, […] er bedeutet ein System des Terrors, der Bespitzelung und der Provokation, sowie des brutalen Drucks zwecks Erlangung des Anscheins einer “moralisch” politischen Einheit des Volkes » (15). C’est également dans cet état d’esprit que le journal éditait une série d’articles intitulée « Für oder gegen den Sozialismus » (Pour ou contre le socialisme) qui étaient la traduc- tion de textes extraits du journal étudiant réformiste Po Prostu (16) et, par exemple, expo- saient les principes de la nouvelle autogestion ouvrière (Arbeiterselbstverwaltung) (17). En cette fin d’année 1956, Arbeiterstimme ne jouait pas seulement le rôle d’intermé- diaire entre un espace public polonais en pleine ébullition et une population germano- phone qui, souvent, ne se sentait pas concernée par les problèmes qui y étaient discutés, il s’efforçait de convaincre la population allemande de participer à cet espace public en gestation et de contribuer à un renouveau politique qui devrait lui permettre de faire valoir ses intérêts propres. En novembre 1956, dans un article intitulé « Kumpel, auch dir gehört das Wort ! », on exposait au lecteur allemand les nouvelles possibilités qui lui étaient offertes de participer à la vie de l’entreprise : « — Wer soll mitmachen ? — Alle, alle, alle. — Wir Deutschen auch ? fällt plötzlich eine Frage während einer Versammlung. — Selbstverständlich ! — Wir verstehen aber nichts davon. Man spricht nur Polnisch […] — Eure Schuld ! Jede Grube besitzt ihren deutschen Arbeiterrat » (18).

Arbeiterstimme comme porte-voix de la contestation des Allemands de Pologne Les Allemands de Pologne entendirent le message et comprirent le parti qu’ils pour- raient en tirer. Dans un mouvement de retour, ils utilisèrent Arbeiterstimme comme nouvel espace public de discussion en Pologne. Tandis que le journal avait jusqu’alors permis aux Polonais de s’adresser à la population germanophone de Pologne, c’était

autrement le présent. Nous fîmes des analyses, nous tirâmes des conclusions et nous commençâmes à appeler les choses par leur nom. » 15 AS, 590 : « Le stalinisme ne signifie pas seulement la violence faite à l’économie, mais aussi la violence constamment utilisée à l’encontre des personnes elles-mêmes […], il signifie un système de terreur, d’espionnage et de provocation, ainsi que de pression brutale dont l’objectif était de créer l’apparence d’une unité morale et politique du peuple. » 16 Le journal Po Prostu, qui tire en 1956 à 150 000 exemplaires, et qui se définit comme « Hebdomadaire des étudiants et des jeunes intellectuels » (Tygodnik Studentów i Młodej Inteligencji) est en 1956 un acteur essentiel de la contestation politique. Il sera fermé en 1957. 17 AS, 567. 18 AS, 596 : « Qui doit participer ? – Tous, tous, tous. Pendant une réunion, quelqu’un pose tout à coup la question : Nous aussi, les Allemands ? – Évidemment ! – Mais nous n’y comprenons rien. On ne parle que polonais […] – C’est votre faute ! Chaque mine a son conseil des travailleurs allemands. » 350 Revue d’Allemagne maintenant cette dernière qui, par l’intermédiaire du même journal, lançait ses idées dans l’espace public de la République populaire de Pologne. Prenons pour exemple une délégation réunissant des Allemands membres du parti communiste, de l’organisation de jeunesse et du syndicat polonais qui, en novembre 1956, se rendit à Varsovie pour présenter aux autorités centrales ses récri- minations et revendications. Ce groupe, dont l’intervention était reproduite dans Arbeiterstimme, prenait la parole au nom des Allemands de Pologne pour exposer tout d’abord leur profonde insatisfaction quant à la façon dont ils étaient traités : « Leider zeigen die örtlichen Behörden gegenüber den dringendsten Beschwerden nicht immer das notwendige Interesse, so daß die dadurch auftretende Unzufriedenheit und Ver- ärgerung innerhalb der deutschen Bevölkerung gegenwärtig den Höhepunkt erreicht hat […]. [Es] muß offen gesagt werden, daß der deutsche Arbeiter innerhalb der Arbeitsbetriebe, wie auch bei den Behörden, aufgrund seiner mangelhaften Kenntnisse der polnischen Sprache, nicht immer sein laut Verfassung der Volksrepublik Polen zugebilligtes Recht erhielt » (19). Il posait ensuite ses revendications, notamment le droit au « rapatriement » en Alle- magne et la reconnaissance officielle que la population allemande de Pologne consti- tuait une minorité nationale : « Keinem Bürger deutscher Nationalität, der von seinem Recht auf Aussiedlung Gebrauch machen will, darf daran gehindert werden […]. Als beschämende Tatsache muß festgestellt werden, daß die Regierung der Deutschen Demokratischen Republik als sozialistischer und mit Volkspolen befreundeter Staat bisher keine Schritte zur Anerkennung der Bürger deutscher Nationalität als nationale Minderheit in Volkspolen unternommen hat. Es ist daher leicht verständlich, daß sich die Sympathie eines Teiles der deutschen Minderheit in Volkspolen dem kapitalistischen Lager, das heißt Westdeutschland, zugewandt hat, wel- ches diesen Faktor zu Hetz- und Propagandaaktionen ausnützt » (20). Dans la même veine, des enseignants des écoles germanophones de Silésie présen- taient le 27 octobre 1956, trois jours après le discours de Gomułka à Varsovie, des doléances qui dépassaient largement le cadre de leurs compétences professionnelles : « Die Lehrer der deutschsprachigen Schulen der Woiwodschaft Wrocław erwarten, daß das ZK der PZPR in Verbindung mit der Regierung der Volksrepublik Polen versucht, das Prob- lem der deutschen Bevölkerung in Polen in seiner Gesamtheit zu lösen, insbesondere, daß :

19 AS, 606 : « Malheureusement, les autorités locales ne s’intéressent pas toujours comme elles le devraient aux plaintes les plus urgentes, de sorte que, dans la population allemande, l’insatisfaction et la colère qui en résultent atteignent actuellement leur point culminant. […] Il faut dire ouvertement que, en raison de sa connaissance insuffisante de la langue polonaise, le travailleur allemand ne jouit pas toujours dans les entreprises comme dans les administrations des droits que leur reconnaît la constitution de la République populaire de Pologne. » 20 Ibid. : « Aucun citoyen de nationalité allemande désireux d’user de son droit à l’émigration ne peut en être empêché. […] Il faut qualifier de honteux le fait que, en tant qu’État socialiste ami de la Pologne populaire, le gouvernement de la République démocratique allemande n’a encore entrepris aucune démarche pour obtenir la reconnaissance des citoyens de nationalité allemande comme minorité alle- mande en Pologne populaire. Il est donc tout à fait compréhensible que la sympathie d’une partie de la minorité allemande de Pologne populaire se soit tournée vers le camp capitaliste, c’est-à-dire vers l’Allemagne de l’Ouest, qui exploite cet état de fait dans ses actions de dénigrement et de propagande. » Le journal arbeiterstimme, un espace public germanophone dans la Pologne de 1956 ? 351

1) allen Einwohnern deutscher Nationalität, die von ihrem Recht auf Repatriierung in ihr deutsches Vaterland Gebrauch machen wollen, die Möglichkeit der Rückkehr nach Deutschland gegeben wird, 2) allen denjenigen, die in der Volksrepublik Polen bleiben wollen, alle Möglichkeit der kulturellen und gesellschaftlichen Betätigung gewährt werden […] » (21). Ce qui est remarquable est que, en cette fin d’année 1956, les représentants des auto- rités polonaises acceptaient de répondre aux critiques que leur avaient présentées les représentants de la population allemande de Pologne. Dans les mêmes colonnes de Arbeiterstimme, ils promettaient une remise en question fondamentale de la politique menée jusqu’alors à l’égard de la population allemande : « Bei der Aussiedlung [der deutschen Bevölkerung] wurden viele Fehler begangen. So man- chem Menschen wurde Unrecht zugefügt. In vielen Fällen wandte man den Grundsatz der kollektiven Verantwortung an, was im Widerspruch zum sozialistischen Humanismus steht […] Fällen, in denen man auf die Würde des Menschen keinerlei Rücksicht nahm. […] es ist jedoch erforderlich, mit den Fehlern der Vergangenheit abzurechnen. Diese Fehler entspran- gen dem damaligen System und der Arbeit gewisser unverantwortlicher Menschen » (22). À ces paroles se joignaient celles d’intellectuels polonais qui, pratiquant la décentra- lisation du regard que Bakhtine définit comme fondement du dialogisme, considéraient l’histoire récente à partir de la perspective de la population allemande de Pologne. Andrzej Wakar (1920-1995), jeune historien polonais, condamnait par exemple la politique nationaliste du parti communiste polonais et l’attitude de la population polonaise à l’égard des Masuriens, comme on appelle en Pologne la population alle- mande de l’ancienne Prusse Orientale : « Keine Statistik ist imstande, zu erfassen, wie oft die Masuren schlecht behandelt wurden […], wieviel Unrecht sie erlitten seitens des durch Nationalismus verseuchten zuziehenden Bevölkerung, wie oft sie von gewissenlosen Schwindlern […] in dem Wirrwarr unserer Gesetze begaunert und ausgenutzt wurden. […] Wir haben ein Klima geschaffen, in dem die Masuren nicht atmen können. […] Der “Kampf um das Polentum” […] ist ein ganzer Roman des Irrsinns und der Verbrechen […] [eine] Maschine, die im Namen der “polni- schen Staatsräson” die Seelen und Körper der Einheimischen zermalmte » (23).

21 AS, 587 : « Les enseignants des écoles germanophones de la Voïvodie de Wroclaw attendent que le Comité central du PZPR en relation avec le gouvernement de la République populaire de Pologne tente de résoudre le problème de la population allemande dans son ensemble et en particulier : 1) qu’il donne à tous les habitants de nationalité allemande qui veulent user de leur droit au rapatriement dans leur patrie allemande la possibilité de rentrer en Allemagne, 2) qu’il garantisse à tous ceux qui veulent rester en République populaire de Pologne la possibilité d’avoir des activités culturelles et sociales. » 22 Ibid. : « Lors du déplacement [de la population allemande vers l’Allemagne], de nombreuses erreurs ont été commises. Bien des individus ont subi des injustices. Dans de nombreux cas, on a appliqué le principe de la responsabilité collective, ce qui est en contradiction avec l’humanisme socialiste. […] des cas dans lesquels on n’a tenu aucun compte de la dignité humaine. […] il est pourtant nécessaire que nous regardions en face les fautes du passé. Ces fautes provenaient de l’ancien système et du travail de certaines personnes irresponsables. » 23 AS, 590 : « Aucune statistique n’est en mesure de rendre compte du nombre de mauvais traitements dont les Masuriens ont été victimes, de la quantité d’injustices dont ils ont souffert de la part d’une population arrivante infestée par le nationalisme, de toutes les fois où, dans l’imbroglio de nos lois, ils ont été abusés et exploités par des voyous sans scrupules […]. Nous avons créé un climat dans lequel les Masuriens ne peuvent pas respirer. […] le combat pour la polonité […] n’est qu’une longue suite de 352 Revue d’Allemagne

Vingt-cinq ans plus tard, en 1981, à un moment où, de nouveau, la contestation de la politique du parti communiste au pouvoir libéra la parole et remplit l’espace public polonais, Jan Józef Lipski, qui avait en 1956 collaboré au journal Po Prostu, publia un texte intitulé Deux patries, deux patriotismes. Considérations sur la mégalomanie nationale et la xénophobie des Polonais (24). Dans ce texte, qui marqua son époque, il appelait les Polonais à reconsidérer le récit qu’ils faisaient de l’histoire de leur rela- tion avec les Allemands. En réalité, il reprenait de grands traits de l’argumentation qu’avaient déjà développée certains intellectuels polonais dans les numéros de Arbei- terstimme de la fin de l’année 1956 : « Dans la conscience polonaise de nos relations historiques avec les Allemands s’est consti- tuée une masse de mythes et d’idées fausses qu’au nom de la vérité et pour notre propre guérison, il faudra un jour dénoncer comme mensonges : des représentations fausses de notre propre histoire constituent une pathologie de l’âme de notre peuple, elles servent avant tout à nourrir la xénophobie et la mégalomanie nationale » (25).

La fin d’un espace de contestation et de discussion germano-polonais La période où le journal Arbeiterstimme faisait figure d’espace de discussion dans lequel pouvaient s’exprimer et se renforcer mutuellement les contestations allemandes et polonaises, dura peu de temps. Très rapidement, dès la fin de l’année 1956, le parti communiste réinstalla en Pologne le monologisme politique et autoritaire qui avait prévalu jusqu’alors ; tout aussi rapidement, le journal lui emboîta le pas pour redeve- nir le porte-voix du gouvernement et de sa nouvelle propagande du succès assurant que les réformes nécessaires avaient été faites et qu’il fallait maintenant reprendre une vie normale. Dès décembre 1956, Arbeiterstimme invitait ses lecteurs à voter lors des élections législatives de janvier 1957 pour le Front d’unité nationale (Nationale Einheitsfront), qui reconstituait le consensus politique en rassemblant autour du parti communiste la plupart des partis politiques et organisations : « Sie vereinigt in sich Millionen von Bürgern, Parteiangehörige, Parteilose, Vereinigte und Nichtvereinigte – alle die, die in täglicher schwerer Mühe an der Zukunft unseres Vater- landes schmieden » (26). En avril 1958, le journal affirmait et confirmait officiellement son engagement aux côtés du parti : « […] daß wir immer auf einer bestimmten Seite der Barrikade stehen » (27).

folies et de crimes […] [une] machine qui, au nom de la “raison d’État polonaise”, a broyé les âmes et les corps des autochtones. » 24 Dwie ojczyzny – dwa patriotyzmy. Uwagi o megalomanii i ksenofobii narodowej Polaków. Le texte ori- ginal est en ligne à l’adresse : http://m.wyborcza.pl/wyborcza/1,132749,16932860,Dwie_ojczyzny___ dwa_patriotyzmy.html?disableRedirects=true (consulté le 15.9.2016). 25 Ibid. : « W polskiej świadomości naszych stosunków historycznych z Niemcami narosło masę mitów i fałszywych wyobrażeń, które trzeba będzie kiedyś odkłamać w imię prawdy i w celu leczenia siebie samych : fałszywe wyobrażenia o własnej historii są chorobą ducha narodu, służą przeważnie za pożywkę ksenofobii i megalomanii narodowej. » 26 AS, 621 : « Il réunit en lui des millions de citoyens, des membres du parti, des sans-parti, des gens participant ou non à des associations – tous ceux qui, en un difficile effort quotidien, forgent l’avenir de notre patrie. » 27 AS, 1022-1023 : « […] que nous nous trouvons toujours d’un certain côté de la barricade ». Le journal arbeiterstimme, un espace public germanophone dans la Pologne de 1956 ? 353

En ce qui concerne la population germanophone de Pologne, le message que lui transmettait Arbeiterstimme était de nouveau d’une clarté que ne venait plus troubler aucune volonté de contestation politique : le nouveau gouvernement de la Pologne populaire avait satisfait ou était en train de satisfaire à ses revendications, de sorte que, comme leurs conditions de vie ne cessaient de s’améliorer, les Allemands de Pologne n’avaient plus aucune raison sérieuse de protester ou de demander à quitter le pays. En février 1958, Julian Bartosz, qui avait un temps dénoncé le non-respect des droits des Allemands de Pologne, expliquait maintenant dans un reportage réalisé à Świdnica, autrefois Schweidnitz : « [die Deutschen in Polen] leben weiter ihr ruhiges und geordnetes Leben […]. Alle Prob- leme, die vor zwei- drei Jahren das Leben der Deutschen beeinträchtigten und erschwerten, wurden beseitigt » (28). On s’accordait pour expliquer que le changement de gouvernement avait permis de solutionner tous les problèmes auxquels avait autrefois été confrontée la population allemande de Pologne, que ce n’était donc pas aux Polonais ou à leur gouvernement qu’elle devait maintenant ses difficultés, mais au gouvernement dit « fasciste » de la République fédérale d’Allemagne et aux groupements d’expulsés qui y avaient été créés et dont le premier objectif était, pour leur malheur, de convaincre les Allemands de Pologne d’émigrer vers la RFA. En 1957-1958, le journal avait pour premier objectif de dénoncer ce mouvement d’émigration massive vers l’Allemagne occidentale (29). Il fallait prouver aux candidats au départ qu’ils avaient une fausse représentation de la République fédérale d’Alle- magne et que, contrairement à ce qu’ils attendaient et espéraient, ils y seraient mal accueillis. Un correspondant ouest-allemand du journal expliquait à ses lecteurs : « Ein Notschrei geht durch die Bundesrepublik, ein Notschrei, der kein Echo findet, der verhallt an den Massenlagern an den Zonengrenzen, […] “schickt uns zurück nach Polen” flehen die Aussiedler, […] “die Polen taten mehr für uns als die Brüder in Deutschland tun”, meint ein uraltes Mütterlein, “Gott wird sie strafen ! Gott wird sie strafen !” » (30). Le journal débordait de récits illustrant le mauvais accueil fait en Allemagne occi- dentale aux « rapatriés » de Pologne et que l’historien allemand Andreas Kossert a récemment redécouvert dans son ouvrage intitulé Kalte Heimat (31). Pourtant, jusqu’en 1958, et malgré une reprise en mains énergique du journal Arbei- terstimme par les nouvelles autorités politiques, on y rencontrait des traces de ce qui

28 AS, 984 : Les Allemands de Pologne « continuent de mener une vie tranquille et ordonnée […] tous les problèmes qui, il y a deux ou trois ans, perturbaient ou rendaient leur vie difficile, ont été résolus ». 29 Voir à ce sujet Pascal Fagot, « Le départ des Allemands de Pologne dans les années 1950, vu à tra- vers des documents administratifs publiés en Pologne en 2010 », in : Carola Hähnel-Mesnard, Dominique Herbet (dir.), Fuite et expulsion des Allemands. Transnationalité et représentations 19e- 21e siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p. 103-114. 30 AS, 972 : « Un cri de détresse parcourt la République fédérale, un cri qui ne rencontre aucun écho, qui se perd dans les camps construits aux frontières de la zone […] “renvoyez-nous en Pologne” conjurent les rapatriés ; une très vieille femme déclare : “les Polonais ont fait davantage pour nous que ne le font nos frères en Allemagne, Dieu les punira !, Dieu les punira !” » 31 Andreas Kossert, Kalte Heimat, Die Geschichte der deutschen Vertriebenen nach 1945, Munich, Sied- ler Verlag, 2008. 354 Revue d’Allemagne avait brièvement constitué un espace de protestation germano-polonaise ouvert à dif- férents publics et à différentes voix. Prenons pour exemple un long article de novembre 1957 qui, tout en expliquant et en justifiant la fermeture du journal étudiant Po Prostu, citait longuement ce dernier et offrait au lecteur un dernier accès direct à sa parole et à sa pensée. Un bref extrait de cet article suffit à illustrer ce propos surprenant dans un journal déclarant soutenir le parti et le gouvernement : « Wäre es nicht angebracht, die Partei aufzulösen ? Wäre es nicht besser, die Partei zu liquidieren und von neuem mit dem Aufbau einer kommunistischen Partei in Polen zu beginnen ? » (32). C’est dans le courrier des lecteurs et dans la relation du journal avec ces derniers que l’on rencontre les plus nombreuses traces de l’espace public de contestation qu’avait brièvement été Arbeiterstimme. En avril 1958, peu de temps avant que le journal ne cessât de paraître, un lecteur lui adressait une lettre publiée parmi le courrier des lecteurs dans laquelle il critiquait le nou- veau ton et la nouvelle direction politique du quotidien, dont il affirmait ’ilqu n’était plus qu’un « journal polonais en langue allemande » (« eine polnische Zeitung in deutscher Sprache ») et même la « filiale d’un journal de Berlin-Est » (« die Filiale eines Ostberliner Blattes »), et déclarait regretter la période qui avait suivi le mois d’octobre 1956 : « Ihre politische Marschroute liegt fest, zugestanden. In der Sache können Sie nicht viel anders schreiben, selbst wenn Sie es wollten, aber in der Form, im Ton, in der Musik, können sie eine andere Art finden. Sie konnten es jedenfalls in den Oktobertagen. Ich erinnere mich ochn mit Vergnügen des frischen Luftzuges, der damals durch die Spalten Ihrer Zeitung ging » (33). En cette période où il n’existait aucune relation diplomatique entre la République populaire de Pologne et la République fédérale d’Allemagne, l’auteur de ce même texte proposait un changement radical dans la politique étrangère polonaise : « Denken Sie daran, daß nichts verhängnisvoller wäre, die Bundesrepublik mit jenen Augen anzusehen, wie es der Funktionär der DDR tut. Die Bundesrepublik soll der Freund von morgen sein, da sie es heute noch nicht sein kann. Dieser Freundschaft mit der Bun- desrepublik und dem gesamten deutschen Volk den Weg zu ebnen, ist, wie mir scheint, eine wichtige Aufgabe einer Zeitung in deutscher Sprache in Polen » (34). Certes, ce texte était suivi d’un commentaire rectificatif dénonçant la militarisation de la République fédérale d’Allemagne et très conforme à la « feuille de route politique »

32 AS, 877 : « Ne faudrait-il pas mieux dissoudre le parti ? Ne serait-il pas mieux de liquider le parti et de recommencer à zéro en construisant un parti communiste en Pologne ? » 33 AS, 1022-1023 : « Votre feuille de route politique est définie, il faut le reconnaître. En ce qui concerne le contenu, vous ne pouvez pas changer grand-chose, même si vous le vouliez, mais dans la forme, dans le ton, dans la musique, vous pouvez faire preuve d’imagination. En tout cas, vous avez su le faire dans les jours d’octobre. Je me souviens encore avec plaisir de la fraîcheur du courant d’air qui soufflait alors sur les colonnes de votre journal. » 34 Ibid. : « Pensez qu’il n’y aurait rien de plus fatal que de regarder la République fédérale avec les yeux du fonctionnaire de RDA. La République fédérale doit être l’ami de demain, puisqu’elle ne peut pas l’être déjà aujourd’hui. Préparer la voie qui mène à cette amitié avec la République fédérale et avec l’ensemble du peuple allemand est, me semble-t-il, une mission importante pour un journal de langue allemande en Pologne. » Le journal arbeiterstimme, un espace public germanophone dans la Pologne de 1956 ? 355 du journal, mais le fait même qu’il ait été publié permettait de confronter directement le lecteur à d’autres voix et d’autres opinions que celles du parti au pouvoir. Cette double fonction de porte-voix du gouvernement polonais et de la contestation de la population allemande se faisait également jour à travers le paradoxe que, d’une part, le journal exposait à son lectorat toutes les bonnes raisons qu’il avait de rester en Pologne et de ne pas émigrer vers l’Allemagne, tandis que, d’autre part, il l’aidait dans ses démarches en répondant très précisément aux questions relatives aux conditions matérielles du voyage vers l’Allemagne et aux formalités à entreprendre pour obtenir l’autorisation de quitter la Pologne.

Conclusion En entrée de cet article, nous nous sommes posé la question de savoir si Arbeiter- stimme, journal germanophone en Pologne qui paraît de 1951 à 1958 à un rythme d’abord hebdomadaire puis quotidien, pouvait être considéré comme un espace public germano-polonais en langue allemande. Dans une première partie, nous avons constaté que jusqu’en 1956, à l’image de l’ensemble de la presse polonaise des années du stalinisme, ce journal germanophone avait été au service de la parole autoritaire du parti communiste polonais et avait usé d’une rhétorique très semblable à celle que l’on pouvait par exemple rencontrer dans les journaux de République démocratique allemande. Mais nous avons ensuite constaté le changement de ton et de contenu qu’avaient permis les événements polo- nais d’octobre 1956. À ce moment-là, Arbeiterstimme expliquait à son lectorat les débats qui animaient l’espace public polonais et jouait ainsi le rôle de porte-voix de la contestation politique polonaise. La deuxième partie a expliqué que la population allemande de Pologne avait saisi l’opportunité que lui offraient les mouvements de contestation polonais pour faire de Arbeiterstimme un nouvel espace public lui permettant à la fois de discuter des sujets qui l’occupaient et de mettre ses revendications sur la place publique polonaise. De leur côté, des intellectuels polonais se rendaient dans ce nouvel espace pour participer aux débats, apporter leur soutien aux doléances allemandes et critiquer la politique menée jusqu’alors par le gouvernement polonais à l’égard de la population germa- nophone. Arbeiterstimme ne servait plus seulement à informer sur les débats qui se déroulaient dans l’espace public polonais, il devenait lui-même un espace de débats et de controverses dans lequel s’articulait une contestation germano-polonaise du pouvoir polonais. La dernière partie de notre travail a finalement révélé que cet état de fait n’avait duré que très peu de temps. Dès la fin de l’année 1956, alors qu’il s’agissait de procéder à de nouvelles élections législatives, le pouvoir polonais avait rétabli le monologisme officiel sur lequel il avait fondé sa communication dans les dernières années. Arbeiter- stimme ne lui avait pas fait défaut et avait repris la rhétorique consensuelle qu’il avait appris à si bien maîtriser et qui convenait si mal à un espace public digne de ce nom. Pourtant, les années 1957 et 1958 portaient encore les traces de l’histoire récente sous la forme d’un double langage qui accompagna le journal jusqu’à ce qu’il cessât de paraître en avril 1958 : le courrier des lecteurs, les longues citations de textes protesta- taires, le soutien à l’émigration de la population germanophone vers l’Allemagne, tous 356 Revue d’Allemagne ces éléments continuèrent un temps de faire vivre la discussion et la contestation qui avaient pu s’exprimer à la fin de l’année 1956. Mais ce n’étaient là que les derniers soubresauts de ce qui aurait pu devenir un espace public de débats germano-polonais. Tandis que le pouvoir polonais fermait ce lieu de discussion, la population germanophone de Pologne s’en détournait pour émigrer massivement vers la République fédérale d’Allemagne. Il faudra attendre les années 1980 et 1990 pour que, à la faveur de nouveaux bouleversements politiques en Pologne et d’une nouvelle libération de la parole, se reconstitue un espace public ger- mano-polonais dans lequel pourraient reprendre la discussion sur l’histoire récente et les possibilités d’une autre relation germano-polonaise.

Résumé À partir de l’analyse du quotidien germanophone Arbeiterstimme paraissant en 1956 à Wroclaw/Breslau, cet article s’interroge sur l’existence en Pologne d’un espace public dans lequel les Allemands de Pologne auraient pu joindre et confronter leur parole à celle des (con)citoyens polonais. Il parvient à la conclusion que si, à la fin de l’année 1956, le journal a effectivement servi de lieu d’expression de vives contestations allemandes et polonaises du pouvoir en place, il a très vite été repris en mains par les autorités poli- tiques qui, jusqu’aux événements des années 1980/1990, ont mis fin à toute velléité de création d’un espace public germano-polonais.

Zusammenfassung Anhand einer Untersuchung der deutschsprachigen in Wrocław/Breslau erscheinen- den Tageszeitung Arbeiterstimme will der Artikel der Frage nach der Existenz einer Öffentlichkeit nachgehen, in der sich 1956 polnische und deutsche Stimmen artikuliert und konfrontiert hätten. Es stellt sich heraus, dass die Tageszeitung am Ende des Jahres 1956 tatsächlich als Ort eines heftigen deutschen und polnischen Protestes fungieren konnte, dass die regierende Partei jedoch schnell und bis 1980/1990 dieser streitenden deutsch-polnischen Öffentlichkeit ein Ende setzen konnte.

Abstract Basing on the analysis of the daily Arbeiterstimme edited in 1956 in Wroclaw/ Bre- slau, this article questions the existence in Poland of a public space in which the german speaking population could join and confront his voice to that of polish population. It concludes that the newspaper has served as a place of expression of German and Polish vindications, but the political authorities have quickly ended with this German-Polish public space. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 357 t. 48, 2-2016

Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema in der deutschen und der polnischen Öffentlichkeit *

Rafał ulatowski **

Mit dem Ende des Kalten Krieges wurde ein neues Kapitel in der europäischen Geschichte aufgeschlagen. Die mittel- und osteuropäischen (MOE) Länder, zuerst Polen und Ungarn, signalisierten ihren Willen zur Annäherung an die Institutionen Westeuropas. Schon im Herbst 1989 wurden die ersten Schritte unternommen, damit sich die zwei Teile des geteilten Kontinents annähern (1). Das Ende des Kalten Krieges und die Wiedervereinigung haben die internatio- nale Bedeutung Deutschlands aufgewertet. Obwohl Änderungen in der deutschen Außenpolitik befürchtet wurden (2), zeichnete sich diese durch eine außergewöhnliche Kontinuität aus. Peter Katzenstein bezeichnete Deutschland als „gezähmte Macht“ (3). Deutschland sollte in den internationalen Beziehungen nur multilateral aktiv sein. Die Europäische Union, die NATO und die anderen internationalen Organisationen und Institutionen sollten die deutsche Macht abmildern (4). Deutschland war bemüht, das „regionale Milieu“ fortzuentwickeln. Die Vertiefung und Erweiterung der Europäi- schen Union standen im Mittelpunkt (5). Um diese Ziele zu erreichen, setzte Deutsch-

* Dieser beitrag entstand in Rahmen eines aufenthalts an der universität straßburg, der durch ein bgF Forschungsstipendium der französischen Regierung gefördert wurde. ** maître de conférences à l’université de Varsovie, Institut des relations internationales. 1 Vgl. Frank Schimmelpfenning, Ulrich Sedelmeier (Hg.), The Europeanization of Central and East- ern Europe, Ithaca, Cornell University Press, 2005; Heather Grabbe, The EU’s Transformative Power: Europeanization through Conditionality in Central and Eastern Europe, Houndmills, Palgrave Mac- millan, 2006. 2 Vgl. Daniel Hamilton, „A More European Germany“, Journal of International Affairs, 45/1 (1991), S. 127-149. 3 Peter J. Katzenstein (Hg.), Tamed Power. Germany in Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1998. 4 Vgl. Peter J. Katzenstein, „United Germany in an integrated Europe“, in: P. J. Katzenstein (Hg.), Tamed Power, ebd., S. 4. 5 Vgl. Simon Bulmer, Charlie Jeffery, William E. Paterson (Hg.), Germany‘s European Diplo- macy: Shaping the Regional Milieu, Manchester, Manchester University Press, 2000; vgl. Peter 358 Revue d’Allemagne land nicht nur auf die Kontinuität seiner engen Beziehungen mit Frankreich, sondern auch auf eine Verständigung mit Polen. Deutschland sollte mit befreundeten Staaten umgeben sein und aus dem Rand ins Zentrum Europas rücken. Zu diesem Zweck wurde das europäische Projekt von Deutschland vorangebracht, das mit seinen beiden größten Nachbarn das Weimarer Dreieck gründete. Es sollte als Konsultationsforum der deutschen, französischen und polnischen Regierungen dienen und die drei Gesellschaften einander näher bringen (6). Ziel dieses Beitrages ist, die Erfolge auf diesem Weg zu überprüfen. Es wird die These formuliert, das Wei- marer Dreieck sei ein Elitenprojekt geblieben, ohne große Resonanz in der deutschen, französischen oder polnischen Öffentlichkeit (7). Als Maßstab wird die deutsch-fran- zösisch-polnische Kooperation im Bereich Jugendaustausch und Hochschulwesen herangezogen. In diesem Beitrag wird der Sprachförderung eine besondere Aufmerk- samkeit geschenkt, denn unsere Analyse soll die Entstehungsperspektiven der trilate- ralen deutsch-französisch-polnischen Öffentlichkeit erörtern, für die eine gemeinsame Sprache unerlässlich zu sein scheint (8). Dieser Beitrag besteht aus vier Teilen: Zunächst werden die deutsch-französische Annäherung in der Nachkriegszeit und die deutsch- polnische Annäherung in den 1990er Jahren kurz diskutiert. Im zweiten Teil werden die Entstehung, die Ziele, und die Erfolge der trilateralen Kooperation diskutiert. Im dritten Teil wird die Kooperation im Bereich Jugendaustausch und im vierten Teil im Bereich Hochschulwesen analysiert.

1. Deutsch-französische und deutsch-polnische Annäherung Die bedingungslose Kapitulation Deutschlands im Mai 1945, die militärische Beset- zung des Landes und seine Teilung in vier Zonen hatten die Abhängigkeit Deutsch- lands von den Großmächten zementiert. Mit dem Ausbruch des Kalten Krieges taten sich neue Chancen für Deutschland auf. Einerseits wurde die neue Bundesrepublik Deutschland von den Westalliierten (teilweise un-)abhängig, andererseits war die Regierung Konrad Adenauers davon überzeugt, die enge Verflechtung mit den USA, Großbritannien und Frankreich stelle eine Chance für Deutschland dar. Als über- zeugter Europäer legte Adenauer die Grundlagen für die Westbindung der BRD

J. Katzenstein, A World of Regions Asia and Europe in the American Imperium, Ithaca, Cornell Uni- versity Press 2005. 6 Ludger Kühnhardt, Henri Ménudier, Janusz Reiter, Das Weimarer Dreieck. Die französisch- deutsch-polnischen Beziehungen als Motor der Europäischen Integration, Bonn, ZEI Discussion Paper, 2000. 7 Claudio Franzius, Ulrich K. Preuss (Hg.), Europäische Öffentlichkeit, Baden-Baden, Nomos, 2004; Michael Brüggemann, Europäische Öffentlichkeit durch Öffentlichkeitsarbeit? Die Informationspolitik der Europäischen Kommission, Wiesbaden, VS, Verl. für Sozialwiss., 2008; Silke Adam, Symbolische Netzwerke in Europa der Einfluss der nationalen Ebene auf europäische Öffentlichkeit. Deutschland und Frankreich im Vergleich, Köln, Halem, 2007. 8 ThomasRisse , „Zur Debatte um die (Nicht-) Existenz einer europäischen Öffentlichkeit“, Berliner Debatte Initial, 13/5-6 (2002), S. 15-23; Peter Graf Kielmansegg, „Integration und Demokratie“, in: Markus Jachtenfuchs, Beate Kohler-Koch (Hg.), Europäische Integration, Opladen, Leske & Bud- rich, 1996, S. 47-71; Dieter Grimm, Braucht Europa eine Verfassung?, München, Carl Friedrich von Siemens Stiftung, 1995; vgl. KarlDeutsch , Nationalism and Social Communication: An Inquiry into the Foundations of Nationality, Cambridge, MIT Press, 1953. Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema 359

(Im Anfang war Adenauer (9)), darin folgte er aber auch dem Wunsch der Alliierten, die BRD in die Institutionen des Westblocks zu integrieren („Im Anfang waren die Alliierten“ (10)). Bundeskanzler Adenauer legte besonders großen Wert auf die Qua- lität der Beziehungen mit Frankreich. Anders als die als rationales Kalkül gedachten guten Beziehungen mit den USA waren ihm die Beziehungen mit Frankreich eine Herzensfrage. Westdeutsche und französische Entscheidungsträger waren gleicher- maßen überzeugt, dass angesichts der neuen internationalen Lage die europäische Integration für beide Staaten eine Chance darstellt (11), und dies erwies sich als voller Erfolg. Eine Vertiefung und Erweiterung der Europäischen Gemeinschaft erfolgte in den nächsten Jahrzehnten. Das Ziel war eine politische Union. Kleine Schritte in diese Richtung sollten zugleich Europa umbauen und die zwischenstaatliche Rivalität durch eine gegenseitig vorteilhafte Kooperation ersetzen (12). Dabei wurden die BRD und Frankreich zur treibenden Kraft der europäischen Integration (13). Schon in den 1950er Jahren hatte Adenauer enge Verbindungen zu den französi- schen Politikern Pierre Mendès France und Guy Mollet aufgebaut. Als 1958 General Charles de Gaulle die Macht in Frankreich übernahm, folgte eine kurze Phase der Verschlechterung der gegenseitigen Beziehungen, die aber schnell während des Gip- fels in Rambouillet im Juni 1960 endete. Adenauer und de Gaulle waren gewillt, die deutsch-französischen Beziehungen langfristig zu verbessern und unterschrieben in diesem Sinn den Élysée-Vertrag vom 22. Januar 1963. In den nächsten Jahrzehnten wuchs dieser Vertrag zum Symbol der deutsch-französischen Freundschaft, so dass die deutsch-französischen Beziehungen trotz immer wiederkehrender Höhen und Tiefen als Modell präsentiert wurden (14). Es war also keine ganze Überraschung, dass Bundeskanzler Helmut Kohl während seiner Visite in Warschau im November 1989 die deutsch-französischen Beziehun- gen der polnischen Seite als ein Modell der bilateralen Beziehungen schmackhaft machen wollte. Er formulierte damit eine klare und ambitionierte Perspektive für die deutsch-polnischen Beziehungen. Während des Gesprächs mit dem polnischen

9 Arnulf Baring, Im Anfang war Adenauer: die Entstehung der Kanzlerdemokratie, München, Deut- scher Taschenbuch Verlag, 1982 (2. Aufl.). 10 Helga Haftendorn, „Im Anfang waren die Alliierten. Die alliierten Vorbehaltsrechte als Rahmen- bedingung des außenpolitischen Handelns der Bundesrepublik Deutschland“, in: Hans-Hermann Hartwich, Göttrik Wewer (Hg.), Regieren in der Bundesrepublik V, Opladen, VS Verlag für Sozial- wissenschaften, 1993, S. 41-92. 11 Vgl. Andrew Hurrell, „Regionalism in Theoretical Perspective“, in: LouiseFawcett , Andrew Hur- rell (Hg.), Regionalism in World Politics. Regional Organization and International Order, Oxford, 1995, S. 47. 12 Vgl. Gideon Rachman, „Europe’s Zero-Sum Dilemma“, The National Interest, May/June 2012, S. 43. 13 Vgl. Ulrike Guérot, Mark Leonard, The new German question: How Europe can get the Germany it needs, London, ECFR, 2011, S. 4. 14 Vgl. Ulrich Pfeil, „Zur Bedeutung des Élysée-Vertrags“, APuZ, 63/1-3 (2013), S. 3-8; Ulrich Krotz, Joachim Schild, Shaping Europe. France, Germany, and Embedded Bilateralism from the Elysée Treaty to Twenty-First Century Politics, Oxford, Oxford University Press 2012, S. 75-113; vgl. Lily Gardner Feldman, „The Principle and Practice of ‚Reconciliation‘ in German Foreign Policy: Relations with France, Israel, Poland and the Czech Republic“, International Affairs (Royal Institute of International Affairs, 1944), 75/2 (1999), S. 333-356. 360 Revue d’Allemagne

Premierminister am 12.11.1989 erklärte er: „Europa braucht Polen, Polen braucht Europa. In diesem Europa brauchen auch Polen und Deutschland einander. Beide Länder sind Nachbarn – ob es uns gefällt oder nicht. Bekanntlich kann man sich sei- nen Nachbarn – ebenso wie die Mitglieder der Familie – nicht aussuchen. […] Heute aber gilt es, ein neues, gutes Kapitel anzufangen. Ein ähnlich enges Verhältnis, wie wir es heute mit Frankreich unterhalten“ (15). Trotz der guten Atmosphäre der Visite mussten zuerst die geopolitischen Fragen geklärt werden, zumal die Öffnung der Mauer in Berlin die Wiedervereinigung Deutschlands auf die Tagesordnung brachte. Die „2+4“-Verhandlungen zwischen den vier Großmächten und den zwei deutschen Staaten wurden mit dem „Vertrag […] über die abschließende Regelung in Bezug auf Deutschland (Zwei-plus-Vier-Vertrag)“ beendet (16), der die Tür für die deutsche Wiedervereinigung öffnete und endlich wurde am 14. November 1990 mit dem Ver„ - trag zwischen der Bundesrepublik Deutschland und der Republik Polen über die Bestätigung der zwischen ihnen bestehenden Grenze“ (17) die polnische Westgrenze bestätigt. Am 17. Juni 1991 unterzeichneten beide Staaten den ‚‚Vertrag […] über gute Nachbarschaft und freundschaftliche Zusammenarbeit‘‘ (18), in dem sie sich verpflich- teten, die polnischen Bemühungen um den Beitritt zur Europäischen Gemeinschaft zu unterstützen. In den europäischen Angelegenheiten waren die polnischen und die deutschen Interessen gleich. Deutschland, das in den polnischen Bemühungen um „Rückkehr nach Europa“ (19) eine Schlüsselrolle spielte, befürwortete voll und ganz die Osterweiterung, die „die westeuropäische Stabilitätszone durch eine Erweiterung von EU und NATO nach Osten“ ausdehnen sollte (20). Somit wurde die Qualität der Beziehungen mit Deutschland zur polnischen Staatsräson (21). Der Beginn der 1990er Jahre war grundsätzlich von einer neuen Atmosphäre in den bilateralen Beziehungen charakterisiert und der Begriff „Versöhnung“ machte die Runde (22).

15 Zit. nach: Wladyslaw Bartoszewski, „Angst vor der Großmacht? Deutschland und Polen nach dem Umbruch“, Internationale Politik, 55/9 (2000), S. 10. 16 Vertrag über die abschließende Regelung in Bezug auf Deutschland vom 12. September 1990 („Zwei-plus- Vier-Vertrag“), Auswärtiges Amt, http://www.auswaertiges-amt.de/cae/servlet/contentblob/373162/ publicationFile/3828/ZweiPlusVier%20%28Text%29.pdf. 17 Vertrag zwischen der Bundesrepublik Deutschland und der Republik Polen über die Bestätigung der zwischen ihnen bestehenden Grenze vom 14. November 1990, BGBl, 1991, II, S. 1329. 18 Vertrag zwischen der Bundesrepublik Deutschland und der Republik Polen über gute Nachbarschaft und freundschaftliche Zusammenarbeit vom 17. Juni 1991, in:Bulletin des Presse- und Informations- amtes der Bundesregierung vom 18. Juni 1991, Nr. 68, S. 541-546. 19 Vgl. Thomas Mehlhausen, Polens Rückkehr nach Europa: warum sich die Europäische Union für ihre Osterweiterung entschied, Berlin, LIT-Verlag, 2009. 20 Peter Schmidt, „Deutsche Sicherheitspolitik im Rahmen von EU, WEU und NATO“, Außenpolitik, 47/3 (1996), S. 212. 21 Vgl. Anna Wolff-Powęska, „Polska racja stanu w procesie normalizacji stosunków z Niemcami w warunkach wolności i demokracji“, in: Witold M. Góralski (Hg.), Polska-Niemcy 1945-2007. Od konfrontacji do współpracy i partnerstwa w Europie, Warschau, PISM, 2007, S. 159-175. 22 Vgl. Dieter Bingen, „Einübung in erwachsene Partnerschaft. Die politischen Beziehungen zwischen Deutschland und Polen“, in: D. Bingen, Peter Oliver Loew, Krzysztof Ruchniewicz, Marek Zybura (Hg.), Erwachsene Nachbarschaft: die deutsch-polnischen Beziehungen 1991 bis 2011, Wiesbaden, Har- rassowitz, 2011, S. 34; Klaus Bachmann, „Die Versöhnung muß von Polen ausgehen“, Die Tageszei- tung, 05.08.1994, S. 12. Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema 361

2. Entstehung, Ziele und Erfolge des Weimarer Dreiecks Schon während des Kalten Krieges entwickelten sich die polnisch-französischen und die deutsch-polnischen Beziehungen dynamisch. Der politische und besonders der wirtschaftliche Austausch in den 70er Jahren des 20. Jahrhunderts erregten große Aufmerksamkeit. Auch in den 1980er Jahren verfolgten die Politiker in Bonn und Paris die Entwicklung der politisch-wirtschaftlichen Lage in Polen mit großer Auf- merksamkeit. Die Gründe dafür waren vielfältig und reichten von den Sorgen um die Stabilität Europas bis zur Frage nach der Zahlungsfähigkeit Polens. Deutschland und Frankreich, die zu den wichtigsten Gläubigern Polens gehörten, drängten seit Mitte 1989 auf eine Neugestaltung der Beziehungen mit Polen. Polen war ebenfalls an einer Verbesserung der bilateralen Beziehungen interessiert, denn es suchte die politisch- wirtschaftliche Annäherung mit den Ländern und Institutionen Westeuropas. Mit dem Regierungswechsel im Herbst 1989 wurde Polen zusammen mit Ungarn zum Vorreiter der Annäherung der postsozialistischen Staaten mit dem Westen (23). Der Fall der Berliner Mauer, die Wiedervereinigung Deutschlands und das Drängen der MOE-Staaten nach einer raschen Annäherung an den Westen wurden in Paris mit großer Vorsicht betrachtet. Als Alternative zur Osterweiterung der Europäischen Gemeinschaft schlug der französische Präsident François Mitterrand ein Projekt der Europäischen Konföderation vor, das sowohl in den deutschen als auch in den polni- schen Regierungskreisen abgelehnt wurde (24). Als die Idee der Europäischen Konföderation während des Prager Konvents Mitte 1991 de facto begraben wurde, schlug der deutsche Außenminister Hans-Dietrich Genscher im Einvernehmen mit seinem französischen Amtskollegen, Außenminis- ter Roland Dumas, und dem polnischen Außenminister Krzysztof Skubiszewski eine Dreieckskooperation vor. Diese sollte mehrere Funktionen erfüllen. Primär sollte sie Polen den Weg in die Europäische Gemeinschaft öffnen. Dann sollte sie Frankreich ermöglichen, seine Präsenz in Mitteleuropa zu stärken. Schließlich sollte sie auch Deutschland ermöglichen, das französische Interesse an Mitteleuropa zu fördern und die eigene Stärke in dieser Region hinter dem Deckmantel der trilateralen Koope- ration zu verstecken (25). Trotz des komplizierten Netzes unterschiedlicher Interessen war von Anfang an deutlich, dass die drei Spitzen des Weimarer Dreiecks nicht gleich einflussreich sind. Das Weimarer Dreieck war die Summe der deutsch-französischen Partnerschaft und der deutsch-polnischen Partnerschaft, wobei der deutsch-franzö- sische Bilateralismus den deutsch-polnischen Bilateralismus dominierte (26). Seit dem

23 Vgl. Pierre-Frédéric Weber, „Das Weimarer Dreieck. Vom Gründungsoptimismus zur neuen Sinnsu- che“, in: Dieter Bingen, Peter Oliver Loew, Krzysztof Ruchniewicz und Marek Zybura (Hg.), Erwach- sene Nachbarschaft. Die deutsch-polnischen Beziehungen 1991 bis 2011, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011, S. 77; vgl. Dariusz Jarosz, Maria Pasztor, Stosunki polsko-francuskie 1944-1980, Warschau, PISM, 2008; Dieter Bingen, „Die Entwicklung der Beziehungen zwischen der Bundesrepublik Deutschland und Polen 1949-1990“, in: Wolf-Dieter Eberwein, Basil Kerski, Die deutsch-polnischen Beziehungen 1949-2000: Eine Werte- und Interessengemeinschaft?, Opladen, Leske+Budrich, 2001, S. 35-60. 24 Vgl. P.-F. Weber, „Das Weimarer Dreieck“ (Anm. 23), S. 80-81. 25 Vgl. ebd., S. 81-82. 26 Vgl. Helena Ewa Wyligała, Trójkąt Weimarski: współpraca Polski, Francji i Niemiec w latach 1991- 2004, Toruń, Wydawnictwo Adam Marszałek, 2010; Bogdan Koszel, Trójkąt Weimarski. Geneza. Działalność. Perspektywy Współpracy, Poznań, Instytut Zachodni, 2006, S. 210. 362 Revue d’Allemagne polnischen EU-Beitritt befindet sich das Weimarer Dreieck auf der Suche nach einer neuen Identität (27). Auf das erste Treffen der drei Außenminister Frankreichs, Deutschlands und Polens am 28./29. August 1991 in Weimar (28) folgte eine Reihe von Konsultationen zwischen den drei Partnern. Diese fanden nicht nur zwischen den Außenministern, sondern seit 1993 auch im Gipfelformat (Treffen der Staats- und Regierungschefs) statt. Der Austausch erfolgte auch auf der Ebene der Europa- und Fachminister. Auch die Parla- mente und die Zivilgesellschaften wurden in die Kooperation einbezogen (29). Der erste noch inoffizielle Gipfel des Weimarer Dreiecks fand am21. September 1991 in Gdańsk statt. Es gab sieben (offizielle und inoffizielle) Gipfel des Weimarer Dreiecks. Das letzte Treffen war im Jahre 2011 in Polen. Der große Kenner des Weima- rer Dreiecks, Klaus-Heinrich Standke, weist darauf hin, dass fünf Besonderheiten das Gipfeltreffen des Weimarer Dreiecks auszeichneten. Erstens ist dies „das Engagement und persönliche Interesse der Teilnehmer an der Weiterführung der in der EU einzig- artigen trilateralen Sonderbeziehung“. Zweitens ist „die stimmige ‚Chemistry‘ und das damit verbundene persönliche Vertrauen zwischen den drei Spitzenakteuren“. Drit- tens ist „die Kontinuität des sog. ‚Geistes von Weimar‘“ bemerkenswert. Besonders der polnische Präsident Aleksander Kwaśniewski und sein französischer Amtskollege Jacques Chirac „haben immer wieder ihr persönliches Interesse an der trilateralen Zusammenarbeit betont und sichtbar ihr Vergnügen an dieser Art von Gipfelge- sprächskultur gezeigt“. Viertens wurde das Weimarer Dreieck von den Politikern dazu benutzt, die eigene politische Position zu stärken, wie es das Beispiel des polnischen Staatspräsidenten Aleksander Kwasniewski belegt. Fünftens wurde das Gipfelformat trotz unterschiedlicher Verfassungslagen in den jeweiligen Ländern entwickelt. Drei Themengruppen wurden im Rahmen des Gipfelformats besonders intensiv betrach- tet: Europapolitische Themen, die internationale politische Lage und die trilaterale Kooperation. In der dritten Themengruppe spielte die Bildung dauerhaft eine wichtige Rolle (30). Diese Entwicklung entspricht der Feststellung aus der „Gemeinsamen Erklä- rung“: „Wir wollen eine umfassende Politik der Zusammenarbeit in den Bereichen der Kultur, der Bildung, der Wissenschaft, der Medien und der Austauschprogramme. Es

27 Vgl. Krzysztof Miszczak, „Das ‚Weimarer Dreieck‘ neu beleben“, Europäische Sicherheit, 53/6 (2004), S. 12-15; Georg Boomgaarden, Hat das ‚Weimarer Dreieck‘ noch eine Zukunft? Herausforderungen für Politik und Kultur; Dokumentation des überarbeiteten Podiumsgesprächs, Darmstadt, DPI, 2007. 28 Gemeinsame Erklärung der Außenminister von Deutschland, Frankreich und Polen zur Zukunft Europas Weimar, 29. August 1991, in: Bulletin des Presse- und Informationsamts der Bundesregierung, Nr. 92 (1991), S. 735-737. 29 Vgl. „Weimarer Dreieck“, Auswärtiges Amt, 07.03.2016, http://www.auswaertiges-amt.de/DE/ Europa/Zusammenarbeit_Staaten/Weimarer-Dreieck_node.html (Zugriff am 15.03.2016); Krzysztof Miszczak, „Weimarer Dreieck a. D.?“, in: Heiner Timmermann, Helmut Wagner (Hg.), Die transatlantischen Beziehungen auf dem Prüfstand: Europa und die USA zwischen Bruch – Irritation – Kooperation, Münster, Lit Verl., 2005, S. 128-133. 30 Klaus-Heinrich Standke, „Analytische Übersicht der 7 Gipfelgespräche“, in: Kl.-H. Standke (Hg.), Das Weimarer Dreieck in Europa, Thorn, Adam Marszalek-Verlag, 2010, S. 351-373; vgl. Emil Pietras, Katarzyna Sochacka, „Trójkąt Weimarski – potencjalne dziedziny współpracy“, Biuletyn PISM, 27 (2003); Kai-Olaf Lang, „Gute Dienste und begrenzte Kooperation: Das Weimarer Dreieck im Zeichen europäischer Großkrisen“, WeltTrends, 23/110 (2015), S. 26-31. Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema 363 bleibt unser Bestreben, menschliche Begegnungen über Länder und Sprachgrenzen hinweg, wo immer möglich, zu fördern“ (31).

3. Jugendaustausch Kein Kooperationsgebiet erfreut sich eines größeren Interesses und öffentlicher Resonanz als der Jugendaustausch. Zwei Jugendwerke, das Deutsch-Französische Jugendwerk (DFJW) und das Deutsch-Polnische Jugendwerk (DPJW), prägen das Bild der Kooperation. Das im Jahre 1963 entstandene DFJW wurde als „das schönste Kind des Élysée-Vertrages‘‘ bezeichnet. Das DPJW entstand dagegen im Kontext des „Vertrages zwischen der Bundesrepublik Deutschland und der Republik Polen über gute Nachbarschaft und freundschaftliche Zusammenarbeit“ von991. 1 Am gleichen Tag wie der Freundschaftsvertrag wurde das Abkommen über die Gründung des DPJW (32) unterschrieben. Obwohl die Entscheidung über die Gründung des DPJW im Jahre 1991 getroffen wurde, nahm es seine Arbeit erst im Jahre 1993 auf. Sein Aufbau folgte dem Beispiel des DFJW. Es ist festzustellen, dass sich der deutsch-französische und der deutsch-polnische Jugendaustausch gut entwickeln, dass auch trilaterale Projekte realisiert werden. Klaus-Heinrich Standke zeigt, dass in den 1990er Jahren und in der ersten Dekade des 21. Jahrhunderts durchschnittlich 600 polnische, 600 deutsche und 600 französische Jugendliche jährlich an den trilateralen Projekten teilgenommen haben. Im Jahre 2007 allein waren es 2500 Jugendliche, jeweils 1/3 aus Frankreich, 1/3 aus Deutschland und 1/3 aus Polen. Eine klare Schwäche präsentiert aber der französisch-polnische Jugendaustausch, für den genaue Zahlen leider nicht zugänglich sind (33). Die Kooperation der beiden Jugendwerke wurde mehrmals gewürdigt. Im Jahre 2007 wurde ihnen vom ‚‚Komitee für die Deutsch-Französisch-Polnische Zusam- menarbeit‘‘ der Adam-Mickiewicz-Preis verliehen. Im Mittelpunkt der Programme der beiden Jugendwerke stehen das Thema der europäischen Integration, der Erwerb interkultureller Kompetenzen und die Förderung europäischen Bewusstseins. Die Teilnehmer sollen sich als ein Teil Europas fühlen. Die persönlichen Erfahrungen aus der internationalen Zusammenarbeit sollen das Bewusstsein der jungen Menschen aus Frankreich, Deutschland und Polen prägen (34). Welche Früchte diese Bemühungen tragen, wird auf der Basis der statistischen Daten geprüft. Ein Schlüsselelement für die Annäherung und für bessere Verständigung zwischen den Völkern spielt die Sprache. Die beiden Jugendwerke legen deshalb gro- ßen Wert auf das Erlernen der Sprachen, oder wenigstens bemühen sie sich, das Inte- resse am Sprachenlernen anzureizen. Wie die Daten in den Tabellen 1 und 2 zeigen,

31 Gemeinsame Erklärung der Außenminister von Deutschland, Frankreich und Polen zur Zukunft Europas Weimar (Anm. 28). 32 Abkommen vom 17. Juni 1991 zwischen der Bundesrepublik Deutschland und der Republik Polen über das Deutsch-Polnische Jugendwerk, Bundesgesetzblatt, 1992, 2, S. 623-626. 33 Vgl. Klaus-Heinrich Standke, „Jugendaustausch im Weimarer Dreieck“, in: Kl.-H. Standke (Hg.), Europa: Die deutsch-französisch-polnische Zusammenarbeit – Entstehung – Potentiale – Perspektiven, Thorn, Adam Marszalek Verlag, 2010, S. 609-611. 34 Vgl. Gerd Hoofe, „Die Rolle der Deutsch-Französischen und der Deutsch-Polnischen Jugendwerke im Rahmen des Weimarer Dreiecks“, in: Kl.-H. Standke (Hg.), Europa (Anm. 33), S. 613-617. 364 Revue d’Allemagne sind die Erfolge nicht beeindruckend. Die Daten der Eurobarometer (35) zeigen, dass in allen drei Staaten Englisch als die wichtigste Fremdsprache betrachtet wird. Während für die Bewohner Frankreichs Spanisch wichtiger als Deutsch ist, gehört Deutsch für die Bewohner Polens zu den zwei wichtigsten Fremdsprachen. Französisch dagegen befindet sich auf dem vierten Platz, hinter der russischen Sprache. Für die Bewohner Deutschlands hingegen ist Französisch die zweitwichtigste Fremdsprache.

Tabelle 1. Die zwei wichtigsten Fremdsprachen für persönliche Entwicklung und für die Karriere (Daten in %)

Englisch Französisch Deutsch Spanisch Russisch Italienisch Frankreich 82 2 20 37 1 7 Polen 72 5 46 2 9 1 Deutschland 81 28 5 12 5 3 Quelle: „Europeans and their Languages“, 2005, http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_243_en.pdf, S. 32.

Tabelle 2. Zwei Fremdsprachen, die die Kinder lernen sollen (Daten in %)

Englisch Französisch Deutsch Spanisch Russisch Italienisch Frankreich 91 2 24 45 0 6 Deutschland 89 45 3 16 6 2 Polen 90 7 69 1 10 1 Quelle: „Europeans and their Languages“, 2005, http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_243_en.pdf

Die Daten sind ähnlich, wenn man nach den wichtigsten Fremdsprachen für die Kinder fragt. In diesem Fall wird die Nützlichkeit einer Sprache in der langen Perspek- tive betrachtet. Der Hauptunterschied ist die größere Zustimmung für English als die „wichtigste“ Fremdsprache. Es verwundert aber, dass in Frankreich nach über 50 Jahren Arbeit des DFJW nur zwischen 20% und 24% der Befragten die Bedeutung der deut- schen Sprache schätzen. Die Überzeugung, dass die Kinder Spanisch lernen sollen, ist deutlich höher. Die Gründe dafür sind unterschiedlich. Die Untersuchungen zeigen, dass in Frankreich ein rationales Verhältnis zu Fremdsprachen herrscht und von der ersten Fremdsprache bestimmte Nützlichkeit erhofft wird. Während Englisc h diese Bedürf- nisse sehr gut erfüllt, sind Hoffnungen gegenüber der zweiten Fremdsprache anderer Natur. Diese Sprache soll eher einfach beim Erlernen sein. Auch die „Mode“ spielt bei der Wahl eine wichtige Rolle, und Deutsch gilt zurzeit als weder einfach noch modisch (36). Man sollte auch darauf hinweisen, dass die Daten ein mangelndes Interesse an der pol- nischen Sprache nahelegen. Das muss nach über zwanzig Jahren Arbeit des DPJW mit Enttäuschung betrachtet werden. Auf dieses Defizit wird seit langem hingewiesen. Um

35 Die Daten stammen von 2005. Die Umfrage wurde von 5. November bis 7. Dezember 2005 in 25 EU Mitgliedstaaten, in Bulgarien, Rumänien, Kroatien und in der Türkei durchgeführt. 28694 Personen nahmen in der Umfrage teil. 36 Tina Nestler, Die Situation der deutschen Sprache im schulischen Bildungswesen Frankreichs, Ham- burg, Diplomica Verlag, 2004, S. 69-71. Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema 365 dies zu bekämpfen, wurden unterschiedliche Ideen entwickelt. Hier lohnt es sich, auf das Projekt des Deutschen Polen-Instituts (DPI) in Darmstadt aufmerksam zu machen. Das DPI realisiert seit dem Schuljahr 2015/2016 das PolenMobil-Projekt. Es hat zum Ziel, die polnische Sprache zu vermitteln, ohne jedoch auf dieses Ziel beschränkt zu sein. „Im Rahmen von Unterrichtsbesuchen sollen landeskundliche, historische, kultu- relle und politische Inhalte zu Polen, die später auch im Unterricht aufgegriffen werden können, vermittelt werden und auf das Land neugierig machen.“ Dieses Angebot steht allen Schularten und -formen offen. Die Reaktionen sind positiv. Die Organisatoren bemühen sich, das Projekt für das Schuljahr 2016/2017 zu verlängern (37). Die Daten über Meinungen der EU-Bewohner zum Thema Nützlichkeit der einzel- nen Sprachen zeigen, dass die Osterweiterung im Jahre 2004 zu großen Veränderun- gen geführt hat. Im Jahre 2001 haben EU-weit noch 40% der Befragten Französisch als nützlich eingestuft, Deutsch dagegen nur 23% der Befragten. Im Jahre 2005 wurde Französisch von 25% der Befragten und Deutsch von 22% der Befragten als nützliche Fremdsprache betrachtet. Im Vergleich dazu betrachteten über 2/3 der Befragten Eng- lisch als eine nützliche Fremdsprache (38). In diesem Kontext ist es interessant auf die Rede von Bundespräsident Joachim Gauck in Februar 2013 hinzuweisen. Er hat den Aufbau der europäischen Öffentlich- keit gefordert und Englisch in der Rolle der lingua franca gestellt (39). Dieser Vorschlag ist gleichermaßen mutig wie nicht realisierbar. Obwohl Bundespräsident Gauck richtig darauf hingewiesen hat, dass die meisten EU-Bürger Englisch können oder wenigstens lernen, würde die Realisierung dieses Vorschlags gegen die bisherige EU-Politik ver- stoßen, das Interesse der einzelnen EU-Staaten bedrohen und das Demokratieprinzip beeinträchtigen (40). Tabelle 3. Zahl der Teilnehmer Tabelle 4. Aufteilung der Teilnehmer der/an DFJW-Programme der DFJW-Programme in ausgewählten Jahren nach Herkunftsland im Jahre 2014

2005 141350 Zahl % 2010 211416 Deutschland 101993 52,6 2014 194043 Frankreich 89636 46,2 Quelle: DFJW, Tätigkeitsbericht 2014. Drittland 2414 1,2 Quelle: DFJW, Tätigkeitsbericht 2014.

37 Das PolenMobil ist auf Tour! Polen in der Schule, http://www.poleninderschule.de/polenmobil/ (Zugriff am 28.03.2016). 38 Vgl. „Europeans and their Languages“, http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_243_en.pdf, S. 30. 39 Joachim Gauck, „Rede zu Perspektiven der europäischen Idee. Europa: Vertrauen erneuern – Ver- bindlichkeit stärken“, 22.02.2013, http://www.bundespraesident.de/SharedDocs/Downloads/DE/ Reden/2013/02/130222-Europa.pdf?__blob=publicationFile (Zugriff am 15.05.2016). 40 Philip Oltermann, „Something in common: should English be the official language of the EU?“, The Guardian, 24.04.2013, https://www.theguardian.com/world/2013/apr/24/europa-english-official- language-eu (Zugriff am 15.05.2016). Vgl. Juliane House, „English as a lingua franca: A threat to multilingualism?“, Journal of Sociolinguistics, 7/4 (2003), S. 556-578; Robert Phillipson, English-Only Europe? Challenging Language Policy, Routledge, London 2003; Margie Berns, „English in the Euro- pean Union“, English Today, 11/3 (1995), S. 3-11. 366 Revue d’Allemagne

Dass die deutsche und französische Regierung fest entschlossen sind, die Jugend- lichen der beiden Staaten einander anzunähern, zeigen die statistischen Daten unmissverständlich. Zwischen 2005 und 2010 ist die Zahl der Teilnehmer der DFJW- Programme um 50% gestiegen. Ca. 200000 Jugendliche nehmen jährlich an den unterschiedlichen Programmen des DFJW teil. Immer öfter nehmen auch polnische Jugendliche an den Programmen des DFJW teil. ‚‚Der Austausch mit Polen nimmt innerhalb der trilateralen Begegnungen weiterhin eine privilegierte Stellung ein‘‘, stellt der DFJW-Tätigkeitsbericht 2014 fest (41).

Tabelle 5. Schulischer und außerschulischer Austausch Deutschland-Polen, Teilnehmerzahlen

1993 2005 2010 2013 Teilnehmer (insgesamt) 46400 165350 113455 109080 Außerschulischer Austausch - 89090 49872 44620 Schulischer Austausch - 76260 63583 64460 Aus Polen 22500 80864 54658 52260 Aus Deutschland 23900 80346 55718 53559 Aus einem Drittland - 4140 3079 3261 Quelle: DPJW, Daten und Fakten 1993-2010, Potsdam/Warschau, Dezember 2011; DPJW, Daten und Fakten 2013, Potsdam/Warschau, Dezember 2014.

Die Dynamik der Teilnehmerzahl der Programme des DPJW präsentiert sich anders. Kurz nach dem polnischen EU-Beitritt nahmen an den Programmen des DPJW mehr Teilnehmer als an den Programmen des DFJW teil. Danach nahm die Zahl der Teilnehmer ab, wobei das Jahr 2005 für das DPJW ein besonderes Jahr darstellte. „Ein so auffälliger Anstieg des gegenseitigen Interesses junger Polen und Deutschen in diesem Zeitraum ist auf den Beitritt Polens zur Europäischen Union im Vorjahr zurückzuführen, was das Interesse Jugendlicher für das Nachbarland und seine Menschen aufs Neue weckte. Außerdem war das Jahr 2005 ein Jahr zahlreicher wichtiger Jubiläen für die deutsch-polnischen Beziehungen: Gefeiert wurde der 60. Jahrestag der Beendigung des Zweiten Weltkriegs und die Befreiung des Konzent- rationslagers in Auschwitz-Birkenau, sowie der 40. Jahrestag der Übersendung des Hirtenbriefes der polnischen Bischöfe an ihre deutschen Amtsbrüder. Darüber hin- aus erklärten beide Regierungen das Jahr 2005 zum Deutsch-Polnischen Jahr, was zusätzlich zu einer Fülle an Jugendinitiativen auf beiden Seiten der Oder führte. Ein weiteres Ereignis, das direkt zum Anstieg der Zahl deutschpolnischer Treffen beitrug, waren die Weltjugendtage in Köln. Viele schulische Partnerschaften und Jugendorga- nisationen nutzten diese Gelegenheit, um im Rahmen eines gemeinsamen Projekts an dem Weltjugendtreffen teilzunehmen“ (42). Auch im Jubiläumsjahr 2016 (25. Jubiläum des deutsch-polnischen Nachbarschaftsvertrags) kann man wachsendes Interesse an der DPJW Projekten beobachten. Schon im Mai 2016 wurden die Mittel ausge-

41 OFAJ/DFJW, Rapport d’activité de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse / Tätigkeitsbericht des Deutsch-Französischen Jugendwerks, 2014, S. 28. 42 DPJW, Daten und Fakten 1993-2010, Potsdam/Warschau, Dezember 2011, S. 10-11. Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema 367 schöpft (43). Heute beträgt die Zahl der Teilnehmer an den DPJW-Programmen knapp über 50% der Teilnehmer an den DFJW-Programmen. Relativ häufig werden Projekte des DPJW mit französischen Partnern realisiert. Im Jahre 2013 war Frankreich mit 23 Projekten das dritt-wichtigste Drittland. Auf dem ersten Platz stand die Tsche- chische Republik (67 Projekte) und auf dem zweiten Platz die Ukraine (60 Projekte). Diese Reihenfolge entspricht dem langjährigen Trend (44). Die deutsch-polnische und die deutsch-französische Jugendaustausch entwickeln sich sehr gut (45). Um die trilaterale Zusammenarbeit zu fördern, wurden zahlreiche Ideen entwickelt und Initiativen ergriffen. Sie reichen von einem trilateralen Festival, der Erweiterung der Aktivitäten der beiden Jugendwerke, der Entstehung eines neuen trilateralen Jugendwerks, der besseren Finanzierung der beiden Jugendwerke, bis hin zur Entste- hung eines Sonderfonds, der beiden Jugendwerken zur Verfügung stehen würde. Wie in anderen Bereichen folgten den Ideen keine Taten. Die beiden Jugendwerke realisieren primär bilaterale Projekte und die trilaterale Kooperation bleibt eine Nebenaktivität (46).

4. Hochschulen Bildung wurde bereits auf dem Gipfel des Weimarer Dreiecks im Jahre 1998 als Priorität definiert. Dabei rückte die Aufmerksamkeit sowohl des polnischen und des französischen Staatspräsidenten als auch des deutschen Bundeskanzlers auf die Kooperation der Universitäten ins Zentrum. Während des Posener Gipfels wurde die Gründung einer Europäischen Universität in Polen vorgeschlagen. Die Idee wurde aber nicht weiter verfolgt und auf den beiden nächsten Gipfeln in Nancy (1999) und in Neustadt (2001) wurde die Hochschulzusammenarbeit überhaupt nicht erwähnt. Auf dem Gipfel in Wrocław im Jahre 2003 wurde mit dem Umbau der Europa-Universität Viadrina zu einer trilateralen deutsch-französisch-polnischen eine interessante Kon- zeption entwickelt, die ebenfalls nicht realisiert wurde. Auch wenn auf den nächsten Gipfeln die Idee der verstärkten Kooperation im Hochschulwesen wiederkehrte, wur- den konkrete Ergebnisse nicht erreicht. Wie Klaus-Heinrich Standke ausführt, gibt es kein einziges Beispiel der trilateralen deutsch-französisch-polnischen Hochschulko- operation. Die Kooperation erfolgt nur im bilateralen Rahmen. Es ist auch interessant darauf hinzuweisen, dass die für das Hochschulwesen verantwortlichen Minister der drei Länder in den letzten Jahren nicht nur keine gemeinsame Hochschulstrategie entwickelt haben, sondern sich nicht einmal getroffen haben (47).

43 „DPJW eröffnet Warteliste für Förderanträge“, DPJW, http://www.dpjw.org/news-projekte/nachrichten/ dpjw-eroeffnet-eine-warteliste-fuer-die-foerderantraege/ (Zugriff am 10.06.2016). 44 Vgl. DPJW/ PNWM, Daten und Fakten DPJW 2013 in Zahlen und Grafiken, Potsdam/Warschau, Dezember 2014, S. 31-32. 45 Wolfgang Ilg, Judith Dubiski (Hg.), Begegnung schafft Perspektiven. Empirische Einblicke in inter- nationale Jugendbegegnungen, Berlin/Potsdam/Paris/Warschau, Deutsch-Französisches Jugendwerk und Deutsch-Polnisches Jugendwerk, 2011. 46 Vgl. Kl.-H. Standke, „Jugendaustausch im Weimarer Dreieck“ (Anm. 33) , S. 610-612. 47 Vgl. Klaus-Heinrich Standke, „Die Rolle der Hochschulen im Weimarer Dreieck“, in: Kl.-H. Standke (Hg.), Europa (Anm. 33), S. 685-708; Klaus-Heinrich Standke, „Schaffung eines Europäischen Hoch- schulraums? Das Weimarer Dreieck als Laboratorium für gesamteuropäische Strategien“, Dokumente, Zeitschrift für den deutsch-französischen Dialog, 59/6 (2003), S. 33-37. 368 Revue d’Allemagne

Dagegen bestehen zahlreiche bilaterale Kooperationspartnerschaften. Die Daten des Hochschulkompasses zeigen, dass zwischen Deutschland und Frankreich 2668 und zwischen Deutschland und Polen 1285 Kooperationsvereinbarungen bestehen (48). Als Musterbeispiele der bilateralen Kooperation dienen die Universität des Saarlandes, die 1950 zur „europäischen Universität“ proklamiert wurde, die Europa-Universität Via- drina und das Willi-Brandt-Zentrum an der Universität Wrocław. Die Analyse der statistischen Daten zeigt, dass die Studentenmobilität zwischen den drei Staaten relativ niedrig ist. Frankreich, Deutschland und Polen gehören in Europa zu der Gruppe der Länder mit der höchsten Zahl an Studenten. Die Zahl der DAAD- Stipendiaten hält sich jedoch in einem überschaubaren Rahmen. Noch deutlicher ist das relativ geringe Interesse der Studenten für andere Staaten des Weimarer Dreiecks an der Mobilität im Rahmen des Erasmus-Programms abzulesen. Nur knapp 12% der französischen Erasmus-Teilnehmer entscheiden sich für ein Studium in Deutschland, und lediglich über 15% der deutschen am Erasmus-Programm teilnehmenden Stu- denten verbringen ein oder zwei Semester in Frankreich. Die Studenten aus beiden Staaten wählen lieber Spanien als Zielland. Für 2,5% der französischen und der deut- schen Studenten, die am Erasmus-Programm teilnehmen, ist Polen das Zielland. Was überraschen kann: der Anteil ist im Fall der französischen Studenten etwas höher.

Tabelle 6. Zahl der Studenten in den Ländern des Weimarer Dreiecks im Jahre 2013, in 1000

Deutschland 2780 Frankreich 2338 Polen 1902

Quelle: Eurostat, Number of tertiary education students, http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/File:Number_ of_tertiary_education_students,_2013_%28thousands%29_ET15.png

Tabelle 7. Erasmusmobilität der Studenten. Akademisches Jahr 2012/2013

Zahl der Studenten, die Zahl der Studenten Anteil des Heimatland Zielland das Zielland wählen (100%) Ziellandes (in %) Frankreich Deutschland 4218 11,94 Frankreich Polen 895 35311 2,53 Deutschland Frankreich 5450 15,62 Deutschland Polen 874 34891 2,5 Polen Frankreich 1191 7,34 Polen Deutschland 2374 16221 14,63

Quelle: European Commission, Erasmus statistics from 2012-2013. Annex 2: Erasmus student mobility; home and destination countries.

48 Vgl. Hochschulkompass. Kooperationen nach Staaten, stand 26.03.2016.http://www.hochschul kompass.de/auslandskooperationen/kooperationen-nach-staaten.html (Zugriff am 28.03.2016). Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema 369

Tabelle 8. DAAD-Länderstatistik 2014, Geförderte aus dem Ausland (gesamt)

Frankreich Polen 1. Individualförderung 155 332 grundständig Studierende 87 178 Studierende mit erstem Abschluss (Graduierte) 58 102 Wissenschaftler und Hochschul- lehrer (inkl. Postdoktoranden) 10 52 2. Projektförderung 292 1093 grundständig Studierende 126 304 Studierende mit erstem Abschluss (Graduierte) 97 370 Wissenschaftler und Hochschul- lehrer (inkl. Postdoktoranden) 69 419 3. EU-Mobilitätsprogramme 2 4 Wissenschaftler und Hochschul- lehrer (inkl. Postdoktoranden) 2 4 zusammen 449 1429

Quelle: https://www.daad.de/medien/daad-l%C3%A4nderstatistik_104_.pdf, https://www.daad.de/medien/daad-l%C3%A4nderstatistik_6_.pdf, Referat Monitoring, Evaluation und Studien – S1, Juli 2015.

Schlussfolgerungen Das Weimarer Dreieck hat eine wichtige Rolle in den polnischen Bemühungen um den EU-Beitritt gespielt. Es hat Deutschland und Frankreich geholfen, das Regelwerk der EU Richtung Ost auszudehnen. Heute fehlt aber Frankreich, Deutschland und Polen eine klare Vision, welche Rolle das Weimarer Dreieck spielen soll. Es wuchs in den letzten zwei Jahrzehnten zu einer rhetorischen Figur und seine politische Rolle bleibt unklar. Eine Chance für den Entwurf einer neuen Vision des Weimarer Drei- ecks stellte die Kooperation im Bereich Jugendaustausch und Hochschulen dar, deren Erfolg zur Schaffung eines transnationalen öffentlichen Raums im Zentrum Europas führen könnte. Wie die Untersuchung zeigt, konnten die Entscheidungsträger nicht über die konzeptionelle Diskussion hinauskommen und es wurde keine institutio- nelle Basis geschaffen. Frankreich, Deutschland und Polen setzen jeweils auf bilaterale Zusammenarbeit. Das geringe Interesse an den Sprachen der Partnerländer machte die Entstehung einer trinationalen Öffentlichkeit unmöglich. Auch die Überzeu- gung, dass das Erlernen der französischen oder deutschen Sprache in der Zukunft vorteilhaft sein kann, ist begrenzt. Das Interesse am Erlernen der polnischen Sprache bleibt komplett außen vor. Dank dem DFJW und dem DPJW, den zwei Säulen dieser Zusammenarbeit, nehmen jährlich mehrere 100000 junge Menschen an den unter- schiedlichen Programmen der beiden Jugendwerke teil. Als Studenten wählen sie aber lieber andere Länder, wenn sie am Erasmus- Austauschprogramm teilnehmen. Das Interesse an den anderen Staaten des Weimarer Dreiecks hält also nicht lange. 370 Revue d’Allemagne

Das Weimarer Dreieck ist weiter nur die Summe der bilateralen deutsch-französi- schen und deutsch-polnischen Beziehungen. Dafür, dass Deutschland eine zentrale Rolle spielt, sind die Gründe vielfältig. Der wichtigste ist wahrscheinlich die wirt- schaftlich-politische Bedeutung des Landes in Europa. Der zweite Grund ist die aktive Politik der Bundesregierung. Das Weimarer Dreieck fördert aber das gegenseitige Interesse der Polen an Frankreich und der Franzosen an Polen nicht. Das Weimarer Dreieck bleibt ein Projekt der politischen Eliten ohne öffentliche Resonanz, eine nicht erfüllte Hoffnung der französisch-deutsch-polnischen Zusam- menarbeit. Auf eine deutsch-französisch-polnische Öffentlichkeit werden wir wohl noch lange warten müssen.

Zusammenfassung Zusammen mit Frankreich und Polen gründete Deutschland im Jahre 1991 das Wei- marer Dreieck. Es sollte als Konsultationsforum der deutschen, französischen und pol- nischen Regierungen dienen und die drei Gesellschaften einander annähern. Ziel dieses Beitrages ist, die Erfolge auf diesem Weg zu überprüfen. Es wird die These formuliert, dass das Weimarer Dreieck ein Elitenprojekt geblieben ist, ohne große Resonanz in der deutschen, französischen oder polnischen Öffentlichkeit. Als Maßstab wird die deutsch- französisch-polnische Kooperation im Bereich Jugendaustausch und Hochschulwesen herangezogen. In diesem Beitrag wird eine besondere Aufmerksamkeit der Sprachför- derung geschenkt.

Résumé L’Allemagne, la France et la Pologne ont créé en 1991 le Triangle de Weimar qui devait servir de forum de consultation des gouvernements allemand, français et polonais et rapprocher les trois sociétés. L’objectif de ce texte est de vérifier la réussite de cette entre- prise. Il émet la thèse que le Triangle de Weimar est resté le projet d’une élite sans grande résonance dans les espaces publics allemand, français et polonais. Appuyant son analyse sur la coopération en matière universitaire et d’échanges de jeunes, il accorde une atten- tion particulière à l’enseignement des langues des partenaires.

Abstract In 1991 Germany, together with France and Poland, founded the Weimar Triangle. It was meant to serve as a consultative forum of the German, French and Polish Govern- ments as well as to bring the three societies closer together. The aim of this paper is to review the results of this endeavour. I will argue that the Weimar Triangle has remained a project of elites without substantial resonance in the German, French or Polish public. What I use as a benchmark here is the French–German–Polish cooperation in youth exchange and higher education. Special attention is paid to the promotion of language of the partner countries. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 371 t. 48, 2-2016

Le réseau § 96 (de la Loi sur les expulsés de 1953) et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale. Vers un espace public transnational ?

Christian Jacques *

Après l’ouverture des frontières avec les pays voisins d’Europe centrale et l’unifi- cation des deux États allemands faisant suite à la chute des régimes communistes, la société allemande a été confrontée à la nécessité d’un renouvellement des cadres d’interprétation du passé et des modalités de réécriture du « grand récit national » (Meistererzählung) (1). De nombreux chercheurs se sont d’ailleurs intéressés au carac- tère ambivalent de cette évolution qui participait d’un renouvellement du discours national et d’une réactivation des références traditionnelles de la « Kulturnation » (2). Les débats publics autour de la question nationale allemande après 1990 prirent une dimension transnationale puisqu’ils furent notamment menés dans le contexte du processus de redéfinition des relations de l’Allemagne avec ses pays voisins et celui de leur intégration dans l’Union européenne. Ces discussions ont d’ailleurs occupé une large place de l’agenda politique de ces deux dernières décennies comme le montre une analyse même succincte de la presse germanophone et de la littérature scienti- fique à ce sujet (3). Partir du concept ou de la notion « d’espace public », compris comme « arène dis- cursive », nous semble un outil heuristique pertinent pour la représentation ou l’ap- préhension des dynamiques communicationnelles autour de ces questions liées aux

* maître de conférences à l’université de strasbourg, ea 1341 Études germaniques. 1 Cf. K. Jarausch et M. Sabrow (éd.), Die historische Meistererzählung. Deutungslinien der deutschen Nationalgeschichte nach 1945, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2002, 225 p. 2 Cf. par exemple B. Binder, W. Kaschuba, P. Niedermüller, Die Inszenierung des Nationalen. Geschichte, Kultur und die Politik der Identitäten am Ende des 20. Jahrhunderts, Cologne/Weimar/ Vienne, Böhlau, 2001, 332 p. 3 Cf. par exemple A. Bazin et J. Rupnik, « Vorwärts zurück. Deutschland, Polen, Tschechien », Osteu- ropa, n° 10, octobre 2006, p. 41-50. 372 Revue d’Allemagne usages politiques du passé allemand en Europe centrale et orientale. Dans la pers- pective d’interroger le caractère transnational de ces processus, nous nous proposons d’aborder les débats autour des questions mémorielles menés dans la société allemande unifiée notamment concernant la transmission de la mémoire du passé allemand en Europe centrale. Si, comme l’affirme Muriel Rouyer dans sa définition du concept d’espace lic,pub « le droit est le médium de transformation du ‘pouvoir communicationnel’ en ‘pouvoir administratif’ » (4), il nous paraît perspicace d’aborder la problématique par le biais des questions juridiques ou des aspects législatifs. C’est dans cette optique que nous nous intéresserons à l’un des principaux cadres législatifs concernant les représentations de ce passé que constitue le § 96 de la Loi sur les expulsés de 1953 (Bundesvertriebenengesetz ou BVFG). Par ce paragraphe d’une loi qui en comprenait à l’origine plus d’une centaine, contre une trentaine aujourd’hui, les instances politiques allemandes affirment ainsi : « Fédération et Länder ont, suivant les compétences que leur confère la Loi fondamentale, à préserver le patrimoine culturel [Kulturgut] des territoires de l’expulsion [Vertreibungs- gebiete] dans la conscience des expulsés et des réfugiés, de l’ensemble de la population alle- mande et de l’étranger, à sauvegarder archives, musées et bibliothèques, à en compléter et évaluer le contenu, ainsi qu’à sécuriser et promouvoir les organismes de création artistique et de formation. Ils se doivent de promouvoir la science et la recherche dans l’accomplis- sement des tâches qui découlent de l’expulsion et de l’intégration des expulsés et des réfu- giés, ainsi que le développement du travail culturel [Kulturleistungen] des expulsés et des réfugiés. Le Gouvernement fédéral rend compte annuellement des activités entreprises » (5). Appelé souvent « paragraphe culturel », ce texte peut être considéré comme constitu- tif de ce que nous appellerons, en référence à Michel Foucault et Giorgio Agamben (6), un dispositif ou réseau mémoriel, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs, d’institutions, de dispositions législatives et autres ou bien encore d’objets susceptibles d’influer sur les représentations et la production discursives concernant le passé allemand d’Europe centrale et orientale. Ce texte de référence permet ainsi aux instances fédérales de finan- cer pas moins de sept musées régionaux (Donauschwäbisches Zentralmuseum/Ulm ; Ostpreussisches Landesmuseum/Lüneburg ; Pommersches Landesmuseum/Greifswald ;

4 Muriel Rouyer, « Espace public », in : Dictionnaire de sciences politiques, Paris, Sirey, 2010, p. 138. 5 « Bund und Länder haben entsprechend ihrer durch das Grundgesetz gegebenen Zuständigkeit das Kulturgut der Vertreibungsgebiete in dem Bewußtsein der Vertriebenen und Flüchtlinge, des gesam- ten deutschen Volkes und des Auslandes zu erhalten, Archive, Museen und Bibliotheken zu sichern, zu ergänzen und auszuwerten sowie Einrichtungen des Kunstschaffens und der Ausbildung sicher- zustellen und zu fördern. Sie haben Wissenschaft und Forschung bei der Erfüllung der Aufgaben, die sich aus der Vertreibung und der Eingliederung der Vertriebenen und Flüchtlinge ergeben, sowie die Weiterentwicklung der Kulturleistungen der Vertriebenen und Flüchtlinge zu fördern. Die Bundes- regierung berichtet jährlich dem Bundestag über das von ihr Veranlaßte », https://www.gesetze-im- internet.de/bvfg/__96.html (consulté le 05.06.2016). 6 « […] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même […] », in : Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2007, p. 31. Le réseau § 96 et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale 373

Schlesisches Museum zu Görlitz ; Siebenbürgisches Museum/Gundelsheim ; Stiftung Kunstforum Ostdeutsche Galerie/Ratisbonne ; Westpreussisches Landesmuseum/ Warendorf ), de trois instituts de recherche et d’une bibliothèque de référence (Stiftung Martin-Opitz-Bibliothek/Herne), de deux centres de médiation culturelle (Deutsches Kulturforum/Potsdam ; Adalbert Stifter Verein/Munich) et de divers programmes de financement des activités scientifiques et culturellesImmanuel-Kant-Stipendium- ( und Forschungspreis, etc.). L’ensemble du dispositif est placé depuis 1998 sous la responsabilité du ministère d’État à la Culture et co-géré par le Bundesinstitut für Kulturgeschichte der Deutschen im östlichen Europa – sorte de garant scientifique et d’implémentation du § 96 – à Oldenbourg. De plus, chaque Land allemand dispose d’autres institutions et d’un réseau plus ou moins autonome sur lequel il est impossible de revenir ici en détail. Afin de saisir la nature et le sens de ce cadre législatif que représente le § 96 de la Loi sur les expulsés, nous nous proposons de le replacer dans une perspective de long terme et de revenir sur la genèse et les principales étapes de son évolution – tant au niveau de sa formulation que de son implémentation – depuis son adoption en 1953. Nous nous demanderons en quoi les discours sur le passé et la promotion culturelle que ce paragraphe induit a pu participer ou participe de la constitution d’un espace public en tant qu’espace de débat au caractère transnational. Par espace public trans- national, nous entendons un espace relationnel et communicationnel résultant d’un contexte historique, politique ou économique particulier dépassant le simple cadre de l’État-nation et englobant différentes échelles allant du local à l’international (7).

Genèse du paragraphe culturel (§ 96) de la Loi sur les expulsés de 1953 (BVFG) : une loi d’importance nationale dans le contexte international d’après-guerre Dans un article publié dans le premier numéro de la revue Blickwechsel, publié sous la responsabilité du Deutsches Kulturforum östliches Europa chargé du travail d’information à l’intention du grand public, la conseillère ministérielle du ressort K44 (Kultur und Geschichte der Deutschen im östlichen Europa – Wissenschaftsbereich, Grundsatzfragen) de Bonn, concédait que : « Certes, la formulation de la mission culturelle définie par le § 96 de la Loi fédérale sur les expulsés (BVFG) sonnait véritablement comme un barbarisme et n’avait de prime abord rien de stimulant », mais ajoutait toutefois « qu’il avait été possible de développer, sur la base de cette norme rébarbative se focalisant sur les termes d’“expulsion” et “d’expulsés”, une promotion culturelle de manière continue et diversifiée regroupant sous sa coupe des motivations et des acteurs divers » (8).

7 C. Schmitt et A. Vonderau, « Öffentlichkeiten in Bewegung », in : C. Schmitt et A. Vonderau (éd.), Transnationalität und Öffentlichkeit. Interdisziplinäre Perspektiven, Bielefeld, Transcript Verlag, 2014, p. 7-26. 8 Sabine Deres, « Widerborstig und einzigartig. 60 Jahre Kulturförderung nach § 96 Bundesvertrie- benengesetz », Blickwechsel, 1 (2013), p. 45 : « Zwar kommt der Kulturauftrag § 96 Bundesvertrie- benengesetz (BVFG) als Wortungetüm daher und hat zugegebenermaßen auf Anhieb gar nichts Erfrischendes. Und doch ist es gelungen, auf der Grundlage dieser widerborstigen Norm mit ihrem sprachlichen Fokus auf ‘Vertreibung’ und ‘Vertriebene’ eine kontinuierliche und vielgestaltige Kul- turförderung zu entwickeln, die viele Anliegen und Akteure unter ihrem Dach vereint. » 374 Revue d’Allemagne

Par le qualificatif de « barbarisme » Wortungetüm( ) la responsable ministérielle poin- tait du doigt les origines du vocabulaire issu des années 1950, c’est-à-dire d’une période qui n’avait pas encore pu ou su prendre ses distances avec les références linguistiques du discours ethnique et national (völkisch) de l’époque national-socialiste. C’est en effet en 1953 – et après de nombreuses tergiversations et négociations – que fut promulguée, sous la responsabilité du gouvernement de Konrad Adenauer, la Loi sur les expulsés (Bundesgesetz für die Angelegenheiten der Vertriebenen und der Flüchtlinge). Cette loi devait constituer aux yeux de ses défenseurs une étape et un outil importants dans l’élaboration des politiques d’intégration des populations allemandes, ou considérées comme telles, issues des anciens territoires de l’Est. Quatre années après la création de la République fédérale d’Allemagne, la question de l’intégration des réfugiés représentait en effet encore un défi de taille. Si le chiffre exact des populations allemandes, victimes dans le contexte ou à l’issue de la Seconde Guerre mondiale de l’exode et de l’expul- sion, n’est pas véritablement connu (9), la jeune République fédérale devait encore faire face aux problèmes de relogement et d’assistance de plusieurs millions de personnes, et ce dans un pays en reconstruction et à la situation économique incertaine. Parmi ce qu’on dénommait alors « personnes déplacées » (Displaced persons), à la recherche d’un toit, de nourriture et d’un emploi, on retrouvait les populations germanophones ayant fui devant l’avancée des troupes soviétiques ou ayant été expulsées de leur territoire d’origine. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’il s’agissait également de centaines de milliers de citadins ayant perdu leur logement sous les bombardements, ainsi que des populations exilées à l’époque du national-socialisme revenant de l’étranger ou des prisonniers libérés des camps de concentration ou d’extermination. Au-delà de cette fonction d’intégration, la loi sur les expulsés a de toute évidence contribué de manière significative à la construction de cette« communauté imagi- née » (10) que constitue la République fédérale définie comme une « nation culturelle » (Kulturnation). L’historienne Karin Pohl affirme ainsi que : « Cette construction idéelle avait pour objectif premier de créer un lien positif entre les composantes culturelles, politiques et sociales disparates d’un pays en ruine et de créer de cette manière à partir de cette pluralité culturelle la société allemande d’après-guerre » (11). Comme le souligne l’historienne, cette loi participait de la mise en place de poli- tiques à caractère à la fois symbolique et pragmatique. Il s’agissait d’affirmer ou de réaffirmer l’homogénéité d’une société morcelée et de maîtriser les difficultés résultant de flux migratoires aux dimensions inégalées jusqu’alors.

9 Cf. E. Hahn et H. H. Hahn, Die Vertreibung im deutschen Erinnern : Legenden, Mythos, Geschichte, Paderborn/Munich/Vienne/Zurich, Schöningh, 2010. Comme le rappellent les spécialistes Eva et Hans Henning Hahn, il est difficile d’avancer un chiffre exact. Celui-ci a d’ailleurs oscillé entre 5 et 15 millions suivant les sources, les sensibilités politiques et les méthodes de calcul statistique. 10 Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres/New York, Verso, 2006, 233 p. 11 Karin Pohl, Zwischen Integration und Isolation : zur kulturellen Dimension der Vertriebenenpolitik in Bayern (1945-1975), Munich, Iudicium, 2009, p. 264 : « Mit Hilfe dieses Gedankenkonstrukts sollten die kulturell, politisch und sozial disparaten Bestandteile der Trümmergesellschaft positiv aufein- ander bezogen werden, um auf diese Weise eine kulturelle pluralistische deutsche Nachkriegsgesell- schaft zu bilden. » Le réseau § 96 et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale 375

Les autorités avaient besoin pour ce faire d’une définition opératoire du statut d’ex- pulsé afin de régler dans le même temps les questions liées à la citoyenneté. Le premier paragraphe de l’article 116 de la Loi fondamentale précisait d’ailleurs : « Est Allemand, au sens de cette Loi fondamentale et sous réserve d’une réglementation ultérieure, celui qui possède la citoyenneté allemande ou qui a été recueilli sur le territoire du 31 décembre 1937 en tant que réfugié ou expulsé membre de la communauté ethnique [Volkszugehörigkeit] allemande ainsi que son époux et ses descendants » (12). La BVFG de 1953 venait alors compléter une formulation considérée comme trop imprécise (13). Le délai de plusieurs mois entre les premières négociations en 1949 et sa ratification montre combien ce point était sensible et fit l’objet d’âpres discussions. L’initiative du ministre-président du Schleswig-Holstein, Hermann Lüdemann, qui présenta ce projet devant la Conférence des ministres-présidents à Wiesbaden en août 1949 peut être considérée comme le point de départ de ces débats. Cependant Hans Lukaschek, ministre des Réfugiés et lui-même originaire de Silésie, fut le principal res- ponsable de la première formulation présentée dès 1951 au gouvernement et au Conseil fédéral. Si la première lecture devant le Bundestag eut lieu le 12 décembre de la même année, la seconde ne se tint que plus d’un an plus tard, le 11 décembre 1952. Ces ater- moiements s’expliquent pourtant en grande partie par le fait que la commission chargée de la rédaction du texte devait également régler la question sensible des réparations (Lastenausgleichsgesetz) nécessitant de définir les contours du statut de réfugié. Ceci fut fixé par le premier paragraphe de ce texte divisé à l’origine en 7 sections : « Est considéré comme expulsée toute personne jouissant de la citoyenneté allemande ou appartenant à une communauté ethnique allemande dont la résidence était située dans les territoires allemands actuellement sous administration étrangère ou dans les régions au- delà des frontières territoriales du Reich allemand au 31 décembre 1937 et qui l’ont perdue dans le contexte des événements de la Seconde Guerre mondiale à la suite des expulsions, en particulier du déplacement forcé ou de l’exode » (14). Cette définition réactivait de fait, tant au niveau fédéral qu’au niveau régional, un des principaux piliers de la construction identitaire allemande que constitue la référence aux origines et à la culture communes. Karin Pohl affirme qu’il n’y avait dans les choix sémantiques retenus aucune volonté de revenir aux principes d’une politique dite völ- kisch. Certes la comparaison avec les lois raciales de 1935 ne fait pas véritablement

12 « Deutscher im Sinne dieses Grundgesetzes ist vorbehaltlich anderweitiger gesetzlicher Regelung, wer die deutsche Staatsangehörigkeit besitzt oder als Flüchtling oder Vertriebener deutscher Volkszuge- hörigkeit oder als dessen Ehegatte oder Abkömmling in dem Gebiete des Deutschen Reiches nach dem Stande vom 31. Dezember 1937 Aufnahme gefunden hat. » 13 Le fait que la Loi sur la régulation des questions de citoyenneté du 22 février 1955 (Gesetz zur Regelung von Fragen der Staatsangehörigkeit) renvoyait à la fois au § 116 de la Loi fondamentale et aux para- graphes 1 à 6 de la BVFG montre l’importance et l’imbrication des deux textes législatifs concernant la question de la citoyenneté. 14 « Vertriebener ist, wer als deutscher Staatsangehöriger oder deutscher Volkszugehöriger seinen Wohn- sitz in den ehemals unter fremder Verwaltung stehenden deutschen Ostgebieten oder in den Gebieten außerhalb der Grenzen des Deutschen Reiches nach dem Gebietsstande vom 31. Dezember 1937 hatte und diesen im Zusammenhang mit den Ereignissen des zweiten Weltkrieges infolge Vertreibung, insbesondere durch Ausweisung oder Flucht, verloren hat », https://www.gesetze-im-internet.de/ bvfg/__1.html (page consultée le 15.05.2016). 376 Revue d’Allemagne sens, il n’en reste pas moins que le champ sémantique utilisé jusqu’à ce jour renvoie bel et bien à cette définition ethnique et/ou raciale qui sous-tend les interprétations « völkisch » de la nation. L’extrémisme des conceptions raciales nazies ne constitue qu’une des variantes d’un discours idéologique aux multiples facettes et difficile à appréhender (15). C’est d’ailleurs ainsi que des politistes allemands tel Samuel Salzborn qualifient les principes mobilisés ici (16). Les termes utilisés dans le sixième paragraphe de la BVFG semblent d’ailleurs le confirmer. Par ce paragraphe, les responsables des rédacteurs de ce texte tentaient d’apporter une définition au terme « d’appartenance ethnique » (Volkszugehörigkeit) : « Appartient au peuple allemand celui qui dans sa région d’origine [Heimat] se réclamait de la germanité [Volkstum] dans la mesure où cette déclaration est confirmée par l’origine, la langue, l’éducation et la culture » (17). C’est au nom de ces principes que la République fédérale se déclarait responsable de la gestion d’une communauté nationale définie suivant des critères « objectifs » que sont la filiation, la langue ou la culture. Un principe qui était déjà en vigueur dans la Loi de 1913 sur la citoyenneté du Reich (Reichs- und Staatsangehörigkeitsgesetz vom 22. Juli 1913) et qui ne sera finalement remis en question qu’en 2000 sous le gouverne- ment de coalition dirigé par Gerhard Schröder qui introduit les éléments du principe du jus soli dans la réglementation de la citoyenneté allemande. Si la question de la citoyenneté ne posait pas véritablement problème pour les per- sonnes issues des territoires faisant partie de l’Allemagne dans ses frontières de 1937, il en était autrement pour bon nombre de personnes dont le statut prêtait à confusion. C’était le cas en l’occurrence de celles des territoires situés hors de ces frontières et se considérant pourtant – ou ayant été considérées par les autorités nazies – comme allemandes. Le texte de 1953 comprenait ainsi une clause évoquant la naturalisation collective (kollektive Einbürgerung), Celle-ci valait, par exemple, pour les groupes de populations désignées comme « Allemands des Sudètes », suivant les principes régis- sant les accords de Munich ou « Allemands du Protectorat de Bohême-Moravie » après la disparition de la Tchécoslovaquie en mars 1939. Mais ces mesures concernaient également les populations germanophones ayant obtenu la citoyenneté allemande lors de l’annexion des territoires de la Memel à la suite de l’ultimatum posé aux autori- tés lituaniennes à la même époque. Le troisième groupe concerné était constitué des populations ayant obtenu la citoyenneté allemande après le rattachement au Reich de la ville libre de Gdansk/Dantzig ainsi que des minorités allemandes de Pologne (Polendeutsche).

15 Au sujet de cette forme de nationalisme intégrale englobant de nombreuses mouvances et de variantes idéologiques, cf. par exemple Stefan Breuer, Die Völkischen in Deutschland, Darmstadt, WBG, 2008, 239 p. 16 Cf. Samuel Salzborn, Heimatrecht und Volkstumskampf : außenpolitische Konzepte der Vertriebenen- verbände und ihre praktische Umsetzung, Hanovre, Offizin, 2001. 17 Cf. paragraphe 6 de la BVFG : « Deutscher Volkszugehöriger im Sinne dieses Gesetzes ist, wer sich in seiner Heimat zum deutschen Volkstum bekannt hat, sofern dieses Bekenntnis durch bestimmte Merkmale wie Abstammung, Sprache, Erziehung, Kultur bestätigt wird », https://www.gesetze-im- internet.de/bvfg/__2.html (site consulté le 15.05.2016). Le réseau § 96 et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale 377

Comme le rappelle l’historienne Karin Pohl, la BVFG était, en quelque sorte, « une loi faite par les expulsés pour les expulsés » (18). Qu’elle fût d’ailleurs parfois surnommée « Loi fondamentale pour les expulsés » est en ce sens significatif. Bien que l’intégration des réfugiés venant des territoires de l’Est ait été souvent conflictuelle, ceux-ci dis- posaient de réseaux et de responsables particulièrement efficaces qui leur permirent d’influer sur les débats au sein de l’espace public en RFA (19). Le secrétaire d’État en charge des Affaires des réfugiés, Hans Lukaschek (1885-1960), qui était lui-même issu des provinces de Haute-Silésie, en fit les frais. L’assise de ces réseaux issus des milieux des réfugiés reposait sur des institutions et l’engagement de personnes dont la genèse remontait à l’époque de l’entre-deux-guerres (20). La BVFG n’avait ainsi pas uniquement pour objectif de régler la question de l’inté- gration ou la réintégration dans la communauté nationale des réfugiés ou des popula- tions déplacées qui se virent accorder un certain nombre de prérogatives (comme des compensations et avantages financiers :Lastenausgleich ). La République fédérale assu- mait en quelque sorte pour ces populations les conséquences des politiques menées par l’Allemagne nazie. Mais la portée politique de ce texte est beaucoup plus large et doit s’interpréter en prenant en compte le contexte géopolitique particulier de la Guerre froide. Conformément à l’esprit de la Loi fondamentale et aux principes qui sous-tendaient la vision géopolitique prônée par la « doctrine de Hallstein » (21), la loi se référait à une situation considérée comme provisoire et partait du principe d’un retour des populations dans les territoires alors perdus mais qui seraient un jour recouvrés. Selon la rhétorique officielle en vigueur jusqu’en 1969, le texte de loi renvoyant aux territoires considérés comme allemands et provisoirement sous administration étran- gère présentait la question territoriale comme ouverte. L’absence d’un traité de paix officiel signé par les Alliés et les représentants politiques allemands venait conforter pour de nombreux hommes politiques allemands la légitimité de ces positions. L’ar- gument du droit au retour dans la patrie (Heimatrecht) brandi par les représentants des associations de réfugiés (Landsmannschaften) s’accordait parfaitement avec les conceptions géopolitiques de la majorité des responsables politiques ouest-allemands de l’époque (22). La mention ajoutée dès la fin des années 1950 à la formulation du para- graphe culturel (§ 96) évoquant « la conscience de l’étranger » (23) est en ce sens tout à fait ambiguë, dans la mesure où il ne s’agissait pas prioritairement de prendre en compte les opinions exprimées hors d’Allemagne mais avant tout d’internationaliser,

18 K. Pohl, Zwischen Integration und Isolation (note 11), p. 319. 19 Ibid., p. 30. 20 L’analyse par Tobias Weger de l’association des réfugiés sudètes, association particulièrement influente en RFA, le montre. Cf. Tobias Weger, Volkstumskampf ohne Ende. Sudetendeutsche Organisationen 1945- 1955, Francfort-sur-le-Main/Berlin/Berne/Bruxelles/New York/Oxford/Vienne, Peter Lang, 2008, 635 p. 21 En référence au secrétaire d’État aux Affaires étrangères de la RFA, Walter Hallstein (1901-1982). Il fut chargé de l’élaboration des grandes lignes de la politique extérieure de l’Allemagne de l’Ouest qui resta en vigueur jusqu’à la fin des années 1960. Suivant le principe selon lequel l’Allemagne fédérale était le seul État légitime représentant l’ensemble du peuple allemand, toute relation diplomatique avec un État reconnaissant la RDA était exclue. 22 S. Salzborn, Heimatrecht und Volkstumskampf (note 16). 23 Cf. note 5. 378 Revue d’Allemagne d’européaniser « la question allemande » et de tenter ainsi de remettre à l’agenda poli- tique la question des frontières de l’État allemand (24). Ce n’est qu’à partir de l’avènement de l’Ostpolitik du gouvernement de Willy Brandt que les dissensions entre les visions gouvernementales sur les territoires de l’Est et celles des responsables des associations de réfugiés apparurent progressivement au grand jour. Les articles et commentaires parus à l’époque dans le Deutscher Ostdienst (DOD) – organe officiel de la Fédération des expulsésBund ( der Vertriebenen) – témoignent de la virulence des réactions et du débat public (25). Les réactions face à l’abandon de la mention « sous administration polonaise » ou « sous administration soviétique » sur les cartes historiques scolaires représentant l’Europe centrale et les anciens territoires de l’Est le montrent également. La plupart des associations de réfugiés qui avaient pu se sentir jusque-là comme un des acteurs incontournables du débat sur la « question allemande » après 1945 ne se reconnaissaient plus dans ce changement de cap. Pourtant, dans les faits, le gouvernement de coalition du SPD et du FDP ne revint pas sur les principes formulés dans le cadre de la Loi sur les expulsés ni sur ses enga- gements fixés par le § 96. Si dans les premières années qui suivirent sa promulgation, le paragraphe culturel n’avait eu qu’une importance minime, la situation changea dès les années 1960 avec l’apparition d’institutions de plus grande importance. C’est sur la base de la disposition du § 96 que les associations de réfugiés (Bund der Vertriebenen) et les différentes associations régionales Landsmannsch( aften) vont pouvoir conti- nuer de développer leur réseau d’influence au sein de la société ouest-allemande. Si l’on prend l’exemple des musées qui constituent un instrument important de création de publicité (Öffentlichkeit) dans les sociétés modernes, on constate qu’apparaissent à cette époque – en parallèle ou à partir des modestes Heimatstuben – des collections aux dimensions plus ambitieuses. On évoquera ici la création d’un Ostpreussisches Jagdmuseum à Lüneburg (1958) ou bien encore celle du Heimatmuseum der Sieben- bürgersachsen (Musée des Saxons de Transylvanie) à Gundelsheim, mais également les nombreuses sociétés savantes (Collegium Carolinum à Munich pour n’en citer qu’une), les bibliothèques (Bücherei des deutschen Ostens à Herne) ou les divers centres culturels (Haus des deutschen Ostens à Düsseldorf ou Munich). Toutes ces institutions avaient une double fonction : assurer d’une part l’existence et la cohésion des communautés définies suivant des principes ethniques desStämme (tribus ou souches) ou Land- schaften (régions ou paysages). Les innombrables Heimatstuben (26) disséminées sur l’ensemble du territoire ouest-allemand sont ici paradigmatiques de cette volonté de réaffirmer l’homogénéité de la communauté ethnique au-delà de la dispersion ou de la diaspora. Elles avaient, pour le public qui les fréquentait et pouvait s’identifier au

24 Ibid. 25 Cf. par exemple le discours d’Herbert Czaja, président de la Fédération des expulsés (BdV) dans le DOD du 17 septembre 1970, dans lequel il déclare : « Wenn wir für das Recht auf Heimat eintreten, sind wir keine Romantiker. » Cité d’après Jahrbuch der Albertus Universität zu Königsberg, Bd. XXII, 1972, p. 253. 26 Littéralement « pièces de patrie », ces lieux du souvenir rassemblent dans un espace souvent très réduit des objets à charge symbolique forte (photos, tableaux, ustensiles du quotidien, costumes folkloriques, etc.) autour desquels s’articule le discours communautaire ou identitaire renvoyant à une région, une ville ou un village des territoires d’origine. Le réseau § 96 et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale 379 discours proposé, également une fonction de compensation dans la mesure où elles per- mettaient même pour un instant de recréer virtuellement le pays, la région ou le village d’origine : la « Heimat ». Pour les responsables des associations, ces activités culturelles avaient de toute évidence une dimension politique voire géopolitique, dans la mesure où l’horizon restait le recouvrement des territoires de l’Est momentanément perdus, mais considérés encore comme faisant partie du territoire national allemand. Bien que résidant en République fédérale, mais se considérant dans la diaspora, ils développèrent un imaginaire national autour d’un narratif aux accents révisionnistes qui empruntait aux logiques ou conceptions nationales ethniques du discours völkisch (27). Avec le temps, ce rêve du retour ou la perspective du recouvrement des territoires perdus s’avérait pourtant relever de plus en plus du phantasme. L’Ostpolitik mise en place par le gouvernement de coalition SPD/FDP ne fut pas foncièrement remise en question après l’arrivée au pouvoir en 1982 du gouvernement de coalition du chan- celier Helmut Kohl. Certes, les fonds mis à disposition par les autorités fédérales au dispositif § 96 vont croître considérablement durant ces années, comme en attestent les différents rapports biannuels présentés devant leBundestag . Sous bien des aspects – notamment lorsque l’on s’intéresse à la multiplication des institutions culturelles – cette période peut être considérée comme l’âge d’or du folklorisme politique développé par les associations d’expulsés. Toutefois, le registre sémantique et idéologique qu’elles mobilisaient trouvait de moins en moins de soutien parmi l’ensemble de la société ouest-allemande. L’intensification des processus de démocratisation que connaît la société ouest-allemande à partir des années 1970 va également accentuer le sentiment de désuétude et de décrédibilisation des sociétés savantes proches des associations d’ex- pulsés fonctionnant encore largement sur les principes développés par ces discours des sciences, fortement imprégnés des références pangermanistes, regroupés sous le terme générique de l’Ostforschung. La remise en question à partir de cette époque de la posi- tion au sein du champ universitaire et scientifique de domaines tels que laVolkskunde (littéralement science de la nation ou du peuple) relève également de ce changement de rapport de forces au sein de l’espace public ouest-allemand (28). Cette évolution dénote l’importance de ce rapport de forces au sein de l’espace public dans l’établissement de ce que Michel Foucault désignait par le terme de « régime de vérité » (29). Dans cette logique, le texte de la conception fondamentale (Grundsatzkonzeption) présenté en 1982 au parlement par le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Helmut Kohl constitue une des étapes importantes dans l’évolution de l’interpréta- tion et l’implémentation du § 96. Ce texte traduit, à notre sens, les évolutions dans les stratégies préconisées et l’élaboration d’une politique culturelle au sens de la Loi sur les expulsés. Le contexte de gestion de l’héritage ou du patrimoine culturel alle- mand des régions orientales (ostdeutsche Landschaften) est élargi dans la mesure où il est question à présent de tenir compte des voisins de l’Est. Cette inflexion dans les

27 Cf. Catherine Perron, « Les efforts de patrimonialisation du passé oriental de la nation au prisme des musées “est-allemands” », Revue d’Allemagne, 47/2, juillet-décembre 2015, p. 401-422. 28 Lire à ce sujet Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande (trad. par P. Godenir et D. Lassaigne), Paris, MSH, 1994, 344 p. 29 Cf. Michel Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au collège de France 1979-1980, Paris, EHESS, 2012, 320 p. 380 Revue d’Allemagne directives est également la traduction d’une prise en compte accrue par les autorités de la République fédérale des réalités géopolitiques tout en laissant ouverte « la ques- tion allemande ». Bien au contraire, celle-ci doit être replacée dans un « espace public élargi » en tentant par le biais d’institutions à dimension internationale ou transna- tionale de médiatiser les termes de cette question (30). Ces changements de stratégie interviennent eux-mêmes à une époque où les questions des droits de l’Homme et des protections des minorités gagnent en importance (cf. les accords d’Helsinki de 1975). L’émergence dans l’espace public des questions environnementales a de plus contribué dans ces années à réhabiliter la notion de « Heimat ». Mais au-delà de cette dimension géopolitique, les différents acteurs devaient prendre conscience de la réalité des lois biologiques qui posait également la question de la relève des élites et de la transmission patrimoniale. Le travail des associations proches des milieux d’expulsés n’était pas un garant suffisant pour la pérennité de la médiatisation du discours mémoriel sur l’Est allemand. C’est en ce sens que le terme de « Breitenarbeit » (travail de médiatisation à destination du grand public), qui devient un des termes importants du discours insti- tutionnel, doit être également compris. Le fait qu’au cours des années 1980 commence la réflexion sur les ambitieux projets muséographiques du dispositif § 96 – projets réalisés dans les décennies suivantes – ne relève donc pas du simple hasard ou d’un simple effet de mode.

Le paragraphe culturel (§ 96) dans le contexte de l’élargissement européen La chute du Mur et le processus de démocratisation des pays de l’ancien Bloc de l’Est constituèrent une opportunité que les autorités fédérales et les différents acteurs impli- qués dans les activités du réseau § 96 saisiront. Une des options pour la pérennisation du discours mémoriel concernant le « passé allemand » en Europe centrale et orientale consistait en une reterritorialisation de ce discours qui semblait à présent possible. La redécouverte de cette terra incognita pour le grand public laissait également entrevoir des perspectives jusque-là inespérées. « Le Centre se trouve à l’Est » (die Mitte liegt ostwärts) avait déclaré Karl Schlögel dès le milieu des années 1980 (31). Ce qui pou- vait relever de l’incantation semblait à présent une réalité tangible. Pour autant, si les revendications d’un recouvrement par l’Allemagne des territoires perdus avaient pu paraître parfois conciliables avec les logiques en vigueur dans un contexte de Guerre froide, il en allait à présent tout autrement dans celui d’une Allemagne unifiée qui reconnaissait définitivement la « ligne Oder-Neiße » comme sa frontière orientale. La reformulation en 1994 du cadre général, dans lequel étaient censées s’inscrire les activités culturelles du réseau § 96, le montre parfaitement. Le thème d’un héritage et d’un passé voulus à présent « communs » et fédérateurs était placé au centre des diffé- rents traités bilatéraux signés notamment avec les États voisins immédiats que sont la

30 « […] Die Präsentation unserer Gesamtkultur im In- und Ausland stellt daher einen wichtigen Beitrag dazu dar, das Bewußtsein der Einheit unserer Nation wachzuhalten und zu festigen. Im gesamteuropä- ischen Raum kommen den deutschen Kulturlandschaften im Osten durch ihre Mittlerrolle zwischen westlicher und östlicher Kultur besondere Bedeutung zu », in : « Grundzatzkonzeption zur Weiterfüh- rung der ostdeutschen Kulturarbeit », Deutscher Bundestag, Drucksache 9/1589, 22.04.1982, p. 15. 31 Karl Schlögel, Die Mitte liegt ostwärts. Die Deutschen, der verlorene Osten und Mitteleuropa, Berlin, J.W. Siedler, 1986, 122 p. Le réseau § 96 et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale 381

Pologne et la République tchèque (32). Par ces traités dits de « bon voisinage », les États respectifs redéfinissaient leurs relations dans un cadre mondial à présent dépolarisé et s’engageaient conjointement sur la voie du processus d’intégration européenne qui aura finalement lieu en 2004. L’arrivée au pouvoir en 1998 de la coalition rouge-verte (SPD-Die Grünen) et les politiques menées par le chancelier Gerhard Schröder marquent une césure dans les évolutions des politiques d’implémentation du § 96 et de son interprétation même. Prérogative jusqu’alors du ministère de l’Intérieur, la tutelle en est attribuée dès lors au délégué à la Culture auprès du gouvernement fédéral. Ce déplacement des compétences s’inscrit dans la logique d’une redéfinition des objectifs du travail culturel suivant le § 96. Celle-ci aura lieu en l’an 2000 avec la présentation devant le parlement du texte programmatique d’une « Conception pour l’étude et la présentation de la culture et de l’histoire allemandes en Europe orientale » (Konzeption zur Erforschung und Präsenta- tion deutscher Kultur und Geschichte im östlichen Europa) (33). En cette même année, le pouvoir politique en Allemagne redéfinissait les cadres définitionnels de la citoyenneté allemande en introduisant les principes du droit du sol (jus soli) dans une disposition qui relevait jusqu’alors, dans la continuité de la loi de 1913, essentiellement du droit du sang. Pour le gouvernement fédéral, cette nouvelle conception (Neukonzeption) du § 96 se justifiait par la nécessité de prendre en compte les changements géopolitiques depuis 1989. L’orientation des politiques officielles du passé, dont cette nouvelle défini- tion participait, se comprenait comme des politiques tournées vers l’avenir (zukunfts- orientiert). Elle annonçait de nouvelles coopérations transfrontalières dans la gestion d’un patrimoine considéré à présent comme commun (gemeinsames Kulturerbe) et à partager avec les pays voisins d’Europe centrale. Suivant ces nouvelles dispositions, les institutions muséales qui restaient encore à créer devaient jouer un rôle déterminant dans le développement de ces échanges transfrontaliers autour de la gestion du patri- moine culturel allemand d’Europe centrale et orientale. Si les associations d’expulsés gardaient une marge décisionnelle dans ce nouveau dispositif, elles se voyaient privées d’un grand nombre de leurs prérogatives. Ainsi, les organes décisionnels comme la Stiftung ostdeutscher Kulturrat de Bonn ou la Kulturstiftung der deutschen Vertriebe- nen perdaient tout financement direct de l’État fédéral. À l’approche ethnocentrée de l’histoire et de la culture des régions d’Europe centrale que préconisaient jusqu’ici les représentants des associations de réfugiés, les autori- tés fédérales opposent maintenant le « principe régional » (Regionalprinzip). Ainsi, les institutions financées dans le cadre du § 96 sont tenues d’appréhender le passé de ces régions dans leur ensemble et de tenir compte de leur dimension multiculturelle. Les nouvelles structures et les présentations élaborées dans les musées créées dans les années 2000 (le Pommersches Landesmusem de Greifswald, le Schlesisches Museum zu Görlitz et le Donauschwäbisches Zentralmuseum à Ulm) sont révélatrices de ce chan- gement paradigmatique. Les associations d’expulsés concernées (Landsmannschaften)

32 Cf. Hans Stark, La politique internationale de l’Allemagne. Une puissance malgré elle, Paris, Septen- trion, p. 30-36. 33 Cf. « Unterrichtung durch die Bundesregierung. Konzeption zur Erforschung und Präsentation deutscher Kultur und Geschichte im östlichen Europa », Deutscher Bundestag, Drucksache 14/4586, 26.10.2000. 382 Revue d’Allemagne pouvaient certes nommer un représentant au sein des comités administratifs et/ou scientifiques, mais parallèlement, le gouvernement fédéral instaure à partir de 2002 la fonction de « référent culturel » (Kulturreferent) chargé d’initier des projets d’échanges et de collaboration avec les régions concernées. Ces six postes répartis dans différentes institutions du réseau disposent d’un budget propre pour la réalisation de projets conçus dans un esprit de coopération bilatérale et visant en priorité les publics jeunes. Ces musées régionaux deviennent en quelque sorte un outil de la diplomatie culturelle de l’Allemagne fédérale. Nos entretiens avec les directeurs de ces musées et la place accordée aux projets transfrontaliers dans les rapports du gouvernement au parlement semblent d’ailleurs le confirmer. Dans cette logique, les politiques mises en place par le gouvernement de Gerhard Schröder tendaient à rationaliser un réseau rendu opaque par ces multiples ramifications et à reprendre la main dans la gestion des politiques du passé concernant les pays d’Europe centrale. Ainsi, la nouvelle conception insiste également sur la scientificité des rojetsp comme critère de financement dans le cadre du § 96. L’évaluation des activités du ouveaun dispositif en tant qu’espace communicationnel et de production de savoir s’appuyait ainsi sur les critères définis par ce que les responsables désignent comme « commu- nauté scientifique » ou «scienti fic community ». Le dispositif mémoriel est ainsi appelé à tenir compte de ce que l’on pourrait appeler un espace public centre-européen ou transnational participant de l’élaboration ou de l’évaluation des politiques du passé et de gestion de patrimoine. Cette approche n’était pas nouvelle car ce processus de scientifisation Verwissenschaftlichung( ) des discours officiels sur le passé allemand avait été déjà initialisé en partie sous l’ère du chancelier Kohl avec notamment la création à Oldenbourg d’un Institut fédéral pour l’histoire et la culture des Alle- mands en Europe orientale (Bundesinstitut für Kultur und Geschichte der Deutschen im östlichen Europa). La nouvelle conception du § 96 intensifie cependant de manière sensible cette inflexion dans les politiques du passé que souhaitaient instaurer les instances fédérales. L’analyse des débats publics menés sur la question au cours de ces dernières décen- nies montre combien la lutte pour le monopole de la définition légitime Deutungs( - hoheit) a pu être virulente. La controverse autour du projet de création à Berlin d’un centre contre les expulsions, pour ne prendre qu’un exemple, en est symptomatique. L’initiative de Peter Glotz et d’Erika Steinbach, qui coïncide par ailleurs avec la déci- sion de restructuration radicale du dispositif § 96 du gouvernement Schröder, a pro- voqué une véritable levée de boucliers, et ce tant en Allemagne qu’à l’étranger (34). Il n’est pas possible de revenir en détail sur ces débats, mais force est de constater que le projet de la Fondation Fuite, Expulsion, Réconciliation (Stiftung Flucht, Vertreibung, Versöhnung) initié en 2008, qui se voulait représenter une alternative consensuelle au projet issu des milieux des expulsés allemands, a du mal à s’imposer. Les avis quant à son intégration au sein du dispositif § 96 semblent plus que mitigés. Au-delà des problèmes d’éventuels partages de financements déjà considérablement réduits

34 Cf. Tim Völkering, “Flucht und Vertreibung” ausstellen – aber wie ? : Konzepte für die Daueraus- stellung der “Stiftung Flucht, Vertreibung, Versöhnung”, Bonn, Friedrich-Ebert-Stiftung, Archiv der Sozialen Demokratie, 2011, 73 p. Le réseau § 96 et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale 383 depuis les années 2000, le projet constitue de fait une remise en question de la focale « régionale » dans la gestion du passé allemand en Europe centrale et orientale. L’im- plication de spécialistes polonais (Tomasz Szarota, Krzysztof Ruchniewicz), hongrois (Krisztián Ungvary) ou tchèques (Kristina Kaiserová) au sein du conseil scientifique n’a pas permis d’apporter des réponses aux reproches d’ethno-centrisme adressés aux responsables du projet et au gouvernement fédéral. Bon nombre des conseillers scientifiques étrangers impliqués dans le projet donnèrent leur démission en signe de protestation. La suspension en décembre 2014 de Manfred Kittel de ses fonctions de directeur de la fondation est révélatrice des difficultés et des oppositions que ren- contre le projet.

Conclusion Qui connaît l’Histoire de la République fédérale et a suivi les évolutions sociétales de l’Allemagne unifiée sait combien les réticences ou l’enthousiasme face à la mission de ce que nous appelons ici « le dispositif mémoriel § 96 » ne tiennent pas uniquement de l’effet de mode ou de critères purement esthétiques. Ce cadre mémoriel relève bel et bien de la prise de position au sein d’un débat public dont la genèse remonte aux pre- mières heures de l’Histoire allemande après la Seconde Guerre mondiale. La publicité (Öffentlichkeit) créée par la médiatisation de cet héritage culturel que les responsables tentent de définir comme un héritage commun ou partagé est révélatrice des difficul- tés à développer ce grand récit susceptible de contribuer à l’élaboration d’une mémoire ou d’une politique mémorielle à caractère véritablement transnational. La genèse et l’évolution du § 96 font apparaître les limites de ce dispositif en ce qui concerne la création d’un véritable espace public de négociations et de débats autour de l’héritage du passé dit « allemand » en Europe centrale. La concentration sur l’aspect des souffrances des populations civiles et le renvoi aux principes des droits de l’Homme d’une part, les références à un acquis culturel com- mun qu’il convient de préserver d’autre part sont certes susceptibles de développer au sein des sociétés nationales concernées une empathie face aux souffrances de l’autre. C’est d’ailleurs ce parallèle entre les événements traumatiques de l’expulsion à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et les mouvements migratoires auxquels doit faire face l’Union européenne en 2016 que fit Monika Grütters, ministre d’État à la Culture (Kulturstaatsministerin), lors de son discours devant le Bundestag du 29 avril 2016 à l’occasion de la présentation de la nouvelle formulation du cadre fixé par le para- graphe 96 (35). Pourtant ces logiques discursives sont encore souvent perçues – notam- ment en Pologne ou en République tchèque – comme une décontextualisation et une forme de révisionnisme historique. Les débats autour de la création à Berlin de la Fon- dation Fuite, Expulsion, Réconciliation (Stiftung Flucht, Vertreibung, Versöhnung) le montrent. Quoi qu’il en soit, le bilan de l’évolution qu’a connue ces dernières années le dispositif mémoriel § 96 semble pour l’instant plutôt mitigé. Les chiffres présentés

35 Monika Grütters, « Zur Weiterentwicklung der Konzeption zur Erforschung, Bewahrung, Präsenta- tion und Vermittlung der Kultur und Geschichte der Deutschen im östlichen Europa ». Rede vor dem Bundestag am 29. April 2016, https://www.bundesregierung.de/Content/DE/Rede/2016/04/2016-04- 29-rede-gruetters-BT-Debatte-%20Bundesvertriebenengesetz.html (site consulté le 15.06.2016). 384 Revue d’Allemagne

à intervalles réguliers devant le parlement allemand restent relativement modestes (36). La logique des stratégies et narrations développées dans le cadre du § 96 paraît plu- tôt relever de ce que la politologue Riva Kastoryano désigne comme « nationalisme transnational », dans la mesure où ce paragraphe 96 permet de reterritorialiser ou de projeter un imaginaire communautaire au-delà des frontières étatiques réelles (37). Par ailleurs son importance ne fut au départ que très limitée, il devint dès la fin des années 1950 un outil important dans l’implémentation des politiques du passé dans le contexte de la Guerre froide. Si la gestion du dispositif avait été laissée jusqu’alors en grande partie aux associations de réfugiés, son organisation est rationalisée à partir des années 1990 et 2000 pour devenir l’instrument d’une politique culturelle dirigée vers les régions d’Europe centrale et orientale. Quoi qu’il en soit, si l’on part de l’exis- tence ou de la possibilité d’existence d’espaces publics à dimension transnationale, l’interprétation du passé allemand en Europe centrale et orientale restera un enjeu important des débats à propos de l’écriture ou de la réécriture d’un passé commun européen. Notre analyse montre en tout cas combien l’ancrage national de tout dis- cours sur le passé reste aujourd’hui encore difficilement contournable.

Résumé Les débats publics autour de la question nationale allemande après 1990 prirent une dimension transnationale puisqu’ils furent notamment menés dans le contexte du processus de redéfinition des relations de l’Allemagne avec ses pays voisins d’Europe centrale et celui de leur intégration dans l’Union européenne. Partant du concept ou de la notion « d’espace public », compris comme « arène discursive », cette contribution revient sur les problématiques liées à la transmission de la mémoire du passé allemand en Europe centrale. Afin d’appréhender les dynamiques communicationnelles qui par- ticipent des usages politiques de ce passé, nous nous sommes intéressé au § 96 de la Loi sur les expulsés de 1953 (Bundesvertriebenengesetz ou BVFG). Celui-ci constitue l’un des principaux dispositifs législatifs découlant et participant à l’élaboration des repré- sentations collectives du passé oriental de l’Allemagne.

Zusammenfassung Die öffentlichen Debatten in Deutschland nach 1990 zur Frage der Nationalität hatten eine transnationale Dimension, da sie unter anderem im Kontext einer Neudefinition

36 Lors d’interviews menées tout au long de ces dernières années, la remise en question de la pertinence des chiffres publiés, souvent considérés comme largement exagérés, fut soulevée à maintes reprises. Le musée d’Ulm annonce pour les années 2013-2014 un soutien financier fédéral de 676 000 euros et le chiffre de 21 000 visiteurs. Certes, le rapport évoque 100 000 visiteurs pour des manifestions et expositions organisées dans les pays du Danube (Donauländer) et à Bruxelles dans le même laps de temps. Mais même ce chiffre, difficilement vérifiable par ailleurs, reste relativement modeste en regard du dispositif déployé. Cf. « Unterrichtung durch die Bundesregierung. Bericht der Bundesre- gierung über die Maßnahmen zur Förderung der Kulturarbeit gemäß § 96 Bundesvertriebenengesetz (BVFG) in den Jahren 2013-2014 », www.bundesregierung.de/.../2015-07-15-bericht-kulturarbeit- bundesvertriebenengesetz.pdf (page consultée le 15.06.2015), p. 8-9. 37 Riva Kastoryano, « Vers un nationalisme transnational », Revue française de sciences politiques, 4 (2006), p. 533-553. Le réseau § 96 et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale 385 der Beziehungen Deutschlands zu seinen zentraleuropäischen Nachbarn sowie deren Integration in die Europäische Union geführt wurden. Ausgehend von der Auffassung des „öffentlichen Raumes“ als „diskursive Arena“ geht dieser Beitrag auf die Probleme einer Erinnerung deutscher Vergangenheit in Zentraleuropa und ihrer Vermittlung ein. Um die Kommunikationsdynamiken zu erfassen, die die politische Auseinandersetzung mit dieser Vergangenheit begleiten, dient der §96 des Bundesvertriebenengesetzes von 1953 als Ausgangspunkt der Überlegungen. Er stellt eine der wichtigsten gesetzlichen Dispositionen dar, da er einerseits als Produkt kollektiver Vorstellungen deutscher Ver- gangenheit in Osteuropa interpretiert werden kann, andererseits jedoch auch als ein Instrument ihrer Produktion.

Abstract The public debates around the national question in Germany after 1990 had a trans- national dimension, as they were led in the context of redefining Germany’s relation- ship to her Central European neighbours and their integration in the European Union. Unterstanding “public space” as a “discursive arena”, this article focuses on the issues of the transmission of the memory of the German past in Central and Eastern Europe. In order to understand the dynamics of communication that contribute to the policies of the past, the §96 of the Federal Expellee Law (Bundesvertriebenengesetz – BVFG) served as the focal point, as it is one of the most important German legislative tools to answer these questions. The law can at the same time be considered as a result of collective representations of German past in Eastern Europe and as an instrument of its production.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 387 t. 48, 2-2016

Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire (trans)national dans l’espace public allemand

gwénola sebaux *

À l’automne 2014, l’espace public allemand voit surgir le mouvement contestataire Pegida, qui remet brutalement à l’agenda médiatique et politique la question (toujours sous-jacente) de l’immigration. Ancré dans le Land de Saxe en Allemagne orientale, Pegida est d’abord un phénomène local. On aurait tort pourtant d’estampiller rapide- ment « ex-RDA » ce mouvement populaire (voire populiste), qui déstabilise inopiné- ment l’ordre que croyaient établi l’opinion publique (1) et les élites allemandes. Pegida affiche d’ailleurs d’emblée sa vocation transnationale par le nom choisi : les « Euro- péens patriotiques contre l’islamisation de l’Occident » (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes). Le choix du nom signale la volonté d’inscrire cette contestation ouvertement identitaire dans le cadre européen ; l’ambition est de dépas- ser le cadre national pour générer une dynamique protestataire résolument transna- tionale. L’objet même de la contestation : l’immigration est par excellence (par nature) un objet transnational. Ce n’est donc pas la seule Allemagne qu’il faut défendre contre l’immigration et ses effets délétères, ce n’est pas seulement l’Europe, mais l’Occident tout entier. Or, à la faveur d’une extrême médiatisation, Pegida, phénomène relati- vement local à l’origine, est en passe de devenir une véritable « marque », utilisable ailleurs en Europe. En Allemagne, son surgissement dans l’espace public a provoqué d’abord la sidération, puis la consternation, parce qu’il inflige le début d’un démenti au diagnostic rassurant d’une Allemagne « arrivée à l’Ouest » (H. A. Winkler). Pegida

* Professeur en civilisation allemande à l’université catholique de l’ouest (angers). 1 L’opinion publique est ici entendue dans son sens courant : l’opinion de la majorité de la population, ou : la majorité du corps social (encyclopédie Larousse). Il ne s’agit donc pas ici de l’artefact théorisé par Pierre Bourdieu (Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 222-235), mais au contraire du postulat très consensuel d’une Allemagne démocratique, tel que l’a excellemment démontré Edgar Wolfrum dans son ouvrage : Die geglückte Demokratie. Geschichte der Bundes- republik Deutschland von ihren Anfängen bis zur Gegenwart, Stuttgart, Klett-Cotta, 2006 / Munich, Pantheon Verlag, 2007. 388 Revue d’Allemagne est ainsi à l’origine de la construction d’un problème public clé : alors même qu’on l’avait supposée éphémère, cette mouvance identitaire a durablement envahi l’espace public (2), où elle suscite polémiques et intenses polarisations sociétales et politiques. Cette contribution tentera de remettre en perspective le contexte sociopolitique et géopolitique de l’émergence de Pegida. Nous nous proposons à cette fin d’examiner les postures politiques et médiatiques, d’analyser les argumentaires et leur impact sur l’opinion publique, afin de discerner et d’éclairer les enjeux du débat migratoire, entre souveraineté nationale et européanisation (supranationalisme). Un faisceau de questions sous-tendra notre analyse : Pegida doit-il être considéré comme un boule- versement historique ? Assiste-t-on, à l’automne 2014, à la gestation d’un mouvement d’ampleur nationale ? Quid de son impact transnational, alors même que l’immigra- tion et son corollaire, la recomposition des identités nationales, affectent certes au premier chef l’Allemagne (désormais premier pays d’immigration en Europe), mais aussi l’ensemble des États de l’Union européenne ?

Espace public : essai de définition typologique La notion d’« espace public » est floue et demande à être explicitée préalablement pour la bonne intelligibilité de ce qui va suivre. Le concept est en effet polysémique. C’est selon nous avant tout un lieu, souvent celui de la rue et des places centrales des villes – celles que peuvent investir commodément et visiblement les foules, à des fins pacifiques ou belliqueuses. Ce peut donc être un lieu de rassemblement festif (de type Fêtes de la Musique), ou commémoratif – c’est alors un espace d’expression natio- nale, voire internationale (à l’image de la grande marche républicaine « Nous sommes Charlie » en réaction aux attentats djihadistes, à Paris le 11 janvier 2015 (3)). Mais c’est aussi et peut-être principalement le théâtre où se joue l’Histoire, autrement dit un espace événementiel historique en direct (à l’instar de la Pariser Platz lors de la chute du Mur de Berlin à l’automne 1989). Strié, balisé de points de repères urbanistiques et architecturaux qui fonctionnent comme autant de symboles emblématiques (ou balises identitaires), l’espace public est donc en quelque sorte le cœur, éminemment visuel, de la vie publique. Par la puissance du vecteur médiatique, cet espace d’expres- sion citoyenne s’offre de surcroît au regard national et international : il ’imprimes ainsi durablement dans la mémoire collective et devient le symbole d’événements natio- naux exceptionnels, à l’instar des mouvements protestataires souvent sanglants (dans l’histoire ancienne : place de la Bastille en 1789 à Paris, ou Stephansplatz, centre de l’insurrection viennoise d’octobre 1848 ; dans l’histoire récente : place Tian’Anmen, cœur des manifestations de Pékin au printemps 1989, ou place Taksim à Istanbul, centre des revendications démocratiques en Turquie en mai 2013). Pour notre propos, l’espace public est d’abord un lieu, un espace d’expression et de manifestation de l’opinion citoyenne. C’est en Allemagne le terrain où se rencontrent et s’affrontent les militants anti-islam, les inquiets de l’immigration, et les tenants d’une

2 La notion d’espace public telle qu’entendue dans le présent article sera définie un peu plus loin. 3 Hommage international aux victimes des trois attentats terroristes survenus à Paris en novembre 2015, auquel ont participé 47 chefs d’État et du gouvernement venus du monde entier. La marche silen- cieuse a réuni près de 4 millions de personnes, http://www.leparisien.fr/societe/en-direct-marche- republicaine-la-place-de-la-republique-noire-de-monde-11-01-2015-4437327.php (13.06.2015). Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire 389 société ouverte à l’immigration, à la « culture de bienvenue » (Willkommenskultur). L’espace public englobe donc la sphère publique, c’est-à-dire l’espace urbain et le mar- quage de cet espace (dont on verra l’importance plus loin). Mais il s’étend bien au-delà de la rue et des places, puisqu’il se prolonge dans la sphère médiatique : dès lors en effet qu’il y a publication (publicité), il y a co-construction de l’espace public comme lieu de communication et de débats ou d’affrontements théoriques. Cette aire des médias et de l’édition se prolonge en outre désormais dans la sphère numérique, via le Web. Au total ces trois dimensions : urbanistique, médiatique et numérique sont trois facettes de l’espace public qui fonctionnent comme autant de caisses de résonance de l’opinion citoyenne. L’effet amplificateur et démultiplicateur est particulièrement manifeste avec les réseaux sociaux, nouvel avatar de l’agora, qui en grec signifie justement assemblée des citoyens, puis place publique. En témoigne le cybermilitantisme, nouvelle forme de résistance civile à l’œuvre aussi bien dans les démocraties occidentales que dans les États autoritaires. À la rue, espace collectif traditionnel, est venu s’ajouter l’Internet, introduisant de nouvelles spatialités transnationales et un changement d’échelle iné- dit dans cette ampleur, du national à l’international. En somme, quelle qu’en soit la forme (manifestations populaires, tribunes d’intel- lectuels, tweets de cybercitoyens), l’espace public ainsi défini dans son sens le plus large est donc un espace d’expression, d’adhésion ou de subversion. En ce sens, c’est une aire de régulation démocratique. C’est le lieu (réel ou virtuel, consensuel ou dis- sensuel) où éclôt, se cherche, se forge et s’affirme l’opinion publique en teractionin avec le discours politique et médiatique. Ces interactions sont conflictuelles lorsqu’elles émanent d’opinions contraires ou expriment des ressentis contradictoires. L’espace public est alors le lieu où se donnent à voir et à entendre des individus ou des groupes (foules) mus par l’affect. Engendrant naturellement le mimétisme, c’est un lieu pro- pice aux tropismes – forces obscures aux effets potentiellement délétères pour toute nation démocratique. D’où l’inquiétude en Allemagne face au surgissement de Pegida, qui signale un tropisme anti-immigration à rebours d’un discours politique et intel- lectuel d’ouverture à l’Autre – lui-même largement fondé sur l’expérience historique nationale : la Willkommenskultur apparue au début du xxie siècle dans le débat public (politique, médiatique, économique, scientifique) se veut l’antithèse de la Volkskultur nazie propagée dans les décennies 1930 et 40 du xxe siècle.

Du lien délétère entre géopolitique globale et politique d’asile nationale 2014 est l’année qui a vu naître Pegida en Allemagne. Cette apparition soudaine dans l’espace public (tel que précédemment défini) d’un mouvement résolument identitaire n’est pas un hasard. Elle est en corrélation directe avec une constellation géopolitique complexe, caractérisée par un enchaînement ultrarapide de déstabilisations politico- religieuses, économiques et sociodémographiques au plan mondial, notamment au Proche et Moyen Orient (émergence de l’État islamique, guerre civile en Syrie). Elle s’explique en particulier par la première conséquence de ces déstabilisations : l’envo- lée incontrôlée (en tout cas ressentie comme telle) des flux migratoires en Europe, et plus spécifiquement en Allemagne, « terre promise » des nouveaux migrants. De fait, pour la première fois depuis 2007, les flux de migrations permanentes vers esl pays de l’OCDE en général ont fortement augmenté en 2014 (4,3 millions d’entrées dans la 390 Revue d’Allemagne zone OCDE), l’Allemagne constituant la deuxième destination après les États-Unis, en nombre de migrants accueillis (4). 2015 s’annonce d’ores et déjà, avec 800 000 nou- veaux demandeurs d’asile estimés, comme « une année record » pour l’Allemagne, qui consolide ainsi avec un volontarisme affiché, sa position de premier pays d’asile en Europe, devant la Suède et l’Italie (5). Elle devance donc nettement la France, longtemps l’un des trois principaux pays de destination, et désormais seulement sixième. Or c’est précisément ce volontarisme politique fort et particulièrement consensuel qui a généré en octobre 2014 l’émergence de Pegida. Pour preuve de la corrélation directe entre politique d’asile et protestation identi- taire « pegidiste », il suffit de considérer l’actualité de l’automne 2015 : un an après sa création, Pegida réapparaît dans l’espace public, après une éclipse de quelques mois, alors même que la coalition chrétienne- et sociale-démocrate d’Angela Merkel vient de réaffirmer son engagement dans une politique d’asile inédite en Allemagne. Iné- dite d’abord par son ampleur, elle l’est également en termes de rhétorique politique. La chancelière allemande ne sous-estime nullement l’opposition grandissante à la « culture de bienvenue » qu’elle professe avec insistance depuis son arrivée au pou- voir en 2005. Consciente du « défi historique » de la crise des réfugiés culminant en 2015, elle réaffirme pourtant son « intime conviction que cette tâche est surmontable ». Soumise aux questions insistantes d’Anne Will, le 7 octobre sur la première chaîne ARD, c’est à l’ensemble de la population allemande que répond avec fermeté Angela Merkel : « Nous allons réussir. L’Allemagne est un pays fort » (6). Or, le 5 octobre, Pegida est réapparu à Dresde, mobilisant entre 7 000 et 9 000 manifestants devant la Frauen- kirche – alors même que le mouvement semblait n’avoir été qu’un feu de paille. On y entend Götz Kubitschek, à la tête de la Nouvelle Droite, réclamer une loi d’urgence sur l’asile et proclamer le refus absolu de l’établissement d’un État allemand « plurieth- nique » (7). Le même jour à Leipzig, Legida (version locale de Pegida) rassemble quelque 700 personnes. Le président des Verts, Cem Özdemir, orateur de la contre-manifesta- tion déployée dans la première ville saxonne, est molesté et traité de « sale Turc » ou

4 Perspectives des migrations internationales 2015, OCDE, 2015, p. 13. 5 Selon le chiffre annoncé à la mi-août 2015 par le ministre de l’Intérieur, Thomas de Maizière, http:// www.bundesregierung.de/Content/DE/Artikel/2015/08/2015-08-19-fluechtlinge.html (23.05.2015). Voir http://www.zeit.de/politik/deutschland/2015-08/fluechtlinge-zahl-de-maiziere-asyl (19.05.2015). Depuis la rédaction initiale du présent article, le nombre net d’immigrants a encore été revu à la hausse par l’Office national des statistiques : suite à la forte augmentation des arrivées en octobre- novembre, l’Allemagne a finalement enregistré une immigration nette de 1,1 million en 2015. Les demandeurs d’asile viennent surtout de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak. Voir https://www.destatis.de/ DE/PresseService/Presse/Pressemitteilungen/2016/03/PD16_105_12421.html ; http://www.bamf.de/ DE/Service/Top/Presse/Interviews/20151211-WirtschaftsWoche/weise-wirtschaftswoche-node.html (20.06.2016). 6 Titre de l’émission d’Anne Will (présentatrice vedette de populaires talk shows politiques) : « La chancelière face à la crise des réfugiés – Pouvons-nous vraiment réussir, Madame Merkel ? » (« Die Kanzlerin in der Flüchtlingskrise – Können wir es wirklich schaffen, Frau Merkel ? ») (07.10.2015). Angela Merkel : « Wir schaffen das ! » ; « die innere Gewissheit […] dass die Aufgabe lösbar ist », http:// daserste.ndr.de/annewill/Die-Kanzlerin-in-der-Fluechtlingskrise-Koennen-wir-es-wirklich-schaf- fen-Frau-Merkel-,annewill4272.html (20.06.2016). 7 https://feuilletonkritik.wordpress.com/2015/10/08/pegida-rede-von-goetz-kubitschek-am-5-oktober- 2015-in-dresden/ (13.10.2015). Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire 391

« cochon de migrant ». La confrontation se poursuit sur les réseaux sociaux : « Leipzig est contre le parti pédophile des junkies » tweete le NPD (#legida), qui se félicite que la ville ait « montré à Cem Özdemir qu’il n’est pas le bienvenu ». Sous le mot-dièse Nolegida, l’intéressé rétorque promptement : « Vous pouvez faire ce que vous voulez. Je reviendrai » (8). Ce que révèlent ces derniers avatars « pegidistes », c’est une fragmentation manifeste de la société allemande. Elle se donne à voir dans la sphère publique, sur les places ou dans les parcs de quelques villes phares. Elle envahit aussi l’espace numérique, via les réseaux sociaux ou les blogs. De surcroît, cette fragmentation de l’espace public revêt plusieurs formes d’expression, qui se traduisent par autant de fractures poten- tiellement délétères pour l’Allemagne. Ces fractures sont, de manière typologique, au nombre de trois : 1) démoscopiques, 2) sociétales et 3) politiques. 1. Fractures démoscopiques Les sondages d’opinion reflètent très bien l’ambivalence du rapport à la question migratoire en Allemagne. À première vue, ils apparaissent même nettement contra- dictoires : tantôt ils attestent d’une « culture de bienvenue » de plus en plus intériorisée et pratiquée, tantôt au contraire ils mettent en lumière une défiance de plus en plus accentuée à l’égard de l’immigration. Mais à y regarder de plus près, cet antagonisme démoscopique n’en est pas un, il traduit plutôt une réflexion différenciée, qui tend à s’affiner à la lumière du débat public sur la délicate question de l’islam. En voici deux exemples : selon une étude de la Fondation Bertelsmann publiée en mars 2015, la perception de « l’étranger » est en train d’évoluer : 97 % des Allemands voient les immigrés comme de nouveaux citoyens (Neubürger) désireux de contribuer à un « vivre ensemble » harmonieux. Quatre Allemands sur cinq souhaitent même que les étrangers « transmettent plus de leur propre culture » (9). Or, une étude de l’Institut Allensbach publiée en octobre 2015 infirme en partie les déclaratifs précédents. Tho- mas Petersen en résume les résultats dans une analyse au titre évocateur : « La peur de l’Orient en Occident » – un intitulé intéressant car, nous semble-t-il, à double sens : il évoque certes d’abord les craintes que suscite « l’Orient » (notamment islamiste) dans nos sociétés occidentales. Mais il faut y lire aussi l’angoisse née d’un constat, celui d’un Occident d’ores et déjà très (trop) « orientalisé », autrement dit la perception, très lar- gement partagée, d’un envahissement de « l’Orient » dans l’espace occidental (10). Cette étude apporte un vigoureux démenti à l’affirmation en 2010 du président allemand Christian Wulff, de l’islam comme « faisant partie de l’Allemagne » (11) – un credo

8 « Bin im Hauptbahnhof #Leipzig in #Legida-Pulk geraten. Ihr könnt machen was Ihr wollt. Ich komme wieder. » #Nolegida : https://twitter.com/cem_oezdemir/status/651127771150684160. 9 Bertelsmann Stiftung (éd.),Willkommenskultur in Deutschland : Entwicklungen und Herausforderun- gen, 2015, p. 8, https://www.bertelsmann-stiftung.de/de/publikationen/publikation/did/willkommens kultur-in-deutschland-entwicklungen-und-herausforderungen (07.10.2015). 10 ThomasPetersen, « Die Furcht vor dem Morgenland im Abendland », http://www.ifd-allensbach.de/ uploads/tx_reportsndocs/November12_Islam_01.pdf (07.10.2015). 11 Discours de Christian Wulff à l’occasion du 20e anniversaire de la réunification, le 3 octobre 2010 à Brême, http://www.bundespraesident.de/SharedDocs/Reden/DE/Christian-Wulff/Reden/2010/10/ 20101003_Rede.html (14.09.2015). 392 Revue d’Allemagne pourtant réaffirmé par Angela Merkel au lendemain des attentats islamistes en France, en janvier 2015. Neuf mois plus tard, deux tiers des Allemands ne se retrouvent pas (ou plus) dans ce credo politique volontariste. Plus encore, ce sentiment est intergé- nérationnel, et il est indépendant des affinités politiques : il domine,ême m chez les sympathisants des Verts. Faut-il voir là, avec Thomas Petersen, le directeur de la Fon- dation Bertelsmann, la preuve d’une défiance culturelle très ancienne, ancrée dans la mémoire collective après des siècles de conflits entre l’Orient et l’Occident ? Sans pouvoir approfondir ici l’histoire des mentalités, on retiendra les trois principales conclusions de l’étude Bertelsmann : – des doutes profonds (de la part des Allemands « natifs ») quant au succès de l’intégration ; – pas de xénophobie agressive, mais la conscience d’un fossé culturel entre l’Orient et l’Occident entraînant un fort sentiment d’étrangeté (potentiellement menaçante) ; – un refus de l’islam plus accentué en Allemagne orientale (76 % contre 60 %). Ce dernier constat vient conforter d’autres études qui tendent à montrer une véri- table fracture entre l’Ouest et l’Est du pays, face à la problématique migratoire. Cela peut surprendre, au regard des réalités statistiques : la population immigrée est en effet bien moindre dans les nouveaux Länder que dans les anciens. On peut l’interpréter comme l’indice d’une maturité plus avancée à l’Ouest, en vertu d’un débat politique et public plus ancien sur la question migratoire. Toutefois, au-delà des différences Est- Ouest historiques, la tendance générale n’en est pas moins au scepticisme grandissant. Les inquiétudes traversent et divisent désormais toute la société civile. On peut recen- ser trois points de cristallisation : – la problématique scolaire ; – la charge induite pour l’État social ; – le potentiel de conflits sociétaux. L’enquête questionnait en outre la perception ou non de l’islam comme une menace pour le monde occidental. Les résultats montrent clairement que la menace est ressen- tie, partout en Allemagne, comme très réelle. Au regard de la probabilité, jugée forte, de la perte des « valeurs » occidentales, la lutte contre l’extrémisme islamiste est, par exemple, majoritairement considérée insuffisante (12). 2. Fractures sociétales La profonde dichotomie qui affecte de plus en plus visiblement l’espace public ne se borne pas aux déclaratifs des sondages d’opinion. Elle se traduit en actes concrets, diamétralement opposés dans leur philosophie et leur finalité. Surgissent ainsi, d’un côté un incroyable élan soudain de solidarité collective (inédit dans cette ampleur), de l’autre une montée très significative des agressions à caractère xénophobe dans plusieurs villes allemandes. D’abord, les actions individuelles et collectives en faveur de l’accueil des réfugiés sont allées crescendo au fil des mois. Elles reflètent même si fidèlement le discours d’Angela Merkel, médiatiquement proclamée «chancelière sans

12 « Fast jeder zweite sieht sich durch Muslime wie ein Fremder im eigenen Land », https://www.bertels mann-stiftung.de/fileadmin/files/Projekte/51_Religionsmonitor/Zusammenfassung_der_Sonderaus wertung.pdf. Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire 393 frontières », qu’on ne saurait dire si l’impulsion première vient d’en haut ou d’en bas – de la première femme politique d’Allemagne ou du peuple allemand. Sans doute la parole politique et l’action populaire s’auto-encouragent-elles mutuellement. Toujours est-il que la combinaison des deux crée une synergie politico-sociétale assez rare pour être soulignée. Face à de tels effets synergétiques positifs, la montée du NON à l’immi- gration, à la rhétorique de bienvenue, ou à l’ouverture des frontières n’en est que plus frappante. Selon l’Office fédéral de protection de la constitution, l’année 2014 consti- tue, avec 512 actes de violence répertoriés, une année record en termes de « criminalité politiquement motivée » (depuis l’introduction de cette définition en 2001). Or, plus de 50 % des actes d’extrémisme de droite ainsi répertoriés ont un caractère xénophobe (le nombre d’attentats contre des centres d’hébergement pour demandeurs d’asile a plus que triplé par rapport à 2013) (13). Les observateurs diagnostiquent dans ce courant xénophobe ambiant, avant tout, une peur de « l’aliénation ethnoculturelle », particu- lièrement accentuée à l’Est : « L’agitation anti-asile a été en 2014 un point central de tout le spectre d’extrême droite. Les manifestations anti-asile se sont concentrées dans certaines régions, surtout au centre et à l’est de l’Allemagne. À l’ouest et au sud, on a surtout recensé de vastes campagnes de tracts [anti-asile] » (14). 3. Fractures politiques Sans pouvoir détailler ici l’analyse, on soulignera simplement que les fractures s’opèrent, dans le champ politique, à deux niveaux. La première fragmentation concerne le spectre politique, avec notamment l’apparition et l’ascension fulgurante d’une nouvelle formation politique : l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland – AfD). L’AfD a fait son entrée au Bundestag aux législatives de 2013, moins d’un an après sa création (mars 2013) et a investi dans la foulée, en 2014, le Landtag de Thuringe. Cette émergence a coïncidé avec l’évincement inattendu du parti libéral-démocrate, lui-même historiquement favorable à l’ouverture migratoire – certes plutôt sur le modèle canadien. La seconde fragmentation est plus inquiétante encore, puisqu’elle est d’ordre interne, s’opérant non seulement entre les partis frères CDU et CSU (Horst Seehofer est notoirement opposé à l’ouverture migratoire), mais au sein même de la CDU, où les voix s’élèvent de plus en plus nombreuses pour critiquer plus ou moins âprement la politique migratoire de sa chancelière (15).

Qu’y a-t-il derrière Pegida ? Le mouvement « contre l’islamisation de l’Allemagne » (et de l’Europe) est né début octobre à Dresde (16). Pegida e.V. s’est constitué en association à but non lucratif le 19 décembre 2014. Son comité de direction compte dix membres, avec initialement

13 BMI (éd.), Verfassungsschutzbericht 2014, p. 35sq. 14 Ibid., p. 53. 15 Voir Das Parlament, 41/42, 05.10.2015, p. 1-6. 16 L’appellatif est un écho (l’analogie sonore n’est pas fortuite) au mouvement HoGeSa (Hooligans gegen Salafisten), mouvement d’activistes contre le salafisme – autrement dit les guerres religieuses en Alle- magne (créé en 2009 sur le Net, apparu en 2014 dans l’espace public). 394 Revue d’Allemagne

à sa tête Lutz Bachmann. Le document fondateur du mouvement s’inscrit astucieu- sement dans une rhétorique positive : 14 des 19 points énoncés s’énoncent en termes positifs (le POUR y apparaît en toutes lettres, sur le mode exclamatif), le négatif s’y dessine surtout en creux. Pegida se déclare notamment POUR (17) : – l’accueil des réfugiés de guerre et les victimes de persécutions politiques ou religieuses ; – l’énoncé dans la constitution – en sus du (seul) droit d’asile existant – d’un droit et d’un devoir d’intégration ; – l’hébergement décentralisé des réfugiés (selon la définition du point 1) ; – une clé de répartition européenne (sur le modèle allemand dit de Königstein) ; – le renforcement des moyens policiers ; – l’utilisation exhaustive des lois touchant à l’asile et aux expulsions ; – une immigration sur le modèle de la Suisse, l’Australie, le Canada ou l’Afrique du Sud ; – le maintien et la protection de « notre » culture d’imprégnation judéo-chrétienne. Seuls les cinq derniers points du texte sont clairement négatifs. Pegida se déclare notamment CONTRE : – l’acceptation de sociétés parallèles, ou de tribunaux parallèles (tribunaux de la charia) ; – le radicalisme – qu’il soit religieux ou politique ; – les prêcheurs de haine, quelle que soit leur obédience religieuse. Au total, on est ici loin d’un discours extrémiste. Le document frappe plutôt par son pragmatisme. Force est même de reconnaître l’adéquation de la quasi-totalité des revendications formulées avec les « valeurs » de la société allemande (européenne / occi- dentale). Qui n’y adhérerait pas ? D’ailleurs le logo de Pegida est la traduction visuelle du refus de toute forme d’extrémisme, affiché par les fondateurs : on y voit un bonhomme jetant à la poubelle : la croix gammée, le drapeau du communisme, le logo antifasciste, ainsi que le drapeau de l’EI (18). De fait, un sondage mené début janvier 2015 (avant les attentats terroristes survenus à Paris) par Infratest Dimap pour ARD et Die Welt révèle d’étonnantes similitudes entre les anti- et les pro-Pegida (19). Certes, ils s’opposent dia- métralement sur la question des réfugiés : les opposants à Pegida sont, à 43 %, pour un maintien du seuil numérique d’accueil (30 % sont même prêts à augmenter ce seuil). A contrario, la moitié des sympathisants de Pegida souhaitent une diminution du nombre de réfugiés, et seulement une infime minorité d’entre eux (8 %) seraient prêts à en lais- ser entrer davantage en Allemagne. Leur vision du contexte sécuritaire en Allemagne diverge également, bien qu’elle révèle un sentiment partagé d’insécurité grandissante (respectivement 42 % et 62 % se sentent moins en sécurité qu’avant). Mais surtout, une majorité d’Allemands anti-Pegida différencient désormais les réfugiés – nuançant ainsi quelque peu les déclaratifs préalables d’hospitalité. Sont considérés comme motifs

17 Source : http:/www.i-finger.de/pegida-positionspapier.pdf (03.09.2015). 18 Ce logo rappelle ainsi les affrontements à l’automne 2010 à Hambourg entre manifestants kurdes pro- PKK et salafistes pro-EI – qui ont à leur tour généré les premières manifestations contre la « guerre reli- gieuse sur le sol allemand » (contexte de la guerre en Syrie, et la destruction de la ville de Kobane). Voir http://www.rfi.fr/europe/20141009-allemagne-turquie-kurdes-manifestations-musulmans (10.10.2015) ; http://www.zeit.de/hamburg/politik-wirtschaft/2014-10/hamburg-kurden-proteste-tag-drei (10.10.2015). 19 Die Welt, 09.09.2015, p. 6. Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire 395 recevables d’accueil : les guerres ou guerres civiles (94 %), les famines ou catastrophes naturelles (83 %), les raisons politiques ou religieuses (82 %) et l’appartenance ethnique (79 %). En revanche, plus de la moitié (55 %) refusent l’accueil pour des raisons éco- nomiques. In fine, cette déclinaison des motifs acceptables d’émigration correspond peu ou prou à celle des pro-Pegida (chiffres sensiblement similaires). Simultanément pourtant, trois Allemands sur quatre (76 %) déclarent n’avoir que peu ou pas du tout de compréhension pour les manifestations « pegidistes » de Dresde. Y aurait-il alors une certaine adéquation sur le fond, mais pas sur la forme ? Ceci donnerait raison au très controversé et sulfureux leader de Pegida, déclarant en décembre 2014 au quotidien Bild que les manifestations protestataires visent à dénoncer l’asile des réfugiés écono- miques « parce que personne n’ose en parler ouvertement » (20). De fait, et c’est là toute l’habileté, Pegida se revendique d’emblée comme un mouve- ment jailli du cœur de la société. Les marches protestataires sont organisées « dans le respect du droit et de l’ordre ». Lutz Bachmann ne conteste pas la présence d’extrémistes ou de néonazis, mais les estime « minoritaires » et « difficiles exclureà » en l’absence avérée d’actes de violence (21). En réalité, le leader « pegidiste » est bel et bien xénophobe et islamophobe, comme l’attestent ses messages racistes sur Facebook, assez rapide- ment divulgués par les médias. Les demandeurs d’asile y sont qualifiés de « bêtes » et de « salauds ». La photo de Bachmann grimé en Hitler, postée sur sa page Facebook et publiée ensuite dans le Bild, le contraint d’ailleurs à démissionner de la direction du mouvement, le 21 janvier 2015 (22). Ce dévoilement du racisme patent de la figure de proue de Pegida provoquera finalement le départ de l’activiste Katrin Oertel (27 jan- vier) : après avoir d’abord tenté d’expliquer que le mouvement n’est pas xénophobe (Talk de Günther Jauch sur ARD, 18 janvier 2015), la porte-parole de Pegida devra bien recon- naître les dérives sectaires du mouvement et finira par se retirer, après de vives dissen- sions internes. Ceci met en évidence la fragilité de Pegida, qui d’ailleurs ne s’est jamais constitué en parti. Cette fragilité tient avant tout à la multiplicité des courants d’opinion que le mouvement a su drainer et fédérer, dans un contexte de crise migratoire. Elle s’explique par les motivations diverses des acteurs : les uns engagés ou activistes (cer- tains extrémistes et/ou racistes notoires, d’autres plus mesurés, quoique dans la mou- vance de la Nouvelle Droite), les autres sympathisants actifs (participants réguliers aux manifestations), d’autres encore citoyens simplement sensibles au discours anti-islam, et désireux de faire passer un message aux politiques. Aussi n’est-il guère surprenant qu’un mouvement aussi hétérogène ait durant l’été 2015 plus ou moins disparu du paysage médiatique, après avoir été, du reste, peut-être exagérément médiatisé. Il n’en demeure pas moins que Pegida aura été le premier révélateur d’un malaise allemand dans une société à la fois post-migratoire et d’immigration renforcée. Son habileté tient aussi à la récupération d’un mouvement d’opinion historique porté par les citoyens (autoproclamés « peuple ») de l’ancienne RDA : le choix du lundi comme

20 http://www.bild.de/regional/dresden/demonstrationen/pegida-erfinder-im-interview-38780422.bild. html (09.01.2015). 21 Ibid. 22 http://www.bild.de/politik/inland/pegida/chef-lutz-bachmann-hitler-foto-und-auslaender-beleidi gungen-bei-facebook-39430448.bild.html. 396 Revue d’Allemagne jour ritualisé pour les manifestations anti-islam, et la réactualisation du slogan fameux « Wir sind das Volk » sont évidemment une imposture, mais symboliquement très parlants. Pegida dénature profondément ces deux « lieux de mémoire » allemands, souvenir d’une immense aspiration populaire à s’affranchir pacifiquement de la dicta- ture est-allemande. Or cela fonctionne ! Ces échos pacifiques (au moins initialement), à forte charge émotionnelle, qui retentissent soudainement dans l’espace public à l’automne 2014, montent d’une foule de plus en plus dense : de quelques centaines en octobre, le nombre de manifestants enfle jusqu’à atteindre les 25 000 à lami-janvier, à Dresde. Après ce pic spectaculaire, véritable choc en Allemagne, le mouvement s’essouffle toutefois rapidement, au point que beaucoup spéculent – un peu vite – sur sa défaite prochaine (23). Un an plus tard, surfant sur la « crise des réfugiés », Pegida fête son premier anniversaire, et ce qui ressemble à un retour en force (24). Le 19 octobre 2015, la « manifestation du lundi » rassemble à Dresde au moins 15 000 personnes (près de 20 000, selon d’autres sources) – c’est beaucoup plus que les semaines précé- dentes (25). Une nouvelle fois, l’espace public est scindé en deux : aux Pégidistes, de plus en plus agressifs, font face des contre-manifestants déterminés à défendre les valeurs d’accueil et de tolérance de la société allemande (Herz statt Hetze : le cœur plutôt que la peur, ou encore : aimer et non harceler (26)). Cette opposition frontale dangereusement exacerbée (27) a ses propres modes d’expression visuelle, afin d’occuper l’espace. Le ter- ritoire urbain se voit ainsi totalement investi par les forces en présence : d’un côté une forêt ondoyante de drapeaux noir, rouge et or, ou marqués de la croix chrétienne ou d’autres symboles explicites (femmes voilées rayées d’un trait). De l’autre, un ingé- nieux marquage au laser devant le célèbre opéra (Semperoper), affichant dans un ballet multicolore : « Nous ne sommes pas un décor pour la xénophobie », « Nous ne sommes pas une coulisse pour l’intolérance » (28). Au demeurant, pour l’heure, les contre-mani- festations ont, dès l’origine, cherché à bloquer l’avancée de Pegida. Très vite, elles ont réuni autant, et même beaucoup plus de sympathisants (29). Le marquage de l’espace public fait partie des stratégies déployées par les protagonistes, à Dresde, Leipzig,

23 http://www.handelsblatt.com/politik/deutschland/dresden-und-andere-staedte-zahl-der-pegida- demonstranten-schrumpft/11546138.html (23.03.2015) ; Jérôme Vaillant, « Pegida, un mouvement déjà défait ? », Allemagne d’aujourd’hui, n° 211, janvier-mars 2015, p. 1-6. 24 http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/10/19/pro-et-anti-pegida-manifestent-a-l-occasion-de- la-premiere-annee-du-mouvement-islamophobe_4792667_3214.html. 25 http://www.zeit.de/gesellschaft/zeitgeschehen/2015-10/pegida-dresden-gegenprotest-jahrestag (19.10.2015). 26 http://www.zeit.de/gesellschaft/zeitgeschehen/2015-10/pegida-dresden-gegenprotest-jahrestag. 27 Le climat général tend à se détériorer en Allemagne à l’automne 2015. Le 17 octobre, Henriette Reker, candidate à la mairie de Cologne et élue maire le 18, très engagée dans l’aide aux réfugiés, est victime d’une attaque au couteau, perpétrée par un militant se réclamant de l’extrême droite. Voir aussi http:// www.handelsblatt.com/politik/deutschland/hetzerisches-und-aggressives-potenzial-pegida-und-co- im-visier-der-verfassungsschuetzer/12470248.html (19.10.2015). 28 « Wir sind kein Bühnenbild für Fremdenhass ». « Wir sind keine Kulisse für Intoleranz », https://www. facebook.com/semperoper/photos/a.224234127594014.73395.169610696389691/1218834141467336/ ?type=1&theater (20.10.2015). 29 Voir par ex. Spiegel-Online, 5.12.2014, http://www.spiegel.de/politik/deutschland/pegida-proteste- widerstand-gegen-demos-in-dresden-a-1006585.html. Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire 397

Chemnitz, Erfurt, mais également à Düsseldorf, Cologne, ou ailleurs à l’Ouest. Les médias, en reprenant les visuels forts de ces batailles, fonctionnent comme caisses de résonance en démultipliant pour ainsi dire ces marqueurs identitaires – car c’est bien d’identité, ou d’identifications collectives qu’il s’agit.

Pegida et sa propagation (trans)nationale Pegida a d’abord essaimé en Allemagne, sous le même label, dans les villes de l’Est : Leipzig (Legida), Magdebourg (Magida), mais aussi de l’Ouest : Cologne (Kogida), Kassel (Kagida), Nuremberg (Nügida). Il a pris une ampleur régionale, en s’affichant par exemple comme Thügida (Pegida en Thuringe). Tous ces mouvements en « Gida » attestent du potentiel de propagation au plan national. Du reste, le mouvement se structure en fédération nationale souverainiste « Gida » (Gida-Bundesverein), sous le mot d’ordre « Schaffen wir eine souveräne Nation ». Mais Pegida s’exporte aussi en Europe : en Norvège, en Autriche ou en Suisse, en Angleterre, en Suède ou en Espagne. Cette diffusion rapide est favorisée par les réseaux sociaux Facebook et Twitter (30). Aucun toutefois n’est encore parvenu à mobiliser dans les proportions est-allemandes. En France, l’essayiste et polémiste Renaud Camus (auteur controversé des thèses du « grand remplacement » ou de la « grande déculturation » (31)), inspiré par le modèle allemand, a même rêvé, début 2015, à la création d’une « Internationale pégidiste ». Pour l’heure, rien de tel ne s’est encore produit. On aurait tort, pourtant, de sous- estimer les mouvements d’opinion européens dans le contexte délétère de la première grande crise migratoire du xxie siècle.

Conclusion La crise migratoire, transnationale par définition, est un thème très spectaculaire et très visuel, donc parfaitement transnational aussi dans son traitement médiatique. Le moindre article, la moindre information à ce sujet sur Internet s’accompagne d’un visuel éloquent, repris d’une agence de presse à l’autre et retransmis en boucle : bateaux de réfugiés, mains tendues vers les agents de Frontex, migrants secourus en urgence, visages harassés ou reconnaissants. Seule la photo d’Aylan, ce petit garçon syrien découvert noyé sur une plage du rivage turc, le 2 septembre 2015, a fait hésiter les médias, la plupart ayant choisi de ne pas la publier. « Retweetée » plusieurs milliers de fois après sa diffusion, sous le mot-dièseKiyiyaVuranInsanlik (« l’humanité naufra- gée », en turc), elle a pourtant choqué et bouleversé l’Europe. C’est, comme l’a formulé Le Parisien, « la photo qui fait taire le monde » (32). Et elle restera la photo-symbole du

30 http://www.lejdd.fr/International/Europe/Le-mouvement-Pegida-s-exporte-en-Suisse-Norvege- Autriche-Suede-et-Espagne-712782 (17.01.2015) ; http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/ pegida-veut-organiser-une-manifestation-en-angleterre_1651456.html (14.02.2015). 31 Renaud Camus, Le grand remplacement, 2011, réédité en 2015 (à compte d’auteur). Cf. aussi id., La grande déculturation, Paris, Arthème Fayard, 2008. Et id., Le Changement de peuple, 2013 (à compte d’auteur). Les essais de R. Camus ne sont pas sans évoquer le fameux Deutschland schafft sich ab de Thilo Sarrazin (Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 2010), ou plus récemment Der neue Tugendter­ ror. Über die Grenzen der Meinungsfreiheit, Deutsche Verlags-Anstalt, 2014. 32 http://www.leparisien.fr/faits-divers/enfant-noye-en-turquie-l-histoire-derriere-la-photo-qui-fait- taire-le-monde-03-09-2015-5058717.php. 398 Revue d’Allemagne dilemme de l’Europe, partagée entre l’obligation morale d’accueil et l’indécision, voire le refus de cet accueil. L’Allemagne, en première ligne des pays d’asile, n’échappe pas à cette fracture du débat public. Pegida peut n’être qu’un phénomène passager. Mais au regard de l’ampleur des mutations démographiques et culturelles, et face à la menace islamiste, les interrogations, les doutes, puis les réaffirmations identitaires « occiden- tales » ou « pro-occident » qui ont investi en 2014-2015 l’espace public germanophone et européen, vont rester au cœur du débat politique et sociétal durant la décade à venir. En ce sens, Pegida peut être considéré comme le premier indice fort, en Allemagne, d’une dissociation nette entre deux pôles réflexifs antagonistes : d’un côté une certaine unité de pensée médiatique et une rhétorique politique « pro-accueil », de l’autre le ressenti d’une partie non négligeable de la population, de plus en plus encline à s’ins- crire à rebours de la politique migratoire résolument ouverte, prônée par les instances de l’Union européenne, et par la coalition noire-rouge pilotée par Angela Merkel et Sigmar Gabriel. Avec Pegida se dessine un espace public fragmenté, où les repères se brouillent (33). Car Pegida, à l’instar de son avatar politique l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), rassemble des sympathisants de tous les horizons politiques – et même, s’agissant de l’AfD, davantage d’électeurs de la Gauche, du SPD et des Verts que des Unions chré- tiennes démocrate et sociale (CDU, CSU) ou du parti libéral-démocrate (FPD) (34).

Résumé Cet article met en perspective le mouvement identitaire Pegida dans l’espace public à l’échelle (trans)nationale. Il retrace le contexte historique de son émergence en Alle­ magne en 2014 : la politique migratoire ouverte de la grande coalition, puis de sa réac­ tivation en 2015 suite à la « Willkommenskultur » proclamée par la chancelière Angela Merkel en réponse à la crise des réfugiés. L’analyse montre comment Pegida investit et polarise l’espace public au sens le plus large de cette notion. Dans une société à la fois post­migratoire et d’immigration renforcée, que révèle Pegida des ambivalences allemandes ? Telle est la question cardinale. Au prisme de « Pegida », l’analyse met en évidence une société fragmentée, partagée entre générosité et anxiété.

Zusammenfassung Der Artikel stellt die identitäre Bewegung Pegida im öffentlichen Raum in (trans) nationaler Perspektive dar. Er beleuchtet den historischen Kontext seiner Entstehung in Deutschland Mitte 2014, nämlich die migrationspolitische Öffnung der Großen Koa­ lition, sowie seiner „Reaktivierung“ 2015 durch die von Angela Merkel proklamierte

33 Frank Deker évoque pour cette raison « l’énigme Pegida » dans son étude : « AfD, Pegida, und die Verschiebung der parteipolitischen Mitte », Aus Politik und Zeitgeschichte, 40 (2015), p. 27-32. 34 Le présent article a été rédigé en octobre 2015. Les événements survenus la nuit de la Saint Sylvestre à Cologne le 31 décembre 2015 (agressions à caractère sexuel contre des femmes, perpétrées par de jeunes hommes immigrés/réfugiés majoritairement originaires de Syrie), inédits par leur nature et leur ampleur, ont conféré depuis au débat politique et sociétal une nouvelle intensité. Cologne marque certainement un tournant dans le traitement médiatique et politique de la question migratoire en Allemagne. Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire 399

Willkommenskultur als Antwort auf die Flüchtlingskrise. Die Analyse zeigt, wie Pegida den öffentlichen Raum im weitesten Sinne des Begriffs erobert und polarisiert. Was sagt Pegida über die deutschen Ambivalenzen in einer zugleich post­migrantischen, inzwischen verstärkten Zuwanderungsgesellschaft aus? So lautet die Kardinalfrage. Die Pegida­Studie zeigt eine fragmentierte Gesellschaft auf, zerrissen wischenz Offenheit und Besorgtheit.

Abstract The article presents the identity Pegida movement in public space in a (trans)national perspective. It shows the historical context of its rise in Germany in 2014, i.e. the open migratory policy of the Grand Coalition, as well as its reactivation in 2015 due to Chan­ cellor Angela Merkel’s “welcome culture” in response to the refugee crisis. The analysis shows how Pegida invests in public space in the broadest sense of the term. Which Ger­ man ambivalences does Pegida reveal within both post­migratory and enforced immi­ gration society? This is the cardinal issue. The Pegida­study highlights a fragmented society, divided between generosity and anxiety.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 401 t. 48, 2-2016

Le négationnisme allemand dans l’espace public. Éléments d’analyse d’un phénomène transnational

François Danckaert *

La négation de l’holocauste a des racines et une évolution propres dans de nombreux pays, mais son histoire nationale y a subi plus ou moins tôt des influences étrangères plus ou moins fortes (1). Une analyse comparative de discours, reposant par exemple sur l’étude des sources ou des citations dans des corpus nationaux, permettrait de mettre au jour ces influences, d’évaluer leur importance au regard des contributions propres sur le plan des arguments ou des stratégies discursives. Mais le caractère transnational du négationnisme repose aussi concrètement sur des activités, des échanges ou des collaborations entre ses acteurs au-delà des frontières : traduction, édition, promotion et diffusion de textes, orga- nisations, manifestations ou actions communes, publicité et services réciproques… Ces activités ont pour but de développer la présence du négationnisme dans l’espace public afin de conquérir les esprits et les opinions publiques. L’étude du négationnisme allemand dans l’espace public dans un contexte international peut donc commencer par un aperçu de sa contribution depuis l’émergence du phénomène, mais elle doit se consacrer ensuite aux conditions dans lesquelles ces activités se déploient et son discours est rendu public. Et parmi ces conditions figurent en particulier le cadre juri- dique, susceptible de l’entraver, et la révolution de l’information et de la communica- tion, qui semble le favoriser.

Un phénomène transnational Si le négationnisme a été très tôt un phénomène transnational, c’est en partie parce qu’il était promu par des personnalités qui poursuivaient un objectif paneuropéen et développaient par conséquent des activités à l’échelle européenne. C’était le cas par exemple du Français Maurice Bardèche, du Suisse Gaston-Armand Amaudruz et de

* maître de conférences à l’université de Haute-alsace, ea 1341 Études germaniques. 1 La contribution essentielle de Français à la genèse et au développement du négationnisme ne doit pas être remise en cause ici. 402 Revue d’Allemagne l’Allemand Karl-Heinz Priester, qui figuraient parmi les membres fondateurs du Mou- vement social européen à Malmö en 1951. À cette date, Bardèche avait déjà publié ses deux Nuremberg (2) et Amaudruz Ubu justicier au premier procès de Nuremberg (3). Mais ces hommes devaient contribuer également à la diffusion du négationnisme à travers la publication de revues aux titres éloquents : Défense de l’Occident, fondée par Bardèche en 1952, Courrier du continent, dirigée par Amaudruz depuis 1947, et , cofondée par Priester en 1951. Assez naturellement, c’est en partie le même réseau qui allait contribuer à la diffusion de la négation à travers les traductions et publications des textes fondateurs du néga- tionnisme au-delà des frontières nationales et dans l’espace germanophone en particu- lier. Après sa parution en France en 1948, Nuremberg ou la Terre promise a par exemple été traduit en langue allemande par le Suisse Hans Oehler (4), sous le pseudonyme de Hans Rudolf, et cette traduction allait faire rapidement l’objet d’une double publica- tion, d’abord en Suisse en 1949 (5), puis en Argentine l’année suivante (6). En revanche, Nuremberg II ou les faux monnayeurs (sic) ne fut publié en allemand qu’en 1957, sept ans après sa parution en France, et c’est Priester qui allait se charger de cette première édition allemande (7). L’éditeur de Wiesbaden devait publier deux ans plus tard Le Men­ songe d’Ulysse, de Paul Rassinier, pour la première fois en langue allemande (8). Le négationnisme entra aussi dans l’espace public de RFA à travers l’organisation de conférences auxquelles les deux pères français du négationnisme ont été invités à dix ans d’intervalle. Bardèche se rendit en RFA en novembre 1950 et fit par exemple une conférence à Stuttgart (9). Rassinier fit pour sa part une tournée de conférences fin mars-début avril 1960, invité par Priester (10). Helmut Kistler, futur collaborateur des organismes publics d’éducation civique en RFA (11), assista à sa conférence munichoise, le 2 avril, et il eut même après celle-ci une discussion avec Rassinier, avant de rendre compte de l’ensemble dans une lettre à la Süddeutsche Zeitung (12). En réaction à cette discussion avec Kistler et aux critiques de ce dernier, Rassinier écrira pour sa part Ulysse trahi par les siens, un livre qui paraîtra d’abord en allemand quelques mois plus tard, à nouveau chez Priester (13), puis en français l’année suivante (14).

2 Maurice Bardèche, Nuremberg ou la Terre promise, Paris, Les Sept Couleurs, 1948 ; M. Bardèche, Nuremberg II ou les faux monnayeurs (sic), Paris, Les Sept Couleurs, 1950. 3 G. A. Amaudruz, Ubu justicier au premier procès de Nuremberg, Paris, Charles de Jonquières, 1949. 4 Entre autres correspondant et responsable de la distribution de Nation Europa en Suisse. 5 M. Bardèche, Nürnberg oder das gelobte Land, Zurich, Kommisssionsverlag E.u.A. Kreutler, 1949. 6 M. Bardèche, Nürnberg oder das gelobte Land, Buenos Aires, Ediciones del Restaurador, 1950, pré- sentée comme la deuxième édition allemande, améliorée. 7 M. Bardèche, Nürnberg oder die Falschmünzer, Wiesbaden, Priester, 1957. 8 Paul Rassinier, Die Lüge des Odysseus, Wiesbaden, Priester, 1959. 9 Florent Brayard, Comment l’idée vint à M. Rassinier, Paris, Fayard, 1996, p. 231 sq. 10 Ibid., p. 277. 11 Landeszentrale(n) für politische Bildung et Bundezentrale für politische Bildung. 12 Lettre reproduite et traduite dans la Revue Documents : Helmut Kistler, « Le ‘mensonge d’Ulysse’ », Documents. Revue des questions allemandes, n° 2, mars-avril 1960, p. 194-196. 13 Paul Rassinier, Was nun, Odysseus ? Zur Bewältigung der Vergangenheit, Wiesbaden, Priester, 1960. 14 P. Rassinier, Ulysse trahi par les siens, Paris, La Librairie française, 1961. Le négationnisme allemand dans l’espace public 403

Postérieures aux textes français cités, les productions négationnistes allemandes les plus célèbres ne firent leur entrée sur la scène internationale qu’à partir des années 1970, dans un ordre relativement dispersé. Pour ce qui concerne par exemple leur diffusion en français, Udo Walendy se chargea lui-même de la publication d’une traduction de ses Bilddokumente für die Geschichtsschreibung, dès 1973, l’année de leur publication en RFA (15). En revanche, également édité en 1973 en RFA, Die Auschwitz­Lüge de Thies Christophersen ne fut publié en France que trois ans plus tard, par la FANE (16). Quant au livre le plus connu de Wilhelm Stäglich, Der Auschwitz­Mythos, il parut en français en 1986, soit sept ans après son édition en RFA, chez La vieille Taupe (17). Les premières interactions entre les négationnistes américains et européens furent bien antérieures à 1978, mais la fondation cette année-là de l’Institute for Historical Review (IHR) fut un moment important dans l’histoire de l’internationalisation et de la structuration du négationnisme. L’IHR a son siège en Californie et déploie principa- lement ses activités aux États-Unis. Mais d’une certaine façon, il était placé d’emblée dans un cadre transnational, puisque cette fondation était le fait de l’Américain Willis A. Carto et du Britannique David McCalden. Et surtout, les congrès qu’il a organisés à partir de 1979 et la publication de son organe Journal of Historical Review allaient mul- tiplier les collaborations entre les négationnistes du monde entier. Il a d’ailleurs parfois soutenu des manifestations ailleurs qu’aux États-Unis et a même créé une antenne au Japon en 1994 (18). Toute cette activité allait aussi contribuer à une présence accrue d’Allemands dans ce réseau, tels Ernst Zündel, mais aussi Walendy, Stäglich, Germar Rudolf ou Otto Ernst Remer (19). À partir de la fin des années 1980, des Allemands déployèrent une activité accrue en RFA, en s’appuyant en partie sur ce réseau. Parmi cinq négationnistes particuliè- rement actifs en 1989, l’Office fédéral de protection de la ConstitutionBundesamt ( für Verfassungsschutz) citait deux Allemands, Zündel et Christophersen (20). Fait notable, l’un et l’autre résidaient à l’étranger (le premier au Canada, le second au Danemark). Dans son rapport sur l’année 1990 (21), il évoquait la poursuite d’une « campagne mon- diale du révisionnisme » entamée en 1989 et des manifestations sur le sol allemand. Le Britannique David Irving fit une série de conférences dans des grandes villes de l’Ouest et de l’Est de l’Allemagne, Robert Faurisson intervint devant un public nom- breux au cours d’une réunion organisée par l’Allemand Ewald Althans, Zündel et

15 Udo Walendy, Des documents photographiques historiques ?, Vlotho, Verlag für Volkstum und Zeit- geschichtsforschung, 1973. 16 ThiesChristophersen , Die Auschwitz­Lüge : ein Erlebnisbericht, Mohrkirch, Kritik-Verlag, 1973 ; T. Christophersen, Le Mensonge d’Auschwitz : un témoignage vécu, Paris, Fédération d’action natio- nale et européenne, 1976. 17 Wilhelm Stäglich, Der Auschwitz­Mythos, Tübingen, Grabert, 1979 ; W. Stäglich, Le mythe d’Au­ schwitz, Paris, La Vieille Taupe, 1986. 18 Sur ce dernier point, cf. Juliane Wetzel, « Die Leugnung des Genozids im internationalen Vergleich », in : Brigitte Bailer-Galanda, Wolfgang Benz, Wolfgang Neugebauer (dir.), Die Auschwitz­Leugner, Berlin, Elefanten Press, 1996, p. 52-72, ici p. 58. 19 Ce dernier en particulier selon J. Wetzel, ibid., p. 59. 20 Der Bundesminister des Innern, Verfassungsschutzbericht 1989, Bonn, 1990, p. 135. 21 Der Bundesminister des Innern, Verfassungsschutzbericht 1990, Bonn, 1991, p. 120. 404 Revue d’Allemagne

Irving envoyèrent par voie postale le rapport « Leuchter » (le premier de Toronto, le second de Londres). L’année 1991 devait être marquée quant à elle par la tenue d’un « Congrès Leuchter » impliquant en grande partie les personnalités citées : Zündel pour la conception, Althans pour l’organisation, Faurisson et Irving comme orateurs. Mais, suite entre autres à l’arrestation de Zündel, la manifestation fut réduite à un rassemblement à l’extérieur au cours duquel Irving prit la parole, tout comme Stäglich et des intervenants venus de nombreux autres pays dont le Français Henri Roques et Ahmed Rahmi, Suédois d’origine marocaine (22). La fondation en 2003 de l’« Association pour la réhabilitation des personnes persécu- tées pour cause de contestation de l’holocauste » (Verein zur Rehabilitierung der wegen Bestreitens des Holocausts Verfolgten, VRBHV) constituait une innovation en RFA dans la mesure où elle tentait de donner une forme organisationnelle propre à ce réseau négationniste. Dans le communiqué de presse relatif à la première assemblée générale le 9 novembre 2003 à Vlotho (23), Horst Mahler, qui semble avoir joué le rôle principal dans la conception et la préparation de cette fondation, cite les noms de quinze personnalités qui auraient participé, parmi d’autres, à cette fondation. Un tiers d’entre elles se trou- vaient soit en détention (en RFA et au Canada), soit « en exil », c’est-à-dire qu’elles avaient fui la justice de leur pays (l’Allemagne, mais aussi l’Autriche et la Suisse). Mais surtout, la moitié d’entre elles environ n’était pas de nationalité allemande. Bien que mises en exergue à des fins de communication, ces caractéristiques étaient révélatrices à la fois des liens entre des négationnistes au-delà des frontières allemandes et d’une corrélation entre ces liens et les poursuites dont ils faisaient l’objet dans certains pays. Pourtant, c’est bien en RFA que le VRBHV se préparait à agir essentiellement, puisqu’il se fixait comme objectif la réouverture des procès ayant mené à des condamnations pour néga- tion en vertu du paragraphe 130 du code pénal allemand (24). Il ressortait cependant assez clairement du discours d’Ursula Haverbeck, vice-présidente de la nouvelle association, lors de cette première assemblée générale (25) que l’action du VRBHV ne se limiterait pas à un combat en faveur des condisciples emprisonnés, mais tenterait bien de lutter contre ce que les fondateurs considéraient comme « le mensonge d’Auschwitz » et même de contribuer à la « restauration d’un Deutsches Reich souverain » (26). Ce dernier objectif ne devait pas empêcher le VRBHV d’avoir plusieurs représentants à la Conférence de Téhéran des 11 et 12 décembre 2006 qui fut probablement l’événement le plus marquant de l’histoire transnationale du négationnisme au cours des années 2000.

22 L’organisation de plus de dix autres manifestations négationnistes impliquant des orateurs étran- gers (Faurisson, Roques et surtout Irving) est attestée pour la même année (Der Bundesminister des Innern, Verfassungsschutzbericht 1991, Bonn, 1992, p. 122 sq.). 23 Horst Mahler, « Pressemitteilung », 11 nov. 2003, Das kausale Nexusblatt, janvier 2004, p. 12-14, ici p. 13 (http://www.vho.org/aaargh/deut/aktu/kn0401.pdf, dernière consultation le 11.05.2016). 24 Ibid. 25 Ursula Haverbeck, « Zur Gründungsversammlung des ‘Verein zur Rehabilitierung der wegen Bes- treitens des Holocaust Verfolgten’ (VRBHV) », Das kausale Nexusblatt (note 23), p. 16-19, ici p. 18. 26 Le VRBHV a été interdit en 2008 par le ministre de l’Intérieur. Son président, le Suisse , a fondé deux ans plus tard, en Suisse, l’« Action Européenne » (Europäische Aktion), qui se situe en partie dans la continuité du VRBHV, mais dont il faudrait aussi préciser les liens avec le « Nouvel ordre européen », Gaston-Armand Amaudruz et le Courrier du continent. Le négationnisme allemand dans l’espace public 405

Législation et transnationalité La façon dont a été conçu le VRBHV illustre très bien la stratégie argumentative de dénonciation de la législation antinégationniste et la place centrale que prennent les affaires juridiques à la fois dans la communication et dans les activités des négation- nistes. Les procès, leur déroulement et leur issue, leur donnent la possibilité de prendre la parole et de faire parler d’eux. Le traitement juridique du négationnisme contribue à en faire une affaire publique et en augmente la couverture médiatique. Ce sont d’ail- leurs les reproches formulés à l’encontre des poursuites juridiques du négationnisme : la possibilité ainsi créée de transformer les procès ou les tribunaux en tribunes et le fait que ces poursuites accréditent la stratégie de victimisation (27). La poursuite des négationnistes pour leurs écrits n’est pas un fait récent, mais ce n’est qu’au début des années 1990 que la négation de l’holocauste a été définie dans certains pays européens comme un délit spécifique, en particulier en France avec l’article 9 de la loi Gayssot de 1990 puis, quatre ans plus tard, en RFA avec l’arrêt du Tribunal constitutionnel fédéral et la modification de l’article 130 du code pénal. Par la suite, l’Allemagne a milité sur le plan européen pour l’adoption d’une législation anti- négationniste commune. À partir de 2001, la Commission européenne a proposé une harmonisation de la législation contre le racisme et la xénophobie et l’année suivante, le projet débattu par la commission compétente du Parlement européen évoquait explicitement la négation de l’holocauste (28). Il faudra cependant attendre le début de l’année 2007 pour qu’avec la présidence allemande du conseil et l’engagement de Bri- gitte Zypries, ministre de la Justice de RFA, la procédure soit relancée et débouche fin 2008 sur l’adoption de la « Décision-cadre […] sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal » (29). Cette décision-cadre obligeait les États membres de l’Union européenne à rendre punissables, dans un délai de deux ans, « l’apologie, la négation ou la banalisation gros- sière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre » définis par le statut de la Cour pénale internationale et des crimes définis par la charte du Tribunal militaire international (Nuremberg). Comme en écho à la lenteur et à la difficulté qui avaient présidé aux débats et à l’adoption, l’application n’a cependant été ni rapide ni généralisée. Début 2014, quinze États membres n’avaient pas encore mis en œuvre les dispositions de la décision-cadre de 2008 concernant le deuxième groupe de crimes cité (30). La survivance de différences au sein de l’UE est doublée d’une disparité

27 Ces poursuites juridiques fournissent non seulement un prétexte au ressassement des arguments, mais permettent aussi la mise en cause de la législation sous couvert de lutte pour la liberté de la science ou la liberté d’opinion. Les négationnistes peuvent en outre se référer dans ce contexte à des personnalités qui n’ont aucune accointance avec leurs théories, et parfois même les combattent activement, mais contestent catégoriquement la pertinence de la législation antinégationniste. 28 Cf. Elisabeth Kübler, Europäische Erinnerungspolitik : Der Europarat und die Erinnerung an den Holocaust, Bielefeld, Transcript, 2012, p. 92. 29 http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32008F0913&qid=1463328225436 &from=en (dernière consultation le 15.05.2016). 30 Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil relatif à la mise en œuvre de la décision­ cadre 2008/913/JAI du Conseil sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, janvier 2014, p. 6 (http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ TXT/PDF/?uri=CELEX:52014DC0027&from=FR, dernière consultation le 11.04.2016). 406 Revue d’Allemagne encore plus nette à l’échelle mondiale comme le montre l’exemple des États-Unis où la liberté d’opinion jouit d’une priorité absolue ou celui de l’Iran où la négation est soutenue par les pouvoirs publics. La disparité dans le traitement juridique du négationnisme selon les pays a natu- rellement réduit l’effet des mesures prises dans les pays adoptant une législation plus combative et elle a, dans le même temps, contribué de façon contreproductive à promouvoir des formes de collaboration transnationale. Les productions sur sup- port papier ont été imprimées et expédiées de l’étranger. Les sites Internet ont été domiciliés à l’étranger, ce qui favorise la création ou l’entretien de contacts. Des néga- tionnistes se sont expatriés pour réduire le risque de poursuites judiciaires, ou ont fui lorsqu’une menace de procédure ou de condamnation s’est faite plus précise voire lorsqu’un jugement est tombé. Mais indépendamment des différences de traitement juridique entre les pays, la simple organisation de procès contre certaines personnalités a pu aussi favoriser la transnationalisation du négationnisme. Tout comme ils aiment s’y référer dans leurs textes, les négationnistes aiment faire comparaître leurs collègues étrangers comme témoins dans leurs procès, présentés comme des experts. Lors de son deuxième procès à Toronto en 1988, Zündel cita non seulement l’Américain Fred Leuchter, dont le « rap- port » a été conçu dans ce cadre, et le Britannique David Irving, mais aussi l’Allemand Josef Ginsburg (alias J. G. Burg). La démarche vise à augmenter l’importance appa- rente du procès, à lui donner précisément une dimension internationale (31). Et avec le recul, certains procès figurent bien comme des moments historiques marqueurs de l’identité du négationnisme en tant que mouvement transnational. Manifestement, la législation et la jurisprudence allemandes ont réduit l’activité de certains négationnistes en RFA. Il semble par exemple que Faurisson ne soit plus intervenu publiquement en RFA depuis le début des années 1990. Après avoir assisté aux arrestations de Zündel et Irving lors du « Congrès Leuchter » en 1991 (32), il a pu être frappé par les modifications de la législation allemande en 1994, sans oublier l’arrêt de la Cour fédéral de justice (Bundesgerichtshof) de 2000 rendant répréhensibles des propos négationnistes sur Internet accessibles en RFA même s’ils sont diffusés depuis l’étranger. Lorsqu’il a appris la fondation future du VRBHV en 2003, il a demandé à y adhérer, mais a décliné l’invitation à la première assemblée générale du 9 novembre, convaincu que la police allemande procéderait à son arrestation et affirmant avoir, pour ce qui concerne la liberté de l’historiographie, encore moins confiance dans la police et la justice allemandes que dans leurs homologues françaises (33). Germar Rudolf avait fui la RFA en 1996 pour échapper à une peine prononcée contre lui et à

31 La présentation de témoins étrangers accroît artificiellement l’importance du négationnisme qui serait un phénomène non seulement de dimension internationale, mais aussi plus reconnu à l’étranger. Les élever au rang d’experts est plus facile dans la mesure où leur manque de notoriété peut s’expliquer par le fait qu’ils ne sont pas nationaux. Cette stratégie peut avoir des répercussions, à des degrés variables et selon des modalités parfois différentes, dans la procédure juridique, dans son traitement par les médias et enfin dans son exploitation par les négationnistes dans leurs propres productions. 32 Cf. supra. 33 Robert Faurisson, « Brief an Horst Mahler » (texte daté du 20 octobre 2003, Das kausale Nexusblatt [note 23], janvier 2004, p. 14-16, ici p. 14). Le négationnisme allemand dans l’espace public 407 d’autres poursuites en cours, se rendant d’abord en Espagne, puis en Grande-Bretagne et enfin aux États-Unis. S’il a finalement purgé sa première peine et fait l’objet d’autres condamnations, c’est parce qu’il a été extradé des États-Unis en 2005. Et lorsqu’il a été libéré en 2009, il s’est empressé de quitter le sol allemand. Pourtant, les deux exemples cités pourraient également servir à illustrer les limites des effets des poursuites juridiques, en général ou sur le plan précis de l’internatio- nalisation. Faurisson a poursuivi ses échanges avec les négationnistes allemands et le VRBHV en particulier. Rudolf est retourné aux États-Unis dès sa libération en 2009 et la poursuite de la publication des séries « Holocaust-Handbücher » et « Holocaust Handbooks » montre qu’il n’a renoncé ni à ses activités, ni bien sûr à leur double ambi- tion, à la fois allemande et internationale. Il faut s’interroger sur le caractère dissuasif de la législation antinégationniste tant à l’échelle nationale qu’internationale. C’est ce qu’indiquent par exemple les quatre condamnations à des peines de prison ferme prononcées dans des affaires de égan - tion en RFA en 2015. Arnold Höfs, condamné à dix mois de prison ferme le 19 mai 2015, avait déjà été condamné à une peine de prison avec sursis en 2008. Sylvia Stolz a commis à Chur (Suisse) les faits qui ont entraîné sa condamnation du 25 février 2015 à un an et huit mois de prison ferme environ un an et demi après avoir fini de purger une peine de prison de trois ans et demi. Quant à Gerhard Ittner, il avait pour sa part écrit les textes à l’origine de sa condamnation du 17 novembre 2015 à un an et demi de prison ferme alors qu’il était en détention au Portugal, sur le point d’être extradé vers l’Allemagne pour y purger la peine à laquelle il avait été condamné en 2005. Enfin, avant sa condamnation à dix mois de prison ferme le 2 novembre1 2015, Ursula Haverbeck avait été condamnée en particulier à six mois de prison avec sursis en 2010 et son appel auprès de la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) avait échoué l’année suivante. À la fin de l’interview qu’elle a donnée au printemps 2015 aux journalistes du magazine télévisé Panorama, elle se disait d’ailleurs absolument prête à aller en prison. Elle a bien sûr fait appel de ce jugement de novembre 2015, mais n’a pas cessé ses activi- tés depuis sa condamnation, ce qui lui a d’ailleurs valu une nouvelle mise en accusation en avril 2016 : elle semble désormais déterminée à payer ce prix, selon l’expression qu’elle utilisait elle-même dans l’interview. Avant une possible incarcération, le procès en appel et la nouvelle procédure lui permettront à nouveau d’occuper la scène médiatique. De ce point de vue, sa condamnation de novembre 2015 a été un succès. D’une part, Haverbeck et les négationnistes peuvent l’exploiter dans leur propre communication. D’autre part, elle a eu un retentissement important dans les médias et sur Internet en particulier. Ces deux effets, qui se combinent et interagissent, opèrent au-delà du cadre national. En France par exemple, cette condamnation n’a pas seulement provoqué le déploiement des réactions et argumentations habituelles sur les sites négationnistes, mais également une couverture non négligeable sur des sites d’information.

Internet et transnationalité Jusqu’au début des années 1990, la communication des négationnistes a principa- lement reposé sur la diffusion de supports imprimés, périodiques et monographies. Conformément aux relations entre les individus et grâce à une activité de traduction relativement importante, les principaux ouvrages en anglais, allemand et français 408 Revue d’Allemagne devaient être disponibles (34). Mais l’édition et la diffusion d’une partie d’entre eux étaient elles-mêmes souvent aussi le produit d’une collaboration internationale dans laquelle la contribution allemande n’était pas rare. Did Six Million Really Die ?, la bro- chure de l’Anglais Richard Harwood (alias Richard Verall) a été publiée en 1974 à Toronto, par Zündel. La Rudolf­Gutachten (« Expertise Rudolf ») a été réalisée en 1992 par Germar Rudolf à la demande de l’avocat d’Otto Ernst Remer, Hans-Joachim Herr- mann, mais c’est en Grande-Bretagne qu’elle a été éditée (35). Et son modèle, le « Rapport Leuchter » a vu le jour en 1988 d’après une idée de Faurisson, mise en œuvre par Zün- del qui a sollicité Leuchter. Zündel était d’ailleurs à l’époque l’un des négationnistes les plus actifs sur le plan de la réalisation et de la diffusion de matériel de propagande, son action ne se limitant pas au support imprimé : il a par exemple aussi conçu et distribué à l’international un certain nombre de cassettes audio puis de cassettes vidéo. Les négationnistes ont vite investi Internet, des sites relativement importants furent créés en différents points de la planète (36), avec la plupart du temps des ambitions internationales. Aucun site négationniste d’importance ne vit le jour en RFA à la même époque, ce qui ne signifie évidemment pas que l’explosion d’Internet resta sans effet sur la communication négationniste en RFA et non pas uniquement à cause de l’accessibilité des sites étrangers. Des Allemands collaboraient à des sites étrangers et ce fut même Zündel qui créa le premier site négationniste, à Toronto, au printemps 1995 (37). Le négationnisme en langue allemande fut donc présent sur Internet dès le départ, d’autant que les administrateurs négationnistes tentèrent rapidement de limi- ter l’effet des obstacles linguistiques en utilisant différentes langues. Les sites les plus importants avaient d’emblée des ambitions internationales. Internet permettait aux détenteurs de sites non seulement de rendre compte de l’actualité du négationnisme et de présenter les principaux arguments et auteurs négationnistes, mais aussi de rendre disponibles les classiques du négationnisme international. Les sites en firent la publi- cité et les proposèrent à la vente, mais ils furent aussi mis en ligne, à la libre disposition des internautes, la plupart du temps pas seulement dans leur version originale. L’émergence des médias sociaux a contribué à la fois à l’accroissement de la présence des négationnistes sur Internet et, d’une certaine façon par définition, à la multipli- cation des échanges entre les membres du milieu et avec l’extérieur. Des célébrités et des anonymes ont investi par exemple le site d’hébergement de vidéos YouTube, soit à travers la création de chaînes propres, plus ou moins étoffées, soit à travers le recours aux commentaires. Le support vidéo permet à des organisations ou des individus de rendre compte de leurs activités, souvent de procès, ou plus généralement déployer leur argumentaire. Les styles, les formats, les genres choisis sont d’une grande variété. La fonction commentaire est elle aussi utilisée de façon variable. Elle permet des inter- ventions au sujet de vidéos sans aucun lien avec le négationnisme, mais dont les sujets permettent le recours à des allusions, le déploiement d’arguments et la citation de

34 Parallèlement, de nombreux articles traduits étaient également publiés dans les périodiques. 35 D’abord : Cromwell Press, London, 1993 (1) ; puis : Castle Hill Publishers, Hastings (UK), 2001 (2). 36 Cf. sur ce point le survol proposé en 2001 dans Rainer Fromm, Barbara Kernbach, Rechtsextremis­ mus im Internet. Die neue Gefahr, Munich, Olzog, 1981, p. 213 sq. 37 Ibid., p. 223. Le négationnisme allemand dans l’espace public 409 références négationnistes ainsi que l’indication de liens (38). Les vidéos négationnistes suscitent souvent de rapides marques d’approbation ou de condamnation, des louanges ou des insultes. Les commentateurs convaincus prennent d’une certaine façon le relais des détenteurs de la chaîne en approuvant, commentant et complétant la vidéo, puis le cas échéant en réagissant aux commentaires négatifs. L’implantation internationale de YouTube sert les ambitions des négationnistes. Cela vaut en partie pour les com- mentaires et les échanges, mais plus encore pour la mise en ligne de vidéos. Certaines sont traduites (en particulier les commentaires) ou sous-titrées : tantôt dès la version originale, tantôt dans des versions ultérieures ; tantôt par leurs auteurs, tantôt par d’autres utilisateurs (39). L’exemple de l’utilisation des nouveaux médias par Haverbeck, la négationniste alle- mande qui est actuellement la plus active dans l’espace public, permet de compléter uti- lement ces remarques d’ordre général. L’ancienne vice-présidente du VRBHV possède un site propre, une chaîne YouTube et une page Facebook. D’une manière générale, son activité sur Internet n’est ni intense, ni régulière, ce qui ne l’empêche certes pas d’y avoir une présence relativement importante. Elle ne publie sur son site – créé en 2010, donc deux ans après l’interdiction du VRBHV – que quelques articles ou documents par an (40). Sur le plan formel, son site se distingue tout d’abord par un recours relativement fréquent à l’anglais voire au français. Certains des textes qu’elle met en ligne sont en effet à la fois en allemand et en anglais, mais parfois aussi en français. De même, elle fait sous-titrer ses vidéos voire tourne des versions de ses déclarations dans lesquelles elle s’exprime en langue anglaise. La seconde caractéristique de sa communication sur son site est en effet qu’elle réalise et poste assez souvent des vidéos, ce qui s’explique par sa volonté explicite de s’adresser aux jeunes générations, sa conscience du succès et donc de l’efficacité de ce support sur Internet et en particulier à travers la plate-forme YouTube. Il ne fait aucun doute que sur le plan quantitatif, YouTube apporte bien plus à Haver- beck que son site personnel. Créée seulement en juillet 2014, sa propre chaîne YouTube ne comporte en mai 2016 que sept vidéos, dont la dernière a été postée en avril 2015. De façon un peu surprenante, elle ne comporte que les vidéos en langue allemande. La chaîne « Ursula Haverbeck » n’est en théorie pas accessible en tant que telle en RFA, ni dans certains autres pays européens, dont la France, l’Autriche ou la Suisse, mais l’est par exemple en Belgique et aux États-Unis. Chacune des sept vidéos présentées sur sa chaîne est cependant accessible sur YouTube dans tous les pays cités, à partir de son titre ou d’une recherche par termes, soit (individuellement) sur la chaîne « Ursula Haverbeck », soit sur une autre chaîne. Sa vidéo la plus regardée dans sa version

38 Holocauste ou Seconde Guerre mondiale bien sûr, mais aussi guerres, crimes de guerre et génocides, ou encore politique internationale (USA, Israël, politique étrangère de la RFA…), liberté de la presse… En réalité, la palette de ces thèmes est extrêmement large et son étendue augmente proportionnelle- ment à l’inventivité des commentateurs. 39 Cette description porte principalement sur la partie visible de l’utilisation de YouTube. Il ne fait aucun doute que cette plate-forme peut servir non seulement à convaincre, mais aussi à recruter, qu’elle permet de constituer et d’entretenir un réseau, pouvant se traduire par des activités, sur Internet ou non. 40 48 en six ans, mais avec parfois plusieurs articles le même jour, parfois aucun pendant des mois voire plus d’un an. 410 Revue d’Allemagne originale, l’interview intégrale avec le magazine télévisuel Panorama, a d’ailleurs été consultée environ quatre fois plus sur une chaîne créée uniquement pour contourner son blocage par YouTube (41) que sur la chaîne d’Ursula Haverbeck (42). De façon com- parable, si les vidéos en langue étrangère d’Haverbeck ne figurent pas sur sa propre chaîne YouTube, elles sont néanmoins disponibles sur cette plate-forme. La vidéo d’Haverbeck la plus vue, toutes versions confondues, est d’ailleurs en mai 2016 une version sous-titrée en espagnol de l’interview complète qu’elle a accordée à Panorama.

La négation dans l’opinion publique Il ne fait aucun doute qu’Internet a facilité l’accès aux productions négationnistes. Quiconque souhaite se renseigner à la source ou se former au négationnisme peut le faire plus facilement, plus rapidement et plus intensément qu’au début des années 1990. Mais Internet et les médias sociaux ont aussi contribué à démultiplier les contacts directs involontaires avec la négation. À défaut de source comparable sur l’Allemagne, on peut se référer à une enquête d’opinion réalisée en France et selon laquelle, début 2015, 38 % des Français prétendent être « confrontés » à des propos négationnistes sur Internet (« souvent » pour 3 %, « parfois » pour 15 % et « rarement » pour 20 % des per- sonnes interrogées) (43). En 1990, il y avait certainement moins de Français qui avaient connaissance de la simple existence de la négation et la part de ceux qui avaient des contacts directs avec le discours négationniste ne devait guère dépasser les 5 %. Il va de soi que la présence accrue de ce discours dans l’espace public est propre à favoriser la diffusion du négationnisme dans les esprits. Pourtant, établir l’accroissement de son accessibilité et de sa notoriété ne suffit pas à établir celui de l’acceptation et de l’adhésion qu’il suscite. Des enquêtes d’opinion récentes semblent indiquer que la part des Allemands qui contestent la vérité historique de l’extermination des Juifs dans son ensemble est extrê- mement minoritaire. Selon une enquête que l’Anti­Defamation League (ADL) a consa- crée à la diffusion de l’antisémitisme à l’échelle internationale, la part des personnes considérant en RFA en 2014 que l’holocauste était « un mythe » était de « 0 % », l’ADL publiant des résultats arrondis à l’unité (44). Ce chiffre exclut une progression sensible de l’adhésion au négationnisme en RFA, en dépit de l’explosion de la présence du néga- tionnisme sur Internet. Cependant, celle-ci pourrait aussi avoir pour effet la diffusion accrue non pas de la négation intégrale, mais de la relativisation de l’holocauste. Un autre résultat de l’enquête menée en 2014 par l’ADL permet de le supposer puisque 11 % des Allemands estimaient que le nombre des victimes de l’holocauste était très

41 Cette chaîne ne contient que cette seule vidéo. La version identique postée par Haverbeck sur sa chaîne n’est pas accessible par la fonction recherches. 42 Donc soit d’un pays étranger où elle est disponible, soit de RFA ou d’un autre pays où le blocage a été contourné. 43 Sondage OpinionWay pour l’UEJF, « Les Français et les propos haineux sur Internet – février 2015 » (http://www.opinion-way.com/pdf/sondage_opinionway_pour_l_uejf_-_les_propos_haineux_sur_ internet_-_fevrier_2015.pdf, consulté le 3 mars 2016). 44 « ADL Global 100 – An index of antisemism » (http://global100.adl.org/#country/germany/2014, der- nière consultation le 03.03.2016). Le négationnisme allemand dans l’espace public 411 exagéré (45). Les arguments négateurs ne laisseraient-ils pas une espèce de doute dans l’esprit des citoyens et en particulier des internautes, un doute diffus qui pourrait por- ter en particulier sur l’ampleur du génocide ? Des recherches menées en RFA depuis 2002, portant sur la diffusion des « idées d’extrême droite » et reposant sur une enquête menée presque à l’identique tous les deux ans, semblent apporter un élément de réponse. L’une des questions destinées à mesurer plus particulièrement la banalisation du national-socialisme porte sur l’affir- mation selon laquelle ses crimes auraient été largement exagérés. Or la part des Alle- mands adhérant à cette affirmation a connu une baisse – presque continue – de 2002 à 2014, passant de 11 % à 7 % (46). Ces chiffres semblent indiquer que, malgré Internet et malgré les médias sociaux en particulier, les négationnistes ne sont pas parvenus pour l’instant à faire douter beaucoup d’Allemands de la pertinence de la représentation historiographique de l’holocauste. L’adhésion à la minimisation aurait même chuté. Mais ce constat qui semble s’imposer pour l’Allemagne, dans un contexte de mon- tée en puissance d’Internet dans le monde entier, est-il forcément valable ailleurs ? La simple comparaison franco-allemande semble indiquer le contraire. En effet, selon l’enquête de l’ADL pour 2014, 2 % des Français estimaient que l’holocauste était un mythe alors que c’était le cas de 0 % des Allemands (47). De même, 24 % des Français approuvaient la thèse selon laquelle le nombre de victimes de l’holocauste serait très exagéré, alors que 11 % des Allemands y adhéraient (48). Les chiffres pour la France permettent non pas d’établir, mais néanmoins de supposer que l’adhésion à la néga- tion et surtout à la relativisation de l’holocauste y a augmenté au cours des dernières décennies, contrairement à ce qui s’est passé en RFA. Internet a connu un développement comparable dans ces deux pays. L’accessibilité et la notoriété du discours négationniste y ont incontestablement augmenté. Reste que l’engagement des négationnistes en France et en RFA sur Internet n’est pas nécessaire- ment le même, d’autant que la législation et la jurisprudence n’y sont pas identiques (49).

45 Ibid. 46 Elmar Brähler, Oskar Niedermayer, Rechtsextreme Einstellungen in Deutschland. Ergebnisse einer repräsentativen Erhebung im April 2002, Arbeitshefte aus dem Otto-Stammer-Zentrum, Nr. 6, Berlin/ Leipzig, 2002, p. 16 ; Ralf Melzer (dir.), Fragile Mitte – Feinselige Zustände. Rechtsextreme Einstellun­ gen in Deutschland, 2014, Bonn, Dietz, 2014, p. 36 sq. 47 « ADL Global 100 – An index of antisemism » (http://global100.adl.org/#country/france/2014, der- nière consultations le 03.03.2016). Dans la mesure où l’ADL formule ses résultats arrondis à l’unité, la différence entre l’Allemagne et la France n’est pas nécessairement de deux points de pourcentage, mais pourrait être aussi, dans l’absolu et en descendant par exemple au dixième de point, de 1,1. Une enquête réalisée la même année par l’IFOP pour Fondapol et portant sur la diffusion de l’antisémitisme en France faisait état quant à elle de 1 % de Français jugeant en 2014 que les « environ six millions de Juifs […] tués par les nazis » étaient « une invention » et que « tout cela n’a[vait] jamais existé ». « Étude sur l’antisémitisme. Ifop pour la Fondation pour l’innovation politique », p. 200 (http://www.fondapol.org/ wp-content/uploads/2015/02/ENQUETE-FONDAPOL-Online1.000-pers-bd.pdf, dernière consulta- tion le 05.05.2016), enquête menée auprès d’un échantillon de 1 005 personnes, représentatif de la population française âgée de 16 ans et plus. 48 Ibid. 49 On perçoit ici avec netteté les limites méthodologiques du renvoi au sondage français relatif à la « confrontation » au négationnisme sur Internet (en début de cette quatrième partie). 412 Revue d’Allemagne

Quoi qu’il en soit, le lien de causalité entre Internet et la diffusion effective de la négation au sein d’une population n’est évidemment pas exclusif. Le succès des thèses négationnistes varie également selon le contexte national et en particulier selon des facteurs tels que l’attitude des autres médias et celle de la société civile, l’éducation et la culture politique, le passé national et la mémoire de ce passé ou encore, bien entendu, le traitement juridique de la négation. Les travaux de l’ADL apportent un autre élément d’un intérêt plus général qu’il convient de souligner avant de conclure. En 2015, l’enquête sur la diffusion de l’antisé- mitisme a été reprise dans un certain nombre de pays. Or, la part des Français adhérant à la thèse selon laquelle l’holocauste était un mythe était passée de 2 % à 0 % (s’alignant en quelque sorte sur la situation en RFA) tandis que la part de ceux qui considéraient que le nombre de victimes de l’holocauste était très exagéré était désormais non plus de 24 %, mais de 7 % (50). Cette chute, spectaculaire en France, était en outre en par- faite cohérence avec l’évolution des résultats obtenus sur les autres questions et les autres indices partiels qui marquaient globalement une baisse considérable, surtout en France, mais aussi en RFA (51). Il ne fait aucun doute que cette évolution doit être mise en relation avec les attentats de janvier 2015 en France, en particulier avec les assassinats dans la supérette Hyper Cacher porte de Vincennes à Paris le 9 janvier de cette année 2015. La corrélation mériterait un examen détaillé, mais la solidarisa- tion avec les victimes du terrorisme et l’effroi face aux conséquences potentielles de l’antisémitisme semblent avoir entraîné, du moins à court terme, sa régression dans les esprits des Français et des Allemands. Pour se limiter ici aux réponses relatives à l’holocauste, la baisse de l’adhésion à sa négation et à sa minimisation montre bien que le rejet de sa représentation usuelle est moins la conséquence de l’intégration de théories historiques précises que le produit d’un antisémitisme diffus.

Conclusions Consistant d’abord principalement dans la diffusion en RFA des thèses venant de l’étranger, en particulier de la France, l’implication allemande dans le négationnisme en tant que phénomène transnational s’est ensuite traduite également par l’apport de publications allemandes parmi les textes de référence du négationnisme international. La fondation de l’IHR a accentué la mise en réseau et favorisé les activités transnatio- nales des négationnistes. Parmi les principaux acteurs figuraient des Allemands, et en particulier Ernst Zündel. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, un nombre relativement important de manifestations impliquant des intervenants étran- gers fut organisé sur le sol allemand. Fondé en 2003, le VRBHV s’appuyait aussi en partie sur un réseau international. La RFA a fait partie des pays les plus engagés sur le plan juridique contre la présence du négationnisme dans l’espace public. Elle a œuvré en faveur d’une harmonisation

50 Cette part est passée en RFA de 11 % à 8 %. Cf. « ADL Global 100 – An index of antisemism » (http:// global100.adl.org/#country/germany/2015 et http://global100.adl.org/#country/france/2015, dernières consultations le 03.03.2016). 51 À titre indicatif, selon les chiffres de l’ADL, de 2014 à 2015, la part des antisémites serait passée de 37 % à 17 % en France et de 27 à 16 % en RFA (notes 44, 47, 50). Le négationnisme allemand dans l’espace public 413 des pratiques de l’Union européenne en la matière. L’application de la décision-cadre de 2008 n’est cependant pas achevée à ce jour. Tout comme les poursuites engagées contre des négationnistes à l’échelle nationale, les différences de statut légal du néga- tionnisme dans le monde et même entre les pays européens ont favorisé les collabora- tions entre les négationnistes. L’effet dissuasif de la législation antinégationniste n’est pas davantage établi pour ce qui concerne les activités transnationales ou le processus de transnationalisation du négationnisme que dans le cadre strictement allemand. Cette efficacité limitée s’explique en partie par la révolution de l’information et de la communication, qui favorise le contournement de dispositions légales nationales et a plus généralement favorisé, à l’échelle internationale, l’accessibilité et la présence du négationnisme dans l’espace public. Certains négationnistes allemands ont investi rapidement et assez intensément Internet et les médias sociaux, afin de diffuser leurs thèses, d’interpeller, d’établir des contacts. Leur communication publique est désor- mais accessible de fait dans le monde entier, et celle des négationnistes étrangers l’est en grande partie en RFA. Mais elle est aussi souvent conçue d’emblée dans une perspective transnationale (par exemple à travers le simple recours à la traduction), ce qui favorise d’une part les échanges entre les négationnistes eux-mêmes, qu’ils soient anonymes ou non, actifs publiquement ou non, et d’autre part, apparemment, la conquête des esprits. Pourtant, la présence accrue des négationnistes et de leur discours dans l’espace public, sur Internet, ne semble pas avoir entraîné pour l’instant un accroissement de l’adhésion des Allemands aux thèses négationnistes ni même au discours tendant à minimiser l’ampleur de l’holocauste. La question de l’évolution du négationnisme dans l’opinion publique dans le monde pouvait difficilement être traitéevec a quelque précision dans le cadre de cette étude. Cependant, le constat esquissé au sujet de l’Allemagne et l’ébauche de comparaison avec la France semblent appeler un élargisse- ment à d’autres pays ainsi qu’une recherche des causes et facteurs, dans une démarche comparative évidemment.

Résumé Le négationnisme a été très tôt un phénomène transnational. La nature et l’ampleur des contributions d’Allemands à sa diffusion dans l’espace public, en RFA et dans le monde, ont évolué au cours du temps. L’État de RFA s’est beaucoup engagé dans la lutte juridique contre le négationnisme, mais celle-ci a ses limites, tant sur le plan national que sur le plan international. L’Internet et les médias sociaux ont permis au négation- nisme d’être encore plus présent dans l’espace public et en ont aussi en partie accentué le caractère transnational. Jusqu’à maintenant, ces évolutions ne semblent cependant pas avoir conduit, en Allemagne, à une progression des idées négationnistes dans l’opinion publique.

Zusammenfassung Die Holocaustleugnung war sehr früh eine transnationale Erscheinung. Art und Umfang der Mitwirkung von Deutschen bei ihrer Verbreitung in der Öffentlichkeit, in der Bundesrepublik und in der Welt, haben sich im Laufe der Zeit verändert. Der bundesdeutsche Staat hat die juristische Bekämpfung der Holocaustleugnung voran- getrieben, aber sie hat sowohl im nationalen als auch im internationalen Rahmen ihre 414 Revue d’Allemagne

Grenzen. Durch Internet und die sozialen Medien wurde die Holocaustleugnung in der Öffentlichkeit noch stärker präsent und ihr transnationaler Charakter teilweise weiter ausgeprägt. Bisher scheinen diese Entwicklungen – in Deutschland – jedoch nicht zu einem Anstieg von holocaustleugnenden Einstellungen geführt zu haben.

Abstract From the beginning onwards Holocaust denial was a transnational phenomenon. The nature and the scope of German people’s contribution to its dissemination in the public arena, in the Federal Republic of Germany and throughout the world, have evolved over time. The German state invested a lot of efforts in the legal battle against Holocaust denial, but there are limitations how successful this can be, domestically and interna- tionally. The Internet and social media have made it possible for Holocaust denial to make further inroads into the public sphere and have enhanced its transnational char- acter. But so far these developments do not seem to have caused revisionist ideas to take root in public opinion, in Germany. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 415 t. 48, 2-2016

Transnationale Öffentlichkeit zwischen Mobilisierung und Rückzug am Beispiel von Hakim Bey (1945-) und Gustav Landauer (1870-1919)

Catherine Repussard *

„auch die Vergangenheit ist zukunft.“ gustav landauer, Essays zum Anarchismus „gustav landauer ist ein Heiliger.“ Hakim bey, TAZ

Wird das Thema „transnationale Öffentlichkeit“ bzw. „germanophone transnatio- nale Öffentlichkeit“ behandelt, stellt sich von vorn herein die Frage, ob es eigentlich noch „Sinn macht“ in unserer globalisierten Technomedienwelt, die de facto transna- tional ist, von einer ‚germanophonen‘ Öffentlichkeit zu sprechen. Wird beispielsweise zum Thema „transnationale Öffentlichkeit“ recherchiert, fällt einem sofort auf, wie eng der Begriff mit dem Aktivismus der Antiglobalisierungsbewegung verbunden ist, die sich grundsätzlich als transnationale Protestbewegung versteht. Öffentlich- keit entspricht in unserer Analyse der öffentlichen Meinungs- und Willensbildung, im Sinne von Axel Montenbruck, der unter dem Begriff Öffentlichkeit ein kollektives Interesse versteht, mit anderen Worten ein res­publica. Begriffe wie „die Allgemein- heit, die Kollektivität, die Sozialität und die Versammlung zielen auf eine Bündelung von Einzelinteressen und Einzelwesen zu etwas „Gemeinsamem“ ab. Sie alle beschrei- ben Aspekte von menschlichen Gemeinschaften. Die Öffentlichkeit ist ferner zumeist mit Orten, wie dem Forum, dem Gericht und der Versammlung im Freien und ohne Waffen, verbunden. Die Öffentlichkeit lässt auf diese Weise die Allgemeinheit in einer konkreten Form sichtbar werden und verschafft ihr einen eigenen Raum“ (1). Eigentlich kommt deutlich zum Vorschein, wie sehr transnationale Öffentlichkeit auch mit dem Versuch zu tun hat, die aus der Zivilgesellschaft stammenden politischen Alternativen

* maître de conférences HDR à l’université de strasbourg, ea 1341 Études germaniques. 1 Axel Montenbruck, Zivilisation. Eine Rechtsanthropologie. Staat und Mensch, Gewalt und Recht, Kultur und Natur, Berlin, Universitätsbibliothek der Freien Universität Berlin, 2010, S. 291. 416 Revue d’Allemagne zu fördern und somit die Protestbewegungen aller Länder wieder zusammenzuknüp- fen, in einem Zeitalter, in dem sich das Empire im Sinne von neuer Weltordnung, um den Titel des „Epochenbuchs“ – wie es Slavoj Žižek in der New York Times schrieb (2003) – von Michael Hardt und Antonio Negri (2) wiederaufzunehmen, sich vor unse- ren Augen ausdehnt, wie in ihrem Werk behauptet wird, immer weiter. Das Empire – als transnationale technokapitalistische Macht – soll dann auch zur ‚Gleichschaltung‘ aller Länder führen, zu einer Art globaler Uniformität auf mondialer Ebene jenseits jeder staatlichen Souveränität (3), oder anders formuliert zu einer „Interkulturation“ der Welt (4). Transnationale Öffentlichkeit kann also sowohl die Totalität‘‚ , bezeichnen, die den ständigen Zugriff der kapitalistischen Medien- und Warengesellschaft auf alle Aspekte des menschlichen Lebens betrifft, wie auch die transnationale Resistenz der Multitudes (5) (sprich der Weltmassen). Den Begriff ‚Resistenz‘, der vom Hitlerspeziali- sten Ian Kershaw (6) geprägt wurde, um die Unmöglichkeit einer frontalen Opposition in der Hitlerzeit zu thematisieren, möchte ich auch wieder aufnehmen, da ein ähnli- ches Verhalten auch für die weltweiten Alternativbewegungen unserer Zeit charakte- ristisch ist, die von einer frontalen Konfrontation mit dem bereits erwähnten Empire nichts zu erwarten haben. Zusammenfassend hat transnationale Öffentlichkeit mit transnationaler Resistenz zu tun, mit einer Resistenz also auch in Form einer aus der Zivilgesellschaft entstandenen gegenkulturellen Bewegung. Letztere ist für meine Begriffe keineswegs eine Neuerscheinung. Diese Bemerkung bezieht sich auf diesen Beitrag, der schließlich beabsichtigt, dem Konzept „transnationale Öffentlichkeit“ auch eine diachronische oder genealogische Dimension zu verleihen. Neuigkeiten sind nämlich selten. Die gerade erwähnten zeitgenössischen Protest- bewegungen rufen andere Zeiten in Erinnerung, genauer die Epoche um 1900, als im deutschsprachigen Raum – aber nicht nur (7) – sich Reformbewegungen (8) durchsetz- ten, die auch als transnationaler Protest im Rahmen einer transnationalen Öffent- lichkeit gegen das kommende liberale Technomedienzeitalter – wie wir es heute formulieren würden, damals wurde einfacher von „Fortschritt“ gesprochen – zu verstehen ist. Es geht mir deshalb darum, eine diachronische Dimension der trans- nationalen Öffentlichkeit zu thematisieren anhand des Engagements zweier Figuren der Alternativität, deren epochale ‚Resonanz‘ deutlich zum Ausdruck kommt: Gustav

2 Michael Hardt, Antonio Negri, Empire: Die neue Weltordnung, Frankfurt am Main, Campus, 2003. 3 Kurz Robert, Weltordnungskrieg, Das Ende der Souveränität und die Wandlungen des Imperialismus im Zeitalter der Globalisierung, Bad Honnef, Horlemann Verlag, 2003. 4 Jacques Demorgon, L’interculturation du monde, Paris, Anthropos, 2000. 5 Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude: Krieg und Demokratie im Empire, Frankfurt am Main, Campus, 2004. 6 Ian Kershaw, Hitler 1933­1945, München, Pantheon Verlag, 2009. 7 Vgl. Thomas Rohkrämer, „Gab es eine Lebensreform in England?“, in: Marc Cluet, Catherine Repussard, Lebensreform ou la dynamique sociale de l’impuissance politique / Die Lebensreform oder die soziale Dynamik der politischen Ohnmacht, Tübingen, Francke, 2013, S. 319-334. 8 Vgl. Diethart Kerbs, Jürgen Reulecke et al. (Hg.), Handbuch der Reformbewegungen 1880­1933, Wuppertal, Peter Hammerlag, 1998; Kai Buchholz, Rita Latocha, Hilke Peckmann, Klaus Wol- bert (Hg.), Die Lebensreform. Entwürfe zur Neugestaltung von Leben und Kunst um 1900, Bd. 1, Darmstadt, Häuser, 2001; Cluet/Repussard, La Lebensreform ou la dynamique sociale de l’impuis­ sance politique (Anm. 7). Transnationale Öffentlichkeit zwischen Mobilisierung und Rückzug 417

Landauer (9), der für den ‚romantischen Anarchisten‘ schlechthin gilt und Hakim Bey, eigentlich Peter Lamborn Wilson (10), 1945 in New York geboren, der zur transnationa- len Protestfigur geworden ist. Beide Figuren ziehen eine ähnliche Form der Resistenz vor: Absonderung durch Gemeinschaft (11) für Landauer und den Rückzug in TAZ (12) (temporäre autonome Zonen) für Hakim Bey, in der die gesellschaftlichen Regeln und Machtverhältnisse außer Kraft gesetzt sind oder absichtlich missachtet werden. Für beide liegt der Kern des Protests im Versuch des Aussteigens und in der Entwicklung von abgesonderten Zonen, die dem Einzelnen die Möglichkeit bieten, sich frei oder zumindest freier zu entfalten. Um 1900 wie auch um 2000 geht es schließlich den Alternativen immer noch darum: gemeinsam das Leben umweltfreundlich aber auch ethisch-religiös neu zu gestalten. Der alternative Druck, der um 1900 im Kontext der Reform- bzw. Lebensreform- bewegungen zutage trat und die bestehende Gesellschaftsordnung in Frage stellte, ist gekennzeichnet durch die Suche nach einem vollständigen Ausgleich zwischen Mensch und Umwelt bzw. Weltall. Diese Bewegung behauptet sich als Reform des Einzelnen (Selbstreform) innerhalb eines neu ersonnenen Gemeinwesens. Sie fokussiert auf die Notwendigkeit, die harmonische und naturgemäße Entwicklung des Einzelnen zu ermöglichen, im Rahmen eines gemeinschaftlichen Ganzen, wodurch die komplexe Frage der engen Beziehungen zwischen Einzelwesen und Ganzheit aufgeworfen wird.

9 Gustav Landauer (1870-1919). 1892 gründete er mit Bruno Wille und Fritz Mauthner die Neue freie Volksbühne, die das proletarische Massenpublikum mit Appellen an das neuentdeckte Seelenleben von innen her umwandeln wollte. Er war auch als Journalist für die Zeitschriften Die Zukunft, Die Gesellschaft und Das Neue Jahrhundert tätig. 1908 gründete er zusammen mit Martin Buber und Erich Mühsam den Sozialistischen Bund. Im November 1918 stellte sich Landauer als Beauftragter für Volksaufklärung der Regierung Eisner in den Dienst der Münchner Revolution. Beim Einmarsch der gegenrevolutionären Truppen wurde er verhaftet und im Gefängnis ermordet. Zu Landauer: Ulrich Linse, Gustav Landauer und die Revolutionszeit 1918-1919, Berlin, Kramer, 1974; Martin Buber, Pfade in Utopia. Über Gemeinschaft und deren Verwirklichung. Eine intensive Auseinandersetzung mit Landauers Ideen, 1950; Wolf Siegbert (Hg.), Auch die Vergangenheit ist Zukunft, Frankfurt am Main, Luchhterhand, 1989. Auf französisch: Anatole Lucet, „Gustav Landauer: le devenir révolutionnaire comme alternative anarchiste“, in: Catherine Repussard (Hg.), De la Lebensreform à l’Altermon- dialisme. Métamorphoses de l’alternativité? Von der Lebensreform zur Antiglobalisierungsbewegung. Metamorphose der Alternative? Recherches Germaniques, Hors-série n° 11, Strasbourg, 2016. 10 Peter Lamborn Wilson (besser bekannt unter dem Pseudonym) oder Hakim Bey sieht sich selbst in der Tradition islamischer Mystiker und Ketzer (Sufis, Assassinen) und sympathisiert mit historischen libertären Bewegungen wie den solidarischen Tong-Geheimgesellschaften in China und dem Pira- tentum. Sein mittlerweile in der anarchistischen Subkultur legendärer Ruf begründet sich auf seinen Broadsheets of Ontological Anarchism (1985) und Radio Sermonettes (1992). Bey regte konkrete Akte eines von ihm so bezeichneten poetischen Terrorismus an, um zum Beispiel Mainstream-Medien oder öffentlich bekannte Personen anzugreifen oder zu irritieren. Beys Lösungsansätze und anarchisti- schen Modelle liegen irgendwo zwischen urkommunistischen Gemeinschaftsformen „primitiver“ Stämme und futuristischen Utopien einer postkapitalistischen Informationsgesellschaft (siehe sein Essay Primitive und Extropianer). 11 Gustav Landauer, „Durch Absonderung zur Gemeinschaft“, in:Ausgewählte Schriften, Bd. 7, hg. von Siegbert Wolf, Lich/Hessen, Verlag Edition AV, 2010, http://www.kontextverlag.de/landauer.html (19.10.2015). 12 TAZ: The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism (1991) (auf deutsch erschienen in der Edition ID-Archiv, Berlin, 1994). Siehe auch die online Ausgaben. 418 Revue d’Allemagne

Auch die Ideen einer ‚revolutionären Romantik‘ rücken in den Vordergrund, insbe- sondere im Hinblick auf die Wechselwirkungen zwischen einer archaischen und einer utopischen Harmonie, zwischen der verlorenen und einer noch zu entstehenden freien Erfahrung, wovon u.a. zahlreiche Schriften des „sozialistischen Romantikers“ (13) Gustav Landauer zeugen. Immerhin haben um 1900 die Lebensreformer versucht, sich eine „andere Moderne“ (14) auszudenken, vorwiegend indem sie beabsichtigten, Einzelmensch, Gemeinschaft und Umwelt auf neue Gleise zu stellen und mit Hilfe monistischer und holistischer, bzw. „naturgemäßer“ (15) Auffassungen als Ganzes zu erfassen, wovon dann wieder die Schriften von Gustav Landauer zeugen, der sich immer wieder ufa Meister Eckart beruft und immer wieder die Welt/Umwelt als Dialektik des Einzelnen und der Gesamtheit erfasst (16). Selbstverständlich galt bei diesen Neuorientierungen ein besonderes Interesse den orientalischen Weisheiten, die dann auch den westlichen Erwartungen angepasst wurden. Um „das Unbehagen in der Kultur“ zu bekämpfen, gewann die Frage des Zusammenlebens an Interesse: Vorstellungen gemeinschaftli- cher Übereinstimmung, eigentlich von sozialen „Wahlverwandtschaften“ bestimmt, wurden zum Zement des neuerdachten „sozialen Körpers“, in dem das „Gesunde- Schöne-Gute“ als Einheit erfasst wurde. Der von den Lebensreformern ersehnte „große Neuansatz“ in der Zivilisation/Kul- tur implizierte eine neue Weltauffassung, deren Konzept eine Langzeitwirkung im Umfeld der Protestbewegungen hatte, man denke an die sog. Hippie- und New Age- Bewegungen der Siebziger Jahre, oder an die zeitgenössische Globalisierungskritik, die seit 2000 laut wird und den utopischen Wunsch nach einer anderen Welt, und de facto nach einer anders verstandenen Globalisierung (17) und selbstverständlich nach einer neuverstandenen „transnationalen Öffentlichkeit“ ausdrückt. Die transnationale Öffentlichkeit bezeugt das Aufkommen einer völlig neuen Form von Mobilisierung, deren unaufhaltsame Ausbreitung die Staatsgrenzen sprengt, und zwar als „Gegenschlag“ zur rein wirtschaftlichen Globalisierung. Eng damit verbun- den bleiben lebensreformerische Vorstellungen und Wünsche nach einer gesunden und „natürlichen“ körperlichen Lebensgestaltung, aber auch die Sehnsucht nach einem harmonischen solidarischen Zusammenleben und dem Aufkommen einer ‚anderen Welt‘, die zum großen Teil der Einführung einer „Gemeinwohlökonomie“ (Christian Felber (18)) zu verdanken wäre. Religiöse und spirituelle/geistige Neuorientierungen sind aber auch an der Tagesordnung. Sie schlagen oft neue Wege ein, die vorwiegend

13 Justus H. Ulbricht, Romantik, Revolution und Reform, Göttingen, Wallstein Verlag, 1999. 14 Thomas Rohkrämer, Eine andere Moderne? Zivilisationskritik, Natur und Technik in Deutschland 1880­1933, Paderborn, Schöningh, 1999. 15 Eva Barlösius, Naturgemäße Lebensführung: Zur Geschichte der Lebensreform um die Jahrhundert­ wende, Frankfurt am Main, Campus, 1997. 16 Vgl. ThorstenHinz , Mystik und Anarchie. Meister Eckhart und seine Bedeutung im Denken Gustav Landauers, Berlin, Kramer, 2000; Walter Fähnders, „Sprachkritik und Wortkunst, Mystik und Aktion bei Gustav Landauer“, in: Jaap Grave, Peter Sprengel, Hans Vandevoorde (Hg.), Anar­ chismus und Utopie in der Literatur um 1900. Deutschland, Flandern und die Niederlande, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2005, S. 139-149. 17 C. Repussard (Hg.), De la Lebensreform à l’Altermondialisme (Anm. 9). 18 Christian Felber, Die Gemeinwohlökonomie. Das Wirtschaftsmodell der Zukunft, Wien, Deuticke, 2010. Transnationale Öffentlichkeit zwischen Mobilisierung und Rückzug 419 einen religiösen Synkretismus kennzeichnen. Sie orientieren sich wiederum stark an den dem Westen angepassten orientalischen Weisheiten, und sind eng verbunden mit dem Aufkommen eines Krisenbewusstseins, das sowohl die natürliche wie die soziale Umwelt betrifft. Dieses spirituelle/geistige Umdenken soll einen Lernprozess auslösen mit dem Ziel, anders zu denken, anders zu fühlen, anders zu wirken, wodurch Psyche, Körper und Umwelt/Weltall sich in Einklang entfalten können. Da es jedoch immer fragwürdiger wird, ob eine „andere Welt“ überhaupt noch auf- gebaut werden kann, hat sich der amerikanische Philosoph, eine der Hauptfiguren der Antiglobalisierungsbewegung, Hakim Bey, ein „ontologischer Anarchist“ und Sufi-Mystiker nach seiner Selbstdarstellung, die Möglichkeit der Entwicklung von PAZ und von TAZ, d.h. „von permanenten und temporären autonomen Zonen“ aus- gedacht. PAZ betreffen dann „villages“, „communes“, „communities“ und „Arcolo- gies“, worunter eine ökologische Städtebauplanung verstanden wird, was dann auch wieder an die Gartenstadtbewegung um 1900 erinnert. TAZ sind befreit von jeder „kapitalistische[n] Hexerei“, wie es Isabelle Stengers formulieren würde (19), und von jeder staatlichen Bevormundung, ganz in Resonanz mit der Art, wie sich die Lebens- reformer in Arbeits- und Lebenskollektive zurückgezogen haben, um zu versuchen, ihre Ideale jenseits von Kapitalismus und Staat zu verwirklichen (man denke z.B. an die ziemlich bekannte „Edengenossenschaft“, die in Berlin Oranienburg 1893 gegrün- det wurde oder an die „Neue Gemeinschaft“ (20), die kommunistisch-anarchistische Kommune am Berliner Schlachtensee, an deren Gründung 1900 Landauer teilnahm). In seinem Werk Dreißig Thesen zum Sozialismus erklärt Landauer in der These 16: „Die große Einheit ist zerrissen; eine Unzahl kleiner Geistesgemeinschaften ist da und will leben und hat keine notwendige Verbindung mit irgendeiner Gesamtkultur“ (21). Aber selbst wenn die PAZ eng mit den Idealen der lebensreformerischen Gemein- schaften in Verbindung stehen, besteht ein gewaltiger Unterschied zwischen ihnen und den TAZ, die unter dem Konzept „Immediatism“ (22) zusammengefasst werden könnten. Für Hakim Bey entwirft die TAZ ein „ketzerisches Bewußtsein“, insofern als sie nur solange dauern sollen, wie die anarchistiche Ekstase anhält und dann zu ver- schwinden haben, da sie nur unkontinuierlich bestehen können. Kein Wunder also, dass gerade Seeräuber und Korsaren bzw. Piraten zu vorbildlichen Gestalten der TAZ werden, „da sie bewusst außerhalb des Gesetzes lebten und entschlossen waren durch- zuhalten, sei es auch nur für eine kurze aber glückliche Zeit“ (23), sprich eine lebendige

19 Isabelle Stengers, Philippe Pignarre, La sorcellerie capitaliste: Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005. 20 Heinrich Hart, Julius Hart, Gustav Landauer, F. Holländer, Die Neue Gemeinschaft: ein Orden vom wahren Leben: Vorträge und Ansprachen, gehalten bei den Weihefesten, den Versammlungen und Liebesmahlen der Neuen Gemeinschaft, Leipzig, Eugen Diederichs Verlag, 1901. Siehe auch: Albert Weidner (Hg.), Die Neue Gemeinschaft. Mitteilungen fuer Mitglieder und Gleichgesinnte. Ein Reprint- druck in zwei Bänden, herausgegeben und kommentiert von R. F. Lang, Ortwig, Kulturhistorischer Verein Friedrichshagen e.V., Edition Friedrichshagen 12, 2011. 21 Gustav Landauer, Volk und Land: Dreißig sozialistische Thesen, 1907, www.anarchismus.at (12.09.2015). 22 Hakim Bey, Immediatism (1996), https://www.youtube.com/watch?v=9iWY_7Q3zXQ (12.09.2015). 23 Ebd. 420 Revue d’Allemagne

Zeit in einer lebendigen Welt. Das spontane Handeln wird dabei befürwortet: Aus- drücke wie Tatkraft, Aktionen, Aktivisten können für Stichwörter von Hakim Beys Vorstelllungen gelten, was aber dann auch wieder an Landauer erinnert, der schon im Jahre 1900 im bereits zitierten Werk Durch Absonderung zur Gemeinschaft schreibt, es gehe darum, „die Gemeinschaftswelt, die [er] meine, nicht wahrzunehmen, sondern sein und leben wollen“ (24). Nach Hakim Bey müssen unabhängige Enklaven oder anarchistische befreite Zonen geschaffen werden, die sich in der heutigen Technomedienwelt der Datenpiraterie widmen. Zonen oder Enklaven sind auch im Netz zu entwickeln, auch wenn nur für eine kurze Zeit. Unterstrichen wird dabei auch wieder der Zyklus von Erscheinen und Verschwinden, was nach seiner Auffassung nicht einem Sterben gleichzusetzen ist, sondern eher einem Untertauchen und Wiederauftauchen. Darin besteht die Freiheit des Einzelnen, das freie Wirken, wo der Einzelne zu Hause ist und woraus schließlich die Gemeinschaft besteht. Dabei geht es fast wieder um eine Landauersche orstelV - lung: „Was der Mensch von Hause aus ist, was sein Innigstes und Verborgenstes, sein unantastbarstes Eigengut ist, das ist die große Gemeinschaft der Lebendigen in ihm […]“ (25), schrieb Landauer in Durch Absonderung durch Gemeinschaft. Hakim Bey sei- nerseits betont mit besonderer Kraft das „Get a life, not a life style“-Prinzip, was an gewisse Denkmuster der Lebensreformer erinnern mag, denen zufolge das Erlangen der Harmonie in sich selbst (oder in einem eng begrenzten Kreis), die Harmonie des Ganzen fördern kann, sei es dank der „Ansteckungskraft des Guten“, sei es dank eines geheimnisvollen analog-magischen Effekts. S. Landauer: „Die Gemeinschaft, nach der wir uns sehnen, die wir bedürfen, finden wir nur, wenn wir Zusammengehörige, wir neue Generation, uns von den alten Gemeinschaften absondern. Und wenn wir uns ganz gründlich absondern, wenn wir uns als Einzelne in uns selber tiefst hinein versenken, dann finden wir schließlich, im innersten Kern unseres verborgen- sten Wesens, die urälteste und allgemeinste Gemeinschaft: mit dem Menschengeschlecht und mit dem Weltall. Wer diese beglückende Gemeinschaft in sich selber entdeckt hat, der ist für alle Zeit bereichert und beseligt und endgültig abgerückt von den gemeinen Zufalls- gemeinschaften der Mitwelt“ (26). Genau so geht es Hakim Bey nicht nur um die Entwicklung von Landeskommunen, die biologische Produkte anbauen. Selbst wenn Umweltbewusstsein und Ökologie („The living earth“) in seinem Werk zentral bleibt, geht es ihm keineswegs darum, die traditionelle Landidylle weiter zu pflegen: „Wir haben kein Interesse ‚zurück aufs Land zu gehen‘, wenn dies bedeutet das langweilige Leben eines sich plagenden Bauern zu führen – wir wollen auch keinen Tribalismus, wenn der mit Tabus, Fetischen und Unterernährung verbunden ist. Wir hadern nicht mit dem Konzept von Kultur – inklusive Technologie. Für uns beginnt das Problem mit Zivilisa- tion. Was wir am paläologischen Leben mögen: die elegante Faulheit der Jäger/Sammler- Gesellschaft, der 2-Stunden Arbeitstag, das Besessensein von Kunst, Tanz, Poesie und

24 G.. Landauer, „Durch Absonderung zur Gemeinschaft“ (Anm. 11). 25 Ebd., S. 46. 26 Gustav Landauer, Vortrag, gehalten am 18. Juni 1900 in Friedrichshagen-Berlin, in: G. Landauer, Die Botschaft der Titanic.Ausgewählte essays, Ed Kontext, 1994 http://www.kontextverlag.de/land- auer.html (12.06.2014). Transnationale Öffentlichkeit zwischen Mobilisierung und Rückzug 421

Liebe, die Demokratisierung des Schamanismus, die Kultivierung der Wahrnehmung, – kurz Kultur. Was wir an Zivilisation nicht ausstehen können: die agrarische Revolution, das Entstehen der Kaste, die Stadt und ihr Kult hieratischer Kontrolle, Sklaverei, Dogma, Imperialismus, die Unterdrückung von Sexualität unter der Ägide von Autorität. […] Das Imperium hat nie aufgehört“ (27). In diesem Zitat können lebensreformerische Themen aufgezählt werden, selbst wenn sie etwas modernisiert bzw. postmodernisiert worden sind. Hakim Bey nähert sich dabei der Empirerepräsentation, wie sie Michael Hardt und Antonio Negri in ihrem bereits erwähnten Werk ausgearbeitet haben. Die Zeit der unfassbaren und unbegrenzten Staats- oder Empiregewalt, eine Zeit in der die Omnipräsenz und All- macht des Staates/Empire behauptet wird, muss zugleich Risse und Leerstellen aufzei- gen. Die TAZ ist daher eine perfekte, der zeitlichen Entwicklung angepasste Taktik: das Untemporale, Kurzfristige ist bei Hakim Bey ausschlaggebend. Sobald die TAZ benannt, repräsentiert oder mediatisiert wird, muss sie untertauchen und sozusagen die Öffentlichkeit überwinden. Weder für die Lebensreformer noch für die Globalisierungskritiker à la Hakim Bey geht es vorrangig um eine radikale Veränderung der Welt, sondern vielmehr um ein dezidiertes Umdenken: „Der Realismus verlangt nicht nur, dass wir das Warten auf die Revolution aufgeben, sondern aufhören sie zu wollen“ (28), schreibt Hakim Bey, ganz in Resonanz mit Landauers Überzeugungen: „Wir warten nicht auf die Revolution, damit dann der Sozialismus beginne; sondern wir fangen an, den Sozialismus zur Wirklichkeit zu machen, damit dadurch der große Umschwung komme“ (29). Keine sofortige Revolution wird erhofft, sondern Aufstand wird befürwortet, und zwar so oft wie möglich. „Eine nomadische Kriegsmachinerie“ (30) soll in Gang gesetzt werden, die als „eine okkulte Kunst innerhalb der Kampfsportarten“ verstanden wird (31). „Der erste Schritt ist Satori ähnlich“ (32) schreibt Hakim Bey. Landauer verankerte seinerseits seine Überlegungen im Werk von Meister Eckart, berief sich aber auch öfters auf Buddha. Immerhin scheint Hakim Bey, wie Gustav Landauer zu seiner Zeit, eine bedeutende Rolle zu spielen, vorwiegend im Rahmen der Neubelebung eines möglichen Zusam- menschmelzens von Reform/Revolution und Spiritualität, von Anarchie und abend- ländischer sowie altorientalischer Weisheit. Landauer und Hakim Bey können also als Vordenker und Propheten eines transnationalen reformerischen, also auch de facto utopischen Denkens (33) („Zurück zur Utopie“) gelten, das beabsichtigt, menschlichen Kontakt im Rahmen eines gemeinschaftlichen Lebens wiederherzustellen im Sinne

27 H. Bey, TAZ (Anm. 12), S. 52. 28 Ebd. 29 Gustav Landauer, Auch die Vergangenheit ist Zukunft. Essays zum Anarchismus, hg. von Siegbert Wolf, Darmstadt, Luchterhand, 1989, S. 198ff., zitiert in:Lexikon deutsch-jüdischer Autoren, Bd. 15, München, 2007, S. 53. 30 H. Bey, TAZ (Anm. 12), S. 144. 31 Ebd. 32 Ebd. Satori ist die Erkenntnis vom universellen Wesen des Daseins, das auch als Urgrund oder Bud- dha-Natur bezeichnet wird. Es ist das Hauptmotiv des Zen-Buddhismus und kann nur durch persön- liche Erfahrung verstanden werden. 33 Hakim Bey, Permanent TAZ, http//hermetic.com/bey/paz.html. 422 Revue d’Allemagne der von Ivan Illich geprägten „conviviality“, „to restore human contact“ (34), wobei ihre spirituelle anarchistische „Resonanz“ wieder deutlich zum Vorschein kommt. Es bleibt jedoch die Frage offen, ob die alternativen Bewegungen schließlich doch nicht den Keim der Anpassung an das verhasste System in sich bergen. Geht es eigentlich nicht um „Rebellionen der Anpassung“, ob transnational oder nicht, die dem Einzel- nen, sowohl um 1900 wie um 2000, die Möglichkeit bieten, in „alternativen Nischen“ ihr Leben „anders“ zu gestalten, wobei sie sich keineswegs dem Strom des verhassten Fortschritts und dem Empire widersetzen, sondern ganz im Gegenteil sie sogar för- dern. Transnationale Öffentlichkeit, als öffentliche Meinungs- undillensbildung W verstanden, die meist auch für Kriterien einer funktionierenden Demokratie gelten, kann also auch den Keim einer undemokratischen bzw. ,totalitären‘ Anpassung an das in der Öffentlichkeit verworfene System enthalten, und verhilft letzterem weiter zu funktionieren.

Zusammenfassung Im Kontext der transnationalen Öffentlichkeit, hier diachronisch erfasst, scheint die Antiglobalisierungsbewegung, wie sie sich seit 2000 entwickelt hat, das Ideengut der um 1900 entstandenen Lebensreformbewegungen wieder aufzunehmen. Diese Bewegungen versuchten eine harmonische und naturgemäße Entwicklung des Einzelnen zu ermög- lichen, im Rahmen eines gesellschaftlichen Ganzen, wobei die Ideen einer ‚revolutionä- ren Romantik‘ befürwortet wurden. Der Beitrag wird die Schriften des „sozialistischen Romantikers“ Gustav Landauer (1870-1919) mit denen von Hakim Bey (eigentlich Peter Lamborn Wilson, 1945 in New York geboren), einer der Hauptfiguren der Antigloba- lisierungsbewegung, sozusagen ‚in Resonanz‘ analysieren, wobei auf die Rolle einer Gegenöffentlichkeit, die sich als Resistenz gegenüber der heutigen transnationalen Tech- nomedienwelt versteht, fokussiert wird.

Résumé Nous proposons d’aborder la notion d’espace public transnational dans sa dimension diachronique en interrogeant les mouvements altermondialistes, tels qu’ils se sont déve- loppés autour de 2000 qui semblent ancrés dans un fonds de pensée issu des mouvements de la réforme de la vie (Lebensreform). Ces mouvements cherchèrent à promouvoir un développement harmonieux et « naturel » de l’individu saisi dans sa relation au groupe social et revivifièrent pour cela un « romantisme révolutionnaire ». Cette contribution se propose d’aborder en résonance les textes du « socialiste romantique » Gustav Lan- dauer (1870-1919) et ceux de Hakim Bey (en réalité Peter Lamborn Wilson, né en 1945 à New York), figure de proue de l’altermondialisme, et de mettre l’accent sur le rôle d’un « contre espace public » compris comme le lieu de résistance à un espace public techno- médiatique, de facto transnational.

34 Ebd. Transnationale Öffentlichkeit zwischen Mobilisierung und Rückzug 423

Abstract In the context of a transnational publicity, which is here measured diachronically, the anti­globalization movement, as it has been developing since the year 2000, seems to rea­ dopt the ideas of the „Lebensreform“ ­ movements which were established around 1900. These movements tried to enable a harmonic and natural development of the individual within the frame of the society, supporting the ideas of a ,revolutionary romanticism‘. This article will analyze ,in response‘ (oder in resonance) the writings of the „socialistic romanticist“ Gustav Landauer (1870-1919) and compare them to those of Hakim Bey (originally Peter Lamborn Wilson, born in 1945 in New York), one of the central charac- ters of the anti-globalization movement, focussing on the role of an anti-publicity which is to be understood as a resistance against todays transnational world of techno-media.

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Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 427 t. 48, 2-2016

Mariage, famille et sexualité vus par les féministes radicales dans l’Allemagne wilhelmienne (1890-1918)

anne-laure briatte-Peters *

L’aile radicale du mouvement féministe bourgeois a vu le jour, dans l’Allemagne impériale, au début des années 1890, et a cessé d’exister en tant que telle au lende- main de la Première Guerre mondiale. Minoritaire dans le mouvement de femmes bourgeois, elle se distinguait par sa détermination dans ses revendications de l’éga- lité de droits pour les femmes dans tous les domaines de l’existence : le droit de faire des études et d’exercer des métiers qualifiés, de décider elles-mêmes de ce à quoi elles emploieront leurs talents, de participer aux processus de décision relatifs à la vie en société et dans l’État, ainsi que, à cette fin, le droit de vote. On pourrait penser que les féministes radicales, qui accordaient une valeur toute particulière à l’accès des femmes à l’espace public, n’étaient pas particulièrement inté- ressées par la sphère privée de la domesticité. Pourtant, à y regarder de plus près, il apparaît que la famille et la sphère dite privée constituaient un des thèmes centraux de leur mouvement et que, avec la lecture politique qui était la leur, elles voyaient là un enjeu central pour l’émancipation féminine. Dans ce qui suit, l’analyse des débats sur le mariage parmi les féministes allemandes vise à montrer que ces femmes avaient parfaitement saisi la nature politique de la subordination des femmes dans la famille et qu’elles ont introduit dans la sphère publique ce sujet apparemment privé, bien avant que les féministes des années 1960-1970 ne se ressaisissent de ce complexe thématique. Partant du débat sur le mariage, particulièrement vif au tournant du siècle, cet article cherche à déterminer les positions des féministes radicales sur le mariage, la famille et la sexualité et à saisir leur lien avec leur conception de l’émancipation féminine. Il sera d’abord fait un retour sur le contexte dans lequel ce sujet a émergé dans la der- nière décennie du xixe siècle, lorsque le caractère profondément inégal du code civil unifié Bürgerliches( Gesetzbuch, BGB), qui était sur le point d’être adopté, a suscité de vives réactions chez les féministes allemandes. Face à leur critique de l’institution du

* maîtresse de conférences en études germaniques à l’université Paris-sorbonne. 428 Revue d’Allemagne mariage telle qu’elle était codifiée dans le droit familial, et nous demandant comment cette critique se traduisait dans le comportement conjugal des féministes en question, nous examinerons ensuite les constellations familiales dans lesquelles elles vivaient. Il faudra finalement tenter d’identifier les raisons de l’opposition des féministes radicales à la morale et au code familial en vigueur afin de comprendre pourquoi, si ce n’est pas la recherche hédoniste du plaisir, des féministes radicales autour de 1900 s’efforçaient de faire valoir une nouvelle morale sexuelle et de nouveaux rapports entre les sexes.

1. Le droit familial dans le code civil unifié comme justification d’un engagement féministe Avant que la création de l’Empire allemand ne réalise l’unification nationale en 1871, la Confédération germanique rassemblait quelque 35 États souverains ayant chacun son propre gouvernement, son parlement et ses lois. Le statut légal des femmes, codifié dans le droit privé, qui résultait par ailleurs d’une stratification du droit coutumier, de codifications locales et de l’application des lois, différaitonc d d’un État à l’autre. Il était complexe, non univoque et relevait de diverses traditions juridiques (1), ce qui amène Ute Gerhard à le comparer à une mosaïque bigarrée (ein bunter Flickenteppich (2)) pour souligner la pluralité des statuts juridiques des femmes dans les États allemands avant l’unification du code civil. Une accentuation de la discrimination des femmes dans le BGB Bien que célébré par les experts juristes contemporains comme le « manifeste d’une culture juridique libérale » (3), le BGB constituait un pas en arrière pour le statut juri- dique des femmes, en particulier en comparaison avec le code civil prussien en vigueur depuis 1794, le Allgemeines Landrecht (ALR), qui était relativement libéral dans ses dispositions relatives au divorce et au droit des femmes à la propriété (4). Les quatre articles et dispositions suivants du BGB en particulier ont suscité un vif sentiment d’injustice parmi les femmes : – Le paragraphe dit « de l’obéissance » (« Gehorsamparagraph »), qui donne au mari le pouvoir de décision dans tous les domaines relatifs à la vie commune des époux, notamment le lieu de résidence et l’habitation (§ 1354 BGB, 1.1.1900 (5)). Cette clause restreignait considérablement la compétence légale et le pouvoir d’action des femmes mariées. – Certes, l’expression « autorité parentale » (§ 1626 BGB) a supplanté celle d’« auto- rité paternelle », mais le droit familial, contenu dans le quatrième livre du BGB,

1 Ute Gerhard, « Grenzziehungen und Überschreitungen. Die Rechte der Frauen auf dem Weg in die politische Öffentlichkeit », in : id. (éd.), Frauen in der Geschichte des Rechts : von der Frühen Neuzeit bis zur Gegenwart, Munich, Beck, 1997, p. 515-519. 2 Ute Gerhard, Gleichheit ohne Angleichung. Frauen im Recht, Munich, Beck (Beck’sche Reihe, 391), 1990, p. 145. 3 Cit. d’après U. Gerhard, Gleichheit (note 2), p. 119. 4 Ute Gerhard, « Le droit civil, un outil de domination masculine ? », in : Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l’Europe (en ligne), 2016, mis en ligne le 14.11.2016, consulté le 14.11.2016, ehne.fr/article/ genre-et-europe/le-droit-civil-un-outil-de-domination-masculine. 5 Tous les articles du BGB cités dans ce texte se réfèrent à la version du BGB entrée en vigueur le 1.1.1900. Mariage, famille et sexualité vus par les féministes radicales (1890-1918) 429

sanctionnait de facto l’autorité paternelle en ce qu’il accordait au père en dernière instance le droit et le devoir d’exercer l’autorité parentale (§ 1627). La mère ne pouvait être amenée à exercer ce droit qu’en qualité de représentante du père, dans le cas où celui-ci était absent ou privé de droits civils. – Le droit familial considérait le père d’enfants illégitimes comme étant sans lien de parenté avec eux, sauf dans le cas d’une reconnaissance paternelle, et n’obli- geait le père biologique qu’à s’acquitter d’une pension alimentaire. Par ailleurs, l’exception plurium concubentium (§ 1717 BGB), que peut opposer le défenseur qui soupçonne l’enfant naturel d’avoir été engendré par un autre que lui durant la période supposée de la conception, suffisait à priver l’enfant de tout droit vis-à-vis de son père biologique, et par suite à exempter le père de l’obligation alimentaire. – Dans le code civil unifié, le mari jouissait du droit de gestion et d’usufruit sur les biens de sa femme (§ 1363 BGB). La femme mariée ne pouvait disposer que de l’argent qu’elle gagnait par sa propre activité (§ 1367). Mais étant donné la médiocrité de la rémunération du travail féminin et le fait que le mari était en droit de résilier son contrat de travail à elle à tout moment et sans délai (§ 1358), ce droit pour les femmes de gérer leur argent était d’une bien fragile constitution. Dans ces quatre cas, les dispositions juridiques concernant le droit de propriété et d’action des femmes mariées entérinent la subordination des femmes dans le mariage et leur dépendance économique vis-à-vis de leur mari, dont le rôle ancestral de tuteur marital (Ehevormund (6)) était consolidé par le BGB. Ignorées Lorsque la grande entreprise d’unification du code civil a commencé dans l’Empire allemand en 1873, les membres de l’Association générale des femmes allemandes (All­ gemeiner Deutscher Frauenverein, ADF) autour de Louise Otto-Peters (1819-1895), l’une des pionnières du féminisme allemand, à Leipzig y ont vu l’opportunité d’une nouvelle codification des droits civils pour les femmes. Ainsi, elles ont ubliép dès 1876 une brochure d’information sur les droits des femmes dans les lois allemandes et adressé une pétition aux législateurs, leur demandant de veiller au principe d’égalité et de prendre en considération les intérêts des femmes, en particulier dans les lois portant sur le mariage et sur la tutelle. Mais leurs demandes, pourtant très explicites, ont été ignorées, et le BGB allait être discuté en deuxième, puis en troisième lecture, pour être finalement adopté au parlement Reichstag( ) en 1896. Entre-temps, au début des années 1890, une poignée d’Allemandes, parmi lesquelles Anita Augspurg (1857-1943), Marie Stritt (1855-1928) et Marie Raschke (1850-1935), avaient fait des études de droit : la première à l’université de Zurich, étant donné qu’il n’était pas encore permis à une femme de s’inscrire dans une université en Allemagne, la seconde en autodidacte, et la troisième en autodidacte puis à l’université, de Berlin en auditrice libre puis de Berne pour son doctorat (1899). Fortes de ce savoir juridique, pour Anita Augspurg même attesté par l’obtention du grade de docteur (Dr. jur.) en 1897, elles ont soumis des amendements à la version en lecture du BGB pour une plus grande égalité entre les sexes dans le droit familial.

6 Stephan Buchholz, « Das Bürgerliche Gesetzbuch und die Frauen : zur Kritik des Ehegüterrechts », in : U. Gerhard (éd.), Frauen (note 1), p. 675. 430 Revue d’Allemagne

Elles et leurs compagnes de lutte dans le mouvement féministe ont cherché à mobi- liser les Allemandes en grand nombre. Au milieu des années 1890, ce qui était en train de devenir l’aile radicale du mouvement féministe bourgeois, autour de Minna Cauer (1841-1922), Anita Augspurg, Lida Gustava Heymann (1868-1943) et, dans une certaine mesure, Marie Stritt et Marie Raschke, a ainsi initié le mouvement de protestation de femmes de plus grande ampleur jamais vue en Allemagne, avec des rassemblements publics, des collectes de signatures et des pétitions (7). L’intervention des femmes dans l’espace public autour de cette cause a réuni pour la première fois les mouvements de femmes bourgeois et prolétaire, une union certes fragile et de courte durée. La presse allemande a rendu compte des actions collectives des femmes sur un ton amusé pour les uns, respectueux pour les autres, et le BGB a finalement été adopté en 1896 avec des amendements mineurs en faveur des femmes, pour entrer en vigueur en 1900. Les leçons de l’histoire Les féministes, toutes tendances confondues – excepté le mouvement prolétaire féminin, dont la leader, Clara Zetkin (1857-1933), rejetait la pétition comme l’ins- trument politique bourgeois par excellence –, s’étaient adressées aux législateurs en bonne et due forme et ont été ignorées. Elles ont par ailleurs dû faire le douloureux constat qu’elles ont à peine été soutenues par les députés du Reichstag, alors que ceux- ci, pensaient-elles, avaient vocation à défendre les intérêts de ceux qu’ils représentent. Il fallait donc procéder autrement si les femmes voulaient voir leurs intérêts défendus. Les féministes bourgeoises de tendance modérée ont réagi à cet état de fait en multi- pliant les projets fondés sur l’entraide féminine et promouvant celle-ci : ainsi, dans les « bureaux » ou, selon le cas, « associations pour la protection juridique », des femmes de tous les milieux sociaux pouvaient venir chercher un conseil juridique auprès de conseillers féminins formés à cet effet. Dans ce projet, qui a connu un succès notoire, les conseillères juridiques faisaient la promotion systématique du régime de la sépara- tion de biens comme un moyen de réduire la dépendance financière des femmes, dans la mesure où le droit familial le permettait (8). Les femmes qui avaient pris la tête de la campagne pour une révision du BGB, Anita Augspurg, Marie Stritt, Marie Raschke et Minna Cauer, ont tiré d’autres leçons : puisque les décideurs politiques et les législateurs ignoraient leurs revendications, et que les représentants du peuple ne représentaient manifestement pas les intérêts des femmes, alors les femmes devaient donner la priorité à l’obtention du droit de vote. Cela leur semblait être la seule garantie de pouvoir exercer une influence sur la législation. Ainsi, le fait que la mobilisation des femmes pour les droits civils a été ostensiblement ignorée par les décideurs masculins a propulsé un certain nombre de féministes allemandes dans l’arène politique et les a poussées à concentrer leurs efforts sur le droit de vote.

7 Cf. Marie Stritt, « Rechtskämpfe », in : Helene Lange, Gertrud Bäumer (éd.), Handbuch der Frauen­ bewegung, t. 2, Berlin, 1901, p. 134-149. 8 Cf. Marie Stritt, « Rechtsschutz für Frauen », in : Lange/Bäumer (éd.), Handbuch (note 7), p. 123- 133 ; Beatrix Geisel, « Patriarchale Rechtsnormen ‘unterlaufen’. Die Rechtsschutzvereine der ersten deutschen Frauenbewegung », in : U. Gerhard (éd.), Frauen (note 1), p. 683-697. Mariage, famille et sexualité vus par les féministes radicales (1890-1918) 431

L’étude poussée du droit familial a fait naître chez les féministes la conscience de la discrimination structurelle des femmes, et tout particulièrement des femmes mariées. Les féministes radicales ont ainsi observé qu’une femme cessait d’être un sujet de droit du jour où elle se mariait. Comment cette prise de conscience s’est-elle traduite dans le comportement marital des féministes radicales ? Les féministes radicales ont-elles tourné le dos au mariage dès lors qu’elles ont pris conscience de ses conséquences sur leur statut au regard de la loi ? Un examen de leur état civil et des structures familiales dans lesquelles elles vivaient permettra d’y répondre.

2. Les féministes radicales, toutes des vieilles filles aigries ? L’état des sources ne permet pas d’analyser de façon systématique la biographie et le statut marital de toutes les féministes concernées. De plus, il est bien souvent malaisé de s’exprimer de façon générale sur les féministes radicales, car certaines d’entre elles, et non des moins importantes dans l’histoire du mouvement, comme Lily Gizycki (i.e. Lily Braun 1865-1916) et Käthe Schirmacher (1865-1930) ont changé d’orientation et ont quitté l’aile radicale ; d’autres, comme Marie Stritt, ne se laissent pas catégoriser distinctement. Pour ces raisons, ce qui suit se restreint aux chefs de file des féministes radicales. L’étude des constellations familiales dans lesquelles elles vivaient ne révèle pas de modèle unique et confirme encore moins l’image de vieilles filles aigries et hystériques s’attaquant à l’institution du mariage en méconnaissance de la chose. Des femmes vivant ensemble Au-delà de Helene Lange (1848-1930) et Gertrud Bäumer (1873-1954), les deux figures de proue du mouvement féministe de tendance modérée (9), l’exemple cano- nique et bien connu de femmes vivant ensemble dans les milieux féministes allemands est celui de Lida Gustava Heymann et Anita Augspurg, de dix ans son aînée, qui ont vécu et milité ensemble pendant plus de quarante ans. Avant de rencontrer Lida Gus- tava Heymann, Anita Augspurg vivait déjà avec une autre femme, Sophia Goudstikker (1865-1924) ; ensemble, elles avaient installé un atelier de photographie à Munich, qui bientôt s’était révélé une affaire tout à fait fructueuse. Käthe Schirmacher, écrivaine et journaliste, qui avait vécu des années à Paris, travaillant comme correspondante étrangère pour le mouvement féministe allemand, vivait avec son amie Clara Schleker (1852-1932), qui comme elle était engagée dans le mouvement pour le droit de vote des femmes. Dans tous les cas, la discrétion de ces femmes sur la nature de la relation qui les liait est frappante. Dans les mémoires qu’elles ont publiées en commun, Lida Gustava Heymann et Anita Augspurg se servent ainsi du terme ambigu d’« amitié » pour désigner la relation entre celle-ci et Sophia Goudstikker (10). Käthe Schirmacher, entre-temps gagnée à l’idéologie nationaliste, recourt à des termes combinant la notion d’amitié et l’appartenance nationale, le tout avec une forte connotation masculine :

9 Angelika Schaser, Helene Lange und Gertrud Bäumer. Eine politische Lebensgemeinschaft, Cologne, Böhlau, 2000. 10 Lida Gustava Heymann, Erlebtes – Erschautes. Deutsche Frauen kämpfen für Freiheit, Recht und Frie- den 1850-1940, in Zusammenarbeit mit Dr. Jur. Anita Augspurg, Meisenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1977, p. 15. 432 Revue d’Allemagne

« La seule chose à dire à notre sujet est : nous étions des camarades d’armes, et nous étions Prussiennes » (11). La vie en concubinage L’idée que les féministes, à plus forte raison si elles étaient « radicales », n’étaient pas mariées était courante. Dans des caricatures, les féministes étaient souvent représen- tées comme des vieilles filles, ce qui, dans l’imaginaire collectif, était forcément dû soit à un manque de féminité, soit à un niveau d’exigences déraisonnable vis-à-vis des candidats au mariage (12). La féministe et pacifiste Helene Stöcker (1869-1943) a mon- tré, en donnant l’exemple, qu’il pouvait arriver que des femmes renoncent à se marier et que cela relève d’une décision mûrement réfléchie. Elle et l’avocat berlinois Bruno Springer (1873-1931) ont en effet vécu en union libre de 1905 à 1931 (13). Pour des raisons qu’ils qualifiaient d’ordre éthique, et en dépit d’une forte pression sociale qui se faisait sentir à l’égard des hommes et, plus encore, des femmes non mariées, ils ne se sont pas mariés, considérant le mariage comme une institution surannée et superflue, et ont vécu conformément à leurs principes. Néanmoins, force est de reconnaître qu’Helene Stöcker constituait une exception parmi les femmes du mouvement féministe bour- geois et même dans son aile radicale. Femmes mariées et mères de famille De fait, la plupart des féministes radicales étaient mariées et avaient des enfants, exactement comme on l’attendait des femmes dans les milieux bourgeois (14). Louise Otto, pionnière féministe et inspiratrice des féministes radicales, était mariée à August Peters, un éditeur engagé qui a purgé une peine de sept ans de prison (1849- 1856) pour avoir participé à la révolution de 1848 ; le mariage a eu lieu après sa sortie de prison, en 1858 (15). Hedwig Dohm, née Schlesinger (1831-1919), qui a davantage inspiré les féministes radicales par ses critiques acerbes de la société qu’elle ne s’est impliquée dans les actions collectives du mouvement féministe, était mariée à Ernst Dohm, édi- teur en chef de l’hebdomadaire satirique Kladderadatsch, et mère de cinq enfants (16). À côté de femmes mariées à des éditeurs et collaborateurs de journaux critiques, d’autres féministes radicales étaient mariées à des hommes politiques : cela vaut pour les suffragistes et pacifistes Tony Breitscheid, Auguste Kirchhoff ettharina Ka Scheven. Tony Breitscheid, née Drevermann (1878-date de décès inconnue), était soutenue par son mari, Rudolf Breitscheid (1874-1944), libéral démocrate puis social-démocrate, dans

11 Notons qu’en allemand le genre n’est pas marqué dans la phrase « und wir waren Preußen ». Käthe Schirmacher, Flammen : Erinnerungen aus meinem Leben, Leipzig, Dürr & Weber, 1921, p. 62. 12 Bärbel Kuhn, Familienstand ledig. Ehelose Frauen und Männer im Bürgertum (1850­1914), Cologne/ Weimar, Böhlau, 2002. 13 Plus précisément, leur relation a débuté en 1905. Ils ont d’abord habité dans deux appartements au même étage d’une maison de Berlin-Friedenau puis décidé en 1912 de déménager pour partager un logement. Christl Wickert, Helene Stöcker 1869­1943, Frauenrechtlerin Sexualreformerin und Pazi­ fistin. Eine Biographie, Bonn, Dietz, 1991, p. 88. 14 Sylvia Schraut, Bürgerinnen im Kaiserreich. Biografie eines Lebensstils, Stuttgart, Kohlhammer, 2013. 15 Louise Otto-Peters, in : Sächsische Biographie (online), http://saebi.isgv.de/biografie/Louise_Otto- Peters_(1819-1895), consulté le 21.10.2016. 16 Isabel Rohner, Spuren ins Jetzt. Hedwig Dohm – eine Biografie, Sulzbach/Ts., Helmer, 2010. Mariage, famille et sexualité vus par les féministes radicales (1890-1918) 433 la lutte pour le suffrage des femmes (17). Auguste Kirchhoff, née Zimmermann (1867- 1940), était mariée à Heinrich Kirchhoff (1854-1929), avocat etnotaire élu sénateur de la ville de Brême, avec qui elle a eu cinq enfants. Elle a soutenu la carrière profession- nelle de son mari en assurant ses arrières et en assumant pleinement le rôle bourgeois d’épouse et de mère, mais lui la soutenait également, non sans quelque risque pour sa carrière, dans son engagement dans les mouvements pour la protection des mères, pour le suffrage des femmes et pour la paix (18). Katharina Scheven, née Bauch (1861-1922), figure proéminente du mouvement abolitionniste allemand et international, a publié avec son mari Paul Scheven (1852-1929) de nombreux articles de presse, notamment dans la revue abolitionniste allemande, Der Abolitionnist. Tous deux sont devenus des acteurs centraux de la politique sociale dans la ville de Dresde et ont détenu des mandats au conseil municipal de la ville, Katharina Scheven étant l’une des premières femmes dans cette situation après 1918 (19). La suffragiste et pacifiste Margarethe Lenore Selenka, née Heinemann (1860-1922), a d’abord connu un mariage malheureux avec l’écrivain Ferdinand Neubürger. Une fois le divorce prononcé en 1893, elle a épousé le zoologue Emil Selenka (1842-1902), de 19 ans son aîné, professeur à l’université de Munich. À ses côtés, elle a acquis de solides connaissances en zoologie, qui lui ont per- mis d’accompagner son mari lors d’un voyage de deux ans en Asie du Sud-Est comme son assistante et de publier avec lui un ouvrage sur leur travail de terrain. En plus de ses propres recherches, Margarethe Lenore Selenka était engagée dans le mouvement féministe depuis 1897, manifestement sans opposition de la part de son mari (20). Ce qui est frappant dans le parcours de ces femmes, c’est qu’elles étaient toutes mariées à des représentants des professions intellectuelles : éditeurs, hommes poli- tiques, écrivains, professeurs d’université. Leurs maris, selon toute apparence, n’étaient pas opposés à leurs activités féministes, et certains d’entre eux soutenaient même les causes qu’elles défendaient. Femmes vivant seules contre leur gré Emil Selenka étant décédé en 1902, Margarethe Lenore Selenka était veuve la plu- part du temps de son engagement dans les mouvements féministe et pacifiste. Cela était également le cas de Minna Cauer, qui, à quarante ans, était déjà deux fois veuve. Son premier mari était médecin et le second, Eduard Cauer (1823-1881), directeur de Gymnasium et inspecteur académique. C’est lui qui avait incité sa femme à rejoindre le mouvement féministe alors à peine constitué, lui ramenant à la maison les Neue Bahnen (Nouvelles voies), l’organe de presse de l’ADF. Dans ses journaux intimes, Minna Cauer soulignait tous les ans la date anniversaire du décès d’Eduard Cauer, en qui elle voyait

17 Anne-Laure Briatte-Peters, Citoyennes sous tutelle. Le mouvement féministe « radical » dans l’Alle­ magne wilhelmienne, Berne, Peter Lang, 2013. 18 Auguste Kirchhoff, « Mensch sein, heißt Kämpfer sein ! » Schriften für Mutterschutz, Frauenrechte, Frieden und Freiheit 1914-1933, Brême, Donat, 2004, p. 10. 19 Barbara Hillen, « Scheven, Katharina », in : Neue Deutsche Biographie, 22 (2005), p. 717 sq. (online), https://www.deutsche-biographie.de/gnd117621668.html#ndbcontent (19.10.2016). 20 Ute Kätzel, « A Radical Women’s Rights and Peace Activist : Margarethe Lenore Selenka, Initiator of the First Worldwide Women’s Peace Demonstration in 1899 », Journal of Women’s History, 13/3 (2001), p. 46-69. 434 Revue d’Allemagne une âme sœur, que nul(le) autre n’a pu remplacer par la suite. Alice Salomon (1872- 1948), pionnière du travail social, ne prétendait pas représenter le mouvement féministe radical, mais c’est bien là qu’a commencé sa carrière féministe avant de se poursuivre dans des associations et des actions de nature plus modérée. Dans son autobiographie, elle explique pourquoi elle ne s’est jamais mariée : non qu’elle ait rejeté le mariage par principe, mais elle n’a pas pu obtenir les hommes qui l’intéressaient et n’était pas inté- ressée par ceux qu’elle aurait pu avoir. Elle commente : « Voilà toute la vérité. Les femmes ne décident pas de ces choses sur la base d’un principe ou d’une théorie » (21). L’indépendance sociale, si elle allait de pair avec une indépendance financière, était sans conteste une condition favorable à l’engagement féministe, qui demandait du temps, des déplacements et des moyens. Mais plusieurs figures importantes parmi les féministes radicales avaient des obligations familiales. Il n’était pas rare, dans ce cas, que les femmes s’engagent une fois que les enfants avaient grandi ; c’est ce qu’avait fait Marie Stritt, épouse d’un chanteur d’opéra, mère de deux enfants et figure de rouep du mouvement féministe bourgeois dans les années 1900-1910 (22). En fin de compte, ce que les féministes radicales, mariées ou non, avec ou sans charges familiales, avaient en commun, était la jouissance d’une liberté individuelle dans leur environnement proche et, pour les femmes mariées, un soutien direct ou indirect de leur conjoint. Ces dernières en particulier pouvaient en outre généralement tirer profit de la position sociale et s’appuyer sur les réseaux de leurs maris.

3. Amour et responsabilité au fondement d’une nouvelle éthique Un sens très aigu de la liberté : telle pourrait être une façon de caractériser les féministes radicales. Très attachées au principe libéral, hérité des Lumières, du libre développement des facultés de l’individu, elles accordaient une grande importance à la liberté individuelle. Celle-ci était pour elles à l’opposé d’une recherche hédoniste du plaisir : conformément à la morale kantienne, dans laquelle elles avaient grandi, la liberté était intrinsèquement liée à un sens du devoir (Pflicht). Si les féministes radi- cales allemandes critiquaient l’institution du mariage, elles le faisaient parce que le code civil et les normes sociales en vigueur empêchaient les femmes d’agir librement et d’endosser des responsabilités, d’où émane la liberté. L’appel au boycott du mariage lancé par Anita Augspurg visait à attirer l’attention de l’opinion publique sur les effets dévastateurs du mariage sur la capacité d’action et l’estime de soi des femmes. Appel au boycott du mariage Première Allemande à obtenir le titre de docteur en sciences juridiques (en 1897), Anita Augspurg s’était imposée comme une spécialiste des questions juridiques, en particulier du droit familial. En 1905, une jeune femme gagnant sa vie s’est adressée à elle par courrier pour lui demander conseil : elle et l’homme qu’elle aimait devaient- ils se marier ou devaient-ils vivre en concubinage pour rester des individus égaux, et

21 Alice Salomon, Lebenserinnerungen. Jugendjahre – Sozialreform – Frauenbewegung – Exil, Francfort, Brandes & Apsel, 2008, p. 63. 22 Elke Schüller, Marie Stritt, eine « kampfrohe Streiterin » in der Frauenbewegung (1855-1928), König- stein, Helmer, 2005. Mariage, famille et sexualité vus par les féministes radicales (1890-1918) 435 ce en dépit du prix à payer, sur le plan social et professionnel, pour un tel mode de vie ? Voyant dans ce dilemme un « cas typique du temps présent », Anita Augspurg lui a répondu dans une lettre ouverte d’abord publiée dans le magazine Europe puis, quelques semaines plus tard, dans Die Frauenbewegung, l’organe de presse officiel du mouvement féministe radical (23). Sa réponse se résume dans la phrase suivante : « Pour une femme ayant l’estime d’elle-même et la connaissance des effets d’une union maritale au regard de la loi, il est à mon avis impossible de se marier légalement : son ins- tinct de conservation, le respect de sa personne et son droit d’attendre le respect de son mari ne lui laissent d’autre choix que l’union libre » (24). La lettre ouverte d’Anita Augspurg s’attaquait à l’institution du mariage, pilier de la société bourgeoise, ce qui n’a pas manqué de susciter de vifs débats non seulement dans la société, mais aussi au sein du mouvement féministe allemand. Le concept d’union libre selon Helene Stöcker Helene Stöcker a joué un rôle considérable dans le débat sur le mariage qui s’étendait à des cercles de plus en plus étendus, en proposant une réforme complète de la « morale sexuelle », c’est-à-dire des normes relatives à la sexualité et de la morale en général. Par divers moyens, elle s’est efforcée, des décennies durant, de faire valoir sa conception d’une « Nouvelle éthique », qui, à ses yeux, devait s’imposer pour le progrès de l’huma- nité. Outre ses nombreux articles publiés et des tournées de conférences à travers tout l’Empire, Helene Stöcker entendait diffuser ses idées et favoriser les discussions autour d’une réforme de la morale sexuelle avec la création de l’Alliance pour la protection des mères et pour une réforme sexuelle (Bund für Mutterschutz und Sexualreform), avec d’autres réformateurs, médecins et féministes à Berlin en 1905. Helene Stöcker ne cherchait pas spécialement à abolir le mariage, mais elle aspirait à ce que le corps et l’âme soient réunis dans la vie sexuelle d’un couple, ce qui selon elle n’était pas possible dans la « morale surannée des temps présents » (25). Dans son idéal d’amour – amour qu’elle ne concevait qu’hétérosexuel, à l’exclusion d’autres formes de sexualités –, l’homme et la femme se respecteraient mutuellement, étant tous deux conscients de l’égale valeur des deux sexes. Pour parvenir à ce stade de maturité personnelle, il fallait que les jeunes gens reçoivent une éducation commune, en « co-éducation », comme cela se pratiquait encore trop rarement dans les écoles (26). Helene Stöcker définissait sa « Nouvelle éthique » comme « une croyance dans l’éthique de la responsabilité personnelle, en particulier dans le champ sexuel » (27). En référence implicite à l’impératif catégorique chez Emmanuel Kant, elle affirmait :

23 Anita Augspurg, « Ein typischer Fall der Gegenwart. Offener Brief »,Europa , 27.04.1905, p. 311-314, repr. Die Frauenbewegung, 01.06.1905, p. 81 sq. 24 Ibid., p. 81. 25 Helene Stöcker, « Das Werden der sexualen Reform seit hundert Jahren », in : Hedwig Dohm, Anita Augspurg, Helene Stöcker et al. (éd.), Ehe ? Zur Reform der sexuellen Moral, Berlin, 1911, p. 38-41. 26 Rebecca Rogers, « L’enseignement mixte en Europe (xixe-xxie siècles) », in : Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l’Europe (en ligne), 2016, mis en ligne le 24.06.2016, consulté le 20.10.2016, ehne.fr/ article/genre-et-europe/eduquer-des-europeens-et-des-europeennes/lenseignement-mixte-en- europe-xixe-xxie-siecles. 27 H. Stöcker, « Das Werden » (note 25), p. 38. 436 Revue d’Allemagne

« La personnalité responsable, que ce soit d’un homme ou d’une femme, est au centre de la Nouvelle éthique. Elle doit devenir aussi le centre de la loi moderne » (28). Ainsi, son éthique du couple reposait sur deux piliers : l’amour et la responsabilité, l’amour étant défini comme la combinaison de l’affinité mentale et du désir sexuel (29). Car l’un des enjeux au cœur de sa lutte pour une réforme sexuelle était de réhabiliter le désir sexuel pour les deux sexes. Cela précisément lui a valu de nombreuses attaques diri- gées contre elle, qu’on suspectait de menacer l’institution de la famille et, par suite, la société dans son entier. Controverse sur le mariage au sein du mouvement féministe à la veille de la guerre La vision stöckerienne d’une Nouvelle éthique fondée sur l’amour et la responsabilité entre deux individus libres qui, étant donné le droit familial en vigueur, ne pouvaient que faire le choix de l’union libre (freie Ehe, littér. le mariage libre), ne faisait pas l’unani- mité, loin s’en faut. Ses adversaires confondaient le plus souvent l’union libre (freie Ehe) avec le libertinage amoureux (freie Liebe), ou feignaient de les confondre pour pouvoir plus aisément jeter l’opprobre sur le camp adverse. Ainsi, dans ses mémoires, Alice Salomon, qui pourtant avait une position assez critique sur la conception dominante du mariage, confond systématiquement l’union libre et le libertinage (30). Ce faisant, elle a contribué avec d’autres à faire croire que Helene Stöcker encourageait la dissolution des mœurs, une réputation dont l’intéressée a eu toutes les peines à se défaire (31). De fait, la plupart des féministes allemandes désapprouvaient les unions hors mariage. La « critique du mariage » (Ehekritik), comme a été appelée la controverse autour du mariage dans les années d’avant-guerre, a divisé le mouvement féministe bourgeois allemand en deux camps. D’un côté, la plupart des féministes modérées préconisaient une réforme juridique du mariage, dont elles espéraient l’abolition de toute espèce d’hégémonie patriarcale et, par suite, la consolidation du mariage, qui constituait selon elles « l’objectif suprême » (32). À leurs yeux, le concubinage « sap[ait] le mariage et la famille » (33). De l’autre côté, la plupart des féministes radicales et des réformateurs progressistes préconisaient une libéralisation des normes morales qui rendrait possible une vie sexuelle en dehors du cadre du mariage et qui seule per- mettrait l’émergence d’une société libre faite d’individus responsables. Les adversaires et les défenseurs du mariage s’affrontaient ainsi dans une « féroce bataille de prin- cipes » (34), jusqu’à ce que la guerre éclate, faisant tourner court ce débat essentiel. L’unification des codes civils allemands dans le BGB, entreprise à une époque de transformations sociales qui ne pouvaient pas ne pas affecter les rapports hommes- femmes, a consolidé, pour ne pas dire verrouillé, l’hégémonie masculine dans la

28 Ibid., p. 40. 29 Ibid., p. 56. 30 A. Salomon, Lebenserinnerungen (note 21), p. 147 sq. 31 H. Stöcker, « Das Werden » (note 25), p. 58. 32 Gertrud Bäumer, Dr. Med. Agnes Bluhm, Ika Freudenberg et al. (éd.), Frauenbewegung und Sexual­ ethik. Beiträge zur modernen Ehekritik, Heilbronn, Eugen Salzer, 1909, p. VII. 33 Ibid. 34 Ibid. Mariage, famille et sexualité vus par les féministes radicales (1890-1918) 437 famille et la société. Ignorées et renvoyées à leur rôle domestique, les femmes qui ont tenté d’intervenir dans ce processus dont elles avaient très bien perçu l’enjeu ont pris conscience du caractère structurel de la subordination des femmes et du projet politique d’une hiérarchie des genres qu’elle servait. C’est précisément cette prise de conscience et leur défaite dans la lutte contre le BGB qui ont fait émerger une aile « radicale » dans le mouvement féministe bourgeois. Les féministes radicales allemandes n’étaient pas pour autant de farouches ennemies du mariage. Seule une minorité d’entre elles était opposée au mariage par principe et a choisi – et assumé dans toutes ses conséquences – un autre mode de vie. Leurs actions collectives et les modèles de vie alternatifs qu’elles proposaient ont déchaîné de vifs débats dans l’opinion publique. Au-delà des polé- miques, la qualité et la vivacité de ces débats peuvent être interprétées comme l’indice d’une ouverture possible de la société allemande, un processus que le déclenchement de la guerre a interrompu brusquement.

Résumé Cette contribution se penche sur la critique de la famille, du mariage et de la sexualité formulée par les féministes radicales du mouvement féministe bourgeois dans l’Alle­ magne wilhelmienne. L’analyse s’ouvre sur l’impact de l’unification du code civil alle- mand sur le droit familial et conjugal et les tentatives échouées de féministes d’influer sur cette codification. Une présentation des modèles familiaux dans lesquels vivent les féministes radicales montre que la liberté dans le couple à laquelle elles aspiraient n’était pas la recherche hédoniste du plaisir. Des initiatives comme le « boycott du mariage » et la controverse entre les féministes sur le mariage permettent finalement de comprendre que les radicales conçoivent la liberté dans le couple comme fondée sur le respect de la personne et la responsabilité des individus. Elles voient là les conditions nécessaires à l’avènement d’une société d’individus libres et responsables.

Zusammenfassung Dieser Beitrag ist der Kritik der Familie, der Ehe sowie der Sexualmoral durch die radikalen Frauenrechtlerinnen der bürgerlichen Frauenbewegung im Deutschen Kai- serreich gewidmet. Zuerst untersucht er die Auswirkungen der Vereinheitlichung des deutschen Zivilrechts auf das Familien- und Eherecht und die gescheiterten Versuche von Frauenrechtlerinnen, auf diese Kodifikation Einfluss zu nehmen. Eine Übersicht der Familienkonstellationen, in denen die radikalen Frauenrechtlerinnen lebten, zeigt, dass die Freiheit in der Liebe, die sie anstrebten, nichts mit einer hedonistischen Suche nach sexueller Lust zu tun hatte. Durch Initiativen wie der „Eheboykott“ und die Kontroverse über die Ehe unter den Frauenrechtlerinnen wird klar, dass die radikalen Frauenrecht- lerinnen die Freiheit in der Liebe in der Achtung der Person und der Verantwortung des Individuums begründet wissen wollten. Darin sahen sie die notwendigen Voraussetzun- gen für eine Gesellschaft von freien und verantwortlichen Menschen.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 439 t. 48, 2-2016

Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960. Entre nouvelles orientations politiques et processus de mutations scientifiques

ulrich Pfeil *

Konrad Adenauer et Charles de Gaulle, les deux « pères tutélaires » de l’entente franco-allemande, ne sont pas connus pour avoir voulu éclairer d’une lumière cri- tique l’histoire des relations de leurs deux pays ; bien au contraire, ils apparaissent aujourd’hui comme des défenseurs de la stratégie de la page tournée, au regard rivé vers l’avenir. Cette attitude est en contradiction avec les résultats des spécialistes de la Friedensforschung, qui, au cours de ces dernières années, ont sans cesse signalé qu’il est impossible d’ignorer les expériences traumatiques et qu’il n’y a pas d’autre choix pour dépasser les conflits qu’une confrontation dynamique et durable avec tout l’héri- tage du passé (1), afin d’effectuer le travail d’apaisement à partir de ce « walk through history » commun : « Le processus de rupture de l’inimitié commence quand, à la place de l’image de l’ennemi, naît le sentiment d’empathie pour la parenté profonde entre les êtres humains » (2). Dans un schéma idéal, les acteurs doivent créer un lien entre les arrière-plans négatifs et positifs du passé, ce qui, selon Juan Guttierrez, est l’une des grandes conditions fondamentales de la réconciliation : « Entre un passé de pure horreur et un avenir de paix, il ne peut pas y avoir de liens, de ponts. Ce dont on doit se souvenir, dans le passé, doit contenir un élément de paix, qui permet d’aller vers l’avenir par la réconciliation. Ce qui n’est pas l’objet du souvenir ne peut pas être utilisé comme élément de réconciliation pour l’avenir » (3).

* Professeur de civilisation allemande à l’université de lorraine, metz. 1 Cf. Aleida Assmann, Das neue Unbehagen an der Erinnerungskultur. Eine Intervention, Munich, Beck, 2013. 2 Geiko Müller-Fahrenholz, « Heilt die Zeit alle Wunden ? Vergebung in der Politik – Eine Frie- densaufgabe », in : Dieter Senghaas (éd.), Frieden machen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2000, p. 189-205, ici p. 198. 3 Juan Guttierrez, « Friedens- und Versöhnungsarbeit. Konzepte und Praxis. Unterwegs zu einer dau- erhaften, friedensschaffenden Versöhnung », in : Jörg Calliess (éd.), Agenda for Peace : Reconciliation/ 440 Revue d’Allemagne

Au niveau collectif comme individuel, s’occuper d’histoire dans l’espace public passe pour un facteur constitutif de l’établissement et de l’entretien de relations, à condition que le passé ne devienne pas un très pesant passé qui ne passe pas (Henry Rousso). Aussi, dans cette contribution, examinerons-nous dans quelle mesure, en marge de la stratégie de la page tournée pratiquée par les plus hautes instances, il y eut des initiatives transnationales fondées sur la considération de l’histoire comme vecteur de la réconciliation franco-allemande.

1. Un rapprochement difficile Après 1945, les historiens allemands durent sans cesse faire face à la culpabilité alle- mande et à leurs responsabilités personnelles sur la scène internationale, après avoir pratiqué dans l’entre-deux-guerres une sorte d’auto-mobilisation autour de la thèse de l’inimitié héréditaire entre la France et l’Allemagne. C’est ce qu’avait illustré l’at- titude ouvertement francophobe de l’historien Hermann Oncken, déclarant en 1924 : « L’ennemi n’est ni à droite ni à gauche, l’ennemi est sur le Rhin ! » (4) Le rapport de Her- mann Heimpel sur le 9e congrès international des historiens à Paris, en 1950, permet d’appréhender les difficultés émotionnelles considérables qu’il y avait à surmonter : « D’ailleurs, c’eût été un incompréhensible miracle si, eu égard aux exactions qui ont été commises et sont commises, il n’y avait pas de sentiments amers, de réserves et d’hésita- tions. C’est pourquoi il est réjouissant qu’il y ait eu des rencontres humaines et scientifiques nombreuses et vraies. […]. Tous – à commencer par les présidents – avaient d’amers souve- nirs à surmonter. Un des interlocuteurs français m’a raconté pendant une bonne heure ce qu’il avait vécu à Dachau, avant d’en venir à une discussion professionnelle ; un autre mit un terme à une conversation au cours de laquelle il m’avait assuré une aide précieuse dans des questions personnelles en me faisant part qu’il était originaire d’Oradour-sur-Glane. Il conclut à peu près par cette phrase : “De telles souffrances ne doivent pas rester des fossés, mais devenir des ponts” » (5). À côté du fardeau résultant de ce passé douloureux, la dernière phrase de cette citation indique une disposition qui, à maints égards, déboucha aussi, dans le Second après-guerre, sur la revendication du « Plus jamais ça ! », offrant un « horizon de récon- ciliation » que Heimpel traduisit en l’espoir « que, dans une meilleure constellation, la science puisse devenir un vecteur de l’humanité ». Après que des historiens, à l’instar de Hermann Oncken, eurent apporté leur tribut décisif à la situation de confrontation psychologique durable au lendemain de la Première Guerre mondiale, leur propre culpabilité fut l’occasion de repenser les choses pour un grand nombre d’entre eux, si bien que des historiens, de part et d’autre du Rhin, décidèrent en conséquence de s’engager dans un processus que Charles de Gaulle et Konrad Adenauer qualifièrent de

Agenda für den Frieden : Versöhnung (Loccumer Protokolle 55/98), Rehburg-Loccum, 1999, p. 152- 196, ici p. 172. 4 Hermann Oncken, Nation und Geschichte (1924), Berlin, Grote, 1935, p. 197. 5 Hermann Heimpel, « Internationaler Historikertag in Paris », Geschichte in Wissenschaft und Unter- richt (GWU), 1/9 (1950), p. 556-559, ici p. 556 sq. Voir aussi Karl Dietrich Erdmann, Die Ökumene der Historiker. Geschichte der Internationalen Historikerkongresse und des Comité International des Sciences Historiques, Göttingen, V&R, 1987, p. 274 sqq. Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960 441

« réconciliation » à partir de la fin des années 1950 (6). Pour cela, il fallait faire parfois des gestes symboliques forts, comme Robert Fawtier tenta de l’expliquer en 1949 à l’historien fribourgeois Gerhard Ritter. Il lui fit part de son étonnement de ce que le Deutscher Historikerverband n’ait jusqu’alors pas pris position au sujet de l’assassinat de Marc Bloch, demandant à Walther Kienast de rédiger un article nécrologique qui parut dans la Historische Zeitschrift en 1951 (7). Cela n’empêcha pourtant pas Ritter de dénoncer les Annales pour leur « marxisme » lors du congrès annuel des historiens allemands à Brême en 1953 et de poursuivre ces attaques lors du congrès international des historiens à Rome en 1955 (8). Gerhard Ritter (9), qui représentait résolument une « conception nationale de l’his- toire dans sa forme bourgeoise et conservatrice, prussienne, “klein-deutsch” et protestante », passait précisément pour persona non grata auprès des autorités du gouvernement militaire français en Allemagne, bien qu’il fût impliqué dans le cercle des conjurés de l’attentat du 20 juillet 1944. Les responsables français des services d’occupation n’établissaient qu’une différence mineure entre le « fervent nationaliste » et le partisan de la Prusse qu’était Ritter et les nationaux-socialistes : « Ce n’est pas par conviction républicaine qu’il complotait contre le Führer, mais parce que l’impru- dence de Hitler compromettait l’œuvre de Bismarck et des rois de Prusse » (10).

2. L’esprit de Spire Pendant la période d’occupation alliée en Allemagne, le gouvernement militaire français chercha le contact avec le courant des historiens allemands qui défendaient l’idée de l’« Abendland », c’est-à-dire d’une Europe héritière de l’Occident chrétien. Ensemble, historiens français et allemands, dans l’après-guerre, recherchèrent une présentation supra-nationale de l’Histoire qui puisse, en dépit de tous les ressenti- ments de part et d’autre, donner une nouvelle impulsion à la recherche du dépasse- ment de l’antagonisme et préparer la voie du rapprochement et de la coopération.

6 Voir au sujet de la « réconciliation », Corine Defrance, Ulrich Pfeil, « Verständigung und Versöh- nung. Eine Herausforderung für Deutschland nach 1945 », in : id. (éd.), Verständigung und Versöh­ nung nach dem “Zivilisationsbruch” ? Deutschland in Europa nach 1945, Bruxelles, Peter Lang Verlag, 2016, p. 13-53 ; Corine Defrance (éd.), « “La réconciliation” après les conflits : un “savoir-faire” euro- péen ? », Les Cahiers SIRICE, 1 (2016), n° 15. 7 Winfried Schulze, « Der Neubeginn der deutschen Geschichtswissenschaft nach 1945. Einsichten und Absichtserklärungen der Historiker nach der Katastrophe », in : Ernst Schulin (éd.), Deutsche Geschichtswissenschaft nach dem Zweiten Weltkrieg (1945-1965), Munich, Oldenbourg, 1989, p. 1-37, ici p. 25 sqq. 8 Édouard Husson, Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de la République fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949, Paris, PUF, 2000, p. 76, note 1 : « [Gerhard] Ritter semble ne s’être jamais défait d’une dose de francophobie ; en 1953, au Congrès des historiens de Brême, il se livre à un réquisitoire contre le courant des Annales, qui à ses yeux est tout imprégné de marxisme » ; Bericht über die 22. Versammlung deutscher Historiker in Bremen, 17.-19. September 1953, Stuttgart 1954, p. 33 sq. 9 Cf. Christoph Cornelissen, Gerhard Ritter. Geschichtswissenschaft und Politik im 20. Jahrhundert, Düsseldorf, Droste, 2001. 10 Rapport non signé (Schmittlein ?), cité d’après Corine Defrance, Les Alliés occidentaux et les universités allemandes 1945-1949 (préface du professeur Hans-Peter Schwarz), Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 351. 442 Revue d’Allemagne

Les rencontres de Spire, initiées par Raymond Schmittlein, directeur de l’Éducation publique du gouvernement militaire à Baden-Baden (11), sont le symbole de cette volonté de compréhension. Ces rencontres se déroulèrent entre 1948 et 1950 dans un climat marqué par la vague d’enthousiasme européen et eurent pour objectif de dépasser les antagonismes nationaux et de ramener les historiens (ouest-)allemands dans le giron de la corporation internationale des historiens. Cette « institution de caractère privé ou tout au moins qui ne d[evait] pas avoir l’air officiel » entendait soumettre à un exa- men intensif les historiographies nationales et les manuels scolaires (12), afin d’analyser les différentes « images historiques », les rapprocher et par là même entreprendre un processus multiple de rééducation et de rapprochement entre les anciens ennemis au niveau de la société civile (13). Aujourd’hui encore, au vu des derniers résultats de la Friedensforschung historique, de telles rencontres passent pour le moyen adéquat pour atténuer les conflits, car « seule la libre discussion entre historiens, et encore plus, naturellement, leur exposé par le biais de matériel scolaire idoine, représente une pra- tique et une pédagogie orientées vers la paix, ce qui est un progrès » (14). Parmi les membres, côté allemand, se trouvaient des historiens qui furent bientôt très impliqués dans la fondation de l’Institut historique allemand de Paris, comme Paul Egon Hübinger, Eugen Ewig et Gerd Tellenbach (15). Ils incarnaient l’« Esprit de Spire », c’est-à-dire cet « esprit international et cette compréhension franco-allemande sur la base d’une communauté scientifique » (16). Des structures institutionnalisées de dia- logue comme les rencontres de Spire permirent d’une part de reconfigurer les réseaux scientifiques dans le contexte européen ; d’autre part de concevoir un nouvel espace commun par la coordination du courant historiographique « abendländisch » (17). Le Moyen Âge fut au cœur des premières conversations, conformément au vœu de la partie allemande, étant donné ses difficultés dans l’après-guerre à appréhender le vécu de son histoire la plus contemporaine – son « erinnerte Zeitgeschichte » (18), ce

11 Voir pour sa biographie, Corine Defrance, « Raymond Schmittlein (1904-1974). Leben und Werk eines französischen Gründungsvaters der Universität », in : Michael Kissener, Helmuth Mathy (éd.), Ut omnes unum sint (Teil 1). Gründungspersönlichkeiten der Johannes Gutenberg­Universität, Stutt- gart, Steiner (Beiträge zur Geschichte der Johannes Gutenberg-Universität Mainz, Neue Folge Bd. 2), 2005, p. 11-30. 12 Cf. « Résolution ». Texte remis à M. Roland Gosselin par M. le Professeur Fritz Kern, le 26 août 1948, Papiers privés de Pierre Riché (Paris). 13 Cf. Ch. Cornelissen, Gerhard Ritter (note 9), p. 470 sqq. ; Corine Defrance, « Die internationalen Historikertreffen von Speyer. Erste Kontaktaufnahme zwischen deutschen und französischen Histo- rikern nach dem Zweiten Weltkrieg », in : Ulrich Pfeil (éd.), Die Rückkehr der deutschen Geschichts­ wissenschaft in die “Ökumene der Historiker” nach 1945. Ein wissenschaftsgeschichtlicher Ansatz, Munich, Oldenbourg, 2008, p. 213-237. 14 Norbert Ropers, « Prävention und Friedenskonsolidierung als Aufgabe für gesellschaftliche Akteure », in : D. Senghaas (éd.), Frieden machen (note 2), p. 219-242, ici p. 231. 15 Cf. Ulrich Pfeil (éd.), Das Deutsche Historische Institut Paris und seine Gründungsväter. Ein per- sonengeschichtlicher Ansatz, Munich, Oldenbourg, 2007. 16 H.W. Erbe, « Internationales Historikertreffen in Speyer », GWU, 1 (1950), p. 301 sqq. 17 Cf. Corine Defrance, La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin, 1945-1955, Stras- bourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1994, p. 247-253. 18 Cf. Gerd Tellenbach, Aus erinnerter Zeitgeschichte, Fribourg-en-Brisgau, Wagner, 1981. Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960 443 qui avait aussi conduit les responsables de l’Éducation, dans certains Länder, à renon- cer à inclure l’histoire du temps présent dans les programmes d’histoire (19). Du 17 au 20 octobre 1949, plus de 50 historiens français, belges, suisses et allemands se retrou- vèrent aux troisièmes rencontres internationales d’historiens à Spire pour « poursuivre le dialogue sur la coordination de l’histoire de l’Occident [Abendland] » (20). La revue allemande Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, entre autres, a rendu compte alors de la manière dont les historiens allemands reprirent le contact avec leurs col- lègues étrangers par l’examen du matériel pédagogique (21). Comme, par le passé, les divergences d’interprétation avaient marqué l’image qu’on avait de l’autre, ces entre- tiens devaient désormais ouvrir la voie à un avenir commun, si bien que leur valeur scientifique n’arrivait qu’au second plan, comme en témoignent ces propos d’un com- mentateur : « Pour tous les participants, la plus forte impression fut le sentiment, en tant qu’homines bonae voluntatis, d’avoir fait un pas important pour la compréhen- sion et l’entente entre les peuples, et non pas le fait d’avoir établi telle ou telle nouvelle connaissance historiographique » (22). La fondation de l’Institut d’histoire européenne à Mayence, décidée à Spire, résulta elle aussi d’une initiative française, par laquelle la conception nationale (protestante) de l’histoire, véhiculée par le professeur de Fribourg Gerhard Ritter et le Verband der Historiker Deutschlands – en train de se constituer –, devait être contrecarrée par un pôle orienté vers l’Europe (dans sa dimension abendländisch (23)) (24). Cet institut fut conçu comme un instrument allié permettant d’ancrer l’historiographie allemande à l’Occident, ce à quoi, vu d’aujourd’hui, cette institution est tout à fait parvenue. Au début des années 1950, elle chercha cependant à s’affranchir de sa réputation d’être une fondation française, de façon à s’affirmer dans le paysage scientifique allemand. Toutefois, elle resta un lieu du dialogue franco-allemand, auquel Gerhard Ritter par- ticipa alors. En janvier 1953, il écrivit à Max Braubach, historien de Bonn : « L’Institut européen [a été] le lieu de ces discussions, que j’ai menées en automne avec P[ierre] Renouvin – Paris – et J[acques] Droz, entre autres, et qui ont mené aux accords connus sur les points controversés de l’histoire franco-allemande. Les ouvrages de l’Institut nous ont été d’une aide précieuse pour ce travail » (25).

19 Cf. Wolfgang W. Mickel, « Streit um die Nation. Die Deutsche Frage in der politischen Bildung », Aus Politik und Zeitgeschichte, B 25 (2000), p. 3-10, ici p. 6. 20 « III. Internationaler Historikerkongreß vom 17.-20. Oktober 1949 », GWU, 1 (1950), p. 52. 21 Cf. Otto-Ernst Schüddekopf, Zwanzig Jahre Westeuropäischer Schulgeschichtsbuchrevision 1945- 1965. Tatsachen und Probleme, Braunschweig, Limbach, 1966. 22 « III. Internationaler Historikerkongreß vom 17.-20.10.1949 » (note 20), p. 52 sq. 23 Voir sur la place de l’Abendland dans la société ouest-allemande pendant les années 1950, Axel Schildt, Konservatismus in Deutschland. Von den Anfängen im 18. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Munich, Beck, 1998, p. 215 sqq. ; id., Zwischen Abendland und Amerika. Studien zur westdeutschen Ideenlandschaft der 50er Jahre, Munich, Oldenbourg, 1999 ; id., Ankunft im Westen. Ein Essay zur Erfolgsgeschichte der Bundesrepublik, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1999, p. 149 sqq. 24 Cf. Winfried Schulze, Corine Defrance, Die Gründung des Instituts für Europäische Geschichte Mainz, Mayence, von Zabern, 1992 ; Institut für Europäische Geschichte Mainz 1950-2000. Eine Doku- mentation, Mayence, von Zabern, 2000. 25 Gerhard Ritter à Max Braubach, 15 janvier 1953, Universitätsarchiv Bonn, Nachlass Max Braubach, vol. 189 (2). 444 Revue d’Allemagne

3. Les discussions sur les manuels scolaires Des discussions de Spire résulta encore la volonté d’historiens français et allemands de « renouer le fil du dialogue par-delà les frontières » (26), ce qui déboucha sur les dis- cussions franco-allemandes au sujet des manuels scolaires (27). Après une première ren- contre, en 1949, entre le président de l’Association des professeurs français d’histoire et de géographie, le professeur Édouard Bruley, et Georg Eckert, le futur directeur de l’Institut international des manuels scolaires, créé en 1951 à Brunswick (28), il fut décidé de reprendre les entretiens franco-allemands sur les manuels scolaires d’histoire qui avaient commencé dans l’entre-deux-guerres et avaient été aussitôt interrompus. En effet, deux délégations d’historiens français et allemands s’étaient encontréesr à Paris en 1935, pour élaborer conjointement des « recommandations » pour l’ensei- gnement de l’histoire, comprenant 39 thèses et un communiqué final, portant sur la période de l’histoire allant du xviie au xxe siècles. Évidemment, toutes les difficultés n’avaient pu être aplanies et bien des divergences d’interprétation avaient subsisté sur des points particulièrement névralgiques comme le traité de Versailles et la question de la responsabilité allemande dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale (Kriegsschuldfrage). Identifier les principaux problèmes et faire en sorte que les inter- prétations contradictoires pussent être mentionnées dans les manuels scolaires de chacun des deux pays avaient alors constitué un grand pas en avant pour la coopéra- tion scientifique (29), mais la date à laquelle ces directives furent signées (1935) indique qu’elles étaient condamnées à l’échec (30). Ces directives servirent de base pour de nouvelles discussions entre historiens des deux pays qui, lors de deux sessions, à la Sorbonne et à l’Institut d’histoire européenne de Mayence, reprirent et complétèrent les thèses de l’entre-deux-guerres sous l’égide

26 Rainer Riemenschneider, « Verständigung und Verstehen. Ein halbes Jahrhundert deutsch- französischer Schulbuchgespräche », in : Hans-Jürgen Pandel (éd.), Verstehen und Verständigung, Pfaffenweiler, Centaurus-Verlags-Gesellschaft (Jahrbuch für Geschichtsdidaktik, vol. 2/1990), 1991, p. 137-148, ici p. 142. 27 Rainer Bendick, « Irrwege und Wege aus der Feindschaft. Deutsch-französische Schulbuchgespräche im 20. Jahrhundert », in : Kurt Hochstuhl (éd.), Deutsche und Franzosen im zusammenwachsen­ den Europa 1945­2000 (Werkhefte der Staatlichen Archivverwaltung Baden-Württemberg, Serie A Landesarchivdirektion, Heft 18), Stuttgart, 2003, p. 73-103 ; Romain Faure, Netzwerke der Kulturdip­ lomatie. Die internationale Schulbuchrevision in Europa 1949­1989, Berlin, De Gruyter/ Oldenbourg, 2015. 28 Gerhard Glogowski, « Das Georg-Eckert-Institut und sein Beitrag zur internationalen Verstän- digung », in : Internationale Verständigung. 25 Jahre Georg­Eckert­Institut für internationale Schul­ buchforschung in Braunschweig, Hanovre, 2000 ; Rainer Riemenschneider, « Georg Eckert und das Internationale Schulbuchinstitut in Braunschweig », in : Ulrich Pfeil (éd.), Die Rückkehr der deut­ schen Geschichtswissenschaft (note 13), p. 115-131. 29 R. Riemenschneider, « Verständigung und Verstehen » (note 26), p. 142. 30 Cf. Rainer Riemenschneider, « Verständigung und Verstehen. Ein halbes Jahrhundert Deutsch- französische Schulbuchgespräche », Dokumente, 5 (1990), p. 400-407 ; id. : « Transnationale Kon- fliktbearbeitung. Die deutsch-französischen und die deutsch-polnischen Schulbuchgespräche im Vergleich, 1935-1997 », Internationale Schulbuchforschung, 20/1 (1998), p. 71-79 ; Corine Defrance, Ulrich Pfeil, « Au service du rapprochement franco-allemand. Dialogue d’historiens de part et d’autre du Rhin », in : Georges Mink, Laure Neumayer (éd.), L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La Découverte, 2007, p. 91-103. Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960 445 de Pierre Renouvin, Jacques Droz (31) et Gerhard Ritter, permettant ainsi de formuler en 1951 les « recommandations franco-allemandes » pour les manuels scolaires. Ces actions étaient bien en avance sur la compréhension et la coopération prônées au plus haut niveau politique : il fallut attendre octobre 1954 pour que Paris et Bonn concluent un accord culturel. Ceci explique le commentaire de Bruley dans Le Monde, au len- demain de cet accord, signalant que des professeurs d’histoire français et allemands s’étaient déjà rencontrés tous les ans depuis 1950 pour discuter ensemble des manuels scolaires : « Les historiens français et allemands n’ont donc pas attendu la convention de 1954 pour rechercher en commun la vérité historique et s’efforcer de bannir toute appréciation passionnée » (32). Au cours des années suivantes, les deux parties poursuivirent leurs entretiens, notamment lors d’un congrès à Bamberg à l’été 1956, où l’objectif fut d’accorder la plus grande place possible aux éléments créant des liens plutôt qu’aux perspectives nationales. Le consul général français à Munich apprécia cette optique : « De telles rencontres prouvent, en tout cas, un effort des intellectuels, tant du côté allemand que du côté allié, à unifier l’enseignement de l’histoire et à éviter, dorénavant, dans cette science tout ce qui est propre à prolonger des querelles que l’on doit espérer périmées » (33). Dans la pratique, lors de ces entretiens, les concepts problématiques comme celui de « nation » étaient historicisés pour leur ôter la connotation nationaliste qui leur avait été conférée au xixe siècle : « En aucune façon, ce terme (“natio”) n’a de rapports avec le mot moderne “nation”, pas plus que son contenu concret ne prépare ou n’annonce les nations modernes. » Dans l’esprit de l’époque, le concept d’Abendland fut employé pour sa charge transnationale : « La dynastie carolingienne a créé, dans le cadre de l’Occident, une unité de civilisation. Celle-ci devait se distinguer de plus en plus, dans ses divers aspects, de celle de l’Empire d’Orient. Ses éléments durables devaient se retrouver ensuite dans les pays issus de l’Empire Carolingien. Charlemagne n’a été ni Allemand ni Français, mais Franc d’origine austra- sienne. Poursuivant l’œuvre de ses prédécesseurs, il a créé, à partir des territoires situés entre Loire et Rhin, l’Empire Carolingien. Charles a unifié dans son royaume des territoires et des peuples de cultures différentes, de structures sociales et économiques différentes »(34). De même que ni la France ni l’Allemagne ne pouvaient chacune exclusivement revendiquer le passé de l’Empire carolingien, le Saint-Empire romain germanique fut débarrassé, par ces recommandations, de toute prétention nationaliste. L’Empire ne pouvait s’identifier à l’Allemagne, mais unissait en lui-même plusieurs regna et

31 Cf. Ulrich Pfeil, « Jacques Droz und die Geschichtsbilder der deutschen Geschichte », in : Michel Grunewald et al. (éd.), France-Allemagne au xxe siècle – La production de savoir sur l’autre, vol. 2, Berne, Peter Lang, 2012, p. 231-246. 32 « Les rencontres de professeurs français et allemands », Le Monde, 9 novembre 1954. 33 Robert de Nerciat, consul général de France à Munich, à Christian de Margerie, ministre plénipoten- tiaire, chargé d’affaires de France près de la RFA, 6 août 1956, MAE/Nantes, Bonn/Ambassade, 171. 34 Die deutsch-französischen Beziehungen im Mittelalter. Ergebnisse der deutsch-französischen Histo- rikertagung, Bamberg 19.-22.7.1956, Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes (PA/AA), B 90-600, vol. 204. 446 Revue d’Allemagne

était aussi l’héritier de traditions lorraines. Les considérations finales sur les relations franco-allemandes au Moyen Âge mettaient l’accent sur les liens : « La France et l’Allemagne font alors partie d’un grand ensemble de civilisation et sont parcourues également par de grands courants d’échanges intéressant de larges couches sociales, d’une part dans le domaine philosophique, littéraire et artistique, d’autre part dans le domaine économique, grâce notamment aux grands ordres religieux, aux écoles et uni- versités, aux pèlerinages, aux voyages des marchands. La diversité des langues nationales ne fait pas encore obstacle à cette communauté de civilisation […]. Nous souhaitons donc que les historiens des deux pays s’intéressent à ces questions difficiles, qui pourraient donner lieu à de nouvelles confrontations franco-allemandes dans l’optique où nous nous plaçons. » Les rencontres de Spire et les discussions franco-allemandes sur les manuels sco- laires sont les signes de ces efforts précoces émanant de la société civile pour établir de nouveaux fondements sociaux et émotionnels pour les relations entre les deux pays après les affres de la guerre. En posant la question des différences et des points com- muns dans le passé pour clarifier le problème des « caractères nationaux », les par- ticipants à ces rencontres, après 1945, s’étaient persuadés que l’étranger n’était pas une donnée établie ni une caractéristique des personnes et des objets, mais une forme mouvante de relation à l’autre : « Mus par le désir de trouver la voie d’une interpréta- tion consensuelle du passé », ces entretiens devaient « mener non à une interprétation unique, mais à des versions compatibles d’une histoire commune » (35). Jusqu’en 1967, les historiens et professeurs du secondaire français et allemands conti- nuèrent à se rencontrer régulièrement dans le cadre de colloques sur des questions historiques spécifiques et les résultats ont été publiés respectivement dans les deux pays (36). Après des changements profonds de programmes dans les deux pays dans les années 1970 et l’introduction de manuels scolaires d’un nouveau type, une relance des rencontres bilatérales s’imposait. Les manuels présentaient de nouvelles lacunes, qui n’étaient pas dues aux partis pris des auteurs, mais aux contraintes des programmes. À la différence des premières rencontres, les responsables invitèrent aussi les géographes, en raison de la particularité française où les deux disciplines sont enseignées de manière combinée. Mais cette modification permit également de donnerune nouvelle impul- sion à ces échanges. Tandis que, dans le passé, les participants avaient essentiellement discuté des relations franco-allemandes, les nouvelles recommandations insistaient surtout sur l’aspect comparatif. Il s’agissait de mieux informer les élèves français et allemands des évolutions historiques et géographiques dans l’autre pays. Enfin, ces rencontres n’avaient pas pour objectif de « négocier » une version commune des choses : l’entente ne doit pas forcément aboutir à un consensus, mais peut aussi consister à s’accorder sur un constat de divergences. Pour les acteurs, cette phase parais- sait importante et constructive, parce qu’elle devait faciliter et accélérer l’entente pour

35 Christoph Conrad, Sebastian Conrad, « Wie vergleicht man Historiographien », in : id. (éd.), Die Nation schreiben : Geschichtswissenschaft im internationalen Vergleich, Göttingen, V&R, 2002, p. 11-45, ici p. 15. 36 Cf. Rainer Riemenschneider, « An der Schwelle zur Wiederaufnahme der deutsch-französischen Schulbuchkonferenzen », Internationale Schulbuchforschung, 3/1 (1981), p. 72-82 ; J.-M. D’Hoop, « Un aspect des relations intellectuelles franco-allemandes contemporaines : la coopération dans la recherche et l’enseignement de l’histoire », Historiens et Géographes, 70 (1980), n° 280, p. 107-123. Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960 447 aboutir à une pratique de l’enseignement, que l’on appelle, depuis un certain nombre d’années maintenant, l’approche « multiperspective ». Le bilan de ces rencontres permit aussi aux Allemands d’engager des discussions avec la Pologne dès 1972 (37).

4. Des relations « sur base universitaire » : la fondation de l’Institut historique allemand de Paris Au début des années 1950, quand resurgit l’idée de créer un Institut historique alle- mand à Paris, les initiateurs de ce projet pouvaient déjà s’appuyer sur de nouvelles structures institutionnalisées dans le domaine des relations franco-allemandes entre historiens. Les raisons politiques et psychologiques l’emportaient toujours sur les considérations professionnelles, comme cela ressort d’une note de Eugen Ewig pour Konrad Adenauer, à l’été 1952 : « C’est sur la base commune de l’histoire des deux peuples que le contact est le plus facile à établir et, le cas échéant, qu’on peut élaborer une image commune de l’histoire. Les susceptibilités nationales ne peuvent pas être aiguillonnées par un tel travail » (38). Les propos suivants de Ewig montrent à quel point les rencontres de Spire ont influé sur les prémisses de la fondation de l’IHA de Paris : « Il y a la possibilité, avec des moyens modestes, d’obtenir à brève échéance des résultats scientifiques, éveillant l’attention de la corporation et permettant en même temps de créer une école de jeunes historiens, qui, par leur formation même, seraient déjà sensibilisés à la pensée européenne. Car, au cœur de la question de l’avenir européen, se trouve la relation franco-allemande, qui peut ici être tout à la fois revue et approfondie à partir du terrain politiquement tout à fait neutre que représente l’histoire médiévale. » Derrière cette première initiative en faveur d’un IHA à Paris se cachait l’idée d’ins- crire la fondation d’une telle institution dans le cadre des négociations déjà en cours depuis plusieurs mois au sujet d’un accord culturel franco-allemand et de rechercher la possibilité de la fixer dans le texte de l’accord (39). Mais, comme Rudolf Salat, chef de la direction culturelle de l’Auswärtiges Amt (AA), en fit part à Ewig dès la fin 1952, un tel procédé n’était pas envisageable : « Aujourd’hui, je voudrais vous faire savoir que la coopération scientifique entre les deux pays est expressément envisagée dans le projet, presque achevé, de l’accord culturel franco- allemand. Les projets concrets ne peuvent cependant pas être inscrits dans l’accord cultu- rel, car ce dernier doit se limiter à toute une série de principes généraux » (40). Il ne fallait donc pas penser à une réalisation rapide du projet, comme Salat le dit encore à Ewig le 27 mars 1953 (41), mais ce dernier ne se laissa pas intimider par la réserve de la section culturelle de l’AA. Le 20 mai, Ewig s’entretint avec Henry Spitzmuller,

37 Cf. Corine Defrance, Ulrich Pfeil, « Symbol or reality ? The background, implementation and devel- opment of the Franco-German history textbook », in : Karina V. Korostelina, Simone Lässig (éd.), History Education and Post­Conflict Reconciliation, New York, Routledge, 2013, p. 52-68. 38 Notiz von Eugen Ewig für Konrad Adenauer, (s.d. été 1952), édité dans Ulrich Pfeil, Vorgeschichte und Gründung des Deutschen Historischen Instituts Paris. Darstellung und Dokumentation, Ostfil- dern, Thorbecke, 2007, p. 285sq . 39 Cf. Walter Hallstein à Eugen Ewig, 23 décembre 1952, in : U. Pfeil, Vorgeschichte (note 38), p. 287. 40 Rudolf Salat à Eugen Ewig, 30 décembre 1952, in : U. Pfeil, Vorgeschichte (note 38), p. 287. 41 Rudolf Salat à Eugen Ewig, 27 mars 1953, in : U. Pfeil, Vorgeschichte (note 38), p. 288. 448 Revue d’Allemagne le successeur de Raymond Schmittlein à la tête de la Direction générale des Affaires culturelles du Haut-Commissariat français en Allemagne, qui réagit très positivement à ses projets et promit de sonder prudemment les instances décisives. En mai, Ewig s’adressa également par courrier à Robert Schuman, « pour lui faire part des grandes lignes du projet » (42). Du côté de la République fédérale, il ne fallait alors guère attendre de soutien, car les élections législatives devaient avoir lieu le 6 septembre 1953 (43). Une nouvelle occasion se présenta quand Adenauer, au début 1954, laissa entendre à des représentants de la science historique ouest-allemande qu’il entendait financer des projets scientifiques en histoire sur la part des fonds de recherche dont il avait la disposition. Le 13 novembre 1954, Wilhelm Grau, en tant que chef du bureau de la recherche scientifique à la chancellerie fédérale, invita Tellenbach, Braubach, Heimpel et Hübinger à se rencontrer en petit comité le 10 décembre pour discuter des projets. Lors de cet entretien, Tellenbach affirma que « les projets de recherche déposés dans ce cadre correspondaient plutôt aux procédures classiques d’accréditation par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) et qu’il fallait examiner si Monsieur le chancelier ne souhaitait pas plutôt soutenir un projet caressé depuis longtemps par la corporation des historiens allemands et qui ne pouvait pas être réalisé par la DFG, à savoir la création d’un centre de recherche historique à Paris » (44). En marge du bénéfice qu’en retirerait la communauté historienne allemande, l’historien de Fribourg ne perdait pas des yeux la fonction transnationale d’une telle entreprise et il voyait dans la fondation d’un centre de recherche à Paris, outre la possibilité « d’encourager de manière durable notre science », la belle occasion « d’encourager à partir de là la coopération entre historiens français et allemands » (45). D’un commun accord, les participants à l’entretien conclurent qu’en créant ce centre, il ne devait pas s’agir d’un institut coûteux ayant une fonction de représentation pour réaliser un programme de recherche prévu sur des années, mais exclusivement d’un point d’appui pour les historiens allemands en France. Dans un contexte intellectuel similaire, des historiens rhénans, catholiques et partisans de l’Abendland commencèrent à exaucer un « vœu depuis longtemps cher aux historiens allemands » (46) : celui d’un centre allemand de recherche historique (Deutsche Historische Forschungsstelle) à Paris (47). Lorsque fut abordée la question de la « direction intellectuelle » de cette institution, on pensa rapidement au médiéviste de Mayence puis bientôt de Bonn, Eugen Ewig, qui avait été très chaleureusement recommandé auprès de la chancellerie par son compagnon de longue date, Paul Egon Hübinger, directeur de la section III « Affaires culturelles du Bund » au ministère fédé- ral de l’Intérieur (BMI) depuis le 1er mars 1954 (48) : « Comme toute l’affaire est orientée pour avancer de manière souple et presque privée, j’es- time que le professeur Ewig, précisément, est particulièrement qualifié pour en assurer le

42 Eugen Ewig à Rudolf Salat, 21 mai 1953, in : U. Pfeil, Vorgeschichte (note 38), p. 288. 43 Rudolf Salat à Eugen Ewig, 5 août 1953, in : U. Pfeil, Vorgeschichte (note 38), p. 290. 44 Vorlage des Referates 9 im Bundeskanzleramt für den Staatssekretär, 27 décembre 1954, Bundesarchiv Koblenz (BAK), B 136, vol. 912, p. 265-267. 45 Gerd Tellenbach à Wilhelm Grau, 27.12.1954, BAK, B 136, vol. 912, p. 271-274. 46 Ibid., p. 271. 47 Vorlage des Referates 9 für den Staatssekretär, 27 décembre 1954, BAK, B 136, vol. 912, p. 265 sqq. 48 BMI à Hübinger 16 mars 1954, Universitätsarchiv Bonn, Nachlass Hübinger, vol. 184. Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960 449

patronage, car plus qu’aucun des autres messieurs qui pourraient entrer en ligne de compte, il dispose de relations personnelles avec des cercles scientifiques et politiques importants en France, ce qui lui permettra d’avancer aussi inofficiellement que possible avec pourtant l’autorité nécessaire » (49). Hermann Aubin, président du Verband Deutscher Historiker, fit cependant remar- quer qu’Ewig avait travaillé aux archives départementales (Staatsarchiv) de Metz pendant la Seconde Guerre mondiale (50). Au début de février 1955, Hübinger balaya définitivement les objections à l’encontre de Ewig : « Quand il était en activité aux archives à Metz, il n’a pas travaillé contre les intérêts français : au contraire, il a mis en sécurité des documents d’archives à la demande de celui qui allait bientôt être le Premier ministre, Robert Schuman. » Dans sa double fonction de chef de la section culturelle du BMI et d’historien, Hübinger se proposa de préparer, en commun avec Ewig, la fondation de ce centre de recherche (51). Ces projets engagés de façon si prometteuse se retrouvèrent cependant au point mort en raison des informations négatives transmises par la représentation diplomatique allemande à Paris le 16 mars 1955. Celle-ci craignait « que l’ouverture d’un institut his- torique à Paris servant exclusivement les intérêts de la recherche allemande ne trouve certainement pas l’assentiment complet de tous les cercles concernés par les questions culturelles et que, de surcroît, des critiques négatives n’émergent vraisemblablement des cercles conservateurs français » (52). Au cours d’une nouvelle consultation à la chancellerie, à la mi-janvier 1956, Hübin- ger proposa de reprendre les discussions sur la manière concrète de réaliser ce projet lors de conversations privées entre historiens français et ouest-allemands. Il suggéra encore de convaincre Eugen Ewig de se rendre à Paris, 1pour prendre prudemment ces premiers contacts » (53). Ce dernier donna aussitôt son accord et partit pour la capitale française aux frais de la chancellerie du 26 février au 17 mars 1956 (54). Il y rencontra une trentaine de personnalités dirigeantes de la vie culturelle et universitaire françaises et s’entretint encore avec Robert Schuman et André François-Poncet (1887-1978). « Aucun interlocuteur n’a soulevé la moindre objection à l’encontre de la fondation d’un centre de recherche allemand », rapporta Ewig dans ses premières conclusions, mais les histo- riens français formulaient cependant une condition fondamentale en raison des expé- riences qu’ils avaient faites naguère avec l’Institut allemand pendant l’occupation (55) :

49 Paul Egon Hübinger à Wilhelm Grau, 23 décembre 1954, BAK, B 136, vol. 912, p. 262. 50 Cf. Ulrich Pfeil, « Eugen Ewig – “Créer un ordre transnational”. Von einem Mittler zwischen Deutschland und Frankreich », in : id. (éd.), Das Deutsche Historische Institut Paris und seine Grün­ dungsväter. Ein personengeschichtlicher Ansatz, Munich, Oldenbourg, 2007, p. 293-322. 51 Vgl. Vorlage des Referates 9 (Wilhelm Grau) « Betr. : Historische Forschungsstation in Paris », mars 1955, BAK, B 136, vol. 912, p. 282 sqq. 52 Bericht der Diplomatischen Vertretung der Bundesrepublik Deutschland zum Plan einer deutschen geschichtswissenschaftlichen Station in Paris, 16 mars 1955, BAK, B 136, vol. 912, p. 287-291. 53 Vermerk über eine Besprechung im Bundeskanzleramt vom 17.1.1956, 11.00 Uhr zum Plan einer deutschen geschichtswissenschaftlichen Station in Paris, 20 janvier 1956, PA/AA, B 94, vol. 615. 54 Eugen Ewig au Bundeskanzleramt, 30 janvier 1956, BAK, B 136, vol. 912, p. 336. 55 Cf. Eckard Michels, Das Deutsche Institut in Paris 1940­1944. Ein Beitrag zu den deutsch­französi­ schen Kulturbeziehungen und zur auswärtigen Kulturpolitik des Dritten Reiches, Stuttgart, Steiner, 450 Revue d’Allemagne ce centre devait être créé « sur base universitaire » (56). Ewig savait que son voyage n’avait pas pour seul objet l’ouverture d’une institution scientifique, mais que, au-delà de ce projet, il en allait de la compréhension franco-allemande : « Ils [les propos des historiens français, U.P.] montrent aussi que le centre de recherche pourra être un pont jeté vers les cercles français, qui, aujourd’hui encore, sont réservés à l’égard de l’Allemagne. » Comme les diplomates de Bonn n’avaient plus d’objections, l’affaire fut engagée. Gerd Tellenbach, Max Braubach et Eugen Ewig donnaient la garantie du caractère scientifique et non-gouvernemental du centre de recherche en fondant à Mayence, le 2 avril 1957, la « Commission scientifique pour la recherche sur l’histoire des relations franco-allemandes » (Wissenschaftliche Kommission zur Erforschung der Geschichte der deutsch-französischen Beziehungen) comme société de droit public, que rejoignit Paul Egon Hübinger en 1959, après avoir quitté ses fonctions au BMI (57). Les membres d’honneur élirent Eugen Ewig comme secrétaire général (Geschäftsführer). Ce der- nier, au cours des mois suivants, mit en route le processus d’institutionnalisation en accord avec les instances officielles, en particulier avec le ministère fédéral de l’Intérieur, ministère qui assura complètement le financement du centre de recherche jusqu’à sa restructuration en institut fédéral en 1964. Avec le soutien de Schuman et d’Adenauer (58), le Centre allemand de recherches historiques put être finalement ouvert officiellement le 21 novembre 1958 et entreprendre ses activités. L’une des premières initiatives du Centre, pour se profiler en tant qu’institution médiatrice entre historiens français et allemands, fut d’organiser les rencontres franco-allemandes d’historiens, dont la première édition eut lieu à Sarrebruck en 1961. Elle devait marquer une étape pour les relations à venir des historiens des deux pays, comme le nota Ewig dans son rapport : « Dans sa conclusion, le professeur [Fernand] Braudel, en tant que porte-parole de la délégation française, a insisté sur le fait que les relations entre la science historique française et allemande, interrompues depuis 1914, viennent d’être seulement renouées lors de ce congrès et que ce colloque marque à tous égards un nouveau début » (59). L’Institut d’histoire européenne de Mayence, l’Institut historique allemand de Paris, mais aussi les rencontres d’historiens de Spire, et enfin les entretiens sur les manuels scolaires sont autant de lieux d’apprentissage qui furent d’une importance capitale tant pour le rapprochement franco-allemand dans le cadre de la construction européenne que pour la reconstruction de la science historique (ouest-)allemande après 1945. Ils font partie de ces « zones de mutation » (60) dans une phase de transition historique et

1993 ; Frank-Rutger Hausmann, “Auch im Krieg schweigen die Musen nicht”. Die Deutschen Wissen- schaftlichen Institute im Zweiten Weltkrieg, Göttingen, V&R, 2001. 56 « Bericht über meine Sondierung in Paris zwecks Errichtung einer deutschen Forschungsstelle », mars 1956, BAK, B 136, vol. 912, p. 353 sqq. 57 Cf. Ulrich Pfeil, « Die ‘Generation 1910’. Rheinisch-katholische Mediävisten vom ‘Dritten Reich’ zur Bundesrepublik », Geschichte im Westen, 26 (2011), p. 61-87. 58 Robert Schuman à Konrad Adenauer, 5 juin 1958 ; Konrad Adenauer à Robert Schuman, 24 juin 1958, BAK, B 136, vol. 3036. 59 Tagungsbericht von Eugen Ewig, 2 juin 1961, BAK, B 250, vol. 7. 60 Voir pour la terminologie : Wilfried Loth, Bernd A. Rusinek (éd.), Verwandlungspolitik. NS-Eliten in der westdeutschen Nachkriegsgesellschaft, Francfort-sur-le-Main/New York, Campus, 1998. Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960 451 reflètent des processus de transformation, qui en font un révélateur ou un instrument de mesure des relations bilatérales après 1945. Ils ont créé des structures de dialogue institutionnalisées et ont rendu possible le début d’une évolution, qui permit de com- bler les fossés psychologiques profonds au lendemain d’une période de confrontation. Après une phase de non-relation qui suivit la Première Guerre mondiale et de mobili- sation de la science historique à des fins idéologiques pendant l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, ils ont contribué à démolir l’inimitié, la haine et le ressentiment dans les années 1950 et 1960, pour les remplacer, aussi rapidement que possible, par le bon voisinage, la confiance et l’amitié. En 1961, un diplomate ouest-allemand souligna quelle fonction majeure les relations entre historiens et plus généralement les relations scientifiques pouvaient avoir pour la compréhension franco-allemande : « Les relations culturelles entre la France et l’Allemagne ont une importance qu’on ne peut jamais assez souligner pour la consolidation de la relation globale entre les deux pays. Dans ce cadre, il faut tout particulièrement insister sur le rôle de la science » (61).

Résumé La manière de traiter le passé après un conflit guerrier a pu prendre des formes dif- férentes dans l’histoire. Aujourd’hui encore, la question se pose souvent de savoir si le passé brûlant entre deux anciens ennemis doit faire immédiatement l’objet d’un travail réflexif ou s’il vaut mieux le laisser d’abord reposer afin de ne pas mettre aussitôt en péril les processus de rapprochement. Français et Allemands ont procédé après 1945 d’une manière différenciée, laissant d’abord en marge les questions complexes de la guerre tout juste surmontée, afin de se concentrer immédiatement, à l’échelle des historiens, sur les époques plus éloignées et les manuels scolaires d’histoire. Ainsi, l’histoire devait cesser de mobiliser les hommes les uns contre les autres. Ces forums et institutions sont au centre de cette contribution, afin de saisir comment les deux pays sont parvenus à se rapprocher par le biais des discussions sur le passé.

Zusammenfassung Der Umgang mit der Vergangenheit nach kriegerischen Konflikten wurde in der Geschichte unterschiedlich geregelt. Auch heute stellt sich oftmals die Frage, ob die heikle Vergangenheit zwischen zwei ehemaligen Kriegsgegnern umgehend aufgearbeitet wer- den soll oder nicht erst ruhen sollte, um Annäherungsprozesse nicht gleich zu gefährden. Deutsche und Franzosen gingen nach 1945 einen differenzierten Weg, denn sie ließen die komplexen Fragen des gerade überwundenen Krieges vorerst außen vor, um sich aber umgehend auf der Ebene der Historiker weiter zurückreichender Epochen und den Schulgeschichtsbüchern zu widmen, damit die Geschichte nicht erneut die Menschen beider Länder gegeneinander mobilisiert. Diese Foren und Institutionen sollen im Mit­ telpunkt dieses Beitrages stehen, um zu verstehen, wie sich beide Länder über den Weg der Diskussion über die Vergangenheit angenähert haben.

61 Vermerk der bundesdeutschen Botschaft in Paris von 1961, in : U. Pfeil, Vorgeschichte (note 38), p. 467 sq.

Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 453 t. 48, 2-2016

Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? Joseph Rovan entre la France et l’allemagne dans l’immédiat après-guerre

Corine Defrance *

En France comme en Allemagne, Joseph Rovan (1918-2004) est connu pour avoir été l’un des pionniers et des principaux médiateurs culturels entre les deux pays ainsi qu’un grand Européen (1). Avec Alfred Grosser, son cadet de sept ans, il incarne l’exilé allemand, d’origine juive, qui souffrit de la guerre (Rovan entra en Résistance, fut arrêté et déporté en camp de concentration), prit la nationalité française et s’engagea après 1945 pour le rapprochement bilatéral (2). Depuis 2006, l’ambassade de France en

* Directrice de recherche en histoire contemporaine au CNRs (sIRICe, umR 8138). 1 Pour une brève évocation de la biographie de Rovan, voir Hansgerd Schulte, « Joseph Rovan », in : Nicole Colin, Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Joachim Umlauf (éd.), Lexikon der deutsch­französi­ schen Kulturbeziehungen nach 1945, Tübingen, Narr Verlag, 2015 (2e éd.), p. 405-406 ; Claudia Moisel, « Joseph Rovan. Ein bürgerliches Leben im Zeitalter der Extreme », in : Theresia Bauer (éd.), Gesichter der Zeitgeschichte. Deutsche Lebensläufe im 20. Jahrhundert, Munich, Oldenbourg, 2009, p. 115-132. Au sujet de l’engagement européen de Rovan, voir son ouvrage : Citoyen d’Europe. Comment le devenir : les devoirs avant les droits, avec une préface de Jacques Delors, Paris, Robert Laffont, 1993. 2 Une certaine similarité des parcours a pu conduire les chercheurs à les saisir ensemble. Cf. Emma- nuelle Picard, « Médiation franco-allemande ou intégration réussie ? Le cas de Joseph Rovan et d’Alfred Grosser », Cahiers d’Études Germaniques, « Migration et biographie. Allemands en France et Français en Allemagne après 1945 », études réunies par Thomas Keller, 2 (2002), n° 43, p. 65-73. Alfred Grosser a lui-même thématisé sa relation avec Joseph Rovan, rappelant que d’aucuns auraient voulu en faire des rivaux, et soulignant que la plus grande différence entre eux résidait dans les expé- riences qu’ils avaient faites pendant la Seconde Guerre mondiale : « Avoir eu vingt ans en 1938 ou avoir eu vingt ans en 1945 : la différence est grande […]. Joseph est d’abord l’aîné qui a vécu en adulte des années terribles pendant lesquelles j’ai vécu en adolescent », Alfred Grosser, « Témoignage pour l’aîné ou De la nature de l’optimisme », in : Frédéric Hartweg (éd.), À Joseph Rovan : penseur et acteur du dialogue franco­allemand, Paris, Documents, 1989, p. 2-54, ici p. 52. Le parcours de Rovan a aussi été mis en miroir de celui de son ami Carlo Schmid – un autre média- teur « allemand » des relations bilatérales et aussi, comme Rovan, un conseiller politique – et leurs 454 Revue d’Allemagne

RFA décerne un « prix Joseph Rovan » à des associations franco-allemandes qui se sont illustrées par leur engagement pour le dialogue culturel bilatéral (3). Si les travaux de recherche portant sur les relations franco-allemandes depuis 1945 lui consacrent de nombreuses pages ou chapitres, tant son activité fut fondamentale, nous ne disposons toujours pas d’une biographie scientifique de ce passeur de frontière. Mais Rovan a laissé derrière lui de précieux témoignages que les historiens connaissent bien. Citons notamment son ouvrage Contes de Dachau (1987) / Geschichten aus Dachau (1999), où il rend compte des expériences qu’il a vécues en tant que résistant déporté dans ce camp, et son autobiographie Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été Alle­ mand (1999) / Erinnerungen eines Franzosen, der einmal ein Deutscher war (2000), où il retrace et commente les principales étapes de sa vie et de ses engagements sur la base de ses souvenirs (4). S’il se montra avec l’âge sensible à la nécessité du témoignage, la pre- mière publication par laquelle il se fit remarquer date de l’automne 1945. C’était alors moins de Dachau, dont il était sorti depuis quatre mois à peine, qu’il voulait parler que de l’obsédante question : « Que faire de l’Allemagne ? ». À 27 ans, il portait le regard vers le présent et l’avenir. Il livra donc à la prestigieuse revue Esprit un article pro- grammatique intitulé « L’Allemagne de nos mérites ». Ce manifeste reste aujourd’hui l’un des textes fondamentaux de cette sortie de guerre. On peut saisir l’action future de Rovan au service des relations franco-allemandes à la lumière de cette publication. Le germaniste Hansgerd Schulte, qui a été son collègue à l’Institut d’allemand d’Asnières (Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle) et ami, a commenté : « Aus dieser Analyse ergab sich für Rovan seine Lebensmaxime, die deutsch-französische Kooperation in den Dienst der europäischen Einigung zu stellen. Er wird diese Forderung im wesentlichen in drei Bereichen verwirklichen : im politischen und organisatorischen Handeln, in seiner journalistischen und schriftstellerischen Tätigkeit und als Hoch- schulprofessor in Lehre und Forschung » (5). C’est pourquoi nous concentrerons ici notre propos sur Joseph Rovan dans la seconde moitié des années 1940 et au début des années 1950. Son parcours nous apparaît a posteriori d’une grande cohérence. L’origi- nalité de Rovan consiste à avoir multiplié les perspectives – une position dialectique

autobiographies comparées. Petra Weber souligne que, dans ces deux cas, l’autobiographie a pour but de contribuer à une éducation pédagogique d’autrui. Cf. Petra Weber, « Die deutsch-französischen Beziehungen im Spiegel von Autobiographien : Zum historischen Quellenwert der Erinnerungen Carlo Schmids und Joseph Rovans », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 33/4 (2001), p. 469-486, ici p. 469. 3 Voir notamment : http://www.vdfg.de/vdfg/auszeichnungen/joseph-rovan-preis/ 4 Petra Weber a finement analysé les ressorts de l’autobiographie de Joseph Rovan, ses apports, mais aussi ses limites ou ses biais en tant que source pour l’historien. Elle souligne combien le contexte des années 1990 a influencé l’écriture de Rovan, qui était alors plus soucieux des évolutions dans l’Allemagne tout juste réunifiée et de l’avenir de l’Europe que du rapprochement franco-allemand de l’immédiat après-guerre. Une fois encore, il tournait son regard vers le présent et l’avenir. Aussi son action auprès de Michelet au sujet des prisonniers de guerre allemands en France ou celle qu’il mena au sein du gouvernement militaire français en Allemagne sont très (trop) rapidement traitées au regard de leur importance historique. Au moment de la rédaction, Rovan avait aussi pris une distance certaine (il était devenu l’un des conseillers du chancelier chrétien-démocrate Helmut Kohl) par rapport à l’esprit « révolutionnaire » – ou tout au moins à sa sensibilité de gauche – qui le caractérisait alors. P. Weber, « Die deutsch-französischen Beziehungen im Spiegel von Autobiographien » (note 2), p. 478 sq. 5 H. Schulte, « Joseph Rovan », in : N. Colin et al. (éd.), Lexikon (note 1), p. 405-406, ici p. 405. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 455 pourrait-on dire : faire usage des expériences passées pour préparer l’avenir dans le présent ; agir alternativement – si ce n’est simultanément – comme acteur de la société civile et agent de l’État ; vouloir transformer les mentalités allemandes et françaises, penser ensemble l’Allemagne, la France et l’Europe ; dépasser la fausse opposition entre le peuple et la culture… Dans une première partie, nous montrerons comment il concevait la responsabilité de la France et des Français à l’égard de l’Allemagne et comment l’éducation populaire et la « réorientation » des prisonniers de guerre alle- mands lui ont paru être les instruments fondamentaux de la démocratisation de l’Alle- magne et des relations franco-allemandes. Alors qu’il avait essentiellement agi depuis la France de 1945 à 1947, les années suivantes, jusqu’en 1951, furent marquées par un changement de paradigme : il agit désormais depuis l’Allemagne, sans que son action au sein des services français d’occupation n’affaiblisse son sens critique sur la politique en cours. Ce sera l’objet de la deuxième partie. Enfin nous essaierons de dégager briè- vement les éléments hérités de cet immédiat après-guerre qui continuèrent à marquer son action au service des relations culturelles franco-allemandes dans la suite de sa vie et de sa carrière.

1. Joseph Rovan au sortir de la guerre : penser l’Allemagne et agir depuis la France À l’automne 1945, Joseph Rovan cumula trois fonctions : secrétaire de rédaction de la revue Esprit ; directeur du Centre de documentation de la culture populaire – orga- nisme commun aux deux associations « Travail et Culture » et « Peuple et Culture » ; collaborateur d’Edmond Michelet au ministère des Armées. En ces trois qualités, il s’est intensément saisi des problèmes allemands et des relations franco-allemandes – en particulier des relations culturelles et sociétales entre les deux peuples. L’analyse de ses activités au cours de cet immédiat après-guerre permet de dégager ce que le travail culturel et la culture signifiaient pour lui. Rovan et Esprit : penser l’avenir de l’Allemagne Au début du mois de septembre 1945, Rovan entra dans le cercle de la revue Esprit en tant que secrétaire de rédaction intérimaire. Le directeur de la publication, Emma- nuel Mounier (1905-1950), l’un des grands intellectuels catholiques (6), avait promis ce poste au philosophe Jean-Marie Domenach. Celui-ci n’étant alors pas immédia- tement disponible, Mounier se tourna vers Joseph Rovan, recommandé par Jean- Marie Soutou – ancien secrétaire de rédaction d’Esprit et figure importante de la Résistance (7). Mounier connaissait aussi personnellement Rovan, qui avait déjà publié quelques articles dans la revue avant 1939 (8). Depuis la guerre et son engagement dans la Résistance française, Rovan avait pénétré des cercles et réseaux intellectuels qui se caractérisaient par un catholicisme de gauche, tels qu’« Amitiés chrétiennes » ou

6 Cf. Christiane Falbisaner-Weeda, « Emmanuel Mounier », in : N. Colin et al. (éd.), Lexikon (note 1), p. 360-361 ; id., « Emmanuel Mounier et l’Allemagne », Revue d’Allemagne et des pays de langue alle­ mande, 21/2 (1989), p. 257-279. 7 Cf. Jean­Marie Soutou. Un diplomate engagé : Mémoires 1939­1979, édité par Georges-Henri Soutou, Paris, Éditions de Fallois, 2011. 8 Cf. Joseph Rovan, Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été Allemand, Paris, Seuil, 1999 (désormais : Mémoires), p. 235. 456 Revue d’Allemagne

« Témoignage chrétien » (9). À cela s’ajoutait le fait que Mounier s’intéressait person- nellement à la question de l’avenir des relations franco-allemandes. Porté par ces convictions, Mounier confia à Rovan la tâche d’analyser les évolutions en cours en Allemagne. Entre les deux hommes prit forme une relation marquée par le respect mutuel, qui resta cependant un peu froide et distante. C’est au moins ainsi qu’elle fut perçue par Rovan (Mémoires, p. 237). Toutefois, c’est moins par son rôle de secrétaire de rédaction qu’en tant qu’auteur et penseur de l’Allemagne et des nouveaux rapports franco-allemands que Rovan marqua Esprit. Le 1er octobre 1945 parut dans la revue l’article-manifeste « L’Allemagne de nos mérites » (10). La thèse, très audacieuse, est connue : Rovan en appelait les puissances d’occupation française et alliées à agir selon un point de vue moral, démocratique et universaliste. Il estimait que l’Allemagne à venir dépendrait très largement de la capacité des Alliés à faire de ce pays une démocratie. Les occupants se voyaient investis d’une responsabilité particulière à l’égard de l’Allemagne vaincue. Les Alliés et en particulier la France avaient le devoir d’offrir un avenir à l’Allemagne et pour cela devaient renoncer à la vengeance, ce qui allait à rebours des émotions les plus parta- gées de l’époque (11) : « Mais plus la France a souffert de l’Allemagne […], plus elle se doit de ne pas faire souffrir l’Allemagne par des injustices et des désordres de même essence que ceux que l’Allemagne lui a infligés » (p. 532). Rovan,malgré Dachau – mais surtout à cause de Dachau – exigeait encore davantage, une forme d’empathie de la victime pour son ancien bourreau : « Nous ne pouvons tenter de rééduquer l’Alle- magne sans une attention passionnée et respectueuse à l’esprit allemand » (p. 539). Il lui assignait aussi le devoir d’exemplarité : « Plus nos ennemis avaient terni la figure humaine, plus nous sommes tenus à la respecter en eux et même à l’embellir » (p. 534). L’Allemagne nazie – et il entendait par là non seulement la barbarie des bourreaux, mais aussi le consentement par indifférence des « gens ordinaires » – doit servir de repoussoir : « Quand de grandes souffrances et de grands tourments bouleverseront notre zone d’occupation (et comment échappera-t-elle à la famine quand la France se nourrit à peine ?), les Français resteront-ils à l’écart, fermant les yeux, comme les habitants de Dachau quand passaient les déportés ? » (p. 534). Les expériences de la guerre – occupation, Vichy, Résistance, déportation et en particulier sa propre expé- rience à Dachau – auxquelles Rovan se réfère de manière explicite et récurrente ont renforcé ses convictions éthiques et universalistes : « L’expérience que nous ramenons des camps de déportation et d’extermination nous met en garde contre toutes les

9 Cf. E. Picard, « Médiation franco-allemande ou intégration réussie ? » (note 2), p. 69 ; cf. François et Renée Bédarida, « Une Résistance spirituelle : Aux origines du ‘Témoignage chrétien’ 1941-1944 », Revue d’histoire de la deuxième guerre mondiale et des conflits contemporains, 61 (1966), p. 3-33. 10 Joseph Rovan, « L’Allemagne de nos mérites », Esprit, n° 115, octobre 1945, p. 529-540. 11 Dans sa très récente thèse de doctorat, Henning Fauser rappelle combien l’idée de la revanche et de la vengeance était présente dans l’opinion publique française au lendemain de la guerre, y compris chez les anciens déportés et concentrationnaires. Il note que l’article de Rovan n’eut guère d’écho – quand il ne fut pas mal accueilli – dans les associations d’anciens déportés. Henning Fauser, « Représentations de l’Allemagne et des Allemands chez d’anciens concentrationnaires en France », thèse dirigée en cotutelle par Annette Wieviorka (CNRS-Paris 1-Panthéon-Sorbonne) et Dorothee Röseberg (Martin- Luther-Universität Halle-Wittenberg), soutenue à Paris le 15 décembre 2015, p. 85. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 457 abdications de l’esprit » (p. 534). Dans cet article, on pressent déjà – mais à l’automne 1945 Rovan ne peut ou ne veut l’énoncer si abruptement – la thèse selon laquelle la Deuxième Guerre mondiale aurait été avant tout une guerre civile européenne : « Entre les hommes de la volonté de puissance, appuyés sur toute la foule des inconscients et des indifférents, et ceux qui exaltent la dignité de l’homme, le combat continue » (p. 534-535). Il condamne tant Vichy que l’Allemagne nazie (12) et tente de dépasser la perspective nationale en parlant des « hommes », mais il n’ose encore affirmer – comme il le fera ultérieurement – les solidarités transnationales (13). Relevons enfin que dans cet article s’exprime déjà la conscience profonde d’une interdépendance histo- rique franco-allemande indépassable : la France est « tutrice » de l’Allemagne ; elle a « charge d’Allemagne » et l’Allemagne est sa « pupille » ; « L’Allemagne nous a prouvé la solidarité de nos destins » (p. 534). Notons ici qu’il n’est pas encore question d’Europe et que cet article est une réflexion d’ensemble sur l’attitude morale de la France en Allemagne : il traite des grands principes de l’occupation et de la rééducation (ce qu’on peut résumer ainsi : enseigner les Droits de l’homme en respectant l’Allemagne et les Allemands) ; en aucun cas Rovan ne dresse un catalogue de mesures concrètes à prendre en Allemagne occupée. Si la postérité à long terme de cet article d’octobre 1945 a été considérable, on sait beaucoup moins que « L’Allemagne de nos mérites » est en fait une série de trois contributions du même nom, parues respectivement dans Esprit en octobre 1945, décembre 1946 et mai 1949 (14). L’article de la fin 1946, portant le sous-titre « Un an après », est un remarquable bilan, concret, doublé d’une réflexion sur le ôler des per- ceptions croisées des vainqueurs et des vaincus (15). Il porte un regard sobre sur la situa- tion politique, économique et sociale des deux pays et dévoile les dangers du « métier d’occupant ». Rovan relève en premier lieu que les deux pays sont sortis misérables de la guerre. Pour la France, en tant que vainqueur et puissance d’occupation, la misère constitue une situation dangereuse. D’une part, elle accroît les risques de vengeance et de ressentiment : « Vaincue, pillée, martyrisée, la France occupante peut tenter de venger la France occupée. Elle a pris sa revanche, elle prend sa revanche » (p. 787). D’autre part, il est particulièrement difficile à une France rtieso tellement appauvrie de la guerre de faire face à la misère de l’Allemagne. C’est là une des différences impor- tantes avec les autres puissances d’occupation, surtout occidentales. Rovan souligne ensuite que, pour compenser l’incontestable perte de pouvoir et le sentiment toujours

12 « Nous avons pour l’avoir appris de l’occupation allemande et de l’arbitraire vichyssois ce que nous souhaitons ne plus jamais revoir, ni chez nous ni chez autrui » (p. 125). 13 Relatant son expérience à Dachau, Rovan écrit : « À nos yeux, les prisonniers politiques allemands étaient nos forces de combat contre les gens de Vichy et ceux de la ‘Légion’ les alliés de nos adversaires nazis. Ce fut là une différence essentielle par rapport à la Première Guerre mondiale. La Seconde fut, à beaucoup d’égards, une guerre civile européenne », Joseph Rovan, France­Allemagne 1945. Bâtir un avenir commun (conférence de 1998, parution en 2000), www.futuribles.com/PAX/Rovan.doc. 14 Petra Weber a été l’une des premières à attirer l’attention sur ce fait et à souligner que Rovan avait occulté les « suites » de l’article d’octobre 1945 dans ses mémoires, donnant ainsi une version beau- coup plus lisse et linéaire du rapprochement franco-allemand. P. Weber, « Die deutsch-französischen Beziehungen im Spiegel von Autobiographien » (note 2), p. 480-485. 15 Joseph Rovan, « L’Allemagne de nos mérites II. Un an après », Esprit, 14, décembre 1946, p. 787-796. 458 Revue d’Allemagne douloureux d’avoir été vaincu, l’occupant français peut être tenté de mener une poli- tique de prestige surdimensionnée et mal inspirée (nourrie de parades militaires et sombrant dans la propagande). Il critique « l’esprit colonialiste et militariste » de bien des membres du gouvernement militaire français en Allemagne et dénonce une « vice- royauté mi-coloniale mi-féodale » (p. 794). À cela s’ajoute que Paris n’a pas d’idée claire de sa politique allemande comme de sa politique d’occupation ! En décembre 1946, Joseph Rovan ne faisait pourtant pas partie de ceux qui pen- saient que la politique d’occupation avait échoué. En marge des risques ou excès et des nécessaires mesures répressives prises par l’occupant français, il identifiait des éléments positifs : on travaillait à la reconstruction et à la rééducation. La tâche prin- cipale de l’occupant était, selon lui, celle de « rééducateur » à la démocratie, à la liberté et à l’esprit critique. L’occupant devait être « une autorité essentiellement civique et pédagogique » elle-même exemplaire (thème longuement développé dans le premier article d’octobre 1945). Sa définition de l’« administrateur rééducateur » est audacieuse et, pour l’époque, dérangeante : « Il est à la fois le représentant de la France vaincue et victorieuse et de la démocratie dont les Allemands, selon le cas, n’attendent rien ou attendent tout » (p. 793). Rovan louait le travail de la direction de l’Éducation publique (DEP) du gouvernement militaire, responsable notamment des questions de jeu- nesse, dont les collaborateurs pratiquaient « une pédagogie active » (p. 793). Aussi, en conclusion, voyait-il encore une « chance de la France ». Il s’agissait de « rétablir l’esprit d’entente internationale par la construction d’une société nouvelle, qui devra affronter les mêmes difficultés et les mêmes ennemis » (p. 795). La solidarité de destin se précise : elle n’est plus seulement le constat résultant des drames du passé, mais elle revendique un avenir pacifique. Celui-ci n’est pas encore clairement énoncé. Rovan ne parle tou- jours pas d’Europe. Son souci est de ne pas aggraver les tensions déjà très perceptibles entre les Soviétiques et les Occidentaux : « La France seule a intérêt à ne pas élargir le fossé qui – en Allemagne, à travers l’Allemagne, à travers chaque Allemand – tend à séparer l’Est et l’Ouest » (p. 796). Ce bilan de la fin 1946 est ambivalent, mais non dépourvu d’espoir. L’action qui lui paraissait la plus positive était précisément celle pour laquelle il devait peu après s’engager auprès du gouvernement militaire : la jeunesse et la culture populaire. Avant d’analyser le rôle de Rovan en tant que collaborateur des services éducatifs en zone française d’occupation, et pour mieux saisir son apport et ses méthodes, il faut prendre en compte deux autres aspects de ses activités dans l’immédiat après-guerre en faveur de l’éducation populaire et de la réorientation des prisonniers de guerre allemands. L’engagement associatif au service de la jeunesse et de l’éducation populaire Quand Rovan écrivit la deuxième partie de « L’Allemagne de nos mérites », il connaissait bien la politique française de « rééducation du peuple allemand » – comme on disait à l’époque – ainsi que la « pédagogie active » pratiquée en France (16). Déjà

16 Voir à ce sujet Corine Defrance, La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin, 1945­1955, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1994 ; Stefan Zauner, Erziehung und Kulturmission. Frankreichs Bildungspolitik in Deutschland 1945­1949, Munich, Oldenbourg, 1994 ; Jacqueline Plum, Französische Kulturpolitik in Deutschland 1945­1955. Jugendpolitik und interna­ tionale Begegnungen als Impulse für Demokratisierung und Verständigung, Wiesbaden, DUV, 2007. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 459 avant la guerre et sous l’influence de l’écrivain Jean Giono, il s’était passionnément intéressé à la question de la « culture populaire ». Même son engagement en Résis- tance résultait de la conviction selon laquelle la défaite de juin 1940 reflétait l’échec d’une « culture trop abstraite, trop intellectuelle, trop bourgeoise – à la fois élitiste et citadine » (Mémoires, p. 153). Certes, il était tout à fait conscient de l’ambiguïté de la culture de la jeunesse et de l’éducation populaire : « Le langage de Vichy, de la ‘révolu- tion nationale’, se confondait au moins partiellement avec le nôtre » (Mémoires, p. 154). Mais dans le mouvement de Résistance auquel il avait appartenu, « Jeune France » (17), ainsi qu’à l’École des cadres d’Uriage (organisation intellectuelle et élitiste, proche de la Résistance depuis la fin 1942) (18), on n’avait pas accepté la défaite et on avait refusé la collaboration. En juin 1945, quand Rovan revint de Dachau où il avait passé onze mois, son ami et mentor Jean-Marie Soutou lui proposa de travailler pour l’association « Travail et Culture » (TEC). Il s’agissait d’une organisation issue de la Résistance, pla- çant au centre de ses activités la musique et l’art (19). Rovan était chargé des contacts de TEC avec le gouvernement et avec d’autres organisations sociétales similaires agissant dans le champ de la culture populaire. À partir de 1946, il prit ses distances avec TEC, quand l’influence de la CGT, procommuniste, devint trop grande à son goût. Il se tourna alors vers « Peuple et Culture » (PEC), une autre association fondée en 1944 par d’anciens résistants et membres de l’École des cadres d’Uriage. « Peuple et Culture » se vouait à la formation intellectuelle et culturelle des jeunes adultes. L’organisation inno- vait par ses méthodes : ciné-clubs, conférences, manifestations artistiques, usage des médias, etc. (20). Sa devise, à laquelle Rovan se référa inlassablement, était de « rendre le peuple à la culture et la culture au peuple ». Rovan travailla à « Peuple et Culture » de 1945/46 jusqu’à la fin des années 1970 (21). Si les archives de l’association (PEC) sont conservées aux Archives départementales du Val-de-Marne à Créteil, les activités menées par Rovan dans ce cadre restent à ana- lyser dans le détail. Mais une étude pionnière de Marie-Bénédicte Vincent a montré

Pour un résumé très succinct de la « politique de rééducation » française en Allemagne, voir Corine Defrance, « Rééducation du peuple allemand », in : Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, diri- gée par Guillaume Piketty et Jean-François Muracciole, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2015, p. 1094-1096. 17 Véronique Chabrol, « L’ambition Jeune France », in : Jean-Pierre Rioux (éd.), Politiques et pratiques culturelles dans la France de Vichy, Cahiers de l’Institut d’histoire du Temps Présent, n° 8, 1988, p. 115-116. 18 Cf. Bernard Comte, « L’École nationale des cadres d’Uriage, une communauté éducative non confor- miste à l’époque de la Révolution nationale (1940-1942) », thèse de l’Université de Lyon II, 1987 ; Antoine Delestre, Uriage, une communauté dans la tourmente (1940­1945), Nancy, Presses univer- sitaires de Nancy, 1989 ; John Hellmann, The Knight-monks of Vichy France : Uriage (1940-1945), Montréal, Mac Gill University Press, 1993. 19 J. Plum, Französische Kulturpolitik in Deutschland (note 16), p. 54-61 ; voir également J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 250. 20 Jean-François Chosson (éd.), Peuple et Culture 1945-1995. 50 ans d’innovation au service de l’éduca- tion populaire, Paris, PEC, 1995. 21 J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 154-155 ; 246-260. Voir aussi Joseph Rovan, « Les associations de jeunes au service de l’entente franco-allemande », in : Gilbert Krebs, Hansgerd Schulte (éd.), Passe- relles et passeurs. Hommages à Gilbert Krebs et Hansgerd Schulte, Asnières, PIA, 2002, p. 289-292. 460 Revue d’Allemagne que Rovan avait été le principal orchestrateur des relations internationales de l’asso- ciation (22). Il plaida pour l’engagement systématique de PEC en Allemagne de l’Ouest, ce qu’il défendit, devant des militants initialement très réservés, par l’importance essentielle de la question de la démocratisation de l’Allemagne. Mais la notion d’Eu- rope resta une pierre d’achoppement au sein de l’organisation jusqu’aux années 1960. Rovan concevait une Europe la plus large possible, pratiquement une Europe géogra- phique. Il n’entendait pas si facilement renoncer aux contacts avec l’Europe de l’Est ni avec la zone d’occupation soviétique devenue la République démocratique allemande à l’automne 1949 (23). Trois ans après avoir publié la deuxième partie de « L’Allemagne de nos mérites », il ne voulait pas jeter de l’huile sur le feu de la guerre froide. Au sein de « Travail et Culture » comme de « Peuple et Culture » et de leur centre de documentation commun, Rovan fut dès le départ la personne chargée de tout ce qui avait trait à l’Allemagne. Au printemps 1946, il reçut la visite de Jacques Deshayes, chef du bureau Jeunesse, Sport et Éducation populaire du gouvernement militaire français pour le pays de Bade. Ce dernier avait lu son article d’octobre 1945 dans Esprit ainsi que d’autres de ses rapports parus dans des publications de TEC et PEC. Il l’invita à venir donner des conférences en Allemagne, à y animer des séminaires pour le person- nel d’encadrement des universités populaires, à développer des programmes culturels. Pendant un an et demi, Rovan travailla comme expert et collaborateur extérieur de la direction culturelle du gouvernement militaire français en Allemagne. Les princi- paux membres de « Peuple et Culture » (Joffre Dumazedier, Benigno Caceres, Chris Marker, Jean-Marie Serreau, André Bazin) s’impliquèrent à ses côtés dans les activités menées en Allemagne, et les contacts de « Peuple et Culture » avec le pays voisin se développèrent progressivement au point de devenir un axe fort de l’organisation (24). À cette époque, Rovan entra en contact avec différents membres du gouvernement mili- taire, acteurs de la politique française d’occupation, et se familiarisa avec les initiatives entreprises. Dès l’automne 1945, il avait fait connaissance du père jésuite Jean du Rivau – fondateur du Bureau International de Liaison et de Documentation (BILD) et des revues jumelles Documents et Dokumente (1945) (25). Le BILD jouerait ultérieurement un rôle toujours plus important dans la vie de Rovan. À partir de 1946, il organisa plu- sieurs rencontres franco-allemandes de jeunesse dans la zone française. En 1947, il prit part à la première rencontre bilatérale d’écrivains, initiée par du Rivau (26). Il rencontra

22 Marie-Bénédicte Vincent, « Les dimensions européennes d’un projet d’éducation populaire : l’asso- ciation Peuple et Culture de 1944 au seuil des années 1970 », in : Yves Dénéchère et Marie-Bénédicte Vincent (éd.), Vivre et construire l’Europe à l’échelle territoriale de 1945 à nos jours, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 85-98. 23 Ibid., p. 91-96. 24 J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 259 et 266. 25 Cf. Dominique Bourel, « Jean du Rivau » et « Bureau international de liaison et de documentation (BILD) », in : N. Colin et al. (éd.), Lexikon (note 1), p. 396-397 et p. 146-147 respectivement ; dans le même ouvrage, voir Martin Strickmann, « Dokumente /Documents », p. 214-215 ; voir encore Raïssa Mézières, « Documents, revue des questions allemandes, et l’idée européenne, 1945-1949 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin (Université de Paris I­Panthéon­Sorbonne), 5 (1998), p. 33-50. 26 Cf. Martin Strickmann, « Deutsch-französische Schriftstellertreffen », in : N. Colin et al. (éd.), Lexikon (note 1), p. 196-198 ; René Wintzen, « Les rencontres franco-allemandes d’écrivains (1945- 1984) », Allemagne d’Aujourd’hui, 112 (1990), p. 93-103. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 461 alors les deux intellectuels Eugen Kogon, survivant de Buchenwald, et Walter Dirks (directeurs des Frankfurter Hefte), avec lesquels il se lia d’amitié et coopéra des années durant (ils organisèrent ensemble les entretiens européens, mis sur pied par le syndicat ouest-allemand DGB à Recklinghausen) (27). Aux côtés d’Edmond Michelet : Rovan et les prisonniers de guerre allemands en France Depuis son arrivée à Dachau en juillet 1944, Joseph Rovan s’était lié d’amitié avec Edmond Michelet, interné au camp depuis septembre 1943 (28). Rovan fut l’un de ses plus étroits collaborateurs. Nommé « Kapo » au fichier central du camp, en raison de son excellente connaissance de la langue allemande – un poste clé dans la « hié- rarchie » des détenus –, il avait secondé son aîné dans l’organisation de la communauté française (29). Quand Michelet fut nommé ministre des Armées en 1946, il demanda aussitôt à Rovan d’entrer à son cabinet. Il lui confia en particulier le dossier des pri- sonniers de guerre allemands en mains françaises. Ils étaient presque un million (30). En tant que chrétiens et anciens déportés, Michelet et Rovan entendaient améliorer les conditions de vie matérielle très dures des prisonniers de guerre dans les camps français et notamment répondre aux problèmes d’approvisionnement – ce qui s’avéra particulièrement difficile (31). Rovan avait pour mission de veiller à ce qu’il n’y ait jamais en France de « petit Dachau » (Mémoires, p. 214). Une fois encore on saisit combien l’expérience concentrationnaire fut sa boussole intérieure. Rovan s’engagea avec ferveur pour la « réorientation culturelle des Allemands prisonniers » (Mémoires, p. 218) (32). À ce moment-là étaient expérimentées des méthodes de formation des futures élites allemandes. Ainsi, au camp de prisonniers de Chartres, une sorte de faculté catholique avait été constituée pour recruter et former de futurs prêtres alle- mands. Cette action fut initiée et conduite par l’abbé Franz Stock (33). À Montpellier, on formait des pasteurs protestants dans un camp de prisonniers. Aussi Rovan proposa-t- il à Michelet de mettre sur pied, sur un modèle similaire, un camp pour jeunes officiers désireux de participer au développement démocratique de l’Allemagne. C’est ainsi que fut fondé le camp de Saint-Denis, près de Paris. Au départ, seulement sept officiers se portèrent volontaires pour cette expérience. Jusque vers 1947/48, ils furent environ 220 anciens officiers de laWehrmacht à passer par Saint-Denis. Rovan y organisait des conférences, des débats avec d’anciens résistants et déportés, avec des personnalités politiques comme Michelet, Mounier ou même le chef du parti communiste Maurice

27 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 290. 28 Cf. Edmond Michelet, Rue de la Liberté, Paris, Seuil, 1955. 29 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 190-213 (ici p. 195 sq.) ; id., Contes de Dachau, Paris, Julliard, 1987. 30 Cf. Fabien Théofilakis, Les prisonniers de guerre allemands, France 1944­1949, une captivité de guerre en temps de paix, Paris, Fayard, 2014. 31 Ibid., p. 79-80. Claudia Moisel a rappelé que cette question du traitement des prisonniers de guerre allemands en France avait fait l’objet d’une polémique dans la presse dans les années 1980, à laquelle Rovan avait répondu en souhaitant que les chercheurs s’emparent de la thématique. Cf. C. Moisel, « Joseph Rovan. Ein bürgerliches Leben » (note 1), p. 124-125. 32 Plus généralement, voir J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 214-226. 33 Cf. Doris Hilber, « Le séminaire des prisonniers de Chartres, 1945-1947 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 23/4 (1991), p. 487-497. 462 Revue d’Allemagne

Thorez. Il fonda en son sein une bibliothèque avec accès libre à la presse. Au camp de Saint-Denis séjourna notamment Walter von Cube. Il avait été directement recruté par Rovan et il fut libéré très rapidement, car les autorités françaises en zone d’occupation avaient besoin d’une personnalité compétente pour gérer le Südwestfunk, station de radio qu’ils avaient fondée en 1946 à Baden-Baden. Rovan leur envoya von Cube et c’est ainsi que naquit une longue et amicale coopération entre les deux hommes (Mémoires, p. 223). Dans ses Mémoires, Rovan confie que le mot rééducation ne lui a jamais plu et qu’il lui a toujours préféré le terme de « réorientation » (cependant dans les trois volets de « L’Allemagne de nos mérites », il parle constamment de « rééducation »). Il s’agissait en réalité d’une « auto-réorientation », certes encadrée (34). Son engagement pour les anciens officiers et les méthodes utilisées sont le prolongement de son travail mené pour « Travail et Culture » et « Peuple et Culture » (Mémoires, p. 221). Quand Rovan fut appelé par Michelet à son cabinet, il n’avait pas encore la natio- nalité française. Ce n’est qu’en octobre 1946 qu’il fut officiellement naturalisé (35), alors qu’il était arrivé à Paris en 1934 comme jeune émigré allemand d’origine juive (mais d’une famille convertie de longue date au protestantisme). Depuis son adolescence (il avait 16 ans en 1934) il s’était toujours davantage senti français (36). Dans ses Mémoires, il rapporte comment, à la fin de l’été 1940, il avait eu une opportunité d’émigrer aux États-Unis. Il ne la saisit pas, parce qu’il n’était pas prêt à reprendre le chemin de l’exil. Il commenta : « Ce jour-là, j’ai vraiment fait un choix de vie et un choix de pays. Dans un certain sens, c’est ce jour-là que je suis devenu français » (p. 141). Quand Rovan quitta le ministère, en février 1947, suite à la constitution du gouver- nement Ramadier, il poursuivit cependant son action auprès des prisonniers de guerre allemands. L’historien Henri Brunschwig, chef du service des émissions en langue allemande à la Radiodiffusion française, avait mis sur pied des émissions à destination de l’Allemagne et des Allemands. Jusqu’en 1948, Rovan anima des émissions pour les prisonniers de guerre allemands. Dans sa belle étude, Sara Wlodarczyk a mis en lumière le rôle des spécialistes de l’Allemagne au service de la radio après 1945 (37). Elle a en particulier analysé les activités de Rovan. Ce dernier commentait la situa- tion politique, militaire, économique et culturelle en France comme en Allemagne. Il répondait à des questions posées par des prisonniers de guerre et une correspondance importante s’est établie entre l’animateur et ses auditeurs prisonniers de guerre ! Sara Wlodarczyk a insisté sur le rôle de Rovan les encourageant à rester en France après leur libération en tant que « travailleurs libres » et à devenir ainsi des médiateurs entre

34 J. Rovan, France­Allemagne 1945 (note 13). 35 J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 216 et 265. 36 « Je n’ai pas eu la moindre difficulté, dès le début, à me sentir français ; je l’étais par destination », Mémoires (note 8), p. 100. 37 Cf. Sara Wlodarczyk, « Comprendre et expliquer l’Allemagne. Prises de parole de spécialistes fran- çais à la radio de 1945 au milieu des années 1960 », sous la direction de Vincent Duclert et Edgar Wolfrum, EHESS / Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg, mémoire de master 2, mai 2014. Voir aussi Sara Wlodarczyk, « La radiodiffusion française et le Südwestfunk. Aspects de l’émergence d’un dia- logue radiophonique franco-allemand après 1945 », in : Dietmar Hüser, Ulrich Pfeil (éd.), Populär­ kultur und deutsch­französische Mittler / Culture de masse et médiateurs franco­allemands, Bielefeld, Transcript, 2015, p. 127-137. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 463 les deux pays : « Votre travail avec des travailleurs libres aidera aussi la cause de la liberté en Allemagne. C’est pourquoi nous nous réjouissons aujourd’hui ensemble de voir des prisonniers devenir travailleurs libres » ou bien encore « Mes auditeurs, en terminant, je voudrais vous dire que toutes ces décisions concernant cette œuvre ont pour but la réconciliation et la compréhension mutuelle entre notre peuple et tous les autres peuples du monde entier » (38). À la radio, il a toujours insisté sur une mission commune, franco-allemande, pour établir la paix. Il s’est engagé pour une réconcilia- tion, qui ne devait pas être seulement franco-allemande, mais unir « tous les peuples du monde » (39). Ces appels lancés dès 1947 montrent combien Rovan était un pionnier en pensant que les prisonniers de guerre pouvaient constituer un vivier pour le rap- prochement et la réconciliation (40). Ces émissions furent sa première expérience avec les médias. Ceux-ci devaient par la suite prendre une place très importante dans sa vie.

2. Joseph Rovan, acteur et observateur critique de la politique française en Allemagne Fin 1947, Joseph Rovan se retrouva pratiquement sans travail. Ses fonctions au minis- tère des Armées avaient pris fin depuis quelques mois ; il était encore au comité de direction de « Peuple et Culture », mais il n’en était plus salarié, ayant démissionné de ses fonctions suite à des querelles politiques internes (41). À Esprit, Domenach avait pris son poste de secrétaire de rédaction comme prévu, mettant fin ainsi à l’intérim Rovan. L’une des dernières activités qu’il organisa à la fin de l’année, en tant que membre de l’équipe de « Peuple et Culture », fut une rencontre franco-allemande au Titisee, en Forêt Noire, avec des lecteurs français en poste dans les universités allemandes. Elle portait sur la question du film, du théâtre et de la musique dans l’éducation popu- laire (42). Raymond Schmittlein – chef de la Direction de l’Éducation Publique (DEP) – assista à cette manifestation et lui proposa alors de rejoindre officiellement les services culturels du gouvernement militaire à Baden-Baden (43).

38 Cf. S. Wlodarczyk, « Comprendre et expliquer l’Allemagne » (note 37), p. 145-147, Retranscriptions de deux émissions de Rovan au Südwestfunk, sans date [1947], p. 242-249. 39 Ibid., p. 245. 40 Fabien Théofilakis a montré que les prisonniers de guerre allemands en France n’avaient pas eu conscience dans cet immédiat après-guerre, ni même après, de pouvoir être des artisans « politiques » du rapprochement bilatéral. C’est un récit qui s’est construit bien plus tard alors que se forgeait le « mythe » de la réconciliation franco-allemande. Voir Fabien Théofilakis, « D’un après-guerre à un avant-paix : le rapprochement franco-allemand face à l’expérience des prisonniers de guerre allemands en mains françaises (1945-1948) », in : Corine Defrance, Michael Kissener, Pia Nordblom (éd.), Wege der Verständigung zwischen Deutschen und Franzosen nach 1945. Zivilgesellschaftliche Annähe­ rungen, Tübingen, Narr-Verlag, 2010, p. 57-72. Au sujet de l’instrumentalisation du rôle des prison- niers de guerre dans le récit de la réconciliation franco-allemande, voir Ulrich Pfeil, « ‘Alles begann mit der Jugend’ : die Städtepartnerschaft zwischen Saint-Étienne und Wuppertal » in : C. Defrance et al. (éd.), Wege der Verständigung, op. cit., p. 205-222. L’auteur montre comment, dans les années 1980, l’origine du jumelage fut soudain attribuée à l’initiative des anciens prisonniers de guerre, tandis qu’il résultait en réalité d’un échange scolaire. 41 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 271. 42 Cf. M.-B. Vincent, « Les dimensions européennes d’un projet d’éducation populaire » (note 22), p. 89. 43 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 263, 271. 464 Revue d’Allemagne

Rovan et la section « Jeunesse et culture populaire » du gouvernement militaire De janvier 1948 à la fin 1951, Rovan fut le chef du bureau de l’« Éducation populaire » à la direction de l’Éducation publique, d’abord installée à Baden-Baden (jusqu’en 1949) puis à Mayence (de 1949 à la fin 1951). Ainsi le médiateur issu de la société civile devenait un acteur officiel de la politique culturelle menée par le gouvernement militaire français en Allemagne. Il opta pour ce changement de statut, parce qu’il pensait alors que c’était à ce poste « officiel » qu’il pourrait le plus efficacement poursuivre son engagement en faveur de la démocratisation et de la compréhension entre les peuples. Il est vrai qu’étant donné sa situation professionnelle précaire, il n’avait alors qu’une marge de manœuvre réduite ! Dans ses Mémoires, il précisa : « Nous étions en Allemagne pour aider ceux des Allemands dont le passé nazi ne les excluait pas à bâtir une nouvelle démocratie et à créer une solidarité désormais inébranlable entre nos deux peuples » (p. 285). Au sein du gouvernement militaire, Rovan avait la pleine confiance de son chef direct, Charles Moreau, responsable de la section « Jeunesse et Culture populaire » et du directeur Raymond Schmittlein. Les deux lui laissèrent une grande liberté d’action et lui accordèrent des crédits importants pour mener ses initiatives dans la zone française et aussi, sur demandes alliées, en zones anglo-américaines (44). Il devait informer les responsables allemands d’universités populaires de tout ce qui avait trait à l’éducation populaire en France, des méthodes modernes d’acquisition des langues étrangères ainsi que des différents programmes culturels concernant la France.Rovan se chargea aussi de recruter des lecteurs français pour les universités populaires allemandes (45). De 1946 à 1950, une trentaine de jeunes lecteurs français travaillèrent dans les universités popu- laires de zone française (46). Ils y enseignaient le français et organisaient des cours ou des conférences sur divers aspects de la culture française. Ils jouaient aussi un rôle impor- tant en dehors même du cadre des Volkshochschulen en tant qu’« ambassadeurs » auprès des milieux sociaux les moins favorisés (47). Ultérieurement, Rovan a toujours insisté sur le fait que les Volkshochschulen étaient des institutions allemandes et n’avaient pas été « imposées » par les Français. Cependant, comme l’a montré Jacqueline Plum, Rovan a contribué à la fondation d’établissements d’éducation populaire et il en a développé le rayon d’action et l’impact social. Selon les directives du gouvernement militaire, ces universités populaires devaient se tenir en dehors des influences eligieusesr et poli- tiques : « en public, elles devaient afficher leur neutralité et rechercher le soutien des syndicats et des administrations municipales » (48). Bientôt Rovan organisa des voyages d’information en France et mit sur pied des pro- grammes pour la rééducation (ou réorientation) des anciens « cadres » des mouvements

44 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 269 ; au sujet des crédits attribués aux activités de jeunesse, voir Corine Defrance, « Éléments d’une analyse de la politique culturelle française en Allemagne à travers son financement, 1945-1955 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 23/4 (1991), p. 499-518. 45 Cf. Emmanuelle Picard, « Des usages de l’Allemagne. Politique culturelle française en Allemagne et rapprochement franco-allemand 1945-1963 », thèse de doctorat sous la direction de Jean-Pierre Azéma, Institut d’études politiques de Paris, soutenue le 16 janvier 1999, p. 206. 46 Cf. Joseph Rovan, « Les relations franco-allemandes dans le domaine de la jeunesse et de la culture popu- laire (1945-1971) », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 4/3 (1972), p. 675-704, ici p. 682. 47 Cf. J. Rovan, « La culture populaire en Allemagne », Allemagne (Bulletin d’information du Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle), n° 6, 1er avril 1950, p. 4. 48 Cf. J. Plum, Französische Kulturpolitik in Deutschland (note 16), p. 121. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 465 de jeunesse nazis (Hitlerjugend et Bund Deutscher Mädel) (49). Fin 1948, il fonda l’Insti- tut de rencontres internationales (Institut für internationale Begegnungen) de Fribourg, organisation de la société civile qui entendait poursuivre les activités de jeunesse du gouvernement militaire français. Il voulait aussi faire connaître dans les pays tiers les expériences franco-allemandes : des Néerlandais, des Italiens prirent part aux ren- contres de l’Institut de Fribourg. Dans ses Mémoires, il écrit : « Nous pensions […] dès ce moment, que la construction de la démocratie allemande et la réconciliation franco- allemande devaient s’inscrire dans un cadre élargi, européen » (p. 271), en ajoutant qu’il n’avait jamais pu se résoudre à accepter la séparation Est-Ouest ! Il n’a jamais tenté de gommer cette utopie de sa jeunesse et, avant la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, il a même réaffirmé son rêve d’une Europe unie, mais en modifiant substan- tiellement son argumentation. Alors qu’en décembre 1946, dans « L’Allemagne de nos mérites (II) » il avait écrit : « La France, nation de l’Ouest, sait que la construction du socialisme est chimère et mensonge si elle est tentée contre les nations soviétiques et les pays qu’elles viennent de libérer » (p. 796) – ce qui était l’expression de son ancrage dans la gauche (catholique) de l’échiquier politique –, il écrivit en 1987 dans les Contes de Dachau : « L’existence misérable partagée à Dachau avec une grande majorité de ressortissants des pays de l’Europe orientale […] m’a rendu à jamais incapable de me résigner à une Europe qui ne comprendrait que des composantes occidentales » (p. 74). À l’espérance politique avait succédé l’exigence civilisationnelle issue de l’expérience concentrationnaire, mais à plus de 40 ans de l’événement. Quand le haut-commissariat français en Allemagne succéda en 1949 au gouverne- ment militaire, Rovan disposa de moyens financiers encore accrus pour poursuivre son action nettement orientée vers l’avenir (50). Il mit sur pied une équipe de « lecteurs ambulants » pour les universités populaires, organisa des voyages en France pour le personnel allemand en charge de l’éducation populaire et des ciné-clubs, ainsi qu’un grand nombre de colloques et conférences. En 1949, il orchestra l’une des plus importantes rencontres de jeunesse de l’immédiat après-guerre, qui se tint à Vlotho, en zone d’occupation britannique : ses collègues anglais l’avaient prié d’organiser cet événement pour leur faire connaître les méthodes françaises en matière d’éducation populaire et de rencontres de jeunesse (51). Pendant son séjour en Allemagne, Rovan travailla régulièrement pour la station radio Südwestfunk (SWF), notamment pour l’émission « Wir jungen Menschen » et pour d’autres émissions à caractère politique. Ainsi, en 1949, il commenta les pre- mières élections au Bundestag organisées peu après la fondation de la République fédérale. Pour la jeune génération, ce média représentait un instrument idoine : il per- mettait de toucher un public large et pas seulement les intellectuels. Il était le vecteur privilégié – l’outil par excellence de la culture populaire (52) !

49 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 272, 283, 313, 50 Cf. C. Defrance, « Éléments d’une analyse » (note 44), p. 516. 51 Cf. J. Plum, Französische Kulturpolitik in Deutschland (note 16), p. 121 sq. 52 Cf. S. Wlodarczyk, « Comprendre et expliquer l’Allemagne » (note 37), p. 44 ; J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 280. 466 Revue d’Allemagne

Dans ses Mémoires, Rovan rapporte qu’en 1952, il rentra de Mayence à Paris avec un grand nombre de cartons d’archives et de matériel divers sur ses activités en Allemagne entre 1946 et 1951. À la fin des années 1990, alors qu’il travaillait à son autobiogra- phie, ces cartons étaient encore dans la cave de sa maison. Mais, d’après les inventaires, ces cartons ne figurent plus dans le fonds Rovan conservé aux archives de l’Institut pour la Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC), à l’Abbaye d’Ardenne près de Caen (53). Si l’on ignore ce que ces documents privés concernant les années 1947-1952 sont devenus, cette période n’en demeure pas moins l’une des mieux connues de la vie de Rovan, car les chercheurs ont pu avoir accès aux archives du gouvernement militaire français en Allemagne, désormais conservées aux archives diplomatiques du minis- tère des Affaires étrangères à La Courneuve. Aux archives diplomatiques sont encore conservées des bandes d’enregistrements d’interviews menées avec Joseph Rovan, dans le cadre des archives orales de l’occupation française en Allemagne et en Autriche (54). Joseph Rovan, observateur critique de la politique française d’occupation en Allemagne Alors que le temps de l’occupation touchait à son terme, Rovan écrivit la troisième et dernière partie de son article « L’Allemagne de nos mérites ». Cette contribution de 21 pages parue en mai 1949 porte pour sous-titre « La Restauration » (55). Il s’agit d’une sévère condamnation de l’ensemble de la politique française et alliée en Allemagne et d’une critique acerbe des élites allemandes. Il est intéressant de souligner ici que, des années plus tard, il considéra qu’il avait été trop dur dans son jugement d’alors sur la politique de la RFA naissante et sur l’action menée par Adenauer. Sur la longue durée, la politique chrétienne-démocrate du premier chancelier fédéral – intégration à l’Ouest, consolidation de la République et de la démocratie – lui parut justifiée. Rétrospectivement, les éléments de rupture en 1945 et dans l’immédiat après-guerre lui semblèrent l’emporter sur ceux de continuités avec le IIIe Reich ou avec le Reich wilhelmien (56). Dans cet article, Rovan analyse plus particulièrement la nouvelle perception mutuelle des vainqueurs et des vaincus. Dans le contexte de la guerre froide, les occupants occi- dentaux et les Allemands – en particulier les Berlinois de l’Ouest – sont devenus des alliés. Cette nouvelle solidarité transforme la situation politique : la démocratisation de l’Allemagne n’est plus la priorité absolue ; elle a cédé le pas à la logique de la guerre froide, ce qu’il regrette profondément. Toutefois Rovan ne juge pas la situation déses- pérée : il en tire la conclusion que, plus que jamais, la coopération est une nécessité.

53 D’après les inventaires, la très grande majorité des 107 cartons déposés concerne l’action de Rovan au BILD et à Documents. Revue des questions allemandes des années 1980 au début des années 2000. D’autres dossiers concernent encore ses activités d’enseignants (chargé de cours depuis 1968 puis professeur à partir de 1979) aux universités de Vincennes et de Paris III-Sorbonne Nouvelle (Institut d’allemand d’Asnières), http://www.imec-archives.com/fonds/rovan-joseph/ 54 Voir en particulier l’enregistrement conservé aux archives du ministère des Affaires étrangères sous la côte AOR 8. 55 Joseph Rovan, « L’Allemagne de nos mérites. 3e partie : La Restauration », Esprit, 17, mai 1949, p. 657-677. 56 « À l’époque, la république de Konrad Adenauer me parut très rétrovertie, trop conservatrice – j’ai modifié profondément cette opinion par la suite », J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 285. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 467

La tendance à la restauration et à la continuité avec le passé, résultant de la guerre froide, comme l’incapacité à procéder à un réaménagement de fond en comble pour préparer l’avenir devaient être combattues dans les deux pays à la fois : « Si la France occupante sera de moins en moins responsable d’une Allemagne occupée, les adver- saires de la Restauration française et de la Restauration allemande auront de plus en plus des préoccupations similaires. […] Le mouvement de plus en plus, qu’on le veuille ou non […], suivra en France et en Allemagne des voies parallèles » (p. 675). Selon Rovan, le processus de construction européenne déterminait la « communauté d’existence » qui devait assurer la paix : « Cette communauté de danger et de vigilance doit se transformer en communauté de vie et de travail. […] Cette lutte commune constituera le premier terrain solide pour une rencontre entre Français et Allemands » (p. 676). Pour mener cette lutte commune, il comptait sur les contacts personnels entre Français et Allemands qui s’étaient noués depuis 1945 et estimait en conclusion : « Une ère nouvelle s’ouvre dans l’histoire des relations entre les peuples français et allemand. Ce ne sera pas une ère sans vigilance […] Mais sachons reconnaître aussi que l’entente des forces françaises et allemandes de renouveau est un pas indispensable sur la voie de cette paix plus vaste » (p. 677). Dans cette nouvelle ère, le rapprochement franco- allemand et la construction européenne sont inséparables l’un de l’autre : sans rap- prochement bilatéral, pas d’intégration européenne et sans intégration européenne, pas de réconciliation franco-allemande. Solidarité des « forces de renouveau » contre celles de la « restauration ». Dans l’article de 1949, les imbrications entre relations bila- térales et européennes constituent « la » perspective d’avenir. On voit ici à quel point sa pensée a évolué depuis les prises de position d’octobre 1945 et décembre 1946. Dès lors, Rovan considérerait que ces deux dimensions étaient indéfectiblement liées l’une à l’autre. L’Europe pensée par Rovan en 1949 est transnationale, parce qu’elle mise sur des solidarités et des identités qui dépassent le cadre de la nation. Rétrospectivement, les deuxième et troisième parties de « L’Allemagne de nos mérites » sont des instantanés de l’Allemagne et des relations franco-allemandes, conditionnés par la situation d’alors. Elles n’ont plus ce souffle universaliste du texte de 1945. Elles ne surplombent plus l’histoire, mais la prennent à bras-le-corps. Elles sont des bilans, pas un manifeste. Il n’est donc pas surprenant que Rovan, par la suite, n’y ait plus fait référence, alors qu’il a réédité et traduit le texte programmatique de l’automne 1945 (57). Il a donc lui-même contribué à ce que les suites de « L’Allemagne de nos mérites » tombent dans l’oubli. Pourtant ces trois publications constituent un tout. Le commentaire de Hansgerd Schulte sur le lien entre relation franco-allemande et coopération européenne, cité en introduction, est tout à fait pertinent à condition de considérer le « triptyque » dans son ensemble.

57 Joseph Rovan, Zwei Völker, eine Zukunft. Deutsche und Franzosen an der Schwelle des 21. Jahrhun­ derts, Munich, 1986, p. 83-102 ; id., France Allemagne, deux nations, un avenir, Paris, Julliard, 1988, p. 113-131. Texte réédité en français in : F. Hartweg (éd.), À Joseph Rovan (note 2), 1989, p. 6-18. 468 Revue d’Allemagne

3. Rovan et les relations culturelles franco-allemandes après 1951 : l’héritage des années antérieures De retour à Paris, Rovan devint un des membres du Comité français d’Échanges avec l’Allemagne nouvelle, fondé en 1948 par Emmanuel Mounier (Alfred Grosser en était le secrétaire général et sa mère Lily la trésorière) (58). Mounier l’avait contacté dès 1948, mais à l’époque, en tant que membre officiel du gouvernement militaire français en Allemagne, il n’avait pas pu entrer dans cette organisation (59). De retour d’Allemagne, Rovan reprit son engagement sociétal et fut toujours plus présent dans les médias. À partir de 1954, il fut le correspondant français de la radiodiffusion bavaroise (Bayerischer Rundfunk, BR) (60), où il retrouva son ami Walter von Cube, l’ancien officier prisonnier de guerre de Saint-Denis, devenu coordinateur des pro- grammes du BR. L’engagement pour la culture populaire est le deuxième élément fort de continuité dans le parcours de Rovan. Il devint un expert très reconnu dans ce domaine et, en 1953, l’UNESCO lui confia l’organisation à Messine d’une conférence sur el rôle des médias audiovisuels dans l’éducation populaire (61). Il s’agissait alors de mobiliser la télévision dans le combat contre l’analphabétisme. Professionnellement, Rovan conti- nua à travailler en tant que vice-président de « Peuple et Culture » (62), organisation française qui, avec le BILD, était l’une de celles qui contribuèrent le plus à intensifier les échanges franco-allemands. Rovan avait déjà donné l’impulsion nécessaire en ce sens dans l’immédiat après-guerre et il approfondit encore cette orientation au fil des années 1950 et 1960 (63). Quand l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ) fut fondé en juillet 1963, dans le sillage de la signature du traité de l’Élysée (22 janvier 1963) (64), Rovan fut nommé au conseil d’administration de l’Office en tant que représentant de «euple P et Culture » : « J’étais certainement l’un des participants les plus actifs et les plus expé- rimentés de cet organisme » commenta-t-il dans ses Mémoires (p. 331). Jusqu’en juil- let 1963, il avait aussi activement participé à la mise sur pied de cet office, aux téscô du secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports Maurice Herzog. Jusqu’en 1969, il eut un

58 Cf. Carla Albrecht, « Comité français d’Échanges avec l’Allemagne nouvelle », in : N. Colin et al., Lexikon (note 1), p. 164-165 ; id., « Das Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle als Weg- bereiter des Deutsch-Französischen Jugendwerks », Lendemains, 27, p. 177-189 ; Martin Strickmann, L’Allemagne nouvelle contre l’Allemagne éternelle / Die französischen Intellektuellen und die deutsch­ französische Verständigung 1944­1950, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2004, p. 227-242. 59 Cf. E. Picard, « Des usages de l’Allemagne » (note 45), p. 353. 60 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 319. 61 Ibid., p. 314. 62 Cf. Joseph Rovan, « Un mouvement culturel et la politique : Peuple et Culture », Les Cahiers de l’ani­ mation, n° 57-58, 1986. 63 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 313 ; M.-B. Vincent, « Les dimensions européennes d’un projet d’éducation populaire » (note 22), p. 96. 64 Cf. Hans Manfred Bock, Corine Defrance, Gilbert Krebs, Ulrich Pfeil (éd.), Les jeunes dans les relations transnationales. L’Office franco-allemand pour la Jeunesse, 1963-2008 (avec cédérom en annexe), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008 ; Corine Defrance, Ulrich Pfeil (éd.), La France, l’Allemagne et le traité de l’Élysée, 1963-2013, Paris, CNRS Éditions (Biblis), 2012. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 469 rôle fondamental de conseiller officier de l’OFAJ. Ultérieurement, il devait écrire que l’OFAJ avait organisé la plus grande migration des peuples en temps de paix (65) ! La seconde moitié des années 1970 constitua un tournant dans sa carrière. « Peuple et Culture » et Esprit décidèrent presque simultanément de renouveler et rajeunir leur personnel de direction. En 1974, le président du BILD, François Bourel (66), proposa à Rovan, entre-temps enseignant à l’Université de Vincennes (67), de devenir membre de l’organisation. Quelques années plus tard, en 1981, Rovan prit la présidence du BILD et du comité de rédaction de la revue Documents qu’il conserva jusqu’à sa mort à l’été 2004 (68). Au cours de cette période, alors que la coopération bilatérale s’était fermement établie, Rovan se concentra toujours plus sur ce qui faisait le lien entre coopération franco-(ouest-)allemande et européenne. « L’action que je mène depuis 1974 pour accélérer la construction de l’Union européenne me paraît se placer dans la continuité directe de ce que nous crûmes nécessaire d’entreprendre en 1940 » écrivit-il (Mémoires, p. 148). Après 1945, Rovan fit partie de cette jeune génération de médiateurs franco- allemands qui plaida en faveur d’une conception élargie de la culture (69). Il entendait repenser les relations culturelles. En 1945, le constat de faillite des élites était large- ment partagé. « L’esprit de Locarno » (70) – cet éphémère rapprochement bilatéral de la seconde moitié des années 1920, presque exclusivement porté par les intellectuels (71) – s’était avéré incapable d’assurer la paix. Après la guerre, il n’était plus concevable de poursuivre le dialogue franco-allemand sans l’implication des peuples. C’est alors que furent conclus les premiers jumelages afin de faire participer les sociétés, par en bas, au processus de rapprochement et de réconciliation (72). L’essor de la culture popu- laire dans les relations franco-allemandes relève de la même ambition. Joseph Rovan, qui jusqu’en 1947 avait agi en représentant de la société civile au nom de « Peuple et Culture », accepta de se mettre pleinement au service des autorités françaises

65 Cf. J. Rovan, « Les relations franco-allemandes dans le domaine de la jeunesse et de la culture popu- laire » (note 46), p. 703. 66 Cf. Dominique Bourel, « François Bourel », in : N. Colin et al. (éd.), Lexikon (note 1), p. 137-138. 67 Cf. J. Rovan, Mémoires (note 8), p. 459 sq. 68 Cf. Michel Guervel, « Le B.I.L.D. De Jean de Rivau à Joseph Rovan », in : Henri Ménudier (éd.), Le couple franco­allemand en Europe, Asnières, PIA, 1993, p. 299-306. Au sujet de l’action de Rovan dans les années 1970 et de son rôle de médiateur en tant que professeur d’université et d’historien, voir Dirk Petter, Auf dem Weg zur Normalität. Konflikt und Verständigung in den deutsch-französischen Beziehungen der 1970er Jahre, Munich, De Gruyter/Oldenbourg, 2014, p. 73 sq. 69 Cf. Corine Defrance, « Von der Konfrontation zur Kooperation. Deutsch-französische Kulturbezie- hungen nach 1945 », in : N. Colin et al. (éd.), Lexikon (note 1), p. 50-59, ici p. 55. 70 Cf. Hans Manfred Bock, Reinhart Meyer-Kalkus, Michel Trebitsch (éd.), De Locarno à Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années 1930, Paris, CNRS Éditions, 1993. 71 Cf. Guido Müller, Europäische Gesellschaftsbeziehungen nach dem Ersten Weltkrieg. Das Deutsch­ Französische Studienkomitee und der Europäische Kulturbund, Munich, Oldenbourg, 2005. 72 Cf. Corine Defrance, « Les jumelages franco-allemands : aspect d’une coopération transnationale », Vingtième Siècle, n° 99, juillet-septembre 2008, p. 189-201 ; Corine Defrance, Tanja Herrmann, « Städtepartnerschaften. Ein Instrument der ‘Versöhnung’ von unten ? », in : Corine Defrance, Ulrich Pfeil (éd.), Verständigung und Versöhnung nach dem ‘Zivilisationsbruch’ ? Deutschland in Europa nach 1945, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2016, p. 585-603. 470 Revue d’Allemagne d’occupation en Allemagne. Après avoir été chargé de la question des prisonniers de guerre allemands en France au cabinet du ministre des Armées, il savait combien un statut « officiel » pouvait parfois faciliter l’action. Et l’éducation populaire était un instrument capital dans ce processus de transformation des mentalités et de percep- tion de l’autre : les universités populaires, les rencontres de jeunes, les programmes de connaissance de l’autre et d’échanges en furent les principales facettes. En concentrant notre attention sur Joseph Rovan au cours des années 1945-1951, nous voyons se dessiner une évolution qui mériterait d’être confirmée par une analyse de l’ensemble de ses écrits, au-delà du triptyque de « L’Allemagne de nos mérites » : la référence à Dachau, encore bien présente en 1945, s’efface ensuite devant les urgences de la guerre froide et la nécessité d’une nouvelle solidarité franco-allemande dans un cadre européen. Dachau reviendra plus tard (Contes de Dachau, 1987), dans le contexte des années 1980 quand les deux sociétés auront appris à affronter leur passé, en culti- veront la mémoire et pourront aborder ensemble le passé franco-allemand : on pense ici au discours du président fédéral Richard von Weizsäcker le 8 mai 1985 ; au retour de la mémoire résistante et déportée en France avec les quarantièmes anniversaires du débarquement allié et de la capitulation allemande. Ainsi, suite à la pression des anciens déportés, une plaque fut-elle officiellement apposée en 1989 à la gare d’Orsay en mémoire des rescapés des camps ; ou bien encore à Kohl et Mitterrand se tenant la main devant l’ossuaire de Douaumont en septembre 1984 et évoquant la mémoire des soldats tombés pendant les deux guerres (73). Vers la fin de sa vie, Rovan devait encore insister sur une autre expérience de Dachau : non pas de la brutalité nazie, mais la solidarité transnationale des résistants au nazisme. Des milliers d’Allemands avaient été internés à Dachau depuis 1933 avant que les premiers Français n’y fussent déportés. Avec ces Allemands-là, il menait le même combat. Avec eux, il n’avait pas besoin de se « réconcilier » (74).

73 Nous en sommes réduits pour le moment aux conjectures, Rovan n’ayant pas rédigé de préface pré- sentant le contexte dans lequel ni les raisons pour lesquelles il avait écrit Contes de Dachau (juste une dédicace à ses deux fils : « pour qu’ils sachent »). Au sujet de la mémoire et de l’usage du passé dans les relations franco-allemandes, voir Nicolas Moll, « Vergangenheitsaufarbeitung », in : N. Colin et al. (éd.), Lexikon (note 1), p. 470-472 ; Corine Defrance, « Amnesie und Erinnerung : Die Last der Vergangenheit in Frankreich und Deutschland nach 1945 », in : Jörn Leonhard (éd.), Vergleich und Verflechtung : Deutschland und Frankreich im 20. Jahrhundert, Berlin, Erich Schmidt Verlag, 2015, p. 41-69. Pour la mémoire en France et l’Allemagne, voir, entre autres, Olivier Wieviorka, La mémoire désunie. Le souvenir des années sombres de la Libération à nos jours, Paris, Seuil, 2010, p. 203- 235 ; Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Hachette, 2003 ; Peter Reichel, Die Auseinandersetzung mit der NS­Diktatur von 1945 bis heute, Munich, Beck, 2001 ; Norbert Frei, 1945 und Wir. Das Dritte Reich im Bewußtsein der Deutschen, Munich, dtv, 2009. 74 J. Rovan, France­Allemagne 1945 (note 13). Ce point de vue fut d’ailleurs partagé par Alfred Grosser : « Il n’y avait assurément pas lieu de se réconcilier avec les détenus allemands d’Hitler, mais à travailler avec eux, après la victoire sur le nazisme, pour que l’Allemagne d’après-guerre leur ressemble », Alfred Grosser, « France-Allemagne, la vertu agissante d’une morale », CERAS – revue Projet, n° hors-série, septembre 2004 ; URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=2616. Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? 471

Résumé Joseph Rovan a été l’un des premiers et des plus importants médiateurs entre la France et l’Allemagne ainsi qu’un grand Européen. En octobre 1945, il livra à la revue Esprit un article intitulé « L’Allemagne de nos mérites », manifeste à la lumière duquel se lit son engagement. Comment cet exilé allemand engagé dans la résistance française, survivant de Dachau, a­t­il tiré parti de ces expériences extrêmes de la guerre pour repenser les relations franco­allemandes en Europe et œuvrer au rapprochement ? Son originalité consiste à avoir agi à la fois comme intellectuel analysant les évolutions en cours, comme acteur de la société civile (notamment à « Peuple et Culture ») et agent de l’État (au cabi­ net du ministre des Armées, chargé des prisonniers de guerre allemands ; puis au bureau de l’éducation populaire du gouvernement militaire français), alternativement depuis la France (1945­1947) et l’Allemagne (1947­1951). La référence à Dachau, encore bien pré­ sente en 1945, s’efface ensuite devant les urgences de la guerre froide et la nécessité d’une nouvelle solidarité franco­allemande dans un cadre européen. Elle reviendra bien plus tard, à partir de la seconde moitié des années 1980. Au début des années 2000 Rovan ferait de Dachau le lieu symbolique de la solidarité transnationale des résistants au nazisme et d’une communauté franco­allemande et européenne de destin fondée dans l’épreuve.

Zusammenfassung Joseph Rovan war einer der ersten und wichtigsten Mittler zwischen Deutschland und Frankreich und zudem ein großer Europäer. Im Oktober 1945 veröffentlichte er in der Zeit­ schrift Esprit einen Artikel mit dem Titel „L’Allemagne de nos mérites“, der Aufschlüsse für sein Engagement liefert. Wie hat dieser deutsche Emigrant, der in der französischen Résistance tätig war und Dachau überlebte, aus den extremen Erfahrungen des Krieges Rückschlüsse gezogen, um die deutsch­französischen Beziehungen in Europa neu zu den­ ken und sich für die bilaterale Annäherung einzusetzen? Die Originalität seines Handelns bestand darin, dass er sowohl als Intellektueller die laufenden Entwicklungen analysierte als auch als zivilgesellschaftlicher Akteur (vor allem in „Peuple et Culture“) und staatlicher Angestellter agierte (im Kriegsministerium verantwortlich für die deutschen Kriegsgefan­ genen; dann versetzt in die Abteilung „Volkserziehung“ bei der französischen Militärregie­ rung), abwechselnd von Frankreich (1945­1947) und Deutschland (1947­1951) aus. Dabei verschwand die Referenz an Dachau, die 1945 noch sehr präsent war, angesichts der durch den Kalten Krieg provozierten Notwendigkeiten und den Erfordernissen einer deutsch­ französischen Solidarität in einem europäischen Rahmen. Sie wird später zurückkommen, in der zweiten Hälfte der 1980er Jahre. Anfang der 2000er Jahre machte Rovan aus Dachau einen symbolischen Ort der internationalen Solidarität der Widerstandskämpfer gegen den Nationalsozialismus und einer deutsch­französischen bzw. europäischen Schicksals­ gemeinschaft, die aus dem gemeinsam erlittenen Leid entstanden sei.

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Vous trouverez toutes nos publications sur http://pus.unistra.fr/ Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 473 t. 48, 2-2016

L’héritage du national-socialisme à Berlin et Munich : quand des étudiants du Nouveau Monde arpentent le champ des politiques de la mémoire Introduction

Fabien théofilakis *

« Tout comme le nouveau Berlin a acquis une forme matérielle rayonnante à travers ses bâtiments et quartiers conçus par des architectes mondialement connus, des lieux et des paysages à travers la ville incarnent de nouveaux Berlin imaginés dans le passé et des Ber- lin historiques imaginés aujourd’hui. Capitale de cinq différentes Allemagne historiques, Berlin représente l’“identité optique instable” (1) de la nation […] » (2). Et Berlin au xxie siècle apparaît comme un palimpseste sans doute d’autant plus étourdissant quand ses visiteurs ont une vingtaine d’années, sont des Québécois qui étudient à l’Université de Montréal la philosophie, la musicologie, la science politique, les lettres ou la civilisation allemande, et participent à un voyage d’études de dix jours en immersion en Allemagne, en juillet 2016 (3). Le thème du voyage portait, cette année, sur les politiques de la mémoire dans l’Allemagne du xxie siècle et invitait les participants à réfléchir à l’héritage du

* maître de conférences à l’université de Paris 1 Panthéon sorbonne, professeur invité DaaD (2014- 2016) à l’université de montréal. 1 Rudy Koshar, Germany’s Transient Pasts : Preservation and National Memory in the Twentieth Cen­ tury, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1998. 2 Karen E. Till, The New Berlin. Memory, Politics, Place, chap. I « Hauntings, Memory, Place », Minne- sota University Press, 2005, p. 5. 3 Depuis 1997, le Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCEAE), sis à l’Université de Montréal et cofinancé par l’Office allemand d’échanges universitaires (DAAD), est un centre de recherche qui forme des étudiants des cycles supérieurs à une approche interdisciplinaire à partir de thématiques interculturelles centrées sur l’Allemagne dans l’espace européen. Ce diplôme com- plémentaire prend la forme de séminaires à Montréal et d’un voyage d’études en Europe. Le CCEAE accueille un professeur invité DAAD qui anime ces activités. Je l’ai été pendant deux ans, entre 2014 et 2016. Pour de plus amples informations, voir le site (http://www.cceae.umontreal.ca). 474 Revue d’Allemagne national-socialisme à partir de la comparaison entre deux espaces emblématiques sous le nazisme comme après sa défaite : d’une part, Berlin, ville rouge, longtemps rétive à l’influence du NSDAP, capitale du IIIe Reich, puis de l’Allemagne réunifiée depuis 1990 ; d’autre part Munich, ville de naissance du Parti nazi, Hauptstadt der Bewegung à partir de 1935, mais aussi capitale de l’État libre de Bavière. L’objectif était alors d’étudier un enjeu fondamental pour la nouvelle Allemagne et ses voisins européens : les rapports que l’Allemagne contemporaine, celle de la troisième génération dont les parents sont nés après la défaite du IIIe Reich, celle qui ne connaîtra bientôt plus de témoins directs de la Seconde Guerre mondiale ni de la Shoah, entretient avec un passé qui ne passe pas. Le séminaire s’est donc intéressé à la façon dont les pouvoirs légitimes, à l’échelle nationale comme locale, gèrent l’héritage du nazisme au pouvoir, mais aussi à la manière dont les politiques de la mémoire doivent composer avec des phénomènes de concurrence, de réappropriation comme de détournement. Même si le IIIe Reich quitte l’histoire du temps présent pour appartenir définitivement au passé, sa émoire,m elle, ne cesse d’être un enjeu politique et sociétal majeur pour l’Allemagne d’aujourd’hui que le séminaire a découverte. Loin de se résumer à un devoir, la politique de la mémoire cherche à articuler, au présent, une vision pacifiée du passé afin d’offrir au futur une histoire commune. Les neuf participants étaient ainsi invités à s’interroger sur la multiplicité de ses formes, de ses espaces, de ses acteurs afin de voir dans quelle mesure Berlin et Munich avaient trouvé une juste place au passé qui accepte l’oubli tout en évitant les abus de mémoire. Le déroulement du voyage chercha donc, chez des étudiants en maîtrise ou en début de doctorat, à susciter un questionnement en lien avec leur thème de recherche en favorisant un regard interdisciplinaire, à les familiariser avec la culture allemande en les confrontant, grâce à des textes et à des rencontres, à une diversité de situa- tions, et à provoquer leur position d’extériorité en faisant appel à leur sensibilité. Le programme – sept jours à Berlin, cinq à Munich – a ainsi multiplié, en miroir, les visites auprès de lieux et d’acteurs du champ de la politique de la mémoire : camps de concentration (Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen ; KZ­Gedenkstätte Dachau), musées (Deutsches Historisches Museum ; Pinakothek der Moderne), lieux du souve- nir et d’éducation dans la double perspective des victimes et des bourreaux (Haus der Wannsee­Konferenz, Denkmal für die ermordeten Juden Europas ; NS­Dokumen­ tationszentrum, Reichsparteitagsgelände à Nuremberg), espaces réutilisés ou habités (Olympiastadion Berlin, Bayerischer Platz du quartier de Schöneberg ; visite de Munich sur les traces du national-socialisme), centres de conservation et de recherche (Bunde- sarchiv – Lichterfelde West ; Institut für Zeitgeschichte à Munich)… Les deux articles qui suivent peuvent donc se lire comme deux regards contempo- rains sur la place de la trace – physique comme imaginaire, visible comme invisible, rémanente comme évanescente – dans le Berlin d’aujourd’hui. Que ce soit la réflexion de Babette Chabout-Combaz sur la phénoménologie des mémoriaux ou la « divaga- tion » de Sophie Devirieux sur la pratique mémorielle à laquelle invite l’urbex, ils mon- trent combien les politiques de la mémoire – et leurs lacunes – peuvent transformer l’absence de trace en trace de l’absence. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 475 t. 48, 2-2016

Faire parler les pierres. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands de la Seconde Guerre mondiale

babette Chabout-Combaz *

Alors que, durant tout le xixe siècle, la nation allemande se cherche un passé (1), des racines, à travers notamment la constitution de collections antiquaires, la construc- tion de musées (comme, à Munich, la Glyptothek, dont la construction s’échelonne de 1815 à 1830 ou les deux premières Pinakotheken, construites respectivement entre 1826 et 1836 et entre 1846 et 1853), le développement des sciences de l’homme (philologiques, archéologiques, etc.), l’analyse des mythes et de l’histoire ancienne romaine, grecque (sous l’impulsion de Winckelmann) ou, plus rarement, germanique, c’est avec fureur qu’elle le revendique, au siècle suivant, à travers le projet nazi d’ins- tauration d’une « nouvelle Rome », tant dans la grandeur impériale (incluant l’orga- nisation militaire et sociale) que dans l’esthétique, à commencer par l’architecture. Pourquoi l’architecture a-t-elle eu tant d’importance dans ce nouveau projet impérial ? En plus d’être la réponse démesurée à l’humiliation que constituaient le « Diktat » de Versailles et l’échec de la carrière d’artiste (par l’expulsion des Beaux-Arts) d’un homme mégalomane (2), l’architecture est l’art de la gouvernance par excellence, parce qu’elle représente le pouvoir dans ses propositions les plus impressionnantes et les plus permanentes, qu’elle peut, selon le style architectural, anoblir ou humilier l’homme et qu’elle structure l’espace public. Simone Weil raconte que les Carthaginois, après leur défaite face aux troupes de Scipion l’Africain, furent soumis à toutes les vicis- situdes, les poussant à entreprendre une guerre illégale par traité que les Romains

* Étudiante en maîtrise de philosophie à l’université de montréal. 1 Heinrich A. Winkler, Histoire de l’Allemagne xixe-xxe siècle. Le long chemin vers l’Occident, Livre premier, trad. O. Demange, Paris, Fayard, 2005, particulièrement p. 120-185 (éd. originale : Munich, 2000). 2 Marc Cluet, « Idéologie nationale-socialiste et architecture du IIIe Reich », Revue d’histoire de la Deu- xième Guerre mondiale, vol. 31, n° 122, 1981, p. 27-38. 476 Revue d’Allemagne décidèrent de punir par la destruction totale de la ville. Les Carthaginois, l’apprenant, les supplièrent d’épargner les pierres de la cité, « à qui on ne peut rien reprocher », et d’exterminer plutôt ses habitants, destruction moins honteuse pour les vainqueurs et préférable pour les vaincus (3), ce que les Romains refusèrent. La légalité – et donc la justice – ayant été rompue par leurs ennemis, ils n’avaient pas de raison de respecter leurs ennemis (ni leurs pierres). Au-delà du problème éthique évident d’une telle pos- ture, la revendication des Carthaginois montre leur attachement à la permanence et à la mémoire, elle montre combien leur architecture incarnait leur profond sentiment d’appartenance à leur patrie, sentiment que l’on retrouve dans le national-socialisme au pouvoir. Elle montre également combien ces deux cultures politiques sont préoccu- pées par leur « héritage » (4), celui des Anciens et celui qu’ils laisseront. Cette polysémie sera continuellement utilisée dans l’analyse des Denkmäler proposée ci-dessous. Au xixe siècle, Friedrich Nietzsche, dans la seconde de ses Considérations intempes- tives, a distingué trois types d’histoire, l’histoire monumentale, l’histoire antiquaire et l’histoire critique. Comme le rappelle Paul Ricœur, ces trois types ne sont pas des « étapes » ou des états successifs de la pensée, mais bien des « modes » de la pensée dans son rapport au passé (5). Les nazis ont en quelque sorte pris ensemble ces trois rapports au passé dans un même ensemble totalisant, totalitaire, soit l’histoire comme passé continuel et modèle (à travers les monuments compris au sens physique du terme), l’histoire comme ensemble de l’Ur primordial et intouchable (à travers la vénération) et l’histoire comme vie du passé à travers le présent. Le passé, érigé pour le présent comme monument vénérable, tel que conçu par les nazis, est un absolu dont les trois « modes de pensée » historiques coexistent, non sans heurt, et, aujourd’hui, alors que les mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale font foison en Allemagne, la question se pose du type de rapport au passé que les hommes entretiennent avec ces « lieux de mémoire », ces ruines de l’empire nazi. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lapolitique de la mémoire allemande, c’est-à-dire la manière dont le passé est représenté, semble se trouver dans une perpé- tuelle division, dans l’ambivalence, ne sachant comment conserver le passé, voire s’il faut le conserver : c’est le cas du mur de Berlin, par exemple, qui garde par égard ou par hasard quelques pans debout – qui sont aujourd’hui protégés par la loi puisqu’ils sont des mémoriaux – mais qui continue d’être vendu par pièces détachées aux touristes. Cela se décèle dans les mémoriaux de la Seconde Guerre et plus fortement encore dans ceux portant le souvenir des nazis, la mémoire des « bourreaux ». À Berlin, où l’identité nationale est enjeu de la mémoire commune et où celle-ci doit permettre de soutenir l’unification de la ville (et par là du pays), cette ambivalence dans le rapport au passé est assez clairement marquée, contrairement par exemple à Munich, qui ne porte pas le fardeau de l’unification, ni celui d’être l’image (capitale) de l’Allemagne. Pourtant, dans ces deux villes, le rapport au passé se vit continuellement sous le signe de la

3 Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Folio, 1949, p. 217-218. 4 Nous ne poserons pas la question épineuse de savoir dans quelle mesure la société civile a « participé » à ce mouvement politique et nous parlerons de « culture » dans un sens diffus qui intègre tant le gou- vernement que ses acteurs, civils ou non. 5 Paul Ricœur, « Vers la Grèce antique. De la nostalgie au deuil », Esprit, vol. 11, 2013, p. 22-41, ici p. 23. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands 477 division et de l’ambivalence, comme l’analyse de quelques mémoriaux peut permettre de le déceler. Nous prendrons ces mémoriaux comme des « lieux de mémoire », c’est- à-dire non pas comme des lieux ayant une histoire en tant que mémorial (s’inscrivant notamment dans une dynamique post-nazie que la guerre froide rendait double) mais comme des faits architecturaux porteurs d’une certaine mémoire dans leur matière même, qui tendent vers une certaine temporalité matérielle et s’inscrivent dans un certain « régime d’historicité » (au sens où l’entend François Hartog (6)) dans leur matérialité même. Un fait architectural, dans ce sens, est un ensemble matériel, fait de roches, d’acier, de verre, de « ruines » parfois, qui affecte tout promeneur anonyme l’observant, c’est-à-dire un lieu qui doit être interprété à partir de l’expérience du mar- cheur contemporain qui les découvre dans toute leur minéralité, dans l’épaisseur de leur matérialité. C’est en somme à une sorte de phénoménologie des mémoriaux que le présent article s’essaie, répondant ainsi à la tendance contemporaine – dans le sillon notamment des travaux de Pierre Nora – à voir les mémoriaux, non comme des lieux d’histoire, mais comme des « lieux de mémoire » porteurs d’une esthétique. Cette idée de ne voir dans le mémorial rien d’autre que sa matérialité se trouvait déjà dans les propos d’architectes eux-mêmes, comme Peter Zumthor qui dit avoir conçu la Topo- graphie des Terrors (voir ci-dessous) comme une architecture « qui n’est que structure, qui ne parle d’autre langue que celle de son matériau, de sa construction, de sa fonction exceptionnelle » (7), et c’est donc à une expérience à la fois sensible et anonyme de plu- sieurs mémoriaux allemands que le présent article invite. Cet essai se veut être une tentative de typologie des divisions présentes dans quelques Denkmäler allemands, en particulier berlinois, et trois types d’oppositions seront étu- diées : entre le visible et l’invisible, entre l’authentique et l’inauthentique, entre la vie quotidienne et l’étrangeté de l’histoire.

1. Le visible et l’invisible, ou l’histoire comme passé national Le Deutsches Historisches Museum, à Berlin, est l’exemple d’un musée conçu sur la division entre le visible et l’invisible. Cela se reflète dans l’architecture du musée, qui est composé de deux bâtiments : à l’ancien Zeughaus Berlin, arsenal prussien devenu musée de la guerre en 1990, massif édifice de pierre, par définition opaque, cachant le passé allemand guerrier, a été accolé en 1995 un large et haut cylindre de verre et d’acier, transparent et enroulé sur lui-même, qui sert d’entrée du musée et d’observa- toire – il est ce qui est visible en premier, ce qui offre à la vue (il couvre en s’exposant) et ce qui permet de voir. Dans la partie de l’exposition permanente consacrée au régime nazi et à la Seconde Guerre mondiale, cela se traduit par une mise en avant des marques supposées visibles de l’oppression nazie, comme les déportations en plein jour qui sont présentées par une série de photographies d’époque dans le couloir principal de l’exposition consa- crée à ce thème, et une mise en retrait de celles supposées invisibles à l’époque, comme les chambres à gaz à Auschwitz-Birkenau, qui sont représentées par une maquette

6 François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. 7 Stephanie Endlich, « “Grands projets” : un nouveau paysage des lieux de mémoire », trad. C. Wein- zorn, Les Temps Modernes, vol. 4, n° 625, 2003, p. 103. 478 Revue d’Allemagne

placée dans un recoin de l’exposition, afin – selon la guide – de mieux les replacer dans la continuité de l’histoire allemande et de la mémoire identitaire unifiée. La maquette elle-même, par son esthétique, a une valeur symbolique forte : uniformément blanche (puisque les témoins manquent pour décrire son contenu), paraissant en plastique – ou autre matériau léger –, elle ressemble à un songe. Refuser de déterminer n’empêche en rien de symboliser et c’est à une esthétique de l’irréalité que la maquette semble inviter. Un autre mémorial intéressant dans ce contexte est la Topographie des Terrors, située à quelques mètres du Musée de l’histoire allemande. Ancien quartier général du Reichssicherheits- hauptamt, lieu de décision et de ges- Deutsches Historisches Museum (Berlin, 1995) tion de l’administration nazie, lieu des Source : 3D-Puzzle/Wikimedia Commons interrogatoires et prison, situé en plein centre-ville de Berlin, il a été entièrement rasé après la guerre. On ne peut donc parler de l’authenticité ou de la visibilité du lieu. Ce lieu est plutôt celui de la volonté du « rendre visible », de ce que l’on peut vouloir montrer (à savoir l’organisation du pays, le savoir administratif, et non l’horreur qu’elle a impliquée) et il est construit sur la division entre vide et plein, autant que sur celle de l’invisible et du visible. Comme le rappelle Stéphanie Endlich, dans le projet architectural de la Topographie des Terrors, « il n’était pas question de formes et de gestes symboliques de la déploration, il s’agis- sait de rendre l’histoire lisible, de transmettre un savoir, de susciter un dialogue dans un esprit de “musée actif” » (8), le terrain ayant été pendant longtemps abandonné (il servait de décharge de la construction, avec des déchets minéraux sans valeur). La Topographie des Terrors est un cube creux en verre et acier, s’ouvrant des quatre côtés sur l’extérieur grâce à de longues baies vitrées, construit sur l’emplacement du centre d’opération des SS dont rien ne subsiste, à part quelques fondations recouvertes d’une vitre. Le rez-de-chaussée est ouvert au public qui peut visiter gratuitement des expositions sur panneaux ; le centre de recherche est au sous-sol. Le pourtour du bâtiment est couvert de gravier, granulat des plus communs destiné à la fabrication du béton (plus grossier que sur les chemins du camp de Sachsenhausen [voir ci-des- sous] et plus uniforme que dans les bétons industriels, il est en somme un granulat savamment étudié pour être commun), sur lequel comme sur un lieu sacré personne ne marche, avec un chemin de promenade qui mène derrière, vers le lieu des « vraies » ruines, celles d’un entrepôt souterrain. Il est bordé à l’est par un petit bois où des jeunes

8 Ibid., p. 98. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands 479 gens pique-niquent et à l’ouest par un bout du mur de Berlin qui passait sur la Nie- derkirchnerstraße attenante. La plupart des touristes passent tout droit devant le mur, quelques-uns entrent voir l’exposition, presque aucun ne va derrière ou au sous-sol. Ce qui domine la vue, hors du site et au centre même, c’est le vide et le manque, l’idée dominante qu’on ne peut savoir ce qui s’y est passé, puisque rien ne subsiste, ni ce qui peut encore advenir du lieu, dans l’étendue minérale et sans vie qui s’offre au regard. Mais en même temps comment montrer ? La Topographie des Terrors est aux prises avec le non-lieu, l’absence de vestige ; ce qu’elle montre est alors spécialement conçu pour la figuration. Ce n’est pas le cas de l’institution complexe et multi-fonctionnelle qu’est la Bundesarchiv. Dans le dépôt de la section de Lichterfelde West, les deux sentinelles qui gardaient son entrée du temps des nazis ont été coulées dans du béton et trônent toujours, invisibles, manière symbolique de « figer » le passé du lieu et de le rendre invisible tout en le conservant. Les statues gigantesques, nazies elles aussi, à l’entrée de ce qui fut la piscine, sont quant à elles toujours visibles. Si le bâtiment est en l’état – ou presque – fréquenté uniquement par des chercheurs, à l’écart des flux touristiques, les archives elles- mêmes ont une vie externe, elles sont diffusées sur Inter- net, selon les inté- rêts des utilisateurs : des millions de pho- tos et de films, des millions de noms de déportés juifs. Le lieu garde ainsi la « part nazie » de son histoire comme un passage en quelque sorte effaçable, une annexe, une paren- thèse de son his- Topographie des Terrors (Berlin, 1987) toire, que le béton Source : Arild Vågen/Wikimedia Commons soustrait au regard.

2. L’authentique et l’inauthentique, ou l’histoire comme tourisme Après l’opposition entre le visible et l’invisible, une autre opposition peut être étudiée, celle existant entre l’authentique et l’inauthentique, opposition touchant l’esthétique du lieu mais aussi conditionnant directement la nature de l’expérience que le prome- neur vit. Les mémoriaux, étant en premier lieu des lieux d’histoire, sont les plus affectés par cette dichotomie et l’ambivalence qu’implique leur double fonction de présenter le passé tel qu’il était et de justement trouver une manière de le présenter, entre leur double appartenance au passé et au présent. L’un des meilleurs exemples d’un mémorial tiraillé entre l’authentique et l’inauthentique est la Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen, le mémorial du camp de Sachsenhausen, situé à 30 km de Berlin. 480 Revue d’Allemagne

L’entrée du mémorial est marquée par l’installation, devant l’entrée de la Komman- dantur, de grandes dalles de béton sur lesquelles le nom du lieu est écrit et qu’il faut traverser pour entrer sur le site, manière à la fois de faire passer les gens à travers le mur (ce qui ne peut manquer de faire penser au mémorial du mur de Berlin), de mar- quer la frontière (artificielle) du mémorial, de (se) cacher et de montrer les interstices entre les images, les panneaux de mémoire, que l’on veut montrer. Sur les murs externes du site initial qui a la forme d’un triangle (9), tout le long d’un chemin de terre battue qu’il nous faut parcourir, d’immenses panneaux : ce sont des photos, ou plutôt des montages photos, collages de deux ou trois photos d’époque dans un ensemble inharmo- nique et décontextualisé ; une intense impression de faux – dont les collages se cachent à peine – s’en dégage. Dans la baraque médicale, à l’entrée à gauche du camp, un couloir de verre nous sépare du sol d’environ 5 cm, 5 cm qu’il faut descendre, pour symbo- liquement quitter le lieu de la sécurité, pour toucher le sol. Le camp a été mieux conservé que beaucoup d’autres, quelques Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen (Sachsenhausen, 1993) baraques d’époque notam- Source : Sebastian Pahl/Wikimedia Commons ment sont encore debout dans le « camp spécial n° 7 », en raison de sa réutilisation par les Soviétiques après 1945. Il permettrait alors, selon les responsables du mémorial, de montrer fidèlement la vie et l’organisation d’un camp, d’être un modèle authentique de ce qu’était un camp de concentration. Le mémorial se veut être un modèle de mémo- rial des camps, comme le camp lui-même fut un modèle des camps. Gedenkstätte Berliner Mauer (Berlin, 1998) Source : Babette Chabout-Combaz (2016)

9 Il s’agit de l’idée même de Himmler qui, venant d’être nommé Chef de la police, voulait fonder Sach- senhausen comme un archétype des camps à venir : la forme triangulaire permet de voir tout le camp à partir de n’importe lequel de ses sommets, tout en faisant « sentir » aux prisonniers le « poids » de leur détention (à la « base » du triangle la multitude des arrivants, au « sommet » les baraques – inac- cessibles – de leurs geôliers, avec sur son arête externe le crematorium, qui « arrête » symboliquement la « progression » dans le camp). Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands 481

Des groupes de visiteurs constituent les improbables visiteurs du lieu, les plus indiffé- rents d’entre eux semblant s’être donné rendez- vous dans les baraques elles-mêmes, groupes moutonnant de jeunes passant tout droit dans les longs couloirs, prenant parfois la peine de photographier une geôle sans s’arrêter de mar- cher. Les « touristes » des lieux sont peut-être ce qu’il y a de plus inauthentique. Peut-être que la seule manière de rendre le site authentique serait de le laisser à l’abandon, vidé qu’il est de sa fonction et des hommes qui l’ont connu, à la merci du temps et des dégâts, fermé au public, à la manière de la Pietà de Kollwitz, pleurant son fils mort – sa possible postérité, sa mémoire –, enfermée toute la nuit dans son immense prison vide avec le toit pour seule ouverture, statue à la fois hors du temps, par sa posture et son enclos, et soumise à lui, par les éléments qui l’abîment. La Pietà, le jour, La Pietà de Käthe Kollwitz (Berlin, 1993) est ouverte, s’offre à la vue des passants, à leur Source : World3000/Wikimedia Commons expérience mémorielle, à la célébration, mais elle est close la nuit et montre – placée qu’elle est en plein centre de Berlin – son enfer- mement, contrairement au camp, qui est à l’extérieur de la ville et qui ne s’offre pas à la vue dans sa fermeture nocturne, qui ne montre pas son vide, mais qui offre au contraire un trop-plein de visiteurs indifférents. Un autre lieu incarnant la tension entre authentique et inauthentique est la Haus der Wannsee-Konferenz, la maison dans laquelle s’est tenue le 20 janvier 1942 ce qu’on appelle la conférence de Wannsee, rencontre de dignitaires du régime nazi qui décida des détails de la « solution finale de la question juive ». La comparaison avec le mémo- rial de Sachsenhausen est d’autant plus pertinente que la Haus der Wannsee-Konferenz se veut être d’abord un lieu de recherche, et non un lieu d’exposition, et que sa possible inauthenticité (par l’aménagement intérieur par exemple, comme le montre ci-dessous celui de la salle à manger) ne l’empêche pas d’être fidèleà sa mission éducative. Or la maison est en fait à la fois un centre de recherche et un mémorial (une plaque commémorative l’atteste à l’entrée). Elle est un site représentatif de l’organisation, de la « gestion » des Täter, des bourreaux (parce que la décision d’exterminer les Juifs était déjà prise, il s’agissait plutôt de mettre en place les moyens concrets pour l’appliquer à l’échelle européenne), mais contrairement à la Topographie des Terrors, la maison en montre (ou tente de montrer) tout le processus, depuis la théorisation pseudo- scientifique jusqu’à l’exécution finale. La maison, qui a été vidée de ses meubles et aménagée en musée en 1988, présente en 15 salles à thèmes (les théories biologiques, la vie quotidienne des Juifs, l’idéologie…) le contexte entourant l’organisation de la « Solution finale ». La société allemande est relativement absente de l’exposition et Hit- ler n’apparaît que dans les dernières salles du parcours, dans un couloir blanc, par le biais d’un mot d’ordre entouré de quelques photos de déportation de groupes, comme 482 Revue d’Allemagne

s’il n’était que l’intermédiaire d’une entreprise plus globale, celle de l’organisation admi- nistrative nazie que représente le lieu. De la maison, il ne reste que la carcasse et le jardin attenant, les meubles ne sont plus sur les lieux, même la fameuse table, devenue mythique, autour de laquelle les dirigeants nazis se sont rassemblés, a été rempla- cée par une table d’exposition présentant, en sous-verre, une copie du seul compte rendu Salle à manger, maison Marlier (Wannsee, 2013) de la réunion, unique trace de Source : Adam Jones, Ph.D./Wikimedia Commons ceux qui n’ont plus de traces. Au vide des murs anciennement couverts de tapisseries et de peintures répondent des murs saturés d’affiches et de textes. Au silence des lieux répond un trop-plein de mots. Le jardin à l’avant, quant à lui, n’a que peu changé, hormis l’aménagement d’un lieu clos consacré à la mémoire de Joseph Wulf, un ancien déporté qui a beaucoup contri- bué à valoriser la mémoire de la maison en s’engageant pour qu’elle devienne un centre de recherche et de documentation. Le centre est doublé d’un site Internet qui présente en ligne les documents historiques qu’il renferme et rend ainsi étrangement futile leur exposition (10). La Haus der Wannsee-Konferenz montre à la fois davantage et moins que la Topographie des Terrors l’organisation de l’administration nazie, davantage parce qu’elle présente quelques documents (ce sont cependant des photocopies car les originaux sont conservés dans les archives à l’étage), et bien moins parce qu’elle fait croire à une continuité presque « nécessaire » du processus historique, de la science à l’exécution, et à sa quasi-limpidité aux yeux des contemporains. Alors que la Topogra- phie est un grand bâtiment « exposant » (par son esthétique du vide) son invisibilité (nul ne savait ce qui se passait précisément entre ses murs) en plein centre de Berlin, la Haus der Wannsee-Konferenz est une maison recluse « cachant » son vide (rien à l’intérieur n’a été conservé) par un amoncellement de pancartes imprimées. Alors que la première assume (voire revendique) son inauthenticité, la seconde s’en cache sous un flot d’informations. Il y a aussi une troisième manière – si je puis dire – d’« être » inauthentique, c’est de ne rien exposer du tout. C’est le cas de plusieurs lieux à Munich dans lesquels rien ne subsiste du passé. Il y a les carcasses sans histoire, réutilisées sans commémoration, au passé effacé, comme leFührerbau devenu aujourd’hui la Staatliche Hochschule für Musik und Theater ou la Franz-Eher Verlag du 15, Thierschstraße, ancienne maison d’édition spécialisée dans la propagande nazie, éditrice notamment du Völkischer

10 http://www.ghwk.de/wannsee-konferenz/dokumente-zur-wannsee-konferenz.html. L’exposition, la deuxième que la maison ait connue, est actuellement en révision et une troisième version devrait voir le jour d’ici quelques mois. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands 483

Beobachter, le journal du parti, devenue magasin de pianos. Il y a aussi les bâtiments tout simplement rasés, comme la fameuse brasserie du putsch raté de Hitler, remplacée aujourd’hui par un hôtel Hilton, ou encore le Wittelsbacher-Palais, érigé en 1848 et détruit pour avoir abrité les prisons de la Gestapo. À sa place se tient désormais une banque qui ne propose aucune information sur le passé du lieu. Mais peut-être que « le plus » inauthentique – le plus inadéquat dans sa construc- tion – est le Denkmal für die Opfer der NS-Gewaltherrschaft, sur la Platz der Opfer des Nationalsozialismus au centre-ville de Munich, l’un des rares mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale érigés dans la ville. Le mémorial, grande colonne rectangulaire, commémore les victimes dans le basalte, roche magmatique constitutive de la lithosphère océanique, remontée des profondeurs tourmentées de la Terre pour en former la surface ancienne, et dans le feu, enfermé dans une cage d’acier au sommet du monument. Le feu est symbole de la victoire et de l’acharnement, comme dans les Jeux olympiques, mais aussi de force vitale et active pour la justice, comme dans les monuments aux guerres, tel celui érigé en 2011, en plein centre du Kastellet de Copenhague, en faveur de « l’effort interna- tional du Danemark depuis 1948 », monument qui recense l’ensemble des pays dans lesquels l’armée danoise fut déployée et le nom de quelques victimes (dans deux stèles séparées). À Munich, c’est le feu et le magma, plutôt que l’eau et les granulats, un feu emprisonné, afin que nul ne se serve de lui à nouveau, placé en hauteur (impossible à éteindre) et illuminant la place. La symbolique de la matière n’invite nullement au recueillement ou à la commémoration, mais plutôt à une certaine vigueur et à l’alerte

Denkmal für die Opfer der NS- The Monument for Denmark’s International Gewaltherrschaft (Munich, 2014) Effort Since 1948 (Copenhague, 2011) Source : Sharkmark/Wikimedia Commons Source : Babette Chabout-Combaz (2016) 484 Revue d’Allemagne

permanente. Au Denkmal für die Opfer der NS-Gewaltherrschaft de Munich, érigé en 1984, il a même été ajouté en 2014, sur un mur circulaire, une inscription : « Im Geden- ken an die Opfer der nationalsozialistischen Gewaltherrschaft » – signe que la présence seule du monument ne suffisait pas à indiquer son intention commémorative.

3. La vie quotidienne et l’étrangeté de l’histoire, ou l’expérience artistique de l’histoire Le mémorial incarnant le plus clairement la volonté de couper la vie quotidienne et de plonger dans le vertige de l’histoire, de faire re-vivre l’incompréhension qui tranche avec la familiarité de la vie, est probablement le Denkmal für die ermordeten Juden Europas, installé à Berlin en plein quartier de Mitte, à deux pas de la Branden- burger Tor. Au départ, les stèles de béton – 4 000 prévues, 2 711 finalement installées – devaient être nues, brutes, mais les graffitis les attaquant, un revêtement tfu posé. Le béton, non renforcé, est creux à l’intérieur et des fissures se font jour, à peine soutenues par des attelles, en attente d’une solution. Leur forme est identique, espacées d’un mètre, mais leur hauteur, qui semble arbitraire, a été savamment étudiée pour déran- ger le promeneur. Comme l’explique S. Endlich, « le visiteur n’a pas, n’est pas censé avoir conscience que ce sont des projections topographiques très compliquées du sous-sol berlinois, réalisées sur ordinateur, qui déterminent cas par cas la hauteur et l’inclinaison de chaque stèle sur les bosses et les creux de leur fondement. Il doit avoir l’impression que ces inclinaisons sont arbitrairement données, peut-être même l’impression que le sol est instable. […] Ce champ de stèles est censé le transporter dans une “zone d’instabilité” et réduire à néant son “illusion d’être en sécurité” » (11). Les pierres, sortes de tombes très serrées, sont lisses et douces au toucher. La dis- tance d’avec le réel, la perte de tous les repères sensoriels à mesure que l’on avance profondément dans les rangs de stèles, est rendue plus perceptive, plus tactile, par le contact presque réconfortant des pierres – réconfort de la mort et de l’oubli de soi. C’est soi-même, son identité, sa vie, qui s’annihile dans la marche – expé- rience corporelle du processus de dépersonnalisation dans le génocide. Puis on accède par un escalier presque invisible au centre d’information, aménagé au sous-sol du mémorial, qui présente des portraits très inti- mistes de déportés, leur vie quoti- dienne, les sports qu’ils pratiquaient, des portraits de famille. L’expérience d’étrangeté féroce de la surface fait place à l’humanité du sous-sol, la dis- Denkmal für die ermordeten Juden Europas (Berlin, 2005) tance à la proximité, la dissemblance Source : Babette Chabout-Combaz (2016) à la ressemblance, le noir et blanc aux

11 S. Endlich, « “Grands projets” : un nouveau paysage des lieux de mémoire » (note 7), p. 107. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands 485 couleurs, la mort même à la vie. Cet accès direct à la vie la plus privée rend mal à l’aise, presque voyeur, abrutis que nous sommes par le long chemin mortifère qui mène jusqu’à elle à travers les dalles serrées. Le plus familier perd, dans ce sous-sol éclairé au néon, de sa familiarité. À l’inverse, parce qu’il a été aménagé et réutilisé, l’Olympiastadion de Berlin est un lieu dans lequel la frontière entre passé et présent est presque effacée. La bâtisse initiale (qui ne comprenait pas de toit) a été faite de marbre, dans l’intention hitlérienne, trans- mise à l’architecte Albert Speer, de « faire de belles ruines » (12). Le marbre, roche calcaire formée par métamorphisme, c’est-à-dire formée par concrétion de calcaire (minéral animal) tellement chauffé et pressé que son origine organique en devient éconnaism - sable (manière symbolique de naturaliser la construction titanesque et de faire croire à sa dimension naturelle, humaine), est taillé à la main par les chômeurs « à réhabiliter », qui sont ainsi soumis à la double charge du passé glorieux qu’il leur incombe d’hono- rer et de l’empire en construction qu’ils ont, selon leurs geôliers, tenté de « saboter » par leur inactivité. Fermé pour les besoins du ballon rond par un toit de verre et d’acier, le monument n’ouvre plus sa grandeur sur l’immensité du ciel, il n’est pas non plus un mémorial, même si ses pierres continuent à parler pour lui. Les colonnes titanesques à l’entrée, installées pour humilier l’individu qui entre, sont toujours en place ; le stade ne cache pas ses proportions inhumaines (concurrencées depuis par bien d’autres stades), il ne cache pas son intention d’être le lieu d’une expérience exceptionnelle – qui n’est apparemment en rien « contaminée » par l’histoire des lieux. La relative coupure entre étrangeté de l’histoire et familiarité de la vie quotidienne qu’instaurait volontairement un mémorial comme le Denkmal für die ermordeten Juden Europas est, sinon supprimée, du moins réduite, dans la jonction qu’opère l’expé- rience sportive entre un lieu historique et la vie quotidienne. Le stade est réinvesti et acquiert en quelque sorte une nouvelle mémoire, sans que l’ancienne ne soit effacée mais sans qu’elle produise encore ce vertige de l’histoire, de son incompréhension et Olympiastadion (Berlin, 2009) de son horreur, à qui le Source : Tobi 87/Wikimedia Commons visite.

12 Johanne Lamoureux, « La théorie des ruines d’Albert Speer ou l’architecture “futuriste” selon Hit- ler », RACAR. Revue d’art canadienne, vol. 18, n° 1/2 (1991), p. 57-63. 486 Revue d’Allemagne

Conclusion Trois types de division, nées de l’expérience vivante, tactile, de la matérialité des lieux, ont été décelées dans ces quelques Denkmäler allemands : le visible et l’invi- sible, l’authentique et l’inauthentique, la vie quotidienne et l’étrangeté de l’histoire. Cette phénoménalité « retrouvée » rend possible un autre rapport au mémorial – et donc au passé – que seule une génération qui ne connaît pas la guerre directement et n’en porte pas plus de marques que celles d’autres passés égaux peut expérimenter. Loin de déplorer la perte de la mémoire des lieux (l’histoire a montré que des lieux sans mémoire pouvaient la retrouver par fouilles ultérieures, comme ce fut le cas de la Topographie des Terrors par exemple), l’oubli relatif permet de découvrir d’autres dimensions – mémoire nationale toujours à venir, tourisme, expérience artistique et sportive – aux lieux qui peuvent ainsi incarner tout autre chose que la « mémoire », dimensions revendiquées par les architectes contemporains en charge des nouveaux mémoriaux récents, architectes qui construisent aujourd’hui moins pour le passé que pour l’avenir. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 487 t. 48, 2-2016

Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire

sophie Devirieux *

« C’est juste un instantané, un instantané du passé, du présent et d’un futur qui ne sera plus jamais le même. Reviens demain et tout aura déjà changé. Pas beaucoup, mais de façon perceptible. Aucun lieu ne reste le même, et tous les efforts pour préserver quelque chose sont voués à l’échec. La documentation est, à mon sens, le plus que nous puissions espérer. Comprendre à travers le présent ce qui reste du passé. C’est une tentative de se souvenir de la mémoire de quelqu’un d’autre… » (1). C’est sur ce témoignage émouvant du photographe et explorateur urbain Ciarán Fahey que débute Verlassene Orte / Abandoned Berlin : Ruins and relics in and around Ber- lin (Lieux oubliés/ Berlin abandonné : ruines et reliques dans et autour de Berlin), publié en 2015 aux éditions be.bra. Rassemblant quelques-unes des photographies de ses nombreuses expéditions dans des bâtisses aban- données de la capi- « Heilstätten Hohenlychen : Hidden history with Himmler, Hitler, Heß et al. » tale allemande, ce (Heilstätten Hohenlychen : l’histoire cachée avec Himmler, Hitler, Heß et al.), livre mêlant textes 1 de 50, 19.04.2014. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

* Doctorante en littérature comparée à l’université de montréal et conseillère dramaturgique. 1 Ciarán Fahey, Verlassene Orte / Abandoned Berlin, Berlin, be.bra verlag, 2015, p. 7. Cette citation comme les suivantes sont traduites par l’auteur de l’article. 488 Revue d’Allemagne et images amène à examiner la question de l’exploration urbaine dans le cadre de la politique mémorielle à l’œuvre en Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, plusieurs des endroits abandonnés que visite Fahey servirent aux nazis et certains furent même les témoins d’actes terribles. Quel rôle peuvent jouer les explorateurs urbains quand ils s’aventurent dans des bâtiments abandonnés, qu’aucun propriétaire ne réclame et dont les municipalités n’assument pas la maintenance ? Qu’est-ce que cela signifie, dans la perspective allemande de la Vergangenheitsbewältigung, quand certains de ces bâtiments ont abrité des activités nazies – le village olympique des Jeux Olympiques de 1936, la boulangerie SS qui fournissait des camps de concentration – et ont même été le théâtre de crimes (le sanatorium Heilstätten Hohenlychen et l’hôpital de Waldhaus Buch où eurent lieu, de 1940 à 1945, de nombreuses interventions d’euthanasie sur des personnes considérées par les nazis comme inaptes au travail et donc inutiles, en raison d’un soi-disant « handicap ») (2) ? Le point de départ de ce questionnement se situe dans l’œuvre photographique de Ciarán Fahey, installé depuis 2008 à Berlin, et qui n’a cessé depuis de nourrir son blog d’images d’endroits abandonnés dans et en pourtour de la capitale. Cepen- dant, la réflexion autour de l’exploration urbaine comme pratique performative de la mémoire demande de puiser dans les origines de ce nouveau « sport » urbain et de comprendre comment il bouscule notre conception de l’archive, tout en s’inscri- vant dans un certain processus « naturel » du passage du temps. Dans cet article, je tenterai de définir ce qu’est l’explora- tion urbaine et la manière dont elle peut figurer comme une pratique mémorielle, sur les plans esthétique et symbolique, mais aussi sur le plan politique, puisque les explorateurs urbains constituent un réseau de documentation parallèle dont la valeur historique n’est pas négligeable.

L’Urbex Le terme urbex provient de la contrac- tion des mots anglais urban et exploration (exploration urbaine). Il s’agit de la pra- tique consistant à « découvrir, infiltrer et documenter les endroits méconnus [little seen parts] du paysage architectural » (3). « Berlin 1936 : Olympic effort for an abandoned On doit sa popularisation à Jeff Chapman village » (Berlin 1936 : un effort olympique pour un (alias Ninjalicious), un explorateur urbain village abandonné), 20 de 41, 12.08.2016. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

2 C. Fahey, ibid., respectivement p. 120-125, 142-145, 78-85 et 170-177. Tous les textes et photos sont aussi disponibles en ligne, http://www.abandonedberlin.com. 3 Anthony J. Fassi, « Industrial Ruins, Urban Exploring, and the Postindustrial Picturesque », CR : The New Centennial Review, vol. 10, n° 1, printemps 2010, p. 141-152, ici p. 146. Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire 489

« Zombie insanatorium : Waldhaus Buch » (Sanatorium zombie : Waldhaus Buch), 14 de 31, 07.03.2014. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

canadien, qui créa d’ailleurs l’expression en 1996 dans le fanzine (4) Infiltration (5). J e ff Chapman y précise que les explorateurs urbains se perçoivent comme des « gardiens » du passé, et non comme des vandales. Dans son guide à l’exploration urbaine Access All Areas (Accès à toutes les zones) en 2005, Ninjalicious soutient que les « explorateurs urbains devraient adhérer à la maxime naturaliste de ne rien prendre sinon des images, et de ne rien laisser sinon leurs empreintes » (6), une devise qu’on peut rapprocher de celle des adeptes de scoutisme qui se font un point d’honneur de ne pas laisser de trace de leur présence. Les explorateurs urbains ne ramassent pas les déchets, mais ils par- tagent avec les scouts cette idée que leur passage doit être invisible afin de conserver au lieu une certaine pureté ; les humains passent, les lieux restent. L’urbex s’apparente au parcours et à l’escalade urbaine (toits, buildings, murs, églises), mais elle se caractérise par la documentation qu’elle génère, rendue possible par l’arrivée des téléphones intelligents (accessibilité et appropriation du médium photographique) et d’Internet (diffusion des photos sans crainte des conséquences) ; la plupart des explorateurs urbains utilisent blogs et sites web comme des archives publiques de l’environnement urbain. Grâce à Internet, on compte aujourd’hui des réseaux d’urbex partout dans le monde. La règle non-écrite prescrit que l’adresse du lieu ne soit jamais communiquée, ni la manière d’y pénétrer (par une fenêtre, der- rière une planche en particulier, etc.). En cela, l’archive constituée par les blogueurs et les explorateurs urbains diffère de celle plus traditionnelle des historiens car, d’une

4 Un « fanzine » (contraction des mots anglais fanatic et magazine) est une publication, imprimée ou non, conçue de façon complètement indépendante et créée par des amateurs passionnés. Propulsé par le mouvement punk dans les années 1970, ce type de publication s’inscrit tout à fait dans l’esprit du DIY (Do It Yourself). Par ailleurs, le « fanzine » est, de par sa nature, souvent de courte durée, et indisponible dans les librairies et les comptoirs de journaux traditionnels ; on ne peut se le procurer que par des voies parallèles. 5 « Infiltration : the zine about going places you’re not supposed to go »,http://www.infiltration.org /, consulté le 19.08.2016. 6 A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 146. 490 Revue d’Allemagne certaine façon, elle ne dit pas sa source qui reste secrète. L’urbex est une initiative qui se doit de rester personnelle et dont chaque adepte assume l’entière responsabilité, un peu comme le travail de mémoire qui engage chacun dans un dédale de souvenirs et de découvertes parfois inattendues. Une enquête sur le passé, qu’il soit familial ou natio- nal, repose sur une prise de risque, dont celui de découvrir des faits effrayants, des monstres dans le placard, au sens propre, des vestiges compromettants et susceptibles de bousculer notre identité. C’est une expédition qu’on entreprend, sachant qu’elle mettra à l’épreuve notre sang-froid chaque fois qu’on forcera une porte vermoulue ou qu’on avancera à tâtons dans le couloir obscur d’un sous-sol à l’abandon. On peut aisément relever des similitudes entre l’urbex et les théories de Guy Debord, figure de proue de l’Internationale situationniste (7), un mouvement politico-artistique actif dans les années 1960. La notion de dérives (8), un terme debordien qui invite à errer (dériver) dans la ville plutôt qu’à suivre un itinéraire préconçu, correspond à l’esprit qui anime les explorateurs urbains. Car l’intérêt derrière ces expéditions se situe dans la conscience que « la “vie intime et informelle [casual] des villes” est plus importante que la compréhension de leur nature rationnelle, imaginée par des urba- nistes et des architectes » (9). En d’autres termes, l’urbex s’applique à dériver vers tout ce qui dort à la marge du sentier principal. Cette façon de procéder est d’autant plus intéressante qu’elle s’écarte radicalement de la recherche systématique, rationalisée et institutionnalisée des historiens, et, de ce fait, la complète très probablement.

Verlassene Orte : Lieux à l’abandon Mais l’urbex, c’est aussi un acte de résistance, à mi-chemin entre sport, sport extrême et création artistique. Explorer des espaces interdits revient à transgresser le silence

« SS Bakery : Bread for a concentration camp » (Boulangerie SS : du pain pour un camp de concentration), 18 de 29, 23.05.2014. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

7 Ibid., p. 146. 8 Guy Debord, « Théorie de la dérive »,Les Lèvres nues, n° 9, 1956, p. 6-10, et Internationale Situation- niste, n° 2, décembre 1958, p. 19-23. 9 Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, The Modern Library, 1993, cité dans A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 147. Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire 491 qui les emmure et à se réapproprier le patrimoine d’une ville, forcer ses tiroirs dont on voudrait garder le contenu caché. Les explorateurs urbains sont à la recherche d’une beauté évanescente au cœur même de la décrépitude et de la déchéance, ce que d’autres pourraient nommer « laideur ». Dans un monde de plus en plus désacralisé, où prédomine l’obsolescence programmée, l’urbex a recours au sublime que recèlent les ruines contemporaines afin de réinvestir des paysages trop vites évanouis et de rendre hommage aux œuvres érigées par la main – et la technologie – humaine, tout en acceptant la marque du temps qui passe. Il y a certes dans cette approche un regard hérité des romantiques. Mais pourquoi seuls les paysages « naturels » devraient évoquer la beauté naturelle ? La déchéance a aussi son charme, ne serait-ce que dans le drame qu’elle draine avec elle. Car ces endroits, des- tinés à l’oubli, ont beaucoup à raconter. « Les murs peuvent parler – soutient Fahey –, mais ils s’expriment de différentes manières. Leur silence à lui seul dit quelque chose. Certains murs ne veulent pas parler. Ce qui dit aussi quelque chose » (10). Les explorateurs urbains assurent donc un certain travail d’archivage parallèle à celui assuré par les historiens : « aujourd’hui, beaucoup d’explorateurs urbains docu- mentent ces autres ruines – les espaces laids et ignorés [overlooked] que l’histoire menace d’oublier » (11). Leur approche se distingue toutefois en ce sens qu’elle n’est pas motivée par les faits officiels mais par ce qui échappe, ce dont on ne peut prendre conscience que par la dérive. La « méthode » des explorateurs urbains comporte une part importante de hasard et de risques, puisqu’elle est illégale ; à cet effet, elle se pratique le plus souvent la nuit (sauf chez Fahey qui semble se moquer des risques d’une arrestation). Il s’agit, par ailleurs, d’un acte teinté d’une certaine nostalgie, car la plupart des explorateurs urbains se savent parmi les derniers à arpenter des lieux qui seront bientôt démolis. Leurs photos sont de l’ordre des archives publiques – acces- sibles gratuitement sur Internet – d’un environnement en voie de disparition qu’on peut définitivement appeler « patrimoine ». Certaines archives renvoient certes à un passé très sombre, comme le passé nazi en Allemagne que documente, entre autres, Ciarán Fahey. Il n’en demeure pas moins qu’elles constituent une ressource impor- tante « pas seulement pour ceux en quête d’une dose alternative de sensations fortes [an offbeat thrill], mais pour tous ceux d’entre nous à la recherche de sens parmi les recoins cachés de la ville et les histoires secrètes de leurs passés industriels » (12), ou pour des historiens, par exemple, qui ne pourraient sinon prendre connaissance de l’existence et de l’état de ces lieux non-officiels dont l’accès est défendu. À moins d’être à la fois historien et explorateur urbain, à mi-chemin entre des pratiques institution- nelles et délinquantes, ce qui n’est pas exclu. S’ils font un effort pour garder vivante à la conscience publique l’existence de ces ruines industrielles et infrastructurelles, les explorateurs urbains se trouvent aussi prisonniers d’un paradoxe familier à ceux qui tentent de ressusciter ce qui relève de l’invisible ou de l’indicible : « tandis qu’ils s’engagent dans une forme de résistance culturelle en encourageant la prise de conscience des ruines industrielles déchues, ils

10 C. Fahey, Verlassene Orte (note 1). 11 A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 145, souligné par l’auteur. 12 Ibid., p. 151. 492 Revue d’Allemagne

« Heilstätten Hohenlychen : Hidden history with Himmler, Hitler, Heß et al. » (Heilstätten Hohenlychen : l’histoire cachée avec Himmler, Hitler, Heß, et al.), 10 de 50, 19.04.2014. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

risquent aussi de transformer ces ruines en produits artistiques » (13). Les explorateurs urbains cultivent involontairement le risque de faire de ces sanctuaires, reliques du passé, des destinations touristiques populaires, car l’envie d’explorer ces lieux – mais surtout l’attrait de l’interdit et de la nouveauté – se répand très rapidement via de belles images qui ne révèlent pas nécessairement le danger de ces endroits, et menacent ensuite leur secret. Car si des lieux abandonnés sont visités par des amateurs, ils perdent de leur caractère sacré : rendus accessibles au plus grand nombre, la valeur de leurs mystères désormais révélés décroît. C’est la présence fantomatique et relati- vement inconnue de ces ruines qui fait leur attrait, leur lent retour à la terre, qui offre symboliquement une sépulture aux victimes des crimes du passé. Par ailleurs, la diffusion de ces photographies et la divulgation de leurs accès exposent aussi ces endroits à du vandalisme, comme le reprochent plusieurs inter- nautes à Ciarán Fahey sur son site Internet (14), où ce dernier donne en détails toutes les indications pour se rendre et entrer par effraction dans la bâtisse, un comportement qui contrevient directement aux lois non-écrites de l’urbex où chacun se doit plutôt de progresser à la mesure de ses capacités. Un internaute poste d’ailleurs en lien des photos, trois ans après que Fahey ait publié les siennes, afin de montrer à quel point une augmentation des visites – qu’il attribue au site de Fahey – a précipité la dégra- dation de la bâtisse. Faut-il, comme le soutient l’internaute, préserver le secret des accès afin de « protéger » les lieux et leur assurer une meilleure longévité dans leur état « naturel » ? Au contraire, est-il plus utile de mettre le plus possible en valeur leur présence et la manière de les arpenter afin de motiver une prise en charge officielle et d’éventuelles mesures de conservation ? La (re)découverte de l’urbex pose la question de l’après et de la juste gestion que nécessitent ces endroits oubliés, par définition hors champ du patrimoine traditionnel et dont la dégradation apparente, l’envahissement par la végétation et les graffitis font désormais partie.

13 Ibid., p. 147. 14 C. Fahey, http://www.abandonedberlin.com, consulté le 18 août 2016. Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire 493

Cependant, comme le fait remarquer Fahey, certains de ces endroits sont aujourd’hui rendus officiellement accessibles. C’est le cas du village olympique de 1936, où l’on peut se promener le soir d’Halloween pour un euro (deux avec un guide, et dix pour prendre des photos). Est-ce là le résultat d’un trop grand nombre d’explorateurs urbains ama- teurs ? Doit-on voir là un aspect de la revalorisation du lieu ? On peut certainement demeurer critique devant le parti pris de cette visite qui exploite le côté effrayant du site et fait cette fois clairement passer le lieu de mémoire du côté du village fantôme d’un parc d’attractions.

Les ruines oubliées du IIIe Reich Les lieux abandonnés sont des no man’s land dans le paysage urbain. Ils peuvent être un rappel symbolique des ruptures dans le système économique, comme à Detroit par exemple, une ville qui attire à juste titre beaucoup d’adeptes de l’urbex ; anciennes manufactures, entrepôts déserts et vieilles usines de montage sont autant de lieux qui témoignent de l’époque glorieuse où la ville du Michigan était au centre de la plus grande production automobile des États-Unis. Mais ces bâtisses à l’aban- don témoignent aussi de sa terrible faillite. Les ruines sont en fait le symptôme de n’importe quelle grande transition. Dans le cas de Verlassene Orte / Abandoned Berlin, elles dénotent de la chute du IIIe Reich et, à ce titre, jouent un peu le rôle de stigmates traumatiques de la mémoire allemande. Les bâtiments exploités par les nazis et princi- palement les cliniques médicales où eurent lieu les crimes de l’Aktion T4 attestent des épisodes noirs de l’histoire. Ni la Libération, ni la dénazification n’auront su les effacer complètement, et ces endroits laissés intacts nous le rappellent. Ils nous hantent ; on ne s’y aventure pas impunément. Mais paradoxalement, ils peuvent aussi aider à panser les douleurs héritées de ce passé. Tout d’abord, l’action thérapeutique que produisent ces lieux à l’abandon s’explique par le simple fait qu’ils attestent de leur déchéance : le triomphe du temps permet d’offrir une tombe aux victimes en leur laissant un espace à hanter. Les lieux font froid dans le dos, car ils sont « authentiques » ; ils sont restés à l’état de – leur – nature. Aux

« Zombie insanatorium : Waldhaus Buch » (Sanatorium zombie : Waldhaus Buch), 9 de 31, 07.03.2014. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. 494 Revue d’Allemagne dires de Ciarán Fahey, ils sont même pleins d’une présence difficilement descriptible, comme traversés de fantômes. De plus, le passage du temps permet de marquer une distance rassurante : peinture qui s’effrite, vitres brisées, poussière et meubles renver- sés sont autant d’indicateurs que ce passé est définitivement révolu. Les lieux ne sont plus fonctionnels, le récit de leurs crimes est manifestement anachronique, et il est donc impossible de croire que tout ceci soit encore vrai, au moment précis où on les arpente. Cette prise de conscience n’est parfois pas si évidente dans les lieux qui offrent des reconstitutions, comme à l’ancien camp de concentration de Dachau par exemple, où les couchettes superposées, bien propres, rangées dans des baraques construites à neuf, réactualisent finalement une réalité qui fut mais qui n’a plus cours. Dans ce genre de muséification, le passé se retrouve figé dans une espèce d’éternelrésent p que met en scène l’organisation de la visite. Les lieux ne sont pas habités par des fantômes, mais par des commissaires. À ce titre, le contraste, à l’ancien camp de concentration de Sachsenhausen, entre le camp principal, aménagé pour les visites, et l’emplace- ment qui correspond au Speziallager n° 7 (puis n° 1 après 1948), complètement laissé à l’abandon, est frappant. Tandis que le site de Sachsenhausen présente des informations factuelles lisibles sur de grands panneaux, la section abandonnée, accessible au public mais non-aménagée, fournit un autre genre d’informations tout aussi saisissantes. Celles-ci relèvent de l’impression, et on pourrait sans doute attribuer cette différence à l’authenticité de l’endroit et au passage du temps clairement marqué par les herbes et les racines qui recouvrent les baraques. Car l’effet guérisseur que procure l’exploration urbaine de ces endroits délaissés s’exprime également au moyen de leur réappropriation par la nature. Arbres et ani- maux pénètrent le lieu et s’y installent, sans parler des humains – graffeurs, squatteurs, etc. – qui y laissent leur marque. En général, il s’agit d’individus issus de la « marge » – qu’ils soient sans-abri ou ratons laveurs – et leur présence en ces lieux assure un certain travail de justice, au sens de « rendre » justice aux victimes nazies, elles-mêmes issues de la marge et parfois considérées comme à peine humaines. Dans une sorte de revanche qui pourrait faire office de réparation, des êtres indésirables auront trouvé un

« Anatomy institute : Abgehackt » (Institut d’anatomie : amputé), 1 de 27, 05.04.2014. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire 495 abri dans ces bâtiments qui participèrent à la terrible machine de mort du parti nazi en Allemagne. Complices de meurtres et d’injustice, ces endroits désormais ouverts à l’« errant » – pour reprendre le terme debordien – auront offert leurs murs à des artistes révoltés, leur toit à des sans-papiers, leur bois pourri à de la mauvaise herbe, leurs fondations à des rats et leurs charpentes à des pigeons. La trace encore « intacte » de ces ruines sous la poussière joue certainement un rôle dans le processus de deuil qui accompagne le Vergangenheitsbewältigung en Alle- magne. Comme le fait de revoir le corps d’un proche décédé confirme sa mort et aide parfois à l’accepter, l’usure matérielle marque la distance temporelle et corrobore sa désuétude. Désormais, il n’y a plus de doutes, ce passé retourne bel et bien à la terre. L’exploration urbaine permet d’assister à l’évolution lente de cette décrépitude. Car le lieu, sans préservation, ne peut plus prétendre traverser le temps : dans deux ans, dix ans, il aura un tout autre visage. On est loin du Reich de mille ans dont rêvait Hitler, avec ses ruines de pierre – par opposition aux ruines de fer – qui devaient durer autant que celles de l’Antiquité : les pierres devaient s’effondrer de manière esthétique et passer à la postérité, comme les pierres des édifices romains qui parsèment encore le paysage européen. C’était bien le projet de l’architecte allemand Albert Speer et de la Ruinenwerttheorie (théorie de la valeur des ruines), illustré par certains bâtiments surdimensionnés comme le stade olympique de Berlin ou le Kongresshalle (palais des congrès) du gigantesque complexe du Reichsparteitagsgelände à Nuremberg qui se sont maintenus à peu près intacts jusqu’à aujourd’hui. Mais les endroits oubliés du passé nazi, révélés par Ciarán Fahey et d’autres explorateurs urbains, prouvent le contraire : le régime national-socialiste et ses crimes auraient bel et bien eu une fin.

Conclusion On pourrait suggérer qu’il y a quelque chose de profondément naturel dans la déchéance mise à nue de ces endroits et révélée par la pratique de l’urbex, par oppo- sition à certains lieux de mémoire dont la muséification a certes permis leur pérenni- sation, mais aussi provoqué une certaine aseptisation. Même les graffeurs semblent avoir libéré quelque chose de ces endroits au cœur même de leur acte de profanation ; la question d’un vandalisme réparateur pourrait d’ailleurs se poser ici avec pertinence. Bien sûr, l’accès à ces endroits abandonnés n’est pas le privilège de tous : il faut un minimum de sang-froid et d’agilité, sans parler du fait que leur visite est carrément interdite au public, sous peine d’amende. Mais n’est-ce pas le cas pour quiconque s’aventure dans les lieux abandonnés de sa propre mémoire et de son inconscient ? L’entreprise de l’exploration urbaine est périlleuse, et si on ne s’y engage pas soi-même, la connaissance qu’on en a passe irrémédiablement par l’intermédiaire du photo- graphe explorateur qui, au même titre finalement que les architectes des émoriaux,m provoque une mise en scène. La remédiation du photographe suggère une relecture qui, très souvent, ajoute une certaine dramatisation aux ruines. Cela est particuliè- rement visible dans les angles de vue, ou dans les mises en place : des objets ont-ils été disposés pour créer un effet ? Les textes révèlent aussi cette tendance quand ils prennent définitivement le parti des victimes et accusent la présence de fantômes en exacerbant l’aspect morbide de l’endroit : « Peut-être les fantômes des âmes torturées hantent-ils toujours les corridors du campus afin de s’assurer que plus aucun étudiant 496 Revue d’Allemagne n’ose y entrer avec des ciseaux à dissection, des scalpels, des pinces ou des forceps » (15), écrit Fahey, dans le texte accompagnant les photos de l’Anatomisches Institut qui appartenait jusqu’en 2005 à la Freie Universität de Berlin. L’entreprise de l’exploration urbaine représente définitivement un nouveau genre de travail de mémoire, à la mesure d’une génération urbanisée, technologisée et entraînée aux sports d’aventure. C’est un travail transgressif et individuel, dont l’archivage pho- tographique permet de se réapproprier un passé qui, autrement, ne passe pas.

Résumé L’exploration urbaine est une pratique alternative, mi-sportive, mi-artistique, qui consiste à s’infiltrer dans des endroits abandonnés. L’objectif de beaucoup d’explora- teurs urbains est de photographier ces endroits afin de constituerles archives parallèles d’un patrimoine qui, autrement, sombrerait dans l’oubli. Dans son livre Abandoned Berlin / Verlassene Orte, paru en 2015, le photographe et explorateur urbain Ciarán Fahey dévoile des images surprenantes de plusieurs endroits, dans et en pourtour de Berlin, qui jouèrent un rôle sous le régime nazi : village olympique des Jeux de 1936, boulangerie d’un camp de concentration, cliniques médicales où eurent lieu des crimes d’euthanasie, etc. Soumis au passage du temps qui se manifeste dans la dégradation comme dans l’envahissement par la végétation, par exemple, ces endroits figurent dans le paysage urbain comme les stigmates invisibles du passé traumatique de l’Allemagne. Cet article se penche sur la question du traitement réservé à ces endroits controver- sés et de la dimension poétique qu’inspirent les ruines à l’abandon. L’auteur tente de concevoir l’exploration urbaine comme une pratique contemporaine et performative de la mémoire dont l’aspect marginal renouvelle le rapport au passé.

Abstract Half way between sport and art, urban exploration is an underground practice that consists in infiltrating abandoned places. A lot of urban explorers aim to photograph those places in order to form the parallel archives of a heritage that would otherwise sink into oblivion. In his book Abandoned Berlin / Verlassene Orte, published in 2005, the photograph and urban explorer Ciarán Fahey reveals startling images of many places, in and around Berlin, that played a role under the Nazis: Olympic Village of the 1936 Games, concentration camp bakery, medical clinics where euthanasia crimes happened, etc. Subject to the passage of time, noticeable through degradation as well as through invasion by vegetation, for instance, these places stand in the urban landscape for invisi- ble scars of the traumatic past of Germany. This article studies the treatment reserved for those controversial places, and the poetic dimension that inspire abandoned ruins. The author attempts to conceive urban exploration as a new contemporary and performative practice of memory whose marginal aspect renews the relation to the past.

15 C. Fahey, Verlassene Orte (note 1), p. 13. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 497 t. 48, 2-2016

Chronique juridique La transposition du régime matrimonial de droit allemand dans le cadre du divorce en France

sandie Calme *

Le règlement 2201/2003 du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la recon- naissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de res- ponsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) n° 1347/2000 s’applique, dans les situations présentant un conflit de lois, au divorce et à la séparation de corps. Dans le cadre des procédures de divorce en France présentant un élément d’extranéité, il offre une pluralité d’alternatives pour ce qui est du choix de l’État membre où sera introduite la procédure de divorce, ce qui autorise de façon récurrente le choix de l’assignation en divorce auprès des juridictions françaises, avec un système de compé- tence juridictionnelle exclusive dès lors que l’époux assigné en divorce a sa résidence habituelle sur le territoire d’un État membre ou est ressortissant d’un État membre ou, dans le cas du Royaume-Uni et de l’Irlande, a son « domicile » sur le territoire de l’un de ces États membres. On retrouve une grande flexibilité avec le règlement (CE) n° 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires, pour ce qui est de la compétence juridictionnelle concernant les obliga- tions alimentaires relatives au divorce. Le règlement n° 1259/2010 du Conseil du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps s’applique au divorce, sauf pour ce qui est, notamment, des effets patrimo- niaux du mariage, de la responsabilité parentale et obligations alimentaires, selon son article premier. Son article 8 établit la loi applicable au divorce autour des critères de résidence habituelle des parents, de nationalité commune des époux et de compétence de la juridiction saisie : dans son champ d’application, la loi applicable au divorce peut

* Docteur en droit, ll.m. (Francfort-sur-le-main, allemagne), avocate au barreau de Paris. 498 Revue d’Allemagne toujours être celle de la juridiction saisie, entre autres alternatives du même rang. Selon le Protocole de La Haye du 23 novembre 2007 sur la loi applicable aux obligations ali- mentaires, qui vaut pour la France et pour l’Allemagne, la loi de la résidence habituelle du créancier est amenée à s’appliquer concernant les obligations alimentaires, sauf pour des raisons d’ordre public, et en prenant en considération les ressources du débiteur. La Convention du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la recon- naissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants dispose que la responsabilité parentale, et également la question de son retrait, relèvent de la loi de la résidence habituelle de l’enfant. La question de la nationalité du régime matrimonial dans le cadre du divorce semble être la seule à échapper à ce degré de flexibilité. En effet, traditionnellement, le régime matrimonial est lié à un droit national et relève des spécificités locales. En présence d’éléments d’extranéité, il apparaît nécessaire de définir le régime uridiquej du régime matrimonial des époux dans le cadre de la procédure de divorce. Afin d’y parvenir, dans le cadre du divorce en France où le régime matrimonial est à la base de droit allemand, la Convention de La Haye du 14 mars 1978 sur la loi applicable aux régimes matrimo- niaux (I) est porteuse de solutions. Elle est en harmonie avec la jurisprudence française régissant les mariages formés antérieurement à son entrée en vigueur et est reprise en substance par une proposition de nouveau règlement européen. Quant au droit allemand du régime matrimonial, il est relativement encadré d’interdits (II). Comme il prohibe le choix d’un régime matrimonial étranger, l’accord franco-allemand instituant un régime matrimonial optionnel de la participation aux acquêts, également ouvert aux autres États membres de l’Union européenne, apporte au droit allemand un ultième régime matrimonial, tout en concrétisant le concept de régime matrimonial multinational (III).

I. L’implication de la Convention de La Haye du 14 mars 1978 sur la loi applicable aux régimes matrimoniaux En droit international privé français, pour ce qui est de déterminer la loi applicable aux régimes matrimoniaux, on distingue les situations extérieures au cadre de la Convention de La Haye du 14 mars 1978 (A) de celles qui lui sont inhérentes (B). En tout état de cause, l’esprit de la Convention de La Haye est préservé, également dans le cadre de la propo- sition (C) de Règlement européen du Conseil relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière de régimes matrimoniaux. A. Cas où la Convention de La Haye ne s’applique pas Pour les mariages formés préalablement au 1er septembre 1992, date d’entrée en vigueur de cette convention de 1978, les solutions apportées sont surtout jurispru- dentielles. Il s’agit de prendre en compte un faisceau d’indices, tels que la volonté des parties lors du mariage, des circonstances postérieures au mariage, le premier domi- cile matrimonial, le lieu où est localisé le centre des intérêts personnels et matériels des époux. Ceci donne lieu à une certaine marge d’appréciation. B. Cas d’application de la Convention de La Haye Conformément à son article 2, la Convention de La Haye du 14 mars 1978 revêt un caractère universel : elle s’applique à tous les mariages célébrés après le 1er septembre Chronique juridique 499

1992, même si la nationalité, la résidence habituelle des époux ou la loi applicable en vertu de cette convention ne sont pas celles d’un État contractant, ce qui est confirmé par la jurisprudence de la Cour de cassation (Civ. 1re, 12 novembre 2009, pourvoi n° 08-18343, Bulletin 2009, I, n° 224). Observons toutefois qu’il s’agissait d’un cas où la Cour de cassation concluait à l’application du régime matrimonial légal de droit fran- çais et qu’il n’y a pas de jurisprudence fournie concluant à l’application d’un régime matrimonial étranger. Elle est en vigueur en droit français, luxembourgeois et néerlandais. Elle ne régit pas les obligations alimentaires entre époux, les droits de succession de l’époux survivant ni la capacité des époux (article 1er). Le principe est celui du choix (articles 3 et 6) par les époux de la loi applicable à leur union : « Le régime matrimonial est soumis à la loi interne désignée par les époux avant le mariage » ou « au cours du mariage », mais ils ne peuvent désigner que « la loi d’un État dont l’un des époux a la nationalité au moment de cette désignation », « la loi de l’État sur le territoire duquel l’un des époux a sa résidence habituelle au moment de cette désignation » ou « la loi du premier État sur le territoire duquel l’un des époux établira une nouvelle résidence habituelle après le mariage », cette loi s’appliquant à la totalité de leurs biens, à cela près qu’ils « peuvent désigner, en ce qui concerne les immeubles ou certains d’entre eux, la loi du lieu où ces immeubles sont situés » voire « prévoir que les immeubles qui seront acquis par la suite seront soumis à la loi du lieu de leur situation ». Préalablement au mariage, il est possible d’opter pour « la loi du premier État sur le territoire duquel l’un des époux établira une nouvelle résidence habituelle après le mariage ». Selon l’article 4 de la Convention de La Haye sur la loi applicable aux régimes matri- moniaux du 14 mars 1978, en l’absence de nationalité commune et à défaut de choix de loi, le régime matrimonial des époux est soumis à la loi interne de l’État de leur première résidence habituelle après le mariage. Toutefois, le régime matrimonial est soumis à la loi interne de l’État de la nationalité commune des époux (article 4 in fine) : – dès lors que cette nationalité est celle des Pays-Bas, ou, – si l’État de nationalité commune des époux n’est pas Partie à la présente convention, dès lors que sa loi interne est applicable selon son droit international privé, et que les époux établissent leur première résidence habituelle après le mariage aux Pays-Bas ou dans un État qui n’est pas Partie à la Convention et dont le droit international privé prescrit également l’application de leur loi nationale, – dès lors que les époux n’ont pas établi sur le territoire du même État leur première résidence habituelle après le mariage. En l’absence de résidence habituelle des époux sur le territoire du même État et de nationalité commune, le régime matrimonial sera soumis à la loi interne de l’État avec lequel, compte tenu de toutes les circonstances, il présente les liens les plus étroits. La dérogation propre aux Pays-Bas n’aura pas d’effet pour des époux qui conservent tous deux leur résidence habituelle sur le territoire d’un État autre que les Pays-Bas où, au moment du mariage, l’un et l’autre avaient leur résidence habituelle depuis cinq ans au moins, ou sur le territoire d’un État non Partie à la Convention et dont le droit international privé prescrit l’application de la loi nationale (article 5 alinéa 2). 500 Revue d’Allemagne

Par principe, la loi applicable selon la présente Convention s’applique tant que les époux n’en ont désigné aucune autre, et ce même en cas de changement de nationalité ou de résidence habituelle (article 7 alinéa 1er). À défaut de choix (article 7 in fine), la loi interne de l’État où ils ont tous deux leur résidence habituelle devient applicable, en lieu et place de celle à laquelle leur régime matrimonial était antérieurement soumis : – dès lors qu’ils y fixent leur résidence habituelle, si la nationalité de cet État est ou devient leur nationalité commune, ou – lorsque, après le mariage, cette résidence habituelle a duré plus de dix ans, ou – dès lors qu’ils y fixent leur résidence habituelle, si le régime matrimonial est soumis à la loi interne de l’État de la nationalité commune des époux au seul motif que les époux n’avaient pas établi sur le territoire du même État leur première résidence habituelle après le mariage. Ce changement de la loi applicable n’a d’effet que pour l’avenir (article 8), les biens appartenant aux époux antérieurement à ce changement n’étant en principe pas sou- mis à la loi désormais applicable, sauf choix des parties selon des formes prescrites pour le contrat de mariage. Des dispositions spéciales régissent l’opposabilité aux tiers du régime matrimonial. Les conditions relatives au consentement des époux quant à la loi déclarée applicable sont déterminées par cette loi (article 10). La désignation de la loi applicable doit faire l’objet d’une stipulation expresse ou résulter indubitablement des dispositions d’un contrat de mariage (article 11). Le contrat de mariage, valable quant à la forme si celle-ci répond soit à la loi interne applicable au régime matrimonial, soit à la loi interne en vigueur au lieu où le contrat a été passé, doit toujours faire l’objet d’un écrit daté et signé des deux époux (article 12). La désignation par stipulation expresse de la loi applicable doit revêtir la forme pres- crite pour les contrats de mariage, soit par la loi interne désignée, soit par la loi interne du lieu où intervient cette désignation et elle doit toujours faire l’objet d’un écrit daté et signé des deux époux (article 13). Des considérations d’ordre public peuvent évincer la loi désignée par la présente Convention, en cas d’incompatibilité manifeste avec l’ordre public (article 14). Elle n’est donc pas immuable. C. Perspectives d’avenir de la Convention de La Haye Avec la proposition de Règlement européen du Conseil relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière de régimes matrimoniaux, la Convention est susceptible d’être remplacée par un nouveau texte, à une certaine échelle. Cette proposition prévoit l’unité de la loi applicable au régime matrimonial, cou- vrant l’ensemble des biens des époux (article 15), ainsi que l’universalité (article 21) de la règle de conflit de lois, la loi applicable pouvant ne pas être celle d’un État membre du règlement proposé. Elle s’inscrit dans la continuité de la Convention de La Haye. Dans ce cadre, le choix de loi applicable au régime matrimonial, de la part des époux, pourra porter (article 16) : – sur la loi de l’État de la résidence habituelle commune des époux ou futurs époux, ou Chronique juridique 501

– sur la loi de l’État de la résidence habituelle d’un des époux ou futurs époux au moment de ce choix, ou – sur la loi d’un État dont l’un des époux ou futurs époux possède la nationalité au moment de ce choix. À défaut de choix par les époux, la loi applicable au régime matrimonial (article 17) sera : – la loi de l’État de la première résidence habituelle commune des époux après le mariage, ou à défaut, – la loi de l’État de la nationalité commune des époux au moment du mariage, sauf s’ils ont plus d’une nationalité commune, ou à défaut, – la loi de l’État avec lequel les époux ont ensemble les liens les plus étroits, compte tenu de toutes les circonstances, et notamment du lieu de célébration du mariage. Les époux pourront, à tout moment au cours du mariage, soumettre leur régime matrimonial à une loi autre que celle jusqu’alors applicable (article 18), mais ne pour- ront désigner que l’une des lois suivantes : – la loi de l’État de la résidence habituelle d’un des époux au moment de ce choix, – la loi d’un État dont l’un des époux possède la nationalité au moment de ce choix. Si les époux choisissent expressément de donner à ce changement de loi applicable un effet rétroactif, le changement ne valant en principe que pour l’avenir, cette rétroac- tivité ne portera pas atteinte à la validité des actes antérieurs conclus sous l’empire de la loi jusque-là applicable, ni aux droits des tiers résultant de la loi antérieurement applicable (article 18 in fine). Le choix de loi sera formalisé (article 19) selon la forme prescrite pour le contrat de mariage, soit par la loi applicable de l’État choisi, soit par la loi de l’État du lieu de rédac- tion de l’acte : il devra être au moins exprès, et formulé par un acte écrit, daté et signé par les deux époux, et si la loi de l’État membre dans lequel les deux époux ont leur résidence habituelle commune au moment du choix prévoit pour le contrat de mariage des conditions de forme supplémentaires, ces conditions devront être respectées. La forme (article 20) du contrat de mariage sera celle prescrite soit par la loi appli- cable au régime matrimonial, soit par la loi de l’État du lieu de rédaction du contrat. Ce contrat devra faire au moins l’objet d’un écrit, daté et signé par les deux époux, et si la loi de l’État membre dans lequel les deux époux ont leur résidence habituelle commune au moment de la conclusion du contrat de mariage prévoit, pour ce contrat, des conditions de forme supplémentaires, ces conditions devront être respectées. Les lois de police (article 22) et l’ordre public du for (article 23) auront toutefois priorité. Le renvoi sera exclu (article 25).

II. Le régime matrimonial de droit allemand Les régimes matrimoniaux de droit allemand sont strictement encadrés, faisant l’objet de prescriptions impératives qui affectent les procédures de divorce présentant certains éléments d’extranéité. Cela vaut tant pour le régime matrimonial légal (A) que pour les régimes matrimoniaux conventionnels (B), où la liberté contractuelle se heurte à certains interdits. 502 Revue d’Allemagne

A. Le régime légal Selon l’article § 1363 du Code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch, BGB), à défaut de contrat de mariage, les époux relèvent du régime matrimonial de la com- munauté d’acquêts (Zugewinngemeinschaft) (article § 1363 alinéa 1er du Code civil allemand). Ce régime matrimonial est donc le régime matrimonial légal allemand, celui qui s’applique à défaut de contrat de mariage. Sous ce régime matrimonial, le patrimoine de chacun des époux ne constitue pas leur patrimoine commun, y compris pour ce qui est du patrimoine qu’un conjoint acquiert après la conclusion du mariage (article § 1363 alinéa 2 du Code civil allemand) : les patrimoines sont séparés pendant le mariage. L’acquêt (Zugewinn) est le montant dont est augmenté le patrimoine final d’un époux par rapport à son patrimoine de départ (article § 1373 du Code civil alle- mand). Cet acquêt (Zugewinn) que les époux obtiennent dans le mariage fait l’objet d’une compensation (article § 1363 alinéa 2 du Code civil allemand) en cas de divorce. Ainsi, selon l’article § 1378 alinéa 1er du Code civil allemand, si l’acquêt d’un conjoint excède celui de l’autre, la moitié de l’excès revient à l’autre conjoint comme créance de compensation. Aussi, selon l’article § 1384 du Code civil allemand, en cas de divorce, le moment même où la requête en divorce est pendante est le point de référence pour le calcul de l’acquêt et pour l’évaluation du montant de la créance de compensation. Alors que l’article § 1377 alinéas 1 et 2 du Code civil allemand autorise les époux à procéder conjointement à l’inventaire de leur patrimoine de départ, à défaut d’inven- taire du patrimoine de départ, il est présumé que le patrimoine final d’un conjoint est constitutif de son acquêt (article § 1377 alinéa 3 du Code civil allemand). B. Les régimes conventionnels Les époux sont en principe libres de procéder à un contrat de mariage, par acte notarié (article § 1410), également au cours du mariage (article § 1408 alinéa 1er), mais sans toutefois être autorisés à choisir un régime matrimonial qui n’existe plus ou un régime matrimonial étranger, l’article § 1409 du Code civil allemand l’interdisant expressément. En cas de contrat de mariage stipulant la communauté des biens, des dispositions impératives encadrent la gestion des biens communs (articles 1415 et suivants du Code civil allemand).

III. Le régime matrimonial optionnel franco-allemand Le constat des difficultés dans le règlement de la question de agencementl’ du régime matrimonial à l’international (A), notamment dans les relations juridiques entre l’Allemagne et la France, concernant également le divorce, a justifié la mise au point de l’accord franco-allemand instituant un régime matrimonial optionnel de la parti- cipation aux acquêts (B). A. La vocation de l’accord franco­allemand L’accord franco-allemand instituant un régime matrimonial optionnel de la par- ticipation aux acquêts entré en vigueur le 1er mai 2013 offre notamment aux époux binationaux ou étrangers une alternative de régime matrimonial qu’il est possible de choisir par acte de mariage notarié, avant ou pendant le mariage (article 3). Chronique juridique 503

Cet accord a une vocation transnationale : selon son article 21 alinéa 1er, « Après l’entrée en vigueur du présent accord, tout État membre de l’Union européenne peut adhérer à celui-ci. En cas d’adhésion d’un ou de plusieurs États, le Gouvernement de la République fédérale d’Allemagne agira comme dépositaire de l’accord. Les instru- ments d’adhésion seront déposés auprès du dépositaire. » L’idée première est que le manque de flexibilité des dispositifs juridiques régissant les régimes matrimoniaux dans les procédures présentant des éléments d’extranéité, notamment en ce qui concerne des époux étrangers ou ayant plusieurs nationalités, rend nécessaire la mise au point d’une convention internationale instituant un régime matrimonial multinational. B. Le dispositif du régime matrimonial optionnel de la participation aux acquêts Dans le régime optionnel de la participation aux acquêts (article 2), le patrimoine des époux reste séparé. Les acquêts sont constitués du montant de la différence entre le patrimoine final d’un époux et son patrimoine originaire. À la dissolution du régime matrimonial, la créance de participation résulte de la comparaison des acquêts de cha- cun des époux. Chaque époux a la gestion et la jouissance exclusive de son patrimoine ; il en dispose seul (article 4). Néanmoins, les actes de disposition d’objets du ménage ou de droits par lesquels est assuré le logement de la famille passés par un époux sans le consente- ment de l’autre sont nuls, sauf s’ils sont ratifiés par l’autre époux, et un époux peut être autorisé en justice à passer seul un acte pour lequel le consentement de son conjoint serait nécessaire, si celui-ci est hors d’état de manifester sa volonté ou si son refus n’est pas justifié par l’intérêt de la famille (article 5). En principe, chacun des époux a le pouvoir de passer seul (article 6) les contrats ayant pour objet l’entretien du ménage et l’éducation des enfants, ces contrats obli- geant solidairement l’autre époux. Exceptionnellement, lorsque l’un des époux contracte des dettes dont le caractère manifestement excessif, notamment eu égard au train de vie des époux, est connu de l’autre partie au contrat ou aurait dû l’être, ces dettes n’engagent pas l’autre époux. Des dispositions spécifiques régissent la composition du patrimoine originaire, son évaluation, la détermination du patrimoine final. Le droit à créance de participation (article 12) s’organise comme suit : – Si à la dissolution du régime matrimonial, les acquêts d’un époux excèdent les acquêts de l’autre époux, ce dernier peut faire valoir à l’encontre de son conjoint une créance de participation égale à la moitié de la différence. – La créance de participation donne lieu à un paiement en argent. Toutefois, le tribu- nal peut, à la demande de l’un ou l’autre des époux, ordonner, à l’effet de ce paiement, le transfert de biens du débiteur au créancier, si cela répond au principe de l’équité. – Après la dissolution du régime matrimonial, la créance de participation est trans- missible à cause de mort et cessible entre vifs. La créance de participation est déterminée en fonction de la composition et de la valeur du patrimoine des époux à la date d’introduction de la demande en divorce (article 13). 504 Revue d’Allemagne

Elle est limitée à la moitié de la valeur du patrimoine de l’époux débiteur tel qu’il existe, après déduction des dettes, à la date retenue pour la détermination du montant de cette créance (article 14). La prescription de la créance de participation, l’obligation d’information, l’inven- taire, l’octroi de délais de paiement sont également prévus. Si la gestion de son patrimoine par l’un des époux est de nature à compromettre les droits de l’autre au titre du calcul de la créance de participation, ce dernier peut demander la liquidation anticipée de la créance de participation, la décision définitive faisant droit à la demande plaçant les époux sous le régime de la séparation de biens (article 18). Cet accord franco-allemand reprend les grandes lignes des régimes matrimoniaux légaux français et allemand. Il se conçoit de prime abord comme un cadre à l’attention du notaire français ou allemand. Plus encore, il apporte une réponse aux difficultés concrètes de transposition du régime matrimonial légal allemand en droit français, en particulier en ce que le droit allemand de la famille s’oppose au choix d’un régime matrimonial étranger, français par exemple. Dès lors, dans la détermination de la nationalité du régime matrimonial et du droit qui lui est applicable, pour autant que ce droit soit susceptible d’être transposé à l’étranger sur le fondement de l’équivalence fonctionnelle, il convient de rechercher l’équilibre dans le respect des considérations d’ordre public propres aux ordres juri- diques concernés. Face à ces difficultés, au niveau du processus de création de normes juridiques, l’accord franco-allemand instituant un régime matrimonial optionnel de la participation aux acquêts est un précédent mettant en valeur l’idée de régime matrimonial multinational susceptible de s’étendre, au niveau de l’Union européenne et au-delà, à des situations présentant des éléments d’extranéité. Il est aussi un appel à la créativité dans la mise au point du contrat de mariage, en tant que, selon le pré- ambule de l’accord, « régime matrimonial commun optionnel qui doit prendre place aux côtés des autres régimes matrimoniaux en vigueur dans le droit national des États contractants ». Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 505 t. 48, 2-2016

Italiques

Claire Kaiser, Rainer Werner Fassbinder. Identité allemande et crise du sujet, Bor- deaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2015.

Dans son ouvrage, Rainer Werner Fassbinder. Identité allemande et crise du sujet, Claire Kaiser, maître de conférences en études germaniques à l’Université Bordeaux Montaigne, propose une typologie complète de ce qu’elle appelle la « crise du sujet fassbinderien », son ambition étant de partir des films eux-mêmes en s’intéressant aux personnages, aux récits ainsi qu’à l’esthétique. Dans une première partie, C. Kaiser s’attache tout d’abord à ancrer le sujet fassbin- derien dans une époque, celle de la RFA d’avant 1982, année de la mort du réalisateur, et montre à quel point cette identité est marquée d’une part par le national-socialisme, d’autre part par l’échec des tentatives de réponse de la jeune génération vis-à-vis de la précédente. Le constat est ici sans appel : « Le cinéma de Fassbinder, en rapport immédiat avec la réalité de son époque, reflète l’échec de cette contestation politique : soit qu’il traite directement de la façon dont une révolution n’aboutit pas, soit qu’il l’aborde de manière détournée en en décrivant les répercussions négatives sur le sujet. Tous ses films montrent en effet comment l’absence de révolution structurelle ne laisse à l’individu d’autre choix que de se soumettre au système social normatif et, le privant de perspective émancipatrice, le condamne au mieux à la résignation, au pire à la mort » (p. 36).

Dans un cinéma que C. Kaiser qualifie de « post-révolutionnaire », le désenchante- ment, l’amertume et le cynisme règnent en maîtres et Fassbinder n’aura de cesse de mettre ces phénomènes en corps, en images et en récits. De fait, ces trois éléments retiennent successivement l’attention de l’auteure. Avant d’explorer plus avant le corpus, C. Kaiser choisit d’inscrire la crise du sujet fassbinderien dans l’arrière-plan théorique de l’École de Francfort. Il est question d’Adorno et de Horkheimer bien sûr, mais aussi de Marcuse. En effet, la domination du sujet telle qu’elle est mise en scène dans les films de Fassbinder fait écho à la critique du capitalisme comme source de domination et de réification du sujet dans les écrits de l’École de Francfort. 506 Revue d’Allemagne

À partir de ce constat, C. Kaiser décline dans la suite de cette première partie les différentes façons dont Fassbinder met cette domination en évidence, que ce soit par le biais de la relation amoureuse, de la relation de groupe ou encore des normes sociales. Elle montre également comment le sujet renonce à ses aspirations, intègre les exi- gences de la société, aussi injustes et abjectes soient-elles (les personnages de Fox, Martha ou Effi Briest en sont de bons exemples), et vont jusqu’à en reconnaître le bien-fondé. On reconnaît ici, ainsi que le montre l’auteure, une dimension masochiste qui parcourt l’ensemble de l’œuvre. Pour clore cette première partie, C. Kaiser s’interroge sur l’existence d’une dimen- sion utopique qui serait à l’œuvre, utopie qu’elle définit comme « une arme critique et comme processus de subversion du réel » (p. 108). À partir de là, elle cherche à identifier les différents types d’utopies qui jalonnent l’œuvre en distinguant les uto- pies collectives des utopies individuelles. Toutefois, si l’utopie est bien présente dans la filmographie, elle se solde toujours par un échec soit que l’individu finisse par imposer son caractère autoritaire au groupe, anéantissant ainsi le rapport égalitaire qui caractérise l’utopie collective, soit que, dans l’utopie amoureuse, par exemple, la trahison vienne mettre fin au couple (l’amour est plus froid que la mort, les larmes amères de Petra von Kant). Plus radicalement, l’utopie peut prendre la forme de la mort par suicide ou par meurtre, ce qui, dans certains cas, témoigne d’une ultime révolte contre les codes de la société – en particulier les codes sexuels – et permet au sujet, dans le cadre du meurtre du moins, de s’engager dans un processus de reconstruction : « La radicalité de l’élimination arbitraire d’autrui engage le sujet dans la voie de l’absolu et, en le singularisant, lui permet de refonder son propre système de valeurs » (p. 129). Dans la deuxième partie de son ouvrage, C. Kaiser se tourne vers les aspects esthé- tiques et formels de la crise. C’est ici qu’elle s’intéresse aux corps à l’écran qualifiés à juste titre de « figure essentielle de l’esthétique fassbinderienne » (p. 143). C. Kaiser se lance dans un premier temps dans une typologie des corps : féminins d’abord, « admi- rables et sensuels » (archétype : Schygulla) ou secs et anguleux (Irm Hermann), mas- culins ensuite, « désirables » car musculeux (archétype : Günter Kaufmann) ou « petits et encombrants » (Kurt Raab) sans oublier Fassbinder lui-même. Par ailleurs, la nudité fréquente est interprétée comme l’impuissance du sujet dès lors dénué de la protection que le vêtement peut lui procurer. Bien sûr, la nudité est également le signe de la « tension du désir » (p. 163). Conformément à ce qui a été mis en évidence dans la première partie, le corps est aussi soumis aux normes de la société, malmené, haï et méprisé (comme dans l’année des treize lunes) ou « corseté », soumis aux apparences (lili marleen). Ainsi, il se fait le vecteur parfait de la crise du sujet avec là encore plusieurs occurrences : les corps qui s’affaissent, qui s’écroulent (Ali dans tous les autres s’appellent ali) ou ceux qui évoluent vers l’inertie (martha, Fontane effi briest). Après cette typologie, C. Kaiser analyse les corps dans leur environnement en dis- tinguant l’espace profilmique de l’espace filmique. Dans le premier cas, les lieux sont urbains, souvent clos, privés et, lorsqu’ils sont publics, ils sont relativement étroits (cafés, pissotières, lupanars). Par la suite, l’analyse de l’espace cinématographique montre que les corps sont à la marge, sortes de décalques de la position sociale des marginaux qui peuplent la filmographie de Fassbinder (homosexuels, transsexuels, femmes opprimées et enfermées par leurs maris, repris de justice, etc.). Et lorsque les personnages sont au centre du cadre, le surencombrement de l’espace leur dispute cette place, réfutant ainsi précisément cette centralité : il en va ainsi de la dernière apparition de Willie comme chanteuse dans lili marleen : « Cette place centrale qu’elle Italiques 507 occupe une dernière fois contre son gré ne signale en effet rien d’autre que l’emprise de la contrainte qui paralyse le sujet et l’empêche de bouger » (p. 209). Dans la troisième et dernière partie, C. Kaiser s’intéresse aux récits fassbinderiens. Là encore, elle opte pour une classification typologique et se focalise dans un pre- mier temps sur quatre genres cinématographiques expérimentés par Fassbinder, deux d’origine américaine (le western et le film noir) et deux d’origine allemande (le film d’apprentissage et le Volksstück). À chaque fois se dégage le fait que le sujet fassbinde- rien subit l’action dont il est du reste détaché. Souvent, Fassbinder prend le contrepied du genre dont il s’inspire comme dans le cas de maman Küsters s’en va au ciel où le film cite le roman d’apprentissage tout en soulignant que le personnage principal est incapable d’une quelconque évolution du fait de son aliénation. Tout, dans la narration des films de Fassbinder, va à l’encontre du récit classique hollywoodien (l’image-mouvement de Deleuze) et relève plus de l’image-temps : le temps s’étire, les affects priment sur l’action, la répétition est incessante, le récit répond au modèle cyclique impliquant par là l’absence d’évolution, le retour à la case départ (cf. le mariage de maria braun). Dans un dernier chapitre, C. Kaiser pose la question du rôle du spectateur confronté ainsi à des récits – surtout dans la première partie de l’œuvre – qui le malmènent afin « d’aiguillonner son esprit critique » (p. 308) : « Fassbinder déconstruit donc les mécanismes de la fiction pour dépasser l’illusion et placer le spectateur en situation de questionnement constant et actif. Contraint de sortir de sa passivité, celui-ci devient le dernier maillon du film : c’est lui qui, menant à son terme le processus critique induit par la distanciation et dépassant le cadre de la stricte expérience cinématographique, doit en tirer les conclusions et s’interroger, à partir de ce que lui révèle la fiction, sur lui-même et sur son rapport au monde » (p. 310).

Avec cet ouvrage, Claire Kaiser fait preuve d’une parfaite connaissance de l’œuvre, des films les plus connus (le mariage de maria braun) aux plus méconnus (le Café). Inlassablement, elle parcourt l’œuvre, tisse des liens entre les films, établit des rap- prochements judicieux entre différents plans, motifs, éclairages… En choisissant une approche « empirique », ainsi qu’elle le formule, elle permet au lecteur, qu’il soit peu averti ou connaisseur du corpus, de se familiariser ou de redécouvrir sous un nouveau jour une filmographie qui reste unique et exceptionnelle dans l’histoire du cinéma allemand. Ainsi, l’ouvrage constitue un complément idéal aux deux autres monogra- phies qui existent sur le réalisateur en langue française, celle de Yann Lardeau et celle de Thomas Elsaesser. En effet, l’originalité de la démarche de C. Kaiser consiste en l’analyse de l’œuvre à travers la notion de crise du sujet. Ces qualités indéniables ne peuvent toutefois cacher un certain nombre de problèmes inhérents à la méthode choisie. En effet, l’appréhension typologique de l’œuvre conduit à de nombreuses répétitions qui peuvent être lassantes pour le lecteur (scènes ou récits décrits plusieurs fois comme l’ouverture de lili marleen ou la trame narrative de Whity) sans forcément en tirer à chaque fois des éléments nouveaux. D’une manière générale, on aurait aimé un approfondissement des assises théo- riques de la crise du sujet. Car la philosophie de l’École de Francfort est abordée trop rapidement pour pouvoir d’une part en rendre correctement compte, d’autre part en faire totalement bénéficier l’analyse. Même si, l’auteure le revendique, la méthode est inductive, on peut malgré tout s’étonner de ce que, dans tout le passage où il est question de masochisme et de domination, voire de « dialectique sado-masochiste », il ne soit pas fait référence à la question du caractère autoritaire développée par Wilhelm Reich, puis par Erich Fromm et relayée par Adorno et Horkheimer. 508 Revue d’Allemagne

Dans un autre domaine, il est dommage que la bibliographie – en particulier celle liée à l’œuvre de Fassbinder – n’ait pas été actualisée. L’ouvrage repose en effet sur une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Toulouse-Le Mirail en 2005 sous la direc- tion d’André Combes. On s’étonnera par exemple de la quasi-absence de l’important volume publié en 2012 par Brigitte Peucker, a Companion to R. W. Fassbinder, auquel C. Kaiser a pourtant contribué. Il en va de même des textes que Hermann Kappelhoff a consacrés au réalisateur, en particulier à Prenez garde à la sainte Putain, film pourtant souvent évoqué dans l’ouvrage de C. Kaiser. Les développements de Kappelhoff, qui propose une lecture « rancierienne » du collectif et des corps dans ce film, auraient sans doute pu alimenter la réflexion. Quant à la lecture des films, d’excellentes analyses (notamment des mouvements de caméra et des personnages ou encore à propos de berlin alexanderplatz) côtoient des passages moins convaincants comme lorsqu’il est question des rôles maternels de Lilo Pempeit. Par ailleurs, il est surprenant, au sujet de Prenez garde à la sainte Putain, qu’il ne soit jamais question du prologue où on voit un personnage (interprété par Werner Schroeter) raconter l’histoire de Winz-Willy. Ce prologue aurait pourtant eu sa place dans le point consacré aux inserts digressifs. Enfin, l’absence totale de définition du « stationendrama », genre récurrent chez Fassbinder, curieusement abordé dans un autre chapitre que celui consacré aux genres cités par le réalisateur, laisse le lecteur un peu sur sa faim.

Ces quelques remarques n’enlèvent toutefois rien à la qualité de l’ouvrage, au demeurant très bien écrit et qui, si l’on fait abstraction des répétitions, se lit très bien. Enfin, il faut saluer le fait qu’une germaniste consacre cet important travail à un corpus cinématographique, chose encore trop rare dans les études germaniques françaises. La maîtrise à la fois de l’analyse filmique et la parfaite connaissance de l’arrière-plan culturel et intellectuel dans lequel l’œuvre de Fassbinder est ancrée font que cet ouvrage viendra idéalement nourrir la réflexion à la fois des étudiants et chercheurs des deux disciplines que sont les études germaniques et les études ciné- matographiques. Il saura sans doute aussi intéresser un public plus large, curieux d’appréhender l’œuvre sous un aspect particulier.

Valérie carré Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 509 t. 48, 2-2016

Sommaire du tome 48 – 2016

N° Pages Olivier Baisez La Palestine des sionistes allemands à l’époque wilhelmienne est-elle l’espace d’une expérience coloniale allemande ? ...... 1 11-24 Anne-Laure Briatte-Peters Mariage, famille et sexualité vus par les féministes radicales dans l’Allemagne wilhelmienne (1890-1918) ...... 2 427-437 Sandie Calme Chronique juridique – L’extension de la portée de la Loi fondamentale allemande aux citoyens de l’Union européenne : sur le droit à l’assurance d’un minimum existentiel ...... 1 215-223 Chronique juridique – La transposition du régime matrimonial de droit allemand dans le cadre du divorce en France ...... 2 497-504 Babette Chabout-Combaz Faire parler les pierres. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands de la Seconde Guerre mondiale ...... 2 475-486 Jawad Daheur La Galicie autrichienne : « colonie du bois » de l’Empire allemand ? (1890-1914) ....1 25-42 Jawad Daheur et Isabell Scheele Introduction au dossier « Les expériences coloniales allemandes » ...... 1 3-9 François Danckaert Le négationnisme allemand dans l’espace public. Éléments d’analyse d’un phénomène transnational ...... 2 401-414 Corine Defrance Comment repenser et renouer les relations franco-allemandes après Dachau ? Joseph Rovan entre la France et l’Allemagne dans l’immédiat après-guerre...... 2 453-471 Sophie Devirieux Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire ..2 487-496 Ute Engelen Une démocratisation des politiques sociales d’entreprise ? Le Volkswagenwerk à Wolfsburg et Automobiles Peugeot à Sochaux 1944-1980 ...... 1 159-177 510 Revue d’Allemagne

Éric Ettwiller La diffusion du colonialisme allemand en Alsace-Lorraine par la Gesellschaft für Erdkunde und Kolonialwesen ...... 1 105-119 Pascal Fagot et Christian Jacques Introduction au dossier « Les espaces publics des pays germanophones, des espaces publics transnationaux ? » ...... 2 243-245 Pascal Fagot Le journal Arbeiterstimme, un espace public germanophone dans la Pologne de 1956 ? ...... 2 345-356 Axelle Fariat Vers une internationalisation de la scène artistique à Düsseldorf entre la seconde moitié des années 1950 et le début des années 1960 ...... 1 179-191 Karim Fertikh Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands (années 1920-1950). Une socio-histoire de la circulation transnationale des idées politiques...... 2 275-288 Mathieu Gotteland L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie en Chine, 1895-1918...... 1 43-55 Philippe Hamman Die Aneignungsungleichheiten in Hinsicht auf die regionale Energieerzeugung im Zeitalter der ökologischen Wende. Soziologische Analyse eines kooperativen Instrumentes im Bereich „Bürgerwindkraft“ im Elsass ...... 1 193-214 Dominique Herbet Émergence d’une politique étrangère transnationale et opinion publique germanophone ou européenne ? Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine ...... 2 305-316 Italiques ...... 1 225-240 2 505-508 Frank Jacob Die deutsche Rolle bei der Modernisierung des japanischen Kaiserreiches: zur deutschen Kolonialerfahrung in Japan seit der Eulenburg-Expedition...... 1 57-73 Christian Jacques et Pascal Fagot Introduction au dossier « Les espaces publics des pays germanophones, des espaces publics transnationaux ? » ...... 2 243-245 Christian Jacques Le réseau § 96 (de la Loi sur les expulsés de 1953) et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale. Vers un espace public transnational ? ...2 371-385 Jonas Kreienbaum Friedrich von Lindequist, koloniale Konzentrationslager und transimperiales Lernen...... 1 75-88 Oliver Lorenz Die Ausstellung „Das Sowjetparadies“: nationalsozialistische Propaganda und kolonialer Diskurs ...... 1 121-139 Jean-Samuel Marx Das Ende der Nachkriegszeit? Die Teilnahme Deutschlands an den Gedenkfeierlichkeiten zum D-Day 2004 und 2014...... 2 317-328 Sommaire du Tome 48 – 2016 511

Thomas Nicklas (Re)construire l’espace public germano-suisse. Le journal zurichois Die Tat entre 1945 et 1960 ...... 2 263-274 Ulrich Pfeil Les relations entre historiens français et allemands dans les années 1950 et 1960. Entre nouvelles orientations politiques et processus de mutations scientifiques ....2 439-451 Catherine Repussard Transnationale Öffentlichkeit zwischen Mobilisierung und Rückzug am Beispiel von Hakim Bey und Gustav Landauer ...... 2 415-423 Jörg Requate Die Frage nach einer deutschsprachigen Öffentlichkeit im Kontext transnationaler Öffentlichkeitskonzeptionen. Historische Perspektiven und konzeptionelle Fragen ...... 2 247-261 Isabell Scheele Entre universalisme chrétien et intérêts nationaux : les missions catholiques et les relations franco-allemandes, à l’exemple du Togo et du Dahomey (1892-1917)...1 89-103 Isabell Scheele et Jawad Daheur Introduction au dossier « Les expériences coloniales allemandes » ...... 1 3-9 Gwénola Sebaux Pegida : émergence, sens et influence d’un mouvement identitaire (trans)national dans l’espace public allemand ...... 2 387-399 Fabien Théofilakis L’héritage du national-socialisme à Berlin et Munich : quand des étudiants du Nouveau Monde arpentent le champ des politiques de la mémoire . Introduction . 2. 473-474 Rafał Ulatowski Das Weimarer Dreieck: ein transnationales Thema in der deutschen und der polnischen Öffentlichkeit ...... 2 . 357-370 Aline Vennemann Deutsch auf der Bühne : Vektor für Transnationalität in der Öffentlichkeit ? . . . 2. 329-344 Nadine Willmann Carlo Schmid et la puissance d’occupation française dans le Wurtemberg durant l’immédiat après-guerre : collaboration et confrontation entre deux espaces publics ...... 2 289-304 Nepthys Zwer « De la durabilité des courts de tennis… » L’ingénierie sociale d’Otto Neurath (1882-1945) ou l’art de piloter la société ...... 1 143-158