LES DÉBUTS D'UNE RÉPUBLIQUE AUSTRALE

MADAGASCAR AN I

Madagascar a été le premier des territoires d'outre-mer d'expres• sion française à proclamer la République. En se rendant au mois d'octobre en voyage officiel à , son président, M. , a inauguré la série des visites que doivent accomplir successivement lés douze chefs d'Etat de la Communauté. M. Tsira• nana est un homme heureux. Il faut l'avoir vu à Tananarive, au matin du 30 juillet, dévoiler la stèle commémorative érigée place de l'Indépendance pour comprendre à quel point il se trouve comblé. « Père de l'Indépendance », ce titre que tous les hommes d'Etat africains'ont rêvé de porter, le Président malgache peut s'en glorifier, sans que personne dans la Grande Ile, en dehors des extrémistes, songe à le lui contester. Son mérite n'est pas mince depuis que, ex-député à l'Assemblée française, il détient à Tananarive le pouvoir exécutif, d'avoir gouverné par la sagesse et fait entrer Madagascar dans le concert des nations. On lui sait gré aussi, alors que tant d'autres dirigeants nationalistes attisent ailleurs le chauvinisme et la xénophobie, d'avoir, nationaliste lui-même, proclamé sa fidélité à la . ' N'hésitons pas à l'affirmer, soixante-quinze ans de vie commune ont tissé entre elle et la Grande Ile les liens d'une « fraternité du sang » qui ne se dénoueront pas de sitôt. « Nous sommes très fiers de l'indépendance et fort heureux de vous revoir », m'a dit un notable tananarivien, tandis que nous admirions de compagnie le merveilleux décor de collines ocrées qui ceinture le palais de la Reine, paré des drapeaux blanc, vert, rouge, du nouvel Etat malgache. C'est sur cet historique rocher d'Analamanga, témoin d'un passé glorieux, que l'étonnant premier ministre Rainilaia- rivony, pour mieux gouverner Madagascar, épousa successivement trois souveraines. 442 MADAGASCAR AN I

On voudra bien m'en croire, la simple phrase de mon interlo• cuteur improvisé n'était pas seulement de politesse. Elle résume assez exactement les sentiments mélangés d'un grand nombre d'autochtones qui, tout en éprouvant une attraction très vive pour la pensée française, n'en ont pas moins le désir intime de s'affir• mer par l'autonomie. La joie de tous n'allait pourtant pas, en cette journée exaltante de renouveau, sans un peu de mélancolie et peut-être d'appréhension, que la discrétion habituelle aux Mal• gaches s'efforçait de dissimuler. Beaucoup se disaient sans doute que si un demi-siècle de présence française avait finalementét é bénéfique, si le président Tsiranana avait obtenu la pleine, réali• sation de son programme, sans troubles intérieurs et dans le maintien de l'amitié avec la France, Madagascar, désormais, allait devoir affronter seule son avenir. La brume qui enveloppait Tananarive depuis l'aube s'était soudain levée, bien que la lumière du soleil matinal ne diminuât en rien le froid de l'hiver austral. Soixante-douze délégations étrangères, dont la délégation française que présidait M. Michel Debré, entouraient le gouvernement malgache ainsi que son Pré• sident, rayonnant de joie et de bonhomie. Derrière la stèle — une pierre de granit bleu que les Malgaches appellent vatolahy — étaient parqués deux bœufs gras en signe d'offrande, selon la coutume de l'ancienne monarchie qui voulait que les souverains merina offrissent au peuple un sacrifice lors des réjouissances populaires. M. Tsiranana ne manqua pas toutefois de faire observer dans sa brève allocution que, si les deux ruminants, parés d'ornements et de rubans aux couleurs de la jeune République, participaient très involontairement à ce grand événement, il ne s'ensuivait pas qu'ils seraient immolés devant la foule, comme ils l'eussent été à coup sûr jadis. Car, dit-il, « s'il est naturel que nous appliquions la coutume de nos ancêtres, il ne faudrait pas que les personnes peu informées de notre style de vie nous tiennent pour des conser• vateurs attardés, c'est-à-dire rétrogrades, dans les temps que nous vivons ». Sans doute le Président voulait-il marquer par là que le temps de la civilisation des ancêtres, le temps des « ray aman- dreny » (1), cher au cœur de ses compatriotes, était passé. Ce qui

(1) Littéralement, père et mère, en tant que chefs et protecteurs. Les iMalgaches emploient communément cette expression, pour désigner leurs maîtres, leurs représentants dans les assemblées, leurs pasteurs catholiques ou protestants,1 de même qu'Us désignaient ainsi naguère les agents de l'administration autochtone et française MADAGASCAR AN ï 443 signifie que, si les Malgaches veulent participer à la vie mondiale et demeurer maîtres de leur destin, ils doivent évoluer rapidement et se conformer sans hésiter aux techniques modernes du progrès. Un défilé suivit, avenue de l'Indépendance, ancienne avenue de la Libération, où flottaient au vent, à la place d'honneur, le drapeau de la Communauté et les oriflammes des soixante-douze nations représentées. Sur un vaste podium, édifié le long de l'esplanade de l'Hôtel de Ville, avaient pris place, aux côtés du gouvernement malgache, les délégués des pays invités, parmi lesquels de nombreux Africains, noirs et blancs, quelques-uns drapés de resplendissants burnous. On remarquait aussi les membres de la hiérarchie, les représentants des Eglises protestantes, ainsi que diverses personnalités interna• tionales. La délégation soviétique, qu'un Ilyouchine spécial avait amenée la veille à Arivonimana, suscitait, on s'en doute, une curiosité particulière. La foule, d'abord digne et réservée, devenait de plus en plus chaleureuse et les applaudissements éclatèrent lorsque le président Tsiranana passa les troupes en revue. On vit s'avancer alors la jeune armée malgache, précédée d',nn officier ancien élève de Saint-Cyr et porteur de nos décorations : le colonel Ramanantsoa. Le défilé des anciens combattants souleva l'enthou• siasme, et les ombrelles des jeunes femmes ho va, si gracieuses dans leurs lamba blancs, se mirent à virevolter lorsque ces vaillants soldats passèrent crânement devant le podium, les porte-drapeaux en tête, avec leurs bannières malgaches et françaises. Peu à peu, les visages s'épanouissaient et l'on assistait au dégel des populations de l'Imerina, réputées pour leur calme, très diffé• rentes en cela de la foule africaine. Sans doute les gens des Plateaux, sensibles et fiers, se laissaient-ils emporter à exagérer l'importance numérique de leur armée. On les eût sans doute surpris et déçus si on leur avait appris, au même moment, que 5.000 hommes seulement et 27 officiers seraient bientôt sous les drapeaux, s'ils ne l'étaient pas déjà, répartis en deux régiments interarmes. Mais il faut comprendre la hâte du gouvernement d'avoir voulu exhiber spectaculàirement cet embryon d'armée nationale, afin d'offrir au peuple malgache, en cette circonstance mémorable, ce témoignage martial de son unité. Résolument chrétien, comme le prouve la référence explicite au Créateur inscrite dans le préambule de la Constitution, le gou• vernement se devait de consacrer par une cérémonie religieuse ces 444 MADAGASCAR AN I trois jours de fête nationale. Au printemps dernier, le président avait tenu à marquer par une visite à Rome l'importance qu'il reconnaît à l'autorité internationale du Saint-Siège. On sait que, catholique lui-même, l'entretien qu'il a eu avec Jean XXIII a été d'autant plus cordial que l'origine paysanne, dont les deux interlocuteurs aiment à se réclamer, les rapprochait d'emblée. Les suites de cette rencontre devaient se faire sentir sans tarder en introduisant dans les rapports entre le pouvoir civil et les Missions des Plateaux à Madagascar une compréhension plus nuancée des opportunités locales. C'est afin de prier pour leur pays et pour leur Eglise que les catholiques de Tananarive se sont rassemblés le dimanche 31 juillet sur l'aire du collège Saint-Michel où S. Exc. Mgr Maury, délégué apostolique et envoyé extraordinaire du Saint-Siège, célébrait en plein air la grand-messe pontificale. D'importantes personnalités, au premier rang desquelles on reconnaissait M. Tsiranana et plu• sieurs de ses ministres ainsi que M. Michel Debré, assistaient à la cérémonie. Au cours de celle-ci, un message du Saint-Père fut lu en /rançais par le délégué apostolique et en malgache par Mgr Rakotomalala, archevêque de Tananarive, message tout empreint de bonté et de sympathie pour les populations de la Grande Ile. En se félicitant avec elles du bienfait de l'indépendance, obtenue, se plaisait-il à le souligner, de façon pacifique, le Pape formait le vœu que « Madagascar pût tenir heureusement, dans le concert des nations, la place de choix que les mouvements de l'histoire et sa situation géographique, à la rencontre de trois continents, semblent lui attribuer ». Il faut louer sans restriction la parfaite organisation des fêtes qui firent pendant trois jours de Tananarive un véritable carrefour du monde, qu'aucun incident n'est venu troubler. Une semaine plus tôt, une poignée de trublions de l'A.K.F.M. — en français Parti du Congrès de l'Indépendance — avait bien tenté de soulever des manifestations à l'occasion du retour des députés exilés, mais celles-ci firent long feu. S'il y eut pourtant quelques vitres brisées et des voitures d'Européens endommagées, le climat des relations franco-malgaches n'en fut à aucun moment altéré. Les mesures énergiques prises par le gouvernement eurent un effet immédiat. Elles empêchèrent que ne tournent à la panique et à l'évasion des capitaux étrangers, ces journées de liesse nationale, célébrées « à la malgache », sans exubérance, et fort dignement- I

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* * * Ce n'est pas la moindre habileté du président Tsiranana d'avoir ramené dans son avion les trois députés condamnés à la suite de la rébellion de 1947, et fait de deux d'entre eux des ministres. « Mon premier souci est d'abord l'unité du pays », avait-il déclaré avant de quitter Paris en compagnie de MM. Raseta, Ravoahangy et Rabemananjara, les « trois », comme il les désignait volontiers avant que leur cas ne fût officiellement tranché. Jacques Rabema• nanjara est aujourd'hui ministre d'Etat chargé de l'économie nationale et le docteur Ravoahangy ministre de la santé publique. Raseta, par contre, qui avait été condamné et proscrit en 1948, au même titre que ses compagnons, par la Cour criminelle de Tana- narive, ne pouvait, en raison de ses attaches trop connues avec les communistes, prétendre à aucune faveur. Certains se sont étonnés que le chef de l'Etat malgache ait fait entrer dans son gouvernement des hommes qui, hier encore, étaient interdits de séjour dans leur propre pays. Mais l'union nationale a de ces exigences et le président Tsiranana, outre qu'on le sait débonnaire et libéral par nature, est beaucoup trop avisé pour se priver d'atouts aussi précieux. Dès l'origine, les positions politiques de MM. Raseta et Ravo- hangy s'opposaient, bien que l'un comme l'autre fussent de farouches nationalistes. Le premier, lié au P. C. français, ne peut espérer retrouver son influence qu'en se mettant à la remorque de l'A.K.F.M. et en soutenant la politique économique du parti, que son président, M. Adriamanjato, maire de Tananarive, voudrait déjà subordonner à la constitution d'une démocratie populaire malgache. Le second, de haute noblesse hova, issu de la caste très fermée des Andria- masinavalona, ne s'est jamais disculpé complètement de sa parti• cipation au complot de la Vi Vato Sakelina (V. V. S.), en français, « Fer, Pierre, Ramification », qui sont les sigles symboliques d'une société secrète, dont l'action clandestine fut découverte à Tanana• rive en 1917. Celle-ci, qui prétendait à un certain ésotérisme et exi• geait de ses membres un serment sur des objets sacrés, n'a jamais, en vérité, dévoilé ses véritables buts. On sait seulement qu'en pleine guerre, comme un procès l'a révélé par la suite, ses affiliés, recrutés généralement parmi les Hova, se proposaient de faire périr par le poison le plus grand nombre possible d'Européens. Peut-être a-t-on exagéré leurs intentions de nuire, vu qu'ils n'avaient alors 446 MADAGASCAR AN I

ni armes, ni véritables moyens d'action. Tel est du moins l'avis de M. Hubert Deschamps, un des meilleurs connaisseurs de l'histoire de Madagascar (1). S'il est permis aujourd'hui de juger plus sereinement qu'on ne l'a fait à l'époque cette étrange organisation de conspirateurs nationalistes, il serait sans doute naïf de les tenir tous, indistincte• ment, pour innocents. Ravoahangy, jeune étudiant, fut, pour sa part, condamné aux travaux forcés à perpétuité, mais bénéficia plus tard d'une commutation de peine, puis d'une mesure de faveur, ce qui lui permit de devenir en 1946 membre de l'Assemblée Consti• tuante et de siéger très constitutionnellement au Palais Bourbon... Engagé, depuis des années, à la pointe du combat pour « la res• tauration de l'indépendance malgache », Jacques Rabemananjara ne saurait être confondu avec aucun de ses anciens compagnons de prison ou d'exil. II fut néanmoins arrêté le 12 avril 1947 pour participation à la rébellion qui ensanglantait alors Madagascar, et condamné à la réclusion. Mais il a toujours nié, bien que fondateur du fameux Mouvement démocratique de rénovation malgache (M. D. R. M.), avoir eu aucune part à ce soulèvement. Gracié à la suite du vote de la loi d'amnistie par le Parlement français, il devint rapidement dans la métropole l'infatigable propagandiste de l'indépendance malgache, jouissant de l'appui des milieux catholiques, comme il avait reçu naguère à Tananarive l'efficace soutien des missions des plateaux, particulièrement celui des jésuites. En revenant aujourd'hui dans la capitale < malgache, il peut être assuré de retrouver les nombreux amis qui n'ont jamais cessé, en son absence, de militer pour son retour dans la mère patrie et lui ont gardé leur estime. Ecrivain brillant de langue et de culture française, poète à ses heures, marié à une normande, ce n'est pas lui qui reniera jamais sa culture occidentale dont il est justement fier. Ajoutons que son passage au bagne de Nossi-Lava n'a en rien diminué sa vigueur physique et morale et qu'il aurait pu devenir un redoutable adversaire du président Tsiranana si ce dernier n'avait eu la sagesse, avant les élections du 4 septembre, de contracter une loyale alliance avec lui.

Beaucoup comptaient, cependant, mettre (à profit l'incontes• table autorité de Jacques Rabemananjara pour constituer un tiers

(1) Voir Hubert Deschamps, Mondes d'Outre-Mer, Histoire de Madagascar, Berger- Levrault, Paris, 1960. MADAGASCAR AN I 447 parti dont il aurait pris la tète et qui aurait même reçu, a-t-on dit, de discrets encouragements de la hiérarchie. On envisageait aussi que ce parti, ou plutôt cette troisième force, tout en se réclamant de l'union nationale, souhaitée par le président, rassemblerait sur un programme modéré, appuyé sur des principes chrétiens, tous ceux qui refusent de se ranger sous l'obédience quelque peu monopolisatrice du P. S. D. (1) le parti gouvernemental. Les hommes qui constituent cette troisième force s'opposent à la fois au P. S. D. et à l'A. K. F. M. Au premier, ils reprochent non seulement ses tendances socialistes, mais surtout d'avoir introduit dans le fonctionnement de l'administration locale des pratiques de camaraderie politique, trop souvent intéressées. Leur hostilité à l'A. K. F. M. n'est pas moindre puisqu'ils se décla• rent résolument anticommunistes. Ils accepteraient, cependant, volontiers dans l'avenir ce qu'on pourrait appeler une diminutio capitis des pouvoirs présidentiels. En concentrant entre ses mains l'essentiel, pour ne pas dire la totalité des pouvoirs, le président s'expose, en effet, à ce qu'un jour l'opposition lui fasse grief d'en avoir abusé. On se rappelle qu'en 1959 le distingué sénateur Zafi- mahova, président de l'Assemblée représentative, démissionna parce qu'A n'avait pas approuvé le vote du projet constitutionnel soutenu par le gouvernement Tsiranana, vote qui avait eu lieu dans des conditions jugées cavalières par M. Zafimahova. Plusieurs leaders modérés s'accommoderaient d'un exécutif distinct de la personne du président de la République. La séparation des pouvoirs est en effet une idée qui commence à germer dans les milieux politiques malgaches, sans que le prestige assuré du prési• dent en soit, d'ailleurs, nullement atteint. Mais la société merina qui a toujours conservé depuis la monarchie la nostalgie du pouvoir, n'abandonne pas l'espoir de le reprendre. Comme on devait s'y attendre, les partenaires de la troisième force n'ont pas réussi à se mettre d'accord, à la veille du scrutin, sur le choix à l'intérieur des listes, ni sur le partage des sièges. Tout en conservant l'étiquette tsiraniste, dont il eût été bien imprudent de se priver, on alla aux urnes en ordre dispersé et chacun courut sa chance. Il s'agissait d'élire 107 candidats pour 7 circons• criptions. Le vote devait s'effectuer au scrutin de liste et à la

(1) Parti Social Démocrate, fondé par M. Tsiranana en 1956, mais qu'il ne dirige pius depuis qu'il a été appelé à la présidence de la République. Le P. S. D.'est devenu, sous la direction de M. Resampa, ministre de l'Intérieur, un instrument politique puissant, auquel on reproche de vouloir accaparer toutes les places et parfois d'en tirer profit 448 MADAGASCAR AN I

représentation proportionnelle. Mais le législateur, prévoyant et sans doute bien conseillé, avait introduit dans la loi un correctif majoritaire suivant lequel toute liste obtenant 55 % des voix emportait du même coup la totalité des sièges. Le succès fut foudroyant. Le P. S. D. obtint la majorité dans les sept provinces, ce qui dépassait tous les espoirs, l'A. K. F. M. » n'obtenant que trois sièges dans la capitale, avec toutefois, pour l'ensemble, 13 % des suffrages. Le tiers parti, qui avait commis l'erreur de se fractionner, fut réduit à 22 sièges seulement, alors que le tout-puissant P. S. D. en emportait 85. Toutes les autres formations furent impitoyablement balayées, y compris l'Union démocratique et sociale (U. D. S. M.) de M. Zafimahiva, réduite à la portion congrue. Si l'on cherche maintenant à tirer les conclusions de la consul• tation du 4 septembre, force est bien de convenir que la loi électo• rale, habile, trop habile peut-être, et parfois critiquée par les bénéficiaires eux-mêmes, a plus ou moins faussé le sens général des élections, sinon les résultats. Certes, aucun mode de scrutin n'est parfait, et même une répartition proportionnelle intégrale n'a pas que des avantages. Il est incontestable, cependant, que la masse du peuple a plébiscité la politique du président Tsiranana et il faut se féliciter du témoignage de reconnaissance, rendu par ses concitoyens au premier homme d'Etat de la Grande Ile. Mais c'est un fait que le correctif des « 55 % » a nui à la formation d'un tiers parti dont la présence, au sein de la nouvelle Assemblée, eût empêché l'A. K. F. M. d'affermir ses positions dans le pays et d'apparaître, aux yeux des masses malgaches, comme le seul mouvement d'opposition constructif. En se privant de ce facteur d'équilibre nécessaire, le gouver• nement semble avoir pensé davantage au présent qu'à l'avenir. Quelles que soient les mesurés qu'il sera amené à prendre demain, l'opposition,' minoritaire, saura les utiliser contre lui. Les arguments ne manqueront pas à l'A. K. F. M. pour fomenter des mécontente• ments dont les divisions intérieures, les rivalités raciales, toujours latentes, suffiront à lui fournir le prétexte.

Le président Tsiranana a dit un jour par boutade, mais cer• tainement dans un sentiment d'amitié, des Français de Madagascar, MADAGASCAR AN I 449 qu'ils constituaient la vingtième tribu de la Grande Ile. Le mot est heureux et mérite réflexion. Cette vingtième tribu (1), mêlée

à la masse des 5.20.0.000 Malgaches, ( promus depuis peu citoyens de la nouvelle République, on ignore généralement qu'elle dispose des mêmes droits personnels, des mêmes droits civiques, que les autochtones. Electeurs et éligibles comme eux, il s'est établi entre ces nationaux français et la société malgache une coexistence harmonieuse qui est peut-être, quoiqu'on en ait dit parfois, la meil• leure preuve de l'œuvre accomplie pendant ce demi-siècle à Madagascar. Deux Français, élus sur les listes P. S. D., MM. Longuet et Lechat, détiennent chacun un portefeuille dans le nouveau gou• vernement, respectivement le portefeuille des Finances et des Travaux publics. Comme on le voit, la souveraineté acquise par l'Etat malgache, si elle a supprimé du même coup l'administration métropolitaine (exception faite pour les fonctionnaires engagés au titre de l'assistance technique), a laissé intactes l'amitié et la confiance des deux pays. La page tournée, Malgaches et Français savent qu'ils demeurent encore solidaires. La mission d'aide et de coopération, qui fut longtemps la nôtre, ne se limitera donc pas aux crédits accordés par la France ou par ses partenaires occiden• taux. Une autre tâche nous incombe maintenant,- qui est d'aider le jeuûe Etat à remplir son programme de mise en valeur, à propos duquel le président Tsiranana soulignait récemment qu'il reposait sur deux principes fondamentaux : la fidélité à la zone franc et l'association avec le Marché commun. Est-ce à dire que les Français de Madagascar, cette vingtième tribu estimée de M. Tsiranana, n'aient pas pour l'avenir de sérieux motifs d'inquiétude ? La situation économique, sans s'être détériorée ces dernières années au point où on l'a dit, est loin d'apparaître dans tous les secteurs également satisfaisante. Le meilleur gage 3e confiance de nos nationaux réside, disons-le, dans l'autorité du président et l'intégralité de ses pouvoirs de chef de l'Etat et de président du Conseil. S'il venait un jour à y renoncer, bon nombre d'entre eux se croiraient, comme les Malgaches eux-mêmes, abandonnés de leur « ray amandreny », de leur protecteur, et pourraient être tentés de plier bagages.

(1) 51.000 Français, dont 5.000 Réunionais, plus 4.000 Européens de souches diverses.

LA UUVUM a*. 23 3 450 MADAGASCAR AN I i L'évolution de Madagascar indépendant ne fait que commencer. On voudrait savoir dans quelle voie s'engage la Grande Ile, mainte• nant que le retour des trois anciens exilés a mis le sceau à l'unité nationale et ouvre un avenir tout neuf à son économie, jusqu'à présent retardataire. En dépit de son réseau de propagandistes et des puissants moyens d'action qu'il a mis en œuvre pendant la campagne, le P. S. D. n'a remporté en fait qu'une victoire partielle. Celle-ci, tout compte fait, représente 48 % des suffrages. On peut supposer que sur les 52 % qui n'ont pas voté pour ce parti ou se sont abstenus, un certain nombre sera tenté de rejoindre tôt ou tard l'A. K. F. M. ou ses groupuscules voisins, refuges des mécontents. Leurs porte- parole n'ont pour le moment qu'un seul cheval de bataille : critiquer sans relâche la coopération franco-malgache et exciter les passions xénophobes contre les accords économiques et militaires, qui lient Madagascar à la France. Us ne se font pas faute non plus, soutenus par les nombreuses feuilles tananariviennes à faible tirage, mais virulentes, d'affirmer des tendances communo-marxistes, en même temps qu'ils s'ingénient à remuer les instincts populaires en préco• nisant un retour à la tradition des ancêtres et aux vieilles coutumes locales. Sans exagérer les progrès réels de cette malgachisation, conséquence naturelle de l'indépendance, on constate que celle-ci s'accompagne d'un chauvinisme agressif, peu compatible du reste avec la douceur habituelle de l'âme malgache. A cette intransigeance doctrinale, d'origine étrangère, s'en ajoute une autre qui relève du facteur racial et religieux, dont on sait la place qu'il occupe dans la société hova des plateaux. En effet, un certain nombre de protestants, résidant à Tananarive ou en pays Merina, sont gagnés à l'ultra-nationalisme au point de se laisser entraîner dans le jeu des partis extrêmes. Aussi divisés que les catholiques auxquels ils s'opposent traditionnellement, et peu favorables à l'actuel régime présidentiel, ils viennent grossir les rangs de l'A. K. F. M., hostile à la politique gouvernementale. Mais c'est surtout le fait nouveau de la prépondérance des côtiers, résultant du suffrage universel, qui semble motiver leur ombra• geuse réserve. Il faut chercher la cause de cette paradoxale attitude dans des raisons ataviques lointaines, des ressentiments historiques profonds, qui n'ont guère varié depuis un siècle et font de ces réfrac- taires, au demeurant fort respectables, de perpétuels oppo• sants. MADAGASCAR AN I 451

Habitants de PImerina, descendants des conquérants de Pile, beaucoup supportent mal, qu'ils soient notables ou gens du peuple, d'être gouvernés par un « côtier », de race tsimihety et d'origine prolétarienne. Se considérant, les uns et les autres, issus de la race des seigneurs, ils furent,' sous Galliéni, les adversaires les plus résolus de l'occupation française, car c'est elle qui les a dépossédés de leurs privilèges, bien que l'administration métropolitaine ait recruté au début, parmi eux, une partie de ses cadres. Or, c'est parmi eux aussi que l'on rencontre de nos jours le plus de médecins, d'avocats, de fonctionnaires et d'intellectuels, souvent fort distin• gués, qui ont été à peu près les seuls, pendant des années, à repré• senter à Madagascar la culture occidentale. Une partie de cette bourgeoisie merina a contribué à faire élire à Tananarive, maire de la ville, M. Andriamanjato, qui est pasteur et préside le Parti du Congrès de l'Indépendance, dont les liaisons avec l'Internationale communiste se passent de preuves. Si l'A. K. F. M. trouve auprès de l'intelligentsia locale d'inconscients partisans, la doctrine économique du parti, telle qu'elle nous est connue, n'est pas de nature à rassurer les Malgaches ni les Européens, solidairement intéressés au' développement et à la prospérité de la Grande Ile. Il va de soi que ce n'est ni avec la socia• lisation des moyens de production, ni avec la nationalisation de l'industrie, qu'on relèvera le niveau de > vie des populations, problème majeur que le nouveau gouvernement va avoir à résoudre. Ainsi le problème économique se double-t-il d'un problème ethnique et politique délicat, qui pèse sur la société malgache, qu'on retrouve à travers toute son histoire, et qui réside dans l'antagonisme traditionnel des côtiers et des habitants des plateaux. Les efforts de l'administration française, à laquelle il serait injuste, malgré certaines erreurs, de ne pas reconnaître sa part dans l'évolution actuelle, ont tendu à réduire l'hégémonie hova, héritage de là monarchie, et à favoriser le développement écono• mique et social des provinces côtières. Si elle y a réussi en partie, c'est grâce surtout à l'œuvre accomplie, avec l'aide féconde des Missions, dans le domaine de l'enseignement. Mais il demeure à Madagascar un fait scolaire, qui peut avoir des incidences politiques graves, et, à coup sûr, engage l'avenir : nous voulons parler de la disproportion par rapport à l'enseignement, entre les provinces de PImerina et les Côtes. D'une enquête récente portant sur l'ins• truction de la jeunesse, il rassort que si, parmi les Hova, 70 % 452 MADAGASCAR AN I

lisent le malgache et comprennent généralement le français, la pro• portion tombe à 22 % chez les Betsimisaraka (les « nombreux inséparables ») de la région de Tamatave, et à 11 % chez les Antai- saka (« ceux de la vallée ») dans le sud de la province de Fiana- rantsoa. Il faudra donc de longues •années de scolarité pour que le nombre et la qualité des élites s'égalisent d'une province à l'autre, et que les côtiers puissent aborder avec les mêmes chances que les Hova les carrières libérales. Dans l'état présent des choses, la grande majorité des étudiants, pour les études supérieures, est originaire des Plateaux. La politique du gouvernement, attentive au maintien des rapports semi-fédéraux qui protègent les populations côtières, exigera de longs efforts. On croit M. Jacques Rabemananjara, responsable de la direction de l'économie nationale, désireux de les poursuivre en tenant compte des "réalités ethniques qui conditionnent la vie malgache. Déjà, on peut se féliciter de voir revivre les « Communautés rurales autochtones modernisées » (CRAM), auxquelles M. Soucadaux, alors qu'il était Haut-Commis• saire, avait accordé toute son attention. De même, la rénovation des communautés dites ' fokori'olona, qui constituent, à l'échelon des villages, d'utiles organes d'entraide mutuelle, très appréciés des Merina, apparaissént-elles de bon augure. Car la vocation éco• nomique de Madagascar, comme l'a dit souvent M. Tsiranana, reste agricole. C'est sur l'agriculture, au sens le plus large du mot, que Madagascar doit prétendre fonder son économie, qui intéresse une population presque exclusivement paysanne. Observons que 44 % des Malgaches ont moins de quinze ans. Le taux d'accroisse• ment de la population est un des plus élevés du monde : chaque année, elle augmente de 110.000 naissances, ce qui dans dix ans fera plus d'un million d'individus qui n'auront encore rien produit et qu'il faudra nourrir. La poussée démographique exige un effort supplémentaire des activités agricoles, notamment dans la culture du riz, élément essentiel de la nourriture du Malgache. La production du paddy devra être portée au cours de la prochaine décade à 2 millions de tonnes (au lieu de 1.500.000 en 1958), si l'on veut seulement maintenir le niveau de vie actuel. L'industrialisation du pays, l'exploitation des richesses minières plus ou moins hypothétiques, et que certains autochtones n'ont que trop tendance à surestimer, ne peuvent venir qu'après coup. Graphite, mica, minéraux radioactifs (thoriacite), filons aurifères, MADAGASCAR AN 1 453 voire pierres précieuses, sans parler de l'important gisement de «harbon de la Sakoa dans la région peu favorisée de Tuléar, ont fait l'objet d'essais limités ou d'ex ploitations à faible rendement, actuellement stationnaires. Le sisal, par contre, en raison d'un usinage perfectionné, a pris un grand essor dans la province orientale de Fort-Dauphin. Il faut rendre hommage à l'esprit d'initiative des pionniers courageux qui sont venus défricher ces terres in• grates et, par là, ont apporté le bien-être aux populations de l'Androy, jusqu'ici déshéritées. La baisse du cours du sisal, notamment aux Etats-Unis, a cependant sérieusement affecté, ces dernières années, l'exportation de ce produit. La bonne volonté n'a jamais manqué à Madagascar. De multi• ples réalisations, dans le secteur public et privé, ont progressive• ment amélioré, en ce demi-siècle, le niveau de vie des autochtones, mais demandent désormais, pour être poursuivies, une aide ex• térieure accrue et un plan de mise en valeur rigoureux. Le succès des entreprises nouvelles demeure conditionné par le, financement de grands projets d'investissement. Qu'il s'agisse de la culture du coton à longue fibre dans le delta du Mangoky, du plan d'extension des rizières sur les terrains fertilisés qui entourent le lac Alaotra, ou des travaux hydrauliques nécessaires à l'amélioration de l'élevage dans les arides territoires du Sud, un immense effort reste à'faire (1). Celui-ci s'avérerait mutile s'il ne correspondait pas à un mouvement profond des populations. Car ce sont elles finalement qui devront contribuer, par leur travail, à augmenter le revenu national, notoirement insuffisant. Une telle mise en œuvre exige une discipline sévère et un sincère esprit de sacrifice qu'il appartient maintenant au gouvernement malgache de susciter. On pense à ce sujet au cas unique de la vaillante petite nation d'Israël, presque dépourvue de moyens naturels, et dont le remarquable développement agricole peut être cité en exemple. • Chacun sait, toutefois, qu'il n'est pas de véritable indépendance politique sans indépendance économique. Le président Tsiranana le comprend si bien qu'à la veille des fêtes de juillet il en a averti ses compatriotes, par ces paroles qu'ils auraient profit à méditer : « ha période des cadeaux est terminée, celle de \Veffort conslruetif

(1) Dans la seule province de Tuléar, le cheptel bovin est évalué à 2.200.000 têtes. Il pourrait être beaucoup plus important si les animaux trouvaient à s'abreuver pendant la saison sèche. Dans certains secteurs de l'Androy, où les points d'eau sont rares, des milliers de zébus meurent de soif chaque année. 454 MADAGASCAR AN I commence. » Mais indépendance ne veut pas dire isolement et le sort de la Grande Ile, ancrée sur la vieille route maritime des Indes, demeure lié à l'Occident chrétien, dont la civilisation est aujourd'hui la sienne. Sa volonté de la préserver de la menace eommuno- asiatique qui s'étend aux zones sous-développées de l'hémisphère austral, répond au désir de tous ses dirigeants. Ce n'est pas sans raison que le gouvernement de Tananarive a mis l'accent, au moment.où se discutaient à Paris les accords de coopération, sur la nécessité d'une politique de défense commune avec la France. Cette attitude de fermeté, rassurante, reconnaissons-le, pour l'avenir de Madagascar, doit être attribuée à l'exceptionnel réalisme de son Président et aussi à l'antique sagesse malgache qui nè s'est jamais mieux exprimée que dans ce dicton : « On ne repousse pas du pied la pirogue qui vous a fait passer la rivière. »

JEAN DE SAINT-CHAMANT.