Les Goncourt et leur monde

Conférence donnée par Gabriel de Broglie, de l'Académie française le 23 novembre 2005 à l'Académie nationale de Metz

C'est un grand plaisir que d'évoquer devant l'Académie nationale de Metz, à l'occasion de sa séance annuelle, la figure d'écrivains qui n'ont jamais oublié que leur famille était originaire de Lorraine, les Goncourt, et dont l'aîné, Edmond, avait l'allure, le caractère et l'ardeur au travail d'un lorrain.

J'ai choisi de vous parler d'eux d'un point de vue assez particulier, celui de la portée mondaine de l'ensemble de leur œuvre, considérée comme une grande fresque sociale, et de ce point de vue, je voudrais mon­ trer que l'on peut la comparer à l'œuvre de , considérée dans son ensemble, comme la peinture d'une société. Cette démarche est osée, car elle risque de heurter, à la fois, les amis des frères Goncourt qui lui vouent un culte assez exclusif, et les admirateurs de Proust, auxquels cette comparaison peut paraître sacrilège. Heureusement, les lecteurs des deux œuvres existent aussi, plus nombreux qu'on ne croit. Je serai ainsi amené à rapprocher ces deux fresques et à constater qu'il existe entre elles des rela­ tions plus significatives qu'on ne pouvait penser.

Je dois préciser que j'ai un titre familial à parler des Goncourt du point de vue social et mondain, et je m'en explique tout de suite. Ma mère est née Hélène Le Bas de Courmont. Elle fut la dernière à porter le nom de cette famille à laquelle les Goncourt étaient apparentés.

La grand'mère des Goncourt s'est en effet mariée deux fois. Elle a épousé en premières noces M. Le Bas de Courmont, fermier général, qui fut guillotiné sous la Terreur, d'où descendent quatre générations de Courmont jusqu'à ma mère. Puis, sous le Directoire, elle épouse en secondes noces un M. Guérin, dont la fille épousa M. Huot de Goncourt, le père des écrivains.

En dehors de cette parenté par alliance, est-il légitime, en abordant le portrait d'un écrivain de se demander quel est son milieu social? On en a souvent débattu et les deux thèses se défendent. Mais dans le cas des Goncourt, cela est spécialement légitime. En effet, ils accordent à cette question de milieu, dans leur vie, dans les personnages de leurs romans, et plus encore dans le Journal, une place capitale et forgent à ce sujet une sorte de mirage littéraire, tout comme le fera Marcel Proust après eux.

Je vais donc caractériser le monde des Goncourt dans leur milieu familial, et dans leur peinture de la société, avant de le rapprocher du monde de Marcel Proust.

Goncourt est un joli nom, qui semble choisi comme nom de plume par un écrivain d'Ancien Régime, comme M. de Voltaire et M. de Carmontelle. Mais c'est leur nom. Ils y tiennent passionnément. Il signifie : la maison du guerrier, « nom que j'ai quelque droit à porter en littérature », note Edmond. Comme ils savent qu'ils seront les derniers à le porter, ils voudraient « l'enterrer comme un drapeau », non sans l'avoir auparavant « illustré dans la littérature et légué à la postérité ».

Mais ils s'appellent en réalité Huot de Goncourt. C'est Antoine Huot, l'arrière-grand-père des Goncourt qui, en 1788, achète une maison à laquelle est attachée le titre de seigneur de Goncourt et en obtient la confirmation l'année suivante. Il était temps! Mais, commençant à faire parler d'eux, ils auront du mal à faire reconnaître leur nom. En 1859, le Dictionnaire des Contemporains publie cette notice : « Goncourt (Edmond et Jules Huot, dits de), littérateurs français nés à Goncourt (Vosges), vers 1825... ». Ces deux lignes ne contenaient pas moins de cinq erreurs. Ils ne sont pas dits de Goncourt, ni nés à Goncourt, Goncourt est en Haute- Marne, ni l'un ni l'autre ne sont nés en 1825 ! Ils protestent et obtiennent rectification. Voilà que le Charivari faisait écho à leur protestation en ces termes : « MM. Edmond et Jules de Goncourt, nés à Goncourt (Vosges) s'appellent comme leur village ». Encore quatre erreurs, nouvelle protesta­ tion et rectification.

Cette affaire leur inspire la réflexion suivante : « Cette contestation de notre particule, si enviée, il paraît, devait nous venir... L'envie du de est décidément une rage. C'est aux attaques qu'on sent tout ce que vaut une particule pour ceux qui ne l'ont pas ».

L'année suivante, un M. Jacobé obtient l'autorisation d'ajouter à son nom de Goncourt, car il possède la quasi totalité du hameau de ce nom dans la Marne. Les Goncourt font opposition. Leur famille a acquis une seigneurie sous l'Ancien Régime, alors que les Jacobé n'ont acquis qu'un bien national en 1790. Mais le ministre répond que les deux familles sont placées dans une situation identique à l'égard de ce nom et que les Goncourt ne subissent pas de préjudice. Ceux-ci s'indignent dans le Journal: « La loi présente sur la noblesse n'avait qu'un but: l'ôter à ceux qui l'ont, pour la donner à ceux qui ne l'ont pas ». On trouve encore dans le Journal bien d'autres allusions à ce nom, à la particule, à la « férocité des haines » qu'ils excitent, à « l'envie enragée » des démocrates contre les aristocrates, à l'injustice de considérer Edmond, à cause de son de et de sa distinction, comme un amateur, alors que est regardé comme un véritable homme de lettres. « Extraordinaire... cette bienveillance universelle pour Maupassant, ce de précédé d'un Guy qui a l'air de descendre des Croisades, ce de qui a été pour moi un motif d'inimitié, de la part de mes confrères qui ne l'avaient pas... ».

Ces réactions révèlent une prétention aristocratique pour le moins exagérée, une difficulté à se situer, un mirage du nom que les oppose au bourgeois, symbole exécré de leur époque, et les assimile au seul aristo­ crate qui subsiste en leur siècle, et qu'ils incarnent, l'artiste.

Tout autant que le nom et la particule, est importante la famille maternelle des Goncourt, c'est-à-dire les Courmont, car elle les rattache à un monde plus authentiquement aristocratique, plus décoratif que leur famille paternelle, sans atteindre la haute noblesse, ni la noblesse d'épée. La mère des Goncourt, douce et discrète personne, n'est que l'instrument de cette transmission. Mais par elle les Goncourt ont pour grand'mère une aristocrate, Adélaïde-Louise de Monmerqué, d'une famille de financiers ayant reçu anoblissement de Louis XIV, qui avait épousé Louis-Marie Le Bas de Courmont, d'une famille de fermiers généraux anoblis depuis le début du xvie siècle. C'est par ce dernier, qui n'est pas leur grand'père et qu'ils ne connurent pas, que les Goncourt se rattachent au monde fortuné, artiste, lancé, parisien de l'Ancien Régime. Son fils, Jules de Courmont, est « notre oncle » pour les Goncourt qui ont avec lui des relations fré­ quentes, amicales, gaies, admiratives et envieuses. Sa femme, Nephtalie Lefebvre est issue d'une famille qui a donné trois générations d'ambassa­ deurs, les Lefebvre de Béhaine. C'est une femme intelligente, intellectuelle même, cultivée, artiste, qui fit plus que tous les maîtres pour inculquer à le goût de l'art, la passion des lettres et former son esprit et son talent.

Les deux frères la prirent pour modèle dans leur roman, Madame Gervaisais, tout en déformant gravement le récit de sa conversion reli­ gieuse. Edmond conserve d'elle un souvenir ému souvent évoqué dans le Journal un demi-siècle après sa mort.

Son fils, Alphonse de Courmont, fut un compagnon de jeux de Jules de Goncourt, puis un compagnon de sortie et de fêtes pour les deux frères. Il les invitait plusieurs fois chaque année en séjour à Croissy où ils chas­ saient, dînaient, menaient la vie de château et voisinaient avec les Rothschild à Ferrières, la duchesse de Lévy à Noisiel, la comtesse de Puységur à Guermantes, Edmond André à Rantilly. Il partageait avec eux la passion de la collection, mais ayant de grands moyens, il recherchait de très beaux objets à une époque où les Goncourt ne pouvaient se le per­ mettre. « Alphonse, lit-on dans le Journal, est l'homme en France qui paye le bois de meuble le plus cher ! ». Il avait le tort d'être riche et égoïste. Le Journal le malmène durement comme le type du bourgeois inculte et inté­ ressé.

Bien d'autres membres de la famille traversent l'œuvre des Goncourt, telle cette vieille tante Cornélie de Courmont, une vraie figure du xvnie siècle, dont les romanciers firent la maîtresse d'une domestique déchue dans Germaine Lacerteux.

Il faut ajouter à cette galerie familiale la dynastie de diplomates des Lefebvre de Béhaine qui sont parents des Goncourt au même titre que les Courmont. Edouard Lefebvre de Béhaine sera le cousin préféré d'Edmond jusqu'à sa mort. Pendant qu'il était ambassadeur auprès du Saint-Siège, Edmond lui avait recommandé un écrivain de ses amis qui préparait un livre sur Rome, pour lui ouvrir les portes des palais romains, et même obtenir une audience du Pape. Il s'agissait d'Emile Zola ! L'audience ne fut jamais accordée, ni même demandée par l'ambassadeur. Il faut citer aussi Edélestan du Méril, ce cousin des Goncourt qui a écrit des quantités de volumes sur l'histoire du théâtre. Et encore Pierre-Charles de Villedeuil, « l'ami qui nous est tombé du bout de notre famille », un vrai aristocrate celui-là qui dilapidera sa grande fortune en cinq ans dans des entreprises où il entraîne les Goncourt. Et enfin cette famille, qui n'est pas parente des Goncourt, mais auxquels des liens d'intimité et d'affection les unissent, les Passy. Parmi quatre personnages de cette famille sur deux générations, quatre sont économistes, députés et membres de l'Institut, trois sont ministres, un est prix Nobel de la paix. Deux personnages surtout sont inti­ mement liés aux Goncourt, Louis Passy, l'ami de jeunesse de Jules, que sa brillante carrière éloigne peu à peu des deux écrivains, et sa sœur, l'énig- matique Blanche, pour laquelle Jules eut sans doute un sentiment et qu'Edmond prendra pour modèle de la jeune fille moderne de la bourgeoi­ sie dans Renée Mauperin. Contrairement à ce qu'Edmond prête aux Mauperin dans le roman, les Passy n'eurent jamais d'ambition nobiliaire.

Le milieu social des Goncourt est donc fortement caractérisé. C'est une bonne bourgeoisie ayant accédé tardivement à une petite noblesse non titrée, apparentée par remariage à une famille de noblesse plus ancienne mais non titrée, et à d'autres familles de bonne bourgeoisie, souvent riche et influente.

Ce milieu familial est soudé, assez fermé, et symbolise bien l'ascen­ sion sociale de la bourgeoisie au xixe siècle, ascension qui se nourrit de respectabilité, de prétention. Dans ce contexte, les Goncourt se situent eux-mêmes de manière ori­ ginale. Ils adhèrent étroitement à ce milieu mais en même temps s'en déta­ chent. Ils vivent de leurs rentes, modestes, mais haïssent la richesse, et détestent le bourgeois. Ils dépendent étroitement de leur parenté, lui ren­ dent visite, acceptent les invitations à , et plus souvent à la campagne, à Croissy, à la Comerie, à Gisors. On peut donc penser qu'il existe une intimité entre parents, une bonne entente et cependant le Journal fourmille de traits d'une dureté impitoyable à l'égard de ces cousins, de leur carac­ tère, de leur avarice, de leur manque de culture ou de sens artistique, de leur côté bourgeois. Dès lors, pourquoi continuer à les fréquenter? Ces jugements ne reflètent donc pas l'attitude des deux frères dans la vie de tous les jours. Le Journal apparaît ainsi comme une compensation, une évasion, une diversion à un puissant besoin d'assimilation sociale.

Les relations des Goncourt avec leur famille traduisent l'acidité de leur caractère et la méchanceté comme ressort de leur création littéraire. Leur cas n'est pas isolé, ni nouveau. Il existe plusieurs familles d'écri­ vains, l'une d'elles a utilisé l'aigreur et non la politesse, la malveillance et non la sympathie comme registre favori. Voltaire et Chamfort l'utilisèrent au xvme siècle, certains écrits de Mérimée aussi, plus tard Barbey d'Aurevilly, Léon Bloy, Léautaud, François Mauriac.

Ce trait de caractère personnel oriente en partie la démarche des auteurs et l'ensemble de leur œuvre, conçue comme une vaste fresque sociale.

Romanciers naturalistes, a-t-on dit, pour caractériser leurs romans sur des personnages du peuple dans des situations cruelles, sur les bas-fonds comme on disait au xixe siècle. Les Goncourt ont revendiqué cette qualifi­ cation. Elle les classait dans une catégorie placée alors sous les projecteurs de l'actualité avec Flaubert, Maupassant, Zola. Mais elle ne correspond pas à la réalité, ni au style des auteurs, toujours recherché, ni au découpage des scènes des romans qui n'a rien de naturel, ni même aux sujets des romans.

Les Goncourt ont écrit trois romans du peuple : Sœur Philomène sur les hôpitaux, Germinie Lacerteux, la servante débauchée, La Fille Elisa, la prostituée en prison. Ils ont écrit trois romans sur les milieux que nous appelons aujourd'hui intellectuels : Manette Salomon, le milieu des artistes-peintres, La Faustin, celui des actrices, et Charles Demailly, les hommes de lettres, c'est-à-dire les journalistes. Et enfin trois romans de la bourgeoisie ou de la bonne société : Renée Mauperin, le roman de la jeune fille moderne, dont le modèle est Blanche Passy. Madame Gervaisais, la grande dame sombrant dans le mysticisme, dont le modèle est Nephtalie Le Bas de Courmont, mon aïeule, et Chérie, la jeune fille du monde pari­ sien du Second Empire, dont le modèle est Melle Ablatucci, demoiselle d'honneur de la princesse Mathilde. Ajoutons aux romans les livres d'histoire qui, tous, peignent la société élégante et aristocratique du xvme siècle par opposition à la société bourgeoise du xixe.

Ajoutons surtout le Journal, tenu pendant 45 ans, couvrant 4 000 pages, et faisant paraître 4000 personnages. L'œuvre, unique en son genre, porte en sous-titre Mémoire de la vie littéraire, mais elle est plus que cela, chronique de la vie parisienne, tableau de la société, des salons, mémoires de la vie mondaine.

On trouve tout dans le Journal, la vie des deux frères, puis d'Edmond seul après la mort de Jules en 1870, le portrait de tous les parents que j'ai cités et de leurs amis, une masse d'anecdotes glanées au hasard des conver­ sations et trop naïvement reproduites, un guide des restaurants et des théâtres de Paris, la peinture des grandes amitiés littéraires ou artistiques, Gavarni dans la jeunesse, Flaubert à partir de 1862, Zola à partir de 1868 et surtout la grande amitié avec à partir de 1873 jusqu'à leur mort qui est, à elle seule, un chef d'œuvre littéraire, la galerie innombrable des autres écrivains, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Tourgueniev, Banville, Maupassant, Paul Bourget, Huysmans, Anatole France, Octave Mirbeau, puis la légion de disciples dans la vieillesse d'Edmond.

On trouve le récit des déjeuners littéraires, très à la mode alors, les dîners Magny de 1862 à 1874, le dîner Flaubert, le dîner des cinq ou des auteurs siffles, et surtout, à partir de 1885, le Grenier d'Edmond où défi­ lent le dimanche toutes les célébrités.

On trouve la peinture des salons, au premier rang desquels celui de la princesse Mathilde à partir de 1862. Cette fille de Jérôme, roi de Westphalie, fut fiancée à son cousin le futur Napoléon III et mariée au Prince Demidov de San Donato, divorcée et affichant une liaison avec Nieuwekerque que Napoléon III nommera directeur des Beaux-Arts.

La princesse Mathilde tint deux salons assez différents. Sous le Second Empire, son salon est somptueux et quasi officiel. C'est une dis­ tinction recherchée d'être admis à ses dîners et réceptions. Introduits par Gautier, les Goncourt furent impressionnés, épatés de la grande allure et de la liberté de ton que la princesse savait faire régner par son amabilité, l'at­ tention qu'elle leur montra. Ce salon réunit les écrivains, les artistes et la haute société qui accepte de faire partie de celle du Second Empire. Les Goncourt furent de ceux-là mais ne furent jamais invités à Compiègne ni aux Tuileries et ne rencontrèrent jamais l'Empereur ni l'Impératrice. A partir de 1870, la princesse Mathilde tient un salon différent, plus libre et personnellement rattaché à la maîtresse des lieux. Edmond est un des plus fidèles habitués et rencontre là beaucoup de personnalités de la société, mais ne fait que les rencontrer. Les salons que fréquentent les Goncourt sont surtout littéraires, ou de presse et plutôt conservateurs, ainsi le salon de Mme de Loynes autour de Jules Lemaître, celui d'Alphonse et de Julia Daudet avec leurs fils qui sont tout à fait à droite. Plutôt républicains et laïcs sont les salons des Ménard- Dorian et des Lockroy autour des descendants de Victor Hugo. Il faudrait citer le salon des Charpentier, l'éditeur, des Ganderax, de Francis Magnard le successeur de Villemessant au Figaro, des Pailleron tenu par la fille de Buloz. Ils ne fréquentèrent pas le salon de Juliette Adam qu'ils détestaient, ni celui de Mme Arman de Caillavet, ni celui des Bonnières, lui journaliste au Figaro.

En revanche, ils sont en relation avec les Rothschild. Edmond est reçu par le baron Alphonse qu'il a rencontré chez son cousin Courmont au château de Croissy près de Ferrières et assiste à un dîner fastueux donné par le baron Edmond en l'honneur de la princesse Mathilde en 1889.

Il faut ajouter le propre salon d'Edmond, le Grenier, qui est essentiel­ lement littéraire, mais très couru.

Quelle société fréquentaient précisément les Goncourt ?

On est d'abord frappé par la frénésie de la vie parisienne à cette époque. On vit dehors. On sort tous les soirs et rencontre cent personnes chaque jour. D'autre part, la société des deux frères avant 1870 est diffé­ rente de celle d'Edmond après. Jules et Edmond mènent une vie d'artiste, ne craignent pas de côtoyer la vie de Bohème, parlent de s'encanailler, fré­ quentent beaucoup les actrices, les journalistes, les peintres.

Après la mort de Jules, Edmond entre dans la vie parisienne en com­ pagnie d'Alphonse Daudet, dont la société est très étendue, littéraire mais aussi bourgeoisement mondaine.

C'est par les peintres, les portraitistes de la société élégante que Goncourt va aborder le vrai monde. Il a fait la connaissance de Giuseppe de Nittis en 1878 et se lie intimement avec le ménage. Il connaît James Tisssot, est tout à fait séduit par le ménage d'Antonio de La Gandara, se lie à Jacques-Emile Blanche et à Nadar, tous portraitistes de la bonne société. Il se lie aussi dans le sillage de Montesquiou, à Paul Helleu, à Rafaelli, le peintre des banlieues devenu celui des élégances, et à Whistler.

Entre temps, il faut noter que le succès littéraire est enfin venu avec La Fille Elisa en 1877, et les romans suivants. Peu à peu, Edmond de Goncourt a été reconnu comme un grand écrivain, puis comme un monstre sacré, une sorte de pontife des lettres et a reçu toutes sortes d'hommages à partir de 1890. Avec le succès, et la flatterie qu'il apporte et à laquelle Edmond de Goncourt se montre très sensible, sa situation dans la société se modifie. Il est de plus en plus recherché. Il devient un personnage emblématique du salon de la princesse Mathilde. C'est là qu'il rencontre les personnalités les plus en vue. C'est en sa compagnie qu'il est convié aux dîners dans le grand monde.

Le créateur, l'observateur intraitable, l'artiste rétif des années 1860 s'est laissé amadouer par la haute société et le Journal traduit ce rappro­ chement. Les traits les plus crus, qui abondaient au début, ont laissé place à une chronique mondaine, toujours piquante, plus étendue, et souvent simplement rapportée.

Entre le Journal rédigé par Jules jusqu'en 1870, et celui tenu par Edmond, à partir de 1885, le style est toujours vif, moins ciselé, mais le ton a changé. La vision sociale n'est plus la même. Il entre plus de naïveté, plus de fatuité. Edmond est fasciné par « le monde ». La transformation est grande, car si les Goncourt ont été des auteurs très parisiens, très répandus, ils ne recherchaient pas spécialement les « mondanités ». Et cependant... Faut-il, dans ces lieux, définir ce qu'est le monde? Distinguer le vrai monde, du demi-monde, caractériser le monde mondain, le monde monde comme disait joliment Louise de Vilmorin. Tous ceux qui s'y sont essayés, la princesse Bibesco, Elizabeth de Clermont-Tonnerre, notre collègue Louis de Beauchamp, ont insisté sur l'unicité du monde, son sérieux, son absence de ridicule. Il est non pas un parmi d'autres, mais le seul possible et obéissant à une unique loi: connaître, c'est-à-dire présenter et être pré­ senté, inviter et être invité, être apparenté ou pas, étendre le cercle de ses relations afin de fuir l'ennui, et pour finir, se refuser, jouissance suprême du mondain.

Si l'on réfléchit, c'est bien le ressort de l'activité d'Edmond de Goncourt, et nous devons dissocier ici les deux frères. Si Jules est un artiste qui dédaigne la vie mondaine, Edmond n'est pas exempt de sno­ bisme, malgré les sarcasmes qu'il multiplie dans le Journal envers les mondains, ou peut-être ainsi que le montrent ses multiples coups d'épingle !

La peinture de la bonne société par Edmond de Goncourt est un mirage dans la mesure où elle passe d'une série de notations personnelles et polémiques prises sur le vif au début à une vaste recomposition incorpo­ rant des éléments variés, parfois de seconde main. Qualités littéraires mises à part, n'est-ce pas également le cas de la peinture de la société par Marcel Proust qui est aussi, et plus clairement encore, un mirage ? Existe-t­ il une relation entre les deux fresques, l'une n'est-elle pas la préfiguration de l'autre? Parlons tout d'abord des deux hommes, Edmond de Goncourt et Marcel Proust. Ils se succèdent. Edmond meurt en 1896, alors que Marcel Proust commence à écrire et a tout juste publié quelques articles. Mais il se sont rencontrés ! Les lieux où ils ont pu et même dû se croiser sont nom­ breux, chez Mme Strauss, chez les Daudet souvent et chez la princesse Mathilde en particulier. Un catalogue d'autographes récent laisse penser que Marcel Proust serait même venu chez Edmond, un soir où Renaldo Hahn et le poète Vicaire y étaient aussi, mais cela n'est pas corroboré par le Journal (1). En tout cas, il a assisté en 1891 à la représentation de Germinie Lacerteux. Il y a au moins trois circonstances dans lesquelles ils ont été en présence : Marcel Proust assistait à la conférence de Montesquiou sur Marceline Desbordes-Valmore le 17 janvier 1894 parmi une très brillante assistance, dont Edmond de Goncourt. Il assistait aussi au banquet de 300 couverts en l'honneur d'Edmond, le 1er mars 1895, au cours duquel Raymond Poincaré lui remit la rosette de la Légion d'hon­ neur et Hérédia, Clemenceau, Zola, Régnier et Daudet lui rendirent solen­ nellement hommage. Enfin, on sait qu'il assistait au dîner du 14 novembre 1895 chez Daudet où Goncourt était présent, ainsi que François Coppée et Renaldo Hahn. Il garda de ces rencontres un grand souvenir. Et cependant, Marcel Proust semble n'avoir jamais été présenté à Goncourt, ne lui a jamais écrit et n'est pas cité dans le Journal. A la différence de « ce petit Hahn. » qui est cité, Marcel Proust est resté imperceptible à Edmond.

Mais il existe entre eux de nombreuses personnalités qui établissent des passerelles.

Mme Strauss tout d'abord, qu'Edmond a connue quand elle était encore la femme de Georges Bizet. Il est un habitué de son salon où il ren­ contre les femmes les plus élégantes et titrées mais qu'il trouve cependant bourgeoise et même cocotte, « l'allumeuse sans cœur, sans tendresse et sans sens » ! Il lui reconnaît la qualité de femme d'esprit, mais « d'un esprit de journaliste », et ne semble pas avoir décelé les qualités que Proust lui a attribuées en la prenant pour l'un des modèles de la duchesse de Guermantes, pour le charme, l'élégance, surtout le fameux esprit peint comme l'esprit des Guermantes qui pourrait être hérité de l'esprit Mortemart et qui est en réalité l'esprit Halévy.

La deuxième personne est évidemment la princesse Mathilde, person­ nage central de la société de la fin du xixe siècle. Edmond, pendant 34 ans, fut son convive habituel à Paris et à Saint-Gratien, l'un des plus fidèles. Proust aussi. La princesse Mathilde est exactement la passerelle entre les deux, en ce sens que tous deux l'admirèrent et furent fascinés par son rang

1. Vente d'autographes du 18 mars 2004. Hôtel Drouot. Jean-Claude Renard. № 75 du catalogue. d'Altesse impériale, par son personnage de nièce du grand Napoléon, de fiancée du futur empereur et du Tsar, que tous deux décrivirent longuement son salon où ils eurent l'occasion de rencontrer la plupart des personnalités qui peuplèrent leur existence, littéraires, du monde de l'Empire et du grand monde. On s'est beaucoup moqué de la princesse Mathilde, de sa peinture qui n'était pas bonne, de l'ennui de ses réceptions, de son petit esprit, lors­ qu'elle disait par exemple, « nous qui avons eu un militaire dans la famille ». Mais il faut bien lui reconnaître ce rôle de plaque tournante de la société de son temps. Une fois de plus, Edmond multiplia à son égard les critiques dans le Journal dont la publication faillit le brouiller avec elle.

Madeleine Lemaire tient salon dans son hôtel de la rue de Monceau où se rendent toutes les femmes élégantes. Peintre de fleurs, elle est, selon Alexandre Dumas fils, « l'être au monde qui a créé le plus de roses après Dieu ». Elle fait partie de la société de Mme Strauss et de la princesse Mathilde et reçoit régulièrement Goncourt. Elle recevra Proust aussi qui en fera l'un des modèles de Madame Verdurin, avec Mme Arthur Baignères, autre hôtesse commune à Goncourt et à Marcel Proust.

Le ménage d'Alphonse et de Julia Daudet, le clan Daudet avec ses fils et la nombreuse société littéraire, artistique et mondaine qui gravite autour d'eux est sans doute le lien le plus concentrique des cercles d'Edmond de Goncourt et de Marcel Proust. Edmond est le plus cher ami de Daudet et Proust éprouve pour ce dernier une grande admiration, d'ailleurs moins littéraire qu'humaine.

Deux personnages encore relient le monde de Goncourt et celui de Proust et non des moindres du point de vue mondain : Robert de Montesquiou et la comtesse de Greffulhe. Ce sont deux connaissance tar­ dives d'Edmond vers 1888 qui font les premiers pas vers lui car tous deux voudraient qu'il accepte d'être leur parrain dans leurs premières démarches littéraires. Edmond est sensible à leur attention, fasciné par leur rang aris­ tocratique et mondain, et sous leurs influence, laisse se déplacer le centre de son cercle social et de sa vie mondaine.

Montesquiou est un des personnages les plus hauts en couleurs de cette fin de siècle, qui cultivait « le plaisir aristocratique de déplaire ». Il a servi de modèle à Huysmans pour le Des Esseintes d'Arebours mais plate­ ment dépeint, à Oscar Wilde pour Dorian Gray, à Edmond de Rostand pour le paon de Chantecler, à Henri de Régnier dans Le Mariage de minuit, à Jean Lorrain pour M. de Phocas et à Proust pour Palaniède baron de Charlus. Goncourt le juge au premier abord, « un tarabiscoté tout à fait dis­ tingué qui pourrait bien avoir un vrai talent littéraire ». « S'il y a chez lui un coin de toquage, il s'en sauve toujours par la distinction », « il est, dit- il, le cabotin élégant de l'aristocratie ». Montesquiou, pour sa part, juge Edmond : « gentil et bougon, hérissé et agréable, ce grand maussade à l'as- pect de vieux militaire en retraite ». Mais il affirme que, seul avec Chateaubriand, il sait « parler en littérature aristocratiquement des êtres et des choses ». Les deux hommes éprouvent de la curiosité, de la sympathie l'un pour l'autre. Goncourt est fasciné par le milieu de la haute aristocratie dans lequel Montesquiou l'introduit. Montesquiou a lu et admiré l'œuvre de Goncourt. Il se réjouit d'être bien traité dans le Journal. Il est impres­ sionné par le pontificat littéraire qu'exerce Edmond de Goncourt à la fin de sa vie. Ils partagent le goût du bibelot et de la collection.

Enfin, c'est chez Montesquiou qu'Edmond voit la comtesse Greffulhe. « Une excentrique distinguée que cette comtesse Greffulhe : elle m'apparaît un peu comme la femme du toqué qui se nomme Montesquiou- Fezensac ». En réalité, il est subjugué par la beauté, la distinction, le luxe de cette grande dame, intelligente, exigeante, artiste, déçue aussi, qui est le point de mire de tout Paris et qui se montre attentionnée à son égard. Marcel Proust au même moment éprouve la même admiration mais ne reçoit pas les mêmes attentions. Pour elle aussi, il est imperceptible. Cela ne l'empêche pas d'en faire le principal modèle de la duchesse de Guermantes, ni d'en brosser un somptueux et inoubliable portrait.

Il est symptomatique que ces deux derniers personnages occupent une place croissante dans les dernières années d'Edmond et que les dernières pages du Journal portent presque exclusivement sur les personnages et les anecdotes de la haute société qui fourniront quelques années plus tard la matière même de la vaste fresque sociale à laquelle Marcel Proust donnera principalement la forme d'un roman.

Il y a donc non seulement des personnes passerelles mais un passage d'une œuvre à l'autre. On est ainsi amené à les rapprocher et à se deman­ der quelles sont les relations entre le monde de Goncourt et celui de Proust.

Ces deux œuvres se comparent d'abord par leur dimension et leur caractère composite. Pour en prendre une vision complète chez Proust, il faut ajouter aux romans les essais, Contre Sainte-Beuve en particulier, et les articles. Il faut deviner l'abondance de la documentation, des notes, des portraits. Il faut connaître la biographie de l'auteur et la clé ou les clés de chaque personnage.

Le résultat est, chez Goncourt comme chez Proust, une peinture assez étendue, parisienne, à la fois littéraire, artistique et mondaine, plus litté­ raire au départ chez Goncourt, plus mondaine chez Proust mais pas seule­ ment. Bien entendu, si l'on aborde le domaine de la critique, en littérature, en peinture et en musique, on constate que les choix de Proust ne sont pas les mêmes que ceux de Goncourt. Goncourt s'intéresse peu à la musique et à la poésie, beaucoup au théâtre et au journalisme. En littérature, il semble avoir largement ignoré le symbolisme. En peinture, il manque complète­ ment la révolution impressionniste.

Marcel Proust se tient à l'écart du théâtre, mais il est un vrai critique d'art, un philosophe de l'art et surtout un auteur plus complet, plus sen­ sible, plus curieux, et puis, c'est Marcel Proust. Notre propos n'est pas de comparer leur œuvre, mais leur description de la société et de ce point de vue, la fresque de Goncourt apparaît bien comme une préfiguration de celle de Proust.

Tout d'abord, Marcel Proust est, comme Montesquiou, un lecteur de Goncourt. On connaît trois périodes pendant lesquelles il lisait le Journal, en 1908, en 1911 et en 1915 et, déclare-t-il, il l'a lu en version intégrale. Déjà, il connaissait les romans et l'œuvre historique.

Non seulement Proust a lu Goncourt, mais il s'en est imprégné et l'a pastiché, plus qu'aucun autre auteur. Proust a écrit trois ou quatre pas­ tiches de Goncourt, réussis à la perfection. Le premier dans le Figaro en 1908 fait partie de la série des pastiches consacrés à l'Affaire Lemoine. Il s'intitule « Dans le Journal des Goncourt ». Dans ce faux extrait, Goncourt écrit que lui annonce le suicide d'un certain Marcel Proust, « un curieux être, assure Lucien, que ce Marcel Proust, un être qui vivrait tout à fait dans l'enthousiasme, dans le bondieusement de certains pay­ sages, de certains livres ».

Le second pastiche est intégré, sans être annoncé, dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs. Peut-être y en a-t-il d'autres. Le troisième l'est dans Pastiches et Mélanges.

Le quatrième est un pseudo-pastiche du Journal, dans Le Temps retrouvé. Le narrateur, en séjour chez Gilberte de Saint-Loup, lui emprunte un volume qui se trouve être le Journal des Goncourt et cite les pages qu'il lit, ciselées comme des pièces d'orfèvrerie. C'est une description de la société de Madame Verdurin, de son salon, d'un dîner qu'elle donne et de la vaisselle avec « l'extraordinaire défilé d'assiettes... des assiettes de Saxe, plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l'endormement, à l'anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d'une tulipe, au rococo d'un œillet ou d'un myosotis, - des assiettes de Sèvres, engrillagées par le fin guillochis de leurs canelures blanches, verti- cillées d'or, ou que noue, sur l'à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d'un ruban d'or... ». Et le narrateur, Proust donc, referme le volume du pseudo-Journal en disant : « Prestige de la littérature » ! Cependant, Proust méprisait le genre du journal intime : « Prendre des notes, ce n'est pas d'un grand artiste, d'un créateur ». Mais il jugeait le Journal des Goncourt « un livre délicieux et divertissant ». Ce n'est pas exactement le souvenir qu'il laisse aujourd'hui. Ces pastiches sont des éloges, une manière de se délivrer d'une obsession. Mais Proust a laissé plusieurs appréciations flatteuses sur Goncourt, dans ses carnets, dans la correspondance, dans Contre Sainte- Beuve, et après avoir reçu le prix Goncourt en 1919, dans l'Enquête du Gaulois en 1922 : « les Goncourt devant leurs cadets ». Il écrit notamment :

« La radieuse beauté d'Alphonse Daudet n'éclipsait pas celle du vieillard hautain et timide qu'était M. de Goncourt. Je n'ai jamais connu depuis d'exemples pareils... d'une telle noblesse physique. C'est sur leur prodigieux aspect que s'est close pour moi l'ère des géants... ». Et plus loin: « Ce noble artiste, cet historien de la valeur la plus haute et la plus neuve, ce véritable romancier impressionniste si méconnu, (notons au passage la juste qualification de romancier impressionniste) était aussi un homme d'une naïveté, d'une crédulité, d'une bonhomie inquiète et délicieuse ».

Toutefois, si proches et si différents qu'aient été les deux écrivains, leurs deux fresques n'ont pas la même portée, il est à peine besoin de le souligner, mais elles n'ont pas le même objet. Edmond de Goncourt a été fasciné par le grand monde, il l'a côtoyé, il l'a cité mais il ne l'a pas peint.

Il faut préciser que nous parlons ici du grand monde qui est d'une autre nature que le monde. Empruntons quelques formules à Louis de Beauchamp : « un grand nom, une grande fortune, de grands usages, une amabilité pratiquée comme un sacerdoce, beaucoup d'esprit, des parentés immémoriales, en tout cas sur de nombreuses générations, des amitiés de quarante ans ». Je continue de citer Beauchamp : « le grand monde est la poésie du monde, il peut seul résoudre le problème lancinant de la pre­ mière place, ou plutôt, pour parler comme Proust, « de l'ordre du côté de la première place ». Le grand monde est parfait, il est éternel, il est rêvé, il est la sainteté sociale ».

S'il est vrai que ces notations sont celles d'un lecteur de Proust, qu'elles expliquent une part de la poésie de son œuvre, et qu'elles s'appli­ quent assez bien à sa peinture sociale, elles montrent aussi les raisons pour lesquelles Edmond de Goncourt n'a pas accès à ce « coin de poésie sur la terre » et est resté, volontairement ou non?, sur le seuil de « ce jardin enchanté », s'est approché du mirage mais n'y a pas cédé.

Pour citer quelques noms, la source de sa mondanité est le salon de la princesse Mathilde. C'est là qu'il entend parler des fêtes, des mariages, qu'il croise les Borghèse, les Pourtalès, la duchesse de Gramont. Il croise d'autres personnes chez Montesquiou, le prince de Wagram, le prince de Léon, mais il n'est pas reçu. Il aperçoit la comtesse Fleury chez Barrés, rencontre la marquise de Mailly-Nesle, reçoit la visite de la comtesse de Béarn venue lui demander son patronage pour une exposition sur Marie- Antoinette, celle du prince et de la princesse Edmond de Polignac venus voir ses bibelots, qu'il appelle d'ailleurs le duc et la duchesse de Polignac, celle de la marquise de Casa-Fuertès, rend visite à la comtesse de Beaulaincourt, va visiter un jour Maintenon, qu'il appelle « le château actuel des de Noailles », où il ne voit personne. Mais les grands noms du faubourg Saint-Germain ne sont pas cités, ni celui des grandes dames, la comtesse de Chevigné, la comtesse Jean de Montebello, la duchesse de Richelieu, la comtesse Potocka. Et surtout, il n'est pas reçu. Marcel Proust dit qu'on se méfiait de lui parce qu'il prenait des notes. En effet, le Journal montre qu'il y avait des risques à fréquenter Goncourt.

Edmond n'a donc pas été un auteur mondain, à la différence de Paul Bourget qui lui, a été reçu, pour qui on a organisé de grandes fêtes. Il est dès lors curieux que plusieurs acteurs de ce monde aient pensé que l'œuvre de Goncourt ne serait complète que lorsqu'il aurait écrit le roman de la femme du grand monde. Il s'est arrêté un moment à ce projet, puis Paul Bourget, Montesquiou, la comtesse Greffulhe ont évoqué cette idée avec lui, autant pour lui que pour eux-mêmes. Montesquiou a voulu écrire une galerie des figures du faubourg Saint-Germain. A sa manière, il l'a fait dans Les Pas effacés. Goncourt a déconseillé à la comtesse Greffulhe de publier ses carnets. Lui-même a renoncé et s'en explique. Le roman de la femme du grand monde était pour lui une tâche trop difficile. Mais ce n'est que la moitié de l'explication. En réalité, il ne la connaissait pas. A cela, il y a plusieurs explications.

Il est trop âgé lorsque les occasions se sont présentées. Il n'a plus l'ingénuité d'âme ni le temps devant lui pour un noviciat mondain qui peut être long.

Il faut aussi préciser que l'âme des salons, ceux du grand monde plus les autres, est la femme. Or Edmond de Goncourt est profondément miso­ gyne. Tous ses modèles souffrent de faiblesses ou de maladies mentales et sa fresque de ce point de vue présente le caractère d'une galerie patholo­ gique. Ce n'est pas le cas de Marcel Proust, qui démontre au contraire une grande compréhension de l'âme féminine.

D'autre part, la femme du grand monde est pour Goncourt un modèle inatteignable, qu'il ne peut pas rendre, parce que son milieu social et sa prétention aristocratique l'en éloignent. Marcel Proust n'a pas la même inhibition. Il est issu d'un milieu de notabilités parisiennes sans prétention mondaine et surtout sans aucune prétention aristocratique. Il est lui aussi fasciné par le grand monde. Il aurait désiré passionnément y être reçu. Il l'a frôlé. Mais la distance qui l'en sépare lui permet de le prendre comme objet de sa peinture. Avec quelles difficultés, quelles approches, quels complexes ! mais enfin, il peut entreprendre de le peindre, et il y parvient. Enfin, et je terminerai par là, Edmond compare la société bourgeoise du xixe siècle qu'il méprise avec la société brillante et aristocratique du xvme siècle qu'il admire. Il peint une société qui décline par rapport à un modèle idéal. Marcel Proust vient aussitôt après. Il admire la société qu'il voit évoluer de 1890 à 1914. Mais il voit bien aussi qu'elle décline par rap­ port à celle du xvme siècle comme par rapport à celle peinte par Edmond. Il est convaincu qu'elle jette ses derniers feux. C'est même pour cela qu'elle est si brillante. Proust sait qu'après lui, il n'y aura plus de grand monde.

Il resterait à se demander pourquoi, dans les années qui ont précédé la grande déflagration, il se produisit dans le monde parisien cette éclosion un peu miraculeuse, cette créativité, cette perfection. Refusant toute expli­ cation matérialiste, je vois deux raisons : la présence dans les salons de femmes d'exception qui tinrent leur rôle fugitif inoubliablement, et la pré­ sence parmi les spectateurs d'écrivains qui précédèrent Marcel Proust, furent fascinés par ce spectacle et furent tentés d'y prendre leur part, parmi lesquels un romancier dit naturaliste que l'on attendait peut-être pas là, Edmond de Goncourt.