charles vii

L’édito de françois mitterrand Rien de plus difficile en effet que le métier de journaliste là où s’exerce un monopole. La presse d’opinion s’adresse à un public qui la journalisme choisit. Le monopole, par définition, s’impose. Telle est la situation de fait qui se généralise & politique dans la presse écrite de province. S’ils se disputent le marché, les magnats de la presse illustrée à grand tirage appartiennent au même milieu, représentent les mêmes intérêts et constituent, quand il le faut, un bloc compact. Bien malin qui discernerait ce qui sépare un Prouvost d’un Dassault, un Hersant d’un Servan-Schreiber, le groupe Amaury de la maison Hachette, sinon la rivalité commerciale qui, à la moindre alerte, se transforme en union sacrée devant l’ennemi commun : la gauche. Avant-guerre, Bunau-Varilla, le maître du Matin, avait pour réputation de faire et défaire les gouvernements. À un moindre degré, le directeur du Figaro, Pierre Brisson, assura ce magistère sous la ivème République. Je me souviens des injonctions pincées qu’il m’adressa un jour sous forme de conseil alors que j’étais secrétaire d’État à l’Information. Je n’ai pas oublié davantage ce patron de presse, de province celui-là, qui s’était permis de taper sur la table (l’expression est exacte : nous déjeunions) pour m’amener à lui consentir un avantage indu (à cette époque de pénurie, le ministère de l’Information était aussi répartiteur de papier, et de ma signature pouvait dépendre le sort d’un journal ayant paru sous l’Occupation). J’ignore qui avait habitué ces petits seigneurs à de telles pratiques et à en user sans dommage. Je sais, en revanche, ce qu’il m’en coûta et pendant des années d’avoir l’oreille dure. Par comparaison, je mesure assez bien les obstacles que rencontrent les journalistes d’aujourd’hui. Coincés entre le monopole d’État audiovisuel et la domination de l’argent sur la presse écrite, leur liberté ressemble à ces navires de Terre-neuve qui n’avancent qu’en se frayant un chemin entre les montagnes de glace. La concentration capitaliste s’accélère dans ce domaine comme dans les autres et, à quelques exceptions près – qui ne sont pas négligeables si l’on range parmi elles (à titre d’exemple) Le Monde, Le Canard enchaîné ou Le Nouvel Observateur –, passe par le filtre de multiple censures dont la force tient au fait qu’un journaliste rejeté hors du circuit du monopole est, en réalité, chassé de la profession. La concurrence, levier des libertés dans la théorie libérale, n’existe plus qu’à l’intérieur d’un monde clos où domine un seul pouvoir. La liberté d’expression dont se targuent les maîtres de l’information n’a pas d’autre utilité que de leur servir d’alibi. —

Source : Extrait de L’Abeille et l’Architecte, Flammarion, 1978, p. 129-131

3 renseignements généraux

politburo page 6

je t'aime moi non plus page 10

« sarkozy a voulu m'humilier »

pour qui votez-vous ? page 14

graine de star page 20 trice norm a nd/temps m chine a © p

5 Charles Renseignements généraux politburo Michel Charasse raconté par Daniel leca « Michel Charasse restera dans les mémoires »

Michel Charasse conclut cinquante ans de carrière politique à la manière des présidents, en siégeant au Conseil constitutionnel. Comment l’Histoire jugera- t-elle ce baron de la mitterrandie ? Le centriste Daniel Leca s’interroge et admire le parcours d’un homme qui se revendique de gauche tout en étant capable de défendre des réformes de droite. Charasse, un homme moderne ?

illustrations Isaac Bonan

l est des personnages de la vème République qui Étudiant corse, je ne connaissais alors de lui que quelques- resteront à tout jamais dans les livres d’his- unes de ses prises de position les plus dures envers mon toire. D’autres en revanche n’auront jamais île, avec laquelle il est pourtant lié par sa mère. Peut-être cet honneur. Une chose est certaine, si Michel est-ce au demeurant dans ses origines corses qu’il puise Charasse n’a peut-être pas (encore) sa place cette fougue verbale des grands orateurs. Talent qui I au panthéon de la politique, il restera dans les lui permit de marquer les esprits, notamment de ses mémoires. Et ce n’est pas le jeune étudiant que j’étais collègues parlementaires à l’occasion de saillies aussi au moment où j’ai eu l’honneur de le croiser qui dira le impromptues qu’inoubliables comme celle prononcée contraire. De cette trop brève rencontre au Sénat, j’ai dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale en 1988 : « Je gardé le souvenir d’un homme plein d’humour, au regard voudrais lui dire que la seule chose que j’ai dite, et j’en suis pétillant et à la verve inimitable. sûr, c’est que je n’ai jamais dit ce qu’on a dit que j’aurais

7 Charles Renseignements généraux politburo

« N’allez pas croire que le radical que je suis, le militant UDI, oublie que Michel Charasse est le père de l’ISF »

dit. Rien ne peut donc autoriser quiconque de bonne foi à dire un homme de son temps, avec les travers de son temps. sa longévité et certains de ses que j’ai dit ce que je n’ai pas dit, d’autant plus que je redis que Je ne peux cependant pas nier une forme de modernité revirements. Mais comprenez ceux qui continuent à dire ce que j’aurais dit n’étaient pas chez ce personnage, que l’on retrouve notamment dans sa que lorsque l’on a 27 ans et présents au moment et à l’endroit où j’aurais dit ce que je n’ai liberté de ton et d’expression. que l’on vous propose d’écrire pas dit ! ». À l’heure du tweet qui ne doit pas dépasser 140 « Poil à gratter », disaient certains de lui. Sans doute le portrait d’une autre person- signes et alors que le Graal du politique d’aujourd’hui est étaient-ils trop heureux de le voir quitter le Sénat en nalité politique, faire le choix d’apparaître dans le bandeau défilant des chaînes d’infor- 2010 pour rejoindre l’enceinte feutrée du Conseil consti- de Michel Charasse implique mation en continu, Michel Charasse préfère les longues tutionnel. Aujourd’hui devenu « sage », il siège aux côtés de prendre du recul. Difficile, tirades et les belles phrases. des anciens présidents de la République. Ceux-là même quand on aime la politique, de Cette aisance, il la doit sans aucun doute à un parcours qu’il voulait ne plus voir être membres de droit de l’insti- ne pas reconnaître que certains politique qui plonge le jeune engagé que je suis dans une tution qu’il a justement rejointe grâce à l’un d’entre eux : sont de grands serviteurs de la forme de perplexité. Conseiller de François Mitterrand, Nicolas Sarkozy. Ironie du sort. Devenu malgré lui un des République et qu’il faut toujours sénateur du Puy-de-Dôme, conseiller régional, conseiller symboles de la politique d’ouverture engagée par l’ancien essayer d’en retirer des leçons. général, maire de Puy-Guillaume, mais aussi ministre du Président, Michel Charasse cultive les paradoxes. Tout en Pour les nouvelles générations, des Budget, Michel Charasse a traversé les époques armé de se déclarant fermement de gauche, il assume de vraies hommes comme Michel Charasse, son évident amour pour la République. Alors, quand il amitiés à l’UMP ; critique pertinent de la politique de s’ils ne peuvent plus être des fait le choix de soutenir un candidat dissident à la prési- droite, il a su apporter son soutien à des réformes emblé- « exemples » à reproduire à l’iden- dence du conseil général du Puy-de-Dôme et qu’il choisit matiques comme celle des retraites en 2003 ; parangon tique, méritent qu’on les considère l’exclusion du PS plutôt que le compromis, on l’accuse de de la baisse des dépenses publiques, il fut cependant le à leur juste valeur. Lui, et tant ne pas être fidèle à son parti. Mais lui préfère parler dans fervent promoteur du dégrèvement fiscal en faveur des d’autres, ont fait, ont incarné et les médias de fidélité envers ses convictions, ses idées œuvres d’intérêt public ; volontiers défenseur du monde n’ont pas démérité de la vème Répu- et pour certains des grands hommes de la République, rural, il n’en demeure pas moins éminemment parisien blique. Pourtant, une question en particulier celui pour lequel il garde une profonde dans sa posture ; réfractaire aux médias dans ses déclara- demeure : des parcours comme le admiration, François Mitterrand. Comme je le disais, je tions, il en maîtrise pourtant magnifiquement les codes ! sien sont-ils encore possibles ? J’en reste perplexe tant j’ai pour habitude de plaider contre le N’allez pas croire que le radical que je suis, le militant UDI, doute. Et pour être tout à fait franc, cumul des mandats. Pour moi et toute ma génération, il oublie que Michel Charasse est le père de l’ISF. N’allez pas je ne sais pas si c’est parce que les est devenu totalement improbable de demeurer pendant croire non plus que le Corse que je suis oublie qu’il est Français attendent autre chose de la plus de trente ans parlementaire. Sans doute devrais-je, l’un des principaux artisans de l’abandon des spécifici- politique, ou si les hommes politiques si j’étais forcé d’être cohérent, ressentir une gêne face à tés fiscales qui permettaient à l’île de beauté de dépasser n’en sont plus capables… — ce « baron » de la République. Or, je reste plutôt admiratif. certains de ses handicaps. N’allez pas croire enfin que le Historien de formation, je sais combien il est nécessaire jeune engagé en politique que je suis oublie qu’il incarne de ne pas juger le passé avec les normes du présent. Et je probablement ce que la plupart des Français rejettent

fais plutôt le choix de considérer Michel Charasse comme dans la politique de nos jours, notamment en raison de © isaac bonan

9 Charles Renseignements généraux JE T’AIME MOI NON PLUS

« Je n’ai plus 20 ans et n’éprouve plus le besoin de ménager mes contacts » Ghislaine Ottenheimer Rédactrice en chef de Challenges

hislaine Ottenheimer est journaliste politique depuis 1976. Elle a notamment dirigé les rédactions G de -Soir, L’Express, BFM. Aujourd’hui rédactrice en chef de Challenges, elle évoque certains moments marquants de sa longue carrière de chroniqueuse politique. Des affaires de drague, il ne sera pas question – « J’en ai bien assez racontées et c’est agaçant de répondre toujours à cette LA CONFIDENCE question. Quand on est une femme journaliste politique de moins de 40 ans, on s’y frotte systématiquement, c’est certain. Mais je n’ai plus ce problème », lance-t- de CHIRAC elle avec malice. « Quand on côtoie ces grandes figures de la vie publique, propos recueillis par Malika Maclouf ces prédateurs, il y a toujours des moments forts, des portrait Samuel Guigues instants où ils laissent percevoir qui ils sont réellement. Je me rappelle notamment ce jour où pendant la campagne de 1995, j’avais réussi à monter dans la voiture de Chirac. Il était alors donné perdant face à Balladur. Il organisait des meetings dans des hôtels Formule 1, buvait du Coca, écoutait les gens. Il m’a confié : “Je fais ça aussi pour éviter que Sarkozy ne prenne le pouvoir. Il est dangereux.” C’est assez énorme de glisser cela…

11 Charles Renseignements généraux GHISLAINE OTTENHEIMER

LA ROGNE De L’ORANGEADE De VILLEPIN GISCARD Quant à Villepin, à la suite du Fiasco (paru en 1996, – Et je me rappelle encore ma première rencontre avec NDRL), il m’a violemment prise à partie à propos de ce Valéry Giscard d’Estaing. C’était en 1975, je suivais pour que j’avançais, sur Juppé et lui qui allaient droit dans le L’Express son déplacement à Clermont-Ferrand. Je le mur : “Vous n’avez rien compris, vous n’avez pas le sens de la suivais partout : quand il était aux toilettes, je me tenais patrie, de la France, vous ne savez pas ce qu’est le courage”, derrière le rideau, quand il était avec les pompiers, j’atten- m’a-t-il jeté. Je ne me suis pas laissée démonter, lui rétor- dais derrière eux. Il ne pouvait faire un pas sans tomber quant que je n’avais de conseils à recevoir de personne, sur moi ! Tandis que les autres journalistes restaient que mon père et mon grand-père étaient morts pour la sagement parqués, je me démenais pour glaner une phrase France, bref… C’était malgré tout impressionnant d’avoir lâchée à un élu local, à un pompier – de quoi donner vie à le secrétaire général de l’Élysée en rogne au bout du fil ! MITTERRAND mon papier ! Intrigué, il a fini par demander qui j’étais. Et Mais je n’ai plus 20 ans et n’éprouve plus le besoin de peu après, il m’a conviée à boire une orangeade à l’Élysée ménager mes contacts. Si l’un d’eux est fâché contre moi, ET LA VOITURE RTL en compagnie des grands journalistes politiques du qu’importe, je m’adresserai à un autre ! Du reste, les poli- moment : Duhamel, Elkabbach, Cotta… ticiens de haut niveau sont toujours flattés de rencon- J’ai aussi quelques souvenirs plus amusants, qui L’INSULTE SUPRÊME DE trer les directeurs de journaux, d’autant qu’il y a peu de remontent à mes débuts dans le métier. J’avais 22 ou 23 femmes à ce niveau… ans, je venais de démarrer et RTL m’envoie avec mon Nagra cueillir Mitterrand (alors Premier secrétaire du PS — NDLR) à Orly, au retour de l’une des Fêtes de la Rose SARKOZY auxquelles il se rendait tous les week-ends. Je le vois descendre de l’avion avec les pots de cornichons qu’on lui Il y a eu aussi ce jour où Sarkozy m’a appelée à la suite d’un avait offerts, lui pose ma question et j’en ai terminé. Il n’y article que j’avais écrit pour Le Nouvel Économiste. Je les avait personne pour l’accueillir, alors je lui propose de le présentais, lui et Nicolas Bazire, comme “Les deux gamins ramener. Il refuse tout net de “monter dans une voiture de les plus puissants de France”. Sarkozy m’a insultée, me RTL.” En sortant, je l’aperçois dans la file d’attente pour les disant que je n’étais même pas digne de Minute. Je ne sais taxis. Il en a bien pour une heure de queue et je lui glisse : pas bien ce que ça signifie, au fond, mais c’était l’insulte “Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je vous raccom- suprême à ses yeux. J’étais tellement en colère que j’en pagne ? Je vous promets que je n’en parlerai à personne !” Et ai fait un bouquin (Les Deux Nicolas, la machine Balladur, voilà comment j’ai passé une heure en compagnie de Mit- Plon, 1994 — NDLR). Nous ne nous sommes jamais revus. terrand. En chemin vers chez lui, il m’a posé des questions Pendant la campagne de 2007, j’ai insisté pour le rencon- sur la thèse que je préparais : c’était un homme qui rem- trer. Il m’a convoquée à son ministère, m’a laissé attendre plissait sa vie de tas de choses et trouvait en chacun de trois-quarts d’heure sans se montrer. J’ai fini par partir et quoi faire son miel. L’un des rares hommes politiques lui ai téléphoné. Il m’a laissée expliquer ce qui m’amenait, à s’intéresser à vous, à faire preuve d’une authentique m’a assuré qu’il me rappellerait… et ne l’a jamais fait. Il curiosité – pas comme Sarkozy, par exemple, qui se fout

voulait tout bonnement m’humilier ! © DR de tout le monde…

13 Charles Renseignements généraux BULLETIN

pour qui votez-vous, philippe sollers ? Il a été mao, balladurien, papiste… Mais quand on demande à Philippe Sollers pour qui il voterait idéalement, l’écrivain répond illico « De Gaulle ! ». Et c’est parti pour une évocation en freestyle, à la fois littéraire, surréaliste et politique, du grand Charles. par Arnaud Viviant portraits Patrice Normand/Temps Machine

etit bureau de Sollers dans les soupentes aiguilles de l’enregistreur. de Gallimard. Encombré de livres, bien évi- – Oui, on dit. Impossible de ne pas penser à vous, à votre demment. Sa fenêtre donne sur du vert : un article de 1995, « Balladur tel quel » dans L’Express qui P peu de fausse pelouse installée sur un toit, vous a valu ensuite une volée de bois vert de la part de semble-t-il. On ne voit pas de ciel, c’est très Pierre Bourdieu dans Libération. bas, mais de la lumière. Oui. Toujours pas de cigarette allumée de part et d’autre. Pas On joue un peu au con, comme on le fait toujours, dans la de stress. Pas de plaisir non plus. C’est l’avantage de deux mesure où ça rassure tout le monde, en début d’interview. gros fumeurs : cela se mesure, et cela se comprend, ins- On explique : tinctivement, à cette addiction du moins. – Nous faisons une rubrique qui s’appelle Pour qui – Quand je pense à ce que j’ai pu prendre à cause de cet votez-vous ? à laquelle Houellebecq a déjà répondu, par article, dont personne n’a compris la teneur ironique… exemple… Enfin, passons… Sollers, à ce nom, intéressé. Il n’a même pas encore allumé sa première cigarette. Ici, donnons quitus à Sollers. Personne sur le moment n’a – Tiens, pour qui votait-il celui-là ? compris son ironie à propos de Balladur, soyons honnêtes, On lui répond, tout en se rendant soudain compte de et pas même nous, parmi les plus malhonnêtes qui soient. l’ironie de l’histoire. Pourtant, en retrouvant l’article sur Internet, on s’aper- – Balladur… çoit que l’ironie était nettement palpable, ne serait-ce que

© Yann O rhan © Yann – Oh oh oh ! fait Sollers en envoyant dans le rouge les dans cette phrase que L’Express n’hésite d’ailleurs pas

15 Charles Renseignements généraux philippe sollers

à mettre en chapô : – J’ai écrit un petit truc qui s’appelle De Gaulle surréaliste « Je ne vote pas, coco… « Balladur, quel nom ! C’est quand même mieux que Pompidou, sur ces messages de Radio Londres, tous plus étonnants de même que l’Orient de Smyrne fait plus rêver que l’Auvergne les uns que les autres. Ils ont été compilés dans un recueil Mais faut pas le dire ! » de Montboudif. » publié par Omnibus. « Les renards n’ont pas forcément la rage, je répète… » « J’aime les femmes en bleu, je répète… » Ou On dirait du Molière ; et, à sa façon, ça en est. Le français encore, le plus magnifique : « Nous nous roulerons sur le est là, déjà mondialisé si l’on veut, mais toujours de voltai- gazon ! »… Ah bon ! Ah bon ! rienne façon. Mais, foin de comparaison, revenons à nos moutons : Il rit. Et, comme tous les grands fumeurs, Sollers rit quand de Bordeaux »… Te deum le soir à la cathédrale, Le Messie remercié par un petit mot. Ce n’était pas vraiment mon – Bref, dans cette rubrique, nous parlons du rapport au il tousse, et tousse quand il rit. La fausse maladie des de Haendel… Enfin, bref… Le choc des civilisations était héros, mais enfin. Il m’a répondu par une carte de deuil, vote… vrais Mousquetaires jaunis de nicotine : « Tousse pour un, violemment là, audible… Là-dessus, de Gaulle se fait parce qu’un de ses fils venait de se tuer en voiture, tout Réponse immédiate du célèbre écrivain Gallimard : un pour tousse ! ». D’aucun dirait aussi celle des commu- remercier. Il a fait croire que la France qui avait voté à à fait dans le style Malraux : « C’est moi qui vous remercie, – Je ne vote pas, coco… Mais faut pas le dire ! nistes, mais qu’importent les extravagances malvenues, 90% pour Pétain était à 90% avec lui… Sublime acrobate ! Monsieur, d’avoir rendu pour une fois l’univers moins bête »… puisque Sollers est déjà reparti dans son sillon. Évidemment, si on s’écrit des lettres comme ça ! Puis Merde, se dit-on. C’est mal parti, l’interview. – C’est de Bordeaux que de Gaulle s’embarque pour l’An- Fin des souvenirs d’enfance. Ce chanteur d’opéra, virtuel, arrive 1964. Reconnaissance de la Chine populaire par On embraye vite. gleterre. Comme vous le savez, ils étaient huit au départ, inabouti, qu’est Sollers, change alors soudain d’octave. le général de Gaulle. Malraux va voir Mao Tsé Toung, et – Mais vous aviez dit au téléphone vouloir nous parler c’était un peu juste… Ce type paraissait vraiment très La preuve : il nous appelle maintenant : « Cher Monsieur ». la première chose que Mao lui demande : « Parlez-moi de du général de Gaulle. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? spécial… D’autant plus que je suis très sensible aux voix A-t-on vraiment mérité cela ? Napoléon »… Drôle, non ? Je vous signale au passage que Alors, pourquoi de Gaulle ? et que celle-là… À l’époque, à Vichy, ils avaient tous des les Chinois vont célébrer en 2014, de façon grandiose, je Et là, ça ne rigole plus. voix blanches. – Ensuite arrive quelque chose qui m’intéresse au plus ne sais pas, mais en tout cas remarquée, l’anniversaire Cette fois, Sollers prend une cigarette. Sollers se met à les imiter. haut point, puisque je suis corvéable : c’est la guerre de la reconnaissance de la Chine par la France. Fin du Et nous aussi, du coup. Comme tous les grands écrivains, il est un immense d’Algérie, cher Monsieur… Qu’on n’avait pas même le droit cordon sanitaire, alors que la Chine avait déjà rompu avec imitateur. Plein de personnages. À se les tordre. d’appeler ainsi : il fallait parler de maintien de l’ordre. l’URSS… De Gaulle, toujours pour emmerder les Améri- Puis Sollers (voix grave, presque empirique, genre) se Exactement comme en 68, personne n’utilisait le mot qui cains : le discours de Phnom Penh où il critique l’interven- lance : – « Londres, comme Carthage, sera détruite ! » Oh la la ! Ou convenait, c’est-à-dire celui de révolution… On disait « les tion américaine au Vietnam… Et puis un jour où il avait – De Gaulle. J’ai 5 ans, à Bordeaux. Les Allemands sont alors (Sollers prend la voix pointue des informations de événements »… Donc, premier placard de De Gaulle : parfait. peut-être forcé sur la bouteille, on ne sait pas : « Vive le là. Zone occupée. Ils ont réquisitionné tout le bas des l’époque) : « Ce matin, le maréchal Pétain est allé visiter Deuxième placard : à mon avis, très, très, très respectable. Québec libre ! » Le côté très drôle de De Gaulle… C’est Ubu ! maisons. Donc, il faut s’appuyer sur un officier allemand. les membres du jury Goncourt… ». Oh ! Oh ! De l’autre côté Le « Je vous ai compris », allez vous faire foutre, etc. Et puis « Françaises, Français, aidez-moi ! » Vous n’étiez pas né, Dans notre cas, c’est un Autrichien. Allemand avec un (Sollers imite maintenant l’organe gaullien) : « Je vous tentative d’assassinat quand même, bon… Là, de Gaulle cher Monsieur, mais j’étais étudiant à Paris quand, depuis bémol, donc. Lequel Autrichien se poivre le soir au Cognac avais dit qu’il pleuvrait, eh bien il pleut ! »… m’intéresse parce qu’il veut se venger. De qui ? Des Amé- ma chambre, j’entendis un fracas extraordinaire. C’était le tout en écoutant du Schubert, cependant que son ordon- ricains. De Roosevelt. Qui l’a fait chier à mort. Qui avait putsch ! Les tanks prenaient position dans Paris, car on nance cire ses bottes dans le jardin. Ma famille est très Il inspire un peu plus de sa Camel éternellement sans des plans pour la France, créer une autre monnaie, etc. Et s’attendait à ce que des parachutistes putschistes sautent anglophile. Ce que j’ai entendu durant mes plus jeunes filtre. puis, à Yalta, de Gaulle n’est pas là. L’Algérie, Monsieur, sur la capitale ! Le Pen était déjà là… Un jour il m’a agrippé années, c’est que les Anglais ont toujours raison. Cela Puis il continue. cela a signifié pour moi d’être réformé n°2, sans pension, sur le boulevard Saint-Michel parce que je manifestais… peut se discuter sur l’Irlande notamment, mais enfin… – J’ai assisté dans une embrasure de fenêtre à un discours pour terrain schizoïde aigu, ce qui supposait une certaine Donc, je vote de Gaulle sur les trois premiers placards… Si vous montez maintenant les escaliers, et que vous de De Gaulle à Bordeaux. Ma famille avait rendu des solidité nerveuse et une grève de la faim qui a duré trois En revanche, pas sur le quatrième, celui de Mai 68… Cela tendez l’oreille au fond des greniers, vous entendez Radio services aux Anglais, bon… J’étais dans un petit costume semaines dans un hôpital militaire… Arrondissement dit, ce « non »-là à de Gaulle était très trouble. Vichy et Londres. Messages brouillés. de flanelle, très chic, n’en doutez pas. La Reine, qui s’est maudit pour moi que le xème, l’hôpital militaire Villemin, Moscou, Moscou et Vichy, c’est toujours ça la France… Il très bien comportée durant le Blitz était là… Ce sont la gare de l’Est… Il faisait très froid. Mais on ne pouvait y a un refoulé gaullien… Gaulliste, je ne sais pas ce que Sollers parle. tout de même les Anglais qui ont remporté la guerre… entrer à l’infirmerie qu’avec 40 de fièvre… « Nous avons le ça veut dire, je m’empresse de le préciser. Sa phrase la Mieux : en réécoutant la bande, en la décryptant, on dirait J’ai encore le goût de sa poudre de riz… Elle a commencé droit à 10% de déchets », me disait le médecin militaire… J’y plus drôle, c’est : « Vous mettrez une croix de Lorraine à vraiment qu’il écrit tout haut. comme ça : « Nous voici rewenious dans notre bonne ville serai encore si Malraux ne m’avait pas fait libérer… Je l’ai Colombey, cela fera réfléchir les lapins. » Suite p. 19

17 Charles Renseignements généraux philippe sollers

« Mon héros ces jours-ci s’appelle Snowden »

fallait alors récupérer tout le monde… Mais à l’époque, Debord et d’autres pensaient vraiment que de Gaulle, c’était l’arrivée du fascisme. Ce qui me Sollers inspire. Puis se relance. paraissait peu vraisemblable. « Croit-on qu’à 68 ans, je vais – Ce qui m’intrigue le plus, c’est à quel point la police de commencer une carrière de dictateur ? » Les conférences de De Gaulle était mal faite pour n’avoir pas vu venir Mai presse de De Gaulle, on peut les revoir en boucles pour 68. La police de Mitterrand était beaucoup plus efficace. s’amuser. Sans parler de Mitterrand que de Gaulle sur- Et ne parlons pas de celle d’aujourd’hui. Mon héros ces nommait « l’arsouille »… jours-ci s’appelle Snowden. Voilà un génie ! Ha oui ! Il faut le faire : prendre un billet pour Hong-Kong, ne pas se faire Cela fait un bon moment que Sollers parle tout seul, en bousiller par les Chinois, alors qu’une triade de Hong- freestyle. On essaie de reprendre la main. Au simple nom Kong, ce n’est quand même pas très cher et cela n’a pas de Mitterrand, on glisse ainsi : de comptes à rendre à aucun gouvernement… Des Chinois qui renvoient ensuite Snowden à Moscou… Là, je crois – En 1981… entendre de Gaulle rire dans sa tombe ! Le fait que les Mais Sollers, pas fou, ne se laisse pas faire. Il reprend aussi États-Unis d’Amérique ne soient pas capables d’abattre sec : un type aussi toxique, c’est la véritable information ! – Ah mais, Monsieur ! En 1981, je ne suis pas là. Tout ça, au demeurant, dans une gigantesque hypocrisie ! L’Europe qui dit : « C’est très grave, nous allons demander des Toujours ce vieux truc du « Monsieur » qui vous foudroie explications. » Mais enfin, les États-Unis sont des alliés ! comme un vieux con soudain sous l’orage, alors que vous Donc l’Europe s’espionne elle-même… L’Europe, l’Europe, avez vingt-cinq ans de moins que lui. En même temps, l’Europe ! Comme un cabri ! La politique ne se fait pas à on se souvient que c’est vrai. Qu’en 1981, pour ce qu’on la corbeille ! Même le premier pape jésuite semble vouloir en sait, Sollers était très certainement à New York en aujourd’hui blanchir la banque ! On verra. Ce qui est inté- train d’écrire Femmes. De toute façon, il s’en fout. Il a déjà ressant, c’est qu’il y a ainsi, parfois, des individus qui sur- ressaisi la parole : gissent, tel de Gaulle, et qui par leurs agissements, leurs – En 1981, je déserte. Très vite. Ma mauvaise réputation discours, infléchissent le cours de l’Histoire. Alors oui, est fondée, croyez-le. Mes mauvais rapports avec le Parti j’y reviens, de Gaulle surréaliste. Les messages person- communiste, mes aventures mao… Très mauvaise répu- nels à la Résistance… « Rodrigue ne parle pas l’Espagnol »… tation, Sollers ! Mais, je la conserve pieusement. Le nom C’est tout de même de questions de vie ou de mort dont il de Malraux faisait tressaillir Mitterrand : il embrayait tout s’agissait. Ces messages cryptés, cela voulait dire : il faut de suite sur Drieu la Rochelle. Je ne sais plus quel témoin buter quelqu’un. Ou bien : il faut faire sauter un train. Eh racontait ça, mais c’est très clair. Après, Bousquet… « Il bien, cette force symbolique dans le dire est la raison pour a rendu des services », disait Mitterrand… Ou Papon qui laquelle je vote aujourd’hui de Gaulle. —

© patrice normand pour C harles © patrice n’était pas Bordelais même si on l’a jugé à Bordeaux. Il

19 Charles Renseignements généraux GRAINE DE STAR

branco ? Bingo !

Originaire de Toulouse, Rémi Branco a su tracer son chemin : de Sciences Po à la rue de Varenne où il est chef de cabinet adjoint du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, après avoir conseillé François Hollande sur les questions de jeunesse lors de la campagne des primaires. Il a créé cet été son propre think tank : « Du pain sur la planche ».

par Aurélie Darbouret portraits Antoine Chesnais

ue de Varenne. Dans son costard noir, avec sa chemise bleue, sa cravate rayée et ses chaussures cirées, on imagine aisément Rémi Branco lors des voyages ministériels avec Stéphane Le Foll, R donnant des poignées de main chaleureuses, se tenant un peu en retrait. Depuis un peu plus d’un an, le jeune collaborateur tient en effet l’agenda du ministre et organise ses déplacements. Il fait aussi la liaison entre le gouvernement et les parlementaires hollandais sur les questions de politique générale. Une « mise en musique des priorités du Président », précise-t-il dans le jargon de la langue de bois. Une mission qui n’est pas sans susciter quelques jalousies.

21 Charles Renseignements généraux rémi branco

« - François, comment on peut t’aider ? - Prends ta carte, inscris-toi en section. - Oui, ça c’est fait, mais comment je peux t’aider, toi ? - … Ah, d’accord, alors écris-moi. »

Avant chaque rentrée politique, Rémi Branco passe son dans les propos d’Hollande. Pour lui, la facilité aurait été mois d’août au Portugal, le pays natal de son père, où vit de bombarder la droite au pouvoir. Mais son discours était encore une partie de sa famille. Lors de ce séjour, il fait sérieux, courageux. Il ne promettait pas la facilité. » À la fin le point sur l’année écoulée. Autant le dire tout de suite, des débats, le jeune homme, entouré de quelques copains, la dernière a été très dure. « On a passé un an difficile, il s’approche de la scène pour échanger quelques mots qui a fallu serrer les dents », reconnaît-il sans discuter. La l’ont marqué : crise qui s’éternise, la fronde des anti-mariage pour - François, comment on peut t’aider ? tous, sans parler de l’affaire Cahuzac : « un seul mec - Prends ta carte, inscris-toi en section. qui flingue tout le monde. » Plus que jamais, alors que le - Oui, ça c’est fait, mais comment je peux t’aider, toi ? chef de l’État a atteint une impopularité record pour - … Ah, d’accord, alors écris-moi. un Président en début de mandat, le jeune conseiller Un mois et demi plus tard, Rémi Branco est très impres- fait corps. En fidèle lieutenant. Car bizarrement, c’est sionné quand il pénètre dans le bureau du patron de quand le trouble ébranle son propre camp que Rémi Solférino. « S’il m’avait dit “agrafe et mets des trucs dans Branco, 29 ans, ressent le plus violemment le sursaut les enveloppes”, je l’aurais fait. Pas par fascination, mais du devoir. Et l’assurance qu’il faut poursuivre. parce qu’il avait vraiment besoin de gens qui l’aident », se La confiance du sommet, ce Toulousain, l’a gagnée en souvient-il. À l’écouter parler, il conte l’histoire d’un jeune se rangeant derrière les bons hommes au bon moment. amoureux de la politique, transporté par des idées, dont le C’était en 2008. À ce moment-là, rares sont ceux qui destin bascule au gré d’une rencontre. Mais, on comprend imaginent un jour François Hollande remporter l’élection vite que le gentil naïf a d’autres ambitions que d’envoyer le plus inflexible de tous les cousins. À table, lors des « Je ne crois pas à la rupture en politique. Il y a une réalité, elle présidentielle. Rémi Branco est en Master 2 de sociologie le courrier. Bingo ! Le courant passe entre les deux déjeuners familiaux, quand les discussions politiques est dure, mais il faut l’accepter » explique-t-il en fronçant politique à Sciences Po. Il se passionne pour les sciences hommes. En catimini, le plus jeune va devenir une des virent à la foire d’empoigne, il tient tête à son père ou à les sourcils, un brin de candeur sur le visage. humaines, envisage même de poursuivre en thèse. Par têtes chercheuses du futur candidat, avec quelques autres ses tantes. À 17 ans, il a rejoint le Mouvement des jeunes 2005, direction Bruxelles. Rémi Branco réalise un stage « curiosité militante », le jeune socialiste assiste à un débat étudiants embarqués dans l’aventure. Leur mission : lire, socialistes. Lui qui n’a jamais rêvé de révolution considère au Parlement européen dans le bureau de Kader Arif, au théâtre du Rond-Point, sur les Champs-Élysées, entre réfléchir, débattre et partager leurs idées avec Hollande, à la politique avec une gravité qui n’est pas de son âge. député du Sud-Ouest. Alors qu’à Bruxelles, il accompagne Jacques Attali, le ministre du travail Xavier Bertrand, l’occasion d’entretiens mensuels. Le 21 avril 2002 le met en colère. Il descend dans la rue à l’élu dans des dîners avec Benoît Hamon, Harlem Désir, le sociologue Philippe Corcuff et François Hollande. contrecœur – avec le sentiment d’avoir été trahi par les Stéphane Le Foll, au congrès du Mans, le parti est sur Ségolène Royal a perdu la présidentielle un an plus tôt, Rémi Branco est né et a grandi à Toulouse, dans un proches qui ont choisi un autre candidat de gauche que le point d’imploser. L’étudiant à l’Institut d’études poli- le Parti socialiste est morcelé, quant au premier secré- quartier plutôt populaire. Sa mère est assistante sociale, Jospin. En 2005, face à une famille de sceptiques, il milite tiques d’Aix-en-Provence goûte enfin à la vraie politique. taire, il est profondément isolé, voire raillé. Pourtant, en son père a repris avec ses cousins l’entreprise familiale pour le « Oui » au référendum sur le projet de constitution « Je découvre les enjeux internes, les luttes partisanes, les

l’écoutant, Rémi Branco est conquis. « Je me suis reconnu de bâtiment. Ado politisé, parfois râleur, il est sans doute chesnais pour charles © antoine européenne. Nouvelle déception, nouvelle indignation. rapports de force. La politique, c’est dur. Ce n’est pas que

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le staff administratif du ministère du Budget. À sa tête, « La politique est un monde Éric Woerth, est alors en pleine réforme des retraites. Un brin schizophrène, le jeune débutant ? « Je voulais un où chacun regarde son voisin. vrai boulot », avant de plonger tête la première dans le J’ai remarqué que ceux qui réussissent bouillon. Pendant un an, il trime donc sur le projet de loi, en particulier les questions de pénibilité et de régimes sont ceux qui regardent leur chemin. spéciaux. Il apprend à « écrire des choses qu’on ne pense pas C’est le cas de Hollande. » tout à fait » et découvre « la loyauté d’une administration à son gouvernement ». Le poste lui plaît. Mais fin 2010, lors de la présentation de la loi à l’Assemblée nationale, il se retrouve pris en tenaille dans un couloir entre ses supé- rieurs administratifs et Hollande qui veut s’entretenir de leur prochain rendez-vous. La situation est intenable, il démissionne. Parce que là, il faut se battre », reconnaît-il. « Il y a du doute lui-même et l’habit de représentant du gouvernement qui Isabelle Sima, une proche de François Hollande (devenue partout. Dans les ministères, dans ton propre cabinet. Les lui colle à la peau. chef de cabinet de la présidence) lui dégote un poste gens se demandent s’il ne faudrait pas faire autrement. Moi, Prochaine étape ? Sûrement un mandat d’élu, si possible d’assistant parlementaire pour Gwendal Rouillard, jeune je suis Sisyphe, je monte les rochers. Plus la pierre est lourde, dans le sud, si possible à Toulouse. Pour l’instant, il refuse député du Morbihan qui arrive à l’Assemblée. En parallèle, plus ça m’intéresse. » Pour l’instant, il jure ne pas voir les d’en parler. Chaque mot est pesé : pas question de blesser, il peut ainsi continuer de plancher sur les questions liées pierres retomber de la montagne. de paraître ambitieux, arrogant ou pressé. Fin août, il a à la jeunesse et à l’éducation pour le futur présidentiable. Rémi Branco est de ceux à qui l’adversité donne des tout de même lancé un think tank générationnel, « Du Des rencontres sont organisées avec des chercheurs : certitudes. Aucune déception dans la politique du gou- pain sur la planche ». Le noyau dur de départ compte Dominique Méda, Camille Peugny, Cécile Van de Velde… vernement, vraiment ? « Non, il y a certes des choses sur une quinzaine de jeunes collaborateurs ministériels et « Avec les copains, on travaille dans l’ombre, mais on a l’im- lesquelles on pourrait aller plus loin, comme la loi de sépa- élyséens, ainsi que quelques militants et responsables pression d’avoir prise sur l’histoire », se dit le jeune homme. ration bancaire. Mais faire une loi ne veut pas dire qu’on syndicaux. Leur devise : « L’avenir vient de loin. » Leur Quand la primaire s’engage, Hollande le convoque. « Il dit : ne reviendra pas dessus. » Aucun regret ? « Que Vincent programme : faire de la pédagogie sur l’action du gouver- “Rémi, je t’ai mis à la jeunesse, ça te va ?”. J’acquiesce tout Peillon n’ait pas mis davantage la priorité sur la petite nement, créer du débat avec les chercheurs et définir les en me disant qu’il faudra demander à Le Foll de quoi il parle enfance dans la nouvelle loi sur l’école. À mes yeux, c’était la grands chantiers que sa génération doit prendre à bras le précisément. » À sa grande fierté, son nom est inscrit sur priorité absolue. » Aucun ennemi ? « Non, ce serait préten- corps (la jeunesse, le travail, l’Europe…). l’organigramme de campagne. Il est bosseur, volontaire, tieux. » Mais avancer si près du pouvoir suscite méfiance Quand on lui demande, ironique, s’il a peur de s’ennuyer, il fin et malin. Jeté dans le grand bain, il apprend viteà et jalousies, concède-t-il à demi-mots. « La politique est un avoue être « un peu boulimique » et corrige : « l’association nager. Il passe sur France Inter, sur des plateaux télé, et monde où chacun regarde son voisin. J’ai remarqué que ceux politique, ce n'est pas du travail mais du plaisir. » Quant au découvre qu’être en première ligne a tendance à lui plaire. qui réussissent sont ceux qui regardent leur chemin », dit-il le chemin parcouru jusqu’ici ? « Une belle histoire, je ne sais Malheureusement, l’euphorie est brève. Le 20 octobre plus sérieusement du monde. « Ce n’est pas qu’une formule. pas si je réalise », avance-t-il sobrement. « Jamais je ne me 2011, au soir du vote, Rémi a le triomphe maussade. Tous C’est le cas de Hollande. J’aime bien suivre des exemples », suis dit, mince, je ne suis pas à ma place. » Son truc pour se les mastodontes du PS se rallient au nouveau chef. « J’ai su reprend-il avec l’air de se justifier. persuader qu’il ne perd pas le sens des réalités : se répéter que c’était fini, que j’avais vécu parmi les meilleurs moments D’ailleurs, comme son mentor, il cloisonne beaucoup ses chaque jour que le mois suivant, tout peut s’arrêter. — les idées », glisse-t-il, comme s’il l’avait découvert à cette de ma vie. La victoire de Hollande nous donnait raison, mais activités. Après le boulot, il aime retrouver ses vieux occasion. Mais « le choc » de Bruxelles n’est au final pas si la logique voulait qu’on s’efface. Moi, je n’étais rien. » copains profs, thésards, consultants, autour d’un verre. déroutant : le stagiaire en revient plus que jamais piqué Ce n’est que récemment, après un bref passage auprès de Une à deux fois par mois (et si possible quand le Stade par le « virus de la politique ». Kader Arif, au ministère des Anciens combattants, et une Toulousain, son équipe de cœur, joue à domicile), il rentre À la fin de ses études, après un bref retour auprès de Kader année au cabinet de Stéphane Le Foll, qu’il a retrouvé ce chez ses parents ou se rend dans le Lot, dans la maison

Arif en campagne pour les européennes de 2009, il intègre sentiment d’utilité. « Parce qu’on est bien dans la merde. chesnais pour charles © antoine familiale. Parfois, il se dit tiraillé entre sa volonté d’être

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michel bassi ou le journalisme « à la papa »

En 1960, à 25 ans, il entre au Figaro. Puis, avec son ami Alain Duhamel, il invente la première émission de débats politiques à la télévision, « À armes égales ». Michel Bassi appartient à l’histoire d’un certain

journalisme politique de la vème République. Les liens endogamiques entre les pouvoirs politiques et journalistiques sont alors très forts, comme Michel Bassi en témoigne dans cet entretien. Fan de De Gaulle, puis de Chaban-Delmas exclusivement, il franchira la ligne rouge en devenant le porte-parole de Valéry Giscard d’Estaing à l’Élysée. Aujourd’hui consultant auprès de sociétés internationales, sa parole se libère. Il témoigne d’un temps que les journalistes de moins de 50 ans n’ont peut-être pas connu...

propos recueillis par Camille Vigogne

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« je suis allé m’inscrire à l’École Supérieure de Journalisme de Lille. C’était facile à l’époque, il suffisait d’avoir le bac, sans concours ! »

ous sommes à la fin des années 50, en pleine Comment vous êtes-vous fait votre place au sein de la Vous avez été de tous les voyages du général de Gaulle, guerre d’Algérie, et le général de Gaulle vient rédaction ? en France et à l’étranger. Quels étaient ses rapports tout juste de récupérer le pouvoir en France. Quand je suis entré au Figaro, je suis devenu reporter avec les journalistes ? Vous décidez de devenir journaliste. Pourquoi ? de l’information. Ma chance a été la venue de Nikita Aucun ! (Rires.) J’étais tout le temps à trois mètres de lui, Michel Bassi : Je n’en sais rien. Mon père, ce héros, poly- Khrouchtchev à Paris. Lors de son arrivée, le service et je sais qu’il me voyait ! Mais est-ce qu’un journaliste technicien promotion 1910, voulait absolument que politique s’est trouvé à court d’effectif. Les informations pouvait se dire son ami ? Un seul. C’était Jean Mauriac je passe aussi par l’X et m’a poussé vers des études en générales ont été appelées en renfort. J’étais là depuis (journaliste et fils de François Mauriac). Le Général mathématiques. J’ai donc fait un bac C (S aujourd’hui) seulement deux mois et j’ai été désigné. Ça a tellement l’aimait beaucoup. S’il ne nous parlait que très peu, il que j’ai obtenu de justesse grâce à la philo. À la sortie de bien marché que le lendemain du départ de Khroucht- savait se servir de nous. Une anecdote illustre bien la l’oral, j’ai dit à mon père : « Papa, je ne serai pas polytechni- chev, on m’a nommé au service politique. J’avais 25 ans. chose. C’était à Rennes. Nous étions un paquet à suivre de cien. » Il m’a répondu : « Michel, je l’avais compris. » C’est à C’était l’époque de la bagarre autour de l’Algérie Française. Gaulle, le monument historique qui se déplaçait. Chaque ce moment-là que je me suis dit que je pouvais faire une Naturellement, faisait des éditoriaux très pro- fois, il provoquait l’événement. Tous les soirs, quand carrière de journaliste. Ça a été la bascule. J’aimais écrire, gaullistes, et ça ne plaisait pas aux députés qu’on appelait on arrivait à la préfecture, il réunissait les maires et les la réflexion ; déjà, l’information. C’est tout naturellement « Les Indépendants » (pro-Algérie Française). Jean-Marie conseillers généraux. Il s’inquiétait alors des problèmes que de , je suis allé m’inscrire à l’École supérieure Le Pen, encore borgne à l’époque, était parmi eux. Alors locaux : « Alors, et vos chemins ? » disait le Général. « Et de journalisme de Lille. C’était facile à l’époque, il suffisait journaliste parlementaire, je me fais apostropher par l’eau ? » C’était drôle comme tout. Il n’empêche que c’était d’avoir le bac, sans concours ! un type que je ne connaissais absolument pas, qui s’ap- toujours la même chose et que ça nous emmerdait. On n’y Comment êtes-vous entré au Figaro ? pelait Pascal Arrighi, à l’époque rapporteur général du allait pas tous, on était crevés, on désignait un « pool », au Ce n’était pas grâce à l’ESJ. Lorsque je suis entré au Figaro Budget : c’était une très belle intelligence, mais il était cas où. Mais nous n’avions pas le droit de le raconter, car en 1960, j’étais le seul à sortir d’une école de journa- Algérie française à mort. Il m’attrape en me disant : « Vous c’était off the record. Dans la préfecture de Rennes, nous lisme. C’était infinitésimal. Jeune, je jouais dans l’équipe Le Figaro, vous êtes dégueulasse ! J’ai encore lu ce matin un nous retrouvons Jean Mauriac et moi, désignés par l’en- de France de volley-ball. Cela m’a permis de rencontrer éditorial disant que tous ceux qui soutenaient les Français semble des confrères pour faire la corvée de la réunion Jean-François Brisson, lui aussi sportif de haut niveau, en n’étaient pas des gens biens ! ». Un attroupement se forme, avec les maires. À l’époque, on respectait le off. Mainte- athlétisme, et fils de Pierre Brisson (directeur duFigaro de le ton monte, et moi, jeune petit coq, je défends mon nant, il suffit de dire une chose pour que le lendemain tout 1934 à 1964). C’est tout naturellement que j’ai par la suite journal. Soudain, une voix vient par derrière, quelqu’un soit dans les journaux. De Gaulle nous fait son numéro effectué un stage au sein de la rédaction. Mais surtout, je qui tape sur l’épaule d’Arrighi, et dit : « Laisse-le tranquille, habituel et puis il s’arrête et dit : « Maintenant, je vais vous rentrais à peine d’Algérie, j’étais décoré, d’opinion libérale, celui-là, il a fait son devoir », en parlant du fait que j’avais parler de la France ». Silence. En pleine guerre d’Algérie. Il et le journal venait de prendre des positions en accord fait la guerre d’Algérie. C’était Le Pen. Je le rencontrais continue : « Eh bien, je m’apprête demain dans un discours à avec le général de Gaulle contre l’Algérie Française. pour la première fois... dire au FLN que je suis prêt à discuter avec eux, pourvu

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« DE GAULLE PARLAIT PEU qu’ils acceptent de laisser les couteaux aux vestiaires. » Cela a été dit devant une centaine de maires et deux journa- AUX JOURNALISTES MAIS listes, qui n’avaient pas le droit d’en parler. Pourtant, de Gaulle savait très bien que nous étions là. Nous prenons SAVAIT S’EN SERVIR » alors à part le colonel de Bonneval – son aide de camp préféré – pour lui dire : « On ne peut pas laisser passer ça. » Nous nous sommes mis en embuscade au pied de l’esca- lier de la préfecture, attendant le verdict du Général. On le voit qui arrive. « Alors, vous trouvez que c’est important ce que j’ai dit ? Bah allez-y. » Quelle comédie ! Il savait très bien que nous étions là, c’est évident, et ce soir-là, c’est à nous qu’il s’adressait. Cela a fait la Une de tous les journaux le lendemain, dans le monde entier. Comment avez-vous été appelé à participer aux voyages de De Gaulle ? Peut-être avais-je un peu de talent. J’ai fait un premier voyage de De Gaulle en Bretagne, l’été 1960, et puis je ne l’ai plus quitté. J’étais partout avec lui. Ce métier tient beaucoup au hasard. Il faut avoir la capacité – consciente ou pas – de montrer qu’on est capable de répondre à la demande qui vous est faite au moment où elle est faite. L’école de journalisme, c’est très bien, mais ça n’enlè- vera pas l’idée principale qu’il faut des tripes, la niaque, la volonté. À différentes reprises, j’ai eu des témoignages de son entourage venant me dire : « le Général a lu ce que En voyage avec de Gaulle ; politiques. Je ne suis pas sûr l’importance, et de livrer ensuite la bonne information. vous venez d’écrire, il trouve ça très bien. » Ou bien, il y avait au second plan de gauche que ce que fait Plenel soit Actuellement, c’est du brut : vous avez un tweet qui vous aussi le fait que Le Figaro recevait, avant chaque voyage, à droite : Michel Bassi, bien. La délation, malheu- arrive en pleine gueule, sans la moindre réflexion. le garde du corps Roger un coup de téléphone de l’Élysée pour dire « Naturellement, Tessier et le colonel Bonneval reusement, c’est quelque En mai 1968, le service de presse de Matignon vous vous désignerez monsieur Bassi pour le voyage. » L’Élysée chose qui est très profond contacte pour interviewer, aux côtés de deux autres appelait en disant « Ça serait bien que… ». dans le tempérament confrères, les trois leaders du mouvement de protes- Vous affirmez qu’à l’époque le off était respecté ? Il ne français. On l’a vu pendant la guerre, et à la Libération. Il tation étudiante : Cohn-Bendit, Geismar et Sauvageot. l’est plus ? faut faire gaffe. Il faut respecter les gens. Dans le fait de Votre mission était claire : faire passer ces derniers Il y a incontestablement une dérive. On ne peut plus ne pas respecter le off, il y a d’abord le manque de respect pour des enragés. Pourquoi avoir accepté ? N’avez- avoir confiance. Évidemment, Internet, le Web, les blogs aux personnes. Je défends les responsables politiques. vous pas eu l’impression d’être un instrument à dis- et les tweets, tout ça va dans le même sens. Mais on ne Même si je suis comme tout le monde outré par l’affaire position du pouvoir ? peut plus rien dire ni rien faire qui ne soit su immédiate- Cahuzac. C’est difficile de faire la part des choses, et c’est Je suis un fidèle et un disciple de Raymond Aron, j’ai ment. Le journalisme d’investigation, c’est très bien. J’ai ce qui fait la grandeur du journalisme. C’est formidable de beaucoup travaillé avec lui. J’étais le seul qui avait le d’ailleurs été moi-même l’un d’entre eux et j’ai poussé voir qu’actuellement, vous avez 33 millions de Français droit – non pas de couper ses papiers – mais de les relire beaucoup de gens, comme Hervé Gattegno, qui est un très qui sont sur les réseaux sociaux, sur lesquels on poste et de corriger les éventuelles fautes. J’ai considéré comme bon journaliste. Mais il faut faire attention et nous voyons n’importe quoi. Sans qu’il y ait de filtre, de distance ou de lui que mai 1968 était un « psychodrame collectif », ce qui des exemples aujourd’hui qui nous disent que l’investiga- recul ! Cela justifie le journalisme. Être capable devant un sous-tendait que les étudiants n’étaient pas véritable-

tion peut tourner à la délation. Pour des raisons qui sont © archives michel bassi fait donné de l’analyser, d’en mesurer les conséquences, ment sérieux. L’idée de foutre en l’air la société ne me

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paraissait pas bonne. Donc ça ne me gênait pas du tout naire car totalement libre, en direct, et nous donnions à était considéré comme une offense à l’Élysée, un crime de « L’émission était d’aller à la télévision faire dire à Monsieur Cohn-Bendit chacun des deux protagonistes une équipe de tournage et lèse-majesté. Et cela je le sentais bien, ça venait de tous pourquoi il voulait tout renverser. Mais nous n’avons pas de réalisation pour faire un film. Chacun des deux invités les côtés : il y avait notamment au Figaro un rédacteur en révolutionnaire réussi. Sur la démarche, j’étais certainement instrumenta- réalisait un film de 12 minutes sur le thème de l’émission. chef complètement entre les mains du couple infernal de lisé par le pouvoir, mais cela ne m’a pas retenu. Je pensais On a eu des chefs d’œuvres : notamment celui de Giscard l’Élysée, c’est-à-dire Marie-France Garaud et Pierre Juillet. car totalement libre, que je pouvais faire quelque chose pour aider le Général et avec Cathy Rosier qui était prodigieux sur l’égalité des Je sentais bien qu’il ne m’aimait pas. Car je défendais pour aider la société à ne pas être déchirée par la chienlit chances. Ça a très bien marché, et jusqu’au bout ! Je suis Chaban, je pensais qu’il faisait évoluer la société dans en direct, et nous dans la rue. À l’époque, cela ne m’a pas du tout choqué. assez fier de ça, parce qu’on a vraiment ouvert une brèche le bon sens, qu’il avait libéralisé l’information. Et la Ce qui m’a choqué, c’est d’être aussi mauvais, nous ne dans le mur de l’information d’État. deuxième chose, c’était « À armes égales ». Une émission donnions à chacun des parlions pas le même langage et j’étais complètement C’est dans cette émission que Maurice Clavel (écrivain épouvantable pour Pompidou, parce qu’on faisait venir hors du coup. Je me disais : « Qu’est-ce qu’ils sont en train de et philosophe de gauche), qui débattait avec Jean des ministres, confrontés à des opposants politiques ! deux protagonistes une raconter ces cons ? Qu’est-ce que je peux répondre à un type Royer (maire de Tours) prononça le célèbre « Messieurs Or pour Pompidou, la télévision d’État – il n’y avait que qui casse, qui casse, qui casse ? » Mais tout de même, c’était les censeurs, bonsoir. » Pouvez-vous nous raconter cette celle-là – était la voix de la France, on ne devait pas équipe de tournage une époque marrante. anecdote ? laisser passer des émissions comme « À armes égales ». Si Qu’est-ce qui vous a motivé avec Alain Duhamel pour Un salopard celui-là aussi. C’était un coup monté évident. on regarde maintenant pourquoi je ne l’aimais pas, c’est et de réalisation pour créer « À armes égales » ? Le film réalisé par Clavel était une agression contre parce que je pense que l’élan qu’avait donné de Gaulle, J’étais très lié avec Jacques Chaban-Delmas depuis mes Pompidou. Je n’étais pas pompidolien, mais l’accuser Pompidou ne l’a pas vraiment soutenu. On dit beaucoup faire un film » débuts comme journaliste politique. En juin 1969, il est d’avoir lutté contre la Résistance, c’est monstrueux. qu’il a permis le développement industriel de la France. nommé Premier ministre. En août, je reçois un coup de C’est vrai que Pompidou pendant la guerre ne s’était pas C’est peut-être vrai. Mais il était quand même profon- téléphone de Matignon qui m’informe que le Premier beaucoup mouillé ! Mais ce qu’affirmait Clavel était une dément l’ennemi du mouvement. Tout ce qui bougeait ministre serait heureux si je pouvais l’interviewer à la contre-vérité évidente et une calomnie abominable. Ils l’inquiétait. Et je pensais pour ma part qu’il fallait faire télévision, en avant-première de son discours de politique ont donc décidé de couper, c’était tout à fait compréhen- évoluer la société, ce que de Gaulle avait fait de façon générale à l’Assemblée nationale sur la « nouvelle société ». sible. Mais il était aussi certain que cela allait entraîner extraordinaire. Il ne fallait pas que ce mouvement s’arrête. Fidèle à ses promesses, il place l’émancipation de l’ORTF une réaction. Maurice Clavel était un homme de médias, Moi, c’était à un niveau politique, lui, c’était une animosité parmi les chantiers principaux. Il nomme Pierre Des- il savait ce qu’il faisait. Il a amené toute sa petite clique personnelle : nous étions à ses yeux des gens qui faisaient graupes à la tête de la première chaîne et Jacqueline avec lui, il est quand même venu à l’émission, a regardé du mal au pays. Je participais néanmoins toujours aux Baudrier pour la Deux. L’Élysée s’oppose fortement à la le film de Royer, et puis quand son film est passé avec la réunions à l’Élysée, j’étais invité aux petits déjeuners, nomination de Desgraupes, mais Chaban tient bon et met coupure, il s’est levé en disant : « Messieurs les censeurs car je représentais Le Figaro. Il a quand même obtenu que sa démission dans la balance. Il gagne cette manche. Un bonsoir. Et hop, tous à la Coupole ! » (La brasserie pari- j’abandonne « À armes égales » à la télévision si je voulais jour, Desgraupes me dit : « Il faudrait une belle émission sienne où Clavel et ses amis iront finir la soirée, - ndlr). être nommé rédacteur en chef du Figaro. Je ne comprenais de débat, tu veux l’animer ? ». Naturellement j’ai accepté. Pompidou s’est servi de cet épisode pour arrêter l’émis- pas pourquoi une émission mensuelle était incompatible Après avoir travaillé sur le projet, il me dit : « Tu sais, il sion. Mais la volonté de l’Élysée était depuis longtemps avec mon métier de journaliste au Figaro ! J’ai finalement faudrait quand même que tu t’adjoignes un spécialiste de bien ancrée. Il fallait se débarrasser de Bassi, de l’émission préféré poursuivre ma carrière dans le journal. sciences politiques. » C’est là qu’est entré en piste Alain et puis de Chaban. Quelle influence avait le couple infernal ? Duhamel, qui donnait des cours à Sciences Po. Nous Vous affirmez dans votre livre, Cinq présidents à armes Je n’ai rien contre eux ! On appelait Marie-France Garaud sommes devenus très amis. Cela a été le duo de base. On égales : « Pompidou ne m’aimait pas et je ne l’aimais pas « la mère au foyer » car elle était attachée de presse de Jean s’est adjoint Pierre Weill, le grand patron de la Sofres. trop non plus. » Pourquoi ? Foyer, ministre de la Justice, quand elle est arrivée au Et c’est comme ça que tout a démarré. On a fait des J’étais à l’époque seulement chef du service politique Palais Bourbon. Je la respecte car elle a des convictions. scores incroyables. Le record, c’est Chirac-Marchais en du Figaro, qui pour Pompidou était un journal de droite, Elle n’est pas Le Pen mais elle pense qu’il ne faut rien septembre 1971, 45% d’écoute ! Il faut dire qu’à l’époque, lequel devait forcément soutenir le président de la Répu- toucher, que l’ordre passe avant tout, que de Gaulle passe il n’y avait qu’une grosse chaîne, une chaîne plus petite et blique, autrement dit lui-même. Tout papier un petit peu à la limite mais parce que c’est de Gaulle, et que Chaban,

la trois à l’état embryonnaire. L’émission était révolution- critique et surtout tout papier favorable à Chaban-Delmas © archives michel bassi c’est le diable ! Il veut faire l’ouverture, il veut parler

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Qui vous propose en 1976 de devenir porte-parole de « J’avais la conviction l’Élysée. Pourquoi avoir accepté ? Comment êtes-vous alors perçu par vos confrères ? Pourquoi sauter de profonde que c’était l’autre côté de la barrière au risque de perdre votre crédibilité ? le devoir du Figaro de Je connaissais Giscard depuis longtemps, car j’avais écrit un livre sur lui en 1967. J’avais donc vécu chez lui, soutenir Chaban-Delmas, en Auvergne, dans son château de Varvasse. C’était une vraie rupture avec la première partie de ma carrière. un type qui proposait à Ce genre de poste est très exposé. On ne peut l’accepter que si on est totalement en phase avec celui qui vous le la société française un propose. Moi, ça ne me gênait pas du tout de défendre la démocratie libérale à la française telle que Giscard voulait véritable chemin d'avenir. » l’instituer. Il était sur la bonne voie et je pense vraiment que les Français ont fait une erreur formidable en ne le réélisant pas, par la faute de Chirac, en 1981. Dans l’en- semble, mes confrères ont plutôt mal réagi. Beaucoup me disaient qu’un journaliste ne doit pas se mettre au service du politique. Mais je ne suis pas le seul ! Actuel- lement, le malheureux Claude Sérillon (ancien présen- tateur du « 20h » de France 2, aujourd’hui conseiller de François Hollande à l’Élysée – ndlr) subit ça de la même façon. Mais je ne peux pas dire que j’en ai souffert. J’avais plutôt – pardonnez-moi d’être orgueilleux – une bonne réputation ; on savait que j’étais un type loyal, sincère. Avec Jacques Chaban-Delmas aux ouvriers et il appelle pas le socialisme et tous ces trucs... Mais le libéralisme, Chez certains de mes confrères, il y avait l’idée suivante : en septembre 1969 Delors ! Delors le syndica- disons, malin. Et ça représentait bien Chaban ! J’étais très « Celui-là, c’est notre copain, on va avoir des tuyaux, et puis liste ! Et Juillet est dans le ami avec Jacques Delors et Dieu sait si… Je ne sais pas c’est un vrai journaliste. » J’ai eu parfois des accrochages, même état d’esprit. À eux s’il faut dire militant, mais j’avais la conviction profonde quand j’essayais de défendre la position de Giscard. On deux, ils avaient une influence très forte sur Pompidou, que c’était le devoir du Figaro de soutenir un type qui me disait « Tu nous emmerdes ! ». Je me rappelle un jour, il y qui n’a fait que grandir avec la maladie du président. Il proposait à la société française un véritable chemin avait un sondage qui n’avait pas été très bon pour Giscard faut bien se rendre compte qu’on a eu un président de la d’avenir. C’est pour ça que j’ai soutenu Chaban-Delmas et et je m’étais permis – je n’ai plus recommencé après – de République qui a été très vite diminué, même intellectuel- que, quand ils l’ont forcé à démissionner, j’ai menacé de téléphoner à RTL. J’appelle Yves Roger, qui faisait les lement, tant la maladie était forte. Ils en ont profité. démissionner à mon tour si la rédaction du Figaro l’ac- journaux du matin, pour lui dire que l’interprétation qui Vous tentez, au sein du Figaro, de prendre la défense cablait. À l’époque, ils avaient encore peur de ce que je était faite des sondages n’était pas la bonne. Ça a été de Chaban, par amitié et par conviction. Mais qu’en pouvais représenter, mais ça n’a pas duré longtemps. En assez mal vu dans la rédaction. « Comment ose-t-il se mêler est-il de l’objectivité nécessaire au travail journalis- 1974, après une bagarre interne, on m’a un peu poussé du journal ? » J’ai fait machine arrière précipitamment. tique ? Votre amitié avec Chaban vous a-t-elle coûté pour quitter le journal. Il s’agissait d’une lointaine consé- La vraie question est la suivante : ai-je fait une erreur en cher ? quence de mon amitié pour Chaban. Mais cela m’a permis acceptant la proposition de Giscard ? Je ne sais pas. Ça C’est vrai, je considérais que la mission du Figaro était de rebondir puisque j’ai été d’abord récupéré par RTL, puis m’a donné deux années formidables : travailler avec un de soutenir une évolution intelligente mais réelle de la presque aussitôt par Gaston Defferre pour diriger l’Agence président de la République quotidiennement, c’est quand

société française. Quand je dis intelligente, ça veut dire : centrale de presse, et enfin par Giscard... © archives michel bassi même une expérience incroyable. Suite p. 40

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« J’ai soutenu Chaban au premier tour, et je me suis brouillé avec Giscard à ce propos. Il m’a fait vivre un enfer pendant un an. Quand il m’a finalement pardonné, je suis entré au secrétariat général de l’Élysée »

De gauche à droite : Valéry Giscard d’Estaing, Michel Bassi, Alain Duha- mel et Jacques Chaban-Delmas

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« Excusez-moi, Mais ce fut la bifurcation de ma carrière. Quelle était la nature exacte de vos rapports avec mais de De Gaulle Giscard ? Bizarre. J’ai eu beaucoup de difficultés à choisir entre à Sarkozy, il y a Chaban et Giscard quand ils se sont présentés l’un contre l’autre. Pour moi, c’était deux faces d’une même volonté quand même une de progrès que je voulais pour mon pays. J’ai soutenu Chaban au premier tour, et je me suis brouillé avec formidable diminution Giscard à ce propos. Je lui avais d’ailleurs répondu : « Ne me demandez pas de choisir entre deux fidélités. Une très de qualité ! » ancienne pour Chaban et une plus récente mais très forte pour vous. » Il m’avait répondu : « J’ai compris, vous voterez Chaban au premier tour. Mais vous m’entendez, il ne sera jamais président de la République. » Il m’a fait vivre un enfer pendant un an, à base de placards et de pressions pour bloquer mes embauches, par exemple à Europe 1. Quand il m’a finalement pardonné, je suis entré au secrétariat général de l’Élysée, qui était à l’époque composé unique- ment de 17 membres. J’étais le seul à ne pas être énarque ou polytechnicien. Giscard m’avait en quelque sorte « fait monter » à la hauteur de ces grands cerveaux bardés de diplômes. Cette simplicité me donnait une plus impor- tante liberté de parole. Il me faisait lire ses discours prin- cipaux mais ne souhaitait pas du tout que je les corrige ! C’était quand même une marque d’estime. J’ai d’ailleurs eu à lire le fameux discours du « bon choix pour la France » (À Verdun-sur-le-Doubs, le 28 janvier 1978, Valéry Giscard d’Estaing demanda aux Français de faire « le bon choix De gauche à droite : Nicolas des mains, repasse devant nution de la qualité ! Même Chirac ! C’est quand même pas pour la France » avant les législatives – NDLR). C’était Sarkozy, Michel Bassi et Antoine moi, et ne me salue pas. Il le niveau où de Gaulle avait placé le président de la Répu- Schwarz, à l’époque directeur un discours capital ! J’en étais à la fois fier et ému. Il peut délégué de la SFP, Festival de ne nous a pas dit un mot blique. Mitterrand était un sacré bonhomme, Pompidou néanmoins être très désagréable. Récemment, il a été élu à Cannes, 1995 de toute la soirée ! Il est aussi, même si je ne l’aimais pas. Et puis « À armes égales » l’Académie française. À mon avis, ce n’est pas ce qu’il a fait capable à la fois d’extrême ne serait pas possible aujourd’hui. Reprenez le contenu de mieux, ses qualités d’écrivain n’étant pas égales à ses gentillesse et en même des échanges entre Rocard et Edgard Faure ! Entre Giscard qualités d’homme politique et d’homme d’État. Comme temps de vacheries incroyables ! Je suis quand même très et Jean-Jacques Servan-Schreiber ! C’était d’un autre le veut la tradition, une petite réception est organisée, fier d’avoir travaillé pour lui car c’est, après de Gaulle, niveau qu’aujourd’hui ! boulevard Saint-Germain. La veille, je reçois un coup de l’homme le plus intelligent que j’ai rencontré, un grand En 1978, VGE vous nomme à la tête de RMC. Pourquoi ? téléphone du chef du cabinet me demandant de venir, homme d’Etat. Il n’y en a pas beaucoup, il y en a de moins à l’époque, Giscard était persuadé d’être réélu. On devait Giscard voulant être accompagné de deux ou trois de en moins. Je suis frappé par la diminution de la qualité de perdre les législatives de 1978, on les avait gagnées, donc ses proches. J’entre dans le salon : Jean Sérisé (conseiller nos contemporains, dans tous les domaines. Trouvez-moi on devait gagner 1981. Giscard commençait à réfléchir de VGE – NDLR) et moi étions les deux seuls membres un Raymond Aron aujourd’hui ! Trouvez-moi un penseur à la composition de son gouvernement après 81. Un proches qu’il avait choisi d’inviter. Il arrive, passe devant qui donne un sens à la vie ? Excusez-moi, mais de De jour, à Brégançon, il dit devant quelques personnes et

nous, et ne nous salue pas. Puis il fait son discours, serre © archives michel bassi Gaulle à Sarkozy, il y a quand même une formidable dimi- moi-même : « Tous ceux qui sont ici sont ou Suite p. 44

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« Dans mon papier, je m’étais moqué de l’accoutrement de Mitterrand, qui cherchait à “faire peuple”, avec son écharpe noire et son manteau élimé. Le lendemain, je reçois un coup de téléphone de Charles Hernu : “Mitterrand ne veut plus te voir, il n’est pas question que tu sois invité à quoi que ce soit tant que tu n’auras pas écrit un article favorable” »

De gauche à droite : Charles Hernu, Gaston Defferre et Michel Bassi

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seront ministres. » Il voulait me confier un poste minis- Vous affirmez dans votre livre que Mitterrand vous a Bien avant cela, j’aurais dû être président de Radio « Giscard me disait tériel – celui de la communication – après sa réélection. respecté mais pas aimé. Pourquoi cela ? France, en 1986. François Léotard, qui était ministre de Mais avant cela, il voulait la preuve que j’étais capable Ce n’était pas tellement l’homme qu’il n’aimait pas, mais la Culture, me l’avait assuré. Mais je n’étais pas assez souvent : “Moi, je suis de diriger une entreprise. Et donc, c’est comme ça qu’il le journaliste. J’avais écrit des papiers dans Le Figaro qui chiraquien, pour les raisons que vous savez… Pour l’AFP, m’a nommé à la direction générale de Radio Monte Carlo. lui étaient défavorables. Je me souviens notamment de sa Chirac voulait absolument que ça soit Jean Miot. J’ai été déjà riche ! En politique, Pendant toute la période où j’y étais, il m’appelait chaque campagne en 1965, quand il était le candidat de la gauche battu, cela arrive. En revanche, mon passage à la SFP (La lundi, non pas pour me demander si j’étais un bon gis- unie. J’avais couvert pour Le Figaro un meeting à Sochaux, Société française de Production était un acteur incon- on ne devrait aspirer cardien, mais pour savoir si l’audience montait et si le devant les portes des usines Peugeot. Dans mon papier, tournable de la prestation audiovisuelle et cinématogra- chiffre d’affaires augmentait. C’était ses deux questions. je m’étais moqué de son accoutrement, qui cherchait à phique en France. Entreprise publique issue de l’ORTF, à des fonctions à hautes À l’époque, RMC était une grosse machine ! On faisait « faire peuple », avec son écharpe noire et son manteau elle fut privatisée en 2001 – NDLR) a été une expérience 12-12,5 % d’écoutes nationales et on gagnait un fric fou ! élimé. Le lendemain, je reçois un coup de téléphone de fantastique. Il y a deux jours encore, j’étais sur le quai de responsabilités que si Comment avez-vous vécu votre éviction de la direction Charles Hernu (à l’époque directeur de communication de la station de métro Rennes, j’allais chez Pierre Weill, et je de RMC, lors de l’arrivée de François Mitterrand au la campagne du candidat socialiste – NDLR) : « Mitterrand vois un énorme type âgé qui vient vers moi et qui me dit : on est riche, pas avant.” » pouvoir ? ne veut plus te voir, il n’est pas question que tu sois invité « Ah monsieur le président, que je suis content de vous voir. Nous étions tous persuadés que Giscard allait être réélu. à quoi que ce soit tant que tu n’auras pas écrit un article Vous savez, on vous a beaucoup aimé à la SFP, vous vous Sa défaite a été une erreur formidable pour la France, il favorable. » Moyennant quoi, après ça, ça s’est plutôt bien êtes battus pour nous. » C’était un cégétiste machiniste à avait encore beaucoup de choses à faire pour ce pays. Je passé, il avait de l’estime pour moi. Mais je n’étais pas de la retraite, et ça m’a touché au cœur. Autant Mitterrand suis d’accord avec ce que dit Max Gallo – qui n’est pas son bord ! m’a fait partir de Radio Monte Carlo pour des raisons suspect d’être de droite – quand il juge qu’à part de Gaulle, Vous avez été par la suite amené à retrouver Jean- évidentes, autant Juppé et Jean Arthuis (à l’époque Giscard était le seul vrai président de la vème République. Marie Le Pen dans le sud-est. ministre des Finances) m’ont viré de la SFP parce que J’ai très mal vécu mon éviction. On ne pouvait pas nous Nos relations ont été extraordinairement tendues et j’étais trop proche des syndicats et que je défendais la accuser de ne pas avoir réussi, RMC était en plein boom ! difficiles. À partir de 1986, je dirigeais Le Méridional à boîte. Il était difficile de nous faire des reproches, mais il fallait Marseille quand Le Pen a tenté de se faire élire député. Dans votre livre, Cinq présidents à armes égales, vous se débarrasser de Bassi, car c’était Giscard qui l’avait Avec ce journal, nous l’avons combattu à fond, en pouvez avoir certains jugements d’une extrême nommé ! On a très vite senti que Mitterrand allait me apportant notre soutien à Jean-Claude Gaudin. Le Pen a sévérité à l’égard de vos confrères. Pourquoi critiquer demander de partir. Je reçois donc un coup de téléphone été battu et il m’en a voulu à mort. À l’époque, il avait fait aussi fortement votre profession ? D’entiers chapitres du président de la Sofirad (Société financière de radiodif- circuler un tract sur lequel il avait écrit « 100 000 lecteurs du livre sont consacrés à défendre VGE (sur l’affaire fusion – NDLR) qui me dit : « Le président de la République trahis », et lors d’une apparition dans l’édition régionale des diamants de Bokassa) ou Pompidou (sur l’affaire m’a chargé de vous faire les propositions suivantes : 1. Vous de France 3, il a exhorté nos lecteurs à boycotter Le Méri- Markovic) contre une presse calomnieuse qui démissionnez mais il y aura un chèque important, vous dional. Or, nous avions une proportion forte de lecteurs s’acharne à salir les hommes publics. De quel côté mettrez vous-même le chiffre. 2. On vous nommera président de droite, proches du Front national. Sur les conseils de vous situez-vous ? d’un truc sans pouvoir. Et 3. Vous prendrez deux années de Jean-Luc Lagardère (Le Méridional appartenait au groupe Que voulez-vous, je déteste la calomnie et je déteste les vacances avec votre épouse aux frais de la République pour Hachette-Filipacchi Médias, groupe Lagardère – NDLR), gens qui s’attachent moins à faire de l’information qu’à vous faire oublier un petit peu. » J’appelle Giscard pour qui m’avait dit « Michel, vous ne bougez pas », nous n’avons faire du mal. C’est ce que je condamne. Giscard n’avait lui rapporter les propositions qui me sont faites et il me pas modifié la ligne éditoriale. C’était un type bien Jean- rien à se reprocher dans l’affaire des diamants ! C’est une dit : « Bassi, vous ne démissionnez pas, vous n’avez pas Luc... Nous avons perdu 23-24% du lectorat, et sommes fausse affaire qui n’existe pas. Les fameuses plaquettes, je démérité. » Je n’ai pas démissionné, et huit jours après, lors passés en déficit. Par la suite, l’affaire Tapie nous a permis les ai vues. Les diamants étaient microscopiques, ils ont d’un conseil d’administration, j’ai été viré. J’ai fait alors de rebondir et de regagner les lecteurs perdus... été estimés à 140 000 francs seulement ! On a foutu en l’air un procès que j’ai gagné, avec un franc de dommages et Président de la Société Française de Production (SFP) un président de la République pour 140 000 francs, qu’il intérêts ! Et ensuite, j'ai été au chômage. C’était l’état de de 1993 à 1996, votre candidature n’a pas été retenue n’avait pas volés ! Je lui disais : « Mais montrez-les, mettez grâce et nous étions les pestiférés, cela a duré de juillet- comme président de l’Agence France-Presse, en dépit une vitrine à l’entrée de l’Élysée. » Giscard me répondait août 81 jusqu’au début 82. du soutien de Matignon. Comment avez-vous réagi ? souvent : « Mais moi je suis déjà riche ! Suite p. 49

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« Chirac ? Tous les journalistes étaient ses copains ! C’est un numéro, ce type ! Il donnait toujours l’impression aux gens que c’était un plaisir de les voir. Quel admirable professionnel ! JE CROIS QU'IL SE FOUTAIT DE NOTRE GUEULE »

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En politique, on ne devrait aspirer à des fonctions à hautes « Aujourd’hui, responsabilités que si on est riche, pas avant. » Jamais, dans ma carrière, je ne me suis attaché à démolir quelqu’un. je trouve que Le Figaro Selon vous un journaliste politique ne doit pas ranger ses convictions personnelles pour travailler en toute va vraiment très loin. objectivité ? Ça dépend quel est son rôle dans la rédaction. Dans un C’est du matraquage journal comme Le Figaro, engagé politiquement, on ne peut pas y aller si on est de gauche ! Ou alors on met ses quotidien... Les gens convictions dans sa poche. Il faut une certaine cohérence entre le journal et celui qui y travaille. Au journal s’il n’y a sont méchants. Vous pas de cohérence, il faut qu’il le cache. C’est vrai partout ! Aujourd’hui, je trouve que Le Figaro va vraiment très loin. ne trouvez pas ? » C’est du matraquage quotidien… Il faut être intelligent et prendre un tout petit peu de distance. L’exagération, c’est le manque d’intelligence. Et la méchanceté, c’est ce qu’il y a de pire. Les gens sont méchants. Vous ne trouvez pas ? très bien pour nous car on peut leur faire passer n’importe Un journaliste d’investigation doit respecter les hommes quoi. » Analyse que parfois je partage. Mitterrand n’avait et les idées. Je n’ai pas beaucoup d’estime pour ce que fait pas non plus une très grande estime pour les journalistes. Médiapart. Je ne mets pas en cause la qualité profession- Cette affirmation est valable pour tous les présidents, nelle. Je mets en cause le fondement de la réflexion. C’est même si au cas par cas, ils pouvaient avoir de l’amitié un fondement militant. Il fait du mal, ce Plenel ! Je suis de pour certains. Mais d’une manière générale, la presse était ceux qui considèrent que les lois qui ont été votées pour considérée comme hostile. Chirac ? Tous les journalistes moraliser le financement de la vie politique ne sont que étaient ses copains ! C’est un numéro, ce type ! Il donnait des conneries. Ça marchait bien mieux avant. Ça paraît toujours l’impression aux gens que c’était un plaisir de les scandaleux maintenant de dire ça ! Dans le passé, tout le voir. Quel admirable professionnel ! Même si aujourd’hui, monde avait des armoires à billets. Et ça se passait bien. il n’est plus vraiment en état de faire autre chose que de Maintenant avec « la transparence », on en est arrivé à un regarder les filles… C’est un libidineux ! Mais quel talent ! point inouï ! C’est presque de la délation. On est un peuple Je crois qu’il se foutait de notre gueule. de délateurs. Ça m’énerve. Mais je dois vous paraître bien Aujourd’hui, vous êtes consultant au sein de Hill réactionnaire ! Knowlton Strategies. En quoi consiste votre rôle ? Si vous deviez caractériser les rapports des présidents Oh, je suis là pour mon carnet d’adresses ! Je connais de la vème avec les journalistes en un ou deux mots ? beaucoup de gens, enfin de moins en moins car ils meurent De Gaulle savait se servir très habilement de la presse. Il (il rit) ! Malgré tout, j’ouvre des portes, je conseille. Tout avait une estime plus que modérée pour les journalistes. à l’heure, j’ai fait une conférence sur le thème « Comment Il avait la conviction que la presse lui était hostile et que faut-il se comporter à l’égard des journalistes ? ». Ça a dû donc la télévision d’État était là pour rétablir l’équilibre. leur plaire, car ils ont applaudi ! — C’était son credo. Pompidou avait, lui, quelques amis dans la presse et savait les manier. Giscard considérait pour sa part que les journalistes ne travaillaient pas : « Aucun d’entre eux ne creuse un dossier, dès qu’on avance un tout portrait Nolwenn Brod/Temps Machine petit peu, on s’aperçoit qu’ils ne savent rien. C’est d’ailleurs

49 Charles journalisme et politique enquête Tapie et ses papys Avec une bande de copains septuagénaires (Patrick Le Lay, Olivier Mazerolle et Jacques Séguéla), Bernard Tapie s’est emparé du groupe de presse La Provence. Pour quoi faire ? De la politique ? Des affaires ? Enquête sur un débarquement en fanfare à Marseille, à quelques mois des municipales.

par Jean Stern illustrations Nicolas Rousseeuw

Moi, je suis plus Marseillais que vous, car moi, de Marseille, je connais aussi les Baumettes. » La saillie de Tapie ne fait vraiment pas se boyauter les journalistes de Marseille. Capitale euro- péenne de la culture 2013, parée de son élégant Mucem dessiné par Rudy Ricciotti, de son magnifique miroir géant imaginé par Norman Foster sur le Vieux-Port, Marseille préférerait oublier sa lamentable prison, la corruption d’élus socialistes, comme le président du Conseil général Jean-Noël Guérini (Guérini est mis en examen mais pas condamné pour l’instant) ou la député Sylvie Andrieux, et autres rafales de Kalachnikov qui ont fait une quinzaine de morts depuis le début de l’année. Manquait plus que le tonitruant come-back de Tapie aux commandes du principal quotidien local, La Provence, pour gâcher la fête de la ville, de ses élus et de ses journalistes. Tapie croyait à un retour triomphal.

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Au début de l’année, il avait même songé à diriger le journal gloires médiatiques parisiennes, des amis pour l’un de « Les papys ne sont pas les chiffres de La Provence à bord de son fastueux yacht de 76 mètres, The Reborn. Il Vincent Bolloré et de Nicolas Sarkozy, pour l’autre de voulait l’ancrer dans le Vieux-Port, face à la mairie, comme François Pinault, tous des habitués de Lipp, a pris le com- nécessairement hors-jeu, La diffusion payée de La Provence a été de 124 000 au bon vieux temps du Phocea, son immense catamaran, mandement de La Provence. exemplaires en 2012, dont 46 000 sur Marseille, contre et de l’OM, quand Marseille aimait Tapie. Mais le bateau Le journal a connu bien des vicissitudes ces dernières et ceux-là ne semblent 147 000 en 2007. Un recul d’environ 15%, comme de est sous scellés depuis fin juin 2013… années. Gaston Defferre cogérait les journaux comme la nombreux quotidiens régionaux, exceptés la presse de La nostalgie surjouée de Tapie chantant son « amour » de ville, avec le syndicat maison Force ouvrière. Le maire pas mécontents de l’ouest et Corse-Matin, également racheté à 50% par Marseille jusqu’aux cellules de sa prison fait flop devant et ministre de l’Intérieur de François Mitterrand dicte Tapie. La Provence et Corse-Matin font partie de la petite l’assemblée générale des personnels de La Provence ren- des éditos, de gauche comme de droite, en fonction donner une leçon aux échappée de quotidiens français encore rentables, avec contrant début 2013 in situ son nouveau propriétaire. de ses intérêts. Marseille était tenue d’une main de 5 millions d’euros de bénéfices pour l’un et 3 millions « On a beau le savoir, l’avoir déjà écouté mille fois à la télé, fer, disait-on alors. Les héritiers de Gaston vendent à petits jeunes » pour l’autre en 2012. La Provence à elle seule fait tra- c’est tout de même assez ahurissant de l’entendre parler », Jean-Luc Lagardère, qui crée le titre unique La Provence, vailler 700 personnes, avec sa régie publicitaire et sa commente un salarié présent ce jour-là. « Ce qui frappe, et expédie des énarques hautains qui naviguent entre société de distribution, dont 192 journalistes en CDI et Jean-Clément Texier poursuit un cadre de La Provence, c’est que nous avons en Paris, Nice et Marseille et passent leurs journées à décor- une quinzaine de CDD. face de nous un vieux monsieur, qui fait un peu penser à Ber- tiquer des études de lectorat qui finissent le plus souvent lusconi, botoxé, lifté ». Tapie a déjà 70 ans et pas sûr non à la poubelle. Arnaud Lagardère cède le titre en 2007 au plus que Marseille ait toujours envie de son « amour ». Groupe Hersant Médias, qui laisse le journal décliner en Prendre le contrôle d’un journal de Marseille, l’un des organisant les réductions d’effectifs et en planifiant le deux quotidiens de la ville avec La Marseillaise, n’est pas sous-investissement. Résultat : La Provence n’est guère stupide pour entretenir la flamme en dépensant une petite plus lue que sur les comptoirs des bistros de la ville et Montebourg ou le leader du Modem François Bayrou. Bon partie des 403 millions gagnés grâce à un arbitrage dans dans les villages de l’arrière-pays. « Le journal, c’est vrai, père de famille, Tapie a juste une fois voulu donner un le dossier Adidas aujourd’hui contesté par la justice. Tapie est très brèves de comptoir », se désole un journaliste. Mais coup de pouce à sa fille Sophie, 25 ans. Blonde énergique à s’inspire ainsi de l’ancestral Defferre. Maire de Marseille il garde encore tous ses charmes pour les décideurs et les la voix puissante, Sophie concourrait le 6 avril aux directs quelques mois à la Libération, puis de 1953 à sa mort politiques locaux, surtout quand se prépare la bataille des de « The Voice », le télé-crochet carton de TF1. Nice-Matin en 1986, Gaston Defferre possédait trois journaux : Le municipales dont beaucoup pensent, à tort ou à raison, organise pour la fameuse Sophie un grandiose « face aux Provençal de gauche, Le Méridional de droite, et Le Soir qui que Tapie pourrait en être. lecteurs », mais La Provence se contente d’une interview était un peu des deux. Tapie veut remettre le couvert avec Après des années d’immobilisme et de déprime, Tapie veut de la « chanteuse » dans ses pages et d’une vidéo sur son La Provence, née en 1997 du regroupement des journaux de faire entrer La Provence dans l’ère de la communication site. Olivier Mazerolle, arrivé au journal le 2 avril comme Defferre. Mais Tapie n’a plus de «copains » à la rédaction. directe, des comptes twitters et des tablettes numériques. directeur de la publication et de la rédaction, met le holà. Il n’a ni staff ni cabinet, il travaille seul dans son salon ou « Il a pour cela l’énergie, l’ambition et l’argent », note son ami Tapie ne lui en tient pas rigueur. « Pour l’instant, Mazerolle dans sa voiture avec deux téléphones, en compagnie de ses Séguéla. À la condition que l’arbitrage sinon, une nouvelle fait ce qu’il veut, il a une grande latitude », note un journa- deux chiens. Pour débarquer à La Provence, il embrigade fois, la case prison, lui en laisse le temps… et toujours liste. « Tapie n’est pas un sleeping partner, il va au journal, des fantassins de choc : un vrai commando de papys. l’argent. « Seul le caribou volant » connaît les intentions de il téléphone à Mazerolle », explique Jacques Séguéla. Tapie Patrick Le Lay, 73 ans, ancien patron de TF1, qui réalise Tapie, ironise un délégué du Syndicat national des journa- va par exemple s’occuper de la charte « de comportement » l’audit. Olivier Mazerolle, 71 ans, ancien directeur de l’in- listes (SNJ). « Lui-même proclame le peu d’amour qu’il a pour des journalistes, « les faits, les commentaires, toutes ces formation de RTL, puis patron de la rédaction de France 2 la presse et les journalistes, poursuit-il. On s’interroge sur conneries… ». et éditorialiste de BFM, qui prend en main la rédaction. les raisons de cette reprise alors que le modèle de la presse est Conneries ? « Ce n'est pas parce que l’on a été achetés qu’on Pour élaborer la stratégie, Jacques Séguéla, 79 ans, vice- en perdition. » Si Tapie, fidèle à sa tradition, a comme d’ha- a été vendus » assure Lætitia Sariroglou, présidente de la président d’Havas, conseiller de tous les instants, meilleur bitude qualifié les journalistes de «nazes » et « d’abrutis », société des journalistes créée en février. Et à La Provence ami aussi. « On se téléphone tous les jours depuis plus de ses interventions sur le contenu du journal restent anec- comme ailleurs, les interventions « d’en haut » ne sont trente ans, il n’y a pas une semaine où l’on ne se voit pas », dotiques. Il n’a pas chargé la rédaction de traquer ses bêtes pas une nouveauté. « Il fut une époque où l’on arrêtait les raconte à Charles Jacques Séguéla. Ce trio de vieilles noires, le ministre du redressement productif Arnaud rotatives pour changer un titre sur l’OM qui déplaisait

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à Tapie. Le rédacteur en chef, Jean-Louis Levreau, était de commerce », « obtenir l’exclusivité du festival de Cannes. » Si Tapie, fidèle à sa aussi vice-président de l’OM… » (Gilles Rof, « Bernard Tapie Hersant tente cependant de conclure. Tapie le coupe : « ah revient sur la scène marseillaise », Le Monde, 21 décembre mon vieux Philippe, t’inquiète, je vais te racheter tout cela en tradition, a comme 2012.). Du temps de Lagardère, « le PDG, Laurent Perpère, viager. » Hersant a 55 ans, Tapie 15 de plus… s’est fendu d’une lettre à chaque salarié pour expliquer la Le deal entre les deux hommes, conclu quelques heures d’habitude qualifié nécessité de soutenir l’effort de guerre de la France contre plus tôt à Paris, est dès lors mal barré. Les actionnaires l’Irak, en 1991. » « Alors pour nous, poursuit une rédac- du Groupe Hersant Médias, une quarantaine d’héri- les journalistes de trice, un milliardaire, un marchand d’armes ou un banquier… tiers de Robert Hersant, lui doivent pourtant une sacrée Ouaf… » chandelle. Grâce à Tapie, ils ont réussi ce qu’un patron de « nazes » et « d’abrutis », Quelques semaines avant cette assemblée générale presse anonyme qualifie de «hold up du siècle » : effacer ratée pour Tapie, la première rencontre avec La Provence d’un coup 165 millions de dettes auprès de 17 banques ses interventions sur se passait déjà fort mal. Ce jeudi 20 décembre 2012, les et racheter 50% de sa propre entreprise pour 25 millions cadres de la maison l’écoutent dans la salle de réunion d’euros, Tapie apportant également 25 millions. Gain : le contenu du journal de la direction, au quatrième étage du journal. Depuis 24 140 millions d’euros. Mais entre Hersant et Tapie, « Cela heures, Tapie est le copropriétaire du journal, avec l’ancien ne pouvait pas marcher, c’était une erreur de casting dès le restent anecdotiques patron, Philippe Hersant. « Il n’a rien préparé, raconte un départ », résume Séguéla. participant, c’est foutraque, ni bon ni mauvais, des portes Ce curieux mariage avait été imaginé par Maître Maurice ouvertes, des banalités. » Tapie « ne sait pas comment marche Lantourne, avocat du cabinet mondialisé Willkie, Farr & le journal », mais « aime Marseille » et donc est « content Gallagher, qui défend Tapie dans l’affaire de l’arbitrage. d’être là. » Philippe Minard, le directeur de la rédaction, est Comme son client, Lantourne a d’ailleurs été mis en Il a délégué à Marseille le commando des papys. Parisiens arrivé à La Provence en 2010. Ancien de l’Yonne Républi- examen le 28 juin pour « escroquerie en bande organisée » « jusqu’au bout des ongles », Mazerolle, Le Lay et Séguéla, caine, il est le troisième directeur en six ans, après Gilles dans ce dossier. « Maurice Lantourne avait été mandaté par travaillent pour le Tapie « amoureux de Marseille, qui n’a Dauxerre venu de Paris-Normandie et Hedi Dahmani de Philippe Hersant début 2012 pour travailler sur la renégo- jamais cessé de penser à Marseille », proclame Jacques Voici. Solide gaillard connu pour son franc-parler, Minard ciation de la dette, mais pas pour chercher un investisseur », Séguéla. Il faut bien avouer que, dans leur genre, les fan- décrit à Tapie l’organisation du journal, les réductions explique l’un des négociateurs du pôle bancaire avec la tassins de l’homme d’affaires ne sont pas les plus « nazes ». d’effectifs de 10% qu’il a récemment subies, et ajoute : « je famille Hersant. Maurice Lantourne a engagé et gagné TF1 présidé par Le Lay a été l’une des chaînes les plus vais vous parler cash, votre arrivée est mal perçue par la le bras de fer avec les banques, en apportant la solution rentables d’Europe. Havas, vice-présidée par Séguéla, rédaction. » « Continue tu vas me faire peur », riposte Tapie. Tapie, pas difficile à trouver pour lui. «Ce n’est pas un plane dans les sommets de la pub mondiale, et rapporte Philippe Minard évoque la clause de cession, qui permet conflit d’intérêt en soi, puisque Maître Lantourne a réglé le des montagnes d’argent à son principal actionnaire, aux journalistes de quitter leur entreprise avec indemni- problème d’un de ses clients en faisant plaisir à un autre de Vincent Bolloré. BFM, dont Mazerolle fut l’un des piliers, tés en cas de changement de propriétaire. « Tu ne veux pas ses clients », commente un ténor du barreau marseillais. est leader des chaînes d’info. « Les papys ne sont pas néces- que je paye tes mecs pour aller tirer un petit coup aux putes », Le divorce avec Hersant, conclu cet été par échange sairement hors-jeu, et ceux-là ne semblent pas mécontents répond Tapie. “Pourquoi petit ? » s’amuse Minard, qui ne de titres, rend Tapie actionnaire à 100% d’un nouveau de donner une leçon aux petits jeunes », résume le banquier fera pas long feu au journal. Tapie dira de lui : « Minard, il groupe, formé de La Provence, de 50% de Corse-Matin et Jean-Clément Texier, fin connaisseur du petit théâtre des est comme tous les autres, ce qu’il veut, c’est me ruiner… » 25% de Nice-Matin. Situation toute provisoire. Des biens médias. « Tapie est parfaitement conscient de la valeur du Philippe Hersant, son nouvel associé, présent à cette de Tapie acquis avec les 403 millions de l’arbitrage, dont mot “La Provence”, il dit “la marque”, explique une jour- réunion avec son bras droit, Dominique Bernard, le patron le yacht et la villa Mandala de Saint-Tropez, ont été saisis naliste. Et cette « marque » pourrait être le tremplin d’am- opérationnel du Groupe Hersant Médias, est mal à l’aise. en juillet 2013. Les juges instructeurs, Serge Tournaire et bitions pour ce « Marseille qu’il aime ». « Mais le problème « Il a honte, il regarde ses chaussures. » Tapie soliloque, Guillaume Daïeff ont demandé l’avis du parquet pour saisir de Tapie et de ses sbires, constate un rédacteur, c’est qu’ils alterne menaces « Vous êtes 150 pour faire cette merde », d’autres biens de Tapie, dont ses parts dans les journaux. parlent d’un monde qui n’existe plus. Ce sont des enfants de « Les hommes politiques, je les tiens par les couilles », et élu- En attendant, Bernard Tapie, qui vit entre Paris, Neuilly la télé d’il y a vingt-cinq ans. » André Bercoff, 71 ans, autre

cubrations, « Je vais faire venir Brad Pitt », « créer une école © N icolas rousseeuw pour charles et Saint-Tropez, pilote avec ses téléphones La Provence. ami de Tapie, son ancien nègre, celui du livre Gagner,

55 Charles journalisme et politique Tapie et la provence

vendu en 1986 à 450 000 exemplaires, était monté au et Patrick Mennucci, et le conseiller général Christophe parlé de 100 millions, puis de 50 millions. Le Lay, Séguéla, « Tapie, c’est une Ferrari créneau dans Paris-Match, début juillet, pour défendre un Masse. Aucun de ceux-là ne porte Tapie dans son cœur. Mazerolle partagent le constat que « la PQR a une force homme « sévèrement burné et plein de thunes ». Couilles et Patrick Mennucci, l’un des candidats aux primaires, avait d’inertie qui dépasse l’entendement », résume un consultant sans frein. S’il avait fait argent suffiront-ils pour relancer un quotidien fragilisé ? même proposé, au début de l’année, la création d’une médias. Certains quotidiens réussissent à bouger, d’autres « Tapie, c’est une Ferrari sans frein, a expliqué aux cadres commission d’enquête parlementaire sur les conditions non. Si Tapie s’y prend bien, il peut « réveiller une belle l’audit avant, jamais du journal Patrick Le Lay. S’il avait fait l’audit avant, jamais de l’effacement de la dette du Groupe Hersant Médias endormie », et les papys de Tapie promettent à La Provence il n’aurait racheté un journal où les mecs ne bossent pas. » et de l’arrivée concomitante de Tapie au capital de La de « poursuivre sa mue, de se coupler avec d’autres médias, il n’aurait racheté un Alors le projet de Tapie est-il de partir de La Provence pour Provence. Mais après quelques déclarations tonitruantes, de s’ouvrir au Net, » etc. créer un grand journal dans le sud de la France, comme l’a Patrick Mennucci (« Les Guignols à lui tout seul », s’esclaffe « S’il sort indemne de l’arbitrage, Tapie pourrait bien être journal où les mecs longtemps rêvé Alain Minc, conseiller et ami de Bolloré, Tapie) est silencieux sur ce projet, et n’a pas répondu aux un très bon patron pour La Provence, dit le directeur patron et ami de Séguéla, meilleur ami de Tapie ? Tapie sollicitations de Charles. « On lui a fait comprendre en haut d’un quotidien régional qui, par ailleurs, ne le connaît ne bossent pas. » pourrait commencer par acheter Le Midi Libre de Montpel- lieu, décrypte un député, qu’avec l’histoire de l’arbitrage, pas. S’il n’y était pas allé, il y aurait eu zéro candidat pour lier et L’Indépendant de Perpignan au Groupe Sud Ouest. Il la barque de Tapie était déjà chargée. » Mais en fait, pour investir. D’ailleurs, les quotidiens régionaux qui cherchent de Patrick Le Lay pourrait aussi reprendre La Dépêche du Midi, paralysée par une journaliste SNJ, Mennucci a renoncé « en raison d’une l’argent en ce moment n’en trouvent pas. » « Bernard est sûr les bisbilles incessantes entre son ancien ami, le radical enquête préliminaire sur la cession des parts de GHM ». En que le procès va avorter, le tout est une affaire de temps », de gauche Jean-Michel Baylet et ses sœurs, propriétaires février, le parquet de Paris a en effet ouvert une enquête se rassure Séguéla. Pendant que les papys s’activent, la du journal de Toulouse. Séguéla reconnaît que « c’était confiée à la brigade financière, en raison d’un soupçon rédaction ménage l’avenir en tentant de préserver un titre l’idée de départ, racheter toute la presse de la région et faire « d’abus de biens sociaux », commis à l’intérieur du Groupe qu’elle estime « malmené », y compris « par des écrits lour- un grand journal méditerranéen. Mais, poursuit-il, ce n’est Hersant Médias, avant l’arrivée de Tapie. dement erronés » de confrères. Des journalistes vont partir pas possible à cause de la haine des socialistes pour Tapie. » Bernard Tapie n’a qu’un seul ami et allié socialiste, Avi avec l’ouverture de la clause de cession, qui était théori- À moins que, pour embarrasser ses ennemis socialistes, Assouly, député et conseiller régional. Ancien journaliste quement prévue pour la fin septembre. Combien ? « Si vous Tapie ne lorgne sur la mairie de Marseille. « Sa femme sportif au style fleuri, «bête de chez bête », assure un jour- croyez que c’est facile de trouver du travail de journaliste Dominique le lui a formellement interdit, et c’est le roc qui naliste marseillais, Assouly présente la curiosité, pour un dans la région… » le fait tenir », raconte un proche. « Il n’a plus envie d’aller élu de la représentation nationale, d’avoir la double natio- au feu de la politicaillerie d’aujourd’hui, précise Jacques nalité franco-israélienne. Suppléant de Marie-Arlette Rien n’est donc terminé pour La Provence. La justice, Séguéla. Mais il ne faut pas trop chercher Bernard. Si sa Carlotti, à qui la classe politique marseillaise ne donnait dans différentes procédures et à différents moments, le seule arme pour atteindre un pouvoir qui veut l’abattre, c’est aucune chance avant l’élection de François Hollande, calendrier politique, Tapie lui-même, surtout lui, peuvent de s’engager, on verra. C’est un tigre et un tigre blessé est Avi Assouly est devenu député « par surprise », après changer la donne. Sur La Provence comme sur d’autres l’animal le plus dangereux du monde. » « Il en a pris plein la l’entrée de Carlotti au gouvernement. Gravement blessé sujets, Marseille n’en a sans doute pas fini avec les gros gueule, et je n’en sais rien, mais tout est possible avec lui », lors de l’effondrement des tribunes du stade de Furiani, titres. Et les journalistes de La Provence, en pointe dans ajoute André Bercoff. il avait été laissé pour mort avant que Tapie ne le fasse le combat contre le « Marseille Bashing », qui selon eux, Le maire sortant, Jean-Claude Gaudin, probable candidat évacuer. Il a ensuite passé deux ans à l’hôpital. « Depuis ce dénigre trop souvent la ville d’avaler des potions amères à sa succession malgré ses bientôt 74 ans, feint l’indiffé- jour-là, Tapie est son dieu », explique le confrère. Assouly et de rire jaune. Ouaf, ouaf, ouaf. — rence. Son challenger de droite, le député Renaud Muselier, a proclamé en février que « la destinée » de Tapie était de assure mystérieusement que « Marseille est malade de ses devenir le « boss » de Marseille en 2014 (On ne sait pas politiques », en ne précisant pas ses propres intentions. si Assouly s’est inspiré de la superbe série The Boss, sur Quant aux socialistes marseillais, ils désignent les 13 et le maire de Chicago atteint de sérieux troubles neurolo- 20 octobre prochains leur candidat à la mairie. En piste, la giques). ministre chargée des personnes handicapés Marie-Arlette En attendant de se dévoiler – ou pas – Tapie s’occupe Carlotti, le tout-puissant président de la communauté pour l’instant du « projet pour le journal », avec un inves- urbaine, Eugène Caselli, la sénatrice Samia Ghali, qui tissement promis – mais rendu aléatoire par les incerti- réclame l’armée dans les cités, les députés Henri Jibrayel tudes sur l’arbitrage – de 15 millions. Tapie avait d’abord

57 Charles journalisme et politique ENTRETIEN

Jean-Luc Mélenchon : « Nous révolutionnerons les médias ! »

La détestation parfois agressive du leader du Front de gauche pour les journalistes est bien connue. Mais d’où vient-elle ? Relève-t-elle d’une posture ou bien d’une stratégie ? Dans cet entretien fleuve, Jean-Luc Mélenchon décortique les conditions objectives d’un métier qu’il a lui-même pratiqué dans ses jeunes années. Il revient en détails sur ses démêlés avec la presse, notamment avec Libération et Le Monde. Pris dans la politique spectacle, il explique comment il en est arrivé à théoriser un rapport aux médias, « cette seconde peau du système », basé sur la « conflictualité ». Quand il n’est pas un « larbin » ou « un collabo », le journaliste est en effet pour Jean-Luc Mélenchon un travailleur intellectuel qu’il s’agit de « conscientiser » tout autant qu’un autre.

par Marc Endeweld portraits Arnaud Meyer

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Cinq en même temps ? « J’ai fait de la radio Oui. Et je me suis personnellement occupé de l’organisa- tion de Radio Nord Essonne. J’ai été le premier employeur libre : j’en ai dirigé d’Arthur, qui se garde bien de le rappeler ! C’est moi son premier employeur en média. À l’époque, j’avais eu une cinq. Pas une, cinq ! arlons « journalisme »... idée géniale qui est aujourd’hui le concept de France En fait, toute une époque du journalisme est Info : l’information en continu du matin au soir. On ne l’a J’ai été le premier finie. Je connais des gens qui se suicident. D’autres pas fait car mes copains pensaient que ce n’était pas une achèvent la catastrophe en se moquant du monde et bonne idée. Mais j’étais persuadé du contraire. Ensuite, j’ai employeur d’Arthur, en s’attribuant un magistère de vérité révélée que plus fait de la télé « libre », pas longtemps car cela nécessite des personne ne supporte. Vous n’achetez plus Libé pour vous moyens trop lourds. Ma télé s’appelait Télé Zola. Elle était qui se garde bien de informer, vous l’achetez pour apprendre ce qu’il est de bon installée dans un garage à vélo de la cité Émile Zola. On ton de penser. Quel intérêt ? Internet apporte mieux que avait pris un canal sur le câble de l’immeuble. le rappeler ! » ça. Je fais aussi de la photographie. C’est un média à part Mais quel est votre rapport personnel à la presse en entière. On ne me racontera jamais d’histoires sur les tant que lecteur ? photos que l’on fait de moi ! Les choix de photos violentes C’est d’abord un rapport passionnel. Je dévore des sont délibérés. C’est fait pour me nuire. Et puis, je suis un quantités incroyables de médias. Dès que j’entends méridional, je parle avec les mains, c’est un régal pour parler d’une nouvelle maquette, je vais voir à quoi elle les photographes. Si on veut sortir des photos de moi ressemble… Le mot « média » désigne d’ailleurs des objets grimaçant, c’est la facilité totale… Qu’on n’essaye pas de tellement différents. Quoi de commun entre les myriades me faire croire que ce n’est pas un choix. Comme je disais, mon appartenance politique… Mais l’époque était stimu- de blogs, les sites Internet, les journaux. Mais toutes leurs il n’y a pas un seul média dont je ne connaisse pas le lante parce qu’il y avait une compétition entre les titres. évolutions m'intéressent. Il n’y a pas un média que je n’ai maniement technique. Tiens, pendant que j’y pense, j’ai Aujourd’hui, cela n’existe plus. Il y avait concurrence pratiqué. J’ai été journaliste de presse écrite, en tant que même fait un gratuit pour le Conseil général de l’Essonne. entre Les Dépêches qui arrivait de , Le Progrès qui localier. Par exemple, couvrir le tribunal me passionnait. C’était un concept proche du journal municipal, mais arrivait de , Le Républicain de Besançon, et La Croix J’ai gagné ma vie pendant un temps en vendant mes avec une logique interne, graphique, proche du zapping. du Jura, devenu par la suite La Voix du Jura. On se battait articles à la pièce, parce qu’à l’époque, on n’embauchait Donc, en principe, je sais tout faire. Voilà pourquoi il ne entre confrères pour des exclusivités faramineuses, telles déjà plus. « Pigiste permanent », ils appelaient ça. Vers 1977, faut pas essayer de me raconter des histoires sur le sujet ! que le compte rendu du tribunal ou l’interview du pros- j’ai créé un journal socialiste, qui s’appelait La Tribune du Le message que porte un média est aussi le résultat de sa pecteur-placier… Tout y passait. C’était une ambiance Jura. À l’époque, il y avait une vague de « presse libre ». technique de production et de diffusion. formidable ! D’émulations, de cavalcades. Au début, Plein de journaux apparaissaient. Mais j’ai été aussi cor- Comment en êtes-vous arrivé à travailler dans le Jura ? j’ai pratiqué aussi la titraille décalée, la photo décalée, le recteur dans l’imprimerie. J’ai ainsi corrigé les épreuves de J’avais 25 ans environ. Quand j’ai quitté la fac de texte décalé, les trois niveaux d’entrée dans un article, et La République moderne de Mendès France qui passait par Besançon, je suis revenu dans le Jura. Les conditions de avec de la provoc’ permanente ! On se la jouait tous Libé, l’imprimerie néo-typo où je travaillais. Donc, j’ai connu les ma radiation du groupe trotskiste auquel j’appartenais disons à mi-chemin entre Libé et Le Canard enchaîné. Le lignes de plombs, ensuite les composphères... Bref, toutes ont été extrêmement pénibles pour moi d’un point de vue Libé de l’époque, évidemment, insolent et insurrectionnel, ces machines, qui participent à la production médiatique, psychologique : je ne voulais plus les voir ! Donc, je suis pas la carpette boboïde actuelle ! je les ai connues, pratiquées. Pendant très longtemps, je parti dans le Jura où j’avais des attaches, où j’avais fait Même en presse locale ? mettais un point d’honneur à savoir faire marcher toutes mes études secondaires, et où je venais de me marier. Je Oui ! J’avais un patron audacieux qui m’a appris le les machines qui reproduisent du texte, ou de l’image. À suis allé habiter le village de Montaigu. J’étais jeune père métier. D’ailleurs, tout ce que j’ai appris à ce moment-là 18 ans, j’avais une caméra Super 8 qu’on avait achetée à de famille, je devais gagner ma vie. J’ai été prof quelque a été décisif pour la suite de ma vie ! Car à la fac, en bon quatre. Ensuite, j’ai fait de la radio libre : j’en ai dirigé cinq. temps. J’ai adhéré au Parti socialiste et j’ai commencé à latiniste, je mettais le verbe à la fin d’une phrase de trois Pas une, cinq ! Dans un réseau qui s’appelait Ondes Libres. travailler aux Dépêches, sans évidemment mentionner kilomètres de long, avec deux indépendantes dedans...

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« J’aime écrire. D’ailleurs, Là, il ne pouvait y avoir que des phrases simples, des entrées directes, de la titraille percutante, prenant l’angle mon blog accumule le plus aigu… Ce travail a été décisif dans ma manière d’écrire, dans mes goûts littéraires. Je me suis passionné les records d’audience pour des auteurs peu connus qui étaient à mi-chemin du style littéraire et journalistique comme Kurt Vonnegut, un dans le pays, alors monument d’écriture ou Erskine Caldwell. Depuis j’essaye d’écrire comme ça. J’aime écrire. Ça doit se sentir d’ailleurs que c’est l’un des plus parce que mon blog accumule les records d’audience, alors que c’est l’un des plus fastidieux, avec des notes intermi- fastidieux, avec des nables de 30 000 signes… En volume, j’écris l’équivalent d’un livre tous les mois et demi ! notes interminables de Pour le jeune père que vous étiez, qui devait gagner sa vie, le journalisme était-il une opportunité, un gagne- 30 000 signes… En volume, pain, ou bien une « passion » ? J’étais dans une tension personnelle entre deux choses : la c’est comme si j’écrivais politique, l’action politique, qui passe par l’écrit et le goût d’écrire, donc le journalisme mais pas au sens politique… un livre tous les MOIS Ce que j’aimais dans le journalisme, c’était raconter des histoires vraies avec des gens vrais. Par exemple, j’avais ET DEMI ! » fait une enquête sur le rapport qu’entretenaient les gens avec la télé. Dans les années 70, on avait trois chaînes, et tout le monde n’était pas vraiment au clair sur ce qu’était la télé. Certains l’allumaient du matin au soir et n’osaient pas l’interrompre de peur de vexer les personnes qui parlaient dedans. D’autres mettaient des chiffons devant la télé quand ils se lavaient. J’adorais raconter, j’aime Il a mis le doigt dans un engrenage mortel. À mon sens, que la liberté elle-même est en cause dès que quelqu’un le toujours ça. Normalement, j’arrête mon blog durant l’été. le journalisme politique neutre n’existe pas. Tout le monde critique, et « missionnaire » dans le sens où il s’est investi Et là, cet été, je n’ai pas arrêté par passion d’écrire. En est dedans, et la presse qui participe à la vie politique d’une mission qui serait de proclamer la vérité. voyage en Équateur, je suis parti sur l’histoire de la momie ne peut pas s’en extraire. Ou alors c’est exceptionnel. Votre cible principale est donc en réalité les journa- d’Atahualpa, « Où est-elle passée ? ». Elle a été perdue, on la Il faut soit des gens de très haut niveau, soit des gens listes politiques ? retrouve, bref, toute une histoire, moitié reportage moitié très froids. C’est pourquoi j’ai toujours préféré la presse Absolument ! Les journalistes politiques ! Les autres, je ne policier ! J’ai appris à faire ça dans le monde de la presse. engagée. Camus disait « l’engagement n’exclut pas le goût de les connais pas ! N’ayant jamais à faire avec la rubrique Et, ma foi, les copains ont eu l’air d’apprécier. la vérité. » De fait, on m’a mis un costume qui n’est pas le sportive, comment voulez-vous que j’ai un avis sur la Vous étiez donc tiraillé entre journalisme et politique mien : « Jean-Luc est contre les médias », ça ne veut rien dire, question ? Quant à la rubrique culturelle, je suis comme à l’époque. ou « contre les journalistes », ça ne veut rien dire non plus ! tout le monde, j’ouvre, je regarde, je me dis : « Tiens, ils Non, j’ai toujours préféré l’action au commentaire. Pour J’ai des copains journalistes que j’estime beaucoup, mais disent que… ». Ce n’est pas mon domaine. Comme je suis moi, il y avait déjà deux catégories de journalisme et de ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est « la presse politique et bon public dans les autres pages d’un journal, je me dis journalistes. Ceux qui s’occupaient de politique, et ceux l’engagement personnel ». Le système médiatique a un pour ceux qui sont bon public dans les pages politiques : qui ne s’en occupaient pas. En général, le journaliste se comportement politique. Pour se protéger et se défendre, « Comment ils se font avoir ! ». Après, il y a des degrés dans passionne pour ce qu’il fait. Mais un journaliste politique, il a inventé un corporatisme missionnaire et paranoïaque. la manipulation… quand il se passionne pour la politique, c’est ambigu. « Parano » parce qu’il défend le métier en général, et dit C’est-à-dire ?

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Bon, le sommet dans la manip’, pour moi, c’est Libé. social-libéral. Là, ce sont des ex-maoïstes, ex-polpotistes, lement des saloperies sur mon compte, venimeuses, « Le sommet dans À chaque fois, leurs trois entrées sont trois attaques j’en passe et des meilleures. Tous ceux qui ont moins de 40 méchantes, perverses… C’est leur style à eux. En résumé : contre moi, plus le fait qu’ils changent les questions ans, en général, me sont favorables ainsi qu’au Front de « Gnagnagna ! » Sarcastico-aigre, libéralo-libertaire. la manip’ pour moi après l’interview. Parfois, ils changent aussi les réponses gauche. À Libé, dans le vote interne, je fais 30 %. Un style ironique ? relues… alors là, c’est « la totale » ! Mais dans ces journaux, la ligne politique est décidée Non, ironique, ça peut être intelligent. Là, c’est stupide. c’est Libé. Ils changent Mais vous relisez les interviews pourtant... par les plus de 45 ans. C’est de la méchanceté gratuite, la vanne pour faire croire Bien sûr, mais ils changent les questions après relecture ! Ce sont des enfants de la bourgeoisie et des déclassés de que le journaliste n’est dans la main de personne puisqu’il les questions et même Une fois, ils ont remis des mots que j’avais enlevés. Vous la petite bourgeoisie. Ils sont en mal de reconnaissance insulte tout le monde. En fait, ils ont complètement n’imaginez pas ce que c’est ! Si je vous le raconte, vous sociale et ont une peur bleue car leur navire est en train de renoncé à la logique du journalisme factuel : « Il y a un fait, parfois les réponses ne le croirez pas ! Lors des assises écosocialistes du Parti couler. Mais je termine mon histoire ! Je leur dis « Voilà, on lequel ? », « Quelqu’un dit quelque chose, quoi au juste ? », de gauche, j’ai eu deux pages d’interview dans Libéra- refuse l’interview » et ils finissent par dire « Vous réécrivez « Je ne comprends pas bien ce qu’il dit, donc j’essaye de bien après l’interview. tion. Je vais vous prendre cet exemple car à partir de là, tout ! ». J’ai donc intégralement écrit deux pages de Libéra- comprendre. » Eux, ce n’est pas ça, c’est « faire dire une j’ai décidé de ne plus avoir de relations avec eux, tant tion, tout seul. En face de personne. Dedans, je n’abordais saloperie », « trouver un moyen d’opposer l’un à l’autre pour Ce sont des voyous » c’était un sommet dans l’escroquerie ! Ces assises, c’est pas uniquement l’écosocialisme. J’avais aussi déclaré : vendre du papier »… Je connais la méthode, je l’ai pratiquée un événement, des mois de travail de préparation… Je suis « C’est une caractéristique d’une période d’ancien régime que à la Dépêche du Jura en voulant les imiter à l’époque ! tout feu tout flamme quand ils proposent une interview. Je les élites n’arrivent pas à se projeter dans un autre univers Avec Libération, j’en étais déjà à je ne sais pas combien préviens « C’est sur l’écosocialisme ! », « – Oui, sur l’écosocia- mental. » Je donne l’exemple de Louis xvi et je dis qu’il d’incidents du même type. Quand ce n’était pas le titre lisme, bien sûr ! ». On fait l’interview, on parle pendant une aurait pu se tirer d’affaire, ensuite je prends l’exemple ou l’interview, c’était la photo qui était absolument répu- heure et demi, beaucoup trop, comme avec vous d’ailleurs, de Hollande et je dis qu’il pourrait se tirer d’affaire. J’en gnante pour moi, gros plan insultant et ainsi de suite... alors que l’une des règles de sécurité, c’est de ne pas parler discute avec eux, et ils me demandent : « Alors, Hollande, Maintenant, le gars qui fait la photo vous prend pour un trop à un journaliste, de dire uniquement ce que vous avez c’est Louis xvi ? ». « Non, c’est pas du tout ça que j’ai dit ! ». Car mannequin. Il vous dit : « Posez comme ci, faites comme ça. » formaté à l’avance... On parle, on parle, et puis après, on je connais le numéro « Mélenchon veut couper des têtes… ». Et moi, comme un imbécile, je joue le jeu. Il me dit « Faites a fini, on boit le café, on blague… Mais au final, toute l’in- Du coup, j’enlève la référence à Louis xvi de l’interview, comme si vous vouliez me convaincre », alors on me voit les terview qu’ils voulaient publier, ce n’était que les blagues mais ils le remettent quand même et font le titre dessus : yeux exorbités et BAM ! Ils passent ça en énorme ! Bon, je bien caricaturées. Et tenez-vous bien, quand j’ai relu, je « Mélenchon : “Hollande, c’est Louis xvi” ». Dépêche AFP, me suis fait avoir, tant pis pour moi, n’est-ce pas ! Pas une vous donne ma parole d’honneur que c’est la vérité, il n’y polémique. Tout mon week-end qui était consacré à l’éco- fois mais deux ou trois fois. Donc maintenant, c’est non ! avait qu’une question : « Qu’est-ce que l’écosocialisme ? » et socialisme est pourri par une formule qu’ils ont inventée… Mais vous aimez jouer avec ça, non ? il y avait marqué à côté : « À vous de répondre, 800 signes. » Pour moi, ce sont des voyous. Donc je ne les vois plus, je Non, ne leur cherchez pas d’excuses ! J’assume : ce sont C’est à dire qu’ils n’avaient rien décrypté de l’interview ne réponds plus à leurs questions, je ne leur adresse plus la des fautes indignes de leur part et une naïveté coupable réelle ! Ils ne s’étaient intéressés qu’à tout le reste, et c’était parole… Je ne veux plus rien avoir à faire avec eux, jamais, de ma part. à moi d’écrire après coup la réponse. Donc, on leur a dit d’aucune manière. Car ils ne sont rien. Leur canard, c’est J’essaie juste de comprendre votre comportement à « Écoutez, voilà, il y a une nouvelle pour vous, on refuse l’in- 40 000 exemplaires tous les jours, mon blog me rapporte leur égard, en fait. terview, on jette tout à la poubelle, on ne vous parle plus ! ». plus ! Si j’ai une page entière dans Libé, en admettant que Mon comportement est de deux ordres. Il est purement « – Ah, non non non ! » « – Mais si, mais si ! » Ils n’arrivaient 20 % des lecteurs s’intéressent à Mélenchon, cela fait rationnel car je sais quelle place ils occupent dans le pas à le croire ! Ils pensent qu’ils sont tellement impor- 10 000 personnes qui lisent ma page… 10 000 personnes système politique. Ils sont la seconde peau du système. tants, tellement précieux… qui vont être infectées par une position qui n’est pas la C’est-à-dire qu’ils le protègent, comme l’épiderme, la C’était des rubricards ? mienne, un titre qui n’est pas le mien et une image de surface de contact qui crée des réflexes, des réactions, etc. Bien sûr que c’était des rubricards ! Ils se battent pour moi où je suis représenté comme un fou. Mon blog, c’est Mais je suis individuellement indigné par le comporte- avoir de la place dans le journal, donc ils survendent des entre 6 000 et 17 000 personnes par jour. La moindre de ment malhonnête, et par l’attitude de voyous des gens qui informations extraordinaires dans un milieu qui m’est mes notes, c’est 20 000, 30 000 lecteurs. Qu’est-ce que font ce métier, qui vous mentent, qui vous racontent des profondément hostile ! La chefferie de Libération m’est j’en ai à faire des clowneries de Libération ?! Ils racontent histoires pour vous attirer dans un guet-apens, qui vous profondément hostile ! Tout ce qui a plus de 45 ans est ce qu’ils veulent, ça ne change jamais, c’est continuel- manipulent…

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« Au Conseil des ministres, Avec ça, vous continuez à lire la presse ! la campagne présidentielle… job, c’est clair entre eux et moi. Ils ne réécrivent pas les Je lis beaucoup, du Monde diplomatique à Sciences et Vie Je ne cours pas après les journaux pour découvrir conti- questions, et quand je relis, je relis. Après, c’est eux qui autour de Jospin, c’était en passant tous les jours par L’Humanité parce qu’ils ne nuellement des choses contre moi. Surtout que la place choisissent les questions et le titre quand même... Bien ratent jamais un fait social. On peut discuter ce qu’ils relative de ces journaux a diminué de manière considé- sûr, la méthode « parler cru et dru » est une technique pour toujours le même rituel : disent, mais ils ne le rateront pas. Et ensuite, je lis Les rable. Dans ma stratégie, la presse papier hostile doit être toucher le plus grand nombre : je parle comme ça et deux Échos parce que c’est la presse économique sérieuse. écartée, parce que cela ne sert à rien d’être dedans pour jours après, c’est l’explosion générale ! à midi et quart, arrivait Ils ont une ligne aussi... se faire démolir. En fait, moins ils parlent de vous, mieux En parlant « cru et dru », vous avez créé l’agenda Oui, ils ont une ligne. On la connaît, elle est annoncée vous vous portez, car par ailleurs, on existe sur d’autres politique... Le Monde, pour Lionel. et assumée. Qu’est-ce qui cloche dans Les Échos ? Les réseaux bien plus porteurs. Le Parti de gauche et mes L’année dernière, on m’a demandé quel était le bilan chroniques politiques, qui ne valent pas un clou ! Après, proches ont beaucoup d’influence sur la toile, les réseaux des six mois au gouvernement… J’ai répondu « presque Il y avait un silence pour l’international, il vaut mieux lire Le Figaro. Ils sont sociaux, etc. On a compris comment faisait les autres : rien ». J’ai eu le droit à une émeute pendant une semaine, assez bons, ils ne sont pas grossièrement pro-Américains, quand nous voulons déclencher des réactions sur un d’injures de toutes sortes... Les socialistes n’ont qu’un seul et Lionel regardait comme Le Monde, qui est quasiment une succursale de sujet, chacun d’entre nous entre par un angle différent et et unique registre, ils ne répondent jamais sur le contenu. l’ambassade des États-Unis. Voilà pour mes lectures quo- écrit à sa manière, mais avec la même conclusion. La toile Je les en remercie. J’espère qu’ils vont continuer. Parce que la première page et tout tidiennes. Le journal qu’il ne sert à rien de lire, c’est Libé ! joue un rôle essentiel avec l’audiovisuel. Le reste est un du coup, ma réputation c’est partout : « Ce type, il n’a pas Le Monde, ça sert à une chose : savoir ce que vont penser les lectorat de niche. peur, il dit ce qu’il pense ! ». Les socialistes ne s’en rendent le monde tordait le cou 10 000 importants du pays. La classe moyenne supérieure, Vous dites « il n’y a pas de journalisme politique neutre ». pas compte. Dans les milieux petit bourgeois, l’euphémi- les gens qui travaillent dans les ministères. Le Monde est Mais la politique, ce n’est pas que du factuel, c’est sation est la règle. D’ailleurs, écoutez un socialiste parler, pour voir le titre » une espèce de missel politique. Au Conseil des ministres, aussi du symbolique. Et aujourd’hui, la politique est il ne dit jamais « Je pense que », il dit « Je n’irais pas jusqu’à autour de Jospin, c’était toujours le même rituel : à midi construite avec les médias... dire que je ne pense pas que ». Si vous voulez un prototype et quart, arrivait Le Monde, pour Lionel. On voyait le C’est cela qui est absolument condamnable ! Comme le de l’euphémisation, c’est Bertrand Delanoë, un homme chaouch arriver avec le journal… Il y avait un silence et factuel dominé par l’image communicationnelle est de charmant, que j’aime beaucoup attention ! Mais alors, Lionel regardait la première page, puis il l’ouvrait, et tout l’ordre du symbolique, il faut y apporter un grand soin. quand il dit : « je ne dirais pas que je n’ai pas d’ambition… ». le monde tordait le cou pour voir le titre. Moi, je me moque Or, quelle conclusion en ont tirée les journalistes ? Que Un chef-d’œuvre, cette double négation ! L’euphémisation d’eux : « C’est pas le journal de référence, c’est le journal de tout est de la com’ ! Si vous dites « Il fait jour », ils vont est socialement typée. C’est le milieu petit bourgeois de révérence. » Il encense, il félicite, il complimente, il gronde se demander : « Mais pourquoi il dit qu’il fait jour ? ». Mais 40 ou 45 ans, c’est-à-dire des gens qui détestent la conflic- et punit... Je suis en guerre avec Le Monde, ou plus exac- attendez, j’ai quand même dit qu’il faisait jour ! Résultat, tualité parce qu’ils pensent que tout pourrait s’arranger tement Le Monde est en guerre contre moi puisqu’ils ont ils fabriquent souvent de la politique à partir de ce que raisonnablement. Ils sont encore dans l’ancien monde, même engagé un procès contre moi avec un de leur jour- vous dites, mais pas sur ce vous dites. Quand je fais une où la violence des rapports sociaux était masquée par les naliste, qui est un ancien de l’action terroriste argentine, interview pour Le JDD, je déroule mes angles, mais en amortisseurs sociaux. Donc, ils croient que ce monde-là et j’ai fait l’erreur de le dire… route, il y a une question sur Valls, et j’y réponds. Et Le continue et ne supportent pas le conflit, et ma méthode C’est une affaire toujours en cours ? JDD décide de titrer sur ma réponse sur ce point (« Valls leur paraît absolument hérétique… Il y en a même une Oui, j’ai été convoqué, figurez-vous. J’ai des affaires en chasse sur les terres du FN » – NDLR). A posteriori, je qui a parlé de « dérive mentale » à mon sujet ! Et les jour- cours avec madame Le Pen et avec Le Monde. Et puis, en suis enchanté par cette affaire, parce que le dispositif de nalistes, après, ils enchaînent avec toute leur mécanique réalisant un numéro entier de son magazine contre moi, Valls a explosé en plein vol ! Mais sur quoi ont réagi les que je connais par cœur. C’est une comédie. Il faut donc Le Monde a battu un record ! On n’avait fait à aucun autre autres journalistes ? Juste au titre du JDD ! Pourtant, il y la manipuler. Heureusement qu’ils se sont acharnés sur homme politique ce patchwork qui est un fac-similé de avait cinq titres possibles ! « Hollande fait une politique de moi avec autant de grossièreté ! J’ai appris très vite. Main- photos d’Adolf Hitler, qui s’était entraîné à parler devant droite », « La planification écologique est la clé du futur »… tenant, je repère leurs procédés. Ils m’atteignent bien un miroir ! Le Monde me montre de la même manière… Il y en avait plein ! Non, ils choisissent ça ! Mais après, moins. Le taureau a vu l’homme derrière le chiffon rouge. Beaucoup de journaux ont fait un décryptage de ce de quoi discute-t-on ? Du titre du journal ! Pas du fond Mais il y a bien eu une évolution des médias depuis procédé scandaleux. Dans l’article, il y avait soixante fois de l’interview. Bien sûr, j’ai bien répondu ça sur Valls. vingt, trente ans, non ? Car vous dites « les médias sont le mot « agressif » ! Le Monde m’a tiré dessus durant toute Je ne dis pas qu’ils m’ont manipulé, eux ! Ils ont fait leur la seconde peau du système »...

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Oui, mais la place particulière des médias par rapport à de la cité des garçons à celle des filles, c’est défigurer l’évé- Une stratégie de la provocation ? « L’année dernière, on cette peau a changé. On ne peut pas comparer Le Monde nement ! Or c’était un événement universel, mai 68. Dans Oui, si vous tenez à parler à ma place, mais ce n’est pas le d’aujourd’hui avec une époque où il n’y avait que trois tous les pays du monde ! La presse rendait compte de bon mot… Je préfère parler de stratégie de la conflictualité. m’a demandé quel était chaînes de télé et plusieurs journaux par département, cette recherche de point d’équilibre que la société a réussi C’est-à-dire introduire du conflit de conscience partout, et en concurrence les uns avec les autres, où il y avait une à trouver en France dans les années 1980, avec la victoire si possible à l’endroit où il va produire le plus grand rayon- le bilan des six mois presse régionale de gauche. Aujourd’hui, il y a 350 chaînes différée de la gauche. Certes la gauche prend le pouvoir nement possible. Il faut qu’avec la plus petite pierre, on de télé. Ce sont deux univers totalement différents. C’est au moment où ses bases sociales sont en train de s’effri- descende la vitrine la plus grande. On compte sur l’effet au gouvernement… J’ai comme si je mettais à vous parler de la politique avant la ter, mais la presse tenait compte de l’ambiance générale. de contradiction, l’effet d’humour qui joue un très grand chute du mur de Berlin ! Le rapport de force entre la droite On ne se sentait pas mis en exil comme aujourd’hui. Vous rôle, l’effet cru et dru... répondu “presque rien”. et la gauche, entre le socialisme et le capitalisme, a com- voyez ce que je veux dire ? Vous parlez également de « mots obus »... plètement changé. Ils nous ont mis 200 à 0, pas tout à fait Oui, il y avait une presse de gauche... J’ai emprunté ce concept à Paul Ariès. Et la stratégie de J’ai eu le droit à une 0, parce qu’on a repris pied, notamment en Amérique du Il y a encore une presse de gauche ! Il y a encore L’Huma, conflictualité à mes camarades d’Amérique du Sud. Ma Sud. Au cours de cette période, les médias ont connu une Le Monde diplomatique, Politis, d’autres ! Mais ce ne sont clairvoyance sur le rôle des médias aussi... émeute pendant une crise économique. Ils se sont fait racheter dans tous les plus des objets structurants comme l’était la presse à Votre prise de conscience sur le fonctionnement du sens du terme. Ils se sont intégrés à une bonne société, à l’époque ! Vous n’avez plus l’agora d’alors. Comment vous système médiatique vient de l’Amérique du Sud ? semaine, d’injures de une élite, ont connu le mécanisme du tri des élites. Vous dire ? J’ai eu la chance de connaître le temps où il n’y Beaucoup de choses viennent de ce que j’ai observé là-bas. êtes libre d’être d’accord, et ça tombe bien, vous êtes avait qu’une chaîne de télé. Le lendemain, à l’école, tout Auparavant, j’avais un rapport purement intellectuel à toutes sortes… Bien sûr, d’accord. Et voilà que vous êtes, et libre, et d’accord, et le monde parlait de « la » même chose, qu’on avait « tous » cette question. Car j’étais membre du Parti socialiste. Ma recruté ! Il existe aujourd’hui dans les médias un immense vue la veille ! Ça ne voulait pas dire qu’on pensait tous vie fonctionnait en quelque sorte en différé. Je faisais mon la méthode “parler CRU conformisme idéologique, dont le public prend conscience pareil, loin de là, mais on avait des objets communs. Donc, travail de production politique dans le Parti socialiste, en mais pas le milieu. les médias jouaient une fonction éducative. Désormais, ils pensant que j’allais le pousser vers mes positions. Le jour ET DRU” est une technique J’ai connu l’époque où Le Monde était critique par rapport jouent une fonction de divertissement conservateur. où j’ai compris que tout cela ne servait à rien, que ce parti au général de Gaulle. Ah le journal Le Monde ! Tout le Je sais que leur objectif est de me démolir. Donc, je dois avait basculé, nous avons créé le Parti de gauche. Nous ne pour toucher le plus monde le lisait à la fac. On ne lisait parfois rien d’autre. rendre les coups pour leur refuser le statut d’arbitre et vivons plus en différé ! Nous vivons en première ligne. Et Enfin, nous, on lisait nos journaux de parti. Ce journal a les démasquer dans leur rôle à la fois de joueurs et de il faut construire une opinion nous-mêmes. grand nombre » été en quelque sorte le thermomètre de la bascule absolue tricheurs. Quand vous étiez au PS, vous bénéficiez en quelque de la bonne société dans l’idéologie dominante. Mainte- Mais là, on passe à un autre sujet : ma stratégie globale sorte d’un tampon avec l’extérieur médiatique... Main- nant, Le Monde, c’est la Pravda du système. Avant, dans Le dans laquelle le rapport aux moyens de communication tenant vous êtes en contact direct. Monde, vous appreniez ! On parlait d’un pays, on le voyait est tout à fait essentiel. Quel est le cœur de la politique ? Oui, direct. Et c’est beaucoup plus excitant ! Il s’agit de sur une petite carte… Là, vous n’apprenez pas, on vous C’est la conscience ! Ce n’est rien d’autre ! C’est convaincre. convaincre… Avant, il s'agissait d’avoir une analyse sur ce dit ce qu’il faut penser. C’est devenu un journal d’opinion. Quelles sont les méthodes pour convaincre ? Beaucoup qui se passe dans la société. C’est le plus important. Mais ce n’est pas vrai à toutes les pages. Vous avez des de gens pensent que pour convaincre, il faut être gentil. Vous avez été influencé par le combat en Amérique du cahiers qui restent hors du commun par leur qualité. En L’autre méthode, c’est l’euphémisation permanente : vous Sud de la gauche, mais un mouvement social comme fait, ce que je mets en cause, c’est le rapport de la presse êtes important à cause de votre fonction, de votre titre ou celui de 1995 en France avait déjà suscité toute une à l’idéologie dominante, c’est-à-dire la presse post-68. de l’avenir qu’on vous prête, et vous vous efforcez de ne critique des médias, je pense notamment à l’associa- Avant cela, même la presse de droite tenait compte du faire de peine à personne en parlant toujours une langue tion Acrimed, initiée par des sociologues proches de choc idéologique qu’a représenté mai 68. Aujourd’hui, mielleuse, à bords ronds, qui ne veut rien dire, où tout est Pierre Bourdieu. Ça a joué également ? le bon goût serait de sortir de « il est interdit d’interdire ». euphémisé, où tout est en double négation. Ça, ce sont Oui, bien évidemment ! Mais c’est venu en plusieurs Mais toutes ces niaiseries venaient de la petite bourgeoi- les socialistes, ou plutôt les solfériniens, car ce ne sont temps. Quand la rupture commence, quand je sais que sie des villes. Du coup, on oublie que mai 68, avant toute plus des socialistes. Moi, j’ai une autre technique, qui a c’est fini pour le PS c’est-à-dire à partir de 2005. Nous chose, c’est 10 millions de travailleurs en grève ! Dire que été choisie délibérément, après avoir travaillé et réfléchi : sommes une poignée à dire « maintenant, on fait un travail c’étaient les étudiants de Nanterre qui voulaient passer c’est le choc, la conflictualité qui crée la conscience. intellectuel ». Cela s’est organisé dans un club qui s’ap-

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« À chaque fois que tu pelait « Pour la République sociale ». C’était notre cahier proposer une identité ; pour nous : être les enfants des « Enfin, il y en a un qui tient bon ! Qui va du côté de ce que de brouillon : il permet de comprendre tout ce que je fais Lumières. nous sommes, notre identité politique. » Sur ce sujet comme provoques du débat, tu depuis. Nous avons réfléchi, notamment avec François À chaque fois, il faut entrer par une formule de conflit. sur d’autres, j’ai donc déclenché les débats ! Par exemple, Delapierre, à tout l’aspect « bataille culturelle ». Dans Sinon, vous n’entrez pas. Sur le programme, ça a été dans Ça m’intéresse, ils ont fait trois pages sur la Révo- as gagné ! C’est vraiment le deuxième numéro de notre revue, nous abordions la « Au-dessus de 300 000 euros, je prends tout. » C’est très sym- lution française, avec l’intervention d’Alexis Corbière et question du « moi » dans notre monde globalitaire, avec bolique. Oui, il y a une limite à l’accumulation. Les gens de la mienne contre une émission de France 3 à la gloire après l’affaire du soi- ses injonctions comportementales. qui ne m’aiment pas se disent : celui-là, il est fou. Mais de des traîtres à la patrie et à Marie-Antoinette. On a réussi Je m’intéressais à l’époque aux petits rouages de trans- ceux-là, je n’en ai pas besoin. Quelques-uns finissent par notre coup. À chaque fois que tu provoques du débat, tu disant "petit journaliste", mission. Ma question était : « Comment passe-t-on des être ébranlés, ils disent « Oui, quand même, il a raison, il y a as gagné ! En fait, c’est vraiment après l’affaire du soi- grands rouages macroéconomiques au consentement intime une limite. » Entendre un homme politique parler d’amour disant « petit journaliste », cette escroquerie minable, que que j’ai compris à quel à l’ordre établi ? » « En quoi consiste le consentement à l’au- et de fraternité, cela ne s’était pas vu depuis un moment. j’ai compris à quel point les attaques contre les médias torité ? Qu’est-ce qui fait qu’on y consent ? » Car, à gauche, Quant à l’identité, les Lumières, pareil. Tant que j’ai parlé pouvaient servir mon combat. point les attaques contre on disposait d’une critique superficielle. Tout était dû au des bienfaits de la grande Révolution, ça glissait. Quand j’ai Une affaire assez « fondatrice » en termes de com- « conditionnement ». Ramené au domaine des médias, commencé à mettre un nom, Robespierre, tout a changé. munication. N’était-elle pas préméditée ? (Dans une les médias pouvaient ça donne : « les médias qui sont payés par les grands finan- La surprise et les cris des effarouchés créaient la curiosité. vidéo diffusée sur Internet, Jean-Luc Mélenchon avait ciers… ». Ce n’est pas vrai, ça ne se passe pas comme ça ! Le Et à chaque fois, j’ai pu constater ce que j’avais observé en qualifié de « petite cervelle » le jeune journaliste qui servir mon combat » mécanisme de transmission de l’adhésion à l’autorité est 2005. Le conflit crée une conscience et un militantisme. l’interviewait – NDLR) beaucoup plus complexe et prégnant. Quand vous réalisez l’offense d’être pris pour un crétin Pas du tout ! C’est un pur hasard. La scène a lieu un matin Vous vous intéressiez donc aux « petits rouages » jour- par une presse qui du matin au soir vous bourre le crâne, où je suis épuisé. J’ai peu dormi, j’en suis à mon je-ne-sais- nalistiques ? vous êtes vacciné pour la suite. Discréditer le système pas-combien-tième meeting. Et on s’est, chose rarissime, Oui, à la conscience individuelle. Au-delà du journaliste, médiatique dans l’esprit des gens est un objectif central disputés avec Marie-Georges Buffet. Je n’étais donc pas qui a peu d’intérêt dans cette histoire parce que, par de la lutte. bien ! Et je tombe sur ce type qui, à la fin, est quasi-lar- définition, il ne représente rien, c’est plutôt les gens qui Vous utilisez les attaques contre le système média- moyant parce qu’il dit qu’il est de mon bord. Quand je vois reçoivent cette marchandise et qui en sont infectées. Car tique pour politiser les gens... l’affaire monter, tous mes amis journalistes me disent de l’information manipulée est un produit toxique ! Et puis, Oui, voilà, c’est du judo ! Tout le temps. Mais surtout, capituler. « Dites que vous regrettez ! », avec ce côté cure- il y a eu des grandes secousses qui nous ont tous obligés j’utilise la propre énergie du système médiatique. Quand ton-inquisitorial : « Abjure ! » On te tend le crucifix de la à réfléchir : la guerre du Golfe, avec l’histoire des fausses ils se déchaînent contre moi, sur 100 personnes, vous en « vraie » foi. « Reconnais que tu as blasphémé, tu as insulté armes de destruction massive, ou bien le fait qu’en 2005, avez 60 qui s’en foutent, mais vous en avez 4, 5, 6 qui se un de nos prêtres… ». ça, avec moi, c’est toujours gagnant ! tout le système médiatique, nuit et jour, était contre disent « Mais qu’est-ce qu’il leur a fait pour qu’ils lui cognent Ça me met les nerfs en pelote et j’ai les poils qui se nous ! Mais malgré cela, nous gagnons. Une véritable dessus comme ça ? ». Par exemple, la bataille sur Robes- hérissent de la tête aux pieds parce que je vois l’inquisi- bouffée d’oxygène. D’un coup, nous avons compris que pierre, qu’on m’avait donnée comme perdante au début, tion ! À ce moment-là, j’ai compris. Évidemment, la charge leur unanimité était leur faiblesse. Comme ils disent tous en me disant : « Tu vas être assimilé à la guillotine. » Oui, contre moi est d’une violence incroyable. Quand on vous pareil, t’en fracasses un, tu les fracasses tous. À partir je me suis tapé une période de « guillotine », puis après a tend un miroir, c’est terrible, l’effet que ça vous fait ! Je me de là, j’ai mieux compris comment structurer une ligne commencé le reflux, avec des gens qui se sont dit : « Mais vois, à l’époque, j’ai 58 ans, en gros plan, je suis fatigué, je d’attaque. Avant, j’ai été un bon soldat, un bon deuxième attendez, Robespierre, c’était dans le patrimoine de la gauche vocifère… Mais la jubilation que cela provoque chez mes ligne, un bon troisième ligne, mais c’était la première fois avant. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ». Et d’autres se ennemis rétablit mon sang-froid ! Je me dis « attention » que j’étais l’émetteur, que je provoquais la situation. disaient : « Mais pourquoi choisit-il Robespierre. » Ils se ren- et tout d’un coup, c’est la bête de combat qui reprend le De là découle la tactique générale : premièrement, le seignaient. J’ai tenu il n’y a pas longtemps une rencontre dessus, ça ne traîne pas ! Donc, je me dis « On ne recule programme, s’adresser à la raison. Deuxièmement, avec un groupe d’« historiens révoltés », qui ont pour la pas ! ». convoquer les valeurs de référence et les mettre en scène, plupart une trentaine d’années. Ils sont tous robespier- En fait, j’avais eu une première expérience de ce type « esthétiser » les valeurs de gauche, l’amour, la fraternité, ristes ! Ce n’est pas moi qui leur ai appris à être robespier- sur le plateau de « Dimanche + ». C’était en 2008 et je le drapeau rouge, le poing fermé... Et troisièmement, ristes ! Ils ont découvert ça tout seul ! Et ils se sont dit : disais à la journaliste, « Tous ceux qui nous ont fait

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des critiques en disant que ce système était indépassable, du sang, vous donnez de l’essence au système, à la pas franchir deux lignes rouges. Sauf que nous sommes « Le but est de provoquer il faut qu’ils rendent des comptes, il faut qu’on les change ! politique spectacle ? libres ! Il ne pouvait pas gagner sans nous. La chaise que Leur truc marche pas, c’est vrai dans l’économie ou dans Je m’en moque complètement : ça me sert ! Trois cas se nous avons avancée, nous pouvons la retirer. dans notre pays une les médias. ». Elle bondit ! « Dans les médias ! Qui ?! » Et un présentent hors celui des indifférents qui sont les plus C’était quoi, ces promesses ? nom me vient à l’esprit : Jean-Marc Sylvestre. Je dis son nombreux. Ceux qui me donnent raison et me recon- Vous le saurez le moment venu, s’il les trahit aussi. Parce révolution citoyenne. nom parce qu’il était toujours là en train de nous réciter le naissent alors comme porte-parole. Ceux que je révulse qu’il m’a déjà trahi sur d’autres qu’il m’a faites ensuite, cathéchisme libéral. Alors, elle réplique : « Vous demandez de toute façon et qui en le criant très fort vont élargir comme l’amnistie sociale. Mais là, ce sera la guerre totale Elle aura lieu aussi sa démission ?! ». Et moi, je m’en foutais ! Mon expres- le cercle de ceux qui vont tendre l’oreille. Ceux qui vont s’il franchit la frontière. En résumé, j’essaye de créer sion était juste métaphorique ! Je ne sais plus comment faire pression sur leurs porte-paroles habituels pour qu’ils du conflit pour créer de la conscience. En ce moment, dans les médias… Il faut l’affaire s’emmanche mais elle prend des proportions disent comme moi. j’attaque Manuel Valls, ça donne un résultat immédiat. Il immenses ! « Mélenchon demande la démission du directeur En procédant de cette manière, vous faites bouger ne répond sur aucun argument de fond ! Je peux recom- que les journalistes de la rédaction de TF1 », etc. Et tous mes amis me convain- tout le système. mencer autant que je veux. La deuxième fois, les gens quent : « Tu ne peux pas, c’est le directeur adjoint de l’informa- Bien sûr, je préférerais avoir des interviews décentes. Je écouteront ce que je raconte, ou iront voir l’interview. L’in- révolutionnent leurs tion à TF1, tu ne peux pas, tu ne peux pas ! ». Et on m’invite à vais vous raconter quand se sont arrêtées pour moi les terview du Journal du dimanche, qui est dans mon blog, a aller à LCI. Et on me dit : « Il faut que tu t’excuses ». Et moi : interviews au Monde. On est en pleine campagne prési- reçu un nombre considérable de lectures. On était en plein propres médias de « M’excuser, c’est même pas la peine de le demander, mais dentielle, la semaine avant le premier tour. Tout le monde mois d’août, et pourtant on a atteint des niveaux de fré- qu’on remette tout ça à sa place, oui ! ». Coup de chance, sur a eu sa grande interview, sauf moi. Le Monde rappelle et quentations de milieu d’année. De mon point de vue, j’ai l’intérieur. Donc, mon LCI, Sylvestre démarre en disant « Oui, comme ils disent au me dit « C’est quel jour ? ». Mon équipe répond « Quand gagné ! De fait, beaucoup de voix se sont élevées à gauche PS, ne mélenchons pas les torchons et les serviettes. » Alors, vous voulez mais il y a trois conditions. Premièrement, la contre lui. J’ai brisé le consensus. Il est devenu suspect discours s’adresse là, il avait perdu ! C’est un éditorialiste à qui personne ne moitié des questions, au moins, doivent porter sur la droite. publiquement dans de larges secteurs de la gauche. Mais, réplique jamais : il n’a pas l’habitude de la bataille. Donc je Deuxièmement, la photo doit être respectueuse de monsieur eux disent qu’une fois encore, je me suis vautré dans d’abord à eux. » lui dis « Pardon ? Qu’est-ce que vous êtes en train de faire là ? Mélenchon. Troisièmement, le titre doit avoir un rapport avec « l’outrance ». Vous voulez que je me moque aussi de votre nom ? » Et lui, il ce qu’il dit sur la droite. » Réponse écrite de Patrick Jarreau : Vous dites que la propriété des médias, ce n’est pas s’embrouille, persiste et signe, puis recule. La cérémonie « Le Monde ne prend pas ce type d’engagements. » J’ai donc le sujet. Mais vous notez dans le même temps, que la de mon expiation a volé en éclats. Mieux c’est lui qui dit à Patrick : « Je ne participe pas à ce type d’interview. » Car plupart des médias ont changé de propriétaires entre s’est excusé en cours de route. Tout cela a donné deux je savais ce qu’ils allaient faire. La dernière semaine, leur 1990 et 2010. Vous ne pensez pas que ça peut avoir une résultats. Un, j’ai vu que toute cette mascarade tenait avec jeu a été de me couvrir de boue. Jusqu’à publier une photo incidence sur la qualité du travail journalistique ? Sur la peinture, c’est-à-dire que ça n’avait aucune résistance. de moi en représentation officielle avec Bachar el-Assad ! la capacité à faire des enquêtes par exemple. Pourquoi, Deux, ça m’a permis de créer un lien amical avec Sylvestre Sans contexte, sans lieu, alors que j’étais en service quand vous êtes dans les médias, et les médias audio- à partir de cet événement. On s’est connus, du coup. Mais commandé comme ministre. Rien ne les a arrêtés. Tous visuels, vous ne décryptez pas au grand public qui est surtout, j’ai compris comment combattre. Je leur donne les coups étaient permis pour empêcher que je rattrape propriétaire de tel média et quelles conséquences cela à manger quelque chose avec lequel ils pensent pouvoir Hollande ou que je sois à un niveau tel que ce dernier soit peut avoir ? me nuire. Ils se jettent dessus. Cela ne sert à rien de jouer obligé de négocier. Car, il ne faut pas l’oublier, ce n’est pas Non non. Ce serait servir la soupe à tous les amis du avec eux les rapports intelligents… Ce qu’il faut, c’est une affaire personnelle. C’est une affaire dans laquelle les système. leur donner du sang, ils aiment ça ! Donc on leur donne rapports de force pour l’État et l’économie sont engagés. C’est-à-dire ? n’importe quoi, du moment que ça saigne, du moment que Si j’avais fait 18% ou 20%, ce n’est pas 11%. Si j’avais C’est trop facile. « Le patron du média est en cause mais ça leur permet de réduire la question à ce qu’elle a de plus eu 18%, François Hollande se serait assis avec nous à nous, pauvres créatures de journalistes, non. » Écoutez- primaire : « Ah, c’est un problème de personnes ». Ils adorent une table, et il aurait pris son stylo pour réécrire son moi et vous allez comprendre. D’abord, je ne suis pas un ça : « Le Mélenchon recommence contre Le Pen. », « Il tire programme. À 11%, je comprends que je n’obtiendrai que commentateur, je suis un acteur. Le but est de provoquer à boulets rouges. » Et ainsi de suite. Ce sont des marion- des miettes, et que je serai obligé de le soutenir. J’ai appelé et d’organiser dans notre pays une révolution citoyenne. nettes et j’ai trouvé comment tirer leurs fils. à voter pour lui, et cela sans conditions. Lui, il s’est frotté Elle aura lieu aussi dans les médias et cela passera par la Mais vous n’avez pas l’impression qu’en donnant les mains avec ses petits copains. Il m’a juste promis de ne subversion. C’est-à-dire qu’il faut que les journalistes

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« Monsieur Dassault, révolutionnent leurs propres médias de l’intérieur. Contre jamais dans les médias. C’est pour ça que vous me voyez mois. Et vous, vous n’avez pas ça mademoiselle, vous qui leur patron mais d’abord contre leur chefferie ! Donc, mon si tendu. Chaque fois qu’on aborde la question des médias, avez un brillant avenir devant vous ? ». Et ben non, elle ne il s’en fout du Figaro ! discours s’adresse d’abord à eux. chaque fois, j’aborde la question des conditions de travail, les avait pas. Elle gagnait 8 300 francs de l’époque sauf Mais ça ne passe pas aussi par une certaine de la précarité, des sous-effectifs mais il n’y a jamais une que, dans sa famille… Je lui demande : « Vous connaissez Je le connais ! Tout ce « pédagogie » ? ligne sur le sujet. Juste dénoncer le patron pour amnistier une charcuterie où on achète le repas du dimanche ? ». Elle Cela ne me sert à rien. Tout le monde le sait. les larbins qui servent sa soupe. répond « oui ». Ça veut dire qu’elle fait partie de ces gens qui l’intéresse dans Mais non, tout le monde ne le sait pas. Alors, on en parle. qui vont acheter le repas du dimanche dans une charcute- Mais si ! Il y a trop de bonne conscience dans la dénonciation des rie de luxe. Donc je lui dis « Vos parents sont ingénieurs ! », le fait de posséder Donc, pour vous, que Le Figaro appartienne à Serge patrons de presse. C’est ce qui permet aux chefferies de elle répond « Non, architectes ! ». Vous comprenez ? La vie Dassault, ce n’est pas une question politique ? rédaction de se donner bonne conscience et de collabo- est pistée socialement. Eh bien cette jeune femme, elle ne un journal, c’est Ça, ce sont des méthodes de journalistes ! Vous voulez rer comme des lâches qu’ils sont. C’est ma réponse, voilà, pourrait pas dire le dimanche, au repas de famille d’archi- faire la réponse à ma place ? vous l’avez. tectes, qu’elle est chef de production dans une charcute- de faire peur aux C’est-à-dire ? Le problème, c’est la hiérarchie... rie, mais être journaliste crevarde, précaire à France-Soir, Je suis en train de vous répondre et vous essayez de me Oui, comment est-elle recrutée ? Pourquoi elle consent ça elle peut, parce que c’est prestigieux. C’est du Bourdieu mijaurées de droite » faire dire que « Non, ce n’est pas un problème que Dassault au panurgisme ? Il n’y a pas de révolution possible si ces ce que je vous raconte. soit le patron du Figaro… ». C’est pour le titre ? Pour gens-là ne craquent pas. Cela doit craquer dans les chef- Complètement ! le buzz ? À ce moment le problème ce n’est pas Dassault, feries. Donc, ce n’est pas par les patrons qu’il faut les attraper. c’est vous et votre méthode ! Dans le programme du Front de gauche, il y a une Il faut leur dire : « Regarde-toi dans la glace, tu gagnes Bah je vous relance ! phrase sur la concentration des médias. Vous combien ? T’es syndiqué ? Non ! Alors de quoi tu te plains ? Non, vous n’avez rien entendu, ça ne vous intéresse pas. proposez aussi la création d’un conseil national des Comment viens-tu donner des leçons de courage dans tes La critique sociale, la condition de journaliste, c’est le médias et l’amélioration des conditions de travail des éditos et tes articles ? Qu’est-ce tu fais toi, pour sauver ta cœur de la question, vous ne m’avez pas posé une seule journalistes. peau ? T’as pas une femme ? T’as pas des gosses ? T’es quoi, question sur ce sujet. Cela ne vous intéresse pas. Le Mais, vous n’y êtes pas. Là, vous êtes déjà à côté de la toi ? T’es un ange désincarné qui incarne la vérité comme un sujet c’est « Est-ce que monsieur Dassault… ? ». Monsieur plaque car vous avez regardé à la page « médias ». Vous prêtre qui serait tombé du ciel ? » Il faut fracasser, percuter, Dassault, il s’en moque du Figaro ! Je le connais. Il s’en oubliez le reste... « Au-dessus de 300 000 euros, je prends secouer de toutes nos forces l’autosatisfaction culturelle. moque, il s’en fout. Tout ce qui l’intéresse dans le fait de tout », tous ceux qui gagnent plus de 300 000 euros dans La collaboration, elle est là, c’est le cœur du système, c’est posséder ce journal, c’est de faire peur aux mijaurées de la presse, tout leur passe sous le nez. Deuxièmement, le raisonnement de ces gens-là. Il faut le faire exploser. droite pour les obliger à lui lécher les babouches ! interdiction d’avoir des précaires. Pas plus de 5 % dans Et vous verriez le nombre de journalistes, les petits, les Que Vincent Bolloré puisse contrôler Vivendi, cela ne les grandes entreprises, pas plus de 10 % dans les petites. sans-grade, parmi ceux qui vont à l’école et viennent me vous inquiète pas ? Cela veut dire qu’il n’y a plus de rédactions qui fonction- dire « Vous avez raison de continuer, mettez-leur en plein la Ce n’est pas le plus grave à cette heure ! Allez, faites la nent aux conditions actuelles. Tout ça, ce n’est pas les gueule ! ». Ces gens-là m’aideront, le moment venu ! Nous liste et sortez toutes vos tartes à la crème habituelles sur pages « médias », c’est les pages sociales du programme ! révolutionnerons les médias. Tous, pas un, tous, y compris les médias. Les journalistes sont des travailleurs et il faut qu’ils les médias privés. On fera voter les lecteurs, on fera voter Ce n’est pas une tarte à la crème… acceptent de s’enlever des yeux la peau de saucisse du les rédacteurs, il y aura des comités de rédaction dans Non, je mets en cause la responsabilité individuelle, prestige social qui les aveugle. Ce prestige qui amène la tous les médias. À ce moment-là, ils nous accuseront d’at- morale et civique des gens qui acceptent comme des petite journaliste de 20 ans qui vient me voir dans mon tenter à la liberté, comme ils le font dans les pays d’Amé- larbins de répéter du matin au soir des bobards auxquels bureau de ministre à me demander « Est-ce que vous n’avez rique du sud. Je peux écrire toute la pièce de la première ils ne croient pas. pas l’impression d’handicaper l’avenir social des gens que à la dernière tirade. Les puissants ne se renouvellent pas Les conditions de production des médias ont été vous poussez dans l’enseignement professionnel ? ». Et moi, beaucoup dans leurs méthodes ! aggravées depuis vingt ou trente ans au sein des je lui sors une fiche et je lui dis « Regardez, celui-là, il est Vous êtes très optimiste sur la capacité de résistance médias. Je vous parle de ça. Meilleur Ouvrier de France, chef de production dans une des journalistes... C’est ce que j’entends tout le temps et que je ne retrouve charcuterie. Bof, qu’est-ce qu’il gagne ? 18 000 francs par Oui, je les considère comme des intellectuels, ce qu’ils

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sont pour la plupart. Et ils ont une conscience. Moi, je veux c’est mal. » Mais la censure privée, personne ne la dénonce. Au-delà des différences politiques considérables que « Ma méthode correspond qu’ils soient mal dans leur conscience, je veux qu’ils se C’est refuser de parler de certains problèmes, de n’en vous avez avec Marine le Pen, je peux vous dire, pour posent des questions, qu’ils m’aident moi, qu’ils m’aident parler que sous un certain angle et jamais un autre. C’est avoir eu l’occasion de vous interviewer tous les deux, à mes objectifs, un par un peu. Parce que si vous ne résistez pas… La révolution, une censure privée de masse, la population ouvrière est que vous avez aussi un comportement différent avec elle ne se fait pas par des prophètes, elle se fait par des censurée en France. On n’en parlera jamais. Les ouvriers, les journalistes... un, je secoue tous ceux masses qui se mettent en mouvement. Il faut travailler le les employés n’apparaissent jamais nulle-part (2% de Je vais vous dire la différence. Moi, j’essaye de les milieu intellectuel du journalisme comme tous les autres présence à l’image à la télé), leurs problèmes non plus. Et convaincre. que j’ai en face de moi. milieux. Il ne faut pas avoir peur, il faut s’adresser à des quand ils ont un problème, on dit qu’il y a de la « grogne », Voilà, c’est ça ! Vous voulez toujours les convaincre et êtres humains. Les conscientiser par le social, qui est le pas de la grève. Et quand il y a des mouvements politiques ça vous énerve qu’ils ne soient pas convaincus. Mais, Car mon but, c’est de seul biais par lequel on les ramène au réel. Ces gens-là de masse, on va les personnaliser, comme ça, on oublie le elle, elle veut juste balancer son message, point. sont la moitié du temps perdus dans les nuages, donc il contenu. Mais on ne fait pas la même chose tous les deux. J’ai les convaincre » faut leur dire « Dis-donc, à propos, tu te rappelles, il est de Avec la personnalisation des luttes, on en revient à ma compris que vous ne vouliez pas nous comparer mais combien ton loyer ? ». question de tout à l’heure sur la politique spectacle. j’essaye de vous montrer que ça a une conséquence. Pour Vous avez lu le sociologue Alain Accardo ? Oui, c’est parfois un inconvénient pour moi, mais la vous, tout ça, la politique, c’est de la vente, on vend une Alain Accardo nous a aidés à transformer notre percep- politique, aujourd’hui, ce n’est rien sans le spectacle. Il savonnette, une banane, un balai. Non ! Ma méthode tion, avec son livre Le petit-bourgeois gentilhomme. La y a deux aspects : la scène et la réalité. La réalité, c’est correspond à mes objectifs ! Un par un, je secoue tous moyennisation de la société. C’est le premier qui décrivait que nous construisons un outil qui s’appelle le Parti de ceux que j’ai en face de moi. Car mon but, c’est de les le lien entre la psychologie de la classe moyenne et les gauche et un autre qui s’appelle le Front de gauche, et convaincre ! Moi, j’ai du respect pour les autres, je ne vous conditions d’évolutions de la société. que nous sommes passés de 1,92 %, qui était le score de considère pas comme une machine, un pion ou un rouage. Au départ, il a travaillé sur les journalistes. Il a publié nos camarades communistes, à 11 %. Voilà ce que nous Je sais que vous êtes un rouage, mais en perturbant à Journalistes précaires qui rassemble des entretiens avons fait en quatre ans. J’ai une stratégie de construction fond le rouage, je vais essayer de vous ramener à votre sociologiques de journalistes précaires. mais personne ne m’interroge jamais dessus, cela n’inté- condition humaine. Et puis, je trie au passage, je repère Alors nous avons une base commune de raisonnement. resse pas. Tant mieux, pendant qu’on ne me pose pas de les gens ! Je vous réponds à vous, mais à d’autres, non, La différence, c’est que lui, il est sociologue, vous, vous question, je fais ce que je veux. Et de temps à autres, voilà, même s’ils viennent pendant cent ans devant ma porte. êtes journaliste et moi, je suis là pour faire la révolution la meute se déchaîne, je gagne des adhérents, je gagne Quand je sais que c’est un voyou qui va truquer mes citoyenne. Vous admettez que ce n’est pas tout à fait le en audience, en autorité. Si nous étions dans les années réponses, qui ne va pas être respectueux de ma personne, même mode d’emploi. En tant que militant politique, 1970 ou 1980, je ferais autrement. Le champ politique c’est non… Mais cela ne veut pas forcément dire que le qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous croyez que était alors très structuré et vous ne pouviez pas faire ce journaliste à qui je réponds doit être d’accord avec moi. quelque dénonciation que ce soit change le fonctionne- que je suis en train de faire, c’est-à-dire cristalliser sur Par exemple, je vais régulièrement chez Bourdin à BFM ment d’un journal comme Le Monde ou comme Libé ? Ça ne un axe nouveau les gens qui sont en perdition. C’est ma Télé, ça a dû vous frapper, alors que je ne vais jamais chez sert strictement à rien, donc je suis obligé de jouer comme tactique et ma stratégie de fond. Mais je suis l’artiste qui Aphatie. Pourquoi ? Bourdin, il n’est pas de mon avis, il avec des boules de billard, on tape sur une pour atteindre a la partition à jouer. Je sais que je dois cristalliser l’atten- n’est pas de mon bord. Mais il a une pratique qui est la l’autre... tion. Le seul problème, c’est quand ça prend des propor- pratique du journaliste accoucheur. « Vous venez de dire Pour vous, parler de la propriété des médias... tions telles que ça me met en danger. À force de me décrire ça mais qu’est-ce que vous voulez dire ? » Il vous oblige à C’est du catéchisme, c’est utile, il faut le faire de temps en comme un personnage dangereux, qui veut couper la tête être clair, etc. Il ne le fait pas forcément pour que je sois temps. à tout le monde, les dingues qui courent les rues, vu qu’on à mon avantage mais pour que la personne qui m’écoute Mais cela n’explique pas l’absence d’enquêtes ne les soigne plus, me mettent en danger. J’ai été agressé comprenne de quoi je parle. Son souci, c’est le public, aujourd’hui dans les médias. plusieurs fois, et ce n’était pas par des militants poli- pas son prochain déjeuner en ville ! Peut-être que dans le Non, je pense que ce qui l’explique plus que tout, c’est la tiques. C’est le seul inconvénient pour moi, mais qui est fond de sa pensée, il se dit « les gens vont bien comprendre servilité. Il faut comprendre le mécanisme d’autocen- considérable. Pour moi, ma famille, mes proches et tous ce que ce type raconte, ils ne voteront plus pour lui. » C’est sure et le mécanisme de censure privée. Il y a la censure ceux qui travaillent avec moi. Mais pour le reste, comme possible, mais en attendant, il a toujours été respectueux. publique, on la connaît, tout le monde va dire « Non, ça dit l’adage, « il faut souffrir pour être beau ». Le respect, c’est une attitude, comment dire, où il n’y

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écrite, des gens qui aiment écrire, il y en a. C’est vrai, j’ai « C’est vrai, j’ai eu du mal eu du mal à me défaire de l’ancienne vision un peu admi- rative que j’en avais. J’ai mis du temps à comprendre que à me défaire de l’ancienne c’était un traquenard permanent, qu’il y avait des gens qui ne devront leur ascension qu’au buzz et que le buzz vision un peu admirative nécessite de la violence. Face à cela, je pouvais craintive- ment me cacher sous un caillou, mais je vois bien qu’on que j’avais de la presse ne peut pas être sur la scène publique et la refuser dans le même temps. La seule limite, c’est mon souci de couper écrite. J’ai mis du temps entre la scène publique et ma vie privée. Après, le reste, c’est la bagarre. Je commets des erreurs aussi, tout ce que à comprendre que je fais n’est pas parfait dans ma stratégie. Le principal problème que j’ai, c’est mon omniprésence, que j’essaye c’était un traquenard de rendre plus rare. Mais pour cela, il faut que les médias acceptent d’entendre les autres. On a mis trois ans à faire permanent, qu’il y avait accepter d’autres gens que moi, mais on a du mal. On a encore plus de mal quand c’est des femmes parce que le des gens qui ne devaient milieu est machiste en plus de toutes ses tares. Oui comme Martine Billard, vice-présidente du Parti leur ascension qu’au buzz de gauche... Martine, mais pas qu’elle ! Corinne Morel-Darleux, et que le buzz nécessite conseillère régionale Rhône-Alpes, ou Pascale Le Néouannic, présidente de notre groupe au Conseil régional de la violence. » d’Île-de-France. Ou Danielle Simonnet, notre candidate à Paris. On commence à peine à faire monter d’autres per- sonnages sur la scène, au fur et à mesure qu’eux aussi a pas de filouterie. Il ne m’a jamais pris en traître, tendu Pierre Bourdieu a bien décrit les effets de censure sur comprennent comment cela marche. Beaucoup n’ont pas un traquenard. Bon, parfois, il était un peu limite. On s’est un plateau de télévision. Beaucoup s’en inspirent pour assez de haine de classe pour descendre dans l’arène. Ils même fâchés une fois mais ce n’était pas grave. Je ne vais refuser de participer à de telles émissions. Comment sont trop gentils. Il faut être guerrier ! pas non plus l’idéaliser, il n’y a pas un journaliste idéal ! en êtes-vous arrivé à la conclusion de devoir entrer Comme François Delapierre ? Mais parler à quelqu’un, comme si on veut le convaincre, dans l’arène ? Oui, car, au départ, Delapierre, c’est aussi un intellectuel c’est déjà le commencement de la sincérité, et les gens Je le dis souvent, « ce n’est pas un miroir, c’est une arène ». que ce genre de mêlée boueuse n’intéresse pas. Mais on a le perçoivent. En fait, je m’adresse à l’intelligence des J’ai longtemps fait partie des gens qui ont cru que c’était théorisé tout cela ensemble. Jusqu’à présent, c’était moi gens. Marine Le Pen s’adresse à leurs instincts. Ce n’est un miroir déformant. Maintenant je sais que c’est une qui jouais le rôle, mais désormais, il y en a plusieurs qui pas le même registre. Elle, c’est une professionnelle, une arène, c’est une machine à produire du spectacle. Ce n’est montent en ligne, et c’est bien ! Après, dans les médias, il y bureaucrate, une héritière. Elle commence sa journée, ça que ça. Ça produit subsidiairement de l’information mais a aussi des gens que j’estime. On peut travailler ensemble. se termine à telle heure et c’est fini. Elle est en vacances dans certaines niches. Donc, tout discours globalisant Des intellectuels. Je ne suis pas obligé de supporter les deux mois, tous les ans. Elle rencontre un journaliste, ça n’a pas de sens puisque chaque média est composite. Ce ignorants de service qui ne savent rien sur aucun mot. Le fait partie de sa liste. Moi non, je rencontre d’abord une n’est pas vrai que tous les journalistes sont des larbins qui test c’est « social-démocratie » : savent-ils ce que le mot personne à chaque fois. Et ça marche. Bien sûr, c’est cherchent à faire plaisir à leurs patrons. Il y a beaucoup veut dire ou pas ? C’est comme ceux qui s’occupent de épuisant. de gens qui s’intéressent à ce qu’ils font, qui y mettent politique et qui ne savent même pas ce qu’être de gauche

du soin. Bon, par exemple, dans les journalistes de presse © arnaud me y er pour charles veut dire... —

79 Charles journalisme et politique enquête

La loi et le Canard

Depuis presque un siècle, Le Canard enchaîne les procès en dévoilant les secrets gardés de la République, sans jamais être condamné. Ou presque. Pourtant ses adversaires sont au sommet du pouvoir, ou jamais très éloignés. Comment expliquer cette insolente réussite judiciaire ? Son rédacteur en chef Louis-Marie Horeau et ses trois avocats réguliers nous racontent les coulisses de cet exploit.

par Malika Maclouf portraits Patrice Normand/Temps Machine

De Gauche à droite et de haut en bas : Louis-Marie Horeau, Maîtres Jean-Marc Fédida Yves baudelot et Antoine Comte

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« Ses affaires ne sortent jamais gratuitement, mais uniquement parce que leur étalage au grand jour arrange quelqu’un. Il est évident atirique, il l’est, pour sûr, et à en faire coanimateur d’Acrimed, émet pour sa part quelques que Le Canard reçoit des rire jaune plus d’un : depuis deux- réserves quant au caractère absolu de ladite liberté en cents ans bientôt, Le Canard enchaîné matière de choix éditoriaux : « Le Canard ne fait pas de dossiers tous faits ! » excelle à provoquer angoisse et l’investigation », avançait-il lors d’une conférence-débat fébrilité. À susciter l’ire de tous bords par organisée à Sciences Po en septembre 2012. « Il est plutôt un ancien collaborateur son application à déterrer des lièvres. Et à passé maître en matière de révélations, sortant uniquement impulser un tremblement quasi irrépressible des dossiers qui lui sont confiés, pour des raisons politiques au sein des élites politiques et financières du pays, très diverses, par la police, la justice, les formations poli- étreintes par l’attente : chacune des éditions de l’hebdo- tiques. » Un ancien journaliste de la rédaction corrobore avec ce qu’il trouvait sur le Minitel. C’est lui qui a fait l’inves- madaire, ou presque, regorge de dossiers que beaucoup ces propos : « Jusqu’en 1970, c’était un journal purement tigation et la seule chose que nous attendons pour sortir des préféreraient garder au secret. Des affaires anciennes satirique et ce n’est que sous de Gaulle qu’il a développé affaires, c’est d’avoir rassemblé suffisamment de preuves ! » ou récentes, certaines plus retentissantes que d’autres, l’information et l’investigation, qu’il a longtemps été seul Pour cela, Le Canard déploie des trésors d’applications afin mais toujours encombrantes, et dont l’étalage au grand à pratiquer. Du reste, le “volatile” ne sort plus grand-chose de présenter des dossiers aussi bétonnés que celui sorti jour a valu au journal de nombreuses poursuites. Mais aujourd’hui : son dernier grand coup remonte à l’affaire contre Bouygues cette année. Des sujets bâtis avec une les condamnations ont été si rares depuis sa naissance, Michèle Alliot-Marie, en janvier 2011. Ses affaires ne sortent indépendance, malgré tout, que beaucoup lui envient. en 1915, qu’on pourrait les dénombrer sur les doigts d’une jamais gratuitement, mais uniquement parce que leur « Nous gagnons de l’argent, nous sommes entièrement pro- seule main. étalage au grand jour arrange quelqu’un. Il est évident que priétaires du journal et nous n’accueillons aucune publicité Ce n’est pourtant pas faute de faire usage de sa liberté de Le Canard reçoit des dossiers tous faits ! » dans nos pages », indique Louis-Marie Horeau. Le journal parole : Le Canard tire à vue, et sans distinction de bords À l’instar, sans doute, de la plupart des médias établis, il affiche une insolente santé financière, avec un bénéfice politiques, à en croire ses afficionados. « Si l’on pouvait faut bien que quelqu’un mette la puce à l’oreille des jour- net de 4,81 millions d’euros pour 2011, contre 4,47 compartimenter ce journal dans un camp, ce serait lui faire nalistes et les informateurs ne confient pas au hasard millions en 2010. Ses produits financiers ont progressé de perdre toute légitimité », insiste l’un des quatre avocats leurs dossiers explosifs. Avec une palpable lassitude, 1,21 à 1,95 million d’euros entre 2010 et 2011 et Le Canard réguliers du journal, l’élégant Maître Jean-Marc Fédida Louis-Marie Horeau, rédacteur en chef de la publication, détient aussi un trésor patiemment amassé et prudem- – coupe de cheveux impeccable, chemise brodée à ses balaie cette hypothèse d’un revers de la main : « C’est une ment placé depuis quarante ans, qui dépasse aujourd’hui initiales –, qui nous reçoit dans les bureaux chaleureux accusation vieille comme le jour, qui laisse entendre que les 100 millions d’euros… Enfin, les salaires moyens des de son cabinet du chic viième arrondissement parisien. « Il nous publions des dossiers pour des raisons d’opportunité collaborateurs du journal seraient compris entre 7 500 et est hors-sol, fidèle à son seul devoir d’informer – il ne s’est politique, mais il n’en est rien. Bien sûr que nos informateurs 8 000 euros, indiquent Karl Laské et Laurent Valdiguié jamais privé de critiquer les errements de Roland Dumas, attirent notre attention sur des affaires potentielles, mais dans Le Vrai Canard (Stock, 2009). son avocat pendant des années, ni d’avoir la dent dure dans l’affaire des faux électeurs de la mairie de Paris, par L’hebdomadaire fait à cet égard largement figure d’excep- contre Montebourg, qui le défendit également. » Henri Maler, exemple, le journaliste a passé trois mois à recouper les listes tion dans le panorama de la presse écrite française.

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« En France, une par la jurisprudence. J’ai défendu pour eux des affaires dans lesquelles ils avaient moqué des décisions de justice, et l’ins- quinzaine d’avocats titution judiciaire respecte cette liberté de ton, y compris à ses dépens. Je me rappelle un beau combat judiciaire en maîtrisent réellement Corse : le bâtonnier Sollacaro défendait des policiers qui, selon le journal, avaient pour habitude de prévenir certaines le droit de la presse » personnalités avant d’effectuer des descentes chez elles… Le tribunal d’Ajaccio a choisi la liberté de la presse contre la Louis-Marie Horeau loyauté envers ses serviteurs, et il a donné raison au journal. Le Canard ne prend personne au sérieux, ne solennise rien et s’autorise des impertinences qui seraient inexcusables sans le sérieux de l’enquête ! »

UNE VINGTAINE DE PROCÈS CHAQUE ANNéE Mais ni la solidité des dossiers, ni ce sérieux-là ne prému- nissent l’hebdomadaire contre les attaques en justice. Chaque année, Le Canard enchaîné est l'objet de 10 à 20 procès pour diffamation, injure ou atteinte à la présomp- Et pour être sûr que nous avons bien saisi l’importance tion d’innocence – plus rarement pour atteinte à la vie de ses propos, Louis-Marie Horeau les appuie d’un regard privée. « En France, une quinzaine d’avocats maîtrisent glissé par-dessus ses lunettes. L’homme nous reçoit au réellement ce droit dérogatoire au droit commun qu’est le siège du journal, dans un immeuble cossu du quartier droit de la presse », précise Louis-Marie Horeau. « C’est une Saint-Honoré, à Paris. Dans l’entrée, en guise d’œuvres matière que l’on considère comme noble parce que les procès d’art, des caricatures géantes ornent les murs, rappelant de presse ont du retentissement et assurent une certaine que l’aisance financière évoquée, et palpable dans les notoriété. » Parmi cette quinzaine de spécialistes, quatre locaux, est le gage de cette liberté de ton. Et le journaliste avocats émérites, les mêmes depuis des années, assurent de se féliciter : « Nous n’offrons aucune prise aux annonceurs aujourd’hui la défense du Canard, chacun selon sa « spé- ou aux actionnaires qui pourraient vouloir faire pression sur cialité » ou son modus operandi. « Il est, bien sûr, hors de notre ligne éditoriale. » question de faire relire par l’un d’eux avant publication les Une indépendance qui ne serait rien sans l’« identité articles “à risque” », insiste le rédacteur en chef. « Nous judiciaire très forte » qui, selon Me Fédida, caractérise Le n’aurions pas les coudées franches. En revanche, tout ce qui Canard enchaîné : « Leurs dossiers sont toujours calibrés peut donner lieu à une procédure judiciaire me passe entre de façon à respecter les règles d’appréciation de la bonne les mains. C’était mon rôle avant même d’être rédacteur foi par les juridictions. Et puis la rédaction en chef est fine en chef : j’étais chargé des sujets judiciaires et je me suis connaisseuse de la loi du 29 juillet 1881 (Loi sur la liberté toujours intéressé au droit. Même sans formation juridique, de la presse définissant les libertés et responsabilités de je suis peu à peu devenu le juriste de la maison. » la presse française – NDLR) : Louis-Marie Horeau aime ça. Cette expertise est saluée par Yves Baudelot, avocat du Il ne présente pas la naïveté de certains rédacteurs en chef Canard depuis une quinzaine d’années : « Louis-Marie qui font l’impasse sur bien des points. Enfin, Le Canard Horeau connaît parfaitement la pratique des tribunaux bénéficie d’un statut particulier : c’est un journal satirique et la jurisprudence. À l’audience, son équipe est toujours qui s’inscrit dans la tradition de la presse impertinente très préparée, très rigoureuse, avec des dossiers vraiment

française, garante de la démocratie et soutenue, à ce titre, complets. » Son éloge s’ajoute à celui de Suite p. 35 normand pour charles © patrice

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Jean-Marc Fédida : « Le Canard a toujours accordé beaucoup « Quand on prête serment, d’importance aux procès de presse. Les journalistes (Louis- Marie Horeau, l’auteur de l’article et parfois Michel on rêve de clients Gaillard, directeur de la publication et de la rédaction – NDLR) viennent aux audiences et en rendent compte dans pareils, même au prix des leur colonne : c’est, pour eux, le ressort d’un certain crédit journalistique. Jamais je ne les ai vus se laisser aller, au cours solides inimitiés que l’on d’une procédure, au moindre haussement d’épaule, même pusillanime – à la différence d’autres titres pour lesquels peut se faire en plaidant les procès constituent une charge d’exploitation comme une autre ! ». Dans les propos de l’avocat perce le respect pour leur compte » qu’il voue à son illustre client : « Quand on prête serment », poursuit l’homme, « on rêve de clients pareils… même au Maître Jean-Marc Fédida prix des solides inimitiés que l’on peut se faire en plaidant pour leur compte, parce que Le Canard tape indifféremment à gauche, au centre et à droite. Et le journal ne plaisante pas avec le respect de ses sources : d’autres journaux se montrent moins scrupuleux mais lui n’a jamais été pris en défaut sur cette question. » ment assemblés. « Les intéressés espèrent, grâce à leur « Le Canard enchaîné a la religion du secret des sources : plainte, couper court aux reprises dans la presse », avance même si cela pouvait faciliter sa défense au tribunal, il ne Me Fédida en tirant subrepticement une bouffée de sa transigera jamais sur la question », confirme eM Baudelot. cigarette électronique. « En clamant haut et fort leur « C’est, pour nous, une obligation au-dessus de tout », insiste intention de faire un procès au journal, ils incitent les autres Louis-Marie Horeau : « Je pourrais dire que je m’y applique médias à une certaine prudence. Mais compte tenu des par vertu mais si ce n’était pas le cas, ce serait une nécessité : délais – il faut douze à quinze mois pour qu’une affaire soit si je veux poursuivre mon activité, je dois protéger mes traitée par la 17e chambre (du Tribunal de grande instance, sources. Sinon, elles se tariront. » ou Chambre de la presse – NDLR) –, les procédures sont Les audiences devant la 17ème chambre sont publiques rarement poussées à leur terme. » – on n’y compte guère que « quelques tricoteuses venues Portant en bandoulière leur honneur bafoué, quelques noter les avocats », plaisante Me Fédida, « ainsi que la entêtés vont parfois au bout de l’expérience, s’exposant presse, qui aime rendre compte des procès la concernant. À ainsi à un sévère retour de bâton. Car même dans les l’endroit du Canard, toutefois, la confraternité est une “haine rares occasions où il est sanctionné par un jugement en vigilante” parce que ce journal est à la fois copié, admiré et sa défaveur, l’hebdomadaire n’aime rien tant que déployer détesté – il sort près de 70% des scoops journalistiques et sa malice satirique pour se venger des impudents. « Quand c’est un peu décourageant pour les confrères de voir passer il fait l’objet d’une procédure », indique Yves Baudelot, « Le les trains dans Le Canard… » Canard enchaîné l’annonce, rend compte du procès et du jugement et revient sur le dossier dans le style mordant et ACHOPPEMENT PROGRAMMÉ caustique qui le caractérise. À l’audience, l’équipe du journal L’on peut se demander quelle folie peut, du reste, pousser s’applique à déstabiliser le plaignant. Je suis sûr qu’Éric les plaignants à s’aventurer dans une procédure dont Woerth (qui a perdu en février dernier son procès en dif- l’achoppement est l’issue la plus probable, puisque les famation contre Le Canard enchaîné – NDLR) a passé un

© patrice normand pour charles © patrice dossiers dévoilés par l’hebdomadaire sont minutieuse- très mauvais moment à la faveur du jeu des questions »,

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« À l’audience contre c’était “du béton”, déclenchant l’hilarité générale ! » L’avocat insiste : « Le côté satirique de l’hebdo n’ajoute pas à la diffa- bouygues, la présidente mation : il appartient à une autre façon d’écrire les choses. Ce n’est en aucun cas une circonstance aggravante. J’ai toujours du tribunal demande à insisté pour que cette dimension soit prise en compte par les tribunaux et ma recommandation a toujours été entendue. » Gaillard ce que valent QUESTIONS DE FORME ses informations. Le Sur la masse des procédures lancées contre le journal, certaines sont parfois perdues en première instance mais directeur lui répond très peu se soldent, finalement, au détriment du journal. « Un bon tiers des affaires disparaissent d’elles-mêmes pour que c’est “du béton”, des questions de forme », note Louis-Marie Horeau. « Les procès de presse sont un parcours du combattant, un vrai déclenchant l’hilarité cérémonial chinois – certains estiment que ce côté vétilleux devrait être corrigé. La loi de 1881 est très protectrice du générale » droit de la presse. Il est normal de pouvoir s’opposer à ce qu’on traîne son prochain dans la boue mais les questions Maître Antoine Comte de procédure tournent parfois à la caricature. Ainsi, si une personne publique porte plainte, en tant que telle, pour dif- famation à la suite d’un article mettant en cause une faute commise dans des activités privées, le tribunal peut faire tomber l’affaire sans même en examiner le fond parce que la plainte est mal dirigée ! Pour l’affaire Georges Tron, par exemple, l’activité révélée dans nos pages a pris place dans le rappelle malicieusement l’avocat, « car même s’il fait l’objet bureau du maire mais il s’agissait d’une faute privée… » d’une plainte, le journal raconte généralement la vérité. » On imagine comme cela peut s’avérer décevant, pour Et ne se prive pas de rafraîchir la mémoire souvent un plaideur n’aimant rien tant que de s’abandonner à défaillante des plaignants… de lyriques envolées rhétoriques, de voir achopper une « Lorsqu’ils sont entendus à l’audience, les journalistes du plainte pour une « bête » question de procédure. « Ce sont Canard déploient la même satire que dans leurs écrits », des procès très techniques, pendant lesquels la procédure est s’amuse Antoine Comte, qui défend pour Le Canard « une passée à la paille de fer », indique Jean-Marc Fédida, « mais petite dizaine d’affaires par an depuis le début des années ce n’est pas frustrant, non, parce que c’est toujours l’occasion 80 », précise-t-il. C’est lui qui a plaidé dernièrement le de poser une question d’intérêt général : l’article 53 de la loi dossier contre Bouygues (cf. plus bas), qui portait plainte de 1881 oblige le plaignant à articuler le fait précis consti- pour diffamation à la suite des révélations du journal tuant un affront, une diffamation. On ne peut pas poursuivre sur les conditions douteuses dans lesquelles il aurait dans le vague. » remporté l’appel d’offre passé par les pouvoirs publics Et puis, c’est parfois l’occasion de s’amuser aux dépens pour la construction du nouveau ministère de la Défense, des plaignants. Antoine Comte rappelle ainsi avec délec- ce « Pentagone à la française ». « À l’audience », raconte tation une petite affaire qui l’opposa à Marine Le Pen dans l’avocat, « la présidente du tribunal demandait à Gaillard ce les années 90 « Elle avait assigné le journal pour diffama-

que valaient ses informations. Le directeur lui a répondu que tion et comme elle était encore avocate, c’est Suite p. 39 normand pour charles © patrice

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elle qui plaidait contre moi. En préparant la défense, j’ai « Dans l’affaire des suggéré à Louis-Marie de soulever une question technique. Il a un peu hésité puis m’a laissé faire… Voilà ce que j’avais “Irlandais de Vincennes” trouvé : la plainte doit être déposée dans un délai donné mais la formulation est ambiguë – il faut la déposer “avant” une nous avons gagné sur date donnée, ce qui, de fait, exclut cette date. Marine Le Pen avait attendu le dernier jour, donc trop longtemps… Nous l’exceptio veritatis, avons été accueillis par une bordée d’injures, elle a invoqué en vain les “habitudes du Palais” qui auraient été d’inclure c’est-à-dire la vérité le jour butoir. L’avocat général, lui, était furieux, et tonnait : “Le Palais ? Je ne veux plus entendre parler des habitudes des propos tenus par le du Palais, ça n’a pas lieu d’être dans un jugement !” Comme à son habitude, le FN a fait appel puis s’est pourvu journaliste. Dans toute en Cassation… Ils ont perdu, bien sûr. C’était un gadget que j’avais trouvé pour rigoler… et aussi pour leur casser les ma carrière, je n’ai pieds ! Un peu grotesque, certes, mais ça a obligé le tribunal à reformuler les délais de façon plus précise ! » obtenu que deux relaxes Avec Le Canard, Maître Baudelot partage quelques souvenirs qui, à l’entendre, semblent quasi enivrants. sur l’exception de vérité» « Dans l’affaire des Irlandais“ de Vincennes”(En 1982, une équipe du GIGN fait une descente à Vincennes dans l’ap- Maître Yves baudelot partement d’Irlandais soupçonnés d’appartenir à l’IRA. Des explosifs sont découverts chez eux et ils sont incar- cérés. On apprendra par la suite que les armes avaient été déposées par les policiers – NDLR), nous avons gagné la procédure sur l’exceptio veritatis, c’est-à-dire la vérité des propos tenus par le journaliste », se rengorge l’avocat. « Il faut apporter une preuve complète, c’est-à-dire pouvoir ne publient jamais d’infos non légitimes, vindicatives. » asseoir sur des preuves la vérité de ce que tout le monde Certaines affaires sont vite « pliées », comme la procédure comprend d’emblée à la lecture de l’article, mais aussi ce qui en diffamation intentée par Éric Woerth : « Notre dossier est sous-entendu dans les points de suspension contenus était complet », rappelle Me Baudelot, qui a défendu à cette entre les lignes. Dans toute ma carrière, je n’ai obtenu que occasion « l’hebdomadaire satirique paraissant le mercredi ». deux relaxes sur l’exception de vérité. » Ce qui en dit long sur « Nous avons présenté une offre de preuves qui établissait la la solidité des enquêtes du palmipède ! réalité de tout ce qui avait été écrit et le tribunal a confirmé. » Du reste, et même quand il perd une affaire, le journal n’est D’autres, en revanchent, traînent en longueur, comme jamais pris en défaut sur le fond d’un dossier. « En droit celle qui opposa pendant six ans le palmipède à l’Autorité de la presse, l’un des critères que retiennent les juges pour des marchés financiers (AMF) « et qui s’est soldée par un apprécier la bonne foi est la légitimité du but de l’informa- désistement du plaignant », poursuit l’avocat en ouvrant tion », note Jean-Marc Fédida. « Jamais Le Canard n’a péché un énorme classeur étiqueté « AMF » – « et il ne s’agit que sur cette question : ses rédacteurs ont une solide expérience, d’une petite partie des documents », lance-t-il en levant un ils font preuve d’une grande finesse et ils ont le choix des œil par-dessus ses lunettes. « Dans un article de 2006 »,

© patrice normand pour charles © patrice sujets qu’ils proposent. Leurs critères sont toujours bons : ils rappelle-t-il, « Le Canard enchaîné avançait que l’AMF

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Quelques rares affaires – une stratégie redoutable, qui a le mérite de faire réfléchir. meublé avec goût, aux murs couverts de quelques remar- pas obtempéré – il avait voulu nous impressionner mais ce Pour la suite, lorsque cela débouche sur un procès, comme quables tableaux, Maître Antoine Comte rappelle le seul n’était pas une obligation de notre part. Le témoignage des sont perdues malgré tout ce fut le cas dans cette affaire, le journal évoque générale- procès qu’il ait perdu au détriment de son client : « Le journalistes à la barre était en cela remarquable que chacun ment la procédure dans ses pages et se positionne comme le journal avait révélé qu’à la suite d’une descente de police à d’entre eux détenait des bribes de l’affaire, des informa- et parmi elles, celle des porte-voix de la défense – une contre-publicité désastreuse l’hôpital de Versailles pour arrêter quelqu’un, le médecin tions concordantes alors qu’elles étaient issues de sources pour le plaignant… » Dans cette affaire, ce dernier a vu sa s’était interposé. Le policier mis en cause a porté plainte pour différentes. Trois journalistes du Canard avaient ainsi été diamants de Bokassa, crédibilité s’étioler au fil des semaines, pour s’effondrer diffamation et au bout d’une journée entière d’audience, on avertis par trois personnes chacun, soit neuf sources diffé- tout bonnement en dépit de sa victoire judiciaire. s’est aperçus qu’il y avait erreur sur la personne, que le fonc- rentes, auxquelles s’ajoutaient celles qui avaient informé des qui constitue un cas « Ce n’est pas Valéry Giscard d’Estaing qui a porté plainte, tionnaire pourfendu par Le Canard n’était pas le bon… Bien membres d’autres rédactions qui avaient, elles aussi, ébruité mais ses cousins », rappelle Louis-Marie Horeau. « L’un sûr, nous avons perdu l’affaire et l’hebdomadaire a eu l’élé- l’affaire. Il y avait eu des fuites partout, mais trop tard pour d’école journalistique d’eux était à la tête d’une société minière, l’autre était patron gance de publier une pleine page pour expliquer son erreur, empêcher la passation du marché. Cette affaire pose des de banque et nous avions affirmé que si Bokassa leur indiquer qu’il n’interjetterait pas appel et qu’il “prenait ses questions essentielles sur le partenariat public-privé parce et judiciaire avait offert des diamants, c’était à titre quasiment public : patins”. Voilà ce que je trouve intéressant chez eux : ils n’es- que pendant vingt-cinq à trente ans, les Français devront ils étaient chargés de négocier des contrats avec lui. Le saient pas de profiter de leur réputation pour se défausser de supporter par le biais de l’impôt une dépense occasionnée rédacteur en chef de l’époque, Claude Angeli, savait depuis leur responsabilité. » par un contrat passé de façon peu claire et pas honnête. Le longtemps, et de source sûre, que Giscard, d’abord comme tribunal nous a octroyé les 6 000€ demandés… mais pas l’euro ministre, puis comme président de la République, était UNE AFFAIRE EN BÉTON symbolique que j’avais réclamé pour procédure abusive. revenu de République centrafricaine pourvu de diamants. Le défenseur convient que « les affaires les plus intéres- Dans son jugement, il s’est appuyé sur la jurisprudence de Mais nous avons attendu deux ans pour sortir l’affaire – pas santes, bien sûr, sont celles où l’on agite des questions d’une la Cour européenne des droits de l’homme et notamment sur pour des raisons d’opportunité politique, comme on nous autre ampleur. » Il a bien sûr en tête le procès gagné tout une série d’arrêts articulés autour de la question de l’intérêt aurait péché par manque de curiosité en étouffant des l’a reproché, mais parce que nos sources diplomatiques ne récemment en première instance contre Bouygues, « qui général – ici, l’intérêt financier du contribuable. » Bouygues rapports très critiques, relatifs à une opération financière pouvaient nous fournir de preuves écrites. À la faveur d’un demandait 9 millions d’euros de dommages au Canard a fait appel mais l’avocat doute de voir poussé à son terme qu’elle aurait engagée, pour protéger Thierry Breton, alors coup d’État, un certain nombre de papiers se sont “évaporés” – une volonté manifeste de mettre le journal sur la paille ! », cette nouvelle procédure. ministre des Finances. La procédure s’est étirée pour des dans la mauvaise direction et nous avons eu entre les mains s’emporte Me Comte. « L’enquête était pourtant bien faite, « Les audiences devant la 17e chambre ont tout d’un jeu de questions de forme et l’affaire est revenue devant le tribunal l’ordre, écrit et signé par Bokassa à la Taillerie nationale et corroborée par tous les journalistes qui ont témoigné à la go », poursuit le défenseur : « il n’y a plus de peines de prison des années après les faits reprochés au journal. Le directeur de diamants, de préparer un cadeau pour Valéry Giscard barre », martèle-t-il. Tous ont confirmé les dires de l’heb- à la clef, sauf exception – les infractions racistes notamment général de l’AMF, Gérard Rameix, était très accroché à sa d’Estaing. Nos preuves étaient solides : les diamants avaient domadaire : quelqu’un aurait « vendu » à Bouygues les – et les enjeux sont plutôt minimes, sauf quand le plaignant plainte. Au bout d’un certain temps, le président du tribunal été offerts. Et la réalité des contrats signés était, elle aussi, conditions requises par le ministère de la Défense pour requiert des amendes exorbitantes, comme l’a fait Bouygues. a suspendu l’audience, nous a fait venir dans la salle des indiscutable. Mais il était impossible de prouver le lien de son nouveau site, si bien que le constructeur a présenté un Des affaires comme celle-ci soulèvent la question du devoir délibérés et a demandé si nous pouvions aboutir à un accord. causalité entre les deux – une situation diabolique dans dossier impeccablement calibré et remporté l’appel d’offre d’intrusion de la presse dans la vie publique, de la nécessité Il avait le sentiment d’un malentendu entre l’AMF et Le laquelle on se trouve parfois coincé. C’est d’ailleurs la même sans coup férir. Jouant les vierges offensées, Bouygues de la voir poser des questions embarrassantes. » Un rôle que Canard, qui n’avait rien dit d’épouvantable sur Rameix, mais qui nous a valu de perdre un procès en diffamation intenté a « lancé un véritable coup de bluff », indique l’avocat, Le Canard enchaîné aime à endosser par-dessus tout. « Et seulement sur l’AMF... » par Philippe de Villiers : il s’était porté acquéreur d’un « en demandant cette somme exorbitante, en requérant je suis convaincu que, grâce à son travail », ajoute Antoine château pour le Conseil général de la Vendée, qu’il présidait, une procédure très rapide pour empêcher la circulation des Comte, « il a permis de grandes avancées, comme l’affaiblis- LES DIAMANTS DE BOKASSA et avait versé un prix très excessif car bien supérieur à l’esti- informations dans la presse – quinze jours au lieu des douze sement du délit d’outrage au chef de l’État ou la protection Quelques rares affaires sont perdues malgré tout et parmi mation réalisée par le service des Domaines. On a su que les à quinze mois habituels –, et en essayant de poursuivre les du secret des sources – grâce à l’affaire des plombiers de elles, celle des diamants de Bokassa, qui « constitue un cas vendeurs étaient apparentés à de Villiers mais comme pour journalistes et le rédacteur en chef pour éviter qu’on les cite l’Élysée. » — d’école journalistique et judiciaire », rappelle Me Fédida. « Le l’affaire des diamants, il nous était impossible de prouver comme témoins. » Il aurait fallu pour cela que l’accusation journal a étalé ses révélations sur plusieurs éditions succes- le lien de causalité entre la parentalité et l’énormité du prix puisse, dans un délai assez court, mettre en examen les sives pour susciter les réactions de Giscard d’Estaing, voir versé. Certes, il s’agissait d’une peine légère, symbolique… journalistes à leur domicile et non au siège du journal. l’info reprise dans toute la presse et, finalement, prendre mais nous avons tout de même été condamnés ! » « Me Metzner, paix à son âme, nous avait sommés de lui donner en flagrant délit de mensonge le président de la République Installé dans son magnifique bureau du centre de Paris, les adresses », poursuit l’avocat. « Nous n’avons évidemment

93 Charles journalisme et politique entretien

Pierre Bergé et la muraille de Chine

Depuis qu’il est devenu propriétaire du Monde avec Matthieu Pigasse et Xavier Niel, l’homme d’affaires Pierre Bergé s’est plusieurs fois emporté contre le contenu du quotidien ou d’autres publications du groupe Le Monde. Dans cet entretien réalisé en juillet, il revient pour sur sa conception de la Charles liberté journalistique et évoque ses différends avec la rédaction, de Mitterrand au mariage pour tous en passant par la littérature de Valéry Giscard d’Estaing.

par Arnaud Viviant illustrations Nicolas Rousseeuw

95 Charles journalisme et politique pierre bergé

« Déjeuner, comme je le fais tous les 36 du mois, avec la directrice du Monde, n’est pas ce que j’appelle un rapport de eu de temps après avoir acheté Le Monde, vous confiance » avez exprimé votre mécontentement à propos d’un article sur Mitterrand. Vous aviez alors eu cette formule : « Payer sans avoir de pouvoirs est une drôle de formule à laquelle j’aurais dû réfléchir ! ». Qu’en pensez-vous aujourd’hui ? Pierre Bergé : Avant toute chose, il faut préciser que je suis d’accord avec les journalistes. Même lorsqu’ils sont élèvent une muraille de Chine. En achetant Le Monde, je contre moi. Je ne peux pas être totalement de mauvaise n’ai jamais cru que j’aurais la moindre influence. Je savais foi : ils ont raison de se protéger. Maintenant, cela ne va où je mettais les pieds. pas sans problème et réclame un peu d’explications. Par Pour quelle raison alors vous êtes-vous porté exemple, quand le président de la Société des rédacteurs acquéreur ? du Monde a envoyé un tweet disant que les journalistes D’abord, ce n’est pas une idée que j’ai eue. Elle vient de avaient élevé entre eux et les actionnaires « une muraille Matthieu Pigasse. Je dois dire quand même qu’un an de Chine », je me suis empressé de lui répondre qu’une auparavant, un ami qui est dans la presse m’avait déjà muraille de Chine était faite pour se protéger d’ennemis. dit : « Vous savez, Pierre, si vous voulez acheter Le Monde, Donc, la situation n’est pas facile. Où commence et où pensez-y. Il sera bientôt à vendre ». Sur le moment, c’était s’arrête le contrôle, où commence et où s’arrête la liberté ? le Dassault du Monde. Sûrement pas ! Mais je dirais une un peu comme si on m’avait dit : « Pierre, est-ce que tu J’ai eu récemment, toujours dans le groupe Le Monde, un chose compliquée, difficile à dire aussi : moi, j’ai le respect veux acheter la Tour Eiffel ? ». Et puis un jour, je déjeune accrochage avec le journal La Vie. Je ne l’ai pas censuré. du journalisme, des libertés, je crois l’avoir prouvé. Je ne avec Matthieu Pigasse que je ne connaissais pas. C’est la Mais La Vie défend des idées que je combats violem- pense pas que qui que ce soit, dans quelque entreprise que première fois que je le rencontrais. À la fin du repas, il me ment et au quotidien, ce qui n’est pas aisé et me vaut ce soit, pourra dire que je l’ai muselé, que je lui ai coupé les dit : « Je suis content de vous voir, car je voulais vous parler au demeurant quelques soucis (Il s’agit évidemment du ailes. Du coup, je trouverais normal qu’on ait avec moi un de quelque chose. Est-ce que vous achèteriez Le Monde mariage pour tous. Pierre Bergé est actuellement sous rapport plus confiant. Je ne me voile pas la face, je sais que avec moi ? » Ma réponse a tout de suite été : « Oui. On en protection policière rapprochée – NDLR). Alors je pense ce n’est pas le cas. Déjeuner, comme je le fais tous les 36 du parle. » Voilà comment cela s’est passé. Pourquoi acheter qu’il vaudrait mieux que ce journal ne fasse plus partie du mois, avec la directrice du Monde, n’est pas ce que j’appelle Le Monde ? On l’a fait tous les trois, avec Xavier Niel, pour groupe Le Monde. Mais vous comprenez bien que ce n’est un rapport de confiance. On ne m’a jamais téléphoné pour la même raison. Pas pour gagner de l’argent, parce qu’on pas moi qui vais les en chasser. L’ambiguïté, c’est que je me dire : on va faire ça, qu’est-ce que vous en pensez ? se serait foutus dedans. Pas pour avoir du pouvoir, parce suis d’une part un actionnaire, d’autre part quelqu’un C’est normal. Je trouve seulement cela anormal, parce qu’on se serait aussi foutus dedans, c’est l’objet de notre ayant des valeurs et des opinions précises, arrêtées, et que c’est moi. Mais, comme sur un plan plus général, je entretien. On ne l’a pas acheté non plus pour avoir une enfin quelqu’un qui respecte la liberté de la presse. Donc, je pense qu’il faut se méfier des gens d’argent, que j’ai cette position sociale, chacun de nous trois en avait déjà une.

suis en porte-à-faux. Il est clair que je ne souhaite pas être © N icolas rousseeuw pour charles conviction-là, je suis prêt à accepter que les journalistes Non, on a acheté Le Monde tout simplement parce qu’il

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était, quand on a fini de signer, en dépôt de bilan. Ils ne avis sur le journal Le Monde, mais pas son actionnaire ! livre du petit Jardin (Alexandre – NDLR), des choses qui « Dans le supplément versaient pas la paye de juillet si on n’était pas venus. Et pas le président du Conseil de surveillance ! Il faudrait n’ont pas besoin d’être descendues parce qu’elles n’exis- C’était il y a trois ans. Bien sûr, je n’aurais pas acheté un qu’on m’explique pourquoi. En tout cas, moi, la muraille de tent pas. C’est faire des mouvements d’escrime dans le littéraire du Monde, autre titre. J’ai un immense respect pour Le Monde, je suis Chine ne me fera pas taire. vide, c’est très joli, mais ça ne veut rien dire. J’aime trop né à la politique avec ce journal. J’avais 15 ans quand le Avec cet article, ne s’agissait-il pas de régler un vieux les livres pour ne pas penser qu’un supplément littéraire on se croit intelligent journal a été créé, je ne peux pas dire que je l’ai lu comme différend entre Le Monde et Mitterrand, et réciproque- devrait s’ouvrir par un « rez-de-chaussée » tenu par un la Bible tous les jours, mais enfin… Pour moi, il y a deux ment ? grand chroniqueur littéraire comme c’était autrefois le cas, de descendre le livre journaux qui ont compté : Combat et Le Monde. Tout à fait. Mais vous oubliez une chose. C’était aussi et comme cela l’est encore au Figaro. Monsieur Birnbaum Quand vous étiez aux côtés de Mitterrand, Le Monde une manière de s’adresser au président du Conseil de sur- ne veut pas m’écouter. Il n’aime pas la littérature. Il aime, de Giscard d’Estaing » n’était pas bien vu. veillance, de me dire : vous êtes célèbre pour votre atta- ce qui est bien son droit, les sciences humaines comme C’était un journal honni. Mais ce n’était pas le même chement pour Mitterrand. Eh bien voilà, on va montrer on dit. Je n’ai rien contre. Mais c’est rarissime que dans le Monde. C’était celui de Plenel, de Colombani. Je ne porte à tout le monde que l’actionnaire ne nous tient pas et supplément on parle de livres, de vrais livres. Et je regrette pas de jugement sur eux en disant cela, je dis simplement qu’on fait ce qu’on veut ! C’est pour cela que je n’ai pas été que ce soit dans Le Figaro que je lise un article de Yann que Le Monde dont je me suis porté acquéreur, c’est celui très content de ce petit article : parce qu’il cache plus de Moix qui me fasse déplacer dans une librairie pour acheter de Fottorino, un journal avec lequel je n’avais pas de fossé choses qu’il n’en montre. un livre... idéologique. Vous m’avez parlé de Mitterrand. Permet- Concernant la publicité, une page achetée par les Permettez-moi de revenir à la question précédente, tez-moi de vous rappeler que j’ai écrit un livre, Inventaire « anti-mariage pour tous » vous a également offusqué. mais en ce qui concerne cette publicité contre le Mitterrand, dans lequel je n’omets rien. Je n’ai donc pas Le Monde qui n’est pas spécialement un brûlot de gauche mariage pour tous, Xavier Niel et Matthieu Pigasse de leçons à recevoir. Et on ne peut certainement pas me est quand même sur le plan sociétal un journal en faveur étaient-ils de votre avis ? traiter de Mitterrandolâtre, de Mitterrandophile ou de des évolutions, pour l’IGV, pour la parité, ce que j’appelle, Oui. Ils l’ont dit en Conseil de surveillance. Et je précise, Tontonmaniaque. J’aime beaucoup Mitterrand. C’est vrai moi, le bon sens. En ce qui concerne le mariage pour tous, pour que cela soit bien clair, que tous les administrateurs que, dans la vie, je suis plutôt de mauvaise foi quand il le journal a pris parti pour. Cela a été écrit très clairement du Conseil de surveillance ont partagé cet avis. Parfois s’agit de mes amis. Mais à part ça, j’ai écrit un livre que dans un article rédigé par le directeur, Érik Izraelewicz. même violemment, dans le cas de Laure Adler… peu de mitterrandistes auraient osé ! Parce que j’ai dit des Quand la loi a été votée à l’Assemblée puis au Sénat, Ne devrait-il pas y avoir une charte déontologique choses. J’ai par exemple reproché à Mitterrand d’avoir Le Monde s’est réjoui. La ligne du journal sur ce plan a définissant les valeurs du groupe ? envoyé Tapie contre Rocard, j’ai dit que je ne trouvais pas toujours été nette. À partir de là, je trouve gonflé d’ac- C’est en train de se faire. La réponse de la directrice du ça très brillant. Cela m’a valu une lettre de remerciements cepter une page de pub qui non seulement va à l’encontre Monde, Natalie Nougayrède, c’est que cette publicité de Rocard qui ne s’attendait vraiment pas à cela de ma de cette ligne, mais qui est en plus violemment contre le ne contredisait pas la charte, justement. On l’a donc part ! Mitterrand, je connais ses défauts, on peut en parler mariage pour tous. Une page qui appelle, comme madame ressortie. Elle date des années 50. Elle ne veut plus rien avec moi quand on veut, mais d’une manière sérieuse, pas Barjot l’a dit, à faire verser le sang… Pour gagner quat’ dire. On va en rédiger une nouvelle. Au demeurant, je vais polémique ! Mais là, au moment de la commémoration du sous, je ne trouve pas ça très reluisant. appeler Louis Dreyfus (président du Directoire – NDLR) 10 mai, Le Monde ne publie pas deux articles face à face, Vous vous êtes donc plusieurs fois exprimé publique- pour savoir où on en est. l’un pour, l’un contre, comme ils l’avaient fait au moment ment au sujet du Monde, mais jamais les deux autres Qui doit la rédiger ? du Cambodge : l’un pour les Khmers rouges, l’autre contre… actionnaires, Xavier Niel et Matthieu Pigasse. Sont-ils Je laisse ce soin aux journalistes de la rédiger. Mais je Non, c’est un article isolé, contre Mitterrand, à charge. d’accord avec vous ? veux la lire ! Elle devra être approuvée par le Conseil Mais ce qui m’a le plus irrité, c’est qu’ils n’ont même pas Je ne peux pas répondre à leurs places, il faut leur poser de surveillance. Les administrateurs se prononceront. trouvé un journaliste du Monde pour faire ça. Non, ils la question. Mais oui, je m’exprime… Par exemple, je Une charte doit être partagée, il ne peut pas en être sont allés chercher quelqu’un de l’extérieur pour signer ce peux vous dire que je désapprouve le plus souvent le autrement. — papier commémoratif à charge ! Alors oui, je suis violem- supplément littéraire du Monde. Parce qu’on n’y parle ment contre et je le dis ! Car autant j’accepte leur muraille pas de livres. Parce qu’il y a un chroniqueur qui s’appelle de Chine, puisqu’ils la veulent, autant je ne comprends monsieur Chevillard, qui se croit un bretteur, et qui croit pas pourquoi le monde entier aurait le droit d’avoir un intelligent de descendre le livre de Giscard d’Estaing, le

99 Charles journalisme et politique témoignage

La ligne d’Atlantico Le site Atlantico est le dernier né des « pure players » français. Son cofondateur, Pierre Guyot, raconte ici la gestation et le lancement de ce site pour qui capitalisme et libéralisme ne sont pas des gros mots, et que ses concurrents ont rangé à droite de l’échiquier politique. Un classement restrictif, selon lui.

par Pierre Guyot portrait Patrice Normand/Temps Machine

« Qu’est-ce que ça boit, un patron du CAC 40 ? » Cette question saugrenue, je me la pose au beau milieu de l’été 2010 dans les rayons d’une supérette en face de mon bureau parisien. La veille, Jean-Sébastien Ferjou, devenu depuis directeur de la publication d’Atlantico, m’a appelé sur mon lieu de vacances pour me fixer rendez- vous : il veut que nous présentions ensemble le concept de notre futur site d’information au président d’un gros groupe industriel qui envisage d’investir dans le projet. De gauche à droite : Pierre Guyot et Un billet d’avion, une bouteille de Chablis et nous voilà Jean-Sébastien Ferjou tous les deux face à l’homme d’affaires.

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Depuis quelques mois que nous les répétons, nos argu- assez loin du décor de mon agence de quartier… Litanies dizaines de journalistes – chose rare – se sont déplacées La présence d’Arnaud ments commencent à être rodés. Nous entamons notre qui nous encouragent à revenir voir dès que nous aurons pour assister à la conférence de presse de lancement numéro de duettistes. Pas question pour Atlantico de se déjà trouvé « 1 ou 2 millions »… Succession de rendez-vous du site. Pendant quelques heures, le nom d’Atlantico Dassier parmi les lancer dans une couverture exhaustive de l’actualité ou de avec des interlocuteurs qui disparaissent et ne se donnent grimpe même dans le top 10 mondial des thèmes les plus faire de la resucée de dépêches AFP : les internautes n’ont même pas la peine de dire non… Quelques semaines plus commentés sur Twitter . Jean-Sébastien Ferjou y confirme investisseurs est aux yeux déjà que l’embarras du choix pour ce genre de propositions tard, le premier tour de table est pourtant bouclé. Les qu’Atlantico souhaite rompre avec la ligne éditoriale des et nous n’avons ni l’envie ni les moyens de concurrencer créateurs d’Atlantico (Deux autres protagonistes nous pure players français existants pour qui l’anti-sarkozysme de nos confrères le signe sur ce terrain les médias existants. Atlantico sera prin- ont rejoints pour lancer le site, Loïck Rouvin, ancien DG de principe est un prérequis. Le directeur de la publication cipalement consacré à l’analyse, au décryptage et aux du site societe.com, et Igor Daguier qui pilote les aspects du site y explique aussi que pour l’équipe rédactionnelle que notre nouveau site opinions. techniques du développement du site.) gardent la majorité d’Atlantico « libéralisme et capitalisme ne sont pas des gros Les réussites aux États-Unis de sites d’information tels le des parts – et donc le contrôle du site – rejoints par une mots. » La présence parmi les 300 premiers contributeurs sera « un Mediapart Daily Beast, Politico ou le Huffington Post dont l’audience dizaine d’investisseurs dont Xavier Niel, le fondateur de d’Atlantico du très libéral Gaspard Koenig, ancienne sur Internet dépasse déjà celle du Wall Street Journal ou du Free et l’un des trois actionnaires du Monde qui vient d’être plume de Christine Lagarde et conseiller à la BERD à de droite » légendaire Washington Post, ont beaucoup inspiré Jean- racheté, Marc Simoncini, le créateur du site de rencontre Londres, ou de la journaliste et historienne Chantal Sébastien Ferjou, à l’origine de l’idée première d’Atlantico. Meetic, et Charles Beigbeder, créateur du fournisseur Delsol, épouse de l’ancien ministre Charles Millon, finit de Les articles de notre site ne seront donc que rarement d’électricité Poweo et membre à l’époque du Parti radical. convaincre des confrères persuadés avant même d’arriver rédigés par les journalistes de notre équipe, mais le plus Pourtant, c’est un autre nom qui va susciter l’intérêt des qu’ils se rendaient à une réunion de la Propagandastaffel souvent par des universitaires, des intellectuels, des médias. Arnaud Dassier, qui a travaillé à la campagne sur de l’UMP. Ils sont peu nombreux, semble-t-il, à avoir lu ce responsables politiques, les acteurs d’un secteur écono- le Net de Nicolas Sarkozy en 2007, fait partie de ceux qui jour-là l’éditorial d’Hugues Serraf qui reprochait à la Une mique… Cet intérêt pour l’intervention de contributeurs misent sur Atlantico. Il répond aux journalistes lorsque les d’Atlantico la nomination au Quai d’Orsay d’Alain Juppé nous vient peut-être de la particularité de nos parcours autres investisseurs choisissent au contraire de se taire, en remplacement de Michèle Alliot-Marie virée pour professionnels. Contrairement aux créateurs des pure attendant que le site soit totalement prêt pour communi- cause de scandale financier en Tunisie, ou la critique de players français existants à l’époque que sont Mediapart, quer. Pendant quelques semaines, les brèves publiées dans l’intervention télévisée de Nicolas Sarkozy la veille par le Slate, Rue89 ou Bakchich, Jean-Sébastien Ferjou et moi les pages « médias » de la presse à propos de ce nouveau sémiologue Denis Bertrand qui écrivait : « Lorsque Nicolas ne venons pas de la presse écrite, mais de la télévision site d’information en gestation citent ainsi systématique- Sarkozy endosse les habits du président, l’expérience tend et de la radio. La recherche, le choix et le démarchage ment Arnaud Dassier et ses sympathies politiques. Peu à montrer que ça ne dure jamais longtemps. » Il ne faudra des contributeurs les plus pertinents pour écrire dans importe que sa participation financière dans Atlantico pas attendre pour que cette conviction qu’Atlantico est un Atlantico ne seront pas un travail très éloigné de celui de soit absolument minime. Peu importe qu’il n’ait jamais suppôt du pouvoir en place se transforme pour certains en l’organisation d’un plateau d’invités pour une émission... mis les pieds dans les locaux où travaille l’équipe du site. certitude absolue. À la fin de notre présentation, le patron investisseur s’en- La présence d’Arnaud Dassier parmi les investisseurs est Dès la genèse d’Atlantico, il a été évident qu’un « coup thousiasme. Nous sortons sur la terrasse vider la bouteille aux yeux de nos confrères le signe que notre nouveau site médiatique » serait nécessaire pour développer la de Chablis. Dans le calme et la chaleur de l’été parisien, il sera « un Mediapart de droite ». Mieux encore, l’échéance notoriété du site et pour asseoir sa légitimité dans le nous dit tout le bien qu’il pense de notre démarche. Jean- de la campagne présidentielle de 2012 qui approche est la paysage médiatique. Un simple travail d’observation Sébastien et moi imaginons avoir enfin mis la main sur le preuve irréfutable qu’Atlantico va jouer les sous-marins menait à cette conclusion. Il y a quinze ans déjà, le protagoniste capable de soutenir financièrement notre pour l’UMP ! Drudge Report s’est lancé aux États-Unis en dévoilant projet. Finalement, il ne mettra jamais un sou dans l’aven- Mais ce brouhaha médiatique qui grimpe à l’approche du l’affaire Monica Lewinsky. Dans une moindre mesure, le ture Atlantico. jour J de la mise en ligne d’Atlantico ne nous déplaît pas. phénomène est identique en France pour le tout jeune site La recherche de fonds fut assurément la partie la plus Pour construire une notoriété sur le Net, le plus important Rue89 lorsqu’il révèle en 2007 que Cécilia Sarkozy n’est chronophage de la création d’Atlantico et probablement reste le buzz. L’adage n’est qu’une version modernisée de pas allée voter au second tour de l’élection présidentielle. la plus ennuyeuse, hors la découverte que le hall d’une la célèbre exclamation de feu Léon Zitrone : « Qu’on parle Nous savons donc qu’il nous faudra sortir un scoop pour banque d’affaires pouvait ressembler à la réception d’un de moi en bien ou en mal, peu m’importe. L’essentiel est qu’on commencer à prétendre jouer dans la cour des grands… hôtel de luxe, avec meubles de style et bouquets de fleurs, parle de moi ! ». Pour preuve, le 28 février 2011, plusieurs L’occasion viendra plus vite que nous l’imaginions,

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moins de deux mois plus tard, avec l’affaire Dominique les rares prises de position publiques des lieutenants de qui relate ce délit, pas vue l’émission télévisée « 93, N’en déplaise à celles et Strauss-Kahn. Dominique Strauss-Kahn, l’incrédulité le partage au déni. faubourg Saint-Honoré » dans laquelle Tristane Banon L’histoire se joue en trois temps. Le 28 avril 2011, le Dans les jours qui suivent l’arrestation, Atlantico publie raconte en détail à Thierry Ardisson la violence dont elle ceux qui le critiquent, président du FMI, pressenti comme favori dans la course des extraits accablants des rapports de la police new-yor- a été victime, pas lue l’interview de la jeune écrivaine à l’investiture du Parti socialiste pour la prochaine prési- kaise, puis dévoile les résultats des tests ADN réalisés sur réalisée par le site Agora Vox lorsqu’est dévoilée en 2008 Atlantico reste dentielle, est à Paris. Accompagné de son épouse Anne les vêtements de la victime : les scientifiques ont retrouvé l’affaire Piroska Nagy, cette économiste hongroise du FMI Sinclair, il est suivi par un journaliste de l’AFP qui prend en des traces de sperme de Dominique Strauss-Kahn sur la qui accusa Dominique Strauss-Kahn de harcèlement. Peu aujourd’hui en France photo le potentiel futur candidat socialiste montant dans veste de Nafissatou Diallo. Très vite, une ligne de défense importe enfin, que jamais Tristane Banon n’écrivit un mot une voiture de luxe, une Porsche Panamera. Aussitôt, la se dessine chez les partisans de Dominique Strauss- à propos de DSK dans ses billets pour Atlantico : pour les le dernier et unique presse publie l’image et les responsables de la communi- Kahn. Leur champion est tombé dans un traquenard de la partisans du candidat naturel du PS dont les chances d’ac- cation de Dominique Strauss-Kahn s’empressent d’expli- droite. Les informations exclusives qu’Atlantico parvient compagner leur mentor à l’Élysée s’évaporent en direct site d’information quer que la voiture n’appartient pas à l’homme politique. à dénicher le prouvent ! sous leurs yeux, « c’est tout la faute à Atlantico »… L’Express précise quelques jours plus tard, au condition- Le troisième temps – et cerise sur le gâteau – sera le volet Plus récemment, la stratégie de défense du Syndicat de indépendant de tout nel, que l’automobile serait celle de Ramzy Khiroun, porte- des « affaires Strauss-Kahn » concernant l’agression la magistrature lors de la mise en ligne par Atlantico de parole du groupe Lagardère et ami de monsieur Strauss- sexuelle de Tristane Banon. Cette journaliste et écrivaine la vidéo dite du « Mur des cons » fut donc d’une grande groupe de presse ou Kahn. Quelques jours plus tard, Atlantico révèle que la dépose plainte en juillet 2011 contre l’homme politique banalité. Pris la main dans le sac après avoir injurié res- voiture n’appartient pas à Ramzy Khiroun mais qu’il s’agit pour tentative de viol. Les faits se sont déroulés en 2003, ponsables politiques, magistrats ou même familles de financier en fait de son véhicule de fonction. Aussitôt, monsieur à l’occasion d’une interview qui a mal tourné. Cette fois, victimes sur un panneau d’affichage installé dans ses Khiroun dénonce un coup monté d’Atlantico, télécom- pour les proches du ténor socialiste, c’en est trop. Tristane locaux, ce syndicat marqué à gauche a expliqué que la mandé par la droite au pouvoir. « Atlantico.fr est le premier Banon est contributrice d’Atlantico (comme des dizaines révélation de ce trombinoscope, condamné par les res- à avoir révélé que la voiture est mon véhicule de fonction », d’autres…). Cette plainte est donc la preuve ultime que ponsables politiques de tous bords, était le fait d’un site explique Ramzy Khiroun, « Je me demande comment ce site toutes ces accusations contre Dominique Strauss-Kahn « proche de la droite la plus dure ». Et toc ! Voilà Atlantico (…) a pu se procurer cette information, alors qu’il n’a pas sont le fruit d’un gigantesque complot dont Atlantico passé en quelques secondes du service communication de accès au fichier national des immatriculations que seule la est dans le meilleur des cas le bras armé, dans la pire des l’UMP à la propagande de l’extrême droite. À ce rythme, police est autorisée à consulter. » Ainsi, si Atlantico a pu hypothèses le concepteur ! « Je sens encore une belle mani- la prochaine information dérangeante pour la gauche et connaître l’identité du propriétaire réel de cette Porsche, pulation et celle-là, je la vois très politique en France, on voit révélée par Atlantico placera d’office le site légèrement à c’est bien que le site est contrôlé par la Place Beauvau ! À bien où est le site Internet Atlantico avec qui elle (Tristane la droite de Mussolini dans le paysage médiatique ! aucun moment, monsieur Khiroun ne semble envisager Banon – NDLR) travaille », argumente le président de Cette ambiguïté n’existe heureusement pas pour les qu’une voiture de fonction à plus de 100 000 euros, ça région socialiste François Patriat dans les couloirs du millions de lecteurs d’Atlantico dont une large part nous peut créer des jalousies dans un groupe qui emploie Sénat, rejoint par le député Jean-Marie Le Guen qui explique ne pas percevoir du tout de sensibilité politique des centaines de cadres sup’ qui sont autant de sources affirme : « J’y vois une certaine forme d’opportunisme que particulière dans nos publications ! Plus que le traitement d’information potentielles, pas plus qu’il ne fait mine de je rattache à ce torrent de boue, ces campagnes de désin- de la politique, c’est d’ailleurs celui de l’économie et par penser qu’en pleine primaire socialiste, les coups les plus formation contre Dominique Strauss-Kahn, au moment où exemple des conséquences de la crise qui, selon leur dires, bas ne viennent pas forcément du camp d’en face… la justice américaine s’apprête à reconnaître son innocence. séduisent les internautes affirmant venir trouver sur On reste cependant bien loin de l’état de sidération dans Je constate que madame Banon est par ailleurs éditorialiste Atlantico un « ton et un questionnement différents ». Depuis lequel plongent quinze jours plus tard le Parti socialiste, la au site Atlantico, site politique proche de l’UMP que chacun la création du site, son audience ne cesse de grimper et, presse et l’opinion publique en découvrant à la télévision connaît. » Là encore, la mémoire et l’analyse de ceux qui avec presque 3 millions de visiteurs uniques par mois, l’image du président du FMI accusé de viol sur une femme tentent de trouver en Atlantico l’origine des accusations permet à Atlantico au bout d’à peine deux années d’exis- de chambre, menottes aux poignets et emmené par contre DSK sont sélectives. Oublié le témoignage de tence de jouer dans la cour des grands. Surtout, n’en deux policiers à la prison de Rikers Island. La scène tout Tristane Banon sur son agression dans un roman autobio- déplaise à celles et ceux qui le critiquent, Atlantico reste droit tirée d’une série policière américaine provoque en graphique en 2006, passé à la trappe le livre à succès de aujourd’hui en France le dernier et unique site d’informa- France un séisme dans la campagne présidentielle. Dans Christophe Deloire et Christophe Dubois Sexus Politicus tion indépendant de tout groupe de presse ou financier. —

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« LA PRESSE FRANçAISE EST DOMINÉE PAR LES JOURNALISTES POLITIQUES » Fondateur du site Arrêt sur images, chroniqueur média à Libération, Daniel Schneidermann est depuis vingt ans l’un des observateurs les plus implacables et scrupuleux du paysage médiatique français. Pour , il revient sur les liens très français Charles unissant politique et journalisme.

par Marc Endeweld portraits Samuel Guigues

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journaliste de radio Patrick Cohen et le présentateur « Rocard a écrit des de « Ce soir ou jamais », Frédéric Taddeï, le premier expliquant que les médias n’avaient pas à inviter choses tout à fait tout le monde... La posture de Cohen est-elle tenable encore aujourd’hui ? pénétrantes sur la Là, on ne parle plus uniquement des rapports entre jour- nalistes et politiques, je vous signale. Mais oui, sa posture manière dont les est encore tenable. La preuve, c’est qu’il la tient. Mais je pense qu’elle n’est pas légitime. Elle n’est tenable que dans journalistes politiques la mesure où le système l’autorise à la tenir. Mais c’est plus ue pensez-vous de l’évolution de « l’indépen- compliqué que ça : je n’avais pas reproché à Patrick Cohen ne s’intéressent qu’aux dance » des journalistes, ces dernières années, de ne pas inviter Dieudonné, j’avais reproché à Cohen par rapport aux pouvoirs politiques et écono- de reprocher à Taddeï d’avoir invité Dieudonné. Ce qui courses de chevaux. miques ? n’est pas pareil. Chacun fait ce qu’il veut. Dans l’absolu, Daniel Schneidermann : Vous ne voulez pas que un journaliste a toujours le droit de dire que tel problème Qui sera candidat ? Et je vous parle plutôt de l’indépendance des politiques par l’intéresse plus qu’un autre. Qu’il trouve intéressant tel rapport aux journalistes ? Car on peut inverser la question. intervenant et qu’il a envie de l’inviter, ou bien l’inverse. toujours à travers le On peut tout à fait imaginer que ça se passe dans l’autre En revanche, je n’avais juste pas aimé qu’il fasse la leçon sens, et que le véritable pouvoir n'est pas là où on le pense à Taddeï. prisme unique de la habituellement, et qu’en fait les journalistes ont plus de Si l’on revient sur notre entrée en matière, c’est-à-dire pouvoir que les politiques. C’est une façon de voir le film, les rapports entre journalistes et politiques… Selon course à l’Élysée. En aussi. Qui a plus de pouvoir entre un ministre qui passe vous, les responsables politiques ne savent-ils plus et Jean-Michel Aphatie ? Vous allez me dire que je suis communiquer ? Je pense par exemple aux multiples réalité, c’est la seule obsédé (rires). Prenons Elkabbach. Qui a plus de pouvoir polémiques sur les « couacs » du gouvernement... entre Delphine Batho et Jean-Pierre Elkabbach ? C’est toujours le vieux dilemme dans un gouvernement : chose qui intéresse les Vous avez l’impression que Jean-Pierre Elkabbach tout le monde est derrière le chef, on est solidaire, mais conserve une surface, une influence aujourd’hui ? chacun a le droit d’exprimer une position personnelle. journalistes politiques » Est-ce qu’ils font encore « l’opinion », ces journalistes ? C’est classique. Le jeu des journalistes est alors de pousser En fait, non, vous avez raison. L’influence des uns, c’est- en permanence les ministres à la faute. Mais depuis à-dire les journalistes, a finalement décru en même temps que j’observe le jeu des journalistes politiques et des que le pouvoir des autres. Les dix qui tiennent les entrées ministres, c’est toujours la même chose. Dans les années du manège gardent quand même le pouvoir de décider qui 1980, c’était déjà pareil. ne s’intéressent qu’aux courses de chevaux. Qui sera pourra pénétrer dans le manège, et de la fréquence des Mais quand les responsables politiques disent qu’il y candidat ? Qui ira aux primaires ? Et toujours à travers invitations des participants au dit manège. Mais à partir a plus de pression médiatique sur leurs épaules, avec le prisme unique de la course à l’Élysée. En réalité, c’est du moment où le pouvoir des participants du manège le jeu de la petite phrase, les chaînes d’information en la seule chose qui intéresse les journalistes politiques au se réduit à peu de choses, tout cela forme une espèce de continu... détriment de tout le reste. Et puis, les journalistes poli- « microcosme ». On utilise souvent ce mot, mais il n’est Le premier responsable politique à avoir dénoncé très tiques font en permanence l’impossible pour pousser pas faux. Et le pouvoir d’inflexion du réel par le micro- fortement les petites phrases et l’effet pervers des médias les responsables politiques à la faute. Quand ce sont des cosme décroît simultanément. pour pousser les politiques à la petite phrase, c’était ministres, ils les poussent à se démarquer du Premier Vous avez écrit une chronique dans Libération où vous Michel Rocard dans les années 1980. Exactement dans les ministre. Quand ce sont des membres d’un parti, ils les parliez d’une « liste noire d’invités sur France Inter », mêmes termes. Rocard a écrit des choses tout à fait péné- poussent à se démarquer de la direction du parti... Car suite à un échange dans l’émission « C à vous » entre le trantes sur la manière dont les journalistes politiques un ministre qui dit « on fait une bonne politique », ça ne

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« La presse généraliste fait pas un titre. Un ministre qui dit « mon budget est un mauvais budget », ça fait un titre. C’est classique. française est dominée Cette obsession des journalistes politiques pour la course présidentielle, n’expliquerait-elle pas, elle par les journalistes aussi, la crise de la presse ? N’expliquerait-elle pas la fragilité de la presse d’information générale et politiques, à la politique en France ? Oui je le pense. En fait, ce qui intéresse fondamentale- différence de la ment les journalistes politiques, les Français s’en désin- téressent. En plus, ils nous détournent de nombreuses presse anglo-saxonne questions. Pendant que ces journalistes politiques font des papiers et des papiers pour savoir comment Hollande ou américaine, qui a et Ayrault ont viré Batho, on ne consacre pas la même énergie à essayer de savoir ce qu’il en est du gaz de schiste, toujours MIS EN AVANT de savoir si les recherches sont polluantes ou pas, s’il peut exister des techniques non polluantes, etc. Je pense que le reportage, l’enquête, les journalistes politiques sont vraiment une des raisons de la crise de la presse. Il n’y a qu’à voir le poids des jour- l’investigation à la nalistes politiques dans les médias français... Pour vous, c’est une spécificité française ? Watergate. » Oui, bien sûr, depuis Charles x ! Et Balzac ! Je vais vous donner un exemple typique du poids des journalistes politiques. L’autre jour, Tapie a fait deux plateaux. Un sur i>Télé avec Michaël Darmon et Jean-Pierre Elkabbach, deux journalistes politiques, et un autre sur TF1 avec Gilles Bouleau. Sur les deux plateaux, il dit la même chose : « C’est incroyable que le ministre de l’Économie et des finances, Pierre Moscovici, se soit permis de suggérer au juge de faire saisir mes biens ». Premier plateau, Dar- des actes de procédure aux juges... D’un côté, vous avez presse américaine est sans défauts. Elle en a plein. Elle n’a mon-Elkabbach, leurs relances sont uniquement de cet un questionnement uniquement politique, politicien, pas vu venir l’Irak, elle a dit que Saddam Hussein avait ordre : « Ah bon, mais il y a un complot alors ! Mais qui est sans aucune dénonciation de l’absurdité de l’argument des armes de destruction massive... Et elle est, comme à la tête de complot ? Est-ce que c’est Jean-Marc Ayrault ? de Tapie. Dans l’autre cas, nous avons un journaliste qui disait Noam Chomsky, une véritable machine à produire Est-ce que c’est François Hollande ? Etc. » Donc questionne- renvoie à Tapie l’absurdité de son argument. Dans un cas, du consensus et du consentement, ok, mais en tout cas, il ment uniquement politique. Ensuite, il sort exactement la on a du journalisme politique, qui veut seulement avoir y a cette différence-là... même phrase à Gilles Bouleau sur TF1, qui n’est pas un la petite phrase « oui c’est Hollande qui est à la tête du Mais comment l’expliquez-vous ? journaliste politique, il a été correspondant à l’étranger, complot », et on est content. Dans l’autre cas, on a le souci Par l’histoire. La Gazette de Théophraste Renaudot est née grand reporter. Il n’a donc pas la culture du journalisme des faits. Je pense que la presse généraliste française de la protection de Richelieu, et la presse du xixème est née politique. Et immédiatement, Bouleau fait l’objection depuis quasiment ses origines est dominée par les jour- dans l’antichambre des princes. Et les rubriques reines de bon sens qui est de dire : « Mais Moscovici n’est pas nalistes politiques, à la différence de la presse anglo- de la presse à un sou, c’est-à-dire le vrai moment où la intervenu en tant que ministre sur le juge. Il est intervenu en saxonne ou américaine, qui a toujours été dominée par presse devient populaire, c’était les potins de la Cour. Et il tant que partie civile, parce que l’État est partie civile ». Or, le reportage, l’enquête, l’investigation à la Watergate, et y a quelque chose de spécifiquement français là-dedans,

la partie civile a le rôle, le pouvoir, le devoir, de suggérer © samuel guigues pour charles aussi par le journalisme économique. Je ne dis pas que la qu’on peut relever également chez Saint Simon.

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La monarchie républicaine ? Vous évoquez l’endogamie entre stars du journalisme Oui, ça ne change pas. C’est fascinant de voir comment « C’est fascinant de voir Effectivement. Cette situation est aussi due à l’héritage et de la politique. Mais, selon plusieurs études, il y a la dénonciation en live de la connivence n’empêche pas de la monarchie absolue française. Tout a toujours tourné aussi le renforcement, parmi les jeunes journalistes Elkabbach d’être encore là... C’est vrai ! Même si, à la comment la dénonciation autour de Versailles. Et maintenant, ça continue. Le seul issus des écoles, d’un recrutement à partir de Sciences marge, il peut désormais arriver qu’il soit égratigné dans sujet qui les intéresse, c’est qui sera candidat en 2017. Po, ou des Instituts d’études politiques... Cette les nouvelles émissions web d’Europe 1... Après, concer- en live de la connivence C’est inouï ! Par exemple, la surmédiatisation de Sarkozy. évolution participe aussi à l’endogamie générale... nant la vie privée, j’ai deux critères pour rendre publics Tout ce jeu politicien qui n’a strictement aucun intérêt, Oui, à fond ! Le fait qu’il y ait une école de journalisme à certains faits. Soit quand le comportement personnel, entre politiques et aucun impact sur le réel. Ils sont hypnotisés ! Sciences Po, c’est pour moi une hérésie totale. Et le fait amoureux, sexuel, constitue un délit. Soit quand ça révèle Et pourtant, de nombreuses chaînes de télévision, que personne ne le dénonce, cela montre que tout le une situation manifeste de conflit d’intérêts. journalistes n’empêche groupes de presse, radios, ont la vocation de s’adres- monde est maboul ! Ce sont deux métiers, deux forma- Au demeurant, avant que Delphine Batho ne dénonce ser au plus grand nombre... tions qui ne devraient rien avoir à faire l’une avec l’autre. comme un conflit d’intérêts le cas de Sylvie Hubac, la pas Elkabbach d’être Il y a quand même des bémols. Il y a aussi, en France, une Entre les deux, il devrait y avoir des murailles de Chine ! directrice de cabinet de François Hollande, épouse de presse qui n’est pas dominée par le journalisme politique. Mais n’y a-t-il pas eu une aggravation du système Philippe Crouzet, patron de la firme Vallourec, spé- encore là... » Comme Le Parisien qui se vend d’ailleurs très bien et a depuis vingt ans, notamment du fait de la fragilité de cialisée dans la fabrication de tubes en acier, et donc beaucoup moins de problèmes que les autres, comme la presse ? directement intéressé par l’exploitation des gaz de par hasard. Après, il y a plein de facteurs entremêlés Je ne crois pas. Franchement, entre l’époque où Jean- schiste… Je ne l’avais lu écrit nulle part. pour expliquer cette persistance. D’abord, l’ancienneté Marie Colombani dirigeait Le Monde et était l’archétype Là on passe à une autre tribu journalistique. Les journa- de la tradition française. Il y a structurellement l’endo- du journaliste politique, où Anne Sinclair était l’épouse listes économiques. Ce sont bien des journalistes écono- gamie à la fois « peoplesque » et financière du personnel d’un ministre, et Christine Ockrent celle d’un autre miques qui ont participé à un dîner dans l’Ohio avec le PDG politique et des journalistes vedettes. Par endogamie ministre, et interviewaient Mitterrand – c’était il y a de Vallourec, et où ce dernier a tenu des propos négatifs « peoplesque », je nomme les couples entre journalistes plus de vingt ans ! –, et aujourd’hui, est-ce que ça c’est sur la ministre de l’Écologie. Comme il a demandé le et politiques. Endogamie financière, a vraiment aggravé ? Je n’en suis pas sûr. Il y a des condi- « off », ses propos négatifs n’ont pas été reproduits par les besoin des contrats d’État pour vendre ses avions. La tions à la fois historiques et socio-économiques qui font journalistes qui ont participé à ce dîner. Et personne ne presse écrite est dépendante du système multiforme des qu’en France, ça se passe comme ça. Et ces conditions rappelle que le PDG de Vallourec est le mari d’une colla- subventions d’État. Voilà pourquoi ils se fréquentent les restent constantes. À la limite, la seule vraie nouveauté boratrice de François Hollande. En même temps, s’ils ne uns les autres. Ils se fréquentent amicalement, sociale- depuis vingt ans, c’est l’irruption dans le jeu d’Internet. reproduisent pas ses propos, cela n’a aucun intérêt de dire ment, amoureusement, financièrement. Donc sans doute, C’est un nouvel espace public où il existe une dénoncia- que c’est le mari d’une collaboratrice d’Hollande. Ce n’est ça contribue aussi. C’est l’une des raisons pour laquelle, tion de cette connivence. Auparavant, cette dénoncia- plus une information en soi. En revanche, le mari d’une nous, à Arrêt sur images, après de nombreuses réflexions, tion-là était principalement privée. C’était des conver- collaboratrice d’Hollande qui tient des propos négatifs sur nous avons décidé de refuser les subventions d’État, alors sations dans les couloirs de journaux. Elle était faite de une ministre du gouvernement, alors oui, l’affaire devient que ce n’était pas de l’argent impur, c’était de l’argent des temps en temps dans un livre, comme Daniel Carton avec intéressante. Je note comme vous que, quand ces journa- impôts. Après tout, pourquoi n’y aurait-on pas autant Bien entendu, c’est off ! Ou bien, dans certains des miens, listes économiques vont participer aux États-Unis à une droit que Le Figaro ? Mais ça nous aurait conduits à créer qui étaient aussi une manière de le dénoncer. Mais cela inauguration d’usine, aucun article n’évoque le dîner et des liens, même indirects, avec le gouvernement, car en restait des dénonciations ponctuelles. Et puis, un livre, les propos contre Batho. France c’est la même chose. Si encore, ils faisaient la part ça coûte quand même 20 euros. Ce n’était donc pas acces- « Tribu », dites-vous, de journalistes économiques... des choses… Si encore ils étaient capables de faire la part sible à tout le monde. Alors que maintenant, vous avez Ils ont donc leur spécificité ? des choses entre servir l’État et être membre du gouver- en permanence, si vous êtes abonné aux bons comptes Il y a des points communs. Le respect du off. L’endogamie. nement… Mais les personnels politiques français ne sont Twitter, une dénonciation en live. Ce qui n’empêche pas le Les passages incessants des rédactions aux postes de pas capables de le faire. Quand on est au gouvernement système de perdurer... directeur de communication des entreprises. C’est hallu- en France, on annexe l’État. À quelques rares exceptions Oui, on dit souvent qu’il y aurait un avant et un après cinant ! Beaucoup plus, même, que les journalistes poli- près. l’affaire DSK, mais on attend toujours les change- tiques. Mais à leur décharge, il y a un élément supplémen- ments... taire qui peut expliquer cette omerta : ils ont le pouvoir

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dernière campagne présidentielle en France, chaque « En France, inversement journal s’est positionné pour ou contre chaque candidat... Le journalisme politique n’est donc pas à “l’aristocratisme” du uniquement motivé par le jeu des petites phrases. Il est aussi motivé par le fait de soutenir, d’une journalisme politique, manière plus ou moins marquée, une ou des écuries politiques... Or, généralement, personne ne l’évoque ! la figure de l’enquêteur C’est moins flagrant, dans le sens de flagrant délit. Autant on peut dire d’une façon claire qu’il y a une endogamie dans la presse est sociale, financière, autant le soutien à des écuries poli- tiques, vu de l’intérieur des rédactions, est moins net. souvent sujette à Vous parlez des débats internes aux rédactions ? Oui bien sûr ! Ce qui est flagrant, c’est la proximité avec le critique, même entre milieu, c’est l’obsession présidentielle, c’est l’embrigade- ment. Et puis surtout, ils vivent avec les sondages. C’est confrères. Je pense beaucoup plus bête. Ils sont avec le favori des sondages parce qu’ils croient aux sondages. notamment à l’épisode Balladur en 1995... Exactement, et DSK avant. Mais pourquoi croient-ils Cahuzac avec Mediapart » aux sondages ? Parce qu’ils les produisent ! Donc ils sont obligés de croire aux sondages qu’ils produisent. Ils sont eux-mêmes hypnotisés par ces sondages même s’ils se gourent tout le temps. Vous avez beau leur dire que les sondages se trompent, et leur montrer ce fait, ils conti- la presse est souvent sujette à critique, même entre nuent. À la fois, ils sont individuellement hypnotisés par confrères. Je pense notamment à l’épisode Cahuzac avec les sondages qu’ils produisent, et, en même temps, ils se Mediapart... Oui, c’est hallucinant, et en même temps, disent que titrer, faire la couv’, sur le favori des sondages, dans le cas de Mediapart, c’est ambigu, car les journalistes ça va vendre, plus que de titrer sur le ringard qui est à la sont à la fois complètement dans la fascination-répulsion. traîne... Le souci des ventes joue aussi. Vous avez vu le À la fois, c’était « ils sont trop forts, des journalistes qui nombre de couvertures sur Sarkozy dans Le Point ? Ils enquêtent ! », et « mais ils ont des méthodes pas nettes » etc. de faire plonger le cours d’une boîte. Et là, c’est vrai que sont à ce point dedans qu’ils sont incapables de prendre Je suis frappé par le contraste entre le trou sans fond dans le problème devient plus compliqué. Car je ne vois pas un minimum de distance pour se dire, avant le Sofitel lequel tombaient les révélations de Médiapart avant que très bien quelles peuvent être les conséquences négatives de New York : “Mais attendez DSK a beau être adoré du Cahuzac ne démissionne, et du jour au lendemain, l’om- de casser un off politique. En revanche, je vois quelles gratin des économistes mondiaux, en France son discours ne niprésence de Plenel et de Arfi reçus sur tous les plateaux peuvent être les conséquences négatives de casser un passera jamais.” avec un tapis rouge. Ce qui est tout aussi bête. Personne off économique. C’est donc compliqué... Et je peux com- Pour finir, ne pensez-vous pas que le poids des jour- ne peut plus faire semblant de ne pas voir les enquêtes de prendre que des journalistes économiques se disent que nalistes politiques est inversement proportionnel au Médiapart. Et en même temps, ils ne feront jamais partie le fait de casser un off peut influencer le cours de bourse faible nombre d’enquêtes économiques dans la presse de la famille. C’est fou ! — d’une entreprise, et qu’ils prennent en compte cet élément française ? dans le fait d’écrire ou pas. Bien sûr, on fait de la glose politique pour remplir les Vous notiez une différence historique entre la presse journaux ! En France, inversement à « l’aristocratisme »

française et la presse américaine. Mais durant la © samuel guigues pour charles du journalisme politique, la figure de l’enquêteur dans

115 Charles sOUS LA RéPUBLIQUE

En images page 118

portrait page 128 © dr

117 sous la république L’allié de Jean-Edern

Étudiant en droit, Joseph d’Aragon a 26 ans lorsqu’il rencontre Jean-Edern Hallier par hasard à Paris, début 1984. C’est l’année où l’écrivain polémiste, en guerre contre François Mitterrand, devient la cible principale de l’Élysée. Pour Joseph d’Aragon, un roman policier commence.

par Emmanuel Fansten

119 Charles sous la république Joseph d’Aragon

’était en février 1984, peut-être mettre en scène son propre enlèvement pour attirer en mars. Ce soir-là, il est environ l’attention des médias. Toujours entouré d’une noria de 22 heures lorsque Joseph d’Aragon jeunes gens fascinés, il est resté très accessible, surtout la C franchit la porte du Vieux Comptoir, nuit. « Personnellement, je n’avais lu aucun de ses bouquins un restaurant de la rue de Birague, juste derrière la place et pas prévu de le croiser, raconte Joseph. Mon ami Jean, en des Vosges. Gueule d’ange sous ses cheveux hirsutes, le revanche, l’adorait et voulait passer une tête dans le caboulot jeune homme vient à peine de débarquer à Paris avec de la rue de Birague où il avait une chance de le saluer. » Ce Jean Pinquié, un de ses vieux copains d’enfance. Les soir-là, en effet, l’écrivain est bien présent, tout au fond deux amis sont partis la veille de Toulouse dans une du restaurant, en train de dîner avec un couple de jeunes vieille Renault 5. Dix heures de route d’une traite, sans filles. En apercevant les garçons, il se lève, leur fait signe autre but que de passer quelques jours à Paris. À 26 ans, de s’asseoir et commande une nouvelle bouteille de vin. Joseph ne connaît pas la capitale, qu’il a quittée enfant, « Je me rappelle que la salle était bruyante et assez exiguë, et encore moins le petit milieu parisien. « Nous avions poursuit Joseph. Les deux filles préparaient un livre sur les le vague projet d’interviewer un peintre pour une revue à conversions à l’Islam en Occident. Elles étaient également laquelle Jean collaborait », se souvient-il aujourd’hui. Près venues pour parler d’un projet d’Anthologie de la subver- de trente ans plus tard, Joseph nous reçoit dans sa petite sion carabinée pilotée par Noël Godin, alias Le Gloupier, maison de Gentilly, où il vit avec sa femme et sa dernière le futur entarteur. La discussion était très animée. Après fille, Jeanne, 10 ans. Ses deux autres filles, Camille et Julie, quelques verres, passablement éméché, je me suis lancé dans sont déjà trentenaires. Plusieurs fois, elles ont entendu l’éloge de mon écrivain préférée du moment, Suzanne Allen. parler de ces quelques mois qui ont suivi l’arrivée de leur À la fin du repas, Jean-Edern Hallier m’a donné rendez-vous père à Paris. Mais jamais dans les détails. De cette période, chez Lipp le lendemain pour me proposer du travail. Tout a la plus trouble de sa vie, Joseph n’a pas conservé grand- véritablement commencé comme ça. » chose. Tout tient dans une petite boîte métallique, qu’il À l’époque, l’écrivain planche sur un ambitieux projet de mettra près de deux heures à retrouver au milieu du fatras livre sur le père Charles de Foucauld, ermite pacifique du et des livres entassés dans sa cave. À l’intérieur : 6 photos Sahara qui finira béatifié. Il aurait besoin de quelqu’un aux bords jaunis, une coupure de presse, quelques lettres pour l’aider dans ses recherches. Si Joseph est partant, griffonnées à l’encre bleue et une facture téléphonique au le travail pourrait commencer très vite, dès le premier du nom de Jean-Edern Hallier. mois suivant. En plus d’une chambre à disposition dans Pour Joseph, le premier épisode a donc lieu au Vieux son grand appartement de la place des Vosges, Hallier Comptoir. En 1984, Jean-Edern Hallier vient régulière- lui propose 7 000 francs de salaire par mois. Difficile ment y dîner en voisin. Installé dans un vaste apparte- de refuser. « Étudiant en droit, j’avais passé le barreau à ment donnant sur la place des Vosges, l’écrivain est alors Toulouse sans conviction et après un an de stage, on venait une figure de l’époque, surtout connu du grand public pour de me proposer gentiment de redoubler une année. Au fond, ses provocations et ses frasques insensées sur le plateau je n’avais plus aucune envie de devenir avocat. C’était l’occa- portrait Yannick Labrousse/Temps Machine d’« Apostrophes ». Quelques mois plus tôt, il est allé jusqu’à sion parfaite de passer à autre chose. » Suite p. 123

121 Charles sous la république Joseph d’Aragon

La lettre de recomman- que Mitterrand se rend en premier après sa défaite face à dation de Jean-Edern « Le matin même de mon arrivée, Valéry Giscard d’Estaing. Quelques années plus tard, c’est Hallier qui conduira Joseph d’Aragon Jean-Edern Hallier me parle encore lui qui mettra sa plume au service du candidat jusqu’en Espagne socialiste en écrivant sa Lettre au colin froid, une charge du livre sur Mitterrand et me féroce contre Giscard. Si bien que lorsque François Mit- terrand est finalement élu à l’Élysée, Hallier pense tout charge de partir le lendemain naturellement hériter du sous-secrétariat à la culture, ou pour l’Espagne afin de récu- au moins de la prestigieuse Villa Médicis. Mais le « grand écrivain » n’obtiendra rien. Le jour de l’investiture, le 21 pérer des preuves de son appar- mai 1981, il n’est même pas invité à l’Élysée et doit forcer la porte pour apercevoir l’ombre du monarque. Sa haine tenance AU GROUSPUSCULE envers Mitterrand trouve sa source dans cette humilia- D’EXTRÈME DROITE LA CAGOULE » tion suprême. Elle ne cessera plus de croître. De son côté, Joseph ignore tout de cette relation ombra- geuse lorsqu’il pose ses affaires dans l’appartement de la place des Vosges. Il ne sait pas non plus que le polémiste projette d’écrire un livre vengeur dans lequel il balan- cerait tout sur Mitterrand. La Francisque, ses liens avec la Cagoule (groupe d’extrême droite actif dans les L’occasion, aussi, de plonger quelques mois dans les années 30 – NDLR), son cancer et jusqu’à l’existence de arcanes de la vie parisienne. Cette capitale où tout semble sa fille cachée. Le brûlot a même déjà un titre : Tonton et aller beaucoup plus vite, surtout depuis que la gauche Mazarine. Un projet auquel Joseph va être associé, presque est au pouvoir. Deux semaines plus tard, le jeune homme malgré lui, dans des conditions rocambolesques. « J’ai été s’installe place des Vosges. Son séjour va durer six mois. happé dès le premier jour, reprend-il. Le matin même de mon Par contre, il n’entendra plus jamais parler du père de arrivée, Jean-Edern Hallier me parle du livre sur Mitterrand Foucauld. À cette époque, Jean-Edern Hallier a une autre et me charge de partir le lendemain pour l’Espagne afin de obsession bien plus dévorante : le président François Mit- récupérer des preuves de son appartenance à la Cagoule. Une terrand. demi-heure plus tard, me voilà dans un taxi direction rue de Pour comprendre la relation complexe qui unit les deux la Tour d’Auvergne, où se trouve l’entreprise du mystérieux hommes, il faut faire un détour par les années 1970. financier qui doit sponsoriser ce voyage en Andalousie. Je Jean-Edern incarne alors la figure de l’intellectuel dandy, n’ai jamais su qui c’était mais la secrétaire m’a remis un billet séducteur et flamboyant. Dans l’effervescence post-68, il aller-retour pour Málaga et une enveloppe contenant 10 000 anime la revue Tel Quel avec Philippe Sollers et Françoise francs en liquide. J’étais à Paris depuis seulement quelques Sagan. Puis lance un nouveau journal pamphlétaire, heures et c’est la première fois que je me retrouvais avec L’Idiot international, un temps patronné par Simone de autant d’argent sur moi. » « Cher Jean Dumont, Beauvoir. Avec sa bande, Hallier revendique la « prise de Le lendemain matin, pas vraiment rassuré, Joseph Je vous envoie Joseph d’Aragon de la part de votre fils Emmanuel. Il vous questionnera sur pouvoir littéraire ». Séduit par sa culture et sa répartie, s’envole donc pour le sud de l’Espagne. L’homme qui la période Vichy, sur Mitterrand et sur cet attentat (?) où il a, paraît-il, été impliqué. Je vous promets la discrétion absolue, et que votre nom ne sera pas cité. Jean-Luc Marion, Mitterrand observe le jeune prodige comme un per- aurait des renseignements à lui fournir sur Mitterrand un de mes très vieux amis et Bernard Leclerc m’ont souvent parlé de vous. Je vous ai un peu sonnage de roman, louant même en lui un écrivain « au s’appelle Jean Dumont. Historien spécialiste de Vichy, lu – trop peu hélas ! mais je serais ravi de faire votre connaissance dès votre passage à Paris. premier plan de sa génération. » Jean-Edern Hallier se rêve il s’est exilé à Vejer de la Frontera, un petit village niché En amitié de alors en Victor Hugo contemporain, conseiller du roi et dans les collines, entre Cádiz et Málaga. Jean Dumont a été

Jean Edern Hallier » © archives J oseph d’aragon chantre de la nouvelle gauche. En 1974, c’est chez lui prévenu par télégramme de l’arrivée de Joseph. Le récit

123 Charles sous la république Joseph d’Aragon

que fait ce dernier de son périple espagnol, trente ans Mitterrand : la protection de sa seconde après, prend une tournure baroque. Le trajet en car depuis « Avant de prendre l’avion, famille et du secret autour de sa fille cachée. l’aéroport de Málaga à travers la campagne andalouse. Les j’envoie tout de même De ce point de vue, les frasques de Jean- derniers kilomètres à pied, au milieu des champs. L’enclos Edern Hallier constituent un casus belli. à escalader pour atteindre la propriété de Jean Dumont. quelques cartes postales Un ancien membre de la cellule, devenu « En haut de la colline, je croise un couple de paysans en expert en barbouzeries, va alors « prendre train de reboucher un trou dont je me dis qu’il a l’envergure à ma fille pour qu’elle garde en charge » personnellement l’écrivain. d’une tombe. Ils n’ont pas vraiment l’air surpris de me voir. Ils des souvenirs de moi au cas Pris à la gorge financièrement, ce dernier connaissent le señor Dumont, et dans mon espagnol approxi- finit par accepter de monnayer son silence matif, je comprends qu’il est parti enterrer un membre de sa où les choses tourneraient contre l’annulation de ses dettes à l’État. Le famille mort dans un accident d’avion. Tout cela me paraît 29 mars 1984, chez Lipp, il remet l’original bizarrement normal. Lorsque je finis par trouver la maison, mal » de son brûlot à l’ancien gendarme en signe elle est effectivement vide. Après une nuit à attendre en vain de reddition. Son ardoise de 300 000 francs dans le village, je décide, dépité, de partir retrouver une est aussitôt effacée. Dans ses mémoires, vieille connaissance de Jean-Edern, un type croisé à Paris la Roland Dumas raconte ce moment où veille de mon départ et venu passer trois jours de vacances François Mitterrand, prenant possession du à Marbella. Après avoir dîné, nous passons une partie de la manuscrit, se plonge aussitôt à l’intérieur nuit à boire au bar de son hôtel. Il semble inquiet, me met insistance, notamment ceux du banquier François Dalle un stylo à la main. en garde pour le retour, me parle de Mitterrand, de police, de ou du futur député souverainiste Philippe de Villiers (Le Dans l’entourage d’Hallier, pourtant, filatures et d’une interception probable à Orly à cause d’in- premier est mort en 2005 et le second n’a pas souhaité Mais plus encore que le passé vichyste de Mitterrand, personne ne croit à cette reddition. Dès les jours suivants formations prétendument explosives que j’aurais en ma pos- répondre à nos questions). c’est la menace de briser le secret autour de Mazarine qui d’ailleurs, d’autres exemplaires de l’ouvrage commen- session. Ça m’embête d’autant plus que je peux difficilement À l’époque, Jean-Edern Hallier rencontre beaucoup de va faire de lui le véritable homme à abattre de l’Élysée. cent à circuler sous le manteau à Paris. « La photoco- être plus bredouille que je ne le suis. Avant de prendre l’avion, monde. Régulièrement, il embarque Joseph dans sa mini En visant la fille cachée, le polémiste s’attaque à un pieuse tournait à plein régime dans la petite imprimerie j’envoie tout de même quelques cartes postales à ma fille pour Cooper afin d’aller glaner de nouvelles informations sur des tabous les mieux ancrés de la politique française. de la rue Saint-Antoine, se souvient Joseph. On l’envoyait qu’elle garde des souvenirs de moi au cas où les choses tour- le chef de l’État, qui compte de nombreux ennemis prêts Jusqu’ici, seule Françoise Giroud avait évoqué l’affaire partout. » Le pamphlet interdit a désormais un titre plus neraient mal. Finalement, je suis presque surpris d’arriver à à parler dans Paris. Le soir, en général, on se retrouve à la dans un roman à clef, Le Bon Plaisir, publié l’année pré- présentable : L’Honneur perdu de François Mitterrand. Paris sain et sauf. Quant à Jean-Edern, il ne m’a jamais tenu Closerie des Lilas vers 18 heures avant de finir de façon cédente – ironie de l’histoire, aux éditions Mazarine. À Mais au cours des mois suivants, dix-sept éditeurs refu- rigueur de ce fiasco. » plus aléatoire dans la cuisine de l’appartement place l’époque, seuls les initiés avaient saisi la référence à Mit- seront le manuscrit, souvent après avoir reçu un coup L’aventure espagnole va au contraire sceller une compli- des Vosges, vers 2 heures du matin. C’est l’heure des terrand. Cette fois, c’est différent : Jean-Edern Hallier ne de fil du Château. Pour dénoncer cette censure, Hallier cité de plusieurs mois entre les deux hommes. Au cours des dernières vodkas pour Jean-Edern Hallier, qui s’assomme bouscule pas seulement un symbole, il menace directe- convoque un jour la presse devant l’Élysée et se met à premières semaines, assis dans le vaste salon qui donne avant de retrouver sa chambre et sa télé allumée pour la ment le chef de l’État. Depuis plusieurs mois, d’ailleurs, brûler son pamphlet face à l’objectif des paparazzis. Sur sur la place des Vosges, ils passent des heures à discuter du nuit. « Joseph, éructe-t-il parfois avant de prendre congé. l’écrivain est totalement en roue libre. Criblé de dettes, la photo publiée dans France-Soir, on aperçoit l’ombre de projet sur François Mitterrand. Penché au bord de la table Trouves-tu que je suis le meilleur écrivain de ma généra- poursuivi par le fisc, il a déjà promis d’aller réclamer des Joseph. Persuadé d’être victime d’une machination, l’écri- basse, Hallier noircit compulsivement ses grands cahiers tion ? » dommages et intérêts à l’Élysée pour son « travail de mer- vain continue d’agiter ses très nombreux réseaux. Au à petits carreaux en remplissant le cendrier de Gauloises Quand il n’est pas à l’appartement ou à la Closerie, Joseph cenaire idéologique » depuis mai 1968. « Je suis le fils naturel téléphone, il passe des heures à raconter ses déboires au à moitié fumées. Joseph relit, corrige certains extraits, se perd dans Paris, surtout la nuit. Son repaire, un bar de la gauche comme la petite Mazarine », écrit-il dans une Tout-Paris. Sa femme, l’avocate Marie-Christine Capelle- suggère de nouvelles pistes, invoque Deleuze, Mauriac et interlope de Pigalle, s’appelle Les Noctambules. Cette lettre adressée aux services fiscaux. Hallier, s’étonne d’ailleurs que la ligne ne soit toujours pas Chateaubriand. Avide de métaphores bibliques et de réfé- jeunesse libre et décomplexée, dans laquelle il se fond, Pour le chef de l’État, la comédie a assez duré. Après l’at- coupée, avec toutes ses factures laissées en déshérence. rences obscures pour nourrir ses envolées contre François lui offre un autre diaporama des années Mitterrand. C’est tentat de la rue des Rosiers, en août 1982, une équipe a Le couple ne sait pas encore que c’est l’Élysée qui paye Mitterrand, l’écrivain fait feu de tout bois. En coulisses, il précisément ce mythe d’une gauche ouverte et roman- été mise sur pied afin d’assurer sa sécurité : la cellule-anti- gracieusement la note. arrive que d’obscurs mécènes financent ou orientent dis- tique prétendument incarnée par « Tonton » que Jean- terroriste de l’Élysée. Mais très vite, les gendarmes d’élite Depuis 1983, la cellule antiterroriste bénéficie en effet

crètement ses recherches. Plusieurs noms circulent avec Edern Hallier cherche à déboulonner avec son brûlot. © archives joseph d'aragon vont se concentrer sur la véritable priorité de François d’une arme redoutable pour anticiper les mauvais

125 Charles sous la république Joseph d’Aragon

Habillé en bourgeois de Calais, Jean-Edern brûle son pamphlet Pour dénoncer cette censure, Morgan Sportes. Devenu totalement paranoïaque, Jean- contre Mitterrand devant l’Elysée, 1984 Hallier convoque un jour Edern Hallier noie sa rancœur dans l’alcool et la cocaïne. Certains assurent même qu’il est en train de devenir fou. la presse devant l’Élysée et se Par moments, il lui arrive de tirer au pistolet 11-43 sur les pigeons de la place des Vosges, depuis le balcon de met à brûler son pamphlet face son appartement. On l’aperçoit aussi dans les couloirs du à l’objectif des paparazzis. Sur journal d’extrême droite Minute et il est devenu un peu coups de l’écrivain : les écoutes téléphoniques. Hallier moins regardant sur le profil de ses généreux donateurs. n’est pas la seule cible de ce système tentaculaire. Durant la photo publiée dans France- « L’air commençait légèrement à s’embrunir, reconnaît trois ans, jusqu’en 1986, les gendarmes de l’Élysée vont Joseph. Je n’étais plus vraiment payé, il était temps de partir. » ainsi écouter plus de 3 000 conversations et archiver Soir, on aperçoit l’ombre Peu de temps après, le jeune homme quitte définitive- près de 2 000 noms dans leurs fichiers. Un véritable de Joseph ment l’appartement de la place des Vosges. Il vient d’avoir bottin mondain, où s’entrechoquent hommes politiques, 27 ans. Après plusieurs petits boulots dans l’édition, il avocats, journalistes et écrivains. Considéré comme la devient secrétaire de rédaction dans la presse d’entre- cible principale, surnommé tour à tour « Kid », « Fou », prise, poste qu’il occupe toujours aujourd’hui. Au cours « Fabulateur » ou « Débile » dans les comptes rendus, Jean- des années qui ont suivi son départ, Joseph est toujours Edern Hallier est écouté partout. Chez lui bien sûr, mais resté en très bons termes avec Jean-Edern Hallier aussi dans les lieux où il a ses habitudes, le Vieux Comptoir Il faudra attendre 1993 pour que l’affaire des écoutes de ou la Closerie, également « branchés ». Un fichier à part l’Élysée soit révélée par Libération. À l’issue du procès a même été créé spécialement pour l’écrivain. Baptisé fleuve qui s’est finalement tenu en 2004, 7 anciens colla- « Kidnapping », ce fichier centralise toutes les personnes borateurs de François Mitterrand ont été condamnés pour ou les organisations qui ont été en contact avec lui. Dans atteinte à la vie privée. Dix ans après sa mort, l’ancien le jargon, on parle d’écoutes « en étoile » : tout correspon- trace, indique Joseph. Je me souviens seulement qu’il m’a président a été désigné comme l’ « inspirateur et le décideur » dant intéressant se trouve à son tour branché. Près de 800 longuement interrogé sur Jean-Edern, c’était assez surréa- de ce vaste système d’espionnage. Réhabilité par la révéla- noms sont ainsi recensés dans le fichier « Kidnapping », liste. » Autour de l’écrivain, le climat n’a jamais été aussi tion de cette affaire, Jean-Edern Hallier éclusera jusqu’au chacun correspondant à une fiche individuelle. Une liste oppressant. bout sa haine contre Mitterrand. Quelques années plus dans laquelle on trouve aussi bien Jacques Vergès que Pourtant, aucune de ces intimidations ne parviendra à le tard, son brûlot est finalement publié aux éditions des Pierre Bérégovoy, Thierry le Luron ou Claude Chabrol. À faire taire, bien au contraire. Au printemps 1984, il décide Belles Lettres. Expurgé de ses passages les plus trash, la lettre « D », Joseph d’Aragon figure en bonne place, tout même de relancer L’Idiot international, en sommeil depuis L’Honneur perdu de François Mitterrand s’est vendu à comme deux de ses sœurs avec qui il s’entretient souvent plusieurs années. Malgré l’ombre pesante des gendarmes 400 000 exemplaires. Devenu le symbole ambigu d’une au téléphone. Mais comme toutes les autres victimes de l’Élysée, de nouveaux mécènes acceptent de subven- génération, Hallier continuera d’alimenter la polémique de la cellule, il ne le découvrira que dix ans plus tard, au tionner le projet. L’écrivain revit. Foutraques et enfumées, jusqu’à sa mort, en 1997, d’une étrange chute de vélo à moment où éclatera le scandale des écoutes de l’Élysée. les conférences de rédaction se tiennent dans le salon de Deauville. Il avait 60 ans. Quinze ans après, certains de En 1984, la toile d’araignée tissée autour de l’écrivain fait subir l’Élysée. Un jour, une berline aux vitres fumées son appartement. On y croise Morgan Sportes, Bernard ses héritiers sont toujours persuadés qu’il a été assassiné. permet d’anticiper le moindre de ses déplacements. Tous le suit au pas le long de la rue de Rivoli. Le lendemain, Franck, Jean Baudrillard ou encore Philippe Sollers. Mais Son enterrement dans le Finistère, un an tout juste après ses rendez-vous sont passés au peigne fin, et ses conver- c’est le même homme vêtu avec des couleurs criardes qu’il exactement comme L’Honneur perdu, L’Idiot va à son tour celui de François Mitterrand, fut aussi celui d’une époque. sations les plus sulfureuses minutieusement retrans- croise à plusieurs reprises sur son trajet. L’écrivain n’est subir les foudres de l’Élysée. Le jour du bouclage, un article Au milieu du gratin mondain, Joseph se souvient d’avoir crites. François Mitterrand lit lui-même certains comptes pas le seul à constater cette inquiétante surveillance. sur Mazarine doit sauter au dernier moment suite à un aperçu l’ancien gendarme chargé de faire taire Jean-Edern rendus d’écoutes, qu’il annote simplement d’un « vu ». Un soir, alors que Joseph entre dans un taxi en haut de la problème technique. « En fait, le coursier chargé de porter Hallier. Ce matin-là, les derniers mots furent ceux du Partout, désormais, Hallier se sent traqué. À tous ses rue de Crimée, un inconnu monte à ses côtés par la porte les films offset à moto chez l’imprimeur s’était fait renverser prêtre chargé de l’homélie qui connaissait bien l’écrivain.

interlocuteurs, il raconte les persécutions infâmes que lui opposée. « Sans doute un flic mais je n’ai jamais retrouvé sa © dr et tout voler par un flic des RG », se rappelle aujourd’hui « Le délire breton est toujours mystique. » —

127 Charles sous la république en images

Le graphisme d’un autocollant de soutien aux expulsés de Notre-Dame-des-Landes nous souffle à l’oreille un petit air déjà entendu. En effet, tous les ingrédients visuels présents dans cette image de propagande nous rappellent une époque apparemment révolue, celle des grands combats écologiques des années 70. Serait-ce le retour des utopies libertaires ? Pas de doute, l’opposition ferme et furieuse à la construction d’un aéroport dans des zones naturelles d’intérêt écologique et faunistique soutient la comparaison avec l’interminable lutte du Larzac. Pensez-donc !

par Zvonimir Novak

Au centre : Malville, 1977

De chaque côté : Notre-Dame-des-Landes, 2013 © DR

129 Charles sous la république histoire graphique de l’écologie

Cette page : Larzac, 1973, Jiem, l’illustrateur du et Plogoff, 1980 sticker de soutien aux Page de droite : ©Jiem, 2012 expulsés, a su donner une identité visuelle à ce nouveau terrain de lutte. Qu’y voit-on ? un espace végétal saturé, un enfer vert gorgé de sève, comme si la nature et l’oxygène manquaient

l a fallu pas moins de dix ans de mobilisation, Depuis l’inauguration en 2007 d’un QG de résistance esprits sylvestres peut-être ? Poings levés et fourche en Europe-Ecologie-Les Verts, leur partenaire au gouverne- sans haine et sans violence mais avec beau- appelé La Vache - rit, Notre-Dame-des-Landes est deve- main, des jeunes farfadets aux cheveux et barbes fleuris ment. À peine une déclaration d’utilité publique de l’aé- coup de papiers pour contrer l’extension d’un nue un lieu de pèlerinages. Il s’y cristallise toutes les semblent surexcités. Passage obligé d’un féminisme de roport est rendue en 2008 qu’aussitôt une déclaration camp militaire. Car de 1971 à 1981, une extra- contestations de France et d’ailleurs contre la folie des bon aloi, une femme trône fièrement sur une fourgonnette alternative appelle à se mobiliser contre les grands projets ordinaire production de stickers, d’affiches et grandeurs des multinationales et des politiciens du cru. de police, renversée comme il se doit, tandis qu’un énorme inutiles. L’écologie, l’anticapitalisme et l’antiétatisme de tracts va faire barrage aux chars d’assaut. Jiem, l’illustrateur du sticker de soutien aux expulsés, a « Vinci dégage », résonne dans la forêt. À coup d’aplats sont l’équation idéale pour que les gauchistes, les liber- Aujourd’hui, l’abcès de fixation contre le projet su à la fois faire le lien entre deux époques, donner une de couleurs et de cernes noirs, tout est dit sur ce qui se taires et les babacools reviennent dans les champs, des I d’aéroport, qualifié de pharaonique par les identité visuelle à ce nouveau terrain de lutte et nous passe dans la ZAD, zone d’aménagement différé pour les décennies après le coup du Larzac. Comme par enchante- résistants de Notre-Dame-des-Landes, semble bien parti faire humer l’esprit des lieux. Qu’y voit-on ? La repré- uns, zone à défendre pour les autres. Le projet d’implan- ment, la ZAD se remplit de Zadistes, puis se transforme en pour renouer avec les Plogoff, Creys-Malville, Fessenheim sentation d’un joli petit coin champêtre et poétique ? tation qui date des années 60, puis réactivé en 2000 sous lieu d’expériences alternatives et autogérées. Aujourd’hui et autres combats épiques. Nous l’avons certainement Pas vraiment ! C’est plutôt un espace végétal saturé, un le gouvernement de Lionel Jospin, donne lieu à de vives Notre-Dame-des-Landes, de la boue et de l’humidité, est oublié, mais ces agitations citoyennes menées par des enfer vert gorgé de sèves, comme si la nature et l’oxygène controverses tant locales que nationales. Car la construc- devenue l’épicentre d’une résistance acharnée. jeunes à la pilosité exubérante avaient conduit, dans les manquaient à Jiem, cet artiste urbain rompu à toutes tion d’un aéroport de 1 650 hectares, détruirait des landes, Au milieu d’une châtaigneraie se dresse un petit village années 70, à l’émergence d’un nouveau courant politique les formes d’expression du Street art. Son univers de du bocage et des exploitations agricoles. De quoi en constitué de cabanes faites de bois et de brocs. Une école

qui ferait grand bruit : l’écologie, rien que ça. verdure grouille toutefois d’hommes et d’animaux, des © DR vouloir aux socialistes, et entretenir des embrouilles avec et une crèche voient le jour et plus d’une centaine de

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Certaines affiches développent une idéologie néo- paganiste, une forme de culte actualisé à la nature où l’arbre est vénéré et la terre divinisée

gens s’y déclarent résidents, pour chercher de l’or ? Non américain. Ici les Indiens sont les bleus de la gendarmerie bon vieux temps du Larzac, mille et un graphismes fleu- ghan, l’un des meilleurs graphistes politiques du moment bien sûr, mais pour changer le monde ! Des milliers de mobile qui grouillent dans les parages. Ils peuvent surgir rissent et de nouveaux thèmes iconographiques apparais- et salarié tous corps d’image comme il aime se définir, personnes y sont passées et y passent toujours pour faire à tout moment, et effectivement l’opération César est sent. Certains sont directement inspirés des graphismes l’avion devient un monstre, avaleur de nature. Mission un peu de tourisme militant et soutenir la juste cause. déclenchée en octobre 2012, par la police du socialiste du Larzac, comme ce flyer appelé Notre Dame des Luttes parfaitement réussie pour cette métaphore visuelle, On construit des fours à pain, on défriche des terres Jean-Marc Ayrault, qui s’accroche à son aéroport. Les qui associe le poing de la lutte des classes au combat dont l’objectif est de dénoncer un désastre écologique à maraîchères, on monte des poulaillers, bref un projet bleus détruisent tout sur leur passage. Catastrophe pour écologique. Les projections de films, les concerts et les venir. Si les Zaders n’ont pas d’armes, ils ont néanmoins Colibri se met en place. L’Utopie est de retour. Pendant les Zadistes ? Non pas vraiment ! Car l’expérience nous repas festifs sont autant de prétextes à faire des flyers et des ressources potagères. Des carottes transformées en que radio Klaxon traite de sujets passionnants comme la enseigne qu’une bonne répression est toujours utile pour des stickers. L’imagination est au pouvoir et le Premier roquettes détruisent en plein ciel une escadrille d’avions. découverte des plantes sauvages comestibles, les jeunes la poursuite d’un mouvement. ministre tremble. Le casque de soldat recyclé en pot de Parfois ogre, parfois requin, l’avion n’est décidément pas sortent les guitares et redécouvrent Graeme Allwright. Le C’est gagné pour la France de la contestation, elle a fleurs est un best of de l’imagerie pacifiste du Larzac. Il toléré ici. village a sa place, son bistrot et malgré le pacifisme appa- désormais sa place Taksim. Le slogan Non à l’Ayrault-port est transformé avec humour, en botte en caoutchouc, un Certaines affiches développent une idéologie néo-paga- rent de ses occupants, il se transforme petit à petit en fort résonne désormais dans les 200 comités qui poussent un objet indispensable, devenu symbole, pour marcher dans niste, une forme de culte actualisé à la nature où l’arbre Chabrol comme celui d’Astérix le Gaulois. Des tracteurs de peu partout en France. L’opération Astérix des opposants à la boue de la ZAD. est vénéré et la terre divinisée. L’empathie quasi patholo- la Confédération paysanne sont enchaînés tout autour du l’aéroport riposte à l’opération César de la police. La résis- Une constellation nouvelle fait une entrée remarquée dans gique de certains pour tout ce qui ressemble à une victime

campement, comme les caravanes des pionniers de l’ouest tance se poursuit avec toujours plus d’images. Comme au © DR le panthéon des signes : l’avion tueur. Avec Mathieu Collo- fait un transfert de sentiment de l’humain à la nature.

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Ces images insurgées nous ramènent trente ans en arrière, elles nous disent la persistance d’une pensée politique et le passage de témoin entre deux générations

L’arbre est une idole sacrée intouchable. Mais bientôt ne tolèrent plus rien de la société de consommation, ni de Le graphisme militant embellit et fabrique du mythe. Il tion d’une centrale nucléaire sur le Rhin. Les années qui la mère nature reprendra ses droits et engloutira les nouvelles autoroutes, ni de nouveaux tracés. Ils prévien- transforme une ZAD humide et boueuse en lieu rêvé. suivent voient la vague verte gonflée. Les rassemble- constructions néfastes de l’homme, semblent exprimer nent : pas de nouvel aéroport, ni à Nantes, ni ailleurs. L’ac- Ces images insurgées nous ramènent trente ans en arrière, ments de grande ampleur se suivent, sans s’essouffler. certains visuels. Sur un flyer à la vision anthropomor- tion la plus spectaculaire qu’ils ont réalisée consiste à elles nous disent la persistance d’une pensée politique et Rodez, le Larzac, Creys-Malville et Plogoff sont le fruit phique, un arbre aux racines tentaculaires brise un avion construire des plates-formes en bois dans les arbres et à le passage de témoin entre deux générations. Comme à d’une greffe explosive. Gauchistes dogmatiques, plus marqué du logo représentatif du capital, c’est-à-dire l’ar- y rester perchés pour en empêcher l’abattage. Certains Notre-Dame-des-Landes, l’écologie, le mouvement le plus hippies pacifiques, plus environnementalistes radicalisés, gent. acrobates Éco-warriors se sont relayés plus de deux ans récent de la vie politique française, est né dans la boue des plus syndicalistes de la CFDT, le courant passe et se trans- Dans la boue de Notre-Dame-des-Landes se côtoient, se dans des cabanes, nichées à huit mètres de haut. Celles de terroirs, très loin des conciliabules de couloirs entre élus. forme. Tandis que les marxistes apprennent à fumer des mêlent et se construisent les contre-cultures de demain. Notre-Dame des-Landes sont devenues l’un des symboles Ce nouveau phénomène politique, sans césar ni tribun au joints, les non-violents découvrent l’anticapitalisme. De Les Éco-guerriers ont trouvé ici une tribune favorable à visuels de cette résistance, outil indispensable dans la début, s’est constitué à partir d’une multitude d’associa- nombreuses publications apparaissent et militent pour leurs idées et peuvent y déployer un savoir-faire mis au lutte des signes. Ces cabanes stimulent l’imagination tions décentralisées. l’émergence d’un nouveau mouvement. La Gueule ouverte, point dans les pays anglo-saxons. Ces professionnels de de nombreux artistes, qui racontent sur des flyers et des La première grande manifestation à vélo dans Paris en Le Sauvage, l’Agence de presse de réhabilitation écolo- la guérilla rurale n’hésitent pas à employer la violence et autocollants, telle la chanson de geste au Moyen âge, la 1972, appelée par les Amis de la Terre, met l’écologie giste (APR) sont les vecteurs de nouveaux graphismes. le sabotage pour préserver l’environnement. Pas touche à légende des résistants à l’aéroport. La forêt de Rohanne politique sur orbite. Et c’est parti pour une année bien Le dessin, la bande dessinée et la photographie aiguillent une herbe, pas touche à un arbre, alors quand un projet devient, par la technique suggestive de la gravure sur bois, remplie, avec des actions inédites. Ce sera Fessenheim une partie significative de la jeunesse des années 70 vers

pharaonique s’apprête à avaler un site naturel, gare ! Ils une jungle rouge et mouvante comme la lutte des classes. © DR en mars 1972, puis les manifestations contre la construc- le combat écologique. Un petit support de rien du

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à gauche : XXX à droite : XXX

terre de chouannerie écolo. Les Bretons seraient-ils durs qui menace. Malgré les maladresses, la fraîcheur de ces comme le granit ? images témoignent de l’authenticité d’un mouvement Cette page : Stickers 70’s À Plogoff, près de la Pointe du Raz, l’État français a voulu populaire. Page de droite : Affichage implanter une centrale nucléaire à la fin des années 70. Après des années de combats, ce bouillonnement poli- électoral 90’s Mal lui en a pris. Autocollants et affiches de l’époque tico-culturel aboutit à un hold-up, la création d’une struc- témoignent, avec humour souvent, de cette résistance ture politicienne avec ses élus, ses fonds publics et ses tout, l’autocollant, jouera bientôt un grand rôle. Pratique de fer du centralisme démocratique. Les anarchistes et très violente. Avec des pierres contre des fusils, de hautes propres intérêts. La professionnalisation ne s’est pas faite et parfaitement adapté à l’individualisation de l’action les hippies… ils avaient plutôt tendance à leur couper les luttes, Plogoff ne se fera pas. Et puis il y a La Hague, Creys- sans douleur et malgré les psychodrames et les crises de politique, militants et sympathisants se l’arrachent pour cheveux et à les finir au manche de pioche. Malville, Nogent-sur-Marne et des dizaines de champs de nerfs, le parti Les Verts, aujourd’hui Europe Écologie les prêcher la bonne parole. En transformant leur vieille Les nombreux rassemblements transformés en Wood- batailles moins spectaculaires. Ici, à Lodève, les locaux Verts, est devenu le capteur de voix des amoureux de la 2CV, leur 4L déglinguée et leur mobylette pétaradante en stock à la française, les longues marches où de jeunes refusent une mine d’uranium, là, à La Baule, c’est une nature. Les assauts incessants des exclus et des outsiders vitrine de la contestation, les chevelus font ainsi circuler urbains suivent les préceptes de Mao Zedong, sont l’occa- rocade qui gêne les palétuviers ; et toujours de nouveaux n’y font rien. Éliminant les ni gauche, ni droite et les envi- leurs revendications jusqu’au moindre petit village. Très sion d’acheter, de commenter et d’échanger du sticker. Et signes et de nouveaux slogans sont inventés. Les ronnementalistes intransigeants, Les Verts prennent leur vite, l’autocollant rond comme une cible devient un les fêtes, le moyen le plus efficace pour souder les gens, formules « vivre, travailler et décider au pays » et « mazoutés place parmi la gauche et participent au gouvernement phénomène de société et impossible d’y échapper. Mais sont des lieux de diffusion incontournable. Celle du PSU aujourd’hui, radioactifs demain » continuent à résonner rose-vert-rouge de Lionel Jospin. Très vite, la fraîcheur contrairement à ceux d’aujourd’hui, si courants et peu devient l’endroit où l’écologie politique est en gestation. dans nos oreilles. Ces autocollants sont vraiment la graphique des années de luttes se tarit pour tomber dans solides, ces autocollants en vinyle sont d’une qualité Ce nouveau courant idéologique se construit au niveau mémoire vive d’une décennie de luttes et le vecteur d’une les fadaises de l’imagerie électorale. capable de résister à l’usure du temps. Cela en fait un local, les autocollants de l’époque le prouvent. Ils ne sont nouvelle idéologie politique. Derrière ces graphismes Les Zadistes n’ont pas la mémoire courte. Les anciens produit rare et respecté, plutôt cher pour la bourse d’un pas faits rue de Solférino, ni place du Colonel Fabien, qui nous racontent une époque, il n’y a pas d’agences de combattants de Fesseinheim, Plogoff et du Larzac les ont étudiant, mais dont la vente alimente les luttes. Ces auto- mais dans des bleds où il n’y a guère que des péquenauds communication, mais de simples militants transformés instruits des luttes d’autrefois. Ils connaissent parfaite- collants s’achètent à l’unité comme un objet de luxe, mais pour traîner par là. Le Canet, Chaix-en-Retz, Coligny ou en faiseurs d’images. L’efficacité n’est pas toujours au ment bien les codes visuels et idéologiques créés il y a près impossible de les trouver à la Fête de l’Humanité. Car les Criseroy, c’est pourtant là, dans les profondeurs du pays, rendez-vous, mais des perles graphiques explosent, de trente ans. Alors quand ils voient un Vert débarquer à communistes étaient nerveusement allergiques à tout ce que le mouvement écologique se concocte. C’est bizarre, avec une profusion de têtes de mort, de cercueils et de Notre-Dame-des-Landes, ils se montrent désagréables et

qui sortait du cadre du marxisme-léninisme et de la main mais pourquoi le Grand-Ouest était-il et reste-t-il une © DR squelettes pour dénoncer la catastrophe écologique écrivent sur leur blog : Europe-Ecologie-Les Jaunes. —

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par Sébastien Lapaque photos Leandro Mantovani

ardi 11 juin 2013, l’aube était d’un joli bleu mêlé de jaune, au-dessus de Rio de Janeiro, avec des lambeaux de nuages M rouges aux franges noires. J’étais heureux comme un enfant de retrouver le Brésil. Venu ici pour saluer les toucans cachés dans les arbres bicentenaires du Jardin botanique, revoir les aquarelles de Jean-Baptiste Debret au musée Castro Maya, relire quelques poèmes de Carlos Drummond de Andrade et saluer sa haute mémoire, je ne m’attendais pas à découvrir une ambiance insurrectionnelle dans le pays. Il faut dire que le climat était paisible, cette matinée du 11 juin ; je regardai le jour se lever à travers une grande baie vitrée et je ne songeai à rien d’autre qu’à me laisser griser par la poésie des annonces d’embarquement et par cette voix métallique qui psalmodiait Brasília, Belém, Macapá, Flo- rianópolis en marquant bien les accents toniques. Avant de quitter l’aéroport international, j’achetai O Globo, O Estado de S. Paulo, le magazine Veja et l’édition locale du Monde diplomatique. Ici et là, je découvris bien quelques flèches visant Dilma Rousseff, élue présidente de la Répu- blique du Brésil en octobre 2010 après deux mandats successifs de son mentor Luiz Inácio Lula da Silva. Mais rien ne me sembla sortir de l’ordinaire. Au Brésil comme en France, la droite ne supportait pas de voir la gauche installée à la tête de l’État : comme si les domestiques avaient pris le pouvoir. Et au Brésil comme en France, la gauche s’était fait un devoir d’obéir aux commandements des marchés dès qu’elle s’était installée dans les lieux du pouvoir. Cela suscitait l’ironie des uns, la tristesse des autres. Nous autres, Français, étions habitués.

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Certains furent déçus en 1981 ; qui prétendra l’avoir été trotskisme et celui de la théologie de la libération à la en 2012 ? Nous ne pouvions pas oublier contre qui nous mode brésilienne, le Parti des Travailleurs fut créé par des avions voté. Au Brésil, les lendemains qui déchantèrent hommes et des femmes ayant assumé l’organisation de furent plus difficiles. Cette pusillanimité de la gauche grèves violentes, notamment dans les usines de São Paulo arrivée aux affaires : comme si toute tentative d’arraison- en 1978, et subi une répression sanglante. Ancien ouvrier nement du capitalisme financier devenu fou risquait d’en- métallurgiste, Lula fit plusieurs séjours en prison avant de traîner l’humanité dans l’enfer d’une nouvelle expérience passer du syndicalisme à la politique au début des années totalitaire. Le PT, qui régissait 200 millions de Brésiliens 1980 et d’accéder à la tête de l’État en 2003 après trois depuis dix ans, mit moins de dix semaines à oublier ses élections présidentielles perdues (1989, 1994 et 1998). discours de campagne en faveur d’un programme socia- Quant à Dilma, élevée au sein d’une famille communiste, liste à la fois révolutionnaire et réalisable : nationalisa- elle rompit tôt avec l’orthodoxie de Luís Carlos Prestes, le tion des banques et des principales industries, réduction fondateur du Partido Comunista Brasileiro (PCB) magnifié de l’éventail des revenus, instauration d’un système par Jorge Amado dans son livre Le Chevalier de l’Espé- d’éducation sans privilèges de classe – sans oublier la rance, pour s’engager dans la lutte armée au sein d’un réforme agraire à laquelle revient la palme de promesse mouvement d’inspiration guevariste. Arrêtée en 1970, électorale la plus reniée : au Brésil, on en parlait déjà dans torturée, la future présidente fut enfermée trois ans à la les années 1930. prison Tiradentes de São Paulo, une geôle à l’intérieur de Le pire, pour les Brésiliens, fut d’apprendre, en juin 2005, laquelle les prisonniers avaient la très curieuse habitude que la corruption avait atteint un niveau inédit dans le de mourir de crises cardiaques. pays. Privé de majorité au Sénat fédéral et à la Chambre De ces individus aux parcours militants exemplaires, des députés, l’exécutif avait en effet mis en place un on attendait la volonté de rompre avec les désordres du immense système de pots-de-vin consistant à payer turbocapitalisme et de l’hypercroissance mondialisée. une mensualité, un mensalão, à certains députés des On assista à une reddition éclair, une démagogie de plus partis alliés aux PT pour acheter leurs voix. Au cœur du en plus grossière tentant vainement de combler l’écart scandale, José Dirceu, chef de la Maison civile et homme immense entre les discours et les actes. Une fois installé de confiance de Lula. En novembre 2012, Dirceu fut au Palácio do Planalto à Brasília, Lula consentit sans condi- condamné à dix ans et dix mois de prison pour corrup- tions aux exigences du FMI et de la Banque mondiale : tion active et association de malfaiteurs par le Supremo réforme des retraites, privatisation des banques régio- Tribunal Federal, après un réquisitoire virulent de Joaquim nales, autonomie de la Banque centrale, dérégulation du Barbosa, vice-président du STF, que certains Brésiliens marché du travail… Assise dans son fauteuil à partir de espéraient voir élu président de la République à l’occa- janvier 2011, Dilma continua dans la même voie, en accé- sion d’une séquence mãos limpas. Dirceu exécuterait-il lérant le mouvement de privatisation des routes, des ports sa peine ? Personne ne le savait. Quant au PT, miné par et des voies ferrées pour résoudre le retard structurel qui les dissidences – notamment motivées par les questions handicape lourdement le Brésil à la veille du Mondial de écologiques –, il ne se remettrait jamais vraiment de cette football (2014) et des Olympiades de Rio (2016). affaire, malgré la réélection de Lula et la victoire de Dilma. Lourdement, c’est peu dire. Au Brésil, voyager coûte cher, Le Partido dos Trabalhadores de Lula et Dilma, ce n’est le déficit en réseaux de transport attend toujours d’être pourtant pas le PS de Ségolène et François, ce parti comblé, l’avantage accordé à la route est une double aber- dont l’ambition présente se réduit à vouloir soumettre ration logistique et écologique dans un pays qui possède la France aux délices du libéralisme de marché tempéré un de plus grands réseaux fluviaux du monde et disposait par le mariage gay. Né dans l’opposition à la dictature d’un système de chemins de fer performant jusque militaire (1964-1985), mariant à l’origine l’héritage du dans les années 1940. À São Paulo, où 1 000 voitures

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nouvelles sont mises en circulation chaque jour, l’auto est les limiers de L’Agência Brasileira de Inteligência infiltrés un chaos, à Rio, le métro n’est toujours pas achevé, la ligne parmi les factieux. à grande vitesse Rio-São Paulo se fait toujours attendre, Mardi 11 juin, à São Paulo, il y eut cependant beaucoup de les pistes des aéroports ne sont pas toutes aux normes et verre brisé, de magasins vandalisés, de stations de métro partout dans le pays, on découvre des ponts, des routes, saccagées, de tirs de grenades lacrymogènes et de lancers des voies ferrées abandonnés. Dans les grandes villes, la de coquetéis molotov. Peu réputée pour ses opinions pro- débrouillardise a fini par montrer ses limites. La pollution gressistes, la chaîne TV Globo mit en avant ces violences est devenue invivable, Rio, Belo Horizonte et Porto Alegre déclenchées par des « pitboys sans cause » et fut relayée ont désormais les mêmes embouteillages que São Paulo par le programme sensationnel Cidade alerta sur la chaîne et le quotidien des usagers des transports publics est Record. insupportable. Rien n’y fit, le mouvement était lancé. Les mots d’ordre On ne m’avait pas prévenu, mais je ne fus pas surpris, dans passèrent d’une ville à l’autre, les manifestations prirent la soirée du mardi 11 juin, en regardant les informations de l’ampleur, avec des heurts de plus en plus tendus dans la sur TV Globo, de découvrir qu’une protestation publique semaine du 10 juin, non seulement à São Paulo, mais déjà contre le problème des transports avait dégénéré en à Rio, Brasília, Belo Horizonte et Porto Alegre. La police émeute du côté de l’avenida Paulista à São Paulo. Dans un habituée à descendre dans les favelas pour des opéra- Brésil poussé au bord de la crise de nerfs par l’augmenta- tions militaires au terme desquelles la justice ne comptait tion des prix, de la corruption et de la criminalité, l’affaire jamais les morts réagit avec violence, notamment à São du preço da passagem de ônibus avait mis le feu. Tout avait Paulo, jeudi 13 juin, où elle brutalisa des passants et fit feu commencé cinq jours auparavant, et déjà à São Paulo, sur la foule avec des balles en caoutchouc. avec des cortèges contre l’augmentation du ticket de bus, Toutefois, la mobilisation populaire ne cessa pas. Au-delà passé de 3 reais à 3,20 reais, organisés par le Mouvement du problème des transports, c’était tout le malaise du transport gratuit derrière des banderoles proclamant : pays qui s’exprimait subitement. « Não são 20 centavos », « Por uma vida sem catracas », « Pour une vie sans tourni- proclamaient des pancartes. « Il ne s’agit pas seulement de quets ». Vendredi 7 juin, ils étaient déjà 4 000 sur l’avenida 20 centimes. » Après l’augmentation du prix des tickets de Paulista. bus, les manifestants évoquèrent les dépenses entraînées Quatre jours plus tard, un vent d’émeute souffla sur la par l’organisation de la Coupe du monde et des Jeux Olym- mégalopole aux 11 millions d’habitants et au ciel peuplé piques : 60 milliards de reais dans un pays où le salaire par les hélicoptères de l’hyperclasse. Les manifestants minimum est de 678 reais. avaient été électrisés par des noyaux d’anarchistes Qui le croira ? Au Brésil, pays où le futebol est une religion, désireux de généraliser le tumulte et l’inquiétude. « Les l’insurrection vint la semaine où débutait la Coupe des Organisateurs du chaos », écrira l’hebdomadaire néolibé- confédérations, avec un triomphe promis à la Seleção et ral Veja le 26 juin, effrayé par ces jeunes gens en colère des places d’honneurs annoncées pour l’Italie, l’Espagne, venus détruire des agences bancaires, affronter les l’Uruguay, le Mexique, le Japon et le Nigeria – sans oublier troupes de choc de la Police militaire et entraîner la foule les courageux joueurs amateurs de l’équipe de Tahiti. à l’intérieur des bâtiments officiels, fidèle à un mode opé- Mais ni le premier match de l’équipe du Brésil conduite par rationnel de subversion inspiré par celui des blacks blocs le vibrionnant Neymar samedi 15 juin, ni les rencontres européens. « Nous luttons contre le gouvernement, les partis suivantes, mercredi 19 et samedi 22, ne gelèrent les et la police », proclamaient les meneurs de cette minorité cortèges. Pendant le spectacle, l’insurrection continua, à active immédiatement stigmatisée et distinguée au sein moins que ce ne fût l’inverse. Il en alla de même lors de la de la masse pacifiste. Ils étaient 1,3% des manifestants demi-finale Brésil-Uruguay mercredi 26 à Belo Horizonte à Brasília, 0,3% à São Paulo et 0,008% à Rio, jureront (2-1) et de la finale Brésil-Espagne (3-0) dimanche 30

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à Rio, troublées l’une et l’autre par des émeutes autour du stade. Je vis ce mot d’ordre imprimé sur des ticheurtes : « Todos contra a Copa ! » Il était à la fois stupéfiant et réjouissant de découvrir une jeunesse brésilienne à laquelle les jeux du cirque de l’ère numérique ne faisaient pas oublier la gentrification des centres-villes, la disneylandisation de la vie culturelle, les pauvres expulsés de leurs maisons pour nettoyer les quartiers aux abords des stades et le détournement de l’argent public affecté à la santé, à l’édu- cation, au logement et au transport. Ainsi une grande partie du peuple brésilien, qu’on croyait condamnée à l’aveuglement et à la cécité dès qu’un ballon rond roulait sur le gazon, se révolta-t-elle contre la FIFA, désignée comme le quartier général du capitalisme finan- ciarisé et l’agent d’un néo-colonialisme incompatible avec la fierté nationale. Samedi 15 juin, quatre jours après le déclenchement des émeutes à São Paulo, les Brésiliens n’avaient pas apprécié le rappel à l’ordre de Sepp Blatter, le Conducator suisse de la FIFA, dont les oreilles avaient été agacées par le concert de sifflets visant Dilma Roussef à l’occasion du match d’ouverture de la Coupe des Confé- dérations. « Amigos brasileños, ¿ dónde está el respeto al fair play ? », avait-il demandé (en espagnol) aux sup- porteurs brésiliens en colère au moment de prendre la parole. Mais il n’était pas le bienvenu. « Queremos escolas no padrão FIFA », proclamaient des banderoles brandies dans le stade Mané Garrincha de Brasília à l’heure du coup d’envoi, « Nous voulons des écoles aux normes de la FIFA ». Blatter s’en amusa. « Le football est plus fort que l’insatisfaction des gens… Cela va se calmer », expliqua-t-il quelques jours plus tard au quotidien O Estado de S. Paulo, faisant écho à Jérôme Valcke, secrétaire général de la FIFA qui déclarait quelques semaines auparavant : « Je vais dire quelque chose de fou, mais un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde… Quand on a un homme fort à la tête d’un État qui peut décider, comme pourra peut-être le faire Poutine en 2018, c’est plus facile pour nous les organisateurs. » Avertissement à Jérôme Valcke : qu’il ne tente pas un jour prochain d’aller prendre un bain de mer à Copacabana, il risque de ne pas retrouver ses affaires en revenant de l’eau.

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Analysant la situation depuis son palais de Brasília, où bien essayé de défendre la politique du gouvernement en les chars et les troupes de l’armée avaient été appelés en expliquant qu’on ne faisait pas une Coupe du monde avec renfort pour assurer sa protection, Dilma regretta proba- des hôpitaux. Ce mot d’esprit d’un genre un peu particu- blement d’avoir mis en avant la magnificence des travaux lier diffusé par les réseaux sociaux déclencha une protes- de rénovations des stades à la veille du Mondial et le coût tation générale. Cette dernière révéla l’existence de deux des opérations : 951 millions de reais pour le Maracanã à Brésil. Non pas d’un Brésil riche et d’un Brésil pauvre, d’un Rio, 1,3 milliard pour le Mané Garrincha à Brasilia, 695 Brésil de droite et d’un Brésil de gauche. Mais d’un Brésil millions pour le Mineirão à Belo Horizonte, 689 millions adapté aux métamorphoses du capitalisme total et d’un pour le Fonte Nova à Salvador… Brésil qui n’avait pas envie de se soumettre aux condi- Si l’objectif était d’impressionner le reste du monde en tions aberrantes de l’économie mondialisée : vie chère, lui donnant à voir les effets concrets du décollage éco- anomie, angoisse, chômage, précarité. « J’avoue que je suis nomique brésilien, la conséquence fut de pousser dans très surpris par la capacité d’indignation de la génération la rue une classe moyenne confrontée à une vie de plus shopping », me confia Carlos Eduardo à São Paulo où je en plus chère et avec elle, des intellectuels attendant des passais brièvement. dirigeants du PT autant d’attention à l’égard des enfants Ces trois semaines de fièvre furent intéressantes à des bidonvilles mal soignés et mal nourris, des indiens observer : elles imprimèrent à mon Brésil intime des chassés de leur forêt ou des paysans sans terre qu’à l’égard couleurs nouvelles. Je m’inquiétai cependant de la variété des footballeurs. Dans la jeunesse éduquée et querelleuse, des manifestants, de leurs motivations hétérogènes, de la la colère était mauvaise contre les hommes et les femmes diversité de leurs mots d’ordre, de leur absence d’organisa- installés à la tête de l’État. « Le PT est un parti financé par tion et de ligne générale. Très vite, on put bien sentir que des gens qui ont étudié mais n’ont jamais travaillé, soutenu tout allait gentiment rentrer dans l’ordre. Le ventre festif électoralement par des masses pauvres qui travaillent mais de la société du spectacle était capable de tout digérer : on n’ont jamais étudié, et qui resteront toujours pauvres, et l’avait observé en France, lors du mouvement de décembre dirigé par des syndicalistes qui n’ont pas étudié et jamais 1995, cette première grève qui ne mena nulle part, puis travaillé », m’expliqua un jeune universitaire. avec Occupy Wall Street à New York, les Indignados à Madrid ou les Çapulcu du parc de Gezi à Istanbul – sans C’était dimanche 16 juin, tandis que je me glissai au parler des Anonymous. À chaque fois, ces insurrections cœur de l’émeute aux abords du Maracanã, à l’heure du plus ou moins spontanées et la mobilisation populaire match Italie-Mexique, après avoir assisté à la messe à la qu’elles suscitaient s’essoufflèrent faute d’exigence claire, cathédrale São Sebastião. Rio sentait la poudre. Les anar- de meneurs légitimes et de discours critiques articulés. chistes étaient à cran. Les jeunes Brésiliennes en colère L’insurrection pour quoi faire ? Dimanche 30 juin, Folha de toujours plus belles. « Avec le coût des travaux du stade São Paulo annonçait que Dilma avait perdu 20 points de Mané Garrincha de Brasilia, on aurait pu faire construire 5 popularité en trois semaines. Avec 30% de voix au premier hôpitaux, acheter 9 300 ambulances ou ouvrir 608 crèches », tour, elle aurait été éliminée de l’élection présidentielle s’indignait devant moi Ana Paula. Un argumentaire au profit de Joaquim Barbosa, qui se présentait comme rodé, des éléments chiffrés : ce n’étaient pas les damnés un social-démocrate à l’européenne mais répétait qu’il de la terre qui descendaient dans la rue au Brésil, mais ne serait jamais candidat, et de Marina Silva, ancienne la jeunesse éduquée, issue en grande partie de ce qu’on ministre de l’environnement de Lula, candidate du Parti appelait ici les classes B (classe média-alta) et C (classe Vert en 2010. Pour s’engager dans de nouvelles aventures, média). la marchandise ne manquait pas de soldats de rechange. « Não se faz Copa do Mundo com hospital » : le millionnaire Dans le présent du capitalisme ludique, l’insurrection Ronaldo, héros de la Coupe du monde 2002 en Corée, avait fut donc une fête comme les autres. Ce fut pour rire

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qu’on y porta des masques grimaçants et qu’on y lança Né à Tübingen, en Allemagne, le 2 février 1971, Sébastien des pierres sur la police. Dimanche 16 juin, un collectif Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro citoyen me proposa même de me faire l’œil au beurre noir littéraire. Les Barricades mystérieuses, son premier roman, avec du maquillage pour marquer ma solidarité avec la a paru en Babel Noir en 1998. Il a ensuite publié Les Idées journaliste de Folha de São Paulo atteinte par une balle heureuses (Actes Sud, 1999, prix François Mauriac de en caoutchouc. Nous le fîmes et nous en rîmes. La pièce l’Académie française) et Mythologie française (Actes Sud, jouée, tout finit en chansons. Au Brésil, l’affaire faillit mal 1998, Goncourt de la nouvelle). Une suite de voyages tourner simplement à cause de l’énervement des policiers au Brésil lui ont inspiré un essai d’histoire littéraire : dans les premiers jours et parce que la gauche, même Sous le soleil de l’exil, Georges Bernanos au Brésil 1938- après avoir fait voter des lois de droite en achetant des 1945 (Grasset, 2001), des carnets amazoniens : Court voix de droite, restait pétrie de bonne conscience. « Ma voyage équinoxial (Sabine Wespieser Éditeur, 2003), une génération était dans la rue contre la dictature. Ces gens anthologie : Le Goût de Rio de Janeiro (Mercure de France, étaient dans la rue contre la démocratie », osa expliquer Rui 2004) et un roman : La Convergence des alizés (Actes Sud, Falcão, le président du PT. Mais à part ceux qui risquaient 2012).Écrivain aux curiosités multiples, osant affirmer, leur place, aucun membre de la classe dirigeante ne parut après Paul Valéry, « J’ai beau faire, tout m’intéresse », il paniqué. a également publié de nombreuses préfaces, des livres On en vit même applaudir les manifestants, sûrs qu’aucun de cuisine, des essais consacrés à la vigne et au vin, un projet n’étant disponible, rien ne changerait. L’anonyme pamphlet contre Sarkozy (Il faut qu’il parte), un sermon rédacteur de Remarques sur la paralysie de décembre 1995 (Sermon de saint François d’Assise aux oiseaux et aux (Éditions de l’Encyclopédie des nuisances) le notait au fusées) et un journal dont le dernier tome couvrant les terme de la grande grève déclenchée en France contre la années 2010-2012 a paru en avril 2013. réforme néolibérale des retraites et de la Sécurité sociale : « La particularité de notre époque est justement là : jadis le pouvoir, conscient de la menace révolutionnaire que consti- tuaient des prolétaires alors porteurs du projet d’une vie meilleure et qui avaient sous la main les moyens de le mettre en œuvre, faisait tout pour empêcher une lutte d’atteindre son point de clarification ; et ainsi il l’y aidait, son action répressive traçant des camps irréconciliables. Maintenant, le pouvoir peut pour ainsi dire laisser filer la révolte, si cruellement privée d’idées et de moyens, afin que joue à plein l’accablement devant l’immensité de l’effort à accomplir pour donner consistance à son refus. » Dans l’avion de retour, me revint la vieille leçon. On ne prend pas la Bastille avant d’avoir écrit Le Contrat social, ni le Palais d’hiver avant d’avoir écrit Le Capital. —

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Leandro Mantovani est un photographe de 26 ans qui vit à proximité d'Héliopolis, la favela la plus peuplée de São Paulo. Il travaille depuis quelques années sur la scène underground paulistaine, particulièrement créative dans le centre historique de la ville. Dès le 6 juin, entre les flammes de la révolte et les matraques de la police militaire, il photographie le premier grand rassemblement lancé par le Mouvement Passe Livre : 2 000 manifestants partent de la préfecture de Sao Paulo pour gagner le cœur économique de la ville. Le 13 juin, les manifestants qui défilent pour « une vie sans tourniquets », font face à une violente répression policière : 240 d’entre eux sont arrêtés dont 7 journalistes. Dans la soirée du 18 juin, ils sont plus de 10 000 à déambuler dans les rues du centre populaire, avant de tenter d’envahir la Préfecture de São Paulo. Vingt quatre heures plus tard, les maires de São Paulo et Rio annoncent l'annulation de l'augmentation des tickets de transports en commun.

Un grand merci à Octave Bonnaud

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avEc EntrEtiEn tEstamEnt : qui était vraimEnt richard dEscoinGs ? PiErrE sidos enquête sur l’élection de Frédéric Mion l'hommE qui a voulu tuEr dE GaullE sciEncEs Po vu Par sEs anciEns élèvEs : Maastricht, Mitterrand et Moi, laurent JoFFrin, Marin de viry, par GuillauMe durand coloMbe schnecK, Maria MalaGardis, Pour qui vote Nicolas Bedos ? thoMas Gayet, cécile Guilbert, ariane cheMin nKM vue par cléMentine autain

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