Voltaire Et L'opéra
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01 I 2016 Archiv für Textmusikforschung Voltaire et l’opéra : ses livrets, adaptations opératiques de ses tragédies Albert GIER (Bamberg) Summary Voltaire wrote seven librettos, but only two minor texts were set to music by Rameau. – His tragedies do not have tragic heroes (in the Aristotelian sense), they present paragons of virtue and vice. In some of his tragédies larmoyantes (Ridgway), the villains triumph at the end (cf. Mahomet); in others, virtue is rewarded and evil punished (cf. Sémiramis). Therefore, Voltaire’s tragedies anticipate some features of the romantic melodrama. This may be the reason why they inspired librettists and composers of (Italian and French) opera mainly in the decades between 1780 and 1810 when French melodrama was created by Guilbert de Pixérécourt and others. – As examples for the technique of adaptation, the librettos of Tancredi (Rossini), Maometto (von Winter), and Semiramide (Rossini) are analysed in greater detail. L’opéra est un spectacle aussi bizarre que magnifi que, où les yeux et les oreilles sont plus satisfaits que l’esprit, où l’asservissement à la musique rend nécessaires les fautes les plus ridicules, où il faut chanter des ariettes dans la destruction d’une ville et danser autour d’un tombeau, où l’on voit le palais de Pluton et celui du Soleil, des dieux, des démons, des magiciens, des monstres, des palais formés et détruits en un clin d’œil. On tolère ces extravagances, on les aime même parce qu’on est là dans le pays des fées : et pourvu qu’il y ait du spectacle, des belles danses, une belle musique, quelques scènes intéressantes, on est content. (Voltaire 1829b, 59) Voici le jugement que Voltaire porta sur l’opéra, dans la préface qu’il ajouta en 1729 à la nouvelle édition de sa tragédie Œdipe. Tout compte fait, il ne semble guère enthousiasmé par le théâtre musical. Mais attention au contexte : l’auteur est en train de réfuter l’opinion d’un concurrent1, qui ne tient aucun compte des trois unités canoniques, prétendant que la tragédie peut s’en passer aussi bien que l’opéra. Voltaire a donc intérêt à établir une diffé- rence fondamentale entre l’opéra et la tragédie, à l’avantage de celle-ci, bien sûr. En réalité, il était beaucoup plus favorable à l’opéra que le passage cité semble l’indiquer. 2016 I innsbruck university press, Innsbruck ATeM I ISSN 2707-4102 I www.atem-journal.com OPEN ACCESS Nr. 1, 2016 I DOI 10.15203/ATeM_2016.06 Albert GIER Voltaire et l’opéra : ses livrets, adaptations opératiques de ses tragédies Dans ce qui suit, nous jetterons un coup d’œil sur les livrets écrits par Voltaire, avant de présenter rapidement sa conception de la tragédie et du tragique. Il en résultera qu’entre 1780 et 1830, les librettistes italiens s’inspirent souvent de son théâtre parce que la ‹ tragédie larmoyante › voltairienne anticipe d’une certaine façon le mélodrame romantique. À titre d’exemple, trois adaptations opératiques de ses tragédies (Tancredi et Semiramide de Rossini, Maometto – il fanatismo de Peter von Winter) montreront comment les poètes ajustent leurs modèles aux conventions de l’opéra romantique (scènes d’introduction avec chœur ; forme consacrée des airs / duos en quatre parties ; grands finales…). Livrets de Voltaire et livrets d’après Voltaire Entre 1733 et 1769, Voltaire a conçu sept livrets (cf. Schneider 2007), dont deux seulement ont été mis en musique et représentés ; la collaboration projetée avec Rameau2 n’aboutit pas plus que celle avec le jeune André Ernest Modeste Grétry dans le domaine de l’opéra comique (cf. Schneider 2007, 167). Rameau ne collabora qu’à deux pièces de circonstance3, commandées par le duc de Richelieu, et que Voltaire désavoua plus tard. Dans les livrets qui lui tiennent le plus à cœur, Voltaire cherche à propager sa philoso- phie.4 Tanis et Zélide ou Pandore (cf. Schneider 2007, 158-161) dénoncent le fanatisme et la tyrannie des prêtres ou la mauvaise foi des dieux qui sont la cause du malheur des humains. Pour arriver à son but, l’auteur ne répugne pas aux coups de théâtre et aux effets spectacu- laires, étrangers à la tragédie du grand siècle. Tanis et Zélide se termine par un combat entre les prêtres scélérats et le protagoniste, fils du couple divin Isis et Osiris (nous sommes au tout début de l’histoire égyptienne), et qui arrive sans peine à neutraliser les pouvoirs magiques de ses adversaires : « Des flèches lancées par des mains invisibles percent les monstres qui se sont répandus sur la scène » (Voltaire 1829c, 277). Les mages font apparaître des « flammes étincelantes », mais « des cascades d’eau sortent des obélisques du temple et éteignent les flammes » (Voltaire 1829c, 278), etc. Il est bien connu que le merveilleux, la pyrotechnie, les machines, etc., sont l’apanage de l’opéra, tandis que dans les tragédies classiques les événements spectaculaires ne se passent jamais sur scène (mais sont relatés après coup par un témoin). Tout de même, les tragédies de Voltaire donnent à l’action, au jeu des acteurs, aux machines plus d’importance que celles du grand siècle ;5 avec lui – c’est un lieu commun de la critique de son théâtre – la tragédie se rapproche de l’opéra.6 Il prépare ainsi le mélodrame dramatique des époques révolution- naire et romantique, proche à son tour du théâtre de Victor Hugo (cf. Beyerle 1968, 18) ou d’Alexandre Dumas père. Ce sont surtout l’esthétique et la dramaturgie romantiques qui ont été anticipées par Voltaire : selon une expression heureuse, il aurait créé la ‹ tragédie larmoyante ›7, formule for- gée, bien sûr, d’après le modèle de la comédie larmoyante bien connue. Comme celle-ci, les tragédies de Voltaire cherchent à attendrir le spectateur, au lieu de le bouleverser par ἔλεος et φόβος, comme le voulait Aristote8. C’est pourquoi nous n’assistons pas à la chute d’un héros ATeM 1 (2016) 2 Albert GIER Voltaire et l’opéra : ses livrets, adaptations opératiques de ses tragédies dont la perfection n’est diminuée que par une seule faute (l’ἁμαρτία d’Aristote ; Aristoteles 1982, 38s [1453a]) : chez Voltaire, comme dans les mélodrames romantiques, il y a les bons et les méchants, dont quelques-uns paient leurs crimes de la mort (sujet qui, selon Aristote, ne causerait pas ἔλεος et φόβος, il ne serait donc pas tragique du tout). Dans Sémiramis, la reine scélérate ayant fait assassiner son mari le roi est égorgée (par erreur) par son fils vertueux. DansLe fanatisme, ou Mahomet le prophète, par contre, c’est l’imposteur criminel qui triomphe de son adversaire bon et humain. Tout de même, Sémi- ramis punie et Mahomet vainqueur sont (chez Voltaire) des vilains assez banals qui suscitent peu d’intérêt. Le public se réjouit plutôt du bonheur d’Arzace, successeur de Sémiramis et héritier légitime du trône de Babylone ; ou les spectateurs s’attendrissent sur les malheurs du cheik Zopire et de ses deux enfants, victimes trompées et séduites par Mahomet. Il serait exagéré sans doute d’appeler les tragédies de Voltaire des mélodrames avant la lettre, mais une certaine affinité du nouveau genre avec son théâtre est indéniable. Dans l’époque romantique, ses tragédies (comme les drames de Victor Hugo) sont perçues dans cette perspective. À partir de l’époque révolutionnaire, beaucoup de livrets d’opéras italiens, sérieux aussi bien que comiques, s’inspirent (plus ou moins librement) de modèles français. Les poètes italiens mettent à profit des pièces anciennes ou nouvelles, tragédies, comédies (larmoyantes ou non), mélodrames, farces, drames romantiques et aussi des livrets d’opéra ou d’opéra-co- mique. Pourquoi cette préférence pour le théâtre français (cf. Yon 2008) ? Il est évident que les armées de Napoléon ont répandu le répertoire de la Comédie-Française et des théâtres de boulevard en Italie aussi bien que dans toute l’Europe9. En même temps, le modèle métasta- sien de l’opera seria, resté valable jusqu’à la fin du XVIIIe siècle malgré la prétendue réforme de Gluck et de ses librettistes, semble périmé. Aux dramaturges en quête de nouvelles for- mules, le théâtre français offre des modèles intéressants : le mélodrame bien sûr, mais aussi le drame bourgeois, l’opéra-comique à sujet historique (surtout l’opéra à sauvetage), le vau- deville, etc. Les théâtres parisiens créent tous les ans bon nombre de pièces à succès, dont les éditions à bon marché passent rapidement les Alpes. Voltaire fut beaucoup lu, et vite traduit, en Italie. Ses 27 tragédies étaient donc facile- ment accessibles aux librettistes, qui en ont adaptées 13, malgré les réticences de leur auteur. Selon Marmontel, Voltaire, dans ses derniers jours, ne pouvoit voir sans un violent chagrin qu’on se per- mit ainsi d’estropier nos belles tragédies. Il entendoit parler d’Electre ; il trembloit pour Alzire, pour Sémiramis, pour Tancrède, et pour l’Orphelin de la Chine (cité d’après Ridgway 1980, 125), et ses craintes n’étaient que trop fondées, comme le prouve la liste des quelques 70 opéras (italiens et français)10 tirés du théâtre tragique de Voltaire. Il en résulte que Sémiramis a été adaptée onze fois entre 1752 et 1828, Tancrède neuf fois11 ; Alzire servit de modèle à huit, et L’Orphelin de la Chine à six opéras. ATeM 1 (2016) 3 Albert GIER Voltaire et l’opéra : ses livrets, adaptations opératiques de ses tragédies Pour des raisons diverses, la moitié de l’œuvre tragique de Voltaire a été dédaignée par les librettistes : le sujet de sa première tragédie Œdipe (1718) semblait sans doute déplacé à l’opéra romantique. Le message politique de Brutus (1730) ou de La Mort de César (1735) ne pouvait que déplaire aux autorités italiennes (surtout au gouverneur autrichien de Milan, au pape et au roi de Naples), la représentation d’une adaptation quelconque aurait été inter- dite sans aucun doute.