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Bibliothèque Historia

Biographies Barère de Vieuzac, par Robert Launay. , par Bernardine Melchior-Bonnet. Études Les Gardes Rouges de l'An II, par Antoine Hadengue. Les , par Bernardine Melchior-Bonnet. Les Girondins Le duc d'Enghien. Le livre contemporain, Librairie académique Perrin, 1954. Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques.

Napoléon et le Pape. Librairie académique Perrin, 1958. Grand Prix Gobert de l'Académie française.

Un policier dans l'ombre de Napoléon : Savary, duc de Rovigo. Librairie académique Perrin, 1962.

La conspiration du général Malet. Del Duca, 1963.

Dictionnaire de la Révolution et de l'Empire. Larousse, 1965.

Les Girondins. Librairie académique Perrin, 1969 et Tallandier, 1989. Prix du Nouveau Cercle.

Charlotte Corday. Librairie académique Perrin, 1972 et Tallan- dier, 1989.

Jérôme Bonaparte ou l'Envers de l'épopée. Librairie académi- que Perrin, 1978. Prix d'histoire de l'Académie française.

Dans l'Histoire de illustrée : 2 000 ans d'images. Larousse, 1984-1987 : les tomes : Les Guerres de religion, 1547-1610. Vers la monarchie absolue, 1610-1661. La Révolution, 1789-1799. Napoléon consul et empereur, 1799-1815. Restauration et révolutions, 1815-1851.

La Grande Mademoiselle, Librairie académique Perrin, 1985. Bernardine Melchior-Bonnet

LES GIRONDINS

nouvelle édition

Tallandier La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées, à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.

Première édition publiée en 1969.

© Éditions Tallandier, 1989

ISBN : 2-235-01837-8 AVANT-PROPOS

M . DE LAMARTINE nous pardonnerait sans doute d'oser mettre nos pas sur ses traces. Lorsqu'il entreprit son Histoire des Girondins, il songeait plus à gagner de l'argent qu'à écrire un chef-d'oeuvre d'exactitude historique. Payé à l'avance par son éditeur, il s'inquiétait surtout de sa dette. « Quant aux Girondins, ils m'ennuient horriblement, je les jetterais mille fois au feu s'il ne fallait rendre les 280 000 francs que je n'ai pas », écrivait-il en janvier 1847. Et quelques jours plus tard: «Je corrige les Girondins, j'envoie à l'instant le sixième volume à l'impression. Je le trouve pitoyable, mais qu'importe si on achète ! » On acheta. Ce fut même une ruée chez les libraires. En cette veille de la révolution de février, les huit tomes de Lamartine obtinrent un succès éclatant. Le « merveilleux poème historique » venait à son heure. Les futurs « quarante-huitards » avaient besoin de grands modèles, de nobles exemples. Grâce au chantre des Méditations et des Harmonies, les héros de la se trouvaient nimbés d'un halo de gloire. Depuis un quart de siècle le public avait du reste appris à les admirer en lisant la collection des Mémoires relatifs à la Révolution française (à peu près tous hostiles à la Montagne), publiée par Berville et Barrière. Sous la monarchie de Juillet, leur prestige grandit encore. En pleine époque du romantisme, les infortunes de ces victimes de Robespierre arrachaient des larmes aux moins sensibles. De nombreux écrivains contribuèrent, par leur talent, à créer la légende. Dans un frémissement d'enthou- siasme, Charles Nodier rédigeait son Dernier banquet des Giron- dins. Il y déployait plus de dons d'imagination que de rigueur historique, mais son émotion n'était pas feinte. « Toi, mon cher Charles, ironisait un ami, tu abuses un peu trop du privilège d'avoir été guillotiné avec ces pauvres Girondins ! » Dans sa pièce Le Chevalier de Maison-Rouge, Dumas mettait en scène le procès des « vingt et un ». Ponsard magnifiait en alexandrins les martyrs de la justice et de la liberté, :

Grand Vergniaud, fier Louvet, généreux Barbaroux. Et vous tous, Girondins, jeune et vaillante armée. Où la vertu trouvait sa garde accoutumée...

De graves historiens, Thiers, Michelet, Louis Blanc, emboî- taient le pas. Pourtant, quelques voix discordantes s'étaient déjà fait entendre. Ainsi l'ancien conventionnel Levasseur de la Sarthe avait bien montré dans ses Mémoires les insuffisances des Girondins : « Leurs admirables théories se bornèrent dans la pratique à quelques discours et à quelques vagues déclamations qui achevèrent de les dépopulariser sans pouvoir mettre le moindre pas dans la balance de nos destinées », écrivait-il. Et plus loin : « Elégants sophistes entachés d'une radicale nullité, nés pour briller dans une académie ou une chaire de rhétorique, ils étaient déplacés dans une arène gigantesque où la liberté luttait contre la tyrannie, la pensée contre la pensée... » Montagnard adouci, sinon repenti, Levasseur cherchait pour- tant, en écrivant ces lignes, à faire preuve d'impartialité envers d'anciens collègues jadis cordialement haïs. Il est curieux de comparer son jugement à celui de quelques autres mémorialistes, de tendances politiques opposées. Ainsi Beugnot, serviteur de Napoléon puis de Louis XVIII, ne se montrait pas plus tendre à l'égard des Girondins. « La plupart d'entre eux... avaient contracté une confiance ridicule dans l'art de parler et se persuadaient qu'ils avaient tué leurs ennemis avec un sarcasme bien aiguisé ou un discours d'apparat... Ils picotaient le tigre quand il avait la gueule ouverte pour les dévorer. » Le royaliste Vaublanc, ex-député à la Législative, critiquait également ces beaux parleurs : « Ils allaient au-delà de leurs propres sentiments et souvent, en sortant de la salle, ils rougis- saient de ce qu'ils avaient dit. » Un autre homme de droite, Frédéric Vaultier, se rappelait le temps où il les voyait à l'œuvre : « Les chefs de la Gironde n'étaient pas précisément ce qu'ont prétendu en faire leurs admirateurs... Maîtres des affaires au sein de la représentation nationale, on sait avec quelle imprévoyance ils avaient laissé s'élever au-dessus d'eux cette horrible faction de la Montagne... » Ces Girondins idéalistes, pour la plupart probes et désintéres- sés, ont sans doute été de piètres politiques. Généreux et impulsifs, pourvus généralement de grands dons oratoires, ils n'ont pas su prévoir les conséquences de leurs discours et de leurs actes. Ils ont miné les bases de la monarchie sans savoir par quoi ils remplaceraient le sceptre abattu, ils se sont lancés dans la guerre sans être capables de lutter contre l'invasion, ils ont permis le déferlement des forces populaires sans réussir à endiguer le torrent. A l'époque tragique de 1793, alors que la France se trouvait au bord de l'abîme, ils n'ont pas su prendre les mesures nécessaires pour sauver le pays. Bien que possédant la majorité à la Convention, ils n'ont jamais pu, ni voulu s'unir ; ils ont usé leur crédit dans des discussions stériles et ont montré leur incapacité à rien organiser. Hostiles à tout nouveau boule- versement social — l'abolition des privilèges leur suffisait — impuissants devant la crise économique et financière, ces bour- geois révolutionnaires empêtrés dans leurs contradictions ont en vain tenté de s'opposer aux revendications des s ans-culotte s, alliés de la Montagne. L'épithète de fédéralistes, accolée à leurs noms par leurs adversaires comme une marque infamante, a certes été une injustice. Il n'est pourtant pas douteux que pour lutter contre la dictature centralisatrice, ces élus de , de Marseille, de , d'Evreux s'appuyaient sur les assemblées locales et qu'ils souhaitaient dépouiller de son prestige de capitale. Inquiets des empiétements de la Commune, horrifiés par le bain de sang de septembre, exaspérés par les menaces dont ils étaient l'objet, ils se sont lancés en aveugles à l'assaut du Sinaï montagnard. Les haines d'homme à homme ont du reste joué dans cette lutte un rôle peut-être plus grand encore que le heurt des idées (en ce domaine, les responsabilités étaient du reste bien partagées). Victimes de leurs illusions, de leur certitude d'être les plus forts malgré le manque de cohésion du groupe, ils ont accumulé les erreurs dont la dernière, la plus tragique, a été le soulèvement des départements contre la Convention. Ils ont payé cher leurs fautes. Aujourd'hui, les historiens de la Révolution française jugent tous sans indulgence l'action des Girondins. Selon leurs idées politiques personnelles, les uns leur reprochent la violence avec laquelle ils se sont acharnés à abattre le trône, les autres le coup d'arrêt brutal qu'ils ont voulu donner, après le 10 août, à la marche en avant de la Révolution. Ainsi vilipendés à la fois par la droite et par la gauche, les vaincus de 1793 méritent-ils une telle sévérité ? Sans chercher à répondre, on peut s'intéresser à leurs efforts, les suivre dans leur vie privée, retracer leurs luttes, leurs faux pas, leurs malheurs, montrer leur stoïcisme devant la mort. On peut enfin exprimer ses regrets devant tant de talent perdu, de dons gaspillés, de ferveur patriotique anéantie sous le couperet de la . LE DERNIER ACTE DE LA TRAGÉDIE

A L'ÉPOQUE de la Terreur vivait dans la petite ville de Saint-Emilion, en Gironde, un brave homme nommé Tro- quart, perruquier de son métier. Sa boutique aujourd'hui démolie se dressait en éperon à l'intersection des rues du Portail Brunet et de la Cadène. Outre le rez-de-chaussée, l'habitation comprenait un étage bâti en encorbellement, délaissé par l'artisan. Là, sur un palier, s'ouvrait une pièce délabrée, à peu près vide de meubles et devenue depuis longtemps le domaine des araignées. Pendant tout le jour, Troquart s'occupait de sa clientèle, taillant barbe et cheveux de ses concitoyens. Son travail terminé, il fermait sa porte à double tour, puis, après un rapide passage à la cuisine, montait silencieusement l'escalier, un panier à la main. Il apportait le souper de trois hôtes clandestins. Echappés aux poursuites des montagnards, trois Girondins s'étaient en effet réfugiés dans la chambre inoccupée, au-dessus de l'échoppe. Du matin au soir, ils demeuraient tranquilles, prenant bien soin de ne faire aucun geste, aucun bruit qui eût permis de déceler leur présence. La nuit venue, ils pouvaient enfin étirer leurs membres ankylosés et échanger leurs réflexions. Leurs sujets de conversation ne variaient guère. Inlassablement, ils ressassaient leurs malheurs, comparant l'heure présente à la belle époque de leurs activités politiques. Tous trois avaient connu — chacun dans sa partie — une grande popularité : tous trois avaient contribué à l'établissement de l'ordre nouveau. Le jeune député provençal Charles Barbaroux, beau garçon surnommé l'Antinoüs de la Gironde, se rappelait le rôle de premier plan joué par lui à la veille de la prise des Tuileries, lorsqu'il avait fait venir les fédérés marseillais à Paris, assurant ainsi le succès de la journée du 10 août. Jérôme Pétion, ancien maire de la capitale, homme affable et facilement content de lui- même, évoquait le temps où il se faisait acclamer par des foules en délire hurlant à tue-tête « Pétion ou la mort ! » François- Léonard Buzot, député de l'Eure, patriote passionné, se souvenait des luttes énergiques menées à l'Assemblée contre les odieux adversaires montagnards, sous l'égide d'une femme admirée et passionnément aimée : Manon Roland, l'Egérie du groupe. Mais la roue du destin avait tourné. Après avoir tenu tous les atouts en main, la Gironde avait perdu la partie. Depuis le coup de force du 2 juin 1793, les trois hommes n'étaient plus que gibier de guillotine. Après avoir erré de Normandie en Bretagne, de Bretagne en Gironde, ils avaient enfin trouvé un abri, mais pour combien de temps ? La plupart de leurs amis étaient déjà montés sur l 'échafaud. Eux-mêmes jouissaient seulement d'un sursis. Ils voyaient l'avenir sans illusions. Bien qu'encore jeunes (Barbaroux était âgé de vingt-sept ans, Buzot de trente-quatre, Pétion, le plus vieux, n'avait pas encore atteint la quarantaine), ils sentaient leurs forces décliner : l'inaction, le manque d'air, l'inquiétude les usaient chaque jour un peu plus. Derrière leurs volets clos, ils passaient leurs journées à lire ou à écrire, tressaillant au moindre bruit insolite. Ils serraient alors contre leurs flancs la crosse de leurs pistolets, décidés tantôt à vendre chèrement leur vie, tantôt à se suicider pour échapper au couperet. Après un hiver et un printemps relativement tranquilles, ils avaient appris par leur hôte le raidissement de la politique montagnarde à l'égard des proscrits réfugiés en Gironde. L'ère de la Grande Terreur approchait. La guillotine était dressée en permanence à Bordeaux. Au milieu de juin 1794, le danger se précisa. Un matin, Troquart vit passer devant sa porte des gendarmes à cheval chargés de fouiller la région. Des dénonciateurs avaient mis les autorités bordelaises sur la bonne piste. Les recherches devaient d'abord s'effectuer dans la maison de M. Guadet, père d'un des députés pourchassés. Sans doute le reste de la ville serait-il ensuite passé au crible. Apprenant ces nouvelles, les trois hommes n'hésitèrent plus. Se refusant à compromettre plus longtemps leur hôte, ils décidèrent de partir, soit pour se suicider hors des murs, soit pour tenter encore le sort en s'enfuyant à travers la campagne. Ils prièrent Troquart de leur procurer des provisions de route. Le 17 juin au soir, le perruquier leur apporta de gros pains ronds évidés, remplis de tranches de veau froid et de pois verts. Ils en garnirent leurs sacoches puis attachèrent à leurs ceintures sabres et pistolets, ainsi qu'un couteau de chasse. Une fois prêts, ils firent leurs adieux à Troquart et s'enfoncèrent dans la nuit.

D'un pas mal assuré ils avançaient dans les rues, vers la porte Brunet. Déshabitués du grand air et des exercices physiques après six mois de réclusion, la marche leur semblait épuisante. Et puis, où porter leurs pas ? Leur désir était de gagner la frontière espagnole, mais l'inquiétude les tenaillait. Ils savaient les ponts, les grand-routes, les villages gardés par des gendarmes. Ne possédant pas de passeport, il leur faudrait prendre des chemins de traverse, franchir les rivières à gué ou courir le risque d'emprunter une barque. Qu'elles étaient faibles, leurs chances de sortir vivants de l'aventure ! Une fois hors de la ville, les voyageurs se dirigèrent vers la Dordogne. Buzot et Pétion étaient vêtus de façon à peu près semblable : roupe de drap brun à collet et revers cramoisis, culotte à raies bleues et blanches, gilet également rayé, foulard de soie autour du cou. Ils étaient coiffés de chapeaux à cornes. Barbaroux avait endossé une grande lévite sombre et portait un couvre-chef haut de forme. Grâce à l'obligeance de Troquart, leurs habits en bon état ne les faisaient pas remarquer au milieu des autres citoyens, mais leur allure fatiguée, leurs physionomies apeurées pouvaient éveiller l'attention des passants. A cette heure de la nuit les chemins étaient heureusement encore déserts. Les proscrits avaient décidé d'éviter Castillon, bourg infesté de sans-culottes. A l'aube, ils se trouvaient à une demi-lieue de cette localité. Ils traversèrent alors la grand-route de Bergerac à Bordeaux, non loin de la métairie de Germans. Leur intention était de passer la Dordogne au bac de Civrac, mais ils jugèrent sage de se reposer un moment. Avisant un champ de blé, non loin d'une petite pinède, à deux cents mètres de la route, ils firent halte à l'ombre d'un mûrier et déballèrent leurs provisions. Assis par terre, ils commençaient à se restaurer lorsqu'ils entendirent un bruit de tambour : des volontaires de Castillon défilaient à quelques pas d'eux. Cachés par les blés alors très hauts, les fugitifs ne pouvaient être aperçus de la route, mais ils se crurent poursuivis. Pris de panique, il se levèrent tous trois d'un bond. Pétion et Buzot, très lestes, s'enfuirent à toutes jambes dans le petit bois de pins. Barbaroux voulut les suivre, mais trop gras et lourd, affaibli également par la vie sédentaire, il aban- donna aussitôt la course. Tirant son pistolet de sa ceinture, il se l'appliqua sur la tempe et pressa la détente. Puis il s'effondra dans les blés. Il était environ 8 heures du matin. Alertés par le coup de feu, les gardes nationaux accoururent. Ils trouvèrent dans le champ un inconnu inondé de sang, la mâchoire fracassée, l'œil exorbité, « soufflant très fort et se retournant en tous sens comme s'il agonisait ». Croyant qu'il s'agissait d'un émigré en fuite, ils allèrent aussitôt prévenir la municipalité la plus proche, au village de Saint-Magne. Toute la matinée, le blessé resta à même le sol, la figure noirâtre, les cheveux poissés de sang. Le beau Barbaroux, le Girondin aimé des femmes, était devenu hideux à voir. Vers 3 heures, les autorités de Saint-Magne vinrent enfin relever le malheureux. On le porta à demi inconscient dans une métairie dite « du bout de l'Allée ». Les propriétaires de la ferme ayant refusé d'ouvrir leur porte, il fut installé sur une chaise, devant le seuil. Tout l'après-midi, par une chaleur écrasante, il vit défiler devant lui les curieux du voisinage, sans que personne osât lui laver le visage ou même lui offrir un verre d'eau. Voyant son mouchoir marqué d'un B majuscule, quelqu'un lui demanda s'il était Buzot. Il hocha négativement la tête. L'ancien maire de Castillon, un certain Lavache, prit sur lui de questionner le moribond. Celui-ci demeu- rant muet, il insista. Enfin Barbaroux s'impatienta. Retrouvant la parole, il répliqua au maire « qu'il se mêlait de choses qui ne le regardaient pas et qu'il n'était pas de taille à l'interroger ». Quelques instants plus tard un pharmacien se présenta, mandé par les autorités. II commença à sonder la plaie, ce qui accentua encore les souffrances du blessé. Vers 16 heures, l'ordre arriva enfin de transférer l'inconnu à Castillon. Toujours installé sur sa chaise, Barbaroux fut porté à la mairie du lieu. Là, on l'étendit sur un matelas. Pendant six mortelles journées, il allait demeurer immobile sur sa couche : soigné par une fille du pays, il subissait sans mot dire d'affreuses tortures. Après ces heures d'agonie physique et morale, de nouveaux ordres parvinrent à Castillon. Le tribunal de Bordeaux voulait questionner lui-même le suspect. De plus en plus affaibli, Barbaroux fut transporté sur son matelas jusqu'à la Dordogne. Là, on le déposa sur un bateau qui descendait le fleuve, avant de lui faire reprendre un nouveau chemin de terre. Le prisonnier arriva à Bordeaux le 4 messidor (22 juin). Il fut conduit au comité de surveillance de la ville, rue du Palais Gallien. Il n'avait alors plus qu'un souffle de vie, mais ses bourreaux ne le lâchaient pas. Ils espéraient apprendre par lui le lieu de refuge des derniers proscrits. Le chef du comité, Lacombe, se chargea de l'interrogatoire. Barbaroux déclina son identité, mais il avait gardé assez de présence d'esprit pour ne rien dire qui pût compromettre ses amis. — Qui t'a fait cette blessure à la tête ? — C'est moi. — Où étais-tu caché ? — Aux environs de Libourne. — Condorcet était-il avec toi ? — Il a passé en Italie... Penché au dessus du malheureux, Lacombe le pressait de questions. La voix de Barbaroux devenait de plus en plus faible. Bientôt il devint évident qu'il ne pouvait plus parler. Le Mon- tagnard mit fin à l'interrogatoire. « Attendu l'état de démence où il se trouve », nous avons clos le présent rapport, après avoir dûment constaté l'identité. » Le lendemain, 24 juin, le moribond fut traîné place Natio- nale — ci-devant Dauphine — et guillotiné, presque incons- cient.

Barbaroux une fois reconnu, les autorités bordelaises avaient compris que ses compagnons n'étaient pas loin. « Il n'a pas voulu donner les deux individus qui étaient avec lui, écrit un des membres de la municipalité de Castillon ; on a presque la certitude que c'est Pétion et Buzot ; on fait les perquisitions les plus exactes et il y a tout lieu de penser qu'ils n'échapperont que pendant que les blés seront sur pied, s'ils sont munis de provisions. » Les deux fugitifs étaient, eux aussi, bien convaincus qu'ils ne pourraient longtemps se soustraire aux recherches. A peine arrivés dans la pinède, ils avaient vu, de loin, les volontaires accourir près de Barbaroux. Ne pouvant plus rien pour leur ami, ils s'étaient enfuis dans les bois, droit devant eux, en direction de Civrac. La nuit venue, ils se tapirent dans des buissons, près du hameau de Cafol. Que se passa-t-il alors ? Lequel des deux décida d'en finir ? On peut tout imaginer sur l'abîme de désespoir dans lequel sombrèrent les malheureux. Sans doute sortirent-ils du bois pour s'entretuer l'un l'autre ? Les habitants des fermes voisines crurent entendre en effet un soir deux coups de feu, presque simultanés, mais ne s'en préoccupèrent pas. Quelques jours plus tard — exactement le 25 juin — un paysan nommé Béchaud revenait de Cafol lorsqu'il aperçut dans un champ de seigle trois dogues acharnés sur quelque proie. Il s'approcha et vit deux corps humains étendus sur le dos, à dix ou douze pas d'intervalle. Les chiens ou les loups avaient déjà commencé à les dévorer. Les visages des inconnus étaient noirâtres, méconnaissables, les corps dans un état de décompo- sition avancée, les entrailles à demi sorties. Deux chapeaux gisaient à quelques pieds de là, ainsi que des pistolets et des sabres. Les autorités de Castillon, averties, vinrent le lendemain sur les lieux. Les cadavres étaient si repoussants qu'on n'osa pas les toucher. A l'aide de pincettes, on fouilla les vêtements : des mouchoirs furent sortis des poches, ainsi qu'une montre en or, « d'un goût tout moderne », ayant appartenu à Buzot et une tabatière en écaille, propriété de Pétion. Le tout fut mis dans un sac. Lorsque le procès-verbal eut été dressé, on creusa deux trous, proches l'un de l'autre, et profonds de six pieds. Tandis que s'accomplissait ce travail, un paysan armé d'une pioche fut saisi d'une brusque fureur. Il s'approcha des cadavres et leur fracassa la mâchoire en s'écriant : « Coquins d'émigrés ! » Le juge de paix de Saint-Magne, qui présidait à l'opération, savait pourtant pertinemment que les émigrés n'avaient rien à voir dans l'affaire. Il fit pousser les corps dans les deux fosses, à même le sol. Puis de grandes pelletées de terre recouvrirent les misérables restes.

Buzot, Pétion et Barbaroux furent parmi les derniers députés girondins — après une quarantaine de leurs frères — à périr de mort violente. A cette date, leurs noms étaient honnis à travers toute la France. En quelques mois, l'astre de la Gironde était passé du zénith au déclin. Porté très vite au pinacle, le parti avait sombré rapidement dans l'abîme. Pour comprendre ce destin fulgurant et cette chute non moins spectaculaire, il faut remonter à quelque trois ans en arrière, à l'heure où la Consti- tuante, ayant terminé sa tâche, allait céder la place à la Législative.

I

À L'ASSAUT DE LA MONARCHIE

I

LES LÉGISLATEURS S'INSTALLENT

CE 14 septembre 1791, le pays tout entier marque sa satisfaction : Louis XVI a accepté la constitution qui doit faire le bonheur des citoyens. Malgré l'arrestation de la famille royale à Varennes et les humiliations du retour forcé dans la capitale, malgré les manifestations républicaines et la sanglante fusillade du Champ de Mars, Paris montre sa joie. On oublie les malheurs d'antan. La Révolution s'achève.

Vers midi, le roi quitte les Tuileries pour se rendre à la salle du Manège, siège de l'Assemblée constituante. La longue arène très étroite s'étend parallèlement à la Seine, entre le jardin des Tuileries et l'enclos des Feuillants. A l'intérieur, des rangées de gradins en spirales sont réservées aux représentants de la Nation. Surélevés de quelques marches, le bureau du président et la tribune des orateurs se dressent face à la barre. Des estrades destinées au public garnissent chaque extrémité de la salle.

Sorti du château, le carrosse royal traverse la place du Car- rousel, enfile les rues Saint-Nicaise et Saint-Honoré avant de s'arrêter devant l'entrée du Manège. Tout le long du parcours l'affluence des badauds est prodigieuse. On applaudit Sa Majesté, mais quelques murmures montrent que l'enthousiasme est loin d'être unanime. Le roi met pied à terre. Il a revêtu un habit bleu brodé de soie, une veste blanche, et porte l'épée au côté. La croix de Saint-Louis brille sur sa poitrine. Une députation de douze membres est venue l'accueillir à sa descente de voiture. Traversant le vestibule, le petit groupe arrive à la porte prin- cipale. La salle est comble. Les députés se pressent sur leurs ban- quettes et on a dû refouler beaucoup de curieux. La reine est déjà installée dans sa loge d'honneur, avec ses enfants et quelques membres de la cour. A l'entrée du roi, le bruit cesse, tout le monde se lève. Mais le souverain s'arrête sur le seuil. Il ne voit pas le trône où il doit prendre place. En revanche, un fauteuil lui a été préparé à la gauche de celui du président Thouret. Le dais et les ornements en ont été enlevés. Une seconde, Louis XVI hésite. Que doit- il faire ? Les semaines précédentes, il a été abreuvé de tant d'injures qu'il peut passer sur une humiliation nouvelle. Il s'avance de son pas lourd, dandinant, et va s'asseoir près de Thouret. Puis, s'étant levé, il commence à lire le texte de son serment : — Messieurs, je viens consacrer ici solennellement l'accepta- tion de la Constitution... Mais dès la première phrase, il s'interrompt brusquement. Il s'est aperçu que les députés se sont assis et qu'ils ont ostensi- blement mis leurs chapeaux. Ils ont voulu, dira Prudhomme, « voir une fois la personne royale debout devant eux ». Le souverain les regarde de ses yeux de myope. II ne peut retenir un geste d'indignation. A son tour il s'assied et se couvre. Puis, après un instant de silence, il reprend, d'une voix altérée, le fil de son discours. — Je vous l'ai adressée hier, je vous la réitère et je contracte l'engagement d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué pour faire exécuter et maintenir la Constitution... Puisse cette grande et mémorable époque être le gage de la réunion de tous les Français, l'aurore de la paix et le bonheur de la France... A ces mots des acclamations remplissent la salle. On crie « Vive le roi ! Vive la Constitution ! » Le ministre de l'Intérieur présente alors à Louis l'acte constitutionnel et la plume pour le signer. Puis le président prononce à son tour une petite harangue. Sa parole est redondante, l'atmosphère chaleureuse, mais le roi ne peut oublier la nouvelle mortification qu'il vient de subir. Il s'en va le plus vite possible, sans saluer personne, et regagne le château à pied par le jardin des Tuileries. Une fois seul avec Marie-Antoinette, il s'effondre dans un fauteuil, la tête entre ses mains : — Tout est perdu, s'écrie-t-il avec douleur. Vous avez été témoin de cette humiliation, vous êtes venue en France pour voir cela !

L'ensemble du pays ignore cependant l'inutile affront fait au souverain. Il ne voit qu'une chose : une ère nouvelle s'est ouverte. De fait, Louis XVI a retrouvé sa popularité. Il est de nouveau reçu au Manège, mais cette fois avec les honneurs dus à son titre de roi des Français. Les Parisiens l'acclament lorsqu'ils voient passer sa voiture aux Champs-Elysées ou place Louis XV. La reine elle-même, si souvent vilipendée, est applaudie à l'Opéra. Le 30 septembre, Thouret déclare la mission de la Constituante terminée. Les députés doivent se séparer. Un décret voté six mois plus tôt a interdit leur réélection à la future Assemblée législative. Désormais des hommes nouveaux vont tenir en main les destinées du pays. Tâche difficile, grosse de tempêtes. Les Français ne se rendent pas compte que la Constitution est inapplicable. Entre l'Exécutif et le Législatif, les heurts sont inéluctables, le second voudra prendre le pas sur le premier. De plus, de lourds malaises pèsent sur la nation. Les difficultés économiques, sociales, religieuses empirent chaque jour. L'indis- cipline règne dans l'armée, les émigrés s'agitent sur la rive droite du Rhin et contribuent à discréditer la royauté. Pour mener la barque gouvernementale, il faudrait aux côtés d'un roi incapable d'imposer sa volonté des hommes d'Etat énergiques, et surtout rompus aux affaires publiques. Or les 745 députés élus en septembre sont, dans l'ensemble, sans expérience politique. Les plus faibles seront menés par les plus violents. Les passions s'exacerberont vite, attisées par le fanatisme des révo- lutionnaires comme par les manœuvres maladroites, ou même criminelles, de certains membres de la Cour. Les jours de la monarchie sont comptés.

Un matin de ce même mois de septembre, à Bordeaux, des petits groupes de voyageurs s'affairent autour de la « turgotine » qui doit les emmener à Paris. Ce sont des hommes jeunes, ardents, combatifs. Ils parlent avec emphase et autorité. Leurs parents et amis sont venus les saluer avant leur départ. Tandis que les chevaux piaffent et que l'on installe les bagages dans la voiture, les adieux fusent : « A bientôt, Vergniaud ! » — « Bon voyage, Guadet !» — « Adieu, Gensonné. » — « Faites du bon travail, la Nation compte sur vous ! » Nouveaux élus de leur département, les députés de la Gironde s'embarquent pour la capitale. Vergniaud, Guadet, Gensonné, les trois noms seront bientôt connus de la France entière. Pleins d'ambition et d'espérance, la tête remplie d'idées généreuses, ces brillants avocats épris de liberté se sentent capables d'accomplir de grandes œuvres. Pourraient-ils imaginer que leur carrière politique, si bien commencée, finira dans le sang ? Le plus âgé du trio, Pierre-Victurnien Vergniaud, approche de la quarantaine. C'est un homme de forte carrure, au visage marqué de petite vérole, aux lèvres épaisses, aux yeux noirs surmontés de sourcils proéminents. Il n'est pas beau, mais sa figure est expressive. Fils d'un bourgeois ruiné de Limoges, l'enfant a été élevé à Paris, d'abord au collège de Plessis-Sorbonne, puis au séminaire de Saint-Sulpice, grâce à une bourse obtenue avec l'appui de Turgot, alors intendant du Limousin. Revenu dans sa ville natale, Pierre-Victurnien a songé à se faire prêtre, mais sa vocation est apparue très vite plus qu'incertaine. Dénué de tout pécule (son père était mort), il ignorait vers quoi se tourner lorsque le mari de sa sœur aînée, le généreux François Alluaud, l'a pris en charge. Voyant la facilité d 'élocution de ce petit beau- frère, il lui a fait faire son droit et l'a aidé à entrer au barreau de Bordeaux. Le talent oratoire de Vergniaud s'est vite affirmé. Le jeune avocat, devenu secrétaire du célèbre président Dupaty, a appris l'art d'éblouir les foules par de belles envolées, des périodes oratoires sonores. Il a beaucoup lu les Anciens : ses modèles sont Démosthène et Cicéron. Plus brillant que profond, Il est réputé pour son timbre prenant, ses phrases bien balancées, ses formules frappantes — souvent grandiloquentes. Mais une fois sa flamme retombée, il montre une étrange paresse. Ce grand insouciant n'accepte une cause que lorsqu'il est à court d'argent. Un jour où un ami s'étonne de voir sur sa table un dossier non ouvert, il montre sa bourse : « J'ai encore six livres, répond-il, me croyez-vous assez sot pour travailler ? » Le résultat est qu'il demeure toujours besogneux. Les dettes qu'il contracte chez son bottier ou son perruquier ne l'empêchent pas de jouir de la vie. Malgré sa figure disgracieuse, il connaît beaucoup de succès féminins. Poète à ses heures — il a la rime facile —, il a fondé un cercle littéraire et même entrepris un roman par lettres. II aime également jouer la comédie, avec une troupe d'amateurs. La Révolution survenue, ce bel esprit secoue son indolence. Embrassant aussitôt les idées nouvelles, il entre dans la Garde nationale, se fait élire membré de l'administration départemen- tale, participe à la fondation du club des Amis de la Constitution (les de Bordeaux). Le grand principe de l'égalité lui tient particulièrement à cœur. Il s'insurge contre l'idée que la société distingue deux classes d'hommes, la noblesse et la roture. La prise de la Bastille l'enthousiasme. Il flétrit avec emphase « ces tours affreuses habitées par le désespoir ». En février 1791, sa plaidoirie pour Durieux, un tambour-major de la Garde nationale de Brive, condamné pour avoir participé à une sanglante émeute de paysans contre leur seigneur, le met en vedette comme soutien du pauvre peuple opprimé par le despotisme féodal. Ce succès contribue à son élection à l'Assemblée législative. Il part pour Paris bien décidé à mettre son talent — certainement très grand, parfois étincelant — au service des idées libérales. Son ami Armand Gensonné, fils d'un chirurgien de l'armée, est également avocat à Bordeaux. C'est un homme de trente-cinq ans, d'apparence frêle, au visage méditatif. Né d'une famille bordelaise fortunée (son père était chirurgien en chef des troupes du roi en Guyenne), il a fait de sérieuses études. Plus profond et plus réfléchi que Vergniaud, il a, lui aussi, beaucoup lu les Anciens et s'est imprégné de la pensée de et de . A la barre, sa parole est sobre et claire, son ironie souvent âpre, sa dialectique serrée. Ce logicien épris de clarté cartésienne, ce moraliste sévère sera peut-être le meilleur cerveau du groupe girondin. Comme Vergniaud, il s'est fait inscrire aux « Amis de la Constitution ». Il a en outre été nommé procureur de la commune et juge au tribunal de cassation. La fuite de la famille royale à Varennes provoque l'indignation de ce bon démocrate : il propose aussitôt de retirer de la formule du serment la partie concernant la fidélité au roi. Quelques jours plus tard, la Constituante le charge d'aller faire une enquête en Vendée sur les troubles causés par l'application de la Constitution civile du clergé. Pendant son absence, il sera élu par son département à la Législative, sans avoir rien sollicité. Le troisième membre du trio, Marguerite-Elie Guadet, né en 1755 à Saint-Emilion, a été adopté par une riche veuve de Bordeaux, qui lui a en mourant laissé une fortune de 20 000 livres (1). Après avoir fait son droit, il est parti pour Paris où il est devenu le secrétaire d'Elie de Beaumont, avocat au Parle- ment. Rentré à Bordeaux, où l'on apprendra vite à estimer son talent, il s'est inscrit au barreau de la ville et a épousé la fille d'un gros négociant, Marie-Thérèse Dupeyrat. C'est un bon époux, un bon père. Sous ses cheveux noirs, ses yeux bleus brillent d'un éclat d'autant plus vif que son teint est brouillé, bilieux. Ce grand travailleur est féru des Encyclopédistes, il connaît bien les Anciens et la Bible. Plus dur et plus mordant que Vergniaud, il est aussi plus lucide que son ami. Il aime les mots justes, les raisonnements rigoureux. L'éclat de sa voix, la sobriété de son geste, son autorité frappent ses auditeurs. On l'appellera l'Eschine de la Gironde. Inscrit lui aussi aux Jacobins bordelais, nommé membre du Département, puis président au tribunal criminel, il recherche avec ardeur et dénonce les ennemis

(1) Guadet avait alors vingt ans. On lui intenta un procès un captation d'héritage, mais il le gagna. du nouveau régime. Guadet n'a rien d'un tendre. Toujours cuirassé d'ironie, nerveux et irritable, il saura fustiger de ses sarcasmes ses adversaires politiques, sans se soucier des consé- quences de ses attaques. Les trois avocats sont liés par une vraie amitié. En même temps que le trio, un autre ami, lui aussi élu de Bordeaux, a pris place dans le lourd coche de Paris. Comme jadis les Mousque- taires, les trois Girondins forment alors un quatuor. Jean-François Ducos, fils d'un commerçant de classe aisée, est un garçon de vingt-sept ans, à la figure gaie et ouverte : il paraît du reste encore plus jeune que son âge en raison de sa petite taille, de son sourire espiègle, de son exubérance quasi enfantine. Cet enthousiaste de la Révolution française, républicain dans l'âme, a été un des premiers à s'inscrire à Bordeaux au club des Amis de la Constitution. Il ne quittera pas Vergniaud auquel il a voué une grande admiration et qu'il a peut-être contribué à faire élire à la Législative. Lui aussi aime l'art et la poésie. Ses parents, désireux de lui faire oublier la littérature, l'ont jadis envoyé à Nantes pour étudier le commerce, mais son travail l'a tellement ennuyé qu'il est revenu très vite à Bordeaux retrouver son petit groupe. Il a eu l'étonnement et la fierté d'être choisi, avec ses trois aînés, pour représenter la Gironde à la nouvelle Assemblée. Marié depuis quelques mois avec Agathe Lavaud, son grand regret est de ne pouvoir emmener avec lui sa jeune femme qui, enceinte, ne supporterait pas le voyage (1). La route est longue entre Bordeaux et la capitale. Pendant tout le trajet, le petit groupe ne cesse de discuter avec animation sur l'avenir du pays. Les autres occupants de la diligence écoutent cette conversation de toutes leurs oreilles. Parmi eux, un Alle- mand installé depuis quelques années à Bordeaux, M. de Rein- hart, s'intéresse particulièrement aux débats. II racontera plus tard à Michelet combien il avait été séduit par l'ardeur de ces jeunes hommes en train de construire avec fougue une France

(1) Outre ces quatre amis, le département avait élu huit autres députés : Barennes, Grangeneuve, Laffon-Ladebat, Journu-Aubert, Sers, Servière, Garrau, et le pasteur Jay (ces deux derniers étant de futurs montagnards). nouvelle, sans cacher du reste son étonnement devant leur virtuosité verbale et la légèreté avec laquelle ils résolvaient les plus difficiles problèmes.

Arrivés à Paris, les compagnons doivent se séparer. Ils éprou- vent quelques difficultés à se procurer un gîte. « Nous sommes quatre qui voudrions demeurer ensemble et qui courons de tous côtés pour trouver un logement, nous n'en avons qu'un provisoire et encore l'avons-nous cherché longtemps, tous les hôtels sont remplis », écrit Vergniaud à sa sœur Marie Alluaud. Finalement, Vergniaud et Ducos descendront à l'hôtel d'Aligre, rue d'Orléans Saint-Honoré (à l'endroit où s'étend notre actuelle rue du Louvre), Guadet s'installera rue du faubourg Saint-Honoré. Quant à Gensonné, à son grand regret, il devra aller loger beaucoup plus loin, au faubourg Picpus, rue Saint-Sébastien, avant de pouvoir rentrer au centre de la ville. Les quatre amis, navrés d'être ainsi dispersés, se retrouveront bientôt chaque jour aux séances de la législative. «J'ai déjà assisté à une séance de l'Assemblée nationale mourante, nous lui succéderons, le 1er du mois, c'est une mesure qui me flatte et m'effraie », écrit encore Vergniaud à sa sœur. Les Girondins peuvent s'effrayer de leur responsabilité : elle sera beaucoup plus grande qu'ils ne se l'imaginent. Le 1er octobre, les élus de la Nation prennent donc place à la salle du Manège. Les nouveaux députés sont attendus avec curiosité. Le premier jour, tous les yeux sont braqués sur les hommes les plus marquants de la législative, sur cette aile gauche dont font partie les Bordelais. Le public veut voir en eux, selon le mot de Mme Jullien de la Drôme (passionnée révolutionnaire), « des Aristides, des Catons, des Cincinnatus ». La mode est à l'histoire ancienne. Les Girondins en ont la tête farcie, ils ne décevront pas sur ce point leurs admirateurs. En réalité ces Aristides et ces Catons sont rien moins que des sages. La passion les anime, une passion souvent généreuse mais qui les empêche de garder la tête froide. Les royalistes compren- nent vite la situation. « La nouvelle assemblée est mille fois plus mauvaise que l'ancienne », confie Marie-Antoinette, évidemment partiale, à l'ambassadeur Mercy-Argenteau. La Marck a une opinion un peu particulière sur les nouveaux venus : « Plus des 19/20 de cette Législature n'ont d'autre équipage que des galoches et des parapluies », explique-t-il, méprisant, au même Mercy : « On a calculé que tous ces députés ensemble n'ont pas en biens fonds 300 000 livres de revenus. Une telle assemblée ne peut obtenir ni la considération ni la confiance du public. » Il s'aper- cevra bientôt, à sa grande indignation, que ces représentants armés de parapluies préconisent des mesures « incendiaires ». Très vite, en effet, on constate la volonté des députés démo- crates de blesser le roi. Dès le début d'octobre, les trois Bordelais Guadet, Ducos et Grangeneuve soutiennent la proposition de Couthon de remplacer le trône royal par un simple fauteuil, placé sur la même ligne que celui du président. — J'aime à croire que le peuple français vénérera toujours davantage le fauteuil simple sur lequel siège le président des représentants de la nation, que le fauteuil doré sur lequel s'asseoit le chef du pouvoir exécutif, s'exclame Guadet. Je ne parlerai pas, messieurs, des titres de sire et de majesté. Je m'étonne que l'Assemblée nationale mette en délibération si elle les conservera. Le mot sire signifie seigneur, il tenait au régime féodal qui n'existe plus. Quant à celui de majesté, on ne doit plus l'employer que pour parler de Dieu et du Peuple. On ne saurait être plus net. Pour Guadet, la majesté populaire et la majesté divine peuvent être confondues. Quant au roi, il est nécessaire de l'humilier. Le descendant des Bourbons doit désormais être considéré comme un citoyen sans autorité, une sorte de soliveau soumis aux ordres des législateurs. Mais devant cette vexation gratuite, inutile, Louis XVI se sent atteint dans sa dignité. Pour une fois il s'insurge : il déclare qu'il ne remettra pas les pieds au Manège si la majorité tolère ce manquement au protocole. Du coup le décret est rapporté. Le souverain sera de nouveau appelé « sire », il retrouvera son fauteuil à fleurs de lys. Mais les Bordelais ont marqué leurs positions. On ne les oubliera pas. Ils manifestent également leur sens patriotique en s'inscrivant dès le début du mois aux Jacobins de Paris. Le célèbre club de la rue Saint-Honoré ouvre en effet toutes grandes ses portes devant Vergniaud, Gensonné, Guadet. A cette date, le président est un homme frêle, de petite taille, ne payant pas de mine. On le voit également sur les bancs de l'Assemblée. Il se nomme Jacques-Pierre Brissot. Les Girondins ne tardent pas à faire sa connaissance.

Fils d'un cuisinier traiteur de , ce qui permettra aux méchantes langues de dire qu'« il avait toute la chaleur des fourneaux de son père », ce Brissot (né en 1754) a eu une jeunesse agitée. D'abord gratte-papier chez un procureur de sa ville natale, il a cru qu'il se distinguerait de la masse des roturiers en ajoutant à son nom plébéien celui d'une métairie familiale, Ouarville — qu'il transforma en Warville, selon l'anglomanie du temps. Sans doute M. de Warville espérait-il alors qu'avec le temps le « Brissot » tomberait. Vite fatigué de sa province, le garçon émigre bientôt vers Paris. Passionné pour l'étude, il lit avec avidité tout ce qui lui tombe sous la main. Il vise à un savoir encyclopédique. En même temps, il étanche sa soif d'écrire en rédigeant d'innombrables essais littéraires, politiques, philosophiques, qu'il publie çà et là dans les gazettes. Son cerveau est sans cesse en ébullition. Il a, dit- il lui-même, la maladie de vouloir répandre toujours et partout ses écrits, même à ses frais. Il connaît alors des années laborieuses. Il travaille beaucoup sans toujours manger à sa faim. « Il fallait écrire souvent pour vivre tous les jours », notera-t-il plus tard. Le milieu où il évolue — publicistes à gages, aventuriers des lettres ou même escrocs au petit pied — est plus que douteux. Un séjour à Londres lui apporte en outre quelques ennuis. Il a eu l'idée d'y fonder un journal et une « académie internationale », mais il s'endette, se voit poursuivi en justice et doit passer quelques semaines en prison. Rentré à Paris, il pourra comparer les geôles anglaises et françaises: il tâte en effet de la Bastille pour avoir écrit, ou tout au moins laissé imprimer, des pamphlets contre le régime. Entre-temps, il a épousé une jeune personne au service des princesses d'Orléans, Félicité Dupont — ce qui lui permet, une fois ses démêlés avec la police du roi terminés, d'obtenir un emploi dans le secrétariat du duc Philippe, futur Egalité. Il n'y reste pas longtemps. Toujours désordonné mais plein de courage, il cherche à droite et à gauche le moyen de gagner la vie de sa famille, lorsque en 1788 son ami Clavière, banquier genevois exilé de son pays en raison de ses opinions trop avancées, l'envoie aux Etats-Unis pour traiter des affaires d'achats de terrains, avec promesse d'une belle commission sur toutes les transactions. Brissot ne s'intéresse qu'incidemment aux spéculations mobi- lières. Cet idéaliste se passionne depuis longtemps pour un problème plus brûlant, celui de la traite des nègres ; avec Mirabeau et Clavière il vient de créer à Paris une Société des amis des Noirs. Il est donc enchanté de cette occasion de pouvoir étudier outre- Atlantique la question de l'esclavage. Après avoir été reçu par Washington en personne — ce qui le remplit de fierté — il revient en France en janvier 1789 plein d'enthousiasme pour la jeune république, et avec l'idée de s'y installer un jour en compagnie de sa famille. A cette date, cependant, d'autres pensées le préoccupent. II pose sa candidature aux Etats généraux, mais aboutit à un échec. II fonde alors à Paris le Patriote français, feuille périodique qui obtient vite une grande vogue. M. de Warville n'a pourtant pas fait fortune et sa femme, la bonne Félicité, s'escrime dans son logis de la rue Grétry à ravauder le linge et à faire la lessive pour son mari et ses deux petits garçons (un troisième naîtra en 1791). Jacques-Pierre, cependant, ne reste pas inactif. Outre la rédaction de son journal, il se livre à maintes besognes. Ayant été élu membre de la municipalité de Paris, il travaille pour ses administrés, rédige des pétitions ou des adresses, forge mille projets, propose des plans d'organisation de la ville. Cet homme infatigable se mêle natu- rellement de politique. Entré aux Jacobins, il y pérore sur les sujets les plus divers. Au moment de la fuite à Varennes, on peut croire qu'il prône la république : peut-être travaille-t-il tout simplement pour la cause orléaniste. Quelques semaines plus tard, il est élu par les Parisiens à l'Assemblée législative. Cette nomination est du reste accueillie avec aigreur par certains jaloux. Marat, discutant le scrutin dans son Ami du peuple, donne à son collègue un avertissementment charitable : « Souviens-toi de la fable du Singe et du Chat, lui dit-il. Tu épouses le sort de tous les hommes de caractère indécis. Les patriotes clairvoyants n'ont point de confiance en toi et les ennemis de la patrie te détestent. » L'information n'est pas inexacte. Jacques-Pierre, redevenu Brissot comme devant (il n'est plus question de singer les aristocrates), se voit en effet attaqué sur les deux fronts. Un assez inquiétant personnage nommé Théveneau de Morande, faux jeton et maître chanteur, le traîne dans la boue : il a fabriqué le verbe « brissoter », synonyme de « voler » (les gamins diront bientôt ; « on m'a brissoté ma toupie »). Grâce à Morande, le terme infamant va faire fortune à Paris. Brissot refuse d'écouter ces calomnies. La tête toujours pleine de beaux principes et de projets multiples, superficiel et brouillon mais convaincu d'être le seul homme capable de faire avancer la révolution, il se croit appelé à une brillante carrière politique. Aux Jacobins, il a remarqué le petit groupe des Bordelais et il se dit que ces provinciaux pourront l'aider dans ses desseins. De leur côté Vergniaud et ses amis, un peu perdus dans la capitale, sont heureux de pouvoir s'appuyer sur un élu de Paris, dont l'autorité servira leurs ambitions. « Lors de la convocation de l'Assemblée législative, les députés de la Gironde qui arrivaient à Paris recherchèrent mon amitié à cause de mes opinions sur les colonies, précisera plus tard Brissot devant le tribunal révo- lutionnaire ; nous convînmes de nous voir trois fois par semaine avant l'heure où l'Assemblée ouvrait la séance. » Ainsi se forme le groupe de ceux qu'on appelle alors, non « girondins », mais « brissotins » (1). A la Législative, Brissot s'est fait une spécialité des questions de politique extérieure. Il a été porté à la tête du comité diplomatique. Ayant beaucoup voyagé, sachant plusieurs langues, il croit connaître les pays étrangers mieux que quinconque et se

(1) se vantera d'avoir inventé ce terme par analogie avec le « Trissotin » de Molière. juge parfaitement capable de mener les affaires de la France. Son cerveau agile se plaît aux grandes combinaisons. Il mûrit en particulier un plan subtil. Pour réveiller l'énergie populaire et faire rebondir la poussée révolutionnaire, alors en perte de vitesse, il a trouvé un moyen : déclencher un conflit avec l'Autriche. L'état de crise créé par une déclaration de guerre favorisera les mesures de violence en attisant les passions politiques. L'empereur Léopold étant le frère de Marie-Antoi- nette, on verra quelle attitude prendront les souverains. En outre, une guerre heureuse permettra de redresser la situation écono- mique du pays, de sauver l'assignat, d'ouvrir de nombreux débouchés au commerce. Les circonstances semblent propices. Depuis des mois, les manifestations tapageuses des émigrés, leur vantardise, leurs rodomontades ameutent l'Europe contre la France nouvelle, soulevant ainsi dans le pays de légitimes colères. Beaucoup d'officiers royalistes continuent du reste à passer la frontière et vont grossir la petite armée que le prince de Condé tente de rassembler à Worms. Armée assez misérable, mais pleine de fièvre et d'arrogance. Les cliquetis de sabres, les vaines menaces qui retentissent sur la rive droite du Rhin exaspèrent les patriotes, autant que les manœuvres maladroites des comtes de et d'Artois. La déclaration de Pillnitz, signée en août par Léopold et le roi de Prusse, est considérée par Vergniaud et ses amis comme un véritable outrage aux couleurs nationales. Le manifeste de Coblentz, lancé le mois suivant par les princes émigrés, augmente l'indignation des Français. En vain Louis XVI donne-t-il à ses frères l'ordre de regagner Paris. L'Assemblée considère à juste titre cette injonction platonique comme insuf- fisante. Quelques jours plus tard, un débat sur l'émigration est ouvert au Manège. Un des premiers, Brissot réclame des mesures sévères contre ces mauvais citoyens, coupables d'avoir abandonné leur pays. En même temps, il attaque leurs protecteurs : les souverains européens. Puis Vergniaud monte à son tour à la tribune. Son discours brillant, nourri, est vivement applaudi. Ecrasant de son mépris les fuyards, « superbes mendiants qui n'ont pu s'acclimater à la terre de l'égalité », il dénonce les intentions criminelles de ces rebelles dont l'unique but est de désorganiser nos armées en poussant à la désertion officiers et soldats. Il supplie l'Assemblée de sévir contre les agitateurs de Coblentz — et en particulier contre les princes du sang : — Débarrassons la nation, s 'écrie-t-il, de ce bourdonnement d'insectes avides de son sang qui l'inquiète et la fatigue, et rendons le calme au peuple... Dissipons ce fantôme de contre- révolution autour duquel vont se rallier les insensés qui la désirent... On parle de la douleur dont sera pénétré le roi. Brutus immola ses enfants criminels à la patrie. Le cœur de Louis XVI ne sera pas mis à une si rude épreuve, mais il est digne du roi d'un peuple libre de se montrer assez grand pour acquérir la gloire de Brutus... Mais qu'adviendra-t-il si le roi échoue dans ses efforts pour ramener les princes à la raison ? Vergniaud répond aussitôt : — Si le roi a le chagrin de ne pas trouver en ses frères les sentiments d'amour et d'obéissance qu'ils lui doivent, qu'il s'adresse au cœur des Français, il y trouvera de quoi se dédom- mager de ses pertes. Mais le roi, on s'en doute, n'a guère envie de prendre Brutus comme modèle ; quant au cœur des Français, il fait peut-être bien de ne pas trop s'y fier ! Louis XVI ne suit pas non plus Vergniaud dans ses conclusions sur les châtiments mérités par les émigrés. Emporté par son éloquence, le Bordelais a prononcé de graves paroles. Non seulement il a réclamé des sanctions exemplaires, mais il a lancé les foudres de son ironie contre les juges trop scrupuleux qui demanderaient des preuves légales avant d'oser condamner les accusés. S'adressant à ces magistrats pusillanimes, il s'est écrié, sarcastique : — Que n 'étiez-vous dans le Sénat de Rome lorsque Cicéron dénonça la conjuration de Catilina : vous lui auriez demandé aussi une preuve légale ! J'imagine qu'il eut été confondu : Rome aurait alors été pillée et vous et Catilina auriez régné sur ces ruines. Des preuves légales ! Vous ne comptez donc pour rien le sang qu'elles nous coûteraient ? Des preuves légales ! Ah, prévenons plutôt les désastres qui pourraient nous les procurer. Dans deux ans, presque jour pour jour, le tribunal révolution- naire entendra un raisonnement à peu prés semblable sur l'inutilité des preuves légales et sur l'imprudence que commet- traient les juges en perdant leur temps à les rechercher. Mais cette fois Vergniaud ne sera pas d'accord : il se trouvera en effet non dans les rangs des accusateurs, mais dans ceux des victimes. Pour l'instant, le discours retentissant du Girondin sert sa popularité. De sa tribune, le jeune orateur a touché la France entière. Ses compatriotes bordelais sont fiers de lui. Ses collègues vont même l'élire à la présidence de l'Assemblée. En outre, un premier décret somme le comte de Provence de repasser le Rhin avant deux mois, sous peine d'être déchu de ses droits éventuels à la régence. Quant aux émigrés qui refuseront de rentrer en France, ils risqueront désormais la peine de mort.

Vergniaud a donc remporté un grand succès. Ses amis vont également se faire remarquer à l'Assemblée. A côté du problème brûlant de l'émigration, celui des prêtres réfractaires amène aussi d'âpres discussions. En 1790, la Constitution civile du clergé a coupé en deux la France catholique. Les prêtres qui refusent le serment passent maintenant pour des fauteurs de troubles : il est nécessaire de les châtier.

Parmi les députés les plus acharnés contre les réfractaires se trouve un ami de Brissot, le nouvel évêque du Calvados, Fauchet. Prédicateur grandiloquent, partisan passionné de l'alliance entre l'Evangile et les grands principes révolutionnaires, ce bel homme au visage grave a pris part, en 1789, à l'assaut contre la Bastille. Il est connu pour mêler volontiers à ses Pater et ses Ave les couplets du Ça ira et considère que Jésus est mort « pour la démocratie de l'univers ». Il a fort inquiété la Cour en prononçant à l'abbaye de Longchamp des sermons pleins de flamme sur la liberté.

— Il faut des rois et non des tyrans, il faut des sujets et non des esclaves, s'exclame-t-il volontiers. Sa foi est du reste sincère. II n'arrive pas à comprendre qu'un grand nombre de prêtres puissent repousser la constitution. Monté à la tribune du Manège, il se répand en imprécations contre les malheureux insermentés : — Le fanatisme est le plus grand fléau de l'univers, il faut l'anéantir, s'écrie-t-il... Les réfractaires voudraient noyer dans le sang les patriotes... En comparaison de ces prêtres, les athées sont des anges... Cette violente sortie, écoutée avec admiration par la gauche jacobine, amène quelques inquiétudes chez les modérés. L'un de ceux-ci, le député de la Haute-Saône Desgranges, glisse à son voisin : — Voilà un excellent patriote, mais je crains qu'il ne tombe dans les écarts des prêtres inconstitutionnels, et qu'il ne soit à leur égard aussi fanatique en constitution qu'il leur reproche de l'être en fait de religion ! A leur tour, les Bordelais vont tonner contre les réfractaires. Revenu de sa mission dans l'Ouest, où il avait pu étudier le comportement du clergé, Gensonné s'était persuadé qu'une vaste conspiration se nouait contre la nation par les soins de l'Eglise fidèle au Pape. A la suite de Couthon, il monta à la tribune pour dénoncer les « manœuvres incendiaires des prêtres turbulents et factieux ». Il profita de l'occasion pour proposer la destruction des congrégations, dont l'existence nuisait au pays tout entier. Il s'en prit même aux sœurs gardes-malades coupables, selon lui, de répandre autour des lits des hôpitaux « les poisons du fanatisme » et de fatiguer les mourants « par leurs ardentes prédications et leur inquiète sollicitude ». Cette nouvelle diatribe contre les catholiques rebelles fut saluée d'applaudissements. Gensonné allait du reste, sur ce problème religieux, être soutenu par d'autres voix, en particulier par celle d'un collègue venu de Grasse, . Fils d'un mar- chand de savon, gendre d'un parfumeur auquel il s'était associé, ce Provençal gras et fort (il était capable d'avaler à lui seul une dinde pour son dîner), au parler chantant et à l'éloquence ampoulée, s'était lié d'amitié avec Brissot et avec les Bordelais. Toujours exalté dans ses paroles, il avait déjà attaqué avec violence les émigrés, avant de se déchaîner contre le clergé. — Il est temps, proclama-t-il, que l'orgueil de l'encensoir, comme l'orgueil du diadème, s'abaisse devant le sceptre de la souveraineté du peuple... Poursuivant sa harangue, il réclama la proscription des réfrac- taires ; il suggérait d'exiler ces « pestiférés » dans les lazarets de Rome. A son tour il couvrit de sarcasmes les citoyens timides qui n'oseraient pas condamner les accusés sans preuve tangible de leurs méfaits : — Quel besoin de preuves, demanda-t-il : il n'y a pour eux, s'ils ne se plient pas au serment, que le bannissement ou la mort ! En vain Lecoz, évêque constitutionnel de Reims, essaya-t-il de réagir : — Demander l'impression du discours de M. Isnard, c'est demander l'impression d'un code d'athéisme, s'écria-t-il... Ce discours tend à détruire toute idée religieuse et sociale. Mais le mal était fait, on ne pouvait plus revenir en arrière. Un décret fut voté le 29 novembre : les ecclésiastiques insermen- tés seraient réputés « suspects de révolte » et punis comme tels. C'était là toucher un point sensible : le roi n'avait accepté la Constitution civile du clergé qu'à son corps défendant. Bravant la colère des patriotes, il refusa de sanctionner ce décret, de même que celui contre les émigrés. — Je fais assez ce que tout le monde désire pour qu'on fasse une fois ce que je veux, déclara-t-il au conseil. Le ministre Duport du Tertre voulut exposer à l'Assemblée les motifs de ce refus. Vergniaud lui imposa silence sous prétexte que le roi avait le droit de veto et non celui d'exposer ses motifs. Louis XVI montra pourtant sa bonne volonté en consentant à menacer de rupture l'Electeur de Trèves si celui-ci ne dissipait pas les rassemblements d'émigrés sur son territoire. Mais cette mesure ne pouvait suffire à l'aile gauche de l'Assemblée : les Girondins et leurs amis, emportés par leur flamme révolution- naire, étaient bien décidés à mener coûte que coûte leur politique de violence.

II

MADAME ROLAND ET LES SALONS BRISSOTINS

EN cet automne de 1791 le petit groupe des amis de Brissot se grossit de nouvelles recrues. Le 15 décembre on voit descendre de voiture rue Guénégaud, devant la porte de l'hôtel Britannique, une femme jeune encore, à la superbe chevelure brune, au teint coloré, suivie d'un mari sensiblement plus âgé et d'une enfant d'une dizaine d'années. M. et Mme Roland de la Platière débarquent de leur province lyonnaise avec leur fille, Eudora. Inspecteur des manufactures pendant vingt ans, Roland vient de perdre ce titre à la suite du décret de l'Assemblée supprimant tout le corps des inspecteurs. Ainsi privé de son gagne-pain, il s'est décidé à gagner Paris pour faire valoir ses droits à la retraite. Sa femme l'a beaucoup poussé à entreprendre cette démarche. Passionnée pour la grande cause révolutionnaire, son plus vif désir est de retrouver les amis qu'elle a connus lors d'un précédent séjour dans la capitale et de se retremper avec eux dans la politique.

Faut-il rappeler la jeunesse de cette enfant prodige qu'a été la petite Marie-Jeanne Phlipon, dite Manon ? La future Egérie de la Gironde est d'origine parisienne. Née d'une famille de souche modeste (son père, Pierre Phlipon, est graveur dans l'île de la Cité), elle fait l 'étonnement de ses parents par sa sagesse et sa passion pour l'étude. A dix ans, sa lecture préférée est la Vie des hommes illustres de Plutarque. Dans son admiration pour les héros antiques elle pleurait de dépit, racontera-t-elle plus tard, de n'être pas née spartiate ou romaine. En attendant d'avoir l'âge de devenir la mère des Gracques, la petite fille modèle se prépare à la vie avec un sérieux imperturbable. Elle se nourrit des grands , elle se forge une âme héroïque. Quel sera le destin d'une créature si exceptionnelle ? Ses parents lui cherchent un époux digne de ses vertus, mais la jeune personne est difficile. Elle se trouve du reste très à son goût. Dans ses Mémoires, elle se plaît à énumérer les « trésors » que la nature lui a donnés : elle décrit avec satisfaction sa « jambe bien faite », sa « marche légère », sa « poitrine superbement meublée », son sourire tendre et séduc- teur. On n'est jamais si bien servi que par soi-même ! Mlle Phlipon sait ce qu'elle vaut, et aussi ce qu'elle veut. Bien que sans dot, elle rêve d'un mari qui lui soit supérieur et qu'elle puisse admirer. Elle ne manque pas d'ambition : son désir secret est de s'élever dans l'échelle sociale. Elle se rappelle avec amertume l'humiliation qu'elle a ressentie quelques années plus tôt lorsque, en visite dans une famille plus huppée que la sienne, elle a été conviée à dîner... à l'office. C'est là un affront que la future Girondine n'oubliera pas. Pour l'instant, elle refuse tous les partis qui se présentent : médecins, avocats, honorables marchands lui font inutilement la cour Le résultat est qu'à près de vingt-cinq ans Manon n'a pas trouvé promis qui lui convienne. Comme le héron de La Fontaine, après avoir fait fi des tanches et des goujons, dînera-t-elle d'un limaçon ? Le destin en décide autrement. Son chemin croise celui d'un quadragénaire distingué, qui partage son admiration pour Plu- tarque et Caton. Avec son front dégarni, ses lèvres minces, son nez long et triste, Jean-Marie Roland de la Platière n'a rien d'un séducteur. Toujours vêtu de noir, il ressemble plutôt à un quaker promenant partout dans la vie un air de profonde dignité. Mais il a lu les Encyclopédistes et s'entretient avec la jeune fille de hauts problèmes moraux et philosophiques : c'est sa façon de faire sa cour. Ce prétendant n'est du reste pas très chaleureux. S'il admire la jeune savante, il ne se dissimule pas qu'elle n'a ni rang ni fortune. Sa famille voudrait lui voir épouser une héritière, aussi disparaît-il pendant quelques mois — le temps de se faire regretter. Il revient cependant et se laisse enchaîner pas une promesse. Mais très vite des difficultés naissent entre le vieux Phlipon et son futur gendre. M. de la Platière se retire et Manon, désespérée, va cacher sa peine dans un couvent. Finira-t-elle vieille fille ? Elle ne le veut à aucun prix. Malgré la rupture, elle a demandé à l'austère barbon de lui conserver son amitié et de continuer à lui écrire. Avec une adresse étonnante, elle l'entortille dans mille compliments. Elle lui répète qu'il est un homme supérieur, qu'elle a besoin de son autorité, de ses conseils, de son exemple. « Montre-moi dans ton courage à supporter le chagrin de tes affaires celui qui doit m'accompagner dans ma retraite obscure, lui écrit-elle. Donne-moi cette mâle fermeté qui convient aux âmes nobles... Sois mon modèle enfin ! » Il est certainement très doux, même quand on a déjà une haute idée de sa propre valeur, de s'entendre dire qu'on est un être hors du commun. Sans doute Mlle Phlipon croit-elle à tous les compliments qu'elle assène : ses yeux ne se dessilleront que plus tard. En attendant le célibataire endurci ne peut résister à tant d'admiration. Du reste Manon continue à lui faire des déclarations ingénues : « Il n'y a qu'un être sensible, droit, pénétré de ce que tu vaux, dévoué à ta personne qui soit capable d'adoucir les peines de ta laborieuse carrière, et cet être, c'est moi. » La candeur de cette jeune fille est incommensurable. En tout cas la tactique réussit : Roland met bas les armes. Le mariage a lieu en février 1780.

A où elle s'est installée, Manon découvre un époux grincheux, autoritaire, susceptible, irritable, mais elle s'ingénie à lui plaire. Elle le soigne quand il est malade et l'écoute quand il pontifie. Elle s'entend merveilleusement à cuire les confitures ou à ranger l'armoire à linge, et trouve encore le temps de copier les manuscrits de Roland. Le Dictionnaire des Manufactures et L'Art de fabriquer le velours de coton n'ont plus de secrets pour la jeune épousée. Le mari, comme de juste, trouve ce dévouement tout naturel. Il reconnaît le tact et l'esprit de Manon et la charge d'une mission de confiance : aller à Paris solliciter des lettres de noblesse pour « M. de la Platière ». La jeune femme obéit avec empressement ; on peut voir alors le curieux spectacle d'une future révolutionnaire se démenant dans la capitale pour obtenir l'honneur de sortir de la roture. Entre-temps, Mme Roland a mis un enfant au monde, Eudora ; elle l'élève selon les excellents principes de Rousseau. Peu après, la famille quitte le Nord pour le Beaujolais, Roland ayant été nommé inspecteur régional de la généralité de Lyon. Manon passe la moitié de l'année à Villefranche, l'autre à la campagne, dans sa propriété du Clos de la Platière, près de Thézé, et jouit de la vie champêtre. De fervents amis viennent en séjour chez elle : le médecin Lanthenas, futur député à la Convention, le naturaliste Louis Bosc, dit Bosc d'Antic (lui aussi a cédé à la vanité d'allonger son patronyme), l'un et l'autre quelque peu amoureux de la maîtresse du logis. Plus tard arrivera Bancal des Issarts, ancien notaire et futur conventionnel, déjà très lié avec Brissot et adepte fervent de la « Société des amis des Noirs ». Quand ses amis sont loin, Mme de la Platière entretient avec eux une correspondance assidue. Elle s'occupe également beaucoup de sa fille : Eudora grandit, ses occupations sont rigoureusement minutées, mais la « petite friponne » ne montre aucun intérêt pour l'étude, elle bâille sur ses livres de classe et ne prise guère les discours sur la vertu. Elle aimerait mieux les contes de fées, mais Madame sa mère préfère les histoires réelles dont on peut tirer quelque grave leçon de morale. Il faut donner du sérieux à cette enfant !

La jeune femme ne se confine pas uniquement dans ses devoirs familiaux. A partir de 1789, elle suit avec une attention passion- née l'évolution des événements. La prise de la Bastille l'enthou- siasme, l'abolition des privilèges la comble de joie. Elle marque une intense méfiance à l'égard de Louis XVI et de Marie- Antoinette. Les souverains, juge-t-elle, n'ont qu'un but : étouffer dans l'œuf le mouvement révolutionnaire. «Je hais les rois dès l'enfance, notera-t-elle un jour, et je n'ai jamais vu sans une sorte de frémissement involontaire l'abaissement d'un homme humilié devant son semblable. » L'anarchie qui règne en France pendant la « Grande Peur » la laisse froide. Elle s'inquiète peu pour les aristocrates molestés dans leurs personnes ou leurs biens. « Quand les châteaux, dont le luxe était insulte à la misère du peuple, seraient détruits par ce peuple las d'un joug porté durant des siècles, je ne vois pas qu'il y eût à gémir pour la chose publique », déclare-t-elle avec philosophie. Il est vrai que le petit domaine du Clos n'est pas en danger d'être brûlé ! Cette passionnée démocrate s'insurge toutefois contre la mol- lesse des chefs de la révolution. « Il faut réclamer, tonner, effrayer », proclame-t-elle. Elle écrit à ce propos à son ami Bosc une phrase dont la subite frénésie doit sans doute stupéfier le pacifique naturaliste : « Vous n'êtes que des enfants, votre enthousiasme n'est qu'un feu de paille et si l'Assemblée nationale ne fait pas en règle le procès de deux têtes illustres ou que de généreux Decius ne les abattent, vous êtes tous f... » Les deux « têtes illustres » tomberont, et beaucoup d'autres avec elles, dont celle de Manon elle-même. Mais à cette date, qui peut imaginer l'engrenage terrible dans lequel se prendront les amoureux de la Révolution ? La future reine de la Gironde ne pense alors qu'au danger de voir compromettre l'acquis des réformes politiques et sociales. Une multitude d'idées hardies bouillonne dans sa cervelle. Elle voudrait que le peuple marche sur Versailles et ramène de force les députés à Paris (ce vœu sera bientôt exaucé); elle préconise une armée provinciale pour protéger l'Assemblée, elle réclame l'instruction pour les humbles, elle demande qu'on bouscule le fatras de la vieille hiérarchie ecclésiastique, composée selon ses dires de « théologiens intolérants, sanguinaires, fauteurs de sottise et de corruption ». Manon a reçu une éducation chré- tienne, mais en bonne philosophe elle affiche des sentiments purement déistes. Quant à Roland, bien qu'ayant trois frères dans les ordres il est assez anticlérical. La brouille s'est du reste mise dans la famille. L'exaltation de la jeune femme grandie à mesure que les mois passent, mais elle se plaint toujours de ce que la Révolution piétine. Elle continue à morigéner ses amis. « On oublie que l'insurrection est le plus saint des devoirs quand la patrie est en danger, écrit-elle à Bosc en septembre 1790... On n'ose plus parler, c'est tonner qu'il faut faire ! » Mme Roland ne peut lancer ses foudres : elle enrage de n'être qu'une femme. Son mari travaille pour la grande cause, dans la mesure de ses moyens. Il a été élu au Conseil général de la Commune de Lyon et s'est inscrit aux Jacobins de la ville. Grâce à Lanthenas, il est en outre entré en relation avec certains représentants de la presse pari- sienne, Camille Desmoulins et surtout Brissot de Warville. Celui- ci a même eu l'amabilité, dans son journal, de citer le Dictionnaire des Manufactures et de vanter le style « rêche mais énergique » de l'auteur. A vrai dire le digne Inspecteur des manufactures a été un peu choqué du premier de ces qualificatifs, il s'est demandé s'il n'y avait pas eu faute d'impression, rêche ayant pris la place de riche. Hélas, il n'y a pas d'erreur : le mot rêche est exact. La susceptibilité blessée de M. de la Platière s'atténuera lorsque Brissot lui aura envoyé en hommage son propre ouvrage. Peu après, une lettre de Manon à Bosc, dans laquelle la jeune femme expose longuement ses idées sur les problèmes politiques, est portée au même Brissot, qui en fait paraître des extraits dans le Patriote français. Remplie de fierté à cette nouvelle, Mme Roland engage alors une correspondance régulière avec ce nouvel ami parisien. A plusieurs reprises ces missives « dignes d'une Romaine » (la formule est de Brissot) trouveront leur place dans le journal. Manon continue du reste à envoyer à Bosc des lettres enflammées. Elle s'indigne des dangers que les émigrés font courir au pays. « Cent mille Autrichiens s'assemblent sur nos frontières, notre argent s'en va sans qu'on regarde comment, on paie les princes et les fugitifs qui font avec nos deniers fabriquer des armes pour nous subjuguer. Tudieu, tout parisien que vous êtes, vous n'y voyez pas plus loin que votre nez ! » Mme Roland (il n'est plus question du « de la Platière », Danton lui même a supprimé l'apostrophe de son nom) brûle d'envie de communiquer de vive voix à ses amis, outre ses critiques, ses idées constructives. Or son mari est chargé d'une démarche en tant qu'officier municipal de Lyon : aller demander à la Constituante de décharger la ville d'une dette de 39 millions contractée avant 1789 au profit du roi. Il part donc pour Paris et Manon, laissant Eudora à Villefranche, l'accompagne dans son voyage.

Arrivé dans la capitale en février 1791, le couple descend à l'hôtel Britannique où Bosc a retenu un appartement, puis s'en va rue Grétry rendre visite à M. de Warville, redevenu Brissot comme devant. Manon se prend d'une grande amitié pour le journaliste : « A mesure que je l'ai connu davantage, je l'ai plus estimé... C'est le meilleur des hommes, bon époux, tendre père, vertueux citoyen. » De son côté Brissot accueille à bras ouverts les provinciaux et leur fait connaître ses propres amis. Il présente en particulier à Mme Roland trois avocats, membres de la Constituante. Le premier, venu d'Arras, semble à Manon « très honnête homme », assez timide et réservé : elle l'estime fort et lui pardonne, en raison de ses excellents principes et de son amour pour la liberté, « un mauvais langage, une voix triviale et un ennuyeux débit ». Son nom est : on reparlera de lui. Le second, François Buzot, arrive d'Evreux : il apparaît à la jeune femme comme un patriote plein d'ardeur, de justesse de vues. Son regard profond laisse deviner la noblesse de ses pensées. La sympathie qui naît spontanément entre ces deux êtres se transformera très vite en un sentiment plus tendre. Compatriote de Brissot et grand ami de Robespierre, le troisième personnage, Jérôme Pétion (il s'est dit longtemps « Pétion de Villeneuve »), se fait remarquer par son sourire bienveillant, sa voix sonore. Ce bel homme aux traits un peu mous est très infatué de lui-même. Chargé en juin 1791 de ramener de Varennes la famille royale, il se couvrira de ridicule aux yeux de la postérité en racontant dans ses Mémoires la profonde impres- sion qu'il a cru faire sur la chaste Mme Elisabeth, lors du trajet en voiture. Mme Roland juge alors le personnage franc, gai, prudent ; elle croit en sa « vertu » foncière. C'est le mot de l'époque. Ses compatriotes ne l'appellent jamais du reste que le vertueux Pétion. Toutes ces nouvelles relations enthousiasment la jeune femme. Pleine d'admiration pour leurs idées et leurs talents elle s'écrie : « 0 Liberté, ce ne sera pas en vain que de généreux concitoyens se seront dévoués à ta défense ! » Plus tard, elle lancera à la Liberté une autre apostrophe, d'un ton, hélas, bien différent. En attendant, ces fervents défenseurs de la démocratie se réunissent quatre fois par semaine, le soir, rue Guénégaud. Eclatante de fraîcheur et de grâce, Manon plaît à ces jeunes hommes qui oublient l'air facilement renfrogné du mari. Elle écoute avec un intérêt passionné leurs discussions et exprime à son tour son opinion avec modestie. Prise d'une ivresse civique sans cesse grandissante, elle assiste également souvent aux séances de l'Assemblée, mais elle en sort généralement très irritée contre les Constituants, trop peu vindicatifs pour son goût. Les « Noirs » — c'est-à-dire les Roya- listes — exaspèrent cette patriote farouche, hantée par la crainte d'une contre-révolution, « L'Assemblée n'est plus que l'instrument de la corruption et de la tyrannie... La raison, la vérité, la justice y sont étouffées, honnies, conspuées », écrit-elle à Brissot. Elle se fait affilier à la Société fraternelle des deux sexes (succursale des Jacobins) et continue en outre à publier des petits articles qu'elle ne signe d'ailleurs pas, jugeant inutile qu'on les sache dus à une plume féminine. Le 20 juin 1791 elle apprend la fuite de la famille royale et vilipende les « grands brigands ». La république lui semble le gouvernement idéal, mais elle s'inquiète de l'avenir, «Je vois, dit-elle, que nous sommes environnés de pièges, de séducteurs et d'assassins, et que si nous pouvons espérer encore d'arriver à la liberté, ce ne sera que par une mare de sang. » Et un autre jour elle s'écrie : « Remettre le roi sur le trône est une ineptie, une absurdité, si ce n'est une horreur... Faire le procès de Louis XVI serait sans contredit la plus grande, la plus juste des mesures. » Ce procès viendra, mais en ce temps-là Mme Roland aura évolué dans ses opinions. Pour le moment, la fusillade du Champ de Mars l'atterre. Elle craint pour la liberté et même pour la vie du cher Robespierre qu'elle croit spécialement menacé, et lui offre de le cacher. Buzot partage ses appréhensions pour Maximi- lien : « Je ferai tout pour sauver ce malheureux jeune homme », affirme l'honnête Normand. Robespierre n'aura pas besoin du dévouement de ces amis trop craintifs. Il saura parfaitement mener sa barque sans leur concours. En cet été 1791, Manon est de plus en plus déçue par les membres de la Constituante, qui ont jugé bon, au retour de Varennes, de rendre au roi ses prérogatives. Préconisant la politique du pire, elle en vient à souhaiter des succès contre- révolutionnaires, seuls susceptibles de réveiller l'opinion. Décou- ragée, elle aspire surtout à quitter l'atmosphère inquiète et le brûlant pavé de Paris. Roland a du reste rempli sa mission (il a obtenu pour la ville de Lyon une exonération de 33 millions sur 39). Les deux époux retournent donc au Clos, où la saison des vendanges les appelle. Que ne se contentent-ils de ces joies bucoliques ! Hélas, rien ne peut faire oublier à Manon les grands problèmes qui s'agitent. La jeune femme devient chaque jour plus entière dans ses opinions. Elle s'insurge contre le droit de veto attribué au roi, elle vilipende la noblesse, la cour, le clergé. Toujours pleine de respect pour les vrais révolutionnaires, elle continue à correspon- dre avec ses amis de Paris. Parmi ceux-ci elle met au premier plan Robespierre, « digne homme » aux vues justes et droites. En une fort longue lettre, elle lui dit son admiration et les vœux ingénus qu'elle forme pour sa carrière politique. « Du fond de ma retraite, écrit-elle, j'apprendrai avec joie la suite de vos succès... Vous avez beaucoup fait, monsieur, pour répandre les principes (de la liberté et de l'égalité). Il est beau, il est consolant de pouvoir se rendre ce témoignage à un âge où tant d'autres ne savent point encore quelle carrière leur est réservée... Si je n'avais considéré que ce que je pouvais vous mander, je me serais abstenue de vous écrire, mais sans avoir rien à vous apprendre, j'ai foi à l'intérêt avec lequel vous recevrez des nouvelles de deux êtres dont l'âme est faite pour vous sentir, et qui aiment à vous exprimer une estime qu'ils n'accordent qu'à peu de personnes, un attachement qu'ils n'ont voué qu'à ceux qui placent au-dessus de tout la gloire d'être juste et le bonheur d'être sensible... » La sensibilité et la justice ne sont peut-être pas les qualités dominantes du futur chef montagnard. Dans quelques mois, Mme Roland en aura fait la triste expérience et regrettera d'avoir ainsi épanché son coeur. Quant au « bon jeune homme », on peut l'imaginer haussant les épaules devant les compliments naïfs d'une femme pour laquelle il n'éprouvait sans doute qu'une médiocre sympathie et, en tout cas, aucune admiration.

Cependant la paix des champs ne suffit plus aux Roland. Manon, impatiente d'agir, ne cesse d'attiser le fièvre patriotique de son mari. Comment celui-ci peut-il se résoudre à végéter ainsi en province alors qu'à Paris il pourrait participer au grand mouvement généreux qui ébranle la nation ? Elle obtient enfin le départ de toute la famille pour la capitale. Bien que soucieux, mal portant (il relève d'une grave maladie), le faible Roland se laisse finalement circonvenir par sa femme. Ils ignorent tous deux qu'une fois pris dans le fatal engrenage de la politique, ils ne pourront plus se libérer. De nouveau installée rue Guénégaud (mais cette fois le couple loge plus modestement au troisième étage de l'hôtel) Mme Roland se hâte de renouer avec ses amis. Elle les trouve très occupés — et surtout très préoccupés — par la chose publique. Brissot se fait plus rare. Le cher Buzot est retourné à Evreux. Pétion vient d'être élu à la mairie de Paris, malgré la candidature de La Fayette que la cour, dans son aveuglement, a refusé de soutenir : « M. de La Fayette, a dit la reine à Bertrand de Molleville, ne veut être maire à Paris que pour être bientôt après maire du palais ; Pétion est , républicain, mais c'est un sot, incapable d'être jamais un chef de parti. » Sot ou non, l'élu de la capitale se montre enchanté de revêtir l 'écharpe tricolore. La popularité de ce cordial médiocre est immense : il se fait acclamer dans les rues. Il possède maintenant un logement magnifique, une voiture, des domestiques : sa vanité naturelle est comblée. Il donne des dîners où se presse une multitude de convives. Aussitôt à Paris, Manon va rendre visite à Mme Pétion, mais elle trouve celle-ci changée. Mme la Mairesse lui fait en effet un accueil assez froid. Lorsque la visiteuse se retire, elle la reconduit à la porte du , mais lui laisse traverser sans l'accompagner les vastes antichambres. Mme Roland est blessée par ce manque d'égards. Elle ne comprend pas que les honneurs puissent changer la qualité des êtres. Cependant elle refrène ses susceptibilités et continue à ouvrir largement ses portes à ses amis, toujours sensibles à ses charmes. Au cours de l'hiver 1791-1792 le 3e étage de la rue Guénégaud va devenir un des principaux centres de ralliement des Brissotins.

Il n'est pas le seul. Une bourgeoise « honnête et opulente », Mme Dodun, veuve d'un riche administrateur de la Compagnie des Indes, accueille elle aussi très souvent Brissot et le petit groupe des Bordelais, dans son luxueux hôtel de la place Vendôme. En janvier, elle offre même à Vergniaud et à son inséparable Ducos de venir poser leurs pénates dans l'apparte- ment qu'elle met à leur disposition à l'étage supérieur de sa maison. Les deux hommes acceptent, pleins de reconnaissance, et débarquent avec armes et bagages chez la généreuse hôtesse. Peu après Ducos sera rejoint par sa femme. Agathe Ducos a eu en effet bien du regret de ne pouvoir accompagner son mari à Paris dès septembre, en raison de sa grossesse avancée. Elle n'a cessé d'envoyer au jeune député des lettres naïves où elle laissait percer sa jalousie à l'égard de toutes les belles dames de la capitale susceptibles de le charmer. Une fois délivrée, la jeune mère se hâte d'arriver avec le nouveau-né chez Mme Dodun. A cette date, des réunions politiques animées se tiennent régulièrement place Vendôme. Plusieurs fois par semaine, la maîtrese du lieu reçoit en effet à dîner dans ses beaux salons ornés de tapisseries, de lustres, de girandoles dorées, un « petit comité » de députés et d'hommes politiques. Les représentants de la nation peuvent ainsi se mettre d'accord sur les grands problèmes de l'heure, avant d'aller exposer leurs points de vue à l'Assemblée. Brissot assiste régulièrement à ces discussions amicales, de même que Guadet, Rœderer, l'évêque Fauchet, le financier Clavière, et même l'ex-capucin Chabot, qui deviendra bientôt un mortel ennemi de la Gironde. Gensonné vient rarement, habitant fort loin. Roland non plus n'est pas très assidu : il préfère les réceptions données par sa femme — laquelle du reste ne s'entend guère avec Mme Dodun. Les députés se montrent très sûrs de leur talent. Pasquier, le futur chancelier, a raconté ses impressions devant la faconde de tous ces beaux parleurs. Il avait été invité par Ducos, un ancien ami : «Je le trouvai entouré de toute cette députation de la Gironde qui a joué un si grand rôle dans l'Assemblée législative et dans les commencements de la Convention. C'étaient les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné. Tous étaient dans l'ivresse des succès qu'ils se promettaient et ils ne dissimulèrent pas devant moi, quoique je leur eusse été présenté comme un franc royaliste, sinon leurs projets, du moins leurs idées, qui étaient franchement républicaines... J'étais surpris de voir le profond dédain dont ces messieurs faisaient profession pour leurs devan- ciers les Constituants, et comment ils les traitaient de gens à petites vues, à préjugés, et qui n'avaient jamais su tirer parti des circonstances. » A vrai dire, ces entretiens de la place Vendôme restent assez stériles. « Il y avait encore plus de babil et de commérage de parti que de résolutions prises et de démarches arrêtées. Brissot était devenu le faiseur. Son activité suffisait à tout », explique un intime, Etienne Dumont. Néanmoins, les élus de la province apprennent à connaître leurs collègues, des amitiés se nouent, le groupe se resserre.

Un troisième centre d'influence a son siège rue de Lille, à l'angle de la rue de Bellechasse, dans l'hôtel du . Aristocrate libéral, brillant mathématicien arrivé à la célébrité avant sa trentième année, Antoine-Nicolas Caritat de Condorcet était peut-être, à la veille de la Révolution, le meilleur représentant du parti philosophique français. Ce petit homme au dos voûté, aux jambes frêles, frappait ses interlocuteurs par son front vaste et ses yeux expressifs. Il était pourtant dans la vie quotidienne gauche et timide. A quarante-trois ans, il avait épousé une très jeune fille, Sophie de Grouchy, créature pleine d'esprit et de beauté, qui partageait ses opinions démocrates. La bonne grâce de la jeune femme était appréciée par tous ses hôtes. « La marquise de Condorcet, beaucoup plus modeste que Mme Roland, avait le bon esprit de ne pas chercher à amoindrir le mérite de son mari : sans paraître avoir aucune prétention, elle a peut-être eu plus d'influence qu'aucune femme sur tous les Girondins qui formaient sa société », écrit le conventionnel Choudieu. Le couple communiait dans la même ardeur pour la cause révolutionnaire. Plein de nobles idées — il croyait aux droits de l'individu, à la dignité de la personne humaine — Condorcet s'était mis en tête de combattre partout l'arbitraire et l'intolé- rance. Il présidait la Société des amis des Noirs, aux côtés de Brissot. Comme celui-ci, il admirait profondément la constitution américaine : la république lui apparaissait comme le meilleur des gouvernements. Il était du reste persuadé que la liberté ne pourrait s'épanouir tant que subsisterait la monarchie. Après la fuite à Varennes, il avait publié dans le Républicain un article qui fit sensation : il expliquait que l'absence d'un roi vaut mieux que sa présence, qu'un monarque est non seulement un rouage inutile, une superfluité politique dans un pays, mais encore un fardeau très lourd pour la nation. Le marquis de Condorcet contribua dès lors à miner le pouvoir exécutif. Ses intentions étaient pures. Inébranlable dans sa foi en l'avenir de l'humanité, il pensait travailler pour le bonheur futur de ses semblables. Ce fervent disciple de Jean-Jacques croyait en la bonté innée de l'homme, illusion propre à lui préparer de douloureux réveils ! La naïveté du savant s'accompagnait en outre d'une violente passion rationaliste et anticléricale : il se montrait, comme dit Sainte-Beuve, « fanatique d'antireligion ». Ce « bon Condorcet » pouvait du reste, à l'occasion, devenir un véritable « mouton enragé ». Pour l'instant, l'hôtel de la rue de Lille, centre de la diffusion des lumières, s'était transformé en rendez-vous d'hommes poli- tiques. Outre Brissot, très lié avec le maître du lieu, les députés bordelais y furent vite traités en amis. On voyait également dans le salon des Condorcet Fauchet, l'évêque socialiste, quelque peu épris de la maîtresse de maison, ainsi que le prussien multimil- lionnaire Cloots qui n'avait pas encore pris le prénom d'Anacharsis et se targuait toujours de son titre de baron. En septembre 1791, Condorcet fut envoyé à l'Assemblée législative par les électeurs de Paris. Peu après son ami Narbonne proposa au roi de le prendre dans le ministère, mais Louis XVI refusa tout net : « Votre philosophe géomètre manque, comme les métaphysiciens, du compas de cette expérience qui guide les hommes qui gouvernent et dont ils ont besoin, expliqua avec bon sens le roi... J'ai acquis, monsieur, le droit de me méfier de ces hommes nouveaux, avides de pouvoir et impatients de jouer un grand rôle. Le vertige dont quelques têtes marquantes de l'As- semblée sont atteintes ne me forcera pas à transiger avec mon devoir et à faire un mauvais choix. » Ainsi rejeté par Louis XVI, Condorcet allait jouer un rôle important dans la marche de la Révolution en soutenant à l'Assemblée, ainsi que dans la presse, les grandes idées brisso- tines. Le mathématicien égaré dans la politique ne possédait pourtant pas les dons d'un orateur ou d'un bon polémiste. De l'avis général, sa voix était faible, son débit monotone, sa prose terne et ennuyeuse. Mme Roland comparait son esprit à « une liqueur fine imbibée dans du coton ». Rivarol, plus mordant, prétendait qu'il écrivait avec de l'opium sur des feuilles de plomb. N'importe, il était Condorcet, disciple de Voltaire, ami des Encyclopédistes. Ces titres de gloire en imposaient encore aux patriotes. En ces derniers mois de 1791, les positions étaient prises. Brissot, Vergniaud, Roland, Condorcet fourbissaient leurs armes contre le roi et la cour, les émigrés et l'Autriche. Les problèmes de politique extérieure devaient en effet servir de tremplin à leurs menées antimonarchiques. Pour consommer la révolution ils n'allaient pas hésiter à mettre le feu « aux quatre coins de l'Europe. »