Revue d’histoire des chemins de fer

35 | 2006 Les chemins de fer. De l’histoire diplomatique à l’histoire de l’art

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhcf/413 DOI : 10.4000/rhcf.413

Éditeur Association pour l’histoire des chemins de fer

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2006 ISSN : 0996-9403

Référence électronique Revue d’histoire des chemins de fer, 35 | 2006, « Les chemins de fer. De l’histoire diplomatique à l’histoire de l’art » [En ligne], mis en ligne le , consulté le 29 mars 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rhcf/413 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhcf.413

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Cette livraison de la RHCF invite le lecteur à un parcours thématique à travers les disciplines et les domaines de l’histoire : les articles réunis ici nous emmènent « de l’histoire diplomatique à l’histoire de l’art » en passant par l’histoire de l’aménagement du territoire, l’histoire urbaine et militaire, l’histoire des techniques et de l’électricité, celle des entreprises et de la première occupation, l’histoire des mœurs, de la culture, du sport, de la communication et de la publicité, pour nous ramener aux sources et à leur préservation : ce n’est pas pour nous distraire, ou nous engager à nous complaire dans la variété des paysages que permet de découvrir le chemin de fer en cent soixante-dix ans d’histoire. Le panorama se révèle ici système, c’est un réseau de fls et d’images qui démontrent, au-delà de la richesse du thème ferroviaire, son caractère dynamique et la cohérence de ses articulations. Enfn, à l’heure où l’AHICF s’apprête à célébrer son vingtième anniversaire on voit comment tel article se réclame explicitement d’une étude antérieurement publiée par la revue, comment d’autres sont issus de travaux universitaires soutenus par l’association, d’une conférence donnée à ses membres ou de rencontres permises par des colloques en ou à l’étranger. Un réseau de partenaires s’est constitué et ces études inédites sont le fruit de leur dialogue.

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SOMMAIRE

L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie. Chemins de fer et diplomatie dans les Balkans Henry Jacolin

Les chemins de fer et l’heure légale Lucien Baillaud

« La civilisation suit la locomotive » : le credo ferroviaire de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902) Amaury Lorin

Une entreprise en territoire occupé : Arbel à Douai (1914-1919) Anne Callite

L’électrification de la manutention dans les gares au XIXe siècle Aurélien Prévot

La structuration de la desserte militaire sur le réseau PLM (1862-1936) Thomas Bourelly

Le Train bleu : la couleur et le mouvement d’un voyage Rocío Robles Tardio

Villégiature, loisirs sportifs et chemins de fer : L’image du sport dans les affiches ferroviaires (1919-1939) Jean-Yves Guillain

Les archives des constructeurs de matériel roulant du Nord de la France Anne Callite

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L’établissement de la première voie ferrée entre l’Europe et la Turquie. Chemins de fer et diplomatie dans les Balkans

Henry Jacolin

1 À la fin de la guerre de Crimée, l’Empire ottoman, qui occupe tous les Balkans à l’exception de la Serbie et du Monténégro, ne compte pas une seule ligne de chemin de fer (carte n° 1). Entre 1860 et 1874, il met péniblement en place un embryon de réseau. Mais il a fallu attendre pratiquement la fin du siècle, 1888, pour que soit mise en service la première voie ferrée directe entre l’Europe et la Turquie. La lenteur de la construction de cette liaison capitale tient à l’échec de toutes les tentatives entreprises jusqu’à 1878. Sa réalisation n’est due qu’à la décision des grandes puissances, réunies en congrès à Berlin en 1878, d’achever ce projet au plus vite.

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Carte n°1 - 1860-1869

Dessin de Henry Jacolin

De la guerre de Crimée au congrès de Berlin

Les obstacles à la création de la liaison Europe-Turquie

2 Les tentatives entreprises pour établir une liaison ferrée entre l’Europe et la Turquie se sont heurtées jusqu’à 1878 à de nombreux obstacles.

L’incapacité technique et financière de la Turquie

3 Pendant longtemps, l’Empire ottoman a été incapable de se passer du concours de l’étranger et « les finances turques ne pouvaient avancer les dépenses de la construction de voies ferrées », ce qui ne laissait à ce pays d’autre choix que « le recours au système des concessions »1.

Les réticences de la Turquie à la construction de chemins de fer

4 Deux camps s’affrontaient en Turquie : le parti vieux turc « considérait l’introduction de chemins de fer dans la Turquie d’Europe comme un cheval de Troie, comme une voie ouverte aux idées et bientôt aux armées de l’Occident »2. Les militaires toutefois estimaient que des chemins de fer pouvaient être utiles pour acheminer des troupes plus rapidement afin de mater les rébellions dans les régions éloignées, mais à condition que ces voies ferrées ne soient pas reliées au réseau occidental. En fait, « tant que la Turquie eut à craindre la poussée moscovite, elle feignit de se prêter aux projets autrichiens visant à relier Vienne à Constantinople. Mais, après la paix de Paris concluant la guerre de Crimée, tranquille du côté de la Russie, la Porte écarta alors toutes les combinaisons destinées à réaliser ce désir »3.

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5 Dans le même temps, « la Turquie sentait qu’il lui fallait céder à l’insistance de la diplomatie européenne qui réclamait une voie d’accès vers le Bosphore »4, compte tenu du fait qu’il n’existait aucune communication entre l’Europe centrale et la capitale ottomane par chemin de fer et que « les deux seules routes accessibles au trafic d’orient étaient constituées par le Danube, avec le double obstacle des Portes de fer et des glaces en hiver, et par la mer, par Trieste, avec les longs détours que comporte une côte très découpée »5. « La Turquie observait avec une grande défiance ce jeu de la politique internationale. Aussi s’opposait-elle à tout ce qui pouvait contribuer au développement de la Serbie »6 émancipée en 1832 de son joug et qu’elle considérait comme le principal foyer d’agitation anti-turc dans les Balkans. « C’est d’abord pour cette raison qu’elle s’opposait à la construction de chemins de fer, couteau à double tranchant qui faciliterait le mouvement des troupes serbes vers la frontière turque et servirait à l’affranchissement du peuple chrétien7. » 6 La Turquie mettait en avant deux autres tracés : l’un par Vidin, Calafat et Orsova (sur le Danube à la frontière hongroise, mais où n’aboutissait encore aucune voie ferrée)(carte n° 1), l’autre par Mitrovica et Sarajevo en Bosnie-Herzégovine (pour que la liaison en question reste le plus longtemps possible sur le territoire de la Turquie) (carte n° 2). En fait, la Turquie n’était prête à donner son accord à une liaison à travers la Serbie qu’à la condition d’en avoir le contrôle8.

Carte n° 2 - 1869

Dessin de Henry Jacolin

Les ambitions des grandes puissances

7 La Grande-Bretagne « sut exploiter après la guerre de Crimée les résultats de la victoire commune en tirant parti de la clause du traité de Paris qui ouvrait et neutralisait les Bouches du Danube »9 pour capturer le trafic des Balkans. « Pour avoir soutenu la Porte pendant cette guerre, sa diplomatie était à même de dicter ses volontés à

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Constantinople10. » Le jeu de l’Angleterre a principalement consisté « à empêcher l’établissement d’une ligne directe de Vienne à Constantinople »11. Elle a ainsi proposé la construction de voies ferrées de pénétration dans la péninsule balkanique à partir de la Méditerranée (projet d’une voie ferrée Scutari-mer Noire)12, de la mer Égée (projet de construction d’un port à Salonique et de creusement du cours du Vardar) et de la mer Noire.

8 Les puissances germaniques avaient un objectif, le Drang nach Osten, la liaison Berlin- Vienne-Salonique-Constantinople-Bagdad, et une obsession, la Serbie, dont elles craignaient le nationalisme pan-slave, susceptible de déstabiliser la Double Monarchie et les Balkans. C’est la raison pour laquelle l’Autriche-Hongrie soutenait, elle aussi, les tracés alternatifs par Vidin et par la Bosnie-Herzégovine. Elle avait en effet des visées sur cette province turque extrême-occidentale, qui s’enfonçait comme un coin entre ses possessions de Croatie et de Dalmatie. Toutefois, les milieux d’affaires préconisaient le tracé par Belgrade, le plus direct, pour libérer le commerce des Balkans de l’influence britannique. Progressivement, en tout cas depuis le Compromis austro-hongrois de 1867, sont apparues des divergences entre l’Autriche et la Hongrie, la première soutenant le tracé par la Bosnie-Herzégovine, qui conduisait à Vienne, la seconde le tracé par la Serbie, qui conduisait à Budapest. 9 La Russie s’affirmait toujours comme la protectrice des peuples chrétiens des Balkans, mais la défaite de Crimée, qui avait provoqué une nouvelle délimitation des intérêts de Vienne et de Saint-Pétersbourg, limitait ses ambitions à une ligne située à la hauteur de Constantza.

Les tergiversations de la Serbie

10 La Serbie qui demeurait, nominalement du moins, vassale de la Turquie, » était prise entre ses intérêts économiques et ses craintes stratégiques »13. Craignant d’être écartée, elle déployait une intense activité diplomatique ; le gouvernement de Belgrade « souhaitait que la ligne passât par la Serbie, mais voulait garder toute son indépendance »14.

La construction d’un embryon de réseau ferré en Turquie d’Europe

11 La construction d’un réseau ferré en Turquie d’Europe a donc été inséparable de la question controversée de la liaison de ce futur réseau avec les chemins de fer d’Europe centrale. Rumeurs, campagnes de presse, intoxications, menaces, manœuvres diplomatiques – des projets ont parfois été proposés par des protagonistes dans le seul but de bloquer d’autres projets – interventions d’aventuriers ont fait perdre beaucoup de temps à discuter de tracés improbables ou inacceptables. Histoire singulièrement embrouillée, qu’il serait trop long de raconter ici, mais où l’on peut, en schématisant, distinguer trois étapes.

Les années 1850 : les premiers projets mort-nés

12 C’est le prince Alexandre Karageorgevitch de Serbie qui, le premier, en 1851, a lancé l’idée d’une voie ferrée reliant Constantinople à l’Europe à travers la Serbie15. Aucune réponse de la Turquie dont l’autorisation était encore nécessaire. En 1855, le gouvernement ottoman « annonce son intention d’encourager la construction d’une

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voie ferrée reliant Istanbul à Belgrade »16. Mais rien ne se passe, car la réalisation d’un projet aussi considérable constituait un effort dépassant les capacités de la Turquie. Un seul petit projet est réalisé : la ligne Cernavoda-Kustendje (Constantza) (carte n° 1).

13 En 1857, l’active diplomatie anglaise obtint pour une compagnie nationale, la « Danube and Black Sea Railway and Kustendje Harbour », la concession de la ligne Kustendje- Cernavoda qui coupe en deux la steppe de la Dobrogea dans sa partie la plus déserte. D’une longueur de 63 km, cette ligne, mise en service en 1860, permit aux navires anglais de débarquer leurs marchandises à Kustendje pour les transporter par chemin de fer vers le Danube en court-circuitant l’embouchure de ce fleuve, dont la navigation n’avait pas encore été régularisée. « Malheureusement, le port manquait, Kustendje n’était qu’une rade foraine. Le trafic s’obstina à passer par Sulina. La ligne ne fit pas ses frais17. »

Les années 1860 : le repli des projets sur le Bas-Danube

14 Dans le courant des années 1860, le besoin de meilleures communications avec l’Europe centrale et les difficultés de navigation sur le cours inférieur du Danube, mais, surtout, « le souci de protéger l’intégrité de l’Empire menacée par le puissant mouvement qui se développait en Russie pour la libération des Bulgares »18 conduisent les autorités turques à limiter leurs ambitions à la région du Bas-Danube. L’état-major, qui cherchait à se doter « des moyens de concentrer des troupes sur cette frontière », fit adopter en 1860 le projet d’une ligne stratégique partant du Danube à Rustchuk et reliant à ce fleuve Varna, Burgas et Andrinople (siège de nombreuses garnisons) (carte n° 1). Mais ce projet, encore trop important, ne tarda pas à être abandonné faute de ressources.

15 Toutefois, « l’un des tronçons de ce projet, Rustchuk-Varna, intéressa les Anglais. Avec quelques travaux, on pouvait rendre le port de Varna accessible aux navires et recommencer en ce point, à travers le Deli Orman, la ligne de transbordement qui, faute d’un port à Kustendje, n’avait pas réussi à travers la Dobrogea »19. En 1863, la ligne est concédée à une compagnie anglaise. Longue de 222 km, elle est mise en service en 1866. Mais « elle fut livrée dans un état déplorable. Le trafic danubien s’obstina à gagner la mer Noire par l’embouchure du Danube, dont la navigation avait été entre temps améliorée »20. Bien que prolongée en 1869 par le gouvernement roumain jusqu’à Bucarest, qui n’avait alors d’autre accès ferroviaire à la mer, tout le trafic resta attiré par Braila et Galatz. Mais « dix ans après la prise de Sébastopol, le débouché du marché anglais s’étendait, en remontant le Danube, jusqu’à Vidin »21.

Les années 1870 : la concession Hirsch

16 En 1867, à l’issue d’une visite à Paris, le sultan Abdul Aziz donne instruction de construire une voie ferrée entre Istanbul et l’Europe. Plusieurs tentatives de concessions se révèlent infructueuses. Apparaît alors un personnage qui propose ses services : le baron Hirsch.

17 En 1869, il obtient du gouvernement turc une concession pour la construction d’un réseau de 2 500 km reliant Istanbul à l’Autriche par Felipe (Plovdiv), Sofia, le sandjak de Novi Pazar et la Bosnie-Herzégovine (Sarajevo, Travnik, Banja Luka), avec des antennes vers Burgas, Dedeagatch et Salonique (carte n° 2). Pour assurer l’exploitation de ces futures voies ferrées, le baron Hirsch s’adresse à la Südbahn, la puissante compagnie qui exploitait la ligne de Vienne à Trieste ainsi qu’une antenne en Croatie qui atteignait

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presque, à Sisak, le point de jonction envisagé avec le réseau turc (Dobrljin). Mais le conseil d’administration de cette société refuse la proposition, considérant que les conditions proposées lui sont défavorables. Hirsch crée alors la Société générale pour l’exploitation des chemins de fer de la Turquie d’Europe, à laquelle le gouvernement turc participe par l’octroi de garanties kilométriques. 18 La construction des voies ferrées commence en plusieurs points, entre Constantinople et Felipe, entre Andrinople et la mer Égée, entre Salonique et Uskub et entre Banja Luka et la frontière autrichienne (Dobrljin) (carte n° 3). Non sans difficulté, « dans un pays à peu près inconnu, dénué de toutes ressources, où il n’existait aucune carte et où il était impossible de trouver le personnel technique indispensable, et dont la population envisageait avec hostilité la présence d’ingénieurs et de techniciens étrangers »22.

Carte n° 3 - 1869-1878

Dessin de Henry Jacolin

19 Mais en 1871 la mort d’Ali Pacha altère ce plan. Son successeur, Mahmoud Pacha, est opposé à une liaison avec le réseau européen, lui préférant une connexion avec la Roumanie et la Russie. S’estimant délié de ses obligations, Hirsch obtient la résiliation de la convention de 1869 et la conclusion le 18 mai 1872 d’une nouvelle convention, qui prévoit que la compagnie achèvera les lignes dont la construction est en cours (Constantinople-Andrinople-Felipe-Belovo, Andrinople-Dedeagatch, Salonique-Uskub, Banja Luka-frontière autrichienne) et construira Andrinople-Yambol-Chumla, point situé sur la ligne Rustchuk-Varna, ainsi que Uskub-Mitrovica, mais que le reste est abandonné (Felipe-Burgas, Belovo-Sofia-Niš-Priština et la traversée de la Bosnie de Mitrovica à Banja Luka). Le réseau concédé est réduit de 2 500 à 1 400 km environ. Sentant venir le vent, « Hirsch avait eu l’adresse pendant trois années de se dérober à la convention qui lui imposait la jonction du réseau entier avec les chemins de fer occidentaux et, par un coup de théâtre, réussit à substituer le gouvernement turc aux

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obligations qu’il avait éludées. C’est ainsi que la Porte se trouva chargée de construire directement ces jonctions »23.

20 Ont alors été construites les lignes suivantes (carte n° 3) :

21 - réseau oriental : Istanbul-Belovo, de 1871 à 1873 (561,076 km) avec les antennes de Kuleli Burgas à Dedeagatch (1872, 112,970 km) et de Tirnovo Seimen à Yambol (1874, 105,710 km). En couplant la ligne Edirne-Dedeagatch avec la ligne principale de Edirne à Kuleli Burgas et en faisant partir la ligne vers Yambol de Tirnovo Seimen au lieu de Edirne, la compagnie a quelque peu triché sur le kilométrage en empochant les subventions pour 816 km concédés, alors que 780 km seulement ont réellement été construits ; 22 - réseau occidental : Salonique-Uskub (Skopje)-Mitrovica, de 1872 à 1874 (362,890 km) ; - réseau de Bosnie-Herzégovine : Dobrljin-Banja Luka (104,330 km) en 1872, mais abandonné dès 1875, la sécurité du trafic étant menacée par l’insurrection qui se développait dans cette province. 23 Au total, 1 246,976 km ont été construits pour 1 400 concédés. Mais ce réseau présentait trois graves lacunes. D’abord, il était morcelé en trois tronçons, auxquels s’ajoutaient les deux lignes isolées et déficitaires construites par les Anglais : Cernavoda-Kustendje et Rustchuk-Varna. Le tronçon que la compagnie s’était engagée à construire de Yambol à Chumla pour relier le réseau oriental à Rustchuk-Varna n’a pas été réalisé ; ensuite, la jonction prévue avec l’Europe a été abandonnée ; enfin, les lignes construites étaient les plus faciles : la ligne principale dans la plaine de la Marica s’arrête à Belovo, au pied du plateau de Sofia ; la ligne qui devait traverser la Bosnie-Herzégovine est limitée à Dobrljin-Banja Luka, ligne de plaine, évitant le relief difficile du tronçon Mitrovica-Sarajevo. Sans raccordements, l’exploitation de ces lignes était condamnée à des résultats médiocres. 24 En 1874, la construction de ces lignes est arrêtée ; en 1876 le gouvernement turc fait banqueroute. Les insurrections se multiplient dans les Balkans : en 1875 en Bosnie- Herzégovine, en 1876 en Bulgarie, en 1877 en Serbie et au Monténégro, qui déclarent la guerre à l’Empire ottoman. La Russie, qui avait tenté sans succès d’amener la Porte, que soutenait la Grande-Bretagne, à négocier le sort des chrétiens des Balkans, déclare à son tour la guerre au sultan et intervient militairement. 25 Tirant la leçon de son impréparation pendant le conflit de Crimée, la Russie a construit plusieurs voies ferrées pour soutenir son effort de guerre (carte n° 3) : 26 - de Bender à Reni, à travers la Bessarabie, ligne qui rejoint le réseau roumain près de Galatz (305 km à voie large construits en 58 jours en 1877) ; - de Fratesti (près de Giurgiu) à Zimnicea, à 65 km en amont sur la rive roumaine du Danube, ligne mise en service en décembre 1877 après 50 jours de travail ; - de Svistov, en face de Zimnicea, à Tirnovo (environ 120 km), l’armée russe a étudié un projet dont la construction a commencé, mais que la prise de Rustchuk par l’armée russe a rendu inutile24. 27 Le réseau ferré des Balkans a subi des dommages : Rustchuk-Varna a été occupée et en partie détruite par l’armée russe ; les autres lignes ont été atteintes, les gares brûlées, les ouvrages d’art détruits. Le matériel roulant a été incendié lors de la retraite de l’armée turque. Mais la Bulgarie a été libérée et la Turquie, battue, contrainte par la Russie de signer le traité de San Stefano le 3 mars 1878.

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Du congrès de Berlin à la liaison Europe-Turquie

La diplomatie européenne en action

Le traité de San Stefano

28 Ce traité crée une grande Bulgarie qui s’étend du Danube à l’Est, à l’Égée au Sud et au lac d’Ohrid à l’Ouest. Le territoire de la Turquie d’Europe est de ce fait coupé en deux. La Serbie, qui avait reçu des Russes quelques promesses d’agrandissement, est mécontente. Au lieu de récolter les fruits de la victoire contre les Turcs, elle a l’impression d’avoir été lésée par la création de la grande Bulgarie. La Serbie se tourne alors vers l’Autriche-Hongrie. Enfin l’annexion par la Russie de la Dobrogea, enlevée aux Turcs, mettait désormais les Balkans à portée de l’armée russe. Inquiets de ce coup de force diplomatique, Londres et Vienne exigent la révision du traité. Une conférence est convoquée à Berlin le 13 juin 1878 sous la présidence de Bismarck.

La conférence de Berlin

29 Les grandes puissances sont d’accord sur trois principes : que la Russie ne réalise pas son rêve séculaire d’accès aux mers chaudes ; que la route des Indes reste libre sous pavillon britannique (la Grande-Bretagne en profite pour se faire accorder Chypre) ; que l’Empire ottoman soit maintenu en vie. Après un mois de négociations, la conférence obtient quatre principaux résultats :

30 a- la disparition de la grande Bulgarie, qui marque un recul de l’influence russe. La grande Bulgarie est coupée en trois morceaux (carte n° 4) : la Principauté de Bulgarie, qui devient un État libre ; la Roumélie orientale, qui dispose d’un gouvernement chrétien mais qui reste sous suzeraineté turque ; la côte de la mer Égée, qui demeure turque.

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Carte n° 4 - 1878-1888

Dessin de Henry Jacolin

31 b- Le démantèlement partiel de l’Empire ottoman dans les Balkans contraint d’accorder l’indépendance totale à la Serbie et à la Bulgarie, d’octroyer une semi-indépendance à la Roumélie et de céder les districts méridionaux de Niš, de Pirot et de Vranje à la Serbie et la Dobrogea à la Roumanie.

32 c- Le renforcement de l’influence de l’Autriche-Hongrie, à qui la Bosnie-Herzégovine est confiée à titre provisoire et qui obtient le droit d’entretenir des garnisons dans le sandjak de Novi Pazar. 33 d- L’internationalisation du problème des chemins de fer. En vertu du traité de Berlin :

34 - la Bulgarie est substituée aux engagements de la Turquie envers la compagnie Rustchuk-Varna et envers l’Autriche-Hongrie et la Compagnie d’exploitation des chemins de fer de la Turquie d’Europe pour ce qui concerne l’exploitation, l’achèvement et le raccordement des chemins de fer sur son territoire (article X) ; 35 - en Roumélie, les droits et obligations de la Sublime Porte sont maintenus pour ce qui concerne les chemins de fer (article XXI) ; - la Serbie est substituée aux engagements de la Turquie envers l’Autriche-Hongrie et la Compagnie d’exploitation des chemins de fer de la Turquie d’Europe pour ce qui concerne l’exploitation, l’achèvement et le raccordement des chemins de fer à construire sur le territoire nouvellement acquis par la principauté (article XXXVIII). 36 Mais, surtout, la conférence marque son désir de voir ces obligations se réaliser rapidement en précisant que les conventions nécessaires pour régler ces questions seront conclues, immédiatement après la signature du présent traité, entre l’Autriche- Hongrie, la Porte, la Servie (ainsi était alors désignée cette principauté) et la Principauté de Bulgarie.

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La diplomatie austro-hongroise en action

37 L’Autriche prend en main la politique des chemins de fer dans les Balkans. Tel est, sur le plan ferroviaire, le principal résultat du congrès de Berlin. L’Autriche est désireuse de raccorder au plus vite le réseau ferré européen aux lignes construites jusqu’alors par la Turquie, qui avaient eu pour principal résultat d’ouvrir la région au commerce anglais au détriment du commerce de l’Autriche-Hongrie. Les desseins de Vienne sont servis par la Serbie qui, abandonnée par la Russie, tombe sous l’influence de la diplomatie austro-hongroise.

a- La mise sous tutelle ferroviaire de la Serbie

38 Pour imposer plus facilement ses vues aux pays des Balkans concernés, l’Autriche- Hongrie impose à la Serbie la conclusion de deux conventions.

39 Par la convention du 8 juillet 1878 Vienne accepte de défendre, lors de la conférence de Berlin, les intérêts de la Serbie moyennant l’engagement par Belgrade de construire dans un délai de trois ans les lignes suivantes : Belgrade-Niš, Niš en direction de Belovo, Niš en direction de la voie ferrée Salonique-Mitrovica. En échange, l’Autriche-Hongrie s’engage à raccorder son réseau à Belgrade dans un délai de trois ans. Les deux gouvernements agiront d’accord afin d’assurer la construction et le raccordement simultané des lignes de jonction bulgares et ottomanes. La construction et l’exploitation de ces lignes seront uniformes, les règlements étant calqués sur ceux de l’Autriche-Hongrie. 40 La convention du 9 avril 1880, qui fixe le point de jonction entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie à Belgrade et la date de sa mise en service à juin 1883, recommande l’élaboration de tarifs communs entre l’Autriche-Hongrie, la Serbie et les autres pays concernés, insiste sur le caractère international des voies ferrées qui seront construites (deux trains par jour) et, surtout, insiste sur l’urgence de tenir la réunion à quatre prévue par le traité de Berlin. 41 L’Autriche-Hongrie a fait pression sur la Serbie pour obtenir trois résultats : l’amener à exécuter au plus vite les obligations de Berlin, éviter que la concession des chemins de fer serbes soit accordée à une société susceptible de porter atteinte aux intérêts de l’Autriche-Hongrie, raccorder enfin les chemins de fer de Serbie avec le réseau de l’Autriche avant qu’ils soient reliés à ceux de Bulgarie et de Turquie.

b- L’imposition des vues autrichiennes aux pays balkaniques

42 Une fois la Serbie liée, l’Autriche-Hongrie impose ses vues aux deux autres partenaires en les amenant à signer la convention du 9 mai 1883 relative aux chemins de fer entre l’Autriche-Hongrie, la Serbie la Turquie et la Bulgarie (dite « convention à quatre ») qui précise les modalités d’exécution de la liaison entre l’Europe et la Turquie.

43 - Article 1 : les quatre pays s’engagent à faire construire, raccorder et livrer à l’exploitation le 15 octobre 1886 les lignes suivantes. - Article 2 : Autriche-Hongrie : Budapest-Semlin (face à Belgrade, à la frontière hungaro-serbe). - Article 3 : Turquie : (1) Belovo-frontière ottomano-bulgare (en direction de Sofia) ; (2) un embranchement de la voie ferrée Salonique-Mitrovica qui se détachera aux environs de Priština (ou de tout autre point jugé convenable par la Turquie) jusqu’à la frontière

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ottomano-serbe, suivant le tracé jugé le plus convenable d’un commun accord pour se raccorder à la ligne venant de Niš. - Article 4 : Serbie : (1) Belgrade-Niš ; (2) Niš-frontière bulgare vers Pirot ; (3) Niš-Vranje en direction de la voie ferrée Salonique-Mitrovica, en un point à déterminer en accord avec la Turquie. - Article 6 : une commission spéciale déterminera les points de raccordement aux frontières un an au plus tard après la ratification de la convention (1er octobre 1883). - Article 8 : toutes ces voies ferrées auront des caractéristiques uniformes (écartement 1,436 m, matériel roulant et signaux conformes au système austro-hongrois). - Article 10 : les tarifs internationaux seront fixés sur la base du principe de la nation la plus favorisée. - Articles 11 et 12 : seront mises en place des correspondances directes entre Vienne et Budapest d’une part, Constantinople et Salonique de l’autre, ainsi qu’avec les lignes contiguës. 44 Cette convention à quatre appelle trois observations.

45 D’une part, les négociateurs ont élargi la mission que leur avait confiée le traité de Berlin en ne se limitant pas à fixer les points de jonction entre les lignes à construire, mais en cherchant à faciliter le trafic entre l’Europe centrale et les Balkans. 46 D’autre part, les délais de construction fixés sont très courts : en effet, la commission prévue par l’article 6 doit déterminer les points de jonction avant le 1er octobre 1884 et la mise en service des voies ferrées doit intervenir le 15 octobre 1886, soit deux ans après seulement. 47 Enfin, le choix des points de raccordement ne correspondait pas toujours aux vœux des pays concernés. En effet, la Bulgarie souhaitait que la ligne à construire entre Sofia et Belgrade passe non pas par Pirot et Niš, mais par Kustendil et Uskub (Skopje) pour des raisons internes (desservir les mines de charbon de Pernik, situées entre Sofia et Kustendil), économiques (mettre la Bulgarie en communication directe avec Salonique et la mer Égée) et politiques (avoir un accès direct avec la Macédoine, objet de sa propagande nationaliste). La diplomatie viennoise, soutenue par la Serbie, qui prenait ainsi sa revanche sur la Bulgarie, a imposé le tracé Sofia-Niš, plus court, mais qui oblige la Bulgarie à emprunter le territoire serbe pour se rendre en Macédoine et à Salonique. De son côté, la Turquie souhaitait que la liaison avec la Serbie passe par Mitrovica et la vallée de l’Ibar, afin que la longueur de la ligne à construire soit la plus courte possible sur son territoire et que le trafic reste le plus longtemps possible sur les rails turcs (carte n° 3). Mais elle a dû opérer une double retraite en acceptant que le point de contact avec le réseau serbe soit établi à Vranje (sur la Morava et non sur l’Ibar) et que le point de raccordement avec la ligne Salonique- Mitrovica soit situé non pas à Priština mais à Uskub. Dans les deux cas, Sofia-Pirot-Niš et Niš-Vranje-Uskub, la diplomatie viennoise avait réussi à imposer le trajet le plus court.

La construction des raccordements

48 L’achèvement de la liaison entre l’Europe et la Turquie nécessitait la construction de plus de 600 km de voies ferrées entre Belgrade et Constantinople/Salonique (carte n° 4)

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En Hongrie

49 La construction de la ligne Budapest-Szabadka (Subotica)-Ujvidek (Novi Sad)-Semlin (Zemun), en face de Belgrade, était pratiquement terminée lorsque la convention à quatre a été signée, sa mise en service étant intervenue en décembre 1883. L’achèvement du pont sur la Save, entre Semlin et Belgrade, le 1er août 1884, a permis l’ouverture de la première section internationale de cet axe le 15 septembre 1884.

En Serbie

50 La Serbie devait construire la ligne Belgrade-Niš-Vranje en direction de Skopje et l’embranchement Niš-Pirot-Tsaribrod en direction de Sofia. Elle avait déjà entrepris la construction de la première ligne avant la conclusion de la convention à quatre. Une tentative d’adjudication ayant échoué, l’Union générale, représentée par M. Bontoux, avait proposé au gouvernement une offre complète pour toute l’opération (emprunt, construction, exploitation). L’octroi de ce marché de gré à gré a été aussitôt contesté par l’opposition : débats acharnés à la Skupstina, le parlement de Serbie, tentatives de corruption de la part du gouvernement, démission collective des députés de l’opposition, campagnes de presse. Finalement la Skupstina a approuvé le 4 avril la convention signée avec l’Union générale en février 1881 pour la construction de Belgrade-Niš-Vranje (363 km)25.

51 La construction a commencé par la mise en place d’une ligne de service, reliant Velika Plana, située sur le tracé de la future ligne, à Smederevo. Ce port sur le Danube permettait de réceptionner les matériaux acheminés depuis l’Autriche-Hongrie par la voie ferrée aboutissant au port de Bazias, situé en aval. Mais, au début de 1882, l’Union générale fait faillite. En avril, la concession est reprise par le Comptoir national d’escompte de Paris, qui achève les travaux26. Le 4 septembre 1884, donc quelques jours après la liaison Budapest-Belgrade, la ligne Belgrade-Niš (244 km) est inaugurée. La guerre qui survient entre septembre et décembre 1885 entre la Serbie et la Bulgarie ralentit la construction de Niš-Vranje et de Niš-Pirot-Tsarigrad. La section Niš-Vranje (122 km) est achevée en septembre 1886. Mais il faudra attendre encore deux ans pour que le tronçon que la Turquie devait construire jusqu’à Skopje soit mis en service. La construction de la section Niš-Pirot-Tsarigrad (93,362 km) fait l’objet d’un contrat signé avec la compagnie de construction et d’exploitation des chemins de fer de Serbie en mars 1885. Elle est achevée en septembre 1887 jusqu’à la frontière. Mais il faudra attendre août 1888 pour que la Bulgarie achève le tronçon au-delà de la frontière27.

En Bulgarie

52 La Bulgarie devait construire, à l’origine, c’est-à-dire lors de la signature de la convention à quatre, le tronçon Tsaribrod (frontière serbe)-Sofia-Vakarel (frontière avec la Roumélie restée sous suzeraineté turque), soit 114 km. Ce projet a suscité un grand débat politique opposant d’un côté les généraux et les ministres favorables aux intérêts russes (les ministres des affaires étrangères et de la défense étaient d’ailleurs russes) qui préconisaient la construction de cette voie ferrée par des pionniers de l’armée et par des corvées locales, comme ils l’avaient vu faire en Asie russe, et de l’autre côté des entrepreneurs bulgares, soutenus par le prince Alexandre, qui luttaient contre une influence excessive de la Russie. Finalement, l’adjudication de cette ligne à une entreprise bulgare fut, en partie, la cause d’une brouille entre la Bulgarie et la

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Russie28. En novembre 1887, la section Sofia-Vakarel était mise en service et, le 5 juillet 1888, le tronçon reliant Sofia à la frontière serbe, où l’attendait depuis septembre 1887 la ligne venant de Niš.

En Turquie

53 La Turquie devait construire deux tronçons, le premier reliant Uskub (Skopje) à la frontière serbe, en territoire turc, le second entre Belovo, terminus du réseau des chemins de fer orientaux, et Vakarel, en Roumélie orientale. La construction du tronçon Skopje-frontière serbe (85,109 km) qui franchit le seuil de Preševo séparant les bassins de la Morava et du Vardar (459 m), a été confiée par la Société ottomane des raccordements à l’entreprise Vitali. Les travaux, commencés en 1885, ont été achevés en juin 1887. Mais des difficultés ont retardé l’ouverture officielle, alors que les Serbes avaient, de leur côté, achevé les travaux dès septembre 1886. L’inauguration de cette seconde section de la ligne internationale le 19 mai 1888 permit de relier directement l’Europe à Salonique29.

54 Le tronçon Vakarel-Belovo (46,287 km) se trouvait, lorsque la convention à quatre a été conclue, sur le territoire de la Roumélie orientale, restée sous suzeraineté ottomane. En 1885, le gouvernement ottoman concède l’exploitation de ce tronçon au groupe financier du Comptoir d’escompte et de la Banque ottomane, qui confie lui-même la construction et l’exploitation à la même entreprise Vitali. Aussitôt, le baron Hirsch s’y oppose, faisant valoir que le contrat de 1872 donnait à la Compagnie d’exploitation des chemins de fer orientaux le droit d’exploiter toutes les lignes de la Turquie d’Europe30. Mais la Bulgarie, qui avait en 1885 annexé la Roumélie orientale et qui avait décidé d’exploiter son réseau en régie, réclame l’exploitation de cette ligne pour le cas où elle ne serait pas donnée à la Compagnie des chemins de fer orientaux. La Bulgarie s’opposait à l’exploitation par la société Vitali, ne souhaitant pas voir une troisième compagnie exploiter sur son territoire les 364 km allant de la frontière serbe à la frontière turque. La société Vitali, qui ne disposait pas de matériel roulant, était prête à céder son droit d’exploitation. Refus du baron Hirsch. La situation était bloquée. Cette ligne, dont la construction était pratiquement achevée en 1887, a alors été laissée à l’abandon ; les habitants volaient les pierres taillées, des brigands ont même enlevé quatre employés de la compagnie. Le 8 juillet 1888, le gouvernement bulgare s’empare de la ligne en faisant valoir que le reste de la section internationale, Tsaribrod-Vakarel, était prêt depuis novembre de l’année précédente et qu’il lui appartenait d’assurer la sécurité publique31. L’inauguration de ce dernier tronçon, les 12 et 13 août 1888, a ouvert la voie au trafic international entre Vienne/Budapest et Istanbul. Mais, pour marquer son mécontentement devant le coup de force de la Bulgarie, le sultan Abdul Hamid a décommandé au dernier moment les préparatifs de la réception qui était prévue à Istanbul. 55 Finalement, le voyageur qui, parti de Paris ou de Vienne, se dirige vers Istanbul, voyage de Belgrade à la frontière bulgare sur les rails de la compagnie d’État des chemins de fer serbes. « Il pénètre à Tzaribrod sur le réseau de l’État bulgare. Jusqu’à Vakarel, il suit une voie construite et exploitée par l’État bulgare. De Vakarel à Belovo, il suit une ligne construite au compte du gouvernement turc par une société Vitali et donnée en location à l’État bulgare par le gouvernement turc, mais comprise dans le réseau d’exploitation de la compagnie des Orientaux. À Belovo, il pénètre cette fois décidément sur le réseau des Orientaux » jusqu’à Istanbul32.

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56 Ce n’est donc qu’à la suite d’une intense activité diplomatique que l’on a pu se rendre directement par train, sans rupture de charge, de Paris à Istanbul. Auparavant, l’Express d’Orient, créé en 1883, passant par Budapest et Bucarest, nécessitait la traversée du Danube par ferry entre Giurgiu et Ruse et un parcours en bateau de Varna à Constantinople, ce qui demandait plus de 80 heures. Désormais, avec l’Express d’Orient, mis aussitôt en service de Paris à Constantinople, il ne fallait plus que 67 heures 30 pour parcourir 3 186 km. 57 La réalisation de cet axe a mobilisé tous les efforts des pays balkaniques puisque, jusqu’en 1888, aucune autre voie ferrée n’a été construite, à l’exception d’une courte antenne en Serbie (Lapovo-Kragujevac) et du réseau à voie étroite que les Autrichiens se sont empressés d’édifier en Bosnie-Herzégovine (carte n° 4). 58 Après avoir erré de Vidin à la pointe extrême de la Bosnie-Herzégovine, le point de jonction a finalement été fixé à Belgrade. La géographie a imposé à la diplomatie l’axe Morava-Vardar, qui constitue la voie la plus directe d’accès aux Balkans.

NOTES

1. Georges Bousquet, Les Chemins de fer bulgares, Paris, Imprimerie Chaix, 1909, 45 p., 1 carte, citation p. 27. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 5. 4. Ibid. 5. Jean Erdic, En Bulgarie et en Roumélie mai-juin 1884, Paris, Alphonse Lemerre éditeur, 1885, 386 p., p. 232. 6. Dragomir Arnaoutovitch, Histoire des chemins de fer yougoslaves 1825-1937, Paris, Dunod, 1937, 366 p., 8 cartes, citation p. 38. 7. Ibid. 8. Ibid., p. 48. 9. Erdic, op. cit., p. 233. 10. Bousquet, op. cit., p. 5. 11. Erdic, op. cit., p. 233. 12. Arnaoutovitch, op. cit., p. 38. 13. Vladislav Karanfilski, « Izgradnja zeleznicke pruge Solun-Skopje », Zeleznice, 1973/5. 14. Arnaoutovitch, op. cit., p. 43. 15. Ibid., p. 38. 16. S.H. Beaver, « Railways in the Balkan Peninsula », The Geographical Journal, mai 1941. 17. Bousquet, op. cit., p. 5. 18. Metodi Peitchev et Sacho Doitchinov, « Les chemins de fer bulgares », La Vie du rail, n° 1138 (24 mars 1968), p. 3-12. 19. Bousquet, op. cit., p. 5. 20. Ibid. 21. Erdic, op. cit., p. 233. 22. [Anon.], Les Chemins de fer de la Turquie d’Europe, Versailles, Imprimerie Cerf, 1885, 97 p.

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23. Erdic, op. cit., p. 234. 24. Pavel Mikhailovitch Lessar, De la construction des chemins de fer en temps de guerre, lignes construites par l’armée russe pendant la campagne 1877-1878, traduit du russe par L. Avril, Paris, Librairie scientifique, industrielle et agricole Eugène Lacroix, s.d., 130 p. et 10 planches. 25. Arnaoutovitch, op. cit., p. 68-86. 26. Ibid., p. 95-101. C’est ce que l’a appelé en Serbie « l’affaire Bontoux ». 27. Ibid., p. 130-136. 28. Bousquet, op. cit., p. 9. 29. Arnaoutovitch, op. cit., p. 135. 30. Bousquet, op. cit., p. 32-33. 31. Léon Lamouche, La Bulgarie dans le passé et le présent, étude historique, ethnographique, statistique et militaire, Paris, L. Baudoin, 1892, xx-520 p., carte ; Arnaoutovitch, op. cit., p. 137-138. 32. Bousquet, op. cit., p. 37.

AUTEUR

HENRY JACOLIN

Diplomate honoraire

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Les chemins de fer et l’heure légale

Lucien Baillaud

1 La notion d’heure repose sur plusieurs bases d’ordres très différents : le point de vue de l’astronomie, avec la succession des jours et des nuits ; les modalités de l’adaptation de notre organisme et de la société aux contraintes du cycle jour-nuit, cycle nycthéméral ; un aspect de pure convention, le découpage du temps en compartiments et leur désignation : la numérotation des heures ; la technique de l’horlogerie, avec ses possibilités et ses progrès ; enfin les règlements de la société, la loi, hors laquelle il n’y a pas d’heure « légale ».

2 Dans un lieu donné, « midi » désigne le milieu de la journée, à la mi-temps du lever et du coucher du soleil. On a longtemps, en toutes saisons, divisé le jour en 12 heures et la nuit aussi, heures inégales sauf aux équinoxes, mais l’invention des horloges à poids a permis de donner la même durée aux heures du jour et de la nuit (heures équinoxiales). D’un « midi » au suivant il s’écoule une durée un peu variable, d’environ 24 de nos « heures », le « jour solaire vrai » ; l’observation du ciel donne l’« heure locale vraie ». Pour ne pas demander aux horlogers de construire des horloges à vitesse variable selon les époques de l’année, on a privilégié un « temps moyen » artificiel, établi d’après la moyenne des jours solaires ; la première décision officielle a été prise à Genève le 1er janvier 17801. Il peut y avoir une différence d’une quinzaine de minutes, d’avance ou de retard, entre l’heure du temps moyen et l’heure vraie. C’est l’heure moyenne qui scande notre vie, si nous nous référons au temps des horloges plutôt qu’à la nature.

Les inconvénients des heures locales

3 Cela aboutissait à une notion d’heure locale rationnelle, commode, mais il y a sur notre planète autant d’heures locales que de longitudes différentes : pour aussi innombrables qu’elles soient, elles étaient adaptées à une population sédentaire. Elles sont devenues gênantes avec le développement des communications rapides vers le milieu du XIXe siècle.

4 Une documentation considérable a été publiée sur le sujet par des astronomes et par des spécialistes des transports. Parmi les travaux les plus substantiels2, citons en 1885

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celui de Sanford Fleming, chef des voies de communication du Canada, et le livre de Derek Howse (1980), directeur de la navigation et de l’astronomie du National Maritime Museum de Greenwich. 5 Il fallait prendre conscience des inconvénients des heures locales, inventer un temps à valeur géographiquement plus étendue, poursuivre au plan national puis international l’uniformisation de l’heure, imaginer une « heure standard », trouver les moyens pratiques d’obtenir cette uniformisation, convaincre de son opportunité les personnalités-clés et passer à la réalisation. 6 Les médias de cette époque n’avaient pas une diffusion rapide, de sorte que les idées lancées ici ou là pouvaient n’avoir aucun écho immédiat ailleurs. Cependant, une fois les problèmes résolus tout paraît aller de soi ; pour l’usager, les horaires des chemins de fer sont des données évidentes de la vie courante. On regrette d’autant plus, ici, la nécessité d’être bref pour rendre compte de la diversité des questions soulevées, techniques et humaines. 7 Depuis le XVIIIe siècle et le travail de mécanique horlogère de Pierre Le Roy, Ferdinand Berthoud et John Harrison, les marins, pour faire le point en mer, emportaient des chronomètres garde-temps, qui leur fournissaient en permanence l’heure d’une localité du globe aux coordonnées astronomiques bien déterminées. Ils voyageaient avec, par exemple, l’heure de Paris, de Cadix ou de Greenwich dans leur matériel de navigation. On a aussi proposé de transporter « l’heure » au cours de trajets terrestres, mais l’objectif était différent ; dès 1840, en effet, le capitaine Basil Hall (1788-1884) eut l’idée de faire marquer par tous les bureaux de poste britanniques la même heure, qui serait donnée par des chronomètres apportés de Londres par la malle-poste. En 1842, un rapport était publié, sur la proposition du météorologiste Follett Osler, demandant l’instauration d’une heure commune pour toute la Grande-Bretagne. Ce fut presque réalisé en une décennie. 8 L’époque des diligences céda la place à l’ère des chemins de fer. À moins de circuler selon des arcs de méridiens, les trains passaient par des stations dont les heures locales étaient différentes les unes des autres. Or ils fonctionnaient avec des horaires réguliers : les responsables de la marche de chaque train devaient savoir à quelle heure il fallait arriver à tel ou tel endroit ; la situation risquait d’être intenable : on régla chaque ligne en fonction de l’heure d’une seule localité, celle d’un terminus ; en France, ce fut l’heure de Paris. Cela n’annulait pas la dualité avec l’heure, locale, utilisée par le voyageur montant dans le train. 9 Comment s’organiser par rapport à cette dualité ? Le cas de l’Allemagne présente un intérêt particulier, du fait du nombre des États qui composaient cet empire. Les heures locales des diverses métropoles (Berlin, Dresde, Cologne, etc.) servaient d’heures régulatrices pour les diverses lignes de chemins de fer. On unifia les choses pour toute l’Allemagne du Nord et l’Elsass-Lothringen ; cependant le règlement du 4 janvier 1875 exigeait que chaque station ait une horloge réglée sur l’heure locale et que les guides horaires destinés au public donnent l’heure locale de chacune des localités desservies ; à en croire les horaires annoncés, il fallait près d’une heure de plus pour aller de Cologne à Berlin que de Berlin à Cologne : les longitudes en étaient la cause. Les conducteurs de trains n’avaient pas à connaître le temps local, ils se guidaient d’après leurs propres chronomètres, en se conformant aux horaires de service établis pour eux, différents des horaires destinés au public.

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10 Dans presque toute l’Europe, les compagnies ont pris pour heure normale celle de la capitale. Toutefois, la Suède, à la capitale trop excentrique, se régla sur le méridien de 15° à l’est de Greenwich, une heure ronde de décalage, comme par prémonition des fuseaux horaires ; la Bavière, à l’aire disjointe, prit l’heure de Ludwigshafen et celle de Munich ; l’Italie se réglait sur Turin, Florence, etc. ; l’Autriche-Hongrie et la Russie avaient de multiples références horaires. Ces heures centralisées ne concernaient d’abord que les chemins de fer, mais le rôle croissant de ces derniers dans la vie de la société provoqua partout les mêmes nécessités qu’en Grande-Bretagne ; les divers États européens unifièrent peu à peu les heures de leur vie civile en les calquant sur celle de la gare. Il ne s’agissait pas toujours d’heure « légale » ; ce n’était pas toujours la loi qui définissait l’heure, mais bien les astronomes, en scrutant le ciel, même si une somme d’initiatives locales se traduisait par quelques coups de pouce.

Vers l’unification des heures : les heures nationales

11 Pour unifier l’heure, il faut pouvoir la transmettre, si possible sans devoir transporter les horloges elles-mêmes. Suzanne Débarbat rappelle que l’amiral Ernest Mouchez, à l’Observatoire de Paris, pouvait envoyer l’heure par le télégraphe (devenu électrique) et aussi par la synchronisation directe3. Cela permit l’unification de l’heure dans Paris (1881).

12 Ce sont bien les chemins de fer de France qui nous intéressent ici spécialement, mais les lignes de tous les pays étaient tributaires les unes des autres. 13 En opposition au système, compliqué, qui s’est développé en Allemagne, les compagnies britanniques avaient commencé, dès novembre 1840, de mettre les horloges des gares à l’heure de Londres et de chiffrer les horaires des trains par rapport au temps de Londres. En 1847 un organisme de coordination des chemins de fer recommandait de prendre en compte l’heure de l’Observatoire royal voisin, Greenwich ; la différence était de 23 secondes. 14 Dans toutes les localités où les trains s’arrêtaient, régnait, bien sûr, une heure locale, censée être celle de la vie ordinaire des gens ; on y ajoutait l’heure de la gare, celle des trains, qui était l’heure de Greenwich. Mais les habitants prirent l’habitude de se référer à l’heure de la gare pour la vie civile. Howse signale que quelques villes occidentales de la Grande-Bretagne, éloignées du méridien de Greenwich, conservèrent leurs heures locales plus longtemps que les autres ; mais il affirme qu’en 1855 98 % des horloges publiques britanniques étaient à l’heure de Greenwich. 15 En France, cette évolution, initialement provoquée par les besoins des chemins de fer, conduisait vers l’uniformité de la notation du temps, d’une longitude à l’autre, pour l’ensemble de la société. L’Observatoire de Paris diffusa l’heure parisienne à Rouen (1880), au Havre un an plus tard, puis à La Rochelle, Nancy, etc. ; à Besançon un observatoire déterminait l’heure locale, mais depuis le 1er janvier 1890 la municipalité lui demanda de donner l’heure du méridien de Paris, pour régler les horloges publiques de la ville sur « l’heure nationale » : les Bisontins appelaient ainsi l’heure des chemins de fer.

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L’heure de Rouen

16 Jusqu’en 1891 la situation en France ressemblait à ce qui se passait initialement en Grande-Bretagne ; il y avait l’heure locale et l’heure de la gare, qui était celle du temps moyen de la capitale. On voyait ces deux heures sur les cadrans extérieurs des gares et dans les cours et salles de départ. Mais on connaît la plaisanterie « qui trop embrasse manque le train » : les voyageurs habitués aux diligences avaient peut-être la hantise des horaires minutés des trains ; en fait, ils avaient tendance à arriver en avance, comme aujourd’hui dans les aéroports ; quant aux responsables des chemins de fer, afin d’éviter d’éventuelles réclamations des voyageurs, ils introduisirent un perfectionnement supplémentaire, pour aider les voyageurs à ne pas « manquer le train » : on mit tous les trains en retard par rapport aux horaires annoncés4 ; sur les trottoirs de départ, on lisait une troisième « heure », en retard par rapport à l’heure officielle « de la gare » et sur laquelle les trains se réglaient effectivement. Au début ce décalage était de 3 minutes dans le réseau du Nord et de 5 dans les autres ; en 1887 on unifia le retard à 5 minutes pour tous les réseaux ; en Belgique, il était de 5, 7 ou 10 minutes. Louis De Busschère (1891) cite Wilhem de Nordling, pour qui ce décalage était destiné « à donner des jambes aux voyageurs attardés ».

17 Ainsi donc, les chemins de fer, en France, étaient réglés non pas sur les heures locales de la vie de tout le monde, ni sur l’heure « de la gare », heure de Paris généralisée, mais sur le méridien situé à 5 minutes de retard de temps, soit 1°15’ de longitude ouest de Paris, le méridien de Rouen. Pour une localité donnée, le départ d’un même train se faisait à trois heures nominales différentes. Joseph Rocca soulignait que l’heure de Rouen réglait le plus important des services publics. Cette particularité française fut supprimée le 11 mars 1911. 18 Entre ces diverses mesures et la promulgation de l’heure légale, des avancées essentielles se sont déroulées en Amérique, grâce aux « Américains du Nord, avec leur admirable sens pratique de Business’ men »5.

Le système américain

19 En Amérique du Nord, jusqu’en 1884 les horaires des trains étaient établis, comme initialement en Europe, d’après l’heure locale de la ville la plus importante de la ligne ou d’une ville terminus. Dans une même salle de gare, plusieurs horloges indiquaient des heures différentes selon les lignes concernées, en plus de l’heure locale que le voyageur avait peut-être sur sa montre. Les quelque 75 heures locales utilisées dans l’ensemble des États-Unis rendaient compliquée la consultation des guides des chemin de fer. Le chef de gare doit chiffrer différemment le départ d’un même train s’il s’adresse au personnel du train ou au personnel de la gare ou au public6.

20 Qui a inventé le système des fuseaux horaires et de l’heure standard ? Pour Nordling (1890), « Il serait difficile de dire qui en a eu la première idée, tant elle est naturelle, mais il est certain que ce sont les Américains qui, les premiers, l’ont appliqué en grand [...] »7. Pour Allen (1884), cité par Louis De Busschère (1890) : « almost every city in the country has recently discovered that within its borders dwelt the Father of standard time8. » En fait, des propositions concernant l’heure ont été émises par une dizaine d’auteurs, si ce n’est plus. Selon Nordling (1890) « l’auteur principal du système » aurait été Sandford

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Fleming, « alors ingénieur en chef du chemin de fer Transcontinental du Canada ». Mais depuis longtemps personne ne conteste plus que la priorité revienne à Charles Ferdinand Dowd qui, lui, n’était pas un cheminot, ce qui pouvait nuire à son image auprès des professionnels et à son aptitude à les convaincre. 21 La ville de Saratoga Springs, dans l’État de New York, se targue d’être celle où C.F. Dowd a inventé l’heure standard et les fuseaux horaires9. Dowd était né à Madison (Connecticut) le 25 avril 1825 ; il avait obtenu en 1853 un PhD de théologie à l’Université Yale, à New Haven, ce qui lui valait le titre de Doctor ou de Reverend. C’était un « Presbyterium clergyman ». 22 De 1865 à 1898, il dirigeait une école pour jeunes filles, le Temple Grove Ladies Seminary, remplacé actuellement par le Skidmore College. Après une vie largement consacrée à rendre service aux chemins de fer, il mourut le 12 novembre 1904, ingrate fatalité ferroviaire, sous les roues d’une locomotive à un passage à niveau de Saratoga Springs10. 23 Il n’y avait aucun lien entre la profession de C.F. Dowd et son intérêt pour les problèmes de la désignation de l’heure, mais c’était un homme d’ordre. Il savait que les chemins de fer anglais étaient réglés d’après une heure unique, celle de la capitale ou plutôt celle de l’Observatoire de Greenwich. Il pensait que cela n’était pas réalisable aux États-Unis à cause des distances trop grandes (à peu près quatre heures de différence entre les heures locales des deux côtes océaniques du pays). Il eut l’idée d’une division selon des méridiens, en quatre sections qui différeraient l’une de l’autre de 15° de longitude et seraient décalées d’une heure ronde ; les horloges réglant les horaires des trains de tous les États-Unis marqueraient toutes la même minute. 24 Il présenta son idée en octobre 1869 à une assemblée de responsables des « Trunk Lines » à New York. Le comité de cette assemblée approuva le principe, mais demanda comment cela pourrait se réaliser en détail. À l’automne de 1870, Dowd publia une brochure donnant la correction des heures locales de plus de 8 000 localités et une carte représentant les zones horaires qu’il préconisait. L’ensemble était rapporté, comme cela avait été le cas en Angleterre, à une longitude nationale, en l’occurrence celle de Washington. Les Trunk Lines ne le prirent pas en considération. 25 Dowd multiplia les interventions auprès des autres organisations. Le comité d’Atlanta, en Géorgie, proposa de remplacer la référence de Washington par New York ; cela entraînait un décalage de 3° de longitude des méridiens repères, soit 12 minutes de temps dans les décalages des heures nominales, et c’était plus commode pour certaines sections. Mais pour des raisons d’universalisme Dowd ne souhaitait pas abandonner un méridien national au profit d’un méridien local ; par ailleurs New York est à 74° 1’ de longitude ouest par rapport à Greenwich ; Dowd aimait mieux se référer au chiffre rond, au 75e méridien à l’ouest de Greenwich, soit moins de 4 minutes de temps par rapport à New York ; ce choix heurtait les ressentiments des Américains à l’égard de leur ancienne métropole, mais il avait l’avantage de tout rapporter au système de méridiens adopté par la marine américaine. Dowd continua ses démarches sur ces bases. 26 Les responsables des sociétés ferroviaires tergiversaient, notant que beaucoup de voyageurs ne faisaient que de courts trajets. Ils penchaient pour une adoption ligne par ligne, chaque compagnie agissant librement. Dowd chercha à convaincre les entreprises une par une. Le problème commençait d’ailleurs à être dans l’air du temps. Ainsi, en 1879, Sanford Fleming adressait à l’Académie de Toronto un mémoire proposant d’une

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part comme méridien initial celui du détroit de Bering et d’autre part la division du globe en 24 fuseaux de 15° chacun en longitude. En mai 1879, intervint la Metrological Society : il y eut un comité de l’heure standard, présidé par Cleveland Abbé, qui étudia le sujet. D’un autre côté, l’American Railway Association confia la question à son secrétaire, William F. Allen, l’éditeur du Travelers Official Railway Guide, qui présenta son rapport à Saint Louis en avril 1883 ; il proposait le système de Dowd. 27 La General Time Convention groupait les délégués de 35 réseaux du Canada et du Nord des États-Unis. Elle se réunissait deux fois par an. En avril 1883, à Saint Louis, elle étudia longuement la question. Le 11 octobre 1883, à Chicago, elle décida l’adoption des fuseaux horaires, réglés sur Greenwich, qui entrèrent en vigueur le 18 novembre. Le 17 octobre, à New York, la Southern Time Convention (concernant 34 compagnies des États du Sud) prit la même décision, qui fut appliquée le 20 novembre. 28 Il s’agissait de la dénomination des heures, à l’usage des chemins de fer seulement. Cela ne changeait rien ni à la réalité des horaires des trains, ni à la vie courante des personnes. Cependant les Nord-Américains adoptèrent très vite l’heure de leur fuseau, l’heure des chemins de fer, à la place des heures locales, pour l’ensemble de la vie civile. Quatre mois après les décisions des compagnies, le 9 avril 1884 William F. Allen affirmait que 90 % des Américains avaient abandonné leurs heures locales11. Depuis le 14 mars 1884, de par la loi, Washington était à l’heure du méridien 75° ouest de Greenwich.

La conférence de Washington

29 L’Europe ne se préoccupait pas des débats ferroviaires américains, mais les astronomes et les géodésiens souhaitaient unifier leurs notations horaires et celles des longitudes. L’association géodésique tint sa 7e conférence à Rome le 15 octobre 1883 ; elle optait pour Greenwich comme méridien origine et pour une heure qui serait celle de Greenwich comptée de 0 à 24 avec 0 à minuit moyen. Ces recommandations, d’ordre scientifique, ne concernaient pas la vie sociale, mais la conférence souhaitait que l’heure de Greenwich soit utilisée par le service intérieur des chemins de fer et par les postes et télégraphes ; elle souhaitait un accord international.

30 Retour en Amérique. Le gouvernement des États-Unis provoqua la réunion à Washington d’un congrès diplomatique et scientifique, qui se tint du 1er octobre au 1er novembre 1884 à Washington, en vue d’une entente sur ces questions12. La France était représentée à l’International Meridian Conference par un ministre plénipotentiaire et par l’astronome Jules Janssen, qui souhaitait l’adoption non pas du méridien de Paris, rêve utopique, ni surtout de celui de Greenwich, abhorré, mais d’un méridien neutre, vers les Açores ou le détroit de Bering. Cela aurait conduit à réajuster les habitudes de tous les marins du monde et à rectifier toutes les cartes existantes. 31 Or, coïncidence étonnante, la « General Time Convention » des chemins de fer se réunissait au même moment à Philadelphie. Le 9 octobre 1884, elle votait une motion informant la conférence internationale des méridiens réunie à Washington que le système basé sur l’heure des méridiens de 75, 90, 105 et 120° de longitude ouest de Greenwich était entièrement satisfaisant et qu’il serait inopportun d’adopter un autre méridien initial. Allen lui-même était parmi les délégués des États-Unis à la Conférence de Washington. C’est donc à Washington que les délégués européens (en tout cas les Français) apprirent l’invention géniale des fuseaux horaires, compromis idéal entre

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l’heure universelle et les heures locales : en Amérique, sa réalisation était un fait accompli, avec quatre fuseaux en usage. 32 Pour revenir au programme de la conférence, des votes à de très fortes majorités approuvèrent d’abord l’idée d’un méridien initial unique, puis que ce soit celui du centre de l’instrument méridien de l’Observatoire de Greenwich, que les longitudes soient comptées à partir de ce méridien, que le jour universel soit un jour solaire moyen commençant à minuit moyen du premier méridien (au moment du début du jour civil et du changement de date sur ce méridien), et que le jour soit compté de 0 à 24 heures. Enfin les délégués français, sûrs de la haute valeur de ce que la France avait apporté à l’humanité, souhaitaient la généralisation du système décimal aux angles et aux longitudes ; la conférence se contenta de demander qu’on reprenne les études dans ce sens. La conférence n’avait pas pouvoir de décision ; elle n’a pas été suivie d’un accord international officiel. Par ailleurs la question des fuseaux horaires, évoquée au cours des séances, n’apparaît pas dans les conclusions, mais elle relevait de l’évidence et les débats ne portaient plus que sur la désignation des 24 fuseaux (numéros, lettres ou termes géographiques).

Vers la généralisation des fuseaux horaires

33 Après la conférence de Washington, il paraissait logique d’adapter à l’Europe le « système américain »13. La Grande-Bretagne réglait déjà ses chemins de fer et sa vie courante sur l’heure de Greenwich ; elle n’avait qu’à maintenir le statu quo. La Suède était, par avance, déjà réglée sur le fuseau de l’Europe centrale. Les autres États avaient chacun une heure nationale ; il s’agissait non seulement de l’abandonner, mais que ce soit au profit, si l’on peut dire, de l’heure d’un autre État, qui passait pour arrogant ( « Rule, Britannia the World »).

34 En 1888, Nordling signalait que le Bureau des longitudes préparait un projet de loi visant à remplacer dans toute la France le temps moyen local, en vigueur à l’époque, par l’heure de Paris ; cela ferait disparaître la différence entre l’heure civile usuelle, c’est-à-dire la multitude des heures locales, et l’heure officielle des chemins de fer. La loi fut votée. 35 La France n’avait pas eu d’heure « légale » avant la loi du 14 mars 1891 qui faisait état du seul méridien de Paris. Quelque six ans après la Conférence de Washington, cela ressemblait un peu à une provocation chauvine, mais restons positifs. « Cette loi, écrit L. De Busschère, démontre le besoin qu’en France comme ailleurs on éprouve d’unifier l’heure de la vie civile avec celle des chemins de fer14. » La loi officialisait comme heure légale l’heure « de la gare » qui était déjà celle de presque toute la France. Néanmoins, la circulation réelle des trains restait en retard de cinq minutes par rapport à celle-ci ; ils continuaient de rouler à l’heure du méridien de Rouen. Mais on parlait de plus en plus de l’heure de Greenwich. Pour l’hydrographe Anatole Bouquet de la Grye, la préférence pour Greenwich au lieu de Paris était, en fin de compte, une courbette devant la richesse commerciale de la Grande-Bretagne. C’était une « inclinaison devant le veau d’or »15. 36 Il y avait un peu plus de neuf minutes de différence entre l’heure française et celle de Greenwich ; cela entraînait la même différence avec le temps des États voisins ralliés au système des fuseaux horaires. Janssen soulignait en 1897 que « l’emploi de montres réglées sur le méridien de Paris ne cause aucune gêne aux voyageurs qui traversent

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notre frontière [...] les neuf minutes de différence [...] ne font que lui donner une légère avance »16. On pouvait soutenir que c’était négligeable, surtout si l’on tenait compte, dans l’autre sens, des cinq minutes de retard des horaires des trains et, aussi, de la fourchette de l’imprécision des montres de l’époque. 37 Les 9 et 10 décembre 1896 se tenait une conférence européenne au cours de laquelle l’administration des chemins de fer belges proposa que les chemins de fer français augmentent le retard des trains et le portent à 9 minutes ; à 21 secondes près, on aurait mis les trains français non pas à l’heure de Rouen mais à celle de Greenwich ; cela ne se fit pas. 38 Depuis 1874, dans l’Empire allemand, aux multiples États, on établissait d’abord des horaires d’après l’heure de Berlin, puis on les traduisait, si l’on peut dire, dans les diverses heures locales. Cela n’entraînait pas d’erreurs, comme on aurait pu le craindre, mais ces complications n’étaient pas raisonnables. Le 8 octobre 1889 se réunissait le Verein für Eisenbahnkunde, qui souhaitait une heure normale pour le service intérieur et extérieur des chemins de fer, réglée sur le méridien situé à 15° à l’est de celui de Greenwich. Le Verein émit le vœu que cela se généralise à l’ensemble de la vie civile de l’Empire, comme rappelait-il, en Angleterre, Suède, Amérique du Nord, et au Japon ; mais il fut ensuite décidé que la réforme n’aurait pas lieu avant que la vie civile se soit conformée à cette manière de compter le temps. La Prusse inaugura l’adhésion au système des fuseaux horaires, pour le service intérieur des chemins de fer, le 1er juin 189117. 39 C’est le 1er avril 1893 que l’heure régulatrice liée au deuxième fuseau fut adoptée pour tous les usages de la vie publique et privée dans l’Allemagne entière ainsi que l’Autriche-Hongrie : heure de l’Europe centrale, ce que nous appellerions aujourd’hui l’heure UTC +1. L’Allemagne avait une très grande étendue en longitude ; la réforme des heures simplifiait l’organisation des chemins de fer ; elle apportait un effet secondaire inattendu : on a constaté que la différence entre heure légale, nouvelle, et heure locale, ancienne, s’accompagnait de nettes différences dans la consommation de gaz, augmentée à l’ouest de l’Allemagne, où la nouvelle heure officielle retardait celle de la vie civile, diminuée à l’est, là où l’heure nouvelle avançait la vie civile. L’adoption de l’heure d’un fuseau pouvait passer pour de pure forme, mais elle avait des conséquences sur les dépenses d’énergie. Dès 1906, le Hollandais Hubrecht proposait que certains États choisissent leur méridien de référence en fonction des conséquences économiques de leur choix. N’insistons pas sur cette découverte, dont les chemins de fer étaient les responsables, mais dont ils n’avaient pas à se préoccuper. 40 Tous les pays, les uns après les autres, se mirent à l’heure de Greenwich décalée d’un nombre entier d’heures. La France allait-elle le faire elle aussi ? Comme nous avions une heure « légale » depuis 1891, il fallait une décision du législateur lui-même pour en changer. Un député, Gabriel Deville, fit en 1896 une proposition de loi pour régler l’heure sur le méridien de Greenwich. Repoussée. Une autre proposition fut faite en 1898 par le député Boudenoot, demandant que l’heure légale soit celle de Paris retardée de 9 minutes et 21 secondes ; sous cette forme enveloppée, la proposition n’engendra aucune discussion à la Chambre des députés ; l’urgence fut décidée, « urgence » dérisoire : il s’écoula plus de treize années d’hésitations avant que la loi soit promulguée le 9 mars 1911. La loi annonçant le ralliement masqué à l’heure de Greenwich, retardant l’heure légale de 9 minutes et 21 secondes par rapport au méridien de Paris, s’accompagnait d’un arrêté du sous-secrétaire d’État aux Postes et

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Télégraphes « sur la proposition du directeur de l’exploitation télégraphique » ; le texte d’application aux chemins de fer de l’État figure dans le même numéro du Journal officiel du 9 mars 1911, p. 1873, mais, différence de statut, dans la rubrique « informations » de la partie non administrative du J.O. ; le texte fait état de la nouvelle loi et annonce que « à partir de cette même date la différence de cinq minutes qui existe entre les horloges intérieures et extérieures des gares sera supprimée [...] les horloges extérieures seront retardées de neuf minutes et les horloges intérieures de quatre minutes ». Les chemins de fer affectent d’ignorer les durées plus courtes que la minute. 41 L’heure légale de la France était presque identique à celle de nos voisins ; il s’en fallait de quelques centièmes de seconde, négligeables pour la vie courante et pour les horaires des trains. Cela a duré jusqu’à la loi de 1977 qui définit l’heure légale d’après l’heure « UTC ». La loi française n’a jamais mentionné le nom détesté de Greenwich. L’honneur national est sauf, et les responsables des chemins de fer ont obtenu l’unification de la notation du temps.

24 heures ? ou 12 et 12 ?

42 Une autre question de « temps » intéressait directement les chemins de fer. La tradition était de compter jusqu’à 12 les 12 heures avant midi ainsi que les 12 heures après midi. Les administrations françaises disaient « du matin » et « du soir » ; les télégrammes, en France, portaient, après l’heure du départ, la lettre M (matin) ou S (soir), et de même les cachets postaux. Les anglophones disent ante ou post meridiem, ce qu’ils abrègent en « a.m. » ou « p.m. », sans toujours savoir quels sont les mots ainsi raccourcis. Il y a là une petite complication pour la vie courante et pour les communications. C’est le royaume de Sardaigne qui fut le premier, en 1859, a imposer, dans les télégrammes, un décompte en une série unique de 24 heures. Pour les chemins de fer, l’indication des deux sortes d’heures, d’avant et d’après midi, était matérialisée de manière variée selon les guides horaires (par exemple par des caractères différents), mais les confusions étaient possibles.

43 La conférence de Washington de 1884 avait recommandé que l’heure universelle soit comptée de 0 à 24. Cela concernait les gens de sciences. Ce n’était pas dans les habitudes du public. La question se posait pour les chemins de fer. Or si le citoyen continuait à toujours lire et énoncer les heures jusqu’à 12, pouvait-on lui demander de comprendre de manière immédiate des indications de 12 à 24 ? La première objection provient, suivant Rocca, de « l’antipathie prononcée du public pour toute nouveauté qui vient froisser ses habitudes et détruire ses préjugés. C’est là qu’on doit trouver la cause des difficultés rencontrées par toutes les réformes ». On sait en effet qu’il est particulièrement difficile de s’adapter à un nouveau système d’unités, de décomptes, et pas seulement en matière monétaire. Rocca, rappelle (d’après Houzeau) qu’il fallut plusieurs siècles pour arriver à l’uniformité des heures diurnes et nocturnes, plus d’un demi-siècle pour la généralisation de l’usage du temps moyen préconisé par Genève en 1780. Les débats se sont déroulés sur un ton paisible, sans polémique. Est-il possible que la nouvelle notation soit comprise du public, si elle n’est pas d’abord étendue à la vie ordinaire ? Il faudrait contraindre les usagers, quand ils consultent les horaires, à faire une opération arithmétique pour se rendre compte de l’équivalence des heures. Et Rocca de dire que celui qui est capable de déchiffrer un horaire des trains donne déjà la

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preuve d’une intelligence supérieure à celle qui est nécessaire pour faire mentalement une soustraction « moins douze »18. 44 Robertson, de l’East Indian Railway, insiste sur le fait qu’aux Indes anglaises, on a adopté la nouvelle notation sans que cela n’ait apporté aucune perturbation, ni auprès des Anglais arrivant aux Indes et y trouvant un système nouveau pour eux, ni pour les autochtones, voyageurs ou employés. Il est clair, dit-il, « qu’un homme qui ne serait pas capable de supputer le résultat de 2 fois 12, ne serait pas apte au service du chemin de fer ». Il ajoute que celui qui dirait que le pays au nom duquel il parlerait ne parviendrait pas à adopter les 24 heures, attribuerait à ses compatriotes une intelligence inférieure à celle des indigènes des Indes orientales. Quant à l’opportunité du système, Robertson admettait qu’il n’est pas indispensable d’inviter quelqu’un à dîner « à 20 heures » parce que pour une invitation à dîner, « 8 heures du soir » ne peut pas être confondu avec « 8 heures du matin ». Cependant un ingénieur anglais lui a dit avoir manqué un train parce qu’il avait confondu 7 heures du matin avec 7 heures du soir. 45 Il se posait aussi la question du cadran lui-même des horloges ; nos cadrans étaient (et sont encore) divisés en 12 et non en 24. On a envisagé une irréaliste modification technique, en construisant des horloges dont la petite aiguille faisait un tour par 24 heures, mais les nombres, trop rapprochés, étaient peu lisibles. Il était plus simple d’inscrire sur le cadran deux séries de nombres, l’une allant jusqu’à 12 et l’autre de 12 à 24. Quant aux sonneries, pour éviter le comptage fastidieux des 24 coups de minuit, on a proposé de faire sonner successivement le premier chiffre puis le second ; « 2+4 » signifierait « 24 », mais comment représenter le zéro ? Finalement, toutes les horloges sont restées au système « 12 », pour les cadrans comme pour les sonneries. 46 Une autre objection était soulevée contre le système « 24 », c’était la prononciation du nom des heures : toutes les heures post meridiem se trouvent dotées de noms plus longs que les heures ante meridiem. C’est un vrai inconvénient, partiellement compensé par la suppression de la mention matin ou soir, réalisée en France dans les indicateurs de 1913.

La décimalisation du temps et les problèmes de minutes

47 Adapter la mesure du temps au système décimal est une idée qui apparaît de temps en temps. La Convention nationale avait décidé en 1793 de diviser le jour en 10 heures (au lieu de 24), divisées en 100 minutes de 100 secondes. Le système a fait long feu. Actuellement, seuls les chronobiologistes, peut-être, notent les fractions de jour en chiffres décimaux après la virgule. C’est pourtant de manière tout à fait banale qu’on divise la seconde de temps en dixièmes, centièmes, etc., de seconde.

48 Une autre forme de décimalisation a été proposée en septembre 1897, qui pouvait concerner les chemins de fer. Une commission a été constituée à l’initiative du ministère français de l’Instruction publique, pour étudier la décimalisation du temps et de la circonférence. On a envisagé de faire commencer le système à partir de notre heure duodécimale actuelle, qui serait divisée en 100 minutes de 100 secondes19. D’après Giuseppe Rocca cela aurait un certain intérêt pour les chemins de fer, en facilitant les calculs de durée des parcours, de vitesse des trains, etc. Un autre avantage serait de faire des « minutes » plus courtes, qui dureraient seulement 36 de nos secondes

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habituelles, sexagésimales : les horaires des trains étant établis en nombres entiers de minutes, cela donnerait plus de souplesse au choix de la durée des arrêts. Mais il faudrait refaire les mécanismes des horloges et des montres, et d’autre part les cadrans seraient d’une lecture plus difficile. Rocca concluait que les chemins de fer ne s’opposeraient pas à cette réforme, mais qu’ils l’accepteraient sans aucun enthousiasme20. 49 Une unité de temps se rapproche parfois de la minute ; c’est « l’instant », dont la durée, brève, dépend du contexte. Dans les annonces orales des trains, lorsque le prochain arrêt est prévu pour « dans quelques instants », il s’agit de deux ou trois minutes ; si nous supposons qu’ici « quelques » signifie « quatre ou cinq », on peut estimer que « l’instant » de la SNCF dure à peu près une bonne demi-minute...

Conclusion

50 La mesure du temps est fondamentalement l’affaire des astronomes ; la vie en société a conduit à officialiser la compartimentation du temps, telle que nous la connaissons. Mais ce sont les communications rapides qui ont conduit à normaliser, à unifier, notre repérage dans le temps, et finalement à faire intervenir la loi dans la régulation temporelle de la société.

51 L’heure UTC, les horloges à affichage numérique, etc., représentent des aspects du progrès scientifique et technique, mais cela ne doit pas faire oublier que les fuseaux horaires, notre heure légale, le décompte des 24 heures, nous les devons essentiellement aux chemins de fer.

NOTES

1. - Walter Zurbuchen, « Quelle heure est-il ? », Revue du Vieux Genève, 1976, p. 20-21. 2. - Sanford Fleming et al., Universal or cosmic time, together with other papers, Toronto, Council of the Canadian Institute, 1885, vi + 84 p.; Guillaume Bigourdan, « Le jour et ses divisions. Les fuseaux horaires et l’Association internationale de l’heure », Annuaire du bureau des longitudes 1914, p. B.1-B.107 ; H.M. Smith, « Greenwich time and the prime meridian », Vistas in Astronomy, 20, 1976, p. 219-229 ; Derek Howse, Greenwich time and the discovery of the longitude, Oxford University Press, 1980, 254 p. ; Gérard Jasniewicz, « La détermination et la conservation de l’heure, histoire d’une fonction sociale », Publications de l’observatoire astronomique de Strasbourg, série astronomie et sciences humaines, 1, 1988, p. 59-64. 3. - Suzanne Débarbat, « 1891. L’heure de Paris devient l’heure nationale », Célébrations nationales, Paris, Direction des Archives de France, 1991, p. 97-98. 4. - Louis DE Busschère, « Note sur la situation actuelle de l’unification des heures », Bulletin de la commission internationale du congrès des chemins de fer, avril-juin 1891, p. 138-166. 5. - Charles Lallemand, « L’unification des heures et le système des fuseaux horaires », Revue scientifique, avril 1897, p. 419-425.

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6. - Wilhem de Nordling, « L’unification des heures », Revue générale des chemins de fer, avril 1888, p. 193-212. 7. - Wilhem de Nordling, « L’unification des heures », Bulletin de la société de géographie, série 7, 10 (1er trim. 1890), p. 111-137. 8. - Louis DE Busschère, art. cité. 9. - Charles Ferdinand Dowd, System of national time for rail-roads; a specimen table and a time gazetteer for all stations in the United States and Canada, 1870, Albany, Weed, Parsons and Company, 107 p.; C.N. Dowd, Charles F. Dowd, AM, Ph.D. and standard time, New York, Knickerbocker Press, 1930. 10. - Wall Street daily News: « November 16, 1904, Charles Ferdinand Dowd. » 11. - Louis DE Busschère, art. cité. 12. - Jules Janssen, « Notice sur le méridien et l’heure universels », Annuaire du bureau des longitudes 1886, p. 835-881 ; Louis DE Busschère, « Note sur l’unification des heures au point de vue de l’exploitation des chemins de fer », Bulletin de la commission internationale du congrès des chemins de fer, mars 1890, p. 408-442, pl. III-IV. 13. - Charles Lallemand, « L’heure légale et les fuseaux horaires », Revue scientifique, 16 avril 1898, p. 491-497 ; Edgar Mareuse, « L’heure nationale », ibid., p. 690-691 ; Camille Flammarion, « La nouvelle heure de la France », Bulletin de la société astronomique de France, 1911, p. 170-175 ; Ambrosius Arnold Willem Hubrecht, « Avantages économiques et hygiéniques d’un nouveau changement d’heure en France », Revue générale des sciences, 15 décembre 1912, 11 p. ; René Baillaud, « Le méridien de l’Observatoire de Greenwich ne sera plus le méridien origine. Le méridien origine sera pourtant toujours le méridien de Greenwich », Annales française de chronométrie, série 2, 1, 1947, p. 161-172 ; du même, « Les États européens ont-ils pratiquement adopté l’heure définie d’après les accords internationaux par le fuseau de l’Europe centrale ? », ibid., série 2, 3, 1949, p. 255-260 ; Lucien Baillaud, « Compartimentación del tempo y cronobiología », Vigilia-Sueño, 10 (1), 1998, p. 31-37 ; du même, « La chronobiologie et l’heure civile : les domaines de la raison et des assertions hasardées », Rythmes, à l’impression ; du même, « Heure légale et chronobiologie », Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, procès- verbaux et mémoires, sous presse, 198, p. 49-68. 14. - Louis DE Busschère, art. cité, 1891. 15. - Anatole Bouquet de La Grye, « L’heure nationale », Revue scientifique, 7 mai 1898, p. 579-581. 16. - Jules Janssen, « La question du choix d’un méridien initial », Bulletin de la société astronomique de France, 1897, p. 146-149. 17. - Giuseppe Rocca, « Les fuseaux horaires en Europe », Bulletin de la commission internationale du congrès des chemins de fer, avril 1897, p. 649-666, p. 650. 18. - L. Scolari et Giuseppe Rocca, « Exposé de la question du cadran de 24 heures (article XV de la cinquième session du congrès) », Bulletin de la commission internationale du congrès des chemins de fer, mars 1895, p. 434-472 ; L. Scolari et Giuseppe Rocca (rapporteurs), « Cadran de vingt-quatre heures », ibid., mai 1897, p. 809-827 ; L. W., « L’adoption du cadran de 24 heures sur les chemins de fer de la Belgique et de l’État indépendant du Congo », ibid., janvier 1897, p. 157-158 ; J. R., « Le cadran de 24 heures et la décimalisation de l’heure et de la circonférence », ibid., septembre 1897, p. 1495-1499. 19. - C. J. Van Mierlo, « L’heure décimale, comparaison des divers systèmes proposés », Bulletin de la commission internationale du congrès des chemins de fer, février 1899, p. 171-182. 20. - Giuseppe Rocca, « L’heure décimale, le méridien initial et les fuseaux horaires », Bulletin de la commission internationale du congrès des chemins de fer, décembre 1899, p. 1483-1497.

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AUTEUR

LUCIEN BAILLAUD

Ancien président du Groupe d’étude des rythmes biologiques, Société francophone de chronobiologie, Institut pour la gestion et la valorisation des herbiers universitaires de Clermont-Ferrandfr

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« La civilisation suit la locomotive » : le credo ferroviaire de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902)

Amaury Lorin

« On sait quelle persévérante volonté il a fallu pour arriver à construire le chemin de fer du Yunnan et à établir dans cette province géographique liée à notre Indo-Chine l’autorité prépondérante de la France1. » « L’Indo-Chine s’est faite par l’acier et par l’argent : par l’acier du rail et par l’argent du budget commun2. » 1 Empruntant, un jour de décembre 1996, la ligne de chemin de fer Haiphong-Kunming dite « du Yunnan »3, une des dernières légendes ferroviaires, j’admirais, alors que s’offrait à ma vue une luxuriante mer de verdure, se dévoilant au gré de multiples crochets et de vertigineuses escalades en corniches, le courage de ceux qui avaient affronté et su vaincre cette extravagante brousse pour construire un tel ouvrage, une succession de prouesses techniques4 dans un relief particulièrement hostile. Traversant villes et campagnes dans un décor de film d’aventures, le réseau ferroviaire de l’actuel Vietnam, ponctué d’un pittoresque chapelet de gares ocres de style 1900, est une "folie" conçue au début du XXe siècle par les Français dans des circonstances historiques bien particulières, sous le mandat de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902) (fig. 1). Un pari fou mais néanmoins tenu, malgré un coût humain et financier exorbitant.

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Figure 1. Paul Doumer, une carrière politique exceptionnelle

Véritable « anomalie », la carrière politique de Paul Doumer, né le 23 mars 1857 à Aurillac et assassiné le 6 mai 1932 à Paris, seul authentique fls d’ouvrier parmi le personnel politique de la Troisième République, frappe par sa fulgurance. Entreprise jeune (vingt-huit ans) et poursuivie jusqu’à un âge avancé (soixante-quinze ans) bien que tragiquement interrompue, elle se déroule sans discontinuité sur près de cinquante ans. Ministre des Finances à trente-huit ans, Paul Doumer transforme son quinquennat à la tête de l’Indochine en un tremplin décisif, charnière-clé dans sa carrière politique. Député de l’Aisne et de I’Yonne puis sénateur de Corse, tour à tour président de la Chambre des députés puis du Sénat, Paul Doumer est élu président de la République le 13 mai 1931 contre Aristide Briand. Il est assassiné entre les deux tours des élections législatives de 1932 par un Russe blanc qui lui reproche le rapprochement franco-soviétique

2 Cette sensation, forte, prolongée par une série d’interrogations, est à l’origine première de cette étude, fondée sur un examen conjoint du fonds du ministère des Colonies et du fonds, rapatrié, du gouvernement général de l’Indochine5 : quelle place exacte tient le chapitre ferroviaire dans l’action d’envergure orchestrée par Paul Doumer ? La voie ferrée, au-delà de la simple construction d’infrastructures matérielles, ne joue-t-elle pas un rôle stratégique et colonisateur déterminant, à réévaluer et à apprécier au même titre que le volet fiscal par exemple ? Enfin, la réalisation de grands travaux d’infrastructure, en prenant l’apparence de bienfaits vecteurs de progrès comme venus du ciel, aide-t-elle à adoucir la dure étreinte administrative ressentie par les indigènes ?

Chemins de fer, grand outillage économique et « mise en valeur »

3 Quand, le 12 février 1897, Paul Doumer, âgé de trente-neuf ans, débarque à Saigon du Melbourne de la Compagnie des messageries maritimes pour prendre ses fonctions de gouverneur général de l’Indochine, il trouve une Indochine déficitaire, à peine pacifiée,

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subventionnée à bout de bras par la métropole, au bord de la faillite financière, « un pays morcelé et pauvre, réduit à tendre périodiquement la main à la métropole » selon ses propres termes6. Bref, une situation déplorable.

4 Officiellement fondée onze ans plus tôt à la diligence de Paul Bert7, l’« Union indochinoise » est un assemblage hétéroclite, né de l’histoire, de territoires progressivement réunis au gré de conquêtes successives qui s’échelonnent sur une trentaine d’années, assemblage formé d’une colonie, la Cochinchine, conquise en 1859, puis de quatre protectorats : le Cambodge (1863), l’Annam et le Tonkin (1883) et enfin, grâce à l’action pacifique d’Auguste Pavie8, le Laos (1893). 5 « Connu pour la hardiesse de son esprit, sa volonté tenace et sa grande force de travail »9, Doumer apparaît exactement, à ce moment, comme l’homme idoine dont la République a besoin en Indochine. Il est en effet probablement, parmi tout le personnel politique français, celui qui est le mieux préparé à l’exercice d’une telle mission, « the right man for the right place », selon la formule de Lyautey10, pourvu de toutes les qualités de souplesse et de fermeté nécessaires pour réussir en Extrême-Orient. 6 La feuille de route et les instructions d’André Lebon, ministre des Colonies, sont, dès lors, sans ambages. Doumer se voit confier une mission à l’objectif clair : il s’agit de sortir l’Indochine de sa torpeur, d’y redresser une situation financière précaire et d’y restaurer une autorité respectée. Pour ce faire, un premier grand rapport, daté du 22 mars 1897, contient en substance le programme que le nouveau gouverneur général va s’attacher à réaliser point par point. Le programme à exécuter tient en sept points principaux, dont le troisième met les chemins de fer à l’ordre du jour dans les termes suivants : 7 « Il s’agit de : [...] 3° donner à l’Indo-Chine le grand outillage économique, chemins de fer, routes, canaux, ports, nécessaire à sa mise en valeur11. » 8 C’est ainsi sous le gouvernement d’un Paul Doumer avide d’action, gestionnaire et bâtisseur, qu’est fixée toute l’armature politique et administrative de l’Indochine, et entreprise la construction de l’infrastructure économique, menée d’arrache-pied. 9 D’abord, à la base des idées radicales auxquelles Doumer adhère dès son entrée en politique12, un ensemble de valeurs commandent, dans le domaine économique et social, une reprise par l’État des chemins de fer, mines et canaux, au même titre que la lutte contre les monopoles et les privilèges capitalistes ou encore l’utilisation de la fiscalité comme principal outil correctif à l’inégalité des fortunes. 10 Ensuite, la réorganisation de fond en comble, par Doumer, des finances indochinoises, en établissant un système fiscal productif et en recourant à l’emprunt, permet le financement « indolore » d’une politique d’équipement ferroviaire d’envergure. Les impôts indirects devenant en effet rapidement beaucoup plus productifs que les impôts directs, le gouvernement général, en disposant de l’essentiel des ressources de l’Indochine, peut non seulement rétablir son équilibre financier et assurer une indépendance vis-à-vis de la métropole vivement souhaitée par celle-ci, mais surtout lancer une audacieuse politique d’investissement. Ainsi le lancement, fort débattu, d’un emprunt de 200 millions de francs13 contracté en trois tranches (1899, 1902, 1905) apparaît-il comme la clef de voûte des projets ferroviaires de Doumer. 11 Enfin, pour le gouverneur général, ces travaux ferroviaires présentent surtout le grand avantage de rendre le poids des impôts sensiblement plus supportable pour les populations indigènes :

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« La facilité avec laquelle s’est opérée la rentrée de l’impôt démontre clairement les progrès de notre influence et la docilité des populations, que la construction de chemins de fer et l’exécution de divers travaux d’utilité publique achèvent de convaincre de la sollicitude de l’administration française pour leurs intérêts- CAOM, MC, IC AF, A00(36), carton 2, Notes pour la présidence, octobre 1900.. » 12 Il convient toutefois de ne pas perdre de vue que le premier objet de la présence française en Indochine reste le renforcement de son impérialisme en Asie, dans un contexte d’exacerbation des rivalités entre les impérialismes européens, ainsi que la conquête de nouveaux marchés pour les produits de son industrie. La domination de la Troisième République reste, dans ces conditions, ressentie comme une oppression par une majorité d’Indochinois15.

Un programme ambitieux, entaché de démesure

13 De tous les aspects matériels de ce qui est appelé la « mise en valeur », les grands travaux d’infrastructure fournissent sans doute à la colonisation française en Indochine sa vitrine la plus brillante, du moins la plus visible, transformant le paysage, manifestant la supériorité et l’avance des techniques européennes, permettant le développement des richesses du sol et du sous-sol, en un mot, « changeant la vie »16. Le « programme Doumer », signé de mégalomanie pour ses détracteurs, comprend ainsi la construction de chemins de fer, comme de routes, de voies d’eau, de ponts, de ports, etc.

14 Comparé à « une sorte de voie romaine des temps nouveaux »17, le chemin de fer apparaît, à la fin du XIXe siècle, comme un excellent moyen de colonisation. On veut en faire l’outil impérial par excellence, utile à la sécurité comme au développement économique. La civilisation, pense-t-on alors, suit la locomotive. On recommande de prendre exemple sur les transcontinentaux étrangers : chemin de fer américain de New York à San Francisco, transsibérien, le rêve du temps étant celui des grandes liaisons intercontinentales, de voies ferrées s’avançant à travers d’épaisses jungles et forêts réputées impénétrables. Pour toute une littérature18, l’image du colonial devient celle du courageux « bâtisseur de ponts ». Ainsi, pour Doumer lui-même, « la tâche à accomplir est lourde, mais intéressante au possible : on a à tailler en plein drap »19. Vaincre la nature et l’espace, briser l’obstacle de la distance apparaissent comme la condition première de toute œuvre de développement économique. 15 Cette immense entreprise repose très largement sur l’utilisation systématique d’une main-d’œuvre indigène réquisitionnée contre son gré, les tristement fameux coolies, chinois et surtout annamites, arrachés par milliers20 à leurs champs et à leurs villages, « fusillés s’ils s’enfuyaient »21, ne disposant que d’instruments rudimentaires : pelles, pioches, sacs de terre portés à dos d’homme. Cet aspect le plus sombre de la construction est présenté sous un jour bien différent de la réalité par le gouverneur général. Dans son rapport bimestriel sur la situation générale au Tonkin pour les mois de mars-avril 1901, il écrit ainsi : « Les travaux de chemins de fer du grand réseau indo-chinois se poursuivent activement : les coolies indigènes affluent sur les chantiers, trouvant dans la rémunération régulière de leur travail une garantie de bien-être à laquelle ils ne sont guère habitués- Rapport sur la situation intérieure du Tonkin à la date du 15 juin 1901, CAOM, fonds du gouvernement général de l’Indochine (GGI), D. 03.64401.. »

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16 Il est permis de douter que les Annamites se précipitent vers les chantiers, où les conditions de travail sont particulièrement pénibles, la mortalité, très élevée. La dureté des conditions de travail, du climat, les maladies, les fauves, la répétition des troubles sociaux font de cette expédition un gouffre humain. Sur les 60 000 coolies qui participent au terrassement et à l’édification des ouvrages d’art (dont certains demeurent uniques), 12 000 trouvent la mort...

17 Dès juin 1897, Paul Doumer met donc à l’étude le plan d’un réseau de chemins de fer. Il s’agit de doter la colonie, qui ne dispose jusqu’alors que d’une ligne de 70 kilomètres reliant Saigon à Mytho, d’« un réseau qui doit traverser l’Indo-Chine entière de Saigon au Tonkin, mettant en communication avec les ports de la côte les riches vallées de l’Annam, reliant à la mer par des transversales les grands biefs navigables du Mékong, pénétrant en Chine par la vallée du fleuve Rouge sur un développement d’environ 3 000 kilomètres »23. 18 La ligne du Yunnan (Haiphong-Kunming) fait l’objet d’une série de missions techniques et économiques, en particulier celle de Guillemoto-Leclère24 et Bélard en 1897-1900. Pour son promoteur, Paul Doumer, très lié aux milieux des affaires, il s’agit de répondre à des soucis politiques (souder politiquement les diverses parties de l’Indochine) autant qu’économiques (faciliter le développement des plantations et des mines dans les zones vierges des hauts plateaux annamites et du Laos, ainsi que les migrations de la main- d’œuvre tonkinoise vers le sud). La politique ferroviaire de Doumer vise aussi à ouvrir des débouchés nouveaux aux capitaux et aux produits métallurgiques français, dont les disponibilités sont considérables depuis l’achèvement des programmes du réseau ferré national25 et des réseaux européens. Les commandes pour le marché intérieur s’épuisant, la sidérurgie française est à la recherche de débouchés extérieurs. Michel Bruguière, qui a démêlé avec soin tous les fils de l’affaire, conclut que, dans le cas précis du chemin de fer du Yunnan, l’économie est venue relayer la politique et l’idéologie impérialiste, et non l’inverse. Selon lui, en effet, le chemin de fer du Yunnan est moins une nécessité économique qu’une exigence de l’esprit. Paul Doumer, homme nouveau, dont les ambitions ont besoin, pour s’accomplir, de favoriser les exportations industrielles, assure l’opportune jonction entre les deux facteurs26. 19 L’intention profonde est de participer au partage, en cours, du marché ferroviaire chinois, d’entreprendre la conquête économique de l’immense zone qui s’étend du Mékong au fleuve Bleu (Yangzi Jiang) et d’en dériver le commerce et les activités vers l’Indochine. L’idée maîtresse est donc de réaliser pratiquement le rêve qui avait présidé à la conquête de l’Indochine : capter à sa source, depuis les provinces chinoises du Sichuan, du Hunan, du Guangxi et du Guangdong, le trafic du Yangzi et de Canton, faire de Haiphong et de Saigon les rivales de Hong-Kong et de Shanghai. 20 Le plan du réseau indochinois, mis en discussion à la Chambre à la fin de 1898, est conçu en fonction de la construction ultérieure de trois grands axes (fig. 2) : • 1- la ligne du Yunnan, de Laocai à Kunming, à prolonger vers Chongqing (Sichuan), achevée en 1910, réussite fulgurante qualifiée d’« affaire à part » par Marc Meuleau27 ; 2- la ligne du Guangxi, de Dong Dang à Longzhou, à prolonger vers Hankou (Wuhan), point terminus du chemin de fer franco-belge Pékin-Hankou ; 3- la ligne du Siam, de Saigon à Battambang (Cambodge), à prolonger jusqu’à Bangkok.

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Figure 2. Les chemins de fer de l'Indochine et du Yunnan : carte d'ensemble

Jean Ganiage, L'Expansion coloniale de la France sous la IIIe République, Paris, Payot, 1968.

21 La loi du 25 décembre 1898, qui autorise le gouvernement général à contracter l’emprunt de 200 millions de francs, prévoit la réalisation d’une première tranche de 2 168 kilomètres, en six lignes d’un écartement d’un mètre :

22 Les études préliminaires sont rapides, voire hâtives. Les éléments d’appréciation manquant, les Français procèdent par approximation et, sur certains points, par analogie et par hypothèse. Les prévisions de 1897, en partie obtenues par extrapolation du coût du réseau indien, dont les lignes sont revenues en moyenne à 105 000 francs le kilomètre, fixent à 120 000 francs la dépense moyenne par kilomètre de ligne en plaine, et à 240 000 francs, le double, le prix du kilomètre en montagne28.

La Compagnie française des chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan (CIY)

23 Un puissant consortium regroupant industriels et financiers se met en place en 1898 : il rassemble les principales banques françaises (Comptoir national d’escompte, Société générale, Crédit lyonnais, Crédit industriel et commercial, Paribas, Banque de l’Indochine) et les grandes firmes de l’industrie ferroviaire (Régie générale des chemins de fer, Société des Batignolles). Ce consortium donne naissance, à l’automne 1901, à la Compagnie française des chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan (CIY). Paul Doumer en réunit les représentants le 11 novembre 1898. La garantie accordée par le gouvernement général de l’Indochine à la compagnie concessionnaire est précisée : elle prend la forme d’une subvention annuelle de 3 millions de francs, pour le service de l’emprunt, pendant une durée de 75 ans. Après avoir obtenu que le projet définitif

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revienne devant eux pour un dernier examen, Chambre et Sénat approuvent le texte dans sa forme définitive. Celui-ci paraît au Journal officiel le 26 novembre 1898. Tout se met alors en place : financiers, industriels et autorités politiques œuvrent de concert pour développer les intérêts et l’influence de la France aux confins septentrionaux de sa colonie d’Asie.

24 Partisan d’une expansion à dominante économique transcendant les frontières politiques, Doumer veut simplement articuler l’espace indochinois avec la zone d’influence française dans le sud de la Chine (fig. 3). Il entreprend toutefois le projet de pénétration en Chine sans consulter les Affaires étrangères, en opposition directe avec le désir du Quai d’Orsay de respecter l’intégrité territoriale de l’empire chinois. Doumer croit que le Yunnan devrait être au moins un quasi-protectorat, sinon une partie de l’Indochine. Il reste convaincu que, pour ce faire, les militaires sont les meilleurs hommes pour accomplir la pénétration de la province. Les diplomates du Quai d’Orsay estiment, quant à eux, qu’une pénétration économique serait plus efficace et surtout moins dangereuse qu’un engagement militaire.

Figure 3. Scène de vie quotidienne sur la ligne Hanoï - frontière de chine

Héliographie Dujardin, 1903, coll. Amaury Lorin.

25 Pour le consortium empiriquement formé, l’essentiel tient d’abord à la rentabilité financière et aux retombées industrielles du projet engagé. Ainsi le dépassement important du budget initialement prévu (101 millions au lieu de 70) oblige Paul Doumer à passer sous les fourches Caudines du consortium : à l’emprunt garanti (76 millions) et au capital-actions (12,5 millions) est ajoutée une subvention de 12,5 millions, directement prélevée sur le budget de la colonie29. Surtout, le consortium yunnanais obtient la concession de la ligne Hanoi-Haiphong, de grand rendement, ainsi que, pour soixante-quinze ans, l’exploitation du Hanoi-Laocai et la fourniture, pour cette ligne, du matériel roulant. Cette base est très avantageuse pour les banquiers et les constructeurs. Pour mener à bien la ligne du Yunnan proprement dite, il faut encore

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ajouter quelque 64 millions de francs, dont 39 sont fournis par la colonie, c’est-à-dire par les populations vietnamiennes...

L’offensive de Doumer pour imposer à l’arraché ses projets ferroviaires

26 À l’automne 1898, Doumer part pour la France pour gagner les milieux gouvernementaux et les cercles financiers à ses ambitieux projets ferroviaires. Embarquant le 29 septembre 1898 à Saigon pour Marseille, Doumer ne revient en Indochine que quatre mois plus tard, le 25 janvier 1899, après avoir été autorisé, par une loi du 26 décembre 1898, à contracter le fameux « emprunt indochinois » de 200 millions de francs. Aussi le séjour que le gouverneur général effectue alors à Paris est-il décisif, malgré des circonstances politiques plutôt défavorables, tant externes qu’internes. Le moment de l’arrivée de Doumer à Paris semble peu propice en effet : le gouvernement se débat dans l’affaire de Fachoda et dans l’affaire Dreyfus.

27 Malgré cela, au terme d’une intensive campagne de « lobbying » et de banquets, jusque dans l’entourage présidentiel, la presse lui étant globalement acquise, Doumer parvient à convaincre, sans difficulté apparente, la masse des députés français qui, « fort ignorants des réalités topographiques yunnanaises »30, « peu renseignés sur le plan technique [...] et réduits aux indications optimistes de la commission Guillemoto »31, ne votent finalement « qu’en fonction d’arguments sentimentaux »32. Doumer engage ainsi toute l’affaire du Yunnan sur une base technique insuffisante. 28 Pourtant, en réalité, l’accueil réservé en métropole au projet ferroviaire indochinois, par les établissements de crédit en particulier, est mitigé. Leur adhésion ne se fait que du bout des lèvres. Les arguments déployés par le gouverneur général savent toutefois les convaincre. Les banques tirent surtout parti de leur communauté de vues devant un investissement dont la rentabilité leur paraît douteuse. Face à un pouvoir politique pressé d’aboutir, elles obtiennent, par la convention du 15 juin 1901, des avantages considérables, extravagants mêmes pour les adversaires du projet.

Conclusion

29 Ainsi la politique ferroviaire apparaît bien au cœur même de l’action de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine. Réalisée au prix d’un terrible sacrifice humain, elle peut se lire comme la clef de voûte de tout le quinquennat doumérien à la tête de l’Indochine. Certes, certains chantiers se révèlent des gouffres financiers, telle la ligne ferroviaire reliant Phu Lan Thong à Lang Son, dont le devis initial est de 5 millions de francs et qui coûte en réalité 22 millions pour 101 kilomètres de voies, mal conçues de surcroît, tant et si bien que Doumer est contraint, quelque mois plus tard, de les faire changer, la voie étroite choisie originellement se montrant incapable de supporter un trafic lourd et régulier33... Mais l’importance et la place des chemins de fer comme composante essentielle voire comme colonne vertébrale d’une politique plus large de « mise en valeur » méritent d’être reconsidérées à la hausse.

30 Dans ces conditions, Doumer apparaît à bon droit comme le véritable architecte, organisateur et maître d’œuvre de cet ambitieux projet politique qu’est alors l’Indochine pour la Troisième République française. Perle de l’empire français,

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l’Indochine en deviendra le plus riche et le plus beau fleuron, représentant un investissement colonial considérable pour la France. 31 Les négociations avec les banques qui accompagnent le projet ferroviaire indochinois sont à l’origine de la réputation non démentie de financier de Paul Doumer, compétence technique sur laquelle il va en partie construire sa carrière politique. Celle- ci le conduira aux plus hautes fonctions de l’État.

NOTES

1. - Situation de l’Indochine (1897-1901) ; rapport de M. Paul Doumer, gouverneur général, Hanoi, Schneider, 1902, p. 124. 2. - La Quinzaine coloniale, 25 mai 1902. 3. - Construite à partir de 1898 à l’instigation de Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine, et achevée en 1910, la ligne de chemin de fer du Yunnan n’a été rouverte que le 18 mai 1993 à la suite d’un accord bilatéral entre les autorités vietnamiennes et chinoises. La frontière proprement dite entre les postes de Laocai (Vietnam) et Hekou (Chine) se franchissait alors toutefois encore à pied. 4. - Se succèdent 3 577 ponts, viaducs et tunnels (record mondial) tout au long de ses 860 kilomètres. Au kilomètre 111.883, l’incertain pont à arbalétriers est le même depuis 1909 : un grand écart de 65 mètres réalisé par les Français dans les montagnes chinoises... 5. - Tous deux déposés au Centre des archives de l’outre-mer (Archives nationales, Aix-en- Provence). 6. - Propos de Paul Doumer cités par Edmond CHASSIGNEUX, « L’Indochine », in Gabriel HANOTAUX, Alfred MARTINEAU (dir.), Histoire des colonies françaises et de l’expansion de la France dans le monde (tome V), Paris, Plon, 1932, p. 503. Source non précisée. 7. - Ancien ministre de l’Instruction publique et des Cultes de Gambetta, Paul Bert devient le premier résident général en Cochinchine, nommé en janvier 1886. Il est emporté par les fièvres à Hanoi sept mois après son arrivée. 8. - Explorateur et habile diplomate, Auguste Pavie meurt également en Indochine (Laos) en 1893. 9. - Edmond CHASSIGNEUX, op. cit., chapitre VI, « Les Fondateurs de l’Indochine moderne », p. 488. 10. - Maréchal Louis LYAUTEY, Lettres du Tonkin et de Madagascar (1884-1889), Paris, Armand Colin, 1942 (4e édition). 11. - Rapport d’ensemble du gouverneur général Doumer (1897), Centre des archives de l’outre- mer (CAOM), archives du ministère des Colonies (MC), série géographique Indochine, ancien fonds (IC AF), A20(46), carton 8. 12. - Le Parti républicain radical et radical-socialiste (parti radical-socialiste), officiellement fondé le 23 juin 1901, est une "voie royale" dont sont issus la plupart des dirigeants politiques de l’Indochine française. 13. - Francs de 1897. 15. - Voir sur ce point Pierre BROCHEUX, « Le Colonialisme français en Indochine », in Marc FERRO (dir.), Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 351.

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16. - Denise BOUCHE, Histoire de la colonisation française. Flux et reflux (1815-1962) (tome 2), Paris, Fayard, 1991, p. 187. 17. - Jacques BINOCHE-GUEDRA, La France d’outre-mer (1815-1962), Paris, Masson, 1992, chapitre « L’outillage », p. 141. 18. - Voir en particulier Bernard HUE (dir.), Indochine : reflets littéraires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1992 et Denys LOMBARD (dir.), Rêver l’Asie : exotisme et littérature coloniale, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1993. 19. - Paul DOUMER, L’Indochine française. Souvenirs, Paris, Vuibert et Nony, 1905, p. 123. 20. - 20 000 coolies auraient ainsi été réquisitionnés entre 1904 et 1906, jusqu’à 40 000 entre 1906 et 1909. Chiffres donnés par Charles FOURNIAU (dir.), Le Contact colonial franco-vietnamien. Le premier demi-siècle (1858-1911), Aix-en-Provence, publications de l’Université de Provence, 1999, p. 198. 21. - Pierre BROCHEUX, Le Colonialisme français..., op. cit., p. 354. 23. - Procès-verbal de la séance d’ouverture du Conseil supérieur de l’Indochine du 6 décembre 1897. 24. - Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Guillemoto devient le directeur des Travaux publics de Doumer. 25. - Le plan Freycinet de lignes d’intérêt général et la construction de « lignes électorales » d’intérêt secondaire fournissent dans les années 1880 un ballon d’oxygène à ce secteur d’activité en France. 26. - Voir Michel BRUGUIÈRE, « Le Chemin de fer du Yunnan : Paul Doumer et la politique d’intervention française en Chine (1889-1902) », Revue d’histoire diplomatique, janvier-mars 1963, p. 23-61 ; avril-juin 1963, p. 129-162 ; juillet-septembre 1963, p. 252-278. 27. - Marc MEULEAU, Des Pionniers en Extrême-Orient. Histoire de la Banque de l’Indochine (1875-1975), Paris, Fayard, 1990. 28. - Paul DOUMER, L’Indochine. Souvenirs, op. cit., p. 44. 29. - Lettre de Paul Doumer à Stanislas Simon, directeur de la Banque de l’Indochine, 17 mai 1901, CAOM, GGI, B.221.8. 30. - Charles FOURNIAU (dir.), Le Contact colonial..., op. cit., p. 194. 31. - Michel BRUGUIÈRE, « Le Chemin de fer du Yunnan », art. cit., avril-juin 1963, p. 147. 32. - Ibid. 33. - Rapporté par Yasuo GONJO, Banque coloniale ou banque d’affaires. La Banque de l’Indochine sous la Troisième République, Paris, Imprimerie nationale, 1993, p. 134. Source non précisée.

AUTEUR

AMAURY LORIN

Doctorant en histoire, Institut d’études politiques de Paris, Centre d’histoire de Sciences Po

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Une entreprise en territoire occupé : Arbel à Douai (1914-1919)

Anne Callite

1 Le groupe des usines de locomotives et de wagons dans ce qu’on appellera bientôt le « territoire occupé »1 comprend en 1916 seize établissements, dont quinze pour la région Nord – Pas-de-Calais, ayant un capital de 130 millions de francs et occupant 27 817 ouvriers. Leur part dans la production française de matériel ferroviaire est estimée à 41 %2. Dans ce chiffre sont compris les ateliers de fabrication de signaux pour chemins de fer, qui sont toutefois peu importants. Presque tous ces établissements sont de grandes entreprises, mais une importante diversité règne : certains sont présents dans l’ensemble des fabrications destinées au chemin de fer, d’autres sont spécialisés dans un produit. Tous cependant se livrent à une diversification quasi obligatoire : matériel de sucrerie, charpentes, ponts, etc. Les Ateliers de construction du Nord de la France (ANF, à Crespin-Blanc-Misseron) présentent quant à eux la particularité d’avoir spécialisé deux de leurs filiales, pour le wagonnage et pour les grosses locomotives. Rappelons, par ailleurs, que sur les six constructeurs qui forment en France l’industrie de la locomotive avant 1914, trois d’entre eux sont nordistes3 : la Société française de constructions mécaniques – anciens Établissements Cail (SFCM, à Denain), la Compagnie de Fives-Lille (Lille) et la Société franco-belge de matériel de chemin de fer (Raismes).

2 La capacité de production des établissements de matériel ferroviaire installés dans le seul département du Nord est au total d’environ 500 locomotives et 9 000 wagons par an, soit approximativement 95 et 70 % des besoins moyens de la France. Quatre grands constructeurs de matériel ferroviaire sont présents dans le Valenciennois. En tête vient la Société française de constructions mécaniques, qui représente à elle seule 22 à 27 % de la production française de locomotives : en 1907, la SFCM a réussi à porter sa production annuelle de locomotives à une centaine de machines. Fin 1911, elle estime que celle-ci dépassera bientôt les 150 locomotives (environ 10 000 tonnes), ce qui représenterait alors 26,5 % de la production totale française. Il faut préciser par ailleurs que, au cours des dix années précédant la guerre, toutes les usines du matériel roulant en France ont considérablement accru leur capacité de production qui, partant en 1904

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de 250 à 300 locomotives et 8 000 voitures et wagons, est parvenue aux chiffres suivants : 600 à 700 locomotives (suivant le poids), 9 000 voitures et 18 000 wagons4. 3 Si l’on compare la moyenne des besoins annuels des chemins de fer français avec la capacité de production des ateliers de locomotives et de wagons, il est clair que ces établissements sont en état de satisfaire les besoins à la condition de répartir convenablement les commandes. Or, tant les prix que la planification des besoins par les compagnies de chemins de fer s’y opposent. De 1910 à 1913, 18,5 % des commandes de locomotives passées par les réseaux français le sont auprès de constructeurs étrangers. Des observateurs allemands peuvent alors écrire en 1916 : « l’irrégularité du travail est très préjudiciable, surtout aux fabriques de locomotives et nuit aux résultats5. » 4 Les autres constructeurs ont une capacité moindre en matière de matériel de traction, mais leur production ferroviaire inclut voitures et wagons, même si la Compagnie de Fives-Lille ne réalise pas de voitures. Seule la Franco-belge construit tous les types de matériel roulant, ce qui fait d’elle à cette époque le constructeur ferroviaire le plus complet du secteur. Elle fournit alors en moyenne par an 50 à 60 locomotives, 1 500 à 2 000 voitures et wagons, tandis que la Compagnie générale de construction (à Marly- lez-Valenciennes), avec ses 3 000 wagons annuels, présente une capacité de production moitié moindre de celle de la Franco-belge. Si nous comparons la Franco-belge avec les ANF, nous constatons que l’équipement des deux entreprises est très différent alors que leurs productions sont relativement similaires : locomotives, voitures, wagons... Les ANF sont particulièrement bien équipés pour le forgeage : l’inventaire des machines restant en 1919 dans l’usine de Blanc-Misseron et détériorées par les Allemands signale l’existence de 17 marteaux-pilons dont 14 ont une masse tombante inférieure à 500 kg. Huit d’entre eux ont été installés dès l’exercice 1898-1899 et une forge avec marteaux- pilons pour le matriçage des roues de chemins de fer a été montée dès l’exercice suivant (tabl. 1)6.

Tableau 1. Firmes et moyens d’exploitation des entreprises de construction de matériel roulant ferroviaire en 1916 7

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5 Dans ces entreprises de constructions mécaniques, la gestion est incontestablement dynamique et tend à le devenir de plus en plus : aussi Odette Hardy-Hémery nous annonce-t-elle un taux annuel de croissance des investissements de 25,24 % de 1904 à 19138, tandis que, au niveau de l’emploi, la branche ferroviaire triple au moins ses effectifs entre 1900 et 1914. Bien sûr, ce dynamisme présente des degrés divers. Une enquête réalisée par le Grand quartier général allemand en 1916 révèle ainsi deux lacunes assez surprenantes : « si l’on excepte un petit nombre d’établissements de constructions mécaniques d’une importance prépondérante, il est vrai, les exploitations de cette région sont une déception pour l’homme du métier. Si on les compare à l’industrie des machines, souvent très importante et travaillant d’après des méthodes modernes, du département de la Seine par exemple, on ne peut se défendre que malgré les conditions favorables où elles se trouvent naturellement, ou peut-être à cause de ces conditions mêmes leur situation est très négligée. La tendance propre aux entrepreneurs français d’utiliser les installations existantes tant qu’elles ne sont pas une cause de pertes, peut être constatée nettement dans la région occupée9. » Il nous faut démentir ces allégations : à la veille de la guerre, la plupart des usines sont neuves.

Arbel, une entreprise florissante

6 Lucien Arbel10, à l’origine de la société homonyme, est entré dans l’industrie en 1856 et exploite à Rive-de-, en association avec les frères Deflaissieux11, le brevet que ces derniers ont déposé en 1854 pour l’invention et la fabrication de la roue en fer forgé par matriçage au marteau-pilon. En 1869, L. Arbel fonde les Forges de Couzon, situées sur la rivière de Couzon, dans un faubourg de Rive-de-Gier dans le département de la , sur un terrain d’une superficie de 5 hectares. Ces usines, qui se spécialisent ensuite dans la fabrication des roues en fer forgé et des essieux montés de chemins de fer, prennent bientôt un développement important. Outre les pièces destinées aux chemins de fer et tramways, les forges réalisent des pièces de grosse et petite forge, des obus et éléments de canon, des outils pneumatiques et des pièces mécaniques12.

7 En 1890, Pierre Arbel13, fils de Lucien, préoccupé par la crise que traverse alors l’industrie de la Loire, entreprend une série de voyages pour étudier les conditions commerciales et industrielles des régions du Nord et de l’Est. À la suite de cette enquête, les Établissements Arbel s’entendent avec la ville de Douai pour acheter, sur les anciens remparts déclassés, un lot de 5 hectares de terrain, mitoyen de la gare de Douai. La ville de Douai réserve en effet 110 hectares de terrains aux entreprises : « De 1892 à 1914, 179 parcelles sont vendues au prix minimum d’un demi-franc le mètre carré hors remparts, et de la un franc à l’intérieur, la plupart avant 190014. » De plus, la ville s’engage à rembourser pendant deux ans les droits d’octroi sur les matières premières employées pour l’installation d’usines15. Elle aide ainsi au développement de sociétés déjà établies, telles les usines Cail qui s’agrandissent en 1892, 1896 et 1900 et incite à l’installation de nouvelles firmes : on voit bientôt s’édifier les Usines Bréguet (aéronautique), des brasseries, des tanneries, et Arbel. La Société anonyme des Forges de Douai est fondée en avril 1894 avec un capital de 1 200 000 francs16. Pierre Arbel est nommé administrateur-délégué et Lucien Arbel devient administrateur. La nouvelle société a pour objet « l’industrie et le commerce des forges et de la métallurgie [...] ; l’acquisition et la vente de tous brevets d’invention et procédés de fabrication relatifs à la dite industrie de toute clientèle, achalandage et marchandises »17. Mais peu après

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août 1896, et bien que primitivement établie pour la fabrication des pièces de grosse et moyenne forge, les Forges de Douai entreprennent l’emboutissage des tôles, prenant par la suite un développement intéressant comme procédé de construction. Car, avant d’être un constructeur ferroviaire, Arbel est une société spécialisée dans l’emboutissage. 8 En 1900, un nouvel atelier est installé, abritant un four Martin de 7 tonnes et une fabrication de roues en acier forgé laminé. La forge, l’ajustage et l’emboutissage sont considérablement développés et on procède, notamment, à l’installation d’une presse à forger de 3 000 tonnes. L’usine n° 1 compte alors trois halls parallèles correspondant aux trois activités de la firme.

La fabrication des wagons de grande capacité

9 Continuant leur développement, les Forges de Douai acquièrent en 1901, de la Leeds Forge18, l’exclusivité de ses procédés de fabrication « Fox » relatifs aux pièces embouties entrant dans la construction du matériel de chemin de fer. Elles réalisent, dès 1903, une première série de wagons de grande capacité destinée à la Compagnie du Midi, bientôt suivie de commandes importantes pour la Compagnie du Nord. Pierre Arbel dépose également un brevet de châssis emboutis pour l’automobile. Cette extension d’activité oblige les Établissements Arbel, qui à l’époque s’appellent encore Forges de Douai, à acquérir en 1908 un terrain de 3 hectares situé à l’intérieur de la ville sur lequel est bâti un atelier que l’on appelle usine n° 2. Cette usine se consacre à la construction et à la réparation de matériel roulant. Dans le même temps, les Forges de Douai développent les fabrications spéciales de l’artillerie et des constructions navales : elles réalisent des éléments de canons et le premier mortier de 370 fait avant la guerre19. Elles montent également la fabrication des arbres forés pour cuirassés et la mobilisation les surprend achevant la fabrication des lignes d’arbres des cuirassés du programme 1913.

10 L’activité de « l’Usine Arbel » est alors intense. En janvier 1908 apparaît pour la première fois la nouvelle raison sociale « Établissements Arbel, Forges de Douai, Forges de Couzon », qui consacre la fusion des deux sociétés. La même année, la société Arbel devient propriétaire du champ de manœuvres de la garnison de Douai représentant 41 hectares de terrains situés sur la « Berce Gayant », de l’autre côté de la voie ferrée. En 1910, Pierre Arbel établit le programme d’une grande usine métallurgique appelée usine n° 3 et comprenant, en 1914, une aciérie Martin, un laminoir à grosses tôles, deux laminoirs à tôles fines, et un atelier de trains montés avec forge à essieux, laminoirs à roues et laminoirs à bandages. En 1913-1914, l’atelier d’emboutissage de la firme Arbel, que celle-ci qualifie elle-même d’« unique en Europe »20, comporte 14 presses à emboutir, produit annuellement 10 000 châssis d’automobiles et 10 000 tonnes d’emboutis de toute nature (tabl. 2).

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Tableau 2. Ateliers de Douai de la Société Arbel en 191421

11 En l’espace de 18 ans, la société Arbel, qui a débuté sur un terrain de cinq hectares avec 40 ouvriers, s’est développée à tel point qu’en 1914 elle occupe une surface de 55 hectares et emploie 2 500 ouvriers. Les trois usines d’Arbel forment à Douai un ensemble de surfaces bâties de 86 650 m².

Un afflux de commandes synonyme d’engorgement industriel

12 Cette vitalité est cependant précaire. Le dynamisme des constructeurs mécaniques masque mal les difficultés inhérentes à la construction du matériel de chemins de fer, les légendaires commandes aléatoires et les retards à la livraison. En effet, l’importance des commandes passées quelques années avant la guerre prend de court l’ensemble de l’industrie ferroviaire française, au point que la Compagnie du Nord considère les retards comme « normaux », sans pour autant oublier d’agiter « devant leurs yeux avec insistance le spectre des pénalités »22. Ainsi, si nous prenons en exemple une commande du Nord auprès de la société Arbel de 100 wagons SSy livrables à la fin mars 1912, seuls 20 pouvaient être livrés à cette date, le reste de la commande s’étalant jusqu’en juillet 1912. Ce n’est pas un problème de capacité de production car, en 1913-1914, l’atelier de wagonnage et de trains montés de Douai produit 240 tenders, 3 000 wagons de grande capacité, 12 000 essieux, 45 000 roues et 45 000 bandages23.

13 Mais, face à l’afflux des commandes de chemins de fer, les ateliers sont engorgés. La situation est identique aux ANF24, chez Carel et Fouché, à la CGC, etc. Parallèlement à cette forte activité des constructeurs ferroviaires, le trafic du réseau du Nord est intense, ce qui met à nouveau en évidence la relation entre l’activité des réseaux et celle des constructeurs. À l’automne 1913, le trafic journalier atteint 27 000 wagons chargés25.

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Les préparatifs de guerre

14 Cette réussite a cependant favorisé des frictions avec les firmes allemandes. Aussi, le grand quartier qénéral allemand annonce-t-il en 1916 que le constructeur Arbel est techniquement supérieur aux usines allemandes : « pour la fabrication de grandes tôles pressées, il peut presser des cadres de tôles allant jusqu’à 24 mètres de long. C’est pourquoi il avait, avant la guerre, enlevé à ses concurrents allemands, une commande de 400 grands wagons pour la Roumanie26. » C’est la même chose pour les essieux, les roues... Arbel est une usine modèle. Le même constat est établi pour la SFCM et la Compagnie de Fives-Lille : « la visite des établissements Cail à Denain et de ceux de Fives-Lille a eu pour résultat de faire découvrir que ces établissements avaient entrepris un effort énergique pour faire obstacle à l’importation de machines allemandes en améliorant leurs propres produits27. » La guerre va bientôt, à sa manière, résoudre et annihiler tous les problèmes de concurrence et de jalousie. D’usines, il ne sera bientôt plus question.

15 Dès 1911, les industriels sont conscients des risques de conflit sur le continent européen. Cette année-là, Arbel, arguant de l’importance de ses usines pour les fabrications militaires, tente d’obtenir une « mise en sursis d’appel » pour son personnel, ou tout simplement le classement en « non affectation », mais la demande n’aboutit pas, le ministère de la Guerre refusant de reconnaître un caractère d’absolue nécessité aux fabrications d’Arbel28. Les événements s’accélèrent très vite en juillet 1914. Le 29 juillet, le directeur général d’Arbel, Brochard, convoque d’urgence le conseil d’administration et lui annonce qu’il a loué un coffre-fort près de la Société générale pour y sauvegarder les fonds disponibles, les livres de comptabilité, les contrats, les registres de procès-verbaux... Mais la guerre devant être courte, le coffre n’est loué que pour trois mois ! 16 Très vite, la mobilisation fait chuter les effectifs et désorganise les usines en les privant brusquement de la plupart de leurs administrateurs, ingénieurs, employés et ouvriers. Au siège d’Arbel, il reste 21 hommes sur 52, 305 sur 505 à Couzon, 487 sur 1 010 à Douai – usine 1 et 212 sur 403 à Douai – usine 3. « Le dimanche 2 août 1914, jour de la déclaration de guerre, fut marqué par le départ des trois quarts du personnel ouvrier et employé des Forges de Douai ; chacun faisant son devoir répondait à l’ordre de mobilisation qu’il avait reçu. Toutes les dispositions avaient, du reste, été prises, par nos services, pour faciliter l’accomplissement de cet élan patriotique29. » Mais les administrateurs d’Arbel sont surtout admiratifs du « beau geste » des fils de Pierre Arbel, Antoine et Luc, qui se sont engagés dès le début des hostilités30.

Un champ de bataille immense

17 Dans un premier temps, les usines s’appliquent à remanier les divers services et ateliers pour les équilibrer, dans la mesure du possible, avec les hommes non appelés sous les drapeaux. Ce premier effort devait être vain. Dès la déclaration de guerre31, certaines usines ont arrêté leur production (Escaut-et-Meuse à Anzin), puis au fil des événements, les entreprises cessent leurs activités : le 25 août 1914, jour de l’arrivée des troupes allemandes à Denain, les hauts fourneaux des Forges et aciéries du Nord et de l’Est sont éteints et les usines Cail stoppent tout travail. S’agissant des constructions mécaniques, la plupart des usines sont totalement mises en sommeil, tandis que

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d’autres connaissent une grande activité. Ainsi, à Raismes, la Franco-belge se spécialise dans la réparation du matériel de chemin de fer et voit son effectif passer de 1 500 à 3 000 ouvriers pendant l’occupation allemande, mais il semble que les dirigeants de l’usine refusèrent rapidement, « malgré la menace et la promesse de représailles », de continuer ce travail. Le périodique En train nous précise qu’« aucune locomotive, aucun wagon ne seront réparés à Raismes »32. L’usine sera apparemment transformée, jusqu’à la fin de la guerre, en une gigantesque scierie. D’autres petits ateliers sont exploités sous administration allemande pour les besoins exclusifs de l’armée d’occupation : c’est notamment le cas des ateliers Malissard-Taza à Anzin. Cependant, l’activité essentielle des territoires occupés du Nord, dès novembre 1914, fut l’extraction charbonnière et, à un degré moindre, les fabrications annexes.

18 La volonté de liquidation des industries apparaît clairement lorsque les Allemands incendient, à la Société française de constructions mécaniques, un magasin des modèles en bois de toutes les machines construites par la firme depuis 181233. Même les archives sont détruites. D’autres détériorations résultent de l’emploi des bâtiments comme parc d’artillerie, arsenal de canons, ateliers divers, hôpital, etc. Rappelons qu’aucun des constructeurs de matériel ferroviaire du Nord ne se trouve dans les zones de combat.

L’occupation des usines Arbel

19 Les troupes allemandes arrivent à Douai le 3 septembre 1914, repartent et reviennent le 4 octobre. Quelques combats ont lieu dans l’usine : un petit groupe de territoriaux français y est tué. « Ces braves furent enterrés à l’endroit où ils étaient tombés34. » Mais, globalement, les installations industrielles sont intactes et sont très rapidement occupées par des soldats allemands, qui ont besoin de pain, d’eau et d’espace pour leur logement et celui de leurs chevaux. À Douai, l’occupation commence le 10 octobre 1914 à l’usine n° 1 par la 1re compagnie bavaroise de boulangers militaires à laquelle se joint, le 14 octobre, la compagnie badoise de réserve du 14e Corps d’armée. L’usine n° 3 est occupée le 27 novembre 1914 par une troupe du corps de chemins de fer et 50 chevaux sont logés dans les bureaux administratifs. Pendant la période du 1er octobre au 19 décembre 1914, les Allemands commencent à piller les usines, même si celles-ci sont encore censées appartenir à leurs propriétaires. Sur place et pour faire face, il ne reste que quelques « courageux » employés dont l’ingénieur Falchi et l’agent Godon.

20 Le 19 décembre 1914, la situation change brusquement35 : « Ce jour-là, un militaire, du nom de Geiger, appartenant à l’inspection civile de la 6e armée se présentait chez nous, porteur d’un acte de consignation ainsi libellé :ACTE DE CONSIGNATION :« J’ai consigné aujourd’hui le 19 décembre 1914, aux Établissements Arbel toutes les usines et matériaux se trouvant dans ces établissements, qu’ils lui appartiennent en propre ou à des tiers ».« Le droit de disposer de ces marchandises est réservé dès aujourd’hui à l’administration de l’Armée allemande ; même les personnes faisant partie de cette armée ne pourront en prendre sans la permission de l’autorité soussignée ».« Le propriétaire et ses employés sont chargés de la surveillance des marchandises consignées ; ils sont avertis des conséquences d’un détournement survenu [...]. » 21 Dès lors, et jusqu’en 1916, les usines Arbel sont occupées en permanence par les troupes allemandes, qui transforment les ateliers tantôt en fabrique d’eau gazeuse, tantôt en hôpital ou en boulangerie. Une fabrique d’eau de Seltz est installée à l’usine n° 2 le 3 juillet 1915 et une menuiserie le 18 juillet 1915, mais pour très peu de

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temps puisqu’elles sont déplacées respectivement les 7 et 2 août 1915. Le 20 juillet 1915, l’ancienne aubette d’octroi est transformée en écurie. En août 1915, les boulangeries militaires quittent partiellement l’usine pour céder la place à des services sanitaires en vue d’un aménagement des locaux en « ambulance ». En octobre, une nouvelle compagnie de boulangers militaires rejoignit les services d’ambulance installés dans l’usine n° 136. Quant à l’usine n° 3, elle est occupée du 17 au 28 octobre 1915 par la troupe allemande, qui apporte dans les ateliers des canons et une centaine de chevaux environ. Elle a été précédée le 9 octobre 1915 par une maréchalerie composée de deux forgerons et de forges à main s’installant dans l’usine n° 2. L’usine conserve un minimum d’activité au profit de l’armée allemande : le 11 janvier 1916 quatre voitures de la Société des tramways électriques de Douai y sont amenées pour être transformées en voitures d’ambulance à huit lits et servir ainsi au transport des blessés. Quelques semaines plus tard, le 9 février 1916, les autorités allemandes prennent complètement possession de l’usine n° 2 pour y établir un garage pour les voitures de « tramways- ambulances ».

22 Tout au long de l’année 1916, Arbel voit se succéder des prisonniers de guerre, des soldats allemands, des boulangers. Le 3 mars 1916, 25 prisonniers russes et une escouade allemande s’installent dans l’usine n° 3. À l’usine n° 1, la 2e colonne de boulangers de campagne de la réserve de la garde remplace sans interruption, le 9 mai 1916, la compagnie bavaroise de boulangers installée depuis le 5 octobre 1915. L’ancienne aubette d’octroi utilisée comme écurie depuis juillet 1915 est abandonnée dans les premiers jours de mai 1916. La colonne de boulangers de la garde quitte elle aussi l’usine le 24 juillet 1916 dans la nuit. Mais, dès le 24 août 1916 au matin, une nouvelle colonne de boulangers arrive. Entre deux « occupations », le matériel et les locaux sont placés sous surveillance militaire, en attendant l’arrivée de nouveaux contingents. 23 Le passage des soldats allemands s’accompagne en outre d’un comportement coupable. Le laboratoire, mis sens dessus dessous, porte selon l’agent Godon « des traces d’une goujaterie ignoble », tandis que « le magasin d’approvisionnement a été mis dans un désordre abominable »37.

Un pillage ordonné et méthodique

24 Les conventions de La Haye du 18 octobre 1907 prévoyaient que les prestations en nature ne pouvaient être exigées que pour les besoins de l’armée d’occupation, le paiement devant être fait au comptant ou constaté par des reçus38 : à quelques détails près, l’armée allemande respecte ce texte jusqu’en mars 1916. Au cours des deux premières années de la guerre, les réquisitions allemandes portent sur les matières premières ou les produits finis en cours de livraison, l’ensemble des prélèvements étant constaté par des bons. Mais, ensuite, l’autorité d’occupation établit pour toutes les machines utilisables une nomenclature communiquée aux industriels allemands intéressés39. L’année 1916 est en effet un tournant dans la guerre : nous passons d’une exploitation abusive à une destruction systématique s’intensifiant progressivement au cours des années 1916 à 1918. Il apparaît aux Allemands que la guerre se livre désormais autant sur le territoire traditionnel des opérations militaires que dans les usines. L’importance prise dans la bataille du matériel de guerre étend donc la guerre d’usure dans le territoire occupé. Dans cette optique, l’occupant juge utile d’apporter

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des modifications à l’administration du territoire occupé. Après une occupation d’environ deux ans, les autorités allemandes choisissent donc de procéder au démontage de l’outil industriel. Cela commence par la réquisition des matières premières, des produits semi-finis, tout ce qui est facilement et rapidement transportable. Puis, dans un second temps, les troupes allemandes « aidées » de prisonniers de guerre russes procèdent au démontage des machines. Le but n’est pas seulement de détruire mais de faire bénéficier l’industrie allemande de cette manne40. Ainsi, de nombreux ingénieurs allemands se déplacent à Douai pour faire leur choix. C’est alors que le caractère économique de ces prélèvements saute aux yeux. L’épouse d’un officier allemand déclare à Falchi et Godon que l’Allemagne étant entourée d’ennemis, elle est bien obligée de prendre par ailleurs ce qu’elle ne peut plus se procurer. Mieux, les Allemands s’assurent également de l’élimination d’un concurrent dangereux : la réquisition en mai 1917 de deux presses de 1 200 tonnes, dont l’une de 22 mètres de long, ne pouvant se prêter à la fabrication du matériel de guerre, est liée à la perte avant le conflit d’un marché pour la fourniture de wagons destinés à la Roumanie par une entreprise allemande que nous avons signalée : « c’est avec cet engin que vous nous avez enlevé la commande de 100 wagons pétroliers roumains, nous allons l’emporter dans nos usines et c’est nous qui ferons les wagons Arbel à votre place41. »

25 En 1917, les Allemands accélèrent leurs dévastations. Le 25 février, une nouvelle compagnie de boulangers militaires, la réserve Bäckerei Kol 3 arrive à l’usine n° 1 avec douze fours roulants. Le 21 mars, un parc de génie suit avec un matériel considérable remisé dans tous les bâtiments de l’usine n° 3. En avril, en plus des services déjà installés, de forts contingents de troupes (compagnies ou bataillons) sont cantonnés dans l’usine n° 1, avec voitures et chevaux logés pêle-mêle à côté des machines-outils. En mai, de nouvelles équipes allemandes arrivent et accélèrent l’allure des chargements, l’enlèvement des machines et la destruction d’une partie d’entre elles. Le 25 juillet 1917, de nouvelles équipes allemandes appartenant à l’entreprise Gutehoffnungshütte, d’Oberhausen, arrivent à l’usine n° 1 avec des soldats du service d’aviation et procèdent au démontage des cinq halls du wagonnage-montage. Dans le courant du mois d’août 1917, elles continuent de détruire presque toutes les machines ou appareillages restants, tels que marteaux-pilons, machines à vapeur, fours à réchauffer et à recuire, machines-outils diverses, ponts roulants électriques, générateurs, chaudières, gazogènes, appareillages d’épuration et du service d’eau, machines à meuler. Les bâtiments de la forge et de l’usine n° 2 sont également en voie de démontage. En septembre 1917, le démontage des bâtiments du wagonnage-montage et de l’usine n° 2 est terminé tandis que se poursuit la démolition du bâtiment de la forge. À l’usine n° 3, les deux grands fours Martin de 30 t et leurs annexes, le laminoir à grosses tôles, un générateur de secours et tous les fours sont complètement détruits. En octobre 1917, la démolition du bâtiment de la forge (usine n° 1) est terminée. De nouveaux ponts roulants et des chabottes de pilons sont détruits. Le 18 octobre 1917 a lieu le départ d’une partie des prisonniers russes, le 22 celui de l’équipe Naugebauer et le 30 celui de la colonne de boulangers. Il reste toutefois à l’usine un four pour la cuisson du pain blanc et sept militaires pour la garde des matériaux laissés par le service de subsistance. À l’usine n° 3, le démontage du bâtiment des gazogènes est achevé. Le parc à lingots, le bâtiment des tôleries et le bâtiment des fours Martin sont démontés. En novembre 1917, le bureau de montage et le magasin (usine n° 1) longeant la route d’Aniche sont démolis, le bâtiment des roues et bandages, le hall de coulée et le parc à mitrailles démontés (usine n° 3). En décembre 1917, les machines-outils de

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l’usine subissent le même sort : raboteuses, mortaiseuses, aléseuses, tours à essieux montés, ponts roulants, etc. Le démontage des bâtiments de l’usine n° 3 se poursuit : cette fois, c’est au tour des bâtiments des tôleries, des roues et bandages, des fours Martin, des bureaux d’ateliers, des grands bureaux de la direction, des magasins et de la station centrale électrique. 26 L’année 1918 voit la poursuite des enlèvements : tours à essieux, coudes, mortaiseuses, ponts roulants, enlèvement des charpentes métalliques des bâtiments déjà démontés... Les dernières parties métalliques des bâtiments des tôleries, des roues et bandages, des bureaux, du magasin et de la station électrique sont chargées sur des wagons en vue de leur transfert en Allemagne. En avril 1918, les Allemands procèdent à l’enlèvement des archives du sous-sol, à la destruction des meubles classeurs et d’une partie des archives. Le reste des documents est réuni en gros ballots, chargé sur des wagons pour partir aussitôt vers une « destination inconnue ». En mai 1918, les derniers ballots d’archives sont déposés sous l’atelier d’ajustage, en attendant leur départ, mais exposés aux intempéries. Le 1er mai, les bâtiments et locaux de l’usine n° 1 sont transformés en morgue pour des corps en provenance du front... L’occupation et le pillage cessent le 17 octobre 1918, date de l’évacuation allemande.

Les bons de réquisition : la résistance s’organise chez Arbel

27 Les employés et ouvriers mobilisés, il ne reste dans les usines et ateliers que peu de personnel : quatre ou cinq personnes à Douai, un peu plus à Denain, où nous trouvons le directeur général, Auguste Thomas, et le directeur des ateliers, Rebourg. Guère plus sans doute à Fives, à Crespin, à Marpent... Ce « personnel » demeure à son poste avec l’unique souci de protéger les installations contre les déprédations de l’ennemi ne procèdant d’abord qu’à des réquisitions secondaires, mais ses protestations réitérées ne servent à rien : « Nous avons des ordres à exécuter ; nous n’avons pas de matières premières et nous devons en prendre où il en reste. Protestez, protestez tant que vous voudrez mais rien n’y fera42. » Les employés veillent donc à ce que des bons de réquisition réguliers soient rendus en échange de chaque objet pris. La tâche n’est pas aisée, car les enlèvements se font souvent en vrac. Falchi, chef de l’emboutissage, seul membre de la direction à être resté à Douai, sera d’ailleurs détenu par les Allemands à la prison de Cuincy pendant sept mois (à partir du 31 mars 1917). Les Allemands ont cependant parfaitement, et dès le début de l’occupation, établi la façon dont les choses doivent se passer. L’acte de consignation des Usines Arbel en date du 19 décembre 1914 précise que43 : « À l’enlèvement de ces marchandises, on remettra à l’autorité allemande 3 factures portant l’indication exacte de la quantité et de la qualité des marchandises et de leurs prix ; la fixation définitive des prix sera faite ultérieurement en Allemagne.« L’indication des quantités doit correspondre aux poids bruts ou quantités constatés au moment de l’enlèvement. La partie prenante, signera l’une des factures en ajoutant la formule dont voici la traduction française : poids bruts ou quantités vérifiés. Nom, grade, formation de troupe du preneur, lieu, date.« Cet exemplaire restera entre les mains du propriétaire ou de son remplaçant comme quittance provisoire.« Il sera échangé plus tard par l’autorité sous-signée contre exemplaire, signé et cacheté par elle, qui tiendra lieu de bon de réquisition. »

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28 Les Allemands scindent les réquisitions en deux grandes catégories : la première comprend les matériaux utilisés sur le front (non remboursables), la seconde les matériaux expédiés en Allemagne (remboursables). Partant de ce principe, ils n’ont que peu de chose à payer, la majeure partie des réquisitions, à cette époque, ayant été faite pour les troupes de combat. Impuissants face à la ruine progressive des usines, les employés conservent une attitude énergique et emploient tout leur temps à surveiller les prélèvements et à réclamer des bons de réquisition. C’est d’ailleurs la seule tâche que leur laissent les Allemands. Cependant, au risque d’encourir les pires représailles, le personnel lutte jusqu’au bout contre les irrégularités : les agents de Cail obtiennent ainsi plus de 2 000 bons de réquisition et récupèrent une partie du matériel volé en montant sur les wagons chargés, aux heures des repas, pour en retirer tout ce qui a été accumulé sans réquisition, parviennent à éviter la dispersion complète des archives en dissimulant les pièces de comptabilité dans des caches !

29 La situation est identique chez Arbel, chez Baume-Marpent où les employés notent les sorties des usines, ce qui, au lendemain de l’Armistice, simplifiera grandement la tâche des ingénieurs recherchant dans le Reich l’outillage enlevé. Mieux, les agents d’Arbel notent les noms des civils et des entreprises venus faire leur choix dans les ateliers44 ! À Marpent, on prend soin de consigner la destination des wagons. Il est d’ailleurs à remarquer qu’à Douai des visites de civils ou de militaires précèdent presque toujours les enlèvements importants. Bien organisées, ces visites sont menées par un bureau militaire, attaché en permanence aux usines, ayant pour rôle de contrôler et de réglementer les réquisitions. 30 Les bons de réquisition portent finalement les prélèvements chez Arbel aux montants suivants (tabl. 3).

Tableau 3. Montant des réquisitions dans les Usines Arbel 1914-1918

31 Le tableau 3 montre que, à partir de 1917, les Allemands accélèrent leurs dévastations. Même constat à Crespin où les prélèvements à la Société de Blanc-Misseron se font « avec une recrudescence marquée dès le commencement de 1917 après l’échec des propositions de paix de l’Allemagne »45. L’année 1918 correspond à l’enlèvement des bâtiments ; le montant de 1918 est dû à cette particularité et aussi à la régularisation d’une quantité de réquisitions de 1917. Aux usines de Baume-Marpent, les réquisitions s’opèrent à la même cadence pour former au total vingt bordereaux de bons de réquisitions pour la seule usine de la rive gauche46. Au départ, ces bordereaux et ces bons, établis juste avant le départ des matériaux ou des machines, lorsque la réquisition devient « effective », doivent être adressés aux autorités militaires allemandes pour

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paiement du préjudice. Ils servent finalement à l’établissement des dossiers de dommages de guerre à l’issue du conflit. L’importance de ces bons pour les industriels est telle que la firme Arbel47 s’empresse, après les avoir récupérés, de les placer dans un coffre-fort à Paris !

Le repli partiel des activités à Couzon

32 Pendant l’occupation de Douai, la Société Arbel ne reste pas désœuvrée. Elle utilise ses ateliers de Couzon à Rive-de-Gier, dont Lucien Arbel prend la direction en octobre 191548. De leur côté, Fives-Lille réactive ses ateliers de Givors et la Société Malissard- Taza et la Boulonnerie de Thiant créent dès 1917 à Saint-Denis une usine de finissage d’obus qui se transforme, aussitôt la guerre achevée, en boulonnerie49. Le groupe Empain et les usines de Jeumont replient leurs activités du Nord vers la région parisienne, dans l’usine de la Plaine Saint-Denis (usine qui deviendra, par la suite, la division appareillage électrique du groupe).

33 À Couzon, la fabrication de munitions est organisée malgré un gros problème de main- d’œuvre. Dans un premier temps, la firme accueille des prisonniers polonais puis, en janvier 1917, elle obtient l’attribution par le gouvernement français de 200 ouvriers marocains, pour lesquels est organisé un cantonnement50 : dortoir, lavabos, cantine, café maure, salle de police et prison ! Mais ils s’avèrent difficiles à gérer. Suite à un « incident » – le décès de six d’entre eux « dû à la rigueur de la température » – ils refusent de continuer le travail à l’extérieur. Qu’à cela ne tienne : 80 Marocains sont renvoyés aux autorités militaires et au dépôt de Marseille et échangés contre un nouveau contingent. Parallèlement, les administrateurs se posent la question de savoir comment attacher cette main-d’œuvre en France ? peut-être par la création de « colonies marocaines » ? Les travailleurs d’Afrique du Nord ne sont pas les seuls à causer des soucis. En septembre 1917, un dénommé Jobard, chauffeur de chaudière, est reconnu responsable de l’explosion de sa machine par « manque de surveillance volontaire »51. L’accident est signalé au contrôle de la main-d’œuvre et l’ouvrier renvoyé au front. Quelques mois plus tard, du 21 au 26 mai 1918, un mouvement de grève, dont « la source antipatriotique a été nettement définie », affecte les usines de Rive-de-Gier, suite à un mouvement général décidé par les syndicats métallurgistes ouvriers de la région de la Loire pour protester contre le rappel des ouvriers atteints par la loi du 10 août 1917 et demander la paix. Plusieurs des ouvriers de Rive-de-Gier, inculpés d’atteinte à la liberté du travail, sont alors arrêtés ou envoyés au front. 34 Mais le grand souci de la firme Arbel est le sort de Luc Arbel, l’héritier, mobilisé lui aussi et dont l’absence de nouvelles fait « frémir » tout le conseil d’administration.

Le constat des dégâts

35 La fin de la Grande Guerre s’achève tragiquement pour Arbel et les constructeurs ferroviaires du Nord de la France. Leurs usines ont quasiment disparu, ne laissant derrière elles que des ruines, des machines éparpillées, des ouvriers dispersés ou morts sur les champs de bataille. La guerre laisse des plaies profondes. Les dévastations concernent l’ensemble du tissu industriel. Dans le Valenciennois, « 90 % des immobilisations lourdes accumulées en un siècle et demi sont détruites »52. L’essentiel des installations charbonnières est anéanti. Aux ateliers de la Société de Blanc-

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Misseron53, les soldats allemands font exploser les installations et incendient ce qui reste dans les quelques jours qui précèdent leur départ, en octobre 1918. Seul le bâtiment des bureaux est à peu près épargné. En octobre 1918, à Denain, quelques jours avant l’arrivée des soldats canadiens, les Allemands finissent leur travail de destruction et scient les piliers supportant les bâtiments restés debout. On abat aussi les derniers ponts roulants demeurés en place. En quatre ans, un mois et vingt-cinq jours, les Allemands ont enlevé des ateliers Cail 24 000 m² de surface couverte et 50 000 tonnes de matériel ; 3 000 wagons chargés et un nombre incalculable de camions ont servi à la besogne. Sur les bâtiments subsistants, 10 000 m² sont absolument hors d’usage, les 24 000 autres gravement abîmés.

36 À Douai, aux usines Arbel, de rares ateliers sont encore debout et en très mauvais état. Quant à l’outillage, il a totalement disparu : « après quatre années de guerre, nous trouvons nos terrains dans l’état où nous les avons achetés il y a 25 ans54. » Cependant, Lucien Arbel précise que les « métallos » de Douai ne rechignent jamais à effectuer par tous les temps et dans des conditions souvent pénibles des travaux de déblaiement, de terrassement, de couverture, de vitrerie qui permettent le redémarrage des usines dans les délais les plus réduits55. 37 Pour les industriels du Nord de la France, le sentiment de revanche sur l’Allemagne est alors dominant. L’Allemand doit payer : pour les usines saccagées, ruinées, pour ses crimes. La Société Arbel réclame donc « justice ». L’année 1918 se termine par la visite dans le Nord – Pas-de-Calais de Louis Loucheur, ministre des régions libérées, qui laisse espérer le passage du président américain Wilson à travers les régions dévastées du Nord de la France. En fait, ce voyage n’aura pas lieu et sera remplacé par une visite, en mars 1919, des journalistes attachés à la Conférence de la Paix. Une lettre de la firme est cependant adressée à T.W. Wilson en décembre 1918 : « Ceci est odieux, intolérable, inadmissible, plus odieux, plus intolérable que toutes les misères des combats56. » Pour Arbel, les alliés doivent imposer à l’Allemagne le coût de la guerre et des destructions afin de permettre à toutes les régions envahies des pays occupés alliés un redressement économique plus rapide. C’est aussi le souhait du président de la SFCM, Louis Le Châtelier. Plusieurs possibilités sont offertes aux industriels. La première solution est de saisir chez l’ennemi vaincu ce dont on a besoin pour la reconstruction : « le droit pour les alliés de s’approprier chez l’ennemi des biens privés, en considération seulement de la valeur d’utilisation qu’ils en pourraient retirer, leur est donc ouvert sans limite57. » Pour Le Châtelier, « prendre ou reprendre chez l’ennemi de l’outillage ou des matières premières, et les livrer à qui a été dépossédé de l’équivalent, c’est l’opération simple qui se présente à l’esprit, dès qu’on aborde la question. Pratiquée largement, elle fournira un élément de solution, offrant de l’importance pour certaines industries, la mienne principalement, mais rien qu’un élément [...] ». Effectivement, puisque l’Allemagne doit payer, se profile un projet de reprise des usines allemandes d’Alsace-Lorraine par des associations d’industriels sinistrés58, composées de métallurgistes et mécaniciens... Mais c’est surtout de l’argent qu’il faut, et il s’agit de sommes considérables.

Le rôle de l’État et les dommages de guerre

38 Avant même la fin de la guerre, dès septembre 191859, les ingénieurs de la firme mènent différentes études sur son avenir : quelle est la meilleure voie pour le développement

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des Établissements Arbel ? Faut-il reconstruire les ateliers de Douai ? Ou choisir une autre région pour y constituer une nouvelle usine, comportant des hauts fourneaux et fours à coke, ou alimentée par la force électrique provenant de chutes d’eau ? La dualité du type de reconstruction, en l’état ou modernisation profonde, se retrouve d’ailleurs plus ou moins dans toutes les entreprises.

39 Arbel décide finalement de rester dans le Nord. La reconstruction peut commencer. En fait, les débouchés ne font pas défaut, ni les commandes aux entreprises, mais le manque de matières premières, de tôles, de machines ne favorise pas la reprise des activités. Le rythme du relèvement des usines est donc inégal. Il faut parer au plus pressé : réaménager l’habitat et faire redémarrer l’industrie. La société entreprend de nettoyer les sites dès le départ des Allemands en octobre 1918. Le 9 novembre, l’administrateur-délégué de la Société Arbel expose son programme de reconstruction des usines « en vue d’organiser, dans le plus bref délai possible, des fabrications permettant de donner du travail à notre personnel et à la population douaisienne, tout en répondant aux nécessités du moment, au point de vue national »60. 40 Le projet de reconstruction des usines de Douai comporte trois points :

41 1. Fabrication des charpentes métalliques. Le matériel nécessaire à cette fabrication, initialement acheté pour être installé à Couzon, sera transporté à Douai, dans l’ancien atelier d’emboutissage, pendant la durée de construction des nouveaux ateliers. Un minimum de production de 3 000 à 3 500 tonnes par an est envisagé. 2. Fabrication des essieux montés. Les outillages nécessaires seront prélevés aux usines de Couzon, où ils ne sont pas utilisés. Une installation provisoire sera faite à Douai dans l’ancien atelier de finissage des essieux coudés. Les roues seront fournies ébauchées par les ateliers de Couzon, tandis que les bandages seront achetés à l’extérieur comme avant la guerre. Quant au finissage, il sera installé dans l’ancien atelier d’ajustage à Douai au moyen de tours en partie disponibles à Couzon. 3. Réparation du matériel roulant. Des abris provisoires devront être construits pour permettre d’entreprendre la réparation de matériel roulant. Ce programme provisoire est réalisé au fur et à fur mesure des disponibilités de la Société Arbel et des dédommagements versés par l’État, qui avançe immédiatement 30 % des estimations des dommages de guerre, et des banques. En effet, afin de remédier aux différents dommages, immobiliers et mobiliers, l’État a adopté rapidement des mesures pour remettre le pays en marche. De nombreuses structures sont créées et toute une série de lois et de décrets sont promulgués pendant et après la guerre61. - 26 décembre 1914 : loi ouvrant un premier crédit de 300 millions pour la réparation des dommages matériels résultant des faits de guerre ; création du comité consultatif des dommages de guerre et des commissions d’évaluation ; - 1915 : création du guide du sinistré qui doit permettre à chaque sinistré de connaître les démarches afin d’être indemnisé rapidement et efficacement ; - juillet 1916 : décret réunissant un comité de ministres et d’architectes pour établir des normes de reconstructions ; - août 1916 : création du Comptoir central d’achats industriels (CAA) ; - 1917 : création de l’Office de reconstruction industrielle (ORI) et de l’Office de reconstruction agricole (ORA) ; - avril 1917 : loi des processus des sinistrés instaurant trois catégories de dommages liés à la guerre : réquisitions et dommages pécuniaires (1re catégorie), dommages

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immobiliers (2e catégorie) et mobiliers (3e catégorie) ; - 17 avril 1919 : loi sur la répartition des dommages de guerre entre les différentes régions et activités sinistrées. L’attribution des dommages de guerre est subordonnée pour une part au réemploi, c’est-à-dire essentiellement à la construction d’une usine pouvant se situer dans un rayon de 50 kilomètres par rapport au sinistre62. Pour prétendre à une indemnité de reconstruction, il faut également déposer un dossier instruit par les commissions cantonales pour les petits dommages et, au-dessus d’un million de francs, par le comité central de préconciliation. Le constat des dommages est établi par un ingénieur désigné pour chaque secteur. Cette procédure assez lourde entraîne des longueurs d’autant que, presque systématiquement, les dossiers très importants sont revus à la baisse, ce qui entraîne toute une série d’appels en recours. D’ailleurs, le 19 mars 1919, Pierre Arbel, estimant le préjudice à plus d’une centaine de millions, demande la désignation immédiate d’un expert conformément à la loi du 5 juillet 1917. Il attend avec impatience, devant l’urgence des travaux à entreprendre, l’octroi d’une avance sur indemnités. Effectivement, dans tous les cas, en attendant les décisions, des avances en numéraire ou en nature sont faites par l’État sur justificatif de dépenses63. Il s’agit de parer au plus pressé et de permettre aux entreprises concernées de commencer à reconstruire. 42 Les dommages subis par les Forges de Douai donnent lieu au dépôt d’une première demande d’indemnité auprès de la commission cantonale pour une somme de 39 407 672,80 francs. En 1923, le seul montant des factures des marchés de déblaiement des usines de Douai s’élève à 2 640 744,08 francs ! Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’Arbel obtient des avances lui permettant de reconstruire assez vite et que l’évaluation définitive dure plus d’une décennie. Le 1er mai 1930, une note manuscrite jointe au dossier de dommages de guerre précise que les indemnités versées au crédit des Établissements Arbel s’élèvent à 98 439 145 francs, montant qui semble définitif64. 43 Pourtant, dès 1920, l’État fait difficilement face aux demandes des entreprises : une série de combinaisons financières est alors échafaudée par les sinistrés eux-mêmes pour se procurer des fonds. Une solution consiste à procéder à une augmentation de capital ou, plus fréquemment, à faire appel à un emprunt obligataire. Les industriels vont très vite se regrouper et émettre des emprunts gagés sur les certificats d’indemnités de leurs commettants. Sur le plan national se créent divers organismes : le Comptoir central d’achats industriels pour les régions envahies (CAA), dont Louis Le Châtelier est le vice-président, le Groupement pour la création du Crédit national pour faciliter la réparation des dommages causés par la guerre... Le CAA constitue des stocks afin de prévenir le danger d’une inflation des prix industriels, puis travaille en liaison étroite avec le ministère de la Reconstruction, qui divise les régions libérées en dix secteurs. L’ampleur de la tâche oblige très vite le CAA à décentraliser ses structures et une agence est mise sur pied dans chaque secteur. Les Établissements Arbel adhèrent à l’Association des usines métallurgiques sinistrées du Nord et de l’Est65. Dès 1921, ils passent une convention de paiement avec l’État et délèguent leurs titres d’annuité au groupement de la grosse métallurgie, lequel émet différents emprunts. Quant à la SFCM, elle intègre l’Association pour la reprise de l’activité dans les régions envahies. Elle crée également, avec Fives-Lille et Thomson-Houston, la Société de reconstitution d’usines sinistrées. D’autres structures sont créées au début de l’année 1919 par le Comité des forges de France en vue de la répartition des commandes et des matières

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premières : le Comptoir sidérurgique de France, le Comptoir des tôles et larges plats et le Comptoir des fers et aciers marchands66.

La reconstruction des usines

44 La reconstruction démarre très vite. En novembre 1918, il reste chez Arbel, à l’usine 1 (boulevard Faidherbe), quelques bâtiments encore debout. Ce sont les nefs principales (plus des appentis et annexes) des halls d’emboutissage, hall d’ajustage et bâtiment d’aciérie, et les magasins, la loge du concierge et l’immeuble d’administration. Rappelons que, juste avant la guerre, l’usine 1 comportait l’emboutissage, la forge, l’aciérie, la station centrale, l’ajustage, le wagonnage... Dès le début 1919, les travaux commencent. Le hall d’emboutissage est démonté et reconstruit sur le terrain de l’usine 3, entre les halls des fours et le cimetière. Le hall d’ajustage est ripé et déplacé pour constituer l’atelier de mécanique. Quant au bâtiment d’aciérie, il est démonté et mis au parc de l’usine 3. Les matériaux qui le constituent servent à édifier les magasins et bâtiments d’importance secondaire, soit à l’usine 3, soit à l’usine 5. À la place de ces bâtiments, entre 1919 et 1923, sont reconstruits les cinq halls, le parc aux fers et le château d’eau. Le bâtiment de la tôlerie fine est monté en 1927 et 1928. À l’usine 2 (sise rue Giroud) existaient deux halls remplacés en 1918 et 1923 par un seul.

45 L’usine 3, établie sur les terrains de la Berce Gayant, comportait avant guerre les constructions suivantes : laminoirs, roues et bandages, hall de coulée, hall de fours, parc à mitraille, gazogène, etc. L’usine, neuve en 1914, ne comporte plus en novembre 1918 que le hall de coulée, le hall des fours, le bâtiment d’entrée et le parc à mitrailles. À la place de ces bâtiments et dans leur voisinage immédiat sont construits entre 1918 et 1923 six halls, la station centrale, le gazogène et deux travées de 13 mètres de halls de coulée et des fours. Le bâtiment d’emboutissage provenant de l’usine 1 avant guerre est remonté entre le parc à mitrailles et le cimetière. En octobre 1919 la Compagnie du Nord donne son accord pour que soit reconstruite la passerelle qui, enjambant les voies et les quais de la gare de Douai, permettait la jonction entre les ateliers67. Deux autres usines sont construites dans la foulée de la reconstruction par les Établissements Arbel. Il s’agit des usines 4 et 5. L’usine 4, installée près du pont de Lille, sur la rive droite de la Scarpe, sert quelque temps à la réparation et à la construction de wagons. Elle comporte trois bâtiments et un hangar métallique, le tout sur 35 000 m². Il s’agit d’importants bâtiments américains achetés au camp de Beauvoir. Mais en raison de la pénurie des commandes, les activités sont transférées à l’usine 1. L’usine 4 est revendue à la Compagnie des mines d’Aniche, dès janvier 1926, pour six millions de francs68. 46 L’usine 5, installée boulevard Vauban, sert à la fabrication des péniches. Elle est construite d’une part entre 1922 et 1923, d’autre part, en 1926, 1927 (couverture des cales) et 1929 (atelier). La partie édifiée entre 1922 et 1923 comprend un bâtiment servant de bureau au contremaître, de logement au concierge, d’atelier et de salle de compresseur, ainsi que les clôtures. Il a été réalisé avec des matériaux (fer, bois, tôles ondulées) provenant des ruines du bâtiment de l’aciérie d’avant guerre de l’usine 1. Il est à noter, cependant, qu’Arbel annonce que ces réparations ont demandé à peu près uniquement de la main-d’œuvre et « les charpentes ont pu être remises en état sans apport de pièces métalliques nouvelles, tout au plus a-t-on dû fournir des pièces d’assemblage, boulons et rivets en quantité que nous évaluerons forfaitairement à 2 tonnes ».

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47 Au lendemain de l’Armistice, c’est finalement à une mutation organisationnelle qu’on assiste aux Usines Arbel. Avec la guerre, les aciéries n’existent plus, les hauts fourneaux et les fours Martin sont détruits, et Arbel ne les reconstruit pas. L’entreprise reçoit du fait de la guerre une orientation différente : en 1920, elle abandonne ses fabrications annexes pour se consacrer à l’emboutissage et au wagonnage. Seconde rupture : la modernisation et l’expansion accompagnent la reconstitution. Les Forges de Douai augmentent leur capital et font reconstruire des usines plus vastes (on ne se soucie pas de recréer les surfaces détruites dans l’état d’avant 1914), ce qui ne correspond pas au schéma de reconstitution à l’identique proposé souvent pour les industries du Nord. Globalement pourtant, dès 1922, la reconstruction est achevée. À l’inverse, la SFCM (Cail) reconstruit ses usines de Denain en utilisant les fondations des bâtiments de 1914 : chaque société est un « cas d’espèce »69. Pour l’entreprise Arbel, c’est cependant un essai modéré de reconversion : elle conserve sa personnalité industrielle basée sur l’emboutissage.

BIBLIOGRAPHIE

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Gérard SIVERY (dir.), Histoire de Maubeuge, Dunkerque, Éd. des Beffrois, 1984, 341 p.

Périodiques :

En Train (revue interne de la firme Alsthom).

L’Illustration.

La Passerelle (revue interne de la firme Arbel).

ANNEXES

Sources d’archives

Les éléments les plus riches sont apportés par les dossiers de dommages de guerre (sous-série 10 R des archives départementales). Très différents d’une société à l’autre, les dossiers se composent d’informations sur l’outillage des ateliers, les démolitions, les pillages : ils ont permis à l’époque d’instruire, de vérifier et de payer les avances auprès des sociétés. Dans le cas d’Arbel-Douai, les dossiers fournissent notamment des albums photographiques, un historique très précis de l’occupation des usines de Douai sur la période 1914-1918 et la lettre adressée au président des États-Unis, T. W. Wilson (« Justice », 191970). Nous n’en proposons pas un inventaire détaillé, car les documents y sont insérés sans aucun souci de méthode. Précisons simplement que la cote 10 R 4563 contient un document exceptionnel qui permet de suivre de façon très précise l’occupation et le pillage des Forges de Douai : « Rapport sur les événements survenus aux Établissements Arbel – Usines de Douai pendant la guerre de 1914-1918, dressé par M. Godon, s/agent administratif des Forges de Douai. 22 avril 1919 » (42 pages) ainsi qu’un « État indiquant les dates d’occupation de nos usines par l’Armée Allemande pendant la guerre. »

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Archives départementales du Nord

Série R (Affaires militaires). Sous-série 10 R

Dossiers de sinistrés : 10 R 4563 Établissements Arbel. Forges de Douai, Forges de Couzon. 10 R 4564 Établissements Arbel. Forges de Douai. 10 R 4565 Établissements Arbel. Forges de Douai. 10 R 4664 Société anonyme de construction de Baume et Marpent, à Marpent. 10 R 4697 Société franco-belge. Matériel de chemins de fer. Tribunaux de dommages de guerre : 10 R 5492 Ateliers de construction du Nord de la France, à Blanc-Misseron.

Archives nationales, Centre des archives du monde du travail

Les archives de la firme Arbel ont également apporté des éléments précis. Les cotes suivantes ont été compulsées : 70 AQ Établissements Arbel 70 AQ 1 Procès-verbaux du conseil d’administration.1894-1901. 70 AQ 2 Procès-verbaux du conseil d’administration. 1901-1906. 70 AQ 3 Procès-verbaux du conseil d’administration. 1907-1910. 70 AQ 4 Procès-verbaux du conseil d’administration. 1910-1912. 70 AQ 5 Procès-verbaux du conseil d’administration. 1912-1916. 70 AQ 6 Procès-verbaux du conseil d’administration. 1916-1919. 70 AQ 90 Actes constitutifs de la société. Contrats divers. 1894-1928. Ainsi que : 202 AQ Compagnie du Nord 202 AQ 1267 Livraison du matériel par les constructeurs (1867-1930).

Archives privées

Nous avons, enfin, utilisé divers documents provenant des archives de la firme ANF, aujourd’hui Bombardier à Crespin (Nord), et de la chambre syndicale des fabricants et constructeurs de matériel de chemin de fer, devenue la Fédération des industries ferroviaires (FIF, à Paris). Il s’agit de : - ANF – Société de Blanc-Misseron : Rapports présentés aux assemblées générales des 4 juillet 1919 et 17 décembre 1919. - ANF : Rapport présenté à l’assemblée générale ordinaire du 10 novembre 1923. - Chambre syndicale : Rapport présenté à l’assemblée générale ordinaire du 17 juin 1918 (fonctionnement de la chambre syndicale pendant l’année 1917-1918).

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Lettre des Établissements Arbel au président Wilson le 18 décembre 191871

AU PRÉSIDENT WILSON ARBITRE DE LA PAIX Monsieur le Président, Les ÉTABLISSEMENTS ARBEL ont acquis successivement les terrains sur lesquels nous nous trouvons depuis 1893. Leur superficie du début de 5 hectares s’est progressivement développée jusqu’à 55 hectares, et les 40 premiers ouvriers se sont développés jusqu’à atteindre le nombre de 2 500 hommes, qui trouvaient ici, non seulement le pain quotidien, mais aussi l’aisance progressive, fruit d’un travail rémunérateur et d’une cordiale entente entre le Patron et ses ouvriers. J’en veux pour preuve les centaines de lettres qui, pendant ces quatre années de guerre me sont parvenues de tous les rangs de notre Personnel, déplorant les abominables dévastations dont nos usines étaient victimes, criant vengeance de toutes les infamies commises, et exprimant leur volonté de rentrer bientôt dans leur chère Usine, après la victoire complète et définitive contre une race de bandits. Aujourd’hui, vous pouvez vous rendre compte, Monsieur le Président, que, de tant d’intelligence, de travail, de persévérance, de bonne volonté, il ne reste même pas des ruines, mais seulement de la poussière, du désert et du néant. Tout a été, pendant quatre années, soigneusement déboulonné, méthodiquement emporté en Allemagne, d’abord les matières premières, puis les produits fabriqués, puis les machines, les engins de toute nature, la force motrice, les appareils électriques, les appareils de levage, le matériel roulant, enfin jusqu’aux bâtiments, aux charpentes, tout a été systématiquement enlevé, pillé, transporté, en dehors de toute raison de guerre. C’est systématiquement, froidement, dans le but avoué et proclamé de détruire une industrie française prospère et un concurrent dangereux pour l’exportation que les allemands ont, de sang froid, détruit notre industrie ; je puis en fournir trois preuves absolues ; la première réside dans le Rapport officiel de l’Ingénieur Schrodter, lu à l’Assemblée des Ingénieurs allemands de Dusseldorf, le 31 janvier 1915, dont ci-joint un exemplaire. Voici comment cet Ingénieur allemand appréciait notre Industrie : « L’Usine qui s’est probablement le plus développée dans ces dernières années, est la fameuse Maison ARBEL, de DOUAI s’occupant presque uniquement de la fabrication de wagons spéciaux pour le transport en masses. C’est elle qui construit en grand nombre les déchargeurs automatiques de grande capacité pour le transport des minerais si connus de nos sidérurgistes du Sud-Ouest. La carcasse de ces wagons est normalement formée de tôles embouties. Une aciérie nouvellement construite, avec deux fours MARTIN, des presses de forge des gros bloomings et à tôle produisent l’acier nécessaire. De grandes halles d’ateliers contenant cinq ou six presses hydrauliques et des machines-outils de toute forme et de toute grandeur, complètent l’installation, comprenant trois divisions séparées. Nos colonnes se sont installées dans les magasins, et maint atelier a dû servir d’écurie. Dans une cour, je voyais une importante colonne de boulangerie qui fabriquait de grandes quantités de pain bis pour l’armée. »

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D’autre part, parmi les ingénieurs allemands qui sont venus rôder dans nos usines pour les dépecer, nous clouerons, au pilori de l’humanité M. KARLIER, associé à la Maison VAN DER ZIPPEN constructeur de wagons à KALK près COLOGNE ; ce KARLIER et son beau-frère le capitaine allemand [vide] résidant à Valenciennes, et chargé de toute la destruction, s’adressant à notre ingénieur, M. FALCHI, et lui montrant notre grande presse de 1 200 tonnes, 22 mètres de long, pièce unique au monde, lui dit textuellement ceci : « C’est avec cet engin que vous nous avez enlevé la commande de 100 wagons pétroliers roumains, nous allons l’emporter dans nos usines, et c’est nous qui ferons les wagons ARBEL, à votre place. » Dès le lendemain, une équipe de prisonniers russes démontaient la dite presse et l’envoyaient en Allemagne. Enfin, pendant trois mois, un Ingénieur Allemand a vérifié toutes nos archives, particulièrement les dessins de nos outillages, a mis de côté tout ce qu’il a pu juger lui être utile et qui a pris le chemin de l’Allemagne, le surplus a été odieusement brûlé, détruit, saccagé, et de cet énorme effort intellectuel, commercial et financier condensé dans nos archives, il ne reste plus que poussière ! C’est le fruit d’un labeur de 25 années, anéanti froidement, non dans le feu d’une bataille, mais dans le pillage calme et méthodique et continu d’une placide occupation. Je crois donc la preuve surabondamment faite de la volonté formelle des allemands de détruire toute concurrence française. Ce qui a été vrai pour Douai l’est également pour tous les pays occupés. Quelles en sont les conséquences. Après quatre années de guerre, nous trouvons nos terrains dans l’état où nous les avons acheté il y a 25 ans ; les familles de nos 2 500 ouvriers, de nos nombreux collaborateurs ont eu elles-mêmes tous leurs mobiliers volés, saccagés ou brûlés. Nous avons 33 millions de bons de réquisition donnés par les Allemands ; une autre partie importante de notre fortune industrielle a été détruite sans aucune reconnaissance des bons de réquisition. En raison des prix actuels excessifs et de la rareté de toutes les matières, tout autant que la grandeur des besoins, il nous faudra sept à huit ans pour rétablir notre industrie. Ce ne sera plus 30 à 40 millions que nous aurons à dépenser pour cela comme la première fois en temps de paix, mais deux ou trois fois cette valeur. Pendant ce temps, l’Allemand qui, bien que vaincu aura maintenu et développé formidablement pendant la guerre ses instruments de travail, qui les aura accru de tous ceux qu’il nous aura volés poursuivra son action néfaste de développement dans le monde, en nous volant notre clientèle, comme il nous aura volé nos moyens d’action. Pendant que le soldat allemand, redevenu ouvrier allemand se tiendra au chaud dans les mobiliers qu’il nous aura volés à nos classes ouvrières ou paysannes, celles-ci, après quatre années de misère sans nom, continueront à mourir de froid et de privations dans des maisons vidées, devant leurs usines détruites ou leurs champs dévastés. Ceci est odieux, intolérable, inadmissible, plus odieux, plus intolérable que toutes les misères des combats. C’est pour cela, Monsieur le PRÉSIDENT, qu’il faut que tous les alliés imposent à l’Allemagne la reprise en nature, soit réelle, soit par compensation ou par similitude, et à défaut seulement, par compensation pécuniaire, afin de permettre plus rapidement à toutes les régions envahies des nations alliées leur résurrection économique.

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Vous l’avez d’ailleurs promis, Monsieur le PRÉSIDENT, dans votre sublime proclamation faite à la Face du Monde Civilisé, et c’est pourquoi, en toute confiance, nous vous crions : « JUSTICE ! JUSTICE ! ! JUSTICE ! ! ! »

NOTES

1. - Les territoires occupés comprenaient tout ou partie de dix départements : les Ardennes, l’Aisne, le Nord, la Meuse, la Meurthe-et-Moselle, le Pas-de-Calais, la Somme, la Marne, l’Oise, les Vosges. Seules les Ardennes sont occupées en totalité. Le Nord et le Pas-de-Calais sont occupés dans une proportion de respectivement 70 et 25 % de leur territoire. 2. - L’Industrie en France occupée, ouvrage établi par le Grand quartier général allemand en 1916, Paris, Imprimerie nationale, 1923, 534 p., p. 490. 3. - Ces entreprises forment avant la guerre un cartel, dénommé « groupement des constructeurs de locomotives », avec trois autres firmes : Schneider et Cie, la Société des Batignolles et la Société alsacienne de constructions mécaniques. 4. - Chambre syndicale des fabricants et constructeurs. Assemblée générale ordinaire. 17 juin 1918. Fonctionnement de la Chambre syndicale pendant l’année 1917-1918. 5. - L’Industrie en France occupée, op. cit., p. 62. 6. - Archives départementales du Nord (désormais AD Nord) 10 R 4297. Dossier de dommages de guerre. Société Franco-Belge. AD Nord 10 R 5492. Dossier de dommages de guerre. Ateliers de construction du nord de la France. 7. - L’Industrie en France occupée, op. cit., p. 240 et 241. 8. - Odette HARDY-HEMERY, De la croissance à la désindustrialisation. Un siècle dans le Valenciennois, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1984, 401 p., p. 84. 9. - L’Industrie en France occupée, op. cit., p. 58. 10. - Lucien Arbel est ingénieur des Arts et Métiers. Il deviendra par la suite député puis sénateur de la Loire (La Passerelle, n° 11, septembre 1957). Voir également L’Illustration, n° 1030 (22 novembre 1862), p. 347-348. 11. - Les Capitalistes en France : 1780-1914, présenté par Louis BERGERON, Paris, Gallimard, 1978, 233 p., p. 59-60. 12. - Archives nationales (Centre des archives du monde du travail, désormais CAMT) 70 AQ 90. Forges de Douai. Apport des Forges de Couzon aux Établissements Arbel. 18 janvier 1908. 13. - Pierre Arbel est l’un des commissaires rapporteurs de l’Exposition internationale de Chicago (Pierre ARBEL, Mines. Exploitation des mines et Métallurgie, 1894 [Exposition de Chicago en 1893. Rapports. Comité 12]). Voir aussi la maîtrise de Laure HENNEQUIN, « La société Arbel de 1894 à 1939 : un demi-siècle d’histoire technique, économique et sociale de la vie d’une entreprise française de construction mécanique », Lille 3 , 1993. 14. - Michel ROUCHE (dir.), Histoire de Douai, 1985, p. 214 et 235-236. 15. - ANC (CAMT) 70 AQ 1. Forges de Douai. Conseil d’administration. 15 mai 1895. 16. - Ibid, 24 avril 1894. 17. - ANC (CAMT) 70 AQ 90. Établissements Arbel. Actes constitutifs de la Société des Forges de Douai (31 janvier 1894). 18. - Nos usines métallurgiques dévastées (1914-1918). Monographies de quelques grandes usines métallurgiques françaises détruites par les Allemands, Paris, Éditions de la Revue de métallurgie, 1921, 234 p., p. 70. 19. - La Passerelle, n° 11 (septembre 1957).

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20. - AD Nord 10 R 4563. Dossier de dommages de guerre. Société Arbel. Note du 16 décembre 1918. Nos usines métallurgiques dévastées (1914-1918)…, op. cit., p. 73 : le chiffre de 16 000 emboutis est ici annoncé. 21. - AD Nord 10 R 4563. Dossier de dommages de guerre. Société Arbel. Note du 16 décembre 1918. 22. - ANC (CAMT) 202 AQ 1267. Compagnie du Nord. Livraison du matériel par les constructeurs. Situation et états mensuels des commandes du matériel roulant en cours d’exécution (1867-1930). Dossier matériel. Année 1912. Lettre de Asselin, ingénieur en chef du matériel à Javary, ingénieur en chef au service de l’exploitation, 6 mars 1912. 23. - Nos usines métallurgiques dévastées (1914-1918)…, op. cit., p. 73. 24. - ANC (CAMT) 202 AQ 1267. Compagnie du Nord. Livraison du matériel par les constructeurs. Situation et états mensuels des commandes du matériel roulant en cours d’exécution (1867-1930). Relevé au 1er juin 1912. 25. - Pierre DAUZET, Le Siècle des chemins de fer en France (1821-1938), Fontenay-aux-Roses, impr. de Bellenand, 1948, 379 p., p. 227. 26. - L’Industrie en France occupée, op. cit., p. 53. 27. - Ibid., p. 61. 28. - ANC (CAMT) 70 AQ 5. Établissements Arbel. Conseil d’administration. 7 décembre 1911. 29. - AD Nord 10 R 4565. Dossier de dommages de guerre. Établissements Arbel à Douai. Rapport sur les événements survenus aux Établissements Arbel – Usines de Douai pendant la guerre de 1914-1918, dressé par M. Godon, s/agent administratif des Forges de Douai. 22 avril 1919. 30. - ANC (CAMT) 70 AQ 5. Établissements Arbel. Conseil d’administration. 29 juillet et 28 novembre 1914. 31. - Odette HARDY-HEMERY, De la croissance à la désindustrialisation..., op. cit., p. 90. 32. - En Train, n° 7 (revue interne de la firme Alsthom). 33. - Odette HARDY-HEMERY, De la croissance à la désindustrialisation..., op. cit., p. 93. 34. - AD Nord 10 R 4563. Dommages de guerre. Société Arbel. « État indiquant les dates d’occupation de nos usines par l’Armée Allemande pendant la guerre. » 35. - Ibidem. Société Arbel. Rapport sur les événements survenus aux Établissements Arbel – Usines de Douai pendant la guerre de 1914-1918, dressé par M. Godon, s/agent administratif des Forges de Douai. 22 avril 1919. 36. - Voir également le récent ouvrage de Roland ALLENDER, 1914-1918 dans le Nord : survivre en pays occupé, Saint-Cyr-sur-Loire, A. Sutton, 2006. R. Allender nous propose en page 42 une carte postale représentant une boulangerie militaire installée dans l’usine Arbel. 37. - AD Nord 10 R 4563. Dommages de guerre. Société Arbel. Rapport sur les évènements survenus aux Établissements Arbel – Usines de Douai pendant la guerre de 1914-1918, dressé par M. Godon, s/agent administratif des Forges de Douai. 22 avril 1919. 38. - Odette HARDY-HEMERY, De la croissance à la désindustrialisation..., op. cit., p. 93. 39. - Il s’agit du document déjà cité : L’Industrie en France occupée, traduit et publié en France en 1923. 40. - Parallèlement, en avril 1916, certains équipements, en commençant par les cylindres de laminoirs, sont directement mis à la mitraille. 41. - La presse de 22 mètres est retrouvée après la guerre et récupérée par Arbel. 42. - AD Nord 10 R 4563. Dommages de guerre. Société Arbel. Rapport sur les évènements survenus aux Établissements Arbel – Usines de Douai pendant la guerre de 1914-1918, dressé par M. Godon, s/agent administratif des Forges de Douai. 22 avril 1919 43. - Idem. 44. - Civils et entreprises : Mannesmann fr. fabricants de tubes à Remscheid ; Fonderies de Dillingen, à Dillingen-Saar (Peters Gross) ; Vulcan Werke à Hambourg (Naugebauer) ; Concordia Hutte à Engers (Funguitz) ; Thyssen et Cie à Hagondange (Alsace) et Mulheim-s-Ruhr ;

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Dinglersche maschin. à Zweibrucken (Wimberg) ; Press et Hammer Werke à Brackwerde ; Adolf Schwinn à Hambourg (Dell) ; Krupp à Essen (Peters Emsters) ; Patrone à Dusseldorf (Rickmann, Kaps, Grosse) ; Henchel à Hattingen (Gotitz), etc. 45. - Archives ANF. Société de Blanc-Misseron. Assemblée générale du 17 décembre 1919 pour les exercices 1914-1915 à 1918-1919. 46. - AD Nord 10 R 4664. Dossier de dommages de guerre. Société Anonyme de construction de Baume et Marpent. Il s’agit de la partie de l’usine située sur la rive gauche de la Sambre, en l’occurrence l’aciérie. 47. - ANC (CAMT) 70 AQ 6. Établissements Arbel. Conseil d’administration. 8 février 1919. 48. - ANC (CAMT) 70 AQ 5. Établissements Arbel. Conseil d’administration. 28 octobre 1915. 49. - Odette HARDY-HEMERY, De la croissance à la désindustrialisation..., op. cit., p. 93. 50. - ANC (CAMT) 70 AQ 6. Établissements Arbel. Conseil d’administration. 13 janvier, 10 février, 10 mars et 14 avril 1917. 51. - Idem, 8 septembre 1917. 52. - Odette HARDY-HEMERY, De la croissance à la désindustrialisation..., op. cit., p. 94. 53. - Archives ANF. Société de Blanc-Misseron. Assemblée générale ordinaire. 4 juillet 1919. 54. - AD Nord 10 R 4564. Dossier des dommages de guerre. Société Arbel. Lettre des Établissements Arbel au président Wilson le 18 décembre 1918. 55. - La Passerelle, n° 12, novembre 1957. 56. - AD Nord 10 R 4564. Dossier des dommages de guerre. Société Arbel. Lettre des Établissements Arbel au président Wilson. 18 décembre 1918. Cette lettre est jointe en annexe. La Passerelle, n° 13, janvier 1958. 57. - Louis LE CHATELIER, Souvenirs, 1873-1923, Paris, impr. Chaix, 1924, 194 p., p. 6-7 et 9. 58. - AN (CAMT) 70 AQ 6. Établissements Arbel. Conseil d’administration. 8 février 1919. 59. Idem, 14 septembre 1918. 60. - Id., 9 novembre 1918. 61. - Cf. René ROMAN (dir.), Code des dommages de guerre. Lois et décrets. Circulaires et instructions ministérielles. Décisions de jurisprudence, Paris, Revue des dommages de guerre, Collection Roman, 1924, 259 p. 62. - Odette HARDY-HEMERY, De la croissance à la désindustrialisation..., op. cit., p. 102-103. 63. - La sous-série 10 R (consultée aux AD Nord) contient les dossiers des dommages de guerre : instruction, vérification, et paiement des avances aux sociétés. 64. - AD 10 R 4565. Dossier des dommages de guerre. Société Arbel. Note manuscrite du 1er mai 1930. 65. - AN (CAMT) 70 AQ 6. Établissements Arbel. Conseil d’administration. 8 février 66. - Ibid. 67. - La Passerelle, n° 13, janvier 1958. 68. - AN (CAMT) 70 AQ 90. Forges de Douai. Vente de l’usine 4 à la Compagnie des mines d’Aniche. 69. - Odette HARDY-HEMERY, « La reconstruction industrielle après la première guerre mondiale », in Jean Favier (dir.), Reconstructions et modernisation : la France après les ruines : 1918, 1945, Paris, Archives nationales, 1991, p. 137. 70. - Cf. annexe.

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AUTEUR

ANNE CALLITE

Docteur en histoire, université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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L’électrification de la manutention dans les gares au XIXe siècle

Aurélien Prévot

1 Avec le développement des activités ferroviaires, la manutention devient un problème central pour les compagnies à la fin du XIXe siècle. À cette date, les opérations de manutention dans les gares sont de deux natures : les opérations de chargement, de déchargement et de transbordement, d’une part, et les opérations de formation et de décomposition des trains, d’autre part. Autrement dit, la manutention concerne les colis déposés pour les messageries, les bagages des voyageurs ainsi que le déplacement du matériel roulant sur de courtes distances. Toutes ces opérations ont un point commun, elles sont longues et coûteuses. À partir de 1875, les compagnies entreprennent donc d’importants travaux en vue de moderniser le système et ce sont les gares parisiennes qui bénéficient rapidement de ces améliorations. Après avoir étudié la situation des gares en 1875 à travers les exemples des gares du Nord, de La Chapelle et d’Austerlitz, nous verrons les solutions qui ont été mises en place et leurs caractères.

La manutention vers 1875

2 En 1875, la manutention des marchandises sur les quais des halles se fait exclusivement à dos d’homme. En effet, l’utilisation d’engins mécaniques, grues ou treuils, à vapeur ou hydrauliques, est impossible en raison de la nature même des colis qui ne sont pas facilement saisissables à la grue et qui, en outre, voyagent rarement dans des wagons découverts. L’amortissement de telles machines est difficile car le nombre des opérations reste insuffisant.

3 Les hommes entrent donc dans les fourgons, prennent les colis ou les sacs sur leur dos et les entreposent dans la halle. L’opération est doublement coûteuse : d’une part, il faut employer un personnel important pour la manœuvre afin d’aller vite, d’autre part, il faut de très vastes halles car les manutentionnaires éparpillent sur le sol les marchandises, en particulier la nuit ; or le prix du foncier est exorbitant et il est

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impossible pour les compagnies d’étendre les emprises foncières à l’infini. Dans un premier temps, la solution a été d’empiler les marchandises mais, passé une certaine hauteur, il faut affecter à cette manutention « des hommes très vigoureux et spéciaux (appelés coltins) dont les salaires et les prétentions sont beaucoup plus élevés que ceux du personnel ordinaire »1. Ainsi, pour les sacs de sucre, on empile sur une hauteur de deux mètres et demi, soit dix sacs superposés : chaque wagon occupe alors un carré de dix sacs sur dix sacs, soit 5 m2. « La dépense de manutention n’est pas inférieure à 0,30 franc, mais elle est susceptible de s’accroître avec l’abondance des arrivages et la rareté relative du personnel spécial de manutention2. » 4 Dans les années 1890, on note une situation tout aussi difficile à la gare d’Austerlitz où la Compagnie du Paris-Orléans est confrontée au même problème de chargement et déchargement des wagons. En effet, chaque année, les quais couverts des services des messageries reçoivent ou envoient plus de 13 633 000 colis, représentant un poids de 193 000 tonnes, nécessitant l’emploi de 270 tricycles et de 152 brouettes3. Les tricycles peuvent recevoir des charges considérables, mais comme ils ont des roues de petit diamètre pour faciliter la manutention des colis, leur traction est pénible et nécessite fréquemment l’emploi de deux hommes. L’intensité du trafic entraîne le recours à un grand nombre de chariots tandis que le groupement des colis sur les quais impose de longs parcours. Dans ces conditions, pour faire face au trafic, la Compagnie du Paris- Orléans était dans l’obligation d’employer un personnel important. 5 Le troisième aspect de la manutention concerne le remorquage et la rotation du matériel roulant. En effet, avant de pouvoir charger ou décharger les wagons, il faut les amener le long des quais. Les trains de marchandises sont acheminés entiers dans les voies de garage puis les wagons sont détachés les uns après les autres et remorqués et tournés pour être déchargés dans l’entrepôt correspondant aux produits transportés. Toutes ces opérations sont très coûteuses en main-d’œuvre car, pour économiser l’espace, les compagnies ont privilégié les plaques tournantes au détriment des aiguillages. Ce système des plaques tournantes est aussi utilisé dans les gares parisiennes de type terminus comme la gare du Nord par exemple pour permettre la rotation des machines, en particulier celles des trains-tramways qui assurent le service de la banlieue. Tous ces remorquages et rotations se font à main d’homme, à l’aide de chevaux, de machines de manutention ou grâce à des cabestans hydrauliques. 6 Le plus simple est de faire appel à 10 ou 15 hommes qui poussent le wagon. Mais le remorquage est lent et surtout très dangereux. Néanmoins, la force humaine reste la plus utilisée à La Chapelle avant 1880. Autre possibilité, le cheval que l’on attelle au wagon qui est alors remorqué au « pas de charrue »4. Mais ce gain de temps est coûteux car il nécessite « l’emploi d’un cheval dont la présence doit être permanente avec l’agent qui le conduit »5. Et si le travail est intermittent, le cheval, lui, doit être nourri quelle que soit son activité, ce qui revient à plus de 18 francs par jour. 7 D’où le recours à des cabestans6 hydrauliques pour manœuvrer mécaniquement les wagons. En 1881, on en compte huit à La Chapelle, et trente poupées folles7, indispensables pour faire tourner le matériel roulant. Le tout permet de desservir 37 voies. L’appareil coûte très cher – plus de 20 000 francs – mais à partir de 790 wagons déplacés dans une journée il devient rentable, le prix moyen de la manœuvre pouvant alors descendre jusqu’à douze centimes par wagon contre près de quarante pour le cheval.

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8 Toutefois cet appareil n’est pas totalement satisfaisant. D’abord, il fonctionne avec des cordes qu’il faut accrocher et décrocher et qui traînent sur le sol, risquant à tout moment de provoquer des accidents et des interruptions de trafic. Mais surtout, pour le bon fonctionnement de ces cabestans hydrauliques, les chaudières doivent être en chauffe en permanence pour permettre, à tout moment, la manœuvre du cabestan. Or, « il résulte des comptages plusieurs fois répétés que, pendant une période de 11 heures de travail, le cabestan le mieux utilisé de la grande gare de La Chapelle ne travaille guère plus de 1 h 40 à 2 h maximum, et l’utilisation ne ressort qu’à seize pour cent »8. Cette marche continue des chaudières et des pompes est donc fort coûteuse pour un travail intermittent. 9 Ainsi, quel que soit le secteur de la manutention, la solution adoptée est la même. La compagnie fait appel à une main-d’œuvre abondante, ce qui représente une charge considérable, sans rapport proportionnel avec l’intensité du trafic. Il faut en effet continuer de payer des salaires à ces hommes même si le trafic diminue. Vers 1875, les compagnies tentent donc de changer l’organisation de la manutention dans ces différents secteurs.

La modernisation de la manutention

La modernisation de la manutention dans les halles

10 En 1875 Albert Sartiaux entre à la Compagnie du Nord en qualité d’ingénieur adjoint de l’Exploitation et peut obtenir que ses choix soient suivis, grâce en particulier au soutien de son beau-père, Félix Mathias9.

11 Tout d’abord, il commence, dès 1877, par améliorer les conditions de la manutention de nuit, dont la faible productivité est en grande partie due à un éclairage au gaz déficient. L’éclairage électrique qu’il fait installer donne entière satisfaction. Il ne s’agit certes pas d’une électrification de la manutention, mais c’est la première fois que l’électricité, produite par une machine Gramme10, est utilisée dans des installations ferroviaires en France. 12 En 1883, il propose au comité11, organe de décision de la compagnie, d’électrifier le treuil de la halle aux sucres de La Chapelle. Il s’agit de trouver un emploi à la machine Gramme achetée en 1877, en supplément, pour pallier une éventuelle panne d’une de celles affectées à l’éclairage des halles. Pourquoi la halle aux sucres ? Parce qu’elle est utilisée au maximum de ces capacités pendant une courte période de l’année, contrairement aux autres halles. Cette caractéristique permet de réaliser les installations en « période creuse » et de les tester longuement, tout en ayant la possibilité de constater de visu le résultat lors de l’arrivée soutenue des sacs de sucre. La compagnie s’adresse à la maison Siemens pour l’électrification du treuil. Le plan de roulement est réemployé et le tout se présente comme un chariot à quatre roues doté de deux moteurs permettant d’effectuer toutes les opérations (fig. 1). Le résultat est un succès complet : avec six hommes (y compris le chauffeur et le surveillant des machines électriques), une pile de cent sacs est édifiée entre 38 et 48 minutes, selon ce que l’on demande au treuil, ce qui est un gain de temps très important. Pourtant cette électrification du treuil n’a aucune suite. Aucune autre halle ne semble avoir bénéficié d’une telle amélioration. Les archives de la Compagnie du Nord ne contiennent aucun dossier sur la généralisation de l’électrification des treuils. C’est donc que la compagnie

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et Albert Sartiaux lui-même estimaient que c’était là une dépense inutile. Sans doute la spécificité du transport du sucre était-elle trop forte et le progrès non généralisable, à l’époque, à d’autres produits.

Figure 1. Treuil électrique de la halle aux sucres de La Chapelle

Peltier & Eugène Sartiaux, « Note sur le treuil électrique employé pour la manutention des sacs de sucre à la gare de La Chapelle », RGCF, août 1884, p. 207 et fgure XII.

13 En 1899, la Compagnie du Paris-Orléans décide, elle aussi, de diminuer la manutention humaine dans sa gare d’Austerlitz, grâce à un système de chariots sans conducteurs mis au point par l’inspecteur du Matériel fixe Pons12. Comme il n’est pas pensable de mêler, sur un même quai, voyageurs et chariots automatiques, le système n’est installé que sur le quai des messageries.

14 Une chaîne sans fin et sans soudure, très solide, placée dans un caniveau, tourne en permanence entre le quai et la halle des messageries. Elle est entraînée par une poulie reliée à une dynamo. Sur cette chaîne sont fixés des nœuds soutenus par une petite bicyclette (fig. 2). Il y a une bicyclette tous les trois mètres et demi. Sur le chariot, une poignée commande une tige d’acier qui pénètre dans le caniveau et qui est ensuite entraînée par un nœud de la chaîne. Ainsi attaché, il s’éloigne en suivant le parcours imposé par la chaîne. En cas d’obstacle, la poignée se relève et libère le chariot. De même, à l’arrière des chariots, on a installé une plaque de métal qui permet, en cas d’arrêt d’un chariot, de libérer le chariot suivant. L’aménagement du chariot ne coûte que 18 francs. Le caniveau est balayé en permanence par trois balais fixés sur la chaîne. Les détritus, versés dans des puisards ouverts sous le caniveau, sont retirés à la main.

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Figure 2. Traction des chariots à Austerlitz

Victor Sabouret, « Note sur la traction mécanique des chariots à bagages », RGCF, novembre 1900, p. 782-788.

15 Ce système qui semble donner entière satisfaction est toutefois abandonné deux ans plus tard sans explication. Il est probable que les coûts d’installation et de fonctionnement sont trop importants pour des gains minimes. D’ailleurs, la Compagnie du Nord, qui construit en 1906 une nouvelle halle des messageries à La Chapelle, reste fidèle aux méthodes éprouvées comme le montre un article de la Revue générale des chemins de fer de 1906 : pour le triage, « travail délicat et compliqué », souligne Dupuis13,

16 « la Compagnie n’a pas jugé à propos de réaliser un projet qui avait été mis à l’étude, et d’avoir recours aux procédés mécaniques en usage dans certaines grandes gares. Toujours fidèle au principe d’obtenir le meilleur rendement possible et de perfectionner, sans toutefois risquer des dépenses un peu hors de proportion avec les résultats obtenus, M. Albert Sartiaux, Ingénieur en chef de l’Exploitation a préféré conserver le triage manuel et le transport par diables et tricycles. » 17 La manutention y est tout de même un peu électrique... En effet, pour permettre aux quais d’utiliser tout le rez-de-chaussée, les bureaux sont installés à l’étage. Cette séparation a nécessité la mise en place de monte-plis électriques pour éviter les allées et venues fréquentes et les pertes de temps. Cet appareil est un panier en treillage métallique, solidaire d’une courroie sans fin montée sur poulies et mise en mouvement par un petit moteur électrique à arrêt automatique. Des sonneries avertissent les agents de l’arrivée des plis.

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La modernisation de la manutention dans les gares

18 La modernisation concerne d’abord les halles où sont entreposées les marchandises mais aussi, rapidement, les gares de voyageurs. En effet, il n’est pas inutile de rappeler l’importance des bagages accompagnés pour les voyageurs de qualité. Nous savons, grâce aux mémoires du temps, que lorsqu’une famille distinguée partait en vacances, elle emportait avec elles des malles en grand nombre avec du linge de maison et différentes tenues adaptées aux circonstances – plage, déjeuner, soirée... Parfois même on emportait du matériel de cuisine ou autre. Ces malles étaient expédiées quelques jours avant le départ et attendaient les voyageurs à leur arrivée ou à leur retour. L’exemple de la Compagnie d’Orléans est ici doublement intéressant comme nous allons le voir.

19 À la veille du XXe siècle, cette compagnie ne possède qu’une seule gare dans Paris, celle d’Austerlitz. Jugeant que celle-ci n’est pas à la hauteur de son importance, car construite dans un quartier excentré, elle obtient l’autorisation, en vue de l’Exposition universelle, d’édifier un nouveau terminus sur le Quai d’Orsay, afin d’y accueillir les trains de voyageurs de luxe. Cette nouvelle gare, reliée par un souterrain à la précédente, a donc ses quais enterrés14 et la consigne à bagages est située sept mètres au-dessus des voies... Or, les voyageurs des trains de prestige de la compagnie ont souvent beaucoup de bagages. Il faut donc trouver une solution pour que le service des bagages soit rapide et commode. Pour cela, la Compagnie d’Orléans utilise deux systèmes. Les bagages pour les trains au départ sont regroupés dans des chariots et, grâce à des monte-charges électriques, descendus sur les quais où ils sont chargés dans les fourgons. Rien que de très classique. En revanche, pour remonter les bagages, la compagnie a imaginé un système révolutionnaire : les toiles sans fin. 20 Elles sont confectionnées en toile de manille très dense (plus de 15 kilogrammes par mètre), arrosées quotidiennement afin de garantir une longueur constante et faciliter l’adhérence des bagages. En effet, même si l’eau s’évapore en une demi-heure, l’adhérence perdure toute la journée. Ces toiles tournent grâce à des moteurs électriques et entraînent avec elles les bagages. Ce système a un débit exceptionnel, bien supérieur au monte-charges. Tous les colis (à condition qu’ils ne soient pas fragiles et que leurs dimensions soient inférieures à 80 cm) sont posés par les employés sur la toile qui sort du quai. Les bagages montent ainsi au rez-de-chaussée où ils passent à plus de deux mètres au-dessus du sol afin de laisser le passage libre pour les voyageurs, avant de redescendre. Là, d’autres agents les récupèrent et les disposent sur des tables basses où leurs légitimes propriétaires les reprennent (fig. 3). La toile, quant à elle, recommence son parcours. Ce système, qui préfigure celui aujourd’hui en usage dans les aéroports, donne toute satisfaction. C’est pourquoi, l’année suivante, en 1901, la Compagnie du Paris-Orléans l’applique dans la gare d’Austerlitz pour l’expédition des colis des messageries.

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Figure 3. Toile à bagages (gare d'Orsay)

« La nouvelle gare d'Orléans », L'Illustration, 15 septembre 1900.

21 En effet, la Compagnie du Paris-Orléans continue de recourir aux trains de voyageurs pour acheminer les colis des messageries. Elle utilise pour ses expéditions le principe des paniers, chaque panier contenant les objets destinés à une station importante ou aux petites stations d’une même section. Les grandes gares du réseau reçoivent, quant à elles, des fourgons complets. En 1901 70 % des colis partent en paniers et le reste en fourgons15. Cependant, la presque totalité de ces colis part le soir entre dix-neuf heures trente et minuit. Or leur majorité est remise entre dix-huit heures et vingt heures, soit très peu de temps avant le départ du train. La manutention, le triage et la mise en paniers doivent donc être extrêmement rapides. Même avec une main-d’œuvre importante, la compagnie n’arrivait pas à faire partir tous les colis le jour même, ou à éviter les erreurs de direction. S’inspirant des procédés utilisés dans les grands magasins de Paris et s’appuyant sur l’expérience de la gare d’Orsay, la Compagnie d’Orléans met au point un système de triage des colis totalement nouveau : les agents sont immobiles et les paquets se déplacent grâce à des toiles mobiles. Suivons en détail le parcours des colis.

22 Lorsque les colis sont apportés sur le quai de départ des messageries, un agent de la compagnie procède à leur reconnaissance (comptage, vérification de l’emballage...), les étiquette et fait une marque à la craie. Cette marque indique aux agents chargés du premier tri le magasin où envoyer le colis. L’agent réceptionnant les colis doit donc connaître parfaitement le réseau. Les colis fragiles, encombrants ou de denrées périssables sont mis de côté. Les autres sont envoyés, au moyen d’un des neuf entonnoirs dont l’ouverture est sur le quai, sur une toile mobile qui, courant sous le quai, les emporte vers la table de triage. Là, les agents, se fiant uniquement aux indications à la craie, dirigent les colis, à l’aide d’autres toiles mobiles, vers l’un des cinq magasins destinés à les accueillir16. Une écharpe mobile, faisant un va-et-vient sur toute la longueur du magasin, déverse ensuite le colis sur le sol incliné du magasin : grâce à elle, les colis sont relativement bien répartis (fig. 4). Un agent, placé au centre

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et en hauteur, vérifie la bonne marche du système. Chaque trieur peut manutentionner facilement de trois à quatre milles colis par heure.

Figure 4. Triage des colis à Austerlitz

Pons, « Triage mécanique des petits colis de Messageries dans la gare de Paris-Auterlitz », RGCF, février 1902, p. 97-111.

23 Lorsque les colis chutent sur le sol incliné du magasin, ils sont arrêtés par des panneaux mobiles maintenus relevés, c’est-à-dire fermés. Le second triage peut alors commencer. Tous les panneaux mobiles supportent un amas de colis. Grâce à une trappe, un agent entre dans le magasin et, prenant les colis un à un, les dépose sur une autre toile mobile qui les emporte vers la deuxième table de triage. Cette toile est compartimentée par de larges traits de couleur disposés tous les deux mètres. Suivant le nombre d’agents à la table de triage, il y a un ou deux colis par compartiment.

24 Cette toile, qui prend les colis au bas de la chambre souterraine, les élève jusqu’à plus de cinq mètres au-dessus du quai, où se trouve la table de triage. Là, les agents peuvent desservir sept directions grâce à sept toiles différentes. Chacune de ces toiles aboutit à une table reposant sur le quai et entourée de paniers. Ces toiles permettent donc de traiter sept trains à la fois ou de répartir les colis d’un seul train17 en plusieurs groupes, correspondant à des portions d’itinéraire (fig. 4). 25 Il y a autant de paniers que de directions desservies et chacun d’eux porte sur son couvercle le nom de la destination. Ils sont posés sur le quai en arc de cercle autour de la table de réception. Une fois les paniers remplis, l’agent prépare la feuille accompagnant le panier et conduit le tout aux fourgons en se servant ou non de la traction funiculaire des tricycles que nous avons vu plus haut et qui est maintenue. 26 Le triage dure dix heures et nécessite quatorze agents, auxquels il faut ajouter quelques manutentionnaires et deux agents techniques chargés de l’entretien. Ce système de

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triage permet de limiter le nombre de lecture des adresses par rapport à un système classique de triage par table tournante18 et donc d’augmenter la cadence. De plus, la lecture multiple pratiquée à Paris-Austerlitz a pratiquement supprimé les erreurs de directions. 27 Tout cela fonctionne à l’aide de l’électricité, comme à la gare du quai d’Orsay où fut testé pour la première fois ce type de système. Cependant, de nombreuses différences existent entre les deux installations. La toile utilisée, tout d’abord, qui est désormais en coton tissé, est beaucoup plus résistante. Elle se détériore moins vite, si bien qu’elle a été privilégiée car, malgré la surveillance des agents, il arrive que des colis mal ficelés, de la ferraille mal emballée, des caisses d’où sortent des clous, etc., passent sur la toile et l’abîment. Cependant, comme tout tissu, ces toiles ont tendance à s’allonger. Comme il s’agit de toiles en coton et non de la toile de manille, la méthode employée à la gare d’Orsay n’est pas applicable. Toutefois, après un rodage d’un mois, à l’issue duquel elles ont été retendues, les toiles ne se sont plus allongées. 28 Le système n’a donc qu’un inconvénient : son coût qui est de plus de 400 000 francs !

29 La Compagnie du Nord, quant à elle, ne s’intéresse guère à l’amélioration de la manutention des bagages dans les gares. Le seul exemple que l’on trouve est un chariot de quai électrique fonctionnant sur batteries (fig. 5).

Figure 5. Chariot de quai électrique

« Cabestans électriques », liasse 2 : photo du chariot de quai électrique. Pour avancer et mettre en marche le moteur situé sous le châssis, l'agent doit abaisser les bras du chariot. Ce type d'appareil se tire et ne doit en aucun cas se pousser.

30 L’objectif de l’appareil est de réduire le nombre de chariots qui encombrent les quais en augmentant leur contenance. Un prototype est construit entre 1900 et 1903. C’est un quadricycle à moteur électrique qui a la capacité de quatre tricycles mais n’occupe la surface que de deux. Toutefois, son utilisation est très limitée. En effet, au départ, les voyageurs n’ont pas assez de bagages pour que son emploi soit rentable. En revanche, à l’arrivée, c’est la foule sur le quai qui en interdit l’utilisation. Bref, l’appareil ne fonctionne qu’une heure par jour. C’est trop peu. Surtout, il ne cesse de tomber en panne. En deux ans, il n’a été en service que 13 mois et a coûté plus de 1 200 francs en réparation ! De plus, les agents doivent normalement tirer le quadricycle afin de pouvoir voir ce qui se passe devant. Or, par facilité, ils préfèrent le pousser, ce qui présente un danger pour les voyageurs. Un deuxième prototype est demandé. La direction le refuse en août 1905.

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La modernisation de la manutention du matériel roulant

31 Le troisième secteur qui bénéficie de la modernisation est celui du déplacement des wagons pour lequel, nous l’avons vu, même le système du cabestan hydraulique n’était pas satisfaisant. La Compagnie du Nord décide alors d’utiliser la force électrique. La modification est réalisée par une société extérieure (mais dont les capitaux sont détenus par la famille Rothschild), la Société de la transmission de la force par l’électricité, fondée par Mariel Deprez. Cette installation n’est guère encourageante. En effet, l’appareil est livré avec du retard et il ne fonctionne pas. Lorsqu’enfin il devient opérationnel, il faut à nouveau le démonter car il s’est oxydé...19

32 On pourrait penser que cet essai malheureux sonne le glas du cabestan électrique. Fort heureusement, il n’en est rien, bien au contraire. Eugène Sartiaux, frère d’Albert et chef du service électrique de la Compagnie du Nord, observe avec grand intérêt les modifications apportées au cabestan de La Chapelle, ce qui lui permet de mettre au point trois nouveaux appareils plus spécialisés, répondant chacun à des besoins particuliers de la compagnie. 33 Le premier est une simple électrification du cabestan traditionnel, qu’il soit manuel ou hydraulique. Il s’agit en fait de l’association d’une poupée de halage et d’une dynamo. Lorsque le courant traverse la dynamo, la poupée est entraînée. Le tout est installé dans une cuve en fonte demi-sphérique, moulée d’une seule pièce (donc sans joint ni pièce rapportée) et qui peut être mise en place dans n’importe quelle fosse grâce aux quatre pieds qui la soutiennent. Une fois le cabestan enterré, ne restent visibles que la poupée et la pédale de commande ; le reste du mécanisme est enterré et recouvert de tuiles de fonte (fig. 6). 34 Le principe de fonctionnement est simple : une corde est attachée d’un côté à la poupée et de l’autre au wagon que l’on souhaite remorquer ou faire tourner ; par l’appui sur la pédale, le courant passe dans la dynamo et la corde se tend puis s’enroule autour de la poupée ; le wagon pivote alors sur la plaque ou remonte les voies (voir la photographie, fig. 6).

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Figure 6. Cabestan électrique de La Chapelle

Eugène Sartiaux, « Note sur les divers appareils de manutention électro-mécaniques employés sur le réseau du Chemin de fer du Nord », RGCF, juin 1897, p. 429.

35 Toutefois Eugène Sartiaux constate rapidement les limites de son appareil. En effet, pourquoi attacher wagons et locomotives lorsqu’il s’agit simplement de les tourner sur une plaque ? Quelle perte de temps ! Partant de la même base (afin de réaliser des économies), Eugène Sartiaux met donc au point le cabestan à action directe, exclusivement destiné à la rotation du matériel roulant sur une plaque ; désormais, ce ne sont plus les locomotives ou wagons qui entraînent la plaque mais l’inverse : la plaque est motorisée.

36 Pour y parvenir, Eugène Sartiaux supprime la poupée de halage devenue inutile et la remplace par un pignon. Il fait ajouter un autre engrenage sous la plaque, la transmission du mouvement du cabestan à la plaque se faisant par l’intermédiaire d’une chaîne engrenée sur les dents des engrenages. Toutefois, cette manière de transmettre la force n’est pas parfaite car il peut y avoir une énergie résiduelle qui risquerait de provoquer des déraillements. C’est pourquoi le dispositif est complété par une série de crapauds qui verrouillent la plaque. 37 La Compagnie du Nord étant économe, Eugène Sartiaux innove encore et met au point le cabestan qui permet la rotation non pas d’une ou deux mais trois plaques tournantes ainsi que d’une poupée folle pour le halage des wagons. La base est toujours la même, le cabestan électrifié, mais on lui adjoint un embrayage magnétique pour pouvoir sélectionner la plaque à tourner. Cet embrayage est des plus simples : on enfonce simplement un levier mobile dans une des encoches prévues à cet effet (une encoche par plaque), ce qui a pour effet de déverrouiller la plaque sélectionnée. Il ne reste plus qu’à appuyer sur la pédale de commande et la plaque se met à tourner.

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38 Tous les cabestans conçus par Eugène Sartiaux sont dotés de dispositifs visant à prévenir l’usure prématurée du moteur qui pourrait être endommagé par l’arrêt brutal de la plaque. Quelques engrenages donnent de la souplesse à l’ensemble permettent d’amortir les chocs. Toutefois, une limite rapidement mise en lumière par la compagnie est l’obligation de toujours tourner le cabestan dans le même sens. En 1893, tous les cabestans sont donc modifiés pour permettre la rotation dans les deux sens. En outre, suite à de nombreux accidents, des interrupteurs coups de poing sont mis en place en dehors du rayon d’action des cabestans : ils permettent l’arrêt immédiat de l’appareil. 39 Ces cabestans électriques sont une vraie révolution et la Compagnie du Nord en généralise l’utilisation, que ce soit à La Chapelle ou à l’intérieur de la gare du Nord de Paris. Suite à ces installations, les autres compagnies se renseignent, telle la Compagnie du PLM qui, par deux fois, demande des informations, en 1890 et en 1906. Le cabestan devient vite une référence, certes, mais aussi une base sur laquelle s’appuyer. En 1894, on estime que la machine de manutention du pont transbordeur de la gare de Paris- Nord coûte trop cher : qu’à cela tienne, on la remplace par un cabestan électrique qui, via des liaisons mécaniques, entraîne le second essieu de la machine et fait donc le même travail mais à moindre coût !

Une modernisation construite et pensée

40 La modernisation de la manutention ne doit rien au hasard. Comme l’a très bien montré François Caron20, elle résulte d’un calcul économique qui vise à rechercher de manière systématique le meilleur coût pour faire face à une demande toujours croissante. Il ne s’agit pas de soulager les hommes obligés de fournir des efforts physiques considérables. Non, à chaque fois, il s’agit d’améliorer la productivité : améliorer la capacité du réseau sans développer des lignes supplémentaires ; améliorer le rendement du travail des ouvriers et lutter contre les revendications salariales toujours jugées exorbitantes. On ne voit pas beaucoup de soucis humanistes dans les demandes de crédits adressées au comité de la Compagnie du Nord, alors qu’à la même période se développent le socialisme, l’anarcho-syndicalisme de la CGT et le catholicisme social. Albert Sartiaux, originaire du Nord, ne pouvait cependant pas ignorer l’action de l’abbé Six qui, dans le diocèse de Cambrai, tentait en 1885 de mettre en place les premiers syndicats catholiques.

41 Au crépuscule du XIXe siècle, l’approche de la fin des concessions21 et de la garantie qui leur est liée incite les compagnies à augmenter la rentabilité en mécanisant le travail. Jusqu’alors, face à l’augmentation du trafic, la seule réponse était l’embauche. Désormais, avec Albert Sartiaux, il faut toujours faire plus. C’est le principe fondateur de son "exploitation intensive" : obtenir le maximum de rendement avec le maximum d’efforts et le minimum de moyens matériels. Cette politique permet de substantielles économies et assure pendant trente ans le développement et la prospérité de la compagnie mais elle conduit aussi à la grève de 1910, suivie d’une longue période de travail volontairement ralenti, qui porta le réseau du Nord jusqu’à un degré de désorganisation indescriptible. Le rapport du directeur du Contrôle au Sénat en 1911 est on ne peut plus clair sur cette situation : « tout cet ensemble d’organisation constituait une sorte de mécanique de précision. Le rouage moteur était comme dans un chronomètre, un ressort d’acier fin. Depuis quelques années, on avait demandé à ce ressort des efforts supplémentaires. Un

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moment est venu où la limite d’élasticité a été dépassée. L’équilibre s’est rompu et la mécanique de précision s’est désorganisée22. » 42 Les gares sont désormais trop exiguës pour que l’effort d’adaptation du matériel au trafic soit pleinement efficace. La situation ne s’améliore véritablement qu’en 1912, au prix de grosses commandes de matériel et d’un plan de développement des gares sans précédent.

43 À la Compagnie du Paris-Orléans, l’Exposition universelle est l’événement qui entraîne la construction de la gare d’Orsay, mais cette création est aussi, plus qu’une vitrine, l’occasion de tester les méthodes les plus récentes dans l’organisation du travail ; méthodes qui sont ensuite reprises à Austerlitz. Le système des messageries mis alors en place permet une économie de personnel bien plus importante que la mécanisation des chariots de quai. 44 Le rôle pionnier de la Compagnie du Nord dans le développement de l’usage de l’électricité dans l’exploitation des chemins de fer est sans aucun doute lié à la personnalité hors du commun d’Albert Sartiaux. Certes, son mariage avec la fille de l’ingénieur en chef de l’Exploitation, Félix Mathias, a certainement facilité sa carrière, mais c’est surtout par ses initiatives, ses idées et ses réalisations qu’il gravit un à un les échelons. Venant d’une famille de la petite bourgeoisie du Nord, il sort de Polytechnique en 1866, élève ingénieur des Ponts et Chaussées. En 1875, il entre à la Compagnie du Nord en tant qu’ingénieur adjoint de l’Exploitation. Il a alors trente ans. Il devient ingénieur sous-chef de l’Exploitation en 1878, ingénieur en chef adjoint en 1886 et, enfin, ingénieur en chef le premier juillet 1889, date à laquelle Félix Mathias, gravement malade, prend sa retraite23. À cette date, il « exerce alors en fait les fonctions d’un véritable Directeur »24. Il reste à ce poste jusqu’en 1917. Ces promotions correspondent à chaque fois aux succès qu’il rencontre dans le développement de l’usage de l’électricité à la compagnie : 1878, l’éclairage électrique fonctionne tous les jours ; 1886, le treuil électrique est opérationnel ; 1889, le cabestan électrique est presque finalisé. 45 Ingénieur visionnaire et proche du terrain, Albert Sartiaux l’est certainement. Mais surtout, il forme un parfait duo avec son frère Eugène qu’il a fait entrer à la compagnie très vite, un autodidacte ayant pour seule formation d’avoir été auditeur libre au Conservatoire des arts et métiers ! Ces deux frères conjuguent ainsi les formations de trois grandes écoles ce qui est assez exceptionnel. Mieux, ce duo permet de moderniser le réseau plus rapidement : Albert soutient toujours les propositions de son frère dont il saisit très rapidement les avantages. C’est la force de ce lien qui explique l’importance de l’innovation en interne et le faible recours à l’externalisation (à la différence de la Compagnie du PLM). Mais Eugène ne va pas sans Albert. Quand ce dernier doit s’occuper d’autres compagnies de la galaxie Rothschild en plus de la Compagnie du Nord, l’innovation s’arrête, ce qui prouve l’importance d’Albert dans les recherches de son frère. 46 Ce lien exceptionnel, à ma connaissance unique, explique l’antériorité et l’importance de la modernisation liée à l’électricité à la Compagnie du Nord. La façon dont est conduite cette modernisation est particulièrement novatrice et annonce le XXe siècle : on assiste à la naissance de la standardisation. En effet, avec le cabestan électrique, Eugène Sartiaux met au point une base standardisée à laquelle on peut ajouter des options. Cette standardisation permet l’emploi du cabestan pour d’autres utilisations (avec par exemple le chariot transbordeur), élément nouveau dans un monde où

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chaque problème est encore le plus souvent résolu par un système différent. La Compagnie du Nord est dans ce domaine bien plus en avance que la Compagnie d’Orléans qui, à l’aube du XXe siècle, utilise deux types de toile pour le même usage : toile de manille pour les bagages à la gare d’Orsay et toile de coton pour les colis à la gare d’Austerlitz. 47 L’électrification de la manutention dans les gares entre 1875 et 1914 répond donc à une nouvelle façon d’envisager l’utilisation de la main-d’œuvre. Même si, dans un premier temps, on se contente d’électrifier des dispositifs existants, il s’agit bien d’un abandon des techniques de travail du XIXe siècle et d’une entrée dans la modernité : l’embauche n’est plus la panacée universelle. Cette réflexion est très claire dans l’œuvre d’Albert Sartiaux qui met en place son dispositif « d’exploitation intensive », système qui permet une amélioration du réseau sans gros investissement pendant près de trente ans. Cette modernisation est possible car Albert Sartiaux a en particulier bien compris le rôle essentiel de l’électricité dont la souplesse d’usage a permis d’adapter à chaque situation une amélioration nouvelle. Si le but reste le même, réaliser les profits les plus élevés, les solutions envisagées ne sont pas générales. Les compagnies cherchent à développer les solutions les plus adéquates à chaque problème. Mais une fois de plus, en imaginant un cabestan de base, la Compagnie du Nord est en avance sur son temps : elle vient d’inventer la standardisation. En revanche, en ce qui concerne la réalisation de l’innovation, la compagnie reste en retard car l’innovation est réalisée en interne et rarement externalisée. C’est la guerre qui en 1914 arrête provisoirement cette recherche d’efficacité. Il s’agit alors de mettre le réseau au service de la patrie.

NOTES

1. - Peltier et Eugène Sartiaux, « Note sur le treuil électrique employé pour la manutention des sacs de sucre à la gare de La Chapelle », Revue générale des chemins de fer (désormais RGCF), août 1884, p. 205. Peltier est chef du service des gares de La Chapelle et Eugène Sartiaux celui du service télégraphique du Chemin de fer du Nord. 2. - Ibid. 3. - Victor Sabouret, « Note sur la traction mécanique des chariots à bagages », RGCF, novembre 1900, p. 782. Victor Sabouret est ingénieur principal du service central de la Voie et des travaux à la Compagnie du Paris-Orléans en 1900. 4. - Peltier, « Note sur l’emploi aux gares de La Chapelle des cabestans hydrauliques et des machines de manutention à cabestan à vapeur pour les manœuvres de wagons », RGCF, août 1881, p. 92. 5. - Archives nationales (Centre des archives du monde du travail), désormais CAMT, archives de la Compagnie du chemin de fer du Nord, 202 AQ 1373 : « Cabestans électriques », lettre au comité du 21 décembre 1889 d’Albert Sartiaux. 6. - Le cabestan est un treuil à tambour vertical autour duquel on enroule par friction un câble pour tirer les wagons.

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7. - Organe de machine servant à un mouvement de rotation. On enroule une corde, attachée au matériel que l’on souhaite faire tourner, à la poupée. Le cabestan provoque la rotation de la poupée et donc la rotation du matériel sur la plaque. 8. - Maurice Cossmann, « Note sur les cabestans électriques », RGCF, juillet 1889, p. 51. 9. - Félix Mathias est né le 5 février 1821. Ingénieur des arts et manufactures en 1840, il est attaché au service de la Traction du chemin de fer de Versailles (rive gauche). Il passe à la Compagnie d’Orléans comme ingénieur de la Traction puis, en 1845, inspecteur principal de l’Exploitation au chemin de fer du Nord. En 1866, il devient sous-chef de l’Exploitation. En 1871, à la mort de Jules Petiet, son maître, il devient ingénieur en chef de l’Exploitation, poste qu’il conserve jusqu’en 1889, année de sa mort. 10. - Sorte de dynamo, qui porte le nom de son inventeur. Elle transforme l’énergie issue d’une locomobile en électricité. 11. - La Compagnie du Nord présente la spécificité de ne pas posséder de directeur général mais un comité de direction. Le comité, organe central et permanent de la direction, est constitué de sept membres issus du conseil d’administration (même présidence et même vice-présidence). À une permanence quotidienne de deux membres au moins s’ajoutent deux séances hebdomadaires où sont soumis les projets présentés par les ingénieurs en chef des trois divisions (Matériel et Traction, Travaux et Surveillance, tous deux sous l’autorité de l’Exploitation). Nommé pour un an par le conseil d’administration qui lui délègue l’ensemble de ses pouvoirs (mis à part toutefois celui de nomination des chefs de division, ingénieurs-conseil, notaires, caissiers et autres avoués), le comité est l’exécutif de la compagnie. 12. - Victor Sabouret, art. cité, p. 782. 13. - Alors sous-inspecteur de l’Exploitation du Chemin de fer du Nord. 14. - Plus de 5 mètres sous le rez-de-chaussée ! 15. - Pons, « Triage mécanique des petits colis de Messageries dans la gare de Paris-Austerlitz », RGCF, février 1902, p. 97. 16. - Quatre magasins pour les colis voyageant en paniers. La cinquième direction servant pour les fourgons complets. Dans ce dernier cas, les colis sont envoyés à une deuxième table de tri par l’intermédiaire d’une autre toile mobile qui les répartit par fourgon (il peut y avoir six fourgons). Ils sont stockés dans des trémies au-dessus des quais. Au moment de charger les wagons, un pan incliné, normalement relevé au-dessus du quai est abaissé et un agent les envoie ensuite un à un directement dans le fourgon où ils sont rangés. 17. - Ou plus : au maximum trois, chacun d’eux étant alors desservi par deux toiles. 18. - Dans ce cas, les agents doivent lire les adresses de tous les colis pour ne prendre que ceux destinés à leur panier. Il s’en suit une baisse de rendement, qui augmente avec l’intensité du triage. En effet, une table de triage classique avec six directions, oblige les agents à lire six colis pour un seul qui les intéresse. À Austerlitz, la destination est lue trois fois, ce qui évite les erreurs de destination, tout en permettant une augmentation du rendement. Chaque lecture débouche sur un aiguillage de plus en plus fin du colis. 19. - AN (CAMT), 202 AQ 1361, « Éclairage de la gare de Paris : buffet, cabestans, lignes à haute tension, éclairage des bureaux loués, des tas de combustible, treuils, déplacement des éclairages », liasse « Treuil et cabestan électriques à installer dans la gare de La Chapelle ». 20. - François Caron, Histoire de l’exploitation d’un grand réseau. La Compagnie du chemin de fer du Nord : 1846-1937, Paris, La Haye, Mouton, 1973, p. 327. 21. - Il s’agit des garanties accordées dans le cadre du plan Freycinet. 22. - Sénat, 1911, n° 148, p. 9, cité in François Caron, Histoire de la Compagnie du Nord, op. cit., p. 364. 23. - Il meurt en septembre 1889, après une cure à Spa. Il est probable qu’Albert Sartiaux occupait déjà la fonction de son beau-père, malade depuis fort longtemps, depuis quelques années. Il est intéressant de noter de plus que la situation se répète en 1917, avec Albert Sartiaux qui, malade, occupe toujours son poste et Javary qui assure le travail.

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24. - Paul-Émile Javary, « Nécrologie », RGCF, mars 1922, p. 232-236.

AUTEUR

AURÉLIEN PRÉVOT

Maître en histoire, université Paris XII-Créteil (maîtrise soutenue par l’AHICF, prix d’histoire François Bourdon « Techniques, entreprises et sociétés industrielles » 2005)

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La structuration de la desserte militaire sur le réseau PLM (1862-1936)

Thomas Bourelly

1 L’utilisation des chemins de fer par les autorités militaires est connue en ce qui concerne les périodes de conflits et les transports de troupes1. Mais la dimension « industrielle » des rapports entre le chemin de fer et l’administration de la Guerre aux xixe et xxe siècles a été peu étudiée2. Le cas des embranchements particuliers militaires sur le réseau PLM permet de considérer cette dimension sous un angle différent. Destinés à mettre les établissements commerciaux et industriels en relation avec les voies de chemin de fer, les embranchements représentent un domaine particulier au sein du monde ferroviaire. Leur usage s’est répandu durant la seconde moitié du xixe siècle. Ces infrastructures ont d’abord attiré l’attention des ingénieurs et des juristes3 et, si l’historiographie militaire fait beaucoup référence au chemin de fer, notamment la Revue du génie militaire, elle s’intéresse peu au rôle des embranchements particuliers. Pourtant, une des rares études sur ces voies ferrées publiées dans la Revue générale des chemins de fer est l’œuvre d’un militaire 4. L’intérêt de ces dispositifs en matière d’histoire locale, technique et économique est néanmoins reconnu. Analysé dans sa thèse par François Caron5, ce mode d’approvisionnement n’a, depuis lors, jamais fait l’objet d’une attention particulière, mis à part quelques travaux récents6. À l’instar de l’étude menée par Jean-Pierre Williot, qui souligne l’importance des embranchements ferroviaires dans l’industrie gazière parisienne7, l’analyse des relations entre la Compagnie PLM et les autorités militaires permet de retracer la mise en place d’un dispositif de desserte stratégique autour des lignes reliant Paris à la Méditerranée, entre 1862 et 1936.

2 Constitué en 1857, le réseau PLM offre un exemple intéressant du fait de son étendue et de sa situation, en retrait par rapport aux frontières du Nord et de l’Est. De grands centres militaires sont situés le long de ses lignes et notamment dans la ville de Lyon, cœur du réseau et principale place de l’arrière durant la Première Guerre mondiale. La structuration d’un réseau d’embranchements militaires entre 1862 et 1936 peut être

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analysée par le biais des projets de traités approuvés par le conseil d’administration de la Compagnie PLM8. Cette dernière conclut avec les autorités de l’armée différents accords au sujet de raccordements particuliers, en vue du transport de marchandises en provenance ou à destination d’établissements militaires. Traditionnellement, les principaux bénéficiaires de la desserte ferroviaire sont les secteurs métallurgique, chimique et charbonnier, grands pourvoyeurs de trafic, mais sur le réseau PLM le client principal demeure l’État. Près de 10 % des traités d’embranchement approuvés par le conseil d’administration concernent la desserte de diverses administrations publiques : Postes et Télégraphes, Commerce, Finances, Manufactures, Ponts et Chaussées et surtout les ministères de l’Air, de la Marine et de la Guerre. Ces trois dernières administrations représentent 71 % des conventions passées avec l’État. Près de 7,5 % des traités conclus par la Compagnie PLM entre 1862 et 1936 concernent la desserte d’établissements militaires : arsenaux, poudrières, forges de la marine, magasins, hangars, dépôts ou centres d’aviation9. 3 Contrairement aux secteurs miniers et métallurgiques, qui bénéficient de raccordements dès la création du chemin de fer dans les années 1830, l’autorité militaire tarde à reconnaître l’importance d’une desserte efficace. Pourtant l’armée conçoit assez tôt l’intérêt du chemin de fer, comme en témoignent dès 1847 les essais pour le transport de troupes de cavalerie sur le chemin de fer entre Paris et Corbeil. Il faut attendre la guerre de 1870 pour que soit mise en évidence cette nécessité de raccordement, afin d’assurer un approvisionnement rapide et efficace. Un effort est alors engagé dans ce but : un tissu ferroviaire au service de l’administration militaire se structure progressivement. 4 Du conflit de 1870-1871 à celui de 1939, il convient donc d’analyser comment les ministères de la Guerre, de la Marine et de l’Air prennent conscience de l’importance capitale de la desserte de leurs établissements et comment ils envisagent le rôle du chemin de fer d’une manière nouvelle. Il faut tout d’abord comprendre comment s’associent les éléments industriels et militaires après la crise de 1870-1871. Par la suite, l’étude de l’évolution vers un dispositif de desserte entièrement au service de la Guerre, entre 1914 et 1919, permet de déterminer comment les embranchements militaires hérités du premier conflit mondial confèrent un dynamisme nouveau au réseau PLM durant la période de l’entre-deux-guerres.

L’association des éléments industriels et militaires

La prise de conscience des lacunes

5 Les autorités militaires conçoivent rapidement l’importance des chemins de fer et perçoivent ce nouveau de mode de transport comme un outil révolutionnaire10. Néanmoins la précocité de cette prise de conscience est sans comparaison avec l’exemple britannique11. En France, la première utilisation militaire des chemins de fer date de la guerre de Crimée (1854-1855). Les différentes compagnies assurent alors le transport des troupes vers les ports d’embarquement de Marseille et Toulon. Quelques années plus tard, en 1859, la Compagnie PLM est chargée d’assurer l’acheminement des soldats vers la frontière lors de la campagne d’Italie. Or ce type de transport concerne principalement les troupes et présente des caractéristiques différentes de celles du trafic commercial, nécessitant une organisation minutieuse. À cet égard, une réflexion

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autour des transports militaires s’engage le 15 mars 1869, suite à la création par le maréchal Niel d’une commission centrale des chemins de fer. Chargée d’étudier diverses questions, cette commission composée de civils et de militaires insiste notamment sur « la nécessité de raccorder aux gares les principaux établissements militaires, arsenaux, magasins et établissements de manutention »12. À la mort du maréchal Niel, la même année, le maréchal Lebœuf, nouveau ministre de la Guerre, abandonne le programme de réformes et les mesures préconisées ne sont pas appliquées.

6 Le conflit de 1870-1871 est alors marqué par de graves difficultés d’approvisionnement sur les réseaux ferrés. L’encombrement des voies et des gares rend le service difficile, voire impossible. Pour la période qui suit le conflit, 7 500 wagons chargés d’approvisionnements sont recensés sur l’unique réseau de Lyon13. Le seul rôle reconnu aux raccordements ferroviaires sur le réseau PLM durant ce conflit est d’avoir permis la fuite de Garibaldi et de son état-major au moyen de wagonnets abandonnés sur l’embranchement des mines d’Épinac, en Bourgogne14. 7 Dénonçant la situation générale et s’appuyant sur le gain de temps et d’argent offert par la voie ferrée, Prosper Jacqmin, ingénieur des Ponts et Chaussées et directeur de l’exploitation des Chemins de fer de l’Est, demande dès 1872 la reprise des projets de la commission Niel. Désirant associer l’élément militaire à l’élément technique, il souhaite « relier les arsenaux et les établissements militaires au réseau général des chemins de fer, partout où cette jonction n’existe pas encore »15. 8 Dans le cas de la Compagnie PLM, malgré l’existence d’établissements militaires d’envergure le long du réseau, tels que les arsenaux de Lyon et Toulon, il faut attendre ces années 1870 pour que soient autorisés les premiers embranchements. Pourtant, dès 1859, des habitants du quartier Perrache, à Lyon, font remarquer que « dans l’intérêt de l’État, la Compagnie PLM eut dû établir un embranchement à destination de l’important arsenal depuis longtemps »16. 9 On peut s’interroger sur le désintérêt du ministère de la Guerre envers ce moyen d’approvisionnement. L’absence de traités entre les compagnies de chemin de fer et les autorités militaires paraît surprenante dans la mesure où l’armée semble capable de leur assurer un trafic important. Cette lacune en matière de desserte est d’autant plus criante que les principaux fournisseurs de l’armée ont intégré depuis plusieurs années le chemin de fer comme outil d’approvisionnement. À l’instar du secteur métallurgique, principal client de la Compagnie PLM, les industries d’armement font rapidement preuve de modernité. Les principaux partenaires de l’armée se situent à proximité des bassins houillers, notamment le long de la ligne de Saint-Étienne à Lyon, sur laquelle l’usage des embranchements particuliers s’est développé depuis les années 1830. Mentionnées par François Crouzet, il s’agit des sociétés Jacob Holtzer à Firminy, des aciéries de Saint-Étienne ou de Schneider et Cie, raccordées durant les années 1860 et pour certaines héritières de voies établies antérieurement17.

Établir des liens étroits

10 L’année 1872 voit le premier raccordement du ministère de la Guerre sur le réseau PLM. La manufacture d’armes de Saint-Étienne, créée en 1764, est le premier établissement à faire l’objet d’un traité d’embranchement18. La compagnie conclut par la suite de nombreux actes similaires avec les administrations de la Guerre et de la Marine, 29

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entre 1872 et 1890 (fig. 1). Tous les établissements militaires sont intéressés par la desserte ferroviaire : hangars et dépôts de matériel, magasins, parcs à fourrages, poudrières, forges et arsenaux. Des centres importants se structurent autour du rail, comme à Clermont-Ferrand, avec l’embranchement de l’artillerie dit des « Gravanches », à Dijon avec les magasins des subsistances militaires et un arsenal, à Besançon, Moulins et Nevers, où sont desservis divers magasins d’approvisionnement, ainsi qu’à Lyon, qui accueille un parc d’artillerie, des magasins militaires, un parc à fourrages et un arsenal. Ce dernier établissement, plus tard dénommé atelier de construction de Lyon, symbolise à lui seul le paradoxe de la desserte militaire. Installé dès 1848 à proximité du point d’arrivée de la ligne de Saint-Étienne à Lyon, il n’est raccordé au chemin de fer que 28 ans plus tard.

Figure 1. Traités d'embranchement conclus entre la Compagnie PLM et le ministère de la Guerre (1862-1912). Source : procès-verbaux du conseil d’administration de la Compagnie PLM, avril 1862 - avril 1913, AN (CAMT), 77 AQ 180 à 203.

11 Devenus de véritables partenaires, la Compagnie PLM et l’administration militaire cherchent à affermir les liens qui les unissent. Progressivement, le ministère de la Guerre noue des rapports étroits avec les grandes compagnies de chemin de fer, désireuses de conserver les transports de cette administration. Le 15 juillet 1891, un traité est signé : les réseaux s’engagent à transporter la totalité du matériel et des approvisionnements appartenant au département de la Guerre. De son côté, l’armée s’engage à donner aux compagnies la totalité de ses transports, s’interdisant notamment le trafic par voie navigable19. La Compagnie PLM approuve la même année six traités d’embranchements particuliers, et trois l’année suivante. Les principaux centres militaires s’assurent de nouvelles conditions de desserte, comme à Nevers ou Dijon, tandis que de nouveaux établissements sont desservis avec les stations-magasins d’Auxerre, Montereau et Nuits-sous-Ravière. Les séquelles de la défaite de 1871 sont encore vives et l’autorité militaire, consciente du rôle du chemin de fer, évite d’établir des raccordements dans les régions frontalières20. Le ministère de la Guerre privilégie des zones plus en retrait, desservies par le réseau PLM. L’armée obéit alors à une conception centralisatrice de l’espace ferroviaire, autour de points stratégiques.

12 Un partenariat privilégié est institué entre les réseaux de chemins de fer et l’administration militaire. Néanmoins, avant la convention de 1891, la primauté du transport par rail est généralement assurée par la simple construction d’un embranchement. C’est le cas de l’arsenal de Lyon qui, dès la création de son raccordement en 1876, voit ses approvisionnements assurés par le chemin de fer et non par la voie navigable21. Établi le long de la Saône sur un terrain de 16 000 m², cet établissement est plusieurs fois étendu et les ateliers de construction rassemblent en 1899 1 245 personnes22. Si l’on peut difficilement quantifier l’apport des établissements

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militaires trafic, l’envergure de certains d’entre eux laisse penser que le tonnage transporté devait être important. 13 Suite à la convention de 1891, le ministère de la Guerre est donc devenu un client majeur. Le conseil d’administration de la Compagnie PLM approuve 16 traités entre 1891 et 1906, preuve des relations étroites nouées entre les deux parties. Conscient de la nécessité d’une desserte efficace, le ministère de la Guerre est soucieux de l’entretien et de l’amélioration de ses embranchements. Le quart des traités approuvés durant cette période concerne la réfection et la réparation de voies, leur allongement ou la pose d’installations nouvelles, telles que des plaques tournantes, au sein des établissements desservis. L’administration militaire assume entièrement tous les frais de réparations et ne bénéficie d’ailleurs d’aucun avantage sur les prix de construction et d’entretien de ses embranchements. Ainsi, malgré les engagements de 1891, le ministère de la Guerre est considéré comme un client à part entière, au même titre que les représentants du commerce et de l’industrie.

La ruée vers le rail

14 Hormis les contrats passés directement avec la Compagnie PLM pour la desserte de ses établissements, l’autorité militaire use avantageusement de son droit de regard sur les constructions nouvelles. Des commissions mixtes de travaux publics, composées de membres du génie et des Ponts et Chaussées, sont chargées d’examiner tous les projets d’établissement de lignes et d’infrastructures nouvelles. Dès qu’une voie ferrée emprunte ou longe un terrain militaire, une conférence est ouverte en présence d’officiers du génie. Parfois ces derniers saisissent cette opportunité pour imposer certaines conditions et s’assurer d’une desserte gratuite en cas de nécessité. En 1891, statuant sur la demande d’un industriel de Vénissieux, dans le Rhône, pour traverser une enceinte fortifiée, le colonel Rousset, directeur du génie à Lyon, obtient le droit d’utiliser en cas de mobilisation la voie et le matériel de transport du demandeur, ainsi que les bâtiments situés le long de la voie ferrée et pouvant servir de magasins23.

15 Si l’administration de la Guerre recherche les avantages offerts par les chemins de fer, elle n’envisage pas uniquement le raccordement de ses établissements aux grands réseaux. Dans le département du Rhône, les voies ferrées secondaires (autres compagnies d’intérêt général, chemins de fer d’intérêt local et tramways) sont sollicitées. Le fort de Vancia, à proximité de Lyon, est raccordé dès 1875 aux voies de la Compagnie du chemin de fer des Dombes, reliant Sathonay à Bourg24. Par ailleurs, par convention du 15 décembre 1891, les véhicules de l’arsenal de Lyon sont autorisés à utiliser les voies de la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon, afin de relier une annexe de cet établissement25. Enfin, en 1896, les docks du magasin militaire de Villeurbanne sont reliés à la gare de la Compagnie de l’est de Lyon, elle-même reliée par embranchement au réseau PLM26. L’administration de la Guerre cherche donc à exploiter au maximum les possibilités offertes par la proximité des chemins de fer ou des voies de tramways, tout en mettant à profit son droit de servitude, en vue de diversifier ses moyens de desserte et d’assurer pour ses établissements un meilleur fonctionnement, en prévision des conflits à venir. 16 Si le tissu d’embranchements particuliers à destination des établissements de la Guerre n’est pas totalement structuré au début du XXe siècle et si les raccordements militaires

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ne remplissent aucune fonction en matière de défense stratégique et de transport de troupes, leur rôle dans la guerre totale est pourtant prépondérant.

Le chemin de fer au service de la guerre totale

La préparation au conflit

17 À la veille du premier conflit mondial, le tissu d’embranchements militaires autour des lignes PLM n’est pas complètement achevé. On ne recense aucun traité entre 1906 et 1913. Face à la montée des tensions politiques, les autorités militaires cherchent à optimiser la trame ferroviaire existante et demandent dès 1912 à l’administration des chemins de fer d’effectuer des travaux d’intérêt stratégique. Outre les infrastructures nécessaires à l’embarquement de troupes, la mise en place des courants de circulation et l’amélioration des installations de traction, la Compagnie PLM porte ses efforts sur les embranchements desservant des établissements de la Guerre : stations-magasins de Besançon, Dijon, Châlon, Nevers, arsenaux de Lyon et Clermont-Ferrand, poudrerie du Bouchet27. La compagnie étudie ou réalise l’extension de nombreuses voies particulières. Le montant des travaux militaires exécutés sur le réseau durant les exercices 1912, 1913 et le premier semestre de 1914 s’élève à plus de quatre millions de francs. Par ailleurs, les services du génie, de l’artillerie et de l’intendance adressent diverses demandes de matériel en vue de la construction de voies desservant leurs installations. La valeur du matériel livré par la Compagnie PLM, principalement des rails et des traverses, est estimée à 110 000 francs28. À la veille du conflit, le dispositif de desserte particulière a pris forme.

18 Si les exigences techniques sont respectées, les conditions d’utilisation des embranchements exploités ou réquisitionnés par les services militaires restent à définir. La convention entre le ministère de la Guerre et les réseaux de chemins de fer en date du 20 octobre 1915 permet la mise en vigueur de conditions d’exploitation particulières, de manière à résoudre les difficultés survenues suite à la réquisition des réseaux le 31 juillet 191429. Il est établi que l’usage des embranchements par le département de la Guerre ne doit connaître aucune restriction au niveau de la fréquence des manœuvres : 19 « Le service sera assuré sans autres limites que celles qui résultent des possibilités techniques et de la nécessité de sauvegarder la sécurité30. » 20 En échange de ces facilités d’utilisation, l’administration de la Guerre renonce à contester l’application des tarifs résultant du cahier des charges des compagnies. Cet accord prévoit en outre les difficultés à venir dans l’exploitation des embranchements et instaure un tarif moindre en cas de séjour prolongé du matériel sur les voies. Par ailleurs, les réseaux appréhendent les dépenses de manœuvres supplémentaires pouvant être générées par le conflit et fixent une taxe spécifique. Les principes exposés dans cet accord vont régir les conventions passées entre l’administration militaire et la Compagnie PLM durant le conflit. 21 Le cadre réglementaire d’exploitation mis en place, l’ouverture d’embranchements nécessaires à l’effort de guerre peut être envisagée. Or, depuis le 31 juillet 1914, les réseaux sont placés sous autorité militaire et l’application des accords du 15 juillet 1891 est suspendue. La préparation des traités nouveaux est laborieuse et ce n’est que fin décembre 1916 que la compagnie commence à recevoir des approbations de l’état-

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major. Les autorisations d’embranchements particuliers relèvent du 4e bureau chargé de la section des chemins de fer et plus particulièrement du directeur des transports militaires de la zone de l’intérieur.

L’effort militaire et industriel

22 L’incidence du conflit sur la toile ferroviaire se fait fait sentir immédiatement, comme le souligne l’ingénieur en chef de l’exploitation de la Compagnie PLM en 1916 : « Le nombre des embranchements particuliers sur le réseau a connu une augmentation de 63 embranchements ou sous-embranchements nouveaux, alors que la progression n’avait été moyennement que de 13 pour les huit dernières années, pourtant prospères31. » 23 L’administration de la Guerre est bien entendu l’un des principaux initiateurs de ce renouveau. Entre 1915 et 1919, année du rétablissement de l’autonomie de gestion des réseaux, la compagnie ouvre 58 embranchements au profit des autorités militaires françaises, près de 30 % des ouvertures effectuées durant cette période. Dès 1916 d’importants établissements, comme les ateliers de chargement d’obus à Moulins ou Vénissieux ou les nouvelles usines du service des poudres dans le Midi, sont mis en exploitation afin de faire face à des besoins munitionnaires croissants. Suite à l’arrivée en France des troupes américaines en juin 1917, la compagnie doit composer avec les besoins d’une nouvelle administration et, durant les années 1918 et 1919, le réseau met en service 11 embranchements particuliers pour l’autorité militaire américaine. Sont desservis notamment les très importants centres d’hospitalisation de Beaune, Allerey, Mesves-Bulcy et Mars.

24 Néanmoins les installations militaires ne sont pas les uniques bénéficiaires de ce dispositif de desserte. Dans une logique de guerre totale, de grandes usines se mettent au service de la défense nationale et se raccordent au réseau PLM. On relève 62 ouvertures de ce type entre 1915 et 1918, soit 38 % du nombre total de mises en service. Il faut également noter qu’entre 1916 et 1918 la compagnie établit 12 embranchements pour l’administration des Ponts et Chaussées, en vue de l’exploitation de carrières et de l’expédition de macadam destiné aux routes de la zone des armées. Au total, entre 1915 et 1919, près des trois quarts des voies ouvertes par la Compagnie PLM sont destinés aux autorités militaires ou à des établissements et des administrations œuvrant pour la défense nationale. Au moyen de ces raccordements, le réseau PLM contribue pour une grande part à l’effort de guerre. 25 Par ailleurs, conformément aux accords de 1915 fixant un tarif d’exploitation de base, la compagnie perçoit une somme pour loyers de wagons, pénalités et frais de manœuvre sur les embranchements militaires. Compris dans les « transports de guerre », ces paiements visent à amortir les frais de fonctionnement des raccordements particuliers. En 1915, la compagnie perçoit 243 700 francs à ce titre et, au fil du conflit, un certain nombre d’heures de manœuvre est payé par l’administration de la Guerre. Du fait de ces embranchements, le réseau récupère chaque année une somme comprenant des arriérés importants dus par les autorités militaires32. Comparés aux recettes totales des transports de guerre, les embranchements n’en représentent qu’une part infime, oscillant entre 0,25 % en 1915 et 2,68 % du total en 1919. Au-delà de l’aspect stratégique et financier, il est également intéressant d’analyser la dimension

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technique des embranchements militaires pour saisir le poids réel du conflit sur le réseau PLM.

Des inconvénients exacerbés

26 Dès la mobilisation le réseau est engorgé. Le trafic connaît une croissance immédiate due à l’activité des établissements raccordés. Les principales gares se trouvent dans un état de gêne permanent, provenant du stationnement des wagons des services de la Guerre et des manœuvres nécessitées par la desserte des installations militaires. Cela génère de graves difficultés : retards de trains, formations incomplètes, ceci malgré une augmentation des manœuvres à la machine de 27 % entre 1914 et 191533. Cette situation pousse les autorités militaires à se tourner vers d’autres modes de desserte. À Lyon, devant la crise des transports et l’engorgement des gares, les arsenaux se raccordent au réseau de tramways. Durant les années 1916 et 1917, près de 570 tonnes de marchandises transitent sur le réseau urbain de la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon à destination du parc d’artillerie ou de l’arsenal de Perrache34. Malgré les avantages dont elle bénéficie sur le réseau PLM, l’administration militaire tente donc de s’adapter à la crise et diversifie ses moyens d’approvisionnement. Par ailleurs, l’exploitation des embranchements particuliers devient réellement problématique dans les zones stratégiques. En 1918, la région de Dijon connaît d’importantes difficultés devant le reflux des services des armées et l’afflux des services américains cherchant à se raccorder à un réseau déjà saturé35.

27 Hormis les difficultés de circulation propres à tous les trafics, les transports militaires connaissent des risques supplémentaires dus au transit de matières explosives, considérable en temps de guerre. En raison des offensives et de l’importance prise par l’artillerie au cours du conflit, les transports de munitions augmentent considérablement en 1916 et 191736. Ce risque fait l’objet de remarques de la part des administrations locales tolérant la desserte d’établissements militaires ou de défense nationale. Les autorités de l’armée sont également vigilantes. Lors de l’installation d’un dépôt d’explosifs à Lyon, le gouverneur militaire s’inquiète de la proximité de grands établissements et des dispositifs arrêtés pour éviter tout accident lors de leur transport37. L’embranchement à destination de ce dépôt sillonne un quartier dans lequel sont situés un parc d’artillerie, une usine à gaz ainsi que d’importants locaux rassemblant près de 8 000 soldats. La crainte du gouverneur militaire de Lyon est justifiée au vu des données conservées par l’administration municipale lyonnaise concernant la location de l’embranchement desservant l’usine concernée. Entre janvier 1915 et janvier 1919 circulent près de 56 000 tonnes de marchandises tels que des obus, des bombes, des fusées, du matériel pyrotechnique et du matériel d’artillerie lourde, soit 12 % du trafic total de cet embranchement38. Si on ne relève aucun accident grave sur les embranchements militaires avant la Première Guerre mondiale, le danger est alors accentué du fait d’un transit important. Le réseau PLM connaît un accident dramatique en 1918. Il s’agit de l’explosion d’un convoi chargé d’obus, destiné à l’embranchement de l’entrepôt de munitions des Gravanches, en stationnement à la gare de triage de Clermont-Ferrand : 133 wagons sont détruits, des immeubles voisins sont endommagés, un soldat est tué et quatre agents sont blessés39. Si les accidents de ce type sont rares, les sinistres prennent rapidement des proportions importantes.

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28 Le conflit a donc une incidence considérable sur le trafic mais aussi sur la structure du réseau PLM. Le 2 février 1919, un décret restitue la direction des réseaux aux administrations qui en étaient chargées en temps de paix. La Compagnie PLM hérite des multiples embranchements établis pour les besoins militaires durant la guerre, ce qui lui confère un attrait nouveau.

L’impact du conflit sur la toile ferroviaire

L’héritage structurel du conflit

29 Entre 1914 et 1919, le nombre d’embranchements particuliers en service sur le réseau PLM est passé de 552 à 74540. Ce taux de croissance est l’un des plus forts parmi les grands réseaux français. Si les constructions d’embranchements ralentissent depuis la fin des hostilités, le nombre de ces installations ne cesse de croître. Alors que la compagnie procède à la suppression de voies provisoires établies pour les besoins de la guerre41, elle reçoit des demandes visant au maintien des embranchements construits pour les besoins militaires et ceux de la défense nationale. Comme le rappelle Anne Desplantes, il fut envisagé de céder les voies construites pendant le conflit et pouvant présenter une utilité commerciale. Les réseaux reprennent à leur compte près de 1 035 kilomètres de voies militaires françaises42.

30 Apparaît le problème du statut à accorder à ces anciennes voies, maintenues à titre d’embranchements particuliers. « Certains réseaux s’avisèrent que les industriels pouvaient parfaitement être considérés comme des embranchés réguliers, bien que n’exploitant qu’un tronçon de voie ne constituant pas en propre, un embranchement particulier. Mis en demeure d’acquitter les droits d’embranchement, certains acceptèrent, d’autres refusèrent. La question était des plus délicates. Faute de contrat avec ces industriels, le chemin de fer paraissait en assez mauvaise posture pour réclamer ces droits43. » 31 La Compagnie PLM semble épargnée. Des conventions sont rapidement établies, visant au maintien des embranchements provisoires établis pendant les hostilités. Entre 1919 et 1926, on relève une quinzaine de traités de ce type. Certains industriels s’étaient même accordés dès 1916 avec la compagnie pour l’exploitation de voies provisoires établies par l’administration des Ponts et Chaussées44.

32 L’effort de guerre réalisé par la Compagnie PLM confère au réseau un attrait industriel nouveau. En dehors des demandes visant au maintien des voies établies durant la guerre, la compagnie fait l’objet de sollicitations dès les années 1918 et 1919, avec 80 et 114 demandes d’embranchements. Si par la suite l’attrait du réseau est moins affirmé, les demandes de raccordement demeurent régulières. On relève une moyenne annuelle de 62 requêtes pour les années 1921, 1922 et 1923. La période d’après guerre souligne donc à son tour le rôle majeur joué par les embranchements particuliers durant le conflit, un dynamisme initié par le ministère de la Guerre. 33 Cependant, l’essor des embranchements sur le réseau PLM pendant la Première Guerre mondiale ne peut être considéré sans prendre en compte la dimension locale de la desserte militaire. À cet égard la commune de Lyon, principale ville de l’arrière durant la guerre, adopte une politique avantageuse favorisant la desserte ferroviaire des établissements militaires et des diverses usines travaillant pour la défense nationale. La

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municipalité n’exige qu’une faible redevance pour l’occupation du sol public par les voies ferrées et le délai d’autorisation est considérablement réduit. Entre 1915 et 1918, l’atelier de construction de Lyon et le parc d’artillerie établissent 13 raccordements sur des voies de tramways ou de chemin de fer et en 1921 la superficie des voies ferrées exploitées sur le sol communal autour de l’arsenal de Perrache s’élève à 30 080 m². 34 Aussi l’essor de la desserte particulière dû à la première guerre mondiale permet-il à la municipalité de reconsidérer l’emprise des voies ferrées sur son territoire. Devant les nombreux raccordements à destination d’établissements militaires et d’usines de défense nationale, le conseil municipal de Lyon est amené dès 1920 à statuer sur leur conservation ainsi que sur les redevances à appliquer à l’ensemble des voies particulières de la commune45. L’année suivante, les édiles lyonnais s’attachent à régulariser précisément la situation des voies desservant les établissements militaires de la ville46. Au-delà du simple rapport avec la Compagnie PLM, l’administration de la Guerre a donc permis, par ses besoins en matière de transport et d’approvisionnement, de reconsidérer la structuration de l’espace urbain lyonnais ainsi que les mesures tarifaires découlant de la desserte particulière. Par ailleurs les exigences des établissements militaires durant la guerre, qui ont amené l’utilisation des voies de tramways, engendrent une réflexion autour des nouveaux modes de transport de marchandises au sein des agglomérations47. 35 L’apport structurel de la Première Guerre mondiale est donc très varié. Le conflit permet au réseau PLM de connaître une certaine attractivité et un développement sans précédent des embranchements. La guerre a également une incidence au niveau de la desserte locale, amenant les municipalités à reconsidérer l’emprise des voies militaires sur leur territoire ainsi que les moyens mis en œuvre pour assurer cette desserte. À partir des années 1920, l’administration de la Guerre dispose d’un dispositif d’approvisionnement densifié et adapté à ses besoins.

Un dispositif de desserte modernisé

36 Le premier conflit mondial met en exergue les liens existant entre le ministère de la Guerre et les réseaux de chemin de fer. Les rapports entre la compagnie et l’autorité militaire deviennent plus réguliers : 61 projets de traités concernant des embranchements militaires sont approuvés par le conseil d’administration entre 1920 et 1936, contre 45 pour la période qui s’étend de 1862 à 1913. La part des accords conclus avec les ministères de la Guerre, de l’Air et de la Marine augmente entre ces deux périodes, passant de 6,82 % à 9,74 %. Le conflit a donc permis à la compagnie de tisser des liens très étroits avec l’administration militaire, comme en témoigne le nombre moyen de traités approuvés entre 1920 et 1936, entre trois et quatre par an (fig. 2). Ces actes reflètent en partie l’héritage du conflit : deux tiers concernent la régularisation et le maintien de voies ouvertes pour les besoins de l’administration de la Guerre ainsi que des conventions pour l’exploitation d’embranchements établis par l’autorité militaire américaine, dont certaines voies ont été conservées.

37 Conscient de l’importance du ravitaillement par voie ferrée, le ministère de la Guerre poursuit avec régularité la politique engagée depuis 1872. L’état-major envisage la répartition systématique des établissements militaires le long des réseaux de communications ou à leur proximité. Le conseil d’administration de la compagnie approuve 19 traités de premier établissement entre 1920 et 1934, près d’un par an en

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moyenne. La majorité des embranchements particuliers desservant les grands centres ont été conservés et de nouveaux pôles sont desservis : les services de santé avec la réserve de médicaments de Marseille, le service aéronautique avec le centre d’aviation entre Istres et Miramas, ainsi que de nombreux dépôts et usines. Un embranchement est même établi à Hussein-Dey en Algérie, en 1920. Par un effort d’entretien et de régularisation des voies existantes, le réseau de desserte des établissements militaires est parfaitement structuré à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Le ministère de la Guerre compte en 1939 56 kilomètres d’embranchements établis en pleine voie, près de 15 % du kilométrage des voies raccordées en dehors des gares sur le réseau sud-est48. Le premier conflit mondial a donc permis la constitution d’un réseau d’approvisionnement moderne au service de l’administration militaire, tant sur le réseau PLM que sur les autres réseaux49.

Figure 2. Traités d'embranchement conclus entre la Compagnie PLM et le ministère de la Guerre (1920-1936). Source : procès-verbaux du conseil d’administration de la Compagnie PLM, janvier 1920 - décembre 1936, AN (CAMT), 77 AQ 209 à 224.

38 La Première Guerre mondiale et les nécessités de ravitaillement ont permis à l’état- major de concevoir de manière nouvelle le rôle et l’importance des établissements destinés à entretenir et à expédier des ravitaillements. Outre les surfaces nécessaires à l’emmagasinage des stocks, les autorités militaires exigent « un outillage en voies ferrées et quais de chargement suffisant pour effectuer des expéditions par trains complets et pour avoir un débit journalier considérable »50. Le rail fait désormais partie intégrante des stratégies de développement des établissements dépendant de l’administration militaire. Construit durant le conflit sur une zone extensible, l’arsenal de Roanne répond à ces exigences, identiques à celles de l’industrie moderne. Relié aux lignes de la Compagnie PLM, cet établissement bénéficie d’infrastructures et de matériel de transport dignes des grands groupes industriels51.

39 En adoptant les stratégies de la grande industrie, l’administration militaire s’insère dans le tissu greffé autour du chemin de fer, au sein duquel elle est parfaitement intégrée. Les relations entretenues par le ministère de la Guerre avec les autres usagers des embranchements particuliers soulignent le rôle de cette administration sur le réseau PLM.

Un rôle reconnu par les industriels

40 Raccordé au même titre que chaque client du réseau, le ministère de la Guerre est traité par la compagnie à l’instar des autres propriétaires de voies privées. En effet, l’administration militaire ne jouit en période de paix d’aucun avantage, partageant parfois avec les autres embranchés des aiguillages communs.

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41 Après la guerre, les compagnies de chemins de fer se trouvent dans l’obligation de majorer leurs tarifs de transport, afin de faire face à l’augmentation du prix des matières premières et aux conséquences financières désastreuses du conflit. Les ingénieurs de la Compagnie PLM décident de mettre en harmonie les redevances des traités d’embranchement avec les charges financières et techniques que leur desserte impose et les raccordements militaires ne sont pas exemptés. Dans le cas de la ville de Lyon, entre 1922 et 1936, près de 8 % des avenants modificatifs concernent des embranchements de l’armée. 42 Par ailleurs, lors de l’utilisation de soudures communes, l’autorité militaire évite tout litige. L’exploitation en gare de Lyon-Guillotière d’un raccordement commun au parc d’artillerie, à la ville et à la Compagnie du gaz de Lyon illustre les relations exemplaires entretenues par le ministère de la Guerre avec les autres embranchés. Cette attitude est saluée lors de l’anniversaire de l’Association nationale des propriétaires et usagers d’embranchements particuliers, le 1er mai 1938 52. Le représentant de l’armée à la Chambre vient rappeler « l’affection particulière » portée par le ministère de la Guerre aux propriétaires d’embranchements. 43 La signification du rapport entre l’armée et les industriels embranchés est essentielle au vu du potentiel technique et structurel mis à disposition par les militaires depuis le conflit. À Lyon, le conseil municipal se félicite en 1921 du fait que l’atelier de construction mette son réseau de voies privées au service du commerce local mais aussi de la ville53. Malgré leur nature spécifique, les embranchements militaires peuvent donc assurer un usage commun. Les propriétaires d’embranchements envisagent l’association d’infrastructures telles que les quais militaires à l’exploitation commerciale et industrielle de leurs voies, de façon à ne pas laisser « incultes » des installations de l’armée54. Ces infrastructures offrent de nouvelles possibilités d’exploitation dans des zones souvent saturées55. Le rapport entre les réseaux et le ministère de la Guerre se trouve ainsi modifié. Depuis le conflit, les industriels cherchent à tirer profit de la présence militaire sur le réseau et de son dynamisme en matière de chemin de fer, conférant à cette administration un statut particulier parmi les clients de la Compagnie PLM. 44 Les ministères de la Guerre et de la Marine engagent au cours de la seconde moitié du XIXe siècle un partenariat privilégié avec les réseaux de chemins de fer. Le nombre d’embranchements particuliers à destination des établissements militaires connaît un essor important, qui fait de l’armée un client majeur de la Compagnie PLM. Si elle tarde à reconnaître l’importance d’une desserte efficace, suite au choc de 1870 l’administration de la Guerre engage une politique innovante, permettant la constitution d’un réseau d’établissements autour des lignes de chemin de fer. Le premier conflit mondial permet le développement de ce tissu de desserte et la constitution d’un dispositif d’approvisionnement moderne et adapté, que les autorités militaires s’évertuent à entretenir et à améliorer durant l’entre-deux-guerres. Le tissu d’embranchements militaires confère alors un certain dynamisme au réseau PLM dont bénéficient les autres usagers, tant par le nombre de voies en service que sur le plan technique. L’essor de la desserte militaire est également sensible au niveau local, permettant de reconsidérer le mode d’insertion ferroviaire dans l’espace urbain. Les établissements des ministères de la Guerre et de la Marine s’agrègent ainsi au tissu industriel existant autour des lignes de chemin de fer du réseau PLM et calquent leur fonctionnement sur l’industrie, en élaborant des logiques d’implantation et de

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développement rationalisées autour du rail. À travers l’exemple des embranchements militaires, il faut donc considérer la place du chemin de fer tant dans l’activité nationale que dans la structuration de l’espace régional et urbain. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, un véritable réseau stratégique et industriel a pris forme sur l’ensemble du territoire.

NOTES

1. - Vincent DELVERT, « Aspect du rôle des cinq grandes compagnies de chemins de fer pendant la guerre de 1870-1871 », maîtrise d’histoire, université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1982 ; Anne DESPLANTES, « Les grands réseaux de chemin de fer français pendant et après la Première Guerre mondiale 1914-1921 », thèse d’histoire, université Paris X-Nanterre, 1997, 754 p. 2. - Nous pouvons citer le travail de Pascal Puig, même s’il ne mentionne pas la Compagnie PLM. Pascal PUIG, « L’armée française et les chemins de fer, des origines à 1954 » mémoire de DEA d’histoire, université Paul Valéry-Montpellier III, 1992, 127 p. 3. - Raymond GODFERNAUX, « Les embranchements industriels et leur utilité », Revue générale des chemins de fer (désormais RGCF), mars 1922, p. 347-374 et février 1931, p. 225-252 ; André CHALE et Gaston CHATEL, Les Embranchements particuliers : étude juridique, théorique et pratique, Paris, Dalloz, 1930, 245 p. 4. - Le lieutenant-colonel Andriot consacre une partie de sa « Note sur les chemins de fer de la Ruhr », aux embranchements industriels, RGCF, 4e année, 2e semestre, n° 2, août 1922, p. 95-96. 5. - François CARON, « Histoire de l’exploitation d’un grand réseau français, la Compagnie du chemin de fer du Nord de 1846 à 1936 », thèse pour le doctorat d’État, Faculté des Lettres de Paris-Nanterre. 6. - Ève ROUSSEAU, « Dynamiques du "porte à porte" ferroviaire. L’embranchement particulier de 1947 à 1999 », maîtrise de géographie, université Paris X-Nanterre, 2000. 7. - Jean-Pierre WILLIOT, « De l’influence des chemins de fer sur l’industrie du gaz au xixe siècle », in Dominique BARJOT et Michèle MERGER (dir.), Les Entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux, techniques et pouvoirs XIXe-XXe siècles. Mélanges en l’honneur de François Caron, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1998, p. 659-669. 8. - Consultables au Archives nationales, Centre des archives du monde du travail (CAMT), les procès-verbaux du conseil d’administration de la Compagnie PLM sont conservés d’avril 1862 à décembre 1936 (77 AQ 180 à 224). Les répertoires des années 1857 à 1862 sont conservés de manière éparse et lacunaire au sein des archives des compagnies fusionnées, ce qui fausse toute étude partant de 1857. 9. - Les embranchements particuliers militaires de la Compagnie PLM ne font pas l’objet d’un classement particulier, contrairement aux dossiers conservés sur le même thème par le Syndicat des chemins de fer de petite ceinture par exemple. 10. - Déclaration du général Lamarque en 1832, mentionnée in SIMONNET (commandant), « Les débuts militaires du chemin de fer entre 1827 et 1870 », Bulletin spécial du centenaire, 1895-1995, n° 265 (octobre 1995), p. 45, revue de l'ANOST, Association nationale des officiers spécialistes des transports militaires.

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11. - L’arsenal royal de Woolwich est desservi par une voie de tramway à traction animale dès 1825. Jack SIMMONS, The Railway in Town and Country, 1830-1914, Londres, Newton Abbot, 1986, p. 35. 12. - François-Prosper JACQMIN, Les Chemins de fer pendant la guerre de 1870-1871. Leçons faites en 1872 à l’École des Ponts et Chaussées, Paris, Hachette, 1872, p. 47. 13. - Alfred-Auguste ERNOUF, Histoire des chemins de fer français pendant la guerre franco-prussienne, rééd., Cavalière, Éditions du Layet, 1980, p. 448. 14. - Ibid., p. 334-335. 15. - F.-P. JACQMIN, Les Chemins de fer..., op. cit., p. 349. 16. - Archives de la chambre de commerce et d’industrie de Lyon, S4 TC3 5, pétition adressée par les habitants du quartier de Perrache au ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, le 20 novembre 1859, concernant la réouverture de la gare de Perrache au trafic de petite vitesse. 17. - François CROUZET, « Remarques sur l’industrie des armements en France (du milieu du xixe siècle à 1914) », Revue historique, n° 510 (avril-juin 1974), p. 409-422. 18. - AN (CAMT), 77 AQ 184, conseil d’administration de la Compagnie PLM, séance du 4 octobre 1872. 19. - Raymond GODFERNAUX, Louis MARLIO, E. MAZERAT et Louis-Pierre-Joseph VERGNIAUD, Voies ferrées (France, Algérie, Tunisie et Colonies françaises), Paris, P. Dupont, 1912, tome 2, p. 32. 20. - On ne recense en 1911 que neuf embranchements militaires en service sur le réseau du Nord, la plupart ouverts avant 1892, AN, Centre historique des Archives nationales (CHAN), F14 15346. État des embranchements particuliers raccordés au réseau du Nord à la date du 1er juillet 1911. 21. - Archives municipales de Lyon (AML), II 221, notice historique sur l’arsenal, p. 49. 22. - Ibid., p. 95. 23. - Archives départementales du Rhône (ADR), 104 W 441, avis de la commission mixte des travaux publics concernant l’établissement d’un embranchement particulier destiné à relier la fabrique de produits chimiques Coignet avec la gare de Vénissieux, le 20 janvier 1891. 24. - ADR, 104 W 420, PLM, embranchements, 1870-1890. 25. - AML, II 221, notice..., op. cit., p. 42. 26. - ADR, 104 W 462, raccordement par la gare de l’est de Lyon de la station-magasin de Villeurbanne et de la gare de la Part-Dieu PLM, 1896. 27. - AN (CAMT), 77 AQ 252, rapport de l’ingénieur en chef de l’exploitation au directeur, annexé à la séance du 3 décembre 1914 de la commission du budget. 28. - Ibid. 29. - AN (CAMT), 77 AQ 252, accord des réseaux avec le ministère de la Guerre concernant les conditions d’utilisation des embranchements particuliers par les services militaires pendant la guerre, le 20 octobre 1915, annexé au procès-verbal de la séance du 24 mars 1916 de la commission du budget. 30. - Ibid. 31. - AN (CAMT), 77 AQ 253, rapport de l’ingénieur en chef de l’exploitation au directeur, annexé au procès-verbal de la séance du 5 avril 1917 de la commission du budget. 32. - La Compagnie PLM perçoit pour l’exploitation des embranchements militaires durant les années 1917, 1918 et 1919 près de neuf millions de francs, dont 75 % d’arriérés en moyenne. 33. - AN (CAMT), 77 AQ 252, rapport de l’ingénieur en chef..., op. cit. 34. - AML, 923 WP 121, emploi du réseau de la Compagnie OTL pour le transport des marchandises, 1915-1923. 35. - Service historique de la Défense (SHD), 16 N 2822, note pour la direction de l’Arrière, le 23 juin 1918. 36. - Anne DESPLANTES, « Les grands réseaux... », thèse citée, p. 168.

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37. - AML, 945 WP 085 8, général Ebener gouverneur militaire de Lyon au lieutenant-colonel inspecteur des forges le 29 juin 1916, concernant l’installation d’un atelier de pyrotechnie dans l’usine de la société d’éclairage électrique. 38. - AML, 937 WP 136, exposition internationale urbaine de 1914, abattoirs de la Mouche, location d’un emplacement et de l’accès à la voie ferrée particulière, 1915-1919. 39. - SHD, 16 N 2822, rapport en date du 24 juillet 1918, du chef de bataillon de Montrachy, commissaire militaire de la sous-commission de réseau de Clermont-Ferrand, au sujet d’un incendie sur les voies de triage de la gare de Clermont-Ferrand le 19 juillet 1918. 40. - Raymond GODFERNAUX, « Les embranchements industriels... », art. cité, février 1931, p. 244. 41. - La compagnie supprime en 1919, 1922 et 1923 respectivement cinq, six et deux embranchements particuliers. 42. - Anne DESPLANTES, thèse citée, p. 596. 43. - André CHALE et Gaston CHATEL, Les Embranchements particuliers..., op. cit., p. 56-61. 44. - Si nous relevons quatre traités en 1916, deux en 1917 et deux en 1918, les données fournies par le conseil d’administration pour la période 1913-1919 ne sont pas exhaustives. Elles permettent néanmoins de dresser un aperçu de la politique engagée par la compagnie PLM en vue du maintien des embranchements établis pendant la guerre. 45. - Conseil municipal de Lyon, séance du 2 août 1920, voies ferrées particulières établies sur le domaine public, fixation d’un tarif de redevances. 46. - Conseil municipal de Lyon, séance du 17 octobre 1921, voies ferrées de l’atelier de construction, abaissement de la redevance. 47. - « Camionnage par les voies de tramways », Le Génie civil, 7 septembre 1918, p. 192-194. 48. - AN (CHAN), F14 17490. SNCF, liste des embranchements particuliers dont l’origine est située entre deux gares, 1939. 49. - À titre de comparaison, tous les embranchements exploités par le ministère de la Guerre autour de la grande ceinture en 1930, constituant 18 % des voies en service, ont été établis durant les années 1914 et 1915, Bruno CARRIÈRE et Bernard COLLARDEY, L’Aventure de la Grande Ceinture, Paris, La Vie du rail, 1993, p. 306. 50. - Ministère de la Guerre, Instruction provisoire sur l’organisation des communications et des transports militaires en temps de guerre. Annexe n° 6 à l’instruction provisoire sur l’emploi tactique des grandes unités, Paris, Imprimerie nationale, 1922, p. 27. 51. - Michel BARRAS, Histoire de l’arsenal de Roanne : 1916-1990, Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 1998, p. 49. 52. - AN (CHAN), F14 17490, discours de M. Thouvenin, président de l’Association nationale des propriétaires et usagers d’embranchements particuliers, le 1er mai 1938, à l’occasion du 10e anniversaire de la fondation de l’association. 53. - Conseil municipal de Lyon, séance du 17 octobre 1921, voies ferrées de l’atelier de construction..., doc. cité. 54. - AN (CHAN), F14 17490, discours de M. Thouvenin..., doc. cité. 55. - Deux industriels sont autorisés par la Compagnie PLM à exploiter des embranchements constitués par des voies de quais militaires, en 1921 et 1924.

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AUTEUR

THOMAS BOURELLY

Doctorant en histoire contemporaine, université Lumière-Lyon 2 (thèse soutenue par l’AHICF)

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Le Train bleu : la couleur et le mouvement d’un voyage

Rocío Robles Tardio

1 Alors que le XIXe siècle touchait à sa fin, les lignes des chemins de fer français s’étendaient toujours davantage, telles des tentacules, avec celles déjà en place. Rails et traverses multipliaient sans cesse leurs kilométrages afin de s’unir avec d’autres en un réseau international qui se formait en Europe par delà les frontières. La nuit n’interrompait pas les voyages. Bien au contraire, ils se paraient alors de couleurs nouvelles plus attirantes encore. Voici donc qu’apparaissent les grands voyages internationaux et intercontinentaux, proposés à une certaine clientèle comme de brefs séjours ou de petites vacances à bord d’un train. À l’idée du divertissement, à celle de la fascination du voyage et du déplacement passif, s’ajoutait celle du plaisir de la nuit, avec les notions de luxe et de confort. Encore une fois, le chemin de fer reflétait et s’adaptait aux exigences « modernolâtres » des classes les plus huppées – la bourgeoisie et l’aristocratie – en les transportant, corps et âme, dans un long voyage à travers les nuits et les jours. En effet, le train de nuit concentrait la commodité et le luxe propres aux grands hôtels tout en garantissant la tranquillité et la sécurité à ses voyageurs. Depuis 1835, les mots « économie » et « argent » – synonymes de capital – avaient mis les trains en branle à la surface du globe. Ces mots magiques fonctionnaient aussi comme les moteurs et la raison d’être des trains de nuit : « Un voyage ne doit pas empiéter sur vos heures d’activité. Voyagez la nuit en Wagons-Lits. Grâce aux Wagons- Lits, vous ferez une économie de temps, de soucis, d’argent1. » De la sorte, et ce fut l’une des premières conséquences de l’existence de ces trains de luxe des grandes lignes, le chemin de fer cessa d’être le moyen de transport des masses populaires. Luxe et confort redevenaient des privilèges, à reconquérir comme autant de droits démocratiques. À travers toute l’Europe et dans le monde entier, ces trains avaient réussi à mettre sur les rails les luxueux appartements et les hôtels de Paris.

2 Si la devise de ces années-là est « Voyagez la nuit », c’est parce qu’au bout de la nuit les chemins de fer finissent par se dématérialiser, de la même façon que, au milieu du xixe siècle, l’on croyait que les trains pouvaient disparaître engloutis par les tunnels dans leur traversée des montagnes. En dévorant les réalisations qui la défiaient, avec leurs

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auteurs à l’intérieur, c’était comme si la Nature infligeait un châtiment aux hommes pour l’avoir défiée avec leurs grands travaux d’ingénierie, prétendant rivaliser avec la puissance créatrice, et destructrice, jusqu’alors réservée à Dieu. Le phénomène artistique, social et culturel suscité par les trains des grandes lignes pendant le premier quart du xxe siècle, en Europe aussi bien qu’en Amérique, trouve une parfaite illustration dans les épisodes nocturnes du voyage dans le Train bleu. 3 La « Côte d’Azur » est une formule magique utilisée pour la première fois en 1887, par l’écrivain et député Stephen Liégeard, qui donne ce titre à un ouvrage fondateur. Sous cette appellation, on lança une façon de vivre caractérisée par le train et par les vacanciers d’hiver aisés dont la maxime semblait être : investir de l’argent et s’investir dans de nouvelles valeurs ! Dans ces années-là, les habitués du trajet entre Calais et la Méditerranée savaient pertinemment que la fête commençait à l’instant même où le majestueux train quittait la non moins remarquable gare de Lyon, à Paris, pour s’élancer à toute allure vers la mer. La fête pouvait même commencer auparavant, autour des tables raffinées du buffet de cette gare, restaurant qui porte aujourd’hui le nom azuréen du train qui lui a conféré tant de prestige. L’affiche réalisée par Zenobel pour cette ligne de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée (PLM), en 1928, après la rénovation de ses wagons-lits, montre clairement que ce trajet était la grande et vertigineuse pirouette qui poussait à leur comble les émotions débridées, débouchées serait plus approprié, par des bouteilles de champagne à la douzaine. Dans ces années où l’on commençait à claironner la modernité de l’avion, les chemins de fer apparaissaient comme le seul moyen de transport à conserver encore la capacité d’éveiller les plus modernes sensations corporelles, à la manière des wagonnets des montagnes russes. C’est ainsi que, lorsque les canons de la Première Guerre mondiale eurent cessé de rugir, le désir de s’amuser regagna les cœurs des riches entrepreneurs, des snobs qui soutenaient les soirées intellectuelles de la capitale française et de leurs habitués, revenant sous les pinceaux des artistes, les partitions des musiciens et la plume des écrivains. 4 La joie débridée et le luxe revinrent dans la capitale française, emportant les Parisiens sur le même rythme que celui sur lequel la guerre les avait menés dans les tranchées quelques années auparavant. Après les dégâts causés par la guerre, les gens chics voulaient retrouver le calme et profiter des beaux jours sous le soleil. Les corps masculins allaient abandonner les uniformes militaires pour de pratiques tenues de golf et de tennis. Pour leur part, les femmes allaient apprécier la liberté de leurs mouvements sous d’amples jupes blanches en tricot. Tous ces plaisirs, signes de la nouvelle vie moderne, pratique, élégante et entièrement dévolue au loisir, leur furent révélés au bout du voyage le plus festif de tous les temps, celui que leur proposait le Train bleu, faisant par là même entrer ces voyageurs dans la légende2. 5 Le 9 décembre 1922, la Compagnie internationale des Wagons-Lits (CIWL) mettait en circulation le premier train de luxe qui reliait l’Angleterre avec le continent en direction de la Méditerranée. Il s’agissait de la ligne Calais-Méditerranée Express, connue presque aussitôt par tous ses habitués sous le nom de Train bleu, même si cette appellation ne deviendra officielle qu’à partir des années trente. La famille Rothschild, qui participait au capital des plus importantes compagnies européennes depuis leur création, entra dans ce projet aux côtés de Lord Dalziel et de René Nagelmackers, tous deux représentants de la compagnie et considérés comme les véritables promoteurs économiques et les patrons de fait de ce train aux luxueux wagons-lits en service sur le

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tronçon Paris-Menton depuis 1877. Mais c’est au directeur de la Compagnie des ballets russes, Serge Diaghilev, et à toute sa troupe de danseurs, peintres décorateurs, costumiers et musiciens, que l’on doit sans doute véritablement la révélation de ce que signifiait le Train Bleu avec leur mise en scène, en 1924, d’un ballet tout à fait particulier ainsi intitulé. 6 Dans la joie des années vingt, on a baptisé les trains avec des noms de couleurs. « Le train de la Méditerranée » est l’exemple d’un phénomène assez répandu dans l’entre- deux-guerres. Il s’agissait alors d’établir un nouvel ordre mondial et les questions artistiques y concouraient sur un pied d’égalité avec les affaires économiques et politiques. Les artistes, main dans la main avec les sciences, la politique et l’économie, ont commencé à peindre les trains en monochromes. Le Train « bleu » en était un exemple, comme le train russe « Étoile rouge », chargé de parcourir sans s’arrêter l’immense espace soviétique depuis le triomphe de la révolution bolchevique en octobre 1917. Il en fut de même avec la nuance du « wagon vert », destinée à devenir la couleur officielle des trains de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) à partir de 1938, avec l’unification de toutes les compagnies ferroviaires françaises. Par ailleurs, en Italie, c’est dans les années trente que les « trains populaires » firent leur apparition. Sans teinte encore spécifique, ils prirent la couleur et l’odeur des centaines de personnes qui attendaient entassées sur les quais des gares, la promesse politique du « voyage à portée de tous » devenant ainsi réalité. Ce slogan et cette image annonçaient sans doute la mise en circulation des trains allemands en route vers les camps de concentration : le gris glacé du bois des wagons de marchandises va se confondre avec celui des rayures des vêtements des prisonniers, avec aussi la couleur de la fumée des cheminées et des cendres que rejetaient les chambres à gaz et les fours crématoires. 7 La nouvelle aristocratie des années vingt, les familles les plus argentées et même quelques artistes, les plus renommés, étaient prêts à dépenser des fortunes dans les casinos, à collectionner des œuvres d’art, à organiser des soirées littéraires, à mettre en scène des pièces de théâtre et à subventionner la réalisation de films. C’est ce qu’ont fait Colette, Peggy Guggenheim ou les vicomtes de Noailles, qui ont financé eux-mêmes le deuxième film de Luis Buñel – L’Âge d’or (1928), – et le premier de Jean Cocteau, – Le Sang d’un poète (1930) –. Ils avaient en commun un immense désir de changement et sont donc devenus les moteurs et les accélérateurs des mutations les plus radicales de l’époque, dans la mode, les mœurs, les goûts, les loisirs, les boissons et cocktails, les aliments, ou dans ce qui avait trait aux artistes, aux voitures, aux sports... et aussi aux destinations de leurs voyages. Il suffisait de trouver le maître de cérémonie idoine et de s’entourer des artistes et autres créateurs capables de mettre en œuvre le spectacle de ce renouvellement en marche. Car lorsque politiciens et hommes d’affaires s’en furent célébrer la victoire et signer les traités de paix à l’issue de la Grande Guerre, ils s’étaient rendu compte que leurs habits de cérémonie, tout comme leurs comportements, appartenaient à une autre époque, désormais révolue. Cette révélation arriva précisément à l’instant même où le Train bleu faisait sa majestueuse apparition dans la vie parisienne, en gare de Lyon. Des Américains et des Européens riches et aisés désiraient passer l’hiver comme s’il s’agissait d’un nouvel été et, pour ce faire, ils allaient d’abord changer leurs noirs costumes de croque-morts par d’autres aux tissus et couleurs plus dignes d’activités moins lugubres. 8 À nouvelle conception du voyage, vêtements nouveaux, et nouveaux bagages pour les transporter. La prestigieuse maison Louis Vuitton était là pour ça. Pour elle, une valise

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équivalait à un wagon. En 1896, le fils de l’inventeur de la valise moderne et initiateur de cette saga familiale, Georges Vuitton, créa un des anagrammes et un des slogans les plus puissants pour l’invitation au voyage. Il utilisa les initiales de son père – L et V – pour sigler son négoce, l’empire du malletier : Luxe et Voyage. Il y ajoutait en même temps cette déclaration de principe, toute la philosophie de l’entreprise artisanale : l’art de confectionner une valise, c’est « l’art de traverser le temps ». Rares étaient ceux qui imaginaient qu’une simple valise pouvait révolutionner les mœurs de la société française sous la Troisième République. Ces bagages étaient bien davantage qu’un simple conteneur où placer vêtements et objets d’usage quotidien. En eux-mêmes, ils équivalaient à un voyage et à un moyen de transport moderne, comme le chemin de fer, qui se modernisait au fur et à mesure qu’augmentaient sa vitesse et le confort dont jouissaient les voyageurs. Dans ce sens, le poète Blaise Cendrars, cet infatigable voyageur, n’ignorait pas que le voyage commence dès l’instant où l’on va chercher sa valise, lorsque l’on va acheter ses bagages où vont être accumulés les souvenirs et les trésors que le voyage procurera. Ainsi, Cendrars écrivait dans ses Feuilles de route (1924) la note suivante : « PETITS ACCESSOIRES À LA VIE MODERNE. Le tour du monde d’un voyage de noces. Partir... c’est aller chez Vuitton3. » Les valises de cette marque n’étaient donc pas des bagages comme les autres, elles étaient fabriquées pour voyager et devaient se plier aux situations et aux lieux les plus divers. C’est précisément en 1924 que le modèle Keepall de la maison Vuitton apparut, premier bagage souple vraiment moderne, capable de s’adapter à toutes les aventures. 9 Ces années-là étaient des « Années folles » parce que ceux qui les vivaient avec cette insouciance les voulaient ainsi. L’écrivain et diplomate Paul Morand confessait avoir vécu les années vingt dans un train, ne se sentant vraiment chez lui qu’au fond d’un wagon grand luxe. Pour lui, cette décennie-là fut le temps des voyages : voyager pour aller déjeuner à « La Treille Muscate », la villa que Colette possédait à Saint-Tropez, ou pour visiter Le Lavandou avec Raymond Radiguet et passer la soirée chez Jean Cocteau, ou bien aller manger un poulet rôti avec Darius Milhaud à « La Garoupe », à Lecques, ou encore accompagner le dessinateur, peintre et cinéaste – et un grand ami aussi de Coco Chanel – Paul Iribe dans les rues de Menton. Ainsi racontées, la vie et les prouesses de Paul Morand pendant les années vingt deviennent le thermomètre le plus fiable pour signaler à quel degré la Côte d’Azur bouillonnait artistiquement et intellectuellement. On pouvait y rencontrer un ami dans chacun de ses villages, tous n’étant qu’à quinze kilomètres les uns des autres et le Train bleu était là pour les relier, comme autant de perles précieuses enfilées sur un collier d’aigues-marines. Les loisirs et les amusements y prirent toutes les nuances du bleu et les voyageurs ne furent pas mal inspirés de donner au train le nom de la côte qu’il longeait lors de ses derniers arrêts. La Côte d’Azur se remplissait de gens élégants, d’une foule cosmopolite et excentrique prête à découvrir les bienfaits de la pratique du sport, d’autant qu’à cette époque presque tous les sports étaient à la mode, ainsi que les jeux de hasard, été comme hiver. D’abord le Train bleu était bleu parce qu’il s’est imprégné des nuances bleutées de l’Atlantique en traversant la Manche ainsi que de celles, cristallines et lumineuses, du bleu des eaux de la Méditerranée. Il était aussi bleu parce que dès le moment où il arrivait à Marseille, et jusqu’à son entrée en gare de Menton, le train épousait l’ondoyant contour de la côte française, la locomotive tirant ses wagons se fondant en un seul tracé avec le bord de mer et les rails. Enfin, il était assurément bleu parce qu’il avait été conçu ainsi : ses wagons en acier avaient été peints en bleu, apportant une nette amélioration par rapport aux vieux wagons en bois verni. Ces temps nouveaux concernaient aussi les

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matériaux de construction. Introduire en 1922 des wagons-lits en acier n’était en rien une nouveauté puisque la même CIWL en avait déjà commandés aux usines Pullman de Chicago en 1913 pour les mettre en service en Europe. Mais une fois la guerre terminée, la provenance de ces wagons ne fut plus américaine mais britannique et allemande. Les wagons type S sortirent des usines que la compagnie possédait à Munich. Ce S ne signifiait pas Spécial, qualificatif qu’un train de luxe comme le Calais-Méditerranée pouvait mériter. Cette lettre indique la matière première avec laquelle ils ont été fabriqués : steel. L’acier avait remplacé le bois. On entendait ainsi construire aussi des maisons, urbaniser des territoires et ériger de nouveaux palais susceptibles de durer, capables de résister à une guerre aussi destructrice que celle qui venait de s’achever. Le danger du bois inflammable disparaîtrait avec le froid acier des nouveaux wagons puisque, s’ils venaient à atteindre une très haute température, ils la verraient baisser en arrivant sur la côte sous l’effet des vagues de la Méditerranée. Dans cette éventualité, l’écume de la mer et les embruns auraient joué le rôle des bulles du champagne servi, et bu, au bar du Train Bleu qui, à en croire la renommée, surpassait en qualité le Ritz. 10 Les matériaux constituent l’une des revendications les plus importantes et les plus insistantes émises par une grande partie des artistes qui avaient lutté dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale et par d’autres témoins des premières lignes de retour dans leurs ateliers. Pour ainsi dire, la majorité de ceux qui avaient pris part au conflit estimaient avoir participé à la destruction totale du continent, et ils étaient décidés à reconstruire la vieille Europe dévastée, à la relever de ses ruines. C’est alors que va apparaître un nouveau type d’artistes-constructeurs, qu’on crée aussi les ateliers de matériaux et métaux dans les différentes écoles d’arts fondées afin de relancer une nouvelle idée de l’art, de l’artiste et de la production artistique par rapport aux principes mécaniques dominants dans la deuxième ère industrielle dont la base théorique résidait dans la notion d’une nouvelle société technicisée et régie par des lois de l’économie, de la précision, de l’efficacité, de la productivité et de la beauté dérivées du modèle de la machine comme pièce intégrée dans l’usine. On peut énumérer bien des peintres, sculpteurs, affichistes et architectes agissant et s’habillant comme des maçons modernes. « Moins de sentiment, plus de matériaux ! », voilà la devise que l’artiste russe El Lissitzky lançait dans ses conférences défendant une culture des matériaux contre la culture de la peinture sentimentale et individuelle4. Encore en Russie, à Petrograd, Vladimir Tatlin fut chargé, en 1919, du cours « Étude du volume, matériel et construction », à la VkhUTEMAS, l’École des hautes études artistiques et techniques réorganisée et fondée après la révolution. À Moscou, Alexander Rodchenko était le professeur de l’atelier du métal à la Narkompros, la subdivision artistique-industrielle du Département des arts visuels. En Allemagne, Johannes Itten enseignait aux élèves du Bauhaus de Weimar la couleur et la composition au cours préparatoire destiné aux futurs artistes du monde industriel. Quant au béton, au verre, aux poutres et aux câbles d’acier, ils révolutionnaient les modes de construction avec les solutions qu’ils apportaient aux problèmes de l’espace et à la disposition rationnelle de l’espace dans l’architecture moderne comme l’ont montré par exemple Auguste Perret, Walter Gropius, Ludwig Mies van der Rohe, Robert Mallet-Stevens et Le Corbusier. 11 Serge Diaghilev, à ce moment-là directeur de la Compagnie des ballets russes, voulait mettre en scène pour la saison de 1924 quelque chose de complètement neuf. Une fois encore, après le remarquable succès de Parade (1917), Jean Cocteau n’allait pas le

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décevoir quand il lui présenta le projet du Train bleu (fig. 1). Ce ne devait pas être un ballet ordinaire : non seulement parce que sa propre compagnie se caractérisait par la rénovation permanente, tant de ses conceptions scénographiques que de celles de la danse, mais parce qu’il s’agissait d’un pur et complet divertissement. Le Train bleu de Cocteau est une pantomime dansée, un jeu de gymnastique en un seul acte que l’on pouvait confondre avec un tableau musical faisant la publicité des nouvelles façons de vivre acquises par la voie des trains de luxe, puisque sa représentation évoque toutes les nouvelles activités, les loisirs et les plaisirs découverts grâce au Train bleu. Voilà comment ce train suscita les envies de sports et de Côte d’Azur et comment il apprit à jouer au golf aux snobs européens, leur faisant abandonner les habits de Paul Poiret pour les jupes pratiques, les vestes et les pantalons blancs en tricot signés Coco Chanel. Ils réservèrent désormais leurs sombres tenues de soirée pour les fêtes du casino de la Jetée-promenade à Nice, cette construction métallique surgie sur la plage, marchant presque sur la mer telle la prolongation naturelle du chemin de fer. Même si ce paradis du jeu ne se voit pas dans le ballet, le public le connaît fort bien grâce aux annonces, aux affiches et aux réclames publicitaires proposées par la compagnie PLM. 12 Ce ballet, dont la première eut lieu le 20 juin 1924 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris, servait de contrepoint à un programme d’opéra de Mozart. Sa brochure, outre la liste des noms de tous ceux qui avaient contribué au Train bleu, incluait quelques dessins signés par Picasso. Ils représentaient une danseuse dans sa loge en train de remonter ses bas, de se maquiller et de se peigner avant d’entrer en scène. Si l’on y prête attention, les spectateurs pouvaient penser qu’il s’agissait d’une variation du Lac des cygnes, mais une autre surprise les attendait car, dans ce ballet, les danseuses ne portaient pas de tutus blancs. Le Train bleu de Diaghilev-Cocteau apparaît comme l’exemple du ballet des temps du fer et de l’acier. Il montre comment un moyen de transport pouvait influencer et modifier les comportements de l’homme moderne, et ouvre aussi de nouveaux chemins vers le soleil et ses plaisirs. 13 Le Train bleu est une danse comique qui rendait compte de la façon de s’amuser des gens aisés et du rôle que les artistes y jouaient. Nul mieux que Jean Cocteau pour en témoigner. Il était l’un des meilleurs connaisseurs de la Côte d’Azur, l’ami de comtes, de peintres, d’écrivains et de sculpteurs, séjournait à Villefranche et était toujours le bienvenu là où l’on cuisinait, buvait ou respirait cet « esprit bleu » qui émanait de la ligne Calais-Méditerranée. Le ballet fonctionnait aussi comme une sorte de réclame de la Côte, faisant d’elle un lieu de référence pour la création artistique où l’on pouvait poursuivre les soirées littéraires entamées à Paris et prolongées au bar dans le train. Selon Cocteau, l’argument du Train bleu est si simple que son livret ne contenait pas de texte. La musique, composée par Darius Milhaud, maintenait tout du long un rythme drolatique qui traduisait en notes l’allégresse des voyageurs à peine arrivés au bord de la mer. Avant que la pièce ne débute, un air de fanfare écrit exprès par Georges Auric invitait les spectateurs à admirer le rideau, réalisé d’après une gouache de Pablo Picasso – La Course, deux femmes courant sur la plage (1922) (fig. 2). Diaghilev voulait compter une fois de plus sur la participation de Picasso aux décors de ce ballet, mais le peintre de Málaga, las de ses dernières collaborations avec les ballets russes – Parade (1917), El sombrero de tres picos (1921) –, refusa. Toutefois il offrit une gouache au cas où celle-ci pourrait s’avérer utile. Ce qui fut le cas. Le prince Shervashidze, ami de Diaghilev, fut chargé de l’agrandir afin d’en faire un grand rideau. Naturellement ce que personne n’imaginait, c’est que le jour de la première, Picasso irait voir le résultat

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et signerait ce rideau comme son œuvre, en ajoutant au passage une cordiale dédicace à Diaghilev5.

Figure 1. Photographie du ballet Le Train Bleu, ca 1924,

Cl.The Times, d.r.Coll. Bibliothèque-Musée de l'Opéra, album Kochno © BnF.

Figure 2. Pablo Picasso, La Course, deux femmes courant sur la plage, 1922.

© Succession Picasso 2006. Gouache sur contreplaqué (0,325 m x 0,415 m), Paris, Musée Picasso. RMN – Jean-Gilles Berizzi

14 De l’avis de tous ceux qui se sont occupés de ce ballet, son action commence au moment où le train quitte la gare de Nice et lorsque les voyageurs se retrouvent au bord de la mer6. Dès cet instant, ils récréent, toujours grâce à la danse et à des exercices gymniques à la mode, l’activité normale de leur première journée sur la Côte. On peut

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dire qu’après avoir vu les deux gigantesques femmes de Picasso courant sur la plage, et une fois le rideau levé, les voyageurs, ravis de fouler enfin le sable et la pelouse du terrain de golf au terme de leur voyage de nuit dans le Train bleu, apparaissaient en scène vêtus comme il convenait pour pratiquer n’importe lequel des nouveaux sports. Ces estivants particuliers portaient des vêtements créés gracieusement par Coco Chanel. Ce n’était pas des costumes ordinaires mais des maillots de bain, jupes et sweaters qui procuraient une grande liberté de mouvements, facilitant l’exécution de la chorégraphie conçue par Bronislava Nijinska, la sœur de Nijinski et membre du ballet russe, et la démonstration de la puissante élasticité du danseur Jean Dolin. Cette nouvelle façon de s’habiller allait s’imposer bien vite pour s’ancrer dans la vie quotidienne et s’imposer comme tenue de ville courante (pratique et chic, même dans sa simplicité). Le ballet se révélait être le catalogue et le circuit de diffusion des nouveaux habitus ferroviaires, touristiques et sportifs les plus raffinés, découverts et assimilés par l’élite économique et culturelle. Bref, il n’existait pas meilleure vitrine que ce Train bleu pour montrer à un nombreux public comment il fallait désormais s’habiller si l’on montait dans ce train pour la Côte d’Azur. Les vêtements de Chanel semblent alors faire de la provocation par leur simplicité, par les couleurs choisies – le noir, le blanc et les rayures –, par les coupes et par le genre des tissus (jerseys). Sans oublier l’irrévérence de pousser les femmes à se faire couper les cheveux, et même asymétriquement.

15 Devant cet étalage de modernité dynamique et portée aux excès, il faudrait se poser la question : qu’ont donc exactement vu et compris les spectateurs du Train bleu en 1924 ? Peut-être quelques-uns se sont-ils demandé, à l’issue de la représentation, où était donc ce train qui prêtait son nom au ballet. Les habitués de la Côte d’Azur, eux, se seront sans doute reconnus dans ces gymnastes car ils savaient que, partant de Paris habillé d’une façon, on arrivait à destination vêtu tout autrement. Ils savaient aussi qu’ils ne faisaient pas que voyager de nuit dans un train de luxe. Ils occupaient en même temps un bar luxueusement orné de marqueteries aux murs et aux plafonds signés par René Lalique et René Prou, comme pour siroter un cocktail dans les bars ou les salons de l’aristocratie parisienne, entourés d’artistes et d’écrivains, ou dans les restaurants ouverts sur les Champs-Élysées. Pour d’autres, Le Train bleu pouvait n’être que le nom d’un bar roulant très chic qui restait ouvert toute la nuit, un endroit où prendre un apéritif pendant que la locomotive filait de Paris à Cannes. Quoi qu’il en soit, et dans tous les cas, c’était la vraie conquête du luxe. Le Train bleu avait su prolonger l’activité et le divertissement tout au long du voyage. Même regarder à travers les fenêtres pendant la nuit avait perdu tout intérêt : dehors la nuit était noire. En revanche, ce qui était vraiment intéressant et important, c’était ce qui se passait pendant ces soirées qui se prolongeaient dans le cocon de ces wagons. Et le lendemain matin, de très bonne heure, l’eau de la Méditerranée qui entrait par les fenêtres se chargeait de réveiller et de rafraîchir d’un premier bain de mer les clients de ce bar si particulier . Les vagues qui se brisaient contre les wagons indiquaient que le train avançait parallèlement à la côte et les voyageurs savaient que le moment de changer de tenue était venu pour prendre leur deuxième bain, sous les rayons du soleil celui-là. Au terminus, les wagons se transformaient en coulisses et vestiaires où enfiler son maillot car la mer se trouvait juste de l’autre côté de la fenêtre, comme l’a dessiné Roland Hugon dans une affiche pour la SNCF à la fin des années trente (fig. 3).

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Figure 3. "Ce soir le train... demain matin Côte d'Azur".

Affche de Roland Hugon, coll. SNCF. Cl. d.r.

16 Jean Cocteau a parfaitement synthétisé ce qu’on a vu au théâtre des Champs-Élysées le 20 juin 1924 : il n’y avait pas de train et il n’était pas bleu. Peut-être dictés par le médicament ingéré pour calmer la douleur provoquée par la mort de son compagnon Raymond Radiguet, survenue en décembre 1923, ces mots ont révélé le sens du ballet. Le public a dû aussi percevoir l’aspect insaisissable du voyage. L’esprit était gagné par l’enthousiasme à bord de ce train : cette liberté retrouvée dans les gestes et l’audace des costumes reproduit le rythme des vagues, des tours des roues, de la vapeur de la locomotive et de l’écume des flots. Ce que le public a vu ce soir-là, tout en écoutant la fanfare d’Auric, c’était ça, l’esprit du Train bleu, et l’ivresse qu’il avait déchaînée parmi les voyageurs, en établissant le lien entre leurs corps et la machine à vapeur par le biais des nouveaux sports : le tennis, le golf, la boxe ou la gymnastique. Les baigneuses du tableau de Picasso étaient comme l’incarnation humaine de ces deux trains, l’image de la puissance de la machine. Elles contribuaient aussi par leur course à porter les changements dans les mœurs et les coutumes des gens aisés. Grâce à ces matrones- monstres et grâce à un ballet sans train, les spectateurs ont applaudi à la fin de la représentation, appréciant que personne n’ait osé introduire sur scène la véritable, l’effrayante locomotive du Train bleu. Si les voyageurs modernes avaient acheté de nouvelles valises avant d’entreprendre de nouveaux voyages, c’était une manière de marquer la différence par rapport aux temps du charbon et de la vapeur, conscients qu’ils étaient de vivre dans le luxe au temps de l’électricité hygiénique et abstraite, triomphante jusque sur le quai des gares. C’est ce que l’on pouvait lire dans le guide de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, tenue à Paris en 1925 : « L’exposition du matériel roulant a permis d’admirer des progrès qui font le plus grand honneur aux Compagnies de chemin de fer, aux techniciens, aux artistes :

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aujourd’hui le voyage n’offre plus rien de commun avec les pérégrinations de jadis7. » Le ballet proposé par Cocteau était assurément la confirmation de la grande métamorphose opérée dans la vie quotidienne d’une certaine société européenne moderne, celle des aristocrates, des artistes, des écrivains et des hommes d’affaires au cours des premières décennies du xxe siècle. Le Train bleu est, tel le ver à soie appelé à tisser l’habit de toute la modernité au moyen du subterfuge le plus raffiné qui soit, une mascarade. Et dans ce jeu d’apparences, dans ce voyage vers la simplification et l’abstraction fonctionnelles des formes et des corps, les vêtements de Chanel et les bagages de Vuitton jouent eux aussi un rôle important.

17 Le procédé que la Compagnie des ballets russes avait appliqué à sa brochure a également été utilisé, afin de créer un effet d’attente chez les spectateurs, pour le rideau. Là, il n’y avait pas de danseuses en tutus ni de graciles jeunes filles nimbées de vaporeux voiles blancs. Au contraire, ces deux femmes peintes par Picasso et reproduites par Shervashidze arboraient des péplums agités par le vent à cause de la vitesse de leur course. En d’autres termes, il n’y avait ni gymnastes ni voyageurs du Train bleu. On aurait plutôt dit deux nymphes envoûtées qui, fuyant frénétiquement les griffes d’un Jupiter métamorphosé pour l’occasion en vagues de la Méditerranée, avant que l’écume salée n’effleurât leurs corps, se transformaient en locomotive et wagon du Train bleu. Pour rester dans le domaine de la mythologie, on pourrait également penser que ces femmes sont Charybde et Scylla, les deux nymphes transformées en monstres, gardiennes de chacune des extrémités du détroit de Sicile chargées d’effrayer les navigateurs. En toute hypothèse, le public du théâtre des Champs-Élysées était le témoin d’une version libre et moderne de l’un des plus anciens genres poétiques : les métamorphoses, qu’Ovide lui-même avait définies comme les poèmes qui chantent les formes changées des hommes. Pour la religion des chemins de fer, un rideau comme celui de La Course pouvait passer pour la représentation plastique d’un de ses mythes fondateurs, celui de sa divinité, et marquer une étape de plus vers la définition de son iconographie moderne. 18 On considère que l’article de l’écrivain russe Osip E. Mandelstam « L’État et le rythme », lui aussi signé en 1924, se fait l’écho de la mode de la gymnastique rythmique, de la pratique du sport en général et de l’école et de la méthode du Suisse Émile Jacques- Dalcroze en particulier, ainsi que du rôle que doit jouer l’État pour assurer une éducation physique à ses citoyens. Mandelstam insistait surtout sur l’importance et les avantages de la connaissance de toutes les possibilités du corps humain dès l’enfance, en tant que machine de muscles capable de rivaliser avec les machines en acier8. Ces années-là représentent le moment de l’apogée des idées et des théories ergonomiques et sportives qui avaient proliféré au cours des premières décennies du siècle et qui avaient comme but principal d’obtenir le rendement physique maximum du corps ainsi que de mettre en valeur la nécessité de s’adapter aux nouvelles circonstances et situations issues de la technicisation progressive du monde, à l’espace du wagon comme de la maison moderne. C’est pourquoi la danse et la gymnastique rythmique étaient utilisées comme autant d’aides et de guides pour savoir dominer le corps en se déplaçant et en occupant l’espace. 19 La prolifération de tous ces courants gymnastiques et sportifs au début du xxe siècle se manifeste, avec l’apparition de diverses écoles de danse et d’expression corporelle, comme la réponse scientifique et la systématisation des méthodes de la dite culture physique, laquelle était assumée comme un pendant à la culture spirituelle et

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intellectuelle. Parmi les rénovateurs de la danse, et après la stèle ornementale aux fameuses arabesques laissée par Loïe Fuller, on remarque l’américaine Isadora Duncan par la simplicité de son vocabulaire gestuel et la récupération du peplon grec comme vêtement de base9, et Émile Jacques-Dalcroze, dont la publicité pour sa méthode et son académie à Paris apparaissent dans tous les numéros de l’influente revue L’Esprit nouveau (1918-1925), dirigée par Le Corbusier et Amédée Ozenfant. D’ailleurs, Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier et disciple de Jacques-Dalcroze, publia dans cette revue des articles et comptes rendus du concept de la rythmique selon Dalcroze en insistant sur la nécessité pour l’homme moderne de prendre connaissance de son corps, de ses dimensions et de ses possibilités gestuelles et communicatives : « La Rythmique donne à l’individu une connaissance plus fertile de soi-même et fait un individu mieux organisé, mieux armé pour la vie moderne, plus maître de soi10. » (Fig. 4 et 5).

Figure 4 et 5. Photographie illustrant l'annonce du cours de rythmique d'Albert Jeanneret.

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Revue L'Esprit nouveau, n° 1, octobre 1921. cl. d.r.

20 Toutefois, et ce n’est peut-être pas par hasard, les nymphes de Picasso dans La Course ont pris le même chemin que les jeunes filles qui suivaient les cours de cette nouvelle école de gymnastique. Cette similitude gestuelle est mise en évidence au moins sur deux points : l’un visuel et l’autre conceptuel. L’article double signé par Albert Jeanneret dans les numéros 2 et 3 de L’Esprit nouveau – respectivement de novembre et décembre 1920 – sous le titre « La rythmique », était illustré par de nombreuses photographies d’élèves pratiquant les pas et les exercices de la méthode Dalcroze : seules, par deux ou en groupe, tel un chœur de vestales (fig. 6 et 7). C’est dans ses photos que l’on constate l’étonnante appropriation par Picasso, un brin sans gêne – ou est-ce son regard singulier porté sur cette revue en quête de l’iconographie de la vie moderne ? – d’un des pas de cette méthode physiologico-machiniste pour l’interpréter ensuite dans son tableau, parce que ces corps puissants et légers, disciplinés et vêtus à la grecque sont comme des reflets des deux femmes courant au bord de la mer. Nymphes ou machines, nymphes et machines : ces photographies révèlent l’avant annonçant l’après, la puissance et l’acte platonique, la pure métamorphose et le moment précis où l’on peut pressentir le corps et sa transformation, l’anatomie humaine et la locomotive11.

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Figures 6 et 7. Photographies parues dans la revue L'Esprit nouveau, n° 3, décembre1921.

21 On savait et on soutenait que le but de toutes ces méthodes visait à réussir la synchronisation du corps humain avec le reste des machines afin de le rendre aussi efficace que ses modèles. Pour y parvenir, Albert Jeanneret défendait qu’il était rigoureusement nécessaire de s’exercer à la gymnastique depuis l’âge le plus tendre « pour faire sentir à l’enfant les rapports entre ses instincts, ses impulsions et l’ordre établi dans lequel il se prépare à entrer »12. Et voici que tombaient à point nommé les pages de L’Esprit nouveau pour les faire connaître, l’argument du ballet de Cocteau pour les mettre en scène, la musique de Milhaud pour les harmoniser et le double jeu des danseuses et des matrones de Picasso pour démontrer l’équivalence de tous les termes de cette équation de modernité. Le binôme machine-culture grecque devient alors un

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lieu commun au cours des années vingt, surtout grâce à des vitrines publicitaires comme L’Esprit nouveau ou la revue spécifiquement sportive La Culture physique, fondée en 1904. Ainsi, la séquence photographique du Parthénon où pose une Delage Grand Sport pour accompagner l’article de 1921 : « Des yeux qui ne voient pas... Les autos » est un jeu visuel que Le Corbusier avait utilisé pour illustrer l’enchaînement logique et naturel de l’évolution de la capacité rationnelle et critique de l’homme. 22 Dans ce contexte, après ces chaînons graphico-temporels, la comparaison des deux jeunes filles exécutant un pas de danse avec un train express ne devait surprendre aucun lecteur de L’Esprit nouveau ni aucun spectateur du ballet Le Train bleu : « L’homme redemande à son corps la puissance suggestive d’action. Les manifestations plastiques se multiplient, en même temps que les manifestations sportives13. » 23 On peut donc dire que le rôle des revues d’art, d’architecture et de théorie artistique ou sportive, tout comme celui de la peinture et des arts scéniques, a été d’offrir d’abord comme des faits désirables, puis possibles et réalisables, le bouleversement et l’interférence dans la vie des moyens de transport ferroviaires, la régulation du travail et la production. Ainsi, de la même façon que les costumes de Coco Chanel et les cabines de bain prises comme décor du ballet par Henry Laurens – simples et irrégulières coulisses destinées à cacher les métamorphoses de la peau et des vêtements des voyageurs modernes –, Jean Cocteau a trouvé quelques années avant la publication de la revue de Le Corbusier et d’Ozenfant quelques ressemblances entre la machine et l’art grec précisément par leur caractère sobre et utilitaire. Il rendit compte de cette comparaison dans son essai Le Coq et l’arlequin. Notes. Autour de la musique (1918) : « Les machines et les bâtisses américaines ressemblent à l’art grec, en ce sens que l’utilité leur confère une sécheresse et une grandeur dépouillées de superflu. Mais ce n’est pas de l’art. Le rôle de l’art consiste à saisir le sens de l’époque et à puiser dans le spectacle de cette sécheresse pratique un antidote contre la beauté de l’inutile qui encourage le superflu14. » 24 Cocteau refusait pour l’art ce sens de l’utilité et de l’austérité ornementale, innées à la machine, car pour lui l’art est encore ce lieu du vertige et de l’exaltation de tous les sens. Ces affirmations prennent place dans la bataille dialectique et esthétique qui faisait encore rage à l’époque sur la question, vieille d’un siècle, de la participation de l’art à l’industrie et à la technique. Cocteau s’inscrit dans cette ligne ouverte par Théophile Gautier en 1845 avec son article « Plastique de la civilisation », dans lequel l’écrivain pensait l’art comme la rédemption de l’homme pour ses péchés techniques : « Et puis les nouveaux besoins enfantés par la civilisation ont produit une foule de nouveaux objets et de formes imprévues que l’art n’a pas eu le temps d’idéaliser [...] Supposez des hommes écorchés qui se promèneraient tout sanglants dans les rues avec leurs artères noires et leurs veines bleues, leurs chairs rouges, leurs lacis de nerfs et leurs muscles tressaillants, rien ne serait plus horrible. Eh bien, la civilisation, sous le rapport plastique, offre exactement le même spectacle : les os, les leviers nécessaires y sont, mais la chair et la peau manquent, par conséquent la forme est absente [...] Il faut que l’art donne l’épiderme à la civilisation, que le peintre et le sculpteur achèvent l’œuvre du mécanicien. » Ainsi, même dans la deuxième époque machiniste – définition donnée par Le Corbusier – l’art devait devenir l’antidote et le médicament nécessaires pour éradiquer l’excès décoratif atavique du xixe siècle. 25 C’est ainsi que, dans les années vingt, la leçon des machines et les succès obtenus par un travail précis, régulé, contrôlé, anonyme et continu servirent à bien des artistes

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pour copier les caractéristiques propres de ces machines, chemins de fer inclus, et en doter les hommes. Pour démontrer cette fantaisie mécaniciste, les artistes ont pris comme point de départ l’anatomie et les gestes de l’homme en les assimilant à ceux du mouvement continuel des bielles, des bras articulés, des leviers et des aiguillages. Tout cela conflue dans la conception mécanomorphe de l’être humain selon laquelle les hommes et les machines réussissent tous à effectuer la même chorégraphie mécanique. C’est la raison pour laquelle, dans ces années, on observe une surprenante prolifération de spectacles musicaux abstraits dont les personnages sont des machines ou leurs pendants – locomotives camouflées, trains factices, êtres biomécaniques15 : Oskar Schlemmer et Le Ballet triadique, au Bauhaus ; Fernand Léger et Francis Picabia respectivement avec Relâche et Entr’acte, ainsi qu’un grand nombre de pièces de théâtre que l’on doit aux artistes soviétiques. L’interprétation mythologique du tableau de Picasso trouve ici le fondement de son explication : l’artiste espagnol se faisait l’écho dans ses œuvres de cet air du temps des mouvements et des idées plastiques puristes, mécanicistes et même abstraites proches du purisme défendu par Le Corbusier dans L’Esprit nouveau. 26 En fin de compte, toutes ces manifestations sont comme la réponse artistique à une opération de plus grande ampleur visant l’hygiène, la purification et l’abstraction formelle avec lesquelles on voulait caractériser la tragicomédie moderne en cette « deuxième ère machiniste ». De là toute cette obstination à nettoyer des artères par où devait circuler la révolution intellectuelle, morale et physique, offrant ainsi une vision organiciste du monde entier dont les rails sont le squelette. D’autres artistes ont montré les machines telles quelles, comme l’italien Fortunato Depero qui créa en 1924 aussi des vêtements en forme de locomotives pour les acteurs de la pièce musicale Anihccam del 3000. 27 On doit encore à Paul Morand la confirmation des métamorphoses auxquelles le Train bleu conduisait, que l’on considère le train ou la pantomime ou l’un et l’autre, car il a constaté que les vrais snobs s’habillaient avec des costumes de golf16. Autrement dit, le train de luxe et le ballet, par la conduite et les attitudes que tous deux exigeaient, réussirent à imposer un vêtement de type sportif, la chemisette à rayures, et une coupe de cheveux courts, à découvrir aussi des endroits nouveaux et des senteurs nouvelles disséminés le long de la côte méditerranéenne. Paul Morand se souvenait du parfum des eucalyptus dont le feuillage épais procurait une ombre profonde et fraîche, en même temps qu’il servait à masquer les villas privées de Cannes le long du chemin qui montait vers le quartier de la Californie hanté plus tard par Picasso entre 1955 et 1961. Ainsi, en l’an de grâce 1924, l’on découvrit que le paradis artistique pouvait bien se trouver, pour la première moitié du xxe siècle, sur les bords de la Côte d’Azur. Et le Train bleu devint sa meilleure publicité. Au cours des décennies suivantes, les artistes se sont établis peu à peu là où le train les portait : Francis Picabia à Martigues, Fernand Léger à Biot, Picasso choisit Antibes, Juan-les-Pins, Cannes et Vallauris. Matisse opta pour Nice, Aimé Maeght et Jean Gabriel Domergue pour Cannes en 1926 et 1927, Auguste Renoir choisit également Cagnes-sur-Mer pour y passer les dernières années de sa vie.

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NOTES

1. - Annonce parue dans Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens. Guide. Paris. Service d´été, 27 mai 1962, p. 260. 2. - Pour ce qui est de la notion de loisir dans son rapport au vêtement, voir Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir (The theory of the leisure class, 1899), Paris, Gallimard, 1970, en particulier son chapitre 7 : « L’habillement comme expression de la culture pécuniaire », p. 110-123. 3. - Blaise Cendrars, Feuilles de route. I. Le Formose (Paris, Au sans Pareil, 1924), dans : Du monde entier au cœur du monde, Paris, Denoël, 1987, p. 35. 4. - Citation dans le catalogue de l’exposition : Kasimir Malevich e le sacre icône russe. Avanguardi e tradizioni, Milan, Electa, 2000, p. 45. 5. - D’après Edmonde Charles-Roux, Le Temps de Chanel, Paris, Chêne/Grasset, 1979, p. 197. 6. - Ibid., p. 186. 7. - Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes. Paris 1925. Rapport Général. Section artistique et technique. VIII. Jouets, Appareils scientifiques, Instruments de musique. Moyens de transports. Classes 16 à 19, Paris, Librairie Larousse, 1928, p. 79. 8. - Osip E. Mandelstam, Sobre la naturaleza de la palabra y otros ensayos, Madrid, Ediciones Árdora, 2005, p. 39 (pas de traduction française sous ce titre). 9. - Voir le catalogue de l’exposition El Teatro de los pintores en la Europa de las vanguardias, Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Aldeasa, 2000, p. 38. 10. - Albert Jeanneret, publicité pour le « Cours de rythmique », L’Esprit nouveau nº 1 (octobre 1920). 11. - Albert Jeanneret, « La Rythmique », L’Esprit nouveau, nº 2 (novembre 1920), p. 183. 12. - Ibid., p. 185. 13. -Ibid. p. 183 14. - Jean Cocteau, Romans, Poésies, Œuvres diverses, Paris, Le Livre de poche, coll. « Classiques modernes », 1995, p. 439. 15. - El Teatro de los pintores..., catalogue cité, p. 47. 16. - Jean des Cars et Jean-Paul Caracalla, Le Train Bleu et les grands express de la Riviera, Paris, Denoël, 1988, p. 68.

AUTEUR

ROCÍO ROBLES TARDIO

Doctorante en histoire de l’art, Universidad Complutense de Madrid, Espagne

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Villégiature, loisirs sportifs et chemins de fer : L’image du sport dans les affiches ferroviaires (1919-1939)

Jean-Yves Guillain

Les affiches ferroviaires de la Belle Époque : information et séduction

1 Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les grands affichistes vont ainsi vanter les mérites des stations balnéaires ou de sports d’hiver dans un style Art Nouveau où s’exacerbent les symboles végétaux et féminins. Dans cette période, il s’agit d’exciter chez le curiste, l’excursionniste ou le touriste le besoin grandissant d’évasion propre au citadin moderne et privilégié. L’affiche tente alors de satisfaire un double impératif : faire rêver mais aussi informer. D’où ces « affiches-mosaïques » dans lesquelles la pluralité des scénettes décrites (paysage, hébergement, autochtones) rend leur lecture délicate. Mais il est vrai que le touriste partant en villégiature a encore le temps, à cette époque, de décrypter avec attention de telles affiches qui s’adressent tant à la conscience qu’à l’imaginaire. Ces affiches au caractère esthétique prononcé, si elles favorisent un réel désir de partir chez ceux qui peuvent se le permettre, ont également le mérite de faire rêver les simples passants qui les découvrent au hasard de leur parcours comme Ernest de Crauzat l’énonçait dans la revue L’Estampe et l’affiche : « N’aurait-elle que cet avantage de donner un avant-goût à ceux qui vont partir et un souvenir agréable ou de regret à ceux qui reviennent, que ce serait déjà beaucoup. Elle aurait son utilité, par suite sa raison d’être, et l’on ne pourrait que louer les collectionneurs qui réalisent ainsi, après le voyage en sleeping, le voyage dans un fauteuil. »

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Après 1914-1918, l’entrée dans l’univers de la publicité moderne

2 Après la Première Guerre mondiale, on assiste à une véritable rupture dans le style et le contenu des affiches touristiques ferroviaires. Plusieurs facteurs expliquent l’émergence d’une tendance nouvelle au niveau de l’affiche qui justifie un examen attentif de cette période dite de "l’entre-deux-guerres". En premier lieu, l’affiche "touristique" explose en raison de l’essor des loisirs et de la concurrence entre stations et compagnies de chemins de fer : d’une certaine façon, cet entre-deux-guerres est encore une "guerre" (cette fois-ci commerciale) entre les différents réseaux qui s’affrontent par affiches touristiques interposées. En second lieu, l’affiche apparaît jusqu’en 1939 comme la forme publicitaire la plus prisée chez les annonceurs du fait de sa souplesse d’utilisation et de son adéquation aux structures de l’économie française : son statut est encore peu remis en cause au profit d’autres modes de communication publicitaire. Troisièmement, cette période-clé voit la fin de la vieille "réclame" de la Belle Époque pour une démarche publicitaire moderne et rationnelle qui s’accompagne d’une "révolution artistique" profonde : il y a rupture avec le modèle de l’affiche "esthétique" à visée contemplative pour une attention portée au message qui devient prioritaire, unique et épuré. Enfin, parce que c’est à partir des années 1920 que les loisirs sportifs s’imposent quantitativement dans les affiches ferroviaires comme vecteurs de valorisation des lieux de villégiature. Bien entendu, on trouve des images de sport dans les affiches ferroviaires d’avant 1914, mais ces représentations des loisirs sportifs sont encore très rares4 et, comme nous le verrons plus loin, bien différentes des scènes décrites dans l’entre-deux-guerres. De plus, le sport (notamment la femme sportive) devient un sujet à part entière, une recette récurrente des publicitaires pour sensibiliser les touristes potentiels aux animations et activités nouvelles des sites desservis par les différentes compagnies. Pour toutes ces raisons, nous proposons d’examiner en détail les affiches ferroviaires à thème sportif diffusées entre 1919 et 19395 afin d’en comprendre les ressorts internes, les styles utilisés et, surtout, les thèmes privilégiés.

Place des affiches ferroviaires dans les stratégies commerciales des réseaux : un support privilégié pour la conquête de nouvelles clientèles

3 Dans le numéro spécial sur le tourisme du Bulletin PLM, H. Le Masson, chef du service de la propagande commerciale de ce réseau, insistait en 1936 sur le fait que les moyens mis en œuvre dans son programme de publicité touristique répondaient : « aux préoccupations suivantes : créer ou entretenir le désir de voyager ; inciter le voyageur à utiliser le rail ; le renseigner de façon pratique. » 4 Afin d’initier ou d’intensifier le désir de voyager : « il est fait un usage intensif [à Paris] de panneaux d’affichage de dimensions importantes placés en des points de grands trafics. Au même objet répond l’apposition des affiches touristiques dans les gares et les bureaux de renseignements6. »

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5 Dans son étude de référence en la matière7, importante contribution à l’histoire du marketing touristique, Nathalie Pégé-Defendi a précisément décrit les modalités de création et de diffusion de l’affiche ferroviaire française dans le premier tiers du XXe siècle. Sans entrer trop dans le détail, rappelons-en néanmoins quelques enseignements majeurs, en guise d’introduction à un examen plus poussé du contenu même des affiches de l’entre-deux-guerres.

6 Généralement initiateurs, les offices de tourisme locaux8 avaient un projet d’affiche et sollicitaient les compagnies ferroviaires concernées afin qu’elles veuillent bien leur accorder une aide financière pour sa création et sa diffusion. Après une étude attentive du projet, les compagnies prenaient leur décision, sollicitaient parfois directement un imprimeur ou un affichiste, avant d’apposer dans leurs gares et leurs voitures les affiches finalement retenues. C’est en ce sens que N. Pégé-Defendi soutient que « l’association entre les réseaux de chemin de fer et le monde du tourisme était très efficace dans la création des affiches... le support publicitaire prioritaire sur tout autre support avec la presse »9. Les compagnies ferroviaires se sont appuyées pour ce faire sur des organisations dédiées nouvellement instaurées en leur sein : la Compagnie du Midi crée un service spécifique de propagande touristique dès 1919 ; le PLM lance ses services extérieures commerciaux en 1921 ; la même année, la publicité est érigée en un service autonome dans le réseau du Midi ; au Nord, une commission de la publicité est mise en place en 1927 ; pour le PO-Midi, il faut attendre 1936 pour voir l’émergence d’une section de propagande et de publicité commerciale. 7 Bien évidemment, ces initiatives publicitaires se sont accompagnées de l’élaboration d’un dispositif multiforme et attractif : « les communications rétablies rapidement, les compagnies retrouvent leurs préoccupations d’avant-guerre : faciliter et favoriser les déplacements vers les stations balnéaires et thermales par la mise en place de nouveaux trains et de nouvelles correspondances10. » 8 Tarifs adaptés, trains spéciaux, circuits nouveaux, logistique automobile (mise en place de service d’autocars), amélioration des conditions de desserte, expositions promotionnelles11 ont alors convergé pour générer de nouveaux trafics en pleine concurrence entre sites de villégiature et réseaux ferrés. À noter que le lancement de trains dédiés à la desserte des stations de sports d’hiver ne date véritablement que des années 1930 : le premier train de sports d’hiver mis en place par le PO fut créé en 193112, alors qu’au PLM il faut attendre la saison 1934-1935 pour assister à l’élaboration d’un programme « spécial sports d’hiver » enfin ambitieux13.

Les affiches ferroviaires et les sports modernes comme nouveaux vecteurs de promotion des lieux de villégiature

9 La première rupture importante observable au lendemain du premier conflit mondial a trait au style général de l’affiche. Les affiches touristiques ferroviaires d’avant 1914 apparaissent encore comme des "affiches-tableaux" : elles restent surchargées de paysages, de personnages folkloriques, de vignettes et de médaillons, complétées par des textes informatifs variés qui leur donnent l’aspect d’affiches esthétiques à visée "contemplative". L’art publicitaire offre alors un réalisme statique qui explique que les

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sportifs en pleine action sont des plus rares. L’accent est mis sur le lieu à visiter, sur les espaces de promenade. Les personnages, lorsqu’ils sont présents, sont soit des autochtones en tenue régionale censés attirer l’œil et la curiosité du touriste citadin, soit des touristes plus préoccupés de repos ou de conversations mondaines que d’exploits sportifs. D’une certaine manière, sites d’accueil et compagnies de chemin de fer donnent l’impression de miser sur le paysage et les points de vue encore méconnus à découvrir plutôt que sur les animations, notamment athlétiques, que les lieux de villégiature peuvent proposer. Après 1918, les affichistes, subissant l’influence à la fois des apports de nouvelles écoles picturales (cubisme, surréalisme, constructivisme, abstraction) et de l’essor pendant la guerre de l’affiche à caractère propagandiste, modifient leur style. Ils privilégient désormais la schématisation, la simplification, l’objectif étant la mémorisation de l’idée et le souvenir de l’affaire pour laquelle l’affiche a été conçue. Ce qui explique que les scènes de groupe tendent à disparaître et que les affiches à narration trop complexe sont bannies. L’affiche publicitaire se fait ouvertement "propagande", en tant que moyen de communication direct – et "de masse" – entre l’annonceur (ville, office du tourisme et/ou réseau) et le public visé (l’affichiste Cassandre parle de son rôle de « télégraphiste : il n’émet pas de messages, il les transmet »14). Le message transmis, unique, simple, épuré, est celui du plaisir que la nouvelle industrie du tourisme est à même d’offrir aux plus privilégiés. Il ne faut pas seulement (voire plus du tout) informer mais donner envie. Trois recettes permettent de véhiculer ce sentiment dans les affiches ferroviaires à thème sportif.

10 Le dépaysement d’abord. Le paysage est toujours un sujet bien traité dans l’entre-deux- guerres15. Mais il tend de plus en plus à être "habité", non seulement par la population locale, mais aussi par les touristes qui y séjournent périodiquement. Paysage attractif et personnages sportifs sont ainsi de plus en plus associés. Dans ce cas, l’accent reste mis sur la beauté des points de vue à contempler, les sportifs, souvent seuls, n’étant qu’un élément de la composition de l’image. Vus de profil ou de dos, leurs regards sont tournés vers le véritable sujet de la scène : le panorama, le décor, le lieu de villégiature, comme le montre par exemple l’affiche de Roger Broder : « Saint-Honoré-les-Bains », PLM, ca 1928 (fig. 1)16.

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Figure 1. « Saint-Honoré-les-Bains », PLM, ca 1928, affiche de Roger Broders.

Coll. et cl. J.-Y. Guillain, 2011. © ADAGP, Paris 2011

11 Mais cette place conquise des sportsmen dans l’affiche ferroviaire de l’entre-deux- guerres constitue en même temps une vraie rupture. Durant la saison d’été, comme le dit très bien Jean-Didier Urbain, « le spectacle social et le plaisir que le rivage procure sont devenus l’essentiel »17. Ce sont ces plages – ou, l’hiver, ces pentes enneigées – qui, envahies ou "colonisées" par les villégiateurs, sont dorénavant montrées, illustrant à quel point ces espaces passent d’un statut de "lieu de production" à celui de "lieu de consommation" non encore démocratisé.

12 Le sourire, ensuite. Il ne suffit plus de montrer un personnage sur l’affiche pour attirer le regard, inciter au déplacement, même s’il s’agit d’une figure humaine habillée d’un costume régional méconnu des visiteurs urbains et donnant l’impression d’un certain « exotisme » dépaysant. Les personnages doivent avant tout sourire, y compris lorsqu’il s’agit de sportifs. Qu’ils soient en action ou en phase de détente, ceux-ci doivent avoir le sourire aux lèvres. La raison en est double. D’une part, il s’agit d’illustrer le bonheur d’être en vacances, de découvrir de nouveaux espaces ou de nouvelles activités (physiques) : c’est la fonction « suggestive » de l’affiche qui se doit de rassurer, d’apaiser, de faire rêver, de donner envie par l’expression du bonheur vécu. D’autre part, il s’agit d’insister sur le caractère non contraignant, aisé d’accès, des sports proposés, y compris les moins répandus (ski nautique, bobsleigh) : on est ici dans une propagande de type « démonstratif » qui tente de « vendre » la pratique de l’exercice athlétique aux hommes comme aux femmes, aux initiés comme aux débutants. 13 L’action, enfin. Après 1918, le paysage, le délassement, l’amusement ne sont plus suffisants pour capter l’attention du touriste potentiel et l’attirer dans une station plutôt qu’une autre. L’essor du tourisme connaît certes un développement majeur au cours des années 1920-1930. Mais, simultanément, le nombre de sites d’accueil se

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multiplie de façon exponentielle18, exacerbant la concurrence. De leur côté, les compagnies de transport souhaitent voir proposer sur l’espace qu’elles desservent des activités susceptibles de générer des trafics plus importants. « La promotion des sports d’hiver [...] exige alors une action de propagande beaucoup plus large et efficace pour concurrencer les stations étrangères et attirer une clientèle riche19. » 14 L’affiche est à cet égard incontournable et privilégie pour ce faire une vision dynamique et sportive des stations (49 % des affiches de notre corpus). L’argument distinctif pour attirer la clientèle s’appuie désormais sur la variété des exercices athlétiques proposés par chacune des stations. L’affiche dessinée par Louis de Neurac, « Luchon-Superbagnères », Chemins de fer du Midi, 1922, en est un bon exemple (fig. 2).

Figure 2. « Luchon - Superbagnères », Chemins de fer du Midi, 1922, affiche de Louis Neurac.

Coll. et cl. J.-Y. Guillain, 2011. © d.r.

15 La modernité devient un élément de promotion central dans les affiches de l’époque : modernité des touristes, modernité des animations et des pratiques récréatives, modernité des moyens de transport20, modernité des infrastructures. Les sportifs sont alors représentés à côté des nouveaux équipements des stations : piscines géantes, téléphériques, remonte-pentes, qui deviennent la fierté des sites qui se lancent dans ce type d’investissement21. Les immenses hôtels construits à l’initiative des compagnies ferroviaires sont aussi largement représentés, soit de façon claire, comme élément central de l’affiche22, soit de façon plus allusive, comme lieu d’affirmation du réconfort que les sportifs en villégiature vont pouvoir tirer de ces lieux après l’effort23. Il suffit de rappeler que de nombreuses compagnies, notamment le PLM, dans une volonté de maîtriser tout le processus de déplacement touristique, du départ à l’arrivée, se sont très tôt diversifiées dans l’hôtellerie touristique. De ce point de vue, les affiches

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ferroviaires sont autant de miroirs du développement économique, des mutations sociales et de l’évolution des mœurs (infrastructures touristiques, loisirs sportifs, mobilité) de cette période.

Les affiches ferroviaires et l’absence de différenciation sexuée en matière de sports de loisir

16 La seconde rupture a partie liée avec la représentation respective des hommes et des femmes, des sportifs et des sportives. Dans les affiches, comme on vient de le voir, ce n’est donc plus une invitation à venir découvrir des lieux ou des personnages "originaux" qui s’affirme, mais c’est une véritable participation qui est proposée : ce qui est donné à voir, c’est l’exemple de ce que chaque touriste pourrait faire lui-même. Les personnages représentés sont du même monde que le regardant et l’invitent à venir partager ses plaisirs, notamment sportifs. Les deux sexes sont associés de façon similaire dans cet appel non seulement du "grand large", mais surtout à la pratique de nouvelles activités athlétiques. Il faudrait parler de "tourisme-performance", à côté des trois thématiques dégagées par N. Pégé-Defendi : tourisme-sécurité (enfants, animaux domestiques, vestiges, etc.), tourisme-excursion et tourisme-jeux (casino, promenade le long d’un lac, pêche, etc.)24.

17 En général, "la publicité a tendance à préserver une différenciation sexuelle marquée"25, au point de devenir un agent de renforcement des modèles culturels : la femme doit plaire, conserver sa beauté, sa jeunesse, l’homme étant marqué par les stéréotypes de la vitalité, de la conquête, du risque, de l’aventure. Dans l’entre-deux- guerres, les affiches ferroviaires nous montrent des sportifs des deux sexes pratiquant l’exercice physique de façon identique. La femme est pleinement active, pratiquant le sport à vive allure comme son compagnon, prenant les mêmes risques que lui. À cet égard, en villégiature, il n’y a pas de définition différente des rôles et attributs des femmes et des hommes en matière de sports de loisir. Même dans les années 1930, quand "la femme au foyer" devient le modèle à promouvoir pour la femme française, l’image de la sportive vive, dynamique, libérée reste constante dans les affiches. Les stéréotypes tendent ainsi à s’effacer : le culte de la force, de l’énergie et de la maîtrise, le renouvellement des horizons, le couple risque-aventure, ne sont plus strictement masculins. 18 Mais cette sportive conquiert-elle de nouveaux territoires ? Dès avant 1914, de nouvelles attitudes sociales exprimant une certaine libération de la femme s’étaient observées dans les affiches de cycles où la femme apparaissait en tenue de cycliste, pantalons bouffant arrivant juste sous les genoux, et dans une attitude tour à tour séductrice et fière, triomphante et libérée. Mais il s’agissait d’affiches de marque, strictement commerciales. Dans les affiches touristiques, on l’a vu, la sportive est très peu représentée avant 1914. Quand elle l’est, elle est guidée, encadrée, escortée, tenue par l’homme. À partir de 1918, le modèle de la femme au foyer disparaît au profit d’un modèle de la « femme deuxième sexe »26 qui, dans le cadre d’une liberté trouvée, conquiert ouvertement de nouveaux espaces, révélant une revendication féministe radicale : faire comme l’homme sans l’homme. Sachant que le « comment » concerne aussi bien ce que les hommes font habituellement que la façon de le faire : à cet égard, les sportives relèvent le défi de l’individualisme, de l’exploit, de la liberté, de l’absence de contrôle dans le cadre d’une conquête de nouveaux espaces. En présence de leurs

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compagnons, les sportives sont représentées dans une situation d’égal à égal. Mais, dans la plupart des représentations, elles sont seules, ni encadrées, ni guidées, ni initiées par une autorité masculine, évacuant toute concession au genre qui donnerait à voir une « domination », une « prééminence » masculine. Les affiches ferroviaires de l’entre-deux-guerres nous montreraient ainsi non seulement l’émergence du sport moderne, mais aussi une conquête féminine sur le plan des pratiques corporelles, comme l’illustre bien l’affiche de Georges Arou, « Sports d’hiver », PLM, 1931 (fig. 3).

Figure 3. « Sports d'hiver », PLM, 1931, affiche de Georges Arou.

Coll. et cl. J.-Y. Guillain, 2011. © d.r.

Les affiches ferroviaires de l’entre-deux-guerres ou l’expression d’une entrée radicale de la société française dans la modernité

19 Les affiches de notre corpus sont donc révélatrices de plusieurs tendances lourdes de l’entre-deux-guerres. En premier lieu, l’évolution radicale du style formel de ce type de support vers une publicité "de masse", directe et évocatrice, dont on ressent aujourd’hui pleinement les effets au quotidien. Ensuite, le désir d’évasion, de déplacement, de loisirs nouveaux (notamment sportifs) annonciateur d’une société du loisir et du temps libre que nous connaissons également bien. Enfin, l’association claire de plusieurs composantes de la « modernité » : des moyens de transport (ferroviaire) en voie d’amélioration, des disciplines sportives en voie de développement, des lieux de villégiature en voie de colonisation, des sites touristiques en voie d’équipement, des femmes en voie d’émancipation. Certaines de ces tendances lourdes connaîtront des hésitations, des revers, des reculs parfois, mais il semble clair que ces affiches

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ferroviaires reflètent à leur façon tous les changements sociaux, culturels et économiques profonds qu’a connus cette période de l’entre-deux-guerres.

NOTES

1. - Maryse Angelier, Voyages en train au temps des compagnies (1832-1937), Paris, La Vie du rail, 1998, p. 88. 2. - « Courrier de Paris », L’Illustration, 21 mai 1864, p. 323. 3. - Pierre Belvès, 100 ans d’affiches des chemins de fer, Paris, La Vie du rail, 1980. 4. - Parmi les plus célèbres, citons : « Étretat » (Lunel, ca 1900, Chemins de fer de l’Ouest, tennis), « La Panne-Bains » (anonyme, ca 1900, Chemins de fer de l’État, tennis), « Saint-Raphaël » (anonyme, ca 1900, PLM, tennis), « Sports d’hiver Chamonix » (Faivre, 1909, Chemins de fer de Paris à Lyon, ski), « Chamonix Mont-Blanc » (Tamagno, 1910, PLM, saut à ski), « Mont-Revard » (anonyme, ca 1910, PLM, saut à ski), « Les Vosges » (Tauzin, 1912, Chemins de fer de l’Est, bobsleigh). 5. - Le corpus est constitué de 108 affiches « sportives » tirés des 543 affiches de toute nature pour des sites français identifiées par Nathalie Pégé-Defendi pour la période 1919-1939 (à noter que son corpus total est de 1 684 affiches ; cf. Nathalie Pégé-Defendi, « Une invitation au tourisme : l’affiche ferroviaire française (1880-1936) », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 27 (automne 2002), p. 29-35). 6. - Bulletin PLM, n° 45 (mai 1936), p. 91-92. 7. - Nathalie Pégé-Defendi, « Une invitation au tourisme : l’affiche ferroviaire française (1880-1936) », thèse, histoire sociale et culturelle, université de Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la dir. d’A. Corbin, juin 2001, 789 pages de texte en 2 vol. , 1 vol. de pl. (402 p.). 8. - À noter que c’est la loi du 24 septembre 1919 qui fonde l’Union nationale des fédérations de syndicats d’initiative, reconnue d’utilité publique par décret le 27 août 1921. 9. - Nathalie Pégé-Defendi, « Une invitation au tourisme... » , thèse citée, p. 282. 10. - Anne Desplantes, « Le rôle du chemin de fer dans le développement du tourisme de masse 1900-1939 », mémoire de maîtrise, université Paris X, sous la dir. de Jean-Jacques Becker et Jean- François Sirinelli, 1987. 11. - Le PO-Midi proposa à Paris une exposition d’affiches sur les sports d’hiver (Pyrénées et Auvergne) du 7 au 22 décembre 1935 en relation avec le Musée pyrénéen de Lourdes, le Touring Club de France et le Club alpin français (cf. PO-Midi illustré, janvier 1936). 12. - Voir Jean-Pierre Vergez-Larrouy, Les Chemins de fer du Midi, Chanac/Paris, La Régordane/La Vie du rail, 1995, p. 293. 13. - Jean Chaintreau, Georges Mathieu et Jean Cuynet, Les Chemins de fer PLM, Chanac/Paris, La Régordane/La Vie du rail, 1993, p. 343. 14. - A. M. Cassandre, Peintre d’affiches, Paris, Les éditions parallèles, 1948, p. 5. 15. - « Le premier élément d’accroche publicitaire utilisé par le PLM et L’État est le paysage », note ainsi Nathalie Pégé-Defendi dans « Une invitation au tourisme... » (article cité, p. 32), sachant que ces deux réseaux représentent 40 % des affiches de son corpus. 16. - De nombreuses affiches relèvent de ce type de composition : « Le Touquet Paris-Plage » (Grün, années 1920, Chemins de fer du Nord, golf), « Vallée de Munster » (Blumer, ca 1925, Chemins de fer Alsace-Lorraine, ski), « Monte Carlo » (Broders, 1930, PLM, tennis), etc.

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17. - Jean-Didier Urbain, Sur la plage, Paris, Payot, 1994, p. 65. 18. - C’est particulièrement vrai des stations de sports d’hiver : Combloux et Saint-Gervais en 1925, Morzine en 1926, Méribel et Pralognan en 1930, Val d’Isère en 1931, Valloire en 1932, Tignes et La Mongie en 1933, entre autres. 19. - Pierre Arnaud et Thierry Terret, Le Ski, roi des sports d’hiver, in Thierry Terret (dir.), Histoire des sports, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 168. 20. - Voir notamment « Sports d’hiver Col de Voza » (Broders, 1933, PLM), « Sports d’hiver en France » (Giroux, 1935, Grands réseaux de Chemins de fer français) ou « Canoëistes » (Biais, 1937, Grands réseaux de Chemins de fer français). 21. - Par exemple : « Morzine Pleney téléphérique » (Thio, 1935, PLM), « Combloux téleski » (Ordner, 1935, Chemins de fer français), « L’Isle Adam piscine » (Blot, Chemins de fer du Nord). 22. - Comme dans l’affiche « Vittel Vosges golf club » (Lacaze, ca 1929, Chemins de fer de l’Est, golf). 23. - « Combloux Hôtel PLM » (Ordner, 1930, PLM, ski) ou « Pougues-les-Eaux » (Jonay, 1935, PLM, tennis). 24. - Nathalie Pégé-Defendi, thèse citée, tome 2. 25. - Corinne Brocard, « L’image de la femme sportive dans la publicité », Revue STAPS, 28 mai 1992, p. 83-94. 26. - Christian Vivier et al., » Image de la technique sportive féminine aux XIXe et XXe siècles. Les exemples du tennis et de la natation », in L. Guido et G. Haver (dir.), Images de la femme sportive aux XIXe et XXe siècles, Chêne-Bourg/Genève, Georg éditeur, 2003, p. 145-166.

RÉSUMÉS

C’est par l’affichage que le chemin de fer se fait vraiment connaître du grand public au moment de son expansion au XIXe siècle, accompagnant notamment le développement des trains de plaisir dès les années 18601. Maryse Angelier se fait ainsi l’écho de la revue L’Illustration soulignant que « les murs de Paris se couvrent de tentations sur papier bleu, jaune, vert, violet. Train de plaisir pour Strasbourg... Voyage en Belgique... excursions en Suisse... on ne peut pas faire un pas sans qu’une compagnie de chemin de fer ne nous somme de quitter Paris »2. Affiches, guides illustrés ou annonces de presse (pour les informations pratiques) convergent pour vanter les agréments d’une destination. Ces affiches ferroviaires de renseignement se sont peu à peu illustrées. Les affiches "illustrées" apparaissent vers les années 18803, accompagnant, voire facilitant, la vogue des séjours en villégiature de la Belle Époque.

AUTEUR

JEAN-YVES GUILLAIN

Université Lyon 1/ CRIS

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Les archives des constructeurs de matériel roulant du Nord de la France

Anne Callite

Les constructeurs du Nord

1 Qu’est-ce que l’industrie ferroviaire* ? Dans les archives de la Compagnie du Nord, elle est désignée de façon très vague par l’expression « les constructeurs ». Il ne s’agit pas d’une simple ambiguïté sémantique : les propos des ingénieurs Edouard Sauvage et André Chapelon font également état des « constructeurs »1 ! Ainsi présentée, l’industrie ferroviaire forme un groupe aggloméré, mal défini.

2 Par définition, l’industrie du matériel roulant de chemins de fer construit et répare des engins de traction et de transport nécessaires à l’équipement mobile des voies ferrées. On peut donc séparer le matériel roulant en deux groupes : d’une part, le matériel moteur, d’autre part, le matériel remorqué. Au début des années 1950, la chambre syndicale des constructeurs de matériel roulant de chemins de fer dresse le tableau suivant pour la région nord (tabl. 1 et 2).

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Tableau 1. Liste des entreprises ferroviaires du nord de la France dressée par la chambre syndicale des constructeurs de matériel roulant de chemins de fer, 1953. Matériel de traction.

* La Compagnie électro-mécanique (CEM) se charge des moteurs électriques des locomotives de Fives.

Tableau 2. Liste des entreprises ferroviaires du nord de la France dressée par la chambre syndicale des constructeurs de matériel roulant de chemins de fer, 1953. Matériel remorqué.

3 À ces deux groupes, il convient d’en ajouter un troisième, celui des constructeurs d’autorails (tabl. 3).

Tableau 3. Liste des entreprises ferroviaires du nord de la France dressée par la chambre syndicale des constructeurs de matériel roulant de chemins de fer, 1953. Autorails.

Chambre syndicale de la construction, de la réparation et des industries annexes du matériel roulant de chemin de fer, L’Industrie du matériel roulant de chemin de fer, Paris, PUF, 1953, 123 p.

4 L’industrie française du matériel roulant est plus que centenaire. Après l’industrie britannique, c’est la plus ancienne du monde. Dans le Nord, la première locomotive est construite en 1837 par les ateliers de construction de la Compagnie des mines d’Anzin. Viendront ensuite à Arras les constructeurs Alexis et Alfred Hallette, réalisant des machines pour la Compagnie du Nord en 1845 et la Compagnie du chemin de fer de Montereau à Troyes, avant sa faillite, et la firme Malissard-Taza, affaire familiale créée en 1844.

5 Pour autant, si le Nord – Pas-de-Calais participe à l’histoire ferroviaire dès ses débuts, c’est à partir des années 1880 que s’installe dans cette région la plupart des

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constructeurs de matériel roulant. En 1861, la Compagnie de Fives-Lille s’établit à Lille. C’est ensuite au tour de la Compagnie générale de construction qui monte un atelier à Marly en 1879 sous l’impulsion des Wagons-Lits. En 1882, des entreprises belges passent la frontière : les ANF, la Franco-belge, Baume et Marpent. En 1894 Arbel arrive à Douai. Quant à la firme Cail, elle attend 1897 pour replier toutes ses activités dans son usine de Denain pourtant créée dès 1841. L’entreprise devient la Société française de constructions mécaniques (anciens Établissements Cail), présidée par Louis Le Châtelier. En 1898, le baron Empain et les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC) créent une usine à Jeumont, qui deviendra en 1921 les « Forges et ateliers de constructions électriques de Jeumont » (FACEJ). En 1907, les Aciéries du Nord ouvrent une usine à Hautmont (Aciéries de l’union) avant de fermer leurs portes après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, « tardivement », Fauvet s’installe en 1918 à Saint- Laurent-Blangy et la CIMT, société d’origine bordelaise, rachète en 1927 les Ateliers de la Rhônelle, créés en 1911 à Marly-lez-Valenciennes. 6 Avant 1914, ces usines peuvent produire en moyenne, annuellement, 350 à 400 locomotives, 400 voitures et 6 000 wagons. À elle seule, la Société Cail construit une centaine de locomotives en 1910. 4 000 personnes sont alors employées à Denain (1912).

La construction ferroviaire dans les archives publiques

7 Dans le cadre de notre thèse2, « La construction du matériel roulant ferroviaire en France : l’exemple nordiste (1828-1939) », nous avons travaillé sur ce qui constitue a priori la source principale d’une recherche sur l’histoire des entreprises de matériel ferroviaire : leurs propres archives. Cet article est donc l’occasion de faire le point sur leur existence, leur disponibilité et leur richesse. Une partie seulement des sociétés étudiées a choisi de déposer ses archives historiques auprès des Archives nationales à Paris ou, par la suite, au Centre des archives du monde du travail (CAMT) à Roubaix. C’est le cas de la SFCM, de la Compagnie de Fives-Lille, des Établissements Arbel ou de Jeumont (ex-FACEJ), sous les cotes respectives 198 AQ (fonds déposé par Fives-Cail- Babcock pour la SFCM et Fives-Lille), 70 AQ et 1998004. Ces fonds sont intégralement inventoriés. Les documents généraux sont les mieux conservés. Ils se composent d’actes de fondation et des documents d’administration générale. Nous trouvons, notamment, les registres des procès-verbaux des conseils d’administration, les statuts des sociétés et les rapports présentés aux actionnaires lors des assemblées générales, qui donnent un résumé annuel, souvent commode, des opérations de l’entreprise. Ces documents sont même les seuls qui nous soient parvenus pour Cail et Fives-Lille, quoique avec d’importantes lacunes : pour Cail, aucun élément ne se rapporte à la période pré-SFCM, c’est-à-dire de 1812 à 1897 ! Les archives d’Arbel et de Jeumont sont plus riches : procédés de fabrications (70 AQ 370), brevets d’invention (70 AQ 411), fabrication de matériel de traction et construction de moteurs par les FACEJ puis par Jeumont- Schneider (1998004 0007, 1998004 0027, 1998004 0028 et 1998004 0029). Arbel a également déposé ses archives comptables et les dossiers de personnel.

8 Il est à noter que la société Fives-Cail-Babcock (FCB) a procédé à un nouveau dépôt d’archives au CAMT à partir de 1991, inventoriées sous les cotes 1991005, 1994001, 1994010, 1994016 et 1994017. Compte tenu de leur importance matérielle, l’ensemble de ces documents n’est pas encore totalement classé. Cependant, nous y avons eu accès, avant leur dépôt à Roubaix, sur le site FCB à Lille et y avons remarqué les documents

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relatifs aux productions présentés lors des expositions internationales et universelles : Notice sur les Machines et Appareils des Établissements Derosne et Cail, figurant à l’Exposition Universelle de 1855, Exposition Universelle de 1867. Notice sur les Machines et Appareils des établissements J.F. Cail et Cie, Etablissements Derosne et Cail. Cail et Cie, constructeurs- mécaniciens. Notice sur les objets admis à l’Exposition Universelle de 1878, ou encore Exposition de 1900. Notices. SFCM Anciens Ets Cail. Exposition Universelle de 1900. De même pour Fives- Lille : Exposition Universelle de 1889. Groupe VI. Classe 61. Compagnie de Fives-Lille pour Constructions Mécaniques et Entreprises, Exposition Universelle de 1900. Groupe VI. Classe 32. Compagnie de Fives-Lille pour Constructions Mécaniques et Entreprises, Exposition Internationale de Buenos-Aires. 1910. Compagnie de Fives-Lille pour Constructions Mécaniques et Entreprises, etc. Enfin, FCB a également confié au CAMT un fonds photographique exceptionnel. Il s’agit d’albums comportant des séries complètes de clichés et permettant de suivre les fabrications étape par étape, qu’il s’agisse de matériel ferroviaire ou non. Signalons, notamment, l’album consacré aux voitures métalliques construites par la SFCM-Cail pour la Compagnie du Nord., l’album concernant la mécanique générale et la fabrication de matériel pour le ministère de la Guerre (tubes lance-torpilles, canons, affûts de canon) et trois albums entièrement dédiés aux installations et aux ateliers de la SFCM. En revanche, les albums de Cail consacrés aux locomotives ont disparu. Pour la Compagnie de Fives-Lille, les photographies concernent la construction, étape par étape, de locomotives à vapeur (types 142 D et Mountain), électriques (types BB 9 400 et 2D2 type L3), ou Diesel électriques. Ces photographies sont datées et numérotées mais, malheureusement, l’absence de répertoire pour ces albums rend leur utilisation malaisée. 9 La richesse des fonds conservés dans les archives publiques ne doit donc pas faire oublier les lacunes, l’intérêt inégal des fonds conservés, voire certaines restrictions d’accès. Parmi les entreprises qui nous intéressent, la consultation des fonds Arbel et Jeumont-Schneider est soumise à autorisation. 10 Il faut citer également les informations que nous avons pu obtenir des archives départementales. Ainsi, sous la cote M 417, nous trouvons les dossiers des établissements dangereux et insalubres dont la création est soumise à enquête et autorisation. Le plus souvent, la procédure se limite à un simple échange de correspondance. On trouve parfois les plans des installations. Mais les éléments les plus précieux sont apportés par les dossiers de dommages de guerre (série 10 R) que nous avons consultés aux Archives départementales du Nord. Très différents d’une société à l’autre, très revendicatifs (Société Arbel, à Douai) ou purement comptables (Compagnie française de matériel de chemin de fer – usines du Tilleul), les dossiers contiennent des informations sur l’outillage des ateliers, les démolitions, les pillages. Dans le cas d’Arbel-Douai, le dossier, très riche, fournit comme on l’a vu3 des albums photographiques, un historique très précis de l’occupation des usines de Douai pendant la période 1914-1918 et une lettre adressée au président des États-Unis, T.W. Wilson. Dans le cas des usines du Tilleul, à Maubeuge, nous trouvons une liste très précise du matériel existant avant guerre et une seconde relative à aux machines réinstallées4. Rappelons que les usines du Tilleul ont disparu sans, apparemment, avoir laissé d’archives. Quelques informations ont pu, néanmoins, être retrouvées pour la période Frangéco (à compter de 1957) sur le site de Marly-Industrie (ex-Compagnie générale de construction).

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11 Quant à Alsthom-Atlantique, elle a déposé pour la défunte Franco-belge ce qui restait de ses archives aux Archives départementales du Nord (cote 110 J), soit essentiellement des plans de locomotives à compter de 1907, dont ceux des célèbres Beyer-Garratt destinées aux chemins de fer algériens construites à partir de 1935 (110 J Pl 21).

Archives privées, archives en devenir...

12 Après avoir évalué l’intérêt des archives d’entreprises disponibles dans les centres spécialisés, nous nous sommes lancés dans une recherche tous azimuts... et avons rencontré trois cas de figure principaux, communs à toutes les archives privées : soit leur disparition pure et simple, soit leur maintien dans les structures, soit, enfin, dans le cas des entreprises qui n’existent plus, la conservation des archives par d’éventuels repreneurs. En effet, la majorité des sites ont fermé leurs portes et les archives ont été trop souvent détruites de manière inconsidérée. Les bâtiments de l’usine du Tilleul à Maubeuge et ceux de Fauvet-Girel à Saint-Laurent-Blangy ont même totalement disparu. Prenons le cas de la Franco-belge à Raismes. L’usine, passée sous le contrôle d’Alsthom, cesse ses activités en 1987. La direction pare au plus pressé : le reclassement des ouvriers et la vente des bâtiments. On vide enfin les lieux : les archives (PV, catalogues, photos, livres d’inventaire, etc.), l’équivalent d’un siècle d’activité, sont jetées au pilon. À l’exception des quelques plans déposés aux Archives départementales du Nord, seuls un livre d’inventaire, un album de locomotives (avec les photographies des machines destinées à l’Égypte) et un album des ateliers semblent avoir survécu au « carnage » en raison de leur récupération par un ancien employé. Cependant, de nombreuses photographies de locomotives produites par la Franco-belge ont pu être sauvegardées et font aujourd’hui partie des collections du Centre régional de la photographie du Nord – Pas-de-Calais, à Douchy-les-Mines5.

13 Outre le fait que certaines compétences spéléologiques sont parfois indispensables pour explorer caves et greniers, nous avons surtout dû nous confronter à l’absence de tout classement, voire de tout intérêt de la part des firmes concernées. Dans des entreprises parfois centenaires, la place est laissée aux dossiers des commandes récentes, datant de guère plus de dix ans dans le meilleur des cas. Ces dossiers sont en effet susceptibles d’être réutilisés et rentabilisés. Que dire de dossiers relatifs à des wagons de 1890, 1900 ? Ainsi, rien de bien précis n’a été conservé aux Ateliers de construction du Nord de la France (ANF)6. La société a pourtant gardé l’ensemble des rapports des assemblées générales, ordinaires ou extraordinaires, depuis l’origine (1882) sur le site originel des ANF à Crespin, y compris ceux relatifs à l’éphémère Société de Blanc-Misseron pour la construction de locomotives. Ces documents existent parfois en plusieurs exemplaires, mais c’est là tout : les registres du conseil d’administration n’ont pas été retrouvés. En outre, divers documents relatifs aux ANF ont pu être consultés et étudiés dans les locaux de la Compagnie générale de construction, ex-ANF-Industrie, à Marly-lez- Valenciennes : catalogues de wagons, publicités, notices techniques, etc. Cependant, ces éléments sont le plus souvent postérieurs à la période étudiée (années 1970). Un fait illustre bien la politique des ANF : le portrait du fondateur et premier président de la firme, le belge Victor Mestreit, est abandonné, déchiré, dans une cave. 14 Un autre exemple est lié à la fermeture de Marly-Industrie. Nous avons eu accès au site après sa fermeture et il ne restait sur place que deux anciens ouvriers, engagés par l’administrateur judiciaire pour des tâches de surveillance et de maintenance. Nous

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avons donc procédé à une fouille systématique du grenier, « réservé » aux archives : un désordre impressionnant, des monceaux de papier gagnés par l’humidité et la moisissure et, finalement, une mallette regroupant quelques notes internes de la Compagnie générale de construction (CGC), relatives aux ateliers de Marly-lez- Valenciennes et à Saint-Denis, datées de 1913, 1920, 1924, 1931... et de nombreux documents photographiques des années 1950 à 1970 environ. L’usine de Marly a cessé toute activité au début des années 1990 et avait à ce moment-là pour raison sociale Marly-Industrie. Il est à noter que, compte tenu des faits, au moment de nos recherches (usine fermée mais potentiel quasi intact), nous avons pu librement accéder aux documents et retrouver ainsi un grand nombre d’éléments relatifs à d’autres sociétés, outre les ANF déjà cités7 : Compagnie française de matériel de chemin de fer (usine du Tilleul), Frangéco, Remafer8, SKF, mais aussi des publications de l’UIMM, de la chambre syndicale des constructeurs de matériel de chemins de fer (ainsi, une circulaire n° 979 du 14 février 1928 relative au matériel roulant des grands réseaux), et la Fédération des industries ferroviaires (FIF). Depuis, l’usine a été démolie, et il ne nous a pas été possible de connaître le sort réservé aux archives... 15 Enfin, s’agissant de la Compagnie industrielle de matériel de transport (CIMT), aujourd’hui intégrée dans le groupe GEC-Alsthom et installée depuis 1995 à Petite- Forêt9, près de Valenciennes, et sur des terrains appartenant autrefois à la Société franco-belge, l’intégralité des registres des procès-verbaux du conseil d’administration et du comité de direction depuis 1918, année de création de la société, a été retrouvée. Ces registres ont en outre permis de compenser l’absence d’archives pour les Ateliers de la Rhonelle (absorbés par la CIMT en 1927) et pour les Aciéries du Nord (ADN)10, associées à la CIMT dans les années 1920-1930. Différents catalogues et brochures, de nombreuses photographies ont pu être examinées sur le site, concernant tant la CIMT que les Ateliers de la Rhonelle. Puis, compte tenu de l’histoire de la CIMT, c’est à Bordeaux, ville d’origine de l’entreprise, que de nouveaux documents ont été découverts : les archives de la société de carrosserie Carde, entreposées pour partie près de l’association « La mémoire de Bordeaux »11. Gustave Carde avait fondé la CIMT en novembre 1918. 16 Finalement, preuve qu’il existe encore et toujours des fonds d’archives méconnus, l’exposition consacrée à Baume & Marpent par l’Écomusée régional du Centre en 200512 nous a permis de découvrir le parcours d’une modeste fonderie devenue au fil du temps une multinationale à la production fort diversifiée (ponts, charpentes, wagons, locomotives, automobiles, bateaux). L’exposition s’appuyait sur des documents d’archives, des photos provenant des collections de l’écomusée. En effet, si la majorité des fonds d’archives de l’écomusée touche aux charbonnages (le plus important est bien évidemment celui consacré au charbonnage du Bois-du-Luc13), l’écomusée ne se limite pas à ce secteur. D’autres aspects de l’industrie sont également abordés : la construction ferroviaire et métallique y occupe une place importante avec Baume et Marpent. Cent mètres d’archives linéaires nous attendent. #Notes Asterisques#

*Le travail remarquable d’invention et de sauvetage d’archives industrielles réalisé par madame Callite a engagé la Revue d’histoire des chemins de fer à lui demander, en complément de l’article publié plus haut, d’en faire le récit détaillé. Leçon de méthode et de persévérance, il appelle aussi tout un secteur à se souvenir de son histoire et à sauvegarder son patrimoine (N.d.l.R.)

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BIBLIOGRAPHIE

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[Anon.], « Carde : une entreprise bordelaise », Empreintes, la revue de la mémoire de Bordeaux, de la communauté urbaine et de ses communes, n° 49 (mai 2004), 32 p.

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NOTES

1. - Edouard SAUVAGE, André CHAPELON, La Machine locomotive. Manuel pratique donnant la description des organes et du fonctionnement de la locomotive à vapeur à l’usage des mécaniciens et des chauffeurs, 10e édition, Paris, Ch. Béranger, 1947, xx-668 p. 2. - Soutenue le lundi 3 avril 2006 à l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3. Jury : MM. Alain Beltran (CNRS), Jean-François Eck (Lille 3), Georges Ribeill (École nationale des Ponts et

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Chaussées), Denis Varaschin (université d’Artois), Denis Woronoff (université de Paris I – Panthéon-Sorbonne), Mme Odette Hardy-Hémery (Lille 3, directeur de thèse). 3. - Archives départementales du Nord (désormais : AD nord), 10 R 4563. Voir notre article : « une entreprise en territoire occupé : Arbel à douai (1914-1919) » dans la présente livraison de la Revue d’histoire des chemins de fer. 4. - AD Nord 10 R 4697. Dommages de guerre. Compagnie française de matériel de chemin de fer. Usines du Tilleul. Document relatif au matériel existant avant guerre. 5. - Voir la très récente publication du CRP : Bêtes humaines, 2005. 6.- Aujourd’hui société Bombardier à Crespin (Nord). La société ANF a intégré le groupe canadien Bombardier en 1989. 7. - Accès libre certes, mais glacial : bureaux et ateliers non chauffés, planchers très endommagés et pourris. 8. - La société Remafer acheta Marly-Industrie en 1989. Installée à Reims, cette entreprise était spécialisée dans la construction et la réparation de matériel ferroviaire. Elle a disparu en 1995. 9. - La CIMT est devenue une filiale d’Alsthom en 1983 et a été intégrée à sa division ferroviaire. 10. - La direction régionale des affaires culturelles du Nord - Pas-de-Calais (DRAC) a pu nous fournir quelques éléments patrimoniaux sur les Aciéries du Nord, ce qui nous a permis de faire le lien entre celles-ci et les Aciéries de l’union. 11. - [Anon.], « Carde : une entreprise bordelaise », Empreintes, la revue de la mémoire de Bordeaux, de la communauté urbaine et de ses communes, n° 49 (mai 2004), 32 p. 12. - Baume & Marpent. De la Haine au Nil... Itinéraire d’un géant, catal. d’expo. Écomusée régional du Centre, à Houdeng-Aimeries (La Louvière, Belgique), 15 mai-31 octobre 2005. 13. - L’Écomusée régional du Centre a pris ses quartiers sur un ancien site de la société des Charbonnages du Bois-du-Duc.

AUTEUR

ANNE CALLITE

Docteur en histoire, université Charles-de-Gaulle – Lille 3

Revue d’histoire des chemins de fer, 35 | 2006