ISSN 0258-0802. LITERATŪRA 2013 55 (4)

LES HUSSARDS OU LA DROITE LITTERAIRE

Thierry Laurent Docteur ès lettres Chargé d’enseignement à l’université IV – Sorbonne

Il y a vraiment une légende des « Hus- à leur tour mettre en scène des héros anti- sards ». Tel est d’ailleurs le titre d’un ex- conformistes dont l’humeur souvent dé- cellent article de Denis Tillinac par la lec- sabusée ne les empêche pas de vivre des ture duquel on ne saurait mieux s’initier au passions ardentes ou cocasses. Deux titres sujet1. Quand le journaliste Bernard Franck de 1950 et 1951 retiennent évidemment en 1952 baptise « Hussards », l’écrivain notre attention : Le Hussard bleu de Roger et ses amis (Antoine Blon- Nimier et Le Hussard sur le toit de Jean din et Jacques Laurent2), la métaphore est Giono. Ajoutons que c’est au Deuxième déjà dans l’air du temps : depuis quelques Régiment de Hussards que Nimier s’est années, suite à un débat théorique autour de engagé en 1945 ! Dans le fameux texte des l’utilité ou de l’inutilité de Stendhal chez Temps Modernes, le mot « Hussard » a une les gens de lettres , plusieurs auteurs (dont connotation très ambiguë : des originaux certains de gauche comme fort talentueux, mais en même temps des ou Claude Roy) défendent l’idée que l’in- gens idéologiquement dangereux que Ber- dividu a un droit au bonheur tel qu’il peut nard Frank va jusqu’à qualifier de « fas- s’adonner au plaisir et à l’indifférence hau- cistes » (par commodité, ajoute-t-il3). Ce taine, loin de tout engagement politique ; dernier jugement est excessif : aucun de fascinés par les figures de Julien Sorel et ceux dont il est question dans l’article n’a Fabrice del Dongo (officier des hussards) été « collabo » et ils ont tous suffisamment autant que par le style virtuose de leur de lucidité ou de scepticisme pour ne pas créateur (celui que Sainte-Beuve surnom- tomber dans les pièges d’un dogmatisme ma le « hussard romantique »), ils veulent quelconque. « Ils sont protégés contre les paranoïas d’extrême droite par leur 1 Magazine littéraire, n° 305, décembre 1992, intelligence et leur humour », écrit Henri 52–54. A lire également : Les Hussards, une génération 4 littéraire, textes réunis par Marc Dambre, Paris: Presses Mitterand . Certes, l’accueil enthousiaste de la Sorbonne nouvelle, 2000 ; Roger Nimier, Antoine qu’ils font au sulfureux Louis-Ferdinand Blondin, et l’esprit hussard, Paris: Edi- tions Pierre-Guillaume de Roux, 2012. 2 « Grognards et Hussards », Les Temps Modernes, 3 Ibid., 32. n° 86, décembre 1952, 1005–1018 ; réédition Le Dilet- 4 La Littérature française du XXe siècle, Nathan, tante, Paris, 1984. 1996, 64.

26 Céline lors de son retour à Paris en 1951, Dans L’Anarchisme de droite dans la litté- leur volonté de réhabiliter ou rature contemporaine8, François Richard Jacques Chardonne (considérés comme présente ainsi ce que serait ce courant si « collaborateurs » pendant la guerre), le fait hétérogène et si indéfinissable : « Il s’agit que dans des romans censés se passer entre d’une révolte individuelle qui s’exprime 1940 et 1944, ils présentent des volontaires au nom de principes aristocratistes et qui pour le S.T.O. ou des pétainistes pas forcé- peut aller jusqu’au refus de toute autorité ment antipathiques, ou encore que Nimier instituée. »9 se laisse parfois aller à des propos xéno- L’article de Franck soulève un autre phobes, tout cela a beaucoup choqué les problème : y a-t-il eu cohésion et projet belles consciences. Il semble que dans le commun au sein du pseudo-groupe des contexte du manichéisme de l’immédiate « Hussards » ? Pol Vandromme, qui lui après-guerre, du diktat de l’ «engagisme», fut un peu associé après avoir publié La de l’omniprésence des valeurs de gauche Droite buissonnière en 196010, est catégo- et de l’esprit de sérieux, ces quelques au- rique : « Il n’y avait de bande suspecte que teurs aient voulu faire de la provocation dans le gag d’un polémiste roublard »11. en affichant un insolent désintérêt pour C’est vrai qu’au début des années cin- l’éthique politique. Bernard Frank dit que quante, Nimier, Laurent, Blondin et Mi- ce sont des « lurons »5 ; certains critiques chel Déon (devenu assez vite le quatrième ont même parlé d’ « école de la désinvol- hussard ou le quatrième mousquetaire) se ture »6. Le désengagement n’est parfois rencontraient peu, qu’ils travaillaient de pas loin d’un engagement détourné, et les façon très personnelle, que les deux pre- « Hussards » ne se sont pas gênés pour cri- miers étaient plus politisés que les autres, tiquer les résistants, les communistes ou que jamais ils n’eurent l’idée de rédiger un bien la Quatrième République ; plus tard, manifeste littéraire. En fait, les seuls actes ils défendront l’Algérie française. Ils ne communs des « Hussards » sont d’abord sont donc pas inclassables sur l’échiquier d’avoir signé une pétition en faveur de des idées, mais on ne saurait non plus les Maurice Bardèche (emprisonné à Fresnes enfermer dans le moindre moule de droite en 1949 à la suite de la publication de Nu- préexistant (contre-révolutionnaires, néo- remberg, Terre promise), puis d’avoir écrit bonapartistes ou libéraux). Aussi arbitraire quatre préfaces à une réédition de L’Amour et peu convaincant que soit souvent l’art vagabond d’André Fraignaud chez Plon en des formules, Tillinac dit certainement 1956, enfin d’être signataires du Manifeste ici l’essentiel à propos de leurs opinions : des Intellectuels français d’octobre 1960 « Réacs ? Soit. Anars, surtout. Et libres. »7 (en réaction contre le Manifeste des 121

5 Article cité, 21. 8 Paris: Presses Universitaires de France, 1988. 6 Gaëtan Picon utilise l’expression « désinvolture 9 Ibid., 124. insolente » (Panorama de la nouvelle littérature fran- 10 Paris: Les Sept Couleurs. çaise, nouvelle édition, Paris : Gallimard, 1976, 147). 11 Michel Déon, Le Nomade sédentaire, Paris: La 7 Article cité, 154. Table Ronde, 1990, 77.

27 qui prônait le droit à l’insoumission en Al- peut que désireux que l’on respirât dans gérie). On peut cependant parler d’affinités nos livres un air moins malsain que celui entre quelques jeunes gens qui ont eu vingt de notre époque, nous ayons eu le mérite ans aux alentours de 1940, au moment de commun d’avoir réintroduit dans le roman « la fin du monde civilisé », pour reprendre le plaisir et la mélancolie de vivre, une cer- l’expression de Nimier12. Tous adorent la taine dignité devant l’œuvre de la mort.»14 belle littérature qui donne du plaisir, ils Bref, aussi mythiques que soient ces manient l’humour et l’insolence, ils cri- « Hussards », l’histoire littéraire leur a tiquent les nouveaux maîtres à penser, ils donné une réalité. Acceptons-le. Mais reconnaissent pour maîtres Paul Morand, rappelons que nous avons affaire à des Jacques Chardonne, Jean Giraudoux et individualités qui, en quelques occasions, Marcel Aymé. Sans doute faudrait-il as- ont travaillé en symbiose. Il est évidem- socier à nos « lurons » Kléber Haedens, ment impossible de dater ce qui serait la Félicien Marceau, Michel Mohrt, Jean- fin d’un courant aussi fantomatique. Dans René Huguenin, Jacques Perret et Stephen la nouvelle République gaullienne née en Hecquet, autant d’écrivains vite classés à 1958, nos « Hussards » sont restés fron- droite. Il est peut-être bon que le flou ar- deurs, d’autant que l’abandon de l’Algérie tistique prévale quant à la présentation du française leur paraissait une erreur. Années cercle des « Hussards » vu que les intéres- soixante : Nimier se tue en voiture, Déon sés ont souvent dit que cette habitude qu’a se réfugie en Grèce puis s’exilera en Ir- la critique de vouloir étiqueter les écrivains lande, Blondin cultive sa nonchalance et les agace. Contentons-nous de citer deux son ivresse, Laurent reste idéologiquement des intéressés ; Jacques Laurent d’abord : le plus batailleur. La critique a cessé de parler des « Hussards » au pluriel, figeant « Bernard Frank avait eu le génie d’asso- artificiellement le mouvement dans ce cier quatre personnes qui présentaient en qu’avait été le refus de l’ « engagisme » en effet des traits communs : nous laissions littérature une décennie plus tôt. Partant de entendre que nous préférions séduire que là, d’aucuns inventeront la formule « nou- convaincre et que nous craignions, comme veaux Hussards » dans les années quatre- disait Cocteau, que démontrer ne fût vingt pour désigner des talents à contre- vulgaire»13. Michel Déon s’arrête longue- courant comme Pascal Jardin, Gérard Gué- ment sur le sujet dans la troisième partie de gan ou Eric Ollivier. Aujourd’hui encore, Bagages pour Vancouver : il affirme qu’en Eric Neuhoff ou tant que groupe, les « Hussards » n’ont ja- sont parfois présentés comme des héritiers mais existé, mais qu’il y a eu bel et bien un de l’art de l’impertinence élégante, d’au- certain état d’esprit propre à une poignée tant qu’ils entretiennent des liens amicaux d’adversaires de l’existentialisme : « Il se avec leur aîné Déon. Présentons à présent nos quatre écri- 12 Le Hussard bleu, Paris: Gallimard, réédition vains. L’accent sera mis sur les preuves de « Folio », 1991, 15. 13 Histoire égoïste, Paris: La Table Ronde, réédition « Folio », 1978, 415. 14 Paris: Gallimard, réédition « Folio », 1988, 142.

28 leur insolence ou de leur esprit frondeur d’innombrables articles, notamment pour davantage que sur l’aspect purement lit- le magazine royaliste Nation française. téraire de leurs œuvres. Nous insisterons Déjà, dans des textes publiés par l’organe sur Michel Déon, le dernier survivant gaulliste Liberté de l’esprit en 1949, il du groupe, auteur qui aura le plus publié attaquait violemment les maîtres à penser parmi les quatre et à qui la critique univer- de la gauche marxiste ou humaniste ; évo- sitaire ne s’intéresse vraiment que depuis quant le risque d’un nouveau conflit mon- peu. dial, il ne craint pas de dire : « Nous ne Roger Nimier15 (1925–1962) a fait de pensons pas que la guerre soit nécessaire très brillantes études au lycée Pasteur de ou fatale. Nous pensons que nous serons Neuilly puis à la Sorbonne. A dix-neuf peut-être contraints de la faire. Et comme ans, plutôt dans la mouvance de l’Action nous ne la ferons pas avec les épaules française, il s’engage dans l’armée fran- de M. Sartre ni avec les poumons de M. çaise renaissante. En 1948, il publie un Camus (et encore moins avec la belle âme roman vite remarqué, Les Epées, au ton de M. Breton) … » Cette phrase soulève drôle et grinçant, plutôt politiquement le scandale et n’est pas loin de faire pas- incorrect puisque le temps de la Seconde ser son auteur dans les milieux de gauche Guerre mondiale y est montré sous beau- pour une espèce de fasciste infréquentable. coup d’ambivalence : un jeune homme Au temps du café de Flore et du triomphe passe assez aisément de la Résistance à la des nouveaux bien pensants, ses formules Milice avant de passer pour un héros na- assassines et humoristiques ne ménagent tional. Deux ans plus tard, dans une veine pas les idoles de l’après-guerre : les dis- analogue, paraît Le Hussard bleu ; on y ciples de Sartre sont des « danseurs », Les retrouve le même protagoniste, cynique, Mandarins de un désorienté et rejetant toute morale. Sui- « Bouvard et Pécuchet existentialistes » ; vront, en peu de temps, Perfide, Le Grand et que dire de cette une en première page d’Espagne (essai politique provocateur de la revue Opéra : « Surprise à Marigny : dédié à Georges Bernanos et qui pour- Jean-Louis Barrault encore plus mauvais fend les mensonges et les fausses valeurs que d’habitude » ! En 1958, il ne désap- de notre civilisation), Les Enfants tristes prouve pas le retour au pouvoir du chef de et Histoire d’un amour, deux récits au la France libre mais la politique algérienne ton romantique et désabusé. Après 1953, de ce dernier le dégoûtera vite. Celui dont il délaisse l’écriture romanesque et se on a fait le chef de file et le plus talentueux consacre pleinement à l’édition et au jour- des « Hussards » meurt prématurément au nalisme : il dirige la revue Opéra, devient volant de son Aston Martin en 1962 alors conseiller littéraire chez Gallimard et écrit qu’il vient de finir un nouveau roman : D’Artagnan amoureux. 15 Voir la biographie de Marc Dambre : Roger Ni- Jacques Laurent (1919–2000) a étu- mier, Hussard du demi-siècle, Paris: Flammarion, 1989, dié la philosophie tout en militant à ainsi que le numéro des Cahiers de l’Herne consacré à Nimier en 2012. L’Action française. Durant l’Occupation,

29 il travaille pour le régime de Vichy mais L’Esprit public qu’on présentera sou- noue des contacts avec les Forces Fran- vent comme l’organe officieux de l’OAS çaises de l’Intérieur ; il échappera ainsi à et qu’il quittera en 1963. En 1965, il est des poursuites judiciaires à la Libération. contraint de payer une amende et d’ampu- Sous différents pseudonymes, il pratiquera ter d’une vingtaine de pages son Mauriac longtemps la littérature « alimentaire » : sous de Gaulle17, hilarante charge contre romans policiers ou sentimentaux ; la série le chef de l’Etat et ses suppôts ; François populaire des Caroline chérie sera traduite Mitterrand et Françoise Sagan prennent sa dans une douzaine de langues, lui appor- défense. Six ans plus tard, s’étant éloigné tant gloire et argent. Dans un genre plus de la politique, il obtient le sérieux, il écrit Les Corps tranquilles en pour Les Bêtises. C’est comme mémoria- 1948, admiré par Montherlant, Morand liste qu’il revient sur ses convictions dans et Mauriac, qui deviendra vite un roman- Histoire égoïste en 1976 et y explique que culte. Dans les années cinquante, il est le l’adhésion aux idées de Maurras a empê- stéréotype du fêtard libertin qui dissimule ché qu’une partie de la jeunesse française son mal de vivre derrière l’insouciance ap- ne bascule avant la guerre dans le fascisme. parente. Contempteur de la littérature en- En 1986, il entre à l’Académie française et gagée, il désacralise son théoricien, Sartre, publie Le Dormeur debout dans lequel il en le comparant à Paul Bourget dans son revient sur la partialité de la pseudo-Jus- pamphlet-brûlot Paul et Jean-Paul16 ; il tice à la Libération. Il s’honore et s’étonne s’en prend au roman à thèse, affirmant que à la fin de sa vie d’être admiré comme l’un plaire et séduire valent mieux que démon- des grands écrivains de la seconde moitié trer et ennuyer. Il crée La Parisienne en du vingtième siècle. Il se suicide en 2000. 1953, revue qui défend l’idée du plaisir Antoine Blondin18 (1921–1991) a étu- de lire, qui prône la légèreté, le talent et dié au prestigieux lycée Louis Le Grand l’éclectisme et qui accueillera Boris Vian, puis a obtenu une licence ès lettres. En Jean Cocteau, Jean Giono ou Marcel Jou- 1942, il doit partir pour le STO (Service handeau ; la presse de gauche l’accablera du travail obligatoire) en Allemagne. Cela de critiques, subodorant du fascisme der- lui inspirera le sujet et la matière du roman rière l’apolitisme de façade. Il prend peu L’Europe buissonnière en 1949, défendu après la direction de l’hebdomadaire Arts, par Marcel Aymé, salué par la critique, vieille gazette un peu somnolente, et lui prix des Deux Magots. Dans la réédition redonne de la vitalité en confiant sa rédac- « Folio » de 1978, on peut lire sur la qua- tion à de jeunes talents, parmi lesquels les trième de couverture : « Le livre le plus futurs animateurs des Cahiers du Cinéma, insolent sur la Seconde Guerre mondiale. et en accueillant Audiberti et Montherlant.

Plus tard, ne pardonnant pas à de Gaulle 17 Paris: La Table Ronde, 1964. Lire le compte ren- d’avoir bradé l’Algérie, il lance la revue du de l’affaire par J. Laurent dans Histoire égoïste, op. cit., 474–500. 18 Lire la biographie que lui a consacrée Alain Cres- 16 Paris: Grasset, 1951. ciucci : , Paris: Gallimard, 2004.

30 Muguet et vingt autres personnages tra- C.N.E. ? Mauriac exclu du C.N.E. ? Enfin, versent l’Europe, leurs seules conquêtes quoi, il faudrait s’entendre ! Je m’entends sont les femmes. C’est l’esprit de légèreté et je mets tous les Mauriac dans le même et la légèreté d’esprit, la naïveté de Can- sac, tous les Mauriac récapitulés en la per- dide et la liberté de Don Quichotte qui se sonne de cet ogre frileux et qui pèse les laisse conduire où le veut sa monture. Mu- morts. »19 Chroniqueur sportif également, guet, héros picaresque, revient de la guerre il est l’une des plumes célèbres du quoti- comme d’une escapade. » Les trois romans dien L’Equipe ; il suivra pour ce journal qu’il publiera dans les années cinquante vingt-sept éditions du et auront tous du succès : Les Enfants du bon sept Jeux Olympiques, sachant raconter et Dieu, L’Humeur vagabonde et surtout Un célébrer, à la façon d’un poète épique, les singe en hiver, prix Interallié 1959, bientôt exploits individuels des héros qu’il admire. adapté au cinéma par Henri Verneuil avec Pour l’ensemble de son œuvre, Blondin a et Jean-Paul Belmondo. On dit reçu le Grand Prix de Monaco, le Grand que son style tient à la fois de Stendhal, Prix de littérature de l’Académie française, de Céline et de Jules Renard. Monsieur le prix Kléber Haedens et le prix Mac Or- Jadis ou l’école du soir en 1970 est très lan ; enfin, le prix Henri Desgranges pour autobiographique : le problème de l’al- l’ensemble de son œuvre journalistique coolisme y est abordé sur un ton léger et sportive. grave. Journaliste engagé, il collabore à de Michel Déon, né en 1919 à Paris, nombreux journaux, notamment de droite membre de l’Académie française depuis et d’extrême droite : Aspects de la France, 1978, est donc le dernier des « Hussards ». La Nation française et Rivarol. Dans Ma Son œuvre est riche de quelque quarante vie entre des lignes en 1982, Blondin ras- volumes (romans, récits de voyages, semble les articles politiques ou littéraires livres de souvenirs, essais, histoires pour que lui-même écrivit après la guerre ; le enfants, pièces de théâtre, livrets d’opéra). lecteur est frappé par la férocité de ses at- Après des études de droit, il part au front en 1940. Une fois démobilisé, il rejoint à taques et par un ton vraiment sarcastique Lyon l’équipe éditoriale du journal monar- et redoutable. Voici par exemple son por- chiste Action française et travaille auprès trait de Mauriac : « … emmitouflé dans ses de Charles Maurras. Il est longtemps pé- cache-nez, un pied dans la tombe et saoulé tainiste comme une majorité de Français de chair fraîche. […] Pas possible ! Vous mais ne sera jamais séduit par les thèses dites bien : M. Mauriac ! Lequel au fait ? antisémites ou ultra-collaborationnistes ; Mauriac, le romancier de L’Enfant chargé il n’est d’ailleurs pas poursuivi à la Libé- de chaînes ? Mauriac, le dramaturge du ration20. Après la guerre, tout en s’initiant sexe sans provision ? Mauriac qui négo- ciait son vin sous l’Occupation ? Mauriac 19 Paris: Gallimard, réédition « Folio », 1982, 62. qui fignolait ses dédicaces à la censure al- 20 Sur ce sujet, voir le premier chapitre du livre lemande ? Mauriac de juin 1940 ? Mauriac de Thierry Laurent : Michel Déon, écrivain engagé ou désengagé ? Paris: Editions de la Société des Ecrivains, de septembre 1944 ? Mauriac, dirigeant du 1999.

31 à l’écriture romanesque21, il poursuit une il lancera à son tour des flèches et fera carrière de journaliste et de grand reporter. connaître ses points de vue sur la situation En 1950, il publie un récit fictif totalement en France ou sur l’avenir des lettres, mais étranger aux grandes préoccupations des d’une façon très épisodique et sans la rage existentialistes et des auteurs engagés : Je du polémiste. Peut-être aussi est-ce son ne veux jamais l’oublier ; il y est question propre naturel qui l’incline peu vers la bru- d’amour et d’Italie, avec plein de clins talité des joutes verbales et l’enrégimente- d’œil à Stendhal ; le style est classique et ment chez des hussards de choc ! élégant ; la célébration du beau et du bon- Il n’empêche qu’il collabore à quelques heur y est faite sans complexe. Dans les revues assez à contre-courant où se re- années cinquante, Déon nous semble le trouvent, mais pas seuls, les quatre amis. plus autonome des quatre frondeurs. De- Il signe ainsi quelques articles consacrés puis 1946, son métier le conduit à voyager au théâtre ou à ses voyages dans la Revue et à séjourner fréquemment à l’étranger. Il de la Table Ronde que parrainait Fran- participe donc peu aux polémiques, aux çois Mauriac, revue non engagée et qui passions et aux fureurs que connaissent les prétendait affronter la revue des Temps milieux littéraires parisiens. Il y a certai- Modernes. Il suivit de près les destinées nement de sa part une volonté de fuite, vu de La Parisienne. Mais c’est surtout vers son malaise quand il est en France. C’est 1956–1957, alors qu’il est conseiller lit- quelque chose à quoi le héros de son ro- téraire chez Plon, que Déon participera man de 1952 La Corrida fait souvent al- le plus aux débats intellectuels du temps. lusion, d’autant qu’il a lu chez Stendhal : Outre tous les articles qu’il écrit (égale- « Je ne sens pas du tout le charme de ma ment dans Le Divan et dans La Revue des patrie ; j’ai pour le lieu où je suis né une deux mondes), il s’adonne à la polémique répugnance qui va jusqu’au dégoût phy- et au pamphlet : le premier volet de Tout sique. »22 Plutôt que de vouloir batailler l’Amour du monde en 1955 et surtout la par la plume et de ressentir sans cesse une Lettre à un jeune Rastignac en 1956 lui infinie amertume, il part en quête de cette permettent de régler des comptes avec paix intérieure que lui offriront l’Italie, le humour et de critiquer le progressisme à Portugal ou la Grèce, paix sans laquelle la mode. Ce dernier ouvrage est un im- son œuvre ne serait pas née. La vie hors de pertinent libelle, « hussard » dans le ton France « a cicatrisé des blessures » comme puisqu’il vise à bousculer quelques idoles il le dit lui-même23. Au moment où les du temps (Mauriac ou Malraux, autant que autres « Hussards » commencent à croiser Sartre) et bon nombre de préjugés sur la le fer avec les sartriens (à partir de 1948), littérature. Il y est à un moment question, Déon fuit son temps en privilégiant les avec une ironie malicieuse, du « clan dit instants, l’amour, les découvertes. Certes, de la droite », autrement dit des « Hus- sards » : 21 Adieu à Sheila paraît en 1946. « A force de les ignorer et de ne pas les 22 Réédition La Table Ronde, Paris: 1979, 62. 23 L’Atelier du roman, n° 5, 1999, 102. inviter aux distributions de prix, on a fini

32 par grouper un petit nombre d’écrivains des confrères autrement plus talentueux ; qui se voyaient peu, mais se sentaient frus- il se prenait « pour le Fouquier-Tinville trés. On a pris leur insolence pour une vi- d’un Tribunal où les écrivains qu’il haïs- laine attitude antidémocratique, leur goût sait en bon médiocre étaient condamnés au du beau style pour du mépris, leur liberté silence pour haute trahison et intelligence d’esprit pour des visées réactionnaires. avec l’ennemi, parce qu’ils avaient publié Ils sont presque tous fervents de Stendhal des livres pendant l’Occupation »25 ; ain- bien qu’il ait été un homme de gauche, ce si, il a accusé « Giono d’être un espion qui semblerait prouver qu’ils ont peu l’es- allemand, Montherlant le proxénète de la prit de parti. A la vérité, ce n’est pas un très Kommandantur, Jouhandeau le respon- bon clan : on s’y jalouse ou on s’ignore. sable de Dachau, Chardonne l’éminence On ne se retrouve solidaires que devant les grise d’Hitler, Drieu La Rochelle le maître attaques démagogiques des existentialistes à penser d’Himmler … »26. et des professeurs. Vous n’avez pas grand- Au-delà du sort à ses yeux pitoyable des chose à espérer d’eux. Ils vous enseigne- gens de plume ou des artistes qui, simple- raient à ne pas vous prendre au sérieux, ce ment mis sur la touche ou carrément jugés qui est un grave handicap dans la vie. Leurs devant les tribunaux d’exception comme positions dans la presse sont faibles. Il est Robert Brasillach ou Pa ul Chack, purent cependant bon de ne pas les ignorer au cas difficilement se défendre, c’est tout le mé- où il y aurait un changement de régime et canisme de l’épuration que Déon évoque une dictature militaire qui les couvrirait de à plusieurs reprises, à la façon d’une han- galons, de décorations et d’honneurs »24. tise. Il met en cause l’intégrité de la magis- L’écrivain reviendra à plusieurs re- trature qui inculpe puis disculpe le héros prises sur le malaise qu’il a ressenti dans Jean Arnaud dans Les Vingt Ans du jeune le très intolérant climat politique et intel- homme vert27 ; il fustige un fanatisme in- lectuel de l’après-guerre, lorsque les cen- juste qui opère, naturellement, « au nom de seurs du Comité national des Ecrivains la justice et de la liberté »28. infligeaient des blâmes à de nombreux Selon lui, l’esprit partisan ou le sec- clercs, réduits pour longtemps au silence. tarisme imbécile, c’est quelque chose qui Dans son roman Un déjeuner de soleil, il a sévi extrêmement longtemps: il dépeint raconte, non sans humour, l’histoire du le microcosme des milieux littéraires et sinistre Béla Zukor dont les modèles réels érudits de la fin des années quarante et et plus ou moins lointains peuvent être des années cinquante comme un régiment Tristan Tzara, Louis Aragon et Claude de soldats dociles aux ordres d’un tribu- Morgan, voire Jean-Paul-Sartre : c’est un nal révolutionnaire permanent. Il en parle poète dadaïste raté, stalinien borné, qui, devenu critique littéraire influent à la Li- 25 Paris: Gallimard, réédition « Folio », 1996, 49. bération, poursuit de sa hargne dangereuse 26 Ibid. 27 Paris: Gallimard, 1977, 549-562. 28 La Corrida, Paris: La Table Ronde, réédition 24 Paris: Fasquelle, 1956, 83–84. 1979, 77.

33 longuement dans sa troisième partie des zie, assassinat de douze mille officiers po- Bagages pour Vancouver29, y reviendra lonais à Katyn et rejet de la responsabilité dans Parlons-en et ne manquera pas de le sur la Wehrmacht, répression des révoltes à répéter dans nombre d’interviews. Il écrira Budapest et à Prague. A côté des allusions en 1993 : « Je m’honore de n’avoir jamais aux monstruosités dont est capable un sys- participé à aucun de ces mouvements de tème totalitaire, il y a de plus profondes terrorisme intellectuel qui ont empoison- analyses (dans ce roman comme dans La né (et empoisonnent encore à un degré Carotte et le bâton) de l’efficace straté- moindre) la vie littéraire française »30. gie mise au point par Moscou et ses alliés Autre sujet d’indignation : l’essor de la en vue d’affaiblir puis d’éliminer le bloc pensée marxiste en Occident et l’expan- occidental : œuvrer pour la décolonisation, sionnisme soviétique. L’écrivain défend financer des guerres révolutionnaires ou le « monde libre » qui, à ses yeux, n’est subversives, manipuler les opinions pu- pas forcément celui du capitalisme, de la bliques dans les démocraties bourgeoises, société de consommation ou du bien-être s’appuyer sur l’autorité morale et le pres- matériel ; ce qu’il vénère, c’est l’Europe tige des intellectuels de gauche qui, à des civilisations ou « Europe de l’esprit » l’Ouest, ne cessent de dénigrer leur propre dont il dit qu’elle l’a élevé et a fait de lui camp. Bref, c’est avec l’image d’un pes- un écrivain français31, une Europe huma- simiste quant à l’avenir que Déon apparaît niste , héritière de la culture grecque et de de plus en plus aux yeux de son lectorat la spiritualité chrétienne, qui serait en fait dans les années soixante et soixante-dix. aujourd’hui le « dernier monde où l’on Le destin de l’Algérie l’aura également peut vivre32 et que menace, après le Troi- préoccupé. Il s’y est rendu à plusieurs re- sième Reich, un autre empire du mal. Les prises en 1958 pour d’assez longs séjours, dernières pages de Tout l’amour du monde occasion d’un travail journalistique de sont consacrées à la Yougoslavie de Tito : fond. Il est persuadé que l’on pourrait réor- même si Déon concède que le pays n’est ganiser la colonie française sur la base de pas l’un des pires, il souligne la misère l’intégration et de l’égalité des droits pour des paysans, l’omniprésence d’une police tous, que l’on a eu tort de ne pas faire ap- redoutable et la confiscation du droit à la pliquer les nécessaires réformes promises joie. Dans Les Poneys sauvages sont rap- en 1945. Dans L’Armée d’Algérie et la pa- pelés quelques-uns des plus cyniques agis- cification33, il pressent que la guerre, qui sements de l’URSS : génocide de la nation est gagnée sur le plan militaire, sera per- cosaque ou des musulmans du Caucase, due par lâcheté politique ; il fait confiance collusion criminelle avec l’Allemagne na- au contingent, déjà aguerri aux multiples formes de l’assistanat et à la stratégie nou-

29 Paris: La Table Ronde, 1985. velle d’action psychologique, pour qu’il se 30 Parlons-en, Paris: Gallimard, 1993, 68. rapproche de la population et améliore leur 31 Ibid., 92. 32 La Carotte et le bâton, Paris: Plon-La Table Ron- de, réédition « Folio », 1988, 56. 33 Paris: Plon, collection « Tribune libre ».

34 sort. Un an plus tard, il publie un livre de intitulé Mégalonose. L’histoire se présente politique-fiction : La Carotte et le bâton : comme une suite aux voyages de Gulliver la Chirfanie est une jeune République de Swift : deux voyageurs anglais, épris arabe dirigée par un dictateur névropathe ; d’aventures, débarquent sur une île du ce dernier défie la France tout en étant Pacifique ; celle-ci est dirigée par un nain incapable de défendre son pays contre les psychopathe et despotique qui a commis agissements redoutables et conjugués de mille perfidies pour asseoir son autorité synarchies occultes, de puissances voisines sur un peuple qu’il méprise ; par des plans et de compagnies pétrolières ; l’évolution de crétinisation des masses et en encoura- fatale est certainement un désordre qui geant la jouissance de la consommation, il favorisera les desseins du communisme s’assure la paix intérieure. Ce livre (réédi- prosoviétique ; mais une poignée d’aven- té récemment34) eut à l’époque un succès turiers veut inverser le sens de l’Histoire et immédiat mais le système de distribution se battent pour que la Chirfanie ne tombe marcha au ralenti, de crainte de poursuites pas sous un joug autrement brutal que ne ou de controverses. Aux yeux de l’auteur, l’était la domination occidentale. Bref, le c’était un constat amère et clownesque sens est assez clair mais si l’OAS n’exis- de la situation, peut-être prémonitoire tait pas encore au moment de la rédaction puisque l’année suivante la révolte des de ses pages. étudiants contre le pouvoir gaulliste et la Quant à l’action politique du général société matérialiste allait éclater. de Gaulle face à laquelle l’intelligentsia Bref, dans son œuvre romanesque au- française a été plusieurs fois amenée à se tant que dans ses essais, Déon sera resté positionner entre 1940 et 1968, le juge- longtemps un « Hussard ». Toutefois, ment est plutôt négatif. Epargnant quelque même si lui ou ses trois amis sont incon- peu l’homme du 18 juin, le monarchiste testablement des figures de cette droite lit- Déon s’en prend principalement au chef téraire que les universités françaises et les du Gouvernement provisoire de 1944 à intellectuels parisiens dénigrent, méprisent qui il reproche de ne pas avoir favorisé la ou calomnient depuis plus de soixante ans, réconciliation nationale et d’avoir laissé ils ne sauraient être présentés uniquement faire l’épuration. Comme la plupart des comme des militants ou des propagan- partisans de l’Algérie française, il en veut distes ; presque au contraire, ils sont des au fondateur de la cinquième République défenseurs d’une littérature libre et diverse d’avoir dissimulé en 1958 ses vraies qui valorise le plaisir d’écrire comme de intentions et d’être resté indifférent au lire, qui admet que l’on y pousse des coups sort tragique des Pieds-noirs et des Har- de colère ou que l’on s’y amuse mais sans kis lors de l’indépendance en 1962. Cinq imposer de normes esthétiques et morales, ans plus tard, il écrit un féroce pamphlet encore moins idéologiques.

34 Paris: La Table Ronde, 2002.

35 HUSARAI, ARBA LITERATŪROS DEŠINIEJI Thierry Laurent Santrauka Straipsnyje aktualizuojama antrosios XX a. pusės tūrų poveikis oficialiam rašytojo (ne)pripažinimui. prancūzų literatūros istorijos atkarpa, siejama su va- Penktajame dešimtmetyje tokia galios struktūra tapo dinamosios husarų grupės rašytojų – Roger Nimier, kairiųjų rašytojų ir filosofų skleidžiama ideologija. Jacques Laurent, Antoine Blondin, Michel Déon – Daroma išvada, kad aptariamų rašytojų nenoras su- kūryba. Keliama literatūros kanono sudarymo ir jo sisaistyti su ja yra ne tik (ir ne tiek) jų „dešinumo“, legitimavimo problema, svarstomas galios struk- kiek kūrėjo laisvės išraiška.

Gauta 2013-10-16 Autoriaus adresas: Priimta publikuoti 2013-10-30 Université Paris IV – Sorbonne France El. paštas: [email protected]

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