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CLONE

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MOBUTU ? Illustration de couverture : Crédit photos : NACHTWEY James - ABBAS / MAGNUM

ISBN 2-85112-025-5

C Éditions MOREUX, 1998. 190, bd Haussmann - 75008 Paris - France.

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de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer

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M 0 B U T U ?

« En matière de respect des droits de l'Homme, de Mobutu ou de Kabila, quel est le pire ? Ce n'est pas à moi de le dire... » Roberto Garreton Rapporteur de la Commission des droits de l'Homme à l'O.N.U.

Editions Moreux Ouvrages du même auteur

Larmes et sourires pendant l'orage, (poèmes), prix Victor Hugo de l'Académie des jeux floraux de Tunisie, 1946. Conrad Kilian, explorateur-souverain, Ed. France-Empire, Paris, 1972, (2e édition 1982, épuisée). Piaf-Cerdan, l'amour foudroyé, Ed. France-Empire, Paris, 1963. La Belle de Halley, (roman), Ed. France-Empire, Paris, 1985. Jamais deux sans trois, ou l'étrange destin d'Alain Poher, Ed. France-Empire, Paris, 1986. Le Mal zaïrois, Ed. Henné, Paris, 1990. Du Sahara de Conrad Kilian au Koweït de Saddam Hussein, Ed. Albatros, Paris, 1991. Le Baptême de Clovis, naissance de la nation française, Ed. Godefroy de Bouillon, Paris, 1996. 100 Ans de jeux olympiques, en collaboration avec Henri Charpentier, Ed. France Empire, Paris, 1996. Aux journalistes congolais qui luttent avec opiniâtreté pour conserver sous le régime de Kabila, la liberté d'expression qu'ils ont chè- rement acquis, quelquefois au péril de leur vie, sous la dictature de Mobutu. E.B.

AVANT-PROPOS

« Je suis le chef un point c'est tout !... »

Prétendre que le Zaïre n'est pas un pays comme les autres est devenu un lieu commun. Son histoire, depuis sa découverte par le navigateur portugais Diogo Câo en 1482, est jalonnée de drames. Une double colonisation : portugaise à l'origine, puis belge à partir de la conférence de Berlin en 1885, lui confère une certaine originalité. Deux prophètes imprégnés d'un nationalisme exacerbé : Kimpa Vita (Dona Béatrice) au XVIIIe siècle et Simon Kimbangu en 1921, attestent une vitalité que les colonisateurs durent briser par les armes. Par sa position privilégiée au cœur de l'immense continent africain le Congo- Zaïre a constitué, d'autre part, le verrou de l'Afrique centrale contre les entreprises communistes pour les Occidentaux après la Seconde Guerre mondiale. Ses immenses richesses minières (uranium, cobalt, cuivre, or, diamants, méthane) ont excité les convoitises. Les pactes économiques et financiers conclus avec les dirigeants zaïrois, sous couvert du respect de la souveraineté nationale, sont teintés d'un colonialisme indécent. C'est dans ce vaste sous-continent de 2 345 410 km2 (cinq fois la superficie de la France), que les Occidentaux ont tenté, contre toute logique, d'instaurer une démocratie calquée sur le modèle européen. Dans un pays où l'homme qui a incarné le pouvoir pendant trois décennies ponctuait de sa canne un slogan deve- nu légendaire : « Je suis le chef un point c'est tout ! », c'est une hérésie. L'installation le 17 mai 1997 du président autoproclamé, Laurent-Désiré Kabila, en est une éloquente illustration. Un dictateur, venait de céder la place à un autre dictateur. Certes, Mobutu Sese Seko s'est imposé par la force des armes. Mais prome- nez-vous, comme j'ai eu la latitude de le faire dans l'intérieur du pays, et vous constaterez que la démocratie est, non seulement un terme inconnu, mais jamais appliqué. Gouverneurs, chefs de région, chefs de tribu, chefs de village commandent avec la même rigueur que l'homme à la toque de léopard à . La tentative avortée de la Conférence nationale souveraine qui, pendant quatre ans, a tenté de faire entrer dans la tête des représentants du peuple les principes élé- mentaires de la démocratie en est un exemple. Certes, Mobutu avait insidieusement investi l'assemblée en distribuant l'argent à profusion. Certes, Mgr Munsongwo Pasinya se découvrant soudain des ambitions présidentielles, a torpillé des hommes dont les projets s'apparentaient, à priori, à la démocratie. Mais lorsqu'il a été ques- tion de passer aux problèmes sérieux, concernant la justice, les crimes, les malver- sations, notamment ce fameux « grand déballage » où justement une assemblée républicaine aurait eu la possibilité de fournir la preuve de sa probité et de sa rigueur, l'assemblée par son renoncement, a fait la démonstration qu'elle était loin, très loin de l'idée que l'on se fait d'un Parlement démocratique. Peut-être existe-t-il une version africaine de la démocratie ignorée des Occidentaux. Il y a bien au Congo-Zaïre une messe dite de rite zaïrois, fort dif- férente de celle régie par les règles du Vatican. Les péripéties qui ont jalonné le déroulement de cette conférence indiquent qu'il serait peut-être temps de laisser l'Afrique aux Africains. Tout le monde n'est pas de cet avis, en particulier les Anglo-Saxons qui ont immédiatement manifesté tout l'intérêt qu'ils portaient au nouvel homme fort du pays. A peine Laurent Kabila venait-il de déposer ses valises au mont Ngaliema que déjà on attirait l'attention sur le fait qu'il venait d'accorder à des étrangers d'importantes concessions, s'étendant sur des centaines de kilomètres carrés dans les régions minières. La modeste expérience acquise au cours de mon séjour dans ce merveilleux pays, m'a, hélas ! confirmé qu'une nation du tiers-monde aussi riche que le Congo-Zaïre ne sera jamais tout à fait libre... En tout cas, le départ du Grand Léopard étant un fait acquis, reste à savoir le sort que réserve au nouveau Congo l'ancien maquisard. Détail symptomatique, il a interdit les partis politiques, il n'y a plus de Parlement, les élections sont repoussées à l'an 2 000 et les récalcitrants emprisonnés. On a l'impression de vivre un remake d'une histoire vieille d'une trentaine d'années... au moment où s'installait au mont Ngaliema, le 24 novembre 1965, un certain général Mobutu. Lui aussi avait fixé un délai relativement court avant de donner la parole au peuple. Il ne devait repartir, contraint et forcé que trente- deux ans plus tard. Cet événement fera date dans l'histoire du Congo-Zaïre. Ce jour-là, après trente-deux ans d'une dictature féroce, Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga 1 quittait définitivement Kinshasa, entamant une course errante à travers l'Afrique. Sur la large avenue conduisant à l'aéroport de N'Djilli quelques rares pas- sants eurent le privilège d'assister à ce départ définitif du dictateur. Au moment où la Mercedes blindée, entourée de plusieurs voitures de gendarmerie hérissées

1. Ce qui signifie en substance : « le guerrier valeureux qui vole de succès en succès ». de canons de mitraillettes pénétrait dans le vaste hall de l'aéroport, un officier de son escorte aperçut à la jumelle les premiers éléments de l'avant-garde de l'armée de son irréductible adversaire, Laurent Kabila. Le Katangais lui avait donné soixante-douze heures pour boucler ses valises. Mobutu avait décidé d'anticiper son départ. Afin de préserver son orgueil, il n'avait pas démissionné. Il quittait le Zaïre en tant que chef de l'Etat, laissant à ses successeurs le soin de se débrouiller avec le lourd héritage qu'il leur laissait : une nation sinistrée, des infrastructures entièrement à refaire, et des milliards de dettes. Un autre chapitre de l'histoire de ce malheureux pays qui n'a jamais connu une véritable paix depuis son indépendance ratée le 30 juin 1960, commençait. Une fébrile agitation se manifestait dans la capitale, et les premiers règlements de comptes ne tardèrent pas à se concrétiser par un meurtre, celui du général Mahélé. Le chef d'état-major de l'armée était venu apaiser les esprits surchauffés des militaires de la Division spéciale présidentielle qui manifestaient l'intention de vendre chèrement leur peau. Il a été tué à bout portant, alors que Mobutu, partant vers son nouveau destin, survolait une dernière fois la capitale. Dans les rues de Kinshasa le peuple libéré applaudissait les premiers soldats de Kabila faisant leur entrée dans la ville. Dans le même temps les militaires de la Division spéciale présidentielle traversaient le fleuve en pirogue pour se mettre à l'abri des représailles, maudissant le maréchal qui venait de les abandonner, alors qu'ils ne lui avaient jamais ménagé leur soutien. Dans cette fidélité malgré la misère et les mauvais traitements, réside le mys- tère Mobutu. Que ce dictateur impitoyable ait réussi à dompter d'un regard ou d'un geste ses opposants, jugulant, au cours de ses dernières années, les tentatives de révoltes d'un peuple d'une quarantaine de millions d'habitants, constitue un exploit. Qu'il ait bénéficié, du fait des immenses richesses de son pays, des complicités des gouvernements occidentaux est indéniable, mais n'explique pas l'étonnante longévité de son proconsulat. Même la passivité du peuple zaïrois qui, en d'autres temps, à donné des preuves de sa combativité, reste une énigme. Le charisme de Mobutu peut s'expliquer, peut-être, par une sorte d'emprise spirituelle de l'homme fort du Zaïre sur les populations. Dans un pays où le féti- chisme ancestral domine la vie de chaque individu, Mobutu Sese Seko a, semble- t-il, parfaitement assimilé cette espèce de pouvoir cosmique concentré en Afrique, sur la personnalité du chef, dont les Bantous sont profondément imprégnés. Qu'il ait transposé cette magie à la politique internationale et que cela marche, voilà qui est plus étonnant ! Homme de la forêt issu d'une petite ethnie, les Ngbandi, Mobutu Sese Seko a eu la chance de n'avoir eu au départ de sa carrière aucun concurrent sérieux, à l'inverse des autres hommes politiques en vue. Nichés dans un anse du fleuve au nord-ouest du pays, les Ngbandi 1 ont été rapidement en contact avec l'homme blanc, donc avec la civilisation. C'était sans doute l'un des hommes les plus doués que le Congo possédait à l'époque. Et comme il avait, en outre, deux qualités indispensables aux leaders qui veulent faire carrière en Afrique : le courage et une extraordinaire intuition, il ne trouva aucun opposant à même de lui disputer le pouvoir. Si on y ajoute une diabolique faculté de mentir et une propension machiavé- lique à persécuter ses adversaires, on peut discerner les raisons qui ont permis à ce modeste sergent-comptable de figurer dans la galerie des folkloriques et terri- fiants tyrans du continent africain. Opportuniste et rusé, il avait pris soin de se faire introniser chef coutumier au cours d'une cérémonie initiatique à Lissala, s'appropriant ainsi les pouvoirs du chef traditionnel. Or, en Afrique, lorsque le chef frappe le sol de sa canne et sus- pend la palabre, apparaît alors un roitelet despotique et hautain, seul maître après Dieu. Il faut être doté d'une notable réserve d'optimisme pour croire qu'un jour prochain des populations qui ont de façon atavique le respect du chef, contestent ses décisions. Quant à l'élection au suffrage universel, il suffit de savoir que les Mwant Yav, Mulopwe, Mwami, titres de quelques chefs célèbres, ont résisté à tous les régimes. Un siècle de colonialisme, de dictature, un semblant de démo- cratie n'ont pas réussi à les faire disparaître. Certes, la majorité de la population congolaise rêve de vivre en démocratie, à l'exemple du général Linbangi, éphémère Premier ministre nommé par Mobutu avant son départ définitif de Kinshasa. Cet officier nourri de culture occidentale 2, s'adressant aux citoyens français qui s'apprêtaient à voter à l'occasion des élections législatives, exprimait sa soif de liberté 3 : « Votre vote ne sera soumis à aucune pression politique ou économique, qu'elle soit françai- se, européenne ou multinationale. » « De cet exercice banal de la démocratie sortira, quel qu'il soit, le prochain gouvernement de votre République, dont personne ne pourra contester la légiti- mité, dans aucune région de France, dans aucun pays du monde et au sein d'au- cune instance internationale ».

1. Mobutu serait d'origine centrafricaine, certains prétendent même qu'il faut chercher ses racines au Soudan. 2. Etudiant à la faculté de droit d'Aix-en-Provence. 3. Le Monde du 16 mai 1997. « Tout cela, bien sûr, est pour vous, citoyens français, poursuit le général Likulia, une évidence, l'expression normale de la vie républicaine, dans la paix civile et l'unité de votre pays. » Chaque phrase de cette proclamation exprime à la fois un désir et un regret. Le dernier alinéa est lourd de sens, alors que Mobutu venait de quitter Kinshasa et que Laurent Kabila et les troupes de l'Alliance étaient aux portes de la capitale. Que pouvons-nous répondre à ce désenchantement, sinon que la démocratie nécessite un long apprentissage ? La France a une histoire politique millénaire et notre République est déjà vieille de deux siècles. Ce ne sont pas les trente années de dictature du maréchal-président qui avaient arrangé les choses. Responsable d'une régression notoire de l'émancipa- tion de son peuple, sa fin de règne ressemblait d'ailleurs étrangement à l'époque où, profitant des désordres occasionnés par la rivalité Tshombé-Kasa-Vubu, il s'était emparé du pouvoir par surprise le 24 novembre 1965. Ce jeune général de trente-cinq ans promettait des lendemains qui chantent au peuple zaïrois, profondément marqué par quatre années de guerre civile. Une différence toutefois, elle est importante car elle change les données du problème : en 1965, malgré quatre ans de guerre civile, les infrastructures laissées par le colonisateur belge permirent une rapide reprise des activités industrielles et économiques du pays. En 1997, l'outil de travail etait détruit ou inutilisable. Quant à l'agriculture dont Mobutu n'a cessé de répéter à satiété qu'elle était sa principa- le préoccupation, il l'a délaissée au profit des investissements miniers plus ren- tables. Les terres laissées en jachère, la brousse a envahi les cultures les plus flo- rissantes. Cette terre nourricière fertilisée par 4 000 cours d'eau, naguère productrice d'une diversité étonnante de légumes, de fruits, de céréales, de coton, de café, de cacao, d'huile de palme, est devenue un désert, plongeant le peuple zaïrois dans une misère poignante. Les villes et les campagnes offrent un spectacle d'abandon et de désolation. Un superficiel état des lieux indique que, l'avion mis à part, il n'y a plus aucun moyen de transport pour relier les divers centres de production, éloignés les uns des autres par des milliers de kilomètres. Le réseau routier est pratiquement inutilisable, et les chemins de fer fonc- tionnent au ralenti, faute de pièces de rechange. La banqueroute atteint des proportions considérables. On se demande com- ment le chef d'une nation bénéficiant d'une aide financière que ne lui marchan- dèrent ni les organismes financiers, ni les nations occidentales, a pu conduire à la faillite l'un des Etats les plus favorisés de la planète dans le domaine géologique et agricole. Ce sont à ces questions que cet ouvrage se propose de répondre. Mais aupa- ravant, il est indispensable d'expliquer le rôle du colonisateur tant honni, en l'oc- currence la Belgique. Si l'on veut comprendre l'histoire complexe de ce Congo- Zaïre que Stanley qualifiait déjà au siècle dernier de « continent mystérieux », il faut savoir que ce pays était, il y a trente ans, l'égal de l'Afrique du Sud sur le plan économique et financier. En relisant les rapports établis sur le continent noir par les commissions internationales, on apprend que les experts de l'époque esti- maient que le Zaïre serait l'un des géants industriels du troisième millénaire. En trois décennies Mobutu Sese Seko a détruit ce que quelques milliers de Belges avaient patiemment édifié en moins d'un siècle. Sans les Belges, le Zaïre n'aurait jamais existé

« Grâce à son habileté et au concours des circonstances, Léopold II sut facilement s'imposer comme "roi" d'un amalgame de peu- plades sans langue commune et sans conscience de groupe ». Mabika Kalanda 1

Ce n'est pas moi qui l'écris, mais deux hommes politiques congolais, et Mabika Kalanda. Joseph Iléo 2 fut le premier à revendiquer l'indépendan- ce de ce vaste conglomérat de 365 ethnies, dont la Belgique réussit à faire une nation. Lorsque Flamands et Wallons débarquèrent au Congo les autochtones n'avaient ni religion, ni culture commune à base d'écriture. Il n'y avait ni grands philosophes, ni grands prophètes, à part, peut-être, Kimpa Vita (Dona Béatrice) surnommée « la Jeanne d'Arc du Congo 3 ». Le clanisme avait réduit l'horizon social de l'individu à une communauté rudimentaire, et les Africains vivaient encore en économie de subsistance. La solidarité de la tribu, la crainte des représailles des ancêtres et des sorciers, favo- risant une sorte de vie parasitaire en vase clos. La politique de Bruxelles au Congo fut axée dès l'origine de la colonisation, sur le postulat de son unité politique, administrative et économique Dans son ouvrage La Remise en question 4 l'ancien ministre Mabika Kalanda, se livrant à une analyse sans concession, reconnaît que le Congo n'au- rait jamais existé sans les Belges : « pendant 80 années de leur présence domina- trice au centre de l'Afrique, écrit-il, ils ont fait vivre ensemble, comme l'exi- geaient leurs propres intérêts, des groupes ethniques extrêmement variés ». « (...) Chacun des groupes renferme plusieurs langues ou dialectes. A la fin du xixe siècle, lorsque Léopold II lance ses explorateurs au cœur du continent, les tribus aborigènes vivaient dans l'ignorance générale les unes des autres ». Si l'on en croit Mabika Kalanda, le pays des rois Kongo découvert en 1482

1. La Remise en question Mabika Kalanda, Ed. Remarques africaines, Bruxelles. 2. En juillet 1956, Joseph Iléo revendiqua l'indépendance du Congo dans une proclamation deve- nue historique : « Le Manifeste de Conscience africaine ». 3. Kimpa Vita, prophétesse condamnée à mort pour hérésie par les capucins italiens, fut brûlée vive le 2 juillet 1706. 4. La Remise en question Mabika Kalanda. par l'explorateur portugais Diogo Câo, était une entité, pas une nation. Quant à Joseph Iléo, il a résumé sa réflexion en une formule lapidaire : « Le Congo n'est pas un peuple. C'est un ensemble de grands groupes ethniques constituant cha- cun un peuple. » Ce remembrement à l'échelle d'un continent ne s'est pas effectué sans engendrer de remous. Les Belges furent obligés de lutter avec obstination pour obtenir une certaine cohésion des tribalistes. Le ciment constitué par quatre- vingts ans de vie commune sera-t-il assez solide pour résister aux pressions exer- cées par l'effervescence politique provoquée par la fin du régime oppressif de Mobutu ? C'est la question que se posent avec une certaine anxiété les polito- logues africains au seuil du troisième millénaire. Elle est d'une importance pri- mordiale, car si le Congo-Zaïre explosait à la suite de l'action menée par les forces de l'Alliance de Laurent Kabila, il n'y aurait aucune raison de ne pas remettre en cause les frontières d'autres pays, tracées artificiellement par les colonisateurs au siècle dernier. Pas plus aujourd'hui qu'hier le Congo-Zaïre n'est économiquement viable sans ses provinces minières. C'est la raison pour laquelle après avoir beaucoup hésité, le roi Baudouin fut pendant un temps séduit par la communauté belgo- congolaise proposée par Moïse Tshombé. Bruxelles s'opposa aux diverses tenta- tives de morcellement du pays, à commencer par les sécessions du Katanga et du Kasaï, en juillet 1960. Réaliser l'unité d'une nation dont les us et coutumes des habitants, les tendances, les caractères, les langues étaient si différents d'une province à l'autre, était une gageure. Il suffit pour se rendre compte de la diversité de cet immense pays, de superposer une carte du Zaïre à celle de l'Europe ; on s'aper- çoit alors qu'en plaçant Kinshasa sur Londres, Lubumbashi se trouve au-des- sus d'Athènes et en bordure de Moscou. Ce qui permet de com- prendre qu'un habitant de la capitale du Zaïre soit aussi différent de celui du Kivu que peut l'être en Europe un Anglais d'un Grec, ou un Portugais d'un citoyen moscovite.

Apartheid ou apparent paternalisme ?...

Il n'est pas moins intéressant de savoir de quelle façon les Belges ont mené leur rôle d'éducateurs. Le mode de colonisation a également influencé le com- portement des Congolais. Il faut savoir qu'à peine sortis de l'esclavage ils furent soumis de nouveau à une domination fort bien traduite par le terme « apartheid », qui a fait la triste renommée des Blancs d'Afrique du Sud. Au Congo, les Belges camouflèrent leur système d'éducation séparée sous un apparent paternalisme. Certes, avec la fin du règne de Léopold II au Congo, l'exploitation des Africains fut sensiblement moins impitoyable. Mais elle ne disparut pas pour autant. Les administrateurs belges substituèrent aux châtiments cruels infligés auparavant un régime contraignant. C'est ainsi qu'à ces « grands enfants » on administrait encore la chicotte (le fouet) et, suprême humiliation, la scène se déroulait en public sur la place du village. La chicotte, confectionnée avec des nerfs d'hippopotame, pouvait tuer si la correction était trop sévère. A Léopoldville (Kinshasa) à 16 heures, une sonnerie de clairon indiquait aux Congolais qu'ils devaient évacuer la ville européenne pour réintégrer leurs cités disséminées à la périphérie de la capitale. Ayant établi un système de colonisation résumé en un aphorisme édifiant : « Pas d'élites, pas d'histoires », les Belges ne permettaient pas aux Africains de poursuivre leur scolarité au-delà de l'école primaire. Ils n'étaient pas aptes aux études, affirmaient-ils avec un bel aplomb. Ils avaient simplement oublié que dans le même temps où ils négligeaient de former des universitaires, ils éduquaient dans leurs séminaires des prêtres pour évangéliser le pays. Dans l'armée, le corps des officiers était interdit aux Congolais. C'est ainsi que l'indépendance acquise, le sergent-major Mobutu, tout juste apte à faire évo- luer une section, dut, du jour au lendemain faire manœuvrer une armée, car entre- temps il avait été promu général. Une nomination qui provoqua cette judicieuse réflexion de : « On peut faire semblant d'être ministre, on ne peut pas faire semblant d'être géné- ral. » Les plus astucieux comprirent que pour avoir accès aux études supérieures il leur fallait choisir la voie religieuse. C'est ainsi que Joseph Kasa-Vubu et Cléophas Kamitatu, jouant la comédie de la vocation, se firent inscrire dans les séminaires où, outre l'enseignement théologique, ils purent étudier d'autres matières. Autre contrainte, les Congolais ne pouvaient voyager librement. Pour obte- nir un passeport la première démarche était le versement d'une caution de 1 000 dollars. Peu d'Africains disposant d'une telle somme, rares étaient les visas de sortie du pays délivrés aux gens de couleur. C'est ainsi qu'à la veille de l'indépendance, Kasa-Vubu et Lumumba furent empêchés par l'administration belge de se rendre aux conférences organisées dans les pays africains nouvellement indépendants. Le Soir du 20 avril 1960 souligne que « le Congo d'aujourd'hui ne dispose que de seize universitaires pour remplir toutes les tâches qui s'imposent à lui. On a bien lu : "seize", ce qui signifie, en l'état actuel des choses, qu'il n'y a au Congo, en tout et pour tout, que seize médecins, ingénieurs, hommes de loi pour le conduire vers ses nouvelles destinées. C'est peu pour ce jeune Etat indépen- dant ». Les Belges reconnurent leurs erreurs. Le Congo courait à la catastrophe, mais il était trop tard pour y remédier. En revanche, l'évangélisation avait été utilisée comme un moyen politique sûr pour l'assujettissement psychologique des colonisés. Les ponts furent coupés entre les Congolais et leurs ancêtres. Or, depuis la nuit des temps le culte des ancêtres est l'un des fondements de la religion des Africains. La chasse aux sorcières et aux fétiches fut ouverte. Les prêtres répondaient par la chicotte aux interrogations des Congolais sur la différence entre leurs fétiches et nos statues de saints, en bois, en plâtre ou en pierre. Il faut savoir que la religion des ancêtres a une fonction psychologique et sociale d'intégration et d'équilibre. C'est par son intermédiaire que s'opère l'abo- lition de la dualité entre l'homme et le monde visible et invisible. En Afrique, l'emprise de la religion s'étend aussi bien sur la vie politique, que dans l'action sociale ou la famille. Et comme il est souvent difficile de sépa- rer religion et magie, le culte des ancêtres reste pour les Occidentaux, un mystè- re. Il existe des rites, des coutumes, des façons de vivre qui ne s'enseignent pas et qui sont hermétiques aux étrangers. Peu de colonisateurs semblent l'avoir com- pris. Jusqu'à l'arrivée des Européens la transformation de la malachite en coulée de cuivre, par exemple, faisait partie des rites magiques des « mangeurs de cuivre ». Cette curieuse dénomination indiquait que depuis des décennies, les Lunda connaissaient le principe de la transmutation des métaux, puisqu'ils se servaient de curieuses croix en métal rouge pour commercer avec leurs voisins. Un boom industriel et économique exceptionnel !...

« Voilà le début d'un torrent qui va complètement révolutionner l'Afrique centrale. » Robert Williams 1

Lorsque le gouvernement belge hérita en 1908 du Congo, propriété person- nelle du roi Léopold II, il appliqua un principe qui avait si bien réussi à son sou- verain : la colonie devant rapporter, il était indispensable de faire fructifier le legs. La réalité dépassa, de fort loin, les espérances les plus folles. Il est équitable de reconnaître que les Belges, en matière de colonisation, firent, sur cet immen- se sous-continent, aussi bien et, dans certains domaines, mieux que leurs puis- sants voisins britanniques et français. Sous la houlette de gouverneurs éclairés, des techniciens de haut niveau, des gestionnaires de qualité transformèrent ce pays qui sortait de l'âge de l'arbalète, de la cueillette et de la pêche, pour en faire une extraordinaire puissance industrielle. Le but principal était certes de rendre la colonie rentable, mais en même temps, il faut rendre justice à ces pionniers venus pour se confectionner un « bas de laine », ils firent du Congo l'un des pays les plus riches d'Afrique. A peine sorti des limbes de la préhistoire, le Congo explosa littéralement et rejoignit le peloton de tête des pays en voie de développement. Non seule- ment les Belges découvrirent de nouveaux gisements miniers, mais ils fondè- rent des villes, créant des hôpitaux, construisant des écoles, réalisant au prix d'innombrables difficultés un réseau routier, des barrages, des voies de che- min de fer. La colonie belge, nouvel Eldorado, avait une telle réputation qu'en 1917, alors que l'offensive allemande sur le front français rendait la situation des troupes alliées extrêmement précaire, l'Allemagne proposa de libérer la Belgique et le nord de la France contre la cession du Congo !... Si l'histoire officielle ne révèle pas ces tractations secrètes, elles prouvent que l'Allemagne connaissait fort bien les ressources minières du Katanga. Elle administrait à l'époque le Ruanda et le Burundi, voisins. Encore, les politiciens n'étaient-ils pas au courant de toutes les potentialités que les géologues décou- vraient au fur et à mesure de leurs prospections. Il convient d'y ajouter les mines d'or de Kilo-Moto dans le haut Zaïre dont l'exploitation avait débuté en 1906, la cassitérite du Maniema, et surtout les dia-

1. Directeur des Transports au Katanga. mants du Kasaï. A la veille de l'indépendance, avec 15 millions 525 000 carats, le Congo devenait le premier producteur mondial de diamants industriels. Il serait sans doute exagéré de prétendre que l'on marche littéralement sur les diamants à Mbuji-Mayi ou à Tshikapa, mais il faut savoir qu'en période normale, le Kasaï produit 6 à 7 millions de carats. En 1995 le Zaïre a commercialisé 376 mil- liards de dollars de diamant, contre 249 millions de dollars en 1994. Toute la pro- duction a été vendue au groupe sud-africain de Beers. Depuis que la production de cuivre est tombée de 470 000 tonnes en 1987 à 5 000 tonnes en 1995. La produc- tion diamantifère contribue pour 75 % aux recettes budgétaires de l'Etat. Au Kasaï, les prospecteurs qui se livrent à ce dur travail clandestin ont de 5 à 75 ans. Quand on sait qu'il leur faut creuser de véritables puits de mines sur les collines dominant la rivière Lubilanji, par quarante degrés en plein soleil, on ima- gine l'état physique de ces pauvres gens. Après avoir extrait les graviers ils des- cendent sur les berges du cours d'eau, espérant recueillir par tamisage la pierre précieuse qui leur permettra de devenir riche, ou à défaut, de survivre. Le Katanga minier demeurait le pôle d'attraction des financiers et indus- triels belges. Aussi vaste que la France mais seulement peuplée d'un million et demi d'habitants, cette province allait avant peu assurer 60 % des revenus du Congo. L'ère du caoutchouc avait permis au roi Léopold II de réaliser à la fin du siècle dernier, de fabuleux bénéfices. Ce pactole n'était pas épuisé, mais il devait céder la place au cuivre dont l'importance augmentait avec le développement des industries mécaniques. Dans l'usine de Lubumbashi, la première coulée de cuivre tombant dans les lingotières en 1912 fut le prélude à un essor économique sans précédent dans un pays du tiers-monde. La production atteindra à la fin de cette première année d'exploitation 2 492 tonnes. En 1921, avec 43 400 tonnes, le Congo était le premier producteur de cuivre du monde. On était encore loin des 470 000 tonnes de l'année 1987. Cette prospérité ne changea pas pour autant la vie quotidienne des autoch- tones. Lors de l'ouverture du chantier du chemin de fer des Grands Lacs et de la mine d'or de Kilo-Moto, les entreprises s'abouchèrent avec les esclavagistes arabes auxquels ils achetaient les Africains récemment capturés, et conduits sur les lieux de travail, la corde au cou. Après six mois de travaux forcés, ils étaient renvoyés sans recevoir le moindre salaire '. Les recruteurs achetaient les esclaves mille à douze cents francs et les revendaient à l'Union minière.

1. E. Vandervelde, La Belgique et le Congo, Ed. C.R.I.S.P, Bruxelles. Au fur et à mesure du développement des exploitations, pour fixer la main-d'œuvre, l'administration achètera des femmes pour ses ouvriers. Les prix variaient entre douze cents à deux mille francs pièce. Les adminis- trateurs trouvèrent une façon plus rentable d'acquérir des femmes, en propo- sant à leurs parents de les échanger contre des houes 1 fabriquées dans leurs ateliers. Je souligne que ces odieuses tractations se déroulaient au début du siècle et que ce marché se tenait au su et au vu de tout le monde, comme au temps le plus florissant du commerce des esclaves, un siècle auparavant. Aux cadences infernales imposées par les planteurs sous Léopold II les colons substituèrent en 1917 un système de cultures obligatoires, principalement le coton. Dans une série de reportages publiés par le quotidien Le Peuple 2 Laurent d'Altoé explique que « d'après les dirigeants de la métropole il s'agissait d'amé- liorer l'alimentation des indigènes et de leur donner un revenu monétaire ». Mais, précise le journaliste, cette aspiration « humanitaire » est contrebalancée par un souci financier évident : la culture du coton, pour ne citer qu'elle, demeure une affaire très rentable pour la Belgique, notamment à cause des prix très bas qui sont payés aux producteurs congolais. Il est évident que les Belges profitèrent largement des avantages que leur offrait la colonie, mais en contrepartie ils firent de ce pays de savanes et de forêts, une nation florissante où les villes poussaient comme des champignons : Léopoldville (Kinshasa), Elisabethville (Lubumbashi), Stanleyville (Kisangani), reliées par des routes asphaltées n'avaient rien à envier aux métropoles euro- péennes. Bukavu, avec ses avenues bordées de palétuviers, de flamboyants qui longeaient les rives du lac Kivu, offrait aux visiteurs un aspect de station therma- le et de base de loisirs. Etape importante dans le processus d'exploitation, le premier train arrivant à Elisabethville (Lubumbashi) le 11 novembre 1900. En prolongeant la ligne vers Likassi, Kolwezi et Dilolo, ce chemin de fer constituera le cordon ombilical de la région minière, pour atteindre Benguela sur l'océan Atlantique, l'itinéraire le plus court pour l'évacuation du minerai. Ces réalisations voient le jour grâce à la formule du crédit industriel ins- titué par la Société générale de Belgique. Fondée en Hollande en 1822, bien avant la naissance de la nation belge, cet établissement financier sera à l'ori- gine des trois quarts des investissements réalisés au Congo. Afin de permettre

1. Pioche à lame assez large dont on se sert pour le binage. 2. « Les premiers temps de la colonisation belge » par Laurent d'Altoé dans Le Peuple du 6-7- 1993. une exploitation méthodique du pays les Belges le dotèrent d'infrastructures : routes, lignes de chemin de fer, pistes d'atterrissage, aménagement des voies navigables, qui suscitèrent un développement industriel et économique extra- ordinaire. C'est dans cette ambiance coloniale en plein essor économique qu'éclata la Seconde Guerre mondiale. La Belgique fut écrasée en quelques heures par les panzers allemands mais elle conservait une carte maîtresse, le Congo. Lorsque les principaux ministres belges s'exilèrent à Londres en 1940 ils ne venaient pas les mains vides. Les Congolais allaient participer à la lutte contre les envahisseurs allemands au cœur de l'Afrique. Mais c'est surtout grâce à sa production minière que la colonie va contribuer à l'effort de guerre. Ce pays perdu au cœur de l'Afrique va même contribuer à faire gagner la guerre aux Alliés en fournissant aux Etats-Unis l'uranium nécessaire à la fabri- cation de la bombe atomique qui devait rayer Hiroshima de la carte.

Sans le Katanga il n'y aurait pas eu Hiroshima...

Comme toutes les grandes découvertes c'est à une circonstance fortuite que l'on doit celle de l'uranium au Katanga. Le 10 avril 1915, alors qu'en Europe la guerre vient d'entrer dans une phase cruciale, un certain Sharp, prospecteur en mission dans le site de Shinkolobwé, casse avec son petit marteau des fragments de pechblende dont les couleurs chatoyantes le fascinent. Sharp vient de repérer l'un des gîtes d'uranium parmi les plus importants de la planète. Une découverte qui va révolutionner le monde et faire du Katanga l'un des enjeux des futurs conflits en Afrique. Ce n'est qu'après la guerre que les spécialistes se rendirent compte qu'il s'agissait d'un fragment de pechblende à haute teneur en oxyde d'uranium. Il faudra attendre le mois de décembre 1922 pour que l'usine de la Société générale métallurgique de Hoboken (Belgique) produise son premier gramme de radium. On soupçonnait à peine à l'époque l'importance de ce minerai. Mais les géo- logues de l'Union minière savaient que la recherche théorique de la source d'énergie du radium, les découvertes du neutron et de la radioactivité artificielle devaient conduire à la fission et à la maîtrise de l'énergie nucléaire. Les plus avancés dans ce domaine étaient les Français Joliot et Curie. Les géologues belges débarquèrent un beau matin dans le laboratoire de la rue de la Montagne-du-Parc à Paris, où le couple poursuivait ses recherches. « A grand renfort d'équations, nous apprend le journaliste Charles d'Ydewalle Joliot, souvent corrigé par sa femme, établit pour eux les premières lois de la fission nucléaire. » « A la même époque, Einstein et un petit comité furent reçus par le président Roosevelt et lui parlèrent, eux aussi, de la fission de l'atome et de sa catastro- phique puissance militaire. » La maîtrise était une question de temps. Les dotations financières des labo- ratoires américains, le nombre et la qualité de leurs scientifiques plaçaient les Etats- Unis en position avantageuse dans cette hallucinante compétition. Mais d'autres nations, avec des moyens sans doute plus modestes, y travaillaient activement. Aussi, Edgard Sengier ne fut-il pas autrement étonné lorsque, au début de l'année 1939, le scientifique britannique Tizard l'avertit secrètement des recherches pour- suivies en Allemagne nazie dans le domaine de la fission nucléaire : « Il est essentiel, lui avait-il dit, que jamais un gramme d'uranium ne tombe entre les mains des physiciens allemands. » Edgard Sengier avait la haute main sur le complexe minier du Katanga où se situait l'unique mine d'uranium en exploitation dans le monde. Il comprit qu'une course de vitesse était engagée entre les Alliés et l'Allemagne hitlérienne. La réflexion et la promptitude des décisions étaient les principes qui avaient permis à ce meneur d'hommes de se hisser au sommet de la hiérarchie de l'Union minière. Il prit les mesures nécessaires pour que mille tonnes de pechblende soient expédiées du Katanga aux Etats-Unis dans les plus brefs délais. Ce minerai arri- va dans les entrepôts de New York en 1941. Il s'y trouvait encore lorsque les scientifiques du Pentagone entrèrent dans la phase de réalisation du Manhattan Project, c'est-à-dire la mise au point de la première bombe atomique de l'histoi- re en 1943. La suite de l'aventure est étonnante. Lorsque les militaires du Pentagone voulurent récupérer leur uranium, plus personne ne savait où se trouvait le pré- cieux dépôt. En désespoir de cause, le colonel Nichols s'adressa à Edgard Sengier qui résidait alors aux Etats-Unis en qualité de représentant de l'Union minière : « - Pensez-vous, monsieur Sengier, que le Congo puisse nous fournir d'ur- gence plusieurs tonnes de minerai d'uranium ? Il s'agit d'une question d'une importance capitale pour les Alliés. - Quand vous le faut-il ? demanda l'industriel, le regard brillant d'une dis- crète ironie.

1. L'Union minière du haut Katanga, Charles d'Ydewalle, Ed. Plon, Paris, 1960. - Si ce n'était pas impossible, je dirais... demain ! - Vous pouvez en avoir mille tonnes immédiatement, colonel. - Comment ça ?..., interrogea l'officier, incrédule. - Mais oui, la mine est ici dans un entrepôt des quais de New York... Je vous attendais depuis un an... répliqua Edgard Sengier à son interlocuteur stupéfait '. » A lui seul, cet exemple suffirait pour situer l'importance stratégique du Katanga minier. Trente ans après Hiroshima, l'affaire de Kolwezi en 1978, s'ins- crit dans l'ordre logique des choses, tout comme le raid audacieux de Laurent- Désiré Kabila au cours de l'hiver 1996-1997. Ces événements ne sont imputables ni à un hasard ni à la fatalité. L'Histoire suit un cheminement gradué, précis, qu'il est indispensable de rappeler si l'on veut comprendre les luttes sournoises dont l'uranium, le cobalt, le diamant, l'or et, accessoirement, le cuivre, sont les enjeux à la veille du troi- sième millénaire. Si le Katanga s'est inscrit dans l'histoire en lettres de feu avec la bombe d'Hiroshima, il a d'autres ressources qui ont contribué à l'expansion du pays de façon plus pacifique, en particulier le cuivre et le cobalt. La mine de cuivre et de cobalt de Kolwezi, qui allait constituer le fleuron de la province minière, était ouverte en 1931, tandis que la ligne de chemin de fer, partant de Tenke, atteignait Dilolo et était ainsi reliée à la voie ferrée angolaise per- mettant d'évacuer le minerai jusqu'au port de Benguela sur l'océan Atlantique. L'initiative privée prenant des risques calculés, associée à la présence de hauts fonctionnaires rigoristes et compétents, provoqua la naissance au cœur du continent d'une Ruhr africaine laissant entrevoir un essor prodigieux.

Une agriculture luxuriante...

Conjointement à l'élan économique donné par l'exploitation minière, les Belges se rendirent rapidement compte que le Congo abondamment arrosé par 4 000 cours d'eau était également un pays à vocation agricole. Mais comme ils n'étaient pas des philanthropes, ils concentrèrent leurs efforts sur une agriculture dont les produits pourraient, grâce aux exportations, être génératrices de profits : coton, café, cacao, canne à sucre, auxquels il faut ajouter les bois précieux : ébène, if, acajou, sipo, wengé.

1. Extrait de l'ouvrage L'Union minière du haut Katanga, édité à l'occasion du cinquantenaire de la société par les Editions L. Cuypers, Bruxelles. Sous l'égide de la Société générale de Belgique, industriels, commerçants, agriculteurs, répartis au sein de 200 sociétés, s'installèrent dans toutes les régions. Ils étaient en majorité belges, car le gouvernement de Bruxelles, très pointilleux, avait fait du Congo une chasse gardée. Certes, l'occupant encourageait l'agriculture de subsistance : maïs, manioc, bananes plantain, bananes et pommes de terre douces. Mais ces cultures n'étaient pas pour eux prioritaires. Au début des années vingt, ils installèrent de véritables ranchs d'élevage dans différentes régions du pays, notamment près des sites miniers, afin de pour- voir à la nourriture des ouvriers. Ces ranchs, dont certains s'étendaient sur plus de 100 000 hectares, étaient cédés à 10 ou 15 francs l'hectare pour une durée de 99 ans. Assurant des prix de revient dérisoires, ils furent à la base des fructueux bénéfices réalisés par les entreprises minières. Missions religieuses, sociétés d'élevage et quelques colons se partagèrent cette manne. Les agronomes flamands plantèrent 100 000 hectares de cacaoyers, de pal- miers, 4 200 hectares de coton. Ils s'attachèrent à développer la production de caoutchouc en repiquant 4 500 000 plants d'hévéas. En 1957 le Congo produisit 150 000 tonnes d'huile de palme, soit 25 % de la production mondiale. Il s'agis- sait en l'occurrence d'une source de richesse supplémentaire, que les Congolais indépendants mettront du temps à assimiler. Le Congo-Zaïre est un important producteur de café, du moins il devrait l'être si l'industrie était planifiée, comme le démontrent les résultats obtenus par les Belges qui, en 1901, plantèrent 1 996 000 caféiers, construisant à Léopoldville une usine destinée à promouvoir l'exportation. Les planteurs belges s'intéressèrent également au copal, une résine extraite d'un arbre tropical, utilisée dans la composition des vernis, dont les cours sont rémunérateurs. Dans un pays dont la forêt s'étend sur les trois quarts du territoire les exploi- tants forestiers trouvèrent une multitude de bois de qualité, notamment dans le Sankuru et dans la région du lac Léopold II. A la veille de l'indépendance, le Congo était un pays riche, disposant d'in- frastructures modernes, d'un réseau routier de 145 000 km, de voies fluviales navigables sur 12 174 km, de 5 000 km de voies ferrées, de quatre aéroports inter- nationaux, le tout en parfait état de fonctionnement. Les chiffres de production confirment d'ailleurs la parfaite santé économique du pays au moment où la Belgique remet les clefs à ses nouveaux maîtres, le 30 juin 1960. Les bénéfices de l'Union minière, lors de l'exercice 1959, s'élevaient à 3 milliards 535 millions 599 030 francs belges. Bilan alléchant. Le tableau ci-des- 1960 1995 1 Cuivre 300 704 t 33 946 t Zinc 192 0001 4 516 t Cobalt 8 222 t 3 967 t Diamants industriels 15 645 000 de carats 16 345 carats Diamants de joaillerie 400 000 carats 5 679 carats Or fin 17 000 k 1 180 k sus indique l'importance du cuivre et du cobalt dans l'économie congolaise, mais également la place occupée par la commercialisation du diamant industriel. Les mines les plus riches se situant au Kasaï. La population totale du Congo s'élevait en 1960 à 13 millions 540 000 d'ha- bitants 2. Ce chiffre indique une progression du niveau de vie et une évolution sociale des indigènes. Un Etat moderne, colonisé par 113 000 Européens seulement, était en train de naître. Dans Combat inachevé, Paul-Henri Spaak, considérant l'œuvre accomplie par les Belges au Congo, la qualifie de grandiose. Il est difficile de le contredire, puisqu'au moment de l'indépendance le Produit national brut des Congolais était au niveau de celui de l'Afrique du Sud.

1. La comparaison avec ceux de l'année 1995 indique l'état de délabrement dans lequel Mobutu avait réduit le Congo-Zaïre, à la veille de sa fuite. 2. Chiffres tirés d'un essai de recensement réalisé en 1958 à la veille de l'indépendance. La Table ronde scelle le destin du Congo

« La Belgique doit être fière que - à l'inverse de tous les peuples colonisés - notre désir s'exprime sans haine et sans ressentiment. C'est là une preuve indéniable que l'œuvre des Belges dans ce pays n 'est pas un échec. » Manifeste de Conscience africaine

Lorsque les Belges comprirent qu'ils allaient être inéluctablement obligés d'octroyer l'indépendance à leur colonie, ils entamèrent une série de manœuvres dilatoires pour conserver la direction du pays. Leurs experts réveillèrent leurs espérances lorsqu'ils évoquèrent le danger que représentait la remise, sans aucune préparation, d'un Etat moderne à un peuple à peine sorti de ses concepts de cueillette, de pêche et de chasse, et fortement imprégné de fétichisme ancestral. Il apparaissait évident que dépourvus de cadres administratifs, privés d'in- génieurs et de techniciens, sans officiers supérieurs, les Congolais ne possédaient ni les instruments, ni les aptitudes indispensables pour gouverner un pays nanti d'une organisation administrative, économique, industrielle, agricole, sociale, remarquable et performante. Sur 8 200 fonctionnaires belges en service au Congo le 30 juin 1960, deux mois plus tard, à la suite des émeutes de Léopoldville, de Matadi et des viols des femmes blanches à Thysville, il n'en restait plus que 1 600, c'est-à-dire que le pays n'était plus administré. Un diplomate, le comte d'Aspremont-Lynden, fut chargé par le Premier ministre d'étudier la création d'une communauté belgo-congolaise. Bruxelles, à l'inverse de Paris et Londres, n'avait visiblement pas compris que la situa- tion était irréversible les Africains exigeant une indépendance totale et défini- tive. Les Belges cherchant à défendre leurs intérêts, biaisèrent en proposant aux leaders politiques congolais une réunion à Bruxelles, dans le but de définir le cadre des accords indispensables à la passation des pouvoirs. Après bien des tergiversations, à la surprise générale, les Congolais réus- sirent à former un Front commun et se présentèrent unis face à la délégation belge. Premier point litigieux : l'absence de Patrice Lumumba, emprisonné à la suite d'une émeute qui, à la fin de l'année 1959 avait provoqué la mort d'une vingtaine de personnes à Stanleyville. La délégation congolaise refusa de siéger sans la présence du leader du M.N.C. Ce n'était pas vraiment une manifestation de sympathie à l'égard du bouillant député du Maniema, mais un moyen de faire comprendre aux colonisa- teurs que le Front commun qu'ils avaient constitué était sans faille. Quarante-huit heures plus tard Lumumba débarquait à Bruxelles. Parmi les gens venus l'ac- cueillir, un certain Joseph-Désiré Mobutu journaliste à Inforcongo lui montra fiè- rement sa carte de membre du M.N.C. Les deux hommes se retrouvèrent le lendemain dans le hall du Palais des Congrès où devait se tenir la Table ronde. Le jeune journaliste s'était déjà instal- lé dans la salle des séances lorsqu'il fut prié de sortir par Cléophas Kamitatu qui rapporte la scène dans son ouvrage La Grande Mystification du Congo- Kinshasa 2 : « Vous êtes bien étudiant ou stagiaire en Belgique ? - Oui. - Alors veuillez m'excuser, mais votre place n'est pas ici. La réunion est uni- quement destinée aux délégués expressément venus du Congo. - Non ! je suis de la délégation du M.N.C., je dois assister à cette réunion. - Je regrette, mais si vous insistez, vous m'obligerez à lever la séance. » Mobutu sort et rencontre Lumumba qui s'apprête à rejoindre ses collègues. Par ses déclarations enflammées le leader du M.N.C. faisait figure de progressis- te au sein de la délégation congolaise où il avait été accueilli avec froideur. Il éprouvait confusément la nécessité de s'attacher ce jeune journaliste, déjà rompu aux pratiques de la politique occidentale. Et puis, Mobutu avait assisté aux trac- tations engagées entre les représentants du gouvernement belge et la délégation congolaise pour le faire libérer. Un détail retint l'attention de Lumumba, Mobutu tenait à la main une machine à écrire portative. S'il pouvait s'attacher la collaboration de ce jeune journaliste, il prendrait un avantage certain sur les autres leaders congo- lais. « Vous avez apporté votre outil de travail, excellente initiative, cela vous per- mettra de rédiger rapidement et de façon soignée », lui dit-il d'un ton engageant. Et comme Mobutu ouvrait avec fierté le boîtier de la Remington qu'il venait d'ac- quérir, Lumumba lui proposa de travailler avec lui pendant la durée de la Table ronde.

1. Mouvement national congolais. 2. Lumumba avait rencontré Mobutu à Léopoldville dans le bureau d'Actualités africaines quelques mois auparavant. Mobutu eut du mal à dissimuler son enthousiasme. Cette proposition lui offrait de multiples avantages. Pendant quelques jours l'obscur journaliste congo- lais allait vivre dans le sillage du leader le plus adulé de l'Afrique noire. Pris sous les projecteurs de l'actualité, il recueillerait forcément les miettes de la gloire qui allait auréoler Lumumba. Et comme il ne manquait pas d'ambition, il comptait profiter de sa situation d'observateur privilégié de cette Table ronde pour sortir de l'anonymat grâce aux informations de première main qu'il publierait dans son journal. Enfin il allait avoir l'occasion de glaner dans les couloirs du Palais des Congrès quelques indiscrétions qui le valoriseraient auprès des services de poli- ce belges qui l'aidaient à boucler ses fins de mois. On conçoit dès lors que les protecteurs de Mobutu aient été intéressés par les nouvelles fonctions qu'allait exercer leur jeune indicateur auprès de ce grand Africain dégingandé que les Occidentaux désignaient comme le « Lénine noir de l'Afrique centrale ». C'était pour le moins exagéré. Volontiers provocateur, Lumumba inspirait par ses déclarations intempestives, empreintes d'un nationa- lisme exacerbé, une peur panique dans le clan occidental. Pourtant lors de cette Table ronde Lumumba et Tshombé vont se faire voler la vedette par le rusé Kasa-Vubu. D'abord par un départ inexplicable et qui appa- raît donc mystérieux, puis une réapparition aussi surprenante que son absence. Ses « conseillers » durent le doper moralement, car le leader de l'ABAKO réap- parut animé d'intentions plus agressives et plus intransigeantes. S'adressant à ses interlocuteurs belges, il leur déclara 1 : « Messieurs, nous ne sommes pas venus à Bruxelles pour discuter de l'indé- pendance, mais pour la passation des pouvoirs. « J'exige au nom des Congolais : la formation d'une Constituante ou d'un gouvernement provisoire, jouissant, dès sa formation, de pouvoirs concrets et étendus pour toute la durée transitoire ; « J'exige, au nom du peuple congolais, la direction des élections projetées ; « J'exige que soit porté à l'ordre du jour de la conférence un débat sur la validité ou la non-validité des élections communales de décembre 1959. « (...) Au cas où cet accord n'interviendrait pas, nous boycotterons de la même façon les élections à venir dont nous ne reconnaîtrons pas la validité. » Alors qu'ils s'attendaient à un éclat de Lumumba, voilà que l'homme à qui ils avaient accordé leur confiance non seulement leur échappait, mais les contrait avec une vigueur imprévisible. Quant aux Congolais, un peu surpris, leur approbation jubilatoire ne laissait aucun doute sur leur intention de ne

1. Congo 1960, tome 1, Les Dossiers du CRISP J. Gérard Libois - Benoît Verhaegen, Bruxelles. repartir de Bruxelles qu'une fois l'acte d'indépendance paraphé par les deux parties. Malgré l'opération de charme tentée par les partisans d'une communauté belgo-congolaise et les petits papiers glissés subrepticement par ses conseillers européens à Tshombé, pour tenter de lézarder le mur du Front commun des par- tis politiques congolais, rien n'y fit. Le principe de l'indépendance était admis de façon irréversible. Lors de la séance de clôture, le roi Baudouin l'avait fort bien compris et c'est avec une sorte de sérénité qu'il félicita les Congolais. Il leur rappela toutefois le rôle éminent qu'avait joué la Belgique dans l'évolution de leur pays où, lorsque les premiers colons étaient arrivés, « tout était à faire ». « Ce Congo, nous vous le rendons avec une administration constituée, des grandes villes, des chemins de fer, des routes, des aérodromes, des hôpitaux, des écoles, une élite intellectuelle, une monnaie, des industries, une agriculture consi- dérablement développée, un niveau de vie et une activité économique que beau- coup de pays neufs vous envient. » Et le roi de poursuivre : « Les déclarations que vous avez faites à la Table ronde nous persuadent que vous appréciez à sa juste valeur tout ce que vous a apporté la Belgique, et tout ce qu'elle vous apportera encore si, comme j'en suis convaincu, nos deux peuples restent unis par les liens d'une amitié sincère. « (...) Jusqu'à présent c'est la Belgique seule qui a assumé les très lourdes responsabilités du gouvernement des peuples et des territoires dont elle a fait - je le dis avec fierté - l'Etat du Congo. » Il est juste d'admettre que le roi Baudouin avait quelques raisons de s'enor- gueillir de l'œuvre réalisée par son peuple au Congo. D'abord parce que les Belges avaient fait un Etat cohérent d'un conglomérat de 365 ethnies, ensuite parce qu'ils rendaient aux Africains une colonie qui était un modèle du genre du point de vue du développement. Certes, il y avait quelques imperfections, notamment le manque d'élites. Il est vrai que si les Congolais avaient eu un Senghor ou un Houphouët-Boigny pour diriger leurs premiers pas dans l'indépendance, le sort du pays eût été diffé- rent. Mais tel qu'il était en ce mois de janvier 1960, le Congo était un pays en pleine expansion, bénéficiant d'une monnaie saine et d'infrastructures modernes. Bref, les Congolais avait le pain et le beurre, il leur restait à faire la tartine. Las ! ils ne surent pas utiliser le couteau... Au mois de mai 1960 les élections législatives donnèrent une écrasante majorité au M.N.C. Avec 41 sièges contre 12 à l'ABAKO de Kasa-Vubu, Patrice Lumumba pouvait dicter ses conditions au Parlement et faire élire le président de la République de son choix. Astucieusement, Lumumba, qui briguait le pouvoir effectif, abandonna les honneurs de la présidence de la jeune République à Joseph Kasa-Vubu. En contrepartie le chef de l'Etat lui confia la mission de former le premier gouver- nement congolais. Mais, au pays du verbe et de la palabre, il fallait à ce meneur d'hommes une victoire plus éclatante qu'un simple succès électoral. Le discours vengeur de Patrice Lumumba

« L'indépendance ne s'octroie pas, elle se prend. » Buisseret 1

La proclamation de l'indépendance le 30 juin 1960, présidée par le roi Baudouin en personne, va fournir à Lumumba l'occasion de manifester son res- sentiment. Malgré l'amertume que leur cause cet abandon de souveraineté les officiels belges font bonne contenance. De la tribune du Palais de la Nation le roi Baudouin annonce, sous les ovations des Africains, qu'à partir de ce jour la Belgique paternaliste accorde l'indépendance au Congo. Engoncé dans un uniforme immaculé de général, le débonnaire Kasa-Vubu lui répond en termes lénifiants, exprimant la joie des Congolais de recouvrer leur liberté, mais aussi leur reconnaissance pour les bienfaits octroyés par la coloni- sation durant quatre-vingts ans. On applaudit, on se congratule, on se prépare à sabler le Champagne, lorsque soudain Lumumba bondit à la tribune et s'empare du micro pour prononcer un discours dévastateur. Le Premier ministre se livre à une charge en règle contre le colonisateur. Ses phrases mordantes, incisives, réveillent l'auditoire. S'inspirant d'une pensée de Jean-Paul Sartre, martelant ses mots, le leader nationaliste souligne qu'« une indépendance concédée n'est qu'un aménagement de la servitude ». « Nul Congolais digne de ce nom, s'écrie-t-il, ne pourra oublier que c'est par la lutte que l'indépendance a été conquise, une lutte de tous les jours, ardente et idéaliste, dans laquelle nous n'avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni notre sang. Une lutte noble et juste, indispensable pour mettre fin à l'humiliant esclavage qui nous était imposé par la force. » « Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient pas de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d'élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. » « Qui oubliera qu'à un Noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls Blancs ? » « La loi n'était jamais la même selon qu'il s'agissait d'un Blanc ou d'un Noir. Accommodante pour les uns, inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances reli-

1. Ministre socialiste des Colonies. gieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. » « Un Noir n'était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens. Un Noir voyageait à même la coque des péniches au pied du Blanc dans sa cabine de luxe ». « Qui oubliera les fusillades où périrent tant de nos frères et les cachots où furent jetés ceux qui ne voulaient pas se soumettre à un régime d'injustice, d'op- position et d'exploitation ? » Fébrile, Lumumba éponge la sueur perlant à son front. Dans la salle c'est la stupeur. Et soudain, telle une vague déferlante, une formidable ovation monte de la foule africaine. Aux cris de : « Uhuru Lumumba ! ... » (Vive Lumumba) le lea- der congolais regagne sa place, suivi par les regards haineux des Belges, humi- liés par l'affront fait à leur roi. « Cette minute de vérité nous paie de quatre-vingts ans de domination ! », s'exclame un politicien congolais. Blessé dans sa dignité, le roi Baudouin décide de regagner Bruxelles sans assister au banquet qui doit clore cette journée historique. Des conciliateurs inter- viennent et le Premier ministre belge, Gaston Eyskens, rédige en hâte une allo- cution qu'il engage Lumumba à lire, à la fin du dîner. « Afin de réparer l'affront fait au roi », lui dit-il, d'un ton de reproche. Ce qui permet au bouillant leader congolais de lancer cette ironique remarque : « Pour une fois, le Premier ministre belge aura été mon nègre ! » L'homme vient de faire une entrée fracassante dans la vie politique. En quelques heures il devient l'idole d'un peuple qui célèbre l'indépendance, comme dans tous les pays africains, avec des chants et des danses. Le Premier ministre inaugure ses fonctions par une tournée triomphale de Léopoldville. En voiture découverte il répond debout, comme un chef d'Etat, aux acclama- tions de la foule. Lorsqu'il arrive dans la Cité ', c'est du délire. L'African Jazz du Grand Kalé se déchaîne aux accents d'Indépendance Tcha-tcha, c'est le tube de l'année com- posé dans l'euphorie de la victoire, qui devient pour la circonstance une sorte d'hymne national 2. Un mètre quatre-vingts, la taille bien prise dans un costume gris, il émane de cet homme mince et élégant un charme qui ne laisse pas les foules insensibles. Mais l'indépendance n'est pas seulement une fête, les dures réalités politiques lui

1. Quartier réservé aux Noirs. 2. Neveu de Mgr. Malula, évêque de Kinshasa, Kabasélé, dit « le Grand Kalé », l'un des chefs d'orchestre renommés du Zaïre, est décédé récemment. rappellent ses responsabilités. Son impétuosité, ses outrances verbales à l'adres- se de l'ancien colonisateur et des Occidentaux en général lui ont attiré de solides inimitiés. C'est dans cette ambiance de paix armée que le jeune Etat fait ses premiers pas. Il n'ira pas loin, moins de cinq jours plus tard on assiste à une mutinerie en règle de la Force publique, c'est-à-dire de la nouvelle armée congolaise, mécon- tente de son sort. Les militaires du rang avaient cru sur parole ceux qui leur avaient seriné qu'une fois libérés du joug colonial, ils pourraient prendre les places occupées auparavant par les Belges. Ingénument, ils croyaient qu'un sergent pouvait deve- nir, par la magie de l'indépendance, officier, voire général. Lumumba réaliste, accueille avec scepticisme le tableau d'avancement des sous-officiers congolais, promus du jour au lendemain, colonels, chef d'état- major et commandant en chef de l'Armée nationale congolaise. Ces promo- tions allaient provoquer une véritable anarchie dont l'armée ne se remettra jamais. L'incompétence des cadres anciens, jaloux de leurs prérogatives, ne pourra être compensée par l'accession au commandement de jeunes officiers formés dans les académies militaires occidentales. Le gouvernement belge suit avec attention l'évolution de l'imbroglio poli- tique où se débattent ces Africains inexpérimentés. Ils espèrent qu'ils n'arriveront pas à former leur premier gouvernement. Ils fondent leurs espérances sur un point évoqué lors de la Table ronde de Bruxelles, précisant que dans le cas où les députés congolais seraient incapables de se mettre d'accord sur le nom d'une per- sonnalité incontestable, le Parlement pouvait faire appel au roi Baudouin. En fait, les Belges espéraient conserver leurs avantages et leurs prérogatives, continuant en sous-main, à administrer le Congo. Ils pensaient que les Congolais ne parviendraient pas à maîtriser l'appareil administratif et seraient obligés de faire appel à eux, comme le définit M. Staelens : « En fait, notre politique belge répondait à un calcul assez machiavélique... De Schryver, le ministre belge res- ponsable, a octroyé l'indépendance tout de suite, mais il n'a opéré aucune des réformes préconisées par M. Van Bilsen. » « La raison en est qu'il n'a jamais entendu accorder aux Congolais qu'une indépendance purement fictive et nominale. « Les milieux financiers ont cru fermement - car nos milieux politiques sur- tout ont été naïfs - qu'il suffisait de donner à quelques leaders africains des titres de ministres ou de parlementaires, des grands cordons, des autos de luxe, de gros traitements, des maisons somptueuses dans la cité européenne, pour arrêter défi- nitivement le mouvement de l'émancipation qui menaçait leurs intérêts. » Certains en Belgique pensaient qu'il s'agissait d'octroyer une indépendance de fait, puis de recoloniser le Congo. Ils n'avaient pas pensé qu'une fois engagé le processus était irréversible. Kasa-Vubu et Lumumba s'étaient fait expliquer le mécanisme de la démo- cratie par leurs conseillers occidentaux, ils avaient fort bien compris le piège mor- tel qui leur était tendu. Le gouvernement belge - qui devait, en principe, faciliter la tâche du forma- teur du premier ministère congolais - s'évertua à lui mettre les bâtons dans les roues. Il délégua au Congo en la personne de M. Ganshof van der Meersch, un ambassadeur de choc qui avait reçu comme consigne de « casser Lumumba ». Il faillit réussir, mais le leader du M.N.C. ignorant les subtilités de la langue de bois, menaça le représentant de Bruxelles de former un gouvernement popu- laire et de faire descendre les Congolais dans la rue... M. Ganshof mit un bémol à ses exigences, espérant que les alliés de la Belgique réussiraient à mettre au pas ce perturbateur impénitent. Lumumba se débattait, il est vrai, dans une situation inextricable, mais comme il lui fallait faire face aux diverses rébellions qui venaient d'éclater, au Katanga, au Kasaï et au Kivu, il chercha, parmi les sous-officiers les plus valeu- reux, l'homme à même de prendre en charge la nouvelle armée. Il se souvint sou- dain de Joseph-Désiré Mobutu qu'il avait dévoyé du journalisme lors de la Table ronde de Bruxelles, pour en faire un secrétaire d'État à la présidence de la République. N'était-il pas sorti de la Force publique avec les galons de sergent- major ? L'homme avait de l'assurance, il était intelligent, débrouillard et jusqu'à ce jour, bien qu'il fût d'une ethnie très différente de la sienne, il lui était dévoué. Etait-il seulement capable de faire évoluer un groupe de combat ? Lumumba ne se posa même pas la question. Voilà comment en moins de quarante-huit heures le journaliste Joseph Mobutu, bombardé chef d'état-major de l'A.N.C., se trouva transporté dans l'aus- tère bureau d'un camp militaire, après avoir vécu pendant quelques heures sous les dorures de la présidence de la République. C'était le début d'une carrière difficile pour un homme qui n'avait aucune culture militaire, à part celle des chiffres. Sans expérience du commandement, Mobutu se révélera incapable de juguler la première mutinerie. Il se fera ensuite étriller de rude manière par les gendarmes katangais de Tshombé, véritables « chiens de guerre » et les féroces Simba de Gaston Soumialot et Laurent Kabila, au Kivu.

La bataille des Grands Léopards

« S'il en demeure dix, je serai le dixième. Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. » Victor Hugo 1

En ce début d'été 1960 les hommes et les pommes de discorde sont en place pour que débute la longue tragi-comédie du Congo-Zaïre où ce mal- heureux pays va se débattre dans des convulsions affreuses, pendant plus de trois décennies. Le plus influent, le plus dynamique de cette équipe de jeunes loups, était sans contestation Patrice Lumumba. Possédant un certain charisme, ce meneur d'hommes était sans doute plus un agitateur qu'un leader politique. Anicet Kashamura, son ministre de l'Information, dépeint fort bien les effets que pro- duisaient sur les foules ce brillant tribun 2 : « En écoutant Lumumba, des femmes éclataient en sanglots, des jeunes se mettaient à danser le cha-cha-cha, les Blancs du Congo explosaient de haine, l'auditoire était pris dans un cercle d'émotion très forte et d'excitation contre lequel rien ne pouvait résister. Il était le seul qui savait faire appel aux forces cachées dans le public. Patrice Lumumba savait jouer en virtuose sur le clavecin doucement tempéré des cœurs de son peuple. » Les chefs d'Etat progressistes du continent noir tombèrent également sous le charme de cet élégant orateur, Sékou Touré lui délégua quelques-uns de ses meilleurs idéologues : Félix Moumié, Serge Michel, Andrée Blouin, qui devint la « passionaria » du régime, au grand dam de l'ancien séminariste Kasa-Vubu. Ils s'évertuèrent à isoler Lumumba des autres leaders congolais. Pourtant, très attaché aux libertés individuelles, Lumumba ne se sentait pas attiré par le socialisme dont il ne supportait ni les directives, ni les entraves inhé- rentes à l'appareil du parti. Il avait aussi à se garder de politiciens à l'esprit tribal chevillé au corps tels Kasa-Vubu, Tshombé, Bomboko, Kalonji ou Munongo. Lui seul, avait réussi à se dégager de l'emprise ethnique et il se sentait isolé. Son mépris de la diplomatie classique, un langage abrupt et un patriotisme à fleur de peau vont susciter méfiance et haine chez ses interlocuteurs.

1. « Ultima Verba ». 2. De Lumumba aux colonels, Anicet Kashamura, Ed. Buchet-Chastel, Paris, 1966. Le 14 juillet 1960 Lumumba, partisan convaincu de l'unité du pays, rompt les relations diplomatiques avec la Belgique et, provocateur-né, lance un appel à l'aide à l'Union soviétique. Il n'en faut pas plus pour que les Occidentaux lui accolent l'étiquette de communiste. Il vient de signer son arrêt de mort... Clare Timberlake, ambassadeur des Etats-Unis à Léopoldville, alerte aussitôt le Département d'Etat à Washington. M. Ralph Bunch, secrétaire-adjoint de l'O.N.U. venu en observateur au Congo, assistant à un meeting de Lumumba, murmura d'un air songeur : « Il est étonnant mais il inspire de la crainte... Il a beaucoup de points communs avec Malcom X. » Noir américain, M. Bunch savait de quoi il parlait. Travaillé par l'abbé Fulbert Youlou qui, au Congo-Brazzaville oeuvre pour la France, le jésuitique Kasa-Vubu va provoquer la chute de son Premier ministre à l'aide d'une manœuvre fort simple : la destitution. L'épisode m'a été conté par Philibert Luyéyé, à l'époque secrétaire particu- lier du président de la République. « Le 4 septembre 1960, le chef de l'Etat, quittant soudainement son bureau, rangea quelques papiers dans une serviette en cuir qu'il me confia, en me décla- rant de sa petite voix fluette qu'il se rendait à l'immeuble de la radio. « "Je vais révoquer la canaille !" » me dit-il avec un sourire énigmatique. « C'est en vain que je tentai de le retenir, car je craignais les réactions de la foule à l'annonce de la destitution de Lumumba. Rien n'y fit. Le président Kasa- Vubu était très calme, mais obstiné. « Lorsque Lumumba apprit que le président l'avait révoqué, il se précipita à la radio où un barrage de soldats ghanéens de l'O.N.U. lui interdit l'accès des stu- dios. « "Si vous tentez de pénétrer de force dans l'immeuble, je vous brûle la cer- velle", lui dit le lieutenant Ankhra, un officier qui ne badinait pas avec la disci- pline '. « Lumumba était loin d'être un froussard, mais ce frère de couleur qui mena- çait de lui envoyer une balle dans la tête n'avait pas l'air de plaisanter. Alors, comme en toute occasion en Afrique, Lumumba se mit à palabrer. Et dans ce domaine il était imbattable. Quelques minutes plus tard l'officier ghanéen le lais- sait accéder aux studios... « C'est ainsi que le peuple congolais, désorienté, apprit à quelques heures d'intervalle, qu'après avoir perdu son Premier ministre, il n'avait plus de pré-

1. Quelques années plus tard, le capitaine Ankhra, devenu colonel, déposera le président N'Krumah. sident de la République, puisque Lumumba venait de destituer Joseph Kasa- Vubu. « Pour donner à sa décision une apparence officielle, Lumumba demanda à M. Atapol, directeur de la station, de faire jouer l'hymne national congo- lais. « "C'est que nous n'en n'avons pas", lui répondit le directeur. « "C'est vrai, murmura le Premier ministre dubitatif. Alors mettez Indépendance cha cha !" » dit-il avec un large sourire '.

« L'indépendance cha cha nous l'avons eue, Oh ! l'indépendance cha cha nous l'avons eue. C'est à la Table ronde cha cha qu 'elle a été gagnée, Oh ! l'indépendance cha cha nous l'avons eue.

ASSORECO et ABAKO se sont entendues telles un seul homme, Et la Conakat et le Cartel au sein du Front commun. Tous ensemble, Bolikango et Kasa-Vubu, Lumumba et Kalonji, Bolya, Tshombé, Kamitatu, Essandja et le vieux Kanza

Le M.N.C., l'UGECO, l'ABAZI et le P.N.P., Le P.S.A., l'African Jazz, A la Table ronde ils l'ont aussi emporté. »

Le président Kasa-Vubu donna aussitôt l'ordre au général Mobutu d'appré- hender Lumumba. Et l'on vit avec stupéfaction le jeune officier, que le leader du M.N.C. avait sorti de l'anonymat, lancer ses troupes à la recherche du Premier ministre déchu... Dès que Lumumba lui eut décerné son brevet de chef d'état-major de l' A.N.C., Joseph-Désiré Mobutu comprit que toutes les ambitions lui étaient per- mises, car il était l'un des rares Congolais à avoir assimilé qu'en Afrique le pou- voir était au bout du fusil. Lumumba ne s'expliquait pas ce soudain lâchage de Mobutu. Il déclara quelques jours avant sa fuite, en contemplant les soldats de l'A.N.C. entourant sa villa : « Le général Mobutu me doit tout. Je l'ai nourri alors qu'il était un clochard et il s'est mis maintenant au service des impérialistes. »

1. Indépendance cha cha était l'œuvre du chef d'orchestre-compositeur Kabasélé, dit le Grand Kalé, neveu du cardinal Malula. Le leader du M.N.C. n'était pas au bout de ses surprises en ce qui concerne la mentalité de son ancien secrétaire. A partir de cet instant, de manière occulte, Mobutu tirera les ficelles de tous les gouvernements mis en place à partir de 1961 jusqu'à la réalisation de son coup d'Etat le 24 novembre 1965. Dans la perspective de s'emparer du pouvoir il va s'entourer d'une meute de jeunes léopards avides de gloire et d'argent, dont Justin Bomboko, Victor Nendaka, Albert Ndélé et Emile Kongolo formeront le noyau dur d'une sorte de gouvernement occulte connu sous le nom de « Groupe de Binza ». Sous la badi- ne du chef d'état-major ils arbitreront dès lors les actes du gouvernement. Plaçant des individus dévoués à leur cause dans les principaux ministères, ils vont ouvrir la voie royale menant leur chef au pouvoir. Pour y parvenir ils pratiqueront une politique de harcèlement. Tous les procédés seront employés : espionnage, déla- tion, dénonciations arbitraires, menaces, tourments, utilisant parfois la torture physique et l'assassinat. Le nouveau Premier ministre Joseph Iléo, estimant que le jeune chef d'état- major s'occupait beaucoup trop de politique et pas suffisamment de son armée, le rappela rudement à l'ordre, lui faisant remarquer que son véritable métier consistait à mater les rébellions de Moïse Tshombé au Katanga, d'Albert Kalonji au Kasaï et de Gaston Soumialot au Kivu. Il lui enjoignit de rejoindre ses soldats en campagne. Il est vrai qu'avec son armée de mutins et de pillards, Mobutu, qui n'avait aucune aptitude militaire, tactique et stratégie lui étant tout à fait étrangères, éprouvait quelques difficultés à mater les rebelles. Dès les premières confronta- tions il va se rendre compte que son ami Lumumba avait raison, lorsqu'il préten- dait que l'on ne pouvait pas faire semblant d'être officier. L'A.N.C. se fit étriller par les gendarmes de Tshombé et par les Simba (lions en swahili) de Soumialot, placés sous les ordres d'un colonel de 20 ans, Laurent- Désiré Kabila. Ce ne furent pas des combats déplaçant d'importantes unités, néanmoins Mobutu y laissa quelques centaines de morts sur le terrain et surtout son prestige. Etait-il trop tendre pour cette terrible épreuve que constituait la maîtrise d'une armée en temps de guerre civile ? Le fait est qu'il s'adonna à la boisson. Son biographe Francis Monheim, décrit la méthode qu'il utilisait pour remédier au stress qui le submergeait1 : « Toutes ces émotions ont mis les nerfs de Mobutu à terrible épreuve. En cinq jours de temps, le colonel a maigri de 15 kilos... Il est tellement nerveux qu'il n'arrive plus à manger ; le whisky, par contre, le tient debout : il en boit une, puis deux bouteilles par jour. »

1. Mobutu, l'homme seul, Francis Monheim, Ed. Actuelles, Bruxelles, 1962. Cette intempérance, résultant de difficultés inhérentes à la situation politique de son pays, aurait pu être passagère. Mais d'autres témoins signalent aussi le goût prononcé du jeune officier pour les boissons alcoolisées. Anicet Kashamura à qui nous faisons encore référence parce qu'il a bien connu les protagonistes des événements de l'indépendance, décrit une scène qui s'est déroulée dans l'appartement de Lumumba, alors que Mobutu attendait le Premier ministre et ses amis : « Mme Lumumba a caché la clé de la cave, écrit- il \ mais n'a pu refuser une bouteille de champagne au colonel Mobutu ; vautré dans un fauteuil, il se fait servir par Mme la Présidente, la lorgnant comme il l'a vu faire dans les cabarets de Bruxelles. » Quelques mois plus tard, alors que le président Kasa-Vubu lui faisait consta- ter qu'il était le chef d'une armée qui n'avait pas remporté un seul succès sur le terrain, Serge Michel note 2 : « Mobutu boit. Kasa-Vubu parle, il rappelle maintenant son passé de mili- tant ; Kasa-Vubu conseille d'être sage. Mobutu se saoule. Il déteste Kasa-Vubu et désespérément tente de se raccrocher à son arrogance. » Il était devenu alcoolique, ce qui explique ses sautes d'humeur, ses accès de colère au cours desquels, incapable de se maîtriser, il malmenait ses interlocu- teurs. Ainsi aurait-il envoyé Antoinette Mobutu, sa première épouse, à l'hôpital et à la mort... Toujours dans l'un de ses accès de folie furieuse, il aurait brisé le bras de son ancien Premier ministre, Mpinga Kasenda, puis giflé son vieux compa- gnon, le sage Joseph Iléo. Heureusement pour sa carrière, il possédait dans son jeu un atout d'impor- tance : le soutien de la C.I.A. 3.

Mobutu, l'homme de la C.I.A.

Alors que Tshombé organisait une armée de cinq cents mercenaires pour encadrer ses gendarmes katangais, la C.I.A. entraînait ses propres troupes for- mées de Cubains, vétérans de la Baie des Cochons, des Rhodésiens de Sir Roy Welinski, d'Afrikaners conduits par le célèbre colonel des « affreux » 4, le Sud-

1. De Lumumba aux colonels, Anicet Kashamura, ibid. 2. Uhuru Lumumba, Serge Michel, Ed. Juillard, 1962. 3. A la fin de l'année 1964 l'appui militaire américain au gouvernement congolais s'élevait à un million de dollars par jour ! 4. Nom donné aux mercenaires occidentaux engagés par Tshombé puis par Mobutu, pendant les différentes guerres qui se sont déroulées sur le territoire congolais à partir de 1960. Africain Mike Hoare, accompagnés de quelques S.S. ayant échappé aux cours de justice européennes. Les premiers adversaires qui affrontèrent cette armée de métier furent les Simba commandés par Laurent-Désiré Kabila. Formés de jeunes Bafuleros 1 de la région des Grands Lacs, ils infligèrent une cinglante défaite aux gendarmes katangais, encadrés par des mercenaires. Cette victoire provoqua d'autant plus d'étonnement que ces hordes guer- rières étaient composées de jeunes gens âgés de 12 à 20 ans ! Le visage peint, vêtus de peaux de léopard, ils s'étaient lancés à l'assaut de leurs adversaires, brandissant lances, flèches et machettes, et quelques vieilles pétoires qui faisaient plus de bruit que de mal, aux cris de « Mai ! mai !... Mulélé ». Effrayés par l'aspect de ces guerriers folkloriques, issus d'une autre époque, les soldats en tenues léopards, armées de kalachnikov, se débandèrent, sous le regard hilare du colonel des Jeunesses Balubakat2 Laurent-Désiré Kabila qui recevait en l'occurrence le baptême du feu. Nous sommes en août 1960, et c'est la première fois que le nom de ce jeune colonel âgé de 20 ans est cité dans un communiqué. Membre du Mouvement national congolais, dont Patrice Lumumba demeure le symbole, il vient de com- mencer une carrière de maquisard qui va se poursuivre en dents de scie pendant de nombreuses années dans le secteur d'Uvira-Fizi-Baraka. La situation est donc des plus confuses dans cette jungle africaine lorsque débarque inopinément à Léopoldville une équipe de la C.I.A. Leur objectif : Patrice Lumumba. Les Américains n'ont guère prisé les discours de cet agitateur africain qu'ils avaient reçu comme un chef d'Etat, lors d'un récent voyage à Washington. Son franc-parler avait quelque peu agacé les diplomates du Département d'Etat. Les plus indulgents avaient mis cette arrogance sur le compte de l'inex- périence. Mais ils n'avaient pas du tout apprécié qu'à peine rentré dans son pays, le leader du M.N.C lançât un appel aux Soviétiques. Les Etats-Unis ont démontré, à diverses reprises, qu'ils n'hésitaient pas à supprimer les personnages qui s'opposaient à leurs intérêts lorsque ceux-ci étaient en danger... Or, le Congo entrait dans le schéma qu'ils avaient mis en place pour la défense du continent africain, dans le but de contrer les ambitions de l'U.R.S.S. A peine débarqués à Léopoldville, les membres de la centrale de Langley.

1. Bafuleros, guerriers d'une tribu de la région des Grands Lacs. 2. Parti formé de la jeunesse qui adhérait au camp des Baluba à Elisabethville. Opposé à Moïse Tshombé, il formera le noyau de l'Armée populaire de libération. Lubumbashi - Les compagnies minières se ruent sur le Shaba - « Le Zaïre n 'est plus stra- tégiquement intéressant ! » 271

A Kengé, une armée « clés en mains » pour Kabila - Et si le capitalisme lui aussi, s'ef- fondrait ?... - L'Afrique en passe de submerger le monde occidental ? - Le métis Kengo wa Dondo rejeté par la population - Les six erreurs d'Etienne Tshisekedi - Trois hommes dans un bateau... - Mobutu trahit son armée 289

Kinshasa, la hantise et l'espérance... - Tshisekedi prend position en faveur de Kabila - Au Kivu on commence à parler d'occupation ! - Les banyamulenge, juifs du Kivu ! - La colossale fortune du Grand Léopard - La Prima Curia, une secte qui sent la mort - Les magouilles du « gang Mobutu » - Mobutu blanchit un milliard d'argent de la drogue - Kongolo Mobutu vend les okapis à l'étranger - Le dernier hold-up de Mobutu - Ultime menace : faire sauter le réacteur nucléaire de Kinshasa - La fuite de Mobutu en catastrophe 307

Thisekedi dispose de soixante-douze heures pour s'emparer du pouvoir - Kinshasa occupée par une armée de mercenaires - La peine du fouet - comme au temps de la colonisation - Le musée d'art traditionnel pillé - Ministres et généraux de l'an- cien régime, au cachot - Un étranger, ministre du gouvernement Kabila - 45 mil- lions de Congolais asservis par 8 millions de Ruandais 329

Les contradictions de Laurent Kabila - Museveni et Kagame veulent-ils annexer le Kivu ? -A Pretoria, on a redéfini les frontières du Zaïre - « La guerre d'un jour » - L'enjeu : le méthane du lac Kivu - L'héritage de Mobutu : un Congo sinistré à cent pour cent - Tout n'est pas négatif, mais... - « Il faut arrêter l'imposture ! » - Lumbala défie Kabila en créant un parti - Debout Congolais 341

Kabila, plus de sang en six mois que Mobutu en trente ans ! - Emma Bonino : « Le Kivu transformé en abattoir humain » - Ils coupaient les enfants en deux - Ils mangeaient les Hutus en brochettes - Un autre génocide ignoré, celui des Kasaïens au Katanga - Le « terminus de l'enfer » 359

Une incapacité chronique de gérer - La noria des ministres des Finances - Pourquoi ne pas faire appel à des « boys » étrangers ? 369

Un commando Maï Maï attaque Kabila à Kinshasa ! - Kabila boude le sommet de la francophonie... - Une Stasi congolaise... - Le mobutiste « Frère Jacob Sakombi » infiltre l'A.F.D.L -« Je ne suis plus un chef rebelle, mais un chef d'Etat !... »- Cadeau empoi- sonné : Omer N'Kamba, gouverneur du Kasaï !... - Les mobiles du regroupement du clan katangais ? - Kabila va-t-il vraiment démocratiser le régime ? - La mission d'enquête de l'ONU contrainte de quitter le Congo - Coup de tonnerre à Kinshasa, Kabila arrête Tshisekedi !... - Kabila conseille à Tshisekedi de s'adonner à la pisciculture... - L'étrange safari de Bill Clinton en Afrique - Des poids lourds de la politique congolaise s'évadent... - Mgr Monsengwo : Ce n 'est qu 'un au revoir mes frères 375

Je reconstruirai le Congo sans l'aide des Occidentaux - Nouvelle rebellion au Kivu : Kabila se défend d'avoir promis la province aux Banyamulenge 397

CARTE DE LA R.D.C 403

REMERCIEMENTS 405

BIBLIOGRAPHIE ...... 407

Cet ouvrage a été achevé d'imprimer le 18 août 1998 dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a. à Lonrai (Orne) N° d'imprimeur : 980855 - Dépôt légal : août 1998 - Imprimé en France