Tany Be, Nosy Be Espaces Insulaires Et Écriture Malgaches
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‘L’ici et l’ailleurs’: Postcolonial Literatures of the Francophone Indian Ocean e-France : an on-line Journal of French Studies, vol. 2, 2008 ISSN 1756-0535 Tany Be, Nosy Be Espaces insulaires et écriture malgaches Magali COMPAN College of WILLIAM AND MARY « Le bonheur est dans les îles » titrait récemment le magazine Le Nouvel Observateur (juin-juillet 2003) qui, dans une série d’articles concernant les voyages de plaisance vers « des petites terres du large », décrit les îles comme des « paradis intacts » ou encore des « petites terres miraculeusement oubliées » où les îliens vivent « selon le rythme de la nature ».1 Près de 800 ans après l’initiation des grands voyages européens de découvertes, Le Nouvel Observateur, dans un aplomb imperturbable, réitère une pensée du bout-du-monde, reproduisant un schéma dichotomique dans lequel se retrouvent un « là-bas » opposé au « ici et maintenant » d’un occident moderne. Dans la section sur l’île de Stromboli, « qui tourne les têtes et fait bouillir le sang », l’article stipule que : c’est à Stromboli que l’on a le sentiment d’être arrivé au bout du monde… Dans un de ces endroits qui vous sortent de la vie, du bruit, du monde, comme dans un ————— 1 François Caviglioli et al., ‘Les Iles du désir : six paradis à portée de rêves’, Le Nouvel Observateur (juin-juillet 2003), pp. 14-37. Tany Be, Nosy Be 149 cloître, un désert, un musée. C’est le propre de beaucoup d’îles. (p. 16) Dans sa promotion d’une culture de l’annuelle villégiature, le voyage vers l’espace insulaire est présenté tel une échappatoire, temporaire, des bruits, de la vie, du monde qui entourent, harcèlent, exaspèrent le lecteur. L’île devient lieu interdit aux profanes, hautement protégé, lieu dépeuplé où il ferait bon se retrouver, ou encore lieu clos, que les ravages du temps ne peuvent atteindre. De ce fait, l’île, semble suggérer l’auteur, symbolise un espace préservé et inaccessible. Espace cependant de possible initiation où l’on peut entrer au risque de s’y perdre. L’île est également espace d’éternité, échappant au temps de la vie humaine, protectrice d’un savoir perdu ou rejeté par ce monde qui nous envahit. Dans sa représentation de tels espaces insulaires, Le Nouvel Observateur puise au cœur de conceptions solidement ancrées dans l’imaginaire occidental : l’île devient lieu désirable, de par sa distance, son isolement, sa nature encore non corrompue et son altérité qui la distinguent de cet occident qui la construit. L’attrait d’un tel lieu dépend certes de sa distance par rapport à la réalité du lecteur, à sa quotidienneté. Cependant, il réside également dans sa disponibilité : la distance physique entre ces deux espaces peut être facilement franchie, la différence culturelle expérimentée, sa nature et son isolement utilisés comme source de jouvence afin d’améliorer et d’enrichir la subjectivité occidentale. Objet de désir et lieu nostalgique d’utopies libertaires où les préceptes d’un occident moralisateur deviennent caduques, l’espace insulaire fonctionne également dans l’imaginaire occidental en tant que lieu d’oppositions binaires. En effet, une fois l’espace mythique de l’île atteint par le voyageur, déception, souffrance, punition et isolation souvent apparaissent. L’île est donc une terre qui fascine par son hybridité : tantôt île paradisiaque abritant la cité idéale, tantôt espace interdit, repaire de monstres insulaires. Cet espace peut être simultanément abri permettant à l’individu de se terrer et donc essentiellement d’échapper à l’humanité qui l’entoure, ou 150 Magali COMPAN expiatoire prison. En effet, les qualités utopiques de l’île qui en font un espace paradisiaque d’échappatoire peuvent également être vécues telle la source des fonctions irrévocablement dystopiques de l’île/prison. Ainsi, derrière l’image idéalisée de l’île paradisiaque, émerge rapidement celle d’un lieu étouffant où l’individu se trouve inexorablement limité. Réunissant peur et fantaisie en un même lieu, l’île devient espace ambivalent, menaçant et grisant, site d’oppositions binaires : échappatoire- piège, havre-prison, sécurité-danger, utopie-dystopie. L’île est cependant toujours considérée par rapport à un centre, dont elle est la synthèse ou l’antinomie, l’alpha ou l’oméga. Elle n’existe donc qu’à travers un système de référence, en l’occurrence l’Occident, qu’elle définit en le validant ou le critiquant. Il nous est ainsi possible de conclure que l’île n’est pas seulement un espace géographique tangible. C’est avant tout un concept et un trope littéraire et discursif occidental ayant nourri et favorisé des délinéations de différence et de construction de soi. Dans son article « Feuilles de songes : Chroniques du transfert insulaire », Jean-François Réverzy retrace l’évolution des conceptions insulaires dans les traditions gréco-latine, brittanique, irlandaise en passant par les traditions celtiques jusqu’aux songes insulaires de notre modernité.2 Ce mythe insulaire peut être développé par d’innombrables exemples qui se différencient et se ramifient en fonction des destinées symboliques de l’histoire. Mais qu’en est-il de l’île de Madagascar ? Comment est-elle appréhendée dans l’imaginaire occidental ? Souvent évoquée sous le nom de « la Grande île », Madagascar, affirme Jean- Louis Joubert, « est un des lieux fétiches de la rêverie française sur l’ailleurs ».3 Les récits de voyage, le genre obligatoire du contact des cultures, auront ainsi contribué à construire Madagascar en tant que lieu exotique, île paradisiaque où le ————— 2 Jean-François Reverzy, ‘Feuilles de songes : Chroniques du transfert insulaire’, in Ile et fables. Paroles de l’autre, Paroles du même: Linguistique, littérture, psychanalyse, édité par Jean-Claude Marimoutou et Jean-François Reverzy (Paris : L’Harmattan, 1990), pp. 17-33. 3 Jean-Louis Joubert, Littérature de l’Océan Indien, publication électronique : http://www.bibliotheque.refer.org/litoi/2-2.htm Tany Be, Nosy Be 151 voyageur pourra apprécier, entre autre, la liberté amoureuse de ses habitants, le mystère de leurs origines, l’originalité de la faune et de la flore. Madagascar existe en tant que lieu qui fascine, un « lieu de rêves et de défoulements. »4 Quel est alors l’impact d’une telle construction occidentale sur la création littéraire d’écrivains natifs de Madagascar ? Ce travail examine la façon dont le paradigme de l’île fonctionne dans les textes post-coloniaux écrits par deux auteurs malgaches, auteurs francophones dont la voix littéraire est fortement influencée par les constructions occidentales de leur terre natale. L’exploration de ce thème permet, d’une part, de déceler les difficultés de vivre dans un tel espace géographique et, d’autre part, de révéler les problèmes et les possibilités inhérentes aux tentatives d’utilisation et d’appropriation d’un trope occidental dans la production d’une littérature francophone malgache. Quels rôles joue l’île chez Jacques Rabemananjara, poète et leader politique qui participa à la construction de la nation malgache et Jean-Luc Raharimanana, romancier et nouvelliste contemporain, dont l’écriture revendique une condition post- nationale ? Comment est-ce que ces auteurs malgaches s’approprient ou détournent la puissance idéologique de l’île en tant que trope d’un discours colonialiste afin qu’elle devienne expression d’une identité/voix littéraire malgache ? Le défi littéraire auquel ces auteurs font face, ainsi que le définit Dorothy Lane, est que « the coloniser’s language easily constructs the island, maps it, and finally claims ownership of that territory. »5 C’est à l’encontre de telles constructions et de telles déclarations de possession que les auteurs malgaches s’emparent des problèmes et promesses de l’espace insulaire pour le métamorphoser en un outil de résistance, véhicule de leur voix et de leur vécu malgache. Ile comme idée : Madagascar et l’imaginaire occidental Des textes de Marco Polo jusqu’aux toutes récentes brochures touristiques proposant à un public occidental des escapades ————— 4 Ibid. 5 Dorothy Lane, The Island as a Site of Resistance: An Examination of Caribbean and New Zealand Texts (New York: Peter Lang, 1995), p. 2. 152 Magali COMPAN culturelles, spatiales, mais aussi temporelles vers « cette île du bout du monde », nombreuses sont les narrations qui inlassablement réitèrent l’idée de la terre malgache comme espace insulaire, un espace à inventer, à conquérir, à coloniser, à exploiter : la cartographie, la dénomination de cet espace, les récits des missionnaires, les récits de voyages ou de piraterie, les comptes rendus d’expéditions botaniques, ou encore les narrations littéraires, contribuent à une construction textuelle de Madagascar comme lieu d’abondances, de différences, clairement délimité par une spécificité insulaire, une masse terrestre dont l’unité est à la source de son identité. En tant que construction occidentale commencée au XVe siècle, Madagascar fonctionne de nos jours à travers le même registre. Une brochure touristique (publiée en 2003) s’adressant à un public français met l’accent sur les charmes du pays et note que « Madagascar vous offre des décors naturels hors du temps », ou encore que « le pays a su échapper aux hordes touristiques ». Et le texte de conclure que « Madagascar est encore à découvrir. » C’est par le déploiement d’une armada de représentations narratives que le colonisateur initie sa première prise de possession de l’île. Ainsi, l’île émerge en tant qu’expression conceptuelle du colonialisme, celle-ci précédant, et par la suite coexistant avec une véritable conquête géographique de l’île. A travers l’abondance de telles représentations, Madagascar devient dès le XVe siècle, un éden insulaire, le rêve de botanistes, anthropologues, naturalistes, ou voyageurs à la recherche d’aventures ou de gains matériels. Madagascar revêt idéalement, mais également problématise les caractéristiques de l’espace insulaire telles qu’elles sont conçues dans l’imaginaire européen.