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LÉON DAUDET OU LE LIBRE RÉACTIONNAIRE DU MÊME AUTEUR :

Charles Maurras, un itinéraire spirituel, Nouvelles Editions latines, 1978, prix Saint-Louis. Montherlant entre le Tibre et l'Oronte, Nouvelles Editions latines, 1980. Henri Rochefort ou la Comédie politique au XIX siècle, Editions Jean- Claude Lattès, 1984.

A paraître :

Logis parisiens des grands hommes, en collaboration, Editions Henri Veyrier. ÉRIC VATRÉ

LÉON DAUDET

ou

LE LIBRE RÉACTIONNAIRE

EDITIONS FRANCE-EMPIRE 68, rue Jean-Jacques-Rousseau — 75001 Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage ? Envoyez simplement votre carte de visite aux EDITIONS FRANCE-EMPIRE Service « Vient de paraître » 68, rue J.-J.-Rousseau, 75001 Paris, et vous recevrez régulièrement et sans engagement de votre part, nos bulletins d'information qui présentent nos différentes collections, que vous trouverez chez votre libraire. © Editions France-Empire, 1987. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. IMPRIMÉ Je suis tellement réactionnaire que j'en perds quelquefois le souffle.

Léon DAUDET.

Quoi ? Cette liberté souveraine, ce franc- parler joyeux, c'était Daudet ? Hé oui ! C'était Daudet.

Pierre GAXOTTE.

Tu vois pas, çui-là, c'est l' gros Léon...

Un titi parisien.

ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

1867 — Naissance à Paris (16 novembre). 1891 — Mariage civil avec . — Publication d'un premier ouvrage, Germes et Poussière. 1892 — Naissance de Charles Daudet, à Paris (6 février). 1903 — Mariage civil et religieux avec sa cousine Marthe Allard. 1904 — A l'issue d'une réunion d'Action française, salle des Horti- culteurs, Daudet adopte publiquement les conclusions monar- chistes de Charles Maurras. 1908 — Premier numéro de l'Action française, organe quotidien du nationalisme intégral, où Daudet est à la fois directeur et rédacteur en chef. 1909 — Naissance de Philippe Daudet (7 janvier). 1913 — Léon inaugure dans l'A.F. une suite d'articles dénonçant l'espionnage intérieur au profit de l'Allemagne. 1915 — Naissance de François Daudet (13 mars). 1917 — Dans une lettre au président Poincaré, Léon dénonce le double jeu du ministre de l'Intérieur, Louis Malvy. 1918 — Naissance de Claire Daudet. 1919 — L'antiparlementaire Léon Daudet est élu député, le 16 novem- bre, par le troisième secteur de la capitale — rive gauche et XVI arrondissement. 1923 — Mort de Philippe Daudet (24 novembre) très probablement victime d'une machination policière. 1924 — Echec de Daudet qui ne parvient à renouveler son mandat pour une seconde législature. 1925 — Candidat à la succession de Jules Delahaye, sénateur du Maine-et-Loire, Léon échoue. — A l'issue d'un procès en diffamation, aux Assises, intenté au chauffeur Bajot qui soutient l'hypothèse du suicide de Philippe Daudet dans son taxi, Léon est condamné à cinq mois de prison, 1 500 francs d'amende, et Joseph Delest, gérant de l'A.F., solidairement, à deux mois et 500 francs. 1927 — Refusant de se constituer prisonnier, Léon se barricade dans les locaux de l'A.F. et tient tête aux forces de l'ordre (ven- dredi 10 jusqu'au lundi 13 juin). Il est incarcéré à la Santé avec Joseph Delest. Grâce au concours militant d'une télé- phoniste, les Camelots contrefaisant la voix du ministre de l'Intérieur exigent la libération immédiate de Daudet, Delest et d'un communiste. Après un bon mois de clandestinité Léon passe en Belgique (1 août). 1929 — Pour faire suite à une pétition d'écrivains et d'hommes poli- tiques, le gouvernement accorde la grâce du polémiste (30 décembre). 1938 — Comme il annonce l'imminence d'un conflit franco-allemand, Daudet recommande de suivre le maréchal Pétain dont le nom « représente, aux yeux de l'Allemagne, celui qui a vaincu son meilleur homme de guerre ». 1942 — Mort à Saint-Rémy-de-Provence (1 juillet). 1960 — Mort de Mme Léon Daudet, à Paris (26 avril). — Mort de Charles Daudet, à Paris (28 juillet). 1969 — Mort de Claire Daudet (Mme Biardeau) (14 août). 1970 — Mort de François Daudet, à Saint-Rémy-de-Provence (28 mars). PREMIÈRE PARTIE

L'HOMME A VENIR

CHAPITRE PREMIER

DES DROITS D'AUTEUR EN OR

— Je suis royaliste. — Bah ! L'impératrice l'est plus que vous. Troisième secrétaire du duc de Morny, qui lui donne la réplique, reflète dans son propos le senti- ment familial. Les Daudet tiennent pour partie des Chouans de Balzac, des Compagnons de Jehu de Lenôtre, auxquels s'ajoutent en surimpression l'ardeur du faubourg nîmois de l'Enclos Rey où figure dans chaque atelier un portrait de Henri V. A Nîmes, où la Terreur blanche, puis les Cent Jours donnèrent libre cours aux querelles d'Atrides les plus san- glantes, la religion prime, dictant à peu près les opinions poli- tiques. Un Tel passe ainsi pour « protestant, mais bon roya- liste ». Les mœurs du Gard, déjà inspirées de l'Italie, façonnent au quotidien l'image d'une aventure dont on ne sait l'issue. Sur le Grand Cours, non loin de l'église Saint-Charles, les petits Nîmois vident à jet de pierre non pas la querelle des Capulet et des Montaigu, mais celle, inexpiable, des papistes et des huguenots. Depuis toujours, le climat sent l'embuscade. Vincent Daudet, « blanc » à chaux et à sable, fréquente assidument au Cercle Cornand, lieu de discussion, sur le mode amer ou enthousiaste, des amis du Roi. La chose est entendue ; l'Eden finit en 1830 avec l'âge de fer qu'instaure Louis-Phi- lippe, roi des Français, créature de la révolution bourgeoise. Père du Petit Chose, Vincent Daudet, les traits réguliers et massifs, « une nature enflammable, violente, exagérée, aimant les cris, la casse et le tonnerre », sujet à « des colères formi- dables qui s'attaquaient à tout et surtout à la révolution », passe, au reste, pour un brave homme, médiocre père de famille. Considérant peu son épouse et sa progéniture, le culte des lys semble lui tenir lieu d'occupation véritable, qui le dispense de songer à la décrépitude de son négoce en soieries. Alphonse Daudet n'aura de cesse de lutter « pour étouffer mon père au-dedans de moi : je le sentais se réveiller avec ses manies, ses colères ». Le patriarche qui se désola de n'avoir pu entre- prendre le voyage de Frohsdorf afin d'offrir l'hommage de son loyalisme au comte de Chambord, considère comme une reli- que l'envoi, sur l'initiative du duc de Lévis-Mirepoix, d'un cachet de cire rouge assorti de la devise « Fides - Spes », et d'un paraphe du prétendant. Un lien mystérieux attache dès lors l'humble soyeux à son prince. Les premières traces conservées de cette maison partent du règne de Louis XIV ; on signe (13 mai 1674) l'acte de bap- tême d'un certain Claude Daudet. Les archives conservent d'autres écrits postérieurs, qui forment une mosaïque ina- chevée ; enfin (2 mars 1756) Marguerite Castagnier épouse Jacques Daudet. Leurs fils aîné, Jacques, qui voit le jour la même année, sera le père de Vincent Daudet. Vieille race méditerranéenne, les Daudet, en raison même de l'antiquité du patronyme, ne savent précisément de quelle étymologie se recommander. Citant Mistral et son Trésor du Félibrige, le professeur Jacques-Henry Bornecque envisage une série de déclinaisons telles Dedet, Daudé, Daudel, Dau- diet, Dieudé, Deude... Les formes méridionales Déodati et Dounadieu apparaissent, pour la première empruntée au latin Déodatus, pour la seconde extraite de Dona Dieu, Dieu le Donne. Et d'évoquer l'origine lointaine d'un prénom roman converti en patronyme par métathèse de Déodat. Dans une autre perspective, des esprits avides de sensa- tion, épris de thèses piquantes ou cocasses, avancèrent une idée d'inspiration baroque qui mérite toutefois d'être citée. L'initiateur, Paul Arène (1881), tirant prétexte du succès de Numa Roumestan distingue une influence orientale et suscite une parenté entre Alphonse Daudet et Shéhérazade, rien de moins. Il enchaîne en rapprochant Daudet du provençal Daoüdé, puis de l'hébreu Daoud, ce qui, somme toute, n'est peut-être pas invraisemblable. Poupart Davyl, du Figaro, tient, de même pour l'origine juive du nom, diminutif de Davidet. Et le visage finement oriental de l'écrivain, son nez puissant et arqué, son teint mat, la frisure des cheveux de jais entre- tiennent de fait quelque confusion. Au Moyen Age des colo- nies juives ont essaimé dans le Languedoc, à Narbonne, à Montpellier, Béziers, et, dans le Comtat Venaissin, résident les Juifs du Pape ; la majeure partie de cette diaspora ayant dépouillé tout vrai sentiment d'appartenance ethnique dès avant la Révolution. Si on l'observe de plus près, le cachet oriental d'un Alphonse Daudet suggérerait aussi bien une phy- sionomie tzigane ou arabe. En tout cas, la famille Daudet ne revendiqua jamais dans son histoire une ascendence étran- gère ; ami de Drumont, l'auteur de Trente Ans de Paris, n'est guère connu pour ses sympathies dreyfusardes et son fils Léon, écarte d'un revers de main la thèse de l'origine sémite, précisant qu'en Ardèche existe encore un village nommé Daudet, berceau de sa famille. Acquis à l'idéal de stabilité 1 les Daudet connaissent par contre-coup des tempéraments indé- pendants, tel cet Alexis Daudet parti chercher maigre fortune dans la capitale et co-signataire d'une parodie théâtrale Bom- barde ou les marchands de chansons (1804), — Alphonse se prêtera lui-même sans succès à cette parodie du Parnasse qu'est le Parnassiculet contemporain (1866). 30 août 1806 : nais- sance de Vincent, second fils de Jacques, entrevu plus haut ; il participe de bonne heure à la marche de l'entreprise fami- liale de tissage dont il est voyageur-représentant dans tout le pays. 1828 : il fonde, avec son frère aîné Claude 2 une société en participation où il verse sa part d'héritage léguée, en son vivant, par son père et, l'année suivante, épouse Adeline Rey- naud, fille d'un courtier en fils de soie, au négoce prospère. Originaire de La Baume, site ardéchois réputé pour son austé- rité, les Reynaud apparaissent sur les pièces d'archives comme

1. La famille comptera nombre de cultivateurs et petits propriétaires terriens. 2. La descendance de Jacques et Marguerite Daudet comprend deux fils et sept filles. « travailleurs de la terre » — c'est-à-dire ouvriers indépen- dants — un état bien supérieur à celui de « journalier de la terre », étroitement dépendant de la demande des métayers ou des variations climatiques. Antoine Reynaud, père d'Ade- line, natif d'Auriol (1770), opte pour le courtage en soies. Sa besogne lucrative consiste à revendre aux tisseurs du Gard, d'Avignon et de Lyon le produit des magnaneries du Vivarais, acquis à bas prix. Son épouse, Françoise Robert, s'étant plu sous la tourmente révolutionnaire à lancer un pied-de-nez à la déesse Raison, en l'occurence une de ses condisciples au collège, elle est poursuivie des fureurs jacobines et ne doit son salut qu'à la complicité de la maîtresse d'un conventionnel en mission dans le Vivarais. Exécrant la Révolution, Françoise

Robert passe pour royaliste fervente ; âgée de vingt-six ans, elle épouse Antoine Reynaud et lui donnera cinq enfants dont une Marie-Adélaïde assez insatisfaite de sa condition pour se faire nommer Adeline.

Parmi les frères d'Antoine Reynaud, Guillaume, François et Baptiste ressortissent dignement à la Comédie humaine balzacienne. Guillaume « l'oncle le Russe », poursuit une carrière d'aventurier au pays de Sa Gracieuse Majesté, puis chez le Tsar. Chassé de Londres où, durant l'Emigration il tient, grâce à la contrebande, un commerce de nouveautés de Paris, il passe en Russie pour obtenir le titre de fournisseur de la cour. Ignore-t-il les règles de la prudence ? Suscite-t-il des ennemis ? On l'assimile aux auteurs de la conspiration man- quée contre Paul I Ses biens sont confisqués, il est déporté en Sibérie. Peu soucieux d'endurer la mort lente, il s'évade et se joint au personnel diplomatique d'une ambassade russe.

Le subterfuge fait long feu. On le rend à ses fers. Sur ce, Paul I périt étranglé ; son trépas réintègre Guillaume Daudet dans ses biens. Retour en France sous les Bourbons, « l'oncle le Russe », vit maritalement avec une servante-maîtresse,

Catherine Dropski, bientôt disparue.

François Reynaud (né en 1764) embrasse la carrière ecclé- siastique. Ordonné prêtre aux termes d'une formation chez les Oratoriens d'Aix-en-Provence, puis au séminaire de

Valence, les persécutions religieuses de la Convention le contraignent à gagner Londres. Sa figure aimable, sa mise élégante et sans rappel de son état font qu'une jeune Anglaise lève les yeux sur lui pour ne plus les baisser. Fidèle à ses vœux, l'abbé décourage la passion naissante mais conserve jusque tard un souvenir frémissant. Retour d'Emigration, il prend la direction du collège d'Alès, et ce jusqu'à son trépas

(12 septembre 1835). « L'oncle Baptiste » (né en 1767) s'entend à compléter la trinité pittoresque des Reynaud. Recourant à force détails et anecdotes, il évoque l'atmosphère de la cour et des boudoirs, laisse supposer une certaine intimité avec de grandes dames, la princesse de Lamballe, la duchesse de Polignac. Penser tout haut devant son chapelier ne porte pas à conséquence... et Baptiste Reynaud exerçait précisément ledit office à Ver- sailles. Les campagnes d'Empire imposent d'autres coiffures et « l'oncle Baptiste », servant sous Dumouriez, se lie d'inti- mité avec Collin d'Harleville. Il continue donc devant d'autres publics l'art inégalable du récit, parmi les plus difficiles, si l'on en croit Rivarol. Dans le livre de raisons de la famille

Reynaud, « l'oncle Baptiste » occupe la situation enviée d'un autre saint Jean Bouche d'Or.

La rencontre d'Adeline Reynaud avec Vincent Daudet met donc en présence deux légendes familiales distinctes — intégrées au fur et à mesure dans l'œuvre d'Alphonse — et pose la question de l'inégalité des fortunes. Malgré l'association des deux frères — regardée comme peu durable en raison des caractères opposés — la fabrique des Daudet ne peut pren- dre rang parmi les plus importantes, et l'on s'émeut, chez les

Reynaud, d'un projet matrimonial aux assises inégales. Sup- pliante, menaçante tour à tour, Adeline allègue en dernier ressort qu'elle va coiffer sainte-Catherine l'année suivante ;

à bout d'arguments, ses parents donnent un consentement plein de réserves pour un contrat de mariage à l'ancienne mode. Les dix mille francs de la dote seront versés à l'époux afin d'être aussitôt investis en immeubles, lesquels se situeront

à Nîmes ou dans sa périphérie. Dans l'hypothèse d'un décès prématuré de l'épouse, la dot devra revenir à son père. Ligoté de belle manière, Vincent Daudet n'en paraphe pas moins ces conditions drastiques et l'union est célébrée religieusement (8 septembre 1829). Au mariage d'inclination d'Adeline, répond le mariage d'ambition de Vincent, à tout le moins, la disparité des senti- ments ne peut atténuer la différence des caractères ni l'écart des fortunes. Succédant à une courte flambée amoureuse,

Adeline ressent la fadeur et l'ennui d'un ménage qui se défait. Un goût certain de l'intériorité s'affirme dans son recours

à la prière comme dans la fréquentation des bibliothèques, asiles et subterfuges à l'échec qu'elle endure désormais. Par- faitement résignée, elle met au monde un nombre surprenant d'enfants, dix-sept, assure-t-on, dont treize ont défunté lors- qu'Alphonse, seizième du nom, voit le jour (13 mai 1840).

Quant aux premières années, l'investigation biographique demeure impossible faute de témoignages. Pudeur ou indif- férence, Alphonse Daudet n'a pas raconté son enfance. Ses frères aînés, Henri (né en 1832) qui se destine aux ordres,

Ernest (né en 1837) futur historien, ne nous instruisent pas davantage. Un détail, toutefois : âgé de quatre ans, Alphonse souffre déjà d'une forte myopie. « Il a toujours l'air de regar- der en dedans de lui » note Ernest. De cette constante trans- position du réel à son reflet amoindri, l'enfançon tire instincti- vement parti en développant son odorat, son ouïe : un paysage se sent et s'écoute autant qu'il se regarde. L'une des sources de sa sensibilité d'écrivain trouve ainsi son origine dans une infirmité. En âge scolaire, il entre à l'Ecole des Frères pour la quitter peu après lorsque la faillite paternelle passe pour irré- versible. La même année (1848) naît Anna Daudet cependant que Louis-Philippe quitte furtivement le palais des Tuileries. Ruinés, les Daudet partent pour Lyon. Alphonse, doulou- reusement éprouvé par cette fuite vers l'inconnu, affronte une première fois le mépris des adultes au lycée Ampère : « Eh, vous, là-bas, le petit Chose. » Mépris pour mépris, il plante là l'étude et son atmosphère sordide, pratiquant Homère à sa guise. Son frère Ernest lui témoigne aide et tendresse, lui-même vient d'abandonner le collège pour aider son père et rêve d'une collaboration journalistique parisienne. 1856 : Agé de seize ans, le petit Chose, connaît la détresse du jeune maître d'études chahuté, du minuscule surveillant moqué sans pardon. Ce col- lège d'Alès l'obsède : « Longtemps après ma sortie de ce bagne, il m'arrivait souvent de me réveiller au milieu de la nuit, ruisselant de larmes ; je rêvais que j'étais encore pion et martyr. » De ses collègues, il ne doit espérer aucune sollici- tude mais les brasseries de la ville lui sont un refuge naturel.

N'y tenant plus, il part pour Paris. Ernest l'y précède et prend pied au Spectateur en qualité de secrétaire de rédaction. 5, rue de Tournon, les deux frères partagent une mansarde à l'hôtel du Sénat où leur bohème s'ébat entre deux lits de fer, une commode-toilette, deux chaises et un poêle de faïence ; le tout pour quinze francs mensuels. Pas si mal fréquentée, la table d'hôtes associe le rejeton d'un épicier de Cahors, Léon Gam- betta, et un fils de famille déclassé, suspect pour ses écrits

à la police impériale, Henri Rochefort. Ernest, l'autre nom de la Providence d'Alphonse, se résout

à jouer au fil des années, sans impatience ni amertume, le rôle secondaire d'un autre Thomas Corneille. Le nom sonore qu'il porte dépendra d'une célébrité par procuration empreinte d'une fortune fraternelle mieux établie. L'œuvre d'Ernest, pourtant considérable si l'on songe à la cinquantaine de romans et recueils de nouvelles, d'inégale qualité, à ses essais, Histoire de l'Emigration, Histoire des conspirations royalistes du Midi sous la Révolution, etc., n'est appréciée qu'en considération d'une parenté omniprésente. Pour l'heure, il se représente parfaitement ses devoirs d'aîné, le Petit Chose le prouvera, où il apparaît sous les traits de « maman Jacques » ; Alphonse ne pouvant manifester plus vivement la réciprocité des senti- ments. Ernest reçoit bientôt une proposition d'emploi de rédac- teur en chef à l'Echo de l'Ardèche. Il part pour Privas, lais- sant Alphonse qui achève une brochure poétique, les Amou- reuses :

— Que vas-tu devenir ici ?

— N'aies pas peur. Je me débrouillerai. Je commence à connaître des artistes, des directeurs de revues. J'ai fait le

siège de tous les éditeurs avec mon manuscrit sous le bras.

Beaucoup de camarades m'aideront. — Les camarades ! Je les redoute ces bohèmes de Mont-

martre. Tu as de mauvaises fréquentations. Tu passes le temps à boire de l'absinthe avec eux et à fumer des pipes. A courir les filles aussi.

Affectueux rudoiements, nécessaires bourrasques suscités par l'apparition de Marie Rieu — la taille fine, le nez court, des lèvres sensuelles, amie des peintres et des poètes de la Brasserie des Martyrs, au 75 de cette rue au cœur de Pigalle — dont le poète de dix-huit ans a fait sa maîtresse Marie

Rieu ? Une beauté peu farouche, passablement émouvante, drogue et poison à la fois, ingénue et perverse sans qu'elle y songe même. Et cette créature réellement fatale hante

Alphonse au point qu'il lui consacrera, bien des années après, son plus beau roman, Sapho. Libraire-éditeur, Jules Tardieu décide la publication des Amoureuses (1858) et, sur la recom- mandation d'une lectrice de la cour, le poètereau entre au service du duc de Morny. Une carrière littéraire prend forme à ce jour.

Peu soucieux de rompre avec un célibat plaisamment accom- modé, Alphonse ne s'attend pas que Jules et Léonide Allard, courronnés aux jeux floraux de 1856 pour un recueil poétique, les Marges de la Vie, deviennent ses proches parents. Domi- cilié rue Saint-Gilles, dans le Marais, à l'hôtel de Vaux où se tiennent aussi ses bureaux, Jules Allard passe pour un original. Cet industriel aisé, d'idées avancées — il fut de la conjuration de Barbès et connut Sainte Pélagie — n'aime rien tant que la Muse et lui consacre ses heures de loisir. Evoquer la marche de son entreprise l'accablerait, ce qui ne signifie nullement son indifférence. Julia, sa fille, auteur de poèmes signés Mar- guerite Tournay, milite en faveur de Barbey d'Aurevilly, Leconte de l'Isle, d'un nouveau clan dit des Parnassiens.

Décembre 1865 : le soir de la création au Français d'Hen- riette Maréchal, des frères Goncourt, Alphonse, qui partage la loge d'Hippolyte de Villemessant, directeur du Figaro, dis- tingue Julia. Une réciprocité d'intérêt pousse la jeune femme à connaître l'identité de ce personnage en veston de velours gris et chevelure abondante. Lui se prend à espérer ; elle s'avoue déjà sûre. Avec une belle confiance mêlée d'inquiétude, Jules et Léonide Allard accordent la main de leur fille à cet écrivain de vingt-sept ans, connu seulement pour les merveilleuses Lettres de mon Moulin, sans fortune ni relations dans le monde, mais non sans promesses. Il se marie en l'église du Saint-Sacre- ment, rue de Turenne (29 janvier 1867), jour de la saint

François de Salles, patron des gens de lettres. Songeant à ses grands-parents maternels, écrira : « Il faut remercier ces bourgeois d'avoir été des poètes. » 24 rue Pavée, au Marais, l'hôtel Lamoignon, divisé en appartements malcommodes mais piquants, véritables ateliers d'artistes, séduit le jeune couple. Bâti au XVI siècle pour Diane de France, la demeure voit naître Malesherbes, fils du chancelier de Lamoignon, homme paradoxal et suffisamment ingénu pour favoriser l'Encyclopédie, et tenter d'un même mouvement de sauver la tête de son roi. Autre résidante notoire,

Clotilde de Vaux, égérie d'Auguste Comte, à laquelle suc- cèdent les Alphonse. Ce faisant, Léon vient au monde (16 novembre 1867, à 9 heures du soir) dans la chambre de la

Vierge positiviste.

Léon ? On choisit le prénom en l'honneur de sa marraine et grand-mère maternelle, née Léonide Navoit, également pour une puissante complexion arborée dès sa naissance. Léonin, il doit ses apparences aux bons soins d'une nourrice morvian- diote, ingéniée à la fabrique d'un autre Gargantua. Au comble de la félicité, Alphonse écrit de ce poupon de six mois : « Mon fils va bien. Il est beau à faire retourner les demoi- selles », et Dieu sait qu'une œillade galante s'escompte au taux de faveur pour l'ami de Sapho.

A Champrosay, commune de Seine-et-Oise, où vécut

Delacroix, les Daudet reçoivent dans l'atelier du peintre. 1870 : la guerre éclate ; dans son journal, Julia consigne en termes patriotiques la honte ressentie devant les troupes d'occupation.

Edmond de Goncourt rapporte ce mot de Léon, après un défilé militaire prussien : « Papa, puis-je me réveiller ? »

Léon s'initie à la condition d'écrivain, transmettant d'un

écritoire l'autre, la copie d'Alphonse à Julia qui échenille et affine le style de son époux. Cette littérature conjugale, pra- tiquée dès le mariage jusqu'à la fin donnera les meilleurs résultats si l'on s'en tient au jugement des critiques louant les pages « heureusement androgynes » d'Alphonse. Jules Allard, discrètement vigilant, tient à cœur d'effacer les difficultés pécuniaires de son gendre. A Champrosay, où il possède une seconde propriété, non loin de l'atelier Delacroix, il réserve un étage au jeune ménage et fait venir Alphonse :

— Ecoute moi. Tu travailles comme un forçat depuis deux ans. Julia et toi vous m'avez caché bien des choses, n'est-ce pas ?

Et poursuivant :

— Je sais qu'on te fait des ennuis. Ça ne peut pas durer toute la vie. C'est trop bête à la fin. Dis-moi franchement ce qu'il te faudrait pour en finir une fois pour toutes avec ces vieilles histoires.

— Eh bien...

— Dis-moi franchement, tu entends !

Alphonse avance un chiffre :

— Tu es sûr ? Dix mille ? Pas plus ? — Non, je vous le jure.

Jules Allard n'ignore rien des créanciers tenaces pour- suivant Alphonse. Ce singulier beau-père prend à cœur de relever le défi, il se plaît au mécénat.

Alphonse imagine de porter à la scène les petites fabriques du Marais, abondantes à cette époque et dont la nôtre conserve le reliquat des boutiques. On trouve alors en un champ restreint une pléiade d'artisans passementiers, chi- mistes, bijoutiers en gros et en toc, spécialistes des pièces détachées, des zincs, du bronze d'art, de l'ébénisterie ou des jouets d'enfants ; chacun s'élançant à l'abordage des demeures seigneuriales hantées de la sorte d'un petit monde levantin, parfois rural, mis en émoi par les trompe-l'œil de la Cité.

Alphonse restitue cette atmosphère dans Fromont jeune et Risler aîné (1874), son premier grand roman. Il en conçoit le plan à Champrosay et dédie le livre à ses beaux-parents « Aux deux poètes Jules et Léonide Allard, témoignage de mon affection et de mon respect filial. » Point de départ de l'intrigue : Risler aîné épouse Sidonie, ancienne ouvrière de l'usine Fromont, égoïste et envieuse, haïssant secrètement Claire, la femme de Fromont jeune, associé de son mari...

Certes, le canevas n'excite guère l'intérêt à première vue, il

n'est chez Daudet qu'un prétexte, l'essentiel tient dans la

justesse des psychologies où Fromont témoigne une réelle

maîtrise — « incomparable » d'après Léon. Dans ses tableaux

de mœurs parisiennes, nonobstant une mièvrerie fin de siècle

à l'endroit des pauvres gens, Alphonse endosse avec succès

les livrées du mémorialiste et du reporter. Publié à la librairie

Charpentier, quai du Louvre, il s'enquiert du tirage et des

ventes, ces glorieuses inconnues, lorsque Georges Charpen-

tier, jeune, moustachu, enthousiaste, vient à lui : — C'est un immense succès, mon ami ! Nous avons retiré

déjà deux fois, nous retirons une troisième, et c'est parti pour

au moins vingt mille.

Rayonnant, Daudet forme le souhait qu'il perçoive ses droits d'auteur en or. C'est chose accordée sur l'heure. Léon,

qui accompagne son père, se souvient : « Je vois encore les

rouleaux, que l'on mit dans un petit sac. Nous rentrâmes tout de suite à la maison. Ma mère lisait dans le salon.

« — Tiens, dit l'auteur de Fromont jeune.

« Il tira les louis de sa poche et les éparpilla par la pièce.

Puis il m'invita à la " danse de l'or ", que nous exécutâmes en riant.

« — Ce n'est pas fini. Je vous emmène ce soir tous deux chez Champeaux, place de la Bourse. »

De fait, le bon vouloir d'un Charpentier ressortit à l'excep- tionnel, à l'événement comme il en advient peu dans une vie d'écrivain. On avancera, non sans raisons qu'une telle cour- toisie relève d'une autre société. L'évidence formelle du succès fait que Charpentier déchire le contrat pour en signer un autre... quatre fois plus avantageux à Daudet.

— Nous sommes riches, ma chérie. Nous sommes riches, s'exclame Alphonse.

— Pour combien de temps ! lance Julia dans un sourire.

Autre souvenir, gravé dans la mémoire de Léon, la visite qu'il fait avec son père aux bureaux du Bien Public, rue

Coq-Héron, au cœur des Halles. Minable et mal tenue, la rédaction se trouve au second étage d'un immeuble lépreux. L'entrée d'Alphonse et Léon surprend un factotum assoupi entre un saucisson sec et un coffre-fort devenu sans objet.

— Ces Messieurs sont en conseil, annonce le personnage désignant une porte à tambour au cuir crevassé.

— Justement ! repartit Alphonse.

Et d'interrompre en jouant de sa nouvelle gloire le conci- liabule de « ces Messieurs », pour obtenir hic et nunc le prix d'un feuilleton.

C'est au Bien Public, vers 1871, qu'Alphonse Daudet fait connaissance d'un confrère, son cadet de quatre années, qui n'a pas encore « donné toute sa mesure ». Le printemps met ses premières gaietés dans les rues de Paris, des gerbes de jacinthes disposées sur la largeur des trottoirs bordant les Halles sollicitent les passants. L'un d'eux en a décoré une pièce du Bien Public.

— Le magnifique bouquet ! lance Alphonse.

— Voulez-vous l'emporter pour l'offrir à Mme Daudet ? C'est ainsi qu'Alphonse et Edouard Drumont deviennent

amis. « Nous étions jeunes tous les deux et nous faisions cla- quer notre fouet » écrit l'auteur de Mon Vieux Paris, haute- ment sensible au charme des « commerces d'amitié ». Plus tard, lorsque la maladie poindra l'inventeur de Tartarin, Dru- mont célèbrera ce Parisien raffiné, ce païen épris des manifes- tations du plaisir, dont la douceur et la bonté, au milieu de douleurs atroces, ne connaîtront de lassitude. Dans sa Der- nière Bataille, brochée comme un livre de Souvenirs à l'encre pathétique et furibonde d'un rouge-sang, Drumont consacre à

Daudet les pages que Bernanos voue au même Drumont dans

la Grande Peur. Le goût particulier du vrai appliqué aux hommes et aux faits domine absolument ces deux pamphlets

majeurs. Tout naturellement, Drumont salue chez Daudet ce vrai saisi spontanément, d'instinct, sous les conventions et les

attitudes, loin des analyses laborieuses et appliquées. 1886 : la France juive, besogne d'écorché hurlant sa dou-

leur, son humiliation, pose sur la face de Mariane III, le premier soufflet retentissant. Nul ne connaît le blasphémateur ;

on sait seulement que la maison Hachette pèse de toute son autorité afin que les deux forts volumes de l'ouvrage à couver-

ture jaune soient étouffés dans leur diffusion. Alphonse — cer- tain, quant à lui, de la réussite du pamphlet — a intercédé auprès de Marpon pour qu'il en assure l'impression. Nombre de politiciens, de financiers se trouvant mis en cause, Drumont ne dispose pas d'un sou vaillant pour faire face aux procès en diffamation. Chaque jour, il se rend à Sainte-Clotilde, sa paroisse, prie, brûle des cierges. Le livre sort. Silence total pendant une dizaine de jours. Daudet entre en scène pour la seconde fois, demande un entretien à Francis Magnard, direc- teur du Figaro. Le surlendemain paraît à la une du quotidien un article sec et distant, de la main du directeur : « Un de mes confrères de la Liberté, Edouard Drumont vient de publier un ouvrage en deux volumes, destiné, en raison de son injuste véhémence, à faire quelque bruit. L'auteur y met en cause un milieu bien puissant : celui des israélites, à l'occasion d'un scandale récent : celui de l'Union Générale, dit affaire

Bontoux. Nous n'avons pas à prendre parti dans un pareil débat et le ton de M. Drumont n'est pas le nôtre, mais notre devoir est de signaler une œuvre entourée, malgré ses outrances,

de certaines garanties historiques. » De par le ton même de réserve prudente, Magnard assure la plus belle promotion

à la France juive. En l'espace d'une huitaine, les principales

librairies parisiennes épuisent plusieurs centaines d'exem- plaires — mais c'est par dizaines de mille que le livre se vendra ultérieurement. Dans les salons, les bureaux, les facultés

on s'empoigne en criant au chef-d'œuvre, en dénonçant furieu-

sement ce « bottin de la diffamation » dont il est vrai qu'il

comporte un index des plus fournis où le milieu républicain-

affairiste, le monde des loges voisines au pilori non loin des

membres du Jockey Club... Bras croisés, besicles, nez puis-

sant, large face de bouddha impétueux, longue chevelure aile

de corbeau, barbe faunesque, l'expression paradoxalement

résolue et rêveuse du regard : Reutlinger nous laisse cette image photographique du polémiste.

Il manque à tout cela un duel d'honneur... Obligeamment, Arthur Meyer, directeur du mondain et monarchiste Gaulois,

pose sa candidature. Dans son pamphlet, Drumont l'a traité

de faquin. L'insulté envoie deux de ses proches qui convien- dront des conditions d'une rencontre. Le solitaire de la rue de l'Université 1 sollicite Alphonse Daudet et Albert Duruy, fils de l'historien, pour être ses seconds. 24 avril 1886 : le

jour du duel appartient de plein droit aux éphémérides burles-

ques de la Troisième République. Drumont, qui tire mal, partage avec Rochefort le goût de l'assaut impétueux où l'on

attaque éperdument, où l'on joue le tout pour le tout. Meyer, d'un geste incohérent, hors de toute règle, saisit la lame de son

adversaire et lui porte simultanément un coup d'épée violent dans la région fémorale. Une hémorragie se déclare aussitôt ; Drumont est étendu, le médecin lie l'artère. Retour au Gaulois

la physionomie contristée, Meyer écarte gravement les louanges serviles : « Ne me félicitez pas, Messieurs. J'ai été fort incor- rect » ; il ajoute dans une modestie navrée : « Pour faire

oublier cela, il faudrait une grande guerre. » Ce cartel sanglant

sert admirablement l'ouvrage : dix mille exemplaires de la France juive passent de main en main, l'immense succès s'avère.

Disons, pour l'anecdote, qu'après l'Affaire Dreyfus, Dru- mont pria Julia Daudet de lui ménager une rencontre avec

Arthur Meyer « qui avait été très chic au moment de l'Affaire ». Participaient à cette étonnante soirée de réconciliation, Fran-

çois Coppée et Rochefort. Nulle allusion ne réveilla le passé mais, au moment de prendre congé, Coppée glissa vers Mme Daudet : « Je ne savais pas si je devais serrer la main droite ou la main gauche de Meyer. »

Poursuivant ses investigations, Drumont publie son étude la plus achevée, la plus intéressante pour ses aspects synthéti- ques et sociologiques, la Fin d'un monde (1889), vision pano- ramique du XIX siècle mourant.

Une petite maison « sans fenêtres » à l'entrée de Soisy- sous-Etiolles, qu'une vieille bonne dévouée, Marie, tient en ordre rigoureux, est le seul luxe, très sage, qu'il affiche. Léon, étudiant, carrillonne au portail puis se dissimule. Drumont raconte : « Je sors, je m'avance doucement et, dans l'angle que fait le mur, je trouve mon sonneur : je sais que c'est là qu'il se cache toujours... — Vous n'avez pas honte ! Léon, un élève en médecine

1 Dans cette rue Drumont habite un pavillon. de troisième année, un interne de demain, un jeune homme de votre valeur, qui discute avec nous les problèmes philoso- phiques, vous livrer à de pareils exercices ! » A l'évidence, Léon s'amuse sans remords. Il transmet au misanthrope à barbe assyrienne une invitation à déjeuner chez Alphonse pour le jeudi suivant1 également le jour de Coppée, de l'historien Frédéric Masson, du critique d'art Gustave Geffroy, d'un petit club enthousiaste des imprécations dru- montiennes. Printemps 1875 : Alphonse Daudet met une dernière main à Jack — gros roman où se succèdent divers portraits de ratés, l'un réécrivant les fables de La Fontaine, l'autre déclâ- mant Proudhon à longueur de journées — lorsque la nouvelle du décès de son père lui parvient. Nulle intimité n'inspira jamais les rapports de Vincent et d'Alphonse, mais le patriarche déchu attendit une manière de revanche sociale des succès de son fils ; aussi bien, les dernières années favorisèrent-elles une atmosphère plus confiante. Au Père Lachaise, où se trouve le caveau de famille, sa tombe porte simplement gravés à même la pierre, ces deux mots « Famille Daudet ». Sept ans plus tard, Adeline s'éteignait dans son appartement rue de Fleurus, voisin du Luxembourg où l'Evangéliste situe l'aven- ture délétère et mystique de Mme Authemain. Automne 1875 : Jack, juste achevé, Julia apprend la mort de sa mère. En quelques mois, la disparition des ascendants efface toute trace des témoins principaux du jeune couple. Les nouvelles destinées des Daudet reposent désormais sur la tête de Léon.

1. Une heure de marche sépare Champrosay de Soisy-sous-Etiolles. CHAPITRE II

LE CONTRAIRE D'UN IMBÉCILE

Selon l'usage, on confie Léon, enfant, aux soins d'un répé- titeur, Gustave Rivet — futur vice-président du Sénat — qui lui enseigne les rudiments du latin et du français. L'entente semble parfaite entre le vieux maître républicain, proche du milieu Hugo, et son disciple dont il sait éveiller l'intelligence critique. Agé de douze ans, Léon entre en septième au lycée Charlemagne, proche de l'hôtel Lamoignon, et connaît les auteurs classiques. Levé dès potron-minet, Alphonse l'accom- pagne chaque matin jusqu'au seuil de l'établissement ; en route, les deux compères reprennent la leçon de la veille, causent étymologie. Le soir, Julia fait avec Léon, inscrit à la demi- pension, chemin contraire, et s'attarde à la requête du gourmet déjà éprouvé chez le pâtissier. « Ce serait bien étonnant si, à nous quatre, Jules, Léonide, Julia et Alphonse nous avions donné le jour à un imbécile ! » lance le père de famille blasé. En écho, le potache prend la tête dès sa première composition de rédaction, conserve ce rang, tout au long de l'année, puis dans la classe suivante, en sixième, enfin, tout au long de ses études. Dans le même temps, Léon est présenté à Victor Hugo qui, lui couvrant le front de sa main, émet ce propos essentiel : « Il faut bien tra- vailler et aimer tous ceux qui travaillent... » Au vrai, la recommandation du patriarche va de soi : le fils ne tient-il pas déjà du père une aptitude héréditaire ? Et Julia, vigilante, de gronder Léon, doucement certes, quand il occupe seulement une troisième place ; piqué au jeu, il actionne sèchement le timbre au jour des mauvaises notes pour l'écraser de conten- tement aux périodes fastes. Sans conteste, Léon se plaît au rôle de premier de la classe, de dévoreur de prix d'excellence, d'objet de fierté parentale ; nulle trace chez lui d'enfant révolté, indocile, de Petit Chose — paru chez Hetzel l'année même de sa naissance — où se désole un gamin solitaire affronté au « basses humiliations du pauvre ». Cela valait pour la géné- ration antérieure, cette petite bourgeoisie traditionaliste, pro- vinciale et commerçante, défaite aux hasards des régimes, vic- time au premier chef de la Révolution, et qui gueusait depuis lors. Né de l'amour, de la littérature et d'une volonté bien établie de chasser toutes traces de l'ancienne bohème, Léon est bien l'enfant du miracle. Lors d'une remise de prix, prononce un discours édifiant comme un prône ; Léon se souvient : « L'auteur de la Vie de Jésus parlait aux jeunes élèves d'une voix distincte, affectueuse, ses yeux mi-clos dans sa large face d'éléphant sans trompe. Mon père avait été appelé à prendre place à ses côtés, sur l'estrade officielle; comme je venais chercher mes prix, le vieillard amoureux du doute, me serrant contre sa joue couenneuse, me glissa dans l'oreille : « Nous ferons de vous quelque chose. » De fait, un premier accessit au concours général confirme cette prophétie cepen- dant que la bourse paternelle alloue mille francs de récom- pense. Parmi ses condisciples figurent Syveton, Coquelin cadet, Victor Bérard, Joseph Bédier, Marcel Schwob, Paul Claudel. A Louis-le-Grand, l'uniforme est de mise et l'on opère les mouvements au son du tambour. « J'étais très discipliné, avoue Léon. En six ans, je n'ai été puni (demi-consigne) qu'une seule fois, pour réponse insolente — vous la devinez — à un maître d'études. » Bûcheur enthousiaste, avec un rien de frénésie ? Bien qu'il abomine les mathématiques, Léon prend à bras le corps les traités d'algèbre, dont il épuise si bien le contenu qu'il passe un baccalauréat ès-science complet avec mention « bien », tandis qu'il obtient la mention « très bien » pour l'épreuve de réthorique. Le « père » Rivet jubile. Des relations entre Alphonse et Léon adolescent, nous savons peu. De façons un peu rudes, celles du collégien, le fils heurte, sans qu'il en ait garde, la délicatesse paternelle, mieux vaudrait dire la fragilité, marque évidente d'une nature inquiète. Sensitif et tourmenté, l'auteur de Sapho exige pour son travail l'isolement complet ; heureux d'être proche de lui, Léon s'installe dans son cabinet, dérange les piles de docu- ments, bouleverse la disposition des blagues à tabac, des pipes... Crainte de blesser cette affection, Alphonse ne souffle mot. Le Journal des Goncourt décrit Léon dans son comportement : enfant par sa conduite quotidienne mais déjà adulte, d'une belle maturité, pour sa pensée. Un autre Journal, concis et caustique, celui de Jules Renard, témoigne : « Léon Daudet a toujours quelque chose de gamin. »

— Cela te ferait-il plaisir d'avoir un petit frère ? — Oh non, maman, pas du tout. Léger mais sonore, un soufflet retentit. De fait, le futur carabin n'attendait pas de rival sous le toit familial. 1883 : naissance d'un second fils, Lucien, qu'Alphonse baptise « Tar- divau » en raison des années qui le séparent de son frère aîné, puis « Gros Père » pour sa taille et sa corpulence, tandis que Julia s'en tient à « Zézé ». « Zézé » sera un jour l'ami de Reynaldo Hahn, de et le conseil littéraire, offi- cieux mais sûr, de Léon. 21 juillet 1886 : Edmée Daudet vient au monde, non sans avoir un instant compromis la santé de sa mère ; Julia sait les risques qu'elle encoure : dès le mois de mai, elle a rédigé un testament où elle confie à ses parents et à Léon « la santé de son cher mari et l'éducation de Zézé ». Depuis des mois, Charcot et Potain la rassurent, l'invitent à de longues périodes sans lectures. Filleule d'Edmond de Gon- court et de Mme Léon Allard, Edmée reçoit de la princesse Mathilde, un coffret abritant un cœur de perles, cependant que Théodore de Banville lui adresse une ballade. Collaboratrice vigilante et dévouée, discrète jusqu'à l'effa- cement, Julia offre son renoncement de femme de lettres à la réalisation de l'œuvre d'Alphonse. , cet autre Connétable aussi radicalement emporté contre son temps qu'un Barbey, juge ses amis non sans vive intuition. Julia lui paraît « vraiment très extraordinaire ». Il vante sa connais- sance « des recettes » d'auteurs, de leurs moyens d'optique, de coloration, des références particulières, en un mot de l'esprit de chacun d'eux. Assez économe quant aux compliments, d'une misogynie tranquille et résolue, Goncourt, dans une fierté d'orpailleur heureux pour ses lavages, désigne la pépite Julia. Celle-ci s'affaire aux brindilles, aux pétales de fleurs, à la mince continuation d'une branchette ; elle poursuit une comparaison, prolonge un effet, augmente une valeur de la pointe d'un pinceau subtil. Jules et Léonide Allard visitent le couple et s'en retournent effrayés : — Ce n'est plus une maison, c'est une usine à livres ! Julia touche au reportage ; accompagnée d'Alphonse elle se rend au centre métallurgique d'Indret, entre Nantes et Saint - Nazaire, interroge les ouvriers, carnet en mains, et participe au découpage du nouveau roman Jack. Elle est à ce titre, avec Louise Michel, Séverine et la duchesse d'Uzès, l'une des premières femmes journalistes et, sous le pseudonyme de Karl Steen, elle tient la chronique littéraire du Journal officiel — une activité féminine peu courante dans cette feuille conser- vatrice. Goncourt se glisse auprès du jeune ménage, retrouvant chez Alphonse bien des traits de Jules, mort en 1870. L'intel- ligence blagueuse, la finesse du masque, une belle audace de propos libertins. Alphonse et Julia poussent fréquemment le portail du Grenier d'Auteuil à l'heure du déjeuner. Edmond va pendre la crémaillère du nouvel appartement des Daudet, 8 place des Vosges — une aile de l'ancien hôtel de Richelieu, au second étage, qu'habita Théophile Gauthier. Lorsque paraît Fromont Jeune, Goncourt présente le livre à la prin- cesse Mathilde dans une lecture à voix haute. Cette même année 1874 prend forme son projet, caressé depuis vingt ans, d'une académie littéraire. Celle-ci comprendra dix membres recevant une rente viagère qui décerneront un prix annuel : Alphonse appartient d'emblée à l'Académie Goncourt.

1884 : Alphonse publie Sapho. Léon, âgé de dix-sept ans, assiste aux lectures des premiers chapitres. Il a de longue main puisé à l'enfer de la bibliothèque familiale ; Sapho ne l'intrigue pas moins, lui crée même une véritable émotion quand il lit la dédicace conçue comme un présent ou une mise en garde : « Pour mes fils quand ils auront vingt ans. » Léon ni Lucien ne vivront pourtant semblable expérience. Une autre Marie Rieu n'eût guère eu de prise sur Léon, assujetti au rythme journalistique et militant de l'Action française, à l'élaboration quotidienne d'une œuvre, au reste, tenu en surveillance par la police ; elle n'eût davantage risqué une œillade à l'intention du très délicat et musqué Lucien, si ostensiblement indifférent. Menée en un tournemain, l'adaptation théâtrale de Sapho est créée au Gymnase. Jane Hading y tient le rôle principal ; Léon, aussitôt, se jette à ses pieds ; las, Mlle Hading, Mme Koning à la ville, mariée au directeur-metteur en scène, passe pour inaccessible. Personnage grossier, ce dernier traite Jane Hading de « moule », de « colimaçon ». Léon manque fesser le rustre. Un jour, le bouquet à la main, il se risque à surprendre la comédienne dans sa loge, mais la tentative fait long feu : — Ah ! C'est vous, M. Daudet, intervient le régisseur. Que voulez-vous ? — Voir Mme Hading. — Je regrette, elle n'est pas visible. Elle se repose. Comme il remâche sa déconvenue, Léon voit paraître son égérie, le visage « lumineusement éclairé par un inexprimable charme ». Il s'avance, lorsque s'interpose Koning, de fort méchante humeur. Vaincu, rageur, Léon passe son chemin, maudissant la possessivité du barbon moliéresque. De par l'étonnante diversité de ses hôtes, le salon d'Al- phonse et Julia compte pour une place recherchée où côtoient sans façon les célébrités parisiennes et les anonymes inacces- sibles aux préséances, à l'ambition, tenants de la grande bohème. Ce climat particulier aux « soirées Daudet » bannit à peu près les calculs de la vanité mondaine et autres intri- gues d'antichambre. Léon perçoit très tôt les délices d'un monde où « l'on savait qu'on était là pour s'amuser, non pour s'embêter » ; sans qu'il y songe, prend forme dans son esprit la chronique littéraire et morale d'une époque — l'axe central de l'œuvre à venir — dont il recueille tout naturel- lement les prémices auprès des siens comme dans l'inépuisable champ d'observation sociale du 8, place des Vosges. Né curieux dans un milieu propre à satisfaire son attention au Paris vécu, Léon joue des ressources et des jouissances d'un regard joliment pointu sous le couvert de la bonhomie narquoise. Il voit Rodin façonner le buste de Victor Hugo, aperçoit José Maria de Hérédia, frémissant, pâle et noir, les Théodore de Banville, vieux couple indissociable de camées citadins, dîne aux côtés de Gambetta « large lui-même comme une table de douze couverts et rouge comme quelqu'un qui vient d'avaler de travers un drapeau 1 » ; Rochefort fait irruption, dont les politesses vitriolées accablent le chef opportuniste feignant l'inattention. Complices dès longtemps, Alphonse et le Lanternier incarnent, chacun selon sa manière, le Paris des tables d'hôtes, des cabinets de lecture, des soupentes venteuses où l'administration fait languir des fils de famille sans vocation, des provinciaux sans recommandations. Rochefort et Daudet se connurent faméliques, claquedents, ensauvagés ; aujourd'hui, le marquis de Rochefort-Luçay peut soulever la capitale sur son nom, tient table ouverte chez Brébant, dirige l'Intransi- geant qu'il a fondé après la Lanterne, la Marseillaise, le Mot d'Ordre, s'impose comme le plus fier champion du nationa- lisme, détient après son bras de fer avec Badinguet et l'évasion miraculeuse de Nouvelle-Calédonie, le monopole jalousé de l'irréductibilité. Barbey d'Aurevilly calamistré, vêtu de velours

1. Fantômes et vivants. pourpre, traverse le salon au pas de charge, puis s'arrête devant Léon qu'il entretient avec feu de la monarchie légitime ; Clemenceau survient pour prendre drôlement le contre-pied ; Renoir, Manet, Mon et, Césanne, Sisley, Forain énoncent les nouvelles tendances de l'art vivant et réaliste ; un explorateur tombe du ciel, c'est Stanley. Victor Hugo promet souvent sa présence et contremande non moins régulièremet ; en fait, il écarte toute réunion littéraire dont le genre l'ennuie. Léon n'oubliera jamais la visite qu'il fit avec ses parents au poète : « La première fois qu'ils me conduisirent aux pieds du vieux maître, dans son petit hôtel moisi de l'avenue d'Eylau, attenant à un triste jardinet, je considérai avec une véritable émotion cet oracle trapu, aux yeux bleus, à la barbe blanche. Il arti- cula distinctement ces mots : " La terre m'appelle " qui me parurent avoir une grande portée, un sens mystérieux 1 » Il note différentes sensations retirées de l'entrevue : l'émou- vante noblesse du poète, le burlesque, aussi, émanant de sa personne, diffus dans son œuvre « qui tenait peut-être à la haute idée qu'il avait de son rôle ici-bas ». 13, rue de Grenelle, jouxtant les magasins de sa librairie, se tient l'hôtel où Georges Charpentier reçoit chaque semaine. C'est là une autre adresse plaisante, où le Paris nocturne, artistes et lettrés confondus, répond à l'invitation, libérale- ment formulée, d'un grand bourgeois non-conformiste, heureux en affaires. On s'égarerait en supposant une quelconque riva- lité entre Alphonse et Charpentier : les deux pratiquent une générosité bien faite pour les rapprocher, ne dédaignant pas les amis purotins de leur jeunesse, les inutiles amusants, voire les tapeurs. Après le succès de l'Assommoir, Charpentier jette au feu le contrat liant Zola et lui en propose un autre plus avantageux. N'a-t-il pas procédé ainsi avec Daudet ? Entouré d'artistes besogneux, il fonde pour leur venir en aide Vie moderne, une revue impressionniste aux brèves destinées qui permet, l'espace de quelques mois, à Renoir, Monet, Sisley, d'honorer leurs créances... Aux réceptions, Léon complète le Panthéon de ses connaissances diverses, pénètre les arcanes du

1. Fantômes et vivants. 2. Op. cit. régime, exerce ses prérogatives de dauphin de la République des Lettres sous l'autorité tutélaire du « Père » Hugo fixant l'ordre des dévotions. Four manifeste, la reprise du Roi s'amuse, aura au moins permis au facétieux Aurélien Scholl de déclarer que « seul le roi s'y était amusé ». Habitués du salon Char- pentier, Coquelin aîné et son frère Coquelin cadet, Mounet- Sully, Mme Edmond Adam, Edouard Lockroy, Challemel- Lacour, Poubelle et « l'incomparable, la sublime, la fou- droyante, l'inaccessible, la planétaire, d'une prétention insup- portable et, il faut l'avouer, d'une bêtise à pleurer 1 » Sarah Bernhardt, entretiennent vingt années durant, en anecdotes et mots, les soirées parisiennes. Léon recueille, annote, compare, pour livrer ses Souvenirs avant la quarantaine, une fois décan- tés, passés au crible de l'analyse maurrassienne librement adaptée, de la drôlerie aussi.

— Qu'est-ce que vous faites en ce moment ? — Je souffre. 1885 : Lorsque l'année commence, Alphonse Daudet éprouve de vives difficultés à se mouvoir. Au service neuro- logique de la Salpêtrière, Charcot diagnostique une maladie de la moelle épinière, précisément, une infection syphili- tique contractée dans la jeunesse et mal soignée, qui empire soudainement. Surcroît d'inquiétude, Maupassant tombe lui- même victime de ce mal et sombre dans la démence. « Je suis atteint de tabès, dit Alphonse à Léon, de façon indiscutable, de tabès classique. Mais de tabès lent. Je puis aller comme cela jusqu'à quatre-vingt-dix ans, ce qui me laisse encore de la marge. Les douleurs sont localisées aux jambes et à la cein- ture, quelquefois à la vessie. La marche est défectueuse. J'ai un peu de steppage. Il est très possible que j'en reste là. » Charcot conseille des cures à Néris-les-Bains (Allier) et à Lamalou (Hérault) dont il a fait, pour celle-ci, la fortune en y recommandant une clientèle internationale. Dans la Dou-

1. Fantômes et vivants. lou, Alphonse relate son expérience de curiste étayée d'un miracle de volonté. La table d'hôtes à Néris : « Elle est bien comique, cette station pour aliénés... mais jamais comme cette fois, mes tristes nerfs n'avaient souffert de la promiscuité de l'hôtel. Voir manger mes voisins m'était odieux ; les bouches sans dent, les gencives malades, la pioche des cure-dents dans les molaires creuses, et ceux qui ne mangent que d'un seul côté, et ceux qui roulent leurs bouchées, et ceux qui rumi- nent, et les rongeurs et les carnassiers ! bestialité humaine ! toutes ces mâchoires en fonction, ces yeux gloutons, agards, ne quittant leurs assiettes, ces regards furieux au plat qui s'attarde, tout cela je le voyais, j'en avais la nausée, le dégoût de manger. Et les digestions pénibles, les deux W.C. au fond du couloir, mitoyens, éclairés par le même bec de gaz, si bien qu'on entendait tous les « han » de la constipation, l'esclaf- flement de l'abondance et le froissement des papiers. Horreur..., horreur de vivre ! » A Lamalou, Julia et Léon l'accompa- gnent ; sa persistante gaieté — sa gaieté héroïque ! — apaise quelque peu l'énervement général. Léon note : « J'ai vu des malades sinon guéris — on guérit de tout même de l'ataxie —, tout au moins grandement améliorés dès les premiers bains de Lamalou. J'en ai vu d'autres nettement distraits ou consolés par le voisinage de camarades plus atteints. Car la pitié est bannie à l'ordinaire de ces stations thermales où tout le monde souffre, ainsi que des sanatoria pour névropathes. Ils se réjouissaient de n'en être pas au point de celui-ci, ou de celui-là, qui était aveugle, ou de cet autre dont les os se brisaient comme verre, sans réfléchir que c'était là ce qui les attendait, eux aussi, pour le lendemain, le surlendemain, ou le lundi au plus tard. » Aussi bien, le burlesque, le cocasse et le tragique se mêlent-ils impitoyablement. Un danseur ataxi- que séjourne plusieurs fois par an à Lamalou et poursuit ses entre-chats. Un personnage bedonnant à l'esprit engourdi interprète Beethoven, Chopin, Wagner, sur le piano désac- cordé de l'hôtel. Un paralytique humoriste s'enquiert auprès de son voisin : — Monsieur, cette jambe est-elle à vous ou à moi ? Après dîner, Alphonse ajuste son monocle et commente un chapitre de Montaigne ou de Rabelais à l'intention des curistes. Contre la douleur, les hôtes de Lamalou se réfugient pour la plupart dans la morphinomanie ; à l'heure dite, ils se retirent pour reparaître, après quelques minutes, dans un état fébrile, le regard agrandi, portés au confidences enthousiastes. Qu'im- porte dès lors la guenille des secrets intimes ! Alphonse ne laisse rien ignorer de son usage ordinaire des stupéfiants ; au sujet de la morphine, il dit à Léon : « Je connais ses incon- vénients et même ses périls, mais, somme toute, elle m'aura aidé à vivre et sans elle je ne sais ce que je serais devenu. » S'il ne connut pas à proprement parler d'état de dépendance physique ou psychique même lorsqu'il augmenta sensiblement les doses, Alphonse le doit en partie à un subterfuge de son fils. Léon s'introduisait, la nuit tombée, dans le bureau paternel, débouchait les flacons de morphine, qu'il vidait de moitié pour les remplir d'eau distillée. Jamais Alphonse ne soupçonna quoi que ce fut. La morphine, le chloral — utilisé comme soporifique — ni la douleur n'altérèrent son caractère, sa sensibilité ou son art ; comme l'écrit Bainville, il demeura résolument « sous la coupole du bon sens ». Quelques jours avant sa mort, Alphonse sollicite l'avis de son fils aîné quant aux bonnes feuilles de Soutien de famille, roman conçu en guise de testament moral, sévère aux mœurs parlementaires ; la lecture est concluante, la veine des Contes du Lundi per- dure. Une anecdote donne le ton : lors d'un voyage à Lamalou, le train ayant pris du retard, Alphonse et Léon ressentent vivement la faim ; à l'autre bout du quai, la dame des waters fait mijoter un veau doré, environné de pommes sautées. — Combien ce fricot ? demande Alphonse. Et c'est avec une belle simplicité digne de Robinson et Vendredi que les Daudet savourent le mets providentiel. Charcot, pour pallier l'insuffisance du traitement thermal, invite Alphonse à poursuivre un régime de douches chez un hydrothérapeute parisien, Keller, où se retrouve la société élégante et souffrante. Entre deux aspersions on croise le fer dans une salle d'armes attenante. Alphonse saisit bien vite l'inutilité de tout cela ; c'est Lamalou, en pire. Sur le conseil de Charcot, Alphonse se soumet à une autre expérience, extrêmement douloureuse : l'élongation de la moelle par pendaison. Le professeur entend ignorer la fai- blesse nerveuse de son patient ; l'ataxie locomotrice ne diminue point malgré les séances et Léon tiendra ce qu'il nomme une erreur de diagnostic pour la cause du décès subit de son père : « Je reste, écrit Alphonse, jusqu'à quatre minutes en l'air, dont deux soutenu seulement par la mâchoire. Puis, en descendant, quand on me détache, affreux malaise dans la région dorsale et dans la nuque, comme si toute ma moelle se fondait... 1 » Dans le même temps, Clemenceau, Poincaré, Jean Riche- pin, Proust, Robert de Montesquiou, d'Annunzio, la Duse, Réjane félicitent Daudet, toute insouciance feinte, pour son heureuse prolixité. Les éditeurs annoncent après l'Immortel, une pièce, l'Obstacle, et un troisième volume du cycle de Tartarin, Port-Tarascon. Qui donc résisterait à pareil sur- menage ? Alphonse s'accroche à la besogne dans une éton- nante volonté d'entreprendre ; à Goncourt, il confie : « Je suis fichu ! »... puis il échange avec Léon des paroles avides sur les contemporains, les travaux futurs... Lucien l'entend dire : « Quelle merveilleuse machine à sentir, j'ai été, sur- tout dans mon enfance ! » Décembre 1897 : Il assiste avec Léon au dîner Balzac, aux côtés de Paul Bourget, Barrès, Anatole France, Zola. Ce soir-là, il passe aux aveux : « Je m'accuse d'avoir cinquante-sept ans et pas encore de convic- tions politiques. » Certes, la doctrine politique le laisse indif- férent et s'il fut l'ami de Gambetta, il l'est aujourd'hui de Barrès et Drumont. Modèle achevé dans ses intuitions et ses limites de l'apolitique, il penche maintenant à droite — une droite toute littéraire, qu'on en juge : « 0 politique, je te hais. Je te hais parce que tu es grossière, injuste, haineuse, criarde et bavarde ; parce que tu es l'ennemie de l'art et du travail ; parce que tu sers d'étiquette à toutes les sottises, à toutes les ambitions, à toutes les paresses... Sauf de rares exceptions, on voit au Parlement le rebut du pays, le médecin sans clien- tèle, l'avocat sans cause, le vétérinaire dont se méfient les animaux, mais ne se méfient pas les électeurs... »

1. La Doulou. 16 décembre 1897 : un jeudi, crispé de gel, sans mon- danités ; au 41, rue de l'Université où les Daudet ont emmé- nagé, Julia parle de Cyrano de Bergerac dont la répétition générale doit avoir lieu le lendemain au théâtre de la Porte- Saint-Martin. — Je voudrais aller voir cette pièce, dit Alphonse. J'ai une vive sympathie pour Edmond Rostand et une grande admiration pour Coquelin qui jouera Cyrano. Là-dessus, il s'effondre, victime d'un ictus foudroyant. Arrivés dans les premiers, le lendemain matin, Drumont, Roche- fort, Clemenceau donnent l'ultime reflet des fidélités du Petit Chose : au monde qui finit, à la presse intransigeante, à l'indé- pendance d'esprit. Emu, l'ancien maire de Montmartre dit à Léon : « Je vais demander discrètement pour lui les funérailles nationales. Mais vous savez, les milieux poli- tiques... » Mariane III refuse tout net cet hommage à l'auteur de Soutien de Famille dont l'un des chapitres intitulé « le Régime » eût été digne il est vrai ! du sommaire de la Lan- terne. Sans doute, ce refus démocratique blessa Léon, tôt réconforté par l'émotion et l'affluence des Parisiens au Père- Lachaise. Qui d'autre aurait déplacé pour l'ultime sortie Dru- mont et Zola, chacun tenant un cordon du poêle avec Jules Ebner et Jules Lemaître ? A cette atmosphère unanime rare- ment égalée — exception faite des funérailles de Rochefort réunissant le neveu de Victor Noir. Alexandre Zévaès, des blanquistes fidèles, Maurice Barrès, Robert de Flers, Dérou- lède — succèderait bientôt une campagne de presse des plus redoutables dans l'histoire du quatrième pouvoir ; elle s'ouvri- rait au Figaro sur deux articles de Zola. L'affaire Dreyfus prend forme subrepticement.