INALCO

Année universitaire 2004-2005

L’HISTOIRE SLAVO-BULGARE De Paisij de Hilendar Traduction et commentaire

DREA présenté par Athanase Popov

Jury : Jack Feuillet Bernard Lor

PREMIERE PARTIE : PRESENTATION

« Je me demandai si je n’avais pas – si nous n’avions pas jusqu’à présent jugé [le peuple bulgare] à la légère. En y réfléchissant, je me rendis compte que nous l’avions connu surtout par les rapports de ses rivaux ou ennemis – Serbes, Roumains et Hellènes. »1

Avant-propos

Réponse à la question : Pourquoi l’Histoire slavo-bulgare de Paisij2 de Hilendar annonce un Eveil national commun aux Bulgares et aux Macédoniens ?

1 Léon Brun, Le cas bulgare (Notes d’un ancien combattant), Extrait de la Revue de Paris du 1er septembre 1920, Paris 1920, reproduit dans Ivan Iltchev, op. cit., p. 323. 2 N.B. Pour l’ensemble du texte, c’est la translittération des slavistes qui est adoptée, sauf lorsque certains auteurs ont publié dans une langue occidentale avec leur nom transcrit selon l’usage d’une de ces langues. Pour les non-initiés, rappelons que ъ = ă, ю = ju, я = ja, ц = c, ж = ž, ш = š, ч = č ou ć (réservé aux patronymes serbo- croates). A ces signes, il faut aujouter ŭ pour translittérer le grand jer, et ĭ pour translittérer le petit jer.

1 La plupart des livres sur l’histoire de la Bulgarie présentent Paisij de Hilendar comme le fondateur de l’Eveil national bulgare, mais ces écrits stéréotypés sont intellectuellement peu satisfaisants. Il faut dire que dans l’énorme quantité de publications hagiographiques, peu de livres sont des contributions utiles à l’étude de l’œuvre du moine qui, l’un des premiers, exhorta les slaves orthodoxes de l’aire culturelle et linguistique bulgare à cultiver la fierté de leurs origines. Dans l’ensemble, les chercheurs de la première moitié du vingtième siècle (surtout Jordan Ivanov, Bojan Penev et Velčo Velčev) ont à peu près épuisé la connaissance philologique de Paisij. En ce qui concerne la langue qu’il emploie, peu d’études poussées ou de monographies exhaustives y ont été consacrées. L’étude minutieuse des sources de l’Histoire slavo- bulgare n’est pas achevée. L’œuvre intégrale de Cesare Baronius, écrite en latin, n’a jamais fait l’objet d’une étude historique et philologique exhaustive, sans doute parce qu’elle est indisponible à la Bibliothèque nationale de Sofija et difficile à trouver ailleurs ; seul Velčo Velčev a pris la peine d’étudier l’influence de l’édition russe, commandée par Pierre le Grand, sur l’Histoire slavo-bulgare3. Enfin le travail de Bonju Angelov est surtout utile en ce qu’il a fait une étude exhaustive des auteurs bulgares qui ont écrit au siècle de Paisij4.

Pour ce qui concerne la bibliographie plus récente, un ouvrage est particulièrment précieux : il s’agit de l’ouvrage paru à l’occasion du bicentenaire de l’Histoire slavo-bulgare : Paisij Hilendarski i negovata epoha – Sofija, 19625. Toutes les études postérieures renvoient plus ou moins au texte de l’Histoire slavo-bulgare, en la paraphrasant à outrance, mais sans jamais oser dire quelque chose de différent ou de vraiment nouveau. Même les travaux de Bonju Angelov, auxquels nous nous référons abondamment, ne font guère autre chose que replacer le texte

3 Un article en italien est lui aussi fréquemment cité : Riccardo Picchio, « Gli annali des Baronio – Skarga et la Storia di Paisij Hilendarski », Ricerche Slavistiche, III, Roma, 1954, p. 212-233. 4 Son maître ouvrage restera à jamais Săvremennici na Paisij, Sofija, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1963, 2 Tomes. 5 Paisij de Hlendar et son époque (1762-1962), mélanges parus à l’occasion du bicentenaire de l’Histoire slavo- bulgare, Sofija, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1962. (en bulgare, avec des résumés en russe, en allemand et quelquefois en français)

2 du livre dans le contexte de l’époque de son écriture (1762). La première analyse nuancée et sans ménagement du texte même de l’Histoire slavo- bulgare date, à notre connaissance, de 2003. Il s’agit d’un article de Nadja Danova qui dénonce les effets néfastes, jamais démontrés auparavant, qu’au eus l’Histoire slavo-bulgare sur le développement de l’identité bulgare moderne6. Il existe aussi une étude désidéologisée de la réception de ce texte célèbre7.

Selon l’Histoire de la Bulgarie des origines à nos jours, Editions Horvath8, Paisij de Hilendar est « le premier à formuler les aspirations nationales du peuple bulgare », mais en son temps, la genèse d’un sentiment national macédonien distinct du sentiment national bulgare n’a pas encore commencé. Il serait né à Bansko, ville qui, par son développement rapide, « devint un centre industriel et commercial de la Macédoine orientale »9. Paisij fit vraisemblablement un voyage en Autriche, à Sremski Karlovci. En ce qui concerne ses relations avec l’hellénisme de son époque, l’on sait de manière certaine que « par suite de la situation privilégiée dont bénéficiait le patriarcat grec de , celui-ci présentait la population chrétienne de la Péninsule balkanique comme grecque. La Sublime Porte ne distinguait pas parmi ces chrétiens des Grecs, des Serbes, des Bulgares, des Albanais, mais les traitait tous de rum milleti, c’est-à-dire peuple grec. Cette circonstance était extrêmement avantageuse pour le clergé grec qui, du point de vue ecclésiastique, prédominait dans les terres bulgares. Les évêques et hauts fonctionnaires ecclésiastiques en Bulgarie étaient Grecs. Le service religieux était chanté en langue grecque au lieu de l’être

6 « Problemăt na nacionalnata identičnost v učebnikarskata knižnina, publicistikata i istoriografijata prez XVIII- XIX vek », in Balkanskite identičnosti v bălgarskata kultura, tome 4, Editions Kralica Mab, 2003, p. 11-92. 7 Cf. Chapitre sur Paisij dans Rumen Daskalov, Kak se misli bălgarskoto Văzraždane, Sofija, Lik, 2002. 8 Histoire de la Bulgarie des origines à nos jours, Roanne, Editions Horvath, collection Histoire des nations européennes, 1977, p. 270. Les livres sur l’histoire des Balkans qui sont parus dans cette collection reprennent tous les thèses des historiographes officiels des pays concernés, même si l’ouvrage en question a été préfacé par Georges Castellan, en lui apportant ainsi, jusqu’à un certain point, sa caution scientifique. C’est parce que ce livre n’est pas disponible à la vente, pas plus que le « Que sais-je » de Georges Castellan sur l’histoire de la Bulgarie, qui reprend également les thèses de l’historiographie marxiste-léniniste, que Dimitrina Aslanian a entrepris de publier son Histoire de la Bulgarie en autoédition, mais en ayant recours aux services d’un diffuseur. 9 Op. cit., p. 269.

3 en slavon. »10. Cette présentation traditionnelle ne peut représenter qu’un point de départ d’une réflexion sur la vie et l’œuvre de Paisij de Hilendar, laquelle ne devrait surtout pas être lue comme un pamphlet antigrec. En effet, l’idée d’un « double joug », voire d’un « double esclavage » infligé par les « Grecs » et par les « Turcs » est une idée du Văzraždane qui doit être fortement nuancée, même si elle figure aussi chez des auteurs occidentaux. Ainsi, Jack Feuillet écrit à propos de l’attitude du clergé phanariote : « Le pays est entièrement sous la coupe de prélats grecs qui maintiennent ses habitants dans l’abêtissement le plus complet. Non contents d’extirper toute trace de culture slave, les phanariotes s’efforcent d’helléniser les fidèles afin de faire d’eux des auxiliaires de leur politique en leur promettant une amélioration très hypothétique : toute promotion sociale étant entre leurs mains, les rares Bulgares formant l’élite intellectuelle du pays sont fortement hellénisés. Les autres (…) en sont réduits à rester analphabètes. Le clergé grec les a relégués au rôle d’animaux craintifs et soumis, menacés d’anathème à la moindre désobéissance. »11. S’il est incontestable que l’Histoire slavo-bulgare a toutes les apparances d’un pamphlet, elle n’est pour autant pas dirigée contre la nation grecque moderne, car elle ne traite que d’histoire byzantine. En outre, les sentiments antigrecs de l’époque de l’Eveil national bulgare sont en réalité prioritairement dirigés contre le clergé et la bourgeoisie phanariotes, qui ne représentent qu’une infime partie de la population hellénophone sous l’Empire ottoman. L’émergence du sentiment national grec moderne est très tardive, et à l’époque de Paisij, la plupart des chrétiens orthodoxes de l’Empire ont le sentiment d’appartenir à la même communauté. C’est la réception de l’Histoire slavo-bulgare qui a fait de Paisij un auteur antigrec. En effet, le texte a été retouché par Hristaki Pavlovič, le premier éditeur du texte en 1844 (le livre s’appelle Livre des rois). De nombreux passages ont été complétés de façon à différencier encore plus clairement les Grecs et les Bulgares. Hristaki Pavlovič souligne que « les Grecs » descendent de Jean, le

10 Op. cit., p. 270. 11 Sofroni Vračanski – Vie et tribulations du pécheur Sofroni, Introduction et notes établies par Jack Feuillet, Sofija-Presse, 1981, p. 55-56.

4 quatrième fils de Japhet, celui-ci le fils de Noé, alors que les Bulgares descendent de Mosoch, le sixième fils de Japhet12. L’idée que les Bulgares sont un peuple élu qui a étouffé la fierté « des Grecs » par le passé existe bien chez Paisij, mais dans la mesure où la nation grecque moderne n’est pas encore entièrement formée à son époque, et dans la mesure où le critère linguistique est insatisfaisant (de nombreux slaves parlent mieux le grec que leur idiome natal), l’Histoire slavo-bulgare est un texte intempestif qui n’a servi à cautionner une politique nationale que longtemps après avoir été écrit. Les années 1840 voient émerger une forte propagande antigrecque chez les instigateurs de l’Eveil national bulgare, car à l’époque les relations entre les deux communautés nationales sont devenues tendues. Ce n’est pas encore le cas à l’époque de Paisij. Les Bulgares d’aujourd’hui lisent en réalité l’Histoire slavo- bulgare à la lumière d’œuvres littéraires comme le pamphlet antigrec La Bulgarie – notre mère (Mati Bolgarija), œuvre célèbre de Neofit Bozveli. Pour la première fois, les Grecs sont ouvertement accusés de vouloir assimiler « les Valaques, les Serbes et les Bulgares », afin « que l’on n’entendît jamais leur nom à travers le monde, et que tous soient appelés Grecs »13. Les Grecs sont accusés d’être pires que les Turcs et les Janissaires : ils auraient même brûlé les « livres slavo-bulgares ». Mais là encore, ce sont surtout les phanariotes et les Grecs du Péloponnèse qui sont visés, et non ceux qui habitent loin de Constantinople et d’Athènes. S’il est parfaitement exact que Paisij de Hilendar a pu cautionner la politique antigrecque des lettrés bulgares, cela n’a été fait que par une lecture constructive d’un ouvrage qui, certes, peut s’y prêter, mais dont la visée principale est de faire prendre conscience aux Bulgares que leur autodénigrement est mal fondé. Certes, l’argumentation n’est pas très convaincante pour le lecteur d’aujourd’hui, mais à l’époque de l’Eveil national bulgare, tous les militants pour l’autonomie culturelle du pays bulgare se réfèrent au passé prétendument fort ancien et glorieux des Bulgares. Ces militants ont donc prétendu restaurer l’Etat et la culture antérieurs, et non pas en créer de nouveaux. Cette manière de penser

12 Nadja Danova, article cité, p. 37. 13 Cité dans l’article de Nadja Danova, p. 40.

5 profondément défaitiste est pour partie due à Paisij de Hilendar. De nos jours encore, les Bulgares sont incapables de penser un renouveau culturel, mais luttent toujours pour la restauration des prétendus prestige et rayonnement antérieurs. Les historiens de la littérature bulgare ne s’intéressent pas suffisamment à l’histoire des peuples balkaniques voisins. Leur démarche n’est pas très éloignée de celle de Paisij : c’est comme si la littérature et l’historiographie bulgares étaient à usage interne. Aux étrangers, on présente des versions simplifiées et épurées de ce que les Bulgares lisent eux-mêmes. Ainsi, bien que l’Histoire slavo-bulgare soit une lecture obligatoire à l’école et à l’université, on n’a presque jamais songé à faire lire ce livre à des étrangers. Pourtant, tous les abrégés d’histoire de la littérature le mentionnent. Il est vrai que presque personne ne lit le livre en entier, en partie parce que les éditions bulgares ne comportent généralement aucune note critique sur le texte, et que le lecteur ne comprend donc pas toujours de quoi parle Paisij. Il y a aussi le problème de la langue dans laquelle est composé le livre, qui sera abordé ultérieurement. Pourtant, l’Histoire slavo-bulgare est un livre dont on parle énormément. Outre le rôle qu’il a joué avant la Libération de la Bulgarie (1878), la propagande de la République populaire de Bulgarie s’en est aussi servie pour tenter d’effacer les traces de la politique de débulgarisation de la Macédoine du Pirin dans l’immédiat après-guerre. On a édifié une statue de Paisij à Bansko, même si on ne dispose pas de son portrait, ni de sa description physique. L’idée était de faire comprendre que les habitants de la région étaient bien des Bulgares, car le fondateur de l’Eveil national bulgare en était originaire. La proclamation d’une identité nationale macédonienne distincte de l’identité nationale bulgare par Georgi Dimitrov et son gouvernement se voyait ainsi contredite. Ce débat est oiseux puisque l’existence de la Macédoine en tant que région unitaire de l’Empire ottoman est pour la première fois reconnue par la communauté internationale en 1878, au moment de la signature du traité de Berlin. Il n’empêche que si l’on considère que la nation se forme par le sang et non pas par l’adhésion civique à un même modèle étatique, et que si on considère que les habitants de Bansko

6 « sont du même sang » que les habitants d’Ohrid et de Skopje, c’est que Paisij de Hilendar est un « Macédonien ethnique » au sens où l’entendent les citoyens de l’actuelle République de Macédoine. En ce sens, on peut soutenir que l’Histoire slavo-bulgare annonce l’Eveil national des Macédoniens d’aujourd’hui, même si ces derniers se sont d’abord définis comme des Bulgares avant de se démarquer de leurs voisins de l’Est. La manière dont les Macédonins d’aujourd’hui envisagent l’histoire de leur littérature nationale du dix-neuvième siècle est en tous points calquée sur l’histoire de la littérature bulgare. La lutte contre le clergé phanariote constitue un point central des œuvres d’auteurs considérés à la fois comme bulgares et macédoniens, tels que Jordan Hadžikonstantinov- Džinot, Rajko Žinzifov et Grigor Părličev, or cette lutte est dans une certaine mesure initiée par l’Histoire slavo-bulgare. Il faudrait donc éviter de faire dire à un auteur ce qu’il ne dit pas, ou d’extrapoler des choses invraisemblables. En revanche, il ne faut pas non plus faire comme si Paisij n’existait pas, comme le font les historiens macédoniens contemporains. Car Paisij de Hilendar est bel et bien le précurseur d’un Eveil national commun aux Bulgares et aux Macédoniens*.

* N.B. Le premier livre de Božidar Dimitrov – une monographie sur Petăr Bogdan -, prouverait, selon son auteur (lors d’un entretien personnel avec lui), que Petăr Bogdan aurait écrit un livre en tous points similaire à l’Histoire slavo-bulgare un siècle auparavant. Le livre étant épuisé, nous n’avons pas pu en prendre connaissance, et il n’existe, à notre connaissance, aucune autre étude consacrée à cet auteur catholique.

7

Paisij de Hilendar confronté aux données de l’histoire positive, à l’étude de ses sources historiographiques et à sa réception fortement idéologisée

1. La vie de Paisij

Paisij est un des premiers religieux des Balkans à faire de la politique nationale, au lieu de faire de la politique confessionnelle, comme le faisait le Patriarcat de Constantinople depuis 1453. L’essentiel de ce

8 qu’on sait sur lui est contenu dans son livre. Les données autobiographiques ont été authentifiées. On sait ainsi que lorsqu’il évoque son voyage « en pays allemand », Paisij se réfère à l’Autriche, et qu’il a effectué un voyage à Sremski Karlovci. Il y avait été envoyé en 1761. La ville était l’un des grands centres de la culture chrétienne orthodoxe de cette époque, et c’est là-bas que Paisij trouva les traductions russes de Mauro Orbini et de César Baronius. Il est aujourd’hui communément admis que Paisij est né à Bansko, mais les spécialistes n’en sont pas complètement sûrs. En tout cas, du côté macédonien, personne n’a, à ce jour, contesté que Paisij fût un Macédonien ethnique. Pour Ivan Snegarov, les études dialectologiques prouvent que Paisij est plutôt natif des confins Nord-ouest de l’ancienne éparchie de Samokov14. Mais il faut relativiser la portée des études dialectologiques, vu que l’auteur de l’Histoire slavo-bulgare avait passé fort longtemps loin de son lieu de naissance, et que la langue qu’il emploie atteste par exemple une forte influence serbe (bien moindre que dans le macédonien littéraire d’aujourd’hui). Des publications récentes par des non-spécialistes évoquent une prétendue manipulation délibérée des sources. Nous ne saurions cautionner des études aussi contestables et peu reconnues.

Selon la plupart des travaux, l’illustre moine - il fut béatifié par l’Eglise orthodoxe bulgare - est né en 1722. On ne sait rien de sûr sur sa vie avant l’âge de 23 ans. Par contre, on sait qu’il avait deux frères : Lavrentij et Vălčo. Le premier, qu’on trouve nommément mentionné dans l’Histoire slavo-bulgare, fut hégoumène au monastère de Hilendar, et l’autre – novice au Monastère de Rila, l’un des principaux foyers de la culture bulgare à l’époque. En 1745, âgé de 23 ans, Paisij aurait rejoint son frère Lavrentij au monastère de Hilendar pour y embrasser la vie monacale15. En sa qualité d’émissaire du monastère (taxidiote), il sillonnait

14 Ivan Snegarov, « Za rodnoto mjasto na Paisij Hilendarski », Mélanges de l’Académie des sciences de Bulgarie, p. 413-432. 15 Cf. Hr. Hristov, Histoire de la Bulgarie, tome 5, 1985, Académie des sciences de Bulgarie, p. 128.

9 villes et villages afin de collecter des fonds pour le monastère et recruter des moines et des pèlerins.

L’absence de sources sur la première partie de la vie de Paisij16 n’a pas empêché les écrivains d’imaginer ce qu’il en était de sa vie avant qu’il ne se fît moine. En plus du poème d’Ivan Vazov qui glorifie l’auteur de l’Histoire slavo-bulgare, des auteurs tels que Dimităr Talev, Nadežda Dragova, Tontcho Karaboulkov ont chacun écrit un roman sur la vie et l’œuvre de Paisij.

Paisij de Hilendar est un moine, astreint comme tous les moines au jeûne. Les maux d’estomac dont il dit souffrir dans sa postface autobiographique lui viendraient de ce qu’il abusait du jeûne, tout comme son mal de tête – de ce qu’il dort trop peu. On sait aussi qu’il a fait recopier son manuscrit à travers toute l’aire culturelle bulgaro- macédonienne. On ignore le jour et l’année de la mort de Paisij, tout comme la cause de son décès. Il est vénéré comme un « éveilleur de la conscience nationale » (naroden buditel). Pas moins de trois romanciers ont reconstitué son parcours biographique imaginaire, alors que l’Histoire slavo-bulgare n’a, à ce jour, connu aucune audience importante en dehors de la Bulgarie. Même en République de Macédoine, le livre n’a toujours pas été édité.

1.1 La date et le lieu de décès de Paisij

Il ressort généralement des travaux consacrés à Paisij qu’on ne connaît presque rien du personnage, à tel point qu’il est légitime de se demander s’il n’est pas légendaire. L’existence d’un moine de ce nom a bien été authentifiée par la comparaison graphologique d’une signature autographe avec le premier manuscrit retrouvé – le manuscrit dit

16 Selon Ilija Todorov, chercheur qui dresse le bilan de toutes les publications sur le sujet jusqu’au début des années 1980, on ne disposerait que de « 10 à 15 dates certaines », tout le reste ne serait que de la fiction (in Paisij Hilendarski – Literatura za života i deloto mu ; Anotiran bibliografski ukazatel, Sofija, Editions de la Bibliothèque nationale, 2003, p. 6 de l’). L’ensemble des sources concordent sur les quelques faits connus ici exposés.

10 « brouillon » de Zographon -, mais cela n’empêche pas que l’Histoire slavo-bulgare ait pu être écrite à plusieurs mains. La plupart des études sur Paisij, et il y en a eu énormément, ne s’arrêtent même pas sur le fait que Sofronij Vračanski, qui a copié deux fois le manuscrit de Paisij, ne parle jamais de sa rencontre avec Paisij. Voici comment l’unique spécialiste français de Sofronij décrit la chose : « C’est en 1765 que le pope Stojko [Sofronij] rencontra vraisemblablement à Kotel le père de [l’Eveil national], Paisij. Cette rencontre garde tout son mystère dans la mesure où aucun des participants n’en souffle mot dans ses écrits. Les idées que les deux hommes ont échangées, l’influence que le maître a eue sur l’élève, les circonstances mêmes de la rencontre appartiennent au domaine de l’hypothèse. Il est cependant certain que Sofroni fut profondément marqué par la personnalité de son interlocuteur : on ne peut expliquer autrement le zèle avec lequel le futur évêque a recopié deux fois l’œuvre de Paisij, ainsi que l’anathème dont il menaçait celui qui aurait abîmé le livre »17. Il est bien entendu gênant de tirer argument du silence. Il ne s’agit que d’une hypothèse à ne pas écarter, car l’absence de témoignages d’époque sur Paisij a déjà intrigué certains chercheurs. Bonju Angelov, par exemple, s’étonne de ce que Joseph le Barbu, l’auteur de sermons qui écrivait dans une langue plus moderne que Paisij et a vécu à son époque, ne mentionne nulle part l’avoir rencontré18. Adoptons un raisonnement inverse : pourquoi faudrait-il croire davantage en l’existence d’un personnage dont les contemporains ne disent pas un mot qu’en de simples allégations, simplement parce qu’elles figurent dans le témoignage de quelqu’un ? On a beau prétendre que le travail de l’historien ne s’appuie que sur des témoignages positifs, mais rien ne permet de disqualifier les témoignages en creux. En outre, des pans entiers de l’histoire antique ont été écrits sur le fondement exclusif de trouvailles archéologiques et non pas sur des témoignages. Dans le cas de Paisij, on ne connaît même le nombre de moines de Hilendar qui

17 Sofroni Vračanski – Vie et tribulations du pécheur Sofroni, Introduction et notes établies par Jack Feuillet, Sofija-Presse, 1981, p.15. 18 Paisij Hilendarski, Sofija, Nauka i izkustvo, 1985, p. 156 (note de bas de page).

11 auraient pu être appelés Paisij. Il ne faut absolument pas exclure l’hypothèse de l’œuvre collective.

1.2 Les données de la science positive

Il existe plusieurs conjectures concernant la date et le lieu du décès de Paisij, mais elles reposent toutes sur une documentation parcellaire et incomplète. Les plus vraisemblables parmi elles sont l’hypothèse de J. Ivanov qui dit que « Paisij est décédé à l’âge de 76 ans, à Samokov… »19, en 1798, et celle de B. Rajkov qui pense que Paisij est mort en automne 1773 à Asenovgrad.

Le point de vue de Jordan Ivanov est exposé dans un article intitulé « Rodnoto mjasto na otca Paisij se ustanovjava. Kraj na edin prodălžitelen spor. », publié dans le journal Zora daté 15 février 1938, tandis que celui de B. Rajkov dans « Novi istoričeski dokumenti za života i smărtta na Paisij Hilendarski – Izvestija na Narodnata biblioteka « Kiril i Metodij », Sofija, 1976, tome XIV (XX), page 30 -3120.

Les deux auteurs construisent leur hypothèse sur quelques brèves notes insérées dans le registre des événements [kondika] du monastère de Hilendar. Jordan Ivanov se fonde sur un document trouvé au début du siècle dernier, rédigé ainsi : « Afin que l’on sache qu’un certain Marko se présenta au monastère, et qu’à ce moment-là une nouvelle parvint de Samokov, qui était que le hiéromoine Paisij, starets à Hilendar, venait de décéder, et qu’il ne reviendrait plus au Mont Athos, etc »21. B. Rajkov, quant à lui, se base sur un manuscrit (numéro 525 (523)) trouvé dans les années 80, où, sur la feuille 74, est noté : « L’an de

19 Jordan Ivanov. 20 Les deux auteurs sont cités par Bonju Angelov, Paisij Hilendarski, Sofija, 1985, Nauka i izkustvo, p.24-32. 21 Op. cit., p. 25. Voici le texte bulgare entier : « Da se znae kakvo se javi u manastir djak Marko, ta se stori aber ot Samokov, kakvo se prestavi h. Paisij jeromonaha, starec Hilendarski, i se ne povrati veki na Sveta gora. I sa ga kopali v grobe otca pop Nikola za harno mesto. Bog da ga prosti – tri pate rekoa tuka. Sobrano ot pokojnago h. Paisij irmonaha v Samokov milostini groša 720, a prineseno bez arčo groša 517, i tri malki maski so čergi dve. »

12 grâce 1773. Le père Anthyme vint d’Ampélino [Asenovgrad] après la mort de l’hégoumène Paisij, et il nous apporta des pièces d’argent… et d’autres objets semblables… 460 »22. Comme on peut le constater les deux documents portent la même information: le nom de Paisij, ainsi que la date et le lieu de son décès. C’est pourquoi il est difficile de dire laquelle des deux sources concerne l’auteur de l’Histoire slavo-bulgare. Rien ne prouve que dans le premier document il ne s’agit pas de Pasij, mais d’un autre moine qui aurait porté le même nom, comme le prétend Bonju Angelov dans son livre de 1985, où il soutient ardemment l’hypothèse de B. Rajkov. Pour prouver que Paisij est décédé une dizaine d’années après avoir écrit son Istorija Slavjanobalgarskaja, Bonju Angelov présente plusieurs preuves. La première se fonde sur le fait que, dans les copies de l’Histoire slavo-bulgare faites du vivant de Paisij, il y a des « éléments personnels » que l’on ne trouve dans aucune copie faite après sa mort. De tels éléments personnels sont la phrase « Cette histoire a été apportée par l’hiéromoine Paisij du Mont Athos, et nous l’avons recopiée au village de Kotel »23, que l’on trouve dans la première copie de l’Histoire faite par pope Stojko Vladislavov [Sofronij Vračanski] le 26 janvier 1765, ainsi que la brève note insérée dans la copie du pope Aleksi Velkovič, datée de 1771 : « Selon ce qu’il m’enjoignit, j’ai noté par écrit ce que j’ai trouvé »24. Ces notes ne laissent aucun doute sur le fait que les deux copistes ont connu personnellement Paisij. Mais peut-on conclure que le manque de tels éléments dans les copies plus tardives est une preuve du décès de Paisij ou plutôt admettre que les autres copistes n’ont connu Paisij que comme l’auteur de l’Histoire slavo-bulgare ? Aujourd’hui, il est un fait incontestable que toutes les autres copies sont faites soit à partir de la première copie de Sofronij Vračanski, soit à partir de celle de pope Aleksi Velkovič ; donc, ces auteurs n’ont pas eu la chance de connaître Paisij. Tel est le cas de Nikifor Rilski, qui, en 1772 (un an avant la date du décès

22 “Leto gospodne 1773. Priide otĭcŭ Antimŭ ot Ampelino po smerti proigumena Paisia i pridade namŭ gotovi aspri groša… i pročija vešti… 460”.Le groš se subdivise en aspri : petites pièces d’argent ou d’autre métal. 23 « Sii istoriju prinesi ja Paisij ieromonah ot Sveta Gora Afonskaa i prepisahmi ja u selo Kotil… » 24 « I po ego ureždeniju, jakože obretoh, tako i napisah ».

13 de Paisij, d’après l’hypothèse de B. Rajkov et B. Angelov), fait une copie de l’Histoire slavo-bulgare sans laisser de traces attestant d’une relation quelconque avec Paisij. La deuxième preuve de B. Angelov se fonde sur un document, daté des XVIIIe – XIXe siècles, trouvé dans le monastère de Zographon, et qui porte le nom Registre obituaire de l’éparchie de Zographon [Eparhialen pomenik na Zograf]. Ce document contient, parmi beaucoup d’autres noms, les noms des moines décédés. Sur une feuille, on trouve celui de Paisij Hilendarski écrit deux noms plus haut que celui du moine Dorotej décédé en 1773. Comme les noms dans le Registre sont rangés dans l’ordre chronologique, on peut conclure que Paisij est décédé au plus tard 1773. Mais on peut se poser exactement la même question comme on l’a fait plus haut pour les documents trouvés dans le registre des événements du monastère de Hilendar : s’agit-il de l’auteur de l’Histoire slavo-bulgare ou d’un autre moine portant le même nom ? La troisième preuve est un document écrit par Paisij lui-même, une lettre datée du 12 août 1773, adressée à Stefan de Hilendar25. C’est le dernier document écrit par Paisij dont on dispose, qui d’ailleurs ne nous donne aucun indice de la date du décès de ce dernier. Tous ces documents récemment trouvés amènent les spécialistes à penser que Paisij de Hilendar est décédé une dizaine d’années après avoir écrit l’Histoire slavo-bulgare. Mais, comme on peut le constater, aucun d’entre eux ne peut répondre avec certitude à la question où et quand Paisij est mort exactement.

2. Le livre de Paisij

Plus de cinquante copies ont été conservées jusqu’à nos jours, et certains renseignements laissent penser qu’elle fut lue en chaire par les prêtres lors des offices dominicaux26. Il s’avère en réalité que le nombre total de copies manuscrites est à ce jour inconnu. De nombreuses copies,

25 Aujourd’hui, ce document se trouve dans les archives de monastère de Hilendar. 26 Histoire de la Bulgarie des origines à nos jours, Roanne, Editions Horvath, collection Histoire des nations européennes, 1977 p. 271

14 comme la traduction grecque de Dimităr Miladinov, ne semblent pas connues même des chercheurs. Un autre auteur estime le nombre total de copies manuscrites à 60 : « Soixante copies ont été découvertes, dispersées entre la Macédoine et les colonies bulgares de Bessarabie »27. Pour Bonju Agelov, le nombre de copies dépasse 60, mais certaines copies ont disparu, tandis que d’autres n’ont pas encore été découvertes28. Au départ, ce sont des copies littérales qui sont faites, la plus connue et la plus complète étant celle de Sofronij de Vraca (1765, Kotel). Littérales dans la mesure où les copistes recopiens scrupuleusement les textes, sans rien en modifier, si ce n’est la prononciation des mots et leur orthographe. En 1781, Sofronij fait une seconde copie pour son usage personnel29. On y trouve les modifications suivantes du texte originel : suppression des passages autobiographiques; corrections concernant le saint Saint Dimitrija le Jeune30 ; ajout de deux nouveaux saints : Georgi de Sofija, dit « le dernier » [Novejši] et Ivan le Jeune (dit aussi de Suceava)31. Le plus grand nombre de copies se trouvent dans la région de la Stara Planina orientale : Kotel, Žeravna, Elena, Tărnovo, Drjanovo, Gabrovo, Ruse, Svištov, Bjala Čerkva, etc. Mais on trouve également des copies remaniées du texte, où les écarts et les digressions par rapport au texte original sont beaucoup plus nombreux que dans les copies fidèles. Leurs auteurs omettent certains passages, incluent des passages nouveaux, ainsi que de nouveaux détails, récits et chapitres. Les détails en question sont liés à l’histoire bulgare et à l’histoire de l’ensemble des peuples slaves. La plus anciennes de ces copies remaniées est celle du pope Punčo (1796)32.

La première version imprimée date de 1844, mais il ne s’agissait que d’extraits choisis, et le livre est paru sous le titre Carstvenik (Livre des

27 Marin Pundeff, « Le nationalisme bulgare », article écrit en anglais et repris en bulgare dans Bălgarija, Amerika, Rusija, Sofija, éditions Vesela Ljuckanova, 1996, p. 218 pour la citation. 28 Bonju Angelov, Paisij Hilendarski, Sofija, Nauka i izkustvo, 1985, p.14. 29 La copie est conservée à Bucarest, à la bibliothèque de l’Académie, numéro de cote 438. 30 Il s’agit du vingt-neuvième saint dans le chapitre sur les saints bulgares. 31 Op. cit., p. 16. 32 Op. cit. p. 17. La copie est conservée à la Bibliothèque nationale de Sofija, cote 693.

15 rois). Quand il s’est agi de publier le texte intégral sous la forme d’un livre imprimé, la question s’est posée de savoir sur quel manuscrit il fallait se fonder. Dans un premier temps, on prenait la première copie de Sofronij, mais dès la fin du dix-neuvième siècle, les rédacteurs ont commencé à rechercher le manuscrit original, afin de pouvoir procéder à l’étude des spécificités de la langue de Paisij. En effet, chaque copiste modifie la graphie de certains mots selon son propre sens de la norme phonétique.

2. 1. Quel est le texte original de l’Histoire slavo-bulgare ?

Jusqu’à nos jours, le manuscrit original de l’Histoire slavo-bulgare ne semble pas avoir été retrouvé. Son destin reste un mystère pour les spécialistes de la vie et de l’œuvre de Paisij, d’après lesquels il est tout à fait possible que le texte avec lequel Paisij soit parti pour Kotel, où Sofronij de Vraca fit la première copie de l’Histoire slavo-bulgare, n’ait pas été rédigé par lui-même, mais par un autre moine. Ici, il faut rappeler que, bien souvent, les manuscrits faits dans les monastères à cette époque-là étaient rédigés et copiés par des moines connaissant bien les règles grammaticales du slavon. C’est pourquoi, le manuscrit original ne présente guère d’intérêt pour les linguistes, dans leurs études sur la langue de Paisij. Le manuscrit dit « brouillon de Zographon » a été découvert par A. Stoilov en 1902. Dans un article, publié l’année suivante33, ce dernier parle de la grande valeur de ce document en le considérant comme l’une des plus anciennes copies de l’Histoire slavo- bulgare. Il faut attendre l’année 1908 pour que Jordan Ivanov, après avoir fait connaissance avec le manuscrit de Zographon lors d’une visite du monastère en 1906, suggère pour la première fois qu’il pourrait s’agir du brouillon de l’Histoire slavo-bulgare, c’est-à-dire du manuscrit autographe écrit par Paisij en personne. Voici les trois preuves qu’il donne dans son livre Bălgarski starini iz Makedonija (Sofija, 1908) pour corroborer cette théorie : premièrement, dans le titre, l’année où Paisij s’est rendu au Mont Athos est indiquée (en 1745), ce que l’on ne trouve pas dans les autres

33 A. P. Stoilov. “Pregled na slavjanskite răkopisi v Zografskija manastir”, 1903, supplement au journal Cărkoven vestnik, numéro 7-9, p. 121.

16 copies de l’Histoire slavo-bulgare ; deuxièmement, on observe plus de caractéristiques du parler de Samokov que dans les autres copies ; troisièmement, le manuscrit fait penser davantage à un travail personnel qu’à celui d’un simple copiste. Au début, seul A. Stoilov, qui entre-temps est retourné une deuxième fois au monastère de Zographon, soutient l’hypothèse de J. Ivanov34. Les autres spécialistes, soit considèrent le manuscrit de Zographon comme une simple copie de l’Histoire – tel est le cas de B. Penev -, soit ignorent son existence, comme le font St. Argirov et Ilinski. La réaction des autres spécialistes pousse Jordan Ivanov à effectuer une analyse plus approfondie du manuscrit de Zographon, afin de mieux étayer son hypothèse. En 1914, il publie son édition de l’Histoire slavo-bulgare, dans lequel il expose quelques preuves, beaucoup plus convaincantes que celles faites en 1906. La première d’entre elles repose sur une comparaison de la signature de Paisij, incluse dans le manuscrit de Zographon, avec celle de la quittance de Karlovci, datée de 1761, qui, d’après J. Ivanov, montre bien que « les deux manuscrits proviennent de la même main ». La deuxième preuve repose sur la manière dont le texte est rédigé. D’après J. Ivanov, tout montre qu’il s’agit d’un brouillon : les passages biffés ou laissés en blanc, les corrections, les notes dans les marges, etc. La troisième concerne les hésitations dans l’orthographe. La quatrième repose sur la différence entre le manuscrit de Zographon et les autres copies, qui de leur côté se ressemblent toutes. La cinquième preuve concerne les spécificités de la langue du manuscrit au niveau lexical, qui, d’après J. Ivanov, est propre aux terres attenantes au mont Rila, d’où est issu Paisij. La dernière preuve repose sur le papier du manuscrit, qui, d’après J. Ivanov, est de ceux que les Bulgares utilisaient au XVIIIème et au début du XIXème siècle. Convaincus par l’ensemble de ces preuves, les spécialistes acceptent dans un premier temps l’hypothèse que le manuscrit de Zographon est le brouillon de l’Histoire slavo-bulgare, écrit par Paisij lui-

34 Cité par Bonju Angelov, op. cit., p. 34.

17 même. Le premier à contester cette affirmation est B. Penev, qui, en 1918, révoque en doute, dans la deuxième édition de sa monographie intitulée Paisij Hilendarski, certaines des preuves émises par J. Ivanov. Par exemple, il prétend qu’il n’y a pas de similitude totale entre les deux signatures. Son autre réserve vient du fait que, selon lui, il ne saurait y avoir d’original unique, car ce serait contraire à l’esprit ayant présidé à la rédaction du texte. En dépit de l’excellence du travail de Bojan Penev, il semblerait que son opposition à Jordan Ivanov soit mue par des motifs personnels. La seconde contestation vient de Stojan Angelov, en 1942. Il n’a pas beaucoup de contre-arguments, si ce n’est que le brouillon de Zographon est plein d’erreurs, d’ajouts, de passages biffés, qui ne sauraient provenir de la main du Père Paisij35. Cette démonstration est plus idéologique que scientifique, et elle ne saurait mettre en doute les conclusions de Jordan Ivanov.

Le manuscrit dit « brouillon de Zographon » a été dérobé du Mont Athos en 1984, par crainte qu’il ne soit détruit. Ce manuscrit a été conservé par les services de renseignement bulgares jusqu’en 1997. Cette même année, Brigo Asparuhov36, le chef des services secrets, dont le personnel n’avait pas été renouvelé avec la fin du régime totalitaire, remet le manuscrit à Božidar Dimitrov, le directeur du Musée d’Histoire nationale, car il sait qu’il s’en ira en même temps que le gouvernement socialiste (ex-communiste) de Žan Videnov. Mais Petăr Stojanov, le nouveau président de droite, rend le manuscrit au pouvoir spirituel du Mont Athos. Božidar Dimitrov prétend qu’en janvier de la même année, on lui a remis le manuscrit de Zoghraphon « mis au propre » [belova]. Il s’agirait du « manuscrit de Constantinople », réputé perdu depuis le milieu du dix-neuvième siècle37. L’idée qu’il s’agirait de l’original mis au propre,

35 La démonstration est basée sur Bonju Angelov, op. cit. p. 33-43 et l’Avant-propos de Božidar Rajkov, édition de l’Histoire slavo-bulgare de 1989, p. 9-19. 36 Ce personnage s’est rendu célèbre par le fait que Simeon Sakskoburggotski, Premier ministre de 2001 à 2005, a de nouveau voulu le nommer à la tête des services de renseignement, mais ce projet a échoué à cause de l’opposition de la diplomatie américaine, car la Bulgarie venait d’adhérer à l’OTAN. 37 Paisij Hilendarski, Istorija Slavjanobălgarska, 1762, Belova, Sofija, Universitetsko izdatelstvo « Sv. Kliment Ohridski”, 2003, avant-propos du Professeur Božidar Dimitrov.

18 enfin retrouvé et identifié, ne nous convainc pas entièrement. L’écriture n’étant pas celle de Paisij, il est fort douteux qu’il ait lui-même dicté le texte à un scribe, comme le prétendent les membres de l’équipe qui a travaillé sur ce manuscrit. Leurs arguments semblent superficiels : 1) Une analyse du papier aurait montré que le manuscrit datait de la même époque que le manuscrit de Zographon ; 2) Le texte serait identique à celui du brouillon ; 3) Le nom du copiste ferait défaut38. En réalité, l’ancienneté du papier ne peut sans doute pas être établie avec une si grande précision. Le deuxième argument est bancal, car le texte de ce manuscrit retrouvé est en réalité le même que la première copie de Sofronij, dont de nombreux passages manquent dans le brouillon de Zographon. Enfin, le nom des copistes est absent dans presque toutes les copies. A y regarder de plus près, ce manuscrit semble plutôt être un deuxième « manuscrit de Kotel ». Toutefois, l’on ne saurait faire abstraction de l’examen attentif de l’étude de Nadežda Dragova qui accompagne le manuscrit récemment publié par l’Université de Sofija. L’auteur, philologue et spécialiste de la littérature du XVIIIème de renom, essaie de démontrer que le manuscrit de Constantinople est « l’original » [belovata]. Selon elle, « le modèle scientifique du « prototype original » est une construction purement conceptuelle, car des feuillets manquent même dans le manuscrit de « Zographon »39. Les temps forts de son argumentaire sont les suivants : - La copie aurait été faite contre une rémunération, car les circonstances de sa composition ne sont nulle part mentionnées (p. 21). Cet argument ne saurait emporter l’adhésion, car la plupart des copies ne contiennent pas de notes expliquant les circonstances de leur composition. Est-ce à dire que toutes les copies ont été faites contre rémunération ? Quand bien même ce serait le cas, qu’est-ce que cela prouve-t-il ? - La copie n’aurait pas été faite à Samokov, en dépit de la ressemblance frappante avec le manuscrit dit « de Samokov » (1771). N. Dragova propose d’appeler désormais le manuscrit

38 Ibid., p. 13-14. 39 Op. cit., p. 20.

19 retrouvé « le manuscrit du Musée d’histoire nationale ». Elle reconnaît que le manuscrit de Zographon est le texte définitif, mais soutient que Paisij l’aurait fait recopier par un calligraphe40, d’où l’apparition du manuscrit du Musée d’histoire nationale. - De légères différences textuelles attesteraient la recherche d’une solution dans le déchiffrage des endroits obscurs du manuscrit de Zographon, « ce qui exclut la présence d’un texte ayant servi d’intermédiaire entre l’auteur et le copiste »41. Cet argument a de quoi laisser perplexe même le non-spécialiste, car en quoi les différences textuelles entre deux manuscrits prouvent-elles que le premier a servi de référence au second ? Théoriquement, quant un copiste recopie un texte, il ne change pas celui-ci. S’il l’a fait, on n’a aucun moyen de savoir sur quel(s) texte il se fonde. - Enfin le dernier argument mis en avant par N. Dragova est que le copiste du manuscrit du Musée normalise la grammaire et le lexique par rapport à la norme slavonne42. A quoi l’on voit qu’elle n’est pas spécialiste en la matière, puisque toutes les copies normalisent plus ou moins la grammaire du manuscrit de Zographon, en en éclaircissent les endroits obscurs. Rien ne prouve donc que ce n’est pas le « manuscrit de Kotel » qui a été recopié par le copiste du manuscrit de Constantinople (manuscrit du Musée d’histoire nationale).

2.2. Dans quelle langue Paisij a-t-il écrit ?

Quand on compare le vieux bulgare au bulgare moderne, on s’aperçoit rapidement de la grande évolution et des nombreuses innovations que ce dernier a subies. Il n’est pas difficile d’établir la liste de ses traits nouveaux, comme la perte du système casuel, l’apparition des formes analytiques et de l’article défini postposé, la disparition de l’infinitif

40 Op. cit., p. 25. 41 Op. cit. p. 33. 42 Op. cit., 37.

20 et du supin, etc. Par contre, les linguistes bulgares ne sont pas si unanimes quand il s’agit de déterminer la date (ou plutôt l’époque) de la naissance du bulgare moderne. Il existe plusieurs hypothèses, mais le plus souvent citées sont celle de B. Conev et Iv. Šišmanov, qui pensent que le début du bulgare moderne est à chercher dans la langue des damaskini, et celle de L. Andrejčin, S. Bernštein, E. Georgieva et V. Popova qui, de leur côté, voient ce début dans l’Histoire slavo-bulgare de Paisij. Mais peut-on considérer Paisij de Hilendar comme le fondateur du bulgare moderne ? Une étude sur la langue de Paisij effectuée par Romeo Čolakov43 montre bien que l’Histoire slavo-bulgare représente une tendance de l’évolution de la langue plutôt archaïsante, emblématique du moyen bulgare, qu’une tendance moderne, que l’on peut trouver par exemple dans Riben bukvar (« Abécédaire au poisson ») de P. Beron, publié en 1824. La proportion de slavonismes dans l’Histoire slavo-bulgare est très importante. Influencé par ses sources, Paisij se sert souvent de mots d’origine russe, serbe, grecque, latine, turque, etc. Par contre, aux endroits où il exprime ses propres idées et réflexions, on trouve des formes de la langue populaire. Vu l’effet recherché dans l’Histoire, il n’est pas étonnant que Paisij ait désiré l’écrire dans une langue plus accessible au peuple bulgare que celle des livres religieux – réservée au clergé et aux cercles savants. Mais la langue de Paisij n’est pas partout uniforme dans son livre et, assez souvent, à côté des formes modernes, l’on trouve leur correspondant archaïque. Cette alternance du moderne et de l’ancien est présente à tous les niveaux langagiers : graphémique, morphologique, syntaxique et lexical. Par exemple, dans certains mots, Paisij garde

44 l’ancien jat [ѣ], tandis que dans d’autres il le remplaçe par e : on trouve

43 Romeo Čolakov, « Beležki za ezika na Paisij Hilendarski », Duhovna kultura, numéro 32-33, Sofija, Dăržavna pečatnica, 1927, p.33-48. 44 En bulgare moderne, le jat a deux réalisations : 1. -e- : en dehors de l’accent, et, sous l’accent, dans les cas suivants : en finale ; lorsque la voyelle est suivie dans la syllabe suivante d’une chuintante ou d’une voyelle palatale (e,i) ; 2. –я- : partout ailleurs. Comme le souligne Romeo Čolakov, le fait que, chez Paisij, le jat ait une seule réalisation -e- est dû à ses origines : en général, à l’Ouest de la Bulgarie, le jat est réalisé -e-, mais -я- à l’Est. Actuellement, le -я- est en

21 лѣто, à côté de лето (« été »). Suivant la démonstration de Romeo Čolakov, cet emploi du jat ne suit aucune règle, car on trouve des mots écrits soit avec jat soit avec e. De même pour le petit et le grand jer en finale du mot. Dans la plus grande partie de cas, Paisij utilise le grand jer, mais on trouve parfois des mots écrits soit avec le petit, soit avec le grand jer : царъ, mais aussi царь. Cette tendance moderne, que certains linguistes voient dans la langue de Paisij, se manifeste surtout au niveau morphosyntaxique. Les caractéristiques les plus importantes à ce niveau, toujours d’après Romeo Čolakov, sont les suivantes : tendance à la simplification des formes casuelles des noms et des pronoms, apparition de nouvelles formes verbales, apparition des particules по- et най- pour exprimer le degré (comme dans la langue bulgare et macédonienne d’aujourd’hui), tendance à la disparition de l’infinitif et à son remplacement par une subordonnée à verbe personnel ; l’emploi de l’adjectif après le substantif. Aucune de ces caractéristiques n’a trouvé son aboutissement final chez Paisij, tel qu’on l’observe en bulgare moderne. Par exemple, la simplification des formes casuelles dans l’Histoire se fait à un niveau intermédiaire, où l’on observe un emploi des prépositions parallèlement avec les désinences casuelles. L’emploi des cas est très instable. Ainsi, les relations d’objet sont rendues tantôt avec l’accusatif, tantôt avec le datif, tantôt avec le génitif (on a certainement affaire de temps en temps à un cas régime), ou alors de façon analytique : “...и почивал го да примет веру християнскою”; “узел от грци сва земла”; “но понеже Борисъ помагалъ Светослав того ради поиманъ билъ от цара Иоана Цимисхиа”45. D’un autre côté, l’emploi de la construction avec да, qui, en bulgare et en macédonien modernes, remplace entièrement les formes d’infinitif, est assez rare chez Paisij. Toutes ces caractéristiques de la langue de l’Histoire slavo-bulgare, ne suffisent pas pour permettre de désigner Paisij comme le fondateur du

régression. La langue macédonienne littéraire, fondée sur les parlers bulgares de l’Ouest, a une réalisation du jat identique à celle qu’on trouve dans la langue de Paisij. 45 Elena Georgieva, Istorija na novobălgarskija knižoven ezik, Sofija, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1989, p. 64.

22 bulgare moderne. Au contraire, certaines de ses caractéristiques témoignent de son côté archaïque plutôt que moderne. Par exemple, si l’on établit une comparaison entre l’évolution du système casuel dans les damaskini et dans l’Histoire slavo-bulgare, on voit bien que la langue de Paisij reste plus archaïque que celle des damaskini. C’est en tout cas la thèse de Romeo Čolakov, et la raison pour laquelle nous y souscrivons, c’est que l’ensemble des travaux récents concernant la langue de Paisij nous semblent partiaux et idéologiquement marqués : il s’agit chaque fois de faire correspondre une étape importante de l’histoire bulgare avec l’évolution de la langue bulgaro-macédonienne. Toutefois, il est indéniable que Paisij de Hilendar a eu une influence considérable sur l’évolution ultérieure de la langue, dans la mesure où son livre a connu une plus grande diffusion que la plupart des damaskini manuscrits. A sa suite, Sofronij de Vraca a continué à mélanger le slavon et les parlers populaires. Ensuite, Joakim Kărčovski a accentué la tendance consistant à délaisser le slavon au profit des parlers populaires. Il a notamment essayé de recourir non seulement aux parlers macédoniens, qu’il connaissait le mieux, mais il a aussi recouru aux parlers bulgares de l’est, afin d’élaborer une langue littéraire commune à tous les Bulgares46. Enfin, Kărčovski a l’immense mérite d’avoir été l’un des premiers à introduire les spécificités de la langue populaire dans la littérature imprimée47. Kiril Pejčinovič parachève cette tendance, même s’il ne se sert que des parlers macédoniens comme support linguistique. Avec son livre Ogledalo (« Le Miroir », 1816), le caractère analytique de la langue devient pour la première fois la règle, et le caractère synthétique – l’exception48. Le Riben bukvar (« Abécédaire au poisson », 1824) parachève ce processus, de telle sorte que la tendance à l’analytisme devient irrévocable. Pour résumer, nous nous référons à l’excellente synthèse établie par Jack Feuillet : « On choisit généralement le XVème siècle comme fin du

46 Op. cit., p. 74. Ainsi, dans ses écrits, le jat vieux-bulgare est réalisé –я et non pas –е, comme dans les dialectes bulgares occidentaux : заболяло au lieu de заболело ; l’accent tonique n’est pas celui de Prilep-Veles- Bitola : вода, глава, лице, молете се. 47 Op. cit., p.77. 48 Op. cit., p. 78. Qulques exemples de construction analytique du discours : “и он направи литургиа со леб и вино”; “и кои не ходит по с(ве)тое писание, кои не верует книга и книжовници що кажуваат”. Là non plus, l’accent sur l’antépénultième n’est pas systématique.

23 moyen bulgare, mais la périodisation calque ici l’histoire (fin du Deuxième royaume bulgare). En réalité, on ne sait trop que faire de l’époque qui va du début du XVème siècle au milieu ou à la fin du XVIIème siècle. Les étiquettes se font imprécises, et « moyen bulgare tardif » ou « néo-bulgare précoce » ne font que trahir l’embarras des linguistes qui se sont plutôt intéressés à la naissance proprement dite du bulgare moderne. Les hypothèses proposées font apparaître un écart considérable entre les cinq points de vue suivants :

1) Celui de B. Conev et Iv. Šišmanov qui situe le début du bulgare moderne dans la langue des damaskini, œuvres de contenu religieux et moralisateur écrites en « langue populaire » pendant les XVIIème et XVIIIème siècles. 2) Celui de L. Andrejčin, S. Bernštein, E. Georgieva et V. Popova, qui voit dans le moine Paisij de Hilendar le fondateur du bulgare moderne avec son Istorija slavěnobolgarskaja, rédigée en 1762. 3) Celui de L. Todorov qui choisit l’œuvre de Sofronij Vračanski, et plus particulièrement son autobiographie Žitije i stradanija grešnago Sofronija (1805). 4) Celui de A. Teodorov-Balan et de G.K. Venediktov qui prennent pour point de départ le Riben bukvar (« Abécédaire au poisson »), publié en 1824 par P. Beron. 5) Celui de la linguiste russe E.I. Djomina, qui estime qu’on ne peut vraiment parler de bulgare moderne qu’à partir de 1860-1870. »49

En l’état actuel de la recherche, nous souscrivons à la quatrième hypothèse. En effet, les travaux des meilleurs spécialistes laissent présumer que leur choix de l’Histoire slavo-bulgare comme premier texte en bulgare moderne n’est pas dicté par des considérations linguistiques, mais par des considérations idéologiques. Il est très difficile de prétendre que la langue des damaskini est plus archaïque que celle de Paisij, car même le non-spécialiste se rend aisément compte que la première est

49 Jacques Feuillet, Grammaire historique du bulgare, Paris, Institut d’Etudes slaves, 1999, p. 14.

24 plus proche du bulgare d’aujourd’hui que celle de Paisij. Le deuxième point de vue ci-dessus listé ne se fonde que sur la « thématique » de l’Histoire slavo-bulgare et les « objectifs »50 qu’elle vise, bien que les sermons des damaskinari contiennent une thématique laïque exactement dans la même mesure que ladite Histoire. Par ailleurs, celle-ci n’est pas étrangère, elle non plus, à une certaine thématique religieuse. L’argument de la thématique et des objectifs est par conséquent à écarter complètement. Le seul doute porte sur la possibilité de considérer certains damaskinis tardifs comme des documents écrits en bulgare moderne, au même titre que l’Abécédaire au poisson. En ce qui concerne la thèse de Djomina, elle ne semble pertinente que concernant quelques auteurs dont les écrits restent tributaires de la norme slavonne jusqu’à tard dans le dix-neuvième siècle. Ainsi, Grigor Părličev pubie une traduction de l’Iliade en 187151, dont la langue est si archaïque que le critique Nešo Bončev et le poète Hristo Botev l’éreintent par leurs critiques violentes52. Plus tard, au moment d’écrire son autobiographie, cet auteur recourt à son dialecte natal d’Ohrid et se range par conséquent dans la tradition littéraire bulgare, qui s’était entre temps définitivement fixée53. Si les dialectes macédoniens ou occidentaux ne sont plus parfaitement compris par l’ensemble des Bulgares, c’est parce que leur prédominance dans la langue bulgare ne caractérise que la période allant de la deuxième moitié du XVIIIème siècle à la publication du Riben bukvar (1824)54.

3. La réception de l’Histoire slavo-bulgare

50 Elena Georgieva, Istorija na novobălgarskija knižoven ezik, Sofija, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1989, p. 37. 51 La traduction paraît dans la revue Čitalište, 1871, livre 13, p. 338-339. 52 Le premier écrit une critique négative dans la Revue périodique publiée à Braila (Roumanie), tandis que Botev prétend, dans son poème Zašto ne săm,que l’auteur de cette traduction méritait une raclée. 53 Les éditeurs de Skopje justifient le besoin de serbiser les textes que Părličev écrivit dans son idiome natal par le fait que langue dont il se servait était une langue étrangère pour lui, or c’est faux (Cf. Todor Dimovski, qui pense que Părličev n’a pas su trouver d’expression littéraire dans « la langue de son peuple » [neostvaren na jazikot na svojot narod] – Grigor Prličev, Avtobiografija, Skoplje, Makedonska kniga, 1974, p. 24). 54 Ljubomir Andrejčin, Iz istorijata na našeto ezikovo stroitelstvo, Sofija, Narodna prosveta, 1986, p. 49. N.B. Andrejčin est une autorité en ce qui concerne la grammaire bulgare et la périodisation de la langue bulgare. Ce point précis, à savoir la prédominance des parlers occidentaux dans la langue bulgare jusqu’en 1824 n’a encore jamais été remis en cause.

25 Aussi incroyable que cela puisse paraître, les bibliographes bulgares ont recensé pas moins de « 1279 titres de publications sur la vie et l’œuvre de Paisij de Hilendar, publiés dans des monographies, des encyclopédies et des périodiques »55. Et encore, ce corpus ne concerne que la période antérieure à 1982. Il y en a eu bien d’autres depuis. Tout cela pour un livre qui fait moins de cent pages. Quiconque ne s’est pas frotté de très près au texte de Paisij et aux travaux qui lui sont consacrés ne comprendra pas cet engouement. Or, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas véritablement d’un intérêt « scientifique », mais bien plutôt d’un attrait quasi mystique, qui contamine aussi le traducteur et chercheur occidental. Même s’il faut reconnaître que cet intérêt disproportionné pour une œuvre aussi mince comporte quelque chose de malsain, ce n’est pas pour autant qu’une nouvelle présentation de l’Histoire slavo-bulgare sera dépourvue de tout intérêt. En particulier, il serait très utile de démontrer que la quasi-totalité des lecteurs modernes de Paisij font un contresens majeur sur son message en y voyant un rejet de la domination ottomane, quand il n’aspire encore qu’à l’émancipation culturelle. D’emblée, il faut noter que l’intérêt pour le personnage, au lieu de diminuer, s’accroît en permanence, à en juger par le nombre des publications jusqu’en 1989. Cela est emblématique de l’attitude des Bulgares, qui, bien qu’ils reconnaissent les nombreux défauts du livre de Paisij, n’en continuent pas moins de s’attacher à la valeur symbolique de l’ouvrage. Toutefois, on peut noter une certaine tendance de la recherche qui consiste à s’efforcer de montrer que l’Histoire slavo-bulgare est fondée sur une documentation rigoureuse, et qu’il recopie fidèlement ses sources56. Certains, comme Bojan Penev, ont mis l’accent sur le fait que Paisij enjolivait certains passages de Mauro Orbini, mais ces écarts sont vraiment négligeables par rapport au texte entier. Nous souscrivons aux analyses postérieures à celles de Bojan Penev, car seuls de très faibles écarts par rapports aux principales sources, surtout à portée idéologique,

55 Elena Janakeva, préface à l’index bibliographique d’Ilija Todorov, Sofija, Bibliothèque nationale, 2003, p. 12. 56 Cf. le chapitre Réflexions sur quelques passages de Histoire slavo-bulgare, dans le livre de Bonju Angelov précité.

26 peuvent être observées. Seules les sources du chapitre sur les saints bulgares sont mal connues, mais Paisij, en tant que religieux, connaissait probablement la plupart des faits grâce à sa vie de religieux.

Une étude de la réception du livre doit donc être décomposée en grandes périodes. D’autre part, l’influence du texte peut être décelée dans un premier temps surtout dans les œuvres littéraires de l’aire culturelle bulgaro-macédonienne, et seulement à partir de la fin du dix-neuvième siècle dans les écrits des historiens bulgares.

3.1 La réception jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle

Le livre Istorija raznih slavjanskih narodov, naj-pače Bolgar, Horvatov i Serbov57, de Joan Raić, qui ressemble beaucoup plus à un ouvrage historiographique moderne que l’Histoire slavo-bulgare, aurait joui d’une immense popularité avant la Libération de la Bulgarie58. Il a donc fortement concurrencé l’Histoire slavo-bulgare, d’autant plus que celle-ci ne circule que sous forme manuscrite jusqu’en 1844, alors que celui-là est imprimé. En outre, Raić a une érudition remarquable pour l’époque, bien supérieure à Paisij. Son ouvrage est sans conteste bien meilleur que celui de Paisij d’un point de vue scientifique. Un développement plus long est nécessaire sur Raić, car l’on a considéré pendant quelque temps qu’il avait été l’une des sources de Paisij. Ce mythe est présent même chez certains auteurs bulgares. En effet, en 1762, l’année où fut terminée l’Histoire slavo-bulgare, Raić était déjà en train d’effectuer ses recherches. Il est également attesté que les deux auteurs se sont fréquentés à Sremski Karlovci. Il est par contre curieux de postuler que seul Raić a influencé Paisij, comme le fait le biographe serbe de Raić, et pas l’inverse. Quoi qu’il en soit, le livre de Raić était plus lu que l’Histoire slavo-bulgare jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, même en pays bulgare. En 1801, Atanasij Neskovič imprime à Budapest une

57 Vienne, 1794. Raić a dû patienter longtemps avant de parvenir à faire imprimer son livre. Celui-ci n’était guère destiné à la diffusion manuelle comme l’était l’Histoire slavo-bulgare. 58 Affirmation d’un auteur, fondée sur le doctorat de D. Canev, dont le résumé figure dans Istoričeski pregled, 1984, numéro 1, p. 101.

27 version adaptée de la partie du livre de Raić qui traite des Bulgares. Neskovič explique dans la préface que la publication est faite au nom des « fils de la patrie », afin que ceux-ci œuvrent en vue du « bien commun », c’est-à-dire la consolidation de leur patrie. Les conceptions de Neskovič s’accordent parfaitement avec celles de Raić : les Bulgares sont un peuple slave avec une histoire riche et glorieuse. Le long chapitre (deux fois plus long que l’ensemble de l’Histoire slavo-bulgare) sur la Bulgarie est l’un des livres les plus lus par les Bulgares à l’époque, tous livres confondus. L’édition de Neskovič est présente dans les collections des écoles et des bibliothèques publiques (čitalište) et privées des principaux acteurs de l’Eveil national. Pendant une période relativement longue (le livre connaît une deuxième édition bulgare), le livre sert de principale source de connaissances sur l’histoire bulgare et contribue à l’affirmation de l’identité nationale bulgare59. De ce fait, quoi qu’on en dise, l’Histoire slavo-bulgare n’est qu’un livre parmi d’autres au cours de l’Eveil national. Son emprise totale sur les consciences de tous les Bulgares ne date que de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, encore que les milieux savants utilisent, après la Libération, la Geschichte der Bulgaren du Tchèque germanophone Konstantin Jireček. A la fin du dix-huitième siècle, le livre de Paisij était concurrencé non seulement par L’histoire des différents peuples slaves… de Raić, mais également par celui, manuscrit, d’un auteur anonyme du monastère de Zographon, tout comme par celui de Spiridon de Gabrovo, dont l’Histoire succincte du peuple bulgaro-slave [Istorija vo kratce o bolgarskom narode slovenskom] date de 179260. L’Histoire succincte du peuple bulgaro-slave [Istorija v kratce o bolgaroslovenskom narode] trouvée au monastère de Zographon date de la même époque que l’Histoire slavo-bulgare. Son auteur soutient que les Bulgares appartiennent à la grande famille des Slaves. L’exposé des événements historiques débute avec le départ des Bulgares de la Mer noire et des environs de la Volga (« la Grande Scandinavie »), et se

59 Article précité de Nadja Danova, p. 30-31. L’auteur se fonde sur D. Canev : Bălgarskata istoričeska knižnina prez văzraždaneto, Sofija, 1989, p. 70 et s. 60 Cf., passim, Marin Poundeff, op. cit., p. 219.

28 termine avec la chute des Bulgares sous la domination ottomane. Tout comme Paisij, l’auteur (ou les auteurs ?) de ce livre se montre méfiant vis- à-vis des sources « grecques ». De ce fait, il choisit pour source principale le livre du Slave de Dalmatie A. Kačič-Mijošič, intitulé Conversation utile sur le peuple slave [Razgovor ugodni naroda slavinskoga] (1756), ainsi que la version russe de 1719 des Annales ecclésiastiques de César Baronius61. Le moine de Zographon souligne les liens dynastiques entre les souverains serbes et bulgares. Les sentiments anti-byzantins n’y sont pas présents comme chez Paisij. Le ton de l’exposé est beaucoup plus mesuré que dans l’Histoire slavo-bulgare62. Le livre de l’auteur anonyme est remarqué par G.S.Rakovski, qui connaissait pourtant aussi l’existence de l’Histoire slavo-bulgare. Pourtant, il n’a été édité qu’une seule et unique fois, par J. Trifonov63. Cela prouve que Paisij n’a été mis à la mode que pour cautionner la politique antigrecque du clergé et de l’intelligentsia bulgares (quand bien même cette politique serait justifiée par la réaction à la politique assimilatrice du clergé phanariote). Le hiéromoine Spiridon fait débuter l’Histoire succincte du peuple bulgaro-slave [Istorija vo kratce o bolgarskom narode slovenskom] par un récit biblique, tout comme Paisij. Ce type de récit permet de légitimer l’origine ancienne des slaves et la généalogie de leurs rois. Pour lui, les origines des Bulgares remontent encore plus loin que pour Paisij, et les Serbes descendent des Bulgares. Il affirme que le nom des Serbes signifie « esclaves » en « langue romaine ». L’histoire du khan qui boit du vin dans le crâne de l’empereur byzantin Nicéphore est racontée pas moins de deux fois. L’idée phare est la même que chez Paisij : les Bulgares étaient autrefois glorieux et respectés, et leur situation actuelle est largement en dessous de ce qu’ils méritent. Le récit mythique du moine Méthode qui pousse Boris vers le christianisme est présent comme dans l’Histoire slavo-bulgare. Les nombreuses batailles des Bulgares avec leurs voisins balkaniques sont l’occasion de mettre l’accent sur les

61 Bonju Angelov, Săvremennici na Paisij, Sofija, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie (BAN), 1963, Tome 1, p. 12. 62 Nadja Danova, Op. cit., p. 25-26. 63 J. Trifonov, Zografskata bălgarska istorija, Sofija, 1940, Spisanie na BAN, numéro IX (nous n’avons pas consulté ce livre).

29 victoires des rois bulgares. Spiridon s’intéresse par contre également à l’Antiquité. Il se fait l’écho du récit mythique sur la guerre qui aurait opposé Alexandre de Macédoine aux Slaves : Alexandre, époustouflé par la vaillance des Slaves, leur aurait décerné une édit honorifique où l’on pouvait lire en lettres d’or : « Peuple glorieux et invincible » ; il leur aurait également remis le territoire de la Macédoine. C’est depuis lors que les Slaves s’appelleraient Slaves, mais aussi « Macédoniens ». Alexandre de Macédoine serait le parrain des Slaves, et ces derniers tiendraient leur nom du mot slava (la gloire)64. Cette vision du monde trahit un très grave complexe d’infériorité et le besoin de se situer par rapport à un mythe prestigieux – celui de l’Antiquité hellénique -, voire d’en faire partie. Quitte à imaginer qu’Alexandre le Grand parlait une langue slave, et que « Slave » ne signifie donc pas « esclave » en latin, mais « glorieux ». En revanche, Spiridon se démarque fortement de Paisij en ce qu’il relate des événements beaucoup plus récents. Dans son livre, les Serbes sont présentés comme des frères de sang. Dans le Livre des rois (1844) publié par Hristaki Pavlovič, les incursions des kărdžali, ainsi que l’insurrection serbe, figurent en bonne place à côté des renseignements concernant les souverains d’autrefois. Toujours est-il que les extraits du manuscrit original de Spiridon, avant d’être publiés à côté d’extraits de l’Histoire slavo-bulgare, étaient beaucoup plus favorables aux Serbes que ne l’est cette dernière65. C’est pourtant l’Histoire slavo-bulgare que les Bulgares ont érigé en culte après la Libération (1878), ce qui traduit la montée d’une certaine intolérance envers leurs voisins balkaniques, même s’il faut nuancer l’affirmation par le fait que presque personne ne lit, et encore moins n’analyse à l’école le livre entier, qui a surtout valeur de symbole de la fierté nationale. Cet état de choses est sans doute à déplorer, car le livre du moine Spiridon est beaucoup plus riche et complète l’Histoire slavo-bulgare, dont il s’inspire66. Lorsqu’elle est publiée pour la première fois (1844) à côté d’autres textes, et notamment le livre du moine Spiridon, l’Histoire slavo-bulgare

64 Nadja Danova, Op. cit., p. 26-28. 65 Ibid., p. 29. 66 Bonju Angelov, Săvremennici na Paisij, Sofija, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie (BAN), 1963, Tome 1, p. 12.

30 paraît sans nom d’auteur, et dans une version fortement tronquée et remaniée. Le culte du personnage quasi légendaire de Paisij n’existe alors point du tout, et presque personne ne connaît même l’existence de celui- ci. Son rôle à la fin du dix-huitième et durant la première moitié du dix- neuvième siècle est moins important qu’on ne l’a affirmé au vingtième siècle. Quand le manuscrit parvient à la connaissance des lecteurs (à l’origine, il était seulement lu à voix haute, en non pas en privé), il s’agit en réalité d’un manuscrit remanié, et jamais du texte original. Certaines versions sont même présentées comme une suite de l’histoire d’Alexandre le Grand (l’Alexandriade), ce qui est emblématique du complexe d’infériorité persistant des Bulgares, qui avaient à l’époque besoin de faire appel au passé prestigieux des Macédoniens de l’Antiquité67. Il est en revanche absurde de prétendre, à l’instar des nouveaux épigones de la très jeune République de Macédoine, que « depuis les années quarante du XIXème siècle, une conscience historique avait commencé à se manifester parmi les populations slaves se référant à Alexandre le Grand et à l’Empire macédonien qu’il fonda »68. Cette citations étant ambiguë, il faut lire la suite, deux phrases plus loin : « Vers le milieu du siècle, quelques écrivains s’exprimèrent dans une langue qu’ils appelèrent le « macédonien », et qui mêlait, à un support slave, des termes grecs, bulgares et serbes ». Tout d’abord, l’auteur n’explique pas comment il entend différencier les « termes bulgares » du « support slave ». Secondement, l’affirmation n’est étayée par aucun nom précis pour la simple et bonne raison que de tels auteurs ne sont apparus qu’au cours du vingtième siècle, qui plus est sous la contrainte69. Enfin et surtout, les slaves qui se référaient à Alexandre le Grand affirmaient par la même occasion qu’ils étaient Bulgares, comme le prouve la présence de l’Alexandriade à côté d’extraits de l’Histoire slavo-bulgare !

67 Ibid., p. 30. 68 Georges Castellan, Un pays inconnu: La Macédoine, Crozon, Editions Armeline, 2003, p. 45. 69 Grigorija Pulevski (1817/1818 – 1895) fait figure de pionnier au cours du dix-neuvième siècle. Son Histoire slavo-macédonienne générale, datant des années 1870-1880, semble être une réaction directe à l’Histoire slavo- bulgare. Toutefois, son Dictionnaire de quatre langues (Belgrade, 1875), décrit sa langue natale comme étant du « serbo-albanais » (sic !) (Cf. Travail de Tchavdar Marinov cité en bibliographie). Pour le point de vue de Skoplje, on peut se reporter à l’étude de Gergi Stalev, « Vlogot na Grigorija Pulevski », in Prašanja od istorijata i kulturata, Skopije, MANU, p. 230 s. La première étude sur Pulevski date de 1927 : Tomo Smiljanić Bradina, « Đorđe M. Pulevski (Mijak Galički) », Južni pregled I, 2-3, Skoplje, 1927.

31 *** Viktor Grigorovič, célèbre voyageur en Turquie d’Europe, est le premier qui, en 1852, informe de communauté scientifique de l’existence de l’Histoire slavo-bulgare sous forme de manuscrits, et il indique l’endroit où l’on peut trouver l’un des manuscrits70. En Bulgarie, on parle pour la première fois du livre dans le journal Bălgarski knižici, en 185971. Autrement dit, les premières publications au cours du dix-neuvième siècle omettent toutes les passages autobiographiques de Paisij, sans lesquels il n’a pas été possible d’identifier l’auteur de l’Histoire slavo-bulgare. Dans un premier temps, le texte n’a servi que comme liste des différents rois bulgares du Moyen-Age, et on l’a probablement tenu pour le produit d’un travail anonyme. C’est au cours de cette même décennie 1850 qu’il commence à prendre de l’importance : Dimităr Miladinov traduit l’Histoire slavo-bulgare en grec en 185772, sans doute pour pouvoir légitimer son combat contre la politique assimilatrice du clergé phanariote devant des étrangers (le grec étant la seule langue étrangère qu’il eût maîtrisée à la perfection). L’idée que l’Histoire slavo-bulgare est à l’origine de l’Eveil national bulgare est à peine antérieure à la Libération de la Bulgarie (1878): « Avant de connaître l’œuvre de Paisij de Hilendar, dont le nom avait été oublié au milieu du XIXème siècle, bien que son œuvre eût continué à produire son effet, les chercheurs situaient ce début vers les années 30 du [dix-neuvième] siècle »73. C’est Marin Drinov qui, le premier, pense que Paisij est à l’origine de l’Eveil national bulgare (et macédonien, dans la mesure où les Macédoniens sont devenus Bulgares avant de créer une identité distincte) : « Nous nous sommes fait à l’idée de faire débuter l’Eveil national de notre peuple au début de notre siècle [le dix-neuvième], en mettant en avant [Vasil] Aprilov et Néophyte [Rilski ou Bozveli ?], [Jurij] Venelin, etc. Or, ne serait-il pas plus judicieux de reporter l’Eveil national

70 Velčo Velčev, Otec Paisij Hilendarski i Cezar Baronij, prinos kăm izsledvane izvorite na Paisievata istorija, Sofija, 1943, p. 3. 71 Ibid. 72 Bonju Angelov, préface à Istorija slavenobolgarskaja, Copie manuscrite par Nicéphore (1772), Sofija, BAN, 1961, p. 30. Le poète Rajko Žinzifov écrit dans Rodnoje plemja, Sbornik, Moscou, 1877, livre 2, p. 279 : « Nous ignorons si cette traduction grecque a été publiée ou non ». 73 Petăr Dinekov, préface à l’édition de la collection Biblioteka za učenika, Sofija, Editions Bălgarski pisatel, 1960, p. 5.

32 de 60 à 70 années en arrière, et de le faire commencer avec le père Paisi ? »74. Selon Ivan Šišmanov, Vasil Aprilov, un important acteur de l’Eveil national, est d’avis que l’Eveil national et l’instruction [obrazovanost] bulgares ne remontent pas au-delà des réformes des sultans Mahmud II et Abdül-Medjid75. Son idée était que les réformes au sein de l’Empire ottoman ont permis au peuple de s’éduquer. Aprilov dispose de deux copies du manuscrit de l’Histoire slavo-bulgare, mais il ne fait pas le lien entre Paisij et le début de l’Eveil national. De même, selon le révolutionnaire Rakovski (dans son journal Dunavski lebed, I, 1860, septembre, numéro 2), les réformes du Sultan Mahmud et la paix d’Edirne, qui permettent aux chrétiens de bâtir de nouvelles églises et interdisent la turcisation forcée des enfants chrétiens, représentent la raison première ayant « ouvert les yeux » aux Bulgares76. On voit donc que l’idée de faire correspondre l’Eveil national avec l’année d’écriture de l’Histoire slavo-bulgare est une idée neuve, presque révolutionnaire au dix-neuvième siècle, et qu’elle relève d’un choix conscient. Pour résumer, Paisij de Hilendar n’est que l’un des 13-14 auteurs attestés de la littérature bulgare du XVIIIème siècle, dont la mise en avant est le résultat d’un choix difficile à justifier aujourd’hui. Les noms des autres auteurs sont : Joseph le Barbu, Partenij Pavlovič, Nicéphore de Rila, Todor de Vraca, Jankul Hreljovski, Stojan Kovanlăški, Dojno le Lettré [Gramatik], Joseph de Hilendar, Jean de Vraca, Théophane de Rila, Roman de Gabrovo, le hiéromoine Spiridon, le pope Punčo, Alexis Velkovič de Samokov, Milko de Kotel77. Quand on lit des extraits de l’œuvre imposante de Joseph le Barbu, par exemple, on se rend compte que celle-ci est plus intéressante que celle de Paisij, tant au point de vue

74 Cité ibid., p. 5. La citation est extraite de la Revue périodique [Periodičesko spisanie] de Braila, 1871 – la revue qui a pubié une critique incendiaire de la traduction de l’Iliade faite par Grigor Părličev, à cause du caractère archaïque de la langue (Cf. aussi Ivan Šišmanov, “Uvod v istorijata na bălgarskoto Văzraždane”, in Ot Paisij do Rakovski, Sofija, éditions Zaharij Stojanov, 2004, p. 155 pour la même citation). Toutefois, la langue de Paisij est encore plus archaïque et incompréhensible que celle de Părličev, à quoi l’on voit que l’idée que Părličev ne parlait pas bien le bulgare car il était Macédonien est farfelue. 75 Ivan Šišmanov, “Uvod v istorijata na bălgarskoto Văzraždane”, in Ot Paisij do Rakovski, Sofija, éditions Zaharij Stojanov, 2004, p. 153-154. 76 Ibid., p. 155. 77 Bonju Angelov, Săvremennici na Paisij, Sofija, BAN, 1963, Tome 1, p. 8. Bonju Angelov étudie l’ensemble de ces auteurs, à l’exception du hiéromoine Spiridon, de Partenij Pavlovič et de l’auteur anonyme de l’Histoire… trouvée au monastère de Zographon, car d’autres études leur ont été consacrées.

33 du contenu que de la langue employée. En effet, ses sermons didactiques ont une réelle valeur même pour notre époque. L’analyse psychologique de certains vices de la société – la vanité, la coquetterie des femmes, etc. – permet de rapprocher Joseph le Barbu des moralistes français du Grand siècle. C’est sans conteste le seul auteur bulgare du XVIIIème dont l’étude puisse être utile au lecteur d’aujourd’hui. En outre, la langue dont il se sert est plus proche de la langue parlée que ne l’est celle de Paisij de Hilendar. Pourtant, à l’école bulgare, on ne parle guère de Joseph le Barbu, mais le cours sur Paisij de Hilendar est obligatoire. On ne l’étudie pas tant parce qu’il intéresse les lecteurs, que parce que tous les critiques et historiens universitaires en parlent à longueur de pages. Ce fait en soit est suffisant pour que le public étranger qui souhaite mieux connaître les Bulgares lise, lui aussi, l’Histoire slavo-bulgare.

3.2 La lecture dictée par la politique de la Bulgarie libérée

Une fois acquis le fait que la mise à la mode de Paisij de Hilendar est paradoxale, il faut analyser le processus de mythification lui-même, avec ses multiples contradictions. La première et la plus grave contradiction, c’est de prétendre qu’un texte a joué un rôle qu’il n’a pas joué. L’Eveil national bulgare a été possible pour ainsi dire sans l’Histoire slavo-bulgare, sans doute le texte le plus nationaliste de toute la littérature bulgare. Quel besoin a-t-on alors d’étudier ce texte à l’école de nos jours ? La réponse réside probablement dans le fait que l’intelligentsia (ou l’establishment ?) bulgare considère que les Bulgares ne sont pas suffisamment fiers de leurs origines. Toutefois, cette attitude est incohérente car l’Histoire slavo-bulgare est un texte hermétique pour la plupart des lecteurs d’aujourd’hui. Il a été écrit dans un contexte très particulier, avec des sources dépassées, et dans une langue à peine compréhensible. La présente traduction française, du fait qu’elle est annotée, et du fait qu’elle éclaircit les passages obscurs, permettra aux Bulgares francophones de vraiment comprendre le texte, à défaut de pouvoir lire une édition critique bulgare (les éditeurs bulgares contemporains publient généralement le texte sans aucune note

34 explicative ni sur les éléments manquants de civilisation, ni sur les choix d’adaptation ou de traduction en bulgare moderne). Les commentaires du texte sont très aléatoires. Pour une série d’auteurs (Bojan Penev, Krăstjo Genov), Paisij est à placer sous le signe du romantisme historique. Pour d’autres (Ivan Šišmanov, Ilija Konev, Goran Todorov, Emil Georgiev), il est à placer sous le signe du siècle des Lumières. Pour d’autres enfin (Dimităr Canev, Svetlozar Igov) – à la fois sous le signe du romantisme et des Lumières78. Dana la propagande gouvernementale, Paisij a servi par le passé à cautionner non pas seulement des idées nationalistes, mais également le cléricalisme et le monarchie, dans l’esprit de la devise : « Dieu, le roi, la patrie ». Par exemple, dans une émission radiophonique du 27 septembre 1943 (jour de la saint Paisij…), le Ministre de l’Instruction publique de sa Majesté le roi Boris Ier de Bulgarie déclare que Paisij justifie l’existence de la monarchie bulgare : « La patrie [de Paisij] ne saurait être qu’un royaume avec un souverain héréditaire. L’institution royale [carskijat institut], l’église et le clergé sont les principaux piliers de l’Etat »79. Il est intéressant de noter que c’est la critique marxiste qui se met à affirmer que l’Histoire slavo-bulgare contient un message antiturc. Selon Vasilij Konobeev, Paisij aurait exprimé pour la première fois l’idée de libération nationale, voire « l’appel à la destruction du régime féodal turc »80. La tendance des commentaires historiques marxistes du XXème siècle consiste à voir en Paisij le précurseur du mouvement insurrectionnel pour la libération de la Bulgarie de la domination ottomane. Pour Bistra Cvetkova, par exemple, Paisij de Hilendar et son Histoire slavo-bulgare sont le produit de l’esprit épris de liberté des Bulgares dans leurs luttes contre le régime féodal turc81. L’auteur de l’étude pense que le régime féodal « turc » du dix-huitième siècle est ébranlé par la forte résistance du raïa82 opprimé. Cette résistance trouverait son expression

78 Rumen Daskalov, Kak se misli bălgarskoto Văzraždane, Sofija, Lik, 2002, p. 69. 79 Op. cit., p. 221-222. 80 Ibid., p. 223. 81 Cf. « Za njakoi formi na săprotiva sreštu turskija feodalen stroj prez XVIII-i vek », in Paisij Hilendarski i negovata epoha – Sofija, Mélanges de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1962, p. 213-249. 82 N.B. Le Grand Robert de la langue française indique que le mot « raïa » (« Dans l'ancien empire ottoman, terme de mépris dont les Turcs se servaient pour désigner leurs sujets non musulmans ») est du masculin.

35 dans toute une série de manifestations de lutte antiféodale. La thèse de l’auteur est que la situation du raïa aurait empiré au dix-huitième siècle, ce qui aurait entraîné la désobéissance systématique de la population bulgare. Il s’agit ni plus ni moins de la thèse officielle, qui oblige les ottomanistes à trouver des haïdouks partout et à toutes les époques. Pour Bistra Cvetkova, Paisij est le produit de son époque, et son texte ne peut être que le produit de « l’exaspération » du pauvre raïa. La dernière phrase de l’article est édifiante. Elle permet de prendre la mesure du décalage entre les historiens étrangers, qui refusent de voir une manifestation de l’esprit national bulgare avant le milieu du dix-neuvième siècle, et les historiens bulgares de l’époque dite « socialiste » : « Ce petit opus, tel un appel ardent adressé à notre peuple, est porteur de la charge de révolte de toute une série d’actes de résistance, dans lesquels se clarifient et se confirment peu à peu la conscience de l’appartenance nationale, l’implacable hostilité vis-à-vis du régime étranger d’oppression dans notre pays,… »83.

Pas un seul historien ou critique littéraire bulgare n’ose dire le moindre mal sur Paisij, ce qui est emblématique d’un manque d’esprit critique ou d’une autocensure. Les auteurs rivalisent pour trouver des éloges sans cesse plus originaux, et la tendance ne va qu’en s’approfondissant. Le Professeur Ivan Šišmanov parlait déjà de la possibilité de comparer le pathos didactique contenu dans le livre de Paisij à celui de Jean-Jacques Rousseau dans Emile ou de l’éducation84. Une mythification peut débuter ainsi. L’article précité de Nadja Danova tranche avec l’attitude hagiographique de la majorité des commentateurs bulgares de Paisij. Toutefois, le recueil dans lequel son livre est paru a une audience fort limitée en Bulgarie. Ce n’est pas un livre qu’on trouve facilement. En outre, qu’il suffise de rappeler qu’une étude critique sur un

83 Op. cit., p. 249. 84 Mentionné dans Ivan Radev, Istorija na bălgarskata literatura prez Văzraždaneto, Abagar, Veliko Tărnovo, 1997, p. 79.

36 auteur bulgare, parue dans la même collection, a été sanctionnée par l’anathème d’une journaliste du tabloïd bulgare le plus lu85.

3.3. La réception de Paisij en dehors de la Bulgarie

La Grèce est le seul pays où la publication de Paisij ait donné naissance à un petit débat, d’une part grâce à la publication d’un entretien avec la traductrice, d’autre part en raison d’une publication en français sur un site Internet fortement consulté. Un article du journal Les nouvelles bulgares86, publié à Athènes, permet d’apprendre que l’Histoire slavo-bulgare est parue en grec. En dépit de ce qu’on aurait pu croire, l’intérêt pour ce livre n’est pas nul au pays des phanariotes.

L’Histoire slavo-bulgare a donc été publiée récemment en grec moderne, plus précisément au printemps 2003. La traduction est de Vaitsa Moysidou-Hani, ancienne réfugiée politique en Bulgarie résidant à Thessalonique. Le livre est paru dans sa ville, chez l’éditeur Frères Kiriakidis, sous le titre Παϊσιος ΧΙΛΑΝΔΑΡΙΝΟΣ – ΣΛΑΒΟΒΟΥΛΓΑΡΙΚΗ ΙΣΤΟΡΙΑ. La traductrice s’efforce de démontrer dans son étude que Paisija n’est pas grécophobe, mais qu’il s’en prend seulement aux phanariotes, lesquels ne représentent qu’une petite partie de la population ethniquement grecque sous l’empire ottoman. Il s’agit d’un éditeur réputé, mais le livre ne semble pas avoir été diffusé. Il n’est pas impossible que les libraires aient fait de l’autocensure. Dans la plus grande librairie d’Athènes, l’on nous a prié de contacter l’éditeur à l’adresse suivante :

Κυριακιδη Αφοι Α.Ε. Κων. Μελενικου 5-9

85 Il s’agit de l’article de Mme Marie Vrinat-Nikolov consacré à Anton Dončev et à deux autres écrivains bulgares, dans l’œuvre desquels l’auteur s’employait à démasquer certains mythes identitaires propres aux Bulgares. Iva Jolova du journal Trud a réagi à cette étude par un article intitulé Une Française contre Anton Dončev et l’histoire bulgare. La même journaliste pourrait facilement faire un papier intitulé, par exemple, Une Bulgare contre Paisij de Hilendar et sa propre histoire nationale. L’article de Nadja Danova n’est probablement pas parvenu à sa connaissance. 86 Article repris sur Internet : http://ide.li/modules.php?name=News&file=article&sid=601

37 ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ Tel. 031/208540, 210360 (ISBN : 060343695X)

La présente traduction française pourrait compléter et enrichir la traduction grecque. Il serait sans doute également intéressant de retrouver celle de Dimităr Miladinov en grec ancien. La traduction allemande n’est disponible que chez les antiquaires, car elle n’a pas été rééditée en Allemagne réunifiée. Il s’agit d’une édition de la ex-RDA, qui devait être subventionnée par l’Etat est-allemand. La réaction du public étranger est peu prévisible.

L’expérience suivante permet de voir que les Grecs francophones semblent intéressés par la préface de Paisij, et qu’ils ne trouvent pas le texte particulièrement blessant. Nous avons en effet posté une partie de notre traduction sur le Forum grec du Courrier des Balkans : http://balkans.eu.org/article4538.html.

4. Les sources de Paisij

Les principales sources de Paisij sont87 : 1. II regno degli slavi hoggi corrotamente detti schia voni, 1601, par Mauro Orbini, moine de Dubrovnik. La traduction en vieux russe qu’a utilisée Paisij date de 1722 et s’appelle Kniga istorigrafija počatija imene, slavy i rasširenija naroda slavjanskogo. (Livre de l’histoire des origines du nom, de la gloire et de l’expansion du peuple slave) 2. Cesar Baronius (Cesare Baronio). Annali ecclesiastici a Christo nato ad annum 1198 (Rome, 1588—1607) La traduction en vieux russe date de 1719 et s’appelle Dejanija cerkovnaja i graždanskaja (Oeuvres ecclésiastiques et temporelles). 3. Stematografija de Hristofor Žefarovič, livre publié à Vienne en 1741. Paisij a utilisé d’autres sources bulgares, et on a aussi prétendu qu’il avait été influencé par Joan Raić. Cependant, ces autres sources

87 Toutes les sources bulgares concordent à ce sujet. Žefarovič, même si Paisij ne le cite pas nommément, a forcément insufflé à celui-ci l’amour evenrs la culture slave, et on est sûr qu’il l’a lu.

38 sont marginales par rapport aux deux premiers auteurs. L’enjeu de notre démonstration vise à démontrer qu’en dépit de l’affirmation en sens contraire de Bojan Penev, Paisij recopie aussi fidèlement ses sources que faire se peut pour un auteur doué de son tempérament.

L’impact de la littérature russe imprimée sur l’Histoire slavo-bulgare a été largement démontré. « A partir du dix-huitième siècle, les prologues88 [prolozi] moscovites imprimés sont diffusés en pays bulgare par la voie des églises. »89 Mais Elka Drosneva n’est pas d’accord avec l’auteur russe P. Atanassov qui pense que ces livres imprimés ont éveillé l’intérêt des Bulgares pour leur passé bien avant Paisij. Il ne faudrait pas oublier, pour Elka Drosneva, que les renseignements sur l’histoire bulgare qui sont renfermés dans les livres russes ont été diffusés sous forme de manuscrits en pays bulgare bien avant la diffusion de ces derniers90. Autrement dit, quand on parle des sources de Paisij, il faut garder à l’esprit qu’il aurait pu obtenir des informations provenant de livres russes à partir de notes manuscrites prises sur ses livres. Cependant, on sait qu’il a consulté les éditions russes de Mauro Orbini et de Cesar Baronius à Sremski Karlovci, donc la question ne se pose pas en ce qui concerne ces deux auteurs.

4.1 Mauro Orbini : la principale source de l’Histoire slavo- bulgare

Avec son livre Il regno degli slavi, Mauro Orbini est devenu le porte-parole des idées sur l’union des différents représentants du monde slave. Cette idée d’union panslave était très présente chez les Slaves de Dalmatie. Pour eux, les Slaves étaient amenés à jouer un rôle éminent parmi les autres peuples européens91. Mais ce livre ne relate guère l’histoire de l’Eglise et des saints bulgares, car les catholiques les considéraient comme des hérétiques, et vice-versa.

88 Recueils courts de Vies de saints. 89 Elka Drosneva, Istoritcheski pregled, 1984, numéro 2, p. 89. 90 Ibid., p. 89. 91 Histoire de l’Académie des sciences de Bulgarie, tome sur « l’Eveil national bulgare », Sofija, p. 135.

39 Selon le chercheur italien Arturo Cronia, le livre d’Orbini s’inscrit dans la Contre-réforme, et l’idée de la solidarité des Slaves qui y est développée est absente chez Paisiij : « Allo slavismo generico dell’Orbini il Paisi reagisce con un bulgarismo particolare »92. Paisij n’a pas pu non plus sentir le « baroque slave » d’Orbini à cause de la mauvaise qualité de la traduction du texte italien en slavon russe93. En outre, selon Cronia, Paisij écrit de manière plus personnelle et moins rationnelle qu’Orbini, en introduisant même l’idée de la Providence divine, absente chez Orbini, mais présente bien entendu chez le cardinal Baronius, (du fait de son office de cardinal). Enfin, Paisij manifeste une certaine partialité en ce qu’il omet certains faits susceptibles de laisser une mauvaise image des Bulgares94. Toutefois, nous ne souscrivons pas à cette analyse, car Paisij n’a pas la prétention d’être un historien, et un amateur animé d’esprit nationaliste n’aurait jamais pu recopier plus fidèlement qu’il l’a fait. Le moine de Hilendar enjolive le texte d’Orbini, y introduit la Providence divine, mais tous les faits et noms des personnages sont conservés. D’autre part, Cronia, pas plus que Bojan Penev, ne sont conscient du fait que Paisij mélange les passages de Mauro Orbini avec des passages de César Baronius. Par exemple, l’idée de Providence divine vient de Baronius, et non pas de Paisij. Voyons comment Bojan Penev a comparé la relation de la mort du khan bulgare Batoja95 avec celle qu’en fait Mauro Orbini. Chez ce dernier, on lit : « Reprochant, sur son lit de mort, à la Fortune [=au Destin] ce grand malheur qu’elle ne lui ait pas accordé de mourir lors d’une bataille l’épée à la main »96. Chez Paisij, en revanche, on lit: « Au moment de mourir, [Asparuh] était très chagriné à l’idée de ne pas être en mesure de mourir à la guerre. Il avait des paroles de regret : « O, destin si cruel97 ! pourquoi ne m’accordas-tu point encore

92 Velčo Velčev, Otec Paisij Hilendarski i Cezar Baronij, Sofija, S. M. Stajkov, 1943, p. 8. 93 Ibid. 94 Ibid. 95 Batoja ne devrait pas être autre chose que le titre porté par le khan Asparuh, ce qui expliquerait ce nom bizarre trouvé chez Orbini. 96 Dans le texte, en caractères cyrilliques modernisés, cela donne : « Порицал же на постели смертной фортуну великия напасти в том, что не допустила его умрети на каком-нибудь бою с мечем в руках ». 97 Littéralement : « grand destin et besoin ». C’est le nom de la déesse Fortuna qui a pris le sens de « destin » chez Mauro Orbini et Paisij ; ce mot a disparu en bulgare moderne.

40 quelques jours pour vivre, afin que je mourusse vaillamment au combat, l’épée à la main ? »98

La « reformulation » du récit n’est pas vraiment une au regard des critères d’un roman historique par exemple. Paisij a simplement ajouté un peu de piquant au récit, et de toute façon son imagination n’est pas plus débordante que celle de certains historiens professionnels. Il faut dire que ces écarts par rapport à Orbini sont rares, et que, la plupart du temps, l’auteur de l’Histoire slavo-bulgare recopie littéralement le chapitre sur la Bulgarie de Le règne des slaves. L’éditeur croate d’Orbini préfère mettre l’accent sur le fait que les historiens serbes et bulgares doivent beaucoup à ce dernier. Selon lui, Paisij a des différends idéologiques avec Orbini, mais que cela mis à part, il en fait une lecture fidèle :

« Les historiens bulgares et serbes des dix-huitième et dix- neuvième siècles, et en particulier Paisij de Hilendar, prirent connaissance d’Orbini par l’intermédiaire de la traduction russe abrégée de Vladislavić. Paisij de Hilendar mentionne [Orbini] à trois reprises dans son avant- propos (…) et il avoue devoir énormément à l’application du bénédictin de Dubrovnik. Mais les deux historiens interprètent les choses de manière radicalement différente. Le Croate Mauro Orbini fait part d’une sympathie à sens unique vis-à-vis de tous les slaves en tant que tels, tandis que le Bulgare Paisij s’intéresse presque exclusivement à l’histoire de son peuple bulgare (…) et il observe le monde à travers un prisme orthodoxe et national. (…) L’historien bulgare reproche à son confrère croate son esprit latin, son extrême concision et l’insuffisance de la mise en avant des saints bulgares (…)99 ».

98 Extrait du chapitre III de notre traduction. Dans la première édition de l’Histoire de la littérature bulgare, tome II, la comparaison philologique entre Paisij et Orbini se trouve aux pages 260-270. Le texte original, avec une orthographe modernisée, est le suivant : «Имал велика жалость краль Батоя при смерти, защо не умрял на войска. Каял се и глаголал: «Фортуно велика и нуждо! Защо ми още мало не допусти живот, да умрях на войска витезски със меч в руках моих!». 99 “Posredstvom Vladislavićeva skraćenoga ruskog prijevoda s Orbinijevim Kraljevstvom Slavena upoznat će se bugarski i srpski povjesnici XVIII. I XIX. Stoljeća, prije svega bugarski monah Pajsije Hilandarski, koji Orbinijevo poglavlje o bugarskoj povijesti 1762. godine ugrađuje u svoju Istoriju slavenobulgarskaju. Pajsije Hilandarski, koji se triput u svom predgovoru poziva na autora Kraljevstva Slavena, kojeg prema ruskom Vladislavićevu izdaniju (Mavrourbin!) iskrivljuje u Mavrubir, iskreno priznaje da dio prikupljene povijesne građe duguje marljivosti dubrovačkog benediktinca. Postoji, međutim, velika razlika u interpretaciji građe dvaju povjesnika. Hrvat Mavro Orbini izražava nepodijeljene simpatije prema

41 Elka Drosneva a trouvé certains chiffres intéressants concernant la diffusion de Le règne des slaves : la traduction en slavon russe par Sava Raguzinskij a été imprimée dans un tirage de 1200 exemplaires, ce qui est énorme pour l’époque. Aussi, dès la fin du dix-huitième siècle, en Russie, on vendait ce livre au kilogramme ! L’intérêt du public russe n’était pas énorme. L’ouvrage a eu un meilleur accueil chez les slaves des Balkans ; il a été mis à l’index par le Vatican même s’il prêche en faveur du catholicisme, car (selon Elka Drosneva), ce serait la premier livre d’histoire qui traite de tous les Slaves réunis. Autrement dit, le Vatican voyait d’un mauvais œil le fait qu’on évoque des saints orthodoxes. Orbini a une vision originale de l’origine des Bulgares : avant de s’installer sur la Volga, ils auraient vécu en Scandinavie. Il confond deux souverains bulgares particulièrement importants : Krum et Tervel. Il pense Tervel est, parmi d’autres, à l’origine de la christianisation des Bulgares. Mauro Orbini n’a été publié en bulgare qu’en 1983 par les éditions Nauka i izkustvo, dans une édition abrégée. Une recension en a été faite Hristo Matanov dans la revue Istoričeski pregled, 1984, numéro 1, p. 113- 117. La meilleure édition critique, c’est celle qui a été publiée à Belgrade en 1968.

4.2 Cesare Baronius : une autre source importante

Cesare Baronius est né à Sora, en Italie, en 1538. A dix-neuf ans, il se rend à Rome pour y suivre des études de droit. Sous l’influence du militant catholique Philippe Negri, il rentre dans l’ordre des capucins. Plus tard, il rentre à l’oratoire catholique dirigé par ce dernier. Sous l’influence de son protecteur, il commence à étudier l’histoire ecclésiastique et écrit les 12 volumes des « Anales Ecclesiastici », qui couvrent tous les faits slavenstvu kao takvom, a Bugarin Pajsije Hilandarski zanima se prije svega – može se reći i iskljućivo – za povijest svoga bugarskog naroda. Dubrovački benediktinac, odgojen u ozračju mediteranske otvorenosti i katoličkog univerzalizma, ima pred sobom viziju ujedinjenog i skladno organiziranog (južno)slavenskog svijeta, što nije slučaj s hilandarskim monahom koji svijet promatra s nacionalno-pravoslavnog rakursa. Orbini piše europski otvoreno i u duhu humanističkih zasada, dok se Pajsije Hilandarski ne može oteti uzoru starih srednjovjekovnih “rodoslova” u pravoslavno-slavenskih naroda na Balkanu. Bugarski historičar zamjera [reproche] hravtskom povjesniku njegov latinski duh, pretjeranu [excessif] sažetost [concision] i nedostatno naglašavanje [mise en relief] svetosti, uz napomenu da pisac Kraljevstva Slavena “piše negativno o srpskim svecima a nimalo o bugarskim”. Treba podsjetiti da Orbini ne piše crkvenu nego opću povijest u duhu zapadnog humanizma koji se vraća grčko-rimskim izvorima, što hilandarski monah, odgojen u istočnopravoslavnoj tradiciji, smatra stranim i neprihvatljivim.” (Edition croate, p. 23)

42 historiques ayant laissé une trace dans les archives du Vatican, depuis les origines du christianisme, jusqu’en l’an 1198. Un abrégé de ce livre paraît au début du dix-septième siècle. Pierre le Grand de Russie fait traduire la version polonaise, mais celle-ci est complétée par des sources russes, conformément aux intérêts de l’église orthodoxe et de l’Etat russe100. Paisij reprend des passages de la préface de l’édition russe de Dejanija cerkovnaja i graždanskaja (titre russe de l’ouvrage de Baronius)101. Le livre de Baronius a connu 21 rééditions102 jusqu’à la fin du dix- neuvième siècle, ce qui est colossal. Les chercheurs bulgares n’ont jamais consulté que les traductions en slavon russe, qui sont très différentes de l’original latin comme des traductions italiennes ou françaises. L’idée maîtresse du livre, selon l’historien bulgare Jurdan Trifonov, est à peu près la suivante : « la réussite des souverains chrétiens dépend de leur dévotion comme de leur orthodoxie : à chaque fois qu’ils ont sombré dans l’hérésie et dans des différends avec les papes, ou qu’ils se sont mêlés des affaires spirituelles, leurs affaires temporelles en ont pâti »103. On reproche à Baronius, déjà de son vivant, de ne savoir ni l’hébreu, ni le grec, et d’avoir commis pas mois de 8000 erreurs factuelles. Toujours est-il que Paisij connaît très bien la traduction en slavon russe, qui est disponible aussi bien au Mont Athos qu’à Sremski Karlovci104. Il s’y réfère en tout quatorze fois dans le manuscrit de Zographon (en indiquant à chaque fois la page), dont trois fois dans le texte et les autres fois dans la marge du manuscrit. Dans la première copie réalisée par Sofronij en 1765, nous n’avons plus que sept renvois à Baronius, tous dans le texte. Imaginer que Sofronij se serait servi d’un autre manuscrit que le manuscrit de Zographon pour réaliser sa copie revient à poser l’existence d’un autre original, comme l’ont fait récemment Mme Dragova et M. Božidar Dimitrov. Velčo Velčev élude la question105

100 Article de Hristo Hristov, de l’Académie des sciences, in Histoire de l’Académie des sciences de Bulgarie, tome sur « l’Eveil national bulgare » p. 135 101 Ibid. 102 Velčo Velčev, Otec Paisij Hilendarski i Cezar Baronij, prinos kăm izsledvane izvorite na Paisievata istorija (Le père Paisij de Hilendar et César Baronius, contribution à l’étude des sources de l’Histoire de Paisij), Sofija, S. M. Stajkov, 1943, p. 15. 103 Cité par Velčo Velčev, ibid. 104 Op. cit., p. 19. 105 Op. cit., p. 20.

43 en renvoyant au raisonnement d’Jordan Ivanov qui, nous l’avons vu, pense qu’il n’existe pas d’autre original que le manuscrit de Zographon. Pour Arturo Cronia, cité par Velčo Velčev, Baronius ne sert que d’argument d’autorité à ce que Paisij a déjà appris par ailleurs, si l’on excepte la reprise de la préface de l’édition russe sur l’utilité de l’histoire : « Sicchè in complesso scarsa e la messe che degli Annali del Baronio si riflette nella Storia slavo-bulgara del Paisi. Salvo l’idea generale su l’utilita della storia che appare nell’esordio e salvo i due passi, piu analoghi forse che simili, che abbiamo or ora citati, il Baronio è stato per il Paisi sopra tutto fonte di consultazione bibliografica. Lo storico latino non ha ispirato nuovi attegiamenti, non ha provocato nuove interpretazioni, non ha dettato situazioni, brani, movenze e caratteri scpeciali. E stato una grande autorità storica che in postille sopra tutto – ciuoè in nota – ha confermato col solo nome quanto il Paisi ha esposto nel testo »106. Velčo Velčev démontre que l’influence textuelle de Baronius est en réalité beaucoup plus grande. Velčo Velčev remarque chez Paisij une tendance à vouloir raviver le récit historique par des détails imaginaires et des épithètes de son propre cru. Par exemple, dans un cas, en recopiant Baronius, Paisij tend à reproduire un récit plus concret que ne l’est son original : au lieu de « leur payer un tribut annuel » [en parlant du tribut que les Byzantins s’engagèrent à verser aux Bulgares], nous lisons dans l’Histoire slavo- bulgare « il promit de leur payer tribut chaque année ». Ce fait tranche avec l’opinion que se faisait Bojan Penev du rapport qu’entretien Paisij avec ses sources : ce dernier compenses ses rares envolées lyriques par une servilité de copiste beaucoup plus systématique. A quelques endroits, Paisij introduit dans son texte des épithètes de renforcement : pour Baronius, la paix conclue entre Byzantins et Bulgares est « étonnante », alors qu’elle est un « grand miracle »107. La préface de l’Histoire slavo-bulgare, intitulée De l’utilité de l’histoire, est ni plus ni moins un plagiat de l’édition russe de Césare

106 Velčo Velčev, Otec Paisij Hilendarski i Cezar Baronij, prinos kăm izsledvane izvorite na Paisievata istorija, Sofija, S. M. Stajkov, 1943, p. 9. Velčo Velčev ne donne pas de traduction de ce passage, et nous n’oserions pas traduire seul une langue que nous connaissons mal. 107 Op. cit., p. 48.

44 Baronius. Cependant, Paisij y introduit quelques retouches à portée surtout linguistique. La langue qu’il emploie dans cette préface reste néanmoins encore plus archaïque que dans le reste du livre. Ce fait a été mis en évidence par de nombreux chercheurs, même si la découverte en est entièrement due à Velčo Velčev. Toutefois, les autres découvertes de cet auteur ne sont rappelées dans à peu près aucune publication ultérieure. Il faut dire que Velčo Velčev a lui-même contribué à faire oublier son premier livre sur Paisij en en publiant un deuxième durant les années 1980, livre où il ne traite que de l’idéologie de Paisij, mais sous le prisme d’un marxisme-léninisme ronronnant (le livre a malheureusement été traduit en anglais).

Selon Elka Drosneva, (p. 90) Pierre le Grand publia Cesare Baronius pour les besoins de la lutte contre les vieux orthodoxes [staroobrjadci]. Baronius consacre un volume à chaque siècle pour les 12 premiers siècles de notre ère. Au début du XVIIème, on a réduit cet ouvrage en deux volumes et l’a fait traduire en polonais. Il est paru dans une traduction polonaise de Pierre Scarga, laquelle est bien plutôt une adaptation. Cette version-là connaît trois traductions russes : une première en 1678, par Ignatius Lekreckij ; une deuxième, au début du XVIIIème, par Andrej Matveev, et une dernière traduction en slavon russe en 1719. Le livre s’intéresse surtout à la christianisation des Bulgares et à leurs rapports avec la papauté. Mais la version russe de Matveev-Scarga est plus riche que l’original, grâce à l’apport de certaines sources russes. La comparaison textuelle exhaustive entre la version russe et polonaise n’a pas encore été faite. Il semblerait que le public russe de l’époque n’ait pas été « emballé » par ce livre, même s’il a pendant longtemps été considéré par les spécialistes comme une source historiographique fiable108.

108 Elka Drosneva, Article sur la diffusion de la littérature russe en pays bulgare (nous avons oublié d’en noter le titre), Istoričeski pregled, 1984, numéro 2, p. 90-91.

45

Conclusion

Paisij de Hilendar est bel et bien le précurseur d’un Eveil national commun aux Bulgares et aux Macédoniens. La meilleure preuve pour s’en convaincre est de méditer sur ces lignes, publiées bien avant l’émergenace d’un sentiment national « macédonien » distinct du

46 sentiment national bulgare : « Ce n’est ni l’Exarchat, ni la politique de la politique libérée qui ont bulgarisé la Macédoine, c’est la Macédoine même qui fut le berceau de la renaissance [= Eveil national] bulgare. La Macédoine a donné au peuple bulgare ses premiers promoteurs et protagonistes nationaux : Paisij, Neofit Rilski109, Pejčinovič, Kărčovski, les frères Miladinov, etc. En fondant l’Exarchat, la Macédoine s’est acquis les plus grands mérites, car elle a travaillé de la sorte à la liberté de croyance du peuple bulgare. Elle lui a donné une littérature nationale écrite en langue populaire, car les premiers livres bulgares ont été imprimés à Salonique »110. Presque un siècle après avoir été écrites, ces lignes de la main d’un auteur extérieur aux querelles bulgaro-serbes ont une résonance plus hérétique que jamais aux yeux des balkanologues qui ont toujours voulu démontrer que la présence bulgare en Macédoine était le résultat d’une politique de bulgarisation menée par Sofija. A Skopje, il faudra sans doute attendre longtemps avant que l’Histoire slavo-bulgare puisse enfin être publiée, même en traduction. En Europe occidentale, il faudra longtemps aux chercheurs pour reconnaître que l’attitude de la Bulgarie envers la République de Macédoine actuelle est presque irréprochable, même si l’Eveil national bulgare a débuté dans cette région de l’Empire ottoman, avant de s’étendre au reste de la Bulgarie. La lecture de Paisij de Hilendar peut contribuer à faire évoluer le débat.

109 Religieux, lettré et éducateur (1793-1881), auteur de la première grammaire bulgare, d’un dictionnaire bulgaro-grec, de manuels et de musique religieuse. Il traduit les fables d’Esope, l’évangile, ainsi que des livres à contenu pédagogique et/ou religieux (d’après Bălgarska Enciklopedija, Sofija, Académie des Sciences de Bulgarie, Trud, 1999). 110 Le savant tchèque Vladimir Sis, cité par Jordan Ivanov, La question macédonienne au point de vue historique, ethnographique et statistique, Berne, Imprimerie Pochon-Jeut, 1920, p. 288.

47 DEUXIEME PARTIE : TRADUCTION111

Tableau de correspondance des souverains byzantins et bulgares

364-378 : Valens 379-395 : Théodose Ier le Grand 395-408 : Arcadius 408-450 : Théodose II 450-457 : Marcien 457-474 : Léon Ier le Grand 474 : Léon II 474-491 : Zénon Ier Tarasius 475-476 : Basiliscus 491-518 : Anastase Ier

Dynastie justinienne

518-527 : Justin Ier le Grand 527-565 : Justinien Ier le Grand 565-578 : Justin II 578-582 : Tibère II Constantin 582-602 : Maurice Ier 602-610 : Phocas le Tyran 602-610 : Phocas le Tyran

Dynastie des Héraclides

610-641 : Héraclius 641-641 : Constantin III Heraclius 641-641 : Heraclonas Constantine 641-668 : Constant II Heraclius Pogonatus 668-685 : Constantin IV 681-701 : Asparuh 685-695 : Justinien II Rhinotmetus 695-698 : Léonce II 698-705 : Tibère III Apsimar 701-718 : Tervel 705-711 : Justinien II Rhinotmetus 711-713 : Philippicos Bardanes 713-715 : Anastase II 715-717 : Théodose III

Dynastie isaurienne

111 La traduction a été faite à partir de : Istorija Slavenobolgarskaja, Sofija, 1925, Dăržavna pečatnica, (2ème édition, fondée sur le texte établi en 1914 par Jordan Ivanov, complété avec la première copie de Sofronij de Vraca, avec des notes lexicales et des notes indiquant des variantes dans d’autres éditions). Cette édition a servi d’édition de référence pour la traduction car elle est à la fois la plus complète et la plus facile à lire du fait que le texte original est normalisé (avec une orthographe légèrement modernisée) et annnoté.

48

717-741 : Léon III l'Isaurien 718-725 : Tovirem 725-739 : Sevar 741-775 : Constantin V Coprince 739-756 : Kormisoš 756-762 : Vineh 762-765 : Telec 765-767 : Sabin 766 : Umor 766-767 : Toktu 767-768 : Pagan 775-780 : Léon IV le Khazar 768-777 : Telerig 780-797 : Constantin VI l'Aveugle 777-803 : Kardam 797-802 : Irène l'Athénienne 802-811 : Nicéphore Ier 803-814 : Krum 811-811 : Staurakios 811-813 : Michel Ier Rhangabe 813-820 : Léon V l'Arménien 814-831 : Omurtag

Dynastie des Amauriens

820-829 : Michel II l'Amaurien 829-842 : Théophile 831-836 : Malamir 842-867 : Michel III 836-852 : Presijan

Dynastie des Macédoniens

867-886 : Basile Ier le Macédonien 852-889 : Boris Ier - Michel 886-912 : Léon VI le Sage 889-893 : Rasate - Vladimir 912-913 : Alexandre III 893-927 : Simeon le Grand 913-959 : Constantin VII Porphyrogénète 919-944 : Romain Ier Lécapène 927-969 : Pierre Ier 959-963 : Romain II Porphyrogénète 963-969 : Nicéphore II Phocas 969-972 : Boris IIe 969-976 : Jean Ier Tzimiskès 979-996 : Roman-Simeon 976-1025 : Basile II 976 (tsar à partir de 996)-1014 : Samuel 1014-1015 : Gabriel Radomir 1015-1018 : Jean Vladislav 1025-1028 : Constantin VIII 1028-1034 : Romain III Argyre 1034-1041 : Michel IV le Paphlagonien 1041-1042 : Michel V le Calfat 1042-1055 : Constantin IX 1055-1056 : Théodora Porphyrogénète 1056-1057 : Michel VI Stratiotique

Dynastie des Comnènes

1057-1059 : Isaac Ier Comnène

Dynastie des Doukas

49

1059-1067 : Constantin X Doukas 1067-1071 : Romain IV Diogène 1067-1078 : Michel VII Doukas 1078-1081 : Nicéphore III Botaniate

Dynastie des Comnènes

1081-1118 : Alexis Ier Comnène 1118-1143 : Jean II Comnène 1143-1180 : Manuel Ier Comnène 1180-1183 : Alexis II Comnène 1183-1185 : Andronic Ier Comnène (1118 † 1185)

Dynastie des Ange

1185-1195 : Isaac II Ange 1185-1186 : Pierre IIe 1186-1196 : Asen Ier 1195-1203 : Alexis III Ange 1196-1197 : Pierre IIe (à nouveau) 1203-1204 : Alexis IV Ange 1197-1207 : Kalojan 1204 : Alexis V Doukas Murzuphle

Dynastie des Lascaris

1204-1222 : Théodore Ier Lascaris 1222-1254 : Jean III Doukas Vatatzès 1207-1218 : Boril 1218-1241 : Jean-Asen IIe 1241-1246 : Kaliman Ier-Asen 1246-1256 : Michel IIe-Asen 1256-1257 : Kaliman IIe 1254-1258 : Théodore II Lascaris 1257 : Mico 1258-1261 : Jean IV Lascaris 1257-1277 : Constantin-Asen

Dynastie Paléologue

1259-1282 : Michel VIII Paléologue 1277-1279 : Ivajlo (+Michel) 1279-1280 : Jean-Asen III 1282-1328 : Andronic II Paléologue 1280-1292 : Georges Terter Ier 1292-1298 : Smilec 1299 : Čaka 1300-1322 : Todor Svetoslav 1328-1341 : Andronic III Paléologue 1322-1323 : Georges Terter IIe 1323-1330 : Michel Šišman 1330-1331 : Jean Etienne 1341-1391 : Jean V Paléologue 1331-1371 : Jean Alexandre 1347-1354 : Jean VI Cantacuzène 1371-1393 : Jean Šišman 1376-1379 : Andronic IV Paléologue 1371-1396 : Jean Stracimir (à Vidin) 1379-1391 : Jean V Paléologue 1391-1425 : Manuel II Paléologue 1425-1448 : Jean VIII Paléologue

50 1449-1453 : Constantin XI Paléologue

Chapitre I

De l’utilité de l’Histoire

Mon cher lecteur qui es avide de tout savoir112, - connaître les choses qui arrivèrent jadis en ce monde, ainsi que ce que firent les habitants de la Terre, c’est non seulement chose utile, mais aussi fort nécessaire. Si tu prends l’habitude de lire souvent ces choses-là, tu t’enrichiras intellectuellement et tu ne seras plus dans l’embarras113 comme iceux qui ne savent que répondre aux jeunes enfants et aux gens très bornés quand, le cas échéant, on leur demande de raconter les choses qui arrivèrent autrefois en ce monde dans l’histoire ecclésiastique et laïque. Tu te sentirais on ne peut plus penaud de ne rien pouvoir répondre à ce sujet. D’où pourras-tu tirer ce savoir, si ce n’est des écrits de ceux qui relatèrent ce qui fut accompli en ce monde, bien qu’ils n’eussent pas vécu longtemps, - car il n’est donné à personne de vivre longtemps -, mais qui ne composèrent pas moins ces écrits pour les siècles à venir. En effet, l’on ne saurait s’instruire soi-même, car les jours de la vie en ce monde sont comptés. L’on se doit donc de remédier à la brièveté de la vie pour enrichir sa pensée en lisant les chroniques anciennes, et en profitant de l’expérience accumulée par autrui. Si tu veux rester assis à la maison et connaître le passé de tous les royaumes de ce monde sans avoir à faire de périple difficile et calamiteux, tout comme les événements qui eurent lieu et qui arrivent à présent, et réutiliser ce savoir pour la jouissance de l’esprit et pour en tirer profit pour toi-même, ainsi que pour en faire bénéficier les autres, lis donc l’histoire ! Veux-tu voir, comme au théâtre, le jeu de ce monde, les changements et

112 Ljubomudrij, laissé ljubomădri par Dinekov, a le sens d’ « avide de savoir » en vx. bg. (Ivanova-Mirčeva et Davidov – Malăk rečnik na starobălgarskija ezik, Slovo, Veliko Tărnovo, 2001). Aujourd’hui, en russe et en bulgare, on dit ljuboznatelen (ljuboznatelĭny en russe). 113 Neiskusenŭ est un russisme qui signifie « malhabile ».

51 la chute de grands empires et d’empereurs, ainsi que leurs revers de fortune ; voir comment des étrangers haut placés et fiers de leur communauté, tout comme des gens puissants et invincibles au combat, glorieux et honorés de tous, perdirent soudain leur pouvoir, se résignèrent, tombèrent, périrent et disparurent ? Si oui, lis donc l’histoire, et quand icelle t’aura fait entrevoir la vanité de l’ici-bas, apprends donc à mépriser tout cela ! Non seulement l’histoire offre à chacun l’usage de la raison afin qu’il dirigeât soi-même ou sa cour, mais elle l’offre aussi aux illustres souverains pour qu’ils exercent leur pouvoir comme il se doit. En effet, il faut que ces derniers sachent comment s’y prendre pour maintenir dans la crainte de Dieu les sujets que le Très-Haut leur a donnés, tout comme dans l’obéissance, le respect, le silence, la justice et la piété ; comment maîtriser et éliminer les séditieux ; comment tenir tête aux ennemis extérieurs, pour les vaincre au combat et conclure la paix. Regarde quelle utilité on peut tirer de l’histoire ! C’est pour l’essentiel ce qu’a expliqué Basile, l’empereur d’Orient, à son fils Léon le Sage. Il l’exhortait en lui disant : « N’arrête jamais de lire l’histoire des Anciens, car tu y trouveras, sans te donner beaucoup de peine, ce que d’autres que toi mirent beaucoup de peine à trouver. Elle te permettra d’être au fait des vertus des bons et des crimes des méchants, car elle te fera connaître les vicissitudes de la vie tout comme les déconvenues auxquelles icelle nous expose; l’instabilité de la vie ici-bas ; enfin la manière dont de grands Etats sont exposés au déclin. Tu verras et jugeras par toi-même à la vue des châtiments infligés aux méchants, comme de la récompense offerte à ceux qui sont bons. Garde-toi de ceux-là114 ! » Les jugements115 de Dieu sont impénétrables, tout comme ses intentions pour diriger et le dessein qui préside à la conduite des royaumes du monde. Il sépare, modifie, transmet et, quand il le veut, il fait perdre, puis de nouveau rétablit. Parfois, nous avons comme l’impression qu’il ne nous chérit pas, qu’il se désintéresse totalement de nous, mais

114 C’est bien des méchants que le père voudrait que le fils se méfiât. Le démonstratif de proximité sihŭ n’est pas un possessif, cependant le sens du démonstratif n’est plus compris. 115 A. Bončev (Rečnik na cărkovnoslavjanskija ezik, Sofija, Editions du Saint synode, 1986) donne comme traduction de sudĭby : opredelenija, zakoni ; rešenija, prisădi. « Jugements » est fondé sur la dernière traduction possible.

52 c’est faux. On peut apprendre dans les chroniques et les traités d’histoire des Juifs que, bien souvent, Il leur infligeait la captivité et la solitude. Pourtant, il les a derechef réunis et consolidés au sein d’un royaume, tout comme aujourd’hui on assiste à la ruine de l’Empire grec d’Orient et de l’empire bulgare. Et il nous semble que ce dernier ne fut pas laissé dans un état de déréliction totale ; mais qui comprendra116 les desseins117 de Dieu, ou bien qui examinera ses conseils en cas qu’il rétablira et réunira derechef le troupeau dispersé ou qu’il remettra sur pied tous ceux qui ont été brisés ? Cela, nul d’autre que Dieu avec ses saints jugements118 ne le sait.

HISTOIRE SLAVO-BULGARE

De l’Histoire du peuple bulgare, de ses empereurs et saints, des faits et événements le concernant; recueilli et arrangé par les soins du moine Paisij ayant résidé au Mont Athos, qui y était arrivé depuis le diocèse de Samokov en l’an 1745, et qui compila ce traité d’histoire, en l’an 1762, au profit du peuple bulgare.119

Chapitre II

Préface adressée à tous ceux qui veulent lire et entendre120 ce qui est écrit dans cet abrégé d’histoire

116 Dinekov garde la forme postigne qui n’a pourtant plus le sens de « comprendre » en bulgare moderne. 117 Ivanova-Mirčeva et Angel Davidov donnent « pensée » comme premier sens de umŭ. Le mot n’a donc pas le sens d’ « esprit », comme en bulgare moderne. Une fois de plus, Dinekov a tort de ne pas traduire le mot, ce qui gêne la compréhension. 118 A. Bončev (Rečnik na cărkovnoslavjanskija ezik, Sofija, Editions du Saint synode, 1986) donne comme traduction de sudĭby : opredelenija, zakoni ; rešenija, prisădi. « Jugements » est fondé sur la dernière traduction possible. 119 Ce passage autobiographique ne figure que dans le manuscrit de Zographon. Il suit la première préface. 120 L’adresse n’a de sens que si on se situe dans le contexte de l’époque : le texte était destiné à être lu à voix haute à ceux qui n’étaient pas capables de lire (et de recopier le texte) par eux-mêmes.

53

C’est à vous que je m’adresse, chers lecteurs et auditeurs121, à vous qui formez le peuple122 bulgare, qui l’aimez et le chérissez tout autant que votre patrie bulgare, et qui voulez comprendre et apprendre ce que d’aucuns savent déjà sur votre peuple ; savoir aussi quelle vie vos aïeux et bisaïeux, vos empereurs, patriarches et saints ont dû mener au tout début, et comment ils avaient trépassé ! Il vous sera utile de savoir ce que d’aucuns savent déjà sur les hauts faits de vos pères. Tous les autres peuples et clans étrangers en savent bien autant sur eux-mêmes et sur leur langue ; ils possèdent des traités d’histoire, et n’importe lequel de leurs lettrés connaît son peuple et sa langue et les fait connaître en les valorisant.

De ce fait, j’ai moi aussi consigné par écrit, comme je me devais de le faire, toutes les connaissances ayant trait à votre peuple et à votre langue. Lisez cela et apprenez à le connaître, afin que d’autres peuples ou des étrangers ne vous ridiculisent point ni ne vous reprochent de ne pas en faire de même ! J’en vins à aimer énormément le peuple bulgare et la patrie des Bulgares et cela me demanda beaucoup de travail que de compulser divers livres et traités d’histoire avant que je ne réunisse et n’assemblasse en un seul petit volume que voici les œuvres du peuple bulgare. Je l’ai fait pour qu’il vous serve et pour vous adresser un éloge, vous qui aimez votre peuple et votre patrie, et qui aimeriez savoir tout ce qui concerne votre peuple et votre langue ! Recopiez ce petit volume et payez pour que ceux qui savent écrire vous le copient, et prenez garde à ne le point égarer !

121 Une novelle preuve du fait que le texte était censé être lu à voix haute. 122 Pour la plupart des auteurs de langue slave, rodŭ et narodŭ sont des termes équivalents, désignant dans un premier temps le peuple, puis la nation. Le bulgare moderne est la seule langue slave dans laquelle narodŭ continue à désigner le petit peuple, et non pas la nation dans son ensemble. C’est ce qui explique que les Bulgares (parfois aussi les Macédoniens) ont besoin de recourir au mot d’emprunt nacija, même si celui-ci est ressenti comme un emprunt négativement connoté : aucun autre mot ne met sur un pied d’égalité toutes les couches sociales.

54 Mais il y a ceux qui ne veulent pas entendre parler de leur peuple123 bulgare, pour au contraire se tourner vers une culture étrangère ainsi que vers une langue étrangère et ne point se soucier de la leur, afin d’apprendre à lire et parler en grec et de telle sorte qu’ils se sentent ensuite honteux d’avoir à se dire Bulgares. Eh, oh, toi, l’insensé, imbécile que tu es ! Pourquoi as-tu honte de reconnaître que tu es bulgare et ne lis- tu point dans ta langue ni ne la parles? Les Bulgares n’ont-ils pas eu un royaume et un Etat bien à eux ? Ils régnèrent pendant tant d’années et furent glorieux et respectés sur la terre entière. A de nombreuses reprises, ils retirèrent un tribut des Romains, qui sont pourtant si puissants, et des Grecs, qui sont pourtant si intelligents. Rois et empereurs leur donnaient leurs filles en mariage afin d’apaiser et d’amadouer leurs rois. De toute la race des Slaves, les plus glorieux furent les Bulgares; ils furent les premiers à s’autoproclamer empereurs, les premiers à avoir un patriarche, les premiers à embrasser la foi chrétienne et c’est eux qui conquirent le plus de terres. Si bien que, de toute la race des Slaves, ils furent les plus forts et ceux que l’on honorait le plus, et les premiers saints qui illuminèrent le pays slave furent des représentants du peuple bulgare, et tout cela, je l’ai narré dans ce traité d’histoire, comme je me devais de le faire. Beaucoup d’autres traités corroborent cela, car tout ce que j’ai mentionné à propos des Bulgares représente la vérité. Mais pourquoi diantre as-tu honte de ton peuple, insensé, et quel besoin as-tu de parader124 en langue étrangère? C’est que, dit-on, les Grecs seraient plus cultivés et doués d’un surcroît de sagesse, tandis que les Bulgares seraient une gent fruste et sotte qui n’use point d’expressions raffinées. C’est pourquoi, dit-on, nous ferions mieux de nous assimiler aux Grecs. Mais regarde seulement, insensé, et constate par toi-même: il est

123 Chez la plupart des auteurs de langue slave, rodŭ est normalement beaucoup plus rare que narodŭ, mais chez Paisij, c’est l’inverse. Cela nous fait pencher pour la traduction de narodŭ par race, car le contexte indique qu’il s’agit d’une communauté d’origine de type ethnique. La nation moderne au sens civique ne peut s’appliquer à l’époque de Paisij qu’à la « nation grecque » naissante. Mais comme cette dernière est aussi en germe, il serait abusif de rendre narodŭ, dans le texte de Paisij, par « nation » : nous traduisons donc rodŭ par « peuple », et narodŭ par race. Mais dans un autre contexte ou chez un autre auteur, les deux traductions seraient interchangeables, sauf à garder « peuple » partout : il ne faut tout de même pas trop choquer l’oreille du lecteur contemporain en lui infligeant le mot « race » plusieurs fois par page, car il est négativement connoté de nos jours. 124 Dans le Rečnik na bălgarskija ezik, tome II, Sofija, 1979, Izdatelstvo na bălgarskata akademija na naukite, « séduire » est le septième sens listé de vlača se. Vlača se po dénote l’idée d’efforts peu naturels faits pour plaire.

55 beaucoup de races douées de davantage de sagesse encore, et plus glorieux que les Grecs. Pourtant, est-il un seul Grec pour renier patrie, langue et éducation comme tu le fais, tel un fou ? Tu ne saurais tirer le moindre profit de la sagesse et du raffinement des Grecs. Toi, le Bulgare, cesse d’être dupe et apprends à connaître ta patrie et ta langue, instruis- toi dans ta propre langue : la simplicité et la bienveillance des Bulgares valent bien mieux ! Les rustauds bulgares accueillent chez eux quiconque frappe à leur porte, en lui offrant de quoi manger, et donnent l’aumône à quiconque la leur demande ; tandis que les Grecs si sages et si raffinés ne le font guère. Bien au contraire, ils prennent tout aux gens de peu et les volent injustement ; avec leur sagesse et leur raffinement, ils ne commettent que plus de péchés, au lieu d’y gagner quelque chose. Ou bien c’est que tu as honte de tes origines et de ta langue en face des sages et des glorieux marchands de la terre, parce que les Bulgares sont des incultes, et qu’il n’est pour l’instant que peu de gens parmi eux qui soient tout à la fois commerçants et lettrés, intelligents et célèbres sur terre, mais que la plupart d’entre eux sont de simples laboureurs, des bêcheurs, des pâtres ou de simples artisans ? Moi, je te répondrai brièvement à ce sujet. Depuis Adam, jusqu’à David, Joachim le Juste et Joseph le fiancé, aucun de ceux qui furent des Justes et de saints prophètes, des patriarches, ou qui se désignèrent comme des notables sur terre et devant Dieu, aucun d’eux n’aura été ni un commerçant, ni un personnage très fin et orgueilleux comme le sont les finauds d’aujourd’hui que tu tiens en haute estime et que tu admires, et dont tu adoptes la langue et les coutumes. Mais tous ces aïeux qui furent des justes ont tous été des paysans et des pâtres, et leur richesse se constituait de bestiaux et de fruits de la terre, et c’étaient des gens simples et sans méchanceté sur cette terre. Et Jésus en personne même descendit dans le foyer du pauvre Joseph et y vécut. Je te ferai remarquer que Dieu aime davantage les simples et bons pâtres et laboureurs, et que c’est eux qu’il a chéris et glorifiés en premier sur la Terre, alors que toi, tu as honte parce que les Bulgares sont des rustauds, des pâtres et des laboureurs peu intelligents. Tu abandonnes ton peuple et ta langue pour au contraire vanter la langue étrangère. Et ce faisant, tu suis en sus leur coutume !

56 C’est ce que j’ai vu faire à un grand nombre de Bulgares : ils s’égarent après la langue et les coutumes des autres, tandis qu’ils dénigrent les leurs. C’est pourquoi j’appelai ici même ces gens des renégats, car ils n’aiment ni leur peuple, ni leur langue. Et à vous, qui êtes de fervents zélateurs de votre peuple et de votre langue, je dédie cet écrit afin que vous sachiez que nos empereurs bulgares, nos patriarches et évêques n’étaient guère dépourvus d’annales historiques et ecclésiastiques pour consigner tout ce qui arrivait d’important. Ils régnèrent, ils exercèrent leur domination en ce monde pendant tant d’années… Ils possédaient moult pieuses légendes et célébraient moult messes en l’honneur des saints bulgares. Mais en ce temps-là, il n’y avait pas d’imprimeries slaves, et, de par leur négligence, les gens ne recopiaient pas les textes. De ce fait, il était rare de pouvoir trouver de tels livres. Lorsque, soudain, les Turcs conquirent les terres bulgares, ils détruisirent et incendièrent les églises et les monastères, de même que les palais des empereurs et des évêques. En ce temps-là, les gens fuyaient à cause de la peur et de l’horreur suscitées par les Turcs, afin de se maintenir en vie. En ces temps troublés, les traités d’histoire et les chroniques ecclésiastiques furent égarés, de même que les pieuses légendes d’un grand nombre de saints et les livres expliquant comment il fallait célébrer leurs offices. De sorte qu’aujourd’hui, l’on ne peut plus trouver les chroniques qui relataient en long et en large tout ce qui avait trait à notre race et à nos empereurs bulgares. Je compulsai moult livres, un très grand nombre de livres, après les avoir dénichés, mais je ne sus trouver ce que je cherchais. Dans beaucoup de traités d’histoire manuscrits ou sur des incunables, l’on ne trouve oncques que peu de renseignements, et qui plus est parcellaires. Dans certain abrégé d’histoire, un nommé Mauro Orbini, Latin de son état, puisa des informations sur les empereurs bulgares dans un traité d’histoire grec, mais icelles s’avèrent être fort brèves. C’est à peine si l’on a pu y trouver leurs noms et l’ordre selon lequel ils se succédèrent. Mauro Orbini note lui-même : « On dit que les Grecs, par suite de leur jalousie et de leur haine envers les Bulgares, ne rapportent les actes courageux et les hauts faits des empereurs et de la race bulgares que fort succinctement ; qu’ils

57 rapportent des contrevérités quand ça les arrange, sauf à se sentir penauds, car les Bulgares les mirent maintes fois en déroute, en exigeant chaque fois qu’ils payassent tribut à leurs conquérants ». Cestui Mauro Orbini et beaucoup d’autres traités d’histoire, je les mis côte à côte et, en les comparant, je diffusai et compilai de quoi faire ce petit livre. Bien que l’on trouve dans beaucoup de livres, et fort succincts, quelques renseignements sur les Bulgares, tout le monde n’est pas en mesure de se procurer ces livres, encore moins de les lire ou de s’en remémorer le contenu. C’est pour cela que j’assemblai ce tout après mûre réflexion.

Chapitre III

Renseignements historiques125 sur la race bulgare

Au commencement, d’où ils vinrent, car nous avons souvent été amenés à lire divers traités d’histoire manuscrits ou imprimés sur la race slave, que les Russes ou les Moscovites composèrent. Jusqu’où ils font remonter leur famille et comment, par la suite, les Bulgares se séparèrent des Slaves, et comment ils arrivèrent sur les terres bulgares et s’y installèrent.

Au temps de Noé, lorsque Dieu noya la race humaine dans les eaux, il ne resta plus que Noé et ses trois fils : Sem, Cham et Japhet. Et ils quittèrent l’Arche avec Noé, ainsi que leur père et leurs quatre épouses. Ils furent huit hommes à survivre au déluge. Noé vit que tout le genre humain de la Terre avait péri, et comprit que Dieu voulait repeupler la Terre avec sa semence et sa descendance, et se réjouit fortement de ce que sa mémoire allait être honorée sur terre et sauvée de l’oubli pour l’éternité. Il appela auprès de lui Sem, Cham et Japhet, et répartit pour eux toute la Terre en trois parties, afin que leurs fils et petits-fils sussent, lorsqu’ils se seraient multipliés, dans quel pays et en quelle terre leurs

125 Littéralement : « recueil historique ».

58 familles devraient s’établir. Il commanda à Sem, son premier fils, de s’établir avec son peuple dans la première partie de la Terre, en Asie. « Ceci est la terre d’Orient. S’y trouvent l’Eden, c’est-à-dire le paradis, ainsi que Jérusalem, et ce pays s’étend jusqu’à Constantinople ». A son deuxième fils, Cham, il commanda de s’établir en Afrique. « Ceci est le pays austral ». S’y trouvent l’Egypte et la race des Pharaons. A son troisième fils, Japhet, il commanda de s’établir en Europe. « Ceci est le pays d’Occident, de minuit126. On y trouve Constantinople, Moscou, Vienne, Rome, le Brandebourg et toute la race des Slaves ». Noé commanda cela à ses fils et leur attribua toute la terre. Et il leur intima cet ordre afin que ces derniers ne le transgressassent point. Après que 529 années se furent écoulées, les fils de Sem, de Cham et de Japhet avaient crû en nombre, et ils parlaient une langue unique. Alors s’imposa un certain Nemrod, de la famille de Cham. C’était un savant astronome, le plus fort127 de tous les hommes en ces temps-là. Il était le premier roi et le premier bourreau sur terre. Il érigea la cité de Babylone pour y régner. Il entreprit de battre monnaie d’argent et d’or, de lever des troupes, de guerroyer et de piller sur terre. Cet impie de Nemrod réunit d’abord ses gens, autant qu’il était en mesure d’en réunir sur terre, et leur dit : « Pourquoi ne pas construire une tour qui s’élève jusqu’aux cieux après que nous l’aurons plantée en terre ? Si le déluge ou le feu venaient derechef à s’abattre sur terre128, nous pourrions éviter que Dieu ne nous fasse périr, comme il fit périr les premiers hommes sur terre ». Ainsi, ce Nemrod conçut cet acte impie. Tous les hommes lui obéirent, et se mirent à construire la tour, et travaillèrent pendant quarante ans, en l’érigeant jusqu’aux nuages. Le vent en faisait tomber certains, et ils s’écrasaient, tandis que le soleil et le froid en faisaient périr d’autres. Cette construction s’écroula sous la poussée du vent, ses débris les tuèrent les hommes dans leur chute et cette entreprise fit d’innombrables victimes. Mais Nemrod ne se laissa point détourner de son projet d’ériger une tour jusqu’aux cieux. Or Dieu, dans sa miséricorde, vit la démence et

126 Paisij veut vraisemblablement se référer au nord, assimilant le haut de cadran d’une horloge au haut d’une carte. 127 Peut-être Paisij entend-il par là « le plus adroit », « le plus doué » ? 128 Le texte est truffé de répétitions.

59 l’aveuglement des hommes qui s’épuisaient en vain, et leur interdit ce projet : il ne fallait pas qu’ils s’opposassent à Sa volonté, ni qu’ils se leurrassent en pure perte. Alors, il divisa leur langue commune129 en soixante-douze langues différentes, et ils oublièrent tous leur première langue, et personne ne comprenait plus les paroles de l’autre. Une confusion s’établit, ce qui fait qu’ils abandonnèrent la construction de cette tour. Les peuples se séparèrent : la famille de Sem commença à s’exprimer en 25 langues, [chacun dans la sienne] ; la famille de Cham : en 32. Cette famille, Noé la maudit. Celle-ci s’était reproduite le plus rapidement de toutes, et elle engendra les peuples et les langues les plus méprisables130. La famille de Japhet se partagea en 15 langues. Observant en cela le commandement divin, de façon à respecter ce que Noé le Juste avait ordonné à ses fils, lesdits peuples agirent ainsi : la famille de Sem migra et s’installa en Asie. La famille de Cham s’installa, elle, en Afrique, mais elle était fort nombreuse, si bien que certains de ses membres restèrent aussi en Asie, et ils se multiplièrent jusqu’à faire 37 empires (c’étaient de petits empires). Ensuite, les Juifs les exterminèrent. Josué, le fils de Noun131, est originaire [d’Asie]. Selon ce qui est écrit, les Juifs héritèrent du pays de Canaan. Ils défirent le roi amorite Sion, ainsi que Og, le roi de Bazan, et tout le royaume de Canaan. Canaan était un fils de Cham. Sa lignée était celle des Cannanéens. Elle était la plus détestable de toutes les lignées sur terre, et elle était composée de 7 peuples, y compris celui des Tsiganes. Les Juifs132 défirent ces 7 peuples, divisés en 37 empires, les chassèrent et leur prirent la Palestine et Jérusalem. Ce pays avait été promis au début par Dieu à Abraham, or, il le donna par la suite aux Juifs. Ceux-ci font partie du peuple de Sem. Eber ne suivit point Nemrod; sa maison et ses fils n’allèrent point aider Nemrod dans l’érection de ladite tour. Eber craignait Dieu et la première langue

129 Le texte dit littéralement : « … il divisa leurs langues en soixante-douze langues ». La construction paraît vraiment aberrante. « Peuple » et « langue » peuvent être synonymes, du fait que chaque « peuple » se définit par une « langue » nationale commune. 130 Littéralement : « sales ». 131 Selon les écrits bibliques, Josué est d’abord l’assistant, puis le successeur de Moïse, en tant que guide des Juifs lors de l’exode d’Egypte, et la prise de Canaan est décrite dans le livre de Josué (Jos 1.1). 132 Un Juif, au sens ethnique et pas seulement religieux, cela prend une majuscule.

60 originelle dont il a été question se maintint seulement dans sa maison. Abraham fut l’un des leurs. C’est d’après le nom d’Eber, que l’on désigne, aujourd’hui encore, le peuple hébraïque. La famille de Japhet se sépara en 15 peuples, lesquels peuples traversèrent la Mer noire et la mer de Marmara pour s’installer en terre d’Europe. Japhet eut un fils appelé Mosoch133. Notre peuple slave appartenait au départ à sa tribu et à son peuple, mais il s’en distingua et prit le nom de peuple et tribu de Mosoch. Ce peuple et cette race134 se rendit dans les terres de minuit, autrement dit dans les terres du Nord, où s’étend maintenant le pays moscovite. Ils appelèrent Moskva, d’après leur ancêtre Mosoch, le fleuve sur les rives duquel ils s’étaient installés en premier. Et ils donnèrent le même nom à leur village. Puis ils en firent une ville, et ils y installèrent le trône du tsar. Depuis lors, ils s’appellent tous Moscovites135. Dans les terres moscovites, il y avait une région qui s’appelait Scandinavie136. Comme ils s’étaient dispersés, on appela Scandinaves ceux qui se trouvaient en ces contrées. Une fois que les Scandinaves s’étaient multipliés sur leurs terres, après de longues et nombreuses années, ils quittèrent leurs terres pour l’ouest et y trouvèrent un pays au bord de la mer. Cette mer s’appelait Mer baltique et de Poméranie. Les Scandinaves s’établirent au Brandebourg137. Après le nom de Scandinaves, ce peuple prit le nom de Slaves138, [conservé] jusqu’à nos jours. Ils furent convertis par les saints Cyrille et Méthode. Tous nos livres, à nous les Slaves139, ainsi que tout notre peuple et notre langue sont appelés « slaves »140 en leur honneur. Ces gens parlent la langue slave la plus pure et la plus correcte, laquelle langue contient

133 Voir l’article http://www.asmp.fr/travaux/communications/2005/besancon.htm sur l’historiographie de la Russie. On y trouve Mosoch écrit de cette façon. 134 Nous avons affaire à une construction pléonastique (Toja rodŭ i jazikŭ…) qu’il est impossible de rendre de manière plus heureuse. 135 « Moscovites » (dans certains passages aussi « Moskaliens ») définit les habitants du duché de Moscou, puis de la Russie, par opposition aux habitants de l’ancienne Russie kiévienne, ainsi que par opposition aux Biélorusses et aux Ukrainiens de Lituanie. 136 Paisij parle de Skandavija, et de Skandavlane pour ses habitants. 137 Paisij utilise la forme Brandibur, qui peut aussi être un terme générique pour toute l’Allemagne. 138 Chez Paisij, le terme de « Slaves » désigne soit les Slaves dans leur ensemble, soit plus particulièrement les peuples slaves de Moravie et de Pannonie. 139 Paisij passe de la troisième personne du pluriel à la première personne du pluriel, puis revient à la troisième du pluriel, ce qui gêne la compréhension, sauf à étoffer la traduction dans l’espoir d’obtenir davantage de clarté. 140 Paisij utilise la forme slavaniski (rodŭ).

61 beaucoup de mots semblables aux mots bulgares. Mais les Slaves en question professent à présent la foi romaine et ils guerroient aux côtés de l’empereur allemand. Les Romains les placèrent sous la foi et l’autorité du pape. Ces Slaves-là font partie du même peuple et parlent la même langue que les Bulgares. Lorsque, sur ces terres, à côté des Allemands, s’installèrent aussi les gens du Brandebourg, un grand nombre d’entre les Slaves se remirent peu après141 en route et retourna au pays moscovite. Mais les Moscovites et les Russes ne les laissèrent pas entrer sur leurs terres. Une grande guerre et une grande bataille éclatèrent. Lesdits Slaves142 sortirent victorieux dans l’affrontement, ils revinrent sur lesdites terres et ils s’installèrent le long du grand fleuve Volga143, icelui s’écoulant du sud vers le nord, en traversant l’état moscovite, pour se jeter dans la mer. À cause du nom de la Volga [Bolga], ces Slaves-là prirent le nom de Bolgares, nom qu’ils portent toujours. Et ils vécurent sur ces terres durant de nombreuses années, jusqu’en 378 après J. C. En ces temps-là, l’empereur Valens régnait à Constantinople. Lesdits Bulgares avaient l’intention, après s’être mis d’accord, de chercher des terres fertiles et propices. Beaucoup d’hommes quittèrent le pays des rives du fleuve, afin de s’installer dans le pays magyar et valaque. Ils mandèrent à l’empereur Valens pour le prier de les autoriser à traverser le , afin qu’ils pussent s’installer en Thrace144, le long du [fleuve145]. Les Bulgares se prirent à aimer ces terres, et ils promirent à l’empereur Valens qu’ils se soumettraient à son autorité, que ce fût à des Grecs ou à des Romains, et de les assister en cas de guerre. L’empereur Valens ordonna aux Bulgares de traverser le Danube, de s’installer sur ses rives du côté thrace, de la mer Noire jusqu’à la Morava, et de même jusqu’à la Rušava, et de protéger les frontières grecques contre les Goths, les Scythes et les Avars, ces derniers étant des Tartares et des Magyars. Alors, les Bulgares traversèrent le Danube et commencèrent à s’installer

141 C’est ce qui nous semble le mieux rendre po nekoe vreme. Po signifie en effet « après ». L’expression a un sens différent en bulgare moderne. 142 D’après le texte, les « Moscovites » et les « Russes » ne sont pas des Slaves à l’époque. 143 Paisij parle du fleuve Bolga. 144 La Thrace se trouve normalement au Sud de la Stara Planina, ou chaîne du Balkan. 145 Paisij a un style exécrable, même pour son époque. Les répétitions sont systématiques, comme ici « le Danube », au lieu de le remplacer par « le fleuve ».

62 sur les rives de ce dernier. Une partie d’entre eux resta en Pannonie, aux côtés de leur chef, chez les Avars, autrement dit chez les Magyars, et ils restèrent longtemps avec [ces derniers]. En ce temps, les Grecs ne savaient pas que les Bulgares s’appelaient Bulgares et les appelaient Goths ou Huns. Ils appelaient Goths tous les peuples venus du nord, de même qu’ils les appellent maintenant Tartares. Ils désignaient de nombreux peuples sous ce nom. Plus tard, sous le règne de l’empereur Théodose, ils les appelèrent Bolgares, ou Vorgares, car les Grecs n’ont pas de b, et ils écrivent v à la place de b. Ils disent donc Vorgares au lieu de Bolgares. Ainsi, les Bulgares trouvèrent de bonnes terres fertiles, et ils s’y installèrent. Mais ils n’avaient pas l’habitude de se soumettre à un empereur, et ils étaient cruels et sauvages, intrépides et forts au combat, féroces comme des lions. Un seul d’entre eux était en mesure de faire face à dix hommes sans faiblir : les Bulgares furent, au début, aussi forts et robustes au combat que les peuples des régions du nord et de minuit. Dans le premier volume de Barionius146, à la page 567, il est écrit : « Les Bulgares sont un petit peuple invincible et craint par toute la terre ». Les Grecs écrivent de même dans leurs livres d’histoire : « Les Bulgares sont des sauvages invincibles au combat ». Ou encore : « Le peuple bulgare est imbattable à la guerre et inébranlable ». [Les Bulgares] infligèrent beaucoup de dommages aux Grecs et aux Romains, c’est pour cela qu’on parlait d’eux en ces termes. Ainsi, peu après, les Bulgares se soulevèrent contre les Grecs, et leur infligèrent ce faisant moult pertes. Suite à cela, l’empereur Valens leur envoya ses troupes mais, grâce à Dieu, les Bulgares et les Goths défirent Valens au combat. Icelui prit la fuite, mais ils le poursuivirent et le rattrapèrent à Andrinople, où il s’était caché avec son vizir dans un fenil. Ils mirent le feu au fenil et l’empereur Valens périt dans les flammes avec son vizir. Voici ce que l’on écrivit au sujet de Valens dans les annales qui lui étaient consacrées : « L’empereur Valens

146 Cesare Baronius, 1538 – 1607. Historien de l’église. Ses Annales ecclesiatici a Christo nato ad annum 1198, écrites dans l’esprit de la contre-réforme (1588-1593), font partie des plus importants ouvrages historiques datant d’avant l’époque des Lumières. Une version abrégée et traduite en polonais par le jésuite polonais Peter Skarga fut traduite en russe et éditée en deux volumes en 1719. C’est de cette édition que Paisij se servit comme source pour son Histoire slavo-bulgare. Le premier volume, auquel Paisij se réfère ici, est donc le premier volume de l’édition russe, et non de l’édition latine.

63 perdit la raison et laissa entrer les Goths ; ceux-ci traversèrent le Danube pour s’installer en Thrace. Plus tard, il fut par eux vaincu et brûlé. » Il est clair, grâce à cette source, qu’en ce temps-là, les Bulgares étaient appelés Goths (ou une race de cavaliers). Et ils vivent jusqu’à nos jours en Thrace, sur le bord du Danube, mais ils étaient appelés Goths à l’époque, à cause des Tartares. Les Bulgares migrèrent147 de la sorte à cette époque, et ils conquirent moult terres appartenant aux Grecs : l’ensemble des éparchies de Tǎrnovo, de Vidin et de Niš. Ils accédèrent à l’indépendance et ils s’installèrent sur toute l’étendue de ces éparchies. L’empereur Théodose succéda à Valens. Il attaqua les Bulgares et les Goths avec son armée et les pacifia. Il leur prit la ville de Svištov, mais il ne parvint pas à les soumettre définitivement aux Romains. A compter de cette époque, ils se détachèrent définitivement de façon à devenir indépendants. Et peu à peu, après leur arrivée, ils se multiplièrent et gagnèrent en force en prenant maintes et maintes fois le dessus sur les Grecs et les Romains et leur enlevaient des terres. Ainsi, ils conquirent toute la Thrace, toute la Macédoine et une partie de l’Illyrie. Les Bulgares s’installèrent sur ces terres définitivement et devinrent autonomes, comme on peut le constater jusqu’à maintenant. En ces temps-là, les Grecs maudissaient d’abord l’empereur Valens, car il avait permis aux Bulgares de traverser le Danube et de pénétrer dans l’Etat romain. Mais la Providence divine avait voulu que la race slavo-bulgare s’installât sur ces terres. Dieu dressa l’empire des Bulgares contre les Grecs, mais pourtant il dut les réconcilier à maintes reprises avec ce peuple, petit et simple, après qu’il eut trouvé une terre si riche et si fertile. L’empire romain était très puissant et glorieux, mais les Bulgares s’approprièrent beaucoup de terres au milieu des Grecs et des Romains. Ils conquirent ces terres et vécurent, de longues années durant, dans la gloire et l’indépendance. Parfois, les Grecs les défaisaient et tentaient de les soumettre à leur puissance, mais alors Dieu entendit les braves et forts empereurs bulgares. Ainsi, ceux-ci se libérèrent du joug gréco-romain, comme il sera dit plus loin, dans ce petit opuscule

147 Littéralement : « se levèrent ».

64 d’histoire, à propos des dix empereurs et des deux rois, qui étaient les plus heureux et les plus forts de tous les empereurs bulgares. Regarde leurs actes, cher lecteur, et reconnais la vérité, car je ne l’ai que rapidement esquissée ici.

Batoja148, un khan fort et vaillant dans les batailles, enleva des terres aux éparchies de Niš et de Skopje, ainsi que toutes les terres du patriarcat d’Ohrid, et érigea son trône en ladite ville d’Ohrid, la ville de Justinien. Ensuite, ce fut le tour du khan Tervel149 d’être béatifié150. Il conquit tout le pays magyar, et les Bulgares le dominèrent pendant de nombreuses années. Les Magyars étaient leurs sujets. Ensuite, le khan Krum et l’empereur Michel prirent aux Grecs les éparchies de Sofija, Plovdiv, Samokov, Štip, Strumica et Andrinople, et peuplèrent ces terres avec des gens de race bulgare. Ensuite, Jean Kaliman, le fils d’Asen l’ancien, prit aux Grecs les éparchies suivantes : Drama, Serres151, Melnik, Thessalonique, et chassa de là les gens de race grecque pour y installer des Bulgares. Il installa de même des Bulgares dans la région d’Andrinople. Ces cinq empereurs agrandirent et élargirent le plus les terres bulgares, et peuplèrent ces éparchies avec des Bulgares, comme il a été dit. Les Bulgares peuplent et habitent ces terres jusqu’à nos jours. Reprenons le fil du récit originel. En raison de la nomination de leur nouveau roi, les Bulgares qui restèrent en Pannonie aux côtés des Magyars provoquèrent une dispute qui dégénéra en guerre152, car ils ne voulaient pas que leur roi fût un Magyar. De ce fait, les Magyars s’insurgèrent contre les Bulgares. Ils étaient très nombreux, et chassèrent lesdits Bulgares de la Pannonie, c’est-à-dire du Banat et de la Syrmie153. Alors, neuf mille hommes, tous des Bulgares, se mirent en route pour la France, pour aller chez le roi Dagobert, et le prièrent de leur faire de la place pour s’y installer. Icelui les dupa, les répartit dans des maisons

148 Il s’agit du khan Asparuh. Le nom Batoja est repris de Mauro Orbini. 149 Paisij écrit partout Trivelija au lieu de Tervel, car c’est sous cette forme qu’il trouve le nom du khan bulgare chez Mauro Orbini. De même, Omurtag figure partout en tant que Murtagon. 150 Dans l’original, on nous parle du « saint roi » Tervel. Comme on voit mal comment un khan pourrait être un saint roi, nous introduisons l’idée qu’il a été béatifié. 151 La ville grecque d’ajourd’hui porte encore ce nom. En bulgare, on l’appelle Sjar. 152 Littéralement : « la guerre et une querelle », où l’on voit une incohérence aberrante dans la gradation. 153 Région située entre le Danube et le Save.

65 étrangères, et ordonna aux siens de les massacrer à la faveur d’une nuit – avec leurs femmes et leurs enfants. Une autre partie des Bulgares, sous le commandement du [khan] Alcek154, allèrent chez le roi Grimoald155, et l’implorèrent pour obtenir un domaine où s’installer. Il leur octroya ce domaine, et ils s’installèrent près de la mer Egée. Eux aussi s’appellent Slaves, mais les Grecs les appellent Sklavènes. La plupart d’entre eux sont des marins et travaillent chez les Vénitiens. Ainsi, les Magyars firent du mal aux Bulgares et les chassèrent de Pannonie. C’est pourquoi, le [khan] Tervel se vengea d’eux cruellement, comme il sera dit en temps utile. Les Bulgares qui étaient restés le long du Danube avaient [le khan] Vukič156 à leur tête. En l’an 450157, ils attaquèrent le roi Dagobert, lequel avait massacré neuf mille Bulgares, le défirent en le tuant au combat, pillèrent tout son Etat, pour s’en revenir derechef chez eux. En l’an 495, les Bulgares avaient Dragič158 pour prince. Ils attaquèrent la France et l’Illyrie, enfoncèrent les troupes grecques sous le commandement du suprême159 et puissant empereur Anastase, massacrèrent 400 000 hommes et s’emparèrent de beaucoup de terres et firent beaucoup de prisonniers. L’empereur Anastase fit envoyer aux Bulgares des monceaux d’or et moult présents, moyennant quoi il put acheter la paix. Ce Dragič fut le premier à qui l’empereur grec Anastase payât tribut.

154 Il s’agit du frère du khan Asparuh qui s’installa en Italie. Il est complètement faux de prétendre, comme le font les cercles nationalistes à Skopje, que seuls les Bulgares, et non les Macédoniens, sont un mélange de Protobulgares et de Slaves. Asparuh n’est pas le seul fils de à s’être installé en Europe, et l’un de ses fils (Kuber) s’est même installé sur le territoire de la République de Macédoine actuelle. Ce fait n’est mentionné que dans Istorija na makedonskiot narod, t. I, Skopije, 2000, p. 303. 155 (mort en 656) Fils de Pépin l’Ancien, il fut maire du palais d’Austrasie (642). Il tenta de placer son fils sur le trône à la mort de Sigebert III, mais fut tué par Clovis II de Neustrie (d’après le Petit Robert II). 156 Nom imaginaire présent chez Orbini, probablement formé à partir de Βουλγaρόί, la forme byzantine pour « Bulgare » (selon le commentaire de l’édition allemande). Cependant, il pourrait s’agir également de Vuk qui désigne le « loup » en serbo-croate. 157 L’erreur de plusriers siècles est due plus probablement à Cesare Baronius qu’à Mauro Orbini : c’est l’impression que nous a laissée la lecture rapide des deux auteurs. 158 Ce nom est lui aussi imaginaire et dû à Orbini. Il est formé sur la racine latine de « dragon » (Cf. commentaire de l’édition allemande). Mais il pourrait s’agir également de la racine slave drag-. 159 Littéralement : « premier ».

66 Après Dragič, ce fut Boris qui accéda au trône. Il se mit en campagne contre le roi Akum160 ; il le captura161 au combat et l’amena en Bulgarie plus mort que vif162, et de même pour Théodoric, le roi magyar : ce dernier fut capturé au combat et amené en Bulgarie, les mains liées. Plus tard, les Bulgares attaquèrent seuls le roi Mundo163, avec une petite armée : il prit le dessus et les asservit ; les envoya à l’empereur grec Justin164 ; les éparpilla à travers l’Amorion165 et l’Arménie. Ensuite, les Bulgares, au temps de Justinien le Grand, attaquèrent la Thrace, jusqu’à Andrinople. L’empereur Justinien ne sut leur résister : il envoya aux Bulgares une charrette pleine d’or et de précieux présents, et parvint ainsi à conclure la paix avec eux. Ainsi, Justinien payait tribut aux Bulgares, du temps de son glorieux règne. Depuis que les Bulgares avaient quitté la Volga et s’étaient installés au bord du Danube, 300 années s’étaient écoulées. Ils avaient beaucoup de chefs et de princes pendant ces années, mais seulement cinq d’entre eux sont mentionnés [dans les livres] en tant que rois avant le khan [Asparuh]. Ils avaient leurs capitales à Vidin et à Svištov, près du Danube. En l’an 678, le khan [Asparuh]166, qui était fort et dont la réussite était entière, prit le pouvoir en Bulgarie. Pendant le sixième concile œcuménique, il attaqua Constantinople et obligea l’empereur Constantin à lui payer tribut de nombreuses années durant. Il prit aux Grecs toute la région d’Ohrid et fit une forteresse bulgare de ladite ville, [et même] la capitale du royaume. Il fut couvert de gloire dans les batailles et terrible pour les royames environnants, comme nous l’avons dit. Il retira un tribut à deux empereurs romains pendant de nombreuses années. En l’an de grâce 678, l’empereur Constantin Pogonat accéda au trône byzantin. Au temps du sixième concile œcuménique, le peuple

160 Chef militaire byzantin, Hun d’origine, mentionné dans les sources à propos de l’année 538, pendant le règne de Justinien Ier. 161 Dans le texte, uhvatili ego est conjugué à la troisième personne du pluriel, alors que le verbe qui précède est conjugué au singulier. 162 Littéralement : « l’amena en Bulgarie vivant ». 163 Dans le texte : Muda, à l’accusatif. Chef militaire en Illyrie. 164 Il s’agit certainement de Justin Ier, empereur byzantin entre 518 et 527. 165 Dans le texte : Amoreja ; forteresse byzantine en Asie mineure. 166 Paisij écrit partout Batoja au lieu d’Asparuh.

67 bulgare se fortifia et prospéra167 : en ce temps, c’était le khan bulgare [Asparuh]168, fort et terrible aux Grecs, qui était sur le trône. Le chroniqueur Théophane dit : « Lorsque les Bulgares marchèrent contre l’empereur avec une puissante armée, icelui condescendit à cesser les hostilités et promit de leur payer un tribut annuel, bien que ce fût une grande humiliation pour l’empire romain169. Il était extraordinaire d’entendre comment cet empereur romain levait des impôts même chez les Turcs, voire dans d’autres empires environnants, mais qu’il n’en eût pas moins été vaincu par ce peuple autoritaire, et qu’il eût dû payer tribut à ce [khan Asparuh] ». Il évoque dans l’ordre, dans sa chronique, tous les empereurs bulgares qui régnèrent après [Asparuh], mais quelques-uns seulement de ceux qui régnèrent avant celui-ci s’y trouvent mentionnés. Le [khan Asparuh] s’engagea également dans une grande guerre contre l’empereur Justinien, le fils de Constantin. Au début, les Grecs prirent le dessus : ils prirent l’Illyrie aux Bulgares et la dévastèrent complètement. Les Bulgares encerclèrent Justinien à son retour, dans un défilé, et écrasèrent complètement l’armée grecque, si bien que l’empereur eut bien du mal à s’enfuir à Constantinople avec un petit bataillon. Ainsi, lui aussi se vit contraint de verser tribut à [Asparuh]. Ensuite, Justinien guerroya contre les Arabes, mais eux aussi le défirent. L’année d’après, il réunit une nouvelle armée, attaqua la Bulgarie, dévasta deux régions, toutes deux appelées Mésie : son père les avait accordées170 aux Bulgares pour avoir la paix avec eux. Mais alors qu’il revenait en Thrace, surchargé de butin, les Bulgares l’attaquèrent et enfoncèrent l’armée grecque. L’empereur reprit le chemin inverse, et ne put obtenir la paix qu’en l’implorant. Après la conclusion de cette paix, [le khan Asparuh] mourut. Il se forgea une gloire éternelle en faisant des empereurs romano-grecs – Constantin et Justinien II - ses propres tributaires. Au moment de mourir, [Asparuh] était très chagriné à l’idée de ne pas être en mesure de mourir à la guerre. Il avait des paroles de

167 Dans le texte : văzmogalŭ. 168 Paisij écrit partout Batoja au lieu d’Asparuh. 169 On voit que les sources de Paisij (excepté Mauro Orbini) ne parlent pas de « Grecs », mais de « Romains », et que c’est donc Paisij qui « héllénise » les populations hellénophones de l’Empire byzantin. 170 Littéralement : « données », mais le lexique de Paisij est beaucoup trop pauvre pour qu’on y trouve les nuances lexicales les plus élémentaires.

68 regret : « O, destin si cruel171 ! pourquoi ne m’accordas-tu point encore quelques jours pour vivre, afin que je mourusse vaillamment au combat, l’épée à la main ? ».

Après lui, les Bulgares firent de Tervel leur [cinquième] saint roi : un homme remarquable, magnanime et heureux. Il vainquit les Avars (c’est- à-dire les Magyars) au début de son règne, comme cela fut dit au début : ils avaient bouté les Bulgares hors de la Pannonie à cause de leur discorde, au moment de nommer un nouveau roi, et à cause aussi de leur cupidité et de leur rapacité. Il ordonna de convoquer le peuple bulgare et lui expliqua la loi qui suit : si quelqu’un, parmi le peuple, venait à être trouvé coupable d’un acte impropre, qu’il fût puni de mort. Les premiers rois172 bulgares ne connaissaient pas de lois impériales, donc ce roi fut le premier à édicter un droit civil et à instituer un tribunal équitable pour le peuple bulgare, ce que les autres n’avaient guère connu, ni pratiqué. Justinien III [Leontios]173 fut chassé par Apsimar174 et Tibère ; on lui coupa le nez, puis on l’envoya en bagne à Kherson175. Son bagne dura 7 ans. Il envoya derechef des lettres secrètes au roi Tervel, en lui promettant le titre et la couronne impériaux, si tant est qu’il eût pu vaincre Apsimar et Tibère et le remettre, lui, sur le trône. Tervel réunit le peuple bulgare, leva une grande armée, prit Constantinople et rendit le trône à Justinien. Mais Justinien, malin et ingrat qu’il était, refusa, en ce temps-là, de récompenser Tervel, pour le service rendu, par l’octroi du titre impérial. Par la suite, Tervel se mit à le dénoncer sans ménagement pour son ingratitude et sa ruse. Justinien réunit une grande force armée et s’avança vers les terres bulgares176, mais en vain. Tervel le défit, et ce dernier trouva refuge en fuyant par la mer jusqu’à Constantinople177.

171 Littéralement : « grand destin et besoin ». C’est le nom de la déesse Fortuna qui a pris le sens de « destin » chez Mauro Orbini et Paisij ; ce mot a disparu en bulgare moderne. 172 Kralŭ, que nous traduisons par « roi », devrait en principe être réservé aux souverains catholiques ou d’affiliation incertaine, comme les rois serbes, mais le vocabulaire de Paisij manque cruellement de cohérence. 173 Il s’agit de Justinien II Rhinotmetus (668-711, règne de 685 à 695, puis de 705 à 711). 174 Apsimar (Apomar chez Paisij) et Tibère II (empereur byzantin en 698) sont en réalité une seule et même personne. 175 La ville de Kherson se trouve à 75 km en aval de Novaïa Kakhovka et à 28km de l'embouchure du Dniepr, en Crimée, sur la rive droite du fleuve. 176 Cet événement se passe en 708 après J.C. 177 Cela se passe en 707 après J. C.

69 Léon l’Isaurien fut le premier empereur iconoclaste. Il fut attaqué par les puissantes armées de Maslama, un prince des Oméïades, ainsi que par celles de Soliman, le sultan turc, lesquelles investirent Constantinople et tinrent le siège pendant trois ans. Les uns fuirent la faim, l’hiver et les épidémies, tandis que les autres se noyèrent dans la mer : trois mille hommes périrent de la sorte. Mais Tervel, le khan des Bulgares, réunit une forte armée et alla au secours des chrétiens. Il attaqua les Sarrasins de toutes ses forces. Il en massacra 22 000 et bouta toute la puissance armée des Turcs hors de Constantinople. Cestui khan Tervel fut le premier à embrasser la foi chrétienne, en l’an de grâce 703178. Après avoir embrassé la foi sainte, icelui faisait montre d’une grande piété et d’un grand zèle envers le Christ. En effet, il se fit édifier un monastère, légua, de son propre gré, son royaume à son fils aîné, et lui commanda d’observer l’orthodoxie fidèlement et avec constance. Ensuite, il revêtit un habit de moine et entra dans les ordres. Mais son fils ne demeura pas longtemps chrétien : il était redevenu païen en peu de temps179. Tervel quitta momentanément les ordres pour reprendre en mains le royaume. Il fit arrêter son fils et le fit aveugler cruellement et sans pitié – pour avoir fait revenir la race bulgare au paganisme. Ensuite, il nomma son fils cadet à la tête de royaume, après lui avoir fait la remontrance suivante : il lui commanda de diriger raisonnablement le royaume ; de maintenir la foi chrétienne sans oncques faillir – le tout afin de n’être pas puni, comme son frère aîné, pour désobéissance. Sur ces entrefaites, il rentra derechef dans les ordres. Il acheva sa vie comme un saint (son nom de moine était Teoktist). Son fils cadet ne respecta pas longtemps, [lui non plus] les ordres de son père. Sa foi était corrompue et il était cruel envers les Bulgares. Pour cette raison, ceux-ci le détrônèrent et élirent Asen le Grand à sa place. Cet Asen fut le premier empereur bulgare. Mais les Grecs l’appelèrent Hassan (Kasan), mus qu’ils étaient par la jalousie. Léon l’Isaurien guerroya longuement contre Kafil, roi des Arabes, mais sans

178 Il n’est pas attesté chez les historiens modernes que le khan Tervel se soit converti au christianisme. 179 Les sources de Paisij l’induisent en erreur : il évoque, en réalité, les relations entre Boris Ier et son fils Vladimir.

70 parvenir à le défaire. C’est pourquoi il sollicita l’aide du roi Asen, en lui promettant une couronne impériale, icelle ayant précédemment été par lui promise à Tervel. En effet, après s’être emparé du trône impérial, Justinien, cet homme ingrat, manqua à sa promesse, comme il a précédemment été dit. Léon promit la couronne à Asen sous serment, à condition que ce dernier prêtât main-forte aux Grecs, et qu’il défît les Arabes. Asen le Grand mobilisa l’armée bulgare, attaqua Kafil, le roi des Arabes et le défit : il massacra 90 000 Arabes ; les Bulgares le fendirent en menus morceaux, et Asen leur prit l’Arménie et la Médie (l’Arménie et la Médie étaient autrefois deux royaumes distincts). Il soumit tous ces territoires au pouvoir grec. Quand Asen le Grand revint de la bataille contre les Arabes, Léon, l’empereur grec, le reçut en grande pompe et avec les honneurs dus à un vainqueur. On lui octroya le titre et la couronne impériaux par décision conjointe de l’empereur, du Conseil des citoyens et du pouvoir spirituel. On l’appela « Asen le Grand, Premier empereur bulgare ».

L’empereur Dobrica régna après Asen. Il était originaire du pays danubien180. Il envoya des messagers à l’empereur Léon afin de conclure un traité de paix et d’exiger quelques villes et régions supplémentaires. Mais les Grecs ne reçurent point les messagers bulgares avec les honneurs qui leur étaient dus. Dobrica parvint jusqu’à la frontière avec son armée, par le fer et par le feu. Icelle région frontalière avait nom « Les longues murailles ». Il fit des prisonniers et extorqua beaucoup de butin dans les terres grecques. Cela irrita l’empereur grec, lequel pénétra en Bulgarie avec une puissante armée, mais [les troupes de] Dobrica l’encerclèrent, le défirent et remportèrent la victoire sur lui. Après cette bataille, les Bulgares s’insurgèrent contre l’empereur Dobrica : certains de ses ennemis firent courir le bruit qu’il avait conclu quelque traité secret avec les Grecs pour trahir l’empire bulgare. Après Dobrica, on couronna Telec181. Il avait trente ans, pourtant il n’eut point de réussite : dès la première bataille, les Grecs le défirent en

180 Littéralement : « des pays danubiens ». 181 Paisij écrit Telezvija. Il s’agit du khan Telec (762-765), lequel mena une politique agressive contre Byzance.

71 massacrant moult Bulgares, tandis que d’autres furent pris en captivité et égorgés à Constantinople. Ensuite, les Bulgares tuèrent Telec et élirent Sabin182. Cestui Sabin envoya des messagers chez l’empereur pour lui proposer de conclure la paix, car il s’était pris à craindre les Grecs. Les Bulgares se rendirent compte qu’il avait pris peur, s’unirent et résistèrent vaillamment. Lorsque Sabin s’aperçut qu’il n’avait plus la confience de son armée et de ses sujets, il s’enfuit en la ville de Zamorija183. De là, il arriva à Constantinople sous la protection de l’empereur Copronyme. Là, il abjura le culte des saintes icônes, qu’il avait eu coutume de vénérer en Bulgarie. Les Bulgares placèrent Pagan sur le trône184. Cestui Pagan fit savoir à l’empereur Copronyme qu’il voulait s’entretenir avec lui en tête-à-tête, afin de signer un traité permettant aux Bulgares et aux Grecs d’avoir la paix. Lorsque Pagan arriva à Constantinople auprès de Copronyme, avec tous ses Bulgares, icelui les tança vertement pour avoir accusé Sabin à tort et pour l’avoir déposé. L’empereur Copronyme prétendit conclure la paix avec les Bulgares, mais en envoyant une innombrable armée en Bulgarie, en sous-main, afin de la dévaster et de l’asservir. Alors, les Bulgares déposèrent Pagan, en nommant Telerig à sa place. Telerig se rebiffa contre l’empereur grec, car l’armée d’icelui avait été acheminée en Bulgarie par bateaux. Mais les bateaux grecs sombrèrent à cause d’une tempête et du tourbillonnement de la mer qui en résulta. L’année d’après, les Grecs guerroyèrent derechef contre les Bulgares. L’empereur fut saisi de peur et d’effroi dès qu’il fut arrivé jusqu’à Varna par mer et par le Danube. C’est pourquoi, il conclut la paix avec les Bulgares et rentra à Constantinople. Mais la même année, au mois d’octobre, l’empereur Copronyme comprit que Telerig ne respectait pas l’accord de paix. Au lieu de cela, il avait levé une armée de 12 000 hommes afin d’enlever aux Grecs la ville de Berzitija185. Compronyme leva à son tour une armée de 70 000 hommes, prétendument pour se battre

182 Khan bulgare (765-766). 183 Il s’agit de Mesembria (nom grec de Nesebăr). 184 Paisij écrit Tagan. Il s’agit du khan Pagan (767-768). 185 Paisij écrit Bercestija. Il s’agit de l’ancien nom d’une région en Macédoine centrale.

72 contre les Arabes, or il envoya celle-ci contre les Bulgares. En réalité, sa victoire sur les Bulgares fut vaine. Telerig se vit contraint d’implorer la paix. Néanmoins, Copronyme ne souhaita pas conclure la paix : il envoya une forte armée en Bulgarie par bateaux. Mais lorsque les Grecs arrivèrent à Mesemvrija186 avec leurs bateaux, tous les vaisseaux furent brisés et coulés par le vent. Telerig comprit que les Bulgares voulaient changer d’empereur. Il écrivit à l’empereur Copronyme en lui faisant part de son intention de fuir à Constantinople. Or, quelques-uns parmi les hauts dignitaires bulgares anticipèrent le plan de fuite élaboré par Telerig et montèrent la garde autour de lui. Nonobstant leur vigilance, icelui parvint à s’enfuir par la ruse et arriva à Constantinople. L’empereur Léon, le fils de Copronyme, le l’accueillit avec joie. Cette même année, en 777, expira Coprince, le maudit persécuteur des icônes : son règne avait duré 35 ans ; il tua moult saints à cause des saintes icônes et se montra tyrannique à la fois envers les Grecs et envers les Bulgares. Au cours de son règne, les Bulgares abjurèrent derechef le christianisme et renouèrent avec leur paganisme originaire. L’écriture slave n’existait pas encore en ce temps-là, et les Bulgares lisaient et écrivaient en latin. De ce fait, ils comprenaient mal la religion chrétienne, qu’ils avaient adoptée 78 années auparavant. A l’époque, Telerig était un infidèle. Ce furent les Grecs qui baptisèrent l’empereur Telerig. Léon l’avait marié à Irène, la soeur de l’impératrice, et l’avait nommé à une haute fonction au palais. Les Bulgares placèrent Kardam sur le trône. Constantin VI entreprit moult batailles et guerres diverses et variées contre Kardam. Mais icelui ayant toujours du succès et étant invincible, massacra moult patriciens, généraux et soldats de Léon, l’empereur grec. Après la mort de Kardam, ce fut Krum qui lui succéda, icelui étant exemplaire, doué d’une considérable grandeur d’âme et ayant du succès à la guerre. Cestui Krum était un infidèle, mais il humilia les Grecs et élargit les frontières de l’Etat bulgare. Icelui Etat avait beaucoup souffert du temps de ses prédécesseurs, lesquels furent souvent vaincus par les

186 Nesebăr.

73 Grecs. Krum s’allia les Slaves de Pannonie, attaqua les terres des Francs et tua Borna187 en Dalmatie. Il plaça ses relations avec les césars occidentaux sous le signe de la paix, se tourna vers l’empereur grec et dévasta tous les confins des terres des Grecs et des Francs. L’empereur Nicéphore envoya les percepteurs de l’Empire, afin de lever une armée contre la Bulgarie. Comme le général grec se trouvait à proximité de la rivière Strumica, Krum le rattrapa, tua le général et toute son armée, s’empara de tout le trésor que les Grecs avaient emporté avec eux et qui était destiné à la levée d’une armée contre la Bulgarie. En cette année 808, Krum prit Sofija aux Grecs, massacra 600 000 soldats de l’armée de Nicéphore et moult gens ordinaires. Nicéphore réunit une innombrable armée et attaqua la Bulgarie. Il était accompagné de son fils Staurakios. Il dévasta188 sans pitié toutes les terres qu’il traversa189. Il incendia le palais de Krum, tout en projetant de dévaster la Bulgarie tout entière. Krum perdit espoir et proposa à Nicéphore de conclure la paix, mais icelui, s’étant enorgueilli de sa victoire, déclina l’offre de réconciliation. Alors, Krum ordonna d’investir les défilés et cols montagneux, attaqua Nicéphore près de Slavomir190, non loin de Nikopol, et le battit à plates coutures, en reprenant toutes les richesses que ce dernier avait pillées dans le palais [du souverain bulgare] et en Bulgarie. Là, les Bulgares tuèrent même l’empereur Nicéphore. Sur l’ordre de Krum, la tête de Nicéphore fut piquée sur une fourche et exposée sur la place publique pour servir d’exemple, afin que tout un chacun gardât en mémoire la victoire qu’il remporta sur les Grecs. Ensuite, il ordonna que la tête fût sertie dans l’or, de façon à en faire une coupe à vin. A chaque fois qu’il organisait de grandes festivités, Krum buvait du vin dedans en compagnie des hauts dignitaires191 bulgares. De cette façon, Krum conquit moult villes grecques. Il fit savoir à Constantinople qu’il souhaitait conclure la paix avec l’empereur Michel,

187 Prince croate de Dalmatie (810 – 812). Krum décède en 814, donc Paisij se rend responsable d’un anachronisme en recopiant Mauro Orbini. 188 Littéralement : « il dévastait ». 189 Littéralement : « il traversait ». 190 Le toponyme est repris de Mauro Orbini. La bataille entre Krum et Nicéphore Ier en 811 eut vraisemblablement lieu au sud de la ville de Vărbica. 191 Velŭmuži. Plus loin, nous traduisons gospodii de la même manière, faute de comprendre le sens exact des deux mots dans le vocabulaire de Paisij.

74 mais icelui n’en conclut point : il réunit une grande armée et marcha contre la Bulgarie. Krum mobilisa son armée, parvint jusqu’à Mesemvrija et prit cette ville par le feu, c’est-à-dire avec des canons (quelque Arabe ayant auparavant travaillé pour Nicéphore lui avait appris à s’en servir). Lorsque les deux armées, savoir l’armée bulgare et l’armée grecque, furent en présence, un terrible présage apparut dans le ciel : deux comètes sous la forme de lunes, se réunissant et s’éloignant l’une de l’autre, dans des directions opposées, ce qui eut lieu en l’an 813, près d’Andrinople, c’est-à-dire Andrinople : Les Grecs et les Bulgares s’affrontèrent, après quoi les Grecs prirent la fuite ; c’est que les Bulgares n’osaient pas les poursuivre inconsidérément, afin de ne pas être pris au piège ; lorsqu’ils s’aperçurent que les Grecs fuyaient pour de vrai, ils se précipitèrent à leur poursuite. Ils en massacrèrent une multitude sans nombre. L’empereur Michel eut toutes les peines du monde à s’enfuir à Constantinople. A cause de ce qui lui était arrivé, il renonça volontairement à l’empire. Après lui, ce fut Léon l’Arménien qui devint empereur. Krum laissa une partie de son armée sous le commandement de son frère Omurtag192, et avec l’armée restante, il alla faire un long siège de Constantinople, mais sans parvenir à prendre la ville. Ensuite, il revint en arrière pour prendre Andrinople et fit moult prisonniers sans nombre parmi lesquels se trouvait, entre autres, Basile le Macédonien193 avec ses parents (icelui devint empereur par la suite). L’évêque Manuel et une multitude de chrétiens, avec des prêtres, des ecclésiastiques, des moines – tous furent massacrés pour n’avoir pas renié le Christ. Il est écrit dans un prologue194 que cela eut lieu au mois de juin. Quelque prêtre grec sachant la langue bulgare pria l’empereur Krum de lui rendre la liberté. Icelui ordonna de le tuer. Le prêtre le maudit au vu et au su de tout le monde. Après un certain temps, Grecs et Bulgares conclurent la paix. Krum, alors qu’il relâchait certains prisonniers grecs, vit Basile le

192 Paisij écrit Murtagon. Il s’agit du fils de khan Krum et non de son frère. Pour Paisij il est l’un des trois auteurs de la christianisation des Bulgares. Nous savons aujourd’hui que le seul responsable de la christianisation est Boris Ier – Michel. 193 Il s’agit de Basile Ier le Macédonien (811-886, règne entre 867 et 886). 194 C’est une acception du mot « prologue » que nous sommes obligé d’introduire en français : dans la littérature vieux-bulgare, les prologues sont des recueils composés de brèves légendes de saints.

75 Macédonien parmi eux : il affichait un air calme et pieux. Icelui appela ce dernier, le faisant venir à ses côtés, lui donna une grande pomme et le libéra ainsi [pourvu]. Quelque temps après, Basile devint empereur.

Après la mort de Krum, ce fut son frère Omurtag qui monta sur le trône. A l’époque, Grecs et Bulgares vivaient en paix. Omurtag mena moult guerres en Pannonie contre l’empereur romain Louis et conquit moult terres romaines. Cela fut cause que Louis fût déposé par les Romains. A ce moment, les Serbes se trouvaient sous l’autorité des Bulgares ; les armées bulgares étaient cantonnées en Pannonie. Omurtag guerroya pareillement contre les Slaves [de Pannonie] et les défit après une grande effusion de sang de part et d’autre. Il nomma de nouveaux administrateurs dans leurs régions, après avoir chassé ceux qui, originaires des peuples concernés, étaient déjà en place ; les nouveaux administrateurs étaient des Bulgares. Il conclut la paix avec l’impératrice Théodora, la femme de l’empereur Théophile (elle était alors veuve), et prit sa sœur, icelle ayant auparavant été emprisonnée par l’empereur Nicéphore, lorsque icelui avait attaqué la maison de Krum. Sa sœur fut baptisée, on lui apprit à écrire et à respecter les dogmes chrétiens. Elle se mit à exhorter son frère à croire en Christ. Il y avait un certain Théodore Kouphar parmi ses esclaves, un bon chrétien et un homme fin. Il exhortait Omurtag à croire en Christ, mais icelui n’y prêtait pas beaucoup d’attention. On dit qu’il allait toujours volontiers à la chasse aux animaux sauvages, c’est pourquoi il érigea un grand palais sur cette montagne afin de s’y reposer et d’y accoupler des chiens. Il passa commande auprès de Méthode, un moine peintre d’icônes, afin qu’il peignît sur les murs de son palais des animaux, des chiens, une scène de chasse. L’empereur Omurtag tarda à rentrer. Au lieu de peindre des animaux sauvages, un tableau195 de chasse, etc., Méthode peignit la parousie, savoir comment les Justes se tenaient du côté droit, ainsi qu’une représentation du Paradis ; du côté gauche, les pécheurs, et un tableau des souffrances éternelles. Quand l’empereur Omurtag revint pour voir son palais, il fut

195 Dans le texte : podobie lovitvi : Rečnik na cărkovnoslavjanskija ezik (A. BONČEV, Sofija, 1995) le dictionnaire du slavon traduit podobie par izobraženie (« image, tableau, portrait, représentation »).

76 saisi d’effroi à cause de ce qu’il venait d’apercevoir. Alors, Méthode se mit à lui parler de la venue du Christ et de la récompense des pécheurs et des justes.196 Il soupira en disant : « Heureux celui qui se trouvera alors du côté droit ! ». Sa connaissance du Christ débuta à cette époque-là, icelle connaissance étant superficielle et imparfaite. A cette même époque, Dieu envoya197 à la Bulgarie une grande faim et une grande peste. Alors, Omurtag commença à invoquer assidûment Dieu le Christ dans ses prières, et il fit le serment suivant : si tant est que la faim et la peste s’en allaient complètement, il embrasserait la foi chrétienne. Il fut aussitôt entendu. La colère divine qui s’était abattue sur la Bulgarie cessa sous peu. Alors, Omurtag envoya des messagers chez le pape romain Nicolas à Rome198, et de même chez l’impératrice Théodora, à Constantinople. Théodora le devança en envoyant un évêque qui le baptisa pendant la nuit. Il craignait ses boyards, or iceux comprirent qu’il avait reçu le sacrement du baptême et s’armèrent contre lui. Il empoigna la sainte croix199 et les défit tous de cette façon, comme s’il se fût agi d’une lance. Ils virent ce miracle et un grand nombre d’entre eux se tournèrent vers le Christ ; ils furent attirés vers la foi par la force de la sainte croix. En l’an 867, Nicolas, le pape romain, envoya deux évêques depuis Rome : Paul et Formose, lesquels conduisirent le peuple entier vers le saint baptême. Formose fut nommé archevêque. Ensuite, l’empereur Michel200 envoya au pape 106 questions à propos de la foi et des événements religieux, et le pria de nommer un patriarche en Bulgarie. Le pape lui envoya par écrit les réponses aux 106 questions. En ce qui concerne la nomination d’un patriarche, il dit qu’il était encore trop tôt201. Trois années plus tard, les Grecs chassèrent de la Bulgarie les évêques du pape. Ignace, le patriarche de Constantinople, désigna Théophylacte comme évêque des Bulgares (non pas cestui qui faisait l’exégèse des

196 Cet épisode est également raconté, mais différemment, au chapitre intitulé Les évangélisateurs du monde slave. 197 Sic ! 198 Dans le texte, la construction est pléonastique. 199 Littéralement, « la croix de l’honneur » ; « la sainte croix » est employé par la suite. 200 Michel est le nom de moine de Boris Ier. 201 Littéralement : « … que le temps n’était pas encore venu ».

77 Evangiles, mais bien un autre saint Théophylacte). Ce dernier vécut de longues années à partir de ce moment. Mais les Grecs et les Latins eurent un différend de taille au concile de Constantinople à cause de la Bulgarie. A l’époque, et même avant, les Latins avaient dérogé à l’orthodoxie chrétienne, mais ils ne s’étaient pas encore définitivement séparés des Grecs202. Leur différend avait la Bulgarie pour objet : il s’agissait de trancher sous le pouvoir de qui elle devait être placée. A cette occasion, les Grecs se séparèrent définitivement des Latins et les maudirent. Mais les Bulgares demeurèrent peu de temps sous le pouvoir du patriarcat de Constantinople. Les Grecs, au moment de désigner un archevêque aux Bulgares, exigeaient beaucoup d’or et de présents de ces derniers. Cela incita les Bulgares à quitter le patriarcat du Constantinople : ils nommèrent leur propre patriarche en Bulgarie. Ainsi, tant qu’il exista un royaume bulgare, les patriarches furent toujours des autochtones (confer, à ce propos, le Livre Kormčaja203, page 5, vers la fin…). Les chroniqueurs divergent à propos de cet empereur Michel. Mauro Orbini écrit : « [Omurtag] reçut le baptême », tandis que Baronius écrit : « Bolgaris, alias Vorgaros, en grec ». Ceux qui n’avaient pas réussi à découvrir son nom avant le baptême se contentèrent d’écrire Bolgaris. C’est pourquoi les chroniques sont discordantes. A Constantinople, il y avait chez quelque boyard un esclave répondant au nom de Thomas. Pour quelque faute qu’il avait commise envers son maître, il s’enfuit de ce dernier, embrassa la foi turque 20 ans plus tard et se présenta comme étant Constantin, le fils de l’impératrice Irina. Ainsi, il leva une armée et prit l’Arménie aux Grecs. Ensuite, il vint investir Constantinople avec une grande force armée. On harcela les Grecs : ils n’étaient aucunement en mesure de résister. C’est pourquoi ils écrivirent à cestui empereur bulgare204, quand il était encore païen, pour le prier instamment de leur venir en aide. Icelui leva une grande armée, attaqua Thomas le renégat et finit par le défaire ; il attrapa Thomas en

202 Du point de vue des orthodoxes, ce sont bien entendu les catholiques qui sont des schismatiques. 203 Traduction en vieux bulgare du Nomokanon, recueil de lois byzantin. Paisij utilisa une édition russe de 1650 comme source historique, plus précisément le traité sur « Le retrait de Rome de l’église d’Orient ». 204 Il s’agit toujours de Boris Ier – Michel. Paisij a le mérite d’avoir repéré le véritable nom du souverain puisque Boris Ier est également connu sous le nom de Michel.

78 personne et lui coupa d’abord les jambes et les bras, et ensuite aussi la tête. Il rentra en Bulgarie avec un grand butin et couvert de gloire. Après la mort de l’empereur Michel205, on couronna son fils Simeon Labas206. A l’époque, il y avait un différend entre les marchands grecs et les marchands bulgares à propos de quelque commerce. A cause de ces commerçants, un différend apparut également entre les empereurs bulgare et grec. C’est pourquoi Simeon Labas leva une grande armée contre les Grecs et défit l’armée grecque207, ainsi que leurs généraux, en tuant beaucoup de monde. L’empereur grec, Léon le Philosophe, en fut très chagriné, et fit savoir au roi magyar qu’il souhaitait le voir attaquer la Bulgarie et infliger des dommages à Simeon et aux Bulgares. Ainsi, le roi magyar attaqua sans aucune raison, dévasta beaucoup d’endroits et captura une foule de gens. L’empereur grec racheta ses prisonniers au roi magyar, au nez et à la barbe de Simeon Labas. Ensuite, Léon le Philosophe envoya chez Simeon un certain Chyrosphacte208 afin de conclure la paix. Mais Simeon arrêta Chyrosphacte et alla lui-même faire la guerre aux Magyars. Il réussit à dévaster toutes les terres magyares et à se venger pour tout ce qu’ils avaient fait aux Bulgares. Alors, il écrivit à l’empereur Léon en lui disant que s’il voulait la paix, il fallait qu’il relâchât les prisonniers qu’il avait rachetés au roi magyar. L’empereur Léon leva une armée contre la Bulgarie, mais sans parvenir à ses fins. Il fut défait par Simeon Labas, de telle sorte que Léon rendit tous les prisonniers contre son gré et demanda la paix. Lorsqu’il mourut, il laissa le royaume à son frère Alexandre. L’empereur Simeon envoya un messager à Alexandre pour lui demander s’il souhaitait conserver la paix conclue par son frère Léon. Alexandre ne reçut pas les messagers de Simeon avec les honneurs qui convenaient. C’est pourquoi, ce dernier attaqua les terres grecques, dévasta beaucoup d’endroits et massacra une grande partie de l’armée. Il arriva jusqu’à Constantinople, l’assiégea, et les Grecs lui permirent d’entrer dans la ville.

205 Suit un bref passage (2-3 pages) perdu dans le manuscrit de Zographon. Toutes les éditions suivent le manuscrit dit « de Kotel » de 1765. Ensuite, le texte de référence suit à nouveau le manuscrit de Zographon. 206 Il s’agit bien entendu de Simeon, dit Le Grand. 207 Le texte original abonde en redondances. La redondance est délibérément laissée ici pour permettre de se faire une idée du style exécrable, « brouillon », de Paisij : c’en est à croire qu’il ne se relit jamais. 208 Ecrivain, savant et diplomate byzantin, né en 840 et mort en 919 après J.C.

79 Il souhaitait rencontrer l’empereur en personne, afin de s’entretenir avec lui. L’empereur grec arriva au palais de Blachern209, et tous deux s’entretinrent sur le contenu d’un traité de paix, mais les paroles des Grecs commencèrent à se faire irrévérencieuses et contrariantes. Simeon quitta Constantinople sur-le-champ et dirigea son effort de guerre vers la Thrace et Andrinople. Mais lorsqu’il vit qu’il n’allait pas pouvoir prendre Andrinople facilement, il [soudoya]210 les soldats grecs avec beaucoup d’or. Ces derniers lui ouvrirent les portes de la ville pendant la nuit, et c’est de la sorte qu’il parvint à prendre celle-ci et à la mettre à sac. L’empereur grec Constantin leva une grande armée et l’envoya en Bulgarie sous le commandement du général Phokas. Lorsque Grecs et Bulgares s’affrontèrent au combat, les Grecs prirent le dessus sur les Bulgares et ces derniers commencèrent à fuir. Fatigué par le combat, Phokas se retira seul près d’un puits, afin de se rafraîchir. Mais il perdit les rênes de son cheval, et ce dernier revint en arrière au galop pour joindre l’armée. Quand les Grecs virent le cheval de Phokas en train de galoper, et comme ils ne savaient pas où de dernier se trouvait, ils furent saisis d’une terrible stupeur. Simeon se trouvait sur une montagne près d’eux, en train de regarder tout ce qui se passait. Il réunit une armée aussi nombreuse que possible, attaqua violemment les Grecs, les vainquit et les dispersa. Phokas eut toutes les peines du monde à s’enfuir à Mesemvria, où il fut sauvé. Cela suscita une grande stupeur à Constantinople et une grande querelle intestine. Simeon s’enorgueillit de la victoire, se présenta derechef et investit Constantinople. Mais Phokas contre-attaqua avec une grande armée et repoussa Simeon loin de Constantinople. Alors, Simeon pria le prince des Sarrasins, dans une lettre qui lui avait été envoyée, de venir par la mer avec [ses soldats], tandis que les Bulgares viendraient par la terre ferme, afin de joindre leurs efforts pour conquérir Constantinople. Le prince des Sarrasins envoya des Sarrasins en même temps que les messagers de Simeon, afin de convenir précisément à quel moment il fallait lever les armées. Mais dès qu’ils furent arrivés en

209 Grand palais byzantin se trouvant au nord de Constantinople, dans le quartier de Blachern. 210 Littéralement « il donna beaucoup d’or aux soldats….. ».

80 Calabrie,211 les Sarrasins et les messagers bulgares furent capturés et amenés à Constantinople. L’empereur Romain212 relâcha les Sarrasins tout en leur offrant des présents, mais il retint les Bulgares en captivité. Cela poussa Simeon Labas à contre-attaquer une nouvelle fois, et à dévaster les terres grecques. Personne n’osa lui résister, ce qui fait qu’il fit main basse sur beaucoup de butin. L’empereur Romain dépêcha des armées contre les Bulgares sous le commandement d’un certain despote Argyros. Mais Simeon le vainquit et le défit complètement ; il s’en retourna à Constantinople, mais sans parvenir à prendre la ville. Il retourna une nouvelle fois devant les portes d’Andrinople, laquelle ville se rendit à cause de la famine qui la ravageait. Il plaça la ville d’Andrinople sous son autorité et alla en Thrace et en Macédoine pour les dévaster sans que nul ne pût l’en empêcher. Il se remit en route pour Constantinople pour la quatrième fois, et voulut s’entretenir avec l’empereur Romain et rentrer en Bulgarie couvert de gloire et chargé de butin. Ainsi, Simeon Labas, selon la volonté de Dieu, fit beaucoup de tort aux Grecs. Il était constamment en guerre contre eux. Ensuite, il marcha contre les Croates et là, Grecs et Croates défirent définitivement son armée dans un défilé. [Peu après]213, une maladie d’estomac eut raison de lui et il mourut. Pierre, le fils de Simeon, fut couronné après son père. Il n’eut pas le même succès que ce dernier dans les guerres. Bien au contraire, il montrait de l’amitié et de la docilité envers les Grecs. A partir de ce moment, le sceptre bulgare s’affaiblit sous la pression de la violence grecque, à cause des querelles intestines et de la lâcheté de Pierre. Une seule chose lui réussit au plus haut point : notre vénérable père Jean de Rila illumina la Terre au cours de son règne. En raison de l’immense vénération qu’il avait envers le saint père Jean, il alla sur le mont Rila214, car il voulait voir ce dernier et s’entretenir avec lui. Mais comme l’endroit

211 Péninsule de sud-est de l’Italie. La Calabrie appartenant à Byzance à l’époque du récit de Paisij. 212 Il doit s’agir de Romain Ier Lecapène. Commandant de la flotte byzantine, il devint régent à partir de 920 après J.-C., car il avait marié sa fille à Constantin VII, qui avait alors 14 ans. Il régna de 919 à 944 et mourut dans un monastère en 948 après J.-C. 213 Littéralement : « A cette époque ». 214 Il s’agit du plus haut massif montagneux dans les Balkans, qui abrite le célèbre monastère de Rila, où l’on peut en apprendre davantage sur Saint Jean de Rila.

81 était d’accès difficile, à cause des profonds ravins et des hautes collines, il ne parvint pas à voir le saint père, mais, à sa demande, il reçut une lettre de [lui]215. Cestui empereur Pierre envoya des messagers à Constantinople et conclut la paix avec Constantin et Romain. Ensuite216, il se rendit en personne à Constantinople, et ce faisant, consolida la paix : il épousa la petite-fille de l’empereur (elle était la fille de Chrysophone, le fils aîné de l’empereur). Lorsqu’il revint de Constantinople, Jean et Michel, ses frères, se révoltèrent contre lui avec la collaboration de boyards et de hauts dignitaires bulgares. Ainsi, les trois frères s’engagèrent dans une longue guerre civile fratricide. Ils guerroyèrent pendant de longues années les uns contre les autres. Pierre envoya ses fils Boris et Roman à Constantinople, en tant que gage de bonne volonté217, afin de maintenir la paix avec les Grecs, car sa femme, la petite-fille de l’empereur, était morte entre-temps. Les deux frères ne revinrent qu’après la mort de leur père, afin d’hériter du trône. Mais leurs boyards leur firent beaucoup de tort. Après Pierre, son fils Boris218 monta sur le trône. Au même moment, les Magyars attaquèrent la Bulgarie et dévastèrent maints endroits. Boris pria l’empereur Nicéphore219 de lui prêter main-forte, mais icelui lui répondit dans sa lettre : « Pour préserver l’honneur de l’empire grec, je ne saurais faire la guerre et me quereller avec un peuple si insignifiant220 ». Un peu plus tard, l’empereur bulgare conclut la paix avec les Magyars. Dès lors, iceux commencèrent à dévaster les terres grecques. Alors, Nicéphore fit parvenir à Boris des présents accompagnés d’une requête, aux termes de laquelle il souhaitait le voir affronter les Magyars aux côtés des Grecs. Toutefois, Boris renvoya les messagers et les présents à Nicéphore [II], en lui faisant parvenir la réponse suivante : « Pour préserver l’honneur et les intérêts bulgares, je ne saurais me mettre en guerre contre les Magyars, du fait que j’ai conclu la paix avec eux ». Pour Nicéphore, ladite réponse sonnait comme un reproche ; il

215 Littéralement : « du saint ». Le choix que nous faisons d’éliminer certaines redondances, mais pas toutes, vise à faciliter la lecture du texte français, tout en essayant de ne pas le dénaturer complètement. 216 Paky peut prendre le sens d’ « après », « ensuite » en vieux bulgare (vieux slave). 217 Amanet signifie à peu près « présent » ou « gage ». 218 Il s’agit de Boris II (969-972). 219 Il s’agit de Nicéphore II Phokas (963-969). 220 Littéralement : « inutile ».

82 envoya Kalokyres221, le fils du gouverneur de] Kherson222, chez le prince russe Svetoslav, pour le monter contre les Bulgares. Svetoslav attaqua la Bulgarie aves son armée, fit moult prisonniers, prit beaucoup de butin et revint ainsi en Russie. L’année d’après, il attaqua derechef la Bulgarie, soumit la majeure partie du pays et projeta de transférer sa capitale en Bulgarie, du fait que les terres lui avaient plu par leur fertilité et l’abondance des récoltes qu’elles promettaient. Les conseils de Kalokyres allaient dans ce sens : une fois qu’il aurait conquis la Bulgarie, il pourrait également conquérir la Grèce en peu de temps. Dès qu’il eut pris connaissance du conseil donné à Kalokyres, Jean Tzimiskès223, l’héritier de Nicéphore, leva une armée contre Svetoslav224 et le chassa en Russie. Mais comme Boris avait aidé Svetoslav, Jean Tzimiskès le fit arrêter et le conduisit à Constantinople, paré d’une couronne et d’un habit impériaux. Les Grecs accueillirent Tzimiskès en vainqueur. Il fit nommer Boris magistrat à Constantinople. Quelque temps après, Boris s’enfuit en catimini et vint en Bulgarie. Mais un Bulgare, en le voyant, vêtu qu’il était d’habits grecs, pensa qu’icelui était Grec et le tua sur le chemin. Telle fut la fin de Boris [II]. Après lui, ce fut Selevki225, homme belliqueux et vaillant, qui monta sur le trône. Il prit aux Grecs les localités appelées Toplica226 et Serdika227. En revenant de la guerre, il tomba malade et mourut en chemin. Après lui, ce fut Subotin228 qui monta sur le trône, mais son règne se solda par un échec. De son temps, l’empire bulgare fut défait et soumis au pouvoir des Grecs.

221 Fils de l’administrateur byzantin de la ville de Kherson et traître pour le compte des Russes du prince Svetoslav. 222 Province byzantine située dans la partie sud de la Crimée, avec une capitale éponyme, qui se trouve à proximité de Sébastopol. 223 Il s’agit de Jean Ier Tzimiskès (969-976). 224 Il s’agit du fils d’Igor, prince de Kiev, et de sa femme Olga. 225 Roi bulgare dont l’existence n’est attestée que dans une chronique bulgare apocryphe du 11ème siècle. Paisij recopie servilement et littéralement les informations le concernant dans Le règne des Slaves de Mauro Orbini, dont les sources à ce sujet n’ont pas été élucidées. 226 Il s’agit probablement de la contrée qui se situe des deux côtés de la rivière Toplica, au Sud-ouest de la ville de Niš. 227 Ancien nom de Sofija. 228 Roi bulgare imaginaire. Paisij de Hilendar en trouve mention dans le livre de Mauro Orbini.

83 Mais du temps de Basile Porphyrogénète229, les Bulgares se libérèrent derechef de la tutelle grecque et placèrent sur le trône David, un des fils de Kometopulen230. Mais David ne régna pas longtemps. Il abdiqua, entra sous les ordres et acheva sa vie pieusement et saintement. Après sa mort, ses reliques restèrent impérissables.

Après David, ce fut l’empereur Samuel231 qui monta sur le trône. Il se rua sur les provinces occidentales, les dévasta et les soumit. Ensuite, il se dirigea vers la Dalmatie et incendia les faubourgs de Raguse et de la ville de Cattaro232. Il battit les Grecs à plate couture à maintes reprises, en estropiant ce faisant leurs soldats ; il leur prit Thessalonique, Yeni-şehir, Karaferie, c’est-à-dire Larissa, Ber233 et toute la Thessalie. Il déporta près de Varna et de Tărnovo les Koutso-Valaques, les Albanais et les Grecs qui y vivaient. Il guerroya beaucoup contre les Grecs. Il installa beaucoup de soldats bulgares à Yeni-şehir et transféra de là moult saintes reliques en Bulgarie. Il aimait les saintes reliques et les vénérait avec une grande piété. C’est pourquoi, icelles l’aidaient à vaincre et à soumettre moult terres. Tant qu’il fut respectueux envers Dieu et les saints, cestui-ci l’aidait234. Plus tard, il se déprava et Dieu cessa de prendre soin de lui. Mû par la jalousie, il commença à pourchasser son peuple et la famille royale, dont il massacra tous les membres jusqu’au dernier, en n’épargnant que Jean Vladislav, le fils de son frère. L’empereur grec Nicéphore Uranus s’insurgea contre Samuel avec son armée, le défit et le blessa au combat.

229 Paisij se trompe : il n’y eut pas de Basile Porphyrogénète. Il s’agit en réalité de Basile II, de la dynastie des « Macédoniens », également surnommé « bulgaroctone ». « Basile II le Macédonien, alias « bulgaroctone », est le titre complet de cet empereur si célèbre dans les Balkans d’aujourd’hui. Il est absurde de faire du roi bulgare Samuel un roi slavo-macédonien puisque c’est l’empereur Basile II, celui qui l’a défait, qui porte le titre de « Macédonien ». Cette partie du titre officiel de Basile II est généralement omise par les historiens macédoniens contemporains. 230 Selon Norbert Randow, les fils de Kometopulen sont les 4 fils du voïvode Nikola : David, Moïse, Aaron et Samuel. 231 Il s’agit du célèbre roi Samuel (Samuil), dont la forteresse se trouve à Ohrid, et que les Macédoniens (i.e. les Slavomacédoniens de la République de Macédoine) considèrent à partir de 1945 comme étant le fondateur de l’Etat macédonien. 232 Il s’agit de Kotor. 233 Nom bulgare de Veria, ville située dans le Nord de la Grèce. Le nom turc de la ville est Karaferie. On voit que Paisij prend Ber et Karaferie pour deux villes différentes. 234 La théorie du catholique Cesare Baronius est que plus la foi en Dieu du souverain est inébranlable, moins son empire est menacé. Paisij se montre influencé par lui dans ce passage.

84 En rentrant chez lui, Samuel libéra les barons235 grecs qui avaient été faits prisonniers lors des premiers combats. Il donna sa fille en mariage au général grec Ašot, puis contraignit celui-ci à se rendre à Durazzo236, mais icelui s’embarqua sur un bateau et s’enfuit à Constantinople, où il fut nommé magistrat. Nicéphore Uranus237 attaqua derechef la Bulgarie avec son armée et prit quelques villes à Samuel. Les Grecs marchèrent sur Skopje et la Serbie. Samuel prit la route pour Andrinople, qu’il dévasta et pilla. Ensuite, il prit la route pour Skopje avec son armée, mais les Grecs parvinrent, on ne sait trop comment, à l’encercler, et mirent son armée en déroute. On emprisonna moult Bulgares. Par haine envers Samuel et les Bulgares, Nicéphore commit pour la première fois un acte de cruauté inouï depuis des siècles : il creva les yeux à 15 000 personnes, tout en laissant un borgne sur cent, afin que cestui borgne pût guider les autres dans leur marche ; c’est ainsi aveuglés qu’il les envoya chez Samuel. Quand ce dernier vit la cruauté et l’outrage contre les Bulgares, commis sur les gens qui étaient venus à lui, son cœur flancha : il tomba sans connaissance et expira quelques jours plus tard. Samuel avait courroucé Dieu au plus haut point, à cause que du sang innocent avait été répandu lors du massacre de la lignée impériale. C’est pourquoi Dieu déversa sa colère sur lui et sur toute la Bulgarie, et remit celle-ci entre les mains des Grecs pendant de longues années, comme il sera ici même conté.

Après Samuel, son fils Radomir monta sur le trône, mais il ne régna que pendant un an. Il fut tué au cours d’une chasse à l’instigation de Nicéphore, l’empereur grec : Celui-ci avait envoyé quelqu’un en secret pour tuer Radomir quand il serait en train de chasser.

Après Radomir, ce fut Jean-Vladimir238 qui monta sur le trône. Les Bulgares chassèrent en Valachie Gabriel, le fils de Samuel, et

235 Dans le texte : gospodi. Paisij utilise le mot « barons » à d’autres endroits, mais dans un contexte bulgare, où il serait inapproprié de le laisser en français. 236 Il s’agit de la ville albanaise de Durrës. 237 Général et diplomate sous Basile II. Tout ce que Paisij écrit à son sujet concerne en réalité Basile II « bulgaroctone ». 238 Il s’agit en réalité de Jean-Vladislav (1015-1018). Jean-Vladimir était un prince serbe de Zeta, que Samuel avait affronté en 998. Le fait que Paisij soit tombé sur des sources qui présentent Jean-Vladimir comme un souverain bulgare atteste du fait que l’identité nationale des Serbes n’était pas fixée à l’époque, et qu’elle était même interchangeable avec l’identité bulgare.

85 intronisèrent Jean, le fils d’Aaron. Aaron était le frère de Samuel et de David. Saint Jean-Vladimir régna pendant trois ans et mena, au début, une vie pure, sainte et pieuse. L’empereur grec attaqua derechef ce Jean avec une grande puissance armée. Mais icelui contre-attaqua avec une petite armée, en priant Dieu et en espérant de toutes ses forces, et défit les Grecs. Iceux rentèrent alors tout penauds. Mais icelui avait une Grecque pour femme, icelle ayant son beau-frère à ses côtés. Son beau- frère exerçait un office de magistrat. Sa sœur et lui étaient des hérétiques, - des Novatiens239. Ils n’aimaient pas le saint empereur Vladimir à cause de son orthodoxie et à cause de la chasteté dans laquelle il vivait. Ils convinrent de le tuer. Le beau-frère de Vladimir tua cestui-ci sur le chemin, dans quelque montagne : il lui trancha la tête pendant qu’il était à cheval, alors même qu’il allait de l’avant. Mais, sur l’injonction de Dieu, cestui-ci ne chut point de son cheval. Il prit sa tête entre ses mains et éperonna son cheval. Il traversa moult contrées, entra dans le monastère qu’il avait lui-même auparavant fait construire ; c’est là qu’il descendit de son cheval et remit son âme à Dieu. Ses reliques reposent jusqu’à nos jours, impérissables et entières, dans cestui monastère au pays d’Elbasan240, et en guérissent plus d’un. Tout le pays célèbre sa fête le 22 du mois de mai. Il a sa propre pieuse légende et figure dans le canon de la messe, qui est joliment composé ; de même – on célèbre des vigiles en son honneur et le glorifie en grande pompe, avec des actions de grâce. Ici, nous avons brièvement écrit sur cestui saint empereur Jean-Vladimir. Sa pieuse légende et le canon de la messe existent en traduction grecque, mais à la vérité très erronée : Ou bien sa pieuse légende a été écrite plus tard, longtemps après, ou bien quelque Serbe ou Grec l’aura modifiée, en voulant dissimuler sa lignée, pour que l’on ne sût pas qu’il provenait de la lignée des empereurs bulgares. On a écrit qu’il était de lignée serbe, et qu’il était le fils de Simeon Nemanja, mais ceux qui ont écrit cela se sont trompés sur toute la ligne : ils ignoraient les dates de règne du roi serbe Simeon. Or, il n’y avait point de rois en Serbie à

239 Les Novatiens sont des partisans et adeptes de Novatius, prêtre romain rigoriste mort en 258 après J.C. Novatius fut élu antipape en 251 après J.C. Son église apocryphe s’est maintenue jusqu’au septième siècle. Paisij semble inclure les hérétiques au sens large sous l’appellation « Novatiens ». 240 Elbasan est une ville d’Albanie.

86 l’époque, et à plus forte raison d’empereurs241. Plus tard, Simeon Nemanja et ses fils régnèrent pendant de nombreuses années, de même que tous les saints rois serbes. L’on connaît et l’on a noté l’endroit où chacun a expiré, et où se trouvent leurs reliques et leurs sépultures. Lis l’arbre généalogique serbe et tu découvriras à quelle époque ont régné Samuel, Simeon et le saint Jean-Vladimir. Tu sauras que les auteurs se sont trompés à ce sujet, ou qu’il ont dissimulé la maison et la patrie du saint Jean-Vladimir.

Après le meurtre de Jean, l’empereur grec marcha sur Ohrid sans que nul ne pût l’en empêcher (le saint Jean y avait passé trois années de son règne). Ces assassins lui remirent toute la Bulgarie. Il arriva sans que nul ne pût l’en empêcher, ouvrit les trésors impériaux et déroba beaucoup d’or et d’argent en quantité illimitée, qu’il répartit entre ses soldats. Il prit moult diadèmes et couronnes impériales, ainsi que des pierres précieuses. Il témoigna une grande affection242 à l’impératrice Marija, la femme de l’empereur Jean, et à leurs cinq filles ; en effet, il savait qu’elle lui avait remis l’empire bulgare en tuant son mari. Le patriarche David vint de Tǎrnovo avec deux boyards bulgares : Bogdan et Mirobizo243. Ils apportèrent les clefs de trente-cinq villes bulgares, dont ils transmirent la propriété à l’empereur grec avec celle des villes. Il nomma une deuxième fois Mirobizo et Bogdan boyards de la Bulgarie. Ainsi, à cette époque, à cause du péché commis par l’empereur bulgare Samuel et aussi à cause des hérésies novatienne244 et arménienne245 qui s’étaient multipliées chez les Bulgares dans le pays d’Ohrid, le royaume bulgare se retrouva définitivement sous la tutelle grecque246. Plus tard, saint Ilarion, l’évêque

241 Nous suivons le déchiffrage effectué par Norbert Randow pour cette phrase : « Zu dieser Zeit gab es in Serbien überhaupt keine Könige, geschweige denn hatten sie Zaren ». 242 Milost peut avoir le sens d’ « amour », « affection », même en bulgare moderne (Cf. Rečnik na bălgarskija ezik, Sofija, Bălgarska Akademija na Naukite, tome sur la lettre « M »). 243 Il s’agit probablement du voïvode établi dans une forteresse sur la Bregalnica, affluent du Vardar, à 20 kilomètres au Nord-ouest de Štip. 244 Les Novatiens sont des partisans et adeptes de Novatius, prêtre romain rigoriste mort en 258 après J.C. Novatius fut élu antipape en 251 après J.C. Son église apocryphe s’est maintenue jusqu’au septième siècle. Paisij semble inclure les hérétiques au sens large sous l’appellation « Novatiens ». 245 Il s’agit en réalité des monophysites, secte chrétienne qui ne reconnaissait que l’essence divine du Christ, et non point son essence charnelle. 246 Ce passage montre bien que les Macédoniens ont une conscience nationale bulgare à l’époque.

87 de Meglen, et saint Théophylacte extirpèrent ces maudites hérésies de la Bulgarie et les anéantirent définitivement.

Un certain Deljan247 avait été fait prisonnier par les Grecs dans les guerres qu’iceux avaient menées contre les Bulgares. Il avait été vendu à Constantinople à quelque grand dignitaire. Il était rusé et très habile. Quelque temps après, il s’enfuit de Constantinople, se rendit à Strumica et se fit passer pour le fils d’Aaron et pour un descendant de la lignée impériale. Là, une grande armée bulgare fut réunie pour l’occasion. On proclama Deljan empereur bulgare. Les Bulgares s’insurgèrent contre l’armée grecque et la chassèrent du pays d’Ohrid. Et Deljan se fit empereur des Bulgares d’Ohrid248. Mais il ne traitait pas bien son armée, et de ce fait icelle le détrôna et intronisa le baron249 Tihomir250. Après un certain temps, ce Deljan, rusé comme il l’était, réunit derechef beaucoup de monde sous ses ordres et alla à la rencontre de Tihomir. Il fit arrêter, aveugler, et tuer cestui-ci. Et Deljan régna pendant trente ans, en prenant beaucoup de villes aux Grecs. Un certain Alusijan, un Bulgare, partit de Constantinople, car il avait été envoyé par le synode grec avec pour mission d’éliminer Deljan. Alusijan se faisait passer pour une personne issue de la lignée des empereurs bulgares : ce furent les Grecs qui lui donnèrent l’idée de fomenter une guerre en Bulgarie. Beaucoup de gens faisant allégeance à Alusijan, et ils s’insurgèrent contre Deljan, les armes à la main. Deljan vit qu’il n’était pas en mesure de résister à Alusijan et partagea le trône avec lui. Peu de temps après, Alusijan s’insurgea contre Deljan, lui fit crever les yeux et devint l’unique souverain. Il se rendit aux Grecs de son propre gré

247 Paisij écrit Dolanŭ. Il s’agit de Pierre [Petărŭ] Deljan (1001-1041), fils du tsar bulgare Gabriel Radomir. Il s’est présenté comme un neveu de Samuel et s’est fait proclamé tsar en 1040. Il a dû affronter son rival Tihomir afin de consolider son pouvoir. 248 N.B. On n’entend nulle part évoquer des « Macédoniens d’Ohrid », en dépit des thèses développées dans certains cours universitaires en France, notamment le cours d’histoire de la Macédoine à l’Institut des Langues et Civilisations Orientales. 249 Le mot figure tel quel chez Paisij : il s’agit du premier texte bulgare connu qui emprunte ce mot (qui revient plusieurs fois) à la langue française. 250 Pour les historiens macédoniens contemporains, c’est l’armée byzantine qui aurait proclamé empereur « le soldat Tihomir », de sorte que deux centres de révolte seraient apparus. Mais Tihomir aurait été rapidement tué, de sorte que l’insurrection ne s’est pas divisée en deux, et que l’autorité toute entière serait passée entre les mains de Deljan (A history of the Macedonian people (Cf. bibliographie), partie rédigée par Aleksandăr Stojanovski, p. 56).

88 et fut soumis par eux en l’espace de vingt ans. A eux deux251, ils régnèrent à Ohrid pendant cinquante ans. Deljan et Alusijan ne régnèrent qu’à Ohrid, [ainsi que] jusqu’à Skopje et Štip. Tărnovo et le pays danubien, en revanche, se trouvèrent pendant soixante-dix ans sous le pouvoir grec, et les Grecs firent beaucoup de tort aux Bulgares et les tourmentèrent. A l’époque, en l’an 1170, le patriarche saint Jean se trouvait à Tărnovo. Il vit le martyre que les Grecs infligeaient aux Bulgares, en pleura et pria Dieu, tout en larmes, de délivrer ceux-ci de l’esclavage252 des Grecs. Le saint martyre Demetrios lui apparut en songe. C’est à lui que rendaient grâces les empereurs de Bulgarie et de Tărnovo depuis le début, et c’est lui qu’ils vénéraient depuis le début, de génération en génération, depuis Michel le pieux, jusqu’au saint Jean-Vladimir. Cestui saint martyr protégeait la maison et la dynastie des empereurs bulgares, et il fut envoyé par Dieu afin d’aider à la restauration de l’empire bulgare à Tărnovo. Il dit au patriarche de couronner Asen empereur des Bulgares. Dieu allait être de son côté et le sceptre bulgare allait prospérer entre les mains d’Asen. Ainsi, le patriarche, selon la Providence divine, appela Asen et Pierre, son frère, alors qu’ils étaient en Valachie. Ils étaient de lignée royale, des petits-fils de Gabriel, le fils de Samuel, lequel fut chassé en Valachie, comme il a été dit. Et il leur ordonna de bâtir une belle église à Tărnovo, et de la dédier au saint martyr Demetrios. Ensuite, le patriarche convoqua les évêques et les boyards bulgares à Tărnovo, afin de consacrer ladite église. Dieu voulut que beaucoup de monde accourût [pour assister à l’événement]. Dès que le patriarche eut consacré l’église, il apporta un diadème et un manteau de pourpre. Il couronna Asen sur le trône bulgare et dit à tous que Dieu, par l’intermédiaire de saint Demetrios, lui avait commandé de le faire. C’est ainsi que le peuple cria à gorge déployée, sous l’emprise de la joie : « Vive Asen ! Longue vie à l’empereur bulgare Asen ! Longue vie à l’empereur bulgare Asen ! Longue vie à Jean, le plus saint des saints patriarches de Tărnovo, longue vie à la

251 Littéralement : « Il régna à Ohrid pendant cinquante ans », mais Alusijan n’aurait jamais pu régner aussi longtemps à lui seul. (Norbert Randow pense que Paisij a allongé la durée du règne d’Alusijan afin de corriger la fausse chronologie des auteurs qui lui servent de sources.) 252 Tel est bien le sens de rabota en vieux bulgare.

89 Bulgarie toute entière ! ». Ainsi, de nombreux boyards bulgares se joignirent à l’empereur Asen. Il nomma son frère Pierre à la première et la plus haute fonction militaire, et ordonna l’ensemble de la carrière selon l’ordre ancien – celui qu’avaient connu ses ancêtres les empereurs de Tărnovo. Le peuple bulgare accourut comme un seul homme et d’un commun accord à Tărnovo pour aider Asen. Une armée de Valachie vint aussi : les seigneurs valaques l’envoyèrent pour aider Asen. La volonté divine était du côté d’Asen. On l’aida beaucoup de toutes parts ; il se maintint sur le trône bulgare et prit doublement sa revanche sur les Grecs : Iceux n’avaient-ils pas offensé et opprimé les Bulgares pendant 70 ans ? N’avaient-ils pas fait de ces derniers leurs tributaires, soumis à un impôt écrasant ? Sa revanche était telle que les Grecs aussi durent devenir les tributaires d’Asen et de son fils Jean. Parce qu’ils avaient crevé les yeux des Bulgares, du temps de l’empereur Samuel, et qu’ils avaient fait beaucoup de tort aux Bulgares sans qu’on les aperçût, le même traitement leur fut réservé par la suite de la part des Bulgares. Les Grecs louèrent les services de 300 000 mercenaires d’origine grecque et autre, mais Asen et les Bulgares massacrèrent toute cette armée en l’espace de huit ans, et la réduisirent en esclavage. Ce n’est qu’alors qu’ils cessèrent de guerroyer contre les Grecs et qu’ils considérèrent que leur vengeance pour les offenses antérieurement faites à la Bulgarie était consommée. On trouve, dans d’anciens livres manuscrits, un récit sur cestui empereur Asen l’Ancien, savoir comment, après la mort du saint patriarche Jean, icelui fit venir d’Ohrid le saint père Théophylacte pour le nommer patriarche à Tărnovo. Ce très sage et œcuménique docteur, en ces temps-là, illumina la Bulgarie et en extirpa diverses hérésies, et de même pour la Valachie. Tous les Valaques avaient définitivement sombré dans l’hérésie romaine253, et ils lisaient dans un premier temps en latin, puisqu’ils font partie et du même peuple, et qu’ils parlent la même langue que les Latins. Saint Théophylacte incita Asen à se rendre en Valachie,

253 C’est-à-dire le catholicisme.

90 afin de soumettre les deux Valachie et de faire défense aux Valaques de lire en langue latine et de professer la confession et la foi romaine - sinon, on leur couperait la langue. Et il leur ordonna de lire en bulgare et d’adopter la foi orthodoxe. Ainsi, depuis ce temps-là, les Valaques revinrent dans le giron de l’orthodoxie, et ils lisaient en bulgare jusqu’à une époque récente. A présent, les Russes ont fait traduire les Ecritures pour eux en langue valaque facilement accessible. Ainsi, grâce aux bons offices du patriarche saint Théophylacte et de l’empereur Asen, beaucoup de gens basculèrent dans l’orthodoxie. Revenons au récit d’avant sur la façon dont Asen s’insurgea contre les Grecs, les vainquit et les bouta définitivement hors de Bulgarie. Lorsque les Grecs entendirent que les Bulgares avaient couronné Asen empereur à Tărnovo, ils devinrent tout confus d’effroi et levèrent une grande armée, avec laquelle ils allèrent à la rencontre de l’empereur Asen pour l’affronter. Asen ne parvint pas à défaire les Grecs. Il traversa le Danube pour passer en Valachie avec toute son armée. Là, il leva beaucoup de troupes, retraversa le Danube et se retourna contre les Grecs. Une terrible bataille s’ensuivit, [opposant] des armées sans nombre, tant grecques que bulgares. Et icelle armée grecque sans nombre succomba : elle fut massacrée et exterminée par les Bulgares. Ainsi, Asen défit définitivement les Grecs, les extermina et les bouta hors des terres bulgares. Ensuite, il partit avec son armée contre les Serbes et les plaça eux aussi sous son autorité. Les Serbes demeurèrent pendant un certain temps sous son autorité. Ensuite, Serbes et Grecs s’insurgèrent ensemble contre les Bulgares, et les Serbes endommagèrent grandement les églises bulgares. En ce temps-là, saint Théophylacte était le patriarche de Tărnovo, et il versa beaucoup de larmes en raison de la dévastation d’un nombre aussi élevé d’églises. Les Serbes, à l’époque, étaient sous l’influence de l’hérésie romaine, et pour cela qu’ils luttaient contre l’existence des églises bulgares. Moyennant moult effusions de sang, l’empereur Asen chassa les Serbes de la Bulgarie et les pacifia. Les Serbes étaient également aidés par les Magyars. L’empereur grec Jean Cantacuzène aligna une grande armée contre l’empereur Asen, mais cestui-ci le vainquit, le fit arrêter et lui fit

91 crever les yeux. Apès Jean, ce fut Alexis qui monta sur le trône impérial grec. Lui aussi leva une armée composée de plusieurs peuples et partit à la conquête de la Bulgarie. Dès le début des affrontements, les Bulgares prirent le dessus sur les Grecs, et l’empereur Alexis prit la fuite. Il courut tellement vite qu’il perdit son casque impérial pendant sa course. Les soldats bulgares apportèrent le casque à leur empereur Asen. Ainsi, les Grecs se retrouvèrent une fois de plus vaincus par les Bulgares. En ce temps-là, l’empereur Asen prit beaucoup de villes aux Grecs, mais l’empereur Alexis leva une fois de plus une immense armée et dépêcha toutes ses forces armées contre Asen, de même que [le général] Constantin, mais aussi d’autres chefs de troupes et généraux grecs (270 000 au total). Mais la Providence divine voulut que les Bulgares remportassent la bataille et réduisissent leurs adversaires en esclavage. Aucun chef de troupes ne revint auprès de l’empereur Alexis. Lorsqu’ Alexis entendit parler du massacre de ses troupes, il sombra dans le désespoir et fit savoir à Asen et à Pierre qu’il voulait conclure la paix, mais il n’arriva pas à l’obtenir. Il dépêcha derechef une immense armée contre Asen, mais celle-ci fut de nouveau massacrée par les Bulgares, et ils réduisirent en captivité Alexis, duc d’Aspiète254. Ensuite, l’empereur Alexis envoya une quatrième force armée contre l’empereur Asen, sous le commandement d’un certain général Isaac Sébastocrator. Cestui Isaac massacra 3 000 Bulgares. Ensuite, il fut défait et on s’empara de lui. Les Bulgares encerclèrent et réduisirent en esclavage toute l’armée grecque. Seuls quelques-uns parvinrent à s’échapper. Ainsi, le pays grec resta désert et sans soldats. Eux-mêmes, ils estiment que 300 000 soldats auraint péri dans les affrontements contre la Bulgarie, qu’ils aient été massacrés ou bien réduits en esclavage. C’est ainsi que Dieu lui-même permit la vengeance méritée par les empereurs grecs à l’époque: au début, ils firent beaucoup de tort aux Bulgares, mais en ladite époque, ils durent racheter leur conduite en double. Les Grecs ne voulaient pas croire qu’Asen avait été couronné roi des Bulgares conformément à l’ordre de Dieu, et ils le calomniaient. En outre, ils

254 Il s’agit d’un général d’Alexis III Ange, qui a le titre de duc. Paisij recopie Mauro Orbini sans réaliser que les trois désignations se rapportent à la même personne, et parle donc de trois généraux différents.

92 levèrent si souvent une armée contre l’empereur Asen, alors qu’icelui ne leur cherchait jamais querelle. Or, à chaque fois qu’ils l’affrontaient, icelui leur infligeait, avec l’aide de Dieu, une défaite écrasante. Ainsi, les Grecs firent constamment la guerre à Asen pendant huit ans, jusqu’à ce que toute leur armée pérît, et que leur royaume s’appauvrît. Ensuite, l’empereur Alexis se soumit à l’empereur Asen, et lui versait tribut pendant toute la durée de son règne. Asen retirait un tribut des empereurs grecs, et il en fut de même pour son fils et son frère. Grecs et Bulgares cessèrent de se faire la guerre. Asen soumit même sous son autorité les deux Valachie. Ainsi, il fut davantage glorifié sur terre que bon nombre d’empereurs et de rois. Comme il avait les césars romains pour contribuables, et qu’il avait aussi soumis d’autres rois, il se faisait appeler « empereur œcuménique ». Son nom était couvert de gloire. Il avait de saints hommes pour patriarches à Tărnovo, et écoutait leurs conseils en toute humilité : ils lui enseignaient de grandes vertus. Il fit édifier moult églises et monastères à travers la Bulgarie et au Mont Athos ; il restaura moult monastères en leur adjoignant villages et dépendances, en ordonnant à tout le monde de lire en langue bulgare. Il restaura la ville de Tărnovo en l’entourant d’une muraille, et y fit édifier moult églises à l’intérieur. Il donna beaucoup d’aumône aux pauvres à partir des deniers de l’Empire, sans oublier l’Eglise. Son fils Jean écrivit : « L’empereur Asen, mon bienheureux père, dépensa et distribua tous ses biens et trésors en donnant l’aumône aux pauvres et à l’Eglise. » C’est une semblable paix et piété qui illuminaient la Bulgarie du temps du pieux et glorieux empereur Asen l’Ancien. Le peuple bulgare s’enrichit considérablement pendant son règne. Grâce à lui, Dieu daigna redresser et réparer le sceptre de l’empire bulgare, comme il a été dit auparavant. Le Diable ne pouvait pas regarder une telle piété en Bulgarie et éveilla de la jalousie envers Asen. Un certain Ivanko était le premier baron de l’empereur Asen, mais c’était un homme perfide et envieux. Sa famille était nombreuse et il avait beaucoup de frères. Ils étaient beaucoup plus influents à Tărnovo que les autres familles de la ville. Cestui Ivanko conclut un arrangement avec ses proches et trama un complot, auquel beaucoup de gens avaient accepté de prendre part, et dont l’objectif était

93 de tuer l’empereur Asen, de façon que ce soit lui qui montât sur le trône. Il réussit même à attirer dans son entreprise odieuse et illégale la sœur d’Asen. L’empereur Asen eut vent du complot que tramait Ivanko. Un soir, il l’appela chez lui pour le juger et le condamna à mort. Mais Ivanko avait posté dans la rue un grand nombre de ses partisans pour séquestrer les gardes de l’empereur et s’emparer de son palais. Ainsi, Ivanko se jeta sur Asen et lui donna un coup de glaive, qu’il avait caché sur lui. L’empereur Asen expira cette même nuit. Ivanko envahit Tărnovo et les hauteurs environnantes, et se retrancha en vue de la bataille à venir. Pierre, le frère d’Asen, assiégea Ivanko à l’intérieur de la ville de tous les côtés. Cela dura longtemps. Lorsque Ivanko comprit qu’il ne pourrait pas résister longtemps à Pierre, le frère d’Asen, il s’échappa avec ses frères par quelque ruse et alla chez l’empereur grec. Cestui-ci l’accueillit et le remercia beaucoup d’avoir tué l’empereur Asen ; il lui donna sa mère, la vielle veuve Anna, pour femme, et se mit à l’appeler « son père » ; il le nomma gouverneur du vieux Philippopolis et de Drama. Mais l’amitié des Grecs avec Ivanko leur causa un grand ennui, comme on verra plus loin. Selon la volonté divine, le pieux et glorieux empereur Asen connut une mort de martyr. Il régna pendant 50 ans. Il vécut jusqu’à l’âge de 80 ans et fut nommé « Asen l’Ancien ». Après Asen, ce fut Pierre, son frère, qui monta sur le trône à Tărnovo. Il vécut en paix avec les Grecs. Tous les royaumes vécurent en paix avec lui. Il régna pendant cinq ans à la suite de son frère Asen, et il rendit son âme à Dieu dans la paix et le silence. Kaliman Jean, le fils d’Asen, succéda à Pierre. Certains le nommèrent Kalo-Jean, mais icelui avait signé de sa propre main, dans les privilèges calligraphiés avec des caractères en or, - « Jean-Asen- Kaliman », autrement dit Kaliman, descendant de Jean et d’Asen : il écrivit premièrement le nom de son ancêtre, ensuite celui de son père, et pour finir, Kaliman, son nom à lui. Cet Ivanko se sépara des Grecs. Il leva une grande armée et leur causa des pertes considérables en massacrant moult soldats grecs. Mais les Grecs le capturèrent par la ruse : il fit la bêtise de croire en leurs bonnes intentions et se présenta lui-même à Constantinople. Les Grecs

94 l’enfermèrent dans une lugubre prison où ce maudit et fier régicide trouva la mort. Son frère, Mitar255, était resté en vie. Il conquit moult villes grecques. Il attaqua Jean Kaliman avec son armée, en appelant à l’aide les Russes de la Russie, mais Jean Kaliman chassa les Russes de nouveau en Russie, vainquit Mitar et le tua au combat. C’est ainsi que fut écrasée la puissance armée d’Ivanko et de Mitar, lesquels causèrent de grandes dissensions entre Grecs et Bulgares. En ce temps-là, les Latins se mirent en guerre et prirent Constantinople aux Grecs. Iceux se scindèrent en deux. Ils nommèrent deux empereurs : l’un, Jean Kalos, à Bithynie, l’autre, Théodore Laskaris, à Thessalonique. Les Grecs de Thessalonique exhortèrent les Latins à conquérir également la Bulgarie. Théodore Laskaris promit de les aider. Et ils se mirent en guerre contre Jean Kaliman avec une puissante armée, mais icelui eut plus de succès que son père. Il vainquit les Latins et arrêta Baudouin, le roi vénitien, avec tous ses généraux et seigneurs. Il les fit enchaîner et les emmena avec lui. Il se mit à nouveau en guerre contre l’empereur Théodore. Il le vainquit, l’arrêta, lui fit crever les deux yeux à Thessalonique et l’enferma en prison. C’est là qu’il expira d’une maladie. Jean Kaliman se mit en guerre avec une grande fureur. Il démolit moult villes grecques de fond en comble. De nos jours, certaines d’entre elles demeurent désertes. Depuis lors, Philippopolis, Marul256 demeurent entièrement désertes. Leurs257 autres villes détruites sont Drama, Serres, Kavala, Demir Hisar, Enos, Néno, Orphani, Thassos et beaucoup d’autres dans les îles. Il n’épargna que Thessalonique à cause de son amour envers Saint Demetrios, lequel était célébré et honoré, et dont l’image figurait sur leur sceau. Elle s’y trouve encore aujourd’hui, de même que sur leurs chrysobulles258. Les Grecs racontent qu’il aurait voulu détruire même Thessalonique, mais qu’il y aurait été tué par Saint Demitrios. Or, cette affirmation qui est la leur s’écarte de la vérité. Ensuite, il vécut longtemps et fut blessé au bras droit, lors d’une nouvelle guerre à

255 Paisij ne se trompe pas. Il s’agit bien du frère d’Ivanko, qu’on appelait aussi Mitju. Paisij écrit Mitar et non pas Mităr. Le «ă » est un phonème peu présent dans son texte, sans doute sous l’influence de son parler natal. 256 Nom turc d’une ville grecque dans la Mer Egée, au nord-ouest de l’île de Thasos. 257 Sous-entendu : « les villes des Grecs ». 258 Edit scellé d’une bulle d’or.

95 Thessalonique, et en mourut. Il manifestait une grande foi et un grand zèle envers le Saint, comme il a été dit auparavant à propos de son père. Ainsi, l’empereur Jean Kaliman se dressa contre les Grecs et les Latins. Il les assujettit et retira un tribut non seulement des Grecs, mais aussi des Latins, comme il est écrit dans la pieuse légende de la révérende mère Parascève. Il fit conduire Baudouin259 le Vénitien à Tărnovo, avec ses boyards et généraux et les décolla tous. Ensuite, il se mit à nouveau en guerre et soumit les Serbes, les Magyars et les Albanais, comme il est écrit dans le prologue260 qui parle du transfert des reliques de Saint Ilarion de Meglen261. Et les privilèges de Zographon indiquent que ses possessions et ses frontières s’étendaient jusqu’à Budim262, Venise et le pays des Lechs263 ; il avait également soumis la Grèce. Ainsi, l’empereur Kaliman s’illustra sur toute la terre par sa vaillance et sa réussite – davantage encore que son père, l’empereur Asen. Et Dieu était à ses côtés, et il remportait triomphalement toutes les batailles. Il fit édifier un grand et beau monastère à l’intérieur de Tărnovo, dédié aux 40 martyrs, et y fit transférer de toutes parts les reliques de moult saints. Il les plaça dans cestui monastère et s’y rendit lui-même souvent pour chanter à la gloire desdits saints et les honorer par la prière. En ce temps-là, saint Sava de Serbie vint à Tărnovo pour rendre visite à cet empereur (Vladislav était le roi de Serbie ; la fille dudit empereur était sa femme). Et c’est là qu’expira Saint Sava ; on l’inhuma dans ce monastère impérial. Plus tard, on transféra ses reliques en Serbie. Ainsi, l’empereur Jean fit édifier beaucoup d’autres monastères dans la montagne de Sliven, à l’image du Mont Athos. Ensuite, les Latins se mirent derechef en guerre contre cet empereur par la mer. Ils menèrent une grande bataille à Thessalonique pendant laquelle l’empereur allait de l’avant et dirigeait son armée. Au cours de cette bataille, les Latins le blessèrent au bras droit soit par le feu, soit avec un fusil. Trois jours plus tard, il expira à Thessalonique. Ses boyards et son armée, comme ils

259 Connu dans l’historiographie bulgare comme prisonnier du roi bulgare Kalojan. 260 Dans la littérature vieux-bulgare, les prologues sont des recueils composés de brèves légendes de saints. 261 Massif montagneux en Macédoine grecque. C’est aussi un des lieux d’origine des Aroumains (Valaques). 262 Nom sous lequel les Bulgares désignaient autrefois Budapest. Mais pour Paisij, il s’agit de Vidin, ville située dans le Nord-ouest de la Bulgarie. 263 La Pologne.

96 l’aimaient beaucoup, ne l’inhumèrent pas à Thessalonique. Au lieu de cela, ils l’éviscérèrent, le transférèrent à Tărnovo et l’enterrèrent dans son monastère dédié aux 40 martyrs. Boril, le fils de l’empereur Pierre, succéda à Kaliman. Il conclut la paix avec les Grecs et les Latins. Il leur rendit certains villes et endroits, et obtint la paix. Il régna pendant 15 ans et décéda sur le trône à Tărnovo. Mičo, ou Smilec, succéda à Boril. Il régna pendant 25 ans, mais sans avoir eu de succès à la guerre. Sous son règne, les Grecs prirent aux Bulgares les terres qui s’étendent jusqu’à Štip. C’est la raison pour laquelle les Bulgares se prirent à haïr l’empereur Smilec et le chassèrent du royaume. Icelui alla à Thessalonique avec son fils Asen. Et c’est là qu’expira l’empereur Smilec. Son fils y demeura. L’empereur grec lui donna sa fille Irina pour femme. Les Bulgares couronnèrent d’abord Constantin Šišman, arrière- petit-fils de Pierre et petit-fils d’Asen. Il était grand de taille et avait un beau visage. Tout le monde s’émerveillait devant la beauté et la stature de Constantin, qui attestaient qu’il descendait d’une lignée impériale. C’est ce que laissaient voir son visage et sa personne. Auparavant, il était à Vidin, ville qui lui avait été lui avait cédée par l’empereur Smilec. Il lui avait donné pleins pouvoirs et une armée. Il guerroya beaucoup contre le roi serbe Milutin. Ce dernier lui donna pour femme la fille de son premier haut dignitaire, Dragoš. A la suite de cela, Constantin se réconcilia avec Milutin. Ils entretinrent pendant longtemps des relations hautement amicales. Lorsque des enfants leur étaient nés, Milutin donna la main de sa fille Neda à Michel, le fils de Constantin, comme il sera dit en temps utile. Ensuite, les Bulgares mandèrent Constantin Šišman, pour le faire venir de Vidin, et le proclamèrent roi. Au début de son règne, il vivait en paix avec les Grecs. Il leur rendit la ville de Mesembrija264. A un certain moment, Constantin chassa sa première femme à Nicée, à cause de quelque honteuse inconduite, et se remaria avec Théodora, la fille de l’empereur grec. Après l’empereur Théodore, on couronna son fils Jean, mais Michel fit aveugler ce dernier

264 Prononcé Mesemvrija à cause du grec byzantin. Le nom actuel de la ville est Nesebăr.

97 et le chassa du trône. Chagrinée par la douleur de son frère, la femme de Constantin fit monter la colère en son mari. Ce dernier leva une grande armée et attaqua Michel, l’empereur grec, tout comme Michel attaqua l’empereur Constantin. Lorsque Michel vit la multitude de l’armée bulgare, il fut saisi d’effroi et s’enfuit au bord de la mer, à l’insu de ses soldats. Il finit par trouver un petit bateau qui servait à transporter de l’eau potable. Il s’embarqua et s’enfuit à Constantinople. Dès qu’elle eut appris cela, toute son armée rebroussa chemin en vitesse. Constantin dévasta moult villes et villages grecs. Il prit beaucoup de butin et retourna à Tărnovo. Pendant ce temps, sa femme Théodora décéda. Michel Paléologue lui donna pour femme Marija, sa belle-soeur, mais c’était insuffisant pour obtenir la paix avec Constantin Šišman : Ils continuèrent à guerroyer en territoire grec. Michel envoya des messagers chez les Latins pour solliciter leur aide (il avait embrassé la foi latine265). Pendant ce temps, les Latins traversèrent la mer, dévastèrent et incendièrent le Mont Athos, et massacrèrent moult saints Pères à cause de leur dévotion. Il attaqua la Bulgarie, mais Milutin, l’empereur serbe, se retourna contre Michel Paléologue avec son armée et conquit moult terres grecques, de Štip jusqu’à Serres. Les Serbes prirent aux Grecs tout ce que ces derniers avaient auparavant pris aux Bulgares. Paléologue alla à la rencontre de Milutin avec son armée, mais décéda sur le chemin comme un misérable hérétique ; les prêtres grecs ne voulurent point l’enterrer. Marija, la femme de Šišman, envoya secrètement beaucoup d’or et quelques prêtres. Ainsi, elle fit enterrer Paléologue, son oncle, mais son mari Constantin la punit sévèrement pour cette initiative.

Lorsque les Grecs prirent à Smilec le territoire compris entre Serres et Štip, les Bulgares se scindèrent en deux groupes: ceux d’Ohrid restèrent aux côtés des Albanais, et ceux de Tărnovo – aux côtés des Valaques. Le boyard266 d’Ohrid devint un roi indépendant. Ensuite, les

265 C’est-à-dire catholique. 266 Dans le texte : « boyard ».

98 Serbes prirent ce territoire aux Grecs. Ainsi, les Bulgares furent divisés jusqu’au règne de Šišman267.

Chapitre IV

Sois attentif ici, cher lecteur, - nous allons évoquer les rois serbes en bref

Simeon Nemanja268 fut le premier souverain qu’oncques la Serbie eût connu. La lignée royale et l’orthodoxie en Serbie commencèrent avec lui. Les rois serbes furent de lignée latine, et non pas serbe. Ils étaient originaires du cap Lacinion, et prenaient femme auprès d’autres rois et empereurs : ils n’avaient bien entendu ni héritiers mâles, ni progéniture femelle de lignée serbe. Le župan269 Nemanja devint moine, il alla au Mont Athos, où il fit construire le monastère de Hilendar, et où il expira. De ses reliques s’écoula du saint chrême aux vertus curatives. Après le župan Nemanja, son fils Etienne devint le premier roi serbe. Lui aussi devint moine peu avant sa mort, et ses reliques sont conservées intactes à Studenica encore de nos jours. Il avait trois fils : Radoslav270 devint roi le premier. Son frère Vladislav271 le déposa.

267 Le premier manuscrit de Kotel (1765) contient quelques phrases supplémentaires, dont il n’est pas prouvé qu’elles proviennent de la main de Paisij. De toute façon, ces phrases ne font qu’anticiper sur les chapitres suivants. 268 Il s’agit d’Etienne Nemanja (1168-1196), à qui l’on donna le nom de Simeon lors de sa béatification. Son fils (1196 (1217)-1228) s’appelait Etienne [Stefan] comme lui. 269 Il s’agit du titre que portaient les souverains serbes qui n’avaient pas le titre officiel de roi ; sans doute l’équivalent de « boyard ». 270 Etienne Radoslav (1228-1234). 271 Etienne Vladislav (1234-1243).

99 Radoslav se fit alors moine et expira en paix. Vladislav devint roi. Avant que de mourir, lui aussi se fit moine, et il fut enterré au Monastère de Miloševo. Leur frère Uroš272 devint lui aussi roi de Serbie.

Quelque temps après, Dragutin273, le fils d’Uroš, s’insurgea contre son père et le chassa du trône, afin de devenir roi à son tour. Quelque temps après, il se repentit, céda le trône à son frère Milutin274 et passa les derniers jours de sa vie dans une insigne contrition. Ses reliques, intactes jusqu’à présent, sont conservées à Sofija, mais les Sofiotes pensent et disent qu’il s’agit des reliques du roi Milutin, or c’est faux. En effet, on lit sa pieuse légende lors de la fête du roi Dragutin, dont le nom de moine était Theoktist. Au moment de mourir, Milutin n’était pas moine. [Les Sofiotes] n’ont pas lu la généalogie des rois serbes, et ne voient pas bien duquel d’entre eux il s’agit exactement. [En effet], c’est Dragutin qui gît à Sofija, et non point Milutin. Leurs offices et leurs fêtes se dédoublent, mais Milutin y est mentionné en premier, et il y est davantage célébré. De ce fait, d’aucuns ont cru qu’il s’agissait de Milutin, car ils ne prêtent guère d’attention au contenu du ménologe. Milutin gît à Banja Luka : ses reliques furent enfouies au cours d’un affrontement, et elles sont restées sous terre à l’insu des gens d’aujourd’hui. Dragutin fut transporté de la Syrmie à Sofija. Milutin fut roi après Dragutin. Il régna pendant 40 années, et fut le plus glorieux et magnanime saint roi. Il agrandit les terres serbes, conquit moult territoires grecs et fit construire moult monastères et églises. Aucun autre roi serbe n’était en mesure de rivaliser avec lui en gloire, piété et ferveur envers Dieu. Après Milutin, Etienne275, le fils de ce dernier, succéda au trône de son père. Il voulait déjà devenir roi du vivant de ce dernier, de telle sorte qu’il leva une armée et déclara la guerre à son père, mais Milutin l’appela par ruse à ses côtés, l’attrapa, lui creva les yeux et le bannit à

272 Etienne Uroš I (1243-1276). 273 Etienne Dragutin (1276-1282). 274 Etienne Uroš II Milutin (1282-1321) 275 Etienne Uroš III de Dečani (1321-1331)

100 Constantinople. Quelque temps après, saint Nikola lui rendit la vue, et Etienne devint roi de Serbie et mena une vie sainte, pieuse et juste. Puis, le fils d’Etienne, répondant également au nom d’Etienne276, s’insurgea contre son père et le fit pendre. Ainsi, le père mourut en martyr. Ses reliques, restées intactes et impérissables jusqu’à nos jours, sont conservées à Dečani, où elles accomplissent moult miracles. Ainsi, cet Etienne-là, son fils, qui avait mis à mort son père, n’en devint pas moins roi et saint homme. Notre Etienne partit [pour se battre] contre les Grecs et enleva Thessalonique et Ohrid au roi277 bulgare. Mais à Thessalonique, il conclut la paix avec les Grecs et leur rendit quelques villes. Il revint à Ohrid et prit toute la famille royale avec lui : le père de Vukašin et Vukašin en personne278 - le père de Marko. Ce roi Vukašin et Marko Kraljeviik279 furent gens sages, vaillants et bien faits de leur personne. Ce qui fait que Stéphane s’étonna de leur prestance, de leur intelligence et de leur vaillance. Il les prit avec lui en Serbie et fit de Vukašin son premier bras droit, et du prince Lazar280 son deuxième bras droit. Ce furent là les premiers gentilshommes d’Etienne. Cet Etienne devint roi à Skopje de façon arbitraire : nul empereur, nul roi ne lui attribua le titre d’empereur. Ainsi, il nomma un patriarche pour les Serbes sans avoir reçu l’autorisation des quatre autres patriarches. Auparavant, les Serbes avaient un roi et un patriarche, mais Etienne, de son propre chef et à la mesure de son arrogance, adopta de grands titres – ceux d’empereur et de patriarche. Tous les rois et empereurs le raillaient pour cette folie qui était la sienne et l’appelèrent le Violent, car il tua d’abord son père, pour ensuite s’autoproclamer roi. De même, il nomma illégitimement un patriarche pour les Serbes. Les quatre patriarches le maudirent et l’excommunièrent d’une seule voix. Ainsi, de par son

276 Il s’agit du célèbre roi Etienne Dušan (1331 (1345) – 1355). 277 D’habitude, les rois serbes s’opposent aux empereurs bulgares, mais par endroits la différence du terme employé n’est pas maintenue. 278 Appelé Vălkašin par les Bulgares. Etienne Dušan le nomma župan de Prilep en 1350. Entre 1365 et 1371, il a le titre de roi de Serbie. Il périt le 26 septembre 1371 dans la bataille de la Marica, près d’Andrinople, en combattant les armées ottomanes. Son fils Marko Kraljević lui succède. 279 On reconnaît systématiquement, sous la plume de Paisij, les formes macédoniennes contemporaines des noms de personnages illustres. 280 Resté célèbre pour avoir péri lors de la bataille de Kosovo polje (1371-1389). Son fils, le despote Etienne Lazarević (1389-1427) lui succède, mais en tant que vassal de l’Empire ottoman.

101 arrogance et pour avoir assassiné son père, Etienne s’attira la malédiction des patriarches et la colère de Dieu. Sa cour disparut, et la souche et la lignée des Nemanja Simeon avec elle. Cet Etienne s’autoproclama empereur, ruina le royaume des Serbes et mourut alors qu’il était frappé de la malédiction et de l’excommunication dont il vient d’être question.

Mais certains Serbes, semblables à lui à cause de leur arrogance, dissimulent ses actes et son nom d’Etienne le Violent. Ils l’appellent Etienne le Fort et le prennent pour un saint, pour avoir assassiné son père et expiré alors qu’il était frappé de la malédiction et de l’excommunication. Sans compter qu’il fut celui qui mit fin à la famille et à la lignée des Nemanja Simeon. Cela, ils n’en tenaient aucun compte, pas plus qu’ils ne le font maintenant, pourtant ils vantent Etienne Dušan plus qu’ils ne vantent leurs saints rois : ils l’ont davantage porté aux nues qu’ils ne l’ont fait pour son grand-père Milutin, en lui attribuant toute la gloire et tous les exploits281 des Serbes. Quelque philosophe latin coucha par écrit des paraboles et des titres populaires. Il représenta, sous la forme d’une parabole, l’ensemble des peuples et des noms de lieux et de pays, autant qu’il y en avait en Europe. Les Serbes trouvèrent cela et l’attribuèrent aussitôt à Etienne le Violent, l’imprimèrent et l’affichèrent282, à croire qu’Etienne eût assujetti et dominé toutes ces terres283 et tous ces peuples. Ils l’écrivirent de manière vraiment aussi arbitraire que cela : quiconque avait eu vent, par sa grand-mère, de quelque fait concernant Etienne, ce même fait était aussitôt consigné par écrit à propos d’Etienne. On ne consultait pas l’arbre généalogique pour comparer avec ce que les devanciers ont écrit sur lui, sur ses actes et sur l’étendue des

281 Nous n’arrivons pas à identifier le sens du mot pričti, utilisé par Paisij dans tous les manuscrits (le manuscrit dit de Constantinople, prétendument dicté par l’auteur, et publié en 2003 par l’Université de Sofija, donne pričty). Il pourrait s’agir d’une faute commise par l’auteur, mais il est impossible de savoir ce qu’il en est. Dinekov propose la traduction « exploits » ; Norbert Randow, lui, pense sans doute à une fausse métathèse, car sa traduction par Geschichten (histoires, événements) semble traduire pritči (paraboles). En russe, pričt (pluriel pričti) signifie « clergé », mais une telle interprétation n’aurait aucun sens dans notre contexte. Le lexicographe russe Dalĭ indique également un autre sens : « lamentation », lorsqu’on pleure un mort par exemple. Mais ce sens ne semble pas davantage convenir ici. Le doute pourra-t-il être levé ? Plus grave encore, le même mot est employé à deux reprises plus loin, la dernière fois à l’instrumental (izobrazilŭ pričteju/pričtiju). Cette fois-ci, Dinekov traduit le même mot comme si nous avions pritča. Le fait que l’instrumental suive la déclinaison des féminins corrobore son hypothèse : dans le premier cas, nous aurions affaire à un masculin, et dans le deuxième et troisième, à un féminin, le pluriel de ces deux mots étant commun. Nous nous sentons contraints de suivre l’interprétation faite par Dinekov pour donner un sens au texte. 282 Littéralement, « le montrent ». Il semble absurde de passer soudain au présent. Nous restons donc au passé. 283 Littéralement, « tous ces endroits ».

102 terres qu’il possédait. A cela, ils ne firent guère attention, pas plus qu’ils n’y font attention maintenant, pourtant ils appellent Etienne le Fort. Mais la force de ce dernier fut de courte durée et tourna à son désavantage. Pareillement, [les Serbes] imprimèrent un texte à propos de Constantin Šišman284, où ils lui firent des reproches, ainsi qu’à son fils Michel. Ils appelèrent Michel le fils du méchant empereur Šišman. Ce Constantin-là et son fils Michel prirent femme dans la cour des rois serbes, mais ils répudièrent chacun leur femme par la suite. C’est là la raison pour laquelle la haine s’installa entre Serbes et Bulgares. Et l’empereur Michel, le fils de Constantin, fut tué lors d’une guerre par le roi de Dečani. Les Serbes s’en montent fiers et adressent des reproches à la cour de Šišman, ainsi qu’aux Bulgares. Comme bilan de toutes leurs années de guerre, les Serbes n’auront guère su vaincre et tuer au combat plus qu’un empereur, et ils s’en vantent, et ils en ont tiré des récits épiques285. Alors que les Bulgares ont régné pendant tant d’années, et qu’ils ont su tuer tant d’empereurs, soumettre tant de césars, lesquels leur payèrent tribut à moult reprises, pourtant les Serbes ne leur ont dédié par écrit aucun récit, pas même un éloge, et ils ne leur témoignent guère d’égards, pour au contraire dénigrer Šišman et sa maison bulgare. Ils le font tous autant qu’ils sont, naguère comme aujourd’hui, alors qu’ils ne se gênent pas pour vanter leur Etienne le Violent, ni pour garder le secret sur son parricide. C’est pour cela que les rois serbes, ainsi que l’empereur Šišman, viennent d’être évoqués en bref. Dans les traités d’histoire des Bulgares, il n’est nulle part fait mention du fait que Constantin s’appelait en réalité Šišman. C’est ainsi que les Serbes l’appellent, et c’est sous ce nom qu’il figure dans leurs écrits.

284 Il s’agit en réalité de Constantin Asen (1257 – 1277), le fils du gouverneur de Skopje Tih. Pour pouvoir continuer la dynastie des Asénides, il se remaria après avoir répudié sa première femme, afin d’épouser Irène (Paisij l’appelle Théodora), fille de Théodore II Laskaris et petite-fille de Joan Asen II. Šišman signifie gros, replet en turc. A ne pas confondre Constantin Asen, Mihail (Michel) Šišman (1323-1330) et Joan (Jean) Šišman (1371-1393, le dernier grand souverain bulgare, connu pour avoir pris part à la bataille de Kosovo polje aux côtés du prince serbe Lazar). Constantin Asen périt dans la bataille contre le porcher Ivajlo qui voulait s’emparer du trône bulgare. Les relations de parenté entre un souverain bulgare et le roi Milutin ou Dragoš se rapportent à ce Šišman et à son fils Mihail Šišman, que les Bulgares élirent comme tsar en 1323. Après la mort d’Irène (chez Paisij : Théodora) en 1268, Constantin Asen se maria l’année suivante avec Maria, la nièce de l’empereur Michel VIII Paléologue, dont il eut un fils nommé Michel. Par ce nom, homonyme de celui du futur tsar bulgare Michel Šišman, Paisij a été fourvoyé comme il l’a été par la chronologie fautive d’Orbini pour cette période. 285 Il s’agit toujours du mot pričta/pričti qui nous pose un problème de traduction insoluble, car il nous est impossible de garder le même mot français partout.

103 A l’approche de sa mort, Etienne plaça Vukašin à la tête de sa maison et de son royaume. Ce Vukašin ne voulait pas du titre impérial d’Etienne et signait « empereur des Grecs et des Bulgares ». De ce fait, la discorde s’était installée et Vukašin regrettait son royaume et son empire bulgare. Lui aussi était de la famille des empereurs bulgares, et il était un parent d’Elena, l’impératrice d’Etienne. Elena était la fille de l’empereur bulgare Smilec. Ce Vukašin tua Uroš286, le fils d’Etienne, et il devint l’empereur d’Ohrid et de la Serbie. Il revint à Ohrid et à Prilep, il y plaça les Serbes sous ses ordres et il devint le maître d’un grand nombre de domaines. [Les troupes du] prince Lazar287 restèrent le long du Danube, dans la Šumadija et sur la Morava, et il résista à Vukašin. De la sorte, en l’espace de quelques années, les terres serbes se scindèrent en deux. Et le sultan Murat envoya une armée contre le prince Lazar. Vukašin ne vint pas en aide au prince Lazar. Murat tua le prince Lazar au Kosovo, et il conquit son état en premier. Ensuite, le roi Vukašin attaqua les Turcs avec une armée, et il les traqua de la Serbie jusqu’à Andrinople, mais les Turcs se mirent derechef en guerre contre lui, et ils le firent reculer. Il fut tué par son serviteur le long de la Marica, près de Pazardžik. Marko avait commis quelque faute vis-à-vis de Vukašin, son père, et celui-ci voulait le tuer ; mais Marko s’enfuit auprès du sultan turc à Andrinople.

Après le meurtre de Vukašin, l’empereur Bajazet nomma Marko petit pacha à Prilep et à Ohrid. Ce Bajazet, fils de Maria, la fille de l’empereur bulgare Alexandre, le fils de Constantin Šišman, aimait Marko Kralevik288 en raison de leurs affinités parentales, car il vient d’être dit qu’aussi bien Vukašin que Marko étaient du lignage de Constantin. Longtemps après, il y eut une autre Maria, une Serbe, qui était la femme d’un sultan turc : elle s’appelait Kalamarija, et elle était la fille du despote Džura. Enfin, seul était resté le fils du Prince Lazar, et il payait tribut aux Turcs et aux Magyars, et il avait quelques terres à la Syrmie et à Smederevo, et il se disait lui-même despote. Et près de mille ans s’écoulèrent de la sorte. Plus tard, les Turcs écrasèrent

286 Etienne Uroš IV. 287 1371-1389. 288 Paisij emploie la forme Kralevik, comme les Macédoniens d’aujourd’hui, et non pas Kralević, comme les Serbes.

104 et assujettirent ces despotes serbes. Marko, le fils du roi Vukašin, resta longtemps à Prilep ; il y édifia moult églises, et il y guerroya à de nombreuses reprises contre les Albanais. Le pays d’Ohrid se trouvait sous occupation turque, mais c’était Marko qui faisait la loi289. Des Turcs, il n’y en avait guère là-bas. Après, le sultan turc appela Marko pour faire la guerre en Valachie. Quand il vit des croix chrétiennes et des icônes devant l’armée valaque, il fondit en larmes et ne voulut en aucun cas se battre contre des chrétiens. Ainsi, Marko fut tué en Valachie, et les Turcs placèrent depuis, à la place de Marko, un pacha turc : on en trouve un jusqu’à nos jours.

Telle fut la fin des Serbes : et de Vukašin, et de Marko. Depuis Simeon Nemanja, le premier roi ou župan serbe, le royaume serbe se maintint durant 250 années jusqu’à Uroš, issu de la septième génération depuis Nemanja. Ainsi, leur royaume vint à son terme lors de la septième génération. Ils n’avaient point de villes, et l’on ignore leurs lieux de résidence. Ils édifièrent de beaux monastères et de belles églises, et ils montraient beaucoup d’ardeur dans la voie de la piété ; c’est ce qui les rendit célèbres sur terre et devant Dieu. Leur royaume était petit, fort exigu, et il ne dura pas longtemps. Ensuite, cet Etienne enleva un peu de terre aux Grecs et aux Bulgares, mais ce royaume qui était le sien ne dura guère longtemps. Il assujettit le roi d’Ohrid et les Bulgares qui s’y trouvaient, et il signait « roi des Bulgares ». Mais, peu de temps après, ces rois-là annihilèrent derechef son royaume, après quoi ils reprirent leur terre bulgare et l’Etat d’Etienne. Mais celui-ci passa entre les mains des Bulgares, et les Turcs l’enlevèrent aux Bulgares, c’est-à-dire à Vukašin, comme il vient d’être dit. Celui-ci aura été le dernier roi bulgaro- serbe à Ohrid.

289 Pour les Serbes d’aujourd’hui, il ne fait aucun doute que Marko était un continuateur de la politique serbe, mais Krăstjo (serbisé en Krste) Misirkov, le père repenti du macédonisme contemporain, insiste sur le fait que les chants serbes sur Marko Kralević n’attestent pas la présence d’un lien affectif particulier chez les Serbes vis- à-vis du personnage légendaire en tant que personnage de l’histoire nationale serbe, et qu’un chant dalmate l’appelle même « héros national de la Bulgarie » (voir les ressources électroniques en ligne sur Misirkov : http://www.macedoniainfo.com/Krste_Misirkov1.htm). Pour Georges Castellan, cependant (op. cit., p. 45), en dépit de ses anciennes publications probulgares, Marko n’aurait aucun lien avec la tradition bulgare, puisque « depuis les années quarante du XIXème siècle, une conscience historique avait commencé à se manifester parmi les populations slaves se référant à Alexandre le Grand (…), mais aussi au roi Marko du XIVe siècle, en commun avec la tradition serbe » (mais pas bulgare !).

105 Voilà ce qui vient d’être dit, cher lecteur, à propos des Serbes, des Bulgares, d’Etienne et de Šišman. C’est à cause de cela qu’il est des Serbes qui blâment les Bulgares : c’est la déraison qui leur fait croire qu’ils ont été plus glorieux au début que les Bulgares, en termes de royaume, armée et terres. Mais c’est faux. Tous les peuples de la terre connaissent les Bulgares et tous les traités d’histoire en témoignent : ils y figurent noir sur blanc. Sur les Serbes, nous n’avons aucun document écrit, pas plus que le moindre témoignage dans les traités d’histoire des Latins et des Grecs. [En effet], les Serbes se sont mis à écrire seulement à l’époque de Simeon Nemanja, et l’arbre généalogique de leurs rois, tout comme les légendes de leurs rois et de leurs saints, ne datent que de ce temps-là, et tout cela est en outre fort discordant. On trouve tant de livres sur leurs rois – dans tous ces livres, ils ont écrit des choses discordantes et contradictoires. Chacun y a écrit ce qui l’arrangeait ou ce qu’il avait entendu dire aux gens sots290. De ce fait, il est impossible de démêler dans leurs écrits contradictoires ce qui est juste et vrai de ce qui ne l’est pas. Jusqu’à nos jours, certains parmi eux composent des écrits et assemblent des histoires et des paroles vides de sens, alors qu’ils ne possèdent aucun témoignage originel sur leur peuple, comme c’est le cas pour les Bulgares, qui s’appuient sur les traités d’histoire grecs et latins.

Chapitre V

Nous achevons derechef la relation

sur Konstantin Šišman

290 Il nous semble que dans la langue de Paisij, qui est si imagée, prostŭ prend le sens de « sot », et non pas d’une « personne simple ». Dans ce dernier sens, « simple » est fréquemment mélioratif en français, alors que ce n’est jamais le cas en bulgare, à cause du complexe d’infériorité des gens non-éduqués.

106 Un berger répondant au nom de Lahanas291 vint au monde. C’était un guerrier qui devint, peu après, le baron de Constantin. Il fut rusé et perspicace. Quelque temps après, Lahanas s’assura l’appui de l’armée bulgare, car il était vaillant et avait du succès dans les guerres. Il s’insurgea contre Constantin après avoir pris la tête d’une grande armée. Il le tua, puis il monta sur le trône de Tărnovo. Ainsi, il prit la tête de l’empire bulgare292. Son nom était Lahanas. Il arriva à Tărnovo et adressa des insultes à Maria, ladite Grecque. Il les chassa à Constantinople, Michel et elle, et il se maintint au pouvoir pendant un certain temps. Mais Smilec, le précédent roi qui avait été chassé du trône par Constantin Šišman, avait eu un enfant, qui s’appelait Jean, chez le roi grec. L’empereur monta ce jeune Jean contre Lahanas, et il l’envoya avec une forte armée contre ce dernier. Lahanas vit qu’il ne pouvait pas résister à Jean et il se sauva à la cour du souverain tartare. Mais à la demande de Jean et de l’empereur grec, le khan Nogaï, le souverain tartare, tua Lahanas. C’est ainsi que celui-ci finit ses jours. Jean Asen III s’empara du trône bulgare sans obstacles, car il était fils du roi de la dynastie du vieux roi Asen. Il avait une épouse, Irina, la fille de l’empereur grec. Il gouverna longtemps le royaume bulgare paisiblement et tranquillement. Mais Pierre, un certain baron, expérimenté dans la perfidie, dupa l’armée et les barons de l’empereur pour s’emparer du trône de Jean. Dès que Jean Asen eut vent des intentions293 de Pierre, il ramassa les trésors impériaux et partit pour Constantinople. Il y finit ses jours paisiblement et tranquillement. [Puis], ce fut au tour de Pierre d’être intronisé, et il prit les rênes du pouvoir bulgare. Mais le khan Nogaï, le souverain tartare, s’insurgea avec ses Tartares contre Petăr. Cependant, celui-ci prit le dessus et le captura vivant au combat, et il le fit pendre en prison. Quelque temps après, les boyards se prirent à haïr Petăr. Il s’enfuit à Andrinople et y mourut d’une forte fièvre.

291 Paisij écrit Laganŭ, mais on trouve « Lahanas » chez Orbini, sobriquet péjoratif qui signifie « laitue » en grec. Il s’agit en réalité d’Ivajlo, le meneur d’une révolte paysanne qui assassina Constantin Asen en 1277. Il est impossible que les sources byzantines aient appelé « bulgares » par sympathie envers leurs voisins du Nord tous ces rois du moyen-âge. Ce nom devait donc avoir une signification ethnique, n’en déplaise aux historiens serbes. 292 Dinekov traduit : « il devint un roi bulgare ». 293 Dinekov traduit : « du complot de Pierre ».

107 Les Bulgares se scindèrent en deux groupes : les uns voulaient que fût couronné Svetoslav, le premier des barons, vaillant au combat, et les autres voulaient que ce fût Michel, le fils de Constantin Šišman. Ce fut Svetoslav qui prit le dessus, et il fut intronisé. Il prit pour femme Théodora, la fille de l’empereur grec Michel. Comme les Perses menaçaient l’empire grec, l’empereur Michel pria son gendre Svetoslav, de l’aider contre les Perses. Svetoslav envoya une armée de 20 000 cavaliers et de 6 000 fantassins, sous les ordres de Jean Hristobozko Macukata. Ainsi, au début, les Bulgares défirent les Perses. A leur retour, les Perses les encerclèrent dans un défilé étroit pour les massacrer, de sorte que pas un seul ne revint chez lui. C’est pourquoi Joachim, le patriarche de Tărnovo, fut soupçonné d’avoir conclu quelque arrangement secret avec les Perses. Mais Joachim était innocent. Svetoslav ordonna que le patriarche Joachim fût précipité du haut d’une haute montagne jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quand les Bulgares virent Stanislav commettre un acte aussi impie, ils le désavouèrent, après quoi ils le chassèrent du trône. Alors, les Bulgares placèrent sur le trône Michel, le fils de l’empereur Constantin Šišman. Michel répudia Neda, sa femme, la fille du roi Milutin, afin d’épouser Théodora, la femme de Svetoslav, car peu après, Svetoslav fut tué par un certain Kont, un despote de Céphalonie294. Mais Etienne Nemanja, le roi serbe, s’apprêtait à se venger sur Michel, l’empereur bulgare, pour l’outrage fait à sa sœur. Mais Michel, leva également une armée bulgaro-valaque et appela au secours Andronik295, l’empereur grec. Icelui sortit avec son armée grecque, mais comme il était rusé, il s’arrêta en Pélagonie296 sans venir en aide à Michel, lorsque celui-ci attaqua le pays serbe depuis le nord, le dévastant y compris jusqu’au cours supérieur de la Strumica297. Le cinquième jour, Etienne Nemanja l’encercla. 10 300 Allemands lui vinrent en aide, ainsi que des Serbes et des Magyars. Etienne Nemanja, le roi de Dečani298 vainquit l’empereur bulgare Michel et le tua au

294 La plus grande île de la côte Est de la Grèce. Elle appartient au duc d’Orsini à partir des guerres normandes (1185), jusqu’en 1325. 295 Andronik Ier Comnène. 296 Dans le texte : stranu lagonskoju : ancien nom de la région de Bitolja, par référence aux Pélagoniens. 297 Affluent de la Struma. 298 Monastère dans l’actuel Kosovo, au sud de la ville de Peć, non loin de la frontière albanaise. L’expression « le roi de Dečani » évoque Etienne de Dečani.

108 combat. L’empereur Andronic assista à la chute du roi Michel. Les Bulgares se querellaient pour savoir qui ils allaient couronner empereur. Ledit Andronic se mit en route avec son armée, et il prit de nombreuses villes aux Bulgares, dont la ville de Mesembria299. Michel avait placé Andronic sur le trône : il avait attaqué Constantinople avec une grande armée et détrôné l’empereur Andronic l’ancien. Et Michel plaça le jeune Andronic sur le trône, et exigea qu’il lui payât tribut tout le temps qu’il serait sur le trône bulgare. Après Michel, les Bulgares placèrent Alexandre, son frère, sur le trône. Le roi serbe Etienne marcha sur la Bulgarie avec ses troupes et fit halte dans la plaine de Mraka300, près de Radomir. Il dépêcha des messagers chez les Bulgares pour leur faire transmettre ceci : « Si tant est que vous souhaitez demeurer en paix avec nous, et que vos terres ne soient pas par nous tout entières conquises, déposez Alexandre et remplacez-le par Etienne, le fils de ma sœur ». Ledit Etienne avait été conçu par Michel et Neda, la sœur du roi serbe, et c’est lui que les Serbes souhaitaient placer sur le trône bulgare. Mais Alexandre leva une nouvelle armée en réponse, et repoussa Etienne Nemanja en Serbie. Ensuite, il se tourna vers l’empereur grec et conquit de nombreuses villes, dont Andrinople. Il amassa un confortable butin, puis revint en Bulgarie. Jean Cantacuzène, l’empereur grec, succéda à Andronic. Il réunit une forte armée afin d’attaquer inopinément la Bulgarie et il dévasta une grande partie de la Thrace301. Lorsque Alexandre vit cela, il proposa paix à Jean, mais celui-ci déclina l’offre. Alexandre disposait d’une armée de huit mille Bulgares et de deux mille Valaques. Avec ses dix mille hommes, il affronta les Grecs, au nombre de soixante-dix mille. Le combat contre les Grecs s’engagea, mais les Bulgares ne cédèrent pas un pouce de terrain, et infligèrent une cinglante défaite à l’armée grecque. Alors, les Grecs battirent en retraite avec leur empereur, Jean Cantacuzène, et se réfugièrent dans la ville de Rusčuk. Les Bulgares firent un long siège de la ville. L’empereur Jean Cantacuzène était profondément désespéré et perplexe, et il ne savait que faire. L’empereur Alexandre épargna l’empereur Jean, et lui proposa de

299 Prononcé Mesemvrija à cause du grec byzantin. Le nom actuel de la ville est Nesebăr. 300 Nom de la plaine se situant à l’Ouest de la ville de Radomir.On dit aujourd’hui Mrakata. 301 Dans le texte : « d’une vaste région près de la frontière ».

109 lui-même de conclure la paix, et lui dit de rentrer tranquillement à Constantinople. Jean se réjouit beaucoup d’entendre cela. Il désira consolider la paix avec Alexandre, et donna sa fille de dix ans en mariage au fils d’Alexandre (Jean Šišman), qui était âgé de quinze ans. On scella à Andrinople aussi bien le mariage glorieux que leur amitié. Les deux maisons royales étaient de la fête, laquelle eut lieu en grande pompe et dans la gloire impériale.

Ensuite, Alexandre retourna à Tărnovo, puis se débarrassa de tous les ennemis qui étaient les siens. Il dirigea son royaume avec une telle habileté que tous ses sujets vécurent en liberté sous son règne. Mais il avait une femme au mauvais caractère qui menait une mauvaise vie. Alexandre la répudia pour épouser une juive, en ordonnant au préalable qu’on la convertît. Il envoya sa première femme à Vidin avec leur fils Strašimir. Il permit à son fils de diriger Vidin et ses environs avec sa mère. Quelque temps après, Strašimir ne tenait plus compte de l’avis de son père sous l’impulsion de sa mère : il se proclama empereur de Vidin, et il ne respecta aucun ordre venant de son père. Alexandre, en raison de l’amour immodéré qu’il nourrissait pour Strašimir, ne souhaitait lui faire aucun mal. Mais le roi hongrois vint assiéger Vidin, captura Strašimir, lui infligea une punition et l’emprisonna longtemps pour sa désobéissance envers son père. A la demande de l’empereur Alexandre, le roi hongrois, autrement dit magyar, libéra Strašimir des fers, prit l’un de ses enfants en otage, puis s’en revint chez lui. Cela eut lieu en l’an 1351.

A l’époque, le sultan Murad avait décidé d’attaquer la Bulgarie. Alexandre lui donna une de ses filles en mariage, de façon à avoir la paix avec le sultan turc, pendant tout le temps qu’allait durer le bref règne de chacun d’eux.

En l’an 1363, Alexandre décéda. Il laissa trois fils : Strašimir, Šišman et Asen. Après Alexandre, ce fut Šišman qui hérita du trône. [Auparavant]302, du temps de l’empereur Alexandre, le sultan Murad vivait

302 Littéralement : « mais », alors qu’il n’y a pas d’opposition par rapport à la phrase antérieure.

110 à Bursa et maintenait la paix entre Turcs, Grecs et Bulgares. Après la mort d’icelui, la paix entre Grecs et Bulgares fut rompue. Šišman se souleva, prit aux Grecs la ville d’Andrinople et les assujettit à l’impôt. Ces derniers prièrent très instamment Murad de leur venir en aide, afin qu’ils pussent affronter les Bulgares. Murad vint affronter la Bulgarie avec une grande armée turque, en passant par la mer Noire et par la terre ferme. Les Turcs dirigèrent leur effort de guerre pour moitié contre la Bulgarie, pour moitié contre la Valachie. Jean Šišman et ses deux frères – Strašimir et Asen – se battirent comme des lions contre les Turcs de Murad et parvinrent à les défaire. Une grande partie de l’armée de Murad fut massacrée, et lui-même chassé de Bulgarie, couvert de honte. Asen, le frère de Šišman, fut tué par les Turcs lors de cette bataille. De même, l’autre armée turque, celle qui avait attaqué la Valachie, fut massacrée jusqu’au dernier homme par les Valaques, si l’on excepte ceux qui périrent noyés dans le Danube.

Bulgares et Valaques échappèrent de la sorte, mais momentanément303, à l’asservissement par les Turcs. Le sultan Murad s’irrita tellement contre les Bulgares qu’il lui arrivait de se cogner la poitrine sous l’emprise de la rancœur304. Et il mit derechef trois années à mobiliser une armée turque contre la Bulgarie. L’empereur grec Manuel305 l’incitait à agir de la sorte. A l’époque, Strašimir et Šišman avaient des différends à propos desquels ils se chamaillaient. Strašimir voulait, à cause qu’il306 était le frère aîné, régner sans partage à Tărnovo. Mais Jean Šišman ne voulut pas lui céder le trône. Il lui dit : « Toi, notre307 père t’aura nommé, de longue date, régent indépendant à Vidin. Moi, il m’a laissé diriger le royaume, que je ne saurais point te céder ». Ainsi, ces deux-là nourrissaient une grande rancœur mutuelle l’un envers l’autre, et ils fourbissaient leurs armes dans l’attente d’une guerre intestine. Les Grecs et les Turcs virent les troubles du côté bulgare, et Murad attaqua

303 Littéralement : « alors », « pour l’heure ». 304 Littéralement : « Le sultan Murad se cogna la poitrine et il conçut une immense colère et une immense rancœur envers les Bulgares ». 305 Il s’agit de Manuel II Paléologue. 306 Tournure fréquente au dix-septième siècle, l’équivalent de « en raison du fait que ». 307 Les traducteurs bulgares remplacent par « mon père ».

111 derechef la Bulgarie. Il expédia ses armées par la mer jusqu’à Gallipoli, là où il y avait un port par où transitaient les céréales. L’armée turque attaqua la Bulgarie. Strašimir refusa, mû par la rancoeur et la haine, de venir en aide à son frère Šišman. Cette fois-là, les Turcs conquirent d’abord Andrinople, et c’est seulement ensuite qu’ils se dirigèrent vers Tărnovo avec une forte armée. Ce fut le début de terribles affrontements et bains de sang. L’empereur Šišman se battit longtemps contre les Turcs à Tărnovo, dans des défilés et en défendant des forteresses. De nombreux affrontements eurent lieu entre Turcs et Bulgares, mais la Providence, mais les Turcs, selon la volonté de Dieu, défirent et conquirent la ville de Tărnovo. [Ensuite], ils assujettirent toute la Bulgarie. A partir de cette époque, et jusqu’à présent, ils oppriment et tyrannisent le pays bulgare.

Les Turcs conquirent la Bulgarie en l’an de grâce 1370308.

Mourad transféra sa capitale de Bursa à Andrinople. Douze ans plus tard, il se mit en route pour la Serbie et enleva, en plus du reste, le pays serbe au prince Lazar. Mais Miloš Momčil309, le gendre du prince Lazar, tua le sultan Murad à Kosovo310. Après Murad, ce fut son fils Bajazet qui monta sur le trône turc. Quatre-vingts années après que les Turcs eurent conquis la Bulgarie, ou bien après trois années de plus, le sultan Murad partit de Bursa et d’Andrinople, encercla les Grecs de tous côtés et leur prit la ville de Constantinople en l’an 1453. Ainsi, les Grecs tombèrent eux aussi entre les mains des Turcs : ils étaient ravis de pouvoir les laisser envahir et assujettir la Bulgarie, et le firent à deux reprises, mais grand mal leur en prit : les Turcs les encerclèrent de partout, de telle sorte qu’eux aussi se retrouvèrent opprimés et assujettis311. Dans les traités d’histoire grecs, il est écrit que Šišman et

308 L’ensemble du territoire bulgare fut conquis une dizaine d’années plus tard, mais Paisij dispose ici d’une chronologie plus fiable que d’habitude. 309 Il s’agit de Miloš Kobilić ou Obilić. 310 Littéralement : « au champ des merles ». 311 Tako posledi i nihŭ poprali i pogazili : en l’absence de dictionnaire de la langue de Paisij, il est difficile de saisir le sens exact des termes utilisés. De ce fait, les équivalents français sont quelquefois interchangeables, ce que les fluctuations dans l’usage du texte original devraient autoriser. Le même mot ne semble pas toujours avoir le même sens suivant la phrase. Paisij pratique en effet un idiolecte purement instinctif (donc aléatoire), un peu

112 Strašimir, pour déjouer leurs plans mutuels, auraient eux-mêmes fait venir les Turcs en Bulgarie, mais que les Turcs les auraient tous deux soumis312 et leur auraient pris la Bulgarie. C’est ce qu’écrivirent les Grecs, mais telle ne fut pas la vérité. En écrivant ce qu’ils écrivent, iceux dissimulent leur sournoiserie. Au début, c’est ce qu’écrivirent leurs chroniqueurs, mais les traités d’histoire russes et moscovites imprimés attestent ce que l’on sait à ce sujet, à savoir que l’empereur grec Manuel a fait venir les Turcs d’abord en Bulgarie, et qu’il leur a ouvert un accès maritime et par la terre ferme jusqu’à [ce pays]. La guerre contre l’empereur Šišman et la Bulgarie débuta de la sorte, au tout début, c’est-à-dire par l’intervention des Grecs.

Ce Jean Šišman régna à Tărnovo pendant sept ans. Alors, les Bulgares avaient commencé à empreindre des caractères pour faire des livres bulgares en ladite ville, et quelques livres avaient déjà été imprimés à l’époque313. Et l’on trouve, de nos jours encore, des évangiles imprimés sur du parchemin314. A l’époque, les gens n’étant point doctes en la matière, les mots et les phrases paraissaient sans art. Au début, les Russes eux aussi imprimaient les livres sans finesse ni art. Mais ils ont tout compris à présent, et se sont mis à les décorer et à reproduire les phrases selon les prescriptions de la grammaire ; à décorer315 et à agencer joliment les mots316 entre eux.

L’on ne dispose point de témoignages écrits sur ce qu’il advint de l’empereur Jean Šišman. Sont-ce les Turcs qui l’ont tué ou bien a-t-il vécu quelques années de plus ? Plus tard, dans quelque copie ou ancienne traduction d’un privilège par icelui signé, il est dit que les boyars de Tărnovo, ainsi que l’empereur Šišman, n’auraient pas su s’opposer aux Turcs. Ils se seraient enfui de Tărnovo, du Zagorie et de la Stara Planina317, seraient venus en la ville de Sredec, c’est-à-dire Sofija, et s’y

comme les journalises des tabloïds bulgares actuels. Il accumule parfois des termes qui ne peuvent être que des synonymes, mais qui reçoivent des acceptions différentes les uns par rapport aux autres à d’autres occasions. 312 Littéralement : « Les Turcs se retournèrent contre eux deux et leur prirent la Bulgarie ». 313 Paisij tente de montrer que les Bulgares avaient plus d’avance en matière de culture qu’on ne croit. 314 Littéralement : « sur du cuir ». 315 « Joliment » peut s’appliquer aussi à « décorer ». 316 Littéralement : « les mots écrits ». 317 Nom bulgare de la chaîne des Balkans.

113 seraient arrêtés dans quelque défilé du mont Vitoša, près de la rivière Iskăr. Ils auraient bénéficié de l’aide des Serbes, du roi Vukašin et des Bulgares d’Ohrid. L’empereur Šišman serait demeuré, pendant sept ans, à Sredec et près de l’Iskăr. Il aurait disposé, pour se défendre, du monastère d’Urvič318, protégé par une forteresse et entouré d’eau. De cette façon, ils auraient survécu là avec une petite armée, lui et les hauts dignitaires de Tărnovo, tout en se cachant des Turcs. Quand ceux-ci enlevèrent au roi Vukašin le pays d’Ohrid, et qu’ils le défirent et asservirent, ils assujettirent l’empereur Šišman, puis le firent passer de vie à trépas, lui et son armée, avec tous les hauts dignitaires bulgares de Tărnovo. C’est pourquoi l’on trouve, encore de nos jours, des trésors enfouis en ces endroits-là, endroits qui sont fort nombreux : En ces temps- là, les gens cachaient et enfouissaient [ce qu’ils pouvaient] dans la terre, par peur des Turcs. Mais après leur disparition, leurs richesses restaient sous terre.

Strašimir, le frère de Šišman, s’enfuit en Moldo-Valachie et y vécut jusqu’à sa mort.

Telle fut la fin des empereurs bulgares et de leur nom prestigieux, celui qu’ils portaient au début, comme cela fut écrit dans le présent opuscule d’histoire. Depuis qu’ils ont traversé le Danube et qu’ils se sont installés en Thrace, en Macédoine et dans une partie de l’Illyrie, ils ont toujours eu un royaume et un Etat indépendant pendant 980 années. Lorsque les enfants d’Agar319 et d’Ismaël eurent accumulé suffisamment de force, et que Dieu leur eut permis de vaincre beaucoup d’empires et royaumes, alors vint aussi la fin de l’empire bulgare, lequel se retrouva sous le pouvoir des musulmans320. L’on trouve inscrits, dans un bref traité d’histoire allemand, les noms des sultans321 turcs dans l’ordre de façon à savoir qui a régné après qui. On y parle du sultan Murad : quand il conquit

318 Le monastère d’Urvič ou de Kokaljane se trouve au sud de Sofija, pas loin du village de Pančarevo, sur l’Iskăr. Les ruines d’une forteresse du Moyen Age se trouvent à proximité. 319 Servante égyptienne de Sarah, la femme d’Abraham. Son fils Ismaël est censé être l’ancêtre de tous les Arabes, et par extension de tous les musulmans. 320 Littéralement : « des Agaréens ». 321 Littéralement : « des empereurs ».

114 le pays bulgare, il choisit beaucoup d’adolescents jeunes et beaux pour les séquestrer à Andrinople, les enrôler dans l’armée turque comme janissaires et les turciser par la force322. De ce fait, les gens accumulèrent en ce temps les douleurs et les chagrins. Ils pleuraient à chaudes larmes, des larmes amères et chagrines sur le sort de l’Empire bulgare. De même, mères, pères et parents pleuraient et soupiraient, inconsolables, à cause de leurs enfants323. Les gens, en ce temps-là, étaient très tristes et chagrins d’être soumis aux Turcs. L’on choisissait les belles églises pour les transformer en mosquées. L’on dépossédait les chrétiens des terres appartenant aux églises et aux monastères. L’on pillait de grandes maisons, des champs, des vignobles et de beaux endroits ; l’on pillait tout à l’envi. L’on tuait les notables, les chrétiens haut placés, tout en s’emparant de leurs biens. Ainsi, les gens de cette première génération, celle du temps de la conquête de l’Empire bulgare, furent très tristes et chagrins, et ils pleurèrent tant que vécut cette première génération. La génération d’après s’habitua, peu à peu, à la vie commune avec les Turcs. Ainsi, les Turcs aussi étaient féroces et de grands pillards. Lorsqu’ils eurent consolidé leur règne à Constantinople, ils imitèrent, sur bien des points, l’ordre et le droit des chrétiens. Ils changèrent quelque peu d’attitude et commencèrent à avoir honte de piller illégalement324 les biens des chrétiens et tout ce qui leur appartenait325. Mais en ce moment même, les pauvres hères n’ont aucun droit, ni tribunal.

322 Littéralement : « par la force ». 323 Il s’agit, bien entendu, des enfants devenus janissaires. 324 Littéralement : « sans tribunal ». 325 Ce passage montre bien que la cohabitation entre Turcs et Bulgares se passait à l’époque beaucoup mieux que ne le prétendent les historiens bulgares. En réalité, Paisij ne pense même à la création d’un état bulgare indépendant. Ce qui le préoccupe, c’est la dignité et l’honneur national.

115 Chapitre VI Ici, il est utile de mettre ensemble les noms des rois et empereurs bulgares, autant qu’on en peut trouver, avec l’ordre de succession

Le premier fut Vukič, suivi du 2. Roi Dragič. Vukič et Dragič furent des frères de la même mère. 3. Le roi Boris. 4. Le khan326 Batoja327 le Fort. 5. Le khan328 Saint Tervel. 6. Le khan329 Terbal, fils de Tervel. 7. Le roi Mojsej, fils de Tervel. Les noms des sept rois sont inscrits au début [de mon livre]. Les princes et voïvodes bulgares étaient nombreux, mais leurs noms et leurs faits et gestes n’ont pas été inscrits, de sorte que les premiers guides et princes ont été oubliés. Les noms et les actes des sept rois sont énumérés et décrits dans l’ordre dans ce petit livre d’histoire.

1. Asen le Grand fut le premier empereur bulgare. Du temps de l’empereur grec Léon l’Isaurien, il remporta une victoire contre les Arabes et les infidèles, et leur enleva la Médie et l’Arménie ; il massacra 95 000 des Arabes et des Turcs au nombre de 95 000, et conquit la Médie et l’Arménie, en les annexant à l’empire grec. Et il reçut du conseil temporel et spirituel grec le nom et le titre et la couronne d’empereur – appelé Asen le Grand -, le premier empereur bulgare. Ce même Asen vécut heureux et en paix de nombreuses années, il régna sur Ohrid et décéda à un âge fort avancé.

2. L’empereur Dobrica régna après Asen le Grand.

3. Le khan Telec330 régna après Dorbrica.

4. L’empereur Sibin régna après Telec.

5. L’empereur Subotin régna après Sabin et Telec.

326 Littéralement : « roi » (et non pas « empereur »). 327 Il s’agit d’Asparuh. 328 Idem. 329 Idem. 330 Paisij écrit Telezvija. Le khan Telec (762-765) mena une politique agressive envers Byzance.

116 6. L’empereur Pagan régna après Subotin.

7. Le khan Telerig régna après Tagan.

8. Le khan Kardam régna après Telerik.

9. Le khan Krum331 régna après Kardam.

10. L’empereur Michel-Jean régna après Krum.

11. L’empereur Simeon Labas332 régna après Michel

12. L’empereur Pierre Premier de Bulgarie régna après Simeon.

13. L’empereur Boris régna après Pierre.

14. L’empereur Selevkija333 régna après Boris.

15. L’empereur saint David régna après Selevkija.

16. L’empereur Samuel334 régna après David.

17. L’empereur Radomir régna après Samuel.

18. L’empereur saint Jean-Vladimir335 régna après Radomir.

19. L’empereur Dolan régna après Jean-Vladimir.

20. L’empereur Alusijan régna après Dolan.

21. L’empereur Asen, le deuxième Asen, appelé l’Ancien, régna de longues années après Alusijan dans la gloire, oint et appelé sur le trône par Dieu.

22. L’empereur Pierre, le deuxième Pierre, régna après Asen.

23. L’empereur Jean-Kaliman régna après Pierre.

24. L’empereur Smilec régna après Kaliman.

25. L’empereur Boris régna après Smilec.

331 Paisij écrit Krunŭ. 332 Sobriquet de Simeon le Grand repris de Mauro Orbini. 333 Il s’agit d’un personnage historique légendaire, car son existence n’est pas attestée. Orbini n’indique pas ses sources. 334 Paisij écrit Samoilŭ. 335 Il s’agit en réalité de Jean-Vladislav (1015-1018).

117 26. L’empereur Constantin Šišman régna après Boril.

27. L’empereur Lahanas336 régna après Konstantin.

28. L’empereur Jean III régna après Asen.

29. L’empereur Pierre III régna après Asen.

30. L’empereur Svetoslav régna après Pierre.

31. L’empereur Michel II régna après Svetoslav.

32. L’empereur Alexandre régna après Michel.

33. L’empereur Jean Šišman régna après son père Alexandre et il fut le dernier empereur bulgare.

Ainsi, depuis le premier empereur bulgare Asen le Grand, en l’an de grâce 720, jusqu’au dernier empereur bulgare Šišman, et jusqu’à l’an 1370, ce sont 33 empereurs bulgares qui régnèrent. Dans certaines églises et monastères, l’on trouve dans les obituaires les noms de plus de 40 empereurs bulgares, inscrits dans le désordre. On y trouve les noms de fils d’empereurs qui n’ont pas été eux-mêmes empereurs, mais l’on y a ainsi écrit les noms : empereur, empereur, empereur ; or, tous n’ont pas régné. Les noms de certains empereurs ne figurent même pas. Certains parmi eux étaient des païens avant l’avènement de Krum, de même que Krum. Depuis Michel-Jean, le frère de Krum, qui était le premier empereur bulgare qui se convertît à la foi chrétienne (il se fit baptiser à Tărnovo), tous étaient chrétiens. La famille et le clan des pieux empereurs bulgares commençèrent avec lui, comme nous l’avons dit. Ce grand et bienheureux empereur Michel s’appelait Jean-Michel, et ceux qui portaient son nom avaient le titre d’empereur : ils écrivaient d’abord « Jean », ensuite leur nom à eux, tel qu’il était. Ainsi, Šišman, le dernier empereur, figure dans les textes comme Jean Šišman. Où que l’on trouve leurs effigies, leurs sceaux ou privilèges, ils signaient tous ainsi, en fonction du nom de leur ancêtre et aïeul, le bienheureux empereur Jean-Michel. Certains roturiers usurpaient bien le trône bulgare, mais personne ne s’y maintint.

336 Paisij écrit Laganŭ, mais on trouve « Lahanas » chez Orbini, sobriquet péjoratif qui signifie « laitue » en grec. Il s’agit en réalité d’Ivajlo, le meneur d’une révolte paysanne qui assassina Constantin Asen en 1277. Il est impossible que les sources byzantines aient appelé « bulgares » par sympathie envers leurs voisins du Nord tous ces rois du Moyen âge. Ce nom devait donc avoir une signification ethnique, n’en déplaise aux historiens serbes.

118 Quelque temps après, les maîtres et l’armée bulgares les délogeaient, et ils remettaient sur le trône bulgare quelqu’un qui eût des quartiers de noblesse, quelqu’un d’origine impériale. Il en fut ainsi jusqu’à l’avènement de Šišman, le dernier des empereurs.

L’emblème de leur sceau impérial représentait un lion. Ce qui signifiait que le peuple bulgare était fort au combat et à la guerre, et qu’il était semblable aux lions. Il était peu nombreux337, mais son nom était prestigieux, et les césars lui payaient tribut à de nombreuses reprises.

Nous avons dit à propos des Bulgares, de leurs empereurs, ainsi qu’à propos des Grecs que tous étaient en guerre contre tous, sans nulle trêve. Cet écrit ne vise point à ce que les Bulgares soient loués, et conspués les Grecs. Remarque bien, cher lecteur : leurs actes à eux tous ont été décrits tels qu’ils ont été surpris338. Au début, les Grecs n’écrivirent pas dans l’ordre, pas plus qu’ils n’ont, de nos jours, consigné par écrit tout ce que l’on sait à propos des Bulgares et à propos de la vaillance qui fut la leur pendant un certain temps. Or, les Grecs ne croient qu’à ce qui est attesté par écrit. Mais ils n’ont consigné par écrit que ce qui les arrangeait. Dans beaucoup de nos manuscrits, livres et privilèges impériaux, l’on trouve des choses d’écrites, datant du temps jadis, ainsi que cela fut dit au début. Les Bulgares avaient d’autres rois et empereurs pour voisins : des Tartares, des Magyars, des Allemands, des Latins, des Serbes. Ils leur faisaient la guerre, mais rarement. Les Grecs, par contre, y avaient droit sans arrêt. Il était rare que [Bulgares et Grecs] fussent en paix les uns avec les autres, c’était plutôt la guerre, l’affrontement et l’animosité mutuelle qui étaient la règle. Les Grecs prenaient les Bulgares pour des ingénus et des sots. Ils les blâmaient, imbus qu’ils étaient de leur sagesse et de leurs bonnes manières, et ils s’efforçaient systématiquement de les subjuguer. Mais les Bulgares furent forts et vaillants à la guerre339, quand bien même ils eussent été ingénus et sots en face de la sagesse et de l’éducation des Grecs.

337 L’édition d’Istorija Slavenobolgarskaja, Sofija, 1925, Dăržavna pečatnica, p. 52, contient une faute d’imprimerie : il manque un espace à kako lăvi i mali narod. Sans l’espace, on lit imali, forme du verbe « avoir ». Paisij se trompe : jusqu’au début du vingtième siècle, les Slaves des Balkans qui se définissaient comme des Bulgares, constituaient de loin le plus nombreux des peuples slaves de la péninsule (en effet, ni les Bosniaques, ni les Croates, ne se considéraient pour la plupart comme des Serbes). 338 « Surprendre » peut avoir le sens d’ « apercevoir », « déceler ». 339 Branŭ et vojska sont des termes synonymes. Il n’est donc pas possible de les traduire par deux mots distincts.

119 Ils ne craignaient aucunement les Grecs dans les affrontements, bien au contraire : ils leur résistèrent pendant tant d’années. Les Grecs avaient pour eux la sagesse, la culture et la pompe, et les Bulgares, de leur côté – la concorde au moment de combattre340 et une vaillance inébranlable. Ainsi, ils341 manquèrent d’écoute les uns envers les autres, jusqu’à ce qu’ils se fussent attiré les foudres divines, et qu’ils eussent entraîné leur royaume et leur Etat342 au bord de la perdition, et ils devinrent les plus vils des esclaves turcs, ce qu’ils sont toujours. Si tant est que Grecs et Bulgares eussent connu l’amour et la concorde mutuelles, les Turcs n’eussent aucunement pu prendre le dessus sur eux. Mais les Grecs eux-mêmes les appelaient au secours343, et ils se rendaient de leur plein gré. Les Turcs les encerclèrent et les assujettirent.

Chapitre VII Compilation344 succincte sur la célébrité des rois et empereurs bulgares

Comme il a été dit, au début, le plus fort et le plus célébre fut Batoja345 [Asparuh]. Il prit les éparchies de Niš, de Skopje et d’Ohrid aux Grecs et aux Latins, il les chassa de ces terres-là et des éparchies, et il les peupla de Bulgares. Il établit le trône royal dans la ville d’Ohrid et y fit

340 Il est communément admis de nos jours que les Bulgares manquent de concorde dans la vie publique, qu’ils s’allient difficilement derrière un même idéal national, sauf s’il s’agit de quelque chose de très vague, comme l’affection pour la Macédoine ou l’adhésion à l’UE. Les Bulgares ont-ils été plus unis pendant les guerres ? Cela n’est pas impossible. 341 On ne comprend pas très bien s’il s’agit des « Grecs », des Bulgares, ou des « Grecs » et des Bulgares pris ensemble. La fin du paragraphe semble indiquer que ce sont plutôt les Byzantins qui sont tenus pour responsables des défaites militaires des chrétiens. 342 Gospodstvo est un mot dont le sens exact est un peu incertain dans le vocabulaire de Paisij. Dinekov le traduit ici même par « Etat » (dăržava), mais il laisse carstvo i gospodstvo tel quel dans la Préface. 343 Il semblerait que « les Grecs » aient appelé au secours les Turcs selon Paisij, même si cette version des faits paraît farfelue. 344 Le mot apparaît très tôt en français. Ce n’est pas un anglicisme. 345 Il s’agit d’Asparuh.

120 édifier une forteresse bulgare. Il assujettit les césars grecs Constantin Pogonat et Justinien II, et leur retira un tribut un bon nombre d’années durant, à l’époque du sixième concile œcuménique.

Le saint roi Tervel monta sur le trône après le khan Asparuh346. Lui aussi fut magnanime et sage, et il prospéra ; ensuite, il devint également un saint et un grand adulateur de Dieu. Ce roi attaqua les Magyars, les assujettit et les soumit à l’obligation de l’impôt et de la conscription, à cause des Bulgares qui furent par eux chassés et oppressés au commencement. C’est pourquoi ce saint roi, [qui était] un grand commandant et une source d’inspiration pour les Bulgares, punit beaucoup les Avars et les Magyars. Dieu fit don au peuple bulgare de la personne dudit roi, afin qu’ils en retirassent le plus grand profit, tout comme il fit don de Moïse au peuple hébreu, et don de Constantin aux Latins et aux Grecs. Dieu fit de même le don de Tervel aux Bulgares. Celui-ci mit en place des tribunaux impériaux et civils pour leur profit, et mit de l’ordre dans leur armée. Au début, ils ne savaient rien. De même, après, il reçut le sacrement du baptême, au moyen duquel il consacra le peuple bulgare tout entier. Et à cause du zèle et de la dévotion qu’il montrait envers le Seigneur Jésus, il abdiqua en quittant la gloire mondaine. Il entra sous les ordres en toute humilité, et il mena une vie pieuse pendant tout le reste de sa vie. Il apprit347 à tout le peuple bulgare, avec ses saintes œuvres pies, toutes les vocations348 et règles349 possibles, de même que les devoirs350 des empereurs et des chrétiens, et plus tard également les règles de la vie monacale. Mais les Bulgares étaient illettrés et, ne sachant guère écrire, ils laissèrent cette grande source d’inspiration pour les Bulgares, le saint et bienheureux roi Tervel, sans la moindre commémoration, sans canon et sans jour de fête. Cela n’est pas bien.

346 Dans le texte : « le roi Batoja ». 347 Littéralement : « montra ». 348 Ivanova-Mirčeva et Davidov (op. cit.) indiquent zvanie comme troisième sens d’obrazŭ. 349 Le même dictionnaire donne « règle, norme » comme troisième sens de činŭ. 350 Le même mot peut également correspondre à « devoir moral ». Sans ce travail de déchiffrage et d’éloignement par rapport aux deux traductions bulgares et à la traduction allemande, toutes trop littérales, la phrase est complètement incompréhensible.

121 Ensuite, nous ferons mention de trois saints et vertueux empereurs : le bienheureux Michel, empereur après saint Tervel. Lorsque les Bulgares du Danube, peu après, dévièrent derechef de l’orthodoxie vers le paganisme, Dieu envoya au peuple bulgare ce bienheureux empereur Michel, Il le consacra par le sacrement du baptême, et il accomplit des miracles, la sainte croix à la main, et Il exauça bientôt sa prière, comme il a été dit au début. Il acheva de même351, dans une grande quiétude et une grande dévotion, sa vie sainte et agréable à Dieu, en tant que deuxième civilisateur de la race bulgare. Il fut appelé « Jean- Michel, aïeul de tous les rois bulgares ». Ceux qui régnèrent après lui ne démordirent point de la dévotion qu’il avait installée. Ils étaient issus de sa famille et de son peuple, et ils signaient avec son titre. Dans les privilèges de Zographon, il est rappelé « Nous ne saurions transgresser les ordres d’icelui Jean-Michel, notre grand aïeul, le plus grand des empereurs bulgares. Ce qu’il ordonna à l’origine, nous le confirmons ». C’est ainsi que les empereurs bulgares rendaient hommage au bienheureux empereur Jean-Michel.352

Nous évoquerons aussi le bienheureux empereur bulgare David. Lui aussi, quitta volontairement le trône et la gloire profane, il accepta le statut de moine en toute humilité et il expira saintement, en vivant une vie agréable à Dieu. Ses reliques restèrent intactes et impérissables dans la ville d’Ohrid.

De même, le saint empereur Vladislav, alias Vladimir, le neveu du saint empereur David, vécut en grande vertu et il expira dans le martyre, à cause de la foi orthodoxe et de la pureté de la chair, comme nous l’avons déjà relaté auparavant. Les Grecs ont écrit moult choses contradictoires et sur son l’histoire, et sur sa pieuse légende. Ils le firent soit par manque de connaissances, soit parce qu’ils voulurent dissimuler ses origines, autrement dit que ce fut un empereur bulgare, de la dynastie des empereurs bulgares.

351 Paky peut avoir le sens de « pareillement », « en outre ». 352 Paisij utilise la forme Joan Mihail.

122 De même, Asen, le premier empereur bulgare, fut célèbre et glorieux, et il eut du succès pendant les batailles, comme cela fut relaté. Il prit le dessus et défit tant de milliers d’Arabes, il conquit tant de terres appartenant à l’empire grec, et il reçut la couronne et le titre d’empereur. Il vécut une vie heureuse et tranquille sur le trône bulgare, dans la ville d’Ohrid, et il expira en paix.

L’empereur Dobrica, le deuxième empereur bulgare, fut lui aussi glorieux et invincible au combat. Il était originaire des terres danubiennes, c’est pourquoi il transféra le trône impérial d’Ohrid à Preslav, puis il ceignit Preslav d’une muraille et y établit le trône et la place forte des Bulgares. Il transféra le trône d’Ohrid en son pays danubien : voilà la raison pour laquelle les Bulgares d’Ohrid eurent des sentiments de haine à son égard. Ils se soulevèrent contre lui et l’assassinèrent par jalousie et à cause de leur désunion.

En quoi le khan Kardam s’illustra-t-il ? Comme avant lui, quatre empereurs n’eurent point de chance, et que pendant leurs règnes, les Grecs faillirent assujettir l’empire bulgare, ce khan Kardam fut brave et heureux par comparaison. Il fit souvent la guerre aux Grecs, défit plusieurs de leurs armées et fit prisonniers moult commandants de troupes. Les Grecs ne surent point du tout le vaincre au combat. C’est ainsi qu’il libéra pour longtemps les terres bulgares de la violence romaine et qu’il expira.

En quoi le khan Krum s’illustra-t-il ? En ce que, lui aussi, eut beaucoup de gloire et de réussite dans les guerres ; en ce qu’il enleva aux Grecs les villes de Sofija, de Samokov, de Filibe353, de Štip, de Strumica et d’Andrinople, et en ce qu’il peupla ces terres avec des Bulgares. Il fit beaucoup de prisonniers parmi les Grecs, et il les mit à mort à cause de leur foi chrétienne. Ce fut un païen qui faisait beaucoup de tort aux Grecs, mais qui se conformait ce faisant à la volonté divine : il tua l’empereur Nicéphore, comme il fut par nous relaté au début. Il fut le premier à édifier

353 Paisij utilise la forme Filibe pour la ville de Plovdiv. Ailleurs dans le texte il dit Philippopolis.

123 la ville de Tărnovo, composée de trois places fortes dans les méandres de la rivière Jantra, et il y érigea le trône impérial.

En quoi l’empereur Simeon Labas s’illustra-t-il ? En ce qu’il guerroya férocement et sans répit contre les empereurs grecs, en remportant chaque fois la victoire. Il marcha quatre fois avec ses troupes contre Constantinople, conquit et incendia beaucoup de contrées. Sous son règne, les Bulgares et les Grecs ne connurent jamais la paix pendant 35 ans. Depuis cette époque, les grandes tensions et la grande animosité devinrent la règle, aujourd’hui inchangée, entre Grecs et Bulgares. Ainsi, l’empereur Simeon libéra les terres bulgares par la force et il expira en route.

L’empereur Samuel fut pieux et heureux au départ. De nombreuses années durant, il défaisait les Latins et les Grecs, en leur enlevant beaucoup de terres qu’il garda. Il dispersa les peuples dans diverses régions et il était glorieux et célèbre dans le monde entier. Puis Dieu le punit pour un meurtre, car il avait massacré la lignée impériale. Il fut vaincu par les Grecs, qui mirent ses soldats en déroute et leur crevèrent les yeux, comme il fut plus haut relaté.

En quoi l’empereur Asen l’Ancien s’illustra-t-il ? En ce que Dieu en personne le choisit, le sacra roi et consolida son règne. La Bulgarie avait complètement succombé et elle avait été dévastée par la puissance grecque. Mais Dieu octroya derechef la couronne bulgare audit empereur Asen, en lui permettant de soumettre les empereurs et césars grecs. Et ils payèrent longtemps tribut à cet empereur et à son fils, comme cela fut expliqué354 dès le début à propos dudit empereur Asen l’Ancien.

En quoi l’empereur Jean Kaliman s’illustra-t-il ? En ce qu’il était habile et heureux au combat, parce qu’il défit de nombreux rois, qu’il aveugla l’empereur Théodore Laskaris et qu’il soumit beaucoup de terres et de villes. De tous les empereurs bulgares, il fut celui qui régna sur le plus grand territoire. Il colonisa la Bulgarie avec des Grecs, et le pays grec

354 Littéralement, « dit », auquel nous substituons « expliqué » pour éviter la répétition à cause de « dudit ».

124 – avec des Bulgares, en la ville de Drama. Cette ville se trouve en Macédoine, et c’est la vraie capitale de Philippe. Il chassa les Grecs des éparchies de Drama, de Seres, de Melnik et de Thessalonique, et il y installa des Bulgares. Et jusqu’à aujourd’hui, on trouve des Bulgares dans ces éparchies. Il rasa dix villes grecques de fond en comble, et il soumit les Grecs, les Latins, les Serbes, les Magyars, les Albanais et les deux Valachie. Il conquit tous ces peuples et ces terres, en exigeant d’eux qu’ils lui payassent tribut, comme il est écrit dans le prologue et dans les privilèges de Zographon. Aucun autre empereur bulgare ne fut en mesure d’égaler Jean Kaliman en réussite et en gloire impériale.

En quoi Constantin Šišman s’illustra-t-il ? Il était de la famille de l’empereur Asen, et il était très beau et bien bâti. Les gens venaient de bien des régions pour le voir, et à cause de sa grande taille on l’appela Šišman355. Cet empereur fut souvent combattu par les Grecs, lesquels ne surent point pour autant le vaincre. Mais lui conquit beaucoup de terres grecques. Deux empereurs grecs lui donnèrent chacun leur fille en mariage pour avoir la paix avec lui : d’abord Maria, puis Théodora, comme il a déjà été dit plus haut.

En quoi l’empereur Alexandre s’illustra-t-il ? Les Serbes, lorsqu’ils tuèrent son frère, l’empereur Michel, attaquèrent les terres bulgares, et ils conquirent des territoires jusqu’à la plaine de Mraka et jusqu’à Radomir. Ils conquirent la Bulgarie. Alors, les Grecs attaquèrent aussi les villes bulgares, en passant par la Mer noire, et ils les conquirent. L’empereur Alexandre n’avait que peu de troupes, mais avec l’aide de Dieu, il réussit à les vaincre tous. Il marcha contre les Serbes avec une nouvelle armée, les défit et les bouta hors de Bulgarie. Puis il se tourna avec neuf mille hommes contre les quatre-vingt milles soldats de l’empereur grec. Mais Alexandre triompha avec sa petite armée et débarrassa les terres bulgares de bien des malheurs. Il eut un long règne pacifique et raisonnable, comme il a été dit plus haut au sujet de l’empereur Alexandre.

355 « Gros », « replet » en turc.

125 Ce furent les treize empereurs bulgares fameux. Ici même, nous avons mentionné les saints empereurs David et Jean-Vladimir. C’est en raison de leur vie sainte et juste que nous les avons mentionnés. Les autres – les saints roi Tervel et empereur Jean-Michel – menèrent une vie sainte, et ils furent vaillants et forts dans le bonheur de leur règne. De même, les neuf autres empereurs furent invincibles à la guerre et, grâce à la Providence divine, ils libérèrent leur peuple bulgare de la grande oppression et du joug d’autres peuples et empires, par des temps âpres et pénibles.

Que dire des autres empereurs bulgares ? Certains d’entre eux n’eurent pas de succès et les Grecs les défirent à plusieurs reprises. D’autres encore, quant à eux, se rendaient volontairement aux Grecs. Les Bulgares s’insurgèrent contre ceux qui n’avaient pas de quartiers de noblesse impériale et ils les chassèrent du trône. Et ils en tuèrent d’autres à cause de quelque autre discorde. Certains autres empereurs bulgares, en revanche, chérissaient la paix et vécurent en grande harmonie avec les empereurs grecs et autres. Ils vécurent dans la paix et le calme, sans jamais guerroyer, comme il a été ici même dit depuis le début, dans l’ordre, à propos de chacun d’entre eux. Il a fort peu été écrit sur certains empereurs, car ils ne régnèrent qu’un an ou moins. Certains régnèrent longtemps, mais l’on n’a que très peu écrit sur leurs actes, et de ce fait la relation que nous en fîmes est brève. L’on pouvait trouver chez les historiens grecs les dates de règne de nombreux empereurs bulgares, mais pas de tous. De ce fait, nous n’avons pas noté la durée des règnes de chacun.

Chapitre VIII

126

Les évangélisateurs du monde slave

Il est nécessaire de se remémorer brièvement les Saints Cyrille et Méthode, ainsi que l’époque où ils ont composé l’alphabet slave et les livres en langue slave.

C’est au temps de l’empereur Michel356 « l’Iconoclaste » que vécurent Cyrille et Méthode. Ils naquirent dans la ville de Thessalonique, d’un père qui se nommait Léon – un homme haut placé, riche et vertueux. Saint Méthode devint un voïvode slave, c’est-à-dire bulgare, et apprit la langue slave. Dix ans plus tard, il troqua son rang militaire contre un office monacal. Saint Cyrille était le frère cadet de Méthode. Il étudia la philosophie à Constantinople, quand il fut en âge d’étudier, en même temps que l’empereur Michel, le fils cadet de Théophile, et il devint un illustre philosophe célébré par toute la ville. Suivant en cela le conseil de son frère Méthode, il délaissa les affaires du monde, se fit moine et mena une vie sainte.

Du temps où Murtagon357 régnait en Bulgarie, Méthode arriva à Tărnovo, car l’empereur Murtagon avait souhaité qu’on lui trouvât un peintre d’icônes pour qu’il peignît les murs de ses palais. Méthode358 s’y connaissait en peinture. C’est donc surtout pour pouvoir enseigner et propager la foi chrétienne parmi les Bulgares qu’il s’y rendit. Comme l’empereur Murtagon lui ordonna de peindre des animaux, des oiseaux et des scènes de chasse sur les murs du palais en question, Méthode peignit, au lieu de cela, la venue du Christ, et le résultat en fut effroyable et ingénieux. Quand l’empereur vit le tableau, il prit peur et s’attendrit. Alors Méthode trouva un moment propice pour s’entretenir avec

356 Il s’agit de Michel III 357 Il s’agit en réalité de Boris Ier, que Paisij confond avec le khan Omurtag, suivant en cela Mauro Orbini (explication de Norbert Randow). Pour d’autres commentateurs, Paisij désignerait Boris Ier sous trois noms différents : Murtagon, Michel (Mihail) et Bolgaris. 358 Ljubomir Georgiev, dans « Bălgarskata istoričeska pamet v săčinenijata na trima duhovnici ot XVIII v. », naučna konferencija Pari, dumi, pamet (3-4 avril 2003), http://c18.slovar.org/pari/georgiev.htm, pense que Paisij confond deux personnages qui portent le même nom : le frère de Saint Cyrille et un célèbre peintre d’icônes répondant au nom de Méthode. N. B. Paisij écrit le nom de Méthode Metodija au nominatif.

127 l’empereur et le prêcher afin de lui faire embrasser la foi chrétienne, et il finit par convertir Murtagon359. Il manda quelqu’un auprès de l’impératrice Théodora, après quoi un évêque vint de Constantinople, à la demande de l’impératrice, et il baptisa Murtagon, en lui donnant comme nom de baptême Mihail. Beaucoup de gens issus du peuple bulgare embrassèrent le christianisme en ce temps-là, car Méthode leur parlait et les enseignait en langue bulgare. Ensuite, sous l’influence de l’impératrice, ainsi que d’autres Bulgares, Méthode et Cyrille entrèrent dans l’ordre épiscopal afin d’aller prêcher la foi chrétienne aux Bulgares et à d’autres Slaves, et on les appela apôtres bulgares.

Saint Cyrille jeûna pendant 40 jours, et il composa 38 lettres [avec lesquelles] ils créèrent une littérature en langue slave. Pour commencer, ils traduisirent l’Evangile selon Saint-Jean « Au commencement était le verbe », et ils le montrèrent à l’empereur et aux autres, et au Patriarche Ignace. Ceux-ci firent beaucoup d’éloges à propos de ce qui avait été accompli, et leur dirent d’instruire les Bulgares et les Slaves dans leur propre langue, comme de traduire les livres grecs en slave. Méthode et Cyrille se rendirent à Ohrid chez l’archevêque Clément. Celui-ci était bulgare par sa naissance, mais il lisait en grec. Là, cinq philosophes issus du peuple bulgare se réunirent, lesquels avaient une connaissance étendue du savoir et de l’écriture sainte helléniques. Clément, Sava, Naum, Erasme360, Angelarija : ce sont eux les cinq saints hommes du peuple bulgare, et ainsi, réunis autour de Saint Cyrille et de Méthode, ils devinrent un groupe de sept évangélisateurs très sages et ingénieux. Ainsi, ils sélectionnèrent des mots convenables en les empruntant aux Bulgares, aux Serbes, aux Russes, aux Moscovites, aux Slovènes et aux Polonais. Longtemps, ils rassemblèrent des mots parmi ces races, jusqu’à ce qu’ils eussent composé le psautier, l’Evangile, et d’autres livres. Ils

359 Les historiens modernes relatent eux aussi cette légende : « [certains chroniqueurs] attribuent un grand rôle à l’influence qu’eut la peinture intitulée le Jugement dernier sur le khan bulgare, qui fut peinte dans l’un des palais de Boris par le moine et peintre d’icônes Méthode » (Istorija na Bălgarija, Editions Hristo Botev, Sofija 1994, p. 42). 360 St Erasme est parfois pris pour St Gorazd: celui-ci fait partie des cinq élèves les plus connus de Cyrille et Méthode, alors que celui-là ne fait même pas partie des « Sept saints » (Sveti Sedmočislenici). St Erasme est populaire dans la région d’Ohrid, ce qui pourrait constituer un indice de ce que Paisij a visité Ohrid.

128 léguèrent ceux-ci en premier lieu aux Bulgares, et ces livres furent appelés livres bulgares, comme les Grecs l’ont d’ailleurs toujours su. Le monde entier et les quatre patriarches, de même que Jérusalem, Sinaï et le Mont Athos, tout le monde parle de livres bulgares ou vorgares, et non pas de livres serbes ou slovènes.

Mais par la suite, saint Cyrille et Méthode furent ordonnés évêques des Slaves de Moravie, non pas de la Moravie serbe, qui s’écoule à travers la Šumadija, mais d’une autre Moravie, attenante à la Mer-océan, que l’on nomme Mer baltique, près du Brandeburg361. C’est de là que tirent leur origine les Bulgares, et ceux qui y sont restés se disent eux- mêmes Slaves. Là, Cyrille et Méthode officièrent pendant quelque temps et ils prêchèrent aux Slaves la foi chrétienne. Ainsi, par la suite, et à cause de cette race-là, l’on assortit la littérature et les livres saints du qualificatif « slaves ». Indépendamment du nom de la race qui lit ces livres, ceux-ci n’en sont pas moins désignés comme slaves. Mais les Grecs, comme ils ont toujours connu la vérité, n’en continuent pas moins de parler de livres bulgares jusqu’à nos jours. De ce fait, les Bulgares furent les premiers de toute la race des Slaves à se servir de l’alphabet et des livres slaves, et à recevoir le sacrement du baptême.

Bien que Moscovites, Russes, Serbes, pour ne mentionner qu’eux, se targuent d’avoir été les premiers à se servir de l’alphabet slave et d’avoir été christianisés avant les autres, il n’en est pas ainsi. Ils ne peuvent invoquer aucun témoignage d’époque allant dans ce sens. Bien que les écrits des Moscovites et des Russes aillent dans ce sens, les chroniques grecques et latines indiquent clairement à quel moment le roi bulgare, Saint Tervel362, a reçu le sacrement du baptême avec sa race bulgare, en l’an 703, c’est-à-dire peu après le sixième Concile œcuménique. Les Bulgares se maintinrent dans la voie chrétienne

361 Terme générique pour l’Allemagne. 362 Ici, on voit Paisij recopier mécaniquement ses sources sans se préoccuper de la contradiction : il vient d’indiquer que c’était Tervel ou Boris Ier qui s’étaient fait baptiser les premiers, pourtant il se sent le devoir de rapporter également que, selon Mauro Orbini, la christianisation serait le fait de Tervel (Cf. Norbert Randow : « In seinem Bericht über die Annahme des Christentums durch Terwel folgt Païssi ebenfalls Orbini. »). La forme Trivelia provient de la traduction de Baronius.

129 pendant 50 années. Comme ils ne disposaient pas de livres écrits dans leur langue à eux, ils lisaient et écrivaient en latin et en grec. Leur foi n’étant pas suffisamment inébranlable, les empereurs bulgares revinrent au paganisme, mais pas le peuple dans son ensemble. Lors du cinquième Concile, l’on désigna, dans la ville d’Ohrid, un archevêque indépendant, car l’empereur Justinien était natif d’Ohrid. Autrefois, l’on appelait Ohrid Dardanija. Lors du cinquième Concile œcuménique, l’empereur Justinien obtint des Saints Pères que l’on nomme un archevêque indépendant, de telle sorte qu’il ne fût soumis à l’autorité d’aucun patriarche. Il fit bâtir un mur d’enceinte autour d’Ohrid, mais en ces temps-là, les Bulgares prirent aux Grecs la ville d’Ohrid, et y établirent leur capitale. C’est à Ohrid que le saint empereur Tervel reçut le sacrement du baptême.

Tant qu’ils avaient leur siège impérial à Ohrid chez l’archevêque, ils respectaient l’orthodoxie, mais quand ils le transférèrent dans le Zagorie, plus précisément à Tǎrnovo, les empereurs bulgares s’écartèrent de l’orthodoxie et ils s’engouffrèrent dans le paganisme quatre-vingt douze années durant. Ensuite, en l’an 845363, Murtagon, alias Mihail, et non pas Bolgaris, comme l’écrit Baronius364, reçut le sacrement du baptême et tout

363 Les historiens bulgares pensent que le baptême du khan Boris a dû avoir lieu en 864 ou au début de 863, mais « le processus [de christianisation] dans son ensemble prit au moins deux-trois ans, jusqu’en 866 » (Ibidem, p. 44). 364 Voici le seul extrait de César Baronius que nous ayons pu trouver en français à ce sujet : « Quatre ans ou environ après le rétablissement du culte et de la vénération des Images sacrées dans l’Orient, les Reliques des saints Nicéphore Patriarche et de Théodore Studite, sont portées du lieu de leur exil, où ces Saints étaient décédés, avec une pompe fort magnifique, en la ville de Byzance, afin de faire triompher en terre les corps de ces personnages, dont les esprits avaient fait ériger dans le Paradis leurs noms et leurs trophées. L’Impératrice ayant pris un courage d’homme, fait donner avis à Bogar, Roi des Bulgares, qui déclarait la guerre à la Majesté Impériale, qu’elle faisait état de lui aller elle-même à la rencontre ; et qu’il prît bien là-dessus lui-même ses mesures, ne lui pouvant être fort avantageux pour sa gloire de vaincre une femme, et lui pouvant au contraire tourner à un indigne affront d’en être surmonté. Ce beau mot, et venant de cette princesse, plut si fort à ce roi barbare, qu’il se trouva capable de le détourner du dessein qu’il avait pour la guerre ; si bien qu’au contraire ce même prince ayant été depuis presque accablé de disgrâces domestiques, et recevant de la bonne main les avis que lui suggéra une sienne sœur, qui pendant le temps de sa détention en la ville de Byzance, avait embrassé le Christianisme, il reçut le saint baptême, ce que firent aussi tous ses sujets à son imitation ». « Cette année encore [869], Pierre le Sicilien (qui ne semble point être autre que celui qui ailleurs est appelé Lucas) comme il parle de soi-même, fut employé à l’Ambassade décernée pour l’échange des prisonniers en la Province Cimbrique, vers les Manichéens qui avaient beaucoup endommagé le christianisme dans l’Arménie faisant partie de l’Asie Mineure : à l’occasion de quoi il composa une histoire fort exacte des progrès des mêmes Manichéens, l’ayant dédiée à l’Archevêque des Bulgares, et appris qu’ils se disposaient à les aller voir, pour pervertir leur nation, et les infecter de leur doctrine abominable. » - In Les annales ecclésiastiques de César Baronius, Cardinal de la S.E.R., réduites en autant de Livres fort succincts, que l’auteur en avait fait de tomes prolixes, par le R. Père Avrele Pervsin, Prêtre de l’Oratoire de Rome. Traduites en français, dans toute la pureté de la langue, par Mre Ch. Chaulmer, Historiographe de France, et divisées en six parties. IVème partie, Paris, 1664, p. 922.

130 le peuple bulgare avec lui. Depuis lors, et jusqu’à nos jours, le peuple bulgare se maintient infailliblement dans la vraie croyance. La princesse russe Olga reçut le baptême en l’an 958, et avec elle une poignée de sujets du peuple russe. Les membres du clergé qu’elle prit à son service étaient grecs et non pas slaves : à l’époque, en effet, les Russes ne savaient pas du tout lire en langue slave. Après la princesse Olga, Vladimir, le prince de Rus et de Kiev, reçut le sacrement du baptême en l’an 1008365, et tout le peuple russe fut baptisé à sa suite. Il appert ici que les Bulgares reçurent tous le sacrement du baptême avec 153 ans d’avance sur les peuples russe et moscovite; il en fut de même pour l’utilisation de l’alphabet et des livres slaves. Or, les Serbes étaient sous la férule du du pape de Rome et ils professaient la foi romaine. Il n’y a aucun témoignage ni dans les annales des Romains, ni dans celles des Grecs, concernant l’époque où les Serbes furent baptisés par les Romains, même si en 1130, le župan serbe Nemanja reçut le sacrement du baptême - pas le peuple serbe dans sa totalité, mais bien une poignée de gens. Plus tard, en 1190, l’archevêque Saint Sava, fils de Nemanja, fit basculer tout le peuple serbe dans la foi orthodoxe. Ainsi, les Serbes embrassèrent la foi orthodoxe 345 ans après les Bulgares.

Ainsi, de toutes les races slaves, les Bulgares embrassèrent les premiers l’orthodoxie, ils eurent un patriarche et un empereur bien à eux avant les autres, de même que personne d’autre n’aura lu dans sa propre langue avant eux. Mais la Bulgarie est encerclée de Turcs, et elle jouxte Constantinople, et c’est là la raison pour laquelle les Bulgares sont si aigris, et c’est pour cela qu’ils vivent sous la férule des Turcs, comme on peut le constater. Toujours à cause de cela, ils peinent à acquérir de l’intelligence ou de la sagesse livresque. Les Russes et les Moscovites auront longuement joui de la possession d’un royaume et de la liberté religieuse. Ils édifièrent des écoles et ainsi, peu à peu, ils obtinrent des Grecs, des Latins et d’autres peuples la sagesse livresque, car ils en ont la possibilité, et qu’ils impriment des livres slaves. C’est pourquoi, ils traduisirent et écrivirent moult textes dans leur propre langue, comme bon

365 La princesse Olga, morte en 969, s’était fait baptiser. Vladimir, quant à lui, se fait baptiser en 988.

131 leur semble. De même, les Serbes, qui paient tribut aux Turcs, sont beaucoup plus sots et démunis que les Bulgares, tandis que ceux qui sont des sujets de l’Etat allemand savent lire et écrire un peu mieux, parce qu’ils jouissent de la liberté du culte religieux. Depuis peu, ils ont commencé à s’instruire dans des écoles, ils ont des évêques sortis de leur peuple et ils aident ce dernier à s’instruire. Certains parmi les Russes et les Serbes en pays allemand médisent des Bulgares et les injurient en les taxant de sottise et d’illettrisme. Mais ces Russes et ces Serbes feraient mieux de remercier le bon Dieu de leur avoir épargné l’oppression de l’infidèle et la soumission aux évêques grecs, dont les Bulgares ont à souffrir. Si tant est qu’ils eussent un tant soit peu goûté à tout cela, ils eussent chanté bien des louanges aux Bulgares qui ne se détournent pas de leur foi en Dieu en dépit de toutes les souffrances et violences qu’ils ont à endurer.

Fais bien attention maintenant, cher lecteur, pour retenir l’époque à laquelle les empereurs bulgares élurent leur patriarche à Tărnovo, ainsi que le nombre des saints issus du peuple bulgare. L’empereur bulgare Simeon, appelé Labas, prit la succession de Michel, comme j’écrivis plus haut. Sous le règne de Michel, le pape romain gouverna la Bulgarie pendant trois années, parce que Paul et Formose, les évêques du pape, baptisèrent beaucoup de Bulgares. C’est précisément à cette époque que le pape romain tourna le dos à l’orthodoxie. De ce fait, les Grecs chassèrent de Bulgarie les évêques du pape. Grecs et Romains se disputèrent et se cherchèrent querelle à cause des Bulgares, pour savoir qui devait exercer la domination sur eux. À la suite de cette dispute, les Grecs et les Romains se séparèrent définitivement, et les Bulgares demeurèrent un certain temps sous l’emprise du patriarcat de Constantinole. Mais les Grecs demandaient beaucoup d’or et d’impôts aux empereurs de Tǎrnovo pour la nomination d’un archevêque à Tǎrnovo. Simeon Labas366 mena une lutte acharnée, et il guerroya longuement et

366 Sobriquet de Simeon le Grand repris de Mauro Orbni. A notre connaissance, personne d’autre que le traducteur allemand n’a tenté d’expliquer l’origine du surnom Labas : « Den Beinamen Labas übernahm Païssi von Orbini. Er beruht auf dem Missverständnis eines Satzes in der griechischen Chronik des Johannes Zonaras (12. Jh.), die Orbini als Quelle benutzte. Dort heiβt es : … tō archonti Symeōn labas zētoynti… [(dies genügte)

132 férocement contre les Grecs à cause du tribut qu’il fallait verser pour pouvoir nommer un évêque. Et en raison du deuxième grief qu’il avait envers les Grecs, il se sépara du patriarcat de Constantinople et voulut s’allier aux Romains. C’est pourquoi les quatre patriarches grecs nommèrent un patriarche bulgare indépendant à Tǎrnovo et lui accordèrent la bénédiction, d’une part pour obtenir la paix et la bonne entente avec les Bulgares, d’autre part pour ne pas les laisser sombrer dans l’hérésie romaine. Tant que régnaient des Bulgares, l’on nommait un patriarche et des évêques originaires du peuple bulgare, et il incombait au patriarche de Tǎrnovo de nommer un archevêque à Ohrid. Après le patriarche de Tǎrnovo, le premier dans la hiérarchie était l’évêque d’Ohrid, suivi par celui de Preslav, puis enfin par celui de Sofija. Les empereurs bulgares avaient des palais impériaux à Ohrid, Preslav et Sofija où demeuraient de grands barons, qui entretenaient les armées bulgares et qui faisaient la collecte de l’impôt civil. Dans ces villes, ils avaient des archevêques, premiers dans la hiérarchie après le patriarche. À Vidin, l’on trouvait un grand baron et un archevêque placé au quatrième rang après l’archevêque de Sofija. Ainsi, les empereurs bulgares avaient, sous leurs ordres, quatre barons appelés beglerbegs, qui contrôlaient les armées bulgares, tout comme quatre archevêques ou métropolites qui devaient allégeance au patriarche de Tǎrnovo, et qui exerçaient un pouvoir sur beaucoup d’évêques en Bulgarie, mais aussi sur le peuple bulgare. Ainsi était l’organisation et le gouvernement, et c’est ainsi qu’ils gouvernaient. Et à chaque fois qu’ils plaçaient des territoires grecs sous leur autorité, et cela arriva plus d’une fois, les empereurs bulgares installèrent, en ces pays et en ces endroits-là, une armée bulgare et des barons, sans ihrem Anführer Simeon, der Gelegenheiten suchte (Krieg zu führen, als Vorwand)]. Das Wort labas (Gelegenheiten) wurde von Orbini nicht erfaβt und Simeon als Beiname zugelegt », passage dont nous donnons une traduction approximative : « Paisij emprunta le sobriquet Labas à Orbini. Celui-ci est provient d’un malentendu à propos d’une phrase de la chronique grecque (12ème siècle) de Jean Zonaras, qui a servi de source à Orbini. Il y est dit : « cela suffisait à leur chef Simeon, lequel cherchait des occasions ou des prétextes pour guerroyer ». Le mot labas (occasions), n’a pas été compris par Orbini, et a de ce fait été accolé à Simeon en tant que surnom ou sobriquet ». (Païssi von Chilandar, Slawobulgarische Geschichte, Leipzig, 1984, Insel-Verlag, p. 153) Cette thèse dément l’affirmation de certains auteurs pour qui Orbini lisait les chroniques byzantines uniquement en traduction latines. On peut aussi s’étonner de la servilité avec laquelle Paisij recopie ses sources, même s’il connaissait probablement mieux le grec que Mauro Orbini, ce qui aurait pu lui faire déceler l’erreur commise par ce dernier.

133 nullement inquiéter les évêques et les prêtres grecs. Le patriarche de Tǎrnovo ne plaçait pas non plus les évêques et les prêtres grecs sous son autorité, car celle-ci ne s’étendait qu’à la Bulgarie proprement dite. Dans les éparchies étrangères, le clergé n’exerçait guère de pouvoir, seules les armées faisaient allégeance à l’empereur. De la même façon, à chaque fois que les Grecs venaient à conquérir certains territoires bulgares, ils y installaient une armée impériale, mais guère d’évêques ou de prêtres. Par la suite, quand les Turcs conquirent et assujettirent la Bulgarie, les patriarches de Constantinople, avec l’aide des Turcs et par la force, reprirent sous leur pouvoir le patriarcat de Tǎrnovo. Mus par la haine et la méchanceté qu’ils ressentent envers les Bulgares depuis le tout début, ils ne concèdent aux Bulgares la moindre nomination d’évêque : ils faut qu’ils soient grecs. Et ces patriarches ne se soucient goutte ni des écoles, ni de l’enseignement bulgares, pour au contraire mieux helléniser tout l’enseignement. De ce fait, les Bulgares sont demeurés sots et ignorants des belles lettres, et bon nombre d’entre eux se sont tournés vers la culture et les études grecques, et ils ne se soucient guère de leur propre enseignement, ni de leur langue. Cette faute des Bulgares trouve son origine dans l’attitude du pouvoir spirituel grec. En ces temps, ils subissent injustement une grande violence de la part des évêques grecs, pourtant les Bulgares les acceptent, vénèrent et honorent comme des évêques, et ils payent toujours le double de ce qu’ils leur doivent. Pour tout cela, ils recevront de Dieu la récompense qui leur est due pour leur simplicité et leur candeur. Ainsi, ces évêques-là, qui se servent de la puissance turque et non pas de la loi épiscopale pour faire offense aux Bulgares et user de violence envers eux, recevront la rétribution divine à raison de leurs actes et de leur absence de scrupules, selon ce qui a été dit : « car il sera rendu à chacun selon sa conduite » !

134 Chapitre IX Ici, nous avons brièvement rassemblé les noms des saints bulgares, autant qu’il en est qui ont illuminé notre peuple en premier en ces temps derniers

1. Le premier saint, ce fut le saint roi Tervel367, surnommé le moine Theoktist, qui, en l’an 703, peu de temps après le sixième concile œcuménique, reçut le sacrement du baptême. C’est pendant son règne que l’ensemble du peuple bulgare reçut ce même sacrement. Le premier baptême bulgare eut lieu du temps de ce saint roi Tervel. Parce qu’il montrait du zèle et de la ferveur envers le Seigneur Jésus Christ, il abdiqua le pouvoir royal et la gloire mondaine en peu de temps, il se fit édifier un grand monastère près d’Ohrid et y reçut le rang de prêtre. Il mena une vie austère, acheva sa vie à la manière d’un saint et se présenta devant Dieu dans ce monastère.

2. Le deuxième saint, ce fut l’empereur368 de Tărnovo, le bienheureux et mémorable Michel, alias Jean [Joan]. C’était bien là son nom : Michel- Jean. Il est l’ancêtre de la lignée et de la dyanstie369 des empereurs bulgares, jusqu’au dernier d’entre eux, Jean Šišman. Tous ceux qui étaient des représentants de sa dynastie signaient avec son nom et son titre. L’on écrivait d’abord son nom, en fonction du nom que l’on avait, ensuite – Jean [Joan], c’est-à-dire Jovanović. Ainsi, les empereurs bulgares portaient le titre et les honneurs de Michel-Jean, leur ancêtre, lequel leur laissa une dynastie impériale et leur légua la foi orthodoxe : c’est lui qui fut à l’origine de cela chez eux. Puis, à Tărnovo, comme il vient d’être dit, cet empereur fut le second civilisateur des Bulgares après Tervel. En 845 après J.C., il se fit

367 Comme partout dans le texte : Trivelija. 368 Rien ne justifie la fluctuation terminologique entre roi et empereur (tsar), puisque « roi » est en principe réservé, chez Paisij, à ceux qui sont soupçonnés d’être catholiques. 369 Encore un exemple où la traduction de Dinekov peut induire en erreur le lecteur bulgare d’aujourd’hui : plemja n’a pas le sens, chez Paisij, de « tribu », mais de famille ou descendance.

135 baptiser et Dieu put ainsi montrer des miracles aux Bulgares par son intermédiaire. La croix à la main et en adressant une prière à Dieu, il sut préserver la Bulgarie de la grande colère de Dieu, comme c’est écrit chez Baronius dans la deuxième partie, à la page 950370. Icelui vécut 45 années en paix et dans le bonheur sur le trône bulgare, pour ensuite accéder, après son décès, à la vie éternelle.

3. Le troisième saint, ce fut l’empereur David ; il céda son royaume à son frère Samuel de son plein gré, pour aller dans un monastère et entrer dans les ordres monastiques. Après avoir mené une courte vie, il mourut en odeur de sainteté. Il se présenta devant Dieu et ses reliques, que l’on avait trouvées intactes et impérissables, furent transportées à Ohrid. 4. Le quatrième saint, ce fut le saint empereur Jean-Vladimir, fils d’Aaron : il régna à Ohrid trois années durant, il mena une vie sainte et pieuse, et il fut tué par sa femme et son beau-frère en raison de la pureté de sa vie, de la tempérance qu’il montrait et à cause de sa foi orthodoxe. Ses reliques se trouvent, intactes et impérissables, au pays d’Elbasan371, comme il a été dit plus haut372. Ainsi, [jusque là] quatre empereurs bulgares au total sont des saints et des gens pieux. 5. Le cinquième saint, ce fut saint Jean [Joan], patriarche de Tărnovo, ayant vécu du temps de l’empereur Asen l’Ancien. Il couronna celui-ci, comme il a été dit auparavant. Il passa toute sa vie à Tărnovo en tant que patriarche. 6. Le sixième saint, ce fut saint Théophylacte, commentateur de l’Evangile, grand maître de l’Eglise et grand-rhéteur-très-sage373. Il a écrit des livres utiles à l’Eglise en trois langues, ainsi que moult traités d’histoire en grec, en latin, et en bulgare. Il a traduit moult livres en langue bulgare. Il fut grand toute sa vie durant, et son érudition le couvrit de gloire. Il se révéla

370 Paisij n’indique malheureusement pas l’édition. 371 Ville d’Albanie. 372 Vers la fin du chapitre III. 373 Certaines expressions paraissent tellement stéréotypées ou artificielles que l’on est tenté de former des mots composés à rallonge, en français, à la manière des surréalistes.

136 fort utile aux Grecs, aux Latins et aux Bulgares, [ce qui lui valut]374 leurs louanges. Dieu concéda aux Bulgares un si grand et docte illuminateur, qui était issu de leur peuple, que sa vie et son enseignement illuminèrent toute la Bulgarie. L’empereur Asen et l’impératrice Maria, l’épouse d’Asen, le mandèrent à Ohrid avec une grande insistance et le nommèrent patriarche à Tǎrnovo. Il y vécut pendant de nombreuses années, embellit le trône de Tǎrnovo et extirpa de Bulgarie les hérésies novatienne375 et arménienne376, de même qu’il extirpa celle des Latins de Valachie. C’est sur ce trône qu’il passa les derniers jours de sa sainte vie. 7. Le septième saint, ce fut saint Euthyme, patriarche de Tǎrnovo et élève du saint père Théophylacte, un homme aussi érudit, sage et saint que son maître sa vie durant. Elève du saint maître, il fut en tous points l’imitateur de la vie, de l’activité et de la doctrine de Théophylacte. Il hérita également de son trône. Il écrivit moult livres, traduisit les légendes des Saints en langue bulgare et rédigea l’éloge de moult saints. Il expliqua aux moines du Mont Athos moult canons et les règlements de l’Eglise. Ils le questionnaient à propos de tout et de rien, et il leur répondait en leur envoyant des lettres377 remplies de sagesse. Ses écrits sont conservés jusqu’à nos jours dans les livres manuscrits. Après il vécut chez Jean, le fils d’Asen. Grâce à son insistante intercession, l’empereur Jean édifia moult monastères en Bulgarie en divers emplacements et lieux déserts. Il plaça moult moines dans ces monastères, il leur octroya le rang et le règlement monastique et il multiplia considérablement les éloges à Dieu dans de nombreux endroits à travers toute la Bulgarie. Il rendit un immense service à son peuple bulgare, tout comme le fit son maître. Il décéda sur son trône de patriarche à Tǎrnovo, à un âge très avancé. 8. Le huitième saint, ce fut saint Joachim. Lui aussi fut patriarche à Tǎrnovo et il mena une vie sainte et pure. Il fut injustement tué par

374 Il est impossible de traduire autrement grekomŭ i latinomŭ i bolgaromŭ bilŭ na velika polza i pohvala. 375 Les Novatiens sont des partisans et adeptes de Novatius, prêtre romain rigoriste mort en 258 après J.C. Novatius fut élu antipape en 251 après J.C. Son église apocryphe s’est maintenue jusqu’au septième siècle. Paisij semble inclure les hérétiques au sens large sous l’appellation « Novatiens ». 376 Il s’agit en réalité des monophysites, secte chrétienne qui ne reconnaissait que l’essence divine du Christ, et non point son essence charnelle. 377 Onĭ imĭ na to premudrostĭ otpisovalĭ (le petit jer est systématique dans les manuscrits de Sofronij, alors que c’est le grand jer qui l’est dans le manuscrit de Zographon, auquel il manque le chapitre sur les saints bulgares) – nous avons affaire à un serbisme avec otpisovalĭ : il s’agit d’une variante d’otpisivati, « répondre à une lettre ».

137 l’empereur Svetoslav à cause des troupes perses qui défirent les Bulgares. Svetoslav imputa ce méfait à saint Joachim, qui n’était point coupable. L’empereur le fit jeter d’une haute montagne et cestui décéda en martyre. Ces quatre saints patriarches bulgares avaient leurs reliques intactes et impérissables à Tărnovo, comme il est écrit à la cinquième page du Livre Kormčaja378.

9. Le neuvième saint, ce fut saint Clément, feu l’archevêque d’Ohrid, qui était un grand thaumaturge. Ses reliques sont demeurées intactes à Ohrid jusqu’à nos jours.

10. Le dixième saint, ce fut saint Naum. Jusqu’à nos jours, ses saintes reliques, conservées dans son monastère près d’Ohrid, possèdent la faculté de guérir, et beaucoup de gens y font un pèlerinage. 11. Saint Erasme. 12. Saint Angelarija. 13. Saint Sava.

Ces cinq Saints – Clément, Sava, Angelarija, Naum et Erasme – vivaient à l’époque des Saints Cyrille et Méthode. Ceux-ci étaient des Bulgares de naissance379 et on les avait enseignés suivant les préceptes de l’hellénisme. Ils menèrent une vie sainte, glorieuse et partout célèbre. Ils allèrent dans le pays d’Ohrid, où ils vécurent dans des endroits divers et variés. Cyrille et Méthode les rejoignirent à Ohrid, où ils [se] réunirent. Cyrille et Méthode avaient inventé les lettres slaves, mais ils ne surent point rassembler suffisamment de mots élégants à partir de la langue slave, afin d’avoir de quoi faire, en tout premier lieu, le psautier. Ces cinq saints les aidèrent beaucoup et ils furent envoyés partout où on parlait le slave. Ils

378 Traduction en vieux bulgare du Nomokanon, recueil de lois byzantin. Paisij utilisa une édition russe de 1650 comme source historique, plus précisément le traité sur « Le retrait de Rome de l’église d’Orient ».

379 Paisij extrapole bien entendu. Aucun texte d’époque ne dit que Cyrille et Méthode étaient des Bulgares, pas plus que les sources de Paisij. Marie Vrinat-Nikolov (Cf. bibliographie) pense que la conscience nationale bulgare apparaît au quatorzième siècle, car c’est à partir de cette époque que le vieux bulgare commence à être désigné comme « langue bulgare », et non plus comme « langue slave ». Mais cette thèse, qui se veut être une remise en cause du nationalisme bulgare, dément en réalité les thèses des historiens serbes, pour qui l’identité nationale bulgare aurait précisément commencé à disparaître à partir du quatorzième siècle…

138 rassemblèrent tous ces mots selon les règles de la grammaire grecque, en traduisant les mots que contient cette langue et en se fondant sur les mots qu’utilisait l’ensemble du peuple slave. Ils traduisirent premièrement le psautier et les Evangiles à Ohrid et à Thessalonique. Ce fait est connu des Grecs et il est noté ainsi dans les vieilles sources manuscrites grecques. Et les peintres d’icônes grecs peignent les sept précepteurs380 ensemble et ils les appellent « les apôtres des Slaves », autrement dit ceux qui traduisirent et établirent les livres slaves. En même temps que leurs effigies, on trouve là Saint Cyrille et Saint Méthode. 14. Saint Nikola, archevêque d’Ohrid, accomplit beaucoup de miracles dans sa vie. La Sainte Vierge lui apparut et lui ordonna de nommer Saint Hilarion évêque de Meglen381, comme il est écrit dans leurs légendes. Saint Nikola est décédé à Ohrid sur son trône. 15. Saint Hilarijon, évêque de Meglen, fut un grand et saint homme par sa vie et sa doctrine. Il mena un grand combat contre les hérétiques novatiens et arméniens et, avec l’aide de Dieu, il les vainquit et humilia tous et il extirpa l’hérésie de son diocèse. Cette hérésie s’était fortement développée dans l’éparchie de Meglen. Il passa longtemps à éclairer382 les empereurs grecs et, grâce à sa doctrine très sage, il les préserva des hérésies, comme cela fut décrit en détail dans la pieuse légende que saint Euthyme, patriarche de Tǎrnovo, écrivit sur lui. À ce moment-là, l’empereur Jean, le fils d’Asen, transporta les reliques de ce Saint Hilarijon de Meglen à Tǎrnovo. Saint Euthyme vante ses nombreux mérites et le couvre d’éloges.

16. Saint Nikodim, celui qui répand du saint chrême, vécut et quitta ce monde à Ohrid. Plus tard, ses reliques furent transportées dans le Berat383 des Albanais. Elles ont gardé la faculté de guérir et elles demeurent impérissables jusqu’à nos jours.

17. Saint Jean de Rila mena des années durant une vie très sainte et pieuse dans le lieu désert qu’était le mont Rila. Il supporta beaucoup de

380 Il s’agit des sept élèves de Cyrille et Méthode, appelés en bulgare moderne Sveti sedmočislenici. 381 Massif montagneux en Macédoine grecque. C’est aussi un des lieux d’origine des Aroumains (Valaques). 382 Littéralement : « Il instruisit beaucoup les empereurs grecs ». 383 Paisij écrit Beligrad.

139 calamités de la part des démons. Il passa les derniers jours de sa vie dans ce lieu retiré. Ses saintes reliques reposent encore de nos jours, conservées intactes et impérissables, dans son monastère. Des gens de toute la Bulgarie y vont pour adorer les reliques du saint Père Jean. Et les Bulgares, qui font souvent un pèlerinage jusqu’à son saint monastère, obtiennent une grande guérison et une élévation spirituelle. Aujourd’hui, de toute la gloire bulgare, quand en Bulgarie il y avait de si grands monastères et églises, Dieu préserva entier, de nos jours, grâce aux prières du Saint Père Jean, le seul monastère de Rila. Tous les Bulgares peuvent en tirer profit. Pour cette raison, ils sont tous obligés de le préserver et de donner l’aumône dans ce saint monastère de Rila, pour que ne s’éteignent point le grand bien et les éloges bulgares que l’on reçoit grâce au monastère de Rila par les prières de notre Saint Père Jean, notre célèbre saint bulgare.

18. Saint Gavriil de Lesnovo, qui vécut dans un lieu désert près de Lesnovo384, dans l’éparchie de Štip, mena de longues années durant une vie sainte et ascétique et il remit son âme au Seigneur. 19. Saint Prohor Pšinski385 mena une vie sainte, pieuse et exemplaire dans les lieux déserts près de Pšinja, dans l’éparchie de Skopje. Il savait prophétiser et il prédit moult choses, comme cela est décrit en détail dans sa pieuse légende. Et jusqu’à nos jours, du saint chrême s’écoule de ses saintes reliques. 20. Saint Joachim de Sarandapol386 vécut moult années durant en ermite dans ces lieux déserts, et il y passa les derniers jours de sa sainte vie. Mais depuis peu, son monastère a été abandonné et ses reliques ont ou bien été enterrées, ou bien ont été transportées quelque part par des moines. C’est pourquoi on ne connaît pas l’endroit où elles reposent. 21. Saint Joanikija de Devica vécut dans le massif de la Devica387, à la frontière serbo-bulgare, dans l’éparchie de Gračanica388, qui se trouve

384 Village et monastère de la partie occidentale de la montagne Osogovo, en Macédoine du Vardar, près de Kratovo. 385 Saint bulgare de la première moitié du onzième siècle. Pšinja est un affluent du Vardar. Le monastère de Prohor Pšinski est aujourd’hui considéré comme serbe. 386 Ancien nom de Kriva Reka, confluent de Pšinja, à proximité de Kriva Palanka (République de Macédoine). 387 Massif montagneux en Serbie. 388 Monastère dans l’actuel Kosovo, au sud de Priština, ancien siège épiscopal.

140 dans le Belo Pole. Il y vécut, et y passa les derniers jours de sa vie. Et de nos jours, du saint chrême s’écoule encore de ses saintes reliques et beaucoup de gens vont en pèlerinage au monastère de Devica389 pour recouvrer la santé et prier à ses côtés.

On dit (et on trouve des écrits dans les louanges mondaines) que ces quatre révérends saints Pères - Gavriil, Prohor, Joachim et Joanikija - furent des élèves du révérend père Jean de Rila. Il les enseigna et leur apprit la vie sainte et les canons monastiques. Il passa beaucoup de temps sur le mont390 Rila. Après, le Saint Père Jean les envoya dans ces régions montagneuses afin qu’ils édifiassent des monastères et qu’ils réunissent des gens, qui vinssent auprès d’eux et qui désirassent se faire moines, afin de leur enseigner les règles et le canon monastiques. Et c’est ainsi que, tels quatre étoiles, et grâce aux prières de Saint Jean, ses quatre saints élèves illuminèrent [la terre]. C’est eux qui instituèrent en Bulgarie le premier canon monastique, et moult monastères y furent édifiés de leur vivant. Tout un chacun respectait leur canon et les traditions qu’ils avaient laissées, conformément aux préceptes reçus au début de la part du saint Père Jean. Ainsi, le Saint Père de Rila fut l’ancêtre des moines en Bulgarie et après lui, beaucoup de ses élèves illuminèrent la terre par leur vie miraculeuse, bien qu’aujourd’hui, à cause du temps écoulé, l’on ne trouve rien d’écrit sur ces faits. Or, à défaut d’avoir été notés, ceux-ci tombèrent dans l’oubli.

22. Le révérend saint Théodose de Tǎrnovo, l’élève de Saint Grégoire le Sinaïte, illumina la terre dans la contrée déserte autour de Sliven à l’époque de l’empereur Jean, fils d’Asen, et de celle du patriarche saint Euthyme. L’empereur fit édifier à cet endroit-là moult monastères à l’image du Mont Athos, et le Saint Père Théodose de Tǎrnovo fut le gouverneur et le maître de tous ces monastères. Noble et honnête, il était originaire de Tǎrnovo, mais il laissa de côté toute partialité mondaine pour se consacrer à Dieu de toute son âme, et il illumina la terre grâce à sa vie sainte et

389 Au nord du massif de Devica se trouve le village de Dugo Polje à proximité duquel se situe le monastère de saint Arhili. C’est probablement à ce monastère que se réfère Paisij. 390 Pustinja peut avoir à la fois le sens de « lieu désert » et de « montagne », mais pas de désert dans ce texte.

141 miraculeuse. De même, ses élèves eux aussi illuminèrent la terre avec leur vie et leurs monastères. On nommait ses élèves patriarches à Tǎrnovo et évêques en grand nombre à travers toute la Bulgarie. L’on peignait les évêques sous un jour favorable dans leurs légendes et leurs doctrines miraculeuses. En faisaient partie : 23. Saint Marko, le métropolite de Preslav. Il transféra les reliques de notre révérende mère Parascève d’Epiphate à Tărnovo. Il était grand à cause de sa vie et de sa doctrine, et il rendit son âme au Seigneur à Preslav, sur ce trône qui était le sien. 24. Le révérend saint père Kosma de Zographon. 25. Le révérend saint père Simon de Petra391. 26. Le révérend saint père Philotée l’ermite.

Ces trois révérends saints pères qui illuminèrent le Mont Athos étaient des Bulgares. Saint Kosma vécut longtemps dans une effroyable392 grotte aux environs du monastère de Zographon. Il avait un grand don de divination, et il prédisait beaucoup aux frères ce qui allait se passer, comme il est dit dans sa pieuse légende. Saint Simon mena une vie sainte et austère dans une petite grotte, sur une pierre. Dieu lui apparut plusieurs fois sous la forme d’une étoile sur cette pierre, là où il édifia [par après] un monastère, et il s’appelle Simon Pierre, c’est-à-dire la pierre de Simon. Il avait le don de guérir, et il guérissait beaucoup de gens atteints de différentes maladies. Il délivra de la rage la fille du roi des Magyars. Ce roi-là construisit un monastère en son honneur. Saint Philotée vécut longtemps après. Il construisit un monastère en cet endroit-là, lequel porte son nom. Saint Philotée ne goûtait guère de pain, pour au contraire faire chère de châtaignes pendant tous les jours de sa vie. Ensuite, beaucoup de calamités s’abattirent sur lui à cause de ses moines, il passa du Mont Athos à Andrinople, et il y expira. Son frère Dionisija393 était métropolite à Andrinople. C’est ce qui figure dans les sources grecques du Mont Athos à

391 Fondateur du monastère Simonos Petra, sur le Mont Athos. Le monastère a été édifié avec le soutien de Jovan Ugleš, despote de Serres et l’un des frères de Vukašin. 392 Littéralement : « dans une grotte atroce et effroyable », mais le sens exact des adjectifs qualificatif n’est pas complètement certain. 393 La plupart des noms ont une consonance macédonienne chez Paisij.

142 propos de Philotée et de Dionisija394, à savoir que les deux saints hommes étaient des Bulgares. 27. Le révérend saint Pimin rentra dans les ordres à Zographon, et il y vécut pendant longtemps. Il était peintre d’icônes de son métier. Il menait une vie sainte, mais à l’insu des gens. Il se dissimulait des gens sagement et intelligemment. Ensuite, il quitta le Mont Athos pour aller s’installer dans l’éparchie de Sofija. En ces années-là, le sultan turc concéda aux chrétiens le droit de bâtir des églises : ce saint Pimin persévéra, œuvra, et fit édifier moult églises, de même qu’il restaura des monastères dans l’éparchie de Sofija395, d’où il était également originaire. Ensuite, il restaura le monastère de Čepino, situé près de la rivière Iskǎr, où il rendit également son âme à Dieu. Longtemps après, l’on trouva ses saintes reliques dans sa tombe : elles étaient entières et impérissables, et elles furent transférées dans l’éparchie de Vidin, dans le monastère de Suhodol. Cestui Pimin [mourut] en 1610. 28. Saint Michel « le guerrier », originaire du village Potuka, vivait dans le diocèse de Sliven. Il était Bulgare, mais il combattit les Grecs, et il avait une haute fonction militaire. Il était vaillant au combat et sa vie était sainte – c’est avec son glaive et par la prière qu’il tua l’effroyable dragon. L’empereur Jean transféra ses reliques de Potuka à Tărnovo, dans l’église des « 40 martyrs ». 29. Saint Dimitrija le Jeune vécut en 1685. Il vécut simplement, c’était un homme du siècle, mais l’esprit saint respire et habite là où il le souhaite. Ce saint-là avait quelques brebis et il vivait près d’une rivière et d’une roche. Il planta un petit vignoble pour ses propres besoins, il perça une cabane dans la roche, et c’est ainsi qu’il passa sa vie tout seul en cet endroit. Mais il menait une vie simple et sainte, ce qui lui permit de contenter Dieu. Il décéda en cet endroit-là. C’est aussi là-bas qu’il fut enterré. Ensuite, Dieu permit à quelques personnes de découvrir ses reliques, et on les transféra dans le village de Basarabovo, aux environs de Svištov, dans l’éparchie de Tărnovo, où l’on guérit beaucoup de gens. Ainsi, ce Dimitrija illumina les

394 On voit que Paisij indique scrupuleusement ses sources. 395 Il est d’usage d’écrire le nom de la capitale bulgare avec l’orthographe Sofia, mais celle-ci ne permet pas de rendre le yod devant le a.

143 terres bulgares en ces temps derniers, avec sa vie simple, et il le fit pour le peuple bulgare le plus ordinaire. Mais Dieu le rendit illustre après sa mort avec beaucoup de miracles. [A propos des] saints martyrs bulgares du Mont Athos, énumérés depuis le début dans le monastère de Zographon396 - Lorsque les Latins mirent le feu au Mont Athos, après l’avoir dévasté, et après qu’ils eurent massacré moult saints pères, ils arrivèrent à Zographon. Thomas, le supérieur, s’y trouvait. C’était un saint homme qui vivait une vie sainte et qui était un zélateur d’une profonde397 foi orthodoxe. C’est ainsi qu’il dit à ses moines : « Si vous craignez la mort, cachez-vous dans la forêt, et que ceux qui veulent mourir pour la foi orthodoxe me suivent ». C’est ainsi qu’il alla sur la tour, et 25 personnes avec lui. Quatre d’entre elles étaient des laïcs : ils n’étaient pas encore devenus moines. Les autres prirent la fuite à travers les forêts, et ils s’y cachèrent. Le saint père Thomas fustigeait fortement les Latins, du haut de sa tour, pour leur hérésie. Ceux-ci incendièrent la tour de toutes parts, pendant que les saints pères y priaient Dieu avec ferveur. Une voix terrifiante retentit, venant du ciel, et fut entendue de tous, y compris des Latins : « Réjouissez-vous, car votre récompense au ciel sera grande ! ». Ainsi, les 25 martyrs remirent leurs saintes âmes entre les mains de Dieu. Leurs noms sont les suivants : 1) le saint hégoumène Thomas ; 2) Vărsunotej ; 3) Cyrille; 4) Mihej ; 5) Simon ; 6) Ilarion ; 7) Jacob ; 8) Martimian ; 9) Job ; 10) Cyprien ; 11) Sava ; 12) Jacob ; 13) Kosmas ; 14) Sergie ; 15) Mina ; 16) Joseph ; 17) Joanikija ; 18) Pierre ; 19) Antonija ; 20) Euthyme ; 21) Dométien ; 22) Parténius ; manquent les noms de trois autres. Voilà les saints martyrs de Zographon, mais en ce temps-là beaucoup de saints pères bulgares furent massacrés, de sorte que l’on a omis de noter combien ils étaient. Dieu connaît leurs noms, et ils les a notés dans les livres de la vie. En ce temps-là, les monastères étaient au nombre de douze, et on y lisait en langue bulgare ; les cellules et les petits couvents étaient habités par beaucoup de moines. Les Bulgares se trouvaient en plus grand nombre au Mont Athos que les Grecs. Et l’on trouve encore de nos jours, dans les monastères, les cellules et les petits couvents, d’anciens

396 La phrase de Paisij ne contient pas de verbe conjugué. 397 Une traduction littérale eût été pléonastique : « …zélateur d’une foi pieuse et orthodoxe ».

144 livres bulgares, ainsi que des privilèges impériaux. En ce temps-là, les empereurs bulgares accolaient moult villages et dépendances aux monastères, et ceux-ci recevaient de toutes parts le nécessaire pour vivre. C’est à cette époque-là que le Mont Athos fut rénové et rendu le plus illustre. A présent, on n’y trouve plus qu’un monastère pour les Bulgares – Zographon -, où souffrirent ces 25 martyrs. Leur sang et leurs prières en garantissent l’accès à leurs congénères bulgares. Dans la ville de Sofija, l’on trouve trois saints martyres398 : 1) Saint Georges ; 2) Saint Nicolas ; 3) Saint Théraponte. Ce dernier saint fut prêtre à Trăn, où beaucoup de gens se rendent présentement pour y trouver la guérison. A l’endroit où les Turcs l’assassinèrent, un chêne poussa, et beaucoup de gens guérissent grâce aux prières qui lui sont adressées. Ainsi, les saints Georgija et Nikolae souffrirent à cause des Turcs impies du temps du Sultan Sélim. Leurs saintes reliques guérissent les gens à Sofija.

En l’an 1750, en la ville de Bitolja, où siège le pacha turc et macédonien, les Turcs torturèrent et décapitèrent un adolescent bien fait de sa personne à cause de la foi chrétienne. Ils le forcèrent et le torturèrent beaucoup afin qu’il reniât le Christ, mais icelui dénonçait très sagement et vaillamment leur foi impie. L’évêque de Bitolja nota par écrit plusieurs de ses réponses ; il décrivit ses souffrances en langue grecque. Et Dieu fit un grand présage sur ses reliques. Son nom était Angel, du village de Florina399. Ce saint martyr qui se nommait Angel illumina les terres bulgares à notre époque. Voilà les noms et le nombre des saints martyrs qui étaient de race et de langue bulgares. L’on a trouvé les noms de 29 martyrs en Bulgarie. Dans un premier temps, les Turcs massacrèrent beaucoup de représentants du peuple bulgare à travers les villes, à cause de la foi chrétienne, mais les gens, par sottise et insouciance, omirent de décrire leurs souffrances,

398 Tontcho Karaboulkov évoque ces saints dans son roman sur Paisij : « Un chrétien bulgare de la région de Sofija, un orfèvre nommé Georgi, de Kratovo, avait été pendu en 1514 par la populace turque. Son crime ? Il avait refusé d’abjurer sa foi. L’année suivante un autre, le plus connu de tous, un autre Georgi, de Sofija cette fois-ci, avait été brûlé vif. Lui, il avait voulu rester fidèle à ses racines. Et le troisième, Nikolaj de Sofija, avait été lapidé quarante années plus tard pendant que son corps était traîné et mutilé dans la rue » (Païssi le Bulgare, Paris, l’Harmattan, 1999, p. 13-14). 399 Ville en Macédoine grecque, dont le nom bulgare est Lerin. Une importante communauté slavophone y vit toujours.

145 lesquelles souffrances et lesquels noms des martyrs tombèrent dans l’oubli de génération en génération. De même, comme cela vient d’être dit à maintes reprises dans cet opuscule historique, les Bulgares omirent, par bêtise et insouciance, de rassembler et de copier dès le début les pieuses légendes et les canons des saints bulgares, de même que les actes des empereurs et évêques, mais il était fort rare de pouvoir les trouver. Par la suite, tout cela s’est perdu à cause du passage du temps. L’on ne saurait donc trouver de très amples traces d’actes de tous les saints et de tous les empereurs bulgares. Sur certains, l’on trouve des informations détaillées et certaines ; sur d’autres, à peine de quoi lire dans différents traités d’histoire imprimés et manuscrits : peu d’informations et rarement. Je fis des recherches dans tous les monastères athonites, partout où l’on trouve d’anciens livres bulgares et des privilèges impériaux, et pareillement dans moult endroits à travers la Bulgarie, là où l’on trouve beaucoup d’anciens livres bulgares. Je ne trouvai aucun autre écrit sur les empereurs bulgares. On peut lire les longues légendes de certains saints, mais ici, je m’en tins à l’essentiel, de façon à les faire tenir ensemble dans ce petit opuscule historique, pour que tous les Bulgares sachent combien de saints avait le peuple bulgare. Ici, nous en avons recensé 58, et nous n’en avons pas retrouvé davantage.

Chapitre X

Postface

146

Moi, Paisij400, hiéromoine auprès de l’hégoumène du monastère de Hilendar, je composai ce livre que je traduisis de la langue populaire des Russes en langue populaire bulgare et slave. Ce faisant, zèle et pitié pour ma race bulgare commençaient à me ronger, car nul n’a encore composé de traité d’histoire à notre disposition qui raconte les très glorieux faits des héros de notre peuple, de nos saints et rois du temps jadis. Car Serbes et Grecs nous accusèrent à maintes reprises de n’avoir pas d’histoire bien à nous. Je dénichai dans de nombreux livres moult renseignements sur les Bulgares. De ce fait, je fournis un gros effort deux années durant et me rendis en pays allemand afin de compléter mes recherches. J’y trouvai l’histoire de Mauro Orbini sur les Serbes et les Bulgares401, laquelle décrit brièvement la généalogie des rois, mais pas du tout la vie de nos saints. C’est qu’étant un Latin, celui-ci ne vénère point les saints des Bulgares et des Serbes qui ont illuminé le monde postérieurement au schisme entre Latins et Grecs. Or, Mauro Orbini décrit mal et relate imparfaitement jusqu’à la vie des saints serbes, tandis qu’il ne fait nulle mention des saints bulgares. Ainsi, je vainquis ma migraine, et Dieu sait que j’en ai souffert !, et bien que je me plaignisse aussi de maux de ventre fréquents (car mon envie d’écrire était immense), je les ai eux aussi vaincus. Je choisis à grand peine, parmi les documents enfouis et oubliés depuis longtemps, ceux qui pouvaient me servir. Je n’ai jamais appris la grammaire ni n’ai reçu d’enseignement laïque, c’est pourquoi j’ai écrit de façon simplifiée pour les humbles Bulgares402. Mon souci ne fut pas tant de respecter les règles grammaticales que de parvenir à composer ce traité d’histoire. Je le composai donc au monastère de Hilendar du temps de l'hégoumène Lavrentij, mon propre frère et fils de ma mère, mon aîné de

400 Celui que les Bulgares appellent toujours Paisij semble prononcer son propre nom Paisij. 401 Le livre s’appelle en fait Le règne des Slaves. 402 Il peut y avoir confusion ici : la forme prostimĭ bolgaromĭ peut être soit un datif pluriel, soit un instrumental singulier. Nous pencherions volontiers pour la seconde possibilité du fait que Paisij emploie fréquemment la préposition za (pour), qu’il aurait employée s’il avait voulu dire qu’il écrivait « pour les simples Bulgares ». Cependant, le Professeur Dinekov et Božidar Rajkov, les deux traducteurs en bulgares moderne, penchent pour le datif pluriel.

147 vingt ans: il était alors âgé de soixante ans et moi de quarante. En ce temps-là, notre monastère payait tribut aux Turcs d’un montant de trois mille piastres, et leur devait vingt-sept mille piastres d’arriérés403. Les disputes et la confusion régnaient parmi les frères du monastère. C’est pourquoi je ne pus endurer davantage cette situation à Hilendar et vins m’installer à Zographon, où je trouvai encore maints autres écrits et renseignements sur les Bulgares404. Je complétai et terminai ce qui fut dit dans ce petit traité d’histoire pour servir notre race bulgare, pour louer et glorifier notre Seigneur Jésus-Christ. Car Il est digne de toute la gloire du monde, de tout l’honneur et de toute la vénération, avec Son très saint et magnanime Père incréé, et Son Esprit vivifiant, maintenant et à jamais, et dans les siècles des siècles. Amen.

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BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES ET SOURCES CONSULTES

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403 Le dernier membre de phrase ne figure pas dans certains manuscrits (mais il figure dans la première copie par Sofronij), et toute la postface est absente du manuscrit autographe de Zographon. 404 C’est probablement à Zographon que Paisij a trouvé des renseignements sur l’histoire ecclésiastique bulgare.

148 ANGELOV Bonju. Săvremennici na Paisij, Sofija, Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1963, Tome 1.

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BARONIUS César. Les annales ecclésiastiques de César Baronius, Cardinal de la S.E.R., réduites en autant de Livres fort succincts, que l’auteur en avait fait de tomes prolixes, par le R. Père Avrele Pervsin, Prêtre de l’Oratoire de Rome, Traduites en français, dans toute la pureté de la langue, par Mre Ch. Chaulmer, Historiographe de France, et divisées en six parties. IVème partie, Paris, 1664.

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149

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DROSNEVA Elka. Article sur la diffusion de la littérature russe en pays bulgare (nous avons oublié d’en noter le titre), Istoričeski pregled, 1984, numéro 2, p. 89 s.

FEUILLET Jack. Sofroni Vračanski – Vie et tribulations du pécheur Sofroni, Introduction [traduction] et notes établies par Jack Feuillet, Sofija, Editions Sofija-Presse, 1981.

150 FEUILLET Jack. Grammaire historique du bulgare, Paris, Institut d’Etudes slaves, 1999.

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GOSSIAUX Jean-François. Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris, PUF, 2002. (L’auteur est très critique envers les historiens bulgares, les accusant d’ethnonationalisme, mais pas assez envers leurs collègues macédoniens)

HAUMANT Emile. La Formation de la Yougoslavie, Institut d’Etudes slaves de l’Université de Paris, Paris, Editions Bossard, 1930. Le livre a obtenu le prix Ernest Denis et a été dédié à la mémoire de Jovan Cvijić.

HILENDAR (Paisij de). 7 éditions différentes : 1. Edition établie par Jordan Ivanov, Sofija, Académie des sciences de Bulgarie, Dăržavna pečatnica, 1914. 2. Première copie de Sofronij (extrait du manuscrit de Kotel, plus particulièrement le chapitre sur les saints). 3. Paisij Hilendarski, Istorija Slavenobolgarskaja, Sofija, 1925, Dăržavna pečatnica, (2ème édition, fondée sur le texte établi en 1914 par Jordan Ivanov, avec des notes lexicales et des notes indiquant des variantes dans d’autres éditions). Cette édition a servi d’édition de

151 référence pour la traduction car elle est à la fois la plus complète et la plus facile à lire du fait que le texte original est normalisé (avec une orthographe légèrement modernisée) et annnoté. 4. Slavjanobălgarska istorija, prevede na dnešen ezik D. Željazkov, Sofija, Dr. Žeko Marinov, 1943 (C’est la seule traduction en bulgare monderne, avec celle de Božidar Rajkov, qui soit présentée nommément comme une traduction. Le style de celle-ci est fort agréable, et les passages difficiles sont plus clairs que dans celle de Dinekov. On peut présumer que la plupart des lecteurs bulgares la préféreraient à celle de Dinekov). 5. Istorija slavjanobălgarska, Sofija, Editions Bălgarski pisatel, collection Biblioteka za učenika, (préface de Petăr Dinekov), 1960. 6. Païssi von Chilandar, Slawobulgarische Geschichte, Leipzig, 1984, Insel-Verlag. Aus dem Bulgarischen übersetzt, herausgegeben, kommentiert und mit einem Nachwort versehen von Norbert Randow. 7. Réédition du brouillon dit « de Zoghraphon », due à Božidar Rajkov, Sofija, 1989, Jusautor. 8. Paisij Hilendarski, Istorija slavjanobălgarska, 1762, belova (texte définitif), Sofija, Universitetsko izdatelstvo « Sv. Kliment Ohridski », 2003-2004.

Histoire de l’Académie des sciences de Bulgarie, tome 5, sur « l’Eveil national bulgare » (contribution de Hristo Hristov).

Histoire de la Bulgarie en un volume (ouvrage collectif): Istorija na Bălgarija, Editions Hristo Botev, Sofija 1994.

152 Histoire de la Bulgarie des origines à nos jours (ouvrage collectif paru en français, sous direction de l’académicien Dujčev), Roanne, Editions Horvath, collection Histoire des nations européennes, 1977.

ILTCHEV Ivan. La rose des Balkans. Histoire de la Bulgarie des origines à nos jours, Sofija, Editions Colibri, 2002. (Le livre n’existe qu’en français, mais il n’est pas disponible à la vente en France).

IVANOV Jordan. La question macédonienne au point de vue historique, ethnographique et statistique, Berne, Imprimerie Pochon-Jeut, 1920. (Ouvrage écrit en français en réaction aux travaux de Jovan Cvijić publiés en France)

KARABOULKOV, Tontcho. Païssi le Bulgare, Paris, l’Harmattan, 1999.

KOSTADINOVA, Petja. « Sădba » i « Fortuna » v novobălgarskite prevodi na Paisievata « Istorija », in Bălgarska reč - Spisanie za ezikoznanie i ezikova kultura, Sofija, Universitetsko izdatelstvo « Sv. Kliment Ohrdidski », 2004.

MARINOV Tchavdar. « Što e to makedonska prerodba ? Kăm makedonskata istoriografska koncepcija za nacionalnoto Văzraždane» (Qu’est-ce que la prerodba [néologisme introduit par Blaže Koneski] macédonienne ? Etude de la conception historiographique macédonienne de l’Eveil national), article à paraître dans un recueil inspiré du livre de Rumen Daskalov.

MISIRKOV Krste. Odbrani stranici, priredil Blaže Ristovski, Skopje, Misla, 1991.

OBRADOVIć Dositej. Vie et aventures, Lausanne, Editions l’Âge d’Homme, 1991.

153 ORBINI Mauro : trois éditions ont été consultées, mais surtout l’édition russe : o ORBINI Mauro. Kraljevstvo slavena, prevela Snježana Husić, priredio i napisao uvodnu studiju – Franjo Šanjek: Povjest hrvatskih političkih ideja, Golden marketing, Zagreb, Narodne novine, Zagreb, 1999. o ORBIN Mavro. Kraljevstvo slovena, Beograd, Srpska Književna zadruga, 1968. o ORBINI Mauro. Kniga istorigrafija počatija imene, slavy i rasširenija naroda slavjanskogo. (Livre de l’histoire des origines du nom, de la gloire et de l’expansion du peuple slave), (Moscou ?), 1722.

PENEV Bojan. Istorija na novata bălgarska literatura, réédition, Sofija, 1976. Volume 1, (Načaloto na bălgarskoto Văzraždane) correspondant au volume 2 de l’édition originale de 1930.

PETROV P. (sous la rédaction de). Makedonija – Istorija i političeska sădba, Tomes I-III, Sofija, « Znanie » OOD. (Ce livre présente le point de vue bulgare sur l’histoire de la Macédoine, point de vue pas toujours suffisamment nuancé)

PUNDEFF Marin. « Le nationalisme bulgare », in Bălgarija, Amerika, Rusija, Sofija, éditions Vesela Ljuckanova, 1996.

RADEV Ivan. Istorija na bălgarskata literatura prez Văzraždaneto, Abagar, Veliko Tărnovo, 1997.

RAIĆ Joan. Istorija raznih slavjanskih narodov, naj-pače Bolgar, Horvatov i Serbov, Vienne, 1794.

RAIĆ Joan. Istorija na vsički slavjanski narodi i naj-pače na bolgari, horvati i serbi, otkăsi, Sofija, Nauka i izkustvo, 1993 (sous la rédaction

154 de Nadežda Dragova, auteur de l’étude introductive; traduit par Nikolaj M. Dilevski).

RISTOVSKI Blaže. Istorija na makedonskata nacija, Skoplje, MANU, 1999. (Nous avons surtout lu le début de l’ouvrage, qui commence comme un immense pamphlet antibulgare, calomniateur et mensonger, avec des thèses littéralement négationnistes sur l’histoire slave du Moyen-Age).

STOJANOVSKI Aleksandar, Katardžiev Ivan et alia. A history of the Macedonian people, Skopje, Macedonian Review editions, 1979.

Studia in honorem ducentesimorum anniversariorum Historiae Slavenobulgaricae Paisii scribendae, BAN, Sofija, 1962 (mélanges à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Paisij).

ŠISMANOV Ivan. “Uvod v istorijata na bălgarskoto Văzraždane”, article réédité dans Ot Paisij do Rakovski, Sofija, éditions Zaharij Stojanov, 2004.

TODOROV Ilija. Paisij Hilendarski, Anotiran bibiliografski ukazatel (Index bibliographique commenté), Sofija, Bibliothèque nationale, 2003.

VELčEV Velčo. Otec Paisij Hilendarski i Cezar Baronij, prinos kăm izsledvane izvorite na Paisievata istorija [Le père Paisij de Hilendar et César Baronius, contribution à l’étude des sources de l’Histoire de Paisij], Sofija, S. M. Stajkov, 1943.

VODENIčAROV Petăr. Sociolingvistika – Kritika na ezikovite ideologii i identičnosti, Sofija, Sema rš, 2003 (le livre contient un chapitre intéressant sur la norme littéraire macédonienne d’un point de vue socio-linguistique).

155 VRINAT-NIKOLOV Marie, Otvăd predelite na prevoda, Istorijata na edna dihotomija, traduit en bulgare à partir du manuscrit par Rumjana Stančeva, Sofija, Colibri, 2004

ŽEFAROVIč Hristofor, Stematografija, Faksimilno izdanie, Sofija, Nauka i izkustvo, 1986 (préface d’Asen Petrov).

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