RAMEAU

ET SA COLLABORATION AVEC

A THESIS SUBMITTED TO THE FACULTY OF ARTS AND SCIENCES

OF ATLANTA UNIVERSITY IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR

THE DEGREE OF MASTER OF ARTS

BY MARY LOUISE STAMPER HICKS

DEPARTMENT OF FRENCH

ATLANTA, GEORGIA AUGUST, 19^0. (pv- il T = 10* THESE SOUMISE A LA FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES

DE L»UNIVERSITE D'ATLANTA EN CONFORMITE AVEC LES REGLEMENTS POUR LA MAITRISE

PAR

MARY LOUISE STAMPER HICKS

DEPARTMENT DE FRANÇAIS

ATLANTA, GEORGIA

AUGUST, 1950. ii

AVANT-PROPOS

Hommages et Remerciements

L’auteur désire remercier son professeur M. Felix Walter pour ses conseils et pour l’intérêt qu'il a témoigné envers le sujet discuté dans cette thèse.

L'auteur saisit également cette occasion pour exprimer ses remerciements aux membres de la Section Musicale de la Bibliothèque du Congrès, pour la collaboration précieuse dont ils ont fait

preuve, en mettant â sa disposition la documentation

nécessaire.

Sa reconnaissance s'exprime aussi envers le Dr. S. Nabrit pour avoir accordé à l'auteur trois

semaines de congé, lui permettant, de cette manière,

d'entreprendre et de continuer ses recherches à la Bibliothèque du Congrès. iii TABLE DES MATIERES

Page AVANT-PROPOS ü

INTRODUCTION j+ Documentation sur oeuvres de Rameau .... Le but de cette étude

Chapitre

I. L' OPERA AVANT RAMEAU 7 L'origine 7 L'opinion des grands hommes 8 Période de transition 10 II. CARRIERE DE RAMEAU AVANT 1731 11 Naissance (1683) 11 Organiste de Paris et de Clermont 13 Traité de l'Harmonie 13 Lettre à Houdar La Motte 1I4. III. LES RELATIONS DE RAMEAU AVEC VOLTAIRE 17 Première Partie (1731-1738) Correspondance de Voltaire 17 Sams on 1? 23 26 Lettre à ftameau 30 33 Deuxième Partie (174-0-174-5) Rameau et Voltaire, musicien et poète à la cour 36 La Princess de Navarre 36 4-8

IV. L'HOMME ET L'ARTISTE 59 Lutte musicale (1752) Comparaison aux grands hommes 60P Personalité 62 CONCLUSION 66 APPENDICE 70 BIBLIOGRAPHIE 105 INTRODUCTION

La documentation sur 1‘oeuvre de Rameau est si abondante dans les textes du XVIIIe siècle,—ouvrages de critique, périodiques, mémoires et correspondances—qu'elle ne peut guère être traitée en un seul ouvrage avec toute la précision souhaitée. Chacun des opéras de Rameau pourrait aisément devenir le sujet d'un livre entier. Par conséquence, il est nécessaire de borner cette thèse à un seul aspect des oeuvres de Rameau, c'est-â-dire â Rameau et sa Collaboration avec

Voltaire. Quoiqu'ils n'aient pas produit des oeuvres célèbres,

(comme disent les critiques), on trouve dans la correspondance, de Voltaire les signes de l'amitié remarquable qui existait entre ces deux hommes de génie. C'est à travers la correspondance de Voltaire que nous pouvons apprécier la vraie grandeur du compositeur français. La production dramatique de Rameau comprend au moins vingt-cinq ouvrages^- d'importance et de dimensions diverses, reparties sur une période de trente ans. On pourrait repartir cette production dramatique en trois catégories: D'abord, les ouvrages en plusieurs actes à intrigue suivie dont la tragédie lyrique est le type le plus complet; puis, les oeuvres en plusieurs actes, à sujets composés (les opéras- ballets, par exemple); enfin les ouvrages en un seul acte,

- — Voir Appendice.

-br- -5- généralement désignés par les contemporains sous le nom d'acte de ballet. On est frappé par la place importante que tiennent les opéras-ballets et les pièces en un acte, genres nouveaux qui appartiennent en propre au XVIIIe siècle. Les pièces en plusieurs actes, à intrigue suivie, peuvent se présenter sous des aspects assez différents: Tragédie lyrique, pastorale héroïque, comédie lyrique, comédie-ballet. Rameau a toujours considéré la tragédie lyrique comme la grande oeuvre musicale. Les sujets sont généralement empruntés à la mythologie, oû conçus dans un cadre légendaire, tout comme chez Quinault. La livret d'opéra est un ouvrage poétique, qui doit être jugé comme tel, indépendamment de la musique: Le livret est beaucoup plus court que la tragédie. Les scènes en sont très courtes, écrites souvent en de six ou huit syllabes. Cette brièveté est naturellement commandée par la lenteur relative de la déclamation musicale, par les inévitables répétitions du chant et par le temps qu'il faut réserver pour les morceaux purement symphoniques.

Le librettiste d'opéra est donc beaucoup moins à l'aise que le poète tragique pour décrire dans ses vers la progression et les nuances des sentiments. Il est obligé d'esquisser plutôt que de peindre, et d'indiquer les mouvements de l'âme plutôt que de les exprimer. -6-

On peut dire qu’une véritable collaboration existe quand deux auteurs, ou plusieurs, travaillent ensemble vers un même but en y mettant chaqu’un une part plus ou moins

égale. Cette thèse ne porte que sur vine partie, d’ailleurs la plus importante, de l'oeuvre de Rameau. La musique instrumentale, la musique vocale de concert, et, à plus forte raison l'oeuvre théorique restent naturellement en déhors du sujet. Cette thèse est donc avant tout un essai de critique littéraire basé sur une partie de l'oeuvre dramatique de Rameau et de Voltaire. Cette critique appliquée aux oeuvres du passé est nécessairement historique, et cette nécessité de faire intervenir l'histoire dans la critique s'impose particulièrement pour comprendre l'étude dramatique de Rameau. On est frappé par le fait que les historiens littéraires ont, généralement, dédaigné les oeuvres musicales. En effet il semble qu'ils ne trouvent dans ces ouvrages aucune utilité immédiate pour leurs études. D'autre part, les musiciens de profession ne se risquent que bien rarêment au déla de la lecture des partitions. CHAPITRE I

L'OPERA AVANT RAMEAU

Si l'on recherchait l'origine de l'opéra il faudrait remonter à l'antiquité grecque, car le théâtre d'Eschyle et d'Euripide avait en partie déjà réalisé l'heureuse association de plusieurs arts. Si l'on voulait s'en tenir au seul effet dramatique obtenu par l'intime union de la musique et de la poésie, il faudrait suivre ce mouvement à travers les tropes de l'Eglise au IX et X siècles, et tous ces mystères du moyen

âge, oû souvent apparaissent des choeurs de chansons, des intermèdes instrumentaux, sinon même des essais rudimentaires de déclamation notée.

Les éléments lyriques conservés de l'antiquité, et transmis à travers le moyen âge, n'auraient jamais suffi à donner naissance au drame musical, sans Pine cause nouvelle.

"C'est dans l'observation de la nature", comme le dit le plus illustre des précurseurs de Lulli, Monteverdi. "C'est la création d'une forme pratique et souple qui si perfectionnera progressivement aux mains du compositeur, et deviendra son outil indispensable quand il voudra traduire en musique le mouvement de la vie et le jeu des passions: le style récitatif."

— Charles Malherbe, Commentaire Bibliographique, dans Oeuvres Complètes de Rameau, Paris, ëd. A. Durand et Fils, Vol. I, 1902, p. 7

-7- -8-

La Renaissance italienne a laissé en Prance des traces profondes qui expliquent aisément le voisinage des pays et l'affinité des races. Le terme de tragédie en musique revient sans cesse dans les titres des opéras de Lulli et dans les ouvrages du temps. Il a une double origine: d'une part, l'ancien ballet de cour français à la mode sous les règnes de Henri IV et de Louis XIII; d'autre part, l'opéra italien des écoles romaines et vénitiennes introduit à Paris par

Mazarin. Les débuts de l'opéra soulêverent une véritable insurrection parmi les gens du XVIIe siècle qui prirent position contre les prétentions de cette nouvelle manifestation artistique. Boileau et Saint-Evrémond refusèrent d'admettre â la musique cette qualité narrative si essentielle au genre dramatique. Saint-Evrémond dans sa lettre à Bouquinquant

(Buckingham) dit: "Sir vous savez ce que c'est qu'un opéra, je dirai que c'est un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien, également gênent l'un par l'autre, se donnent bien de la peine un méchant ouvrage."^ La Bruyère, à la même époque, en donnant son opinion de l'opéra dit: "Je ne sais comment l'opéra avec une musique si parfaite, une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer."^

- Op. Cit., p. 9* 2 Op. Cit., p. 9. -9-

La Fontaine, le soir de la première représentation de L'Astrée, opéra de Colasse, quitta le théâtre et retrouvant ses amis au cabaret, leur dit: "Le premier acte m’a si prodigieusement ennuyé que je n'al pas eu le courage

d’entendre les autres. J'admire la patience des Parisiens."^" Le piquant de l'anecdote est que La Fontaine avait précisément écrit le livret de cet opéra.'

De telles opinions dominèrent tout le XVIIe siècle. Malgré cela, l'opéra tant méprisé exerça une influence

considérable sur le théâtre français. Molière fut le premier à constater l'importance de cette forme nouvelle de l'art et

s'efforça à reunir harmonieusement la comédie, la musique et la danse. Le goût littéraire français s'habitua peu à peu au drame musical. Après la mort de Molière, les liens entre la musique et le théâtre devinrent si étroits qu'ils donnèrent finalement naissance à la tragédie lyrique française représentée par lès compositions de Ouinault et de Lulli.

Sous la main puissante de Lulli, l'opéra devint une forme d'art dont les principes peuvent se ramener à quelques regies invariables. En 1687, l'opéra français est définitivement constitué. Chez tous les compositeurs opératiques se revêle donc une tendance identique: Tous s'occupent à introduire plus de musique dans l'opéra, à associer aux spectacles de

I Paul-Marie Masson, L'Opéra de Rameau, Paris, êd. Henri Laurens, 1930, p. 17. -10- brlllantes symphonies. Mais aucun d'eux ne possède, â proprement dire, un style qui lui soit propre, un style bien défini et homogène. C'est qu'aucun de ces musiciens n'est un artiste complet. Il restait à Rameau de mériter ce beau titre.

La période qui s'étend de Lulli à Rameau est, avant tout, une période de transition dominée par l'influence

"lulliste". Lulli avait régné sur la scène française pendant une période assez longue. L'explication de ce phénomène est facile: Bien moins avancée que ses voisines, l'Italie et l'Allemange, la France ne possédait ni école, ni conservatoire, ni maîtrise, et, de plus, aucun génie ne s'était produit qui fût supérieur même au créateur de l'opéra.-*- Avec Rameau la tragédie lyrique donna tout l'importance aux mises en scène et â la profusion des décors; en même temps elle fit abandonner les règles sacrée des trois unités. Ce ne fut pas sans effort que Rameau triompha dans cette lutte dite des "lullistes" et des "ramistes".

1 CHAPITRE II

CARRIERE DE RAMEAU AVANT SA COLLABORATION AVEC VOLTAIRE

Rameau, qui eut une brillante carrière, est bien peu

connu de ses confrères. Grâce aux patients efforts de l'érudition française nous connaissons aujourd'hui Rameau bien mieux que ses contemporains ne semblent l'avoir connu.

Et on peut voir par ses oeuvres qu'il eut une existence longue et laborieuse.

C'est le 2^ septembre, 1683, que Jean-Philippe Rameau naquit à Dijon. Il appartenait à une famille de musiciens;

son père, Jean Rameau, professeur de musique et organiste à la Cathédrale à Dijon, occupait une excellent position. Possédé par la musique, Rameau apprit à connaître ses notes

avant même de connaître les lettres de l'alphabet. Son père pourtant le destinait à la magistrature et lui fit interrompre

ses études musicales pour le placer au collège des Jésuites de Dijon. Mais les désirs de son père ne furent pas réalisés: Rameau ne s'occupait pas de ses études. Ses livres, ses cahiers et ceux de ses comarades étaient chargés par lui de

traits de solfège ou de fragments de sonates. Les choses

allèrent si loin que la présence d'un tel étudiant dans le collège parut intolérable, et que ses parents furent obligés de le retirer.

Devenu libre, Rameau ne s'occupa plus que de problêms

techniques; du clavecin, de l'orgue, du violon et de quelque

-11- -12- règles de contre-point. A ce moment Rameau ne se rendit pas compte de l'importance de la culture générale, alors fort négligée en province. Pendant toute sa carrière, il devait sentir cette faiblesse qui devait exércer à son égard une influence assez néfaste. Tout comme la musique avait interrompru ses études littéraires, un premier amour avait entravé ses études musicales. A l'âge de dix-sept ans, Rameau devint éperdument épris d'une jeune veuve qui demeurait dans le voisinage. Il

écrivait souvent à sa maîtresse, mais ses lettres étaient

émaillées de nombreuses fautes d'orthographe. Celle-ci lui fit honte de son ignorance, et il décida dès lors d'apprendre au moins â se servir correctement de la langue qu'il employait. Son père, mécontent de cet amour, qui pouvait nuire à son avenir, songea à éloigner le jeune Rameau de Dijon. En 1701, Rameau partit donc pour l'Italie. Il y resta peu de temps et, chose singulière, il resta complètement insensible aux beautés de la musique italienne, alors si riche en inspiration. Revenu en France, Rameau voulait voyager dans le Midi.

Il fit la connaissance d'un directeur de spectacles. Rameau s'engagea avec lui comme premier violoniste. Il l'accompagna pendant assez longtemps. L'année 1717 était la date du premier voyage de Rameau à Paris. Il refusa l'offre qu'on lui y fit de la poste d'organiste à la Sainte Chapelle. Une seule pensée l'occupait alors. C'était celle de la gloire qu'il croyait ne pouvoir -13-

trouver qu'à Paris. Rameau était obsédé par une idée fixe;

celle d’écrire pour le théâtre. Il y arriva déjà riche

d’expérience, mais encore inconnu, quoi qu'il fût âgé de

trente-quatre ans. Rameau fut protégé par Marchand, alors l'organiste le plus renommé de la capitale. Rameau, très enthousiaste du talent de Marchand, ne voulait perdre aucune occasion pour

l'entendre et pour étudier sa technique. Mais après que Rameau lui eut montré quelques unes des ses morceaux d'orgue, le zèle de Marchand pour Rameau se refroidit. La présence

d'un tel adversaire pourrait l'empêcher de s'établir à Paris; Rameau s'en alla.

Il resta quatre ans à Clermont. Il s'y livra à de profondes méditations sur son art; le résultat fut la création de ce fameux système d'harmonie qui fit un bruit considérable

dans le monde musical. Le silence d'une ville placée dans un pays de montagnes où les communications étaient difficiles,

devait être favorable aux méditations de Rameau. Depuis longtemps nourries par la lecture des écrits de Zarlino, de

Mersenne et de Descartes, ces méditations allaient conduire l'organiste de Clermont à la création du premier système d'harmonie qui ait vue le jour. Quatre années employées à ces travaux avaient permis â Rameau d'y mettre la dernière retouche. Il comprit que le temps était venu pour réaliser

ses projets et pour se manifester dans le monde musical.

Paris seul lui en offrait les moyens. Rameau, en 1721, s’occupa de la publication de son Traité de 1’Harmonie. Ce système, le premier oû l'on ait essayé de donner -une base scientifique â l'harmonie, est une création de génie. Rameau vendit son oeuvre. Cet oeuvre commença â faire retenir le nom de son auteur. Rameau ne perdit point son temps et publia coup sur coup plusieurs autres ouvrages. Enfin sa position se faisait, brillante, solide. Mais Rameau eut beaucoup de peine à se faire entendre. Les poètes refusaient leur collaboration. Les auteurs de ce temps—La Motte, Roy, Danchet, Lafont—inutilement solicités par lui, se refusèrent absolument â lui confier un poème.

Rameau avait fait part de ses désirs à son compatriote Piron, Dijonnais comme lui, et celui-lui avait donné à se faire la main, lui avait donné â écrire la musique de quelques petites pièce â 1'Opéra-Comique qui eurent succès. Malgré tout il eut encore de la peine à se faire entendre. Il écrit une lettre à

La Motte que je cite comme preuve des difficultés que Rameau subissait â cette époque.

Paris, le 25 octobre, 1727 ... Quelques raisons que vous ayez, Monsieur, pour ne pas" attendre de ma musique théâtrale un succès aussi favorable que de celle d'un auteur plus expérimenté en apparence dans ce genre de musique, permettez-moi de les combattre, et de justifier en même temps la prévention oû je suis en ma faveur, sans prétendre tirer de ma science d'autres avantages que ceux que vous sentirez aussi bien que moi devoir être légitimes. Qui dit un savant musicien entend originairement par là un homme à qui rien n'échappe dans les différentes -15-

combinaisons des notes: Mais on le croit tellement absorbé dans ces combinaisons, qu'il y sacrifie tout, le bon sens, l'esprit, et le sentiment. Ou, ce n'est là qu'un musicien de l'école, école où il n'est qûestion que de notes, et rien de plus; de sorte qu'on a raison de lui préférer un musicien qui celui-ci, dont le goût n'est formé que par des comparaisons à la portée des sensations, ne peut tout au plus exceller que dans certains genres, je veux dife dans des genres rêlatifs à son tempérament. Est-il naturellement tendre? Il exprime la tendresse. Son (sic) caractères qui lui sont naturels, vous ne le reconnaîtrez plus. D'ailleurs, comme il tiré tout de son imagination, sans aucun secours de l'art par ses rapports avec ses expressions, il s'use à la fin. Dans son premier feu, il était tout brillant; mais ce feu se consume à mesure qu'il veut le rallumer, et l'on ne trouve plus chez lui des redits ou des platitudes. Il serait donc à souhaiter qu'il se trouvât pour le théâtre un musicien qui étudiât la nature avant de peindre, et qui, par sa science, sût faire le choix des couleurs et des nuances dont son esprit et son goût lui auroient fait sentir le rapport avec les expressions nécessaires. Je suis bien obligé de croire que je suis musicien; mai3, du moins, j'ai au-dessus des autres la connoissance des couleurs, des nuances dont ils n'ont qu'un sentiment confus, et dont ils n'usent a l'imagination, mais le tout borne dans le réservoir de leurs sensation, où les différents objets se réunissent dans une petite portion de couleurs au dêlà desquelles ils n'apperçoivent plus rien. La nature ne m'a pas tout à fait privé de ses dons, et je ne me suis pas livré aux combinaisons des notes jusqu'au point d'oublier leur liaison intime avec le beau naturel qui suffit seul pour plaire, mais qu'on ne trouve pas facilement dans une terre, qui manque de semences et qui a fait surtout ses derniers efforts...1

Malgré l'accent de franchise et d'intelligente fierté qui distingue cette lettre, Houdard de La Motte resta insensible

I ; Arthur Poughin, Rameau: Essai sur sa Vie et ses Oeuvres, Paris, êd. George Dêcaus, 1«76, pp. 35-ij-b. En livrant cette lettre au public au mois de Mars 1765, peu de temps après la mort de Rameau, le Mercure déclarait qu'elle avait été rêcueillie dans les papiers de Houdard de La Motte. -16-

Heureusement pour Rameau et pour son avenir de compositeur, il trouva un protecteur influent et efficace dans la personne d'un financier, Leriche de La Popeliniêre, l'un des plus puissants fermier-généraux de l'époque. La Popeliniêre s'était en quelque sorte constitué le protecteur des artistes, qu'il les présentait volontiers à la nombreuse et brillante société qui se réunissait chez lui, et qu'il aimait surtout à produire ceux qui étaient encore inconnus.

On verra, par ces fragments de Baron, ce qu'était La Popliniêre, le rôle qu'il joua dans la société du XVIII siècle, et la nature des relations que Rameau eut avec lui.

... Quoi qu'il ne fût pas le plus opulent des fermiers généraux, nul de ses confrères ne possédait mièux que lui l'art si rare de dépenser à l'avantage d'autrui qu'au profit de ses propres plaisirs. Tous les jeunes talents qui débutaient dans la carrière des lettres et des arts trouvaient en lui un chaleureux protecteur. Les virtuoses, qui arrivaient â Paris étaient reçus, logés, entretenus dans sa maison de Passy. Rameau, qui habitait chez le financier, tenait le clavecin dans les concerts, touchait l'orgue, les jours de fête, à la chapelle domestique, et composait ses opéras dans cette harmonieuse retraite oû il avait à sa disposition un théâtre spacieux, c.les meilleurs sujets de l'opéra, et un orchestre excellent... Un débutant pouvait y faire entendre ses oeuvres avec tous les avantages désirables...!

Ce ne fut qu'à l'aide de la Popliniêre, qui le recommanda

à Voltaire et à L'Abbé Pellégrin que Rameau remporta la victoire.

T CHAPITRE III

LES RELATIONS DE RAMEAU AVEC VOLTAIRE

PREMIERE PARTIE (1731-1738)

En 1731 Rameau se tourna donc vers Voltaire, qui à cette époque était déjà un auteur célèbre, à la veille du triomphe de Zaire. Voltaire, très enthousiaste du talent de

Rameau, commença à écrire pour lui la tragédie lyrique de

Samson. On verra par les extraits de sa correspondance l'intérêt qu'il prenait à cette oeuvre et les difficultés qui s'élêverent pour la mise en scène. La représentation fut finalement interdite sous prétexte que le sujet était religieux. Et cependant Jephthé avait été donné à l'opéra, et autrefois

Athalie au Théâtre-Français. Voltaire lutta longtemps pour vaincre cette résistance; mais ce fut en vain. ne fut jamais représenté et la partition de Rameau a même été perdu. Seul le libretto de Voltaire a surveçu. La première lettre de Voltaire, oû il a fait mention de cette collaboration, porte la date du 1 décembre, 1731» et est adressée à Thieriot:

... Quand Orphée Rameau voudra, je serai à son service. Je lui ferai airs et récits comme sa muse l'ordonnera... Mais quand il voudra faire jouer Samson, Il faudra qu'il tâche d'avoir quelque examinateur au-dessus de la basse envie et de la petite intrigue d'auteur, tel qu'un Fontenelle et non pas un Hardion: who envies poets as eunuchs envy lovers: Ce M. a eu la

-17- -18-

bontê d’écrire une lettre sanglante contre moi à M. Rouille.1

C’est dans l'édition de 17l|-6 des Oeuvres de Voltaire que Samson avait paru pour la première fois, avec une préface qui commenç ait ainsi:

Cet opéra qu'on donne au public avait été mis en musique, il y a quelques années, par un homme reconnu pour un des plus habiles musiciens de l'Europe; des intrigues, qui s'opposent quelquefois au progrès des arts corame à toutes les autres entreprises privèrent Paris de cette musique...^

Plus tard, dans l'édition de 1752, de ses Oeuvres on trouve cet.avertissement :

M. Rameau, le plus grand musicien de France, mit cet opéra en musique vers l'an 1732.3 On était près de le jouer, lorsque la même cabale qui depuis fit suspendre les représentations de où du Fanatisme empêcha qu'on ne représentât l'opéra de Samsorn Et tandis qu'on permettait que ce sujet parât sur le théâtre de la Comédie italienne, et que Semson y fit des miracles conjointement avec Arlequin, on ne permit pas que ce même sujet fût ennobli sur le théâtre de l'Académie de Musique. Le musicien employa depuis presque tous les airs de Samson, dans d'autres compositions lyriques que l'envie n'a pas pu supprimer.-

1 Voltaire, Oeuvres Complètes, Paris, éd. Garnier Frères. 1880, Vol. XXXllTTp. 3. ' 2 Op. Cit., p. 3. 3 Samson était composé dès 1731» c'est la date que Voltaire a donné au éditeurs de Kehl. -19-

On publie ce poème dénué de son plus grand charme; et on le donne seulement comme une esquisse d'un genre extraordinaire. C'est la seule excuse peut-être de l'impression d'un ouvrage fait plutôt pour être chanté que pour être lu. Les noms de Vénus et d'Adonis trouvent dans cette tragédie une place plus naturelle qu'on ne le croirait d'abord: c'est en effet sur leurs terres que l'action se passe. Cicéron, dans son excellent livre De la Nature des Dieux, dit que la déesse Astarte, révérée des Syriens, était Vénus même, et qu'elle épousa Adonis. On sait de plus qu'on célébrait la fête d'Adonis chez les Philistins. Ainsi ce qui serait ailleurs un mélange absurde du profane et du sacré se place ici de soi-même.-*-

Polir montrer ce que Voltaire a fait avec ce sujet religieux que nous connaissons assez bien, le texte entier est reproduit à l'Appendice—oû le lecteur est invité à se rapporter. Samson a été peut-être tiré du Théâtre italien,— un Samson en cinq actes de Riccoboni, représenté en 1717» ou du Samson mis en vers par Romagnesi en 1730.

Samson est un ouvrage que Voltaire n'oubliera jamais. Malgré les difficultés, les déceptions, et le passage des années Voltaire se rappellera toujours la poésie et la musique de Samson. Même quatre ans après la mort de Rameau (I76I4.), il songe encore à Samson. "Savez-vous, dit-il, le 18 janvier, 1768, à Chabanon, que Rameau avait fait une musique délicieuse sur Samson..."2

Samson est vin poème charmant. On peut le comparer, d'une part, à l'histoire mentionée dans la Bible, et, d'autre part,

- ' — " 0p. Cit., p. 3 2 0p. Cit., Vol. XXXVIII, p. 220. -20- nous pouvons voir comment Voltaire fut influencé par le sujet grec si populaire sur la scène à cette époque. On y ramarque un air de simplicité et, en même temps, on sent dans le fond les efforts de Voltaire pour soulever un esprit de nationalisme parmi ses concitoyens, ce qui est à mon avis une chose assez nouvelle sur la scène. Samson et Dalila sont les principaux personnages. Samson représente une très grande force qui excite les citoyens à s'élever contre l'esclavage. Dalila est une femme douce, et elle n'est pas du tout comme la Dalila de l'Ancien Testament. Elle aime éperdument Samson. Son erreur ne part pas de sa méchanceté, elle est plutôt victime des

évènements.

Pour cet incident biblique Voltaire a choisi un cadre grec et des personnages grecs. Par exemple, Dalila adresse toutes ses prières â VénusJ

Gomme j'ai déjà dit, la partition de Rameau n'a malheureusement pas survécu. A cause de cela, on ne peut pas porter un jugement aujourd'hui sur cet opéra comme une oeuvre complète. En lisant le poème, il faut constater que ce qui manque est la partition.

Qu'est-ce que Voltaire voulait faire dans Samson et pourquoi? Je laisse la parole à Voltaire lui-même. Il écrit le 17 décembre, 1735? à Thieriot:

... Je ferai de Samson tout ce qu'on voudra; c'est pour lui, Rameau, c'est pour sa musique mâle et vigoureuse que j'avais pris ce sujet. -21-

Vous faites trop d'honneur à mes paroles de dire qu'il y a trois personnages. Je n'en connais que deux, Samson et Dalila: car pour le roi, je ne le regarde que comme une basse-taille des choeurs. Je voudrais bien que Dalila ne fût point une Armide. Il ne faut point être copiste. Si j'en avais cru mes premières p pour la patrie, comme dans la sainte Ecriture; mais autre chose est la Bible, autre chose est le parterre. Je serais encore bien tenté de ne point parler des cheveux plats de Samson. Faisons-le marier dans le temple de Vénus la Sidonienne: de quoi le Dieu des Juifs sera courroucé; et les Philistins le prendront comme un enfant, quand il sera bien épuise avec la Philistine...1

Le 25 au même mois, Voltaire écrit encore bien à Thieriot:

... Je suis toujours d'avis qu'il ne soit plus question des grands cheveux plats de Samson; je gagnerai â cela une sottise sacrée de moins, et ce sera encore une scène de récitatif retranchée. Je n'entends pas trop ce qu'on veut dire par vine Dalila intéressante. Je veux que ma Dalila chante de beaux airs, oû le goût français soit fondu dans le goût italien. Voilà tout l'intérêt que je connais dans un opéra. Un beau spectacle bien varié, des fêtes brillantes, beaucoup d'airs, peu de récitatifs, des actes courts, c'est là ce qui me plait. Une pièce ne peut être véritablement touchante que dans la rue des Fossés-Saint-Germain. Phaeton, le plus bel opéra de Lulli, est le moins intéressant.2

Le résultat de Samson déçut grandement Voltaire et Rameau.

Quelques années passent avant que leur collaboration ne se renoue. Au mois octobre, 1733» Voltaire fait des confidences à Berger:

1 Op. Cit., Vol. XXXIII, p. 371. 2 Op. Cit., p. 575. -22-

... J’ai fait une grande sottise de composer un opéra; mais l’envie de travailler pour un homme comme M. Rameau m'avait emporté. Je ne songeais qu'à son génie et je ne m'apercevais pas que le mien (si tant est que j'en aie un) n'est point fait du tout pour le génie lyrique. Aussi, je lui mandais, il y à quelque temps, que j'aurais plus tôt fait un poème épique que je n'aurais rempli de canevas. Ce n'est pas assurément que je méprise ce genre d'ouvrage; il n'y en a aucun de méprisable; mais c'est un talent qui, je crois, me manque entièrement. Peut-être qu'avec de la tranquillité d'esprit, des soins et les conseils de mes amis, je pourrai parvenir à faire quelque chose de moins indigne de notre Orphée; mais je prévois qu’il faudra remettre l'exécution de cet opéra à l'hiver prochain. Il n'en vaudra que mieux et n'en sera que plus désiré du public. Notre grand musicien, qui a sans doute des ennemis en proportion de son mérite, ne doit pas être fâché que see- rivaux passent avant lui. Le point n'est pas d'être joué bientôt, mais de réussir. Il vaut mieux être applaudi tard que d'être sifflé de bonne heure.^

Pour se rendre compte de l'intérêt que Voltaire continue â témoigner pour Rameau, même â 'une époque où ils ne

travaillent plus ensemble, examinons maintenant la période qui s'écoule entre 1733 et 1738. Pendant cette période, la correspondance de Voltaire offre de nombreuse preuves du

souci de Voltaire pour la fortune de S sms on. En juin, 1733# Voltaire écrit à Berger, secrétaire du prince de Carignan:

Vous, Monsieur, qui être le très digne secrétaire d'un prince qui veut bien être à la tête de nos plaisirs,

- Qp. cit., p. 390* -23-

et qui avez par conséquent le plus joli départaient du monde, faites-moi, je vous prie, l'amitié de me mander quand il faudra lui envoyer les paroles de Samson. Je n'ai fait cet ouvrage par aucun autre motif que celui de contribuer de fort loin à la gloire de M. Rameau et de servir à ses talents, comme celui qui fournit la toile est le chevalet contribué à la gloire du peintre. Mais, quoique je ne joue qu'un rôle fort subalterne dans cette affaire, cependant je voudrais bien n'avoir aucune difficulté à essuyer, et pourvoir compter personnellement sur la protection de M. le prince de Carignan, tant pour la manière dont ce opéra sera exécuté, soit pour l'examen des paroles. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire un peu ma cour et que ce sera à vous que j'aurai l'obligation de ses bontés...!

Dans une autre lettre du mois d'octobre, 1733* Voltaire demande à Berger des nouvelles de l'opéra de Rameau, Hippolyte et Aricie. En l'année 1733» Rameau avec le librettiste l'Abbé Pellégrin mit en scène Hippolyte et Aricie. C'est par l'entremise de son protecteur, le célèbre la Popelinière, que Rameau put obtenir de l'Abbé Pellégrin le livret d'Hippolyte et Aricie.

C'était une magnifique occasion pour Rameau, car il ne comptait guère alors dans le monde des théâtres. Il n'avait encore écrit que la musique de trois petits opéras comiques de Piron.

Avec Hippolyte et Aricie s'ouvre la série des grands ouvrages qui ont affirmé le génie dramatique de Rameau, et qui illustrent sa carrière. Une heureuse étoile guidait sa destinée.

- Op. Cit., p. I4.I8. -2l±-

Rameau a pénétré enfin sur la scène, tard il est vrai, puisqu’il touchait â la cinquantaine; mais sa longévité compense un début si tardif et lui permet de regagner le temps perdu. "Il plaide sa cause avec une infatigable ardeur; il brise les résistances, il s’impose; chute ou succès, tout concourt â grandir sa réputation. On l’attaque, on le défend, et chaque phase de la lutte le grandit dans l'opinion. Le véritable successeur de Lulli est enfin trouvé; il domine tous ses rivaux, et l'opéra lui doit une ère nouvelle de prospérité. La vie de Rameau fut une lutte musicale ou, pendant près de deux siècles la France â tant de noms étrangers célèbres ne peut opposer que celui de Rameau]

En 173k-> Voltaire écrit une lettre intéressante à Rameau. On ne connaît pas les circumstances dans lesquelles il l'écrit mais je la cite principalement à cause de son esprit.

A M. Rameau: Le mariage de M. le duc de Richelieu a fait du tort à Samson; mais comptez, mon très-cher Orphée, que dès que j'aurai fini cette comédie, je serai tout entier à l'opéra. Mon mariage avec vous m'est bien aussi cher que celui que je viens de faire; nos enfants ne sont pas ducs et pairs, mais grâce à vos soins et â votre talent, ils seront Immortels. Les applaudissements du public valent mieux qu'un rang à la cour. Je me flatte que Mme Rameau est à présent débout, et qu'elle chante à votre clavecin. Adieu, vous avez deux femmes, elle et moi; mais il ne faut plus faire d'enfants avec Mme Rameau. J'en ferai avec vous jusquià

1 Poughin, Rameau, p. 82. -25-

ce que Je devienne stérile; pour vous, vous ne le serez jamais.1

En septembre, 1734-» Voltaire écrit au comte d'Argentai:

Nous verrons qu»il a repris un peu confiance.

... J’avais, 0 adorable amii entièrement abandonné mon héros à mâchoire d'âne, sur le peu de cas que vous faites de cet Hercule grossier, et du bizarre poème qui porte son nom. Mais Rameau crie, Rameau dit que je lui coupe la gorge, que je le traite en Philistin; que si l'Abbé Pellêgrin avait fait un Samson pour lui, il n'en démordrait pas; il veut qu'on le joue; il me demande un prologue. Vous me paraissez vous-même un peu raccommodé avec mon Samsonet. Allons donc, je vais faire le petit Pellêgrin, et mettre 1'Eternel sur le théâtre de l'Opéra; et nous aurons de beaux psaumes pour ariettes. On m'a condamné comme fort mauvais chrétien cet été; je vais être un dévot faiseur d'opéra cet hiver; mais, j'ai bien peur que ce ne soit une pénitence publique.2

Dans les lettres datées de la fin de l'année 173de janvier, 1735* époque à laquelle Voltaire se trouvait à Cirey chez Mme du Châtelet—la savante Emilie—il ne cesse de prier Berger d'assurer Rameau qu'il n'a point d'ami ni d’admirateur plus zélé que lui et que si, dans sa solitude, il retrouve quelque étincelle de génie, ce sera pour le mettre avec le sien. A cette époque (1735) Gluck, qui n'était âgé que de 21 ans ne s'était point encore livré â la composition. Ce ne fut pas pendant un court voyage que Gluck fit à Paris, qu'il songea à sa grande reforme, mais Voltaire semble y avoir songé

1 ' Voltaire, Oeuvres, Vol. XXXIII, p. Ipij.. 2 Op. Cit., p. lf4-6. -26- prophétiquement de son côté. La lettre qui suit, adressée par Voltaire à Thieriot, renferme une prédiction des plus intéressantes. Voltaire marque bien nettement sa préférence pour la musique française et fait prévoir déjà la guerre des Gluckistes et des

Piccinistes, connu vers 1777 sous le nom de Guerre des Coins.

A Cirey, le 11 septembre, 1735 ... On dit que les Indes, l'opéra de Rameau, pourrait réussir. Je crois que la profusion de ses doubles croches bien que le goût de Rameau devienne le goût dominant de la nation, â mesure qu'elle sera plus savante. Les oreilles se forment petit â petit. Trois ou quatre générations changent les organes, d'une nation. Lulli nous a donné le sens de l'ouïe que nous n'avions point; mais les Rameau le perfectionneront. Vous m'en direz des nouvelles dans cent cinquante ans d'icijl

Cent cinquante ans nous mènent jusqu'à l'année 1885, au drame musical de Wagner, aux plus hautes conceptions qu'il ait

été possible de rêverj

Les Indes Galantes, mentionêes dans cette lettre est un opéra-ballet en trois actes et un prologue composées sur un poème de Fuzelier, qui furent représentées à l'Académie Royale de Musique le 23 août, 1735» Voltaire dans sa lettre du 11 septembre, indique que le succès de cet opéra pourrait être durable. Dans cette oeuvre Rameau, voulant faire une confession à ses détracteurs, avait cherché à se rapprocher de la manière de Lulli. ï Op. Oit., p. 528. -27-

A la fin de 1735* la collaboration de Voltaire et de

Rameau s’accentue de nouveau. Le Prince de Carignan fait demander au premier, par l’entremise de son secrétaire, Berger,! des vers destinés à être mis en musique par Rameau et à être entendus dans ses salons. En décembre, 1735* Voltaire écrit aussi à Berger:

... Au nom de Rameau, ma froide veins se réchauffe, Mondieur. Vous me dites qu'il a besoin de quelque quenille pour faire exécuter des morceaux de musique chez M. le Prince de Carignan. Voici de mauvais vers, mais tels qu’il les faut, je crois, pour faire briller un musicien. S'il veut broder de son or cette étoffe grossière, la voici:

Fille du ciel, 0 charmante HarmonieJ Descendez, et venez briller dans nos concerts, La nature imitée est par vous embellie. Fille du ciel, reine de l'Italie Vous commandez à l'univers. Brillez, divine Harmonie, C'est vos chants vous vous élevez Dans le sein du lieu du tonnerre; Vos trompettes et vos tambours Sont la voix du dieu de la guerre. Vous soupirez dans les bras des Amours. Le Sommeil, caresse des mains de la Nature, D'éveille à votre voix; Le badiange avec tendresse Respire dans vos chants, folâtre sous vos doigts. Quand le dieu terrible des armes Dans le sein de Vénus exhale ses soupirs, Vos sons harmonieux, vos sons remplis de charmes, Redoublent leur désirs. Pouvoir suprême L'Amour lui-même Te doit des plaisirs. Fille du ciel, 0 charmante Harmonie] etc.

1 Directeur de l'Opéra -28-

II me semble qu’il y a là un rimbombo de paroles et une variété sur laquelle tous les caractères de la musique peuvent s'exércer. S’il avait demandé M. de Fontenelle ou quelque autre honnête homme pour examinateur, il aurait jouer Samson et je lui aurais fait tous les vers qu’il aurait voulu. Peut-être en est-il temps encore. Quand il voudra, je suis à son service. Je n’ai fait Samson que pour lui. Je partegeais le profit entre lui et un pauvre diable de bel-esprit. Pour la gloire, elle n'eut point été partagée, il l'aurait eu tout entière.1

Comme on voit, Voltaire n'avait pas perdu tout espoir de faire représenter Samson. Les difficultés s'élêverent de

toute part. Voltaire répondit aigrement aux critiques. Le 2 25 décembre, 1735, il écrit cette lettre à Thieriot , que nous avons déjà citée.

Toujours Voltaire laisse la défense de sa cause entre les mains d'amis zélés, tel que M. et Mme du Châtelet. ^uand

Voltaire fut obligé de quitter le pays en 1735, il exprime sa douleur à Thieriot. Pour la première fois Voltaire qui eut le coeur percé, ne songe pas à Samson. Mais quand il est

revenu à Girey, il n'oublie ni Rameau, ni Samson, bien qu'il fut occupé à mettre la dernière main à la Henrlade. La tragédie d'Alzire venait d'être favorablement accueillie, Voltaire pense que ce succès engagera Rameau à avoir confiance en lui; "ce qu'il veut, avant tout, c'est que l'opéra de Samson ne soit pas un ramassis de lieux communs,

O mais une tragédie dans le goût de l'antiquité."-^ ï Voltaire, Oeuvres, Vol. XXXIII, pp. 570-571. 2 Voir lettre, p. 5&0. 3 0p. Cit., -29-

Sur l'avis de Mme Châtelet, Voltaire écrit à Thieriot:

... Je ferai tenir, par la première occasion, l'opéra de Sams on; je viens de le lire avec Mme du Châtelet , et nous sommes convenus l'un et l'autre que l'amour, dans les deux premiers actes, ferait l'effet d'une flûte au milieu des tambours et des trompettes. Il sera beau que deux actes se soutiennent sans jargon d'amourette dans le temple de Quinault. Je mainteins que c'est traiter l'amour avec le respect qu'il mérite que de ne le pas prodiguer et ne le faire, paraître que comme un maître absolu. Rien n'est si froid quand il n'est pas nécessaire, nous trouvons que l'intérêt de Samson doit tomber absolument sur Samson...!

Au cours du mois de février, 1736, Voltaire prit le temps de réagir contre la routine et d'ouvrir une carrière nouvelle à l'opéra. Il écrit â Berger:

A Cirey, 1736 ... Je souhaiterais que l'indulgence avec laquelle cet ouvrage vient d'être reçue pût encourager notre grand musicien Rameau â reprendre en moi quelque confiance et â achever son opéra de Samson sur le plan que je me suis toujours proposé. J'avais travaillé uniquement pour lui... J'ai cru qu'il était temps d'ouvrir une carrière nouvelle à l'opéra, comme sur la scène tragique. Ces beautés de Quinault sont devenues des lieux commune. Il y aura peu de gens assez hardis pour conseiller à M. Rameau de faire de la musique pour un opéra dont les deux premières actes sont sans amourj mais il doit être assez hardi pour se mettre au-dessus du préjugé. Il doit m'en croire et s'en croire lui-même... Je lui enverrai la pièce quand il voudra: M. de Fontenelle en sera 1'examinateur.2

1 On. Cit., Vol. XXXIV. p. 23. 2 Op, Cit., p. 20. -30-

Dans ses lettres (6 août, 5 septembre, 18 novembre, 1735)

Voltaire montre son inquietude, malgré ses correspondances multiples, de ce que fait Rameau.--il voudrait voir imprimé

Samson; puis il désirait formenter la dispute entre Orphée- Rameau et Euclide-Castel; ^ il pense au*Orphée battra Euclide, car Rameau est très fort sur son terrain. Le 12 décembre,

1736, il écrit à Berger; il lui demande comment on pourrait faire pour avoir par écrit des détails sur laquelle entre

Castel et Rameau. Nous verrons que Voltaire prit un intérêt si vif au sujet qu'il écrivit le deux Mars -une longue épître

à Rameau sur le père Castel:

... Je vous félicite beaucoup, monsieur, d'avoir fait de nouvelles découvertes dans votre art, après nous avoir fiat entendre de nouvelles beautés. Vous joignez aux applaudissements du parterre de l'Opéra2 les suffrages de 1*Académie des sciences3; mais sur tout vous avez joui d'un honneur que jamais, ce me semble, personne n'a eu avant vous. Les autres auteurs sont commentés d'ordinaire, des milliers d'années après leur mort, par quelque vilain pédant ennuyeux; vous 1'avez été de votre vivant, et on sait que votre comment at eur4- est quelque chose de très-différent, en toute manière, de l'espece de ces messieurs. Voilà bien de la gloire; mais le révérend Père Castel a considéré que vous pourriez en prendre trop de vanité, et il a voulu en bon chrétien, vous procurer des humiliations salutaires. Le aêle de votre salut lui tient si fort au coeur que, sans trop considérer l'état

1 " ' ' ' Le jésuite Castel, en 1736, publia ses Lettres Philosophiques sur la fin du monde. 2 Allusion à la musique de Castor et Pollux. 3 Cette académie avait jugé la Génération harmonique de Rameau étaient nouvelles et dignes de l'attention du public. Un extrait de l'ouvrage de Rameau. -31- de la question, il n'a songé qu'à vous abaisser, aimant mieux vous sanctifier que vous instruire. Le beau mot, sans raison, du Père Canaye l'a si fort touché qu'il est devenu la règle de toutes ses a actions et de tous ses livres; et il fait valoir si bien ce grand argument que je m'étonne comment vous aviez pu 1'éluder. Vous pouvez disputer contre nous, monsieur, qui avons la pauvre habitude de ne reconnaître que des principes évidents, et de nous trainer de conséquence en conséquence. Mais comment avez-vous pu disputer contre le rêvèrent Père Castel? En vérité, c'est combattre comme Bellêrophon. Songez monsieur, à votre téméraire entreprise vous vous êtes borné à calculer les sons, et à nous donner d'excellente musique pour nos oreilles, tandis que vous avez affaire à un homme qui fait de la musique pour les yeux. Il peint des menuets de belles sarabandes. Tous les sourds de Paris sont invités au concert qu'il leur annonce depuis douze ans; et il n'y a point de teinturier qui ne se promette un plaisir inexprimable à l'Opéra de couleurs que doit représenter le révérend physicien avec son clavecin oculaire. Les aveugles mêmes y sont invités; il les croit d'assez bons juges des couleurs. Il doit le penser,,car ils en jugent à peu près comme lui de votre musique. Il a déjà mis les faibles mortels à portée de ses sublimes connaissances. Il nous prépare par degrés à l'intelligence de cet art admirable. Avec quelle bonté, avec quelle condescendance pour le genre humain, daigne-t-il démontrer dans ses Lettres, dont les journaux de Trévoux sont dignement ornés, je dis démontrer par lemmes, théorèmes, scolies: 1° que les hommes aiment les plaisirs; 2° que la peinture est un plaisir; 3° que le jaune est différent du rouge, et cent autres questions épineuses de cette naturel Ne croyez pas, monsieur, que, pour s'être élevé à ces grandes vérités, il ait négligé la musique ordinaire; au contraire, il veut que tout le monde l'apprenne facilement, et il propose, à la fin de sa Mathématique universelle, un plan de toutes les parties de la musique, en cent trente-quatre traités, pour le soulagement de la mémoire: division certainement digne de ce livre rare, dans lequel il emploie trois cent soixante pages avant de dire ce que c'est qu'un angle. Pour apprendre à connaître votre maître, sachez encore, ce que vous avez ignoré jusqu'ici avec le public nonchalant, qu'il a fait un nouveau système de physique qui assurément ne ressemble à rien, et qui est unique comme lui. Ce système est en deux gros tomes. Je connais un homme intrépide qui a ose approcher de ces -32-

terribles mystères: ce qu'il m'en a fait voir est incroyable. Il m’a montré (liv. V, Chap. Ill, IV, et V) que ce sont "les hommes qui entretiennent le mouvement dans l’univers, et tout le mécanisme de la nature; et que, s’il n’y avait point d’hommes, toute la machine se déconcerterait." Il m’a fiat voir de petits tourbillons, des roues engrenées les unes dans les autres, ce qui fait un effet charmant, et en quoi consiste tout le jeu des ressorts de monde, quelle a été mon admiration quand j’ai vu (p. 309» par. II) ce beau titre: "Dieu a créé la nature, et la nature a créé le mondeI " Il ne pense jamais comme le vulgaire. Mous avions cur, jusqu’ici, sur le rapport de nos sens trompeurs, que le feu tend toujours à s’élèver dans l’air; mais il emploie trois chapitres à prouver qu’il tend en bas. Il combat généreusement une des plus belles démonstrations de Newton.1 Il avoue qu’en effet il y a quelque vérité dand cette démonstration; mais, semblable à un Irlandais célèbre dans les écoles, il dit: Hoc fateor, verurn contra sic argumentor. Il est vari qu’on lui a prouvé que son raisonnement contre la démonstration de Newton était un sophisme; mais, comme dit M. de Fontenelle, les hommes se trompent, et les grands hommes avouent qu’ils se sont trompés. Vous voyez bien, monsieur, qu’il ne manque rien au révérend Père qu’un petit aveu pour être grand homme. Il porte partout la sagacité de son génie, sans jamais s'éloigner de sa sphère. Il parle de la folie, et il dit que les organes du cerveau d'un fou sont "une ligne courbe et l'expression géométrique d’une équation." Quelle intelligence! Ne croirait-on pas voir un homme opulent qui calcule son bien? En effet, monsieur, ne reconnaît-on pas à ses idées, à son style, un homme extrêmement versé dans ces matières? Savez-vous bien que, dans sa Mathématique universelle, il dit que ce que l'on appelle le plus grand angle est réellement le plus petit, et que l'angle aigu, au contraire, est le plus grand; c'est-à-dire il prétend que le contenu est plus grand que le contenant: chose merveilleuse comme bien d'autres! Savez-vous encore qu'en parlant de l'évanouissement des quantités infiniment petites par la multiplication, il ajoute joliment "qu'on ne s’élève souvent que pour donner du nez en terre"?

1 C'est la proposition dans laquelle Newton démontré, par la méthode des fluxions, que tout corps mu en une courbe quelconque, s'il parcourt des aires égales, dans des temps égaux, tend vers un centre, et vice versa, (note de Voltaire.) -33-

II faut bien, monsieur, que vous succombiez sous le géomètre et sous le bel esprit. Ge nouveau Père Garasse, qui attaque tout ce qui est bon, n'a pas dû vous épargner. Il est encore tout glorieux des combats qu'il a soutenus contre les Newton, les Leibnitz, les Réaumur, les Maupertuis. C'est le don Quichotte des mathématiques, à cela près que don Quichotte croyait toujours attaquer des géants, et que le révérend Père se croit un géant lui-même. Ne le troublons point dans la bonne opinion qu'il a de lui; laissons en paix les mânes de ses ouvrages, ensevelis dans le Journal de Trévoux, qui, grâce à ses soins, s'est si bien soutenu dans la reputation que Boileau lui a donnée, quoique, depuis quelques années, les Mémoires modernes ne fassent point regretter les anciens. Il va écrire peut-être une nouvelle lettre pour rassurer l'univers sur votre musique: car il a déjà écrit plusieur brochures pour rassurer l'univers, pour éclairer l'univers. Imitez l'univers, monsieur, et ne lui répondez point.^

Sur ces entrefaites, Rameau venait de composer son chef- d'oeuvre, Castor et Pollux. C'est assurément Castor et Pollux qui est l'opéra le plus célèbre de Rameau, celui qui a fourni la plus longue carrière et qui reste le type le plus complet du genre. Le livret de Bernard est le meilleur qui ait été fourni à Rameau, et aussi le meilleur que l'on ai écrit au

XVIII siècle. Tous les contemporains sont d'accord sur ce point. Voltaire encore à Cirey, lé 3 novembre, 1737# écrit une lettre à Thieriot de Castor et Pollux.

... Je viens de lire les paroles de Castor et Pollux. Ce poème est plein de diamants brillants; cela étincelle de pensées et d'expressions fortes. Il y manque quelque

1 Voltaire, Oeuvres, Vol. XXXIV, pp. i_j_37 —4-4-0. petite chose que nous sentons bien tout et que l'auteur sent aussi; mais c'est un ouvrage qui doit faire grand honneur à son esprit. Je n'en sais pas le succès: il dépend de la musique et des fêtes et des acteurs. Je souhaiterais de voir cet opéra avec vous, d'en embrasser les auteurs, de souper avec eux et avec vous, mon cher ami...l

Le 6 décembre, 1737, Voltaire écrit encore à Theiriot de

cet opéra qui avait eu le plus éclatant succès.

... Je trouve dans Castor et Pollux des traits charmants; le tout ensemble n'est pas peut-être bien tissu. Il y manquée le molle et amoenun et même il y manqué de l'intérêt... Je trouve encore que les vers n'en sont pas toujours bien lyriques et je crois que le récitatif a dû beaucoup coûter à notre grand Rameau. Je ne songe point à sa musique que je n'aie de tendre retours pour Samson. Est-ce qu'on n'entendra jamais à l'opéra: Profonds abîmes de la terre Enfer, ouvre-toi.2

Tout d'abord le succès de Castor et Pollux fut douteux vives les batailles entre lullistes et ramistes. Mais à

la rêprise de 175k-> Castor heureusement remanié par les deux auteurs, s'affirma triomphalement comme le chef- d'oeuvre le plus représentatif de l'opéra français traditionnel, et le plus solide rempart de l'art national contre l'invasion des Bouffons.

1 OP. Cit., p. 339* 2 Voir Appendice, p. 9$* -35-

Le sujet, qui n'est pas sans analogie avec l'Alceste de Quinault donnait matière à une variété de tableaux

singulièrement propre à soutenir l'intérêt du spectacle et l'inspiration du musicien combat, scène funèbre, "plaisirs célestes."

En 176IJ_, c'est le même opéra que l'on choisit pour l'inauguration de la nouvelle salle de spectacle aux

Tuileries, et cette reprise, qui se continue pendant l'année suivante, n'a pas mois de 68 représentations. Nous avons déjà indiqué la querelle entre les lullistes and les ramistes. Voltaire écrit une lettre à son très cher ami M. de Fromont:

... Les lullistes appellent les partisans de Rameau les ramoneurs. Pour moi, sans parti, sans intrigue, retire dans le paradis terrestre de Cirey, je suis si peu attaché à tout ce qui se passe à Paris que je ne regrette pas même la diablerie1 de Rameau.2

Sur cette note de légère déception se termine le première phase de la collaboration entre Rameau et

Voltaire.

1 Castor et Pollux. 2 Op. Cit., p. 366. DEUXIEME PARTIE (1740-1745)

RAMEAU ET VOLTAIRE; MUSICIEN ET POETE A LA COUR

De l’année 1738 nous passons à l'année 1740. Dans

l'intervalle Rameau avait travaillé à d'autres opéras, à la

musique instrumentale, et à la théorie. Voltaire avait travaillé â un opéra en cinq actes, Pandore. Il écrivit à

ce sujet à Berger, et lui demanda si Rameau voudrait se

charger de composer la musique. Il ne désire pas que Rameau

travaille vite, mais qu'il mette tout le temps nécessaire pour faire un ouvrage qui mît la comble à sa réputation.

Rameau est muët à cet égard. Et en effet, Pandore fut finalement mis en musique par Royer. En 1745, avec Voltaire comme librettiste, Rameau composa . Cette oeuvre fut représentée à

Versailles, dans le ménage couvert de la Grande-Ecurie, le 23 février, 1745* à l'occasion du mariage du dauphin Louis avec l'Infante Marie-Thérèse d'Espagne. Cette comédie-ballet pour laquelle on avait fait appel à Voltaire, et à Rameau,

inaugurait une série de représentations qui se terminèrent par

Platée.-*- La composition du livret fut assez laborieuse. Le duc de Richelieu, organisateur des fêtes, exigeait un mélange de l'opéra, de la comédie et de la tragédie pour pouvoir réunir dans cette première représentation les meilleurs artistes de Paris. La pièce de Voltaire, avec les

T Voir Appendice. -36- -37- divertissements de Rameau, fut représentée deux fois et celui-ci s'en déclara satisfait. Tous deux reçurent leur récompense: Voltaire fut nommé Historiographe du Roi et

Gentilhomme Ordinaire de la Chambre, avec des appointements appréciables; Rameau obtint le titre de Comxjositeur de la Musique du Cabinet du Roi et une pension de 2.000 livres.

Dans l'édition de 17^5 des Oeuvres de Voltaire on trouve l'avertissement suivant écrit par Voltaire sur La Princesse De Navarre:

Le roi a voulu donner à Madame la Dauphine une fête qui ne fut pas seulement un de ces spectacles pour les yeux, tels que toutes les nations peuvent le donner, et qui, passant avec l'éclat qui les accompagné, ne laissent après eux aucune trace. Il a commandé un spectacle qui pût à la fois servir d'amusement à la cour, et d'encouragement aux beaux-arts, dont il sait que la culture contribue à la gloire de son royaume. M. le duc de Richelieu, premier gentilhomme de la chambre, en exercice, a ordonné cette fête magnifique. Il a fait élêver un théâtre de cinquante-six pieds de profondeur dans le grand manège de Versailles, et a fait contruire une salle dont les décorations et les embelissements sont tellement ménagés que tout ce qui sert au spectacle doit s'enlever en une nuit, et laisser la salle ornée pour un bal paré, qui doit former la fête du lendemain. Le. théâtre et les loges ont été construit avec la magnificence convanable, et avec le goût qu'on connaît depuis longtemps dans ceux qui ont dirigé ces préparitifs. On a voulu réunir sur ce théâtre tous les talents qui pourraient contribuer aux agréments de la fête, et rassembler à la fois tous les charmes de la déclamation, de la danse, et de la musique, afin que la personne auguste à qui cette fête est consacrée pût connaître tout d'un coup les talents qui doivent âtre dorénavant employés â lui plaire. On a donc voulu que celui qui a été chargé de composer la fête fît tin de ces ouvrages dramatiques où -38- les divertissements en musique forment une partie du sujet, oû la plaisanterie se mêle à 1'héroïque, et dans lesquels on voit un mélange de l'opéra, de la comédie, et de la tragédie. On n'a pu ni dû donner à ces trois genres toute leur étendue; on s'est afforcê seulement de reunir les talents de tous les artistes qui se distinquent le plus, et l'unique mérite de l'auteur a été de faire valoir celui des autres. Il a choisi le lieu de la scène sur les frontières de la Castille, et il en a fixé l'epoque sous le roi de France Charles V, prince juste, sage, et heureux, contre lequel les Anglais ne purent prévaloir, qui secourut la Castille, et qui lui donna un manarque. Il est vrai que l'histoire n'a pu fournir de semblables allégories pour l'Espagne, car il y régnait alors un prince cruel, à ce qu'on, et sa femme n'était point une héroïne dont les enfants fussent des héros. Presque tout l'ouvrage est donc une fiction dans laquelle il a fallu s'asservir à introduire un peu de bouffonnerie au milieu des plus grands intérêts, et des fêtes au milieu de la guerre. Ce divertissement a été exécuté le 23 février, 17^-5» vers les six heures du soir. Le roi s'est placé au milieu de la salle, environné de la famille royale, des princes et princesses de son sang, et des dames de la cour, qui formaient un spectacle beaucoup plus beau que tous ceux qu'on pouvait leur donner. Il eût été à désirer qu'un plus grand nombre de Français eût pu voir cette assemblée, tous les princes de cette maison qui est sur le thrône longtemps avant les plus anciennes du monde, cette foule de dames parées de tous les ornements qui sont encore des chefs-d'oeuvre du goût de la nation, et qui étaient effacés par elles; enfin cette joie noble de décente qui occupait tous les coeurs, et qu'on lisait dans tous les yeux. On est sorti du spectacle â neuf heures et demi, dans le même ordre qu'on était entré: alors on a trouvé toute la façade de palais et des écviries illuminée. La beauté de cette fête n'est qu'une faible image de la joie d'une nation qui voit réunir le sang de tant de princes auxquels elle doit son bonheur et sa gloire. Sa Majesté, satisfaite de tous les soins qu'on a pris pour lui plaire, a ordonné que ce spectacle fut représenté encore une seconde fois.l

1 Voltaire, Oeuvres, Vol. IV, p. 18. -39-

Voltaire écrit plusieurs lettres à l'égard de cet opéras: De Cirey le £ juin, 17kk-> il écrit au duc de Richelieu:

... Vous me demanderez, monseigneur, pourquoi je ne vous ai pas envoyé tout l'ouvrage dans ce qoût. C'est ne vous déplaise, que je ne trouve pas l'esprit en écrivant, aussi vite que vous en parlant; c'est que j'aimerais mieux faire deux tragédies qu'une pièce où il entre de tout, et oû il faut que les genres opposés ne nuisent point. Vous avez ordonné ce mélange: cela peut faire une fête charmante; mais, encore une fois, il faut beaucoup de temps. Je vais à présent travailler avec un peu plus de confiance ce qui regarde la comédie; et je me flatte que je remplirai vos vues autant que mes faibles talents le permettront. Il s'agit à présent des divertissements que j'ai tâché de faire de façon qu'ils puissent convenir à tous les changements que je me reservais de faire dans la comédie. Voyez si vous voulez que j'envoie à Rameau ceux des■ premier et troisième actes; j'attends sur cela vos ordres, et je vous avoue d'avance que je ne crois pas avoir dans mon magasin rien de plus convenable que ces deux divertisse ments. A l'égard du second acte, je ferai, comme de raison ce que vous voudrez; mais ayez la bonté d'examiner si le duc de Foix, ayant intention de se cacher jusqu'au bout, peut donner une fête qui reponde mieux au dessein? Songez que les divertissements du premier et du second acte sont des fêtes entrecoupées, et qu'il faut au milieu une espèce de petit opéra complet, d'autant plus que pendant ce temps-là, il faut que la princesse soit supposée tout voir d'un bosquet dans lequel elle est cachée, et dans lequel elle change d'habits. Mme du Châtelet est fort sévère, et jusqu'à présent je ne l'ai jamais vue se tromper en fait d'ouvrages d'esprit.1

Le l8 juin Voltaire écrit encore à Richelieu:

... J'aurais mieux aimé faire une tragédie qu'un ouvrage dans le goût de celui-ci. La difficulté est presque insurmontable, mais je me flatte qu'à la fin mon zèle me sauvera. Voici un prologue que la prise de Menin m'a inspiré. Il paraît qu'il embrasse assez

1 Op. Cit., Vol. XXXVI, p. 303. -40-

nature lieraient le sujet de vos victoires et celui du mariage. Peut-être l'envie de vous servir m'aveugle; mais il me paraît que Mars et Vénus viennent assez à propos, et que l'arbre chargé de trophées, dont les rameaux se réunissent, fournit un des heureux corps de devise qu'on ait jamais vus. Je n'ai qu’une certaine portion de talent, et je vous avoue que j'ai mis dans ce prologue tout ce que la nature du sujet fournit â ma faible capacité; j'en envoie un double â mes juges. Qu'ils prennent bien garde que souvent il meglio ê '1 nemico del bene. Les divertissements du premier acte ne peuvent devenir que plus mauvais sous ma main; et si le spectacle de ce premier acte, tel qu'il est, ne fait pas un grand effet, je suis l'homme du monde le plus trompé. Voyez donc, monsieur le duc, si vous voulez que j'envoie à Rameau ce prologue et ces fêtes du premier acte, tandis que je travaillera au reste. Ge reste est extrêmement difficile, encore une fois, parce que"vous avez ordonné l'alliage des métaux. J'y travaille comme un homme qui veut vous plaire; mais, croyez-moi, sur le prologue et sur les fêtes du premier acte; ce ne sont pas des morceaux qui flattent assez mon amour-propre pour m'aveugler. Il n'y a ici d'autre gloire pour moi que celle de vous obéir. Le grand point est que je vous fournisse un spectacle brillant et plein d'agrément, qui fasse honneur à votre magnificence et à votre goût; et je vous réponds que tout cela se trouve dans le premier acte. Je ne parle que du tableau, il est aisé de se le représenter. Y a-t-il rien de plus contrasté et de plus magnifique, i'ose dire de plus neuf? Oû trouvera-t- on une femme persécutée, arrêtée par des fêtes à toutes les portes par oû elle veut sortir? Songez bien que je ne prends le parti que de ce tableau, que je soutiens devoir faire un effet charmant; croyez-en l'expérience que j'ai du théâtre. J'abandonne tout mon style, mes scènes, mes caractères; j'insiste sur ces deux divertisse¬ ment, dont je peux parler sans faire l'auteur. Enfin je crois vois cela très-clair, et enfin il faut prendre un parti; Rameau presse. Je travaillerai nuit et jour pour vous; mais encouragez-moi un peu...l

Pendant le travail sur La Princesse de Navarre tout n'était pas harmonieux entre Voltaire et Rameau. Témoigne

1 Op. Cit., p. 308. -1+1- cette lettre que Voltaire écrit au mois décembre, 171+1+ au

Président Henault:

... J’ai laissé La Princesse De Navarre entre les mains de M. D'Argentai, et le divertissement entre les mains de Rameau. Ce Rameau est aussi grand original que grand musicien. Il me mande "que j'aie à mettre en quatre vers tout ce qui est en huit tout ce qui est en quatre." Il est fou; mais je tiens toujours qu'il faut avoir pitié des talents. Permis d'être fou à celui qui a fait l'acte des Inc as. Cependant, si M. de Richelieu ne lui fait pas parler serieusement, je commence à craindre pour la fête.l

Au mois de janvier, 171+5> Voltaire écrit à Ciderville:

... Ne plaindrez-vous pas un pauvre diable qui est bouffon du roi à cinquante ans, et qui est plus embarrassée avec les musiciens, les décorateurs, les comédiens, les chanteurs, les danseurs, que ne le seront les huit ou neuf électeurs pour se faire un César allemand. Je cours de Paris à Versailles, je fais des vers en chaise de poste: Il faut louer le roi hautement, Mme la Dauphine finement, la famille royale doucement, contenter la cour, ne pas déplaire à la ville.2

Au mois de février, la représentation solennelle de

La Princesse De Navarre eut lieu.

Il est utile de présenter maintenant un résumé de cet opéra avec quelques extraits pour montrer le coté littéraire ce que Rameau et Voltaire avaient réussi à produire.

1 Op. Cit., p. 328. 2 Op. Cit., p. 326. -42-

La scène est dans les jardins de don Morillo, sur les confins de la Navarre. Au premier Acte, Constance, princesse de Navarre, qui était la prisonnière du roi de Castille don Pôdre (Pierre le Cruel), s’est échappée de sa captivité; sans se faire connaître, elle s'est réfugiée près de la frontière de Navarre chez un baron ridicule nommé Morillo.

Constance redoute les recherches de don Pèdre et les entreprises de Gaston de Poix qu'elle n'a jamais vu, mais qui est un ennemi héréditaire de sa famille. Auprès du baron se trouve un beau jeune homme nommé Alamir, qui attire l'attention favorable de la princesse. Mais cet Alamir, n'est autre que

Gaston Foix, sans se démasquer, aime éperdument Constance. Il chante â Morillo:

AhJ que je le voudrais]... Madame, Tout reconnaît ici vos souveraines lois; Le ciel, sans doute, vous a faite Pour en donner aux plus grands rois. Mais, du sein des grandeurs on aime quelquefois A se cacher dans la retraite On dit que les dieux sutrefois Dans de simples hameaux se plaisaient à paraître: On put souvent les méconnaître; On ne peut se méprendre aux charmes que je vois.

Alamir, dédaignant l'amour de Sanchette, la fille du baron, donne une fête à la princesse pour la retenir au

château. Le faux Alamir chante â Morillo:

! Op. Cit., p. 286 -to¬

ll y faut mille soins complaisants, Les plus profonds respects, des fêtes, Et du temps... L’argent fut inventé Pour payer, si l’on peut, l’agréable... EhJ jamais le plaisir fut-il trop acheté?

La chose est très-facile. Laissez-moi partager les frais. Il vient de venir ici près, 'Quelques comédiens de France, Des troubadours experts dans la haute science, Dans le premier des arts, le grand art du plaisir: Ils ne sont pas dignes, peut-être, Des adorables yeux qui les verront paraître Mais ils savent beaucoup, s'ils savent réjouir.

Mais pendant la fête, on vient apprendre au Baron que des émissaires du roi réclament l'Inconnue que est dans le château. Alamir se déclare prêt à la défendre. Il chante:

J'aime, et je ne crains rien. Mon projet avorte, quoique plein de justice, Dut sans doute être malheureux; Je ne méritais pas un destin plus propice, Mon coeur n'était point amoureux. Je voulais d'un tyran punir la violence; Je voulais enlever Constance Pour unir mos maisons, nos noms, et nos arnis; La seule ambition fut d'abord mon partage. Belle Constance, je vous vis; L'amour seul arme mon courage.2

Au Deuxième Acte, Alamir, avec ses gens, a taillé en pièce le détachement de l'Alcade qui devait emmener la princesse. Constance lui révèle qui elle est. Mais Alamir

ï Op. Cit., p. 288. 2 Op. Cit., p. 290. -4V

se contente de faire à la princesse une déclaration détournée

en décrivant, devant elle, à Sanchette dépitée comment

serait la femme qu’il aimerait, si jamais il devenait amoureux.

Morillo inquiète de ce que se passe chez lui chante:

La chose est serieuse;...

On dit qu'en ce canton Alamir est leur espion; Cette dame est errante, et chez moi se déguise; Elle a tout l'air d'être comprise Dans quelque conspiration; Et si tu veux que je la dise, Tout cela sent la pendaison. J'ai fait une grosse sottise De faire entrer dans ma maison Cette dame en ce temps de crise, Et cet agréable fripon Qui me joue, et qui la courtise: Je veux qu'il parte tout de bon, Et qu'ailleurs il s'impatronisé.1

Sur ces entrefaites, on annonce que les Français conduits par Dugesclin, viennent se joindre aux troopes de duc de Foix pour livrer bataille à don Pêdre. Un officier du duc de Foix remême à la princesse ses dames d'honneur et toute sa cour.

Mais la trompette donne le signal du combat et le faux Alamir s'y prêcipte.

Au Troisième Acte, la princesse apprend d'un confident du duc de Foix la voctoire des Français et la part qu'y a prise Alamir. Mais on lui dit aussi qu'Alamir est un simple

1 Op. Cit., p. 311» -45- off icier, et elle s'inquiète de ressentir un amour croissant pour un homme d'une condition inférieure à la sienne.

Le duc de Poix chante à Constance:

Madame, les Français ont délivre ces lieux; Don Pêdre est descendu dans la nuit éternelle. Gaston de Foix victorieux Attend encore une gloire plus belle, Et demande l'honneur de paraître à vos yeux.

Constance répond:

Que dites-vous? et qu'osez-vous m'apprendre? Il paraîtrait en des lieux oû je suis.' Don Pêdre est mort, et mes ennuis Survivraient encore à sa cendre?...2

Après, Constance s'adoucit quand elle apprend la vérité:

Ciel] Alamir, que vois-je? et qu'avez-vous pu dire? Alamir, mon vengeur, vous par qui je respire... Etes-vous celui que je hais?3

La princesse, oubliant sa haine héréditaire, épousera le duc. La pièce est suivie d'un troisième divertissement, franco-espagnol, inspiré par le mariage célébré à Versailles.

1. Op. Cit.f p. 334* 2 Op. Cit., P. 334- 3 Op. Cit., P. 338. -4-6-

Ici, le théâtre représente les Pyrénées; l’Amour descend sur un char, son arc à la main, et leur ordonne de disparaître.

Les montagnes baissent insensiblement et il se dresse à leur place un vaste et magnifique temple consacré à l’Amour; le temple est rempli de quatre quadrilles (dont celui de P’rance et celui d’Espagne), qui forment le divertissement avec l’Amour et l’Hymen. Ici terminent résumé et extraits de la Princesse De Navarre. Cet opéra de Rameau et Voltaire réussit officielle¬ ment. L'Avocat Barbier, dans son Journal dit, que la pièce avait paru longue, ennuyeuse, mauvaise. Voltaire s'exprime dans ces termes mesurés: "Mon ouvrage est décent; il a plu sans être flatteur, le roi m'en sait gré. Les Mirepoix ne peuvent me nuire. Que me faut-il de plus?....^

La seconde représentation de cette pièce eut lieu le samedi 27 février, 174-5» La même année, l’auteur la réduisit en un acte, ou, pour mieux dire, composa des scènes nouvelles pour en lier les intermèdes: Ce nouveau travail était intitulé: Les Fêtes de Ramire. Ce n'était plus une princesse de Navarre qui était l’héroïne de la pièce, mais une princesse grenadine. Richelieu, qui avait demandé, et à qui Voltaire avait remis son ouvrage, désirait quelques changements, soit dans le musique. Mais Voltaire et Rameau étaient alors occupés du Temple de la Gloire, et le duc s'adressa à

I Op. Cit., p. 271. J. J. Rousseau, qui était â la fois poète et musicien.

Rousseau écrit le suivant lettre à Voltaire le l6 juin, I7I4.]?:

... Monsieur, il y a quinze ans que je travaille pour me rendre digne de vos regards et des soins dont vous favorisez les jeunes muses en qui vous découvrez quelque talent. Mais, pour avaoir fait la musique d'un opéra, je me trouve, je ne sais comment, métamorphosé en musicien. C'est, monsieur, en cette qualité que M. le duc de Richelieu m'a chargé des scènes dont vous avez lié les divertissements de la Princesse de Navarre. Il a même exigé que je fisse, dans les canevas, les change ments nécessaires pour les rendre convenables à votre nouveau sujet. J'ai fait me respectueuses représentations monsieur le duc a insisté, j'ai obéi. C'est le seul parti qui convienne à l'état de ma fortune. M. Ballot s'est chargé de vous communiquer ces changements. Je Je me suis attaché à les rendre en moins de mots qu'il était possible. C'est le seul mérite que je puis leur donner. Je TOUS supplie, monsieur, de vouloir les examiner, ou plutôt d'en substituer de plus dignes de la place qu'ils doivent occuper. Q,uant au récitatif, j'espère aussi, monsieur, que vous voudrez bien le juger avant l'exécution, et m'indi¬ quer les endroits où je me serai écarté du beau et du vrai c'est-à-dire de votre pensée. Q,uel que soit pour moi le succès de ces faibles essais, ils me seront toujours glorieux s'ils me procurent l'honneur d'être connu de vous et de vous montrer 1'admiration et le profond respect avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble, etc. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève.^

Les Fêtes de Ramire, dont il ne reste plus qu'un vers cité par Rousseau, dans ses Confessions, livre VII, furent jouée le 22 décembre, 17^5.

La Princesse de Navarre fut jouée à Bordeaux en novembre, 1763.

I Voltaire, Oeuvres, Vol. XXXVI, p. 371+.. C’était aussi en 17lj-5> que Rameau et Voltaire composèrent

ensemble Le Temple de la Gloire, une fête en trois actes et un prologue.

Le Temple de la Q-loire dut sa naissance à des circonstance

exceptionnelles, qui expliquent sa durée relativement brève. Il avait conçu pour une fête royale et non pas pour un

spectacle d’opéra; il avait été conçu comme un hommage rendu au roi Louis XV à l'occasion de la victoire de Pontenoy; il

était donc destiné à divertir non pas la ville mais la cour.

Deux hommes de génie, les premiers, chacun en son genre et à son époque, Voltaire et Rameau, avaient uni leurs talents pour une tâche qui semblait difficile, et l'on peut s'étonner qu'en moins de six mois vine telle pièce ait été écrite, mise en musique, étudiée et représentée. Après la victoire de Pontenoy, Voltaire qui la célébra dans son poème de Fontenoy, fut chargé par le duc de Richelieu

de préparer les nouveau éléments de cette fête à Versailles. Il s'arrêta au plan d'une pièce à laquelle il donna le titre de Temple de la Gloire. Dès le 20 juin, 17l|J?, Voltaire écrit à Richelieu:

... J'eus l'honneur.de vous envoyer hier de nouveaux essais de la fête (Le Temple de la Gloire); mis il y en a bien d'autres sur le métier. Il ne s'agit que de voir avec Rameau ce qui conviendra le plus aux fantaisie de son génie. Je serai un esclave pour vous faire voir que je suis le vôtre; mais, en vérité, vous devriez bien mander à Madame de Pompadour autre chose de moi que ces beaux mots: Je ne suis pas -4-9-

trop content de son acte. J'aimerais mieux qu'elle sut par vous combien ses bontés me pénètrent de reconnaissance et à quel point je vous fais son éloge....^

Le 17 août, 17\\5> Le Temple de la G-loire était terminé et Voltaire adressait le tout au comte d'Argentai. La première représentation eut lieu à Versailles au théâtre de la Grande-Ecurie, le 27 novembre. La lacune est regrettable, mais nous avons une lettre de Voltaire du 13 juin, 17^6, qui donnée in-extenso, nous éclairera sur un côté tout particulier de sa collaboration avec Rameau. Cette lettre est adressée â Berger, directeur de l'opéra:

... Il me serait bien peu séant, monsieur, qu'ayant fait Le Temple de la Gloire, pour un roi qui en a tant acquis^ et non pour l'Opéra, auquel ce genre de spectacle trop grave et trop peu voluptueux ne peut convenir, je prétendisse à la moindre partie de ce qu'on donne d'ordinaire â ceux qui travaillent pour le théâtre de l'Académie de musique. Le roi a trop daingé me récompenser, et ni ses bontés ni ma manière de penser ne me permettent de recevoir d'autres avantages que ceux qu'il a bien voulu me faire. D'ailleurs, la peine que demande la versification d'un ballet est si au-dessous de la peine et du mérite du musicien; M. Rameau est si supérieur en son genre, et, de plus, sa fortune est si Inférieure à ses talents, qu'il est juste que la retribution soit pour lui tout entière. Ainsi, monsieur, j'ai l'honneur de vous déclarer que je ne prétends aucun honnoraire; que vous pouvez donner à M. Rameau tout ce dont vous êtes convenu sans que je forme la plus légère prétention. L'amitié d'un aussi honnête hommes que vous, monsieur, et d'un amateur aussi zélé des arts, m'est plus précieuse que tout l'or du monde. J'ai toujours pensé ainsi; et, quand je ne l'aurais pas fait, je devrais

1 Op. Cit., p. 304 -5o-

eommencer par vous et par M. Rameau. C'est avec ces sentiments, monsieur, et avec le plus tendre attachement que j'ai l'honneur d'être., etc.l

Avant de donner un résumé et une critique du Temple de la Gloire, il serait, peut-être, utile de produire la préface

écrite par Voltaire lui-même pour mieux comprendre le plan de Voltaire en mettant cet ouvrage sur la scène:

Après une victoire signalée, après la prise de sept villes à la vue d'une armée ennemie, et la paix offerte par le vainqueur, le spectacle le plus convenable qu'on pût donner au souverain et à la nation qui ont fait ces grandes action, était Le Temple de la Gloire. Il était temps d'essayer si le vrai courage, la modération, la clémence qui suit la victoire, la félicité des peuples, étaient des sujets Aussi susceptibles d'une musique touchante que de simples dialogues d'amour, tant de fois répétés sous des noms différents, et qui semblaient réduire à un seul genre la poésie lyrique. Le célèbre Metastasio, dans la plupart des fêtes qu'il composa pour la cour de l'empereur Charles VI, osa faire chanter des maximes de morale, et elles plurent: On a mis ici en action ce que ce génie singulier avait eu la hardiesse de présenter sans le secours de la fiction et sans l'appareil du spectacle. Ce n'est pas une imagination vaine et romanesque que le trône de la Gloire élévé auprès du séjour des Muses, et la caverne de l'Envie placée entre ces deux temples. Que la Gloire doive nommer l'homme le plus digne d'être couronné par elle, ce n'est là que l'image sensible du jugement des honnêtes gens, dont l'approbation est le prix le plus flatteur que puissent se proposer les princes; c'est cette estime des contemporains qui assure celle de la postérité; c'est elle qui a mis les Titus au-dessus des Domitien, Louis XII qui a mis les Titus au dessus de Louis XI, et qui a distingué Henri IV de tant de rois. On introduit ici trois espèces d'hommes qui se présentant à la Gloire, toujours prête à recevoir ceux qui le méritent, et à exclure ceux qui sont indignes d'elle.

1 Op. Cit., p. 310 -5i-

Le second acte désigné, sous le nom de Bélus, les conquérants injustes et sanguinaires dont le coeur est faux et farouche. Bélus, enivré de son pourvoir, méprisant ce qu’il a aimé, sacrifiant tout â une ambition cruelle, croit que des actions barbares et heureuses doivent lui ouvrir dédaigne, et par les dieux, qu’il brave. Bacchus, conquérant de l‘Inde, abandonné à 1-a mollesse et aux plaisirs, parcourant la terre avec ses bacchantes, est le sujet du troisième acte: dans l'ivresse de ses passions, â peine cherche-t-il la Gloire; il la voit, il en est touché vin moment; mais les premiers honneurs de ce temple ne sont pas dus à homme qui a été injuste dans ses conquêtes et effréné dans ses voluptés. Cette place est due au héros qui paraît au quatrième acte; on a choisi Trajan permi les empereurs romains qui ont fait la gloire de Rome, et le bonheur du monde. Tous les historiens rendent témoignage que ce prince avait les vertus militaires et sociales, et qu’il les couronnait par ses victoires, il était humain, accessible: son coeur était tendre, et répandait un charme inexprimable sur ces grandes qualités qui prennent souvent un caractère de dureté dans une âme qui n'est que juste. Il savait éloigner de lui la calomnie; il charchait le mérite modeste pour l'employer et le récompenser, parce qu’il était éclairé: il déposait avec ses amis le faste de l'empire, fier avec ses seuls ennemis; et la clémence prenait la place de cette hauteur après la victoire. Jamais on ne fut plus grand et plus simple; jamais prince ne goûta comme lui, au milièu des soins d'une monarchie immense, les douceurs de la vie privée et les charmes de l'amitié. Son nom est encore cher â toute la terre; sa mémoire même fait encore heureux: elle inspire une noble et tendre émulation aux coeurs qui sont nés dignes de l'imiter. Trajan, dans ce poème, ainsi, que dans sa vie, ne court pas après la Gloire; il n'est occupé que de son devoir, et la Gloire vole au-devant de lui; elle le couronne, elle le place dans son temple; il en fait le temple du bonheur public. Il ne rapporte rien à soi, il ne songe qu'â être bienfaiteur des hommes; et les éloges de l’empire entier viennent le chercher, parce qu'il ne cherchait que le bien de l'empire. Voilà le plan de cette fête; il est au-dessus de l'exécution, et au-dessous du sujet; mais quelque faiblement qu'il soit traité, on se flatte d'être venu dans un temps oû ces seules idées doivent plaire.1

T Voltaire, Oeuvres, Vol IV, p. 34-9* -52-

Au Premier Acte, L'Envie, dans sa caverne, s'apprête â détruire avec ses démons le temple de la Gloire, oû doivent entrer les héros les plus dignes d'y être couronnées. Mais Apollon et sa suite l'en empêchent. Les muses continuent leur jeux-chants sur le coteau sacré. L'Envie chante:

Profonds abîmes du Tênare, Nuit affreuse, éternelle nuit, Dieux de l'oubli, dieux du Tartare, Eclipsez le jour qui me luit; Demons, apportez-moi votre secours barbare Contre le dieu qui me poursuit.1

(Choeur des Muses) Nous calmons les alarmes, Nous chantons, nous donnons la paix; Mais tous les coeurs en sont pas faits Pour sentir le prix de nos charmes.^

Au Deuxième Acte, Lydie, princesse de l'Asie Minevre, que Bélus le conquérant a aimée et abandonées, cherche l'oublie dans le bocage des Muses, non loin du temple de la Gloire. Lydie chante:

Oui, parmi ces bergers aux Muses consacrés, Loin d'un tyran superbe et d'un amant volage, Je trouverai la paix, je calmerai l'orage Qui trouble mes sens déchirés.3

1 Op. Cit., P. 355 2 Op, Cit., p. 358 3 Op. Cit., P. 359 -53-

Bêlus arrive avec ses guerriers, porté en triomphe par huit rois enchainés. Bélus chante:

Roi, qui portez mon trône, esclaves couronnés Que j'ai daigné choisir pour orner ma victoire, Allez, allez m'ouvrir le temple de la Gloire; Préparez les honneurs qui me sont destinés.1

Quand Bélus sort pour aller au temple, le temple de la Gloire s'est fermé devant lui. Eclairé par les discours des bergers, Bélus comprend que la Gloire ne peut couronner un tyran sauvage et parjure. Bélus chante:

Quoi] ce temple pour moi ne s'ouvre point encoreJ Quoi] cette Gloire que j'adore Près de ces lieux prépara mes autels; Et je ne vois que de faibles mortels, Et de faibles dieux que j'ignore.

(Choeur de Bergers) C'est assez vous faire craindre; Faites-vous enfin chérir; AhJ qu'un grand coeur est à plaindre Quand rien ne peut 1'attendrirî2

Bélus sent renaître son amour pour Lydie, se reconcilie avec elle et désormais c'est par un règne de justice et de bonté qu'il tâchera de mériter d'être un jour admis au temple

1 Op, Cit., p. 3&lj.. 2 Op. Cit., p. 368. -5K- de la Gloire. Bélus chante:

(On entend le tonnerre, et des éclairs partent du char où sont les Muses)

Non, je ne tremble point; je brave le tonnerre; Je méprise ce temple, et je hais les humains; J'embraserai de mes puissantes mains Les tristes restes de la terre.1

Au Troisième Acte, le théâtre représente l'avenue et le fronton du temple de la Gloire. Le trône que la Gloire a préparé pour celui qu'elle doit nommer comme le plus grand des hommes est visible à 1'arrière-scène; il est soutenu par des Vertus, et l'on y monte par plusieurs degrés.

Bacchus, conquérant de l'Inde, parcourant la terre avec ses bacchantes, arrête son voluptueux cortège près du temple de la Gloire, où il veut se faire couronner également. Mais le grand prêtre le repousse, la Gloire réservant ses couronnes "pour des vertus d'un plus haut prix. Contentez-vous, Bacchus, de régner dans vos fêtes, d'y noyer tous les maux que vos fureurs ont faits. Laissez-nous couronner de plus belles conquêtes et de plus grands bienfaits.Bacchus reprend sa marche parmi les chants et les danses, aisément consolé des refus de la Gloire par les plaisirs.

Bacchus chante:

Peuple vain, peuple fier, enfants de la tristesse, Vous ne méritez pas des dons si précieux.

1 Op. Cit., p. 369. 2 Op. Cit.. p. 371. -$5-

Bacchus vous abandonne à la froide sagesse; Il ne saurait vous punir mieux. Volez; suivez moi, troupe aimable, Venez embellir d’autres lieux. Par la main des Plaisirs, des "Amours, et des Jeux, Versez ce nectar délectable, Vainqueur des mortels et des dieux; Volez, suivez-moi, troupe aimable, Venez embellir d'autres lieux.1

Au Quatrième Acte, le théâtre représente la ville

d'Artaxate à demi ruinée, au milieu de laquelle se trouve une place publique ornée d'arcs de triomphe chargés de trophées.

Trajan, vainqueur des Parthes, revient un instant auprès de

son épouse Plautine qui l'attend dans Artaxate, capitale de

l'Arménie. Palutine chante:

Bnf in je vous revois; le charme de ma vie M'est rendu pour jamais.

Trajan répond:

Le ciel me vend cher ses bienfaits, Ma félicité m'est ravie. Je reviens un moment pour m'arrâcher à vous, Pour m'animer d'une vertu nouvelle, Pour mériter, quand Mars m'appelle, D'être empereur de Rome, et d'être votre époux.^

Mais Trajan doit repartir aussitôt pour aller châtier

cinq rois révoltés qui assiègent la ville. Le combat n'est

1 Op. Git., p. 369. 2 Op. Cit., P. 371. -56- pas long et, après une scène de prières à Mars, Trajan reparaît triomphant, suivi des cinq rois enchainés. Loin de se venger, il leur pardonne. Alors, la Gloire elle- même descend en vol précipité, une couronne de laurier à la main. La Gloire chante:

Tu vois ta récompense, Le prix de tes exploits, surtout de ta clémence; Mon trône est à tes pieds; tu règnes avec moi.

(Le théâtre change, et représent le temple de la Gloire.)

Elle continue: Plus d'un héros, plus d'un grand roi, Jaloux en vain de sa mémoire, Voila toujours après la Gloire. Et la Gloire vole après toi.l

Au Cinquième Acte, la scène change et représente le temple du Bonheur; il est formé de pavillons de construction légère, de péristyles, de jardins, de fontaines, etc. Ce lieu délicieux est rempli de Romains et de Romains de tous

états. On danse. Trajan paraît avec Plautine, et tous les

Romains se rangent autour de lui: Choeur chante :

Toi que la Victoire Couronne en ce jour Ta plus belle gloire Vient du tendre Amour.2

1 Op. Cit., p. 375* 2 Op. Cit., p. 378* -57-

Trajan répond:

0 peuple de héros qui m'aimez et que j'aime, Vous faites mes grandeurs; Je veux régner sur vos coeurs,

(Montrant Plautine.) Sur tant d'appas, et sur moi-môme. Montez au haut du ciel, encens que je reçois; Retournez vers les dieux, hommages que j'attire: Dieux, protégez toujours tous ses rois. Inspirez toujours tous ses rois. Montez au haut du ciel, encens que je reçois; Retournez vers les dieux, hommages que j'attire.

Tout les différents troupes recommencent leurs danses autour de Trajan et de Plautine, et terminent la fête par un ballet général. (la fin.) Cet opéra-ballet n'eut qu'une carrière éphémère. Comme on voit, c'est une histoire assez intéressante. Les critiques comme Masson, De Croix, Pétis disent que le livret de Voltaire est vraiment médiocre, et que cette laborieuse flagronerie n'a même pas le mérite d'une présentation habile. D'ailleurs, Voltaire dans une lettre écrite trente ans après, jugera sans indulgence le Temple de la Gloire et cette période de sa vie:

Ce ne fut pas le temple de ma gloire, si j'en eus eus jamais, J'élevai pourtant, dans le cours de l'année 174-5, un Temple à la Gloire. C'était un ouvrage commandé.. Le public ne trouva point agréable 1'architecture de ce temple; je ne la trouvai pas moi-même trop bonne. On conçoit que Rameau, d'ailleurs pressé par le temps, n'a pas été beaucoup inspiré par cette froide allégorie.2

1 Op. Cit., PP. 378-379* 2 Op. Cit., P. 376. -SB-

Voltaire, après la représentation, dit-il à Louis XV:

"Trajan est-il content?" Condorcet rapport l'anecdote sans en garantir l'authenticité. Quelques plaisanteries furent faites ailleurs qu'à la cour. On disait que la musique de cet ouvrage était de Voltaire, et que les paroles étaient de

Rameau]

Voltaire refusa de toucher les honoraires d'usage pour le Temple de la Gloire, exécuté à l'Académie royale de musique.

Berger, le directeur de l'Opéra, lui avait écrit à ce sujet.

Voltaire le pria d'en faire profiter son collaborateur. "M.

Rameau, lui écrit-il (13 juin, I7I4-6), est si supérieur en son genre, et de plus, sa fortune est si inférieure à ses talents, qu'il est juste que la rétribution soit pour lui tout entière.""1'

1 Qp. cit.. vol. xxxvi, p. 324. CHAPITRE IV

L'HOMME ET L'ARTISTE

Rameau fut un novateur, un précurseur. Sa vie ne fut qu'une lutte perpétuelle pour arriver à imposer ses doctrines et son génie. Ainsi, en 1752, une troupe d'acteurs italiens arrive à Paris avec un répertoire nouveau d'opéras bouffes. La Serva Padrona de Pergolêse prit Paris d'assaut par sa fraicheur et sa vivacité. Mais c'est surtout Rousseau qui poursuivait implacablement Rameau, continuant ses diatribes mêmes après la mort du compositeur. Rousseau exerça un

influence énorme. Sa correspondance sur la musique française,

ainsi que ses deux compositions musicales pour la scène, Pygmalion et Le Devin du Village, créèrent un genre nouveau: l'opéra comique français. L'ancien conflict des "lullistes" contre les "ramistes" pâlit devant cette guerre "des bouffons", ainsi nommée d'après le bouffon Menelli, premier chanteur de la troups italienne. Tout Paris se joignit à ses discussions bouillantes. Même la cour y prit parti. Le Roi, influencé par Mme de Pompadour,

était pour la musique française, tandis que la Reine préférait les Italiens, et à l'opéra les partisans se rangeaient auprès des loges royales et se groupaient selon leur opinion, formant "le coin du Roi" ou "le coin de la Reine".

-59- -6o-

En dépit des attaques de ses ennemis, Rameau jouit toujours d’une renommé basée sur une réputation établie.

G'était un grand homme, une des preuves est fournie par l'inscription qui est gravé sur la médaillé d’or que L'Institut de Dijon décernait à ses lauréats: "C'est l'auteur de Castor et Pollux et l'inventeur de la basse fondamentale.11

Castor et Pollux s'affirma triomphalement comme le chef-d'oeuvre le plus représentatif de l'opéra français traditionnel et le plus solide rampart de l'art national contre 1'invaà on Bouffon.

Nous pouvons comparer Rameau d'une part à Malherbe, d'autre part à Descartes. Sa reforme participe de l'esprit de ces deux grands hommes. Elle ressemble à celle de Malherbe, en ce sens que Rameau est un artiste qui aspiré à définir les conditions générales de la pureté et de la grandeur dans le style. Elle ressemble aussi à celle de Descartes, parce que ses conditions dependent essentiellement de la conduite de l'harmonie et reposent sur des raisons physiques et mathématiques qu'il s'agit de fixer et de coordonner. On l'a souvent appelé le Racine de la musique française.

On dit que Rameau s'était en quelque sorte formé tout seul, et qu'on pouvait considérer ce génie si puissant comme n'ayant pas eu de maître. C'était aussi l'avis d'Adam, qui le jugeait ainsi: "Comme compositeur, Rameau fut certainement -6l-

un très grand homme, d'un génie inventif et novateur; mais

seulement au point de vue de l'art français. Il ne pourrait être comparé au auteurs célèbres italiens oû allemands de son époque. Mais l'ignorance musicale était si grande en

France, que les oeuvres, les noms même de ces grands musicale était si grande en France, que les oeuvres, les noms même de ces grands musiciens étaient complètement ignorés. Il faut

considérer Rameau comme ayant presque tout tiré de son propre fonds et ne le comparer qu'aux compositeurs français qui

l'avaient précédé où à ceux qui vivaient à son époque. Sous ce point de vue, sa supériorité est immense; coup de morceaux,

disposition de parties, agencement des scènes, style dramatique, couleur locale, orchestration, combinaisons d'harmonie et de modulations, rhythmes mélodiques, tout diffère chez lui de ce qu'ont fait ses prédécesseurs.

Les théoriciens reconnaissent aussi la contribution faite par Rameau à la science de la musique. A son époque, ses théories attirèrent l'attention, tout autant dans son pays, qu'à l'étranger. A vrai dire, il était mieux connu à l'étranger, que dans son propre pays, en tant que théoricien, et en tant que musicien ses idées étaient ardement discutées en Allemange. J. S. Bach et son fils Philippe-Emmanuel étaient, tous les deux, "anti-Ramistes". Malgré cela, le grand Bach

j — - - Arthur Poughin, Rameau: Essai sur sa Vie et ses Oeuvres, éd. George Dêcaus, Paris, l87£>, p. 17. -62-

enseignait à ses élèves la "Basse Fondamentale" de Rameau. Haendel estimait grandement Rameau et le Traité de l'Harmonie fut traduit en allemand.,

Les lullistes lui reprochèrent d'être trop mécanique, et le nommèrent: "le géomètre qui composa selon des formules

algébraîques. Malgré cela, on peut affirmer que la nature reste la source de l'art de Rameau et qu'elle l'inspire tout autant qu'elle avait inspiré Lulli. Il insista sur l'idée que chaque accord correspond â une emotion, qu'il y a des accords tristes, languissants, tendres ou gais, ainsi que des accords

surprenants. La joie est exprimé par des accords consonants, la tristesse par des accords dissonants et par des clés mineures; le chagrin et la souffrance par des désaccords inattendus ... "1 Rameau, l'homme, semble avoir été toujours assez réservé et difficilement approchable. L'on pourrait affirmer qu'il accéda à la gloire malgré lui, par la seule puissance de son génie. Il n'était pas populaire mais taciturne et muet. Il avait peu d'amis et sa femme elle-même connut peu de choses sur sa vie avant leur mariage. Dans son oraison funèbre, son ami des dernières années dut avouer qu'il ne connaissait presque rien sur la vie privée de Rameau. Il n'était point courtois et ne cherchait jamais à être dans les bonnes graces qui que ce soit, grand ou petit. Chabanon raconte un anecdote

I Op. Oit., P. 19 -63-

caractéristique: "Un maître de danse désirait que Rameau réduise la longueur de certains de ses menuets, craignant que certaines majestés ne les trouvent trop longs. "monsieur, répondit Rameau, si on ne leur dissait qu'ils les trouveraient longs, ils pourraient être trop court."l

Très sévère pour les librettistes, Rameau exigeait d'eux la plus grande docilité et les obligeait à refaire les passages

qui ne se prêtaient pas à la musique. En pareille circonstance,

il disait crûment ce qu'il brusquait les auteurs à un point qu'un galant homme ne pouvait pas supporter de travailler une

deuxième fois avec lui; il n'y a que Chahusac qui y ait tenu, et la sévérité de Rameau ne désarma point même devant Voltaire.

Rameau lisait et relisait les livrets de ses opéras à haute voix, et, tant étaient grandes ses préoccupations â l'égard du récitatif, qu'il les déclamait, en les commentant. Four se rendre compte de ses airs, il les chantait, fort mal, prêtend-on, mais en faisant nettement sentir ce qu'il ressentait lui-même. Aux répétitions, il allait s'assoir seul dans le parterre; quelqu'un venait-il l'y troubler, il le repoussait de la main sans lui parler et sans même le regarder. Pendant le travail de mise au point à la scène, il s'exprimait avec feu, avec une telle volubilité et une telle energie que sa bouche se desséchait. "Grâce à lui, a remarqué justement Daguin, l'orchestre de l'opéra réalisa

1 Op. Git., p. 20. ■64-- de notables progrès au point de vue de la netteté et de la rapidité de l'execution".

Quant à sa vie de famille, elle est peu connue. Le fils unique de Rameau, Claude François, obtint le poste de valet de chambre du Roi. Sa fille Marie Alexandrine épousa un mousquetaire. Rameau dota royalement sa second fille, Marie Louise, lorsque celle-ci prit les voeux et entra dans un couvent. Il fut accusé d'être injustement dure envers un neveu, Jean François, à cause de certaines incartades. Mais l'évidence prova et la voix compétente de Diderot démontra que son neveu semblait être un incorrigible et sinistre personnage qui abusa de la bonté et de l'hospitalité de son oncle.

Ses ennemis prétendaient que Rameau n'avait pas de coeur, qu'l était incapable d'affection. Diderot affirma que Rameau s'en soucierait bien peu si sa femme et ses filles mouraient, pourvu que la cloche du service sonnât en ton; il était aussi, mesquin, avare, sans pitié envers d'autres musiciens. Avare,

Rameau l'était, probablement. Lorsqu'il mourut, sa maison était pauvrement meublée et lui et sa femme misérablement vêtus. Par contre, des sommes importantes d'argent furent trouvées dans les tiroirs de son bureau. Peut-être apprit-il la vrai valeur de l'argent, durant ces longues années de pauvreté, du temps de sa jeunesse.

1 Op. Cit., p. 21. -65-

Rameau était bien loin de la mesquine jalousie. Il était prêt à louer la valeur des autres, même s'il s'agissait de ses ennemis. Par exemple, il porta des louanges à l'opéra italien malgré le fait de savoir parfaitement avoir affaire au grand rival de sa musique. Il admirait Lulli sans réserves.

Rameau envoya une lettre bienveillante et encourageante

à un jeune homme qui lui avait demandé son avis au sujet de la composition d'un opéra:

... Il faut comprendre l'art de la mise en scène, il faut avoir étudié la nature et être capable de la reproduire le plus fidèlement possible; il faut envisager tous les caractères; il faut avoir le feu sacré de l'art de jouer sur la scène... Le ballet est un meilleur commencement que la tragédie. Avant de s'engager dans un grand dessein il faut avoir écrit de moindres ouvrages, des cantates, des divertissements, mille petits riens du genre qui nourrit et inspire la pensée et vous rendent inconsciencemment capable d'accomplir les plus grandes choses. J'ai monté les planches depuis l'âge de douze ans; j'en avais cinquante quand je composa un opéra et même alors je ne me considéra pas encore capable de le faire convenablement. J'ai essayé, j'ai réussi, j'ai continue."1

Ce n'était pas la considération de son pays qui lui manqua. En guise d'hommage, en l?6l, la ville de Dijon l'exempta, lui et les siens, solennellement du paiement d'imports, et le nomma membre de son Académie.

1 Mary Hargraves, The Earlier French Musicians, London, éd. Trubner and Co., 1917, p. ?9* CONCLUSION

Ici se terminent mes recherches sur Rameau et sa collaboration avec Voltaire. Dans la vaste correspondance et l'oeuvre monumentale de Voltaire nous pourrions trouver encore bien des détails sur Rameau et la musique.

Comme j'ai déjà dit plus haut, la collaboration de Rameau et Voltaire n'a pas produit d'oeuvres dramatiques de grand mérite, mais il faut louer les efforts de ces deux hommes de génie pour le maintien du goût dans la littérature et les arts, et leur influence sur les grands musiciens que nous admirons aujourd'hui. Nous le savons bien, la musique est le dernier des arts à se développer pleinement. Et même de nos jours, quand la musique a pris sa place aux côtés des autres arts, il y a quand même assez peu de compréhension pour la musique, pour ses multiples qualités. On la considère comme un simple divertissement. C'est ici que s'arrête, habituellement la culture musicale de l'homme moyen. Ce fut, je crois, à peu près la même chose pendant le siècle de Rameau et de Voltaire.

Même Voltaire, il me semble, a une tendance, qui est peut-être justifié, de ne considérer la musique que comme un passetemps plus ou moins agréable. Dans sa correspondance, lorsqu'il parle de l'opéra c'est surtout au côté poétique

-66- -67-

qu'il songe.

Voltaire n'avait pas, comme Rousseau et D'Alembert, pénétré les secrets de la science de l'harmonie, et ses appréciations sur les questions musicales ne peuvent être que celles d'un amateur. On voit souvent que son opinion se modifie à l'égard des musiciens comme à l'égard des choses musicales elles-mêmes; il blamera le lendemain ce qu'il avait loué la veille. Mais il faut réfléchir un peu. Rameau et

Voltaire se trouvèrent tous les deux pris dans période de transition. Ils ont été influencés par les deux grands mouvements du dix-septième et du dix-huitième siècles. Rameau et Voltaire.' La réunion après un certain laps de temps de ces deux grands noms aurait dû, disent les critiques, permettre tous les espoirs. La plupart des critiques trouvent, à tort à mon avis, que cette deuxième période de leur collabora¬ tion ne fut qu'intermittente et qu'il n'en est resté, en définitive, que deux pièces intéressantes: La Princess de

Navarre et Le Temple de la Gloire.

Les historiens de la littérature semblant ignorer que Voltaire a attaché une grande importance à ses compositions de librettiste. Ils se demandent dans quelle mesure Rameau est responsable de cette indéniable faiblesse des poèmes qu'il a mis en musique? Provient-elle d'un mauvais choix du librettiste? Ne faut-il pas l'attribuer en partie à la conception même que Rameau se faisait du livret d'opéra? -68-

Ges historiens ou les critiques n'ont songé à relever les fragments de la correspondance particulière de Voltaire, oû il est fait mention de Rameau,—correspondance qui jette une lumière spéciale sur les projets de collaboration qui existaient entre le poète et le musicien, aussi bien que sur la collaboration effective qui eut lieu pour l'opéra de Samson.

Nous pourrions comparer Rameau â Voltaire, et faire ressortir les points de ressemblance qui existaient entre ces deux grands hommes. De Croix a dit a ce sujet: "Ce n'est pas sans raison que les.peintres, les sculpteurs, le graveurs ont souvent mis en regard M. de Voltaire et Rameau. La destinée de ces deux hommes extraordinaires est marquée par des rapports frappants. Tous deux, nés dans le siècle de Louis XIV, semblaient faits pour en perpétuer le génie et les lumières. La nature les loua l'un et l'autre d'une âme

également forte et sensible. Tous deux pénétrèrent dans le sanctuaire des sciences et des arts, éclairés par le flambeau de la philosophie et guildés par le goût le plus sûr. Leurs succès furent également nombreux ainsi que leurs ennemis; ils eurent à combattre perpétuellement l'envie et la calomie et ce fut là souvent la récompense de leurs travaux et des plaisirs qu'ils nous donnèrent. Leur constitution physique ne les rapprocha pas moins que leur être moral. Une stature élevée, une maigreur extrême, vine action vive, une physionomie marquée par de grands traits, bien prononcés, oû se peignait -69-

la fermeté de leur caractère des yeux d'aigle, êtincellans du feu du génie, les distinguèrent du commun des hommes.

Parvenus à âge très avancé, ils purent également jouir de leur réputation et, ce qui est plus rare, c'est qu'on les vit tous deux produire encore des ouvrages admirables à

quatre-vingts ans. Enfin comblés des faveurs de leurs souverains honorés et chéris des hommes les plus éclairés de leur siècle, ayant réuni les suffrages de presque tous leurs

contemporains, ils furent encore pour ainsi dire témoins de l'admiration qu'ils doivent inspirer à la postérité et du méprise qu'elle réserve à leurs détracteurs. Pour terminer ma thèse je laisse les paroles à

Chabanon qui dit dans son Eloge de Rameau:

... La Nature, si sage et si juste envers tous les hommes, qu'elle ne leur laisse guêres le droit d'envier justement leurs semblables, produit cependant quelquefois des Hommes d'un talent et d'un génie si extraordinaire, que leur existence est la marque visible d'une prédilection particulière. Tel fut l'artiste célèbre que la France a perdu; tel fut Rameau. La mort met seule le sceau à la gloire des grands Hommes. Tant qu'ils vivent confondus parmi nous, être en tout nos équaux. Tels que ces grands Fleuves qui traversent nos Villes, nos Campagnes, et coulent éternellement pour nos besoins et pour nos plaisirs, on en jouit sans presque y faire attention. Qu'un prodige soudain tarit ces Fleuves dans leur source et, desséchât leur lit; atroupés sur le rivage, dans l'etonnêment de dans la douleur, on redemanderoit au Ciel le secours de leurs Eaux biensaisantes, en se rapellant tous les biens qu'ils procuroient. De même l'importance et la supériorité des grands Hommes sont senties au moment ou on les perd, et lorsque le vide de leur absence ne peut plus se remplir.1

1 M. De Chabanon, Eloge de Rameau, Paris, éd. l'Imprimerie de Lambert, 1873, p. 8. APPENDICE

TABLEAU CHRONOLOGIQUE , DE LA PRODUCTION DRAMATIQUE DE RAMEAU^

Première Nombre Rep. Titre Genre D'Actes Librettiste

Première Période (1733-1738)

Non Rep. Samson Tragédie 5 Voltaire

1733 Hippolyte et Tragédie 5 et Aricie prol. Pellégrin

1735 Les Indes Opéra- 4- et (râlantes Ballet prol. Fuzelier

1737 Castor et Tragédie 5 et Pollux Lyrique prol. Bernard

1739 Les Fêtes Opéra- 3 et Montdorge, d'Hébé Ballet prol. Bernard, La Popliniêre Tragédie 5 et 1739 Lyrique prol. Bruêre

Deuxième Période (174-5-1752)

174-5 La Princesse Comédie- de Navarre Ballet 3 Voltaire

174-5 Platée Comédie 3 et Autreau, Lyrique prol. Orville

1 Paul-Marie Masson, L'Opéra de Rameau, Paris, éd. Henri Laurens, 1930, p. 6. '

-70- -71-

1745 Les Fêtes de Opéra- 3 et Polymnie Ballet prol. Cahusac

1745 Le Temple de Onéra- 3 et la Gloire Ballet prol. Voltaire

1747 Les Fêtes de Opéra- 3 et l’Hymen Ballet prol. C ahus ac

1748 Zaîs Pastorale 4 et Héroïque prol. Cahusac

1748 Pygmalion Acte de Sovot (d1 Ballet 1 après La Motte

1748 Les Surprises Opéra- 2 et de 1'Amour Ballet prol. Bernard

1749 Nais Pastorale Héroïque 5 Cahusac

1751 Acte de Ballet 1 Marmontel

Troisième Période (1753'-1764)

1753 Daphnis et Pastorale ESÏ? Héroïque 1 Collé

1753 Lysis et Délie Pastorale 1 Marmontel

1753 Les Sybarites Acte de Ballet 1 Marmontel

1754 La Naissance Acte de d’Osiris Ballet 1 Bernard 1760 Comédie Lyrique 3 Monticourt Non rep. Abaris ou Tragédie Les Boréades Lyrique 5 Cahusac SAMSON

Opéra En Cinq Actes Non Représenté

(1732)

-72- Personnages de la Pièce

SAMSON. DALILA. Le Roi des Philistins. Le Grand-Prêtre. Les Choeurs. SAMSON

Opéra

ACTE PREMIER.

Scène I.

Le Théâtre représente une campagne. Les Israélites, couchés sur le bord du fleuve Adonis, déplorent leur captivité.

Deux Coryphées.

Tribus captives, Qui sur ces rives Traînez vos fers; Tribus captives, De qui les voix plaintives Font retentir les airs, Adorez dans vos maux le Dieu de 1'univers.

Choeur.

Adorons dans nos maux le Dieu de l’univers.

Un Coryphée.

Ainsi depuis quarante hivers Des Philistins le pouvoir indomptable Nous accable; Leur fureur est implacable, Elle Insulte aux tourments que nous avons Soufferts.

Choeur.

Adorons dans nos maux le Dieu de l’univers.

-74-- -75-

Un Coryphée

Race malheureuse et divine, Tristes Hébreux, frémissez tous: Voici le jour affreux qu'un roi puissant destine A placer ses dieux parmi nous. Des prêtres mensongers, pleins de zèle et de rage, Vont nous forcer à plier les genoux Devant les dieux de ce climat sauvage: Enfants du ciel, que ferez-vous?

Choeur.

Nous bravons leur courroux; Le Seigneur seul à notre hommage.

Coryphée.

Tant de fidélité sera chère à ses yeux. Descendez du trône des cieux, Pille de la Clémence, Douce Espérance Trésor des malheureux; Venez tromper nos maux, venez remplir nos voeux. Descendez, douce Espérance.

Scène II.

Second Coryphée.

AhJ délà je les vois ces pontifes cruels, Qui d'une idole horrible entourent les autels.

(Les prêtres des idoles dans l'enfoncement autour d'un autel couvert de leurs dieux.)

Ne souillons point nos yeux de ces vains sacrifices; Fuyons ces montres adorés: De leurs prêtres sanglants ne soyons point complices.

Choeur.

Fuyons, éloignons-nous. Le Grand-Prêtre des Idoles. Esclaves, demeurez, Demeurez: votre roi par ma voix vous l'ordonne. D'un pouvoir inconnu lâches adorateurs, Oubliez-le à jamais lorsqu'il vous abandonne; Adorez les dieux ses vainqueurs. -76-

Vous rampez vaincus, et toujours insolents: Obéissez, il en est temps, Connaissez les dieux de vos maîtres.

Choeur. Tombe plutôt sur nous la vengeance du ciel J Plutôt l’enfer nous engloutisse.'.' Périsse, périsse Ce temple et cet autelJ Le Grand-Prêtre. Rebut des nations, vous déclarez la guerre Alix dieux, aux pontifes, aux rois? Choeur.

Nous méprisons vos dieux, et nous craignons les lois Du Maître de la terre.

Scène III.

SAMSON entre, couvert d'une peau de lion; Les Personnages De La Scène Précédente. Samson.

Quel spectacle d'horreur! Quoi! ces fiers enfants de l'erreur Ont porté parmi vous ces monstres qu'ils adorent? Dieu des combats, regards en ta fureur Les indignes rivaux que nos tyrans implorent. Soutiens mon zèle inspire-moi; Venge ta cause, venge-toi. Le Grand-Prêtre. Profane, impie, arrête! Sam3on. Lâches! dérobez votre tête A mon juste courroux; Pleurez vos dieux, craignez pour vous. Tombez, dieux ennemis! soyez réduits en poudre. (Il renverse les autels.) -77-

Le Grand-Prêtre Le ciel ne punit point ce sacrilège effort? Le ciel se tait, vengeons sa querelle. Servons le ciel en donnant la mort A ce peuple rebelle.

Le Choeur des Prêtres.

Servons le ciel en donnant la mort A ce peuple rebelle.

Scène IV.

SAMSON, Les Israélites.

Samson. Vos esprits étonnés sont encore incertains? Ecoutez-vous ces dieux renversés par mes mains? Choeur Des-Pilles Israélites.

Mais qui nous défendra du courroux effroyable D'un roi, le tyran des Hébreux?

Samson. Le Dieu dont la main favorable A conduit ce bras belliqueux Ne craint point de ces roi la grandeur périssable, Faibles tribus, demandez son appui; Il vous armera du tonnerre; Vous serez redoutés du reste de la terre, Si vous ne redoutez que lui.

Choeur. Mais nous sommes, hélas J sans armes, sans défense.

Samson Vous m'avez, c'est assez; tous vos maux vont finir. Dieu m'a prêté sa force, sa puissance: Le fer est inutile au bras qu'il veut choisir; En domptant les lions, j'appris à vous servir. Leur dépouille sanglante est le noble présage -78-

Des coups dont je ferai périr Les tyrans qui sont leur image. Air. Peuple, éveille-toi, romps tes fers, Remonte à ta grandeur première, Gomme un jour Dieu du haut des airs Rappellera les morts à la lumière Du sein de la poussière, Et ranimera l'univers. Peuple, éveille-toi, romps tes fers, La liberté t'appelle; Tu naquis pour elle; Reprends tes concerts. .. Peuple, éveille-toi, romps tes fers. Autre Air.

L'hiver détruit les fleurs et la verdure; Mais du flambeau des jours la féconde clarté Ranime la nature, Et lui rend sa beauté; L'affreux escalvage Flétrit le courage: Mais la liberté Relève sa grandeur, et nourrit sa fierté. Liberté.» liberté.'

Fin du Premier Acte.

1 Lors de la translation des cendres de Voltaire au Panthéon, le 10 juillet, 1791# Ie cortège s'arrêta devant les Tuileries, et l'on y chanta ce choeur, mis en musique par G-ossec. ACTE DEUXIEME

Scène I.

(Le théâtre représente le péristyle du palais du roi: on voit â travers les colonnes des forêts et des collines; dans le fond de la perspective le roi est sur son trône, entouré de toute sa cour habillée à l’orientale.)

Le Roi. Ainsi ce peuple esclave oubliant son devoir, Contre son roi lève un front indocile. Du sein de la poussière il brave mon pouvoir. Sur quel roseau fragile A-t-il mis son espoir? Un Philistin.

Un imposteur, un vil esclave, Samson, les séduit et vous brave: Sans doute il est armé du secours des enfers.

Le Roi.

L’insolent vit encore? Allez, qu’on le saisisse; Préparez tout pour son supplice: Courez, soldats; chargez de fers Des coupables Hébreux la troupe vagabonde; Ils sont les ennemis et le rebut du monde, Et, détestés partout, détestent l'univers. (Choeur Des Philistins, derrière théâtre.)

Fuyons la mort, échappons au carnage; Les enfers secondent sa rage. Le Roi. J'entends encore les cris de ces peuples mutins: De leur chef odieux va-t-on punir l'audace?

Un Philistin, entrant sur la scène. Il est vainqueur, il nous menace; Il commande aux destins;

-79- -So¬

il ressemble au dieu de la guerre; La mort est dans ses mains. Vos soldats renversés ensanglantent la terre; Le peuple fuit devant ses pas. Le Roi. Que dites-vous? un seul homme, un barbare, Fait fuir me indignes soldats? Quel démon pour lui se déclare?

Scène II.

LE ROI, Les Philistins autour de lui; SAMSON, suivi des Hébreux, portant dans une main une massue, et de l'autre une branche d'olivier.

Samson.

Roi, prêtres ennemis, que mon Dieux fait trembler, Voyez ce signe heureux de la paix bienfaisante, Dans cette main sanglante Qui vous peut immoler. Choeur Des Philistins. Quel mortel orgueilleux peut tenir ce langage? Contre un roi si puissant quel bras peut s'élever? Le Roi.

Si vous êtes un dieu, je vous dois mon hommage; Si vous êtes lin homme, osez-vous me braver?

Samson. Je ne suis qu'un mortel; mais le Dieu de la terre, Qui commande aux rois, Qui souffle à son choix Et la mort et la guerre, Qui vous tient sous ses lois, Qui lance le tonnerre, Vous parle par ma voix.

Le Roi. bienj ^ quel est ce dieu? quel est le témoignage Qu'il daigne m'ammoncer "par vous? -81-

Samson.

Vos soldats mourant sous mes coups, La crainte où je vous vois, mes exploits, mon courage. Au nom de ma patrie, au nom de 1’Eternel, Respectez désormais les enfants d'Israël, Et finissez leur esclavage. Le Roi. Moi, qu'au sang philistin je fasse un tel outrage! Moi, mettre en liberté ces peuples odieux! Votre dieu serait-il plus puissant que mes dieux? Samson. Vous allez 1’éprouver; voyez si la nature Reconnaît ses commandements. Marbres, obéissez; que l'onde la plus pure Sorte de ces rochers, et retombe en torrents. (On voit des fontaines jaillir dans l'enfoncement.) Choeur. Ciel] 0 ciel! à sa voix on voit jaillir cette onde Des marbres amollis] Les éléments lui sont soumis] Est-il le souverain du monde? Le Roi.

N'importe; quel qu'il soit, je ne puis m'avilir A recevoir des lois de qui doit me servir.

Samson.

Eh bien] vous avez vu quelle était sa puissance, Connaissez quelle est sa vengeance. Descendez, feux des deux, ravagez ces climats; Que la foudre tombe en éclats; De ces fertiles champs détruisez l'espérance. (Tout le théâtre paraît embrasé) Brûlez, moissons; séchez, guérets; Embrasez-vous, vastes forêts. (Au Roi.) Connaissez quelle est sa vengeance. Descendez, feux des deux, ravagez ces climats; -82-

Choeur.

Tout s'embrasse, tout se détruit; Un dieu terrible nous poursuit. Brûlante flamme, affreux tonnerre, Terribles coups] Giell 0 ciel] sommes-nous Au jour oû doit périr la terre?

Le Roi.

Suspends, suspends cette rigueur, Ministre impérieux d'un dieu plein de fureur] Je commence à reconnaître Le pouvoir dangereux de ton superb maître; Mes dieux longtemps vainqueurs commencent à déder, G'est à la sienne à commander. Il nous avait punis, il m'arme de sa foudre: A tes dieux infernaux va porter ton effroi; Poiir la dernière fois peut-être tu contemples Et ton trône et leurs temples; Tremble pour eux et pour toi]

Scène III.

SAMSON, Choeur D'Israélites.

Samson.

Vous que le ciel console après des maux si grands, Peuples, osez paraître aux palais des tyrans: Sonnez, trompette, organe de la gloire; Sonnez, annoncez ma victoire.

Les Hébreux.

Chantons tous ce héros, l'arbitre des combats: Il est le seul dont le courage Jamais ne partage La victoire avec les soldats. Il va finir notre exclavage. Pour nous est l'avantage; La gloire est à son bras; Il fait trembler sur leur trône -83-

Les rois maîtres de l’univers, Les guerriers au champ de Bellone, Les faux dieux au fond des enfers.

Choeur. Sonnez, trompette, organe de sa gloire; Sonnez, annoncez sa victoire.

Les Hébreux. Le défenseur intrépide D’un troupeau faible et timide Garde leurs paisibles jours Contre le peuple homicide Qui rugit dans les autres sourds: Le berger se repose, et sa flûte soupire Sous ses doigts le tendre délire De ses innocentes amours. Choeur.

Sonnez, trompette, organe de sa gloire; Sonnez, annoncez sa victoire

Pin Du Deuxième Acte ACTE TROISIEME

Scène I.

(Le théâtre représente un bocage et un autel, où sont Mars, Vénus, et les dieux de Syrie.)

LE ROI, LE GRAND-PRETRE DE MARS, DALILA, Prêtresse de Vénus; Choeur.

Le Roi. Dieux de Syrie, Dieux immortels, Ecoutez, protégez un peuple qui s'écrie Au pied de vos autels. Eveillez-vous, punissez la furie De vos esclaves criminels. Votre peuple vous prie : Livrez en nos mains Le plus fier des humains

Choeur. Livrez en nos mains Le plus fier des humains.

Le Grand-Prêtre. Mars terrible, Mars invincible, Protège nos climats; Prépare A ce barbare Les fers et le trépas. Dalila. 0 Vénusî déesse charmante, Ne permets pas que ces beaux jours Destinés aux amours

-%- -85-

Soient profanés par la guerre sanglante. Livrez en nos mains Le plus fier des humains.

(Oracle Des Dieux De Syrie.) "Samson nous a domptés; ce glorieux empire Touche à son dernier jour; Fléchissez ce héros; qu'il aime, qu'il soupire: Vous n'avez d'espoir qu'en l'Amour." Dalila.

Dieu des plaisirs, daigne ici nous instruire Sans l'art charmant de plaire et de séduire; Prête à nos yeux tes traits toujours vainqueur. Apprends-nous à semer de fleurs Le piège aimable où tu veux qu'on l'attire. Choeur.

Dieu des plaisirs, daigne ici nous instruire Dans l'art charmant de plaire et de séduire. Dalila.

D'Adonis c'est aujourd'hui la fête; Pour ses jeux la jeunesse s'apprête. Amour, voici le temps heureux Pour inspirer et pour sentir tes feux.

Choeur Des Filles. Amour, voici le temps, etc. Dieu des plaisirs, etc.

Dalila. Il vient plein de colère, et la terreur le suit; Retirons-nous sous cet épais feuillage. (Elle se retire avec les filles de Gaza et les prêtresses.) Implorons le dieu qui séauxt Le plus ferme courage.

Scène II. Samson. Le dieu des combats m'a conduit Au milieu de carnage; -86-

Devant lui tout tremble et tout fuit. Le tonnerre, 1*arreux orage, Dans les champs font moins de ravage Que son nom seul n'en a produit Chex le Philistin plein de rage. Tous ceux qui voulaient arrêter Ce fier torrent dans son passage N’ont fait que l’irriter: Ils sont tombés; la mort est leur partage. (On entend une harmonie douce.) Ces sons harmonieux, ces murmures des eaux, Semblent amollir mon courage. Asile de la paix, lieux charmants, doux ombrage, Vous m’invitez au repos. (Il s'endort sur un lit de gazon.)

Scène III.

DALILA, SAMSON. Choeur Des Prêtresses De Vénus, revenant sur la scène.

Plaisirs flatteurs, amollissez son âme, Songes charmants, enchantez son sommeil. Filles De Gaza. Tendre Amour, éclaire son réveil. Mets dans nos yeux ton pouvoir et ta flamme.

Dalila. Vénus, inspire-nous, préside à ce beau jour. Est-ce là ce cruel, ce vainqueur homicide? Vénus, il semble né pour embellir ta cour. Armé, c'est le dieu Mars; désarmé, c'est l'Amour. Mon coeur, mon faible coeur devant lui s'intimide. Enchaînons de fleurs Ce guerrier terrible; Que ce coeur farouche, invincible, Se rende à tes douceurs. Choeur.

Enchaînons de F leurs Ce héros terrible. (Samson se réveille, entouré des filles de Gaza.) -87-

Oû suis-je? en quels climats me vois-je transporté? Quels doux concerts se font entendre] Quels ravissants objets viennent de me surprendre] Est-ce ici le séjour de la félicité? Du charmant Adonis nous célébrons la fête: L’Amour en ordonna les jeux; C’est l’Amour qui les apprête: Puissent-ils mériter un regard de vos yeux! Sams on.

Quel est cet Adonis dont votre voix aimable Fait retentir ce beau séjour? Dalila.

C’était un héros indomptable, Qui fut aimé de la mère d'Amour. Nous chantons tous les ans cette aimable aventure.

Samson. Parlez, vous m'allez enchanter: Les vents viennent de s'arrêter; Ces forêts, ces oiseaux, et toute la nature, Se taisent pour vous écouter. (Dalila se met à côté de Samson. Le choeur se range autour d'eux. Dalila chants cette cantatille, accompagnée de peu d'instruments qui sont sur le théâtre.) Vénus dans nos climats souvent daigne se rendre; C’est dans nos bois qu'on vient apprendre De son culte charmant tous les secrets divins. Ce fut près de cette onde, en ces riants jardins, Que Vénus enchanta le plus beau des humains. Tout l’univers aima dans le sein du loisir. Vénus donnait au monde l'exemple du plaisir. Samson. Que ses traits ont d'appas] que sa voix m'intéresse] Que je suis étonné de sentir la tendresse] De quel poison charmant je me sens pénétré]

Dalila. Sans Vénus, sans l'Amour, qu'aurait-il pu prétendre? Dans nos bois il est adoré. -88-

Quand il fut redoutable, il était ignoré: Il devint dieu des qu'il fut tendre. Depuis cet heureux jour Ces près, cette onde, cet ombrage, Inspirent le plus tendre amour Au coeur le plus sauvage. Samson. 0 ciel, 0 troubles inconnus] J’étais ce coeur sauvage, et je ne le suis plus. Je suis changé; j’éprouve une flamme naissante. (A Dalila.) AhJ s’il était une Vénus, Si des Amours cette reine charmante Aux mortels en effet pouvait se présenter, Je vous prendrais pour elle, et croirais la flatter. Dalila.

Je pourrais de Vénus imiter la tendresse. Heureux qui peut brûler des feux qu’elle a sentis! Mais j'eusse aimé peut-être un autre qu’Adonis, Si j'avais été la déesse.

Scène IV.

Les Précédents, Les Hébreux.

Les Hébreux.

Ne tardez point, venez; tout un peuple fidèle Est prêt à marcher sous vos lois: Soyez le premier de nos rois; Combattez et régnez: la gloire vous appelle.

Samson. Je vous suis, je le dois; j'accepte vos présents. Ah!... quel charme puissant m'arrête] Ah] différez du moins, différez quelque temps Ces honneurs brillants qu'on m'apprête. -89-

(Choeur Des Filles De Gaza.) Demeurez, présidez à nos fêtes; Que nos coeurs soient cic vos conquêtes. Dalila. Oubliez les combats; Que la paix vous attire. Vénus vient vous soupire, L'Armour vous tend les bras.

Les Hébreux. Craignez le plaisir décevant Oû votre grand coeur s»abandonne; L'Armour nous dérobe souvent Les biens que la gloire nous donne. Choeurs Des Filles.

Demeurez, présidez à nos fêtes; Que nos coeurs soient vos tendres conquêtes Deux Hébreux. Venez, venez, ne tardez pas Nos cruels ennemis sont prêts à nous surprendre Rien ne peut nous défendre Que votre invicible bras.

Choeurs Des Filles. Demeurez, présidez à nos fêtes. Que nos coeurs soient vos tendres conquêtes. Samson. Je m'arrâche à ces lieux... Allons, je suis vos pas. Prêtresse de Vénus, vous, sa brillante image, Je les quitte point vos appas Pour le trône des rois, pour ce grand esclavage; Je les quitte pour les combats.

Dalila. Me vaudra-t-il longtemps gémir de votre absence? Samson.

Fiez-vous à vos yeux de mon impatience. Est-il un plus grand bien que celui de vous voir? Les Hébreux n’ont que moi pour unique espérance, Et vous êtes mon seul espoir.

Scène V.

Dalila.

Il s'éloigne, il me fuit, il emporte mon âme; Partout il est vainqueur: Le feu que j'allumais m'enflamme; J'ai voulu l'enchîner, il enchaîne mon coeur. 0 mère des Plaisirs, le coeur de ta prêtresse Doit être plein de toi, doit toujours s'enflarnmerI 0 Vénusl ma seule déese, La tendresse est ma loi, mon devoir est d'aimer. Echo, voix errante, Légère habitante De ce beau séjour, Echo, monument de l'amour, Parle de ma faiblesse au héros qui m'enchante. Favoris du printemps, de l'amour et des airs, Oiseaux dont j'entends les concerts, Chers confidents de ma tendresse extrême Doux ramage des oiseaux, Voix fidèle des échos, Répétez à jamais: Je l'aime, je l'aime.

Fin du Troisième Acte ACTE QUATRIEME

Scène I.

LE GRAND-PRETRE, DALILA.

Le Grand-Prêtre. Oui, le roi vous accorde à ce héros terrible Mais vous entendez à quel prix: Découvrez le secret de sa force incincible, Qui commande au monde surpris; Un tendre hymen, un sort paisible, Dépendront du secret que vous aurez appris.

Dalila. Que peut-il me cacher? il m'aime: L'indifférent seul est discret; Samson me parlera, j'en juge par moi-même: L'amour n'a point de secret.

Scène II. Dalila.

Secourez-moi, tendres Amours, Amenez la paix sur la terre; Cessez, trompettes et tambours, D'annoncer la funeste guerre; Brillez, jour glorieux, le plus beau de mes jours. Hymen, Amour, que ton flambeau l'éclaire; Qu'à jamais je puisse plaire, Puisque je sens que j'aimerai toujours! Secondez-moi, tendres Amours, Amenez la paix sur la terre.

Scène III.

SAMSON, DALILA.

-91- -92-

Sarason. J'ai sauvé les Hébreux par l'effort de mon bras, Et vous sauvez par vos appas Votre peuple et votre roi même: C'est pour vous mériter que j'accorde la paix. Le roi m'offre son diadème, Et je ne veux que vous pour prix de mes bienfaits. Dalila. Tout vous craint en ces lieux; on s'empresse à Vous plaire. Vous régnez sur vos ennemis; Mais de tous les sujets que vous venez de faire, Mon coeur vous est le plus soumis. (Samson et Dalila, ensemble.) N'écoutons plus le bruit des armes; Myrte amoureux, croissez près des lauriers; L'amour est le prix des guerriers, Et la gloire en a plus de charmes.

Samson. L'hymen doit nous unir par des noeuds éternels. Que tardez-vous encore? Venez, qu'un pur amour vous amène aux autels Du dieu des combats que j'adore. Dalila. Si vous m'aimez il ne l'est plus. Arrêtez, regardez cette aimable demeure. C'est le temple de l'univers; Tous les mortels, à tout âge, â toute heure, Y viennent demander des fers. Arrêtez, regardez cette aimable demeure, C'est le temple de l'univers.

Scène IV.

SAMSON, DALILA, Choeur De Différents Peuples, De Guerriers, De Pasteurs. (Le temple de Vénus paraît dans toute sa splendeur.) -93-

Dalila.

Air. Amour, volupté pure, Ame de la nature, Maître des éléments, L’univers n’est formé , ne s'anime et ne dure Que par tes regards bienfaisants. Tendre Vénus, tout l'univers t'implore, On craint les autres dieux, c'est Vénus qu'on adore Ils régent sur le monde, et tu régnes sur eux. Guerriers. Vénus, notre fier courage, Dans le sang, dans le carnage, Vainement s'endurcit; Tu nous désarmes; Nous rendons les armes: L'horreur à ta voix s'adoucit.

Une Prêtresse. Chantez, oiseaux, chantez; votre ramage tendre Est la voix des plaisirs. Chantez; Vénus doit vous entendre; Portez-lui nos soupirs. Les filles de Flore S'empressent d'éclore Dans ce séjour; La fraîcheur brillante De la fleur naissante Se passe en un jour: Mais une plus belle Naît auprès d'elle, Plaît à son tour; Sensible image Des plaisirs du bel âge, Sensible image Du charmant Amour] Samson. Je n'y résiste plus: le charme qui m'obsède Tyrannise mon coeur, envire tous mes sens: Possédez à jamais ce coeur qui vous possède, Et gouvernez tous mes moments. Venez: vous vous troublez... Dalila Giell que vais-je lui dire? Samson.

D'ou'vient que votre coeur soupire? Dalila. Je crains de vous déplaire, et je fois vous parler

Samson. AhJ devant vous, c'est à moi de trembler. Parlez, que voulez-vous?

Dalila. Get amour qui m’engage Fait me gloire et mon bonheur; Mais il me faut un nouveau gage Qui m'assure de votre coeur. Samson.

Prononcez; tout sera possible A ce coeur amoureux. Dalila.

Dites-moi par quel charme heureux, Par quel pouvoir secret cette force invincible?. Samson.

Que me demandez-vous? G'est un secret terrible Entre le ciel et moi.

Dalila.

Ainsi vous coûtez de ma foi? Yous doutez, et m' aimez]... Samson. Mon coeur est trop sensible; Mais ne m'imposez point cette funeste loi. Dalila. Un coeur sans confiance est un coeur sans tendresse

Samson. N'abusez point de ma faiblesse.

Dalila. Cruel] quel injuste refus] Notre hymen en dépend; nos noeuds seraient rompus.

Samson. W,ue dites-vous?....

Dalila. Parlez, c'est l'amour qui vous prie.

Samson. Ah] cessez d'écouter cette funeste envie.

Dalila. Cessez de m'accabler de refus outrageants.

Samson. Eh bien! vous le voulez; l'amour me justifie: Mes cheveux, à mon Dieu consacrés dès longtemp De ses bontés pour moi sont les sacrés garants Il voulut attacher ma force et mon courage A de si faibles ornements: Ils sont â lui; ma gloire est son ouvrage.

Dalila. Ces cheveux, dites-vous? Samson. Au'-je dit? malheureux] Ma raison revient; je frissone De l'abîme où j'entraîne avec moi les Hébreux. -96-

( Tous Deux ensemble)

La Terre mugit, le ciel tonne, Le temple disparaît, l'astre du jour s'enfuit, L'horreur épaisse de la nuit De son voile affreux m'environne.

Samson. J'ai trahi de mon Dieu le secret formidable. Amour! fatale volupté! C'est toi qui m'as précipité Dans un piège effroyable; Et je sens que Dieu m'a quitté.

Scène V.

Les Philistins, SAMSON, DALILA.

Le Grand-Prêtre Des Philistins.

Venez; ce bruit affreux, ces cris de la nature Ce tonnerre, tout nous assure Que du dieu des combats il est abandonné. Dalila.

Que faites-vous, peuple parjure? S ams on.

Quoi! de mes ennemis je suis environné (Il combat.) Tombez, tyrans... (Les Philistins.) Cédez, escalve. (Ensemble.) Frappons 1'ennemis qui nous brave. Dalila. Arrêtez, cruels! arrêtez; Tournez sur moi vos cruautés. -97-

Samson.

Tombez, tyrans... (Les Philistins, combattant.) Cédez, esclave. Samson.

Ah 1 quelle mortelle langueurJ Ma main ne peut porter cette fatale épée, Ahî Dieu! ma valeur est trompée; Dieu retire son bras vainqueur.

Les Philistins. Frappons l’ennemi qui nous brave: Il est vaincu; cédez, esclave. Samson, entre leurs mians. Non, lâches! non, ce bras n’est point vaincu par vous C’est Dieu qui me livre à vos coups. (On 1’emmène.)

Scène VI. Dalila. 0 déespoir 1 0 tourments! tendresse! Roi cruel! peuples inhumains! 0 Vénus, trompeuse dêese! Vous abusiez de ma faiblesse. Vous avez préparé, par mes fatales mains, L’Abîme horrible oû je l’entraîne; Vous m’avez fait aimer le plus grand des humains Pour hâter sa mort et la mienne. Trône, tombez; brûlez, autels, Soyez réduits en poudre. Tyrans affreux, dieu cruels, Puisse un dieu plus puissant écraser de sa foudre Vous et vos peuples criminels!...

Voix barbares! cris odieux! Allons partager son supplice.

Fin du Quatrième Acte ACTE CINQUIEME

Scène I.

SAMSON, enchaîné; Gardes.

Profonds abîmes de la terref Enfer, ouvre-toi] Frappez, tonnerre, Ecrasez-moiI Mon bras a refusé de servir mon courage; Je suis vaincu, je suis dans l'esclavage; Je ne te verrai plus, flambeau sacré des deux; Lumière, brillante image D'un Dieu ton auteur, Premier ouvrage Du créateur; Douce lumière, Nature entière, Des voiles de la nuit l'impénétrable horreur Te cache à ma triste paupière Profonds abîmes, etc.

Scène II.

SAMSON, Choeur D'Hébreux.

Personnages Du Choeur. Hélasî nous t'amenons nos tribus enchaînées, Compagnes infortunées, De ton horrible douleur. (Samson.) Peuple saint, malheureuse race, Mon bras relevait ta grandeur; Ma faiblesse a fait ta disgrâce. Quoil Dalila me fuit] Chers amis, pardonnez A de si honteuses alarmes. Personnages Du Choeur. Elle a fini ses jours infortunés. Oublions à jamais la cause de nos larmes.

-98- -99-

Samson.

Quoi! j'éprouve un malheur nouveau! Ce que j'adore est au tombeau! Profonds abîmes de la terre, êcrasez-moi! (Samson et Deux Coryphées) Trio. Amour, tyran que je détest, Tu détruis la vertu, tu traînes sur tes pas L'erreur, le crime, le trépas: Trop heureux qui ne connaît pas Ton pouvoir aimable et funeste!

Un Coryphée. Vos ennemis cruels s'avancent en ces lieux Ils viennent insulter au destin qui nous presse; Ils osent imputer au pouvoir de leurs dieux Les maux affreux où Dieu nous laisse.

Scène III.

LE ROI, Choeur De Philistins, SAMSON, Choeur D'Hébreux.

Le Roi. Elevez vos accents vers vos dieux favorables Vengez leurs autels, vengez-nous. (Choeur De Philistins.)

Elevons nos accents, etc. (Choeur D'Israélites.)

Terminons nos jours déplorables. 0 Dieu vengeur! ils ne sont point coupables; Tourne sur moi tes coups. (Choeur De Philistins.)

Vengeons-nous. -100-

Le Roi. Inventons, s'il se peut, un nouveau châtiment: Que le trait de la mort, suspendu sur sa tête, Le menace encore et s'arrête; Que Samson dans sa rage entende notre fête; Que nos plaisirs soient son tourment.

Scène IV.

SAMSON, Les Israélites, LE ROI, Les Prêtresses De V'enus, Les Prêtres De Mars.

Une Prêtresse. Tous nos deux étonnés, et cachés dans les deux, Ne pouvaient sauver notre empire: Vénus avec un sourire Nous a rendus victorieux: Mars a volé, guidé par elle: Sur son char tout sanglant, La victoire immortelle Tirait son glaive étincelant Contre tout un peuple infidèle, Et la nuit éternelle Va dévorer leur chef interdit et tremblant.

Un Autre. C'est Vénus qui défend aux tempêtes De gronder sur nos têtes. Notre ennemi cruel Entend encore nos fêtes, Tremble de nos conquêtes, Et tombe à son autel. Le Roi. Eh bien] qu'est devenu ce dieu si redoutable, Qui par tes mains devait nous foudroyer? Une femme a vaincu ce fantôme effroyable, Et son bras languissant ne peut se déployer. Il t'abandonne, il cède â ma puissance; Et tandis qu'en ces lieux j'enchaîne les destins, Son tonnerre, étouffé dans ses débiles mains, Se repose dans le silence. -101-

S amson. Grand Pieul J'ai soutenu cet horrible langage, Quand il n'offensait qu'un mortel; On insulte ton nom, ton culte, ton autel; Lève-toi, venge ton outrage. (Choeur Des Philistins.) Tes cris, tes cris ne sont point entendus. Malheureux, ton dieu n'est plus. Samson. Tu peux encore armer cette main malheureuse; Accorde-moi du moins une mort glorieuse. Le Roi.

Non, tu dois sentir à longs traits L'amertume de ton supplice. Qu'avec toi ton dieu périsse, Et qu'il soit comme toi méprisé pour jamais.

Samson. Tu m'inspires enfin; c'est sur toi que je fonde Mes superbes desseins; Tu m'inspires; ton bras seconde Mes languissantes mains. Le Roi. Vil esclave, qu'oses-tu dire? Prêt à mourir dans les tourments, Peux-tu bien menacer ce formidable empire A tes derniers moments? Qu'on l'immole, il est temps; Frappez; il faut qu'il expire. Samson. Arrêtez, je dois vous instruire Des secrets de Dion peuple, et du Dieu que je sers Ce moment doit servir d'exemple à l'univers. Le Roi.

Parle, apprends-nous tous tes crimes; Livre-nous toutes nos victimes. -102-

Samson. Roi, commande que les Hébreux Sortent de ta présence et de ce temple affreux. Le Roi. Tu seras satisfait.

Samson. La cour qui t’environne, Tes prêtes, tes guerriers, sont-ils autour de toi?

Le Roi. Ils y sont tous, explique-toi. Samson, Suis-je auprès de cette colonne Qui soutient ce séjour si cher aux Philistins?

Le Roi. Oui, tu la touches de tes mains. (Samson, ébranlant les colonnes.)

Temple odieuxl que tes murs se renversent, Que tes débris se dispersent Sur moi, sur ce peuple en fureur!

Choeur. Tout tombe, tout périt. 0 Ciel! 0 Dieu vengeur!

Samson. J’ai réparé ma honte, et j’expire en vainqueur.

1 Fin De Samson.

T Voltaire, Oeuvres, Vol. III, pp. 5-39* Notes et Statiatiques Concernant l1Histoire de l'Opéra.

Salle de 1'Opéra- Cour du Palais-Royale.

Cette salle du Palais-Royale est celle où firent montés tous les grands ouvrages de Rameau. L’Opéra y resta de 167^ au 6 avril, â 1763, jour où le théâtre, détruit par un incendie, dut se transporter aux Tuileries. C’est dans cette salle, qui s’ouvrit le 2Ï\. janvier, 176I4., avec un réprise de Castor et Pollux, que Rameau put encore assister à la représentation d'un de ses ouvrages, et pour la dernière fois, car il mourut huit mois plus tard, le

12 septembre, à l'âge de 81 ans.

Directions de l’Opéra- Orchestre de 1'Opéra- Sous direction de Perrin (treize symphonistes.) En 1768, c'est-à-dire quatre ans après la mort de Rameau, on ne compté encore que 56 musiciens. Personnel du chant et de la danse- La Troupe de Perrin.

Détails Administratifs et financiers- On trouvera peut-être quelque intérêt à voir reproduit ici un état de dépenses pour l'Opéra, et nous choisissons comme exemple celui de 1733# l'année même où Rameau fit

-103- -loif- représenter son premier ouvrage, Hippolyte et Aricie.

Appointements du personnel (chant, danse, choeurs et orchestre) 106»477 livres

Gratifications des artistes 7.287 Gratifications extraordinaires 13.700 Pain, vin et chaussure des artistes 1.387 Appointements des commis 7-0514- Pensions des artistes 25.839 Pensions des familles 29.125 Gardes de 11 Opéra 1.620 Quart des pauvres 68.783 Luminaire en cire et suif 14.957 Luminaire en huile 986 Dépenses journalières de représentation . 16.009 Menuisiers du magasin l.6lk Tailleurs, brodeuser, couturières 3.856 Ouvriers et manoeuvres extraordinaires .. 1.154 Marchés à 1*année 8.520 Peinture des décorations 17.500 Marchandises et fournitures d'étoffes ... 32.629 Bois de menuiserie .843 Bois â brûler .839 Anciennes dettes de l'Opéra 21.765 Payé à l'acquit du directeur 1.831 Intérêt des fonds, honoraires et frais de régie 27.900 n

Totale 411.680

1 Rameau, Oeuvres, Tome IV, passim. BIBLIOGRAPHIE

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