Les Hussards Ou La Droite Litteraire
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ISSN 0258-0802. LITERATŪRA 2013 55 (4) LES HUSSARDS OU LA DROITE LITTERAIRE Thierry Laurent Docteur ès lettres Chargé d’enseignement à l’université Paris IV – Sorbonne Il y a vraiment une légende des « Hus- à leur tour mettre en scène des héros anti- sards ». Tel est d’ailleurs le titre d’un ex- conformistes dont l’humeur souvent dé- cellent article de Denis Tillinac par la lec- sabusée ne les empêche pas de vivre des ture duquel on ne saurait mieux s’initier au passions ardentes ou cocasses. Deux titres sujet1. Quand le journaliste Bernard Franck de 1950 et 1951 retiennent évidemment en 1952 baptise « Hussards », l’écrivain notre attention : Le Hussard bleu de Roger Roger Nimier et ses amis (Antoine Blon- Nimier et Le Hussard sur le toit de Jean din et Jacques Laurent2), la métaphore est Giono. Ajoutons que c’est au Deuxième déjà dans l’air du temps : depuis quelques Régiment de Hussards que Nimier s’est années, suite à un débat théorique autour de engagé en 1945 ! Dans le fameux texte des l’utilité ou de l’inutilité de Stendhal chez Temps Modernes, le mot « Hussard » a une les gens de lettres , plusieurs auteurs (dont connotation très ambiguë : des originaux certains de gauche comme Roger Vailland fort talentueux, mais en même temps des ou Claude Roy) défendent l’idée que l’in- gens idéologiquement dangereux que Ber- dividu a un droit au bonheur tel qu’il peut nard Frank va jusqu’à qualifier de « fas- s’adonner au plaisir et à l’indifférence hau- cistes » (par commodité, ajoute-t-il3). Ce taine, loin de tout engagement politique ; dernier jugement est excessif : aucun de fascinés par les figures de Julien Sorel et ceux dont il est question dans l’article n’a Fabrice del Dongo (officier des hussards) été « collabo » et ils ont tous suffisamment autant que par le style virtuose de leur de lucidité ou de scepticisme pour ne pas créateur (celui que Sainte-Beuve surnom- tomber dans les pièges d’un dogmatisme ma le « hussard romantique »), ils veulent quelconque. « Ils sont protégés contre les paranoïas d’extrême droite par leur 1 Magazine littéraire, n° 305, décembre 1992, intelligence et leur humour », écrit Henri 52–54. A lire également : Les Hussards, une génération 4 littéraire, textes réunis par Marc Dambre, Paris: Presses Mitterand . Certes, l’accueil enthousiaste de la Sorbonne nouvelle, 2000 ; Roger Nimier, Antoine qu’ils font au sulfureux Louis-Ferdinand Blondin, Jacques Laurent et l’esprit hussard, Paris: Edi- tions Pierre-Guillaume de Roux, 2012. 2 « Grognards et Hussards », Les Temps Modernes, 3 Ibid., 32. n° 86, décembre 1952, 1005–1018 ; réédition Le Dilet- 4 La Littérature française du XXe siècle, Nathan, tante, Paris, 1984. 1996, 64. 26 Céline lors de son retour à Paris en 1951, Dans L’Anarchisme de droite dans la litté- leur volonté de réhabiliter Paul Morand ou rature contemporaine8, François Richard Jacques Chardonne (considérés comme présente ainsi ce que serait ce courant si « collaborateurs » pendant la guerre), le fait hétérogène et si indéfinissable : « Il s’agit que dans des romans censés se passer entre d’une révolte individuelle qui s’exprime 1940 et 1944, ils présentent des volontaires au nom de principes aristocratistes et qui pour le S.T.O. ou des pétainistes pas forcé- peut aller jusqu’au refus de toute autorité ment antipathiques, ou encore que Nimier instituée. »9 se laisse parfois aller à des propos xéno- L’article de Franck soulève un autre phobes, tout cela a beaucoup choqué les problème : y a-t-il eu cohésion et projet belles consciences. Il semble que dans le commun au sein du pseudo-groupe des contexte du manichéisme de l’immédiate « Hussards » ? Pol Vandromme, qui lui après-guerre, du diktat de l’ «engagisme», fut un peu associé après avoir publié La de l’omniprésence des valeurs de gauche Droite buissonnière en 196010, est catégo- et de l’esprit de sérieux, ces quelques au- rique : « Il n’y avait de bande suspecte que teurs aient voulu faire de la provocation dans le gag d’un polémiste roublard »11. en affichant un insolent désintérêt pour C’est vrai qu’au début des années cin- l’éthique politique. Bernard Frank dit que quante, Nimier, Laurent, Blondin et Mi- ce sont des « lurons »5 ; certains critiques chel Déon (devenu assez vite le quatrième ont même parlé d’ « école de la désinvol- hussard ou le quatrième mousquetaire) se ture »6. Le désengagement n’est parfois rencontraient peu, qu’ils travaillaient de pas loin d’un engagement détourné, et les façon très personnelle, que les deux pre- « Hussards » ne se sont pas gênés pour cri- miers étaient plus politisés que les autres, tiquer les résistants, les communistes ou que jamais ils n’eurent l’idée de rédiger un bien la Quatrième République ; plus tard, manifeste littéraire. En fait, les seuls actes ils défendront l’Algérie française. Ils ne communs des « Hussards » sont d’abord sont donc pas inclassables sur l’échiquier d’avoir signé une pétition en faveur de des idées, mais on ne saurait non plus les Maurice Bardèche (emprisonné à Fresnes enfermer dans le moindre moule de droite en 1949 à la suite de la publication de Nu- préexistant (contre-révolutionnaires, néo- remberg, Terre promise), puis d’avoir écrit bonapartistes ou libéraux). Aussi arbitraire quatre préfaces à une réédition de L’Amour et peu convaincant que soit souvent l’art vagabond d’André Fraignaud chez Plon en des formules, Tillinac dit certainement 1956, enfin d’être signataires du Manifeste ici l’essentiel à propos de leurs opinions : des Intellectuels français d’octobre 1960 « Réacs ? Soit. Anars, surtout. Et libres. »7 (en réaction contre le Manifeste des 121 5 Article cité, 21. 8 Paris: Presses Universitaires de France, 1988. 6 Gaëtan Picon utilise l’expression « désinvolture 9 Ibid., 124. insolente » (Panorama de la nouvelle littérature fran- 10 Paris: Les Sept Couleurs. çaise, nouvelle édition, Paris : Gallimard, 1976, 147). 11 Michel Déon, Le Nomade sédentaire, Paris: La 7 Article cité, 154. Table Ronde, 1990, 77. 27 qui prônait le droit à l’insoumission en Al- peut que désireux que l’on respirât dans gérie). On peut cependant parler d’affinités nos livres un air moins malsain que celui entre quelques jeunes gens qui ont eu vingt de notre époque, nous ayons eu le mérite ans aux alentours de 1940, au moment de commun d’avoir réintroduit dans le roman « la fin du monde civilisé », pour reprendre le plaisir et la mélancolie de vivre, une cer- l’expression de Nimier12. Tous adorent la taine dignité devant l’œuvre de la mort.»14 belle littérature qui donne du plaisir, ils Bref, aussi mythiques que soient ces manient l’humour et l’insolence, ils cri- « Hussards », l’histoire littéraire leur a tiquent les nouveaux maîtres à penser, ils donné une réalité. Acceptons-le. Mais reconnaissent pour maîtres Paul Morand, rappelons que nous avons affaire à des Jacques Chardonne, Jean Giraudoux et individualités qui, en quelques occasions, Marcel Aymé. Sans doute faudrait-il as- ont travaillé en symbiose. Il est évidem- socier à nos « lurons » Kléber Haedens, ment impossible de dater ce qui serait la Félicien Marceau, Michel Mohrt, Jean- fin d’un courant aussi fantomatique. Dans René Huguenin, Jacques Perret et Stephen la nouvelle République gaullienne née en Hecquet, autant d’écrivains vite classés à 1958, nos « Hussards » sont restés fron- droite. Il est peut-être bon que le flou ar- deurs, d’autant que l’abandon de l’Algérie tistique prévale quant à la présentation du française leur paraissait une erreur. Années cercle des « Hussards » vu que les intéres- soixante : Nimier se tue en voiture, Déon sés ont souvent dit que cette habitude qu’a se réfugie en Grèce puis s’exilera en Ir- la critique de vouloir étiqueter les écrivains lande, Blondin cultive sa nonchalance et les agace. Contentons-nous de citer deux son ivresse, Laurent reste idéologiquement des intéressés ; Jacques Laurent d’abord : le plus batailleur. La critique a cessé de parler des « Hussards » au pluriel, figeant « Bernard Frank avait eu le génie d’asso- artificiellement le mouvement dans ce cier quatre personnes qui présentaient en qu’avait été le refus de l’ « engagisme » en effet des traits communs : nous laissions littérature une décennie plus tôt. Partant de entendre que nous préférions séduire que là, d’aucuns inventeront la formule « nou- convaincre et que nous craignions, comme veaux Hussards » dans les années quatre- disait Cocteau, que démontrer ne fût vingt pour désigner des talents à contre- vulgaire»13. Michel Déon s’arrête longue- courant comme Pascal Jardin, Gérard Gué- ment sur le sujet dans la troisième partie de gan ou Eric Ollivier. Aujourd’hui encore, Bagages pour Vancouver : il affirme qu’en Eric Neuhoff ou Didier Van Cauwelaert tant que groupe, les « Hussards » n’ont ja- sont parfois présentés comme des héritiers mais existé, mais qu’il y a eu bel et bien un de l’art de l’impertinence élégante, d’au- certain état d’esprit propre à une poignée tant qu’ils entretiennent des liens amicaux d’adversaires de l’existentialisme : « Il se avec leur aîné Déon. Présentons à présent nos quatre écri- 12 Le Hussard bleu, Paris: Gallimard, réédition vains. L’accent sera mis sur les preuves de « Folio », 1991, 15. 13 Histoire égoïste, Paris: La Table Ronde, réédition « Folio », 1978, 415. 14 Paris: Gallimard, réédition « Folio », 1988, 142. 28 leur insolence ou de leur esprit frondeur d’innombrables articles, notamment pour davantage que sur l’aspect purement lit- le magazine royaliste Nation française. téraire de leurs œuvres. Nous insisterons Déjà, dans des textes publiés par l’organe sur Michel Déon, le dernier survivant gaulliste Liberté de l’esprit en 1949, il du groupe, auteur qui aura le plus publié attaquait violemment les maîtres à penser parmi les quatre et à qui la critique univer- de la gauche marxiste ou humaniste ; évo- sitaire ne s’intéresse vraiment que depuis quant le risque d’un nouveau conflit mon- peu.