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UNION GENERALE D'EDITIONS 8, rue Garancière — Paris VI DANS LA MEME COLLECTION

Alexandre DUMAS, Histoire d'un mort racontée par lui-même. Jean LORRAIN, Princesses d'ivoire et d'ivresse. George SAND, Voyage dans le cristal / Le Chêne parlant (2 vol.) Lafcadio HEARN, Fantômes du Japon. ERCKMANN-CHATRIAN, L'Œil invisible. Nicolas GOGOL, La Veille de la Saint-Jean. Jean Louis BOUQUET, Mondes noirs. , Les Démons de la nuit. A. Conan DOYLE, L'Horreur des Altitudes. Rudyard KIPLING, Dans la cité des morts. Guy de MAUPASSSANT, Qui Sait ? Sax ROHMER, La Malédiction des mille baisers. Divers auteurs, de Paris. POUCHKINE, La Princesse morte et les Sept Chevaliers.

A paraître :

Walter SCOTT, Le Berceau du chat. Honoré de BALZAC, Histoire véritable de la bossue courageuse. Jack LONDON, Mille fois mort. ERCKMANN-CHATRIAN, Hugues le loup. Washington IRVING, Les Invités de l'Ile au Gibet. J. SHERIDAN LE FANU, Le Sacristain mort. Hans Heinz EWERS, La Fiancée momifiée. Bram STOKER, L'Invité de Dracula. VILLIERS DE L'ISLE-ADAM, Fleurs de ténèbres. Divers auteurs, Fantômes de la Steppe.

ainsi que :

Charles DICKENS, H.P. LOVECRAFT, Arthur MACHEN, etc. FRANCIS LACASSIN présente

VAMPIRES DE PARIS

Textes de Cyprien BÉRARD, Léon BLOY, Pierre BOILEAU, Jean Louis BOUQUET, , Théophile GAUTIER, Claude KLOTZ, Gustave LE ROUGE, Jean LORRAIN, Guy de MAUPASSANT, Claude SEIGNOLLE

Préface, bibliographie et répertoire des auteurs par Francis LACASSIN

LES MAITRES DE L'ÉTRANGE ET DE LA PEUR... Collection dirigée par Francis Lacassin et Christian Bourgois © Union Générale d'Editions, 1981. ISBN 2-264-00364-2

PREFACE

Le ou le sang vainqueur de la mort

Il n'y en a plus. Voltaire (Dictionnaire philosophique) ... Tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. Lautréamont (Les Chants de Maldoror, I)

Le vampire fait son entrée dans la littérature de fiction en avril 1819, à Londres, grâce à ; nouvelle parue dans The New Monthly Magazine, sous la signature de . Entrée fracassante. Porté moins par ses ailes noires que par celles de la renommée de Childe Harold, Le Vampire fascine bientôt Paris ; dès le 7 juillet 1819, dans le très influent Journal des Débats, Charles Nodier rend compte de la traduction d'Henri Faber. Il salue chez lord Byron « cet instinct du poète romantique [...] d'autant plus remarquable, qu'il révèle un secret important du cœur humain, le besoin de vivre hors de soi, même avec la certitude d'être plus mal ». Il termine par une conclusion prophétique. « Le Vampire épouvantera, de son horrible amour, les songes de toutes les femmes ; et bientôt, sans doute, ce monstre encore exhumé prêtera son masque immobile, sa voix sépulcrale, « son œil d'un gris mort, qui, lorsqu'il se fixe sur les traits d'une per- sonne, semble ne pas pénétrer au fond des replis du cœur, mais paraît plutôt tomber sur la joue comme un rayon de fer qui pèse sur la peau sans pouvoir la traverser » ; il offrira, dis-je tout cet attirail de mélodrame à la Melpomène des boulevards ; et quel succès alors ne lui est pas réservé ! » Quant à ce succès, on pouvait compter sur Nodier... dont le ton prophétique a tous les accents d'une énergique publicité clandes- tine. L'année suivante, paraît à Paris une œuvre présentée comme une suite au roman anglais. Celui-ci se concluait à Londres, par cette phrase à suspense : « Lord Ruthven avait disparu et la sœur d'Aubrey venait d'assouvir la soif d'un VAMPIRE ! » Suspense mis à profit par le roman français. Ajoutant un v de plus au nom du monstre, il le faisait réapparaître en Italie, où il devenait, entre autres, le Premier ministre du duc de Modène. Epilogue-pastiche anonyme. La page de titre était ainsi libellée : « Lord Rutwen ou les Vampires, roman de C.B. publié par l'auteur de Jean Sbogar et de Thérèse Aubert ». Anonymat transparent. Jean Sbogar avait pour auteur Charles Nodier et C.B. désignait Cyprien Bérard, directeur du Théâtre de Vaude- ville. C'était la première œuvre de C.B., il y ajoutera seulement deux brochures exposant ses « Protestations », puis les « Moyens » développés par son avocat lors d'un procès intenté aux propriétaires du Vaudeville. La question est posée depuis plus d'un siècle et demi : Nodier l'a-t-il aidé à plaider la cause de Lord Ruthwen ? Selon les registres de la Société des Auteurs, Nodier semble être responsable avec Carmouche et Jouffroy d'un autre Vampire. Un mélodrame en 3 actes, représenté sans nom d'auteur, dès le 13 juin 1820 au théâtre de la Porte Saint-Martin. Les pronostics de succès concluant l'article du Journal des Débats étaient confirmés. Et même dépassés. Dans le vent qu'ont fait lever le roman anglais, celui « de C.B. », le mélodrame de la Porte Saint-Martin apparaissent sur les scènes parisiennes, en cette même année 1820 : Le Vampire, mélodrame en 3 actes avec paroles de Pierre de la Fosse; Les Trois Vampires, folie vaudeville en 1 acte par Brazier, Gabriel et Armand. Signe indéniable du succès, équiva- lent de la consécration que prodigue aujourd'hui la télévision, voici l'inévitable parodie : Cadet Bouteux ou le Vampire, « ou relation véridique du prologue et des 3 actes de ce mélodrame écrite sous la dictée de ce paresseux de Gros Caillou par son secrétaire Desaugieu ». En 1843, avec Le Vampire, opéra en 4 actes de J. Ramoux sur une musique de H. Marschner, l'Opéra apporte sa caution pres- tigieuse à l'épidémie vampirique. Avec un retard décent : voici déjà vingt ans que le tout Paris, les dramaturges, les poètes, les romanciers, les gens des villes ont cédé avec des frissons agréables à la fascination du mythe ténébreux. Le même qui pendant des siècles, malgré le réconfort de la Sainte Eglise, épou- vantait par la seule évocation de son nom les paysans de Hongrie, de Bohême et de Moravie, de Dalmatie, de Serbie, d'Albanie, de Grèce et d'ailleurs... Dès 1827, Prosper Mérimée l'évoque dans un recueil (apo- cryphe) de ballades illyriennes, La Guzla ; avant de lui consacrer en 1869, Lokis, nouvelle d'atmosphère russe. Théophile Gautier en donne, dans le cadre somptueux de Venise, une interprétation baroque et féministe avec La Morte amoureuse (1836). Alexandre Dumas opère un retour aux sources, c'est-à-dire aux Karpathes (montagnes désolées, châteaux lugubres, sépultures peu fiables, gorges au sang généreux) dans l'une des histoires des Mille et un Fantômes (1849). Continuant sur sa lancée, il fait représenter en 1851 un « drame » en 5 actes, avec un titre sobre et racoleur : Le Vampire. Le vampire, arraché à la superstition populaire par l'écriture, semble avoir donné naissance à un nouveau genre littéraire. Un Genre ou une Ecole ? Un genre très caractéristique de la nouvelle école, dirait Charles Nodier. L'année même (1820) où il « parrainait » le roman de C.B. et commettait un mélodrame pour la « Melpo- mène des boulevards » avec Carmouche et Jouffroy, Nodier insi- nuait en filigrane le vampire dans Smarra ou les démons de la nuit. Etrange nouvelle dont le héros est tantôt mort et tantôt vivant ; sans qu'on s'en étonne tant le récit épouse les métamorphoses et l'erratisme du cauchemar. Récit-cauchemar annoncé lui aussi dans l'article — décidément très « programmé » — du Journal des Débats. Avant de traiter du roman attribué à Lord Byron, cet article définissait le vampirisme, en tant que superstition populaire très répandue en Orient. Et assez obsédante pour pousser certains individus à s'accuser de prétendus actes vampiriques. En réalité des victimes d'une maladie « qui s'appelle en esclavon le smarra [...] la même que nous appelons en français cochemar [...] En effet, le vampirisme est probablement une combinaison assez naturelle mais heureusement très rare du somnambulisme et du cochemar ». Superstition qui répond à l'imagination de l'homme « si amou- reuse du mensonge, qu'elle préfère à la peinture d'une émotion agréable, mais naturelle, une illusion qui épouvante. Cette der- nière ressource du cœur humain, fatigué des sentiments ordi- naires, c'est ce qu'on appelle le genre romantique [...] On sait où nous en sommes en politique ; en poésie, nous en sommes au cochemar et aux vampires ». Nodier ne s'étonnait pas de voir Byron, « un des écrivains dont la littérature romantique s'enorgueillit aujourd'hui » — donner sa caution au cochemar et aux vampires. Le vampire littéraire et le romantisme ont en commun des émois et des décors souvent empruntés au roman gothique : amours impossibles dénouées dans la mort, cimetières sous la lune, châteaux défunts. Sous prétexte d'une telle communauté, il serait excessif de les confondre. Et de voir comme Goethe, dans le vampirisme une perversion du romantisme : « La littérature française prend une direction ultraromantique [...] Au lieu du noble contenu de la mythologie grecque, on voit apparaître les diables, les sorciers et les vampires. » Il devait préciser plus tard : « Le Romantisme est déjà tombé dans le gouffre qui le menaçait : les productions actuelles ne peuvent guère tomber plus bas [...] Des corps qui pourrissent pendant leur vie et détaillent avec complaisance le processus de leur pourriture, des morts qui restent en vie aux dépens des vivants... voilà où nous en sommes arrivés. Au Moyen Age, de tels phéno- mènes n'apparaissaient que comme des cas rarissimes de mala- die ; chez les écrivains modernes ils sont devenus endémiques et épidémiques (1). » Ce dégoût des vampires ne l'avait pas empêché de sacrifier au genre, de façon très vénérable il est vrai, dans La Fiancée de Corinthe (1797). Une morte, proprement vêtue de blanc, et le front ceint d'un ruban noir et or visitait non sans effroi et pru- dence le sommeil d'un jeune homme. Non pour boire son sang, mais — nuance — pour aspirer le sang de son cœur. Elle s'en- fuyait au premier chant du coq, après s'être excusée de le condamner à « mourir de langueur en ses lieux ». Crime conte- nant son propre châtiment, reconnaissait-elle « car quand celui-ci sera mort, je devrai me mettre à la recherche d'autres, et mes jeunes amants seront victimes de mon désir furieux ». Ces scrupules délicats, ces évanescences sont une exception. Pour parachever sa conquête de l'Europe le vampire littéraire fera preuve de plus de brutalité. Voire de rusticité lorsque, par un retour aux sources, il se remodèlera sur la superstition popu-

(1) Cité par Tony Faivre : Les Vampires. Le Terrain Vague, 1962 ; pp. 182-183. laire dans La Famille du Vourdalak (1847) d'Alexis C. Tolstoï et Vij, le roi des Gnomes (1835) de Gogol. Tandis qu'il ravageait de façon endémique, épidémique et controversée le continent, le mythe s'installait tranquillement en Angleterre. Ou plutôt dans la littérature anglo-saxonne, deve- nue aujourd'hui pour lui une véritable place-forte où l'ingénio- sité des générations d'auteurs lui garantit une postérité éternelle. Et exclusive, si l'on en croit Je suis une légende de l'américain Richard Matheson. Victimes d'un virus épidémique, les membres de la communauté humaine sont tous devenus des vampires exceptés Robert Neville. Il passe ses nuits à se défendre des autres, et ses journées à rechercher les cachettes où ils abritent leur sommeil vulnérable. Jusqu'au jour où, le dernier échantillon de l'espèce humaine reconnaît qu'il n'était plus qu'une légende et disparaît à son tour. C'est le triomphe du mythe. Un apogée avant lequel il avait connu des fortunes et des infortunes, des transformations et des humiliations. Après avoir bénéficié du prestige de Lord Byron et des louanges des revues littéraires les plus distinguées, le vampire dégringole dans les faubourgs mal famés du roman populaire ; une infra-littérature qui répand le frisson découpé en fascicules dans les échoppes et les campagnes. Diffusé sous cette forme l'anonyme, Varney the Vampire or the Feast of Blood (attribué à Thomas Prest ou James Malcom Rymer) connaît en 1847 un succès de masse et non plus d'estime. Il faut tous les piments promis par le sous-titre (la Fête du sang), toute la candeur populaire, toute l'inusable patience des classes laborieuses pour digérer cette bouillie massive, à la typographie compacte, entassée sur deux colonnes. Colonnes débordant, il est vrai, de coups d'épée et de coups de théâtre, de flots de sang, de naufrages, d'enlèvements, de passages secrets, de mariages contrariés, d'amiraux en colère, de prison- niers oubliés dans un donjon, de jeunes vierges frappées de démence (temporaire ou définitive), d'épiciers en proie à la ven- geance, de chapeaux mystérieux... Le grouillement des Mystères de Paris déversé sur les bords de la Tamise, tout un univers ténébreux où le vampire a succédé à la Chouette. C'est à une autre altitude, dans les demi-teintes du clair-obscur, que se place l'Irlandais John Sheridan le Fanu avec Carmilla (1871). La forme du récit : confession d'une jeune fille qui se dit possédée par un vampire ; un décor romantique mais sans excès : pas d'orages, ni d'assassinats ; un château non pas téné- breux mais familial, tout indiqué pour des vacances ; une tombe mal famée mais paisible. La volonté de rester fidèle à la croyance populaire, mais épurée des surcharges expressionnistes inspi- rées par le merveilleux ou l'horreur. Un suspense gradué dont le mystère est laissé intact par l'ambiguïté finale. Tous les éléments propres à faire de Carmilla un chef-d'œuvre du genre. Le Fanu a fait mieux: un classique. En abordant le phéno- mène sous l'angle subjectif ; en faisant dépendre la manifestation du vampire de la rencontre entre deux sensibilités. Celle de la défunte comtesse Micarlla, impatiente de revivre dans la jeune Carmilla en quête d'émois interdits. En privilégiant non plus la possession mais la séduction, bientôt suivie de complicité ; en donnant le même sexe au vampire et à la victime, Le Fanu révélait et accentuait l'érotisme trouble que dissimulaient leurs rapports. Erotisme éludé jusqu'ici par les auteurs ou qu'ils étouffaient sous le macabre : voir la Morte amoureuse de Théo- phile Gautier. L'influence de Le Fanu sur Dracula (1897) est évidente ; Bram Stoker, d'ailleurs, ne la niait pas. Retour aux sources de la croyance et au décor romantique. Subjectivité du récit accrue par la forme épistolaire. Usage du triptyque : séduction-possession- complicité. Erotisme dont la pulsion entraînait la fin du comte Dracula, surpris sur la couche de sa victime par le lever du jour. Les effets dramatiques innovés par Le Fanu se retrouvent, plus accentués ou plus explicites chez Dracula ; mais ils n'auraient pas suffi à en faire un autre classique sans le talent et l'érudition de Stoker. Il est le premier à avoir délivré le mythe littéraire de la mino- rité à laquelle il semblait condamné, à vaincre l'insuccès qui le guettait dès qu'il s'aventurait hors du cadre restreint de la nou- velle. Stoker a su lui ouvrir la dimension du roman sans recourir aux ficelles de Varney the Vampire : digressions, quiproquos, mystères inutiles, meurtres et catastrophes accumulés dans le seul but d'étirer l'intrigue. Dans sa conception, Dracula obéit à l'économie et à la struc- ture d'une pièce de théâtre (1) : décors et personnages restreints, progression de l'action en actes dont chacun se termine par un effet. Une telle construction, et la préférence donnée (au contraire de Le Fanu) à l'événement plutôt qu'à l'analyse, rendaient le

(1) Homme de théâtre, Stoker avait conçu d'abord son œuvre sous forme d'une pièce. N'ayant pas réussi à la faire accepter sous cette forme, il en avait tiré un roman. Il profita de la sortie de celui-ci pour faire représenter quelques semaines plus tard la pièce originelle, en 5 actes et 1 prologue. roman très facile à porter à l'écran. Le cinéma, grâce à Murnau (2) (1922) et Tod Browning (1931), a contribué beaucoup plus que le livre au succès de Dracula (3). Le génie de Stoker est d'avoir su assumer les conséquences de son choix. Ayant choisi de traiter le vampire sans ambiguïté, au contraire de Le Fanu, il lui fallait rendre l'intrigue plausible. Donc la conformer à la superstition populaire issue d'une pseudo- réalité, et demander une apparence d'authenticité aux pièces à conviction qu'elle avait accumulées au cours des siècles. Témoi- gnages et pièces dont une première compilation avait été réalisée dès 1751 par le bénédictin Dom Augustin Calmet, abbé de Senones, dans son Traité sur les apparitions des Esprits, Reve- nants en corps, Anges, Démons et Vampires de Silésie et de Moravie. Dans le foisonnement d'informations contradictoires et épar- pillées sur plusieurs siècles et divers pays, Stoker a su dégager les lignes de force, en faire la synthèse avant de les transférer pour la première fois à un personnage unique. Personnage issu de son imagination mais dont le nom et le château appartiennent à l'histoire. Le Prince Vlad Drakul, voïvode de Valachie (aujourd'hui province roumaine) au XV siècle s'était rendu célèbre par sa témérité et sa cruauté. C'est à la seconde que les pauvres gens — n'étant ni preux, ni compagnons ou bénéficiaires de son épopée — furent surtout sensibles. Une cruauté dont les effets ne furent pas effacés par la mort du prince, bien au contraire ! Délivré des contraintes administratives et de la morale terrestres par le mystère de la tombe et la terreur de la nuit, Vlad pouvait libre- ment jouir du plaisir de verser le sang, qu'il goûtait tant de son vivant. De ce grand saigneur à la légende à demi effacée, Stoker fit le soleil noir de l'univers vampirique. Les révélations des grimoires et vieux traités, codifiées en attributs positifs et négatifs transfé- rés au voïvode Drakulle métamorphosèrent en un comte Dracula flamboyant, terrifiant et tout puissant... Mais que l'oubli de cer- taines interdictions fatidiques pouvait instantanément réduire en cendres : splendeur et misère du vampire. Côté splendeur : une immortalité transitoire, indéfiniment prolongée grâce au sang de la victime. Une existence nocturne

(2) Le film de Murnau : Nosferatu le vampire, est un plagiat du roman de Stoker qui fut condamné à l'époque. (3) Sur Dracula au cinéma et au théâtre, voir les travaux de Jean-Claude Romer, dans Midi-Minuit Fantastique n° 4-5, janvier 1963 (numéro spécial Dracula). illimitée lui permettant de passer pour un vivant plus couche- tard que les autres. Une ubiquité relative grâce à la faculté de se déplacer très vite d'un point à un autre (sous forme d'oiseau- vampire), et de se matérialiser en des lieux clos inaccessibles aux simples mortels. L'exercice d'une fascination irrésistible sur ses victimes. Enfin, l'impossibilité de faire mourir le vam- pire une seconde fois... sauf par un seul moyen. Côté misère : le risque d'être trahi par l'absence de son reflet dans un miroir. L'obligation d'observer, dans son cercueil, une léthargie diurne. L'interdiction de s'éloigner plus de vingt-quatre heures de sa tombe ; tempérée par la possibilité de prélever de la terre de celle-ci et d'en garnir plusieurs cercueils en cas de long voyage. L'allergie à l'ail dont les gousses réunies en colliers ou chaînes lui interdisent l'approche de la victime. Une forte sensibilité aux brûlures provoquées par l'imposition d'un cru- cifix ou de tout objet (pommeau d'épée, morceaux de bois entre- lacés) en rappelant la forme. L'intolérance absolue à la lumière du jour ; laquelle, en augmentant d'intensité, le réduit progres- sivement en cendres. (Bram Stoker ayant usé de ce moyen pour conclure son roman, il n'a pas montré la seule possibilité humaine de faire mourir le vampire une seconde fois : en lui plantant un pieu dans le cœur pendant sa léthargie diurne). Avec Dracula, Bram Stoker a donné au mythe du vampire sa dimension définitive. Il en a fixé l'archétype littéraire. Un arché- type auquel il est désormais impossible de ne pas se référer : pour l'imiter, le contester ou le renouveler. Un archétype fort éloigné de l'esquisse simplette donnée en 1819 par le roman Le Vampire. En comparant ce petit roman à Dracula ou Carmilla, on mesure combien ses qualités minces ont moins pesé dans la balance du succès que le prestige de Lord Byron...... Lequel Lord Byron n'était pas l'auteur du Vampire ! Il le démentit avec humeur dans le numéro suivant du New Monthly Magazine ; obligeant ainsi le véritable auteur à se démasquer et à s'expliquer sur cette usurpation d'identité. Ce qu'il fit par lettre datée du 5 mai ; c'était John-William Polidori (1795-1821), alors médecin à Norwich. En quittant définitivement l'Angleterre pour le continent à la mi-avril 1816, Byron avait recruté Polidori comme secrétaire et en cas de besoin comme médecin. Six mois plus tard, en septembre 1816, il congédiait le jeune homme, trop ombrageux et caustique à son goût. Deux mois avant leur séparation, avait eu lieu sur les bords du lac de Genève, chez Lord Byron (à la villa Diodati), un tournoi littéraire. Y participèrent le maître des lieux, Polidori, le poète Percy Shelley et sa maîtresse Mary Godwin (bientôt son épouse), et la sœur adoptive de celle-ci : Claire Clairmont, enceinte de Byron. Seule Mary Shelley prit au sérieux le jeu consistant à écrire une histoire de fantômes. La sienne allait devenir le célèbre roman Frankenstein, paru en 1818 (1). Dans une préface à la réédition de 1831, Mary Shelley précise que lors du tournoi de 1816, « le pauvre (2) Polidori avait une idée terrifiante : celle d'une dame à tête de mort, ainsi punie pour avoir regardé par le trou d'une serrure — quoi, je l'ai oublié, mais quelque chose de tout à fait répréhensible et scandaleux bien entendu ». Elle ajoute que les deux poètes (Shelley et Byron) « rebutés par la platitude de la prose, aban- donnèrent rapidement cette tâche ingrate ». Se souvenant d'une superstition populaire dont il avait eu connaissance en 1810, lors d'un voyage en Grèce, Byron avait noté le plan d'une histoire de vampire et commence de le déve- lopper. Il se résigne à publier ce fragment (dans Mazeppa) comme pièce à conviction, pour appuyer sa protestation contre l'usur- pation de sa signature par le New Monthly Magazine. Deux ans après le tournoi de 1816, encouragé peut-être par la publication de Frankenstein, le docteur Polidori, qui s'ennuyait ferme à Norwich, décida d'écrire des romans. Ainsi exhuma-t-il de ses souvenirs le personnage du conte inachevé par Byron. Il en fit le héros du Vampire, roman entièrement de son cru, signé Polidori, mais honnêtement précédé d'une note précisant la part initiale de Lord Byron. Part très restreinte mais, la rapacité des éditeurs aidant, suffisante pour justifier un détour- nement d'identité. En présence d'un jeune auteur inconnu et d'un parrain illustre, Henry Colburn, le rédacteur en chef du New Monthly Magazine, n'hésita pas. Il supprima la note explicative et remplaça froi- dement la signature de Polidori par celle de Byron : il s'agissait de ne pas rater une bonne affaire. L'éditeur français ne la rata pas non plus, trois mois plus tard, quand toute l'intelligentsia européenne avait eu connaissance du démenti de Byron. Mais on y croyait... sans y croire. Un sujet aussi original pouvait-il être conçu par un petit méde- cin inconnu, et n'ayant rien publié auparavant ? Le grand poète

(1) Sur la genèse de Frankenstein et les circonstances du tournoi, voir la chronologie et l'introduction de notre édition : Mary Shelley. Frankenstein ou le Prométhée moderne. Paris, collection Garnier-Flammarion, 1979. (2) J.W. Polidori s'est suicidé en 1821, à l'âge de vingt-six ans. n'avait-il pas guidé et peut-être même tenu sa plume ? Le désa- veu de Byron ne traduisait-il pas sa propre modestie et la volonté de ne pas diminuer les mérites d'un jeune protégé ? A moins que celui-ci n'ait prêté son nom au maître pour endosser la responsabilité d'un sujet que le public aurait pu juger scabreux ? Une abondance d'excuses pour justifier le faux... ou la légende, comme on voudra. Admettons pour tous ces gens de l'époque : critiques (Charles Nodier en tête) lecteurs, éditeurs, traducteurs, etc., le bénéfice du doute. Un doute aujourd'hui impossible après la publication — amorcée dès la fin du XIX siècle — des lettres et journaux de Percy et Mary Shelley, du journal de Claire Clairmont ; sans oublier le Journal de Polidori lui-même... Eh bien, malgré ces pièces irréfutables, il se trouve encore des amateurs de légendes pour croire à la paternité plus ou moins entière de Lord Byron. L'académicien Edmond Jaloux, dans son anthologie Nouvelles histoires de fantômes anglais (1), écrit en note à propos du Vampire : « Ce récit fut longtemps attribué à Lord Byron à qui J.W. Polidori servit de secrétaire. Si le grand poète n'en est pas l'auteur, il l'a certainement inspiré. » Un personnage de John Ford, dans le western L'Homme qui tua Liberty Valance, profère ce conseil : « Quand vous hésitez entre la vérité et la légende, choisissez la légende ! » Hors du « western », beaucoup de gens choisissent également la légende. Le mythe du vampire aurait-il produit des chefs-d'œuvre tels que Carmilla ou Dracula, si le snobisme ne lui avait pas ouvert à deux battants l'espace littéraire ? Le Vampire, signé par l'in- connu Polidori, aurait peu retenu l'attention des critiques ; sinon pour être jugé de mauvais goût et scabreux. Jugement réservé l'année précédente au Frankenstein de Mary Shelley, paru sous un prudent anonymat en 1818. Même traduite en français, l'œuvre de Polidori n'aurait pas émergé de la production de romans « gothiques » ou noirs qui déferla sur la librairie de 1800 à 1840, et dont les titres extrava- gants flamboient encore sur les vieux catalogues. Snobé par le réputé Journal des Débats, le Vampire de Polidori n'aurait pas stimulé Charles Nodier dans l'utilisation tous azimuths (roman « de C.B. », mélodrame, nouvelle) ; Paris n'aurait frémi devant ses tristes exploits reconstitués sur les théâtres des boulevards. Supposons tout cela, soit. L'accumulation de toutes ces cir- constances défavorables n'aurait pas contrarié le destin du vam-

(1) Réédition Gallimard, 1962. pire qui est de « s'éveiller dans la mort » selon l'expression poétique d'Eliphas Levi. Tôt ou tard, en Angleterre, en Allemagne ou en France, il se serait frayé un chemin : de la terreur des simples gens au frisson sur commande des lecteurs, en passant par l'imagination de l'écrivain. Le roman « gothique » — châteaux, cimetières, décors ruinés ou lugubres, enlèvements, morts sanglantes, spectres — lui avait préparé le terrain et l'atmosphère. La révolution que constituait le Romantisme en littérature avait balayé les préjugés et conven- tions qui auraient pu s'opposer à son entrée en scène. Après avoir célébré les anges, les démons, les fantômes, la poésie devait inéluctablement rencontrer le vampire. « La fable des Vampires est peut-être la plus universelle de nos superstitions. » Ainsi Nodier commençait-il son article du Journal des Débats. Seuls les pays latins sont restés insensibles à un mythe dont les racines plongent dans le passé le plus lointain de l'humanité. Il recouvre ou intègre des superstitions, des pratiques et des rites déchus, périmés ou condamnés : l'évo- cation et l'amour des morts pour conserver la crainte de l'au- delà, le culte du sang qui conjugue l'amour et la mort pour s'opposer aux dieux officiels, la recherche de l'immortalité dont la forme la plus grossière fut l'anthropophagie. Un enchevêtre- ment de motivations — avec pour dénominateur commun un érotisme plus ou moins contenu — explique la diversité des aspects successifs ou simultanés que le mythe a pu prendre en passant de l'oral à l'écrit, du folklore à la littérature. Il explique aussi les malentendus nés de ces variations et les attitudes restrictives qu'ils ont suscitées. Selon le Larousse, le vampire est un « mort qui, suivant la superstition populaire, sort la nuit de sa tombe pour sucer le sang des vivants. » Cette définition, si elle n'était pas élargie, aurait pour premier effet, paradoxal, d'écarter le roman qui a servi de fondement au mythe littéraire. Chez Polidori, le vampire — aussi vivant que les autres personnages — n'habite pas une tombe mais des hôtels ou des palais. Il en sort à toute heure de la nuit et du jour pour mener une vie mondaine publique et très active. Seule particu- larité, un aspect morbide et mystérieux ; trop peu accentué pour dissuader le narrateur de l'accompagner en Grèce. Lord Ruthven passe pour responsable (moral ? physique ?) du décès de jeunes femmes qu'il avait séduites et — l'auteur ne le précise pas, mais la logique le suggère — dont il avait « abusé ». Rumeurs : le narrateur ne se trouve que dans un seul cas en présence d'un cadavre : la gorge porte bien des traces de morsures. Lord Ruthven est à la fois plus et moins qu'un banal sadique. Il n'inflige aucune torture physique, aucune mutilation à ses victimes ; il se borne à prendre leur sang et, par voie de consé- quence : leur vie. Il se conduit comme le fera dans la réa- lité, peu avant 1950, John Haigh, surnommé le « Vampire de Londres ». Le cas de Haigh, loin d'être rare, foisonne depuis des siècles dans la chronique des tribunaux. C'est pourtant une définition strictement calquée sur la superstition populaire que défend Tony Faivre dans Les Vampires. Peu lui importe que ce conformisme amène à exclure — il écarte lui-même les Histoires de Vampires présentées par Roger Vadim — une grande partie des œuvres littéraires qui se réclament du mythe. Historien exhaustif lorsqu'il retrace l'origine et le dévelop- pement de la croyance populaire, Tony Faivre l'est moins lorsqu'il tente de cerner ses prolongements littéraires. La nécessité de la mutation subie par la superstition lorsqu'elle inspire l'écrivain semble lui échapper. La superstition est une forme culturelle et aberrante de la coutume, aussi contraignante qu'elle. Produite et transmise par l'inconscient collectif, la coutume (ou sa variante : la supersti- tion) ne peut être supprimée ou modifiée par la volonté d'un individu. Elle ne s'éteint ou se transforme que par un consensus unanime et au terme d'un long processus ; au contraire, une loi votée à la majorité simple par des représentants qualifiés de la communauté humaine, peut abroger instantanément une loi très ancienne. Dans l'espace littéraire, c'est l'écrivain qui fait la loi, à lui tout seul. Par tempérament, il incline, surtout lorsqu'il emprunte, à ne pas se conformer ; il transpose ou réinvente. Lui imposer comme vampire uniquement un mort vivant domicilié dans une tombe dont il sort la nuit pour sucer le sang des vivants — c'est enfermer son imagination dans un carcan. C'est lui imposer un stéréotype contre lequel toute sa puissance créatrice, par avance, se révolte. A Bram Stoker revient l'honneur d'avoir codifié la superstition populaire en un archétype ; aurait-il aimé le retrouver sous forme de copies chez ses confrères ? En tout cas, bien avant l'intervention de Stoker, le mythe du vampire avait fait l'objet de variations souvent réussies. C'est se condamner à obtenir une vision très incomplète d'un mythe que privilégier sa structure originelle et ignorer les transformations, altérations, déviations et ramifications qui en accroissent l'audience et mesurent sa vitalité. Transformations, altérations, déviations que toute anthologie consacrée à l'expres- sion littéraire du Vampirisme se doit de prendre en compte. La nôtre n'y manquera pas. Une définition du vampire prise au sens allégorique du terme suffirait à elle seule à assurer sa postérité littéraire. Après avoir écrit « Il n'y en a plus » dans son Dictionnaire philosophique (1764), Voltaire ironisait sur une autre sorte de vampires qui n'attendaient pas de mourir pour satisfaire leurs appétits : « Des agioteurs, des traitants, des gens d'affaires qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ; mais ils n'étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables. » A cette pique de l'auteur du Dictionnaire philosophique, fait écho deux siècles plus tard le Dictionnaire Larousse : « Personne qui suce en quelque sorte le sang des autres, s'enrichit du travail et du bien d'autrui en l'épuisant. » Le poète et le romancier d'aventures plus subtils que les dic- tionnaires, pousseront l'allégorie plus loin encore. Le Vampire (1855) dénoncé par un poème des Fleurs du Mal n'est autre que la femme dominatrice : exécrée par l'amant mais dont il ne peut se passer. Simple jeu de mots... Plus riche en perspectives est la nouvelle de Rosny Ainé (la Jeune Vampire, 1920) ; histoire d'une jeune Anglaise considérée comme morte, mais ressuscitée peu avant ses funérailles. Par la suite, elle ne se maintiendra en vie, qu'en provoquant, sans violences ni contacts, le dépérissement des membres de sa famille. Ils recouvrent la santé aussitôt éloignés d'elle, ils la reperdent à peine réintégré le toit familial. Plus brutal mais tout aussi imaginatif, Kipling fait tomber Dans la cité des morts (1885) un jeune Anglais ; il est aussitôt menacé de servir de viande de boucherie à un groupe d'anciens malades morts du choléra qui ont eu le tort de revenir à la vie au moment où on les incinérait. Théophile Gautier est l'un des premiers à renoncer aux poncifs et inconvénients qui grevaient le cimetière aux tombes entrebâil- lées ou la crypte enfouie dans les profondeurs d'un château de carton pâte. Parce qu'elle réside en permanence dans un palais vénitien au lieu d'occuper un cercueil à mi-temps, faut-il exclure La Morte amoureuse (1836) de la littérature vampirique ? Chez Guy de Maupassant (Le Horla, 1885), le vampire invisible, dissimulé dans l'intimité de sa victime, guette son sommeil pour boire la vie à même ses lèvres. Un vampire transparent, bien vivant, et vivant chez sa victime au lieu d'être domicilié dans un honnête tombeau ; désinvolte avec sa propre légende au point de préférer le lait au sang... Que d'infidélités à la superstition populaire ! Pourtant Le Horla s'y rattache, la conforte, la prolonge même dans l'avenir : grâce à une épidémie qui ravage une partie du Brésil, et que rapporte la Revue du Monde Scientifique : « Une folie, une épidémie de folie, comparable aux démences contagieuses qui atteignirent les peuples d'Europe au Moyen Age, sévit en ce moment dans la province de San Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, possédés, gou- vernés comme un bétail humain par des êtres invisibles bien que tangibles, des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie pendant leur sommeil, et qui boivent en outre de l'eau et du lait sans paraître toucher à aucun aliment. » Le narrateur ne s'y trompe pas. « Il est venu. Celui que redou- taient les premières terreurs des peuples naïfs. Celui qu'exorci- saient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui les pressen- timents des amitres passagers du monde prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des génies, des farfadets. » La victime du Horla en conclut : « A présent, je devine. Le règne de l'homme est fini. » Prédiction peut-être connue de Richard Matheson ; alors elle aura pu lui inspirer la vision cré- pusculaire d'une Terre qu'une épidémie peuplée de vampires à l'exception d'un homme, dernier épargné par la maladie. Un vampire en sursis assez lucide pour se supprimer, car il n'était plus qu'une légende... Guy de Maupassant a peut-être suggéré à Gustave Le Rouge, au maître du roman d'aventures, une variation du mythe qui le portera à l'échelle cosmique, de l'infini de la science-fiction et du space-opéra à la nuit insondable de l'Esotérisme et des anciennes Connaissances secrètes. Méditant devant les étoiles, le narrateur du Horla songe à une origine extra-terrestre de son persécuteur, et prépare insidieusement à cette idée le lecteur de 1885, très loin d'imaginer le règne des fusées et des sondes inter- planétaires. « Qui habite ces mondes ? Quelles formes, quels vivants, quels animaux, quelles plantes sont là-bas ? Ceux qui pensent dans ces univers lointains, que savent-ils de plus que nous ? [...] Un d'eux, un jour ou l'autre traversant l'espace, n'apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, comme les Normands jadis tra- versant la mer pour asservir des peuples plus faibles. » Une interrogation à laquelle Gustave Le Rouge répondra en 1909 par La Guerre des Vampires. Ce roman fait peser sur la Terre la menace d'une planète Mars soumise à une caste supé- rieure de Vampires invisibles, redoutés de toutes les autres espèces de la planète. Ils sont également responsables de la crainte des vampires ressentie par les habitants de la Terre. Pendant des siècles, ils n'ont cessé de se livrer sur notre planète à des incursions ou, qui sait, à des missions de reconnaissance... Un demi-siècle avant que ne se lève, grâce à Jacques Bergier et Louis Pauwels Le Matin des Magiciens, Le Rouge relie à la même chaîne initiatique, la superstition campagnarde et le mythe des civilisations inconnues supérieures à la nôtre. J.H. Rosny avait lui aussi peuplé une Prodigieuse contrée des Cavernes (1896) d'oiseaux-vampires géants, à vague apparence humaine. Mais bien qu'il les ait doués d'une certaine intelligence (ils élèvent des animaux pour assurer leur subsistance), l'auteur n'a fait que donner un coup de pouce à la nature. Géants ou pas, ces vampires caverneux ne possèdent pas le rayonnement terri- fiant et splendide, la dimension cosmique des vampires martiens de Le Rouge. Belen et Claude Klotz ont choisi, avec malice et humour, de transposer le mythe sans retouches — mais non sans humour — dans notre société industrielle avancée. La première avec deux contes brefs parus dans Fiction en 1960 (Veillons au salut du Vampire; Le Jour du Saigneur), le second avec un court roman Paris-Vampire (1974). Chez les deux auteurs, le vampire connaît une faillite complète : notre société n'a pas plus de considération pour les mythes que pour les gens du troisième âge. Au contraire Claude Seignolle (Le Chupador, 1962) et Jean Louis Bouquet ont réussi le prodige de réactualiser, réadapter le vampire, pour lui faire un sort qui ne prête pas à rire ; au contraire, ils lui ont conservé dans l'ombre de la vie quotidienne le rôle discret, ténébreux, ambigu qu'il occupait dans les temps anciens où la peur et l'incrédulité se concurrençaient dans l'âme des simples gens. Avec Laurine ou la clef d'argent (1951), J.L. Bouquet a su compenser l'anachronisme du mythe par le recours à son algèbre personnelle dans laquelle chacun des anciens démons s'identifie à un fantasme acceptable par le lecteur moderne. Tout comme les démons, dont seules les victimes perçoivent la présence ou les signes, le vampire auquel conduit la clef d'argent, se mani- feste de façon subjective — mais non sans fondement matériel — dans les rêves nocturnes d'une adolescente. A travers le cristal de cette sensibilité en éveil, le vampire perd ses atours sinistres pour laisser croire à un Prince charmant voilé d'un léger mystère. Les mythes demeurent, la foi des hommes en eux évolue et parfois vacille. S'il est devenu difficile de traiter du vampire dans un contexte moderne sans frôler l'absurde, l'anachronisme ou le fou-rire, c'est parce que la superstition populaire a disparu. Sauf pour les spécialistes du fantastique et pour la clientèle cinéphile de Terence Fisher, Christopher Lee et de leurs imita- teurs — le vampire n'est plus ce qu'il était. Pour l'homme moderne, pour ce gibier à sondages qu'est devenu l'homme de la rue, le vampire n'évoque plus « un mort qui sort la nuit de sa tombe pour sucer le sang des vivants », définition que le Larousse donne en premier parce que c'est, historiquement, la première. C'est la définition seconde du même dictionnaire qui viendra à l'esprit de l'homme sondé : « malade mental qui commet des assassinats ou des violations de sépul- ture avec des intentions lubriques en général ». Un nécrophile, un sadique ou un satyre : telle est l'image du vampire, aujour- d'hui, dans l'opinion publique. En 1950, Thomas Narcejac publiait dans Mystère Magazine, une nouvelle, Le Vampire, non pas fantastique mais policière. Ecrite par un autre, elle se serait bornée à enregistrer la dégrin- golade du mythe réduit à la fonction de satyre par le dépeuple- ment des campagnes et l'urbanisme concentrationnaire. Narce- jac commençait par donner cette impression... pour mieux sur- prendre le lecteur par un de ces coups de théâtre dont il s'est fait plus tard un spécialiste avec son complice Boileau. Le fan- tasme l'emportant sur le fait divers, l'histoire renouait avec la superstition populaire classique, par le biais d'un personnage acharné à confesser le vampirisme, peut-être sous l'effet de ce que Charles Nodier appelait le « cochemar ». C'est au contraire la violation de sépulture, avec les « inten- tions lubriques » en moins, que Léon Bloy (La Salamandre Vam- pire, 1893) et Pierre Boileau (Le Vampire, 1955) (1) ont retenue. Il n'est pas moins vrai que dans l'imagination populaire, l'image nouvelle du vampire contient une connotation érotique, presque toujours... Et depuis toujours : même si les bons usages et les bonnes mœurs se faisaient un devoir de l'occulter. Un seul auteur — protégé il est vrai par un anonymat obscur dont les surréalistes le tirèrent en 1920 — avait osé manifester l'érotisme du vampire, en faire même l'éloge ; avec splendeur,

(1) Recueilli dans le présent volume sous le titre La Dernière Victime pour éviter toute confusion avec la nouvelle de Thomas Narcejac. provocation... et attentat aux mœurs par-dessus le marché. L'au- teur qui déconcertait en affirmant : « Tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire ». Reconnu par ses contemporains au lieu de passer inaperçu, le comte de Lautréamont, alias Isidore Ducasse, aurait subi — comme Baudelaire — les foudres de la justice pour ces envolées d'un lyrisme contre-nature. « On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Ah ! comme il est doux de se coucher avec un enfant qui n'a encore rien sur la lèvre supérieure, et de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis, tout à coup, d'enfoncer ses ongles longs dans sa poitrine long, de façon qu'il ne meure pas ; car s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses misères ! Ensuite on boit le sang en léchant les blessures ; et pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que le sang extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont les larmes, amères comme le sel. » (Les Chants de Maldoror, I). Traîné devant les tribunaux, Ducasse-Lautréamont se serait vu traiter par les journalistes d'« affreux vampire ». Epithète que l'Histoire de France de Michelet décernait à l'époque au maréchal Gilles de Rais, pendu et brûlé en 1440. Après avoir partagé à vingt-cinq ans l'épopée de Jeanne d'Arc, le maréchal eut grand tort, pour occuper les loisirs de la vie civile, d'abuser de plusieurs centaines d'enfants des deux sexes et de boire leur sang avant de les supprimer. L'Histoire devait fournir une réplique féminine de Gilles de Rais en la personne de la comtesse Erzsebet Bathory, exécutée en 1614. Pour conserver sa beauté et sa jeunesse, elle se baignait dans le sang emprunté à des jeunes filles ; fort nombreuses, il faut croire (1). Le vampire, en tant qu'être vivant coupable d'activités lubriques suivies ou non d'assassinat, avait dans la littérature et dans la réalité des antécédents aussi illustres et aussi anciens que le vampire « sortant la nuit de sa tombe pour sucer le sang des vivants ». Avec l'érotisme — affiché chez le premier, plus ou moins clandestin chez le second — c'est, bien sûr, le sang qui sert de dénominateur commun. Les prétendues altérations ou déviations qu'auraient subi le mythe dans la fiction littéraire et dans l'opinion publique ne

(1) Valentin Penrose : Erzsebet Bathory, la Comtesse sanglante. Editions du Mercure de France, 1962. font que mettre en lumière, les racines profondes et les motiva- tions travesties de l'ancienne superstition populaire elle-même. Ces sources occultes et lointaines, Roland Villeneuve les a par- faitement analysées dans son ouvrage Loups-garous et Vampires (1963). « On ne saurait trop insister sur le rôle immense joué par le sang dans les sociétés primitives. Il y est employé au scellement des pactes, des amitiés et des serments. Il préside aux initiations et, au besoin, sert de remède contre l'épilepsie et l'éléphantiasis. Les Mexicains, les Scythes, les Gaulois, dans leur magie sympa- thique, l'assimilaient pour acquérir les vertus de l'ennemi. Les Phéniciens et les Canéens absorbaient de même cette âme fluide de l'individu. Par réaction, les textes bibliques interdirent son ingestion soit à la chasse, soit devant les autels et ils recom- mandèrent aux fidèles de ne jamais le verser sur le sol, de crainte d'attirer les larves et les goules. [...] Vous ne mangerez le sang d'aucune chair ; car l'âme de toute chair c'est son sang. » (Lévitique XVII, 10.14.) Décrivant les cultes et sacrifices sanglants dans les religions païennes de l'Antiquité, Villeneuve conclut : « ... le fait d'offrir du sang aux défunts pour les apaiser ou les contraindre à prédire l'avenir, risquait de leur donner l'idée sinon l'envie de devenir vampires. Le Christianisme comprit cela mieux encore que la religion hébraïque. Il sublima le cannibalisme dans l'Eucharistie et repoussa comme païenne et superstitieuse, la coutume qui consistait à nourrir les morts » (1). L'Eucharistie (« Ceci est mon corps, ceci est mon sang ») n'est jamais parvenue à recouvrir le souvenir des cultes du sang. Il n'était au pouvoir d'aucune autorité civile ou religieuse d'abolir par un décret ou précepte ce que la coutume — et l'inconscient collectif — avaient mis des siècles à élaborer. Avec cette étonnante faculté d'assimilation qu'il continue de manifester à l'âge pré-nucléaire, le Christianisme en vint à canaliser à son profit — faute de pouvoir les extirper — les traditions, les atti- rances, les fascinations que le souvenir inconscient des anciens cultes du sang avaient laissées dans l'âme de ses fidèles. Dans Le Sang peut-il vaincre la mort? (ouvrage sans rapport avec le vampirisme), le docteur Larcher a étudié le rôle important du sang dans le merveilleux chrétien. Depuis les statues qui, dans les grandes occasions, pleurent des larmes de sang, jus-

(1) Roland Villeneuve: Loups-Garous et Vampires. Paris, la Palatine, 1963; pp. 106-107.