ÉTONNANT OUVRAGES DU MÊME AUTEUR ÉDITÉS A LONDRES

Biographies : SAINT-SAENS AND HIS CIRCLE, Chapman and Hall, 1965. THE DUKE OF WELLINGTON, Morgan Grampian, 1968. MASSENET, Dent, 1970. ROSSINI, Faber and Faber, 1971. THE ASTONISHING ADVENTURE OF GENERAL BOULANGER, W.H. Allen, 1971 THE OX ON THE ROOF, Macdonald, 1972. GOUNOD, Allen and Unwin, 1973. LOST ILLUSIONS : PAUL LEAUTAUD AND HIS WORLD, Allen and Unwin, 1974. ERIK SATIE, Secker and Warburg, 1975. FOLIES DE : THE RISE AND FALLOF FRENCH OPERETTA, Elm Tree Press, 1979. OFFENBACH : A BIOGRAPHY, John Calder, 1980. MAURICE CHEVALIER: HIS LIFE, 1888-1972, Secker and Warburg, 1982 JACQUES TATI, Secker and Warburg, 1984. Anthologie : LORD CHESTERFIELD'S LETTERS TO HIS SON, Folio Society, 1973. Traduction : Francis Poulenc : MY FRIENDS AND MYSELF, Dobson, 1963. JAMES HARDING

ÉTONNANT SACHA GUITRY Traduit de l'anglais par CHARLES FLOQUET Illustrations provenant de la Collection ANDRÉ BERNARD

Jacques Grancher. éditeur. 98. rue de Vaugirard 75006 Ouvrages publiés dans la même collection : « H COMME HUMOUR », Jean-Paul Lacroix « S COMME SOTTISE », Jean-Paul Lacroix

A paraître L'HUMOUR LOUFOQUE, Jean-Paul Lacroix

Titre original : Sacha Guitry, the last boulevardier © 1985 pour la langue française, by Jacques Grancher, Editeur, Paris. « Les femmes sont une source inépuisable de souci et de discorde. Et cependant une inspira- tion continuelle de pièces de théâtre. » SACHA GUITRY

REMERCIEMENTS

Les regrettés Jean Cocteau et René Fauchois, qui connurent intimement Sacha depuis sa jeunesse, m'ont généreusement livré leurs souvenirs personnels pour m'aider à écrire ce livre. Je suis aussi reconnaissant à Alex Madis, ami et biographe de Sacha; à Gilbert Renault, plus connu sous le nom de Colonel Rémy, le célèbre agent du Service Secret de la Seconde Guerre mondiale ; à Mme Fernande Choisel, qui fut la secrétaire de Sacha pendant quelque vingt ans; à Clément Duhour, qui fut le coproducteur de Sacha pour quelques-uns de ses derniers films ; et au musicologue Rollo Myers qui connut un jour l'angoissante expérience d'avoir pour voisins immédiats la femme, la belle-mère et la maîtresse de Sacha. Mlle Ellaline Terriss (Mme ), Mlle Heather Thatcher et M. Austin Trevor m'ont parlé de leurs expériences d'acteurs près de Sacha, à Paris et à Londres. Je dois aussi beaucoup à Jacques Guignard, conservateur de la Bibliothèque de l'Arsenal, pour l'autorisation de travailler sur l'importante collection Rondel; à Mme Sylvie Chevalley, archiviste de la Comédie- Française; et à M. Jean-Louis Sarthe, conservateur du Musée de Luchon. Les organismes suivants m'ont apporté leur très utile coopération : l'Institut Britannique du Film (Ernest Lindgren, direc- teur); la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques; l'Union des Editeurs de Musique (Mme Pauline Wood, directrice générale) et la Cinémathèque Française (Henri Langlois, direc- teur). Mes remerciements vont aussi à Mme André Lanardonne, Mme de Zogheb, Yves Leroux et Elliot Henderson.

LEVER DE RIDEAU

L'époque du boulevard est disparue depuis longtemps. Elle fleurissait durant les années 1900 dans une zone limitée à une extrémité par la Madeleine et la rue Royale, et à l'autre par le boulevard Montmartre. Le long des boulevards de la Madeleine, des Capucines et des Italiens se trouvaient les lieux fréquentés par des hommes qui créèrent une littérature mineure et qui ajoutèrent un court chapitre à l'histoire sociale. La plupart des points de repère subsistent. Le restaurant Maxim's veille toujours à la limite de la place de la Concorde. L'absurdité séduisante de la forme en gâteau de mariage de l'Opéra est toujours aussi fraîche. Et le Théâtre des Variétés, où Offenbach règne encore, conserve intacte sa façade Empire. Les boulevardiers eux- mêmes provenaient des rangs des journalistes, des auteurs dramatiques, des romanciers et des dandys. Beaucoup de leurs œuvres étaient écrites sur le marbre des tables au milieu de l'obscurité et du bruit des cafés encombrés. L'héritage canaille était une forme instantanément reconnaissable de l'esprit. Ils étaient impertinents et blasés. Ils étaient cyniques et irrévéren- cieux. Ils sacrifiaient toute chose à l'intérêt d'un bon mot. Le dernier de la race fut Sacha Guitry. Son père était , alors le plus grand comédien français. Il est né au milieu du théâtre et fit sa première apparition sur une scène à l'âge de cinq ans. Il grandit dans l'ombre de . Ses maîtres furent Jules Renard et . Ses plus proches amis étaient Jean Cocteau, Tristan Bernard et Claude Monet. Sacha fit représenter sa première pièce à l'âge de dix-sept ans. A vingt ans, il devint l'idole de Paris. Il resta son idole pendant un demi- siècle, excepté pendant cette brève période de 1944 où la jalousie trouva enfin un moyen de noircir son nom et où, provisoirement, ses rivaux qui enviaient amèrement ses succès, l'obligèrent au silence. Pendant cette période, Sacha écrivit et monta plus de 120 piè- ces. Il interprétait habituellement lui-même le rôle principal, et sa femme lui donnait la réplique. (Il eut cinq femmes. « La plupart des hommes ont eu plusieurs femmes dans leur vie, disait-il, moi, je les ai épousées ».) Il avait souvent plusieurs pièces jouées simultanément dans les théâtres de Paris, car il travaillait à un rythme rapide et était rapidement fatigué des longues séries de représentations. Un jour, quelqu'un fit remarquer qu'une première de Sacha Guitry était « la chose parisienne la plus typique dans le monde du théâtre — claire, légèrement mouvante, brillante, comme l'air de Paris lui-même ; emplie du cynisme, mais aussi de la joyeuse tolérance de l'auteur; et acceptée tacitement par un public amusé et charmé » . L'unique manière de Sacha était une manière négative. Il cherchait toujours à éviter d'ennuyer le public, disait-il. Comme Molière, il aimait se rapprocher de la pensée des gens sans leur laisser savoir qu'il le faisait. Avec la plus grande légèreté de touches, il dessinait une philosophie qui était aussi éloignée que possible du drame le plus réaliste. L'invention du film sonore ouvrit une plus large audience encore — que Sacha se mit à conquérir. Parmi les 36 films qu'il écrivit et dirigea, il existe au moins trois classiques du cinéma français. Le monde reconnut en lui l'incarnation de l'esprit et de l'élégance française. Auteur dramatique, comédien, poète, romancier, sculpteur, peintre et conteur remarquable, il fut sa vie durant un avide collectionneur d'art et de jolies femmes. Sa demeure, très connue, qui se trouvait dans une élégante avenue proche de la tour Eiffel, était davantage encore un musée qu'un domicile privé. Il la remplissait d'objets d'art et de curiosités rares. Là et sur la scène, il mena l'existence qu'il avait choisie, dans un cadre qu'il avait lui-même créé avec délicatesse. Peu de gens ont connu autant de plaisir dans leur vie — et, on peut le dire, ont donné autant de plaisir aux autres. Car Sacha était un hédoniste total. Il pourchassait la joie avec exubérance et il était rarement déçu. Son entourage était restreint et il l'observait avec malice et avec le même plaisir que ses prolifiques précurseurs, l'Italien Goldoni et l'Espagnol Lope de Vega. Il est vrai qu'il n'avait pas spéculé sur la nature de l'univers. Personne ne peut nier qu'il réussit à nous livrer le bénéfice de ses réflexions sur la destinée de l'homme. Mais alors, Molière aussi était coupable de cette inadvertance. Sacha avait du style et il avait de l'esprit. Il doit être beaucoup pardonné au possesseur de ces qualités rares. Ses pièces et ses films revivent dans de fréquentes reprises. Les petits-enfants de ses premiers admirateurs continuent d'ac- clamer la fraîcheur et la vivacité de ses œuvres qui parfois furent écrites il y a plus de cinquante ans. Lorsque Sacha mourut, en 1957, un monde brillant disparut avec lui, monde qu'il avait partiellement créé et dont il était certainement le dernier représen- tant. Il ne fait aucun doute qu'un compilateur sérieux du XXI siècle tournera un jour son regard vers ce magicien qui a été considéré respectueusement comme tel pendant de nombreuses années. En attendant, cet essai sur l'une des personnalités ayant le plus de talent parmi celles du théâtre Parisien peut servir d'exposé provisoire.

CHAPITRE I

« Femmes je vous adore — comme on adore une édition originale, avec ses fautes. » SACHA GUITRY

L'abbé de Choisy naquit, par quelque inadvertance chronologi- que, davantage au XVII qu'au XVIII siècle. Il est peut-être l'unique doyen de la cathédrale de Bayeux à avoir passé sa vie habillé en femme. Dans un flamboiement de diamants et de riches broderies, il était à la fois protecteur des tables de jeux et de l'Académie Française, où sa réputation était soutenue par une Histoire de l'Eglise en onze volumes, des méditations sur les psaumes, et des dialogues sur l'immortalité de l'âme. Il fut très favorisé par Louis XIV, qui l'envoya comme ambassadeur au Siam. Lorsqu'il fut délégué à un Conclave papal, personne ne sembla beaucoup faire attention à sa manière de vêtir ses maîtresses — parmi lesquelles se trouvait la belle-sœur de Bossuet — en garçon. Mais cet abbé engageant, comme disait Kipling, est une autre histoire, et apparaît ici du fait qu'il fut un des premiers chroniqueurs à mentionner la famille Guitry. Ses mémoires, qui se déplacent gracieusement de la chaire à la cour et au lit, parlent d'un certain Guy de Chaumont, marquis de Guitry, qui était Grand Maître de la Garde Robe de Louis XIV et Conseiller d'Etat. Guitry intervint en faveur de Madame de Montespan, la maîtresse royale, qui avait été traitée insolemment par un autre membre de l'entourage de Louis XIV. L'offenseur fut jeté en prison pour dix ans, tandis que le galant ancêtre de Sacha allait périr dans une des guerres royales. Saint-Simon mentionne aussi l'incident. La famille était déjà ancienne, le premier Seigneur de Guitry ayant vécu au XI siècle. Comme Sacha, qui possédait une maison en ville et trois maisons de campagne, il avait la manie de la construction, qu'il assouvit en édifiant une église en 1020 et en passant le reste de sa vie à restaurer son château. Sacha était un comédien superstitieux et ne mentionnait jamais que les fiefs ancestraux comprenaient une propriété nommée Guitry-Fours, car « four » signifie « fiasco » en argot de théâtre. Le grand-père paternel de Sacha était né en Normandie. Il avait tous les signes habituels du Normand. Une certaine sévérité, une profonde réserve et une répugnance à parler beaucoup étaient les traits dont son fils Lucien se souvenait principalement à son sujet. Il détestait la sentimentalité et révélait ses sentiments uniquement aux personnes qu'il connaissait depuis des années et qui étaient à même d'apprécier son fond de sincérité et de tendresse. Il appela toujours ses fils « mes amis » et ses relations avec eux tenaient davantage de la camaraderie que de la paternité. Après sa mort, Lucien, seul, se rendait chaque année au Merlerault pour fleurir sa tombe. Ce petit village normand avait vu naître son père et c'était là que la famille, qui vivait à Paris, passait régulièrement ses vacances d'été. Lucien arrivait le matin et repartait le soir, après un pèlerinage solitaire à travers les rues et les chemins où il avait joué enfant, soixante ans auparavant. En 1847, le grand-père de Sacha prit la succession d'une petite affaire de coutellerie au 139 de la Galerie de Valois, au Palais- Royal. Elle avait été fondée en 1817 par Monsieur Aubril, et devint rapidement prospère du fait d'un dispositif d'affûtage des rasoirs de sa propre invention. C'était un objet plat, ayant la dimension d'un bâton de rouge à lèvres, enveloppé dans du papier argenté et vendu un franc. Contre une rente annuelle de 1 500 francs, M. Aubril céda son bail et le secret de son invention. Il vendit aussi, sans le savoir, son nom à son successeur, car quoique la physionomie ne fut plus la même, le grand-père de Sacha fut désormais appelé « Monsieur Aubril » par ses clients pendant le reste de sa vie. Nous savons peu de choses sur la grand-mère Guitry, excepté qu'elle ressemblait à la Reine Victoria et avait tendance à refroidir le petit Sacha. C'était une femme d'allure noble, avec des traits énergiques et une grande bouche. Sacha pensait qu'il y avait une étrange ressemblance entre elle et Lucien. « Et ce n'était pas seulement ce regard qui nous impressionnait, je m'en rends compte aujourd'hui. C'était cette même attitude imposante, c'était ce même don de pouvoir porter avec allure le plus simple vêtement, c'était cette même faculté de rester longtemps immobile et ce même plaisir à garder le silence. » Il est évident que Lucien hérita de sa mère quelques-uns de ses principaux maintiens d'acteur. Les Guitry eurent quatre enfants. L'aîné, Edmond, était né avec une inextinguible bonne humeur et de l'esprit. Il succéda à son père et vendit l'affûteur de rasoir et du savon à barbe, à propos duquel ses talents de vendeur furent persuasifs. Aux acheteurs qui lui demandaient si le savon tiendrait ses promesses, il répondait doucement : — Depuis trente ans, je n'en utilise pas d'autre... Et personne, jamais, ne sembla remarquer qu'il portait une barbe florissante. Sa sœur Adèle était une vieille fille née. Adulte, elle vécut avec un singe comme seul compagnon. Bien qu'il l'ait mordue férocement un jour, elle ne parlait jamais de l'incident et considérait toute allusion à ce fait comme le dernier degré du plus mauvais goût. Elle ne rendait jamais de visite, n'en recevait jamais, et passait ses dimanches sur un banc du jardin du Palais-Royal. Le troisième enfant, Valentine, était une pianiste de talent qui obtint le premier prix du Conservatoire en 1867. Elle atteignit en bonne santé un âge avancé et répondait aux questions concernant sa santé par : — J'en ai bien assez comme ça pour mon âge, merci. Valentine fut professeur de piano toute sa vie et ses vieilles habitudes eurent de la peine à mourir. Un jour, disant adieu à un petit garçon, elle se pencha pour l'embrasser et murmura, l'esprit ailleurs : — Au revoir, ma petite fille, et n'oubliez pas d'enfoncer votre quatrième doigt. Lucien Guitry naquit le 13 décembre 1860 au 27, rue de Valois. Il avait choisi un endroit approprié pour sa naissance. Tout près se trouve la rue Richelieu, où naquit le fils de Molière à quelques portes de chez l'ami qui prêta à l'écrivain la robe de chambre et le bonnet de nuit pour jouer Argan à la première du « Malade Ima- ginaire ». Plus proche encore se trouvait la Comédie-Française, à la jonction de la rue Richelieu et de la rue de Rivoli. Si Lucien était né quatre mois plus tôt il aurait pu dire que son lieu de naissance était la Normandie, car c'était là que la famille, comme d'habitude, avait passé ses vacances d'été. Lorsqu'il arriva, la ville de sa nais- sance ajouta le vernis parisien au silex de son ancêtre normand. A l'âge de neuf ans, Lucien eut une typhoïde si sévère qu'il en perdit la mémoire. Il fut obligé de recommencer entièrement ses études, et par la suite, par un caprice physiologique étrange, sa mémoire, qui avait été jusqu'alors assez ordinaire, devint soudai- nement anormalement fidèle. Elle devait le demeurer pour le reste de sa vie et cela explique pourquoi il restait sûr de son texte dans des douzaines de rôles, plusieurs années après qu'il les ait joués pour la première fois. Son père avait également une excellente mémoire, et cela nous amène à un sujet qui le réveille de son naturel taciturne. Le vieil homme était incurablement amateur de théâtre, de même que sa femme. Il connaissait par cœur plus de cinquante pièces de différents genres et pouvait les réciter entièrement. La maison familiale retentissait des tirades de Cor- neille et de Racine, et même, un jour, on entendit la bonne qui déclamait les imprécations de Camille au milieu du lavage de la vaisselle. Aux alentours de sept heures du soir, heure à laquelle le bureau de location de la Comédie-Française savait si la salle serait comble ou non, il arrivait qu'on envoyât les portiers le long des galeries du Palais-Royal pour distribuer des billets de faveur aux commerçants. Souvent on préférait remplir la salle gratuitement plutôt que de laisser les sièges vides dans la maison de Molière, et le père de Lucien était enchanté d'y entrer en sauvant les apparences. Lorsque sa femme ne voulait pas l'accompagner, il emmenait un de ses enfants, les filles habillées en garçon lorsque c'était leur tour, afin qu'elles soient admises au parterre. Lorsque Lucien commença l'école, il fut, comme son fils par la suite, un piteux élève. Ses cahiers de classe étaient mal tenus, et pis encore, semblaient indiquer qu'il s'occupait rarement de ses cours. Confronté avec la curiosité naturelle de son père, il trouvait des prétextes, mais il fut incapable de lui cacher qu'il passait des journées entières dans une salle de lecture publique. Là, il étudiait des pièces qu'il apprenait par cœur. Il n'est guère nécessaire de dire que Guitry « père » fut ému et il prit la décision de l'envoyer prendre des leçons d'art dramatique. Deux ans plus tard, le jeune acteur était assez âgé pour être accepté comme élève du Conservatoire. Il montra des dons exceptionnels. A l'âge de quinze ans, il en paraissait dix-neuf, et cette maturité se révéla dans son travail. Il commença vite à s'ennuyer de ses leçons. Il désirait un public, les feux de la rampe et le bruit des bravos, et il les désirait le plus tôt possible. Tout ce qu'il demandait à la vie, en dehors des femmes, c'était le théâtre, et si, pour une raison importante, il avait eu à choisir entre les deux, il aurait, après un moment de lutte, opté pour le premier. De nombreuses années plus tard, lorsqu'il eut obtenu tout ce que la renommée et l'argent peuvent apporter, on lui demanda quelle avait été la plus grande joie de sa vie. Sans hésitation, il répondit : — Le moment où je mets la main sur le bouton de la porte d'un décor. C'est cette complète compréhension de son art qui décida son père à louer pour lui un théâtre. Un dimanche de janvier 1877, Lucien fit sa première apparition en public à l'âge de dix-sept ans, en interprétant Don César de Bazan dans la pièce dramatique de Victor Hugo « Ruy B/as ». L'interprétation de cette œuvre au Théâtre de Saint-Denis était confiée à des camarades, élèves du Conservatoire, qui reçurent chacun une gratification de dix francs de Guitry père. D'autres représentations furent données au Théâtre d'Etampes, hors de Paris, où ils arrivaient à six heures du soir, mangeaient des sandwiches fournis par le père de Lucien pendant qu'ils se maquillaient dans leurs loges, et ils reprenaient le train après la représentation. Reconnaissant de la générosité paternelle, Lucien continua son apprentissage pratique des rôles classiques. On peut ajouter qu'un jour il fit des imitations de Coquelin, Mounet-Sully, Brasseur et d'autres acteurs fameux et — ce fait est absolument exact — dansa même un soir dans un vaudeville. L'année suivante, Lucien passa ses examens du Conservatoire et obtint les seconds prix de tragédie et de comédie. Le fait qu'il n'obtint pas de premier prix ne tourmenta pas Lucien, car il considérait cette « boîte dérisoire », qu'on appelait cependant le Conservatoire, comme une formalité assommante. — Vous aussi, j'espère, disait-il à la génération suivante d'élè- ves-comédiens, vous aussi, considérez l'enseignement qu'on vous donne pour peu de chose au regard de ce que vous allez vous dépêcher d'apprendre par vous-même. Car le Conservatoire n'était pas fait pour lui. Le contrat qu'il avait signé l'obligeait à prendre du service à la Comédie-Française. L'administrateur, Emile Perrin, décida de lever l'option et que Lucien devrait passer une année de plus au Conservatoire avant d'affronter la scène du Français. Lucien ne le voulait pas. Perrin resta ferme et lui dit : — Si vous ne signez pas l'accord, j'engagerai un procès contre vous, vous le perdrez et vous aurez à payer 10000 francs. Perrin peut avoir semblé injuste, mais dans la pratique des acteurs, il avait appris à être dur. Vilipendé par des actrices instables, assailli par des auteurs déçus, quotidiennement mis en face de la tâche d'affronter un ramassis de cabotins sans rôle et de lever le rideau à l'heure, il pouvait légitimement penser, comme Johnson, que la vie humaine est partout un état où l'on doit beaucoup endurer et où l'on doit peu obtenir. A cette époque, il était diablement embêté par la débutante contrariante qu'était Sarah Bernhardt, dont le sport favori, indépendamment de gifler les actrices plus âgées de la Comédie-Française, était de harceler les directeurs de théâtre. La clause dont Perrin menaçait Lucien était inutilisée depuis longtemps. Il était décidé cependant à faire un exemple. Lucien aussi avait pris sa décision. Il marcha tout droit du bureau de Perrin à celui du directeur du Théâtre du Gymnase et signa avec lui un contrat de trois ans. Le tribunal donna raison à Perrin et alors que le jeune homme exécutait son premier engagement, il devait souvent se demander comment diable il pourrait payer une amende de 10000 francs, alors que son salaire annuel était tout juste un peu plus de la moitié de cette somme. De plus, le nouveau contrat était plus difficile que tout ce que Perrin eut jamais pu imaginer. D'après ses termes, il devait être aux ordres du Directeur à tout moment, si besoin était, pour jouer dans deux théâtres le même jour, et s'il tombait malade, il ne recevait aucun salaire. Il ne s'en soucia pas. Il avait affiché son mépris pour la « boîte dérisoire » et pour un théâtre d'Etat qu'il considérait comme un havre de sécurité pour des acteurs médio- cres. A l'âge de dix-huit ans, il était magnifiquement confiant en son avenir. Le plus important de tout, c'était de jouer réellement. Durant ces années de demi-esclavage au Gymnase, Lucien se confirma comme un acteur d'avenir et attira l'attention de Sarah Bernhardt. Elle était alors à l'aube de sa gloire. Cette fille illégitime d'un homme de loi français et d'une cocotte juive-allemande, avait été introduite au théâtre par le Duc de Morny, un des amoureux les plus influents de sa mère. (Les explications concernant la nais- sance et la parenté de Sarah varient énormément — elle avait une imagination fertile). Lorsqu'elle était jeune membre de la Comédie- Française, elle avait parcouru ses couloirs, avec colère, refusant de s'excuser pour l'incident, déjà mentionné, de la gifle. Puis elle obtint son premier grand succès dans une petite fantaisie de François Coppée, « Le Passant », où son costume vénitien laissait voir ses longues jambes minces afin d'intensifier son avantage. Réconciliée avec la Maison de Molière, elle triompha pendant une saison de six semaines à Londres — saison qui lui rapporta près d'un demi-million. Lorsqu'elle quitta enfin la Comédie-Française, dans un élan qui lui coûta plus d'un procès, elle fut condamnée à une amende de 100 000 francs qu'elle paya irrégulièrement sur les revenus de ses tournées à l'étranger. On a beaucoup écrit sur Sarah. Nous avons connu les détails d'un important assortiment d'amours allant du Prince de Ligne, duquel elle eut un fils, au Roi Edouard VII — cet infortuné monarque qu'une postérité dévergondée se plut à unir à toutes les jolies femmes de son temps. On nous a parlé de sa ménagerie de boas, de guépards, de crocodiles et de loups. On nous a montré des photographies du crâne humain, signé par Hugo, qu'elle utilisait comme encrier; du cercueil de palissandre, garni de satin et de vieilles lettres d'amour, dans lequel elle dormait; et de sa statuaire, car elle était habile femme sculpteur et excellait dans les bustes de l'Art nouveau. Nous avons admiré son flair extraordi- naire pour la publicité qui poussa un auteur irrité à écrire un livre intitulé « Ail about Sarah « Barnum » Bernhardt, her loveys, her doveys, her capers and her funniments » (« Tout sur Sarah « Barnum » Bernhardt, ses amours, ses mignons, ses fougues et ses mots grivois ») (1), après sa tournée tumultueuse en Améri- que. Et nous avons savouré la férocité avec laquelle elle entrepre- nait ses vendettas contre des actrices rivales. (« Elle a son compte, pauvre femme. Pourquoi l'ont-ils laissée jouer? Regardez ses cordes vocales faisant saillie de son cou — ce sont des filins. Quelqu'un pourrait les lui arracher et l'étrangler avec! ») Les photographies de Sarah donnent une piètre idée de son étrange beauté, de ses yeux noirs et de son visage blême, ou du pouvoir qui ensorcela son public pendant plus d'un demi-siècle. La fameuse « voix d'or » qui sort péniblement des vieux cylindres et des vieux disques, se termine en un croassement étranglé. Et pourtant, en entrant plus profondément dans sa légende, on tombe sous un charme qui semble augmenter à mesure que les années passent. Si, cinquante ans après sa mort, elle peut encore exciter si vivement l'imagination, qu'est-ce que cela devait être lorsqu'elle vivait ? Maurice Baring nous fournit une bonne réponse lorsque, parlant des autres comédiennes dans les rôles que Sarah avaient fait siens, il écrit : « ... l'on attendait impatiemment et en vain ses yeux hantés, assoiffés, qui envoyaient un courant électrique à travers la salle de théâtre bondée, cette voix qui vous oblige à croire que les mots qu'elle prononce le sont pour la première fois; car ses gestes sont trop légers pour être analysés; car cette harmonie et ce rythme dans sa prononciation, son mouvement, sa parole et son silence, crescendo et decrescendo, volent et attendent et s'arrêtent... » Pour Lucien qui faisait une tournée à Londres en juin 1882, comme membre de la compagnie de Sarah, il n'y avait aucun doute. « Sarah, disait-il, splendeur incomparable... monstre sublime qui a grâce, puissance et noblesse... Sarah, que nous appelons « Sarah » lorsque nous parlons d'elle et que nous appelons « Madame » lorsque nous lui parlons — oui, « Ma Dame », car elle était réellement Notre-Dame-du-Théâtre ». Il jouait Armand Duval et Sarah, Marguerite Gautier dans « La Dame aux Camélias », ce vénérable « pousse-aux-larmes » auquel peu d'actrices françaises ont pu résister. Il jouait aussi « Hernani » de Hugo et « Adrienne Lecouvreur ». Sarah était alors une visiteuse (1) Traduction de l'auteur. habituelle de Londres, où ses apparitions annuelles étaient un événement important de la saison et où elle était royalement accueillie par Irving et Ellen Terry. Elle adorait Londres et ses squares, le remue-ménage de Hyde-Park et la gaîté de Rotten Row. La ville lui rappelait aussi des souvenirs sentimentaux. L'année précédente, à l'église Saint Andrew d'Oxford Street, un vicaire agité avait célébré son mariage avec un drogué incapable qui devint son mari légal. Une autre fois elle devait assister à un événement similaire, mais en spectatrice, comme témoin du mariage de Lucien à Saint-Martin-in-the-fields. La fiancée était une beauté de vingt ans, appelée Renée de Pont-Jest, que Lucien avait enlevée contre la volonté de son père. C'était une sorte de justice idéale, mais le joyeux vieux luron était lui-même très collet- monté lorsqu'il s'agissait de sa fille unique. Ils se marièrent le mercredi 10 juin. « Ah ! ce premier voyage à Londres, où j'arrivai le samedi soir à 6 heures, le surlendemain c'était lundi de Pentecôte! Le mardi c'était la fête de la Reine ! Le mercredi, j'ai heureusement trouvé une occupation... » CHAPITRE II

« Tromper, trahir, oui, c'est affreux — mais c'est cruel aussi que de rester fidèle, car c'est enchaîner l'autre ». SACHA GUITRY

René de Pont-Jest, beau-père involontaire de Lucien, était un dandy notoire, un duelliste et un boulevardier qui avait de l'esprit. Il négligeait sa femme par devoir et passait ses soirées et la plupart de ses nuits au Club de la Presse, où il se ruinait en jouant les voisins du zéro d'après une martingale infaillible qu'il avait élaborée. (Son petit-fils Sacha hérita de lui cette malsaine attirance pour les voisins du zéro et était convaincu qu'un jour il ferait sauter la banque à Monte-Carlo, et qu'il gagnerait les lustres, les tapis et tout le reste.) Pont-Jest, avec sa moustache taillée au rasoir, son monocle omniprésent, ses pantalons à carreaux et ses courtes guêtres blanches était un habitué de tous les cafés du boulevard et des bureaux des journaux. C'était aussi un journaliste prolifique qui écrivit de nombreuses colonnes de commérages et qui lança la vogue des rapports de témoins occulaires pour les cas élégants jugés devant les tribunaux. Il voyagea en Chine comme jeune officier de marine. A la fin de sa longue carrière parisienne, il avait été le héros de douze duels au Bois de Boulogne. En plus de son activité de journaliste, René de Pont-Jest écrivit plus de quarante volumes. Ils sont maintenant complètement oubliés. « Le Fire-Fly », cependant, récit exotique de voyages en Extrême-Orient, est encore lisible. La majorité de sa production consistait en romans « risqués », formant souvent trois volumes, après une publication initiale en feuilletons dans les journaux. C'était un fournisseur universel de romans policiers et d'échos sur la grande vie à Saint-Pétersbourg, sur la vie intime des chanteurs d'opéra ou des modèles de peintre. La description suivante d'une de ses héroïnes provient de son chef-d'œuvre, « Divorcée » : « ... elle posait comme Cléopâtre, que le peintre représentait complètement nue, à demi-couchée sur une peau de lion et ornant de diamants ses cheveux d'ébène. Vue ainsi, Sarah était une créature merveilleuse, irréprochablement pure de forme. Il y avait ça et là des lueurs d'ambre pâle sur sa chair rose. Ses bras superbes, relevés au-dessus de sa tête, donnaient à sa poitrine la fermeté du marbre ; un sourire passionné s'attardait sur ses lèvres sensuelles entrouvertes ; ses grands yeux, les paupières légère- ment ombrées, dardaient des regards pleins de promesses voluptueuses. Ses charmes, cependant, n'empêchaient pas son amant de badiner avec une autre fille « par amour du contraste », et lorsque celle-ci s'élança vers eux en brandissant un revolver, la pauvre Sarah saisit vivement un drap de lit pailleté d'or pour cacher sa poitrine de marbre ». De telles perles, le lecteur doit en être averti, sont cependant des récompenses rares dans la longue lecture des plusieurs milliers de pages des œuvres de René de Pont-Jest. Cependant Pont-Jest, qui avait été farouchement opposé au mariage de sa fille avec un acteur, semblait apparemment résigné à la situation lorsque le couple revint de Londres. Bientôt, on attendit un bébé, et Lucien, à l'âge de vingt-deux ans et avec une famille à entretenir, signa un contrat pour neuf saisons d'hiver consécutives au Théâtre Mikhailovsky à Saint-Pétersbourg. Là il commença un autre apprentissage difficile. Une nouvelle pièce était montée chaque semaine, pendant la saison, et pendant cette période de son contrat, il dut interpréter au moins 50 rôles, de Shakespeare et Hugo aux adaptations des romans de Zola et Daudet. Aux grandes occasions, Alexandre III et sa Cour hono- raient la troupe de leur présence, et un jour que Lucien n'oublia jamais, le Tsar demanda qu'on lui présente la compagnie. Lucien racontait : — Les mines étaient tendues et les sourires assez angoissés. J'étais à l'extrémité gauche, à côté d'une vieille actrice qui jouait au Théâtre Michel depuis vingt ans. L'Empereur fit trois pas dans ma direction. Cela intimida si fort ma voisine que son ventre se mit d'abord à crier, à se plaindre, à faire un vacarme incroyable, semblable à celui d'un tombereau lourdement chargé. Puis un ruissellement et une plainte, tout ça à l'intérieur, et soudain, comme un déchirement prolongé de plusieurs mètres de soie. Il m'était extrêmement pénible de penser que le Tsar pouvait attribuer à mes entrailles personnelles les propriétés inouïes du dedans de cette dame et je m'écartai de deux pas. L'aîné des Guitry, un fils, vécut seulement quelques jours. Un second fils, Jean, naquit en Russie le 5 mars 1884. Le troisième fils, né aussi durant la saison d'hiver du Théâtre Mikhailovsky, arriva sur la terre au numéro 12, Perspective Newski, le 21 février 1885. Ses parents le regardèrent avec horreur et échangèrent un regard désolé. — C'est un monstre, dit Lucien d'une voix consolatrice, mais ça ne fait rien. Nous l'aimerons bien tout de même. Le garçon fut prénommé Alexandre Georges Pierre, mais son premier prénom fut vite transformé en diminutif « Sacha », par sa nourrice russe. Un quatrième fils, né en France, ne vécut pas. Pendant les cinq premières années de leur vie, les frères Guitry passèrent leurs hivers en Russie et leurs étés en France, leur père revenant en vacances, puis retournant ensuite remplir son enga- gement avec les théâtres impériaux. Comme plusieurs femmes s'en aperçurent par la suite, la vie avec Lucien était néfaste pour les nerfs, et bientôt la fille de René de Pont-Jest demanda le divorce. Pendant la préparation du procès, Jean et Sacha vécurent près de leur mère, qui retourna habiter chez son père. Lucien venait les voir tous les dimanches, et un jour — il portait un pardessus à carreaux et une cape, Sacha s'en souvenait — il les étreignit tous les deux, leur jeta un long regard, et dit : — Je sais que Jean n'a pas été sage cette semaine, aussi c'est avec Sacha que je vais aller chercher des gâteaux pour le dessert. Prenant un Sacha très fier par la main, il l'emmena dans un fiacre qui attendait devant la porte. Lorsqu'ils passèrent devant une première pâtisserie, le petit garçon, excité, la montra du doigt. — Non, non, pas celle-là, dit Lucien. Cinq minutes plus tard, ils passèrent devant une autre pâtis- serie. — Non, les gâteaux ne sont pas très bons ici. Il y en a une meilleure un peu plus loin. Pour calmer sa confusion, Lucien ajouta : — Tu auras tes gâteaux, ne crains rien. Après un autre quart d'heure de trajet, ils arrivèrent à une gare où Lucien régla le conducteur et enroula Sacha dans les plis de sa cape. La banale sortie pour acheter des gâteaux devenait un kidnapping. Alors que le train fonçait vers la Russie, la réalité se faisait jour dans une maisonnée très agitée, à Paris, et cependant que René de Pont-Jest demandait l'arrestation de Lucien et envoyait des télégrammes dramatiques dans toutes les villes du trajet, Sacha était allongé, drapé dans une couverture sous la banquette du wagon. Lucien tremblait de peur à chaque frontière qu'ils franchis- saient. C'est ainsi que Sacha accompagna Lucien durant sa dernière saison à Saint-Pétersbourg. « Evidemment, ce qu'il faisait était affreusement cruel, nota Sacha, puisque ma mère allait rester huit mois sans me revoir. Mais qu'on ne me demande pas de regretter d'avoir été pendant ce temps plus aimé, choyé, chéri qu'aucun autre enfant peut-être ne le fût ! » Lucien lui avait fait faire des copies de quelques-uns de ses costumes de théâtre et Sacha paradait dans le salon avec le manteau de Louis XI ou le pourpoint et les chausses d'Hamlet. Il plaçait son Polichinelle derrière un porte-serviettes, l'appelait Polonius et le tuait si souvent qu'il finit par le détruire complète- ment. Les grandes personnes écoutaient avec amusement cet enfant braillant les tirades extravagantes des vieux mélodrames. — Comme il ressemble à son père ! s'écriaient-ils. Sacha aussi était convaincu de la ressemblance et s'était habitué à l'idée qu'il ferait plus tard ce que Lucien faisait — mais il ne savait pas de façon certaine ce qu'il faisait. La conversation, à la table du dîner, ne l'aidait guère. — Hittemans, au deux, m'a fait tordre ! Lucien se remémorait sa journée de travail. — Lina Munte est bien maintenant, mais depuis quelques jours elle en faisait trop. Quant à Lorteur, il a un trac fou pour mardi ! Il se passait, semblait-il, quelque chose de très spécial le mardi qui, Sacha le comprit plus tard, était le jour de création au Mikhailovsky. Ces soirs-là, Lucien dînait nerveusement et rapide- ment, et Sacha le regardait par-dessus son assiette, les sourcils froncés, qui disait : — Monsieur le Marquis, vous êtes un gentilhomme, je ne suis qu'un roturier, mais vous ne m'empêcherez pas de vous dire que tout homme qui insulte une femme est un lâche. Puis, d'une voix forte, Lucien s'accusait lui-même des plus abominables crimes — en face des domestiques et de Sacha horrifiés. Soudain son regard menaçant se fondait en une douceur incroyable, et il roucoulait à son fils attentif : — Clémentine, pour un baiser de vous, je donnerais ma vie. Sacha allait se coucher, intrigué et curieux. — Où va Papa ce soir? demandait-il à sa nurse lorsqu'elle le bordait. — Il est allé travailler pour vous gagner de l'argent. Devant son étonnement, elle ajoutait : — Oui, il va jouer ce soir. Il s'endormait avec l'idée qu'on pouvait gagner de l'argent en jouant et pendant le reste de sa vie, il pensa que jouer était synonyme de travailler. Sacha adora toujours les clowns de génie. Grock, Little Tich et Charlie Chaplin furent parmi ses héros. Cette admiration datait d'un après-midi où il était assis au bord de la piste du cirque Ciniselli et où il vit pour la première fois le grand clown russe Douroff. Au moment où Douroff se précipita sur la piste avec son ours apprivoisé et ses oies comédiennes, la figure blanche de farine, avec ses sourcils tordus, un vers le haut, l'autre vers le bas, et son scintillant costume multicolore, le cœur de Sacha se mit à battre très fort. Et comment Douroff connaissait-il tant de choses le concernant? Désignant du doigt le petit garçon, il caquetait en français avec un comique accent anglais : « Voici un petit garçon qui n'a pas mangé sa soupe hier au soir! » Ces malicieux yeux noirs voyaient tout, pensait Sacha. (Quelquefois, parmi les invités de son père, à la maison, il y avait un homme doux, gras et mélancolique, ayant des yeux comme ceux de Douroff. Evidem- ment, les adultes laissèrent Sacha avec ses illusions.) Il pensa qu'il avait trouvé sa vocation : il serait clown et ferait beaucoup rire le public. Cependant ce n'est pas en clown que Sacha fit sa première apparition à la scène, mais en . Son père avait monté une petite pantomime — qu'il avait écrite en collaboration avec l'acteur russe Davidoff — au Palais Impérial devant Alexandre III. C'était en 1890 et Sacha avait cinq ans. A la fin de la saison à Saint-Pétersbourg, Sacha revint à Paris et retrouva son frère Jean et sa mère. Le divorce avait été prononcé et Mme Guitry avait la garde des enfants. Ils savaient que quelque chose d'important était arrivé, mais ils ne savaient pas exactement quoi. — Comme tu as le regard de ton père ! dit un jour sa mère, répétant ainsi une observation que Sacha entendait souvent. — Oh! répondit Sacha, tu connais Papa, alors? Pendant la période où ils habitèrent chez leur mère, les garçons avaient un horaire bien établi pour les visites à leurs relations. Tous les dimanches, ils allaient voir leur grand-mère paternelle qui, après la mort de son mari, vivait toujours à Paris, au Palais-Royal. Deux sièges les attendaient à côté de la table à jeu sur laquelle elle faisait d'interminables réussites. Trônant dans son fauteuil, elle les interrogeait sur le catéchisme, et ils répondaient invariablement aux mêmes questions qu'ils connaissaient par cœur. Plus tard, dans la soirée, la famille entière s'assemblait pour dîner et elle faisait une entrée cérémonieuse, escortée par le plus âgé de ses fils, et marchant avec difficulté du salon jusqu'à la salle à manger. Puis elle retardait le moment de passer à table, espérant secrète- ment que Lucien, son fils préféré, viendrait. Et, bien qu'elle sache qu'il ne viendrait pas, car on travaille le dimanche dans les théâtres, elle commençait toujours son potage avec un air désap- pointé. Mais Lucien Guitry connaissait ses sentiments pour lui, et un jour — c'était son anniversaire — il lui demanda de déjeuner seul avec elle. C'était la veille d'une de ses plus importantes générales et il apporta le manuscrit de la pièce. Lorsque la table fut débarrassée, il l'ouvrit et joua la pièce entière pour elle seule, car Une de ses cinq épouses disait : — C'est fatigant de vivre aux côtés de Sacha, il est constamment en train de jouer... I/ est vrai que cet auteur prodigieux, cet acteur étonnant, cet écrivain ironique, ne vivait que pour écrire, imaginer, mettre en scène. I/ était le théâtre. Comment être surpris que sa vie entière ait été "théâtrale"! La chance sourit à Sacha Guitry dès sa naissance en lui accordant pour père Lucien Guitry, le plus grand comédien de son temps, qui emmène l'enfant en tournée en Russie, aussi simplement que d'autres emmènent leur progéniture au Parc Monceau. L'influence du père fut considérable sur l'homme que Sacha allait devenir. Très jeune, Sacha Guitry fut un auteur comblé. James Harding révèle comment il écrivait ses pièces, comment il vivait entre deux représentations, entre deux films ; comment, en lui, la "bête de théâtre" n'était jamais assoupie, au point que, même en voiture ou dans le train, il emmenait une petite mallette emplie de blocs de papier et de crayons bien taillés "pour noter les idées". L'époque était riche en beaux esprits. Jules Renard, Alfred Capus, Tristan Bernard, Claude Monet, Sarah Bernhardt, Octave Mirbeau, Georges de Porto-Riche, , , Alphonse Allais, Jean Cocteau, Colette, d'autres encore, furent les amis proches de Sacha Guitry. Ils l'aimèrent et apprécièrent son talent. Sacha intime n'était pas moins intéressant. On découvre le mécanisme de séduc- tion, tout scénique en vérité, qu'il déclenchait pour conquérir les femmes qu'il avait l'intention d'épouser. Sur la période de la Libération de Paris, où Sacha Guitry fut injustement inquiété et privé de ce qui était sa vie, sur sa maladie et sur ses derniers jours, James Harding a recueilli nombre d'anecdotes qu'il livre avec infiniment de délica- tesse. A voir comment les pièces de Sacha Guitry tiennent toujours l'affiche avec grand succès, comment ses films sont appréciés lorsqu'ils sont présentés à la télévision ou projetés dans les cinémathèques et dans les salles, on est bien tenté de croire qu'il y a beaucoup plus que de l'esprit dans son œuvre, que René Benjamin avait raison de le surnommer "le roi du Théâtre", et de faire sienne l'opinion de Paul Léautaud qui le considérait comme le Molière du XXe siècle.

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