Aujourd’hui et toujours ROGER NIMIER EN JUIN 1956 › Sébastien Lapaque

u printemps 1954, dans deux numéros de la revue Les Temps modernes, Simone de Beauvoir s’est pen- chée sur la pensée de droite pour montrer ce qu’elle avait d’irréconciliable avec celle de gauche. À dis- tance, ces études étonnent par leur ton péremp- toire,A leur brutalité. L’auteure du Deuxième Sexe refuse d’envisager les intellectuels anticommunistes emmenés par Raymond Aron et Thierry Maulnier comme des interlocuteurs légitimes, ces « hommes du refus » n’étant pas dignes d’un dialogue. « Des parasites bourgeois, une simple émanation des puissances capitalistes, un épiphénomène, un néant » (1), jure la romancière bientôt couronnée par le prix Goncourt pour Les Mandarins. Avançant à coups de machette, elle propose à ses lecteurs une vérité radicale sans jamais s’embarrasser de l’examen critique de ses propres préjugés. L’idée de progrès la conduit infailliblement.

« Tous les peuples qui ne sont pas d’Occident, c’est-à-dire qui ne reconnaissent pas la suzeraineté des États-Unis, et en Occident tous les hommes qui ne sont pas des bour- geois refusent la civilisation du bourgeois occidental. Et ce qui est plus grave encore : ils sont en train d’en créer

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une autre. Avant la dernière guerre, le bourgeois pres- sentait que quelque chose allait finir : il ne savait trop ce qui naîtrait ensuite. Maintenant la barbarie a un nom : le communisme. C’est lui la “face de Méduse” dont la vue glace le sang des civilisés. Déjà, il règne sur un cinquième du globe : c’est un cancer qui aura bientôt rongé toute la Terre. Les seuls remèdes qu’envisage la droite, ce sont la bombe et la culture : l’un est bien radical et l’autre l’est bien peu. Dans la colère et la terreur, elle reprend à son compte les prophéties marxistes : elle se sait perdue. »

On pensait ainsi à Paris au cœur des années cinquante si pesantes. Staline était mort à Moscou le 5 mars 1953 et les grandes têtes molles de l’existentialisme continuaient de faire régner la terreur. Malheur à celui qui osait envisager le communisme comme the god that failed – « le dieu qui échoua » épinglé en 1949 par six anciens intellectuels communistes, dont André Gide et Arthur Koestler. Révoqué de la tribu après avoir publié L’Homme révolté en 1951, Albert Camus était bien placé pour Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro le savoir. « De toute évidence, Camus ne littéraire. Il collabore également au croit pas aux infrastructures », avait tranché Monde diplomatique. Son recueil Francis Jeanson dans Les Temps modernes Mythologie française (Actes Sud, 2002) a été récompensé du prix en 1952. À l’époque, une telle sentence Goncourt de la nouvelle. Dernier condamnait un homme. Heureusement ouvrage publié : Théorie d’Alger pour lui, Albert Camus n’était pas de droite. (Actes Sud, 2016). Jean-Paul Sartre et ses nervis n’avaient pas › [email protected] annoncé son évacuation prochaine dans les poubelles de l’histoire. Deux ans plus tard, dans les mêmes Temps modernes, Simone de Beauvoir est moins clémente avec ses ennemis de classe. Dans « La pensée de droite aujourd’hui », elle mêle sans distinction les libéraux et les fascistes, les chrétiens et les païens, les modernistes et les conser- vateurs, Raymond Aron et Oswald Spengler, Roger Caillois et Mau- rice Barrès, Jean Giono et Pierre Drieu La Rochelle, André Malraux et Roger Nimier, persuadée d’avoir saisi avec précision « la conversion opérée par la droite après la défaite nazie » et même la « transmu- tation de la turbulence fasciste en spiritualisme bourgeois »… Indi-

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vidualisme altier, exaltation de l’instinct, détestation aristocratique des masses, scepticisme naturaliste, idéalisme magique, mystification morale, justification des privilèges, misanthropie grinçante, cynisme amer, angoisse du déclin et fascination de la mort : voici l’esprit de la droite intellectuelle et littéraire, selon la romancière. La conclusion de son texte est sourde, lourde et implacable.

« La bourgeoisie veut survivre ; mais ses idéologues, se sachant condamnés, prophétisent le naufrage uni- versel. L’expression “idéologie bourgeoise” ne désigne aujourd’hui plus rien de positif. La bourgeoisie existe encore ; mais sa pensée, catastrophique et vide, n’est plus qu’une contre-pensée. (2) »

En septembre 1955, « La pensée de droite aujourd’hui » a été repris dans le recueil intitulé « Privilèges » (3). C’est à cette occa- sion que Roger Nimier a répondu à Simone de Beauvoir. L’écrivain avait tout juste 30 ans, il avait déjà publié cinq romans. Rédac- teur à La Table ronde et à La Parisienne, c’était un jeune homme remarqué au sein de la volée d’écrivains que Bernard Frank avait nommés les « hussards » – encore dans Les Temps modernes, en décembre 1952 – jurant qu’ils n’avaient rien d’une avant-garde et tout d’un bataillon supplétif des « grognards ». Roger Nimier était ciblé de manière singulière dans le réquisitoire de Simone de Beauvoir :

« Les vieilles hiérarchies sont branlantes, l’ordre du monde incertain, l’honneur dépérit : c’est le thème de maintes lamentations. Face à des masses que rien d’in- humain ne transfigure, l’Élu retourne au solipsisme : “Tout ce qui est humain m’est étranger”, conclut le héros du Hussard bleu. C’est logique puisque la droite n’admet entre les hommes que des rapports médiati- sés : dès que l’institution périt, dès que la médiation s’évanouit, il ne reste plus en présence que des atomes isolés. Henri (sic) Bordeaux conduit en droite ligne à

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Nimier. Sceptique et non plus bien-pensante, la jeune littérature de droite s’enferme donc dans le subjecti- visme. (4) »

Roger Nimier grimé en disciple de Henry Bordeaux­ ! Le méchant coup de queue du Castor répondait à l’ironie de dans « Paul et Jean-Paul », un pamphlet publié dans la revue La Table ronde en février 1951. Dans ce texte, l’auteur des Corps tranquilles avait ridi- culisé Jean-Paul Sartre en le comparant à Paul Bourget. Le romancier s’en souviendra dans Histoire égoïste :

« Un parallèle Sartre-Bourget me permettait évidem- ment d’atteindre Sartre dans le prestige du terrifiant écrivain d’avant-garde qu’il exerçait sur le public. En le comparant à l’écrivain démodé qui passait pour le héros démodé d’une droite désuète au traditionalisme confor- miste, je réussissais aussi, me semblait-il, à montrer jusqu’à l’évidence que mon propos n’était pas politique et qu’il visait seulement à défendre contre les servitudes de l’engagement la littérature, sans se soucier de savoir si le sergent recruteur était de droite ou de gauche. Plus je fouillais Bourget, plus j’étais étonné par la parenté que ses arguments présentaient avec ceux de Sartre dès qu’il s’agissait de glorifier l’engagement de l’écrivain. (5) »

Depuis 1948, les rédacteurs de la revue Les Temps modernes et ceux de La Table ronde se faisaient ainsi face sur la rive gauche de la Seine, les uns demandant à la littérature de « changer à la fois la condition sociale de l’homme et la conception qu’il a de lui-même » (6), les autres de renouer avec la beauté et, mieux encore, de « maintenir le sens et la fonction religieuse du langage » (7) comme l’avait suggéré Pierre Boutang dans un article consacré à Oublieuse mémoire de Jules Supervielle dans Aspects de la France. Roger Nimier n’aimait pas qu’on l’accuse d’inhumanité et de frivo- lité : cet épouvantail moqué par ses adversaires, ce n’était pas lui. Mais plus que les calomnies le concernant, c’est la bonne conscience de

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la gauche qui l’exaspérait. Dans Privilèges, Simone de Beauvoir avait durci le ton dans un court texte de présentation : « La vérité est une : l’erreur, multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le plura- lisme ». Dans sa réponse publiée dans La Nation française du 11 avril 1956, Roger Nimier est tenté par l’ironie face à tant de bêtise. Mais il relève sérieusement l’argument selon lequel l’écrivain de droite se reconnaît à sa dénégation honteuse et celui de gauche à son affirma- tion orgueilleuse :

« Il est incontestable que les écrivains de droite se récla- ment rarement de la droite, quand beaucoup d’écri- vains se veulent, en toute occasion, de gauche. Ces derniers, d’un peu loin comme d’un peu près, donnent l’impression d’une masse organisée. [...] La résolution de la gauche tient à une morale intellectuelle très nette qui l’aide à distinguer les bons et les mauvais [...] En face, une droite honteuse et divisée se retrouve. Elle ne montre que trop ses origines mêlées. En effet, la droite peut se dire sociale (il faut alors se méfier, car elle va généralement à la réaction la plus sotte), euro- péenne (souvent pour avoir trop aimé l’Allemagne), nationaliste (ce nationalisme n’a pas été retrouvé en chambre, mais retrouvé en Indochine­ ou en Algérie). Cette famille trouve difficilement ses répondants dans la politique française. Le système républicain semble inventé pour promouvoir un étonnant système : la droite l’emporte toujours, mais représentée par ses élé- ments les plus médiocres. Ce n’est pas tant parce qu’elle est parlementaire que stupide et lâche que cette droite est reniée par ses intellectuels. (8) »

La droite l’emporte toujours ? Cela n’avait pas été le cas lors des élections législatives du 2 janvier 1956, marquées par une cuisante défaite des démocrates-chrétiens du Mouvement républicain popu- laire (MRP) et des gaullistes du Centre national des républicains sociaux. Au même moment, la gauche rassemblait 56 % des suffrages,

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permettant à Guy Mollet, secrétaire général de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), de devenir le président du Conseil jusqu’en mai 1957 alors que l’opinion attendait le retour aux affaires de Pierre Mendès France. N’importe. Dans La Nation française du 6 juin 1956, Roger Nimier poursuit sa guérilla contre l’image trop confortable d’une « gauche généreuse, fabriquée à partir de l’affaire Dreyfus » (9). C’est dans cet article lumineux et surprenant, le troisième publié dans l’hebdoma- daire monarchiste fondé par Pierre Boutang, qu’il s’étonne de voir la gauche applaudir au Caire et à Rabat ce qu’elle refuse à Paris et se montrer étrangement tolérante à l’égard des manifestations d’antisé- mitisme de ses chères « masses arabes ». 1956, c’était l’année de grandes manœuvres dans l’Orient com- pliqué. Accusés d’être sortis de l’histoire par Simone de Beauvoir, les « intellectuels bourgeois » rassemblés au sein de La Nation française se sont intéressés très tôt et de très près à ce qui se passait là-bas. Der- rière la détestation d’Israël, Pierre Boutang a immédiatement identifié le matérialisme dialectique et la philosophie hégélienne de l’histoire, pointant le raisonnement de la gauche marxiste : si le communisme n’arrive pas à en finir avec le vieil homme européen à Paris, Rome et Jérusalem, la mission en reviendra aux jeunes nations arabes… Le philosophe n’acceptait pas ce raisonnement. Admirateur des « soldats- laboureurs » du jeune État hébreu, il avait tourné la page de l’anti­ sémitisme de ses années d’Action française après son éviction du mou- vement maurrassien en 1954. Quel rôle Roger Nimier a-t-il joué dans l’évolution de son ami, dédicataire en 1951 de son essai Amour et Néant – dont le titre défiait insolemment Jean-Paul Sartre ? À pro- pos des juifs et du sort qui leur fut réservé parmi des maux « venus de toutes parts », un accent âpre se fait souvent entendre chez Roger Nimier. À travers la mort de son ami d’enfance Henri Mosseri, tué à 20 ans en 1944, il se sentait personnellement concerné par cette tra- gédie. Son camarade au lycée Pasteur de Neuilly était monarchiste lui aussi, et lecteur de Georges Bernanos. En 1943, sa famille avait fui en Italie, où elle avait été raflée par la Gestapo. En 1950, lorsqu’il achève son roman Les Enfants tristes, Roger Nimier écrit à Stephen Hecquet pour lui expliquer pourquoi il a renoncé à lui dédier son roman :

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« J’ai des devoirs envers un ami, fusillé par les Schleus (il était juif), qui était très intellectuel, amoureux de littérature et dont personne au monde ne se souvient sans doute, sauf moi, car sa famille a été exécutée en même temps. (10) »

La disparition de Henri Mosseri, avec celle de Michel Stièvenart, mort en Allemagne en août 1945 sous l’uniforme du 2e hussards, a été l’un des épisodes les plus douloureux de la vie de Roger Nimier. Son affliction se fait entendre dans L’Étrangère, un roman écrit à l’automne 1945 et exhumé après sa mort.

« Finalement, j’étais bien seul. Comme la guerre avait dispersé mes amitiés ! Le plus loyal, le plus ardent, le plus noble de mes amis était mort. Un autre, dont je n’avais plus de nouvelles, était mort sans doute aussi. Le troi- sième, juif, assassiné. (11) »

Publié à l’automne 1951, Les Enfants tristes, le quatrième roman de Roger Nimier, porte cette dédicace où le devoir de mémoire du romancier s’élucide en sa touchante originalité : « À la mémoire de Henri Mosseri (1924-1944). » Un an plus tard, au moment de la mort de Charles Maurras, c’est un critique qui a eu tout le temps de songer aux équivoques criminelles de l’antisémitisme d’État qui se penche sur le cercueil de l’auteur de L’Enquête sur la monarchie dans la revue Carrefour, évoquant « le monde enragé des années quarante » où « ses hypothèses maniées par des fous et transformées en vérités d’État, servaient à tuer » (12). Dans Journées de lecture, cet hommage pesé à Charles Maurras est repris dans une version plus explicite encore :

« Pendant l’Occupation, il continuait à manier ses balances, sans savoir que les poids étaient truqués et que son antisémitisme littéraire, félibre, imbécile et d’ailleurs modéré, s’appelait ailleurs Auschwitz ou Dachau. Il est grave pour un politique d’ignorer son temps. Il est vrai que si l’époque avait compris sa politique, les choses auraient peut-être connu un cours différent. (13) »

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On est assez loin de la frivolité que Simone de Beauvoir reprochait à Roger Nimier dans sa tentative de distinguer la pensée de droite de celle de gauche. À distance, c’est même l’auteure des Mandarins qui apparaît frivole dans la façon qu’elle a de conchier « la civilisation du bourgeois occidental ». Au même moment, les rédacteurs de La Nation française essayaient de tirer sérieusement les leçons politiques de toutes les folies du XXe siècle. Budapest, Suez, Alger, Rabat : les événements internationaux leur en donnaient une occasion quotidienne. Pierre Boutang, qui méditait jour après jour sur le mystère d’Israël, tenait la barre. Ce qui avait poussé Roger Nimier à lui présenter Jacques Silberfeld, fils d’un diamantaire d’Anvers et descendant d’une famille de rabbins, devenu l’un des piliers de La Nation française sous le pseu- donyme balzacien de Michel Chestien. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir pouvaient bien faire comme s’il ne s’était jamais rien passé de dramatique à l’est du rideau de fer. Prenant l’histoire à bras-le-corps, imposant une idée du politique conçu comme souci, Pierre Boutang, Roger Nimier et leurs amis avaient pris au sérieux ce qui avait eu lieu, en France et en Europe, dans les années trente et quarante. Pierre Boutang l’a rappelé les larmes aux yeux, en Sorbonne, lors de la soutenance de thèse de son disciple et ami Michaël Bar-Zvi : « L’antisémitisme a été la grande erreur de ma vie et je passerai la fin de mes jours à réparer cette erreur. »

1. Simone de Beauvoir, Faut-il brûler Sade ?, Gallimard, nouvelle édition, 2011, p. 115. 2. Idem, p. 220. 3. Simone de Beauvoir, Privilèges, Gallimard, 1955 ; repris chez le même éditeur en 1972 dans la collection « Idées » sous le titre « Faut-il brûler Sade ? ». 4. Simone de Beauvoir, Faut-il brûler Sade ?, op. cit., p. 199-200. 5. Jacques Laurent, Histoire égoïste, La Table ronde, 1976, p. 266. 6. Jean-Paul Sartre, « Présentation », Les Temps modernes, n° 1, octobre 1945, p. 7-8. 7. « Oublieuse mémoire de Jules Supervielle » in Pierre Boutang, Les Abeilles de Delphes, La Table ronde, 1952, p. 280. 8. Roger Nimier, « Le problème politique des gilets à fleurs », in Variétés. L’air du temps (1945-1962), textes choisis et présentés par Marc Dambre, Arléa, 1999. 9. Roger Nimier, « La France et le confort de la gauche », idem. 10. Marc Dambre, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion, 1989, p. 123. 11. Roger Nimier, L’Étrangère, Galllimard, 1968, p. 179. 12. Marc Dambre, op. cit., p. 124. 13. Roger Nimier, Journées de lecture, Gallimard, 1965, p. 200.

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