GLAD! Revue sur le langage, le genre, les sexualités

01 | 2016 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/glad/85 DOI : 10.4000/glad.85 ISSN : 2551-0819

Éditeur Association GSL

Référence électronique GLAD!, 01 | 2016 [En ligne], mis en ligne le 21 juillet 2016, consulté le 28 février 2021. URL : http:// journals.openedition.org/glad/85 ; DOI : https://doi.org/10.4000/glad.85

Ce document a été généré automatiquement le 28 février 2021.

La revue GLAD! est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 4.0 International. 1

Ce premier numéro est le résultat de préoccupations interdisciplinaires, autant que d’une volonté d’accueillir au sein de la revue différentes perspectives contemporaines travaillant genre, langage et sexualités. Ce premier numéro Varia se veut donc ouvert, pluriel, tout en affirmant une conception commune du genre comme construit par et à travers les discours, et ce dans les trois rubriques qui organisent la revue, « Recherches », « Explorations » et « Créations ». This first issue stems from interdisciplinary preoccupations as much as from a willingness to foster a range of contemporary perspectives on , language and sexualities. All through its three sections – Research, Exploration, and Creation –, this first varia issue is thus deliberately open and plural, while asserting a common understanding of gender as a social construct elaborated by and through discourses.

GLAD!, 01 | 2016 2

SOMMAIRE

GLAD! revue féministe et indisciplinée Un projet scientifique, éditorial et politique Julie Abbou, Maria Candea, Alice Coutant, Mona Gérardin-Laverge, Stavroula Katsiki, Noémie Marignier, Lucy Michel et Charlotte Thevenet

Recherches

Idéologies de genre et construction des savoirs en sciences phonétiques Aron Arnold

Genre et migrations L’autonomie à l’épreuve du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration Nadia Ouabdelmoumen

Inventer son genre dans le langage de la télévision Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici

La protection maternelle Catégorisations et hiérarchisations du féminin dans les discours juridiques d’après-guerre Anne-Laure Garcia

Explorations

Mutation sexuelle, mutation de langage La question du genre dans le roman Pénis d’orteil de Matsuura Rieko Alexandre Taalba

Trans-formation : FT* & MT*, 2010-2013 Hélène Mourrier et Outrans

Créations

VOGUE-rs Lila Neutre

Corpo Eau’Rageuses et Catarina Fernandes

GLAD!, 01 | 2016 3

GLAD! revue féministe et indisciplinée Un projet scientifique, éditorial et politique GLAD! a Feminist and Undisciplined Journal. An Academic Project, an Editorial Endeavour, a Political Perspective

Julie Abbou, Maria Candea, Alice Coutant, Mona Gérardin-Laverge, Stavroula Katsiki, Noémie Marignier, Lucy Michel et Charlotte Thevenet

1 GLAD! Revue sur le langage, le genre, les sexualités est une nouvelle revue consacrée aux travaux scientifiques, artistiques et politiques articulant recherches sur le genre et les sexualités et recherches sur le langage d’un point de vue critique. Elle se veut un espace de discussion et de rencontre entre des travaux, des angles d’attaque et des pratiques multiples. C’est aussi un espace de traduction, d’exploration de la langue et de réflexion critique sur les critères de légitimité linguistique et académique.

2 À l’occasion de ce numéro inaugural, nous revenons dans cette introduction sur la volonté à la fois intellectuelle et politique qui a présidé à la création d’un tel espace, sur le contexte académique dans lequel la revue a émergé, sur les questions que soulève aujourd’hui la rencontre entre genre, sexualités et langage depuis différents prismes disciplinaires, ainsi que sur les enjeux éditoriaux qui ont façonné la revue. Nous présenterons enfin les travaux que nous avons choisi de publier dans ce premier numéro.

Un projet intellectuel et politique : pour une approche critique du genre et du langage

3 L’unité et la spécificité de la revue tiennent en premier lieu à sa thématique, qui articule une perspective langagière à un ancrage théorique en études de genre et des sexualités, chacun de ces éléments pouvant servir de cadre épistémologique. L’articulation de ces deux perspectives repose sur une approche fondamentalement critique et politique.

GLAD!, 01 | 2016 4

4 Par compréhension critique du langage, nous entendons une appréhension de celui-ci comme un matériau complexe, c’est-à-dire non transparent, polysémique et hétérogène. Les études de genre, les études post/décoloniales et les études féministes permettent en effet de revisiter les discours, les structures linguistiques et leurs interactions à la lumière de l’idéologie et des rapports sociaux. Elles montrent comment ces matériaux langagiers sont façonnés par les rapports de pouvoir, de domination et de subversion, mais aussi comment ces mêmes matériaux agissent en retour sur les idéologies. Elles ouvrent également la voie à une réflexion sur le caractère situé de la production du savoir, qui permet de repenser les théories de la langue et du discours comme nécessairement ancrées dans leur contexte de production, mais aussi de mettre au centre les productions marginales ou marginalisées. Poser un tel regard critique et politique sur la constitution des disciplines permet de renouveler notre outillage analytique. Cette conception nourrit et prolonge les approches dialogiques du langage compris comme un espace constitutif du social.

5 Une compréhension critique du genre et des sexualités implique, quant à elle, de saisir les différents discours sur le genre et les sexualités dans leurs dimensions et leurs effets à la fois matériels et idéologiques. La revue adopte un positionnement résolument constructiviste dans son approche du genre et cherche à remettre en question les logiques essentialisantes à l’œuvre dans l’analyse théorique et dans la société. En saisissant le genre lui-même comme un processus de catégorisation, et en abordant les relations que ce processus entretient avec les différentes idéologies du genre, il s’agit de mettre au jour les matrices discursives et linguistiques de la construction du genre et de retracer les généalogies de la bicatégorisation à la lumière des rapports de pouvoir et de résistance. À ce titre, les pratiques discursives des groupes et/ou sujets minorisés (du point de vue du sexe, du genre, de la sexualité) — en tant qu’elles créent des troubles dans le genre et reconfigurent les rapports de pouvoir — sont aussi centrales pour la revue que l’analyse critique des processus de domination. Enfin, une approche critique du genre et des sexualités est inséparable d’une compréhension critique des autres rapports sociaux, notamment de classe, de race, d’âge et de colonisation, nécessaire pour lire le social.

État des lieux des recherches sur le genre et le langage, une généalogie transdisciplinaire

6 Le projet de la revue s’inscrit dans une généalogie transdisciplinaire. Aux prises avec la dimension idéologique du genre, les études féministes et les études sur le genre se sont en effet depuis longtemps confrontées à la question du rôle du langage dans la construction du genre et des sexualités : comment le genre signifie-t-il ? Quels sont la portée et les mécanismes de cette signification ? Comment sont construites et se construisent les sexualités dans/par/hors les discours ?

7 Pourtant, bien qu’un certain nombre de textes reconnaissent régulièrement l’importance de la langue, ou du moins d’une dimension sémiotique dans la construction du genre et des sexualités (Scott 1986, Butler 1990, Wittig 2001, Delphy 2008, Viennot 2014), ces lectures n’assortissent que rarement leur réflexion d’un travail sur la matérialité textuelle et langagière dans ses spécificités. En retour, les disciplines du langage ignorent souvent les enjeux liés au genre, et les recherches portant sur ces

GLAD!, 01 | 2016 5

questions restent la plupart du temps à la marge, comme si elles outrepassaient leur cadre disciplinaire en portant leur regard sur des objets non traditionnels. Cet état des lieux semble dessiner un rendez-vous manqué entre les recherches sur le langage et les recherches sur le genre et les sexualités, qu’il est cependant nécessaire de contextualiser à deux égards.

8 Tout d’abord, un coup d’œil sur la production internationale concernant ces questions nous informe rapidement que la rencontre a bien eu lieu, principalement dans le monde anglophone, mais aussi dans les espaces lusophones, germanophones, etc. Le champ des Gender and Language Studies s’y est fortement développé depuis plusieurs décennies et compte de nombreux travaux de référence (en témoigne le nombre important de readers, par exemple Cameron 1990, 1992, Livia & Hall 1997, Coates & Pichler 2011, Eckert & McConnell-Ginet 2003, Holmes & Meyerhoff 2003, Mills 2008, Baker 2008, Cameron & Kulick 2006, Talbot 2010, Motschenbacher 2010), de nombreux cursus et parcours de formation (à l’Université de Lancaster et à l’Université de Californie à Santa Barbara, pour ne citer que ceux-là), des événements scientifiques d’ampleur (notamment la conférence biennale de l’IGALA : l’International Gender and Language Association) et enfin une activité éditoriale riche autour de différentes revues internationales comme Gender & Language, Signs, Women and Language, etc. Autant d’éléments qui témoignent de la vivacité et de la pleine reconnaissance de ce domaine de recherche. Le paysage francophone apparait ainsi en décalage par rapport à cette production mondiale qui saisit ensemble, depuis plus de quarante ans, les questions de genre et de langage.

9 Cependant, il faut encore relativiser cette exception francophone. En sciences du langage, dès les années 1980, des travaux sont publiés en France sur ces questions (Guiraud 1978, Ribery 1981, Violi 1987, Houdebine 1989, Yaguello 1989), mais ils restent clairsemés et n’émanent que d’une poignée de chercheur.es durant les deux décennies qui vont suivre. Dans les années 2000, le paysage s’étoffe un peu : des ouvrages paraissent (Armstrong, Bauvois & Beeching 2001, Khaznadar 2002, Mathieu 2002, Michard 2002, Baider 2004, Bailly 2008, Michard & Ribery 2008), des thèses sont soutenues (Breysse 2002, Abbou 2011, Perry 2011), des états de l’art sont réalisés (Michard & Viollet 1991, Houdebine 2003, Arnold 2008, ou plus récemment Greco 2014), des actes de conférences publiés (Perry 2004) et c’est également la grande période des guides de féminisation, dont la liste serait trop longue à fournir. Mais il est encore difficile de voir là un champ d’étude.

10 C’est à partir des années 2010 que l’on peut commencer à parler d’un domaine de recherche à part entière. Différentes initiatives, des colloques et des journées d’études sont organisés tous les ans (Paris III 2009, Chypre 2010, Paris III 2012, Toulouse 2012, Saint-Étienne 2013, Montpellier 2014, Lyon 2015, Paris III 2015, Metz 2015, Paris III 2016). Ces événements vont permettre des rencontres et la mise en place de nouvelles dynamiques. Surtout, ils révèlent la diversité des approches théoriques : si des travaux s’intéressent toujours aux dispositifs de désignation des femmes et des hommes, et aux parlers des femmes et des hommes, on voit également émerger de nombreuses recherches qui s’intéressent à la construction du genre lui-même à travers les discours, et aux phénomènes socio-discursifs et linguistiques de catégorisation des masculinités et des féminités. Le champ passe ainsi de la question des femmes à la question du genre, tout en maintenant un agenda critique et/ou féministe. Ces recherches vont toucher presque tous les domaines des sciences du langage, en se déployant aussi bien autour

GLAD!, 01 | 2016 6

des questions de performance langagière et d’interaction qu’autour d’une lecture critique des grammaires, en passant par la sociophonétique, la rhétorique, l’analyse de discours, la syntaxe, la lexicographie, la sémantique, la sociolinguistique, la linguistique de corpus, ou encore la didactique.

11 Des ouvrages collectifs voient alors le jour ; trois d’entre eux, en particulier, marquent un tournant dans le domaine en lui donnant une visibilité : Langage, genre et sexualité (Duchêne & Moïse 2011) en sociolinguistique, Intersexions, langues romanes, langue et genre (Baider & Elmiger 2012) en linguistique historique et synchronique, et La face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes (Chetcuti & Greco 2012) principalement en analyse de discours et des interactions. Ces ouvrages rassemblent des travaux fondateurs, parfois méconnus, de chercheur.es reconnu.es comme de jeunes chercheur.es. Ils vont permettre de tracer une généalogie des recherches sur le genre, les sexualités et le langage. Suivront des numéros spéciaux de revue, principalement en sociolinguistique et en analyse du discours, comme Langage et société (Greco éd. 2014 : 148 et 2015 : 152), Les Cahiers de Linguistique (Tomc, Totozani, Ranchon éds. 2014 : 40 (1)), Synergies Italie (Nugara éd. 2014 : 10), puis Itinéraires (Paveau et Pahud éds. 2017), Mots. Les langages du politique (Chanay, Chevalier & Gardelle éds. 2017), Semen (Abbou, Arnold et Marignier éds. 2017). En 2013, l’association Genres, Sexualités, Langage est créée à partir du réseau Genre et Langage né en 2009, animant une liste mail, un carnet de recherches, et organisant des événements en lien avec ces questions. Last but not least, on recense également plus d’une quinzaine de thèses en cours dans différentes universités dont l’articulation des questions de genre et du langage est le sujet principal : autant de travaux qui révèlent la vitalité de ce champ et son potentiel pour le futur paysage de la recherche.

12 Le constat est un peu différent en ce qui concerne les rapports entre littérature, genre et sexualités. Issues des mouvements féministes français des années 1960-1970, trois directions principales de recherches ont émergé : les réécritures de l’histoire littéraire depuis le point de vue des femmes, les travaux portant sur la différence sexuelle et enfin l’interrogation du genre par l’écriture littéraire.

13 La publicisation de voix féminines et féministes a en effet provoqué un mouvement de recherche et de redécouverte d’autres voix féminines dans l’histoire et dans la littérature (Duby & Perrot 1991-1992, Leduc 2004), qui ont donné lieu à des anthologies (Moulin 1975, Mistacco 2005), à des projets éditoriaux (les éditions Des Femmes, créées en 1974 par A. Fouque ; collection Des Deux et autres, PSE), à des études sur la figure de la femme écrivain (Planté 2015) et sur les écrivaines, et même à un Dictionnaire universel des créatrices (Calle-Gruber, Fouque & Didier 2013). Cette démarche présente l’avantage de repenser le « patrimoine » littéraire à l’aune du féminisme, mais elle constitue davantage un travail historique qu’une réflexion sur la langue littéraire.

14 Par ailleurs, avec le groupe Psych & Po (Psychanalyse et Politique), rattaché au MLF, une volonté de lier féminisme et littérature par le biais de la psychanalyse a émergé : c’est l’approche adoptée par des penseuses comme Julia Kristeva, Marcelle Marini, Hélène Cixous (qui forgea le concept d’« écriture féminine », Cixous 2010) ou encore Luce Irigaray. Si elle lie écriture, féminité et féminisme (Revue des sciences humaines 1977), cette approche se préoccupe davantage du « féminin » que du « genre » et reste fondamentalement différentialiste. Genre(s) et différence sexuelle sont néanmoins pensés ensemble dans des travaux postérieurs (Negrón 1994, Calle-Gruber 2006, Calle- Gruber & Germain 2006) qui privilégient la langue et s’éloignent du paradigme

GLAD!, 01 | 2016 7

psychanalytique. Travaillant les genres (littéraire, « sexuel », grammatical) et non le genre (Frantz 2008 ; Frantz, Crevier-Goulet & Calle-Gruber 2013), ces penseur.es s’inscrivent dans une démarche de déconstruction de la littérature, dont la voie a été ouverte par Jacques Derrida.

15 Enfin, le genre est au centre de deux approches principales : l’une, inspirée des travaux de Butler, aborde le genre comme un thème littéraire (voir par exemple Vannouvong 2010) ; l’autre s’inspire des travaux de Monique Wittig (2010) et travaille le genre comme concept en littérature. L’immense intérêt des travaux de Wittig réside dans l’ouverture de sa perspective, philosophique et littéraire, militante et théorique. Sans jamais céder au thématisme, puisqu’elle conçoit la langue comme un matériau, sans non plus perdre de vue la dimension politique et militante de la littérature, elle lie ainsi genre, sexualités et langue dans ses écrits théoriques comme dans ses récits.

16 On le voit, la question du genre a souvent été éclipsée dans le champ littéraire par la question des femmes et, en particulier, de l’écriture féminine. Pourtant, les pistes ouvertes par des auteures comme Wittig pour penser le genre en littérature trouvent aujourd’hui des continuateurs et continuatrices dans l’espace francophone (voir notamment Auclerc & Chevalier 2012, Éribon 2015) qui, bien que marginaux.les, maintiennent un agenda scientifique vivace. Là encore, un lieu de visibilité semble nécessaire afin de fédérer ces travaux.

17 Dans le champ de la philosophie, les recherches féministes, ainsi que les travaux sur le genre et les sexualités ont été et restent souvent délégitimés et marginalisés, pour des raisons politiques et institutionnelles similaires aux autres disciplines, avec, peut-être, une résistance accrue de nombreux universitaires à interroger le rapport entre leurs productions philosophiques et leurs positionnements sociaux et politiques (c’est ce que mettent en évidence aussi bien Pierre Bourdieu lorsqu’il définit le champ scolastique dans les Méditations pascaliennes que les philosophes féministes qui ont travaillé sur le sexisme de la tradition philosophique (Le Dœuff 1989, Collin, Pisier & Varikas 2000) ou les épistémologies féministes du point de vue (Harding 2003)).

18 Ces thématiques ont pourtant dessiné un champ complexe de recherches très différentes selon le prisme politique et féministe adopté. Inaugurée par Simone de Beauvoir (1949), qui dialogue avec la phénoménologie et l’existentialisme, une première approche de ces questions est à la fois anti-essentialiste et matérialiste. Développée par des auteures de différentes disciplines, comme (1998, 2001), Colette Guillaumin (1992), Danièle Kergoat (2012), Nicole-Claude Mathieu (1991) ou Paola Tabet (1998, 2004), cette approche pose, dans la lignée du marxisme, la question des rapports de détermination entre l’infrastructure et la superstructure, donc entre la base matérielle (production, économie, etc.) et la culture, le savoir et, bien entendu, le langage. Parmi ces auteures, Monique Wittig a apporté une réponse originale à la question du langage comme reflet des rapports matériels ou comme étant lui-même matériel, en faisant du langage un espace d’action et de lutte et en affirmant, en même temps, la matérialité du langage et son rôle dans la constitution des rapports de genre et de l’hétéronormativité (Wittig 2001). Ces féministes matérialistes, de même que d’autres philosophes comme Françoise Collin, inscrivent leur recherche dans le militantisme féministe (comme le montrent les revues qu’elles éditent : Les cahiers du GRIF ; Questions féministes, rééditée depuis 2001 sous le titre Nouvelles questions féministes). Dialoguant avec d’autres disciplines, comme la sociologie ou l’anthropologie, certaines recherches philosophiques contemporaines renouvellent

GLAD!, 01 | 2016 8

aujourd’hui ce féminisme matérialiste depuis les études de genre et les études (voir par ex Cornelia Möser 2013, ainsi que le numéro de la revue Comment s’en sortir ? consacré aux matérialismes féministes et dirigé par Maxime Cervulle et Isabelle Clair, à paraitre en décembre 2016) ou depuis les cultural studies et le renouvellement qu’elles apportent à la pensée matérialiste de la culture et du langage (voir par ex Cervulle, Quemener & Vörös 2016).

19 Déjà évoquée plus haut dans le cadre de la littérature, une deuxième ligne d’analyse philosophique, différentialiste, est ouverte par les travaux de Julia Kristeva, Hélène Cixous ou Luce Irigaray. C’est avec ces auteures que débattent des philosophes états- unien.nes comme Judith Butler, à l’origine d’une conceptualisation radicalement anti- essentialiste du genre et des sexualités. Le développement d’une théorie critique du genre s’appuie ainsi sur ce qu’on a appelé la French Theory, donc, pour ce qui concerne la philosophie, sur les auteures citées précédemment, mais aussi sur la relecture du marxisme proposée notamment par Louis Althusser (sa conception de l’idéologie et sa notion d’interpellation (1982)) ; sur les travaux de Michel Foucault (son histoire de la sexualité ainsi que son travail sur la discursivité et sur la production des subjectivités dans et par les rapports de pouvoir (1971, 1976)) ; sur le postmodernisme inspiré de Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy ou Jean-François Lyotard (et notamment, concernant le langage, sur la remise en cause du structuralisme opérée par Derrida et la déconstruction des dualismes hiérarchisés qu’il véhicule (Derrida 1967)) ; sur la remise en question radicale du sujet, de l’individu et de l’identité opérée par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972, 1980). Elle s’appuie également sur la philosophie analytique et la philosophie du langage ordinaire inspirée de Ludwig Wittgenstein et John L. Austin (voir par exemple Ambroise & Laugier 2009, 2011). En effet, si la philosophie analytique inspirée de Bertrand Russell et de Gottlob Frege cherche à clarifier le langage par la logique, la philosophie du langage ordinaire (le second Wittgenstein, Austin, Peter Frederick Strawson, Gilbert Ryle, etc.) recentre l’analyse sur les usages ordinaires du langage et sur les rapports entre le langage et les formes de vie (voir notamment Cavell 1979). C’est la théorisation par Austin de la performativité du langage, qui critique une conception purement référentialiste du langage et l’idée que la vérité est sa seule dimension d’analyse pour penser la parole comme acte (1975), qui a été la plus utilisée dans une perspective féministe et d’études de genre : pour penser le genre comme le produit d’une efficacité performative (Butler 1990) ou pour interroger la vulnérabilité des sujets au langage, le pouvoir blessant des insultes, la possibilité de la subversion ou la réduction au silence (comme le montrent les débats sur le 1er amendement de la Constitution des États-Unis, à propos de l’efficacité performative des discours de haine et des discours pornographiques : Judith Butler, Gayle Rubin, , Rae Langton, Catharine MacKinnon, Jennifer Hornsby, Mary Kathryn McGowan. Voir notamment : MacKinnon 1993, Butler 1997). L’analyse butlerienne du genre comme performatif et la théorisation du queer par Teresa de Lauretis (2007) nourrissent à leur tour des recherches philosophiques anti-essentialistes et queer dans l’espace francophone (voir par exemple les travaux de Sam Bourcier (2001) et de Paul B. Preciado (2008), mais aussi plusieurs thèses en cours, la publication de la revue Comment s’en sortir ? depuis 2015, etc.). Ces travaux partagent la remise en question postmoderne du sujet ainsi qu’une conception du langage comme performatif et producteur de la réalité sociale, notamment des rapports de genre et de sexualités. D’autres recherches philosophiques contemporaines vont partir de l’éthique du care pour analyser le silence, la vulnérabilité et leurs implications morales et politiques (par

GLAD!, 01 | 2016 9

ex. Laugier & Paperman 2005). Certains travaux, s’inscrivant dans une perspective de décolonisation de la pensée, posent la nécessité de faire une analyse intersectionnelle du langage et des rapports sociaux, qui peut s’appuyer à la fois sur les textes fondamentaux du Black (on peut penser par exemple aux textes de sur le langage comme lieu de lutte (1990), ou à ceux d’Audre Lorde sur la poésie et la nécessité de transformer le silence en paroles et en actes (1984). Voir aussi l’anthologie établie par Dorlin en 2008) ainsi que sur des auteurs décoloniaux comme Frantz Fanon, Edward Saïd ou Gayatri Chakravorty Spivak (voir notamment Spivak 1988). Ces recherches héritent généralement des épistémologies féministes du point de vue et des savoirs situés (Sandra Harding, , Patricia Hill Collins, etc. Voir Harding 2003), cherchent à rendre compte des rapports entre position sociale, production des subjectivités et discours théorique et, dans la lignée de Foucault, prennent acte de la nécessité de décloisonner les savoirs. La revue se propose donc comme un espace de diffusion de travaux féministes et critiques sur le genre et les sexualités trop souvent marginalisés, comme un outil de dialogue avec d’autres disciplines, et comme un lieu de visibilisation, d’invention et de rencontre pour les philosophies féministes contemporaines.

20 Tout comme la linguistique anglophone, l’anthropologie anglophone a su elle aussi explorer la question du genre dans ses dimensions langagières, que ce soit depuis l’anthropologie linguistique (par exemple les travaux de Nelson sur le traitement du genre dans les dynamiques de revitalisation du Lakota (2016) ou ceux d’Hadzantonis sur les discours LGBT en Asie orientale (2017)) ou depuis les cultural studies, qui font la part belle à la construction des récits dans les études de genre (comme le montre l’ouvrage de Clare Hemmings, Why Stories Matter : The Political Grammar of Feminist Theory (2011)) et portent une attention soutenue aux interactions de terrain au prisme de la sexualité (Giametta 2017, Raboin 2017). En France, bien que moins répandues, les recherches qui tentent de saisir le genre dans ses dimensions langagières existent également, enracinées dans l’anthropologie structuraliste (Godelier 1978) et l’anthropologie sociale. À la frontière entre linguistique et anthropologie, des travaux interrogent par exemple en quels mots des acteurs sociaux disent le genre, la sexualité ou encore l’amour (Miller & Cheikh 2011, Pereira 2010). Ces recherches ont le mérite d’inscrire la dimension langagière dans ce qui fait culture et ce qui fait société.

21 Par ailleurs, la question du langage en anthropologie s’est traditionnellement posée dans les rencontres de la discipline avec la littérature (Leiris 1988, Geertz 1996, Geertz 1998, Bourdieu 2001, Boyer 2001, Yacine-Titouh 2010, Éribon 2009). C’est donc également par ce biais-là qu’aujourd’hui des recherches interrogent le genre et les sexualités dans un prisme anthropo-littéraire (Gouyon 2013a).

22 Au-delà de ces recherches sur les discours des acteurs, l’anthropologie, en raison de sa tradition réflexive, est aussi un lieu d’interrogation du discours et, plus particulièrement, du récit scientifique et de son rapport au réel. Les travaux qui s’inscrivent dans la lignée des études postcoloniales et décoloniales ne manquent pas de développer une approche critique de la fabrique du discours anthropologique et plus largement des sciences humaines et sociales, comme en témoigne « Décoloniser les savoirs » (Boulbina, Cohen, Zouggari & Simon éds. 2012). Et cette interrogation touche bien sûr aux récits du genre et récits sur le genre en circulation dans le champ anthropologique (Éribon 2003, Moujoud & Pourette 2005, Gouyon 2013b). Tout un champ de recherche anthropologique reste ainsi ouvert pour explorer et bâtir des liens

GLAD!, 01 | 2016 10

entre discours et genre, en faisant dialoguer les différentes compréhensions du discours, de la langue et du genre en circulation dans différentes disciplines. La revue se propose d’être un espace pour cette rencontre à venir.

23 Pour finir ce tour d’horizon non-exhaustif des rencontres entre langage et genre, il faut bien sûr également mentionner les Sciences de l’Information et de la Communication, qui donnent depuis quelques années une place de choix à la question du genre dans les médias, mais également dans les mouvements politiques, les institutions politiques ou encore l’espace numérique. Des chercheur·ses telles que Kunert, Coulomb-Gully, Montanola, Quemener, Cervulle, pour ne mentionner qu’eulles, développent, à la frontière des cultural studies, des media studies, des digital studies, et de l’analyse de discours, des travaux qui interrogent directement la matérialité discursive du genre et des sexualités dans des corpus émergents. Les configurations qu’ils et elles analysent révèlent la diffusion mais aussi la construction et déconstruction permanente des catégories d’hommes et de femmes à travers les discours.

24 Enfin, le rapport entre langage et sexualités mériterait lui aussi un développement à part entière, qui sera l’objet d’un futur numéro de la revue.

25 Au-delà d’un objet de recherche commun et de l’accroissement du nombre de travaux, il apparaît donc que cette intersection entre genre, sexualités et langage a dessiné un espace de recherche protéiforme mais spécifique, dont les lignes transversales sont une compréhension critique de la langue et du discours comme objets polysémiques et non transparents, une prise en compte des rapports de pouvoir dans l’analyse linguistique, une prise en compte de la dimension agissante du langage sur les catégories de genre et — conséquemment — une lecture du genre non-essentialiste. Cette lecture commune du genre, des sexualités et du langage ainsi que de leurs intersections est en train de paver la route pour la constitution d’un domaine de recherches francophones.

26 On le voit, en fait de rendez-vous manqué, il s’agit davantage d’un manque de visibilité et d’un manque d’espace commun pour ces recherches. Il semble donc plus que jamais nécessaire de créer des dialogues et des liens par-delà le découpage disciplinaire et de renforcer ces dynamiques par la création d’un espace pérenne de discussion comme celui que peut offrir une revue. Car, malgré une activité foisonnante, il n’existait jusqu’ici aucun espace éditorial francophone au long cours dédié aux recherches portant sur le genre et les sexualités dans leurs dimensions langagières.

27 C’est donc pour répondre à cet éparpillement, à l’isolement des recherches et surtout à la visibilité lacunaire du domaine que GLAD! a été créée. La ligne scientifique de la revue est façonnée par ces modalités d’émergence du champ. Bien que le projet ait été initié par des linguistes, ce que montre l’état des lieux par discipline, c’est que les recherches critiques sur le genre, le langage et les sexualités sont déjà en dialogue par-delà les ancrages disciplinaires. C’est pourquoi la revue ne peut ni ne veut se limiter à la seule lecture disciplinaire : c’est en entrecroisant nos regards et nos savoirs de linguistes, d’anthropologues, de philosophes, d’analystes du discours et de littéraires — entre autres ! — que nous saisirons et interrogerons les rapports entre langage, genre et sexualités.

GLAD!, 01 | 2016 11

Tenter une ligne éditoriale queer. Interdisciplinarité, francophonie et savoirs minoritaires

28 Le projet de la revue est donc de créer un espace de réflexion pluridisciplinaire, ou plutôt « indisciplinée », permettant de prendre en compte les rapports de pouvoir dans l’analyse linguistique, la dimension agissante du langage sur les catégories de genre, et de développer une lecture du genre non essentialiste et intersectionnelle. Il s’agit d’explorer la manière dont le langage construit, représente, performe, déstabilise, subvertit, rend possibles ou impossibles les rapports de genre et de sexualité, tout en prenant la mesure de ce que ces analyses mettent au jour quant aux langues et aux discours.

29 Prendre au sérieux un tel projet demande alors une attention permanente à nos propres modalités de création et diffusion des discours. C’est en ce sens que les six principes de la ligne éditoriale ont été dessinés. Il s’agit de la valorisation des recherches minoritaires et/ou menées depuis les marges (y compris la jeune recherche), de la transdisciplinarité, d’une ouverture à toutes les francophonies, d’une réflexion sur les modalités de production et de diffusion des savoirs contemporains sur le genre, d’une attention portée à la multiplicité des possibilités d’écriture du genre et enfin du choix de la diffusion en libre accès. Allier ces différentes dimensions nous semble permettre d’ébaucher une ligne éditoriale féministe et queer, en ce qu’elle travaille les zones hybrides de la production du savoir, et cherche à décatégoriser les types de discours pour ouvrir de nouvelles formes, et donc de nouvelles façons de penser le genre et le langage.

Visibiliser les recherches minoritaires

30 GLAD! s’ouvre volontiers aux recherches minoritaires, et se propose d’être une tribune pour de tels travaux. Par recherches minoritaires, nous entendons des recherches portant sur des sujets « illégitimes », des recherches produites depuis des espaces marginaux, des recherches critiques sur ce qui est minorisé et sur les phénomènes de minorisation, de mise à la marge, mais aussi des recherches menées dans des formats exploratoires (audio, vidéo, travail collectif, etc.) qui questionnent les façons traditionnelles d’énoncer la pensée. Cela dessine une sorte de recherche mineure qui puisse servir de contrepoint aux discours les plus diffusés.

31 La revue souhaite aussi encourager la publication des travaux issus de la jeune recherche — particulièrement dynamique, avec de plus en plus de thèses consacrées aux questions de genre, de sexualités et de langage. La revue compte ainsi parmi ses objectifs de diffuser les travaux les plus récents ainsi que les approches innovantes, proposant de nouveaux cadres, de nouveaux terrains ou de nouvelles intersections théoriques.

Indiscipline et exploration

32 GLAD! veut promouvoir une véritable pluridisciplinarité et encourager l’intégration d’analyses langagières dans d’autres disciplines que la linguistique ainsi que le développement d’un prisme critique sur le genre et les sexualités dans toutes les disciplines. Cette question se pose peut-être de manière accrue pour la linguistique, du

GLAD!, 01 | 2016 12

fait d’une tradition sociologique et philosophique majoritaire en études de genre. La revue propose de développer une double expertise sur ces questions, et non simplement d’intégrer le genre comme une variable dans le langage, ni le langage comme une simple dimension du genre. On pourra comprendre le langage dans ses dimensions discursives, textuelles, morphosyntaxiques, phonétiques, littéraires, pragmatiques, sémiotiques, etc., et le genre et les sexualités dans leurs dimensions relationnelles, identitaires, structurelles, idéologiques, matérielles, etc.

33 A la fois outils d’analyse, angles d’attaque et objets de recherche, le genre, les sexualités et le langage sont par nature interdisciplinaires. Les associer peut donc permettre d’éviter l’enfermement disciplinaire. Plus encore, au-delà de la représentation pluridisciplinaire, la revue encourage l’exploration d’une transdisciplinarité, qui fasse dialoguer au cœur des articles différents champs et points de vue. Pour ce faire, les articles transdisciplinaires bénéficient d’un format plus long afin de pouvoir y déployer et y articuler autant d’outils théoriques et méthodologiques que nécessaires au développement d’une pensée transversale.

34 La revue encourage par ailleurs une écriture qui questionne le cloisonnement disciplinaire pour favoriser la circulation des savoirs et créer un espace ouvert au dialogue. Elle est ouverte à différentes approches théoriques et méthodologiques, et ne représente pas une école de pensée. Elle cherche au contraire à valoriser la multiplicité des points de vue, et à fournir un panorama élargi des recherches existantes, à la condition d’une perspective émancipatrice, impliquant une réelle prise en compte des savoirs situés.

35 La revue se caractérise également par sa volonté d’articuler des recherches académiques à des travaux artistiques et politiques abordant eux aussi la question du langage, du genre et/ou des sexualités. Cette rencontre peut permettre non seulement de pluraliser les approches, les supports et les modalités d’analyse des thématiques de la revue, mais aussi de rendre compte d’un dialogue déjà existant entre les sphères académiques, militantes et artistiques, voire de renforcer ce dialogue et d’en réaffirmer la nécessité.

Francophonies

36 La question de la langue de publication nous importe bien sûr particulièrement. La revue s’adresse à l’ensemble de la communauté francophone, de tous les continents, dans toute sa pluralité. Ainsi, des travaux francophones portant sur d’autres espaces que la France et prenant comme objet différentes langues sont les bienvenus. Par ailleurs, la revue n’attend pas nécessairement un français « natif », dont on ne saurait de quel espace il serait natif. Le critère principal sera celui de la pertinence scientifique.

Poser des bases féministes au travail éditorial

37 La revue souhaite offrir aux contributeurices un espace bienveillant et accompagnant. Elle s’est notamment dotée d’une charte éthique à laquelle souscrivent les évaluateurices et les membres du comité de rédaction : prenant acte du caractère excluant de certains codes et hiérarchies académiques, du sentiment d’illégitimité qu’ils peuvent construire et de la façon dont ils peuvent délégitimer certains savoirs,

GLAD!, 01 | 2016 13

cette charte a été pensée pour fragiliser, dans la mesure du possible, de tels effets indissociablement sociaux et académiques.

Multiplier nos façons d’écrire le genre

38 La revue laisse champ libre au marquage du genre choisi par les auteur.e.s dans leur texte et encourage vivement les procédés scripturaux exploratoires.

39 En nous inscrivant dans la théorie du point de vue (standpoint theory, Harding 2003), nous partons du principe que toute observation se réalise dans un cadre idéologique analysable (Burton 1982, Mills 1995, Haraway 1988). Il s’agit alors de travailler la possibilité d’une écriture universitaire et féministe et/ou queer en questionnant les critères épistémiques de neutralité, d’universalité et d’objectivité qui peuvent être exigés ou revendiqués dans les écrits universitaires.

Choisir le libre accès

40 Enfin, le lieu et la modalité de diffusion de la revue sont également signifiants. En choisissant la diffusion en ligne, en accès libre et gratuit, nous nous inscrivons dans une volonté de rendre accessibles les contenus de la revue à tout.e un.e chacun.e, sans barrière de temps, d’argent ou de rattachement institutionnel. Dans le même sens, le site de la revue est développé sur une plateforme libre, Lodel.

41 Notre ligne éditoriale cherche donc à saisir ensemble les enjeux scientifiques et leurs modalités de circulation, de l’écriture à la diffusion, et à explorer différents espaces de la pensée féministe (académiques, politiques, artistiques) sous différents formats. Nous espérons à ce titre que GLAD! saura devenir une plateforme d’expérimentation, de rencontre et de création de différentes approches du genre et des sexualités.

Présentation du numéro

42 Notre premier numéro est le résultat de ces préoccupations interdisciplinaires, autant que d’une volonté d’accueillir au sein de la revue différentes perspectives contemporaines travaillant genre, langage et sexualités. Ce premier numéro varia se veut donc ouvert, pluriel, tout en affirmant une conception commune du genre comme construit par et à travers les discours, et ce dans les trois rubriques qui organisent la revue, « Recherches », « Explorations » et « Créations ». Des lignes de force se dessinent ainsi au-delà des différences d’approche entre les articles de ce numéro.

43 D’abord, c’est une idéologie humaniste qui est mise en défaut, idéologie héritée des Lumières et du XVIIIe siècle français, et qui masque les rapports sociaux de sexe sous une conception universaliste de l’humain ; Nadia Ouabdelmoumen (« Genre, migrations : l’autonomie à l’épreuve du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration ») critique la notion d’autonomie dans cette perspective, et montre comment la langue et son acquisition, présentées comme des moteurs d’émancipation pour les migrant.es, jouent, au sein du dispositif lié au « contrat d’accueil et d’intervention », un rôle de perpétuation des rapports sociaux et de genre, et conséquemment du racisme et du sexisme. Aron Arnold (« Idéologies de genre et construction des savoirs en sciences phonétiques ») met lui aussi au jour les impensés de « l’idéologie de genre » binaire

GLAD!, 01 | 2016 14

associant le masculin à l’universel, lorsqu’il déconstruit ses effets au sein des savoirs produits par les sciences phonétiques. Il démontre comment cette universalisation du masculin pathologise le féminin et cadastre les corps pour construire un système différencié binaire, lieu même de la construction du genre sous l’autorité du discours scientifique et de son objectivité prétendue. Dans la même perspective de critique des savoirs dominants sur les corps, Hélène Mourrier (« TRANS-formation : FT* & MT* ») revient sur un travail réalisé avec l’association OUTrans autour de livrets d’information sur les modifications corporelles qui peuvent être réalisées sur les personnes trans*, dont nous publions quatre planches. Elle explicite les choix qu’elle a mis en œuvre dans son travail graphique afin de produire des documents pédagogiques qui ne reprennent pas l’iconographie médicale. Elle explore par là les enjeux de la représentation sémiotique des corps trans* pour la construction des savoirs et des réappropriations corporelles. Enfin, dans la lignée de ces travaux critiques, Anne-Laure Garcia (« La Protection Maternelle. Catégorisations et hiérarchisations du féminin dans les discours juridiques d’Après-guerre ») interroge ce qui se cache sous la notion juridique de « protection maternelle », en mettant en œuvre une démarche distanciatrice qui porte sur les dimensions à la fois historique et discursive du droit. La perspective comparative qu’elle adopte lui permet ainsi de montrer que dans les trois espaces observés que sont la RDA, la RFA et la France de l’après-guerre, la protection maternelle peut rapidement dériver vers une protection contre la mère, qui devient alors une figure ambiguë et peut menacer tout autant que protéger.

44 Ces travaux ont donc en partage d’insister sur la co-construction permanente du genre et des discours. Le roman Pénis d’orteil de Matsuura Rieko offre l’occasion à Alexandre Taalba, dans un compte-rendu critique, de réfléchir à ces co-constructions, particulièrement saillantes dans un ouvrage mettant en scène une jeune femme se trouvant un matin affublée d’un pénis à la place du gros orteil. Comment dire le sexe, la sexualité, le rapport sexuel lorsqu’une telle mutation a eu lieu ? Cette transformation imaginaire, dans le bouleversement qu’elle fait subir à nos catégories de genre, de sexe, de sexualités, informe le rapport entre genre et langage.

45 Pour finir, trois travaux s’intéressent à des modes de réinvention de soi à l’écart ou à l’encontre de l’« idéologie de genre » dominante. Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici (« Inventer son genre dans le langage de la télévision ») montrent comment une culture lesbienne dissidente, minoritaire, s’est élaborée et rendue paradoxalement visible dans la France de l’avant « libération sexuelle », dans des émissions de divertissement télévisuelles, en particulier Cabaret du soir. Autre contre-culture, le voguing fait l’objet d’une série de photographies de Lila Neutre, ainsi que d’un texte (« VOGUE-rs ») : danse et pratique apparue dans le milieu Noir new-yorkais des années 1980, et rendue célèbre par le film controversé de Jennie Livingston Paris is Burning, le voguing suscite aujourd’hui un regain d’intérêt au sein de la culture mainstream ; les photographies de Lila Neutre semblent néanmoins suggérer que la multiplication des catégories qu’il encourage, le jeu qui en fait toute la saveur, la transformation permanente de soi qu’implique le voguing ne se laissent pas aisément approprier par une culture dominante, hétérosexuelle, cis et blanche. Aux côtés de ces photos, la rubrique « Créations » accueille également Eau’Rageuses, groupe de musique féministe. Le poème Corpo, écrit par Catarina Fernandes et mis en musique par les Eau’Rageuses, est en écoute, accompagné de son texte bilingue en français et portugais. Ce travail des langues autour du corps — et sa mise en musique — soulève des questions

GLAD!, 01 | 2016 15

sur les possibilités de dire le corps qui tente de s’échapper à ce qu’on lui impose d’être, en se glissant dans l’interstice de l’interlangue.

BIBLIOGRAPHIE

ABBOU, Julie. 2011. L’antisexisme linguistique dans les brochures libertaires : pratiques d’écriture et métadiscours. Thèse de doctorat en sciences du langage. Marseille : Université d’Aix-Marseille.

ABBOU, Julie, ARNOLD, Aron & MARIGNIER, Noémie (éds.). 2017. Semen. Numéro spécial Le genre, lieu de l’hétérogène.

ALTHUSSER, Louis. 1982. Positions. Paris : Éditions sociales.

AMBROISE, Bruno & LAUGIER, Sandra. 2009. Philosophie du langage. Tome 1, « Signification, vérité́, réalité́ ». Paris : Vrin.

AMBROISE, Bruno & LAUGIER, Sandra. 2011. Philosophie du langage. Tome 2, « Sens, usage et contexte ». Paris : Vrin.

ARMSTRONG, Nigel, BEAUVOIS, Cécile & BEECHING, Kate. 2001. La langue française au féminin. Le sexe et le genre affectent-ils la variation linguistique ? Paris : L’Harmattan.

ARNOLD, Aron. 2008. « Genre et langage », Forum für Politik, Gesellschaft und Kultur, 277 : 33‑35.

ARNOLD, Aron. 2015. La voix genrée, entre idéologies et pratiques. Une étude sociophonétique. Thèse de doctorat en phonétique. Paris : Université Sorbonne Nouvelle–Paris 3.

AUCLERC, Benoît & CHEVALIER, Yannick (éds.). 2012. Lire Monique Wittig aujourd’hui. Lyon : Presses universitaires de Lyon.

AUSTIN, John Langshaw. 1975. How to do things with words : the William James lectures delivered at Harvard University in 1955. Cambridge : Harvard University Press.

BAIDER, Fabienne. 2004. Hommes Galants, Femmes Faciles – Études Socio-Sémantique et diachronique. Paris : L’Harmattan.

BAIDER, Fabienne & ELMIGER, Daniel. 2012. Intersexion. Munich : Lincom.

BAILLY, Sophie. 2008. Les hommes, les femmes et la communication : Mais que vient faire le sexe dans la langue. Paris : L’Harmattan.

BAKER, Paul. 2008. Sexed Texts : Language, Gender and Sexuality. London : Equinox.

BEAUVOIR, Simone (de). 1949. Le deuxième sexe. Paris : Gallimard.

BOULBINA, Seloua Luste, COHEN, Jim, ZOUGGARI, Najate & SIMON, Patrick (éds.). 2012. Mouvements. Numéro spécial Décoloniser les savoirs. Internationalisation des débats et des luttes.

BOURCIER, Sam. 2001. Queer zones. Tome 1, « Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs ». Paris : Balland.

BOURDIEU, Pierre. 1997. Méditations pascaliennes. Paris : Seuil.

BOURDIEU, Pierre. 2001. Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil.

GLAD!, 01 | 2016 16

BOYER, Pascal. 2001. Et l’homme créa les dieux : Comment expliquer la religion (trad. Claude-Christine Farny). Paris : Robert Laffont.

BREYSSE, Chrystel. 2002. Du général aux particulières : politiques linguistiques de féminisation de la langue en France, Belgique, Suisse et Québec. Thèse de doctorat en sciences du langage. Aix-en- Provence : Université de Provence.

BURTON, Deirdre. 1982. « Through glass darkly : through dark glasses », in Literature and Language : an Introduction Reader in Stylistics, Carter, Ronald (ed.). London : George Allen and Unwin.

BUTLER, Judith. 1990. Gender Trouble. New York : Routledge.

BUTLER, Judith. 1997. Excitable speech : a politics of the performative. New York : Routledge.

CALLE-GRUBER, Mireille (éd.). 2006. Littérature, 146. La différence sexuelle en tous genres. Paris : Larousse.

CALLE-GRUBER, Mireille & GERMAIN, Marie-Odile (éds.). 2006. Genèses, généalogies, genres : autour de l’œuvre d’Hélène Cixous. Actes du colloque tenu à la Bibliothèque nationale de France du 22 au 24 mai 2003. Paris : Galilée.

CAMERON, Deborah. 1990. The Feminist critique of language : a reader. London ; New York : Routledge.

CAMERON, Deborah. 1992. Feminism and Linguistic Theory. London : Macmillan.

CAMERON, Deborah & KULICK, Don. 2006. The Language and Sexuality Reader. London ; New York : Routledge.

CAVELL, Stanley. 1979. The claim of reason : Wittgenstein, skepticism, morality, and tragedy. Oxford : Clarendon Press.

CERVULLE, Maxime & CLAIR, Isabelle (éds.). 2016. Comment s’en sortir ? Numéro spécial Matérialismes féministes.

CERVULLE, Maxime, QUEMENER, Nelly & VÖRÖS, Florian. 2016. Matérialismes, culture & communication. Tome 2, « Cultural Studies, théories féministes et décoloniales ». Paris : Presses des Mines.

CHANAY, Hugues (de), CHEVALIER, Yannick & GARDELLE, Laure (éds.). 2017. Mots. Les langages du politique. Numéro spécial Écrire le genre.

CHETCUTI, Nadia & GRECO, Luca (éds.). 2012. La Face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle.

CIXOUS, Hélène. 2010. Le Rire de la Méduse et autres ironies. Paris : Galilée.

COATES, Jennifer & PICHLER, Pia. 2011 [1998]. : a reader. Malden : Wiley- Blackwell.

COLLIN, Francoise, PISIER, Evelyne & VARIKAS, Eleni. 2000. Les femmes, de Platon à Derrida : anthologie critique. Paris : Plon.

DE LAURETIS, Teresa. 2007. Théorie queer et cultures populaires : de Foucault à Cronenberg (trad. Sam Bourcier). Paris : La Dispute.

DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. 1972. Capitalisme et schizophrénie. L’anti-Œdipe. Paris : Éditions de minuit.

DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. 1980. Mille plateaux. Paris : Éditions de minuit.

GLAD!, 01 | 2016 17

DELPHY, Christine. 1998. L’ennemi principal. Tome 1, « Economie politique du patriarcat ». Paris : Syllepse.

DELPHY, Christine. 2001. L’ennemi principal. Tome 2, « Penser le genre ». Paris : Syllepse.

DELPHY, Christine. 2008. Classer, dominer. Qui sont les autres. Paris : La Fabrique.

DERRIDA, Jacques. 1967. De la Grammatologie. Paris : Éditions de Minuit.

DIDIER, Béatrice, FOUQUE, Antoinette & CALLE-GRUBER, Mireille. 2013. Le Dictionnaire universel des créatrices. Paris : Des Femmes.

DORLIN, Elsa. 2008. Black feminism : anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. Paris : L’Harmattan.

DUBY, Georges & PERROT, Michelle. 1991-1992. Histoire des femmes en Occident. Paris : Plon.

DUCHÊNE, Alexandre & MOÏSE, Claudine. 2011. Langage, genre et sexualité. Montréal : Nota Bene.

ECKERT, Penelope & MCCONNELL-GINET, Sally. 2003. Language and Gender. Cambridge : Cambridge University Press.

ÉRIBON, Didier. 2003. Hérésies : essais sur la théorie de la sexualité. Paris : Fayard.

ÉRIBON, Didier. 2009. Retour à Reims. Paris : Fayard.

ÉRIBON, Didier. 2015. Théories de la littérature. Système du genre et verdicts sexuels. Paris : PUF.

FOUCAULT, Michel. 1971. L’ordre du discours : leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970. Paris : Gallimard.

FOUCAULT, Michel. 1976. Histoire de la sexualité. Tome 1, « La volonté de savoir ». Paris : Gallimard.

FRANTZ, Anaïs. 2008. « Profession de foi d’un Centre de Recherches en Études Féminines et de Genres », Sens Public [En ligne], consulté le 11 novembre 2016.

FRANTZ, Anaïs, Crevier-Goulet Sarah-Anaïs & Calle-Gruber, Mireille (éds.). 2013. Fictions des genres. Dijon : Éditions universitaires de Dijon.

Geertz, Clifford. 1996. Ici et là-bas : l’anthropologue comme auteur (trad. Daniel Lemoine). Paris : Métaillé.

GEERTZ, Clifford (et al.). 1998. La description. Paris : Éditions Parenthèses.

GIAMETTA, Calogero. 2017. The of Asylum : and in the UK Asylum System. London ; New-York : Routledge.

GODELIER, Maurice. 1978. « Les rapports hommes-femmes : le problème de la domination masculine », in La Condition féminine, Centre d’études et de recherches marxistes (éd.). Paris : Éditions sociales, 23-44.

GOUYON, Marien. 2013a. « La ruse dans la transaction sexuelle : une liaison constitutive des rapports sociaux homosexuels de milieu populaire à Casablanca », Pensée Plurielle, 33-34 : 217-226.

GOUYON, Marien. 2013b. « Abdellah Taïa et “l’ethnologie de soi-même”. Du point de vue de l’objet à la construction de l’objet », Tumultes, 41 : 185-204.

GRECO, Luca. 2014. Langage et Société, 148. Numéro spécial Recherches linguistiques du le genre : bilan et perspectives.

GRECO, Luca. 2015. Langage et Société, 152. Numéro spécial Genre, langage et sexualité : données empiriques.

GLAD!, 01 | 2016 18

GUILLAUMIN, Colette. 1992. Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature. Paris : Côté-femmes.

GUIRAUD, Pierre. 1978. Sémiologie de la sexualité. Paris : Payot.

HADZANTONIS, Michael D. 2017. The Linguistic Anthropologies of LGBT communities in East Asian regions : Developing and contextually Framing the Vergence Theory. New York : Taylor and Francis.

HARAWAY, Donna. 1988. « Situated Knowledge : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14(3) : 575-599.

HARDING, Sandra G. (éd.). 2003. The feminist standpoint theory reader : intellectual and political controversies. New York : Routledge.

HEMMINGS, Clare. 2011. Why stories matter : the political grammar of feminist theory. Durham : Duke University Press.

HOLMES, Janet & MEYERHOFF, Miriam. 2003. The Handbook of Language and Gender. Oxford : Blackwell. hooks, bell. 1990. Yearning : race, gender, and cultural politics. Boston, MA : South End Press.

HOUDEBINE, Anne-Marie. 1989. « L’une n’est pas l’autre, ou Genre et sexe en français contemporain », in Linx [En ligne], 21(1), consulté le 11 novembre 2016. URL : www.persee.fr/doc/ linx_0246-8743_1989_num_21_1_1135.

HOUDEBINE, Anne-Marie. 2003. « Trente ans de recherche sur la différence sexuelle, ou Le langage des femmes et la sexuation dans la langue, le discours, les images », Langage et Société, 106 : 33‑61.

KERGOAT, Danièle. 2012. Se battre, disent-elles. Paris : La Dispute.

KHAZNADAR, Edwige. 2002. Le Féminin à la française : académisme et langue française. Paris : L’Harmattan.

LAUGIER, Sandra & PAPERMAN, Patricia. 2005. Le souci des autres : éthique et politique du care. Paris : Éditions de l’EHESS.

LE DŒUFF, Michèle. 1989. L’Étude et le Rouet. Paris : Seuil.

LEDUC, Guyonne. 2004. Nouvelles sources et nouvelles méthodologies de recherche dans les études sur les femmes. Paris : L’Harmattan.

LEIRIS, Michel. 1988. L’Afrique fantôme. Paris : Gallimard.

LIVIA, Anna & HALL, Kira. 1997. Queerly Phrased : Language, Gender, and Sexuality. Oxford : Oxford University Press.

LORDE, Audre. 1984. Sister outsider : essays and speeches. Trumansburg, NY : Crossing Press.

MACKINNON, Catharine A. 1993. . Cambridge : Harvard University Press.

MATHIEU, Marie-Jo. 2002. Extension du féminin : les incertitudes de la langue. Paris : Honoré Champion.

MATHIEU, Nicole-Claude. 1991. L’anatomie politique : catégorisations et idéologies du sexe. Paris : Côté́ — femmes.

MICHARD, Claire. 2002. Le Sexe en linguistique. Sémantique ou zoologie ? Paris : L’Harmattan.

MICHARD, Claire & RIBERY, Claudine. 2008. Sexisme et sciences humaines, Pratique linguistique du rapport de sexage. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion.

GLAD!, 01 | 2016 19

MICHARD, Claire, & VIOLLET, Catherine. 1991. « Sexe et genre en linguistique. Quinze ans de recherches féministes aux États-Unis et en R.F.A », Recherches Féministes, 4(2) : 97‑128.

MILLER, Catherine & CHEIKH, Myriam. 2011. « Les mots d’amour : Dire le sentiment et la sexualité au Maroc. De quelques matériaux », Estudios de Dialectologia Norteafricana y Andalusi, 13 : 173-199.

MILLS, Sara. 1995. Feminist Stylistics. London, New York : Routledge.

MILLS, Sara. 2008. Language and . Cambridge : Cambridge University Press.

MISTACCO, Vicky. 2005. Les femmes et la tradition littéraire : une anthologie du Moyen Âge à nos jours. New Haven : Yale University Press.

MÖSER, Cornelia. 2013. Féminismes en traductions : théories voyageuses et traductions culturelles. Paris : EAC.

MOTSCHENBACHER, Heiko. 2010. Language, Gender and : Poststructuralist perspectives. Amsterdam ; Philadelphia : John Benjamins.

MOUJOUD, Nasima & POURETTE, Dolorès. « “Traite” de femmes migrantes, domesticité et prostitution. À propos de migrations interne et externe », Cahiers d’études africaines [En ligne] 179-180, consulté le 10 novembre 2016. URL : www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes- africaines-2005-3-page-1093.htm.

MOULIN, Jeannine. 1975. Huit siècles de poésie féminine 1170-1975. Paris : Seghers.

NEGRÓN, Mara (dir.). 1994. Lectures de la différence sexuelle. Actes du colloque organisé par le Centre d’études féminines de l’Université de Paris-VIII et le Collège international de philosophie, 18-20 octobre 1990, Paris. Paris : Des femmes.

NELSON, Jessica Fae. 2016. « Lakota Men’s and Women’s speech. Gender, metapragmatic discourse, and language revitalization », Pragmatics and Beyond New Series, 264 : 227-254.

NUGARA, Silvia. 2014. Synergies Italie, 10. Numéro spécial Les discours institutionnels au prisme du « genre » : perspectives italo-françaises.

PAVEAU, Marie-Anne & PAHUD, Sophie (éds.). 2017. Itinéraires. Numéro spécial Féminismes quatrième génération. Textes, corps, signes.

PEREIRA, Christophe. 2010. Le parler arabe de Tripoli, Lybie. Zaragoza : Instituto de Estudios Islámicos y del Oriente Próximo.

PERRY, Véronique (éd.). 2004. Actes du 3° Colloque Internationale de Recherches Féministes Francophones : Désexisation et parité linguistique. Toulouse : ANEF

PERRY, Véronique. 2011. Aspects du genre dans la didactique de l’anglais. Thèse de doctorat en langues et littératures anglaises et anglo-saxonnes. Toulouse : Université Toulouse III-Paul Sabatier.

PLANTÉ, Christine. 2015 [1989]. La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur. Lyon : Presses universitaires de Lyon.

PRECIADO, Paul B. 2008. Testo junkie : sexe, drogue et biopolitique. Paris : Grasset.

Revue des Sciences Humaines. 1977. Écriture, féminité, féminisme, 168. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.

RABOIN, Thibaut. 2017. Discourses on LGBT Asylum in the UK : Constructing a Queer Haven. Manchester : Manchester University Press.

GLAD!, 01 | 2016 20

RIBERY, Claudine. 1981. « Rapport de sexage et repérages énonciatifs ou Femmes et hommes appartiennent-ils au genre humain ? », Pénélope, 4 : 68‑70.

SCOTT, Joan W. 1986. « Gender : A Useful Category of Historical Analysis », The American Historical Review, 91(5) : 1053‑1075.

SPIVAK, Gayatri Chakravorty. 1988. Can the subaltern speak ? Basingstoke : Macmillan.

TABET, Paola. 1998. La construction sociale de l’inégalité des sexes : des outils et des corps. Paris : L’Harmattan.

TABET, Paola. 2004. La grande arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel. Paris : L’Harmattan.

Talbot, Mary. 2010 [1996]. Language and Gender. Cambridge : Polity Press.

TOMC, Sandra, TOTOZANI, Marina & RANCHON, Grâce. 2014. Cahier de linguistique. Numéro spécial Genres, Langues et Pouvoirs.

Vannouvoung, Agnès. 2010. Jean Genet : les revers du genre. Dijon : les Presses du réel.

VIENNOT, Éliane. 2014. Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Paris : iXe.

VIOLI, Patrizia. 1987. « Les origines du genre grammatical », Langages [En ligne], 21(85), consulté le 11 novembre 2016. URL : www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1987_num_21_85_1526.

WITTIG, Monique. 2001. La pensée straight. Paris : Baland.

WITTIG, Monique. 2010. Le chantier littéraire. Lyon : Presses universitaires de Lyon.

YACINE-TITOUH, Tassadit. 2010. Chacal ou la ruse des dominés. Paris : La Découverte.

YAGUELLO, Marina. 1989. Le sexe des mots. Paris : Belfond.

AUTEURS

JULIE ABBOU Titulaire d'un doctorat de Sciences du Langage (Aix-Marseille Université) sur les modifications du genre linguistique pour des motifs politiques, Julie Abbou mène des recherches sur les apports théoriques réciproques des études de genre et des sciences du langage. Elle travaille également sur les dimensions sémiotiques du genre grammatical, ainsi qu'en rhétorique sur le traitement du genre dans différents types de discours. Récemment, elle a co-dirigé l'ouvrage Gender, Language and the Periphery. Grammatical and social gender from the margins (John Benjamins) et publié des articles dans des revues telles que Semen, Mots les langages du politique, Current issues in Language Planning, etc. Elle enseigne actuellement (2017) la linguistique à l'Université Paris 13.

MARIA CANDEA Maria Candea, sociolinguiste et sociophonéticienne, s'intéresse principalement au français contemporain parlé en France. Maitresse de conférences à l'Université Paris 3 Sorbonne nouvelle

MONA GÉRARDIN-LAVERGE Mona Gérardin-Laverge est doctorante en philosophie contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Sa thèse s’intitule « Language is also a place of struggle » (bell hooks), philosophie du langage ordinaire et féminisme.

GLAD!, 01 | 2016 21

STAVROULA KATSIKI Stavroula Katsiki est maîtresse de conférences en ethnolinguistique à l'université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Ses recherches, centrées sur la question de la diversité linguistique et culturelle, relèvent de la pragmatique contrastive, du plurilinguisme littéraire et de la traduction.

NOÉMIE MARIGNIER Noémie Marignier est docteure en Sciences du Langage et Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’université Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Ses travaux de recherche portent sur l'articulation entre corps/sexe/sexualité et discours. Elle a soutenu en 2016 une thèse en analyse du discours intitulée Les matérialités discursives du sexe. La construction et la déstabilisation des évidences du genre dans les discours sur les sexes atypiques. Elle est membre associée du laboratoire Clesthia (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle) ainsi que de Pléiade (Université Paris 13 Sorbonne Cité).

LUCY MICHEL Lucy Michel est docteure en linguistique française et ATER à l'Université de Bourgogne. Ses travaux sont centrés sur la question du genre grammatical des dénominations de la personne en langue française, notamment d'un point de vue sémantique. Elle a soutenu une thèse sur la question en 2016.

CHARLOTTE THEVENET Doctorante en littérature française à University College London (SELCS, French), Charlotte Thevenet prépare une thèse sur la rhétorique du commentaire chez Jacques Derrida. Mots-clefs : rhétorique, argumentation, commentaire.

GLAD!, 01 | 2016 22

Recherches

GLAD!, 01 | 2016 23

Idéologies de genre et construction des savoirs en sciences phonétiques Gender Ideologies and the Construction of Knowledges in Phonetic Sciences

Aron Arnold

1 L’objectif de cet article est d’exposer comment les savoirs produits dans les sciences phonétiques sont, malgré leur objectivité et neutralité axiologique postulées, empreints d’idéologies de genre et contribuent à véhiculer celles-ci.

2 La notion d’idéologie de genre peut être définie comme « the set of beliefs that govern people’s participation in the gender order, and by which they explain and justify that participation1 » (Eckert & McConnel-Ginet 2003: 35).

3 L’analyse d’un ensemble de travaux en sciences phonétiques a permis de constater que, de la même manière que la médecine a utilisé systématiquement le corps masculin pour représenter l’être humain, la littérature phonétique utilise systématiquement des conduits vocaux masculins pour représenter les conduits vocaux humains. Le corps masculin est ainsi érigé en norme. Cela a comme conséquence de traiter le corps féminin comme corps différent, comme corps spécifique, comme corps qui dévie de la norme. Depuis l’Antiquité, la médecine décrit le corps féminin comme inférieur à celui de l’homme, instable, pathologique. Une telle pathologisation peut également être retrouvée dans les études phonétiques portant sur le syndrome vocal prémenstruel. Finalement, on peut constater que la littérature phonétique véhicule une idéologie de genre binaire qui normalise les schémas femme/féminine/femelle et homme/ masculin/mâle.

4 Cet article vise à déconstruire l’idée que la production de savoirs est un acte neutre et objectif. Il s’agit de révéler le « caractère socialement et historiquement construit et genré » (Bourcier & Moliner 2012 : 87) de tout savoir et de l’idée même d’objectivité. Comme le rappelle Bourcier (Bourcier & Moliner 2012 : 89), « l’objectivité scientifique, telle qu’elle a été construite et revendiquée, est un savoir situé et partiel. S’il ne se présente pas comme tel, c’est pour mieux se revendiquer comme neutre, universel ou transcendant ».

GLAD!, 01 | 2016 24

Le corps masculin comme norme

5 Dans les études phonétiques, le corps est omniprésent. Dans les domaines de la phonétique articulatoire, acoustique ou clinique, il est schématisé, modélisé, représenté à travers une « iconographie dans laquelle la parole et l’émission d’un son sont imbriquées dans le corps d’un locuteur type » (Greco 2013 : 272). En phonétique, comme par ailleurs dans la majorité des disciplines scientifiques qui étudient l’anatomie et la physiologie du corps humain (la médecine, la biologie, etc.), le corps de ce locuteur type est un corps masculin blanc, figé, décontextualisé de tout environnement social. Dans ce cadre, l’utilisation du corps masculin comme corps type a pour effet d’instaurer ce corps en tant que norme, en tant qu’élément non marqué et d’instaurer le corps féminin comme élément spécifique, marqué.

Le féminin comme Autre

6 Dans la littérature scientifique, le corps féminin est régulièrement décrit à travers des comparaisons avec le corps masculin. En comparant le corps féminin au corps masculin — au corps « normal » — le corps féminin est présenté comme spécifique, voire anormal.

7 Des représentations du corps féminin comme corps masculin imparfait, qui ont perduré de l’Antiquité jusqu’aux Lumières, le corps féminin est devenu le corps différent à partir du XVIIIe siècle (Laqueur 1990). À une vision hiérarchique, dans laquelle le corps féminin n’était qu’un corps masculin « inversé » (le vagin étant p. ex. décrit comme un pénis inversé et les ovaires, des testicules inversés), s’est substituée une vision dans laquelle le corps féminin est perçu comme fondamentalement, essentiellement différent du corps masculin (et non l’inverse – il s’agit bien du corps féminin qui est différent du corps masculin et non pas du corps masculin qui est différent du corps féminin2). On est ainsi passé d’une vision unisexuelle du corps, véhiculée notamment par Galien, à une vision dimorphe, binaire, dans laquelle les hommes et les femmes sont décrits par le biais du contraste. Cette seconde vision n’a toutefois pas abandonné les fondements de la première : le corps féminin reste imparfait, faible, instable et sujet à toutes sortes de pathologies.

8 Lawrence et Bendixen (1992) ont montré que les représentations du corps féminin dans les manuels anatomiques publiés entre 1890 -1989 suivaient régulièrement les conventions suivantes : Choosing male illustrations for non- specific features, organizing chapters with “the [male]” headings distinct from “the ” sections, using explicit or implicit directional comparisons of female to male structures, placing female terms in parentheses, and directing readers to visualize female regions as altered male ones, all maintain an anatomical hierarchy: male, then female; male as norm, female as different3. (Lawrence & Bendixen 1992 : 933)

9 On retrouve ces discours qui produisent le corps masculin en norme également dans la littérature phonétique, notamment dans l’utilisation systématique du conduit vocal masculin pour décrire, schématiser et modéliser le conduit vocal humain.

GLAD!, 01 | 2016 25

Confusion entre conduit vocal masculin et conduit vocal humain

10 Le conduit vocal est le tube qui va de la glotte jusqu’aux lèvres. Dans la littérature, il est régulièrement décrit comme ayant une longueur de 17 cm ou 17,5 cm (p. ex. par Boë et al. 2007 ; Ormezzano 2000 : 131 ; Schroeder 2013 : 6 ; Titze 2001). Cette longueur de 17/17,5 cm n’est cependant pas une moyenne des conduits vocaux humains, mais une moyenne des conduits vocaux masculins.

Figure : Illustration représentant le conduit vocal

site internet du Skidmore College4

11 La confusion entre conduit vocal masculin et conduit vocal humain semble trouver son origine dans les premières publications de Fant datant des années 1960. Dans Acoustic Theory of Speech Production (1960), Fant utilise un modèle de conduit vocal de 17 cm en se basant sur des mesures tomographiques : (1) des clichés radiologiques du conduit vocal d’un locuteur russe de 38 ans (1960 : 93) que Fant a réalisés lui-même dans le cadre de sa collaboration avec Roman Jakobson et Morris Halle au MIT (Fant 2004), ainsi que (2) des clichés qui avaient été réalisés précédemment par le radiologiste Paul Edholhm (1960 : 98).

12 Dans Preliminaries to Speech Analysis (1963), publié trois ans plus tard, Jakobson, Fant et Halle expliquent que le conduit vocal masculin a une longueur moyenne de 17,5 cm. Puis, dans l’article « A note on vocal tract size factors and non-uniform F-pattern scalings » (1966), Fant réutilise les données de Edholm pour expliquer les différences acoustiques entre voyelles produites par des femmes et voyelles produites par des hommes par des différences entre conduits vocaux féminins et conduits vocaux masculins. Fant écrit que selon ces clichés, les hommes ont des cavités pharyngales moyennes de 9,1 cm et des cavités buccales moyennes de 8,25 cm. Le conduit vocal

GLAD!, 01 | 2016 26

masculin moyen mesuré par Fant avait ainsi une longueur totale de 17,35 cm, qui sera ensuite arrondie à 17,5 cm.

13 Ces trois travaux ont été cités dans d’innombrables publications phonétiques au cours des décennies suivantes et, de citation en citation, le conduit vocal masculin de 17/17,5 cm s’est transformé en « le conduit vocal humain ».

14 En étudiant la littérature phonétique, on peut constater que dans la majorité des publications, le conduit de 17/17,5 cm est (1) présenté comme « le conduit vocal », sans que l’auteur-e précise qu’il s’agit d’un conduit vocal masculin, ou (2) présenté en mentionnant qu’il s’agit d’un conduit vocal masculin, sans pour autant que l’auteur-e présente de conduit vocal féminin.

15 Voici quatre exemples de textes présentant un conduit vocal masculin comme « le conduit vocal » ou comme exemple d’un conduit vocal normal, typique :

(1) Thus, with an average vocal tract length about half the size (8 cm) of an adult human (17 cm), an infant a few months old produces vowels whose formants are two times greater than those produced by an adult5. (Boë et al. 2007 : 571) (2) Toute fréquence de longueur d’onde inférieure à la longueur d’un résonateur, ici le conduit vocal (17,5 cm environ), va être modifiée par lui […] (Ormezzano 2000 : 131) (3) […] his resonance frequencies being noticably lower than those produced by a normal vocal tract of 170 mm length6. (Schroeder 2013: 6) (4) Figure 3 shows vocal tract inertance as a function of frequency for a 17.5 cm long vocal tract fully open at the mouth7. (Titze 2001 : 523)

16 Le premier passage compare la longueur du conduit vocal du nourrisson à celui de l’adulte. Le conduit vocal « of an adult human » est décrit comme faisant 17 cm. Dans le deuxième passage, qui est une description des propriétés acoustiques du conduit vocal, on peut lire que « le conduit vocal » a une longueur d’environ 17,5 cm. L’article indéfini « an » dans « an adult human » et l’article défini « le » dans « le conduit vocal » ont dans ces deux cas la fonction de conférer un sens générique aux énoncés : un adulte humain, ça a un conduit vocal de 17 cm ; le conduit vocal, ça a une longueur de 17,5 cm. Les deux énoncés impliquent que les conduits vocaux qui n’ont pas cette longueur ne sont pas des conduits vocaux habituels, typiques ou normaux. Dans le troisième passage, le conduit vocal de 170 mm est qualifié de « normal » (« a normal vocal tract of 170 mm length »). Décrire un conduit vocal de 170 mm, donc un conduit vocal masculin, comme « conduit vocal normal » équivaut à dire que le corps masculin est le corps normal. Le quatrième passage est un exemple qui illustre la régularité à travers laquelle le conduit vocal masculin est utilisé dans des modélisations du conduit vocal humain. Que ce soient des modèles à un tube, à deux tubes, à trois tubes ou à n tubes (voir p. ex. Martin 2008 : 127‑141), on retrouve régulièrement des longueurs de conduits de 17/17,5 cm.

17 Certains auteurs, comme p. ex. Ladefoged (1996), prétendent que cette longueur est utilisée afin de simplifier les calculs des résonances: « We will take the vocal tract to be a tube about 17.5 cm long (it is actually slightly less for most speakers, but this is a convenient figure because it keeps the arithmetic simple)8. » (Ladefoged 1996 : 116). S’il est vrai que des calculs avec le nombre 17,5 sont moins complexes que des calculs avec des nombres comprenant plusieurs décimales ou qui ne sont pas des multiples de 0, 5, l’utilisation de ce nombre n’est cependant pas un choix anodin. D’autres mesures

GLAD!, 01 | 2016 27

auraient tout aussi bien pu être utilisées dans des modélisations du conduit vocal. Mais c’est la mesure qui est associée au conduit vocal masculin qui est choisie.

18 Ces différents passages montrent donc comment le conduit vocal masculin est dégenré et universalisé et comment, par différentes stratégies discursives, il est transformé en conduit vocal humain.

19 Ci-après, on trouvera des exemples de textes qui décrivent un conduit vocal de 17/17,5 cm en précisant qu’il s’agit d’un conduit vocal masculin, sans pour autant présenter de conduit vocal féminin :

(1) An adult male vocal tract is approximately 17 cm long9. (Campbell, Jr. 1997 : 1441) (2) Pour un tube de 17,5 centimètres, (longueur moyenne d’une bouche d’homme) fermé à un bout (la glotte) et ouvert à l’autre (les lèvres), il se produit des résonances à 500 cps (premier formant), 1500 cps (deuxième formant), 2500 cps (troisième formant), 3500 cps (quatrième formant), etc., qui correspondent au quart d’onde, aux trois-quarts d’onde, aux cinq-quarts d’onde, etc. (Delattre 1968 : 62) (3) Since the average length of the vocal tract of males is about 17.5 cm, the resonances appear at approximately 500, 1500, 2500 cps. etc.10 (Jakobson, Fant & Halle 1963 : 18) (4) Chez les hommes adultes, la longueur du canal vocal est en moyenne de 17 cm. (Landercy & Renard 1979 : 81)

20 Ces exemples montrent que les conduits vocaux féminins sont régulièrement ignorés. Cette omission contribue à la normalisation du corps masculin : on décrit le corps masculin parce que c’est lui qui est le corps de référence, le corps normal, le corps non- marqué, c’est lui qui peut illustrer le corps humain alors que le corps féminin, toujours spécifique, toujours marqué, ne le pourrait pas.

21 Quand toutefois, des conduits vocaux féminins sont décrits dans la littérature phonétique, ils sont présentés après les conduits vocaux masculins et comparés à ceux- ci pour expliquer à quel point ils sont différents de ces derniers. Par exemple, on explique que les cavités des femmes sont plus courtes que celles des hommes, plus étroites, etc.

(1) Un conduit vocal féminin est en moyenne 15 % plus court qu’un conduit vocal masculin typique. En première approximation, la théorie acoustique indique que l’augmentation des fréquences de résonance est proportionnelle à la diminution de la longueur. Pour une forme constante, les formants devraient être 15 % plus élevés chez les femmes que chez les hommes. (Calliope 1989 : 86) (2) This explains why adult female formant frequencies are higher than men on average, since a typical adult female vocal tract is shorter than that of an adult male11. (Dellwo, Huckvale, & Ashby 2007 : 16) (3) A typical female vocal tract is 15‑20 per cent shorter than that of a typical male12. (Miranda 2012 : 133) (4) Some hypotheses for male-female differences in VOT have been stated based on the smaller vocal tract volume among women13. (Morris, McCrea, & Herring 2008 : 309)

22 Ces différents passages prennent comme référence le corps masculin et comparent le corps féminin avec celui-ci. Les quatre premiers passages présentent le conduit vocal féminin comme plus court que le conduit vocal masculin (« 15 % plus court qu’un

GLAD!, 01 | 2016 28

conduit vocal masculin typique » ; « shorter than that of an adult male » ; « 15‑20 per cent shorter than that of a typical male » ; « the smaller vocal tract volume among women ») et le deuxième passage explique que les fréquences de résonance des femmes sont plus élevées que celles des hommes (« are higher than men on average »). Dans ces passages, le corps féminin est toujours comparé, jamais comparant.

23 Ceci illustre parfaitement ce que Guillaumin a expliqué dans « Pratique du pouvoir et idée de Nature » (Guillaumin 1978) : Nous [les femmes] sommes toujours “plus” ou “moins”. Et jamais nous ne sommes le terme de référence. On ne mesure pas la taille des hommes par rapport à la nôtre alors qu’on mesure la nôtre par rapport à celle des hommes […], laquelle n’est mesurée que par rapport à elle-même. (Guillaumin 1978 : 16)

24 Ainsi, la manière de présenter et de différencier les conduits vocaux féminins des conduits vocaux masculins véhicule un discours qui produit le masculin comme norme et le féminin comme spécifique et, conséquemment, produit une opposition humain/ femme. Ceci fait écho aux travaux de Michard sur le genre en français contemporain. Elle explique que le masculin et le féminin n’ont pas la même fonction : L’opposition fondamentale entre propriétés définissantes des notions d’homme et de femme, dont je fais l’hypothèse qu’elle correspond à l’opposition des signifiés du genre, est par conséquent : humain/femelle et le genre dit masculin est toujours générique du point de vue du sens humain, quelle que soit son extension, tandis que le féminin ne l’est jamais. (Michard 2000 : 142)

25 Il est également intéressant de noter que certains ouvrages phonétiques vont jusqu’à consacrer un chapitre entier aux femmes alors que dans les autres chapitres, homme et humain sont confondus. Par exemple, Ormezzano (2000) dédie un chapitre entier à « La femme et ses hormones » dans lequel il décrit des spécificités des voix de femmes et leur lien avec les hormones. Dans ce chapitre, il explique que « la femme est sous l’influence de deux types d’hormones sexuelles » (2000 : 207), les estrogènes et la progestérone. L’homme quant à lui n’est jamais décrit comme étant « sous l’influence » d’hormones.

26 L’instauration du corps masculin en tant que norme a par ailleurs comme effet que davantage d’études phonétiques sont faites sur des locuteurs masculins que sur des locuteurs féminins. Henton (1986) a analysé 42 études phonétiques censées présenter des données acoustiques représentatives de locuteurs adultes. Elle a remarqué que 30,9 % de ces études ont été réalisées sur un nombre égal de locuteurs féminins et masculins, 40,5 % ont été réalisées uniquement sur des locuteurs masculins, et seulement 4,8 % ont été réalisées uniquement sur des locuteurs féminins. Parmi les études réalisées sur des locuteurs féminins et masculins, 21,4 % comptaient plus de locuteurs masculins que de locuteurs féminins ; une seule étude comportait plus de locuteurs féminins.

Le corps féminin pathologisé

27 Une des conséquences de la constitution du corps masculin en norme est la pathologisation du corps féminin. Celle-ci a commencé dès les débuts de la médecine et perdure jusqu’à aujourd’hui. Ces discours pathologisant le corps féminin peuvent être retrouvés dans la littérature sur le syndrome prémenstruel et le syndrome vocal prémenstruel.

GLAD!, 01 | 2016 29

Pathologisation des changements cycliques féminins

28 Selon Dorlin, c’est « [d]epuis Hippocrate et son traité des Maladies des femmes, [que l’]on sait que les médecins considèrent que le corps féminin est particulièrement pathogène » (Dorlin 2005 : 135). Pour Hippocrate, ce sont les déplacements de l’utérus dans le corps des femmes en fonction du cycle lunaire qui provoquent leurs troubles physiques et mentaux (Rodin 1992). Décrit comme froid et humide, le corps féminin est, selon Aristote, incapable de produire une chaleur suffisante pour transformer le sang en semence (Dorlin 2006 ; Héritier 1984). Selon Galien, pour qui le corps féminin diffère de celui de l’homme par le fait que les organes génitaux soient « replié[s] en dedans », c’est aussi à cause de l’incapacité des femmes de produire de la chaleur que leurs organes génitaux ne peuvent « descendre et faire saillie au-dehors » (Dorlin 2006 : 21). La froideur et l’humidité, associées à un tempérament flegmatique, rendent les femmes « “naturellement” plus faibles parce qu’elles sont physiquement imparfaites, empêchées par un corps constamment malade » (Dorlin 2006 : 24).

29 Comme il a été expliqué plus haut, cette conception du corps féminin comme version imparfaite et instable du corps masculin perdure jusqu’au XVIIIe siècle pour céder sa place à une rhétorique de la différence : le corps féminin est à partir de ce moment décrit comme fondamentalement différent du corps masculin. C’est ce changement de paradigme, le passage d’un modèle à un sexe (one-sex model) à un modèle à deux sexes (two-sex model), qui a fait que les organes génitaux féminins et masculins sont perçus comme fondamentalement différents, incomparables (Laqueur 1990).

30 Un reflet de cette différenciation peut être trouvé dans l’intégration de nouveaux mots dans le lexique médical pour désigner des parties du corps féminin et masculin. Par exemple, Laqueur indique que « [f]or two millennia the ovary, an organ that by the early nineteenth century had become a synecdoche for , had not even a name of its own14 » (1990: 4). Avant le passage au modèle à deux sexes, un même terme était utilisé pour désigner les ovaires et les testicules. Chez Galien, en fonction du contexte, le terme « orcheis » pouvait faire référence aux gonades féminines ou masculines. De même, chez Hérophile, le terme « didymoi » (signifiant « jumeaux » en grec) désignait aussi bien les ovaires que les testicules (Laqueur 1990 : 4).

31 En s’appuyant sur cette différence anatomique, la médecine a construit l’idée de pathologies typiquement féminines, comme l’hystérie15, et ainsi l’image d’une femme régie par les hormones, les fluides corporels, etc., naturellement/biologiquement inférieure à l’homme.

Du syndrome prémenstruel au syndrome vocal prémenstruel

32 Je prendrai comme exemple de cette pathologisation du corps féminin le syndrome prémenstruel et le syndrome vocal prémenstruel. Le terme « syndrome prémenstruel » est apparu dans la littérature médicale dans les années 1950 et a depuis été utilisé pour

GLAD!, 01 | 2016 30

désigner un ensemble de phénomènes qui ont lieu durant la phase lutéale — c’est-à- dire la période entre l’ovulation et le dernier jour du cycle menstruel. Depuis l’apparition du terme « syndrome prémenstruel » ces phénomènes cycliques sont régulièrement décrits en termes de symptômes. Le « syndrome prémenstruel » est ainsi une version moderne des discours qui constituent le corps féminin en corps pathologiquement instable.

33 L’idée de syndrome prémenstruel trouve ses origines dans les études sur les « tensions prémenstruelles » qui ont été initiées par Frank dans les années 1930. L’objectif de ces études était d’établir des relations entre des changements hormonaux pendant le cycle menstruel et certaines manifestations psychologiques comme la dépression et l’irritabilité (Frank 1931). Dans la lignée de ces travaux se trouve l’article « The Premenstrual Syndrome » (1953) dans lequel Greene et Dalton introduisent le terme de « syndrome prémenstruel » pour désigner approximativement 150 symptômes qui surviendraient cycliquement et qui seraient dus aux fluctuations hormonales accompagnant les différentes phases des cycles menstruels.

34 Comme l’indique Kendall (1991), l’étape finale du processus de médicalisation, l’institutionnalisation du syndrome prémenstruel, a présentement été atteinte par son inclusion dans le DSM16 IV, publié en 1994. Les termes « syndrome prémenstruel » et « trouble dysphorique prémenstruel » y recouvrent un large spectre de phénomènes présentés comme dysfonctionnements physiologiques et psychologiques.

35 Il est cependant intéressant de noter, d’une part, qu’une grande partie de ces phénomènes ne sont pas uniquement observés chez des femmes, mais peuvent aussi être observés chez des hommes ainsi que chez des femmes ménopausées et, d’autre part, que dans des cultures non occidentales, ces phénomènes ne sont pas systématiquement associés aux cycles menstruels (Johnson 1987). Comme l’indique par ailleurs Zita (1988), il ne s’agit pas de nier qu’il existe des phénomènes corporels qui accompagnent les cycles menstruels, mais de montrer comment la littérature médicale pathologise ces phénomènes cycliques en les désignant avec des termes comme « symptôme » et « syndrome ».

36 Parallèlement aux études sur le syndrome prémenstruel a été construite l’idée de syndrome vocal prémenstruel. Par le terme de « syndrome vocal prémenstruel » sont désignés un ensemble de phénomènes vocaux liés à la cyclicité féminine. En comparant les données issues d’un ensemble d’études, Behr Davis et Lee Davis (1993) expliquent que l’on cite comme principaux symptômes du syndrome vocal prémenstruel un enrouement, des hémorragies laryngées, des troubles de la trachée, des raideurs des articulations laryngées, des œdèmes et rougeurs des plis vocaux. Ces symptômes provoqueraient ensuite des problèmes de hauteur vocale, d’intensité, de qualité de voix, voire une aphonie totale.

37 Dans la littérature sur le syndrome vocal prémenstruel, on peut retrouver la mobilisation d’un argumentaire similaire à celui que l’on retrouve, d’une part, dans des textes médicaux qui présentent le corps féminin comme fragile, instable et contrôlé par les hormones, et d’autre part, dans la littérature sur le syndrome prémenstruel, où des phénomènes cycliques sont décrits en termes de symptômes.

(1) In 38 women, we found 22 vocal premenstrual syndromes, presenting with hoarse voice and an increase of voice fatigue. Of these 22 women, all had luteal insufficiency as confirmed by vocal cord smear. Sixteen women did not have any particular voice change during the premenstrual phase,

GLAD!, 01 | 2016 31

although two of them had luteal insufficiency. Fourteen had normal hormonal secretion17. (Abitbol et al. 1989) (2) Premenstrual vocal syndrome is characterized by vocal fatigue, decreased range, a loss of power and loss of certain harmonics. The syndrome usually starts some 4‑5 days before menstruation in some 33% of women. Vocal professionals are particularly affected. Dynamic vocal exploration by televideoendoscopy shows congestion, microvarices, edema of the posterior third of the vocal folds and a loss of its vibratory amplitude18. (Abitbol, Abitbol, & Abitbol 1999 : 424) (3) La voix blessée par les hormones (Abitbol 2005 [2013 : 234]) ; Les cordes vocales bougent normalement, mais si la gauche est d’aspect normal, la corde droite est effectivement malade […] (id. : 235) ; L’équilibre précaire de cet instrument exceptionnel [le larynx féminin] vient d’être blessé. (ibid. : 236) ; Nous sommes en période prémenstruelle, elle est fragilisée. (ibid. : 237) ; Chez toutes les femmes, on constate un syndrome prémenstruel. Mais seulement un tiers d’entre elles présente un œdème plus sévère des cordes vocales et un gonflement des seins témoin de l’équilibre précaire des hormones sexuelles. (ibid. : 238) (4) The purpose of this paper is to present hoarseness as an unrecognized symptom of premenstrual tension, briefly to describe this entity, to discuss the mechanism accounting for vocal huskiness and loss of vocal control, and to give clinical examples19. (Frable 1962 : 66)

38 Les quatre extraits, en mobilisant un ensemble de termes relatifs à la faiblesse, la fragilité et l’instabilité (p. ex. « insuffisance », « perte de force », « fatigue », « blessée », « équilibre précaire », « fragilisée », « loss of vocal control », etc.), présentent une certaine ressemblance avec les descriptions du corps féminin comme version instable et imparfaite du corps masculin évoquées précédemment. Le troisième extrait est issu d’une section intitulée « La voix blessée par les hormones » du livre L’odyssée de la voix de Abitbol (2013 [2005] : 234). Dans cette section, l’auteur relate sa prise en charge d’une chanteuse lyrique dont la « voix vient de se blesser » à cause des hormones et explique que chez « toutes les femmes, on constate un syndrome prémenstruel » (id.).

39 Si Abitbol constate un syndrome prémenstruel chez « toutes les femmes », il est cependant important de noter que d’autres auteur-e-s n’ont trouvé aucune différence significative entre locutrices en période prémenstruelle et locutrices hors période prémenstruelle, ou encore entre locutrices en période prémenstruelle et locuteurs masculins. Par exemple, Meurer et al. (2009) ont enregistré 23 adolescentes pendant les phases folliculaire et lutéale de leurs cycles menstruels et n’ont trouvé aucune différence d’intensité, de hauteur vocale, de timbre ou encore de débit. Des résultats similaires ont été obtenus par Silverman et Zimmer (1978). Une première série d’enregistrements de 20 étudiantes n’a pas permis de trouver de différences de raucité de voix entre période prémenstruelle et période d’ovulation. L’expérience a été répliquée une deuxième fois avec 27 étudiantes et les résultats étaient identiques. Une autre étude portant sur les perturbations vocales durant le cycle menstruel a été réalisée par Higgins et Saxman (1989). Cette étude se démarque des autres par le fait qu’elle a été réalisée en se basant non seulement sur des analyses d’enregistrements de jeunes femmes, mais aussi d’enregistrements de jeunes hommes. Dix femmes et cinq hommes ont été enregistrés sur une période de 33 jours et des analyses acoustiques ont ensuite été effectuées pour calculer le jitter (variation de fréquence) dans leur voix. Higgins et Saxman n’ont pas trouvé de différences significatives entre la période prémenstruelle et le début de la menstruation (phase folliculaire) chez la majorité des

GLAD!, 01 | 2016 32

participantes, mais notent un pic de perturbations au moment de l’ovulation. Ce qui est particulièrement intéressant est que, sur la période des 33 jours, de plus grandes perturbations ont été remarquées chez les hommes que chez les femmes.

40 Les études sur le syndrome prémenstruel et les études sur le syndrome vocal prémenstruel illustrent comment le fait d’avoir érigé le corps masculin en norme aboutit à une pathologisation de la cyclicité et, de cette manière, du corps féminin. Parce que le corps masculin — corps qui est considéré comme stable et n’étant soumis à aucune variation cyclique — est pris comme norme, la cyclicité du corps féminin constitue de fait une déviation de la norme (Kendall, 1991). La cyclicité devient alors instabilité — le corps féminin est (à nouveau) constitué en version instable, donc non fiable, incontrôlable et inférieure, du corps masculin.

La pensée binaire

Le binarisme à l’épreuve des identités et des corps

41 Dans les sociétés occidentales, le genre et le sexe sont généralement considérés comme binaires : il existe des femmes et des hommes, et tout individu est soit une femme soit un homme. Les femmes sont des femmes parce qu’elles ont un corps sexué femelle, avec un vagin, des ovaires, des chromosomes XX, etc. ; et les hommes sont des hommes parce qu’ils ont un corps sexué mâle, avec un pénis, des testicules, des chromosomes XY, etc. Les différences entre les comportements féminins et masculins résulteraient par ailleurs des différences sexuées entre corps de femmes et corps d’hommes : les taux hormonaux, les structures cérébrales, les gènes, etc. Cette idéologie est largement partagée au sein de nombreuses sociétés et, comme l’ont montré des travaux comme ceux de Fausto-Sterling (1987, 2000) ou Kraus (2000), elle a aussi un effet configurant sur la construction des savoirs en sciences.

42 Cette bi-catégorisation des êtres humains en femme/féminine/femelle et homme/ masculin/mâle va cependant à l’encontre des ressentis, expériences et vécus d’un ensemble de personnes. Ces personnes, à travers leur non-conformité à ce schéma, montrent, d’une part, que des configurations différentes sont possibles, et d’autre part, que les subjectivités genrées et les anatomies attribuées par convention à des « sexes20 » féminins et masculins relèvent plus de continua que de variables binaires.

43 Pour illustrer que la bi-catégorisation des êtres humains en « femme » et « homme » résulte d’une idéologie de genre, différents auteur-e-s (comme p. ex. Bing & Bergvall 1996 ; Bourcier 2001, 2005, 2011 ; Dvorsky & Hughes 2008 ; Stryker 1998, etc.) mobilisent l’argument de l’existence d’identités autres, d’identités qui mettent à mal ce cadre binaire. Il existe p. ex. des personnes qui s’identifient comme genderqueer, trans queer, Ft* (Female-to-Unknown), Mt* (Male-to-Unknown), genre fluide, intersexe, agenre, androgyne, tomboy, sissy, butch, folle, etc. Comme l’écrit Stryker (1998: 148), il y a une « wild profusion of gendered subject positions, spawned by the rupture of “woman” and “” like an archipelago of identities rising from the sea21 ». Ces identités sont accomplies à travers des disjonctions du schéma que l’idéologie dominante présente comme normal : femme/féminine/femelle et homme/masculin/mâle.

GLAD!, 01 | 2016 33

44 Avec les identités qui défont les conceptions binaires du genre, viennent aussi des corps qui défont les conceptions binaires du sexe. Ceci est notamment le cas des personnes trans et des personnes . Certaines personnes trans choisissent p. ex. de ne pas modifier chirurgicalement leurs organes génitaux et de modifier uniquement leurs caractères sexuels secondaires (p. ex. ablation des seins, implants mammaires, réduction de la pomme d’Adam, épilation, etc.), d’autres choisissent de les modifier seulement partiellement. Ces choix peuvent être motivés par différentes raisons : certaines personnes ne ressentent tout simplement pas le besoin de modifier leurs corps, d’autres n’ont pas la possibilité de le faire, et d’autres encore choisissent de ne pas se soumettre à des opérations lourdes dont les résultats sont parfois perçus comme peu satisfaisants (comme p. ex. la phalloplastie). Certaines personnes trans ont ainsi des corps qui ne correspondent pas aux conceptions des « corps normalement sexués », c’est-à-dire un corps féminin avec un vagin, des seins, pas de pilosité faciale, etc. ; un corps masculin avec un pénis, une poitrine plate, etc.

45 D’autres corps qui remettent en question les conceptions binaires du sexe sont les corps des personnes intersexes (Blackless et al. 2000 ; Fausto-Sterling 1993, 2000). Les personnes intersexes ont des corps qui présentent des variations du développement sexuel (Picquart 2009 : 123) qui provoquent des configurations génitales, gonadiques et chromosomiques n’obéissant pas au schéma vagin/ovaires/chromosomes-XX ou pénis/ testicules/chromosomes-XY. Les corps intersexes révèlent ainsi que la coprésence d’un vagin, d’ovaires et de chromosomes XX n’est pas systématique dans un corps assigné « femelle », et que la coprésence d’un pénis, de testicules et de chromosomes XY ne l’est pas non plus dans un corps assigné « mâle », même si ces régularités peuvent être retrouvées dans une majeure partie des corps humains.

46 Selon la biologiste Fausto-Sterling (2000 : 51), 1,7 % des enfants naissent intersexes. L’intersexualité n’est donc pas un phénomène si rare qu’il faudrait la disqualifier comme argument contre une vision binaire des sexes. La fréquence des naissances d’enfants intersexes a par ailleurs amené Fausto-Sterling à proposer une classification des êtres humains en cinq sexes : « male », « female », « merm », « ferm » et « herm » (1993). Elle faisait cette proposition « quelque peu ironique […] pour introduire l’idée que notre sexe anatomique et physiologique implique bien plus que les organes génitaux, ce que l’on aperçoit en regardant les individus intersexués, parce que les différents niveaux du sexe (chromosomique, génital, hormonal, etc.) se trouvent en discordance » (Fausto-Sterling & Touraille 2014).

47 Quelques années plus tard, Fausto-Sterling est revenue sur cette classification en cinq sexes pour introduire l’idée du « continuum sexuel ». Elle explique les implications d’une conception du sexe en tant que continuum : Si le mâle et la femelle se situent aux deux extrémités d’un continuum biologique, il existe bien d’autres corps […] qui mêlent à l’évidence des éléments anatomiques attribués par convention aux hommes et aux femmes. Il y a de profondes implications à argumenter en faveur d’un continuum sexuel. Si la nature nous offre réellement davantage que deux sexes, il s’ensuit que nos notions actuelles de masculinité et de féminité sont des concepts culturels. Reconceptualiser la catégorie de “sexe”, c’est remettre en cause l’un des éléments les plus solides de l’organisation sociale en Europe et en Amérique. (Fausto-Sterling 2012 [2000] : 52).

48 Ce que les corps intersexes révèlent également est que l’assignation d’un sexe à un corps n’est pas une décision qui se fonde uniquement sur des critères biologiques. Quand un enfant intersexe est né, une commission formée d’endocrinologues, de

GLAD!, 01 | 2016 34

chirurgiens, de psychologues et de pédiatres va évaluer quel est le sexe de l’enfant. Étant donné que selon l’idéologie de genre dominante, l’enfant doit être ou bien de sexe féminin ou bien de sexe masculin, il faut « trouver s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon et quel dérèglement, hormonal ou autre, a pu expliquer que ce vrai sexe soit masqué » (Picquart 2009 : 144). Les propos d’une endocrinologue rapportés par Picquart (id. : 144) illustrent parfaitement cela : « Il n’y a pas d’intersexes. Il n’y a que des pathologies et c’est aux médecins de déterminer si c’est un garçon ou une fille ». Ceci constitue l’argument généralement mobilisé par le corps médical pour intervenir sur les corps des enfants intersexes. Comme l’attestent grand nombre de témoignages (voir p. ex. Kessler 1998 ; Picquart 2009), les personnes intersexes subissent généralement plusieurs interventions dans leur enfance dans le but de normaliser leurs organes génitaux, c’est-à-dire leur donner l’apparence d’un vagin « acceptable » si les médecins ont décidé que l’enfant serait une fille, ou l’apparence d’un pénis « acceptable » si les médecins ont décidé que l’enfant serait un garçon. Comme l’indique Kessler (1998), cette acceptabilité repose souvent plus sur des critères esthétiques, donc sociaux, que sur des critères de fonctionnalité. Elle donne l’exemple des critères d’acceptabilité des longueurs de pénis et de clitoris (ibid. : 43) qui jouent dans la décision des médecins sur la manière dont il vont intervenir sur un organe jugé « ambigu » : en faire un pénis « acceptable » si l’organe est assez long ou bien le raccourcir ou amputer totalement pour en faire un clitoris « acceptable » si l’organe est trop petit.

Figure : Échelle d’acceptabilité des longueurs de pénis et clitoris, donnée par Kessler (1998 : 43).

49 L’exemple des personnes trans et intersexes montre ainsi qu’il est impossible de classer les corps humains en deux et seulement deux classes homogènes en se basant sur des facteurs comme les organes génitaux, les gonades, les chromosomes ou les hormones.

GLAD!, 01 | 2016 35

Binarisme, attractivité et appareils phonatoires hybrides

50 La littérature phonétique produit et reproduit l’idée du binarisme du genre et du sexe à travers les manières dont sont posées grand nombre de questions de recherche, formulées des hypothèses, ou encore élaborés des protocoles expérimentaux. J’étudierai dans cette section comment l’idéologie de la binarité est véhiculée par deux types d’études phonétiques : (1) les études portant sur l’attractivité des voix et (2) les études portant sur les variations morphologiques (présentées comme « anomalies ») des appareils phonatoires à la suite de l’exposition à divers taux d’hormones. Le premier type d’étude véhicule l’idéologie de la binarité par la mobilisation du discours du « sexe/genre opposé » ou des discours selon lesquels l’attractivité s’exerce obligatoirement et uniquement entre femmes et hommes. Le deuxième type d’études véhicule l’idéologie de la binarité en mobilisant les discours du dimorphisme sexuel des appareils phonatoires et des discours pathologisant des appareils phonatoires présentés comme hybrides — c’est-à-dire composés d’éléments féminins et masculins.

51 L’analyse d’un échantillon de 24 études portant sur l’attractivité des voix (voir tableau 1) a permis d’établir différents constats. Dans un premier temps, j’ai remarqué que dans 12 études est utilisée l’expression « sexe opposé » ou « genre opposé ». En plus de constituer « femme » et « homme » comme identités tellement différentes qu’elles forment des opposés, cette expression renvoie à une vision du sexe/genre comme variable binaire : si « femme » est l’opposé de « homme », uniquement deux modalités sont possibles.

52 Dans un deuxième temps, j’ai constaté que dans 15 études est utilisé un protocole expérimental dans lequel l’attractivité des voix de femmes est uniquement évaluée par des hommes et l’attractivité des voix d’hommes est uniquement évaluée par des femmes. Seulement dans deux protocoles expérimentaux dans lesquels l’expression « sexe/genre opposé » n’apparaît pas, il est demandé à des évaluatrices/eurs de juger l’attractivité de voix de locutrices/eurs du même genre qu’elles/eux (Berry 1990, 1992).

Tableau : Études portant sur l’attractivité de voix

Terme « sexe/ Évaluation femme‑homme, Aucun Étude genre opposé » homme‑femme des deux

Apicella & Feinberg 1 x x (2009)

Barkat-Defradas et al. 2 x (2012)

3 Berry (1990) x

4 Berry (1992) x

Borkowska & Pawlowski 5 x x (2011)

GLAD!, 01 | 2016 36

6 Brucker et al. (2006) x

7 Collins (2000) x

8 Collins & Missing (2003) x

9 Feinberg et al. (2005) x x

10 Feinberg et al. (2006) x

11 Feinberg et al. (2008) x

12 Fraccaro et al. (2013) x

Hodges-Simeon, Gaulin, 13 x x & Puts (2010a)

Hodges-Simeon, Gaulin, 14 x & Puts (2010b)

Hughes, Dispenza, & 15 x Gallup Jr. (2004)

16 Jones et al. (2010) x

17 Lander (2008) x

18 Liu & Xu (2011) x

Pipitone & Gallup Jr. 19 x (2008)

Pisanski, Mishra & 20 x x Rendall, (2012)

21 Puts (2005) x

Riding, Lonsdale & 22 x Brown (2006)

23 Saxton et al. (2009) x

24 Vukovic et al. (2008) x

53 Cette comparaison des protocoles expérimentaux permet de voir que, dans la littérature phonétique, il y a une tendance à concevoir l’attractivité comme un phénomène qui peut s’exercer uniquement entre membres appartenant à deux (et seulement deux) catégories de sexe/genre différentes : femmes et hommes. Elle véhicule ainsi un discours binariste.

54 Trois autres aspects rendent les études sur l’attractivité des voix problématiques. Le premier est que ces études véhiculent un discours sur la normalité du désir

GLAD!, 01 | 2016 37

hétérosexuel. En présentant l’attractivité comme phénomène qui ne peut être évalué que par un membre du « sexe/genre opposé », ces études sous-entendent que le désir sexuel ne peut avoir lieu qu’entre membres du « sexe/genre opposé », c’est-à-dire entre femmes et hommes. L’hétérosexualité est ainsi présentée comme étant la sexualité normale, la sexualité qui va de soi. Si l’on pose l’hétérosexualité comme norme, toute autre sexualité devient spécifique, marquée, anormale. Il existe par ailleurs des études phonétiques qui, au-delà de réifier la figure de l’homosexuel-le, présentent les personnes homosexuelles comme étant potentiellement anatomiquement différentes des personnes hétérosexuelles. Par exemple Pierrehumbert et al. (2004 : 1905), dans une étude sur l’influence de l’orientation sexuelle sur la production des voyelles, posent l’hypothèse de départ suivante : « One possibility is that an innate biological factor influences both sexual orientation and the anatomical structures that underlie speech production22. » Même si les auteur-e-s ne trouvent (évidemment) pas d’indice qui leur permette de corroborer cette hypothèse, le fait de la poser véhicule une vision de l’homosexuel comme essentiellement différent de l’hétérosexuel, qui est pris comme norme, considéré comme « normal ». Le deuxième aspect problématique des études sur l’attractivité des voix est qu’elles présentent l’attractivité comme biologique, universelle, et non pas comme socialement construite. Le fait que les canons de beauté et ainsi d’attractivité soient ancrés dans un espace-temps spécifique (voir p.ex. Reischer & Koo 2004), qu’ils soient socialement situés, est complètement ignoré dans ces études. Le troisième aspect problématique est qu’elles confondent généralement attractivité et désir de reproduction. Ces études expliquent régulièrement que l’attractivité d’une voix est un indicateur de l’aptitude reproductrice du locuteur. Le raisonnement mobilisé présente souvent le schéma suivant : (1) Dans un premier temps, est réalisée une expérience perceptive qui montre que les évaluatrices/eurs présentent une préférence pour des voix stéréotypiques – sont préférées les voix de femmes aiguës ou/et claires et les voix d’homme graves ou/et sombres. (2) Ensuite est émis le postulat selon lequel cette préférence pour les voix stéréotypiques est d’origine biologique : l’influence de dynamiques sociales (canons de beauté) sur cette préférence n’est pas thématisée. (3) L’étape suivante est d’expliquer le lien entre hormones et voix féminine ou masculine. Par exemple, les hommes dont l’organisme présente un taux élevé de testostérone auraient des voix plus graves, etc. (4) Puis, est expliqué le lien entre hormones et aptitude d’un corps à la reproduction. (5) Finalement, la voix, parce qu’elle présente différentes caractéristiques en fonction des taux de testostérone, d’estrogènes ou de progestérone dans l’organisme, est présentée comme un indicateur de l’aptitude reproductrice d’un locuteur : les voix perçues comme attractives sont les voix des « bons reproducteurs », les voix perçues comme non attractives sont les voix des « moins bons reproducteurs ».

55 Comme il a été expliqué plus haut, le discours binariste peut également être retrouvé dans les études portant sur les variations morphologiques des appareils phonatoires qui surviennent suite à l’exposition à divers taux d’hormones. Dans ces études, l’appareil phonatoire humain est régulièrement présenté comme sexuellement dimorphe : les plis vocaux (anciennement appelés « cordes vocales ») des femmes sont décrits comme étant moins longs, moins épais, moins massifs que ceux des hommes, et les conduits vocaux des femmes sont décrits comme étant moins longs, moins volumineux que ceux des hommes. Cependant, comme je l’avais déjà signalé autre part (Arnold 2016), il existe une grande variabilité dans les tailles des plis vocaux et des conduits vocaux : certaines femmes ont des plis vocaux et des conduits vocaux plus

GLAD!, 01 | 2016 38

longs que certains hommes, et certains hommes ont des plis vocaux et conduits vocaux plus courts que certaines femmes. À partir de ce constat, l’idée du dimorphisme sexuel des appareils phonatoires devient problématique. Pour Fausto-Sterling (Fausto-Sterling & Touraille 2014 : § 2), « quand on parle de différences sexuées […] des caractères sexuels secondaires, le concept de continuum est plus pertinent [que celui de dimorphisme]. […] [C]es traits qui présentent des différences collectives moyennes entre populations issues d’aires géographiques similaires ne sont clairement pas dimorphes. […] Ce sont des moyennes relatives au sexe pour des traits qui sont distribués de manière continue ». On peut ainsi s’apercevoir qu’il existe une confusion entre moyennes et tendances que l’on retrouve dans les corps assignés « femelle » et « mâle ».

56 Malgré la grande variabilité qui existe dans les appareils phonatoires féminins et masculins, la littérature phonétique les qualifie régulièrement de dimorphes et véhicule un discours normatif sur les tailles et dimensions jugées acceptables et inacceptables pour les femmes et les hommes. Quand certains taux hormonaux provoquent des formes laryngées atypiques, c’est-à-dire des plis vocaux jugés anormalement volumineux pour des femmes, ou jugés anormalement petits pour des hommes, ceux-ci sont décrits par les termes de « androglottia » et « gynecoglottia » (Azul 2013 : 84). Le terme « gynecoglottia » désigne des plis vocaux « de forme féminine » chez les hommes, et le terme « androglottia » des plis vocaux « de forme masculine » chez les femmes (Hirschfeld 1910 [2006 : 36]). L’androglottia provoque une voix relativement grave et la gynecoglottia, une voix relativement aiguë.

57 Le fait que des formes laryngées soient désignées par les termes « gynecoglottia » et « androglottia » sous-entend qu’il existe des formes laryngées propres aux corps féminins et d’autres propres aux corps masculins. Des études qui mobilisent ces termes constituent implicitement les corps des personnes étudiées en corps hybrides, des corps qui mélangent ce qui est propre à la femme et ce qui est propre à l’homme. Ces corps hybrides (du grec « hybris » : démesure) évoquent ainsi l’anormalité, la monstruosité que constitue la non-concordance au schéma binaire.

58 On voit un discours similaire mobilisé dans les publications portant sur les changements laryngés et vocaux qui surviennent chez des femmes ménopausées à la suite de modifications des taux de testostérone, d’estrogènes et de progestérone dans l’organisme. Dans ces publications les termes « masculinisation » et « virilisation » sont régulièrement utilisés pour désigner l’épaississement des plis vocaux et les changements de voix qui peuvent en résulter. En décrivant des larynx de femmes comme masculinisés, virilisés, le discours du corps hybride cité plus haut est à nouveau mobilisé. Ce discours perpétue ainsi la vision de la binarité des corps normalement sexués. Une similitude entre les processus de pathologisation des changements qui surviennent après la ménopause et les changements qui surviennent au cours du cycle menstruel (voir section 2) peut par ailleurs être constatée : ces deux changements surviennent régulièrement dans les corps de nombreuses femmes, mais sont présentés comme des anomalies ou pathologies.

GLAD!, 01 | 2016 39

Conclusions

59 Ces différents exemples ont permis d’exposer comment les savoirs produits dans les sciences phonétiques sont, malgré leur objectivité et neutralité axiologique postulées, empreints d’idéologies et contribuent à véhiculer celles-ci. • Une analyse de la littérature phonétique a permis de voir que le corps masculin est systématiquement utilisé pour représenter l’être humain. Le corps masculin est ainsi érigé en norme et le corps féminin devient spécifique et marqué. • Une des conséquences de cette normalisation du corps masculin est que le corps féminin et sa cyclicité sont pathologisés. • L’analyse d’études portant sur l’attractivité des voix et sur des variations morphologiques des appareils phonatoires (présentées comme « anomalies ») a ensuite permis de montrer que la littérature phonétique véhicule une idéologie de genre binaire qui normalise les schémas femme/féminine/femelle et homme/masculin/mâle.

60 À l’instar d’autres domaines scientifiques, les sciences phonétiques gagneraient à abandonner la position confortable du positivisme et à commencer à questionner la dimension idéologique et genrée de la production des savoirs, ainsi que la notion même d’objectivité. Comme l’explique Haraway (1988), l’abandon du positivisme n’implique pas d’adopter obligatoirement une vision constructiviste radicale qui pourrait pousser à nier la nécessité même d’un processus de recherche. En revanche, concevoir l’objectivité comme incarnée et les savoirs scientifiques comme situés et partiels permettrait de déjouer certains biais sexistes et binaristes que l’on retrouve à ce jour encore bien trop fréquemment en phonétique.

BIBLIOGRAPHIE

ARNOLD, Aron. 2016. « Voix », in Encyclopédie critique du genre, RENNES, Juliette et al. (éd.). Paris : La Découverte, 713‑721.

ABITBOL, Jean. 2013 [2005]. L’odyssée de la voix. Paris: Flammarion.

ABITBOL, Jean, ABITBOL, Patrick & ABITBOL, Béatrice. 1999. « Sex hormones and the female voice » Journal of Voice 13: 424‑446.

ABITBOL, Jean, DE BRUX, Jean, MILLOT, Ginette, MASSON, Marie-Francoise, LANGUILLE MIMOUN, Odile, PAU, Helene & ABITBOL, Beatrice. 1989. « Does a hormonal vocal cord cycle exist in women? Study of vocal premenstrual syndrome in voice performers by videostroboscopy- glottography and cytology on 38 women » Journal of Voice 3: 157‑162.

APICELLA, Coren L. & FEINBERG, David R. 2009. « Voice pitch alters mate-choice-relevant perception in hunter-gatherers » Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences 276: 1077‑1082.

AZUL, David. 2013. « How Do Voices Become Gendered? A Critical Examination of Everyday and Medical Constructions of the Relationship Between Voice, Sex, and Gender Identity », in

GLAD!, 01 | 2016 40

Challenging Popular Myths of Sex, Gender and Biology, Crossroads of Knowledge 1, AH-KING, Malin (éd.). New York: Springer International Publishing, 77‑88.

BARKAT-DEFRADAS, Melissa, BUSSEUIL, Coralie, CHAUVY, Oriane, HIRSCH, Fabrice, FAUTH, Camille, REVIS, Joana & AMY DE LA BRETÈQUE, Benoît. 2012. « Dimension esthétique des voix normales et dysphoniques : Approches perceptive et acoustique » TIPA. Travaux interdisciplinaires sur la parole et le langage 28.

BEHR DAVIS, Clarissa & LEE DAVIS, Michael. 1993. « The effects of premenstrual syndrome (PMS) on the female singer » Journal of Voice 7: 337‑353.

BERRY, Diane S. 1990. « Vocal attractiveness and vocal babyishness: Effects on stranger, self, and friend impressions » Journal of Nonverbal Behavior 14:141‑153.

BERRY, Diane S.,1992. « Vocal types and stereotypes: Joint effects of vocal attractiveness and vocal maturity on person perception » Journal of Nonverbal Behavior 16: 41‑54.

BING, Janet M. & BERGVALL, Victoria L. 1996. « The Question of Questions: Beyond Binary Thinking », in Rethinking language and gender research: theory and practice, BERGVALL, Victoria L., BING, Janet M., FREED, Alice F. (éd.). Harlow: Longman, 1‑30.

BLACKLESS, Melanie, CHARUVASTRA, Anthony, DERRYCK, Amanda, FAUSTO-STERLING, Anne, LAUZANNE, Karl & LEE, Ellen. 2000. « How sexually dimorphic are we? Review and synthesis » American Journal of Human Biology: The Official Journal of the Human Biology Council 12: 151‑166.

BOË, Louis-Jean, HEIM, Jean-Louis, HONDA, Kiyoshi, MAEDA, Shinji, BADIN, Pierre & ABRY, Christian. 2007. « The vocal tract of newborn humans and Neanderthals: Acoustic capabilities and consequences for the debate on the origin of language. A reply to Lieberman » Journal of Phonetics 35: 564‑581.

BORKOWSKA, Barbara & PAWLOWSKI, Boguslaw. 2011. « Female voice frequency in the context of dominance and attractiveness perception » Animal Behaviour 82: 55‑59.

BOURCIER, Marie-Hélène. 2001. Queer zones : politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs. Paris : Balland.

BOURCIER, Marie-Hélène. 2005. Sexpolitiques : queer zones 2. Paris : La Fabrique.

BOURCIER, Marie-Hélène. 2011. Queer Zones 3, Identités, cultures et politiques. Paris : Éditions Amsterdam.

BOURCIER, Marie-Hélène & MOLINER Alice. 2012. Comprendre le féminisme. Paris : Max Milo.

CALLIOPE. 1989. La Parole et son traitement automatique. Paris: Masson & CNET-ENST.

CAMPBELL, Joseph P. 1997. « Speaker recognition: a tutorial » Proceedings of the IEEE 85: 1437‑1462.

COLLINS, Sarah A. 2000. « Men’s voices and women’s choices » Animal Behaviour 60: 773‑780.

COLLINS, Sarah A. & MISSING, Caroline. 2003. « Vocal and visual attractiveness are related in women » Animal Behaviour 65: 997‑1004.

DELATTRE, Pierre. 1968. « La Radiographie des voyelles françaises et sa correlation acoustique » The French Review 42 : 48‑65.

DELLWO, Volker, HUCKVALE, Mark & ASHBY, Michael. 2007. « His is Individuality Expressed in Voice? An Introduction to Speech Production and Description for Speaker Classification », in Speaker Classification I: Fundamentals, Features, and Methods, MÜLLER, Christian (éd.). New York : Springer International Publishing, 1‑20.

GLAD!, 01 | 2016 41

DORLIN, Elsa. 2005. « Les Blanchisseuses. La société plantocratique antillaise, laboratoire de la féminité moderne », in Le corps, entre sexe et genre, ROUCH, Hélène, DORLIN, Elsa & FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL, Dominique (éd.). Paris : L’Harmattan, 129‑148.

DORLIN, Elsa. 2006. La matrice de la race : Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française. Paris: La Découverte.

DVORSKY, George & HUGHES, James. 2008. « Postgenderism: Beyond the » IEET White Paper Series 3, 1‑18.

ECKERT, Penelope & MCCONNELL-GINET, Sally. 2003. Language and Gender. Cambridge: Cambridge University Press.

FANT, Gunnar. 1960. Acoustic theory of speech production: with calculations based on X-ray studies of Russian articulations. The Hague: Mouton & Co.

FANT Gunnar, 1966, « A note on vocal tract size factors and non-uniform F-pattern scalings », STL-QPSR, 7: 022‑030.

FANT, Gunnar. 2004. « Speech research in a historical perspective ». Proceedings of From sound to sense: 50+ years of discoveries in speech communication. Research Laboratory of Electronics [En ligne], consulté le 30 mai 2016. URL: http://www.rle.mit.edu/soundtosense/conference/pdfs/ invitedspeakers/Fant%20PAPER.pdf

FAUSTO-STERLING, Anne. 1987. Myths of Gender: Biological Theories about Women and Men. New York: Basic Books.

FAUSTO-STERLING, Anne. 1993. « The Five Sexes - Why Male and Female are not Enough » The Sciences 33: 19‑25.

FAUSTO-STERLING, Anne. 2012 [2000]. Corps en tous genres. Paris : La Découverte.

FAUSTO-STERLING, Anne & TOURAILLE, Priscille. 2014. « Autour des critiques du concept de sexe. Entretien avec Anne Fausto-Sterling » Genre, sexualité & société 12.

FEINBERG, David R., DEBRUINE, Lisa M., JONES, Benedict C. & LITTLE, Anthony C. 2008. « Correlated preferences for men’s facial and vocal masculinity » Evolution and Human Behavior 29: 233‑241.

FEINBERG, David R., JONES, Benedict C., LAW SMITH, Miriam J., MOORE, Fhionna R., DEBRUINE, Lisa M., CORNWELL, Robin E., HILLIER, Stephen, G. & PERRETT, David I. 2006. « Menstrual cycle, trait estrogen level, and masculinity preferences in the human voice » Hormones and Behavior 49: 215‑222.

FEINBERG, David R., JONES, Benedict C., LITTLE, Anthony C., BURT, David M. & PERRETT, David I. 2005. « Manipulations of fundamental and formant frequencies influence the attractiveness of human male voices » Animal Behaviour 69: 561‑568.

FRABLE, Mary Ann. 1962. « Hoarseness, a symptom of premenstrual tension » Archives of otolaryngology 75: 66‑68.

FRACCARO, Paul J. & O’CONNOR, Jillian J. M., RE, Daniel E., JONES, Benedict C., DEBRUINE, Lisa M. & FEINBERG, David R. 2013. « Faking it: deliberately altered voice pitch and vocal attractiveness » Animal Behaviour 85: 127‑136.

FRANK, Robert T. 1931. « The hormonal causes of premenstrual tension » Archives of Neurology & Psychiatry 26: 1053‑1057.

GLAD!, 01 | 2016 42

GRECO, Luca. 2013. « Exhumer le corps du placard. Pour une linguistique queer du corps king », in Ecritures du corps - Nouvelles perspectives, ZOBERMAN, Pierre, TOMICHE, Anne & SPURLIN, William (éd.). Paris: Classiques Garnier, 269‑289.

GREENE, Raymond & DALTON, Katharina. 1953. « The Premenstrual Syndrome » British Medical Journal 1: 1007‑1014.

GUILLAUMIN, Colette. 1978. « Pratique du pouvoir et idée de Nature (2) Le discours de la Nature » Questions Féministes 3 : 5‑28.

HARAWAY, Donna. 1988. « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » Feminist Studies 14: 575‑599.

HENTON, Caroline Gilles. 1986. A comparative study of phonetic sex-specific differences across langages. Thèse de doctorat. Oxford : University of Oxford.

HERITIER, Françoise. 1984. « Le sang du guerrier et le sang des femmes » Les Cahiers du GRIF 29 : 7‑21.

HIGGINS, Maureen B. & SAXMAN, John H. 1989. « Variations in vocal frequency perturbation across the menstrual cycle » Journal of Voice 3: 233‑243.

HIRSCHFELD Magnus, (1910) 2006, « Selections from The Transvestites: The Erotic Drive to Cross- Dress », in STRYKER Susan, WHITTLE Stephen (éd.), The studies reader, New York: Routledge, 28‑39

HODGES-SIMEON, Carolyn R., GAULIN, Steven J. C. & PUTS, David A. 2010a. « Voice Correlates of Mating Success in Men: Examining “Contests” Versus “Mate Choice” Modes of Sexual Selection » Archives of Sexual Behavior 40(3): 551‑557.

HODGES-SIMEON, Carolyn R., GAULIN, Steven J. C. & PUTS, David A. 2010b. « Different Vocal Parameters Predict Perceptions of Dominance and Attractiveness » Human Nature 21: 406‑427.

HUGHES, Susan M., DISPENZA, Franco & GALLUP, Gordon G. 2004. « Ratings of voice attractiveness predict sexual behavior and body configuration » Evolution and Human Behavior 25: 295‑304.

JAKOBSON, Roman, FANT, Gunnar & HALLE, Morris. 1963. Preliminaries to speech analysis: the distinctive features and their correlates. Cambridge: MIT Press.

JOHNSON, Thomas M. 1987. « Premenstrual syndrome as a Western culture-specific disorder » Culture, Medicine and Psychiatry 11: 337‑356.

JONES, Benedict C., FEINBERG, David R., DEBRUINE, Lisa M., LITTLE, Anthony C. & VUKOVIC, Jovana. 2010. « A domain-specific opposite-sex bias in human preferences for manipulated voice pitch » Animal Behaviour 79: 57‑62.

KENDALL, Kathy. 1991. « The politics of Premenstrual Syndrome: Implications for feminist justice » Critical Criminology 2: 77‑98.

KESSLER, Suzanne J. 1998. Lessons from the intersexed. Brunswick: Rutgers University Press.

KRAUS, Cynthia. 2000. « La bicatégorisation par sexe à l’“épreuve de la science” », in L’Invention du naturel : Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, GARDEY, Delphine & LOWY, Ilana (éd.). Paris: Éditions des archives contemporaines, 187‑213.

LADEFOGED, Peter. 1996. Elements of Acoustic Phonetics. Chicago: University of Chicago Press.

LANDER, Karen. 2008. « Relating visual and vocal attractiveness for moving and static faces » Animal Behaviour 75: 817‑822.

GLAD!, 01 | 2016 43

LANDERCY, Albert & RENARD, Raymond. 1979. Éléments de phonétique. Paris: Didier.

LAQUEUR, Thomas W. 1990. Making sex: Body and Gender from the Greeks to Freud. Cambridge: Harvard University Press.

LAWRENCE, Susan C. & BENDIXEN, Kae. 1992. « His and hers: male and female anatomy in anatomy texts for U.S. medical students, 1890‑1989 » Social Science & Medicine 35: 925‑934.

LIEBERMAN P., 1986, « Some aspects of dimorphism and human speech », Human Evolution, 1: 67– 75.

LIU, Xuan & XU, Yi. 2011. « What Makes Female Voice Attractive ». Proceedings of ICPhS XVII, 1274‑1277.

MARTIN, Philippe. 2008. Phonétique acoustique : Introduction à l’analyse acoustique de la parole. Paris : Armand Colin.

MEURER, Elisea M., GARCEZ, Vera, VON EYE CORLETA, Helena & CAPP, Edison. 2009. « Menstrual Cycle Influences on Voice and Speech in Adolescent » Journal of Voice 23 : 109‑113.

MICHARD, Claire. 2000. « Sexe et humanité en français contemporain » L’Homme. Revue française d’anthropologie 153 : 125‑152.

MIRANDA, Eduardo. 2012. Computer Sound Design : Synthesis techniques and programming. Abingdon: Focal Press.

MORRIS, Richard J., McCREA, Christopher R. & HERRING, Kaileen D. 2008. « Voice onset time differences between adult males and females: Isolated syllables » Journal of Phonetics 36: 308‑317.

ORMEZZANO, Yves. 2000. Le guide de la voix. Paris : Odile Jacob.

PICQUART, Julien. 2009. Ni homme, ni femme : enquête sur l’intersexuation. Paris : La Musardine.

PIERREHUMBERT, Janet B., BENT, Tessa, MUNSON, Benjamin, BRADLOW, Ann R. & BAILEY, Michael. 2004. « The influence of sexual orientation on vowel production » The Journal of the Acoustical Society of America 116(4): 1905‑1908.

PIPITONE, Nathan & GALLUP, Gordon G. 2008. « Women’s voice attractiveness varies across the menstrual cycle » Evolution and Human Behavior 29: 268‑274.

PISANSKI, Katarzyna, MISHRA, Sandeep & RENDALL, Drew. 2012. « The evolved psychology of voice: evaluating interrelationships in listeners’ assessments of the size, masculinity, and attractiveness of unseen speakers » Evolution and Human Behavior 33: 509‑519.

PUTS, David A. 2005. « Mating context and menstrual phase affect women’s preferences for male voice pitch » Evolution and Human Behavior 26: 388‑397.

REISCHER, Erica & KOO, Kathryn S. 2004. « The Body Beautiful: Symbolism and Agency in the Social World » Annual Review of Anthropology 33: 297‑317.

RIDING, David, LONSDALE, Deryle & BROWN, Bruce. 2006. « The Effects of Average Fundamental Frequency and Variance of Fundamental Frequency on Male Vocal Attractiveness to Women » Journal of Nonverbal Behavior 30: 55‑61.

RODIN, Mari. 1992. « The social construction of premenstrual syndrome » Social Science & Medicine 35: 49‑56.

SAXTON, Tamsin K., DEBRUINE, Lisa M., JONES, Benedict C., LITTLE, Anthony C. & ROBERTS, S. Craig. 2009. « Face and voice attractiveness judgments change during adolescence » Evolution and Human Behavior 30: 398‑408.

GLAD!, 01 | 2016 44

SCHROEDER, Manfred R. 2013. Computer Speech: Recognition, Compression, Synthesis. New York: Springer Science & Business Media.

SILVERMAN, Ellen-Marie & ZIMMER, Catherine H. 1978. « Effect of the menstrual cycle on voice quality » Archives of Otolaryngology 104: 7‑10.

STRYKER, Susan. 1998. « The Transgender Issue: An Introduction » GLQ: A Journal of and Gay Studies 4: 145‑158.

TITZE, Ingo R. 2001. « Acoustic Interpretation of Resonant Voice » Journal of Voice 15: 519‑528.

VUKOVIC, Jovana, FEINBERG, David R., JONES, Benedict C., DEBRUINE, Lisa M., WELLING, Lisa L. M., LITTLE, Anthony C. & SMITH, Finlay G. 2008. « Self-rated attractiveness predicts individual differences in women’s preferences for masculine men’s voices » Personality and Individual Differences 45: 451‑456.

WITTIG, Monique. 1980. « La pensée straight » Questions Féministes 7 : 45‑53.

ZITA, Jacquelyn N. 1988. « The Premenstrual Syndrome “Dis‐easing” the Female Cycle » Hypatia 3: 77‑99.

NOTES

1. « l’ensemble des croyances qui gouvernent la participation des individus à l’ordre du genre, et par lesquelles ils expliquent et justifient cette participation » (ma traduction). 2. Wittig (1980 : 50) rappelle que le concept de « différence des sexes » constitue « ontologiquement les femmes en autres différents. Les hommes eux ne sont pas différents. (Les Blancs non plus d’ailleurs ni les maîtres mais les Noirs le sont et les esclaves aussi) ». 3. « Choisir des illustrations de corps masculins pour représenter des caractéristiques non- sexuées du corps, organiser des chapitres en sections sur telle ou telle partie du corps humain distinctes des sections portant sur "la femme", comparer explicitement ou implicitement les structures féminines aux structures masculines, mettre des termes féminins entre parenthèses, et présenter les anatomies féminines comme des parties masculines altérées – tout cela participe au maintien d’une hiérarchie des anatomies : le masculin, puis le féminin ; le masculin comme norme, le féminin comme différent » (ma traduction). 4. https://www.skidmore.edu/~hfoley/Perc11.htm 5. Ainsi, avec un conduit vocal moyen deux fois moins long (8 cm) que celui d’un humain adulte (17 cm), un nourrisson âgé de quelques mois produit des voyelles dont les formants sont deux fois plus élevés que ceux d’un adulte (ma traduction). 6. […] ses fréquences de résonance étant visiblement plus basses que celles produites par un conduit vocal normal d’une longueur de 170 mm » chez les femmes (Hirschfeld,M(ma traduction). 7. La figure 3 montre l’inertance du conduit vocal en tant que fonction de la fréquence fondamentale pour un conduit d’une longueur de 17.5 cm complètement ouvert au niveau de la bouche (ma traduction). 8. « Nous considérerons le conduit vocal comme un tube d’environ 17.5 cm de long (il est un peu moins long chez la plupart des locuteurs, mais utiliser ce nombre est pratique parce qu’il simplifie les calculs) » (ma traduction). 9. Un conduit vocal d’un homme adulte a une longueur approximative de 17 cm. (ma traduction) 10. Étant donné que la longueur moyenne du conduit vocal d’un homme a environ 17.5 cm, les résonances se situent approximativement à 500, 1500, 2500 cps, etc. (ma traduction).

GLAD!, 01 | 2016 45

11. Ceci explique pourquoi les fréquences de formants des femmes adultes sont en moyenne plus élevées que celles des hommes, étant donné qu’un conduit vocal de femme adulte typique est plus court que celui d’un homme adulte (ma traduction). 12. Un conduit vocal de femme typique est 15 à 20 pourcents plus court que celui d’un homme typique (ma traduction). 13. Certaines hypothèses sur les différences de VOT entre hommes et femmes ont été formulées en se basant sur le fait que les volumes des conduits vocaux sont plus petits chez les femmes (ma traduction). 14. « pendant deux millénaires, il n’existait même pas de terme spécifique pour désigner l’ovaire, alors que cet organe est devenu au début du dix-neuvième siècle une synecdoque pour femme » (ma traduction). 15. Le terme « hystérie » vient du mot grec « hystera » qui signifie « utérus ». 16. Le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) est un manuel de référence publié par la American Psychiatric Association. Il classifie et catégorise des troubles mentaux et leurs critères diagnostiques. 17. Chez 38 femmes, nous avons trouvé 22 syndromes vocaux prémenstruels, se manifestant par un enrouement de voix et une augmentation de fatigue vocale. Des frottis des plis vocaux ont confirmé que ces 22 femmes souffraient toutes d’insuffisance lutéale. Seize femmes ne présentaient pas de modification de la voix particulière pendant la phase prémenstruelle, bien que deux d’entre elles aient une insuffisance lutéale. Quatorze avaient une sécrétion hormonale normale (ma traduction). 18. Le syndrome vocal prémenstruel se caractérise par une fatigue vocale, un registre réduit, une perte de force et une perte de certains harmoniques. Le syndrome commence habituellement 4‑5 jours avant la menstruation chez environ 33 % des femmes. Les professionnelles de la voix sont particulièrement touchées. Une exploration vocale dynamique par télévidéoendoscopie montre des congestions, des micro-varices, des œdèmes du tiers postérieur des plis vocaux ainsi qu’une perte d’amplitude vibratoire (ma traduction). 19. L’objectif de cet article est de présenter l’enrouement comme un symptôme méconnu de la tension prémenstruelle, de décrire brièvement cette entité, de discuter des mécanismes responsables de la raucité vocale et de la perte du contrôle vocal, et de donner des exemples cliniques. (ma traduction) 20. Le terme « sexe » est utilisé ici au sens d’une construction sociale mobilisant la fiction d’un fondement biologique permettant une différenciation binaire des corps en « femelle » et « mâle ». 21. « profusion folle de subjectivités genrées, engendrée par la rupture de “femme” et “homme”, se soulevant comme un archipel d’identités de la mer » (ma traduction). 22. « Une possibilité est que ce soit un facteur biologique inné qui influence à la fois l’orientation sexuelle et le développement des structures anatomiques sollicitées lors de la production de la parole » (ma traduction).

RÉSUMÉS

L’objectif de cet article est d’exposer comment les savoirs produits dans les sciences phonétiques sont, malgré leur objectivité et neutralité axiologique postulées, empreintes d’idéologies de genre et contribuent à véhiculer celles-ci. Dans la littérature phonétique, le corps est

GLAD!, 01 | 2016 46

omniprésent. Quand la production d’un son est décrite, le corps du locuteur est régulièrement représenté par un corps masculin. Par exemple, le conduit vocal humain est régulièrement présenté comme ayant une longueur de 17/17,5 cm. Cette longueur ne correspond cependant pas à une moyenne des conduits vocaux humains, mais à une moyenne de conduits vocaux masculins. Une des conséquences de la confusion entre humain et masculin est que le corps masculin est instauré en norme, et que le corps féminin, présenté comme spécifique, marqué, peut faire l’objet d’un discours pathologisant. Ceci est notamment le cas dans la littérature sur le Syndrome vocal prémenstruel, où des phénomènes physiologiques accompagnant la cyclicité féminine sont décrits en tant que « symptômes » d’un « syndrome ». Le troisième discours idéologique étudié est celui du binarisme. La littérature phonétique produit et reproduit l’idée du binarisme de genre à travers les manières dont sont posées des questions de recherche, formulées des hypothèses, ou encore élaborés des protocoles expérimentaux. Par exemple, dans des textes phonétiques, l’expression « sexe/genre opposé » apparaît régulièrement et l’appareil vocal humain est systématiquement décrit comme sexuellement dimorphe.

This article exposes how knowledge construction in phonetic sciences is influenced by gender ideologies. The idea that the production of knowledge is a neutral act is deconstructed and it is instead demonstrated that scientific knowledge is situated knowledge and thus shaped by specific assumptions about gender. In phonetic literature, the body is omnipresent. In descriptions of how human sounds are produced, the body of the speaker is frequently represented by a male body. For example, the human vocal tract is frequently defined as being 17 or 17,5 cm long. This is not the average length of human vocal tracts but the average length of male vocal tracts as measured in early studies. As a consequence of the confusion between human and male, the male body becomes the norm, and the female body becomes specific, marked, and eventually pathologized. This is the case, for instance, in the literature about Premenstrual Vocal Syndrome, where different physiological phenomena accompanying the female cyclicity are being described as “symptoms” of a “syndrome”. Gender binarism is the third ideology we’ll analyse. Phonetic literature produces the idea of gender binary in the very way research questions and hypotheses are formulated and experimental protocols designed. For example, in phonetic texts, the expression “opposite gender/sex” appears frequently, and the human vocal apparatus is systematically described as sexually dimorphic.

INDEX

Mots-clés : épistémologie féministe, genre, idéologie, phonétique, savoirs scientifiques Thèmes : Recherches Keywords : feminist epistemology, gender, ideology, phonetics, scientific knowledges

AUTEUR

ARON ARNOLD Laboratoire de phonétique et phonologie UMR 7018 / CNRS & Université Sorbonne nouvelle

GLAD!, 01 | 2016 47

Genre et migrations L’autonomie à l’épreuve du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration Gender and Migrations. The Impact of the Accomodation and Integration Contract’s Linguistic Requirements on Autonomy

Nadia Ouabdelmoumen

« L’acquisition rapide de la langue du pays qui garantit l’autonomie du parcours individuel et social est une des principales préoccupations des gouvernements. Ne pas pouvoir communiquer, c’est symboliquement ne pas exister. » Haut Conseil à l’Intégration, Le Contrat et l’Intégration, 2003 : 83

1 L’autonomie est un idéal central des sociétés dites modernes. Dans un premier sens, elle désigne le processus par lequel un groupe social ou un individu se gouverne par ses propres lois ou selon ses propres intérêts. Son développement est concomitant à l’avènement théorique de l’individu au XVIIIe siècle, puis de l’individualisme, de la responsabilisation, des nouvelles formes de division du travail, de la spécialisation et de l’interdépendance. Durant le XXe siècle, l’histoire des mouvements ouvriers et de l’éducation populaire fera de l’autonomie de l’enfant un objectif pédagogique majeur. De leur côté, les mouvements de 1968 érigeront cet idéal comme une force libératrice susceptible de contrer les inégalités sociales, notamment celles induites par le patriarcat, dans un contexte de dénaturalisation et de politisation des rapports sociaux de sexe (Delphy 2001). Au centre des revendications d’émancipation collective et individuelle dans les années 1960 et 1970, cet idéal se trouve cependant aujourd’hui critiqué pour sa potentielle fonction de légitimation de l’ordre social. Généralement, les débats actuels s’accordent pour y voir « une certaine version de la liberté caractérisée par un rapport cognitif et pratique à soi privilégié » (Jouan 2012 : 43). Mais, à l’instar de Foessel pour qui il « n’existe pas de moyen plus efficace de contraindre les individus que celui qui les convainc qu’ils agissent librement » (2011 : 345), cet idéal des Lumières peut également être perçu comme un instrument de contrôle et une façon de

GLAD!, 01 | 2016 48

gouverner les individus « depuis leur propre liberté » proclamée. En outre, en devenant un objectif performatif des politiques publiques, ce poncif de l’action sociale (Alberola & Dubéchot 2012 : 149) se serait transformé en une sorte de rhétorique des institutions.

2 En partant d’une recherche de doctorat qui a consisté à interroger l’actualisation du genre et des rapports sociaux dans le cadre de la mise en application du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration à Rennes (France)1, cette contribution vise à interroger l’autonomie comme un principe sur lequel, et par lequel, se fonde ce dispositif contractuel de l’offre-obligation de formation linguistique. Après avoir défini les préalables théoriques relatifs à notre questionnement : le genre et les rapports sociaux, et avoir présenté le contrat d’accueil et d’intégration (CAI) et son volet linguistique (VL), nous décrirons la manière dont apparait, sur ce terrain d’enquête, une forme d’injonction à l’autonomie par la langue qui s’adresse prioritairement aux femmes stagiaires de ce dispositif. Cela, en veillant à croiser les discours de (sur) l’autonomie avec une interprétation des conditions sociohistoriques, politiques, etc. qui participent à leur production et à la réactualisation des rapports sociaux. Sans omettre que les dimensions de classe traversent les phénomènes sociaux décrits, notre analyse se centrera davantage sur l’articulation-actualisation du genre et de la race.

3 La posture méthodologique adoptée est interdépendante d’une posture théorique de départ, elle-même liée à la définition du genre. En effet, dans cette recherche, le genre est considéré comme un rapport social fondé sur des processus de différenciation et de hiérarchisation entre les sexes (Scott 1988 : 141) et des processus, notamment discursifs, de fabrication et d’institution des sexes. Prenant acte des critiques adressées à l’hégémonie d’une pensée féministe révélant un usage raciste de la catégorie de genre (black feminism, post colonial studies, subaltern studies), aux théories traitant du sexisme comme contradiction secondaire des sociétés de classe capitaliste et enfin, aux approches privilégiant un pluralisme cumulatif des rapports de domination (intersectionnalité), les rapports sociaux sont envisagés ici en termes de consubstantialité et de coextensivité. Dans ce cadre, la notion de rapport social désigne « une relation antagonique entre deux groupes sociaux, établie autour d’un enjeu » (Kergoat 2009 : 112) et/ou une « tension qui traverse le champ social et qui érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes sociaux aux intérêts antagoniques » (Pfefferkorn 2012 : 95‑96). Et, puisque le genre est un rapport social parmi d’autres, les rapports sociaux de sexe, de race et de classe sont envisagés comme consubstantiels, car ils « forment un nœud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales » et coextensifs puisqu’ils « se produisent et se reproduisent mutuellement en se déployant » (Kergoat 2009 : 112).

4 Ces préalables sont au centre de la manière dont a été abordé le protocole d’enquête (de 2009 à 2011).

Un protocole d’enquête articulé autour de l’observation directe et l’entretien semi-directif

5 La phase d’observation directe s’est déroulée dans deux organismes de formation et a concerné quatre dispositifs de formation linguistique (FL) à destination des personnes immigré-e-s sur le territoire rennais. Dans un premier organisme, ces observations ont concerné les Ateliers de Savoirs Sociolinguistiques (ASL) et les plateformes d’évaluation

GLAD!, 01 | 2016 49

et d’orientation de la demande de formation linguistique2. Dans un second organisme de formation, en charge de la prescription linguistique CAI à Rennes, ces observations ont concerné les plateformes d’accueil des stagiaires CAI et les formations linguistiques CAI et Hors-CAI3, à l’occasion de dix-sept séances de préparation à la passation du DILF (Diplôme Initial de Langue Française)/DELF (Diplôme d’Études en Langue Française), dans six lieux de formation sur le territoire rennais.

6 La phase d’entretien semi-directif a été menée dans l’organisme agréé pour la FL CAI à Rennes, auprès de cinq enseignantes CAI et de quatorze signataires-stagiaires CAI et hors-CAI.

7 À l’époque du déroulement de ces enquêtes de terrain, l’équipe de formation CAI est exclusivement constituée d’enseignantes.

L’égalité entre les sexes et l’autonomie : au cœur de la mise en place du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration

8 Le contrat d’accueil et d’intégration est un document individuel signé entre l’État et toute personne étrangère « non communautaire » admise « pour la première fois au séjour (…) ou qui entre régulièrement en France (…) et qui souhaite s’y maintenir durablement »4.

9 La signature de ce contrat qui peut intervenir en amont de l’émigration, à travers le pré-CAI, et auquel peut s’ajouter la signature d’un Contrat d’Accueil et d’Intégration pour la Famille (CAIF), engage les personnes contractantes à participer à une session d’information sur la vie en France, à un bilan de compétences professionnelles pour les signataires non titulaires d’un emploi, à une formation civique et, enfin, le contrat d’accueil et d’intégration implique un volet de prescription linguistique obligatoire depuis le 1er janvier 2007, suite à la loi du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration.

10 Dans ce cadre, toute personne qui désire rejoindre la France, dans le cadre du regroupement familial, de même que les conjoint-e-s étranger-ère-s de Français sollicitant un visa de long séjour, doivent faire l’objet d’une évaluation permettant d’apprécier leur degré de connaissance de la langue française. Si le besoin en est établi, une formation linguistique leur est délivrée. Dans ce cas, et à l’issue d’environ 400 heures de formation, les signataires-stagiaires du contrat d’accueil et d’intégration sont soumis-e-s à une évaluation que sanctionnent soit le DILF, soit le DELF A1 à partir de 2010.

« Agissons pour que les droits de la femme française s’appliquent aussi aux femmes de l’immigration » : un contrat pour l’égalité entre les sexes

11 Dès 2003, lorsque le contrat d’accueil et d’intégration est expérimenté dans quelques départements français, un lien explicite est établi entre sa nécessité et l’importance que revêt le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes. Cette mise en corrélation est perceptible dans de nombreux discours politiques qui accompagnent sa mise en place,

GLAD!, 01 | 2016 50

dont cet extrait d’allocution de Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, à l’occasion d’une convention intitulée Une immigration choisie, une intégration réussie, le 9 juin 2005 : Il faut être plus volontariste et exigeant en matière d’accueil et d’intégration. Le contrat d’accueil doit être obligatoire et le contenu des formations plus dense. Nous sommes fiers des valeurs de la République, de l’égalité entre les hommes et les femmes, de la laïcité, de l’idéal français d’intégration. Alors, osons en parler à ceux que nous accueillons. Et agissons pour que les droits de la femme française s’appliquent aussi aux femmes de l’immigration5.

12 D’ailleurs, dans le contrat présenté à la signature, l’égalité est exclusivement définie comme une égalité entre les sexes : L’égalité entre les hommes et les femmes est un principe fondamental de la société française. Les femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les hommes. Les parents sont conjointement responsables de leurs enfants. Ce principe s’applique à tous, Français et étrangers. Les femmes ne sont soumises ni à l’autorité du mari ni à celle du père ou du frère pour, par exemple, travailler, sortir ou ouvrir un compte bancaire. Les mariages forcés et la polygamie sont interdits, tandis que l’intégrité du corps est protégée par la loi6.

13 Le contrat d’accueil et d’intégration et son volet linguistique sont mis en place dans un contexte de restriction de l’immigration adossée à une rhétorique des besoins économiques. À l’occasion de cette mise en opposition de l’immigration, entre immigration choisie – c’est-à-dire immigration de travail, de talents et de compétences – et immigration subie – c’est-à-dire immigration familiale et/ou illégale, c’est notamment au nom de l’attachement à l’égalité entre les sexes que paraît légitimé le contrat d’accueil et d’intégration comme une sorte de kit contractuel, garant d’une intégration réussie, parce que choisie (Fassin 2006).

L’autonomie : un principe inhérent au soubassement contractuel du CAI

14 En outre, l’apparition et la mise en application du CAI et de son volet linguistique sont à situer dans deux autres contextes permettant d’interpréter les discours associés à l’autonomie dans le cadre de nos enquêtes. En effet, la mise en fonctionnement de ce dispositif des politiques de l’immigration et de l’intégration est concomitante à une multiplication des formes contractuelles d’action publique depuis une trentaine d’années (Gaudin 2007) et de prolifération de processus de suivi individualisés et contractualisés, privilégiant des mécanismes capacitants de responsabilisation individuelle, de valorisation de l’autonomie, de socialisation par le travail et de lutte contre l’inactivité, dans un contexte paradoxal marqué par une pénurie de l’emploi. Enfin, ce dispositif apparait dans un contexte de généralisation des rhétoriques de l’insécurité, justifiant le renforcement d’instruments et d’actions de contrôle et de sécurité institutionnalisés (Bouquet 2012 : 18).

15 L’incitation à la responsabilité et à l’autonomie est inhérente au soubassement contractuel du VL du CAI, ce qui en fait un cadre interprétatif non négligeable pour la compréhension de l’autonomie, un principe qui est éminemment lié à la connaissance de la langue, considérée comme un « facteur essentiel d’autonomie économique, sociale et culturelle » ou comme « un vecteur essentiel d’intégration et une condition nécessaire et indispensable pour accéder rapidement à l’autonomie »7.

GLAD!, 01 | 2016 51

16 Dans ce contexte prescriptif, la connaissance-maitrise de la langue française est envisagée comme une nécessité pour l’autonomie individuelle, cette dernière étant pensée comme une exigence face aux risques de chômage, de précarité, d’inégalité entre les sexes, etc. Plus encore, la langue elle-même est désignée comme « langue de l’autonomie » et son apprentissage décrit comme devant inclure « par le vocabulaire, la syntaxe et leurs usages » entre autres valeurs et principes « l’égalité des hommes et des femmes »8.

17 Aussi, considérant que les langues s’inscrivent dans un ensemble de processus qui légitiment ou délégitiment les pratiques sociales (Canut & Duchêne 2011 : 5) et qu’elles participent à l’actualisation du caractère hiérarchisé et hiérarchisant de ces pratiques sociales, soit des rapports sociaux, la suite de notre propos visera à décrire la manière dont apparait, dans le cadre ce dispositif de contrôle et de sécurité (Foucault 2004 : 50), une forme d’exigence différenciée à l’autonomie, révélatrice de la prégnance du contrôle social, entendue comme un « corpus d’exigences normatives de régulation sociale » (Amyot 2012 : 127) dont le but est d’assurer une forme d’homogénéité des comportements sociaux, dans une visée de cohésion sociale.

Autonomie par la langue et actualisation du genre et des rapports sociaux dans le cadre du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration

L’autonomie : un objectif central et transversal du contrat d’accueil et d’intégration et de son volet linguistique

18 L’autonomie ne figure pas parmi les notions explicitement interrogées lors des enquêtes de terrain et aucun-e stagiaire ne la mentionne lors de nos échanges. Néanmoins, cette notion est particulièrement mobilisée par les enseignantes en charge de la prescription linguistique CAI, lorsqu’elles évoquent leurs attentes vis-à-vis des stagiaires et/ou l’intérêt que représentent la formation linguistique et le DILF/DELF pour ces dernier-ère-s. Ce principe n’est pas directement mis en lien avec le projet pédagogique que sous-tend le volet linguistique du CAI. Elle n’est pas évoquée pour interroger le degré d’encadrement des stagiaires, leur capacité à effectuer des tâches sans se référer aux enseignantes et/ou pour désigner la capacité des apprenant-e-s à s’autonomiser dans leur parcours de formation, selon une logique d’efficacité des apprentissages. Le plus souvent, l’autonomie est décrite comme un objectif final et transversal de ce dispositif à destination des immigré-e-s non-communautaires. Dans ce cadre, la langue est plébiscitée comme pilier de cette autonomie sociale, un aboutissement qui passe nécessairement par l’autonomie linguistique, par laquelle est généralement décrit le rôle des enseignantes rencontrées. Ce rôle consiste à accompagner l’ « engagement volontaire » des signataires-stagiaires de ce dispositif dans la réalisation active de leur projet de FL exigé, un projet que ces apprenant-e-s sont censé-e-s reconnaître de fait, en tant qu’il est le reflet d’un engagement prétendument choisi, ce dont atteste la signature du CAI.

19 Aussi, bien que des enseignantes nuancent sa capacité à garantir l’autonomie des signataires-stagiaires, au regard de son faible volume horaire ou parce qu’il n’est pas assez individualisé, le VL du CAI est décrit comme un espace censé permettre aux

GLAD!, 01 | 2016 52

apprenant-e-s d’incorporer des règles légitimes, notamment linguistiques, nécessaires pour devenir des sujets autonomes, responsables et capables de s’adapter à la société française. Toutefois, en même temps qu’elle est décrite comme un objectif central et transversal de ce dispositif, nos enquêtes de terrain ont montré que l’évocation de cette autonomie est le lieu d’une exigence différenciée selon les sexes, révélatrice de l’inscription et de la réactualisation des rapports sociaux (Falquet, Lada & Rabaud 2006).

L’autonomie, une exigence différenciée selon les sexes : « c’est la mère qui emmène l’enfant à l’école »

(1) / on a eu des cas (…) où on s’est fait insulter par des maris (rires) / parce que le fait que la formation soit pas purement linguistique / qu’il est inclus dans la formation l’autonomie de la femme notamment / c’est inclus dans la formation / qu’elles soient capables de se débrouiller seules dans la ville par exemple / (Sandrine.23.1)

20 Comme le souligne Sandrine, l’autonomie de la femme fait partie des prérogatives du cahier des charges du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration, un dispositif dans lequel les femmes sont majoritairement représentées9. Cela impacte sans doute la manière dont les enseignantes se positionnent vis-à-vis de ce principe, dans un contexte concomitant de durcissement des contrôles exercés sur les bénéficiaires du regroupement familial10 et de surveillance externalisée, à partir des pays d’origine, que permet le pré-CAI. Dans ce contexte qui réaffirme la centralité du mariage et de « l’exemplarité affective » (Catarino 2011 : 103) comme principales voies de migration légale en France, si une majorité des enseignantes considère ce dispositif prescriptif comme un lieu d’autonomisation pour les signataires-stagiaires du CAI, le principe d’autonomie est prioritairement évoqué à l’endroit des femmes stagiaires :

(2) / moi je pense que / c’est un premier pas pour les femmes qui arrivent en France le / voilà / de suivre des cours en français / de passer le DILF / c’est une première étape justement dans leur autonomie / (Diane. 11.6)

21 Diane considère l’appropriation du français et/ou la passation du DILF comme une première étape permettant aux femmes d’accéder à leur autonomie. Insistant sur le fait que la formation linguistique concerne majoritairement des femmes, l’enseignante ajoute :

(3) / et ces femmes / on a l’impression qu’elles sont / qu’elles ont toujours été accompagnées dans leur pays / c’est-à-dire que c’est souvent le mari qui faisait les démarches / en France c’est les enfants qui prennent le relais / (Diane. 11.6)

22 Puis, partant de ce qu’elle semble considérer comme un défaut d’autonomie, Diane réaffirme l’importance de la FL CAI :

(4) / et je pense que cette formation linguistique leur permet / pour celles qui l’acceptent / d’être autonomes (Diane. 11.6)

23 Et elle précise le sens qu’elle attribue au vocable autonomie :

GLAD!, 01 | 2016 53

(5) / ça veut dire / c’est la mère qui emmène l’enfant à l’école / c’est pas l’enfant qui est là et sa mère est à côté pour faire semblant de l’emmener à l’école / donc y a / (…) / y a un début / (…) / d’autonomie pour ces femmes / certaines l’acceptent et sont conscientes que c’est une aubaine / d’autres préfèrent / dire voilà / (…) de toute façon / c’est pas moi qui fait les démarches / c’est mon mari / c’est mes enfants qui me servent d’interprètes / donc moi j’essaye de leur expliquer souvent / que les enfants interprètes c’est bien / mais c’est pas le rôle des enfants / et que c’est pas un service qu’on leur rend que d’être toujours / voilà / assistées / (Diane. 11.6)

24 Le contrat d’accueil et d’intégration est représentatif des dispositifs qui substituent la logique de l’usager-bénéficiaire à celle de l’usager-acteur-actif. Ces derniers se mettent en place autour de la remise en cause des formes de solidarité induites par d’anciens dispositifs, perçus comme des lieux potentiels de déresponsabilisation des individus et de production d’une assistance néfaste11.

25 La rhétorique des méfaits de l’assistance est particulièrement observable dans les propos de Diane qui décrit la FL CAI comme une étape permettant de contrer certaines formes de dépendance et d’assistance, pour l’autonomie des femmes. À cet endroit, ce principe apparait comme une capacité ou une qualité des stagiaires femmes à être dans un processus de relation à soi et aux autres qui permet, par l’appropriation du français, ainsi que des normes explicites et implicites nécessaires pour demeurer en France, de se libérer d’une forme de dépendance envisagée comme spécifique ou particulière.

26 Par ailleurs, tandis que la formation linguistique est décrite comme une aubaine pour les femmes qui l’acceptent, l’autonomie qu’elle est censée conférer est le lieu d’une exigence de séparation adressée à ces dernières, souvent décrites comme des figures de dominées archétypales, déjà-assistées par leurs conjoints, figures de dominants archétypaux. Enfin, cet idéal est convoqué à travers une figure et une position sociale en outre dépréciée dans les entretiens, celle de mère au foyer. À cet endroit, l’évocation de l’autonomie met en exergue une consubstantialité située des rapports sociaux, car si les femmes stagiaires apparaissent comme déjà-dépendantes, ce n’est sans doute pas parce qu’elles ne parlent pas, ou pas assez, la langue française, mais parce qu’elles sont des femmes, et des femmes racisées de surcroît (Guillaumin 2002).

27 Cette rhétorique de l’autonomie s’apparente à une sorte d’exhortation à se « délivrer de tout lien » (Hache 2007 : 53). Et, conformément à l’inédite vigueur qui impulse la mise en place du CAI, à partir de l’idée qu’il est nécessaire d’« en finir avec l’image “sociale”, (…) à la fois misérabiliste et contestataire, des immigrés » pour « en montrer le visage de la réussite » (Fassin & Mazouz 2007 : 740), ce principe peut induire une forme de dévalorisation de certains liens d’interdépendance — principalement vis-à-vis des conjoints et des enfants — pour offrir un point de vue capacitaire et non victimaire de l’immigration et des immigré-e-s. Mais, simultanément, il masque des dépendances, des interdépendances et des incapacités intrinsèquement liées à l’émigration et à l’immigration, à la consubstantialité des rapports sociaux, et à la prégnance d’une division du travail au centre de l’infusion de l’autonomie, car c’est la mère qui emmène l’enfant à l’école (…).

GLAD!, 01 | 2016 54

Entre « le monde du travail » et « leur communauté » : autonomie, rapports sociaux et division du travail

28 Comme les rapports sociaux de classe, les rapports sociaux de sexe et les rapports sociaux de race « ont une base matérielle, en l’occurrence le travail » (Kergoat 2004 : 35). Ils s’expriment à travers une forme de division du travail social, découlant des rapports sociaux de sexe, de race et de classe, historiquement et socialement produits et organisés autour de deux principes, la séparation et la hiérarchisation. Dans ce cadre, la notion de division sexuelle du travail désigne « l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée » (Kergoat 2004 : 35).

29 De nombreux moments d’échange avec les enseignantes CAI mettent en relief les rapports sociaux dans lesquels sont engagé-e-s les signataires-stagiaires de ce dispositif et les enseignantes, ainsi que la forme de division du travail qui en découle. C’est le cas lorsque Sandrine s’interroge par rapport à la façon dont certaines stagiaires s’approprient le français hors des moments de formation. À cette occasion, elle avance l’idée, communément admise, selon laquelle, par leur insertion professionnelle, les hommes stagiaires auraient plus de facilités que les femmes stagiaires à s’approprier cette langue :

(6) / je dirai que les hommes ils ont souvent cette facilité parce que / quand ils sont dans le monde du travail / quand ils travaillent / souvent ils s’approprient la langue à l’oral plus facilement / que certaines femmes qui restent entre elles dans leur communauté pendant ce temps là / (Sandrine. 24.2)

30 Les discours associés à l’autonomie, et à l’appropriation linguistique, présentent souvent une sorte de continuité des prérogatives assignées aux femmes et aux hommes, lesquelles prérogatives sont associées à des qualités attendues de ces dernièr-e-s, dépassant le cadre prescriptif de ce dispositif. À cet égard, les propos de Sandrine semblent révélateurs d’un paradoxe qui accompagne le plébiscite de l’autonomie. Alors que ce dernier s’adresse prioritairement aux femmes stagiaires12 et qu’il est exigé d’elles qu’elles en adoptent les signes intérieurs et extérieurs pour se libérer d’une forme de dépendance spécifique et favoriser un meilleur management de soi-même, la réalisation de cette autonomie semble souvent limitée à la sphère domestique et au rôle de femme ou de mère au foyer.

31 En outre, cet extrait d’entretien met en relief une sorte de déjà-illégitimité de l’entre- soi de ces femmes, visible à travers l’emploi différencié des termes le monde du travail, exclusivement mis en lien avec les hommes, et leur communauté, strictement mis en lien avec les femmes. Dans ce contexte discursif, la référence semble se situer autour du terme le monde du travail, tandis que l’expression leur communauté attire l’attention sur une altérité différenciée et racisée. Toutes les communautés ne se valent pas. Comme le montrent de nombreux travaux, les pratiques d’entre-soi (ou de communautarisme) de groupes considérés comme légitimes, prônant à la fois un individualisme universaliste et un collectivisme de classe séparatiste, ne sont généralement pas abordées d’un point de vue polémique, voire dangereux (Chevalier 2002). Alors que le mot communauté peut, par ailleurs, évoquer des formes de solidarité nécessaires pour faire société,

GLAD!, 01 | 2016 55

l’entre-soi qu’il suppose ici apparait comme illégitime, non pas parce qu’il est un entre- soi, mais parce qu’il est incarné par des femmes racisées. Ceci, faisant entrevoir les médiations autour desquelles peuvent s’articuler et s’actualiser les rapports sociaux asymétriques qui produisent et/ou réitèrent les assignations, par des processus, notamment discursifs, de différenciation et de hiérarchisation.

« Des cours de français pour être dans la vie de leur enfant (…) et ne pas être sous la coupe de leur mari » : de l’articulation à l’actualisation des rapports sociaux

32 Dans le cadre de nos enquêtes, la dimension hiérarchisée et hiérarchisante des discours et des actions relatives à l’autonomie et aux langues est souvent masquée par une rhétorique située de l’égalité entre les sexes, comme trait émancipateur de la société française, ce qu’illustrent les propos de Camille à travers les liens de corrélation qu’elle établit entre appropriation linguistique et autonomie :

(7) / je pense que c’est bien que les gens qui (…) ne parlent pas français puissent avoir des cours de français / je pense que c’est (…) / très important qu’ils réussissent à avoir une certaine autonomie dans un pays où ils vont vivre / je pense aussi que c’est le seul moyen pour certaines femmes de réussir à sortir de leur cocon familial (…) / ben y’en a quand même certaines qui ont des pressions communautaires et donc c’est un peu le moyen qu’elles ont pour voir un petit peu autre chose et puis (…) se familiariser aussi un petit peu avec (…) les coutumes françaises puisqu’on leur parle de ça aussi / (Camille.8)

33 Cet énoncé débute par l’emploi du général (les gens) à partir duquel se décline le féminin (les femmes), en annexe de l’argument de référence. Et, partant des pressions communautaires que subiraient certaines femmes, Camille décrit la FL CAI comme le seul moyen qui permettrait à celles-ci de sortir de leur cocon familial. Lui demandant d’expliciter le sens qu’elle attribue au terme autonomie, l’enseignante répond :

(8) / juste le fait de parler / de pouvoir s’exprimer donc de pouvoir / je sais pas / aller à la mairie / de pouvoir remplir un chèque / de pouvoir discuter avec les instit’ de leurs enfants / (…) / là je parle surtout des femmes / parce que bon on a plutôt des femmes / avoir la possibilité d’être vraiment dans la vie de leur enfant / de pouvoir l’accompagner / d’avoir la possibilité / de ne pas être complètement enfermée et sous la coupe de leur mari / et pouvoir un petit peu s’émanciper / » (Camille.8.1)

34 Ces propos réitèrent l’importance de se garder de penser l’autonomie comme une injonction à l’agir indifférenciée et mettent en exergue la manière dont les rapports sociaux de sexe s’articulent avec les rapports sociaux de race, desquels résulte et qu’actualise la division sexuelle et raciale du travail. Après avoir établi un inventaire des activités ou des valeurs associées à l’autonomie, l’enseignante, évoque le cas des femmes stagiaires, et semble alors limiter les bénéfices de ce principe à leur statut et rôle de mères, d’épouses et à la sphère domestique, suggérant ainsi que, sans l’autonomie que confère la FL CAI, ces femmes pourraient ne pas être vraiment dans la vie de leur enfant.

GLAD!, 01 | 2016 56

35 Au centre d’un mode de gouvernement de soi et de l’autre, et de nouvelles conflictualités sociales en constante recomposition, la mise en lien de l’obligation linguistique et de l’autonomie fait entrevoir la façon dont s’articulent et s’actualisent les rapports sociaux dans le cadre de ce dispositif de contrôle et de sécurité. Lorsqu’elle s’adresse aux hommes stagiaires, l’autonomie que confère la FL CAI est prioritairement définie par et pour les critères du monde du travail (cf. Sandrine en (6)), de la sphère productive, marchande et légitime. Et, lorsque ce principe s’adresse aux femmes stagiaires, elle est prioritairement définie par et pour la sphère reproductive, privée et domestique. Autrement dit, l’autonomie des hommes passe par la langue et elle est nécessaire pour figurer dans la sphère productive et marchande, au rôle exigé de travailleur-salarié, et l’autonomie des femmes passe également par la langue, mais paraît d’abord nécessaire pour figurer dans la sphère reproductive, au rôle tout aussi exigé de mère ou de femme au foyer, et pour s’autonomiser, soit s’éloigner de leurs conjoints. À ce titre, ces extraits d’entretiens attirent également l’attention sur une fausse alternative entre anti-sexisme et anti-racisme. Or, ce dilemme n’est pensable que dans la mesure où il est considéré que le sexisme et le racisme concernent deux groupes distincts. Outre son impossibilité empirique, une telle proposition implique également un dilemme et un conflit à l’intérieur des groupes qu’elle vise. De plus, comme le rappelle Delphy, « il n’existe pas de panneau annonçant : ici vous quittez le système patriarcal pour entrer dans le système raciste » (2008 : 212). Ces deux systèmes se combinent dans un même temps et un même espace pour les individus, en ayant en commun l’assignation des groupes sociaux à une place sociale, selon des processus de différenciation et de hiérarchisation qui les constituent. Ces rapports de pouvoirs relatifs au sexisme et au racisme concrétisent en même temps un accès différencié aux ressources matérielles, aux espaces de pouvoir et à la production des savoirs, impactant le registre de la classe (Palomares & Testenoire 2010 : 16).

36 Ce clivage des assignations est également accentué par la tension politique instituée entre immigration choisie (valorisée) et immigration subie (dévalorisée), la dernière catégorie rassemblant celles et ceux qui n’ont pas été choisi-e-s pour des raisons économiques. Renforçant l’assimilation des compétences linguistiques exigées à des compétences professionnelles, à partir d’une logique de responsabilisation où l’individu est prioritairement pensé à travers son employabilité (Heller 2011 : 22), cette binarisation de l’immigration rappelle combien la présence légitime des immigré-e-s demeure liée au travail (Sayad 2006). D’ailleurs, le CAI rend inopérantes les catégories d’immigré-e-s au profit de celles de signataires et de stagiaires. Si ces termes sont neutres du point de vue du sexe et de l’origine, ils le sont moins du point de vue de leur référence économique ou utilitariste. Enfin, en prenant appui sur d’autres dialectiques (modernité/tradition, ici/là-bas, eux/nous, etc.) qu’elle actualise, cette mise en opposition de l’immigration renforce l’altérisation des immigré-e-s (Moujoud 2008).

Quand ne pas pouvoir dire les choses est surtout handicapant pour une femme : l’intime pour définir l’autonomie

37 Si l’appropriation de la langue légitime est envisagée comme un levier pour l’autonomie individuelle, elle n’est pas exigée par tout-e-s les stagiaires ou pour les mêmes raisons :

GLAD!, 01 | 2016 57

(9) / y a les personnes qui parlent que leur langue chez eux / même au travail ça peut arriver qu’ils parlent que leur langue / (…) / ce qui me dérange aussi c’est / enfin / quand ils vont chez le médecin / avec une personne qui peut leur traduire ce qu’ils veulent dire / et qu’ils puissent pas dire les choses d’eux-mêmes / je trouve ça très (…) / handicapant / surtout pour une femme / (Nathalie.25.2)

38 L’actualisation des assignations est aussi perceptible dans les attentes différenciées des enseignantes vis-à-vis de l’appropriation linguistique, faisant entrevoir certains antagonismes autour desquels se forme et se transforme le principe d’autonomie, au- delà de ce dispositif prescriptif. Demandant à Nathalie d’expliciter les raisons pour lesquelles ce phénomène serait davantage handicapant pour une femme que pour un homme, elle répond :

(10) / que tu puisses pas exprimer ce que tu ressens / tes problèmes / et que t’as besoin de quelqu’un / du coup / rien n’est personnel finalement / tu partages tout avec ta famille / et tout avec ton conjoint / ou avec ta cousine / ou avec ta sœur / handicapant / c’est peut-être pas le terme / mais en tout cas / ça te valorise pas / (Nathalie.25.2)

39 À l’endroit de ce dispositif argumentaire qui s’adosse sur le registre sémantique de l’intériorité, du ressenti, des besoins individuels et du discursif pour exprimer l’importance de l’indépendance personnelle des femmes stagiaires, indépendance et autonomie étant souvent corrélées, ces femmes semblent assignées à la position de personnes qui auraient un besoin spécifique d’exprimer leur ressenti et leurs problèmes.

40 Mettant l’accent sur l’important processus occidental d’individuation des trajectoires de vie tel qu’il a été amorcé à partir de la seconde moitié du XXème siècle, ces propos rappellent la centralité de la dimension individuelle et intime comme lieu de définition actuelle de l’autonomie. Dans ce cadre, l’exigence d’autonomie est fréquemment médiatisée par une obligation, directe ou indirecte, d’être capable de se détacher de l’autre pour accomplir des démarches seul-e :

(11) / je me rappelle d’une stagiaire / (…) / c’était les / la période de Noël / (…) / et je demandais à chaque stagiaire de / de faire un vœu / et le vœu d’une femme nous a beaucoup surpris / c’était de venir seule en formation / son vœu c’était de / de pas être accompagnée justement / d’être autonome et de pouvoir venir toute seule en cours / (Diane. 11.7)

41 Comme le propose Ehrenberg, en remettant en cause les approches individualistes de l’autonomie prises dans la dichotomie individu/société, cette perspective de l’autonomie individuelle peut induire une sorte de « relation causative à soi » (2005 : 205). Elle laisse à penser qu’un individu peut se fonder lui-même et produire « tout seul, subjectivement et grâce à sa capacité réflexive, le lien social dans ses interactions avec d’autres sujets » (2005 : 202). Or, dire que l’autonomie se fonde ou s’impose désormais à partir du registre de l’intime n’en fait pas moins une règle socialement instituée et imposée, dont la forme ne dépend pas directement des aspirations intimes des individus. Ce principe ne relève pas d’un idéal que chacun-e peut actualiser selon ses propres désirs ou capacités, mais d’une norme sociale qui s’impose institutionnellement aux individus. Si elle s’adresse prioritairement à des individualités, l’autonomie est instituée comme une contrainte à incorporer en dehors

GLAD!, 01 | 2016 58

de ces mêmes individualités. Quand bien même cet idéal serait invoqué comme une mobilisation subjective et individuelle, il appartient au registre idéologique. Il est socialement institué et standardisé, donc un lieu potentiel d’instrumentation des parcours de vie et de réaffirmation des différences et des hiérarchies sociales, notamment linguistiques. Enfin, cette rhétorique de l’autonomie individuelle, conforme au modèle de l’égalité des chances et à l’ordre contractuel (Dubet 2010 : 92), peut avoir pour conséquence d’affaiblir les solidarités et les capacités à se penser collectivement, ignorant les processus de mobilité collective qui ont longtemps été des leviers pour l’intégration et pour l’autonomie des immigré-e-s.

Les vertus de l’obligation pour l’autonomie des femmes : quand ne pas avoir le choix est une bonne chose

42 Outre le caractère positif attribué à la formation linguistique CAI, c’est l’obligation de formation, elle-même, qui est plébiscitée par des enseignantes rencontrées :

(12) / on va dire que la formation linguistique leur permet de gagner en autonomie / même si / c’est aussi (…) toute une démarche dans leur esprit à faire / c’est vouloir aussi être autonome / et on voit que les (…) / la démarche qu’elles font déjà de venir régulièrement / donc de s’organiser à la maison / au niveau (…) / préparation des repas / au niveau des enfants / donc je trouve que c’est déjà une / une forme d’autonomie pour elles (…) / c’est un début (…) / bon la formation étant obligatoire / je pense que c’est une bonne chose / elles ont pas le choix / (…) / elles commencent à voler un petit peu de leurs propres ailes (…) / la formation est intensive / (…) / prendre le bus toutes seules / déjà la première fois elles sont accompagnées mais très vite elles prennent le bus toutes seules / le métro / elles commencent à se repérer dans Rennes / donc voilà / l’autonomie (…) / elle se fait avec la formation mais aussi avec tout ce que la formation entraine / comme autonomie / (Diane. 11.6)

43 Ces propos permettent de saisir certains antagonismes à partir desquels peut être légitimé le caractère contraignant et obligatoire de la FL CAI, au nom d’une version anti-sexiste située. Pour reprendre une formulation de Dubet : « Dans le monde idéal des chances, “vouloir, c’est pouvoir”. » (2010 : 81). Ainsi, même si Diane envisage que l’autonomie gagnée par la FL CAI, et ce qu’elle entraine, représente toute une démarche de l’esprit à faire, et qu’il est nécessaire de vouloir être autonome pour faire advenir cette autonomie, soit qu’elle est avant tout une aspiration qui « se prouve en s’éprouvant » (Foessel 2011 : 351), l’enseignante considère, paradoxalement, que c’est une bonne chose que les femmes stagiaires n’aient pas le choix. C’est au nom des bienfaits et des bénéfices qu’il entraine, notamment en termes d’autonomie, que le caractère obligatoire et contraignant de cette prescription linguistique est décrit comme bénéfique, lorsqu’il implique les femmes stagiaires. À travers ce glissement de l’aspiration à la condition (Ehrenberg 2011 : 562), l’autonomie apparait comme une sorte de propriété des stagiaires à être ou à ne pas être autonomes ou comme le lieu de possession de quelque chose d’assez sécurisant pour se sentir libre d’avoir des projets (Dubet 2010 : 104). Formulé ainsi, cet idéal peut être un leurre qui invite à s’affranchir de l’autre, à ne rien lui devoir et à ne rien lui donner en retour.

44 Cette appréhension de l’autonomie est étroitement liée au soubassement contractuel du CAI, car, si l’autonomie linguistique est une exigence, le contrat est l’instrument qui

GLAD!, 01 | 2016 59

assure et actualise cette exigence. Plus tôt, lors de mon échange avec Diane, je lui demandais si, selon elle, la forme contractuelle du CAI apportait quelque chose de positif en termes d’accueil ou d’intégration. L’enseignante répond par l’affirmatif :

(13) / des choses positives oui (…) / y a un public / surtout un public de femmes qui est resté pendant des années en France sans parler un mot de français / et ça c’est pas normal / donc ce contrat il a ce bon côté où il oblige / y a des hommes (…) / qui vont pas facilement laisser venir leur femme en cours / qui nous posent des conditions / elle ne viendra que le matin ou elle ne viendra que l’après-midi / (…) / y a toujours des explications de la part de l’homme / on prend pas en compte la femme / si la femme elle a envie de venir / si elle a envie de sortir / ou le mari qui l’attend à la sortie des cours parce qu’elle doit rentrer directement à la maison / et tout ça je pense que ce contrat il le brise un peu parce que l’homme il peut pas être là / tous les jours / le matin / le midi / la surveiller / donc la femme gagne quelque part une petite autonomie / » (Diane. 8.1)

45 Diane semble placer la cause des femmes au centre de l’intérêt que revêt la forme contractuelle du VL du CAI. Ses propos laissent à penser qu’il y aurait un rapport de corrélation entre le contrat et l’égalité entre les sexes. Plus encore, elle décrit le contrat comme un instrument qui permet, à la fois, de lutter contre la domination exercée par les conjoints de ces femmes et de les faire devenir autonomes. Dans le même sens, parce que des maris sont susceptibles d’empêcher leurs conjointes de participer à la formation linguistique, elle reconnaît au contrat l’avantage d’obliger ces dernières à être présentes en cours et à s’autonomiser. Si le pouvoir de domination des conjoints — hommes racisés — est souvent remis en question par les enseignantes, c’est rarement le cas du processus d’appropriation et de domination lui-même, c’est-à-dire le sexisme.

46 Dans ce cadre, mettre en avant le contrat, plutôt que la loi qui l’institue, a l’avantage d’orienter les discours et les actions sur le respect des procédures, l’engagement réciproque, l’égalité des parties, la liberté de contracter, l’autonomie de la volonté, etc. et par conséquent, de masquer son caractère unilatéral et contraignant, ainsi que l’asymétrie des relations sociales qu’il est susceptible d’induire. En effet, le contrat d’accueil et d’intégration ainsi que son volet linguistique n’impliquent ni réciprocité des obligations ni autonomie de la volonté, car « seul l’étranger prend des engagements d’une part et qu’il n’a d’autre choix que de signer le contrat d’autre part. » (Lochak 2011 : s.p.)

Le contrat d’accueil et d’intégration entre égalité et inégalités

47 L’exigence d’autonomie est au centre des discours qui préfigurent le fonctionnement du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration. Mais cette exigence renseigne sur une forme de figuration sociale légitime attendue des immigré-e-s primo- arrivant-e-s en France qui dépasse le cadre prescriptif de ce dispositif d’offre-obligation de formation linguistique, faisant entrevoir la dimension dynamique et antagonique des relations et des pratiques sociales, leur caractère hiérarchisé et hiérarchisant.

48 La maitrise de la langue française est décrite comme une nécessité pour l’autonomie individuelle et pour l’égalité entre les sexes. En même temps, c’est à l’endroit de cette exigence faite aux femmes stagiaires de s’affranchir des dépendances, susceptibles de

GLAD!, 01 | 2016 60

faire obstacle à leur autonomie individuelle, principalement vis-à-vis de leur conjoint, qu’apparait la part processuelle des rapports de pouvoir inhérents à ce dispositif prescriptif.

49 L’autonomie a « l’autorité d’une règle » (Ehrenberg, Mingasson & Vulbeau 2005 : 115). De ce fait, son imposition fait partie intégrante des rapports de pouvoir. Cette imposition s’exerce non pas en dictant aux stagiaires ce qu’elles et ils ont à faire, mais ce qu’elles et ils sont, ce qui participera à les faire devenir durablement ce qu’elles et ils ont à être (Bourdieu 1982 : 37). Et, c’est en tant que telle qu’elle s’infuse par des processus de différenciation et de hiérarchisation qui assignent et réaffirment des rôles et des statuts différenciés dont les effets sont potentiellement inégalitaires. L’invisibilisation de ces rapports sociaux est notamment garantie par la rhétorique de l’autonomie individuelle, qui fonctionne à l’image d’un opérateur idéal typique de libération par rapport aux liens d’interdépendance et de réification de l’individu tout puissant et, en même temps, souvent abandonné à lui-même.

50 Ces discours de (ou sur) l’autonomie sont à repositionner par rapport aux contraintes, aux jeux d’adhésion ou de distanciation vis-à-vis des institutions, donnant à voir des stratégies de recomposition avec les normes et les éventuelles tensions entre contrôle et autonomie.

51 En outre, « le continuum transnational des rapports sociaux de pouvoir » et le rôle prégnant du capitalisme dans les politiques migratoires ne peuvent être négligés (Falquet & Rabaud 2008 : §32), ces rapports sociaux étant conjointement fabriqués dans les sociétés d’origine et d’arrivée, via des cadres légaux et des accords bilatéraux qui les actualisent. À cet égard, rappelons pour conclure que l’exigence d’autonomie est à situer dans un mouvement de contractualisation de l’offre-obligation de formation linguistique à destination des immigré-e-s primo-arrivant-e-s en France, lui même adossé à un contexte d’individualisation des responsabilités et de contractualisation de l’action publique et des modes de gouvernance. Dans ce cadre, si la loi du 24 juillet 2006 est l’acte qui énonce et autorise objectivement le contrôle des trajectoires linguistico- culturelles, le contrat d’accueil et d’intégration permet de masquer la verticalité des relations qu’il induit pourtant, car, contrairement à la loi, il donne l’illusion que les signataires-stagiaires de ce dispositif peuvent tirer une plus-value d’une relation considérée comme négociée (Texier 2011 : 97). Cependant, comme la plupart des contrats, le CAI n’est pas strictement un contrat entre deux parties, mais plutôt un accord de deux parties à accepter les termes de principes définis extérieurement à eux. Le contrat d’accueil et d’intégration renvoie la demande sociale sur l’immigré-e qui doit individuellement solliciter son intégration et qui, dès lors, n’est plus considéré-e comme une personne qui subit une loi, mais comme une personne qui choisit de contracter un CAI, donnant ainsi l’illusion d’un ordre social dénué de rapports de pouvoir. Or, comme le rappelle Pateman : « Le contrat est le mode spécifiquement moderne par lequel sont créées des relations de subordination mais, du fait que la subordination civile prend sa source dans un contrat, elle est présentée comme une liberté. » (2010 : 170).

GLAD!, 01 | 2016 61

BIBLIOGRAPHIE

ALBEROLA, Élodie & DUBECHOT, Patrick. 2012. « La notion d’autonomie dans le travail social. L’exemple du RMI/RSA » Vie sociale 2012(1) : 145‑156.

AMYOT, Jean-Jacques. 2012. « Vieillesse, contrôle social et idéologie sécuritaire. Entre autonomie et dépendance » Vie sociale 2012(1) : 127‑143.

BOUQUET, Brigitte. 2012. « Analyse critique du concept de contrôle social. Intérêts, limites et risques » Vie sociale 2012(1) : 17‑28.

BOURDIEU, Pierre. 1982. Ce que parler veut dire : L’économie des échanges linguistiques, Paris : Fayard.

CANUT, Cécile & DUCHÊNE, Alexandre. 2011. « Introduction. Instrumentalisations politiques et économiques des langues : le plurilinguisme en question » Langage et société 136 : 5‑12.

CATARINO, Christine. 2011. « Politiques migratoires et politiques d’emploi : la flexibilité sexuée en Europe » Cahiers du Genre 51 : 93‑112.

CHEVALIER, Louis. 2002. Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle. Paris : Perrin.

DELPHY, Christine. 2001. L’ennemi principal. 2, Penser le genre. Paris : Syllepse.

DELPHY, Christine. 2008. Classer, dominer : qui sont les « autres » ? Paris : La Fabrique.

DUBET, François. 2010. Les places et les chances. Repenser la justice sociale. Paris : Seuil.

EHRENBERG, Alain. Juillet 2005. « Agir de soi-même » ESPRIT : 200‑209. URL : http://jean-pierre- voyer.org/esprit-07‑05‑2‑1.pdf

EHRENBERG, Alain. 2011. « La société du malaise. Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie » Adolescence 77 : 553 - 570.

EHRENBERG, Alain, MINGASSON Lise & VULBEAU Alain. 2005. « L’autonomie, nouvelle règle sociale » Informations sociales 126 : 112‑115.

FALQUET, Jules, LADA Emmanuelle & RABAUD Aude (éds.). 2006. (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et “race” Repères historiques et contemporains, Cahiers du CEDREF 14.

FALQUET, Jules & RABAUD, Aude. 2008. « Introduction » Cahiers du CEDREF 16 : 7‑32. URL : http:// cedref.revues.org/571

FASSIN, Didier & MAZOUZ, Sarah. 2007. « Qu’est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d’institution républicain » Revue française de sociologie 48(4) : 723‑750.

FASSIN, Éric. 2006. « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations » Multitudes 26 : 123‑131.

FOESSEL, Michel. 2011. « Kant ou les vertus de l’autonomie », Études, Revue de culture contemporaine 414 : 341‑351.

FOUCAULT, Michel. 2004. Sécurité, Territoire, Population. Cours au collège de France (1977‑1978). Paris : Gallimard/Seuil.

GAUDIN, Jean-Pierre. 2007. Gouverner par contrat. Paris : Presses de Sciences Po.

GUILLAUMIN, Colette. 2002. L’idéologie raciste : Genèse et langage actuel. Paris : Gallimard.

HACHE, Émilie. 2007. « La responsabilité, une technique de gouvernementalité néolibérale ? » Raisons politiques 28 : 49‑65.

GLAD!, 01 | 2016 62

HELLER, Monica. 2011. « Du français comme “droit” au français comme “valeur ajoutée” : de la politique à l’économique au Canada » Langage et société 136 : 13‑30.

JOUAN, Marlène. 2012. « L’autonomie, entre aspiration et injonction : un idéal ? » Vie sociale 2012(1) : 41‑58.

KERGOAT, Danièle. 2004. « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Dictionnaire critique du féminisme, HIRATA Helena, LABORIE Françoise, LE DOARÉ Hélène & SENOTIER Danièle (éds.). Paris : PUF, 35‑44.

KERGOAT, Danièle. 2009. « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in Sexe, Race, Classe. Pour une épistémologie de la domination, DORLIN Elsa (éd.). Paris : PUF, 111‑125.

LOCHAK, Danièle. 2011. « Le contrat d’accueil et d’intégration, une contractualisation biaisée pour une intégration alibi » Communication donnée à la Journée d’études La contractualisation du social, Université du Havre, le 7 avril 2011. URL : http://www.cirtai.org/projetuoh/lecon2--- transcription.html

MOUJOUD, Nasima. 2008. « Effets de la migration sur le femmes et sur les rapports sociaux de sexe. Au-delà des visions binaires » Cahiers du CEDREF 16 : 57‑79. URL : http://cedref.revues.org/ 577

PALOMARES, Elise & TESTENOIRE, Armelle. 2010. « Indissociables et irréductibles : les rapports sociaux de genre, ethniques et de classe » L’Homme et la société 176‑177(2) : 15‑26.

PATEMAN, Carole. 2010. Le contrat sexuel. Paris : La Découverte.

PETIT, Christelle. 2012. « Acteurs sous contrôle : nouveau paradigme de l’action sociale. L’exemple du RSA » Vie sociale 2012(1) : 81‑95.

PFEFFERKORN, Roland. 2012. Genre et rapports sociaux de sexe. Lausanne : Page deux.

SAYAD, Abdelmalek. 2006. L’Immigration ou les Paradoxes de l’altérité. Tome 1. L’illusion du provisoire. Paris : Raisons d’agir.

SCOTT, Joan W. 1988. « Genre : une catégorie utile d’analyse historique » Les Cahiers du GRIF, Le genre de l’histoire 37‑38 : 125‑153.

TEXIER, Dominique. 2011. « Contractualisation. Contractualisation des rapports sociaux », in Adolescences contemporaines, TEXIER, Dominique. Paris : ÉRÈS, 96‑105.

ANNEXES

Références textuelles : Discours et déclarations publiques, études et rapports BESSON, Éric. 2010. Signature par Éric Besson du 500 000e Contrat d’Accueil et d’Intégration. Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du développement solidaire. Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, art. L311‑9. Modifié par Décret n° 2009‑331 du 25 mars 2009 - art. 5 (V). URL : https://www.legifrance.gouv.fr/ affichCode.do ;jsessionid =30AE4BE3B7A793BDE42406640738E4DB.tpdjo10v_3 ? idSectionTA =LEGISCTA000006163227&cidTexte =LEGITEXT000006070158&dateTexte =20090724

GLAD!, 01 | 2016 63

HAUT CONSEIL A L’INTEGRATION. 2003. Le contrat et l’intégration, Rapport du Haut Conseil à l’Intégration. URL : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports- publics/044000033.pdf Loi relative au contrôle de la validité des mariages, 14 novembre 2006, n° 2006‑1376. MARCHÉ OFII. 2012. « Cahier des clauses particulières ». n° 13 FL. URL : http://www.cri- aquitaine.org/fileadmin/user_upload/mediatheque/Actions_de_formations/ Marche_OFII/Cahier_des_clauses_particulieres.pdf MINISTÈRE DE L’EMPLOI, DE LA COHÉSION SOCIALE ET DU LOGEMENT. AGENCE NATIONALE DE L’ACCUEIL DES ÉTRANGERS ET DES MIGRATIONS. s.d. Bienvenue en France. Le Contrat d’Accueil et d’Intégration. URL : http://www.info-droits-etrangers.org/ menu-cote1/form-utiles/sejour/Contrat-accueil-et-integration.pdf [consulté le 31 octobre 2016] PRIPI BRETAGNE. 2010. Programme Régional d’Intégration pour les Populations Immigrées Bretagne 2010‑2012. Préfecture de l’Ille-et-Vilaine, Service Interministériel Immigration et Intégration. SARKOZY, Nicolas. 2005. Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire et président de l’UMP, sur les propositions de l’UMP en matière d’immigration, d’intégration et d’emploi, à l’Assemblée nationale le 9 juin 2005. URL : http:// discours.vie-publique.fr/notices/053001871.html

NOTES

1. Le questionnement général de cette recherche émerge de la mise en questionnement de deux contextes articulés : l’un relatif à la mise en fonctionnement du contrat d’accueil et d’intégration et de son volet linguistique en tant que dispositif des politiques de l’immigration et de l’intégration ; et l’autre relatif à un contexte concomitant de mise en avant des questions relatives à l’égalité entre les sexes dans le débat public sur l’immigration et l’intégration. 2. Un dispositif issu d’une démarche entamée en 2007-2008, dont l’objectif est de recenser les offres d’apprentissage du français destinées au public étranger, sur le territoire de Rennes- Métropole. 3. Hors CAI : un parcours de formation linguistique destiné à un public étranger inéligible au CAI et/ou souhaitant poursuivre une formation linguistique après le CAI. 4. Article L311-9 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Modifié par Décret n°2009-331 du 25 mars 2009 - art. 5 (V). URL : https://www.legifrance.gouv.fr/ affichCode.do;jsessionid=30AE4BE3B7A793BDE42406640738E4DB.tpdjo10v_3? idSectionTA=LEGISCTA000006163227&cidTexte=LEGITEXT000006070158&dateTexte=20090724 5. Intervention de N. Sarkozy, ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, Président de l’Union pour un Mouvement Populaire, Convention pour un projet populaire – Une immigration choisie, une intégration réussie – Assemblée nationale, le 9 juin 2005. URL : http://discours.vie-publique.fr/notices/053001871.html 6. « Bienvenue en France ». Le Contrat d’Accueil et d’Intégration. Ministère de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement. Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations, dans la partie intitulée « La France, un pays d’égalité ». URL : http://www.info-droits-etrangers.org/ menu-cote1/form-utiles/sejour/Contrat-accueil-et-integration.pdf

GLAD!, 01 | 2016 64

7. Éric Besson, ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, « Signature par Éric Besson du 500 000e Contrat d’Accueil et d’Intégration », 2 mars 2010 : 1-4. 8. Cf. Marché OFII n° 13 FL, « Cahier des clauses particulières », OFII 2012, p. 9. 9. En 2009, la répartition sexuée des signataires du CAI sur le territoire breton corrobore les observations nationales concernant l’augmentation de la part des femmes parmi la population immigrée, puisque 56,59 % des signataires du CAI sont des femmes. En outre, parmi les 591 personnes soumis-e-s à une obligation de formation linguistique, ces dernières sont également majoritaires (68,7 %). Source : PRIPI Bretagne 2010-2012 : 97-98. 10. Cf. Loi n° 2006-1376 du 14 novembre 2006 relative au contrôle de la validité des mariages. À ce titre, toutes les femmes stagiaires interrogées ont contracté un CAI au titre du regroupement familial. 11. Comme l’illustre le passage du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) au Revenu de Solidarité Active (RSA) qui subordonne toute aide à l’activité (Petit 2012 : 82). 12. Dans un même temps, une majorité des enseignantes s’excluent discursivement du jeu des rapports sociaux de sexe, ne se disant pas ou très rarement concernées par des rapports de pouvoir similaires. En effet, lorsqu’elles évoquent certains facteurs de vulnérabilité comme les contrats de travail facilement révocables qui concernent une majorité d’entre elles, les formes d’emploi vulnérables (cf. les remplacements), etc., ces formes potentiellement ségrégatives du travail sont principalement rapportées à des facteurs individuels et non à des effets de structure et d’organisation du travail, notamment liés à la mise en fonctionnement du CAI.

RÉSUMÉS

Partant d’une recherche qui a consisté à interroger l’actualisation du genre et des rapports sociaux à travers la mise en application du volet linguistique du contrat d’accueil et d’intégration à Rennes, cette contribution vise à interroger l’autonomie comme révélateur de logiques normatives et de rapports sociaux, circonscrits au fonctionnement de ce dispositif des politiques de l’immigration et de l’intégration, dans un contexte de multiplication des processus de suivi individualisés et contractualisés, privilégiant des mécanismes d’autonomisation individuelle. À partir d’enquêtes de terrain réalisées dans l’organisme agréé pour la formation linguistique contrat d’accueil et d’intégration (CAI) à Rennes, il s’agira plus particulièrement de décrire la manière dont apparait, dans ce contexte d’offre-obligation de formation linguistique, une forme d’injonction à l’autonomie par la langue, prioritairement adressée aux femmes stagiaires de ce dispositif. Ceci, illustrant la façon dont cet idéal de remise en cause des formes de contrôle social s’infuse par une invisibilisation des rapports de pouvoir qui lui sont pourtant inhérents.

Drawing on a research that questioned the reproduction of gender and power relations in the implementation of the language related components of the Accommodation and Integration Contract (CAI) in Rennes, this paper looks into the interpretation of « autonomy » as a principle revealing normative logics and situated social relations, that are delimited by the application process of this apparatus of French immigration policies. At a time when individualised and contractualised monitoring processes have been increasingly used to promote individualised autonomy/empowerment mechanisms, this fieldwork study, settled in a training organisation authorised to deliver the linguistic training of the CAI in Rennes, describes how these offered-

GLAD!, 01 | 2016 65

required trainings reveal a form of injunction to autonomy, that is primarily directed at women trainees, through the practice of French. This thus illustrates how autonomy, as an ideal expected to challenge forms of social control, infuses the apparatus by making invisible the power relations that are inherent to it.

INDEX

Thèmes : Recherches Keywords : autonomy, empowerment, gender, migrations, contractualisation, language Mots-clés : autonomie, genre, migrations, contractualisation, langues

AUTEUR

NADIA OUABDELMOUMEN Université Rennes 2, PREFics Nadia Ouabdelmoumen est docteure en sciences du langage, Attachée Temporaire de Recherche au département communication à l’université Rennes 2 et membre associée du PREFics (EA 4246). Ses principaux domaines de recherche portent sur le genre, les migrations et les rapports de pouvoir, et visent plus particulièrement à mettre à l’épreuve du genre les récents dispositifs des politiques publiques liés aux migrations et à la conditionnalité linguistique qui s’appuient sur des logiques de contractualisation des rapports sociaux.

GLAD!, 01 | 2016 66

Inventer son genre dans le langage de la télévision Inventing One’s Own Gender on Television

Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici

1 Les histoires de la télévision française accordent peu de place aux émissions de divertissement dit « populaire » que sont les programmes de variétés des années 1950 et 1960. On y décrit les émissions de variétés d’après-guerre comme une émanation de la radio et du music-hall1, ou comme un genre spécifique de la télévision fortement influencé par l’audience et les pressions de l’industrie du disque2. Pour leur reconnaissance, il faut attendre les plateaux à invités multiples du couple Maritie et Gilbert Carpentier, à partir de 1961, ou les émissions de Jean-Christophe Averty, qui bousculent les téléspectateurs à partir de 19633. Cependant, les questions de genre n’y sont guère abordées et sont même occultées quand il s’agit du couple Carpentier. Or, à la lecture des génériques, on découvre que les femmes y ont une place plus importante qu’on pourrait le croire et qu’elles y sont créditées du titre de productrices, de présentatrices et plus rarement de réalisatrices. D’un autre côté, les études qui s’attachent à décrire les représentations de l’homosexualité dans le divertissement télévisuel s’accrochent au « personnage » gay, lesbienne ou trans affiché.e comme tel.le, pour constater son absence au moins jusqu’au milieu des années 1970, et plus souvent jusqu’aux années 19904. Le manque d’espace médiatique accordé aux communautés LGBT est, encore aujourd’hui, notable5.

2 Visionnant diverses émissions de variétés et lisant les magazines de programmes de la période de 1955 à 19696, nous avons été intriguées par ce moment de l’histoire télévisuelle française, où les productrices des émissions de variétés ont été nombreuses, telles Aimée Mortimer, Mireille, Michèle Arnaud, Jacqueline Joubert, Denise Glaser ou Maritie Carpentier. Plus particulièrement, l’émission Cabaret du soir7, conférant un double statut de « productrices-présentatrices » à Colette Mars et Micheline Sandrel, a arrêté notre attention. Chanteuse, actrice, Colette Mars a aussi été la propriétaire du cabaret La Vie parisienne8, qu’elle a racheté à Suzy Solidor en 1947. Cette même année, Micheline Sandrel, journaliste, a fait ses premières armes à la radio et a commencé à

GLAD!, 01 | 2016 67

collaborer dès 1954 au Journal télévisé puis au Magazine féminin9. Associées à la fois à la production et à la présentation de leur émission, les deux femmes ont ainsi pu décider qui elles invitaient et comment elles allaient les rendre visibles, c’est-à-dire de quelles façons ces invité.e.s allaient « passer10 » à la télévision. Notre enquête a ainsi débuté par cette émission spécifiquement, puis s’est élargie à d’autres comme La Joie de vivre11, 36 chandelles, École des vedettes12, pour confirmer ou compléter nos informations sur certaines invitées de Colette Mars et Micheline Sandrel. Il nous est apparu rapidement que la double fonction de productrice et présentatrice allait de pair avec la présence réitérée d’« artistes », chanteuses, actrices, performeuses, peintres, poètes, voire de figurant.e.s en arrière-plan. Cette visibilité que les productrices-présentatrices programmaient de façon répétitive à l’écran ne concernait pas seulement la « performance d’artiste » des invité.e.s. Nous avons constaté que Colette Mars et Micheline Sandrel allaient bien au-delà de la présentation du « numéro » (la chanson, le poème, le sketch de music-hall) et tenaient conversation avec leurs invité.e.s au cours de l’émission. Ces conversations, au-delà du discours promotionnel, faisaient état de façon manifeste ou plus latente de liens entre elles. Ainsi nous en sommes venues à nous demander quelle était la place — puisqu’il y en avait une — pour les sociabilités féminines dans l’espace télévisuel et comment on pouvait les identifier. Connaissant les connexions de Colette Mars avec le monde lesbien, notamment avec Suzy Solidor13, certains traits récurrents dans les émissions nous sont apparus comme des indices de ces relations, conduisant à imaginer l’ébauche d’un réseau. Nous nous sommes aperçu que la télévision et ses à-côtés – ses parerga que sont les journaux de programmes télévisés, les partitions de chansons, les couvertures de disques – proposaient un espace visuel et sonore où reconnaître ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler une culture homosociale, perceptible même de façon diffuse à qui la recherche. Ainsi a-t-on pu formuler l’hypothèse que, loin des mouvements féministes et/ou lesbiens qui se sont développés à partir des années 1970, les expériences télévisuelles de Cabaret du soir, d’École des vedettes, de 36 chandelles puis de Discorama14 esquissent une réflexion sur des genres qui ne « collent » pas avec l’assignation de la féminité aux femmes, ni de la masculinité aux hommes, des années 1950-1970 en France.

3 Associer l’orientation sexuelle et l’expression de genre mérite ici une explication. Nous utilisons le terme de « genre(s)» avec la visée d’intégrer notre travail dans un champ d’études15 qui cartographie les façons de parler, les comportements, les attitudes et les gestes par lesquels l’individu.e se conforme et/ou brouille la structure binaire du modèle « femme »/« homme » telle qu’elle est construite par une société. Or, le concept de genre s’élabore dans les années 1950, la période où les programmes télévisés que nous étudions sont produits et diffusés16. Ces années, qui précèdent celles où se constituent dans les sociétés occidentales des « identités homosexuelles17 » puis « gay et lesbiennes18 », sont une période de non-dit, durant laquelle ce qu’on appelle aujourd’hui le coming out, l’exposition de son orientation sexuelle, n’est pas de mise et hors de propos. Les cultures visuelles et orales d’avant les revendications identitaires et les luttes pour les droits, c’est-à-dire d’avant la visibilité homosexuelle, n’opèrent pas à découvert à la télévision19. Elles se construisent de significations codées et cachées, qui ne sont ni universelles ni intemporelles, pas plus que ne le sera l’identité gay et/ou lesbienne : nous nous sommes engagées à leur recherche.

GLAD!, 01 | 2016 68

Corpus et méthode

4 Le corpus que nous avons délimité au sein des émissions de divertissement télévisuel ayant été diffusées entre 1955 et 1969 relève d’une source unique d’archives : ce sont celles que conserve l’Institut national de l’audiovisuel (Ina). Celles-ci, pour la période des débuts de la télévision française, sont constituées des documents qui ont été diffusés sur support film ou enregistrés par kinéscope, dispositif permettant de fixer sur pellicule cinématographique les images transmises sur l’écran en direct pour les rediffuser ou les conserver. Dès 194920, constatant le besoin de réutiliser des documents pour les réinsérer dans des journaux télévisés ou de rediffuser une émission, on a commencé à conserver les « bobineaux films » du journal. Un début de cinémathèque naît en 1952 : on y retrouve à partir de 1958 les actualités, les productions21 de la Radiodiffusion-télévision française (RTF, puis ORTF pour Office de radiodiffusion télévision française) et les kinéscopes. L’Ina a été chargé de la conservation de ces fonds d’archives au moment du démantèlement de l’ORTF en 1974. Ces documents sont désormais consultables à l’Inathèque. En plus des émissions de variétés, nous avons aussi choisi d’intégrer dans notre corpus quelques extraits de journaux télévisés ou du Magazine féminin où apparaissaient les personnages et les signes récurrents du récit qui a commencé à se tisser devant nos yeux. Nous avons également regardé la presse de télévision née au tout début des années 195022, en particulier Radio-Cinéma et Radio- Télévision, pour y retrouver les articles présentant ou accompagnant les émissions de notre corpus. Enfin, nous avons procédé à une collecte non systématique de pochettes de disques (45 tours notamment) et de partitions de chansons associées, elles aussi, aux personnages récurrents des émissions télévisées considérées.

5 À partir de ces fonds méconnus que nous avons rassemblés, nous avons procédé au visionnage de l’ensemble du corpus. Nos recherches ont porté sur les personnes représentées (leur nom, leur qualité — chanteuse ? auteure ? les deux ?) et nous avons analysé le nombre de caméras utilisées et leur disposition, le décor, la mise en scène et les références qu’elle peut convoquer. Les émissions de variétés de la période choisie tressent deux fils rouges dans leur continuité, celui du « numéro » (chanson, danse, etc.) et celui de la « conversation ». Il nous importait de les compléter par des aperçus de la « vie privée » des présentatrices comme des invité.e.s, permettant de trouver et de comprendre leurs liens et, le cas échéant, de tracer l’esquisse d’un réseau renvoyant à une histoire culturelle non patriarcale et non hétérosexuelle. Tel est le rôle qu’ont joué pour nous certaines images des magazines de programmes, souvent des mises en scène photographiques de la vie « hors télévision » de telle présentatrice, comédienne ou chanteuse. De même, les pochettes de disques et les partitions de chansons ont été utilisées pour confirmer ou infirmer les présentations de soi qu’induisait le visionnage des émissions. Nous avons considéré les images, les textes des chansons et enfin les crédits pour repérer les signes et les circulations récurrentes dans une culture homosociale « pré-Stonewall », c’est-à-dire d’un temps antérieur à celui où l’on s’identifie publiquement comme lesbienne, gay ou trans.

6 Notre recherche prolonge celle qu’a tentée le théoricien américain David M. Halperin dans son « Art d’être gai » (How to be gay, en langue originale), qu’il a ancré sur des pratiques et non sur des personnes. Pour comprendre la culture gaie, on doit s’intéresser non à des types de gens (homosexuels ou non) mais à des types de discours et des types d’interactions, quels

GLAD!, 01 | 2016 69

qu’en soient les sujets. Notre objet d’études, c’est la culture gaie, pas les gais, pas l’identité gaie. […] L’objectif immédiat est de mettre en lumière quelques caractères pragmatiques de la culture gaie et de décrire les formes de l’expérience subjective ou les structures collectives de perception que des façons particulières d’agir et de communiquer expriment ou produisent chez ces gens, gais ou non, qui participent à la culture résultant de ces pratiques génériques23.

7 Comme David M. Halperin a tenté de le faire pour la culture homosexuelle masculine anglophone et particulièrement américaine, nous nous proposons non pas d’étudier la culture lesbienne francophone dans son ensemble, mais de tenter de produire, à partir de matériaux télévisuels, photographiques, journalistiques et musicaux, un répertoire sémantique en usage dans les années 1950-1960. Pour cela, nous faisons appel au registre des études visuelles, qui nous permettent d’analyser et d’interpréter un corpus de documents audiovisuels, de façon pragmatique, document par document. Les questions du regard, de l’adresse et du public y sont centrales. Nous ajoutons à cette analyse la grille de lecture des queer studies. « Queer souligne […] ce qui ne se laisse pas assimiler par la vie normale, ce qui brise les normes acceptées ou s’en tient à l’écart24. » L’utilisation d’une approche queer consiste ainsi à repérer et à se laisser guider par « ce qui ne va pas », ce qui « cloche », ce qui fait « bizarre ». Ce décalage qu’on peut déceler jusque dans la fluidité des rôles joués par les protagonistes des émissions de variétés (présentatrices, productrices, auteures, compositrices, interprètes…) nous invite à reconstituer un « positionnement queer » dans l’espace public, dans l’espace médiatique, et à y reconnaître une culture lesbienne, en un temps où les personnes qui y interviennent ne se seraient jamais reconnues dans ce nom25.

Le cabaret télévisuel de Colette Mars et de Micheline Sandrel

8 Dès 1946, la cartographie des cabarets de Paris s’enrichit en densité. Il est donc logique que la télévision française offre le cabaret au public des téléspectateurs.trices, qui se constitue en même temps que ce nouveau média en demande de programmes26. Un transfert quasi littéral s’opère de la ville à la scène des studios. Le Cabaret du soir ouvre ses portes durant deux ans le samedi, pendant une demi-heure, en dernière partie de soirée27. La journaliste Micheline Sandrel28 y est associée à la chanteuse et comédienne Colette Mars : en duo, elles produisent et présentent cette émission. Colette Mars est une transfuge officieuse du monde de la nuit interlope, où se manifestent des genres et des sexualités équivoques29. Au Cabaret du soir, le genre féminin l’emporte de façon manifeste. Ce sont en effet de façon prédominante des chanteuses (Barbara y fera ses débuts télévisés), comédiennes ou personnalités féminines à la mode qu’elles y reçoivent, ainsi que de nombreux numéros de transformistes qui redondent, en les parodiant, les traits particularisés d’un féminin prééminent. Cette féminisation s’accomplit par le biais d’une écriture télévisuelle particulière, que l’on peut décliner comme suit.

9 En studio est reproduit le cadre supposé d’un cabaret « Rive droite » — pour reprendre la typologie traditionnelle d’une différence des rives de la Seine en deux classes, bourgeoise d’un côté, bohème de l’autre, quant à leurs types de spectacles comme à leur fréquentation. Le décor est composé de guéridons, dressés de nappes et munis de bouteilles de champagne et de coupes. Entre les chansons, les sketchs ou les numéros, les présentatrices passent d’une table à l’autre. L’utilisation de trois caméras permet de

GLAD!, 01 | 2016 70

filmer frontalement les performances et de chorégraphier les transitions vers la table où s’engage la conversation avec quelques invité.e.s, mises en lumière. En arrière-plan, des tables de figurant.e.s — où on reconnaît nombre de jeunes comédien.ne.s, tel.le.s Judith Magre ou Jean-Claude Brialy30 — renforcent l’impression d’une continuité de lieu entre certains cabarets – où ils et elles pourraient parfaitement se trouver – et le plateau de télévision, qui s’efface. Après une répétition l’après-midi, le spectacle est produit en direct pour la France métropolitaine31, reproduisant les conditions et le déroulement en usage dans les cabarets. Une petite formation de trois à quatre musiciens, à peine aperçue par les téléspectateur.trice.s, accompagne les interprètes. Celles-ci peuvent aussi bien chanter assises à leur place que debout, quelques pas plus loin : la place pour les spectacles est réduite.

10 Le générique démarre, Colette Mars s’avance vers les téléspectateurs : cheveux courts, robe simple, ajustée aux gestes de la chanteuse – pas de New Look ni de décolleté vertigineux. Elle ne porte pas de bijoux (ou très peu), seulement une bague à l’auriculaire droit, que la télévision capte de façon insistante. Colette Mars interprète une de ses chansons récentes, « Si tu crois »32. Tout de suite après, Micheline Sandrel, à une table, commence une conversation, à laquelle viendra ou pas s’ajouter Colette Mars, intervenant parfois depuis une autre table, vers laquelle la caméra se dirigera. La complicité des deux femmes est palpable. Des tutoiements malencontreux viennent de temps en temps s’immiscer dans leurs conversations, qui remplacent ici le mode de l’interview33. L’esprit de la conversation est en effet à l’honneur, reprenant en mode mineur la sociabilité des salons de la IIIe République où les femmes jouaient un rôle éminent pour le lancement d’un auteur, d’un peintre ou d’un musicien34.

Les spectat.eurs.rices sémiologues : un contre-public télévisuel

11 Mêlant le décor « Rive droite » et l’encombrement « Rive gauche », l’émission combine également les styles de performances caractéristiques de chaque rive. Ainsi chanteur.se.s et attractions proviennent plutôt de Saint-Germain-des-Prés35, tout en se mélangeant aux usages relationnels des cabarets à sensibilités lesbiennes de la « Rive droite » que représentent La Vie parisienne de Colette Mars, Chez Suzy Solidor36 et le Carroll’s de Frédé où chante Dany Dauberson37, une invitée fréquente des variétés télévisuelles. De même, Cabaret du soir s’intéresse au jazz et à ses chanteuses noires comme aux cantatrices blanches de l’opéra38. L’émission invite les comédien.ne.s d’un théâtre ou du cinéma dit de « qualité française39 » qui règne sur l’après-guerre. Mais elle intègre aussi des duettistes ou des performers repérés dans la cartographie homosexuelle des cabarets d’avant-guerre, comme le sont les duettistes Brancato et Charpini, ce dernier chantant les rôles féminins avec une bonne dose d’autodérision40. Une fois, Charpini revient seul41 pour évoquer deux anecdotes troublantes sur les réactions de son père et de la mère de Brancato à la vision de leurs spectacles : elles sont destinées à déclencher un rire de connivence auprès d’un public hétérosexuel. Cependant, elles résonnent douloureusement pour d’autres téléspectateurs.trices, qui y reconnaissent les signes d’un rire homophobe, c’est-à-dire d’un rire « de persécution » par lequel ils et elles se sentent désigné.e.s et identifi.é.s. Le spectacle s’adresse à tous et toutes, mais il y a celles et ceux qui savent lire « entre les lignes ». Cette terminologie, empruntée au politologue Leo Strauss, et transposée de l’art d’écrire au spectacle du petit écran, permet de caractériser le partage qui s’opère au sein du public télévisuel :

GLAD!, 01 | 2016 71

La persécution donne ainsi naissance à une technique particulière d’écrire et par conséquent à un type particulier de littérature, dans lequel la vérité sur toutes les questions cruciales est présentée exclusivement entre les lignes. Cette littérature s’adresse, non pas à tous les lecteurs, mais seulement au lecteur intelligent et digne de foi. Elle a tous les avantages de la communication privée sans avoir son grand désavantage– n’atteindre que les relations de l’écrivain. Elle a tous les avantages de la communication publique sans avoir son plus grand désavantage — la peine capitale pour son auteur42.

12 Cabaret du soir, émission calquée sur un univers (un contexte, des personnalités qui l’animent et le peuplent) dont les connotations font déjà référence à un corpus d’expressions homosociales, permet aussi une lecture « entre les lignes ». Cette lecture est adressée à un public averti et sémiologue, puisqu’il sait percevoir des affects divergents et dissidents dans le flux télévisuel produit et diffusé en direct. Ce « contre- public43 » se forme ainsi avec et contre la culture de masse dont la télévision est le véhicule. C’est en sa compagnie qu’il faut relire et réviser à notre tour de nombreux moments télévisuels. On peut se laisser guider, par exemple, par les performances de genre récurrentes de l’imitateur Claude Véga, qui lorsqu’il parodie La Callas, le 3 janvier 1959, laisse libre cours à une interprétation très « folle » de son personnage. Un art de la lecture est ainsi rendu possible par une écriture télévisuelle qui, pour paraphraser Monique Wittig, « annule les genres en les rendant obsolètes44 ».

Les cousines : variations sur une parentèle queer

13 Du côté des femmes, la scène la plus troublante de ce cabaret a lieu le 15 février 1958, alors que Micheline Sandrel et Colette Mars entourent la célèbre antiquaire du 20, rue du Faubourg-Saint-Honoré, Yvonne de Brémond d’Ars. Bague au petit doigt, cheveux et veste de coupe masculine (quoique cette dernière fût agrémentée de pierreries), elle est flanquée de sa cousine, la comtesse Anatole de Brémond d’Ars, version féminisée de la première. La conversation nous apprend qu’Yvonne et sa cousine vont prochainement à Londres pour le tournage d’un film tiré d’un des livres de l’antiquaire45. Yvonne et sa cousine surenchérissent sur ce voyage à deux. A priori, rien de particulier si ce n’est l’approbation souriante des quatre femmes à cette information de deux cousines partant à Londres. Cependant une autre lecture est possible pour certaines téléspectatrices. Yvonne de Brémond d’Ars est connue dans le milieu homosexuel. On sait sa longue relation avec Suzy Solidor, qu’elle « sculpta » de 1918 à 193046. La comtesse Anatole de Brémond d’Ars a remplacé celle-ci dans le cœur de l’antiquaire et, opportunément mariée à un parent proche d’Yvonne, travaille au magasin d’antiquités de concert avec son amie, comme on peut le voir dans trois autres sujets télévisés de la RTF47. C’est bien un couple de femmes qu’interviewent nos deux présentatrices. Si elles sont cousines par alliance, en s’appelant mutuellement « cousine », elles utilisent aussi un terme qui longtemps a permis aux femmes vivant en couple de donner un lien de famille aux yeux extérieurs à la personne qui partageait leur vie, sans le justifier le plus souvent48.

L’inquiétante étrangeté des regards

14 Une forme de relationnalité « entre femmes » s’installe dès la première émission, le 14 septembre 1957, lorsque Colette Mars interpelle la comédienne Andrée Debar à propos de chapeaux, celle-ci annonçant comme en aparté qu’elle déteste ceux que lui fait

GLAD!, 01 | 2016 72

porter Jacqueline Audry. En fait, elle fait allusion au film La Garçonne49, dans lequel elles jouent deux personnages qui ont une liaison. La télévision, via l’émission de variétés 36 chandelles50, a déjà montré Andrée Debar présentant les acteurs du film et Colette Mars interprétant, en « garçonne », la chanson éponyme. Dans ces deux moments télévisuels, il n’est aucunement fait allusion à l’homosexualité des personnages, qui est néanmoins évidente pour qui connaît le roman de Victor Margueritte.

15 Autre comédienne de Jacqueline Audry, Edwige Feuillère est invitée au Cabaret du soir51. L’actrice, populaire depuis L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau (1946), a eu le courage de jouer dans Olivia, en 195152, un rôle délicat : à la tête d’un pensionnat de jeunes filles, elle forme un couple avec « Mlle Cara » (Simone Simon). Jacqueline Audry est la première depuis l’avant-guerre à oser aborder le sujet des amours féminines. Tout aussi teintée d’ « inquiétante étrangeté »53 est la conversation qui se négocie sur le plateau entre Edwige Feuillère, Colette Mars et Paule Le Métayer. Manifestement, toutes trois se connaissent bien : Edwige Feuillère explique qu’elle porte régulièrement des bijoux fabriqués par « Mlle Le Métayer » (le fait qu’elle soit demoiselle est ainsi mis en évidence), Colette Mars ajoute avec enthousiasme que Mlle Le Métayer est aussi auteure de poèmes et engage Edwige Feuillère à lire l’un d’entre eux. En actrice consommée, Feuillère fait une lecture magistrale d’un texte qui a pour atout d’être suffisamment ambigu pour que, à l’écoute, il soit impossible de savoir la nature des amours en question.

16 Lorsqu’elle lit le poème, les regards de l’actrice se font attentifs à la place de la caméra. Edwige Feuillère la regarde « en comédienne » consommée qui, parce qu’elle a joué au cinéma, sait ce que la caméra renvoie de son image. Ces regards caméra, cependant, sont tabous au cinéma : ils ne se produisent jamais qu’à la télévision, et uniquement durant le temps où les chanteuses exercent leur métier, qui consiste à chanter, comme au cabaret, pour un public face à elles. Dès qu’elles rejoignent le plateau des invitées, elles semblent emportées dans le présent de la conversation. Les regards partagés, alors plus complices, témoignent d’un autre temps. On doit ici rappeler que le direct est permanent et que, en l’absence de différé, les invité.e.s ont peu d’éléments de ce que voient les téléspectatrices.eurs. Il leur est difficile de se rendre compte de ce que leur regard pourrait trahir, lorsqu’il se fait complice ou un peu trop appuyé sur une silhouette ou un visage. À la fin des années 1950, le média télévisuel ne propose pas encore de retour — un moniteur qui permettrait de se voir au présent, sur le plateau — et ne permet pas de se « revoir », une fois rentré.e chez soi. Avec le temps, durant les années 1960, la conquête progressive des foyers par la télévision et la compréhension progressive de ce que la caméra rend visible, les regards des invitées vont devenir neutres. Il ne faut pas laisser prise à d’autres lectures moins complices. Bientôt, chacun.e va regarder la caméra comme un.e professionnel.le de la télévision.

Un « entre femmes » en voie de disparition

17 Ce que nous voyons grâce à ces deux productrices-présentatrices est donc un dispositif propre à cette période d’expérimentation télévisuelle de l’avant 1960. Il propose un « entre femmes » où les hommes ne sont pas automatiquement mis au centre du propos ou de l’adresse et où les femmes se regardent, s’écoutent, s’admirent, se soutiennent. Au Cabaret du soir, cette « homosociabilité » a encore une place, visible ou invisible suivant les regards. C’est aussi ce que nous disent les yeux moqueurs et admirateurs de

GLAD!, 01 | 2016 73

l’écrivaine Christiane Rochefort54. Invitée pour son livre Le repos du guerrier55, qui a reçu le prix de la Nouvelle Vague, elle est assise entre Micheline Sandrel et Colette Mars. Ses regards vont de l’une à l’autre, mi-séduite, mi-ironique, alors que Colette Mars l’incite à venir plus souvent « au cabaret ». Christiane Rochefort, prise par l’ambiance, se lance dans une comparaison scabreuse : « Je serai comme le roi Pausole, une femme à la fois mais toute l’année56. » Au sein des énoncés équivoques que donnent à entendre ces moments télévisuels, il faut aussi compter avec les chansons « intersexes57 », qui font dissidence par rapport à la binarité marquée des pôles féminin et masculin. Par exemple, lorsque Colette Mars chante Garde ça pour toi58, le morceau ne se départit jamais de son ambiguïté pour évoquer un amour qu’il faut garder secret, car « le mauvais cœur des hommes n’y comprendrait rien du tout ». La chanteuse veille à inclure tout genre d’auditeur.trice.s. Au cabaret, un regard appuyé, une rime accentuée peuvent suffire à changer l’adresse d’une chanson et c’est ce dont Cabaret du soir prend acte.

Le monde des variétés

18 L’après-guerre en France signifie pour les femmes le retour vers un foyer imaginaire. La pression est forte, même dans le milieu ouvrier, pour fonder la cellule familiale idéale : le père au travail, la mère au foyer et les deux enfants. Les gaullistes, les communistes s’y mettent pour consacrer un modèle pourtant déjà pris en défaut : de plus en plus de jeunes femmes font des études, travaillent. Citoyennes munies du droit de vote depuis 1944, les Françaises de métropole savent déjà qu’elles ne correspondent pas à l’idéal projeté. Certaines vont essayer de s’y conformer, d’autres inventent des stratagèmes pour y échapper sans choquer. Ce que montre aux téléspectatrices la télévision des années 1950 et 1960, c’est l’éventail des possibilités d’être une femme : à condition de garder les apparences, tout semble possible. La télévision est alors façonnée par nombre d’anciens résistants et de jeunes gens attirés par les possibilités de cette nouvelle technologie. Pour ces raisons, des femmes y trouvent leur place, la télévision n’étant pas encore un lieu de pouvoir. Au public, la télévision veut offrir une fenêtre pour aller ailleurs, chez les autres, pour découvrir tout ce à quoi il n’a pas accès : la France, les colonies59, le monde, différents milieux et cultures. Plus que tous les autres genres, les variétés édifient en modèles des chanteur.se.s, et des comédien.ne.s. Brigitte Bardot est certes apparue comme le canon du féminin par excellence de cette époque, populaire et d’avant-garde. Pourtant, à regarder dans les marges de la culture — les journaux de programme télévision, les revues de cinéma populaire, les partitions de chansons, les pochettes de disques 45 tours —, on découvre aussi d’autres constructions genrées, annonçant d’autres subjectivités60, d’autres façons d’être et de se vivre face à la cellule familiale.

Quand les attitudes deviennent formes

19 Ainsi déboule dès 1952 sur le petit écran la chanteuse Mick Micheyl, avec sa tignasse courte et bouclée. Dans les émissions de variétés — Cabaret du soir, École des vedettes ou 36 chandelles —, Mick Micheyl est vêtue, de façon récurrente, d’une robe sans manche coupée dans un tissu sombre, d’où émerge un énorme col de chemise blanc façon « pelle à tarte ». Celui-ci, les pans relevés, entoure son visage comme le ferait une

GLAD!, 01 | 2016 74

collerette sur un pourpoint masculin. C’est sa marque de fabrique, figurant sur les photos d’une large partie de ses pochettes de disques 45 tours, entre 1954 et 1961. Quand on la parodie, comme le fait l’imitateur Claude Véga, on fait le geste de remonter son col61. Son visage simplement entouré de ces deux ailes blanches suffit pour la définir. Elle ne porte généralement pas de bijou, parfois simplement une bague au doigt ou une médaille autour du cou, parfois une montre ressemblant à un bracelet de force. Mick Micheyl adopte ainsi, dans la première partie de sa carrière, une forme de compromis vestimentaire. Celui-ci rejoue parodiquement les enjeux de l’habit noir62 endossé par l’homme bourgeois à partir du XIXe siècle, mais sous une forme revue et corrigée par les déclinaisons d’un dandysme féminin, qu’on retrouve dans certaines représentations de l’entre-deux-guerres. Ainsi de La Duchesse de La Salle (1925)63 peinte par Tamara de Lempicka, sur un escalier et en costume de cheval, chemise ouverte au col relevé, une main nonchalamment rentrée dans la poche de son pantalon. Ou encore de l’Autoportrait (1923) peint par Romaine Brooks64 : chapeau claque enfoncé jusqu’aux yeux, elle porte l’habit noir et le col de chemise ouvert et relevé, deux ailerons blancs se détachant de la masse sombre de l’habit et du couvre-chef. Son visage, dont les yeux sont à demi cachés, est poudré et ses lèvres, maquillées de rouge. La représentation, combinant des traits associés au féminin et d’autres au masculin, se détache ainsi de toute authenticité par rapport à une « vraie nature65 », pour devenir celle d’une femme moderne hors de l’économie patriarcale, du repère hétérosexuel et de l’assimilation du masculin à un homme. Plus tard, Mick Micheyl adoptera aussi la tenue tout en plumes de la meneuse de revue du Casino de Paris. Voir la chanteuse adopter alternativement à la télévision le style d’une « masculinité sans homme » et celui d’une « féminité sans femme », c’est aussi inscrire les modalités d’énonciation des marques du genre dans une modification et une fluidité permanentes.

Mémoires d’une jeune fille dérangée

20 L’image nouvelle de la jeunesse qui « va mourir demain 66 » s’incarne à la télévision dans le succès de Gribouille. Dès son premier passage à l’écran67, elle se présente vêtue d’un pull de laine beaucoup trop grand pour elle, dans une figuration androgyne à la moue butée et au regard défiant de la vagabonde sans famille. Elle dessine sur le sol. Elle se présente : « Gribouille. » La caméra fixe l’une de ses « craies », reprenant les dessins de têtes d’enfant qu’elle trace68 sur les trottoirs de Saint-Germain-des-Prés. On dit que Jean Cocteau, flânant dans Paris, s’est mépris sur son genre, l’a prise pour un garçon et l’a recommandée au cabaret Le Bœuf sur le toit, où elle a trouvé l’un de ses premiers engagements69. Ce sont ses débuts dans le monde télévisé : « Et que voulez- vous maintenant ? », lui demande le comédien Jean-Pierre Aumont. « Je voudrais chanter », répond-elle. Gribouille interprète Le Marin et la rose, un morceau directement hérité de Suzy Solidor, qui le chantait à La Vie parisienne en 1933. La télévision est sous le charme : pendant les quelques années avant sa mort en 1968, à l’âge de 27 ans, Gribouille n’apparaît pas moins de quatorze fois et chante son célèbre Mathias cinq fois. Les barreaux aux fenêtres qui constituent le décor de sa première apparition se répètent, sous forme d’ombres menaçantes, dans les cadres des images ultérieures. Ces frontières spectrales composent comme une grille autour de sa silhouette sombre debout, statique, alors que ses mains s’érigent en témoin d’une tristesse râpeuse, celle d’un Cœur en berne, qui attend. Elle t’attend : le féminin est choisi sans équivoque. Assise, dos à la caméra, sur une simple chaise pliante, dans un studio nu peuplé de fantômes,

GLAD!, 01 | 2016 75

elle se lève, en pantalon, chemise et pull-over avec ses mèches courtes sur son front. Pour la première fois peut-être, de façon à peine voilée à la télévision, Gribouille propose dans sa performance une adresse assez directe pour réveiller les fantasmes et les désirs de spectatrices qui la reconnaissent et se reconnaissent. En d’autres termes, Gribouille parle, au sein de l’espace public du média télévisuel, « aux lesbiennes ».

Le col Claudine

21 « Quand et si je me dévoile comme lesbienne, qu’est-ce qui est ‘‘out’’, qui se rend manifeste et se révèle complètement ? Qu’est-ce qui se sait alors, est-ce la même quelque chose70 ? » Nicole Louvier s’affiche dans la lignée des Claudine71, la série imaginée par Colette : une jeune personne timide et effrontée, vivant avec sensualité l’éveil des sens, liseuse vorace et sans famille. Elle a les cheveux courts, le regard lourd de sous-entendus, le sourire charnu, le col de son chemisier blanc boutonné sous son pull, la guitare en main. À 20 ans à peine, elle a publié, tout en composant des chansons, le roman Qui qu’en grogne (1953)72. Il est le récit à la première personne du rêve d’une jeune fille pour une autre, de leur amour et de sa fin ; un amour au terme duquel la possibilité d’être attirée par d’autres jeunes femmes promet une alternative au couple hétérosexuel. La même année, Qui me délivrera (1953), qu’elle donne d’abord à la chanteuse Noëlle Norman, obtient le grand prix au concours de la chanson française à Deauville. « Qui me délivrera / De ton corps de tes doigts ? / De ta bouch’qui me délivrera ? Qui me délivrera / Enfin de toi ? » Sur un tempo di bolero73, les paroles laissent planer l’équivoque quant au genre du « tu » qui est l’objet de la plainte et du désir lancinants. Et lorsque Nicole Louvier apparaît à la télévision74, c’est précédée de l’aura de Qui qu’en grogne et de la publication d’un volume de poèmes érotiques qui « chantent l’amour homophile, celui de Lesbos75 », sous le titre de Chansons interdites. On la retrouve, comme de bien entendu, dans l’émission 36 chansons76 en 1957 et dans le partage intimiste d’une table à quatre femmes composant le menu d’un Cabaret du soir77. Colette Mars la complimente avec un ton qui dépasse l’admiration : « J’adore votre voix », lui dit-elle.

Le lit à une place

22 Une autre façon de signifier cet aparté des jeunes femmes sans homme est d’insister sur un mode d’existence qui se traduit par la mise en scène d’un lieu de vie : l’appartement (le studio) célibataire. Chambre à soi, il certifie le vécu autonome d’une femme, comme l’avait prôné Virginia Woolf. Mais lorsqu’il apparaît dans la lumière télévisuelle, il permet de composer avec des indices d’un écart par rapport à la norme sociale de l’époque : celle qui lie le domestique, le familial, le féminin matrimonial et l’obligation à l’hétérosexualité. Dans un Magazine féminin78, Nicole Louvier est interviewée « chez elle ». Le cadre est encombré d’un piano droit, d’un mur orné d’une affiche en caractères japonais, d’une guitare et d’un petit lit où elle est assise avec son interlocutrice, Micheline Sandrel. D’émission en émission, la chanteuse-écrivaine fait obligeamment la visite de sa cuisine, de sa chambre, de sa salle de bains, toutes à l’échelle « je vis seule ». Le lit à une place certifie l’absence de conjugalité aussi bien hétéro- qu’homosexuelle : on le devine, le studio célibataire est aussi la figure d’un compromis avec la morale. Ainsi Nicole Louvier peut-elle ouvrir son placard : « Les vêtements de femme, c’est terrible, ça prend de la place. […] Je n’aime pas qu’on

GLAD!, 01 | 2016 76

m’oblige à me déguiser79 ! », s’exclame-t-elle. La dénaturalisation qu’elle opère dans son discours renvoie à une autre « nature » dans laquelle elle baigne : le paysage composé de ses disques, de ses livres, de sa télévision, de son chien. Ce paysage organise un discours adolescent et consumériste. La médiatisation, par la télévision, d’un appartement ainsi muni des signes caractéristiques d’une vie de (femme) célibataire autonome dans ses choix est exactement contemporaine de celle du programme « d’utopie sexuelle, post-domestique et urbaine80 » imaginé par Hugh Hefner dans le magazine américain Playboy, pour transformer l’homme hétérosexuel américain en playboy. L’opérateur de cette transformation, c’est ainsi que l’a théorisé Paul B. Preciado, est l’invention d’un topos érotique alternatif au pavillon de banlieue familial, inoculé d’abord « par le biais du magazine, puis par celui de la télévision, un espace virtuel [déployé] par le texte et l’image81 ». Certes, l’architecture playboy est loin des représentations sages de l’appartement dans lequel la télévision persiste à placer Nicole Louvier. C’est plutôt par élision et dénégation qu’un tel décor désigne en creux la célibataire sans homme et, au-delà de cette dénomination, laisse imaginer un corps qui s’en passe pour trouver son plaisir. Lorsque Nicole Louvier chante Nicole Louvier82, le cadre aussi reconstitué sur un plateau de télévision est celui d’un appartement qui semble s’être transporté avec elle. Cette reterritorialisation, qui s’inscrit aussi dans le mouvement d’urbanisation des années 1960, caractérise également une subjectivité qui trouve refuge hors de la sphère familiale et domestique de la féminité.

Masculinités féminines

23 En l’absence d’études historiques ou anthropologiques en langue française sur les lesbiennes dans la période que nous considérons, nous nous reportons aux travaux existants aux États-Unis83 sur l’histoire des homosexuel.le.s entre la Seconde Guerre mondiale et la révolte de Stonewall en 1969. Nombre d’entre eux ont mis l’accent sur un phénomène urbain particulier aux lesbiennes de la classe ouvrière dans les grandes villes industrielles des États-Unis. Il s’agit du couple butch-fem(me) : deux termes codés, qualifiant d’une part les femmes qui se sentent plus à l’aise84 en utilisant les codes du masculin, le pantalon, les métiers d’hommes ; et de l’autre, les femmes qui parodient de la même façon les codes du féminin. Pourtant, ce phénomène, qui affecte les communautés blanches et noires, reste attaché à une notion de classe sociale. Au sein d’une sphère plus privilégiée économiquement, les femmes qui aiment les femmes font certes appel à des signes et des styles vestimentaires reconnaissables, mais sans en référer à ce « marquage » butch/fem. C’est aussi ce qu’on peut constater dans les émissions de variétés de la télévision française, dont les protagonistes semblent tou.te.s appartenir à une même catégorie sociale (ou à ses variantes « artiste » ou « bohème ») et à un même genre, plutôt féminin. Cependant, la façon de bouger, de se mouvoir ou de porter la robe de cocktail rend visible un « malaise » dans la présentation corporelle de certaines de ces femmes. Dans l’émission de variétés Les Joies de la vie85 consacrée à la comédienne et chanteuse Odette Laure apparaît celle qui lui donna son premier emploi, au cabaret La Vie parisienne : la blonde Suzy Solidor, la cinquantaine sonnée, cheveu mi- long, debout près d’un piano, dans une robe décolletée, dégageant les épaules, un simple bijou au cou, une étole tombant sur les bras, dressée comme une figure de proue. Elle semble parée des atours de la féminité : le maquillage (mais simple), la robe (mais simple), l’étole (mais qu’elle broie avec vigueur), autant d’éléments nécessaires à celle qui joue le jeu de son milieu et de la télévision, pour apparaître en conformité

GLAD!, 01 | 2016 77

avec les assignations de genre en vigueur. Pourtant, quelque chose cloche dès que la main se tend et qu’apparaît une énorme chevalière à l’auriculaire, symbole d’une autre histoire pour qui sait voir. Quelque chose cloche quand, chantant l’histoire de la voleuse et du filou d’une voix grave, elle choisit la force bandée d’un bras, le haussement d’épaules musclées, la désinvolture du filou. Avec sa grande taille, Dany Dauberson semble quant à elle plutôt encombrée de la robe bustier échancrée dont elle se revêt lors d’un de ses passages au Cabaret du soir86. Elle accompagne de gestes amples et de mouvements affirmés sa chanson : « Si je pouvais revivre un jour… je saurais bien te dire que je t’aime / À toi pour qui je ne l’ai jamais dit. » La déclaration résonne pour celles qui, derrière leur téléviseur, gardent leurs amours secrètes sans oser les dire. Dany Dauberson est d’ailleurs l’une des seules à risquer la masculinité à la télévision87. Durant le temps d’une chanson, elle se revendique de son engagement de guerre en tant que soldate dans l’armée américaine et apparaît ainsi en G.I., assise solitaire à califourchon sur une chaise près d’un bar, pour entonner de sa voix grave Stormy Weather88, le tube météorologique du Cotton Club qu’ont chanté Lena Horne et Billie Holliday.

La télévision et le secret du placard89

La télévision introduit dans le chez-moi l’ailleurs, et le mondial, à chaque instant. Je suis plus isolé, plus privatisé que jamais, avec chez moi l’intrusion en permanence, par moi désirée, de l’autre, de l’étranger, du lointain, de l’autre langue. Je la désire et en même temps, je m’enferme avec cet étranger, je veux m’isoler avec lui, sans lui, je veux être chez moi90.

24 Caractérisée par Jacques Derrida comme média « échographique », la technologie de la télévision a introduit un nouveau rapport au monde : celui de l’apparition du monde « en direct », le lointain surgissant en proche, l’absent.e figuré.e en présent.e, le mort en vif. Elle transforme en flux toute expérience intime, redistribuée au public par le média télévisuel reçu chez soi. La télévision construit ainsi « un savoir identifié en même temps comme secret (reçu à la maison) et partagé (défini comme participant à la culture nationale collective)91. »

25 Dans le champ télévisuel des années 1955 à 1969, les variétés ont très vite été fédératrices : acceptant une grande liberté de ton, tout en repoussant loin d’elles les clivages politiques, religieux, raciaux et sexuels. C’est là que nous avons choisi notre corpus. Colette Mars et Micheline Sandrel sont apparues comme des évidences : l’une pour ses liens avec le music-hall et les cabarets interlopes, l’autre pour ses nombreuses interviews de femmes dans le Magazine féminin de la télévision. Au Cabaret du soir, leur émission, des signes historiques, culturels et factuels se sont multipliés, qui nous ont interpellées. Il nous suffisait de les relier les uns aux autres, de suivre certaines de leurs invitées pour découvrir les marges d’une féminité convenue et, avec elles, les prémisses d’une autre sociabilité, d’autres performances de genre, voire d’un trouble du genre. D’un « entre femmes », nous sommes passées à la mise en place d’un paradigme adolescent et ambigu qui accepte le féminin et le masculin comme une mascarade dont il faut se jouer pour rester libre, alors que d’autres choisissent de s’adresser plus directement à celles qui se reconnaîtront comme elles, lesbiennes. Ce mot, comme celui d’homosexuelle, n’a alors pas de sens pour elles. Les années 1950 et 1960 convoquent plus subtilement des traces, qui sont autant de clefs ouvrant des modes de vie réservés jusque-là à certains lieux, certains milieux. La bague portée au petit doigt, la chaînette

GLAD!, 01 | 2016 78

à la cheville, le cou dépourvu de bijoux, la chemise au col relevé, le port de talons plats, la robe enfilée sur des épaules trop larges et la façon qu’a le corps de la porter, le pull à col roulé, le regard de connivence, la force des bras bandés qui se lèvent en un geste ample, les jambes campées en position debout, la voix grave qui s’oublie, les paroles équivoques… – chacun de ces indices détectés ne révèle certes pas la vérité d’une « identité lesbienne », qui serait ainsi essentialisée. C’est plutôt ensemble qu’artefacts, postures, façons de s’adresser aux autres et doubles sens concourent à un « style ». Nous empruntons à nouveau ce terme à L’Art d’être gai de David M. Halperin, qui l’emploie quand il s’agit de barrer la route à « une vision simpliste de ce qui fonde les choix d’objets culturels gais92 ». Le secret de leur séduction, continue Halperin, est à chercher non dans leur signification cachée, mais dans leur forme, leur style. C’est aussi ce que nous avons ressenti en scrutant, à notre tour, les émissions de variétés des années 1955 à 1969, relevant d’une époque qui n’est pas susceptible d’affirmation gaie, lesbienne, bi ou trans explicite. Pourquoi continuent-elles à susciter des réactions enthousiastes d’identification et de jouissance93, en des temps où la vie gaie, lesbienne, bi ou trans est sortie du placard ? Il nous semble que les écarts et les décalages que nous avons perçus par rapport au « roman familial » de la télévision de masse, sans jamais être définis par un nom ou une identité stable, peuvent aussi servir collectivement à en faire un usage décalé. S’offre ainsi « le moyen d’échapper à l’anormalité singulière, liée à l’expérience personnelle, pour accéder à une anormalité universelle valable pour tous.tes [qui] promet un monde et pas une identité94 ».

BIBLIOGRAPHIE

ALAIN, Jeannine, 1958. « Chansons interdites, de Nicole Louvier » Arcadie 54, revue littéraire et scientifique [en ligne], consulté le 14 octobre 2016. URL : http://culture-et-debats.over-blog.com/ article-chansons-interdites-de-nicole-louvier-par-jeannine-allain-116611513.html

BRÉMOND D’ARS, Yvonne (de). 1957. C’est arrivé en plein Paris, passionnante aventure d’antiquaire. Paris : H. Lefebvre.

BUTLER, Judith. 1993. « Imitation and Gender insubordination », in The Lesbian and Gay Studies Reader. ABELOVE, Henri, AINA BARALE, Michèle & HALPERIN, David M. (dir.). New York/London : Routledge, 307-320.

CARBONEL, Marie-Hélène. 2007. Suzy Solidor, une vie d’amour. Paris : Autres Temps.

CHAMBERS, Scott. 2009. The Queer Politics of Television. London : I. B. Tauris.

CHETCUTI, Natacha. 2010. Se dire lesbienne. Paris : Payot.

DE LAURETIS, Teresa. 2007. Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg (trad. Marie-Hélène Bourcier). Paris : La Dispute.

DERINÖZ, Sabri. 2013. « La représentation de l’homosexualité dans les médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles » [en ligne], consulté le 13 octobre 2016. URL : http://csa.be/system/ documents_files/2045/original/SD_20130513_rapport final_publ.pdf?136870682

GLAD!, 01 | 2016 79

DERRIDA, Jacques & STIEGLER, Bernard. 1996. Échographies de la télévision. Paris : Galilée et Ina.

ÉRIBON, Didier. 2003. « F.H.A.R. », in Dictionnaire des Cultures Gay et Lesbiennes, ÉRIBON, Didier & LERCH, Arnaud (dir.). Paris : Larousse, 196.

FADERMAN, Lilian. 1991. Odd Girls and Twilight Lovers: a History of Lesbian Life in XXth C. America. New York : Columbia University Press.

FAUSTO-STERLING, Anne. 2000. Sexing the Body. New York : Basic Books.

GAILLARD, Isabelle. 2012. La Télévision, histoire d’un objet de consommation.1945-1985. Paris : CTHS/ Ina.

GONNARD, Catherine. 2012. « Mixité, non mixité : heurts et dialogues d’un mouvement autonome entre 1980-2000 » Coordination Lesbienne [en ligne], consulté le 15 septembre 2016. URL : http:// www.coordinationlesbienne.org/spip.php?article186

HARVEY, John & LEE, John. 1998 [1996]. Les Hommes en noir, du costume masculin à travers les siècles. Paris : Abbeville Press France.

HALPERIN, David M. 2015 [2012]. L’Art d’être gai. (trad. Marie Ymonet). Paris : Epel.

HOOG, Emmanuel. 2006. L’INA. Paris : PUF.

JOYRICH, Lynne. 2001. « Epistemology of the Console » Critical Inquiry [en ligne], 27(3), consulté le 1er septembre 2016. URL: http://www.jstor.org/stable/1344216

KOHNEN, Melanie E.S. 2016. Queer Representation, Visibility and Race in American Film and Television. Screening the Closet. London/New York : Routledge.

KOSOFSKY SEDGWICK, Eve. 2008 [1990]. Épistémologie du placard. (trad. Maxime Cervulle). Paris : Amsterdam.

LAPOVSKY KENNEDY, Elisabeth & DAVIS, Margaret D. 2014 [1993]. Boots of Leather, Slippers of Gold: the History of a Lesbian Community. New York : Routledge.

LATIMER, Tirza T. 2005. Women Together/Woman Apart. New Brunswick, New Jersey : Rutgers University Press.

LEDOS, Jean-Jacques. 2007. L’Âge d’or de la télévision.1945-1975. Histoire d’une ambition française. Paris : L’Harmattan.

LESSELIER, Claudie. 2000. « Formes de résistances et d’expression lesbiennes dans les années cinquante et soixante en France », in Homosexualités, expression/répression, TIN, Louis-Georges & PASTRE, Geneviève (dir.). Paris : Stock, 105-116.

LOUVIER, Nicole. 1953. Qui qu’en grogne. Paris : Gallimard.

MARTIN-FUGIER, Anne. 2003. Les Salons de la IIIe République, Art, littérature, politique. Paris : Librairie académique Perrin.

MONEY, John. 1952. Hermaphroditism: An inquiry into the nature of a human paradox. PhD diss., Harvard University.

ORAIN, Marie-Thérèse. 2001. Gribouille. Je vais mourir demain. Paris : Christian Pirot.

PENET, Martin. 2006. « L’expression homosexuelle dans les chansons françaises de l’entre-deux- guerres : entre dérision et ambiguïté » Revue d’histoire moderne et contemporaine [en ligne], 53(4), consulté le 13 octobre 2016. URL : www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et- contemporaine-2006-4-page-106.htm

GLAD!, 01 | 2016 80

PRECIADO, Paul B. (Beatriz). 2011 [2010]. Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia. Paris : Flammarion.

ROCHEFORT, Christiane. 1958. Le Repos du guerrier. Paris : Grasset.

ROLLET, Brigitte. 2007. Télévision et homosexualité. 10 ans de fictions françaises 1995-2005. Paris : L’Harmattan.

RUBIN, Gayle. 1992. « Of Catamytes and Kings: Reflections on Butch, Gender and Boundaries », in The Persistent Desire : a Femme/Butch Reader. NESTLE, Joan (dir.). Boston : Alyson Publications.

RUPP, Leila J. 1999. A Desired Past, a Short History of Same-Sex Love in America. Chicago : University of Chicago Press.

SANCHEZ, Maria C. 2001. : Identity and Interpretation in Sexuality, Race and Religion. New York : New York University Press.

SANDREL, Micheline. 1962. Dix millions de témoins. Paris : Hachette.

SAUVAGE, Monique & VEYRAT-MASSON, Isabelle. 2012. Histoire de la télévision française de 1935 à nos jours. Paris : Nouveau Monde.

SCOTT, Joan W. 1988. « Genre : une catégorie utile d’analyse historique » Les Cahiers du GRIF, Le Genre de l’Histoire 37-38 : 125-153.

SCOTT, Joan W. 2012 [1999]. « Quelques autres réflexions sur le genre et la politique », De l’utilité du genre (trad. Claude Servan-Schreiber). Paris : Fayard, ch. 3.

STOLLER, Robert. 1978 [1955]. Recherche sur l’identité sexuelle. Paris : Gallimard.

STRAUSS, Leo. 2009 [1952, 1989]. La Persécution et l’art d’écrire. Paris : Gallimard.

WARNER, Michael. 2002. Publics and Counterpublics. New York : Zone Books.

WALKER, Lisa. 2001. Looking like What You Are: Sexual Style, Race and Lesbian Identity. New York : New York University Press.

WITTIG, Monique. 2007 [1982, 2001]. « Le point de vue universel ou particulier (avant-note à La Passion de Djuna Barnes) » La Pensée straight. Paris : Éditions Amsterdam, 112.

NOTES

1. Il en est ainsi de l’émission La Joie de vivre de Henri Spade et Robert Chazal. Sauvage, Monique & Veyrat-Masson, Isabelle. 2012. Histoire de la télévision française de 1935 à nos jours. Paris : Nouveau Monde, p. 47. 2. Ledos, Jean-Jacques. 2007. L’Âge d’or de la télévision. 1945-1975. Histoire d’une ambition française. Paris : L’Harmattan, édition Kindle. 3. Michèle Arnaud, la productrice de l’émission qui partage les risques des facéties d’Averty, n’est jamais mentionnée. 4. Au-delà du coming out télévisuel de Jean-Louis Bory en 1975, d’Elula Perrin en 1977 et des premiers personnages gays dans des séries télévisées diffusées en France (Dynastie, version française à partir de 1983), il semble que « c’est à partir de 1995 que certaines représentations [des homosexuel.le.s] commencent à s’inscrire de façon plus fréquente dans le paysage audiovisuel français ». Rollet, Brigitte. 2007. Télévision et homosexualité. 10 ans de fictions françaises 1995-2005. Paris : L’Harmattan, p. 16. Voir aussi Chambers, Scott. 2009. The Queer Politics of Television. London : I. B. Tauris.

GLAD!, 01 | 2016 81

5. Derinöz, Sabri. 2013. « La Représentation de l’homosexualité dans les médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles » [en ligne], consulté le 13 octobre 2016. URL : http://csa.be/system/ documents_files/2045/original/SD_20130513_rapport%20final_publ.pdf?136870682 6. À partir de 1955, les supports matériels conservés des émissions sont plus nombreux. 1969 marque le début de « l’après mai » où d’autres histoires commencent à s’écrire. 7. Cabaret du soir : l’émission est diffusée du 14 septembre 1957 au 24 janvier 1959, d’abord régulièrement tous les quinze jours, puis plus irrégulièrement : une seule fois en mai 1958, deux fois en juin 1958, une fois en juillet, septembre, octobre et novembre 1958, deux fois en décembre 1958 et janvier 1959, jusqu’à la dernière émission du 24 janvier 1959. État actuel de la collection à l’Ina : il manque 14 minutes à l’émission du 14 septembre 1957 et l’émission du 7 décembre 1957 est manquante. C’est donc 24 sur 25 émissions que nous avons pu visionner. Jean Kerchbron est le réalisateur de la plupart de ces émissions. 8. Penet, Martin. 2006. « L’expression homosexuelle dans les chansons françaises de l’entre-deux- guerres : entre dérision et ambiguïté » Revue d’histoire moderne et contemporaine, [en ligne], 53(4) : 122-123, consulté le 13 octobre 2016. URL : www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et- contemporaine-2006-4-page-106.htm 9. Le Magazine féminin était le premier magazine féminin à la télévision, d’abord produit par Aimé Chabrerie et animé par Maïté Célérier de Sannois, programmé à partir de décembre 1946 sous le nom La femme chez elle, puis, à partir de 1951, de Pour vous madame, devenant enfin Magazine féminin en 1952, diffusé en hebdomadaire jusqu’à son arrêt en 1970. Documents conservés à partir de mai 1952. 10. L’usage de ce verbe n’est évidemment pas anodin, si l’on se réfère à la culture américaine du « passing » : la capacité d’une personne à être considérée en un seul coup d’œil comme membre d’un groupe social autre que le sien propre, tel que l’ethnie, la caste, la classe sociale, le genre, l’âge et/ou le handicap. Sanchez, Maria C. 2001. Passing: Identity and Interpretation in Sexuality, Race and Religion. New York : NYU Press. 11. La Joie de vivre d’Henri Spade et Robert Chazal, émission bimensuelle en alternance avec 36 chandelles de Jean Nohain, commence en 1952 (documents conservés à partir d’avril 1953) et s’arrête en septembre 1956, pour devenir Bouquet de joie jusqu’en décembre, puis Les Joies de la vie d’octobre 1957 à mai 1960. Les 36 chandelles ont été diffusées entre 1952 (documents conservés à partir de 1955) et juillet 1958. 12. École des vedettes, produite et présentée par Aimée Mortimer, est diffusée entre novembre 1956 et juillet 1963. 13. « Elle dut en outre procéder à ce dernier crève-cœur : céder son cabaret à Colette Mars, chanteuse dont elle avait inspiré le timbre de voix et avec qui elle avait eu une brève liaison. » Carbonel, Marie-Hélène. 2007. Suzy Solidor, une vie d’amour. Paris : Autres Temps, p. 240. 14. Discorama, émission hebdomadaire produite par Denise Glaser de février 1959 à janvier 1975. 15. Scott, Joan W. 1988. « Genre : une catégorie utile d’analyse historique » Les Cahiers du GRIF, Le Genre de l’Histoire 37-38 : 125-153 ; Scott, Joan W. 2012 [1999]. « Quelques autres réflexions sur le genre et la politique », in De l’utilité du genre. Paris : Fayard, ch. 3. 16. Money, John, 1952, cité par Fausto-Sterling, Anne. 2000. Sexing the Body. New York : Basic Books, p. 46. Stoller, Robert. 1978 [1955]. Recherche sur l’identité sexuelle. Paris : Gallimard. On peut remarquer que Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est publié également en 1949. 17. Les premières réunions du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R.) et les premières manifestations contre l’homophobie datent de 1971. Éribon, Didier. 2003. « F.H.A.R. », in Dictionnaire des Cultures Gay et Lesbiennes, Éribon, Didier & Lerch, Arnaud (dir.). Paris : Larousse, 196. 18. Cette différenciation s’opère vers 1981. « Les termes "lesbiens" et "gays" aux définitions plus politiques ont peu à peu fait disparaître les termes "homosexuels/lles". » Gonnard, Catherine. 2012. « Mixité, non mixité : heurts et dialogues d’un mouvement autonome entre 1980-2000 »

GLAD!, 01 | 2016 82

Coordination lesbienne [en ligne], consulté le 15 septembre 2016. URL : http:// www.coordinationlesbienne.org/spip.php?article186 19. Kohnen, Melanie E.S. 2016. Queer Representation, Visibility and Race in American Film and Television. Screening the Closet. London/New York : Routledge. 20. Hoog, Emmanuel. 2006. L’INA. Paris : PUF (coll. Que sais-je ?), p. 6-7. 21. Par le terme de production, on entend les créations de la télévision pour la télévision. 22. Les magazines de programmes de télévision ont peu à peu absorbé les journaux de programmes de radio nés après la Seconde Guerre mondiale. Entre 1947 et 1960, Radio-Cinéma devient Radio-Cinéma-Télévision, puis Radio-Télévision-Cinéma, enfin Télévision-Radio-Cinéma, puis Télérama ; entre 1957 et 1960, Radio-Télévision devient Télé7Jours. Télé Magazine est créé en 1955. 23. Halperin, David M. 2015 [2012]. L’Art d’être gai, trad. fr. Paris : Epel, édition Kindle, chap. 7, doc. 3. De telles études manquent encore dans les pays de langue française, notamment pour les années d’après la Seconde Guerre mondiale, où celle de Claudie Lesselier reste une exception. Lesselier, Claudie. 2000. « Formes de résistances et d’expression lesbiennes dans les années cinquante et soixante en France », in Homosexualités, expression/répression, Tin, Louis-Georges & Pastre, Geneviève (dir.). Paris : Stock, 105-116. 24. Halperin, ibidem, préface à l’édition française, édition Kindle, doc. 1. 25. L’enjeu sociologique de cette question est analysé par Chetcuti, Natacha. 2010. Se dire lesbienne. Paris : Payot. 26. « Le million de récepteurs est atteint en 1958, les dix millions en 1968. » Gaillard, Isabelle. 2012. La Télévision. Histoire d’un objet de consommation, 1945-1985. Paris : CTHS/Ina, p. 119. 27. Cf. note 7. 28. Micheline Sandrel a suivi les cours de théâtre Charles Dullin durant quatre ans et a débuté à la radio en 1947, avant de devenir chroniqueuse au journal parlé. 29. Le cabaret La Vie parisienne, qu’elle dirige, est situé au 12 rue Sainte-Anne à Paris, une rue qui devint, après 1968, l’un des cœurs de la nuit gay. Voir « Colette Mars au cabaret », extrait du film Cargaison blanche de Georges Lacombe (1958) [en ligne], consulté le 13 octobre 2016. URL : http:// www.dailymotion.com/video/x17yilw_colette-mars_shortfilms 30. « Des familier.e.s du cabaret », comme le remarque un soir Colette Mars. Cabaret du soir, RTF, diffusion 12 octobre 1957. 31. L’enregistrement grâce au kinéscope permet un différé dans les pays francophones au Maghreb, au Canada, en Suisse et au Liban notamment, si l’on en croit Micheline Sandrel qui, dans son roman policier Dix millions de témoins, décrit très précisément une émission de télévision, produite et présentée par une chanteuse, qui a pour décor un cabaret. Sandrel, Micheline. 1962. Dix millions de témoins. Paris : Hachette, p. 29. 32. Cabaret du soir, RTF, diffusion 5 avril 1958. 33. C’est le reproche que feront certains critiques, accusant les présentatrices féminines de

F0 « papotage » : « Sur la bonne voie… Le Cabaret du soir 20 se débarrasserait-il enfin de ce côté ‘‘papotages’’ qui le rendait si souvent insupportable ? » Télé 59, 11 au 17 janvier 1959, n°742. 34. Martin-Fugier, Anne. 2003. Les Salons de la IIIe République, Art, littérature, politique. Paris : Librairie Académique Perrin. 35. Coté « Rive gauche », Saint-Germain ou Quartier latin, on trouve par exemple Marie Souris, Barbara, Nicole Louvier, Jean-Roger Caussimon, les Marottes (marionnettes), Félix Marten, Les Trois Ménestrels, Charles Aznavour. 36. La chanteuse a ouvert ce nouveau lieu en 1954, rue Balzac. 37. Frédé ouvre le Carroll’s en 1949 au 39 rue de Ponthieu. Dany Dauberson, Annabel ou Colette Mars y chantent. Le lieu est ouvertement « pour les dames ». 38. Hazel Scott, Yvonne Blanc et Art Simmons, Nancy Holloway, Leny Eversong pour le jazz ; Mado Robin pour l’opéra.

GLAD!, 01 | 2016 83

39. Madeleine Robinson, Edwige Feuillère, Andrée Debar, Jeanne Fusier-Gir, Marie Bell, Alain Delon… Nous faisons allusion, ici, au cinéma de « qualité française » stigmatisé par François Truffaut (1954). 40. Penet, op. cit, p. 106-107. Voir aussi le duo de Charpini et Brancato [en ligne], consulté le 13 octobre 2016. URL : https://vk.com/video65584699_171555660 41. Cabaret du Soir, RTF, diffusion 28 juin 1958. 42. Strauss, Leo. 2009 [1952, 1989]. La Persécution et l’art d’écrire. Paris : Gallimard, p. 55. 43. Warner, Michael. 2002. Publics and Counterpublics. New York : Zone Books. 44. Wittig, Monique. 2007 [1982, 2001]. « Le point de vue universel ou particulier (avant-note à La Passion de Djuna Barnes) » La Pensée straight. Paris : Éditions Amsterdam, p. 112. 45. Brémond d’Ars, Yvonne (de). 1957. C’est arrivé en plein Paris, passionnante aventure d’antiquaire. Paris : H. Lefebvre. 46. C’est ainsi que Suzy Solidor évoque sa relation formatrice avec l’antiquaire. Latimer, Tirza T. 2005. Women Together/Woman Apart. New Brunswick, New Jersey : Rutgers University Press, p. 108-109. 47. Magazine féminin, RTF, diffusion 25 mai 1958, chronique : Micheline Sandrel ; Journal télévisé Nuit, Vitrines du Faubourg-Saint-Honoré, RTF, diffusion 13 juin 1959, journaliste : Micheline Sandrel (apparition de Mick Micheyl dans ce même sujet) ; L’Art de vivre : Yvonne de Brémond d’Ars, RTF, diffusion 31 janvier 1963, réalisateur : Michel Ayats. 48. Observation récurrente de Catherine Gonnard lorsqu’elle était rédactrice en chef du magazine lesbien mensuel Lesbia Magazine, entre 1986 et 1998. 49. La Garçonne, 2e version (1957), d’après le roman éponyme de Victor Margueritte (1925), réalisé par Jacqueline Audry, avec Andrée Debar, Fernand Gravey, Colette Mars. Dans la première version de Jean de Limur (1936), avec Marie Bell, Arletty, Edith Piaf, une scène se passe à La Vie parisienne, le cabaret de Suzy Solidor. Voir Colette Mars interpréter La Garçonne dans le film de Jacqueline Audry [en ligne], consulté le 13 octobre 2016. URL : https://www.youtube.com/watch? v=wgo89QP7w1M 50. RTF, diffusion 4 février 1957. 51. Cabaret du soir, RTF, diffusion 22 mars 1958. 52. Olivia (1951), réalisatrice : Jacqueline Audry, scénariste : Colette Audry, d’après le roman éponyme de Dorothy Bussy (1949). 53. Nous avons gardé la traduction par Marie Bonaparte et Mme E. Marty (1933) du concept « das Unheimliche », proposé par Freud en 1919. 54. Cabaret du soir, RTF, diffusion 24 janvier 1959. 55. Rochefort, Christiane. 1958. Le Repos du guerrier. Paris : Grasset. 56. Dans Les Aventures du roi Pausole de Pierre Louÿs (1901), chaque nuit, le roi Pausole choisit l’une de ses trois cent soixante-six femmes, dont chacune devient la reine d’un jour pendant une année. Christiane Rochefort s’identifie ainsi à un personnage (très) polygame ! 57. Nous appelons ainsi des chansons suffisamment ambiguës pour qu’on ne sache pas si elles sont adressées à un homme ou à une femme, par analogie avec les personnes intersexes, qui revendiquent le droit de ne pas choisir leur sexe, en lien avec les travaux des biologistes comme Anne Fausto-Sterling et Helen Longino. 58. Cabaret du soir, RTF, diffusion 3 mars 1959. 59. L’exposition Made in Algeria : Généalogie d’un territoire (commissaires : Zahia Rahmani & Jean- Yves Sarrazin. 2016. Marseille : MUCEM) a récemment montré comment les supports de diffusion véhiculent une vision schématique des colonies qui sert le commerce et le tourisme, masquant la réalité de la vie des populations autochtones, qui sont alors en plein combat pour s’extraire du colonialisme. 60. Sur l’importance des cultures populaires pour la théorie queer, cf. De Lauretis, Teresa. 2007. Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg. Paris : La Dispute.

GLAD!, 01 | 2016 84

61. Télé Paris à Cannes, RTF, diffusion 9 août 1955. 62. Harvey, John & Lee, John. 1998 [1996]. Les Hommes en noir, du costume masculin à travers les siècles. Paris : Abbeville Press France. 63. Iconographie [en ligne], consulté le 13 octobre 2016 : http://www.artnet.com/artists/tamara- de-lempicka/portrait-de-la-duchesse-de-la-salle-2UpqnRKxR3TLGp-fErG7Bg2. 64. Iconographie [en ligne], consulté le 13 octobre 2016 : http://americanart.si.edu/collections/ search/artist/?id=599. 65. Voir à ce sujet : Latimer. op.cit., p. 51-65. 66. Je vais mourir demain, chanson interprétée par Gribouille dans l’émission Vient de paraître, ORTF, diffusion 25 mai 1965, réalisatrice : Janine Guyon. 67. École des vedettes, RTF, diffusion 19 novembre 1962, réalisateur : Stellio Lorenzi, productrice : Aimée Mortimer, présentateur : Jean-Pierre Aumont [en ligne]. URL : https://www.youtube.com/ watch?v=5N_mnDjS_qc 68. Gribouille est le nom de scène de Marie-France Gaîté. À noter que la scène est presque littéralement retranscrite dans l’ouverture du film de Claude Chabrol, Les Biches (1968), où Why (Jacqueline Sassard), dessinant des biches à la craie sur le Pont-des-Arts, est draguée par Frédérique (Stéphane Audran), qui lui pose les mêmes questions. 69. Orain, Marie-Thérèse. 2001. Gribouille. Je vais mourir demain. Paris : Christian Pirot. 70. Butler, Judith. 1993. « Imitation and Gender insubordination », in The Lesbian and Gay Studies Reader. Abelove, Henri, Aina Barale, Michèle & Halperin, David M. (dir.). New York/London : Routledge, p. 309. 71. Claudine à l’école (1900), Claudine à Paris (1901), Claudine en ménage (1902), Claudine s’en va (1903), La retraite sentimentale (1907). Série publiée sous le nom de Willy, puis, après 1911, sous la double signature de Colette et Willy jusqu’en 1949, puis sous la signature de la seule Colette, avant que la double signature ne soit rétablie. 72. Louvier, Nicole. 1953. Qui qu’en grogne. Paris : Gallimard. 73. Un rythme à trois temps, qui revient en vedette avec Besame Mucho de Consuelo Velazquez (1940, traduite en 1945). 74. Nicole Louvier chante Nicole Louvier, ORTF, diffusion 28 mai 1964, réalisatrice : Janine Guyon [en ligne]. URL : https://www.youtube.com/watch?v=FWSCvufDoyg 75. Alain, Jeannine, 1958. « Chansons interdites, de Nicole Louvier » Arcadie 54, revue littéraire et scientifique [en ligne], consulté le 14 octobre 2016. URL : http://culture-et-debats.over-blog.com/ article-chansons-interdites-de-nicole-louvier-par-jeannine-allain-116611513.html 76. 36 chansons, RTF, diffusion 2 juin 1957, réalisateur : Lazare Iglesis. 77. Cabaret du soir, RTF, diffusion 1er mars 1958, réalisateur : Jean Kerchbron. 78. Magazine féminin, RTF, diffusion 5 février 1959, productrice : Maïté Célérier de Sannois, journaliste : Micheline Sandrel. 79. Magazine féminin, RTF, diffusion 23 janvier 1965, productrice : Maïté Célérier de Sannois, journaliste : Micheline Sandrel. 80. Preciado, Paul B. (Beatriz). 2011 [2010]. Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia. Paris : Flammarion, p. 15. 81. Idem. 82. Cf. note 74. 83. Faderman, Lilian. 1991. Odd Girls and Twilight Lovers: a History of Lesbian Life in XXth C. America. New York : Columbia University Press. Lapovsky Kennedy, Elisabeth & Davis, Margaret D. 2014 [1993]. Boots of Leather, Slippers of Gold: the History of a Lesbian Community. New York: Routledge. Rupp, Leila J. 1999. A Desired Past. A Short History of Same-Sex Love in America. Chicago: University of Chicago Press. Walker, Lisa. 2001. Looking like What You Are: Sexual Style, Race and Lesbian Identity. New York : New York University Press.

GLAD!, 01 | 2016 85

84. Nous empruntons cette notion du « plus à l’aise », en anglais « more confortable », à l’anthropologue Gayle Rubin. Rubin, Gayle. 1992. « Of Catamytes and Kings: Reflections on Butch, Gender and Boundaries », in The Persistent Desire : a Femme/Butch Reader. Nestle, Joan (dir.). Boston : Alyson Publications. 85. Les Joies de la vie : Odette Laure, RTF, diffusion 6 octobre 1958. 86. Cabaret du soir, RTF, diffusion 8 novembre 1958. 87. Yvonne de Brémond d’Ars en serait une autre. 88. De New York à Los Angeles. Ce soir à, RTF, diffusion 3 décembre 1960, réalisateur : Jean-Noël Roy [en ligne], consulté le 13 octobre 2016. URL : https://www.youtube.com/watch?v=DREUM15G-Cs 89. Kosofsky Sedgwick, Eve. 2008 [1990]. Épistémologie du placard. Paris : Amsterdam. 90. Derrida, Jacques & Stiegler, Bernard. 1996. Échographies de la télévision. Paris : Galilée & Ina. 91. Joyrich, Lynne. 2001. « Epistemology of the Console » Critical Inquiry [en ligne] 27(3), consulté le 13 octobre 2016. URL: http://www.jstor.org/stable/1344216. Joyrich fait référence au texte d’Eve Kosofsky Sedgwick cité en note 89. 92. Halperin, op.cit., préface à l’édition française, doc. 3, édition Kindle. 93. C’est ce que nous avons pu constater lors de nos trois conférences successives sur le sujet. Gonnard, Catherine & Lebovici, Elisabeth. « Drôles de Dames ». Séminaire Arts et Féminismes, Fondation Hartung-Bergman à Antibes, 2012 ; « Elles Sapphichent », 16e Printemps lesbien de Toulouse, 2013 ; « Elles Sapphichent », 25e Festival Cineffable, 2 novembre 2013. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons décidé de reprendre cette recherche. 94. Halperin, op.cit., chap. 6, doc. 2, édition Kindle.

RÉSUMÉS

Entre 1955 et 1969, des cultures et sociabilités féminines non normatives apparaissent à la télévision française. Certaines émissions de variétés introduisent des formes de présentation de soi et de relationnalité rompant avec la hiérarchisation binaire des genres. Invisibles aux yeux d’un public non averti, ces figures, qui ne s’identifient pas comme homosexuelles, contribuent cependant à constituer la culture lesbienne francophone de l’après-guerre en objet d’études pour la théorie queer.

Between 1955 and 1969 the French national television has allowed forms of self-presentation and relationnalities, related to non heteronormative cultures and sociabilities. Broadcast regularly, a number of variety shows deployed a range of extraordinary performances. Invisible to an unaware audience, these "pre-Stonewall” figures would never have identified as lesbian, gay or trans. They nevertheless contributed in constituting the francophone post-war lesbian culture as an object of study for .

INDEX

Mots-clés : télévision, médias, lesbiennes, sémiologie, homosocialité, stratégies de genre Thèmes : Recherches Keywords : television, media, lesbian, semiology, , gender strategies

GLAD!, 01 | 2016 86

AUTEURS

CATHERINE GONNARD Historienne de l’art, Ina Catherine Gonnard, ancienne rédactrice en chef de Lesbia Magazine, est documentaliste à l’Ina.

ELISABETH LEBOVICI Historienne et critique d’art, AICA Elisabeth Lebovici, docteure en esthétique et critique d’art, codirige le séminaire « Something You Should Know » à l’EHESS (Paris). Elles sont ensemble les auteures [2007] de Femmes/artistes, artistes/femmes, Paris de 1881 à nos jours. Paris : Hazan.

GLAD!, 01 | 2016 87

La protection maternelle Catégorisations et hiérarchisations du féminin dans les discours juridiques d’après-guerre Maternal Protection.How Post-War Judicial Discourses Categorise and Hierarchise Femininity

Anne-Laure Garcia

Introduction

1 La notion de protection porte en elle une différenciation entre le protecteur et le protégé. Cette opposition structurante illustre le caractère binaire et hiérarchique des schèmes de perception et d’appréciation. Une frontière est tracée entre deux catégories qui se voient attribuées une valeur inégale au vu des oppositions latentes qui y sont liées : le fort/ le faible, le défenseur/ le défendu, le bienfaiteur/ le bénéficiaire, etc.1 Le droit est un des principaux éléments participant à la légitimation des catégories2 protecteur et protégé ainsi qu’à la définition des risques ou dangers justifiant une mise à l’abri de certains agents sociaux. Lorsque l’appartenance à une catégorie de genre est ancrée dans le titre d’un texte juridique ayant trait à la protection, il semble que ce soient toujours les femmes qui en soient l’objet. La hiérarchie entre le féminin et le masculin que cela implique est, qui plus est, bien souvent renforcée par la juxtaposition à des catégories hautement dominées telles que les enfants3 ou les esclaves4.

2 Au-delà de la violence symbolique5 impliquée par de telles différenciations, il semble intéressant de se plonger plus profondément au sein de la catégorie des protégées afin d’observer les catégorisations et les hiérarchisations du féminin véhiculées par les discours juridiques. Pour ce faire, les textes sur la protection maternelle sont des matériaux particulièrement adéquats. En effet, ils fondent leur objet sur des différenciations entre les femmes. Le présent article propose donc de se fonder sur trois études de cas afin de mettre au jour les hiérarchies genrées portées par les figures féminines, ancrées dans des discours juridiques partageant une vision commune où les femmes en situation de parentalité sont soumises à des risques pouvant légitimer une action publique. Plus précisément, pour chacun des trois cas étudiés, nous nous

GLAD!, 01 | 2016 88

demanderons : Quels dangers sont consacrés par les textes ? Comment y sont distribués les rôles de protecteurs et de protégées ? Quelles représentations de la normalité et de la déviance maternelle sont ancrées dans ces codifications ? Quelles hiérarchisations entre les différentes catégories de mères, et plus généralement de femmes, y sont observables ?

3 Afin d’accéder aux visions et divisions portées par le droit, il est nécessaire de développer une stratégie de recherche susceptible de mettre au jour les impensés incorporés. Celle-ci doit, premièrement, permettre une Verfremdung6 — condition préalable à un éclairage réflexif de ce qui semble « aller de soi ». Il faut, deuxièmement, que les catégorisations et hiérarchisations portées dans le droit soient considérées dans leur historicité.7 Troisièmement, une attention particulière doit être portée au langage utilisé dans les textes juridiques pour être en mesure de dévoiler les éléments non manifestes du discours juridique. Au vu de ces principes méthodologiques, cet article propose de mêler internationalisation, historicisation et analyse de contenu via trois études de cas.

4 Notre analyse se focalisera sur les textes législatifs traitant de la protection maternelle adoptés au sortir de la Seconde Guerre mondiale en France, en RFA et en RDA8. À chaque fois, le propos sera structuré en deux temps. Tout d’abord, nous nous appuierons sur l’état de la recherche socio-historique9 afin de mettre au jour les phénomènes de dépendance au chemin emprunté (path depedence) dans lesquels sont ancrés les textes juridiques adoptés dans l’après-guerre. Puis, les résultats des trois analyses de contenu menées sur les textes adoptés entre 1945 et 1952 seront présentés. Ces trois études de cas successives seront, au sein de la conclusion, suivies d’une mise en regard posant les bases d’une réflexion plus transversale quant aux représentations du féminin véhiculées par les discours juridiques sur la protection maternelle.

1. La protection assurantielle des mères actives ouest-allemandes

5 La figure des Trümmerfrauen10 est un symbole bien connu d’une Allemagne vaincue où la survie se joue entre les décombres et sans les hommes. Ce tableau d’un Land der Frauen (Strecker 1981 : 53), d’un pays où les femmes tiennent à bout de bras ce qui reste de la société, est consécutif à l’enrôlement de la quasi-totalité de la population masculine, puis à la lenteur voire à l’impossibilité de son retour. Même lorsque le déséquilibre numérique entre les sexes tend à reculer suite à des libérations, les femmes se retrouvent fréquemment seules à gérer le quotidien de leur foyer. Bien souvent, les couples implosent car les conjoints si attendus se révèlent être des inconnus qui sont physiquement amoindris et psychologiquement brisés. De manière temporaire ou définitive, de nombreuses mères allemandes sont donc amenées à exercer des fonctions sociales productives et reproductives. C’est dans ce contexte qu’est préparée puis adoptée la Loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne en 1949. Ce texte ancre constitutionnellement le principe d’égalité entre les hommes et les femmes (art. 3) tout comme la différenciation des droits selon le sexe en cas de parentalité. En effet, l’article 6 — entièrement dédié aux questions familiales — distingue deux catégories de protection publique. Tout d’abord, l’alinéa 1 stipule que « le mariage et la famille sont sous la protection particulière de l’ordre étatique »11. Cela signifie une interdiction constitutionnelle d’atteinte au couple légitime et aux cellules familiales

GLAD!, 01 | 2016 89

impliquant des enfants. À côté de cette mission générale de consolidation publique de la sphère privée, l’alinéa 4 précise, ensuite, que « toutes les mères ont droit à la protection et l’assistance de la communauté ». Le binôme protection/assistance allié à l’idée d’un dû collectif présuppose que les ascendants féminins au premier degré ont des devoirs particuliers et que l’exercice des fonctions maternelles de soin et d’éducation (art. 6, al. 2) est reconnu par la société. Ainsi, la Loi fondamentale précédant et conditionnant toute nouvelle loi recèle-t-elle le principe d’une égalité non mécanique entre les hommes et les femmes. Elle enracine et légitime l’idée que l’équité démocratique implique une modulation des droits et des devoirs en fonction du sexe du parent.

1.1. Une couverture des travailleuses en couches héritée de l’Empire

6 La loi fédérale de 1952 sur la protection maternelle est soumise au poids d’un héritage historique qui trace une voie dans laquelle elle est amenée à marcher. En effet, le terme Mutterschutz, dont l’utilisation politique est observable dès la fin du dix-neuvième siècle, est profondément enraciné dans une perspective d’assurance sociale. Deux principales catégories d’acteurs œuvrent alors en faveur d’une publicisation des risques sociaux liés aux couches en utilisant le concept de Mutterschutz : des personnalités issues du monde médical et des mouvements féministes (Garcia & Wobbe 2011). Le discours sanitaire apparaît à la fin du dix-huitième siècle. Ainsi, le docteur Johann Peter Frank plaida-t-il dès 1784 en faveur d’une Polizey12 qui aiderait les femmes enceintes et qui organiserait les soins périnataux, tous deux étant pour lui des missions publiques (Frank 1784). À sa suite, en 1802, le gynécologue Franz Anton Mai proposa un premier projet de loi sur la protection maternelle qui prévoyait notamment un congé de quatorze à seize semaines pour les couches (Anton Mai 1802). Si, dans un premier temps, ces discours semblèrent tomber dans l’oubli, ils reprirent de la vigueur suite à l’édiction des premières législations prussiennes sur le droit du travail et la protection de l’enfance. La légitimation d’une mission publique de protection des mères semble donc dériver doublement de celle des enfants. En effet, non seulement les femmes constituent une seconde catégorie se différenciant de la norme du travailleur masculin adulte, mais elles servent aussi de maillon dans la mécanique pour sauvegarder les citoyens de demain. Par là même, un premier contenu cognitif est imprimé sur la notion de Mutterschutz : il s’agit de protéger les travailleuses face aux risques liés aux couches. À partir des années 1860, les associations de femmes prolétaires qui luttent pour l’amélioration des conditions d’existence des ouvrières commencent elles aussi à utiliser cette notion lorsqu’elles promeuvent l’idée d’une assurance maternelle. À la fin du dix-neuvième siècle, les mouvements féministes de toutes obédiences soutiennent l’entrée dans le débat public de la question de l’arrêt de travail lié aux couches et de la sécurisation financière des mères (Hauser 2004 : 73). La création, en 1905, d’une association féministe ancrant la protection maternelle au cœur même de son nom — der Bund für Mutterschutz13 — est symptomatique de l’établissement de cette notion au sein du vocabulaire politique allemand. La compréhension assurantielle de la protection maternelle est ainsi partagée par l’ensemble des courants politiques lorsque, à partir de 1878, des règles protégeant la femme active en couches14 sont peu à peu adoptées.15

7 Cet héritage ancien tend à expliquer que le texte du 24 janvier 1952 relève exclusivement du droit du travail. La loi de protection des mères actives16 concerne donc uniquement les femmes enceintes et les jeunes mères occupant un emploi déclaré17. Ses

GLAD!, 01 | 2016 90

domaines d’application sont, à ce niveau, assez larges : elle octroie le droit à un congé de couches ; elle régule les possibilités d’heures supplémentaires, de travail la nuit et le dimanche, de pauses à des fins d’allaitement ; elle protège les futures et jeunes mères contre les risques de licenciement et de perte de revenu ; elle interdit des activités qui pourraient aller à l’encontre du bon déroulement de la grossesse ou mettraient en danger la santé de l’enfant à naître18, etc.

1.2. Une hiérarchisation des ayantes droit selon le degré de reproductivité de l’emploi

8 La loi de 1952 distingue dans son chapitre préliminaire quatre catégories de travailleuses, et ce selon deux axes. Dans un premier temps, l’article premier définit les bénéficiaires de cette mesure. Il s’agit de toutes les « femmes ayant un contrat de travail » ainsi que des « employées féminines travaillant à domicile […] dans la mesure où elles travaillent de façon continue ». Ainsi, le texte crée-t-il deux catégories de femmes actives en traçant la frontière au niveau du positionnement de l’emploi à l’intérieur ou bien à l’extérieur de l’espace privé. L’article suivant effectue, dans la foulée, un second travail de définition dont la portée normative n’apparaît pas immédiatement, mais qui sera structurante pour les dispositions à venir. La catégorie « employée de maison » (Hausgehilfin) correspond ainsi aux « femmes qui sont employées dans un foyer afin d’effectuer des travaux ménagers et qui vivent dans la communauté familiale de leur employeur » (art. 2, al. 1). La catégorie « assistante ménagère » (Tagesmädchen)19, quant à elle, se réfère aux « femmes qui, sans vivre dans la communauté familiale de leur employeur, sont employées de façon continue au sein du même foyer afin d’effectuer des travaux ménagers qui exigent l’intégralité de leur force de travail » (art. 2, al. 2). Ici, la localisation de l’emploi se fait au sein du domicile de l’employeur et la frontière est délimitée par le lieu d’habitation de la femme — soit dans ce « foyer d’accueil », soit dans son propre foyer. Le point commun entre ces deux catégories est que la fonction productive exercée par la salariée correspond aux fonctions reproductives traditionnellement réalisées gracieusement par les femmes du foyer.

9 Ces différenciations, bien loin d’avoir un simple objectif de clarification lexicale, portent en elles une hiérarchisation normative qui s’illustre tout au long du texte législatif. On peut en effet observer de nombreuses modulations des droits en fonction de l’appartenance à ces diverses catégories. En ce qui concerne l’allaitement d’un nouveau-né, l’alinéa 4 de l’article 7 adapte le droit de la mère salariée à une pause de 45 minutes toutes les 4,5 heures sans perte de salaire aux conditions particulières du travail à domicile. En effet, il exige que l’employeur rétribue 75 % d’une heure de salaire en plus chaque jour afin de contrebalancer le temps passé à allaiter. Néanmoins, l’égalité entre les différentes catégories de mères actives s’arrête là. La protection face au licenciement au cours de la grossesse ainsi que pendant les quatre mois qui suivent l’accouchement ne vaut pas pour les employées de maison et les assistantes ménagères enceintes de plus de cinq mois (art. 9, al. 1). En découle l’article 11 qui octroie aux femmes licenciées l’assurance d’un revenu de remplacement équivalent à la moyenne des trois derniers salaires perçus, et ce jusqu’à ce que l’avancement de la grossesse leur donne accès aux indemnités liées au congé maternel. En ce qui concerne l’arrêt de travail avant la naissance de l’enfant, la hiérarchie entre les actives travaillant pour une entreprise — que ce soit au sein de ses locaux ou à domicile — et celles exerçant des

GLAD!, 01 | 2016 91

fonctions reproductives rémunérées au sein de foyers est grande : l’arrêt de six semaines avant l’accouchement dont bénéficient les premières est réduit à quatre pour les secondes (art. 3, al. 2). Cet écart d’un tiers du congé prénatal est symptomatique de la représentation de la femme portée par ce texte. En effet, dans l’Allemagne fédérale d’après-guerre, les fonctions d’ordre reproductif — même si elles sont réalisées de façon rémunérée — sont considérées comme un domaine d’activité qui s’adapterait particulièrement bien à l’état de grossesse (Edel 1993 : 99). Cette idée explique aussi pourquoi les employées de maison et les assistantes ménagères ne sont pas concernées par l’interdiction de travail la nuit et le dimanche pour les femmes enceintes et les mères allaitantes (art. 8, al. 1).20

10 L’obligation constitutionnelle d’apporter « protection et assistance » à l’ensemble des mères trouve un terrain d’application pour le moins circonscrit en RFA. Entrée dans le langage courant, la notion de protection maternelle ancre l’idée que les pouvoirs publics ont le devoir de sécuriser financièrement l’existence des femmes actives non aptes à travailler en raison d’une grossesse ou de couches. Les femmes au foyer, protégées par les revenus de leur conjoint, ne sont donc naturellement pas éligibles à ce droit. Au-delà de cette première division entre les femmes qui nécessitent ou non une garantie de revenu, l’envergure du rempart public sauvegardant les travailleuses enceintes ou venant d’accoucher varie. Par exemple, l’évaluation des dangers induits par les différentes activités professionnelles évolue. Ainsi les catégories « employée de maison » et « assistante ménagère » ont-elles, au gré des réformes, disparues du texte. Reste encore une interdiction de travailler pour de très nombreuses femmes enceintes car l’exercice de leur métier est considéré comme dangereux pour leur santé ou celle de leur enfant à naître. Les risques présumés liés au port régulier de charges dont le poids est supérieur à cinq kilogrammes et le maintien d’une posture debout impliquent respectivement de larges restrictions dès la déclaration de grossesse, puis une interdiction d’exercice à partir du cinquième mois de gestation pour de très nombreux groupes professionnels. Cela concerne notamment les ouvrières à la chaîne, les éducatrices de jeunes enfants, les aides-soignantes, les kinésithérapeutes ou bien les chirurgiennes. Ainsi la hiérarchisation des droits à la protection maternelle reste-t-elle fonction d’une vision où le corps de la femme nécessite une intervention externe afin de le sauvegarder.

2. La garantie socialiste de l’émancipation maternelle

11 En RDA, la conception engelsienne d’une émancipation féminine par le travail (Engels 2001 [1884]), alliée aux impératifs démographiques et économiques de l’après-guerre, fonde une triple identification constitutionnelle de la femme en tant que citoyenne, travailleuse et mère. Adoptée le 7 octobre 1949, la première Constitution est-allemande applique à la sphère privée le principe d’égalité des droits entre tous les citoyens (Garcia 2013 : 62-65), et ce quel que soit leur genre : « Les hommes et les femmes sont égaux » (art. 7, al. 1), « Les lois et les dispositions qui portent atteinte à l’égalité entre les hommes et les femmes dans la famille sont abrogées » (art. 30, al. 2), « Une naissance hors mariage ne peut impliquer de désavantages ni pour l’enfant ni pour ses parents » (art. 33). Néanmoins, l’exception au principe d’égalité est aussi constitutionnellement ancrée par l’édiction d’un principe de protection : « Le mariage et la famille sont au fondement de la vie de la communauté. Ils sont sous la protection

GLAD!, 01 | 2016 92

de l’État » (art. 30, al. 1), « Pendant la maternité, la femme a droit à une protection particulière et à la sollicitude de l’État » (art. 32, al. 1). Ici, la Constitution prévoit même la promulgation d’une loi ainsi que son implémentation : « La République promulgue une loi de protection maternelle. Des établissements visant la protection de la mère et de l’enfant doivent être créées » (art. 32, al. 2). Deux processus de catégorisation sont là observables : l’un à l’aune du sexe, l’autre de la parentalité féminine à laquelle aucune borne temporelle n’est attribuée21.

2.1. Veiller sur les mères soviétiques afin de mieux les surveiller

12 Au-delà de l’héritage des législations prussiennes érigeant un système d’assurance sociale pour prévenir les risques liés à la grossesse et l’enfantement des femmes actives, le nouvel État socialiste est avant tout sous l’influence du modèle soviétique. Le premier décret russe en matière de protection maternelle et infantile fut promulgué dès le 19 décembre 1917. Les dirigeants appellent « les citoyennes, les mères, les spécialistes médicaux à lutter pour la sauvegarde des générations à venir » (OMS 1962 : 9). Les pouvoirs publics accordent un rôle actif à la femme en ce qui concerne la préservation de son enfant. Ainsi, la protection sociale des mères signifie-t-elle la garantie universelle d’un ensemble de droits et d’aides permettant d’assurer le bien- être de la progéniture des femmes : sécurité de l’emploi, octroi d’allocations de naissance, versement du salaire complet pendant les 112 jours de congé de maternité, subvention à partir de la troisième naissance, etc. (id. : 17-18). Le volet sanitaire de la protection maternelle et infantile soviétique apporte, quant à lui, une composante d’un ordre nouveau à cette mission publique : l’éducation des mères. Au cours des huit consultations prénatales et des dix-huit consultations obligatoires jusqu’aux trois ans des enfants (ibid. : 19, 32), le corps médical doit éduquer les femmes et s’assurer de la qualité des soins apportés aux enfants. L’éducation publique aux fonctions maternelles et le contrôle de son bon apprentissage entrent, au moins à deux reprises, dans la sphère particulièrement intime du domicile familial22. Devenue ainsi permanente et obligatoire, la protection sanitaire équivaut désormais à un contrôle médical. La figure de la mère n’est plus celle d’une ayante droit bénéficiant de garanties publiques, mais d’une citoyenne dont le devoir est de mener à bien les fonctions reproductrices pour lesquelles elle a été éduquée. Elle n’est plus en danger : elle est le danger. De ce fait, la surveillance et l’évaluation publiques des comportements maternels servent avant tout à la protection de l’enfant contre sa mère, pensée comme potentiellement porteuse de risques.

13 Adoptée le 27 septembre 1950, la loi sur la protection maternelle et infantile et sur les droits de la femme23 se définit comme une réponse à la commande constitutionnelle est- allemande (préambule, al. 1). Son objectif explicite est de renforcer l’ordre social « antifasciste et démocratique » en permettant que l’égalité entre les hommes et les femmes soit non seulement un droit mais aussi un fait (préambule, al. 12). Pour ce faire, l’État garantit à toutes les citoyennes « une maternité heureuse » et des aides publiques afin d’« éduquer leur enfants dans un esprit de paix, de progrès et de démocratie » (préambule, al. 3). Deux champs d’action principaux peuvent être identifiés : l’autonomie économique et la sécurisation sanitaire. Ainsi, afin de permettre la compatibilité des devoirs politiques, économiques et familiaux des citoyennes est- allemandes, l’État garantit-il aux femmes qu’avoir un enfant à charge n’ira pas à l’encontre de leur autonomie économique. Pour une travailleuse, toute naissance

GLAD!, 01 | 2016 93

donnera droit au paiement de cinquante marks et à un congé de onze semaines rémunéré à hauteur du revenu moyen des trois derniers mois (art. 10). Qui plus est, afin de permettre un emploi à temps plein des mères, 200 000 places dans des institutions de garde collective avec de larges horaires d’ouverture24 sont prévues d’ici à 1955 (art. 5). Les employeurs ont, en outre, l’obligation de s’adapter aux particularités physiologiques des femmes (art. 19) et aux obligations familiales des mères actives (art. 23). Afin d’assurer la sécurisation sanitaire, la création de centres de conseil médico-sociaux (art. 6), de polycliniques, de services pédiatriques (art. 4) et de maisons de repos à destination des femmes enceintes à l’état de santé précaire (art. 7) est prévue. Enfin, « dans l’intérêt de la protection de la santé de la femme et du soutien à une hausse des naissances », ce texte autorise l’interruption de grossesse uniquement pour des motifs d’ordre thérapeutique, et ce après approbation d’une commission d’experts (art. 11)25. La loi de protection maternelle est-allemande porte donc, tout comme sa cousine de l’Ouest, une vision où la sauvegarde du corps de la femme nécessite une intervention externe.

2.2. Entre reconnaissance des mères en danger et suspicion d’un danger maternel

14 Dès le préambule, deux catégories d’acteurs sont définies comme cibles privilégiées de la protection maternelle : les familles nombreuses et les mères célibataires (al. 3). Toutes deux ont en commun d’être désavantagées par rapport aux cellules familiales « normales » qui, en creux, sont définies comme un couple parental marié avec un à trois descendants directs.

15 La femme ayant mis au monde plus d’enfants que la moyenne n’est, dans un premier temps, pas pensée au niveau individuel. La protection publique dont elle peut bénéficier est partagée avec l’ensemble des membres de sa cellule familiale : « Des aides de l’État sont allouées en vue d’améliorer la situation matérielle des familles nombreuses et d’encourager le grand nombre d’enfants » (art. 1). Il semble donc que le problème public auquel la loi souhaite apporter une réponse soit le risque de pauvreté infantile induit par le fait que les revenus parentaux doivent couvrir les frais engendrés par les soins et l’éducation de davantage de personnes que la moyenne des ménages. Néanmoins, la déclinaison financière de ce principe de solidarité montre que le filet de sécurité est jeté en direction de la seule mère. Elle est en effet l’unique destinataire des primes attribuées à partir de la troisième naissance26 (art. 2, al. 1) ainsi que des allocations mensuelles à partir du quatrième enfant (art. 2, al. 2)27. L’attribution d’aides purement financières met en exergue que les reproductrices prolifiques doivent être protégées pour des motifs d’ordre strictement matériel. Qui plus est, l’augmentation progressive du montant des allocations attribuées à partir du cinquième enfant montre une reconnaissance accrue des fonctions reproductives des mères de familles très nombreuses.28

16 Il en est tout autrement des mères célibataires. La définition même de cette catégorie porte en elle une hiérarchie entre les femmes devenant mères au sein de l’institution du mariage et les autres. Les mères célibataires sont en effet celles « qui, de par la guerre ou pour d’autres raisons, ont été empêchées de se marier » (préambule, alinéa 4). Le verbe allemand « hindern » employé ici au passif signifie qu’une aspiration a été contrariée. Le souhait de la femme s’est donc heurté à un obstacle extérieur à sa

GLAD!, 01 | 2016 94

volonté qui a entravé son accès à l’idéal du couple parental marié. Les dangers qui touchent ces femmes devraient donc être liés à leur monoparentalité supposée. Cette image de la mère célibataire comme victime — des aléas de la vie ou des hommes — corrèle parfaitement avec les priorités pour l’attribution d’un logement et d’un emploi (art. 25) ainsi que pour l’octroi d’un mode de garde (art. 3, al. 3) que lui confère la loi. Néanmoins, le soutien à l’articulation des activités productives et reproductives prend, en cas de naissance hors mariage, une forme supplémentaire quelque peu particulière. La maternité célibataire est en effet mise en lien direct avec la possibilité de confier « son enfant » à un « foyer » impliquant une « prise en charge de l’ensemble des coûts par l’État » (art. 3. al. 1). Il y a ici trois présupposés. Tout d’abord, une femme seule n’a qu’un seul et unique enfant. Le célibat est donc non seulement synonyme de monoparentalité subie mais aussi d’abstinence — ou tout du moins de contrôle de la fécondité. Seule la mère non mariée est pensée comme pouvant se séparer de son enfant. La déviance face à la norme du couple parental semble donc suggérer que la maternité pourrait être non désirée ou bien non assumée. La loi protège ici non pas la mère mais l’enfant naturel sur qui plane le risque d’abandon. Enfin, la mère célibataire est suspectée de pouvoir vouloir tirer un avantage financier non justifié en cas de placement de l’enfant. Il est en effet spécifié que les « aides publiques pour l’enfant ne sont pas versées à la mère » ayant confié son enfant à un foyer (art. 3. al. 1). Ainsi la figure de la mère célibataire oscille-t-elle entre deux pôles : victime et coupable.

17 Dans le texte est-allemand de 1950 ici analysé, deux dangers fondent la protection des mères. Il s’agit tout d’abord des risques liés à des difficultés en matière de cumul des fonctions féminines. Être à la fois citoyenne, travailleuse et mère implique des stratégies de gestion du quotidien pouvant être simplifiées grâce à un réseau de structures publiques prenant en charge les enfants et à des dispositifs sécurisant les revenus des familles. Ainsi libérées des soucis matériels et assurées de pouvoir conserver leur autonomie, les mères protégées pourraient vivre une « maternité heureuse ». La seconde menace que la loi sur la protection maternelle est censée contrecarrer émane, quant à elle, des mères elles-mêmes. Cette méfiance justifie un apprentissage réglementé des soins aux nourrissons ainsi qu’un strict encadrement des risques de défection maternelle en cas de monoparentalité. La garantie universelle à une triple identité pour les Allemandes de l’Est associait donc féminité et maternité. Ce faisant, elle ancrait non seulement la norme de la compatibilité des fonctions productives et reproductives, mais aussi une dissymétrie entre les genres. Cette injonction soviétique au travail des mères ne fut pas sans provoquer des résistances dans la population allemande, ce qui mena au retour de la « journée du foyer » (Hausarbeitstag)29 puis à la mise en place d’une « année du bébé » (Babyjahr) rémunérées pour les mères actives.30

3. La surveillance médico-sociale des mères en France

18 L’organisation d’une politique nationale de protection maternelle et infantile fut, en France, réalisée dans l’immédiat après-guerre. L’acte de naissance de la PMI est en effet l’ordonnance n° 45-2720 publiée par le gouvernement provisoire le 2 novembre 1945, soit avant même l’édiction d’une nouvelle constitution démocratique. Une telle procédure est, d’un point de vue juridique, justifiée en cas d’extrême urgence afin de régler une situation ne pouvant souffrir une quelconque attente ou bien d’éviter qu’elle

GLAD!, 01 | 2016 95

ne s’aggrave. Ce principe s’applique pleinement au texte édité par le gouvernement provisoire, aux yeux duquel il en va de la survie de la Nation : « La mortalité infantile atteint actuellement en France des chiffres si alarmants que des mesures rigoureuses doivent être prises immédiatement pour l’enrayer (…). C’est pour la France une question de vie ou de mort que de l’enrayer dans le plus bref délai » (exposé des motifs, al. 1 et 4).

3.1. L’universalisation du suivi sanitaire et social des mères françaises

19 L’idée qu’une mortalité infantile excessive ferait courir au pays un risque vital remonte au dix-neuvième siècle. Premier territoire à faire l’expérience d’une transition démographique sans essor rapide de sa population, la France observe avec anxiété ses voisins rattraper voire dépasser le nombre de ses habitants. L’angoisse démographique, qui connut une croissance exponentielle suite à la défaite de 1870 et à l’union des États allemands en un Empire, conduisit des membres du monde médical à s’engager en faveur d’un suivi des grossesses et des couches. Le vénérologue Gustave Lagneau et l’obstétricien Adolphe Pinard31 comptent parmi les plus éminents professionnels de la santé œuvrant pour l’ouverture de refuges-ouvroirs accueillant les femmes enceintes indigentes et plaidant en faveur d’une loi qui institutionnaliserait un suivi fœto- maternel accessible à tous (Garcia 2013 : 44-47). C’est à ce carrefour entre craintes politico-démographiques et préoccupations médico-sociales que l’originalité de la compréhension hexagonale de la protection maternelle prend sa source. La spécificité réside, en effet, dans l’universalisation d’un dispositif sanitaire et social orienté vers une dyade mère-enfant. La protection maternelle est universelle car elle est conçue au sein d’une « politique élargie de protection de l’enfance » (Rollet 2008 : 193) dont elle est un élément parmi d’autres.

20 Si l’expression protection maternelle et infantile semble être apparue au cours de la Première Guerre mondiale (Hassani, Letoret, Morellec, 2009 : 34) afin de caractériser les projets médico-sociaux en faveur des jeunes enfants et de leurs mères, il est intéressant de noter qu’ à partir de la fin du dix-neuvième siècle une autre notion est usitée dans les sphères politiques : la protection de la maternité. Cette appellation est observable dans les discussions sur la mise en place d’une assurance sociale régulant un congé lié à l’accouchement des femmes actives. Au-delà des projets développés par les parlementaires Albert de Mub, Fernand Engerand et Paul Strauss (Cova 1997), c’est ici la similarité avec le concept allemand de Mutterschutz qui attire l’attention. Il semble plausible que la notion de protection de la maternité — aujourd’hui disparue en France — ait été importée d’outre-Rhin. En effet, si l’aïeul le plus ancien du congé de maternité est issu de Suisse, la loi fédérale sur les fabriques de 1877 ne traite de cette thématique que dans un seul alinéa et parle uniquement d’« un espace de temps » (art. 15, al. 2). Au même moment, dans l’Empire allemand, se préparait la loi sur la Mutterschutz qui fut adoptée en 1878. L’hypothèse d’une contamination temporaire du vocable allemand est, de plus, renforcée par le fait que les projets français se réfèrent à la conférence de Berlin de 1890 — une rencontre initiée par Guillaume II qui avait pour but de négocier une convention internationale sur le travail des enfants et des femmes dans les établissements industriels.

GLAD!, 01 | 2016 96

3.2. Les mères françaises : de bonnes et de mauvaises élèves

21 Les deux premières figures portées par l’ordonnance sont les femmes enceintes et les jeunes mères. Cependant, ce n’est pas le positionnement calendaire vis-à-vis d’une filiation qui structure la hiérarchisation parmi les mères à protéger. À partir du moment de la déclaration de grossesse, toutes les femmes font l’objet d’un suivi médico-social obligatoire32. La frontière qui sépare les ayantes droit est, en fait, liée à une distinction latente entre les bonnes et les mauvaises mères.

22 Les bonnes élèves, qui font preuve d’une coopération constante en matière d’apprentissage des savoirs et des pratiques se rattachant à la prophylaxie, à l’hygiène et aux soins des enfants en bas âge, bénéficient de dividendes méritocratiques : « Des primes d’assiduité seront accordées soit en espèces, soit en nature, aux futures mères qui fréquenteront régulièrement les consultations prénatales et les séances de vulgarisation organisées par ces consultations et au cours desquelles les intéressées acquièreront les premières notions de puériculture » (art. 12). Il en va de même pour les bonnes mères sans ressources qui suivent les recommandations en matière d’allaitement : elles perçoivent « une allocation supplémentaire pendant les six mois qui suivent l’accouchement » (art. 36). Cette récompense disparaît néanmoins dès que le comportement maternel dévie des règles dictées par la PMI : « Cette allocation n’est servie qu’à la condition formelle que la mère prenne, pour son enfant et pour elle- même, les soins d’hygiène visés par l’article 33 de la présente ordonnance » (art. 36).

23 Bien plus, les mauvaises mères se voient dépossédées du droit à la protection publique que leur accorde l’ordonnance. Ainsi, toute femme n’exerçant pas son « droit » à un suivi médical et/ou ne mettant pas à exécution les « conseils » qui lui sont « donnés » (art. 11, al. 1) encourt une « suspension partielle ou totale des allocations » (art. 11, al. 1). Il en va de même en cas d’urgence sociale. En effet, si « toute femme de nationalité française et privée de ressources suffisantes a droit, pendant la période de repos qui précède et qui suit immédiatement ses couches, à une allocation journalière » (art. 31, al. 1), ce filet de sécurité a priori universel n’est déployé qu’à condition que la bénéficiaire subisse tous les examens médicaux prescrits par l’ordonnance et qu’elle soit dans l’incapacité physique de travailler. L’ordonnance régule ainsi non seulement les récompenses mais aussi les punitions envers les mauvaises élèves. La mère n’est donc protégée que dans la mesure où elle ne grippe pas les rouages de la politique nataliste.

24 Notons ici que cette représentation dichotomique des mères fait écho à celle des deux figures professionnelles féminines citées dans l’ordonnance : l’assistante sociale et la nourrice. Il est intéressant de noter ici que l’on peut filer la métaphore scolaire afin de comprendre la hiérarchisation des différentes catégories de femmes censées prendre soin de l’enfant. La travailleuse gardant l’enfant d’autrui en échange d’une rémunération éveille clairement les soupçons de méconnaissance voire de malveillance. La gardienne qui ne respecte pas son devoir de déclaration préalable de son activité à la mairie s’expose à une amende voire à un emprisonnement pouvant durer jusqu’à six mois (art. 20 et 22). Ici, le vocabulaire juridique utilisé — « récidive » (art. 22), « délinquant » (art. 22), « infraction » (art. 25) — relève du droit pénal. La figure des « nourrices au sein » est, quant à elle, porteuse de risques spécifiques si bien que l’autorisation à exercer son métier est conditionnée à un contrôle sanitaire et administratif.33 Une telle précaution implique une forte défiance envers cette figure féminine qui, en se faisant rémunérer pour des comportements maternels, éveille les

GLAD!, 01 | 2016 97

pires craintes en ce qui concerne le bien-être des enfants dont elle est censée prendre soin.

25 L’assistante sociale est, quant à elle, une inspectrice qui contrôle les pratiques sanitaires et éducatives des mères et des nourrices, puis qui en rend compte aux instances médicales et administratives. Le terme de « surveillance », cité six fois, implique une activité professionnelle d’observation, de contrôle puis d’évaluation des comportements familiaux. Ce suivi sanitaire et social est renforcé en cas de dangers avérés, c’est-à-dire si l’enfant est en nourrice, si les parents perçoivent des subsides publics en raison de difficultés matérielles, et si « les parents ont été condamnés pour mendicité ou ivresse à une peine correctionnelle » (art. 15, al. 2). Autrement dit, l’assistante sociale protège tout enfant victime de déviances sanitaires, matérielles ou morales de la part des adultes de sa famille. Elle n’est donc, pour les futures et jeunes mères, pas une protectrice mais une « surveillante générale ».

26 Si la représentation dichotomique de la mère — pouvant être tout aussi dangereuse que salvatrice pour son enfant — n’est pas nouvelle, l’ordonnance de 1945 enracine une surveillance universelle qui s’ajoute à la charité laïque héritée de la Révolution. Les rhétoriques de la prévention puis de promotion de la santé qui se sont par la suite développées n’ont en rien remis en cause le mélange entre surveillance et éducation qui fonde la notion de protection maternelle en France. Dans une perspective bourdieusienne, il semble qu’il s’agisse ici d’un prototype de violence symbolique, et plus précisément de domination symbolique. Subtile et quasiment invisible, la contrainte du contrôle ne devient intelligible qu’en cas de suspicion de déviance maternelle. Au-delà de l’appartenance à une catégorie considérée comme à haut risque34 menant à une surveillance rapprochée prévue dès la déclaration de grossesse, toute femme peut potentiellement faire l’objet d’un contrôle inopiné à domicile si les normes édictées dans les carnets de grossesse et de santé du jeune enfant ne sont pas respectées.35

Conclusion

27 Si les motifs à l’origine d’une publicisation des risques liés à la maternité recoupent diverses polarisations et hiérarchisations structurantes quant à savoir ce que devrait être l’expérience féminine de la parentalité, un élément commun et fondamental se dessine dans les trois textes analysés : la mission publique de sauvegarde de l’enfant. Les droits consentis à la femme sont en effet au moins partiellement légitimés par l’idée d’une responsabilité collective à l’égard des tout-petits. Le droit maternel à une assistance, à une assurance sociale ou à un encadrement médico-social vise donc, dans les trois États, à préserver l’enfant des menaces qui pourraient mettre en péril son bon développement. Parfois, la mère devient alors une figure ambiguë vis-à-vis de sa progéniture qu’elle semble tout autant pouvoir sauver que mettre en péril.

28 L’analyse des discours juridiques sur la protection maternelle peut, au vu des résultats de cet article, servir de révélateur des normes genrées. La définition des risques et la hiérarchisation entre les différentes catégories d’actrices donnent, en effet, à voir les ascriptions36 auxquelles est soumis le féminin. Pendant une période débutant avec la gestation d’un fœtus et pouvant durer de quelques semaines à plusieurs années, leur sont attribués une responsabilité continue envers leur enfant, des risques de faiblesse physique, psychique et économique ainsi qu’une méconnaissance voire une

GLAD!, 01 | 2016 98

malveillance qui légitiment que les pouvoirs publics veillent sur la dyade mère-enfant. Ce faisant, le droit sert également de pilier à la naturalisation de différences genrées socialement construites entre les femmes et les hommes en charge d’enfants, ces derniers ne justifiant pas une attention ciblée.

29 De ce fait, il semblerait légitime d’élargir la démarche mise en place au sein du présent article. Une analyse de la dimension genrée de l’articulation entre droit et société37 centrée sur la notion protection serait ici particulièrement intéressante. Un travail se basant sur un large corpus de textes juridiques issus des droits nationaux et internationaux pourrait notamment permettre un regard plus systématique sur les interférences (Garcia 2013 : 15) avec d’autres pans de l’action publique. En effet, des croisements et des influences réciproques semblent se dessiner dans les trois études de cas réalisées. Les injonctions à protéger les mères dans leur ensemble et/ou certaines catégories de mères pourraient, par exemple, être mises en regard avec les visées démographiques, les réformes en matière de droit de la famille, les politiques de l’emploi ou bien encore avec les objectifs affichés de maîtrise des dépenses publiques.

BIBLIOGRAPHIE

BOURDIEU, Pierre. 1986. « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique » Actes de la Recherche en Sciences Sociales 64 : 3-19.

BOURDIEU, Pierre. 1998. La domination masculine. Paris : Seuil.

BOURDIEU, Pierre. 2001. Langage et pouvoir symbolique. Paris : Fayard.

BOURDIEU, Pierre. 2003. « L’objectivation participante » Actes de la recherche en sciences sociales 150 : 43-58.

CARDI, Coline & DEVREUX, Anne-Marie. 2014. « Le genre et le droit : une coproduction. Introduction » Cahiers du Genre 57 : 5-18.

COVA, Anne. 1997. Maternité et droits des femmes en France. Anthropos : Paris.

EDEL, Ute. 1993. Die Entwicklung des Mutterschutzrechtes in Deutschland. Baden-Baden : Nomos Verlagsgesellschaft.

ENGELS, Friedrich. 2001 [1884]. Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Paris : Broché.

FRANK, Johann Peter. 1784. System einer vollständigen medicinischen Polizey. Mannheim : C.F. Schwan.

GARCIA, Anne-Laure. 2013. Mères seules. Action publique et identité familiale. Rennes : PUR.

GARCIA, Anne-Laure & WOBBE, Theresa. 2011. « Maternité, Mutterschaft, Mütterlichkeit : Familienpolitische Codierung im deutschen und französischen Kontext » in Die gesellschaftliche Verortung des Geschlechts. Diskurse der Differenz in der deutschen und französischen Soziologie um 1900, WOBBE, Theresa, BERREBI HOFFMANN, Isabelle & LALLEMENT, Michel (éds.). Frankfurt am Main/New York : Campus, 114-141.

GLAD!, 01 | 2016 99

HASSANI, Anne, LETORET, Anne & MORELLEC, Jeanne. 2009. Protection maternelle et infantile. De la promotion de la santé à la protection de l’enfance. Berger-Levrault : Paris.

HAUSER, Karin. 2004. Die Anfänge der Mutterschaftsversicherung : Deutschland und Schweiz im Vergleich. Zurich : Chronos.

LENOIR, Rémi. 2012. « L’État selon Pierre Bourdieu » Sociétés contemporaines 87 : 123-154.

LÉPINARD, Éléonore. 2006. « Faire la loi, faire le genre : conflits d’interprétations juridiques sur la parité » Droit et société 62 : 45-66.

MAI, Franz Anton. 1802. Der Polizei-Arzt am Gerichtshof der medizinischen Polizeigesetzgebung, Mannheim : Labisch.

MOELLER, Robert. 1997. Geschützte Mütter. Frauen und Familien in der westdeutschen Nachkriegspolitik. Munich : Deutscher Taschenbuch Verlag.

ROLLET, Catherine. 2008. Les carnets de santé des enfants. La Dispute : Paris.

ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ [OMS]. 1962. La protection maternelle et infantile en URSS. Genève : Cahiers de Santé Publique.

STRECKER, Gabriele. 1981. Überleben ist nicht genug. Frauen 1945-1950. Freibourg : Herder Verlag.

NOTES

1. Selon Pierre Bourdieu, le fondement d’une telle structuration de la pensée au sein de deux classes complémentaires et hiérarchisées est le principe de division du monde entre le féminin et le masculin (1998). 2. Pierre Bourdieu parlait, à ce propos, de « la force du droit » (1986). Ce concept pose l’hypothèse d’un « pouvoir symbolique de nomination » (id. :13) des textes juridiques. Cette capacité performative repose tout d’abord sur la légitimation des divisions et visions du monde, c’est-à-dire des catégorisations et des représentations des catégories. Le processus de classification engendré par le droit est donc toujours double : la différenciation des catégories de pensée implique per se des hiérarchisations entre ces mêmes catégories. Le pouvoir symbolique nécessite, ensuite, un « effet doxique » expliquant que ces schèmes cognitifs ancrés dans le droit s’imposent aux agents sociaux sans même qu’ils en aient conscience. Une telle adhésion à des découpages évaluatifs du monde social correspond à une « proto-légitimité » (Lenoir 2012 : 135). Cette soumission immédiate relève, en effet, de la croyance consensuelle impliquée par un processus d’incorporation imbibant les structures cognitives des agents sociaux, bref des « présupposés impensés de la pensée pensante » (Bourdieu 2003 : 51). Ainsi les oppositions et hiérarchisations ancrées dans les textes juridiques structurent-elles les schèmes cognitifs fondant toute connaissance et reconnaissance du monde social. 3. C’est par exemple le cas dans la « Déclaration sur la protection des femmes et des enfants en période d’urgence et de conflit armé » adoptée par les Nations Unies en 1974. 4. Le décret du gouvernement français créant en 2013 la « Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des humains » en est une illustration récente. 5. Cet outil théorique élaboré par Pierre Bourdieu met en exergue l’acceptation préréflexive des rapports de domination structurant l’ordre social. L’adhésion à la sociodicée fondant – voire naturalisant – les relations entre dominants et dominés est intrinsèquement liée à « l’imposition

GLAD!, 01 | 2016 100

masquée (donc méconnue comme telle) de systèmes de classement et de structures mentales objectivement ajustées aux structures sociales » (Bourdieu 2001 : 29). 6. Cette notion, originellement formulée par Bertolt Brecht afin de décrire un effet théâtral, recouvre en sociologie l’idée d’une distanciation des évidences familières occasionnant un regard réflexif sur la réalité sociale. 7. La sociogenèse des lois est une étape indispensable dans l’effort de distanciation car elle permet d’observer comment une doxa s’est formée. 8. Au-delà de la quasi-simultanéité du travail de codification juridique, ce choix se justifie par la haute comparabilité entre ces cadres. Afin qu’une comparaison puisse mettre en lumière des similitudes et des différences sociologiquement pertinentes, qu’elle puisse permettre de mieux comprendre le réel, les unités mises en regards doivent faire preuve d’une certaine comparabilité. La France et l’Allemagne, deux pays géographiquement voisins, ont des caractéristiques structurelles communes offrant, d’un point de vue général, un cadre potentiellement fécond pour des études comparatives (morale judéo-chrétienne, appartenance à la famille de droit dite romano-germanique, quasi-simultanéité des développements économiques et sociaux, participation aux deux conflits mondiaux, etc.). Qui plus est, en matière d’action publique en direction des familles, la perspective franco-allemande peut se prévaloir d’être particulièrement intéressante, notamment du fait d’un regard réciproque sur ce qui a cours de l’autre côté du Rhin. D’un point de vue historique, par exemple, l’émergence et l’influence du courant d’idée nataliste en France ont été intrinsèquement liées à des préoccupations patriotiques et à la concurrence militaire avec les autres pays européens, notamment avec l’Allemagne. En effet, la défaite infligée au Second Empire par l’armée prussienne en 1870 a été essentielle pour le développement de cette conception envisageant la lutte contre le déclin des naissances comme un enjeu de survie nationale et développant une représentation de la famille en tant qu’affaire publique (Garcia 2013). 9. Quelques sources historiques ont été également mobilisées car leur importance était soulignée dans diverses publications socio-historiques. 10. Littéralement traduisible par « femmes des décombres », les Trümmerfrauen sont ces femmes qui, dans une Allemagne vidée de ses hommes valides, déblayèrent les gravats dus aux bombardements. 11. Tous les extraits de lois germanophones cités dans cet article ont été traduits par son auteure. 12. Tout comme son équivalent français police, le mot Polizey provient du mot latin politia, lui- même romanisation des termes grecs πολιτεία (politeia) et πόλις (polis). 13. L’Alliance pour la Protection maternelle. 14. Ces mesures, liées à l’industrialisation, étaient principalement motivées par un souci d’amélioration des conditions de travail des ouvrières en couches et de protection des enfants à naître puis des nouveau-nés. Il s’agissait, par exemple de congés pré- et postnataux, d’indemnités d’allaitement, de l’interdiction de certaines activités, de la limitation des heures de travail, etc. (Edel : 21-67, Hauser : 25-63). 15. Sous le Troisième Reich, au nom de l’idéologie national-socialiste, cet héritage a été aryanisé par la loi du 17 mai 1942 qui intègre une condition de nationalité et de race (Edel 1993 : 83). Après la chute du régime, le Conseil de Contrôle en Allemagne abroge toutes les dispositions législatives motivées par le caractère discriminatoire de l’idéologie nationale-socialiste. Cela signifie que l’ensemble des travailleuses, quelles que soient leur nationalité ou leurs origines, accèdent aux protections établies en 1942. Il s’agit, par exemple, de l’interdiction du travail le dimanche, les jours fériés et de vingt heures à six heures pour les femmes enceintes et les mères qui allaitent ainsi que de la limitation du temps de travail à neuf heures par jour (Edel 1993 : 83). Cette loi apportait à l’ensemble des femmes de l’Allemagne occupée deux protections particulièrement importantes : une limitation des possibilités de licenciement et l’assurance du paiement

GLAD!, 01 | 2016 101

d’indemnités correspondant au salaire moyen des treize semaines d’activité précédant le congé de couches. 16. Gesetz zum Schutz der erwerbstätigen Mutter (aussi appelée Mutterschutzgesetz ou MuSchG). 17. À l’exception des fonctionnaires qui ont leurs propres règles. 18. Exposition au froid, à la chaleur, à la poussière, à la vapeur, à des radiations ou à des substances nocives ; port de lourdes charges ; longues phases debout, penchée ou accroupie, etc. 19. Cette traduction inspirée du terme « assistante maternelle » peut a priori paraître anachronique, mais elle se justifie par l’analogie avec le mot « Tagesmutter » – littéralement : « mère de jour » – qui signifie « nourrice ». 20. Notons ici que de nombreux secteurs d’activité voient ce droit être modulé en raison d’horaires et de jours de travail spécifiques (restauration, agriculture, monde du spectacle, etc.). Néanmoins, ces femmes bénéficient, contrairement aux employées de maison et aux assistantes ménagères, d’une pause d’au moins 24 heures un autre jour de la semaine (art. 8, al. 4). 21. Les droits auxquels accèdent les femmes via leur passage dans la catégorie mères disparaissent peu à peu, ceci en fonction de leur degré de responsabilité envers leur descendance. À titre d’exemple, les allocations familiales leur sont versées jusqu’à la fin de la scolarisation dans un établissement général. 22. Deux consultations médicales ont lieu à domicile. La première, réalisée par un pédiatre et une infirmière pendant le dernier mois de la grossesse, sert des fins éducatives et l’observation des « conditions socio-économiques dans lesquelles l’enfant naîtra » (OMS 1962 : 19). La seconde visite de ces deux acteurs se déroule dans les trois jours suivant la sortie de la maternité et a pour « but essentiel (…) de poursuivre l’éducation de la mère et de s’assurer que les soins donnés à l’enfant, et particulièrement l’allaitement, sont réalisés correctement » (OMS 1962 : 32). 23. Gesetz über den Mütter- und Kinderschutzgesetz und die Rechte der Frau. 24. En général, de six heures du matin à dix-neuf heures, soit treize heures par jour. 25. L’objectif est donc de sauvegarder le fœtus en cours de gestation et de préserver les capacités reproductrices de la femme, et non pas de garantir l’autodétermination des citoyennes. Cet article semble donc davantage mettre en lien avec l’objectif d’une protection infantile qu’avec celui d’une protection maternelle, voire des droits de la femme impliqués dans le titre de la loi. 26. 100 DM pour le troisième enfant, 250 DM pour le quatrième, 500 DM pour tous ceux qui suivront. 27. 20 DM pour le quatrième enfant puis 25 DM pour les suivants, et ce jusqu’à leurs quatorze ans. 28. L’analyse du texte législatif ne permet pas de mettre en lumière les raisons de ce ciblage qui pourrait être lié à un risque de défection paternelle ou à une mise en lien normative de la mère et de ses descendants. 29. En 1939, le Troisième Reich avait introduit une « journée du linge » rémunérée pour les actives recensées comme « aryennes ». 30. Les pères ne pouvaient accéder à ces droits que si la mère et les grands-mères de ses enfants étaient dans l’incapacité avérée d’exercer ce droit. 31. À partir de 1919, Adolphe Pinard devint membre de l’Assemblée nationale. 32. Les presque deux-milles centres médico-sociaux relevant des services départementaux de PMI sont le pan le plus visible localement de ce suivi parce qu’ils sont implantés sur l’ensemble du territoire. Cependant, il est le moins utilisé car l’immense majorité des femmes consulte des professionnels de santé libéraux et hospitaliers qui sont, eux aussi, des acteurs à part entière du dispositif de protection maternelle et infantile. 33. Un médecin doit tout d’abord attester « qu’elle est apte à allaiter et n’est atteinte d’aucune maladie transmissible, qu’elle a subi les examens de dépistage de la syphilis et de la tuberculose » (art. 24, al. 1). Puis, le maire de sa commune de résidence doit indiquer par écrit « son état-civil » et fournir un extrait d’acte de naissance pour son dernier enfant afin que la preuve soit apportée qu’il est âgé de plus de six mois (dans la mesure où l’enfant est vivant).

GLAD!, 01 | 2016 102

34. Par exemple, une maternité précoce, l’absence de conjoint ou bien des difficultés financières. 35. Par exemple, si le calendrier de suivi n’est pas respecté ou bien si la mère et/ou l’enfant sont catégorisés comme en sous-poids par le corps médical. 36. Ce concept anglophone est difficilement traduisible en français. Il correspond aux attributions de caractéristiques en fonction de l’appartenance des acteurs à des catégories socialement construites. 37. Le droit « fait du genre » (Lépinard, 2006 : 49) tout autant qu’il « est pétri de genre » (Cardi/ Devreux, 2014 : 5)

RÉSUMÉS

La notion de protection porte en elle une différenciation entre le protecteur et le protégé. Cette opposition structurante illustre le caractère binaire et hiérarchique des schèmes de perception et d’appréciation. Afin de mettre au jour les rapports de genre portés par les discours juridiques sur la protection des femmes, cet article analyse les textes juridiques sur la protection maternelle adoptés entre 1945 et 1952 en France, en RFA et en RDA. Ces trois études de cas mettront en lumière les catégorisations et les hiérarchisations entre les figures féminines ancrées par ces discours juridiques.

The notion of protection implies a differentiation between the protector and the protégé. This structuring opposition illustrates the binary and hierarchical characteristic of schemes of perception and appreciation. In order to shed light on the gendered relations fixed by forensic discourses about protection of women, this article analyzes the law texts about protection of mothers, that were adopted between 1945 and 1952 in France, in the FRG and in the GDR. Those three case studies point up the categorizations and the hierarchizations between the female figures fixed by those juridical discourses.

INDEX

Thèmes : Recherches Keywords : law, protection, mothers, categorization, hierarchization Mots-clés : droit, protection, mères, catégorisation, hiérarchisation

AUTEUR

ANNE-LAURE GARCIA Enseignante-chercheuse en sociologie, Chaire de microsociologie de l'Université de Dresde. Chercheuse associée au Centre Marc Bloch (Berlin).

GLAD!, 01 | 2016 103

Explorations

GLAD!, 01 | 2016 104

Mutation sexuelle, mutation de langage La question du genre dans le roman Pénis d’orteil de Matsuura Rieko The Question of Gender in the Novel The Apprenticeship of Big Toe P by Matsuura Rieko

Alexandre Taalba

1 Le roman de Matsuura Rieko, Pénis d’orteil, qui paraît initialement en 1993 au Japon, conte l’histoire d’une jeune femme qui se réveille affublée d’un pénis à l’endroit du gros orteil droit.

Apprentissage de l’amour à travers la mutation sexuelle

2 À la manière d’une scène d’exposition, le roman s’ouvre sur un prologue dans lequel une narratrice intégrée à l’histoire, présente le personnage principal, Mano Kazumi, une jeune étudiante d’une vingtaine d’années. Les deux personnages se rencontrent à l’occasion du décès d’une amie commune, Saizawa Yôko, gérante d’une agence de prestation amoureuse1, avec laquelle l’héroïne a collaboré. C’est l’occasion pour Kazumi de faire le récit d’un rêve dans lequel elle était dotée d’un pénis à la place de l’orteil. À la fin du prologue, la jeune femme dévoile son pied droit à la narratrice, qui découvre stupéfaite que l’objet du rêve s’est matérialisé. Le dévoilement du pénis d’orteil marque une rupture narrative ; la jeune Kazumi devient narratrice de sa propre histoire.

3 La transformation physique de l’héroïne du roman est l’élément déclencheur de l’intrigue, en même temps que le motif du récit. Alors qu’elle pense être amoureuse d’un de ses camarades de classe, celui-ci ne supporte pas son pénis d’orteil et se propose de le lui couper. Face à cette menace de mutilation, Kazumi s’enfuit et trouve refuge chez un jeune pianiste aveugle, Shunji, de deux ans son aîné. Elle qui n’avait connu qu’un seul partenaire sexuel, découvre une nouvelle conception de l’amour et des plaisirs charnels, auprès de Shunji. En raison de son handicap, le jeune homme vit

GLAD!, 01 | 2016 105

avec sa cousine, Misato, qui semble fascinée par le pénis d’orteil dès lors qu’elle en apprend l’existence par son cousin. Par hasard, le petit-ami de Misato est un ami intime du premier amour de Kazumi. Lorsque Misato lui révèle que Kazumi est dotée d’un pénis à l’orteil, il lui donne le contact d’une troupe de comédiens, le Flower Show, dont chacun des membres possède une particularité physique liée au sexe. Réticente à se produire sur scène, l’héroïne intègre la troupe en tant qu’assistante de Shunji, recruté comme pianiste pour une tournée estivale. Le couple se lie d’amitié avec les comédiens, en particulier avec un autre jeune couple, Eiko et Tamotsu. Le garçon est atteint d’une malformation congénitale : le corps de son frère siamois mort-né, Shin, est partiellement encastré dans le sien, faisant obstacle au développement de son pénis. Le sexe de son frère pointe hors de son bas-ventre et peut entrer en érection. Leur performance scénique consiste en un rapport sexuel au cours duquel Eiko emploie le pénis de Shin. Tamotsu est un jeune homme lunatique, sujet à des accès de colère, qui le poussent à se comporter de façon agressive avec Eiko. La relation amicale entre Kazumi et Eiko évolue progressivement en relation amoureuse. Après que Shunji a abandonné Kazumi et le Flower Show pour un ancien ami, producteur musical, et que Tamotsu a réitéré son attitude agressive envers Eiko, les deux jeunes filles réalisent une « fuite d’amoureux2 ». Leurs ébats sont une nouvelle découverte pour Kazumi, qui était répugnée par l’amour homosexuel. Finalement, tous les personnages sont réunis pour une ultime représentation du Flower Show, au cours de laquelle Tamotsu compte émasculer son frère siamois. Pour la sécurité de Tamotsu et pour épargner à Eiko des regrets éternels, Kazumi renonce à son amante. Elle s’introduit sur scène, au moment où l’une des comédiennes, Kinoda Sachié, dont la particularité est que son vagin est dentelé, s’apprête à se produire. Elle précipite son pénis d’orteil dans un rapport sexuel sanglant, répondant à la provocation de Tamotsu, qui avait promis de ne pas se mutiler si Kazumi se débarrassait de son pénis d’orteil. Cette perturbation dans le déroulé du spectacle déclenche la colère du producteur qui tente de s’en prendre physiquement à Kazumi dans les coulisses. Tamotsu vient à son secours et la troupe fuit le lieu du spectacle. Finalement, le Flower Show est dissous : les couples Kazumi et Shunji, Eiko et Tamotsu sont réunis.

Mutation langagière ou les rapports du sexe au langage

4 Le roman s’achève sur un épilogue, dans lequel la première narratrice reprend sa fonction originelle. Kazumi lui raconte les derniers événements de l’intrigue et ceux qui suivent le temps du récit ; elle explique que sa relation avec Eiko est devenue exclusivement amicale et annonce ses fiançailles avec Shunji. La narratrice note néanmoins « une insaisissable ombre de tristesse » qui plane sur Kazumi lorsque celle- ci évoque Eiko. Un an après la conversation du prologue, Kazumi et la narratrice- personnage nommée M, s’entretiennent à nouveau, parachevant le pacte de lecture du roman. Le postulat au fondement du récit — l’apparition du pénis d’orteil — est imaginaire, mais il est justifié par l’auteure, qui s’intègre à l’histoire. M pour Matsuura ; le roman prend fin sur ces deux phrases : « Et la fille au pénis d’orteil s’en fut. Et moi, j’ai écrit ce roman. » Ce pacte de lecture déplace la réflexion de Matsuura hors de la simple fiction et l’ancre dans une démarche d’étude sur le genre. Au demeurant, c’est à travers le personnage de Kazumi que se manifeste la réflexion de l’auteure, qui prétend

GLAD!, 01 | 2016 106

raconter l’histoire du pénis d’orteil telle que l’a vécue Kazumi, narratrice-personnage. En installant une ambivalence entre réalité et fiction, alors que le roman dépeint une histoire au postulat invraisemblable, Matsuura matérialise sa réflexion sur le genre, comme l’objet du rêve de Kazumi s’est matérialisé dans sa vie.

5 En effet, si le roman conte les aventures de Kazumi, c’est parce qu’elle se voit dotée du pénis d’orteil. S’agit-il finalement de l’histoire du pénis d’orteil lui-même ? Le titre du roman entretient la confusion. En version originale, il s’intitule親指Pの修業時代 (Oyayubi Pi no Shugyô Jidai), qui signifie littéralement « La période d’apprentissage du gros orteil P ». Dans l’histoire, c’est M, qui suggère à Kazumi d’employer l’initiale du mot « pénis » pour désigner le pénis d’orteil. Kazumi désignait sa mutation sexuelle par le syntagme 親指ペニス (Oyayubi penisu). La langue japonaise emploie un alphabet syllabaire spécifique — les katakanas — quand il s’agit de retranscrire phonétiquement un mot d’origine étrangère. « Pénis » s’écrit ainsi ペニス ; chaque caractère correspond à une syllabe. L’héroïne, sans doute peu à l’aise à l’idée d’employer les termes japonais pour désigner le sexe de l’homme, pour prendre de la distance avec l’objet qu’elle désigne, a recours au mot « pénis ». Plus gênée encore, M propose l’initial du mot, la lettre P, prononcée à la manière anglaise. Dans la traduction française, le « P pour pénis » n’apparaît que dans la conversation entre Kazumi et M. Or, dans la version originale, l’expression 親指P (Oyayubi Pi) remplace 親指ペニス (Oyayubi penisu) dès lors que M la suggère.

6 La traduction anglaise a choisi de conserver un titre proche de l’original : Apprenticeship of Big Toe P. Cependant, la portée novatrice du néologisme est plus intense en japonais, puisque l’auteure combine les kanjis : 親指 (Oyayubi) qui signifient « gros orteil » à la lettre P. Le titre du roman lui-même est un exemple de graphie exploratoire, qui mêle des caractères issus de systèmes d’écriture différents. Pour rendre compte de la mutation sexuelle, l’auteure emploie une mutation de langage. Il est également intéressant de noter que le personnage principal est désigné par métonymie dans le titre du roman. En effet, la période d’apprentissage du « gros orteil P » est en réalité la période d’apprentissage de Kazumi, ainsi que la période d’accoutumance de Kazumi à son pénis d’orteil, qu’elle nomme, par ailleurs « Pénis d’orteil », sans déterminant.

Une éducation sentimentale : apprentissage et désapprentissage amoureux et sexuels

7 Cette période d’apprentissage correspond à une éducation amoureuse et sexuelle. L’apparition du pénis d’orteil, que Kazumi considère comme un « drame personnel3 » au début du roman, est le point de départ de son éducation. L’occurrence de cette expression coïncide avec le récit du « quasi-viol4 » de Kazumi par Chisato. Le lecteur assiste à cette scène de quasi-viol au début du chapitre 6, avant que Kazumi n’en fasse le récit à Shunji. Alors que Kazumi était endormie, Chisato a inséré le pénis d’orteil dans son vagin. Ainsi, Kazumi s’interroge : qu’est-ce qui relève de l’homosexualité : utiliser le pénis d’orteil avec un partenaire sexuel masculin dans le cadre d’un rapport a priori hétérosexuel ou l’utiliser avec un partenaire sexuel féminin, même si le rapport ne sollicite que le pénis d’orteil ? Ces questions préliminaires, au sens de la chronologie interne du roman et de l’évolution psychique du personnage, laissent place à une sexualité pensée en termes de genre, plus qu’en termes de sexe. Le sexe du partenaire ne semble pas déterminant dans la caractérisation de la relation sexuelle ; le roman est

GLAD!, 01 | 2016 107

travaillé par une conception du genre qui repose sur une conception sentimentale du rapport charnel, comme s’il n’y avait pas de hiérarchie sexuelle, induite par les rapports sociaux, mais seulement des relations sexuelles choisies par les individus5.

8 Chisato explique qu’elle n’éprouve aucune attirance pour Kazumi ; elle ne désirait que son pénis d’orteil. Pour Chisato, qui considère le pénis d’orteil détaché de la personne de Kazumi, il s’agissait donc d’un rapport hétérosexuel. En revanche, Kazumi, qui éprouve des sensations tactiles lorsque le pénis d’orteil est stimulé, estime que l’objet de sa mutation sexuelle est une partie de son corps de femme, bien qu’il s’agisse d’un pénis ; le quasi-viol est donc pour elle un rapport homosexuel.

9 Au demeurant, les sensations nouvelles auxquelles Kazumi est confrontée la déstabilisent, si bien qu’elle doit faire face à un certain hermétisme de ses sentiments au langage. Ce qu’elle ressent, lorsque son pénis d’orteil est stimulé, est un plaisir sexuel, dont elle ne pensait pas pouvoir faire l’expérience. Elle présume que ces sensations sont propres à la stimulation du sexe de l’homme, mais alors pourquoi la stimulation du pénis d’orteil par Shunji entraîne-t-elle des sensations liées à son sexe de femme ? Kazumi pense tout d’abord devoir expliciter les sensations des deux sexes, en même temps que la synthèse des deux, avant de comprendre que peu importe l’organe qui est stimulé, elle ressent un plaisir sexuel qui dépend, non seulement de son corps tout entier, mais de sa personne tout entière, de son histoire amoureuse et sexuelle et de sa conception de l’amour et du sexe.

10 En ce sens, la rencontre de l’héroïne avec Shunji aura été déterminante. Lorsqu’ils sont sur le point d’avoir une relation sexuelle pour la première fois, Shunji déclare : « On va fraterniser6. » Le jeune homme ne conçoit les relations sexuelles que comme une preuve d’amitié, voire un pacte amical qui diffère de ce qu’il nomme « skinship », des caresses qui, malgré le fait qu’elles précèdent le rapport sexuel, n’en sont pas les préliminaires. Au demeurant, Shunji avoue avoir déjà entretenu des relations sexuelles avec des femmes, dont sa cousine Chisato, et avec des hommes. Lorsque Shunji abandonne le Flower Show pour un producteur musical considéré par les personnages comme ostensiblement homosexuel, les comédiens évoquent la bisexualité de Shunji. À ce moment, Kazumi se retient de dire qu’elle pense que Shunji, « plus qu’il n’était homosexuel, était plutôt quelqu’un d’indifférent au sexe des gens, uniquement préoccupé de fraterniser7». Si Shunji n’éprouve pas de répugnance vis-à-vis du pénis d’orteil, cela n’est pas parce qu’il a des tendances homosexuelles, mais parce qu’il ne fait pas de différence entre les sexes, comme si, pour lui, la relation sexuelle ne dépendait pas en premier lieu d’un rapport de sexe, mais d’un rapport entre individus qui fraternisent.

11 À la suite de cette réflexion, Kazumi compare Shunji à son premier amant, Masao : « Quand aux hommes, la majorité d’entre eux était comme Masao, tout pénis leur était tabou sauf le leur8. Shunji, c’était un cas à part […] ». Inspirée par Shunji, Kazumi aura tendance à considérer que l’amour ne dépend pas du sexe, au sens où il ne dépend pas du sexe de la personne aimée et au sens où le rapport charnel ne repose pas sur ce que Tamotsu appellera l’« union pénis-vagin9».

12 Ce sentiment que Kazumi éprouvait quand Chisato avait abusé d’elle, cette sensation de dégoût lorsqu’elle repensait au « sexe moite et visqueux » de Chisato, ne résultaient pas d’une « répugnance physique pour son sexe » comprise comme un refus de l’homosexualité, mais bien plutôt d’un dégoût de Chisato elle-même. Effectivement, tombées amoureuses, Kazumi et Eiko ont des rapports sexuels que l’héroïne juge d’une

GLAD!, 01 | 2016 108

intensité unique, alors même qu’elle pensait être insensible aux charmes de son sexe. Kazumi prend du plaisir à procéder à l’union de son pénis d’orteil avec le vagin d’Eiko, mais ce plaisir est avant tout un plaisir par procuration, qui réside dans la satisfaction à provoquer du plaisir chez Eiko. En effet, Kazumi affirme qu’elle prend du plaisir dans ce type d’union, mais qu’elle préfère lorsqu’Eiko utilise sa main. Selon les mots d’Eiko, elle se sent mieux avec la main. Alors, Kazumi subsume sous le terme skinship toutes les stimulations de ses zones érogènes autres que son pénis d’orteil, y compris la stimulation de son vagin, tandis qu’elle comprend que l’union pénis-vagin représente l’accomplissement du skinship pour Eiko, un acte sexuel final qui s’inscrit dans la continuité des « caresses chaleureuses » qui constituent le skinship. La partie du roman qui se déroule quasiment en huis clos, dans laquelle Kazumi et Eiko vivent ensemble, est le terrain de l’approfondissement de la réflexion de l’auteure sur le genre, qui se déploie dans les rapports sexuels entre ces deux personnages féminins. Sa relation avec Eiko amène Kazumi à considérer « que faire l’amour est un jeu très intellectuel10». Tout se passe comme si la réflexion de l’auteure sur le genre résidait dans les relations sexuelles mêmes qu’entretient Kazumi avec Eiko.

13 Lors de la dernière représentation du Flower Show, il est convenu que Kazumi et Eiko fassent l’amour sur scène. C’est l’ultime rapport sexuel entre les deux jeunes femmes, qui se sont chacune remises en couple avec leurs ex-amoureux respectifs. Kazumi déclare ainsi : Si Pénis d’orteil, agréablement enserré par le vagin d’Eiko, baignait dans le contentement, moi je n’étais pas contente du tout : pourquoi me fallait-il parodier ainsi un modèle sexuel qui régnait en despote absolu dans la tête d’un nombre incalculable de gens, alors que c’était pour moi la dernière occasion de communion profonde avec Eiko ? Bien plus qu’un accouplement dans les règles du genre — qui veulent que l’emboîtement des organes sexuels sublime dans une seule et unique joie extatique les plaisirs et les désirs que l’on se donne réciproquement, tant par voracité des sens que par soif de création intellectuelle — moi je préférais le contact intime et étroit des peaux, qui m’émouvait de mille palpitations délicieuses. N’était- ce pas la plus grande leçon que m’avait enseignée Pénis d’orteil ? Et je regrettais tellement de n’avoir pas pu communiquer à Tamotsu cette grande leçon que j’avais apprise.11

14 Toute l’entreprise d’accoutumance à son pénis d’orteil, toute sa réflexion sur les rapports sexuels, moyennant son pénis d’orteil ou non, avec des hommes ou des femmes, semblent être mises de coté, alors que Kazumi se produit pour la dernière fois sur scène. L’héroïne semble distinguer son pénis d’orteil du reste de sa personne. Cependant, la distinction n’est pas pensée au sens de Chisato. Il s’agit bien plus de considérer que Kazumi prend du plaisir dans ce rapport sexuel qui emploie Pénis d’orteil – qu’elle ressent ce plaisir grâce à Pénis d’orteil, mais qu’elle pourrait ressentir un plaisir d’une nature plus intense si elle s’abandonnait au skinship. Ce que lui a appris Pénis d’orteil, c’est que l’organe sexuel n’est pas déterminant dans l’acte sexuel, puisqu’il n’est pas déterminant dans la naissance du sentiment amoureux. Or, il est impossible pour Kazumi de communiquer ce que lui a appris Pénis d’orteil. Elle aurait voulu pouvoir expliquer à Tamotsu que les relations sexuelles qu’elle entretenait avec Eiko, comme leur relation amoureuse, se concevaient au-delà de l’union pénis-vagin, alors même qu’elle était dotée d’un pénis, mais l’expression de ces sentiments ne pouvait pas se traduire dans le langage.

15 Pour autant, Kazumi utilise le langage pour exprimer ces sentiments, en cela qu’elle est un être de papier, personnage-narrateur, qui offre ses pensées au lecteur. Ici, la langue

GLAD!, 01 | 2016 109

japonaise permet un jeu de registres qui ne trouve pas d’équivalent en français. Les pensées et les paroles de Kazumi sont rendues par des choix grammaticaux différents. En quelque sorte, Kazumi pense plus crûment qu’elle ne parle. C’est ce qui l’a empêchée de faire une déclaration digne de ce qu’elle ressentait à Eiko et ce qui l’a empêchée d’expliquer à Tamotsu que l’union pénis-vagin n’était pas le plus important dans la relation sexuelle.

Ambivalence du rapport au corps dans le rapport sexuel

16 Lors de la première rencontre entre Kazumi, Eiko et Tamotsu après qu’elles se sont enfuies, ce dernier demande à Kazumi quelle sensation procure le vagin d’Eiko. Kazumi pense alors qu’elle est lasse de l’« obsession du pénis12 » de Tamotsu. Le jeune homme est incapable de savourer les plaisirs que procure le skinship, ce qui le pousse à échafauder des représentations : Pourtant, pourtant... le plaisir qui naît d’une représentation que l’on échafaude dans sa tête, c’est un plaisir authentique, tu sais ! Mon pénis est inabouti, il ne peut donc pas goûter les plaisirs que procure le modèle parfait, d’accord. Mais le plaisir fantasmé du pénis, ça on peut l’éprouver. Et moi, il me faut bien m’en contenter13.

17 Le pénis d’orteil exerce donc également une fascination sur Tamotsu, qui rêve de pouvoir placer la jambe de Kazumi entre les siennes pour simuler un pénis abouti afin d’entretenir une relation avec Eiko. Lui qui a masturbé le pénis d’orteil, il ne considère pas qu’il a eu une expérience homosexuelle. À la différence de Chisato qui considérait le pénis d’orteil détaché de la personne de Kazumi, Tamotsu considère que, s’il masturbe le pénis d’orteil, il entretient un rapport hétérosexuel avec Kazumi. Tamotsu refuse même catégoriquement un rapport sexuel entre Shin et la comédienne du Flower Show, Ayase Masami, une femme transsexuelle, sous prétexte qu’elle était autrefois homme.

18 Ce que Kazumi aurait voulu expliquer à Tamotsu, Eiko se charge de le lui rappeler, comme s’il avait toujours eu cette conception de l’amour en lui, lorsqu’elle lui fait remarquer, dans le dernier chapitre, qu’il a toujours apprécié qu’elle amuse son ventre, ses mamelons, ses oreilles et qu’elle se serre contre son dos. « La combinaison du pénis et du vagin ne donne pas nécessairement les plaisirs les plus aigus », lui explique-t-elle. La mutation sexuelle de Kazumi le lui a fait comprendre et l’a fait comprendre à Eiko, qui a pu activer cette conception de l’amour qui sommeillait en Tamotsu.

19 Cette troupe de comédiens aux particularités physiques liées au sexe est un prétexte dont se sert l’auteure pour déployer une vision de l’amour en termes de genre. L’amour que les personnages ont tendance à qualifier de normal leur est inaccessible. En conséquence, ils développent une vision alternative de l’amour, en même temps qu’une sexualité alternative. Kazumi, qui pénètre dans leur monde, alors qu’elle a vécu une sexualité dite normale, le comprend mieux que quiconque. La période d’apprentissage de Pénis d’orteil est aussi une prise de conscience progressive des membres du Flower Show, qui se rendent compte que leur sexualité ne dépend pas du sexe.

20 De surcroît, leurs particularités physiques liées au sexe elles-mêmes s’effacent au gré de leur prise de conscience. Nous le comprenons lorsque Kazumi réfléchit à ses rapports sexuels avec Eiko : En sentant sur ma poitrine l’élasticité des seins d’Eiko, je me rappelai qu’elle était une fille et je me dis que moi-même, en ce moment, je me livrais à ces ébats

GLAD!, 01 | 2016 110

homosexuels que le monde regardait comme une étrangeté. Ceci dit, jusqu’où cela peut-il avoir un sens qu’Eiko soit de mon sexe ? Assurément, elle porte les mêmes chromosomes XX et le même sexe que le mien, et quant au physique, il n’est pas aussi dissemblable que celui de l’homme et de la femme. Ça, c’est pour les caractères communs. Mais face au fait que nous avons des corps bien distincts, des façons de sentir, de penser différentes, et que nous sommes deux êtres particuliers qui existent indépendamment, cette communauté d’attributs finit par paraître bien mince. Si, à titre d’expérience, je pose la main sur le sein d’Eiko, la sensation d’élasticité est différente de celle livrée par mon sein, la forme également. Si bien qu’en définitive, je vois mal en quoi elle me ressemblerait plus qu’un Masao ou un Shunji14.

21 Finalement, quelle différence y a-t-il entre les dissemblances entre hommes et femmes et entre celles de deux individus du même sexe, si ce n’est leur organe génital ? Or, l’organe génital n’étant pas nécessairement ce qui procure la plus intense satisfaction sexuelle, l’union pénis-vagin est un « modèle sexuel qui régnait en despote absolu dans la tête d’un nombre incalculable de gens », c’est-à-dire, une construction sociale du rapport sexuel, qui repose sur l’image de l’accouplement en vue de procréer. Au prisme de la conception de l’amour et du sexe par Kazumi, les particularités physiques liées au sexe des membres du Flower Show ne sont que des différences d’élasticité et de formes, qui ne les privent absolument pas de la connaissance de l’amour et du sexe, au-delà du modèle sexuel socialement admis. Or, le travail de comédien les confronte sans cesse au regard de ceux pour qui le modèle sexuel de l’union pénis-vagin est un dogme. Derrière l’expression « union pénis-vagin » se cache en sous-texte l’union homme-femme. Le public du Flower Show se compose de gens que la société jugerait respectables : des couples mariés, souvent âgés, supposément dans une bonne situation sociale, curieux de voir des monstres. Les spectacles du Flower Show sont une monstration de leurs particularités physiques liées au sexe. Le français nous permet ce jeu de mots étymologique : les comédiens montrent leur particularité, ils procèdent à une monstration, alors que le public les considère comme des monstres. Comme le laissent entendre plusieurs personnages, le fait de montrer leur particularité conjure le sentiment personnel des comédiens d’être monstrueux, comme s’ils transféraient leur sentiment d’être monstrueux dans les yeux du public, à travers la monstration. Leur particularité sexuelle, entraînant une sexualité particulière, est l’occasion de brouiller les limites biologiques entre femme et homme. Au sein de cette troupe de comédiens, le Flower Show, tout se passe comme si les artistes ne se voyaient pas comme des femmes ou des hommes, mais comme des êtres particuliers, dépouillés de leur détermination biologique. En revanche, le public ne les voit qu’à travers leur particularité sexuelle — ce qui renvoie à la métonymie du titre du roman. C’est au sein de cette troupe de comédiens que la jeune Kazumi s’épanouira sexuellement et amoureusement, aboutissant à une conception de la sexualité en termes de genre, dont le développement par l’auteure sous-tend tout le déroulé du récit. Une relation sexuelle entre deux personnes de même sexe est homosexuelle de fait, parce que ces individus ont les mêmes chromosomes sexuels, et déviante de fait, parce que le modèle du rapport sexuel est induit par la procréation. Dépouillée de cette image du rapport sexuel devant s’achever par la combinaison du pénis et du vagin, une relation sexuelle entre deux personnes du même sexe n’est plus déviante, mais demeure homosexuelle. Néanmoins, en cela que, pour aboutir au dépouillement de cette image du rapport sexuel, il faille renoncer à considérer systématiquement l’emploi du sexe dans la relation sexuelle, peu importe que les deux personnes soient du même sexe ou non,

GLAD!, 01 | 2016 111

elles procèdent d’une relation sexuelle qui n’a pas lieu d’être qualifiée d’hétérosexuelle ou d’homosexuelle. Le sacrifice du pénis d’orteil, à la fin du roman, met en lumière cette conception de la sexualité. Comme si elle affirmait la contingence de l’union pénis-vagin, Kazumi offre le spectacle du sacrifice de Pénis d’orteil15.

22 Au début du roman, Kazumi envisage l’apparition de Pénis d’orteil comme une malédiction liée à la mort de Saizawa Yôko, ce à quoi M répond qu’il s’agit peut-être plutôt d’un objet qui sera la source d’un enseignement. Finalement, Kazumi épouse la thèse de M et considère que, même si son pénis d’orteil a un rapport avec Yôko, il n’aura pas été une malédiction, mais « un cadeau destiné à [lui] enseigner bien des choses16 ». L’hypothèse de M était que Pénis d’orteil était la manifestation du désir sexuel éprouvé par Yôko pour Kazumi, qui subsistait après sa mort. En ce sens, Yôko aura enseigné à Kazumi que l’amour n’est pas déterminé par le sexe.

BIBLIOGRAPHIE

松浦理英子、親指Pの修業時代、河出書房新社、1995年初版、2006年新装版、河出文庫 (MATSUURA, Rieko. 2006 [1995]. Oyayubi Pi no Shugyô Jidai. Kawade Bunko.)

MATSUURA, Rieko. 2002 [2000]. Pénis d’orteil (trad. Jean Campignon). Arles : Éditions Philippe Picquier.

NOTES

1. Il s’agit bien d’une agence de prestation amoureuse, dans laquelle des femmes dispensent de l’amour contre rémunération. Les activités de l’agence sont ambiguës, le personnage explique qu’elles consistent à « favoriser les germes d’une relation présentant toutes les apparences de l’amour entre la fille et le client une fois qu’elle lui aura été présentée. » Peu importe l’apparence ou la personnalité du client, la fille devra réaliser une « prestation amoureuse », « s’investir avec crédibilité dans une situation d’amour virtuel ». 2. À la page 446 de l’édition française, la traduction du terme japonais 駆け落ち (kakeochi), par « fuite d’amoureux » est fidèle à l’intensité du terme japonais, à propos duquel le traducteur rédige une note pour en rappeler l’étymologie. Kakeochi, c’est dans la tradition populaire la fuite d’amoureux qui ne peuvent pas vivre leur relation librement, bien souvent une relation adultère. Le terme est proche de l’« elopement » anglais. 3. La traduction française rend habilement par « drame personnel », page 195, l’expression japonaise 私の蒙った災難 (Watashi no kômutta sainan), page 207, qui pourrait presque signifier « la calamité que j’endure ». L’héroïne vit sa mutation sexuelle comme une situation proprement catastrophique. 4. Le traducteur choisit de traduire littéralement 準強姦 (Junkôkan), page 209, ce qui aboutit au syntagme « quasi-viol », page 198. Comme l’explique M à Kazumi, « la loi prévoit que se rend coupable de délit de quasi-viol quiconque profite de l’incapacité d’une personne à opposer de la résistance pour perpétrer sur elle une fornication. » M précise qu’il n’y a pas de jurisprudence au

GLAD!, 01 | 2016 112

Japon sur ce sujet, mais que le quasi-viol est un chef d’accusation aux États-Unis. Nous pensons donc que « quasi-viol » correspond à l’« incapacitated rape » du langage juridique anglo-saxon. 5. Il n’y a pas à proprement parler de questionnement sur la hiérarchie sexuelle dans le roman de Matsuura, mais la conception de la relation sexuelle privilégiant le sentiment et la spiritualité à la norme hétérosexuelle et au physique permettent de lire l’éducation sentimentale et sexuelle du personnage à l’aune du concept de genre. 6. 仲よくなろうよ(Nakayokun.arôyo), page 114, littéralement « On va être en bons termes » ou « On va être amis. » La traduction française « fraterniser » restitue le caractère mutuel de la relation que propose d’entretenir Shunji, ainsi que sa conception amicale du sexe. Néanmoins, ce choix de traduction est genré, alors que le syntagme japonais est neutre du point de vue du genre. « Sympathiser » ou « se lier » auraient été des choix de traduction davantage fidèles à la neutralité de l’expression japonaise. 7. Édition française, page 410. 8. 男は正夫のように他人のペニスを嫌がる者の方が多いのではないだろうか。 (Otoko wa Masao no yôni tanin no penisu o iyagarumono no hôga ôi nodehanaidarôka.) La traduction française choisit de rendre le verbe 嫌がる (iyagaru) qui signifie « ne pas aimer » par « tabou », conférant une dimension psychanalytique à la phrase. Que les hommes n’aiment pas le pénis des autres hommes, pour Kazumi, signifie que les hommes sont en majorité incapables de fraterniser comme Shunji, alors « qu’être homosexuel n’implique pas forcément des relations anales », page 410. 9. Édition française, page 617. 10. Édition française, page 484. 11. Édition française, page 627. 12. Édition française, page 498. 13. Édition française, page 426. 14. Édition française, page 452. 15. Sacrifice ou mutilation, mais pas castration, Kazumi conserve son pénis d’orteil, qui aura cicatrisé, à la fin du roman. 16. Édition française, page 652.

RÉSUMÉS

À travers l’histoire d’une jeune femme dont le gros orteil droit s’est mué en pénis, Matsuura Rieko propose une conception de l’amour et de la sexualité en termes de genre, plutôt qu’en termes de sexe, que nous souhaitons mettre en lumière. Alors que l’héroïne concevait, de son propre aveu, la sexualité comme un rapport exclusivement hétérosexuel, l’apparition de son « pénis d’orteil » la conduit à envisager la sexualité sous l’angle d’une relation amoureuse entre deux êtres, au-delà de leur détermination sexuelle, en cela que le rapport sexuel même ne sollicite pas l’organe sexuel en priorité. Amené à se produire sur scène au sein d’une troupe de comédiens dont chacun des membres possède une particularité physique liée au sexe, le personnage comprend que ce qu’elle montre sur scène, « l’union pénis-vagin », est ce que la société consacre comme rapport sexuel normal. Au terme de son parcours initiatique, Kazumi brise le paradoxe du comédien dont elle était prisonnière : ce sentiment, qu’elle éprouve au début de l’intrigue, de matérialiser son amour à travers le rapport sexuel conventionnel et ce

GLAD!, 01 | 2016 113

sentiment de frustration alors qu’elle doit interpréter ce même type de rapport sexuel sur scène à la fin du récit entrent en contradiction. Pénis d’orteil est un roman d’apprentissage sous-tendu par une étude sur le genre.

Through the story of a young woman whose right big toe changed into a penis, Matsuura Rieko proposes a conception of love and sexuality in terms of gender rather than sex. While the heroine conceived sexuality, by her own admission, exclusively as a heterosexual intercourse, the appearance of her “Big Toe P” makes her face sexuality from the angle of a love relation between two persons, beyond their sex determinations, because the itself doesn’t demand the genital organ as a priority. When she has to appear on stage with the actors of a theater company where each member has a sex-related distinctive characteristic, she understands that what she is showing, “the penis-vagina union”, is what society establishes as normal sexual intercourse. At the end of her initiatory journey, Kazumi breaks the actor’s paradox in which she has been trapped : what she feels at the beginning of the plot when she thought that she could materialize her love through conventional sexual intercourse and the feeling of frustration while she has to enact this kind of sexual intercourse on scene at the end of the story come into conflict. Apprenticeship of Big Toe P is a Bildungsroman based on a gender study.

INDEX

Mots-clés : mutation, apprentissage, union pénis-vagin, skinship, plaisir Thèmes : Explorations Keywords : mutation, apprenticeship, penis-vagina union, skinship, pleasure

AUTEUR

ALEXANDRE TAALBA Département de philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Master 2 spécialité Philosophie contemporaine Étudiant en philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, aspirant chercheur, intéressé par la pensée japonaise moderne, saisie dans son rapport au milieu nippon et au syncrétisme religieux japonais. Auteur d’un mémoire de master sur la question de la violence dans le cinéma de la Nouvelle Vague japonaise, ses intérêts de recherche s’articulent autour de la philosophie du néant à l’époque de la peur atomique et ses manifestations dans la littérature et les arts japonais d’après-guerre. À ce titre, sexualité, politique et religion, thèmes récurrents des films d’Ôshima ou de Wakamatsu, se constituent en objets de ses recherches.

GLAD!, 01 | 2016 114

Trans-formation : FT* & MT*, 2010-2013 Trans-formation: FT* & MT*, 2010-2013

Hélène Mourrier et Outrans

Mastectomie / Torsoplastie

GLAD!, 01 | 2016 115

Métaoidioplastie

1 Le projet Trans-formation : FT* & MT* a débuté en 2010 dans le cadre du DSAA « design d’illustration scientifique » à l’école Estienne. Il présente au sein de deux livrets l’ensemble des opérations connues de modifications corporelles pour les personnes trans qui peuvent être actuellement pratiquées. Ce projet a été réalisé en collaboration avec OUTrans, association transféministe radicale FT* (female to something), qui a été créée en mai 2009. Il fait suite à un stage au PASTT (Prévention Action Santé et Travail pour les Trans), association dirigée par Camille Cabral, qui fut une plongée dans le milieu activiste trans et féministe.

2 Au PASTT sont apparues avec évidence la prise de pouvoir du milieu médical sur les discours, qu’il s’agisse de la disposition et/ou de la redistribution de ceux-ci, de la volonté de préserver avidement des savoirs, tout en niant les savoirs profanes des personnes trans sur leurs corps ; et, ainsi, la nécessité de produire depuis les espaces militants leur propre matériel de support, d’échange, de partage, avec une représentation dissociée et autonome. Activiste. La documentation médicale étant ainsi fiévreusement gardée par les chirurgiens, les endocrinologues ou les psychologues et psychiatres, se sont développés autour de ce manquement des blogs tenus par des personnes trans retraçant les étapes de transition (hormonothérapie et chirurgie). Il s’agit, le plus souvent et dans le cas des opérations de chirurgie génitale trans, de photographies prises durant la « chirurgie de réassignation sexuelle » réalisée par le corps médical, à la demande du/de la patient-e ; puis de photographies post-op, des éventuels drains et contusions et des cicatrices, agrémentées de conseils judicieux sur les soins à apporter à la peau et aux néo-membres. Les autres types d’images disponibles étant souvent des couvertures de sites de chirurgiens, faisant l’apologie de techniques et allant dans le sens même de leurs discours (conformité d’un genre, d’un sexe, d’un corps et d’une sexualité), effacent et empêchent évidemment tout autre type

GLAD!, 01 | 2016 116

de représentations ou possibles. Et cela sans compter la disponibilité que requiert ce type d’images : la confrontation à la photographie (et non à un système de représentation didactique) demande à la fois d’être initié-e à l’anatomie, à la morphologie et aux techniques opératoires et d’être capable de supporter la dureté de ces clichés et le choc visuel qu’ils induisent. Là où les corps en devenir, hormonés, augmentés, épilés (…) – l’expérience des transitions, se découvrent imminents en biotopes jouissifs, les techniques opératoires en tant que telles peuvent être visuellement insoutenables. Un territoire semblait ainsi être à prendre et à fabriquer.

3 Une longue période de recherches s’est ouverte, pour regrouper l’ensemble des opérations possibles et des techniques connues à ce jour. Le travail consistait à recouper les informations, depuis ces différentes zones de production (blogs et sites trans, sites professionnels de chirurgiens et MEDLINE, banque de données universelle et privée de médecins), pour intégrer le déroulé de chacune des chirurgies (parties du corps touchées et mues). L’accès à ces informations s’est donc désolidarisé d’un accès par les livres pour se focaliser sur l’internet, lié à deux choses : la récente reconnaissance des transidentités et de la chirurgie génitale trans ainsi que de son autorisation ; l’intrication profonde de ces questions et enjeux avec le contrôle et la prohibition. Les investigations menées ont abouti à proposer pour les deux livrets un lexique queer et une présentation générale de l’anatomie, puis quatre opérations pour les personnes s’identifiant MT* et/ou fluides – mammoplastie, FFS (féminisation du visage), épilation laser (visage), vaginoplastie – et sept pour les personnes s’identifiant FT* et/ou fluides – torsoplastie, ovariectomie et hystérectomie, vaginectomie, phalloplastie, prothèse érectile, métaoïdioplastie, scrotoplastie et implants testiculaires). Cet objet se voulait clairement non pas dans une description détaillée et spécifique comme celle échangée par les chirurgiens (mini schéma et longs textes traitant des différents nerfs et vaisseaux déplacés et reconnectés), mais une explication globale et complète. Les documents se destinaient aux personnes trans et à leurs allié- es (famille, lovers, proches…) et également aux soignant-es, comme outil d’information et de dialogue. Le but était de produire un document de vulgarisation scientifique et d’identification politique vs. un document « technique », scientifique, straight, d’épistémologie « classique ». Nous voulions une overview, pas déterminée par le corps médical mais par les personnes trans elles-mêmes, incluant certains types d’actions chirurgicales qui ne font pas partie, pour les chirurgiens, des opérations de transition (i.e. chirurgie laser). Le milieu médical et les juristes étant à l’époque – et toujours actuellement – les détenteurs des définitions des corps, ainsi que des formes permises et possibles, les deux livrets ont souhaité s’émanciper de cet ordre des choses, de cette manière de transitionner, en incluant des textes façonnés par les militant-es d’OUTrans rediscutant les législations et abus en vigueur.

4 Du point de vue de la conceptualisation des illustrations, la plongée amoureuse dans l’activisme a agi comme une empreinte profonde et plastique, qui permit de formaliser ces dessins au travers des politiques queer. En effet, depuis nos lieux de résistances s’érigeaient des interdits dans la représentation, ou plutôt des évidences ; il était inconcevable de reconduire des représentations réalistes des corps trans, puisqu’un tel système illustré pérennisait inexorablement la normativité des corps, les présupposés et les injonctions planant sur eux. Nos leitmotivs transféministes et le choix personnel de négocier avec l’interdit (en termes de désignation et d’appropriation) ont très rapidement mené à la création d’un écart qui conserverait toute sa radicalité. Les discours militants, la notion de care, la génération personnelle d’identités plurielles se

GLAD!, 01 | 2016 117

sont mis à autoproduire de la forme : c’est en prélevant le signe du triangle, pour sa charge historique et son utilisation comme symbole militant, que se sont façonnées les illustrations. Le triangle a parcouru l’Histoire avec des symboliques ou des interprétations fortes, pour ne pas dire violentes, en termes de catégorisation et de représentations. Dans certaines civilisations premières, son orientation (pointe dirigée vers le bas ou vers le haut) était interprétée comme un des marqueurs du féminin et du masculin. Cette représentation symbolique de la féminité et de la masculinité a été, pendant la Seconde Guerre mondiale, utilisée par le régime nazi pour marquer les homosexuel-les dans les camps. Toujours pointé vers le bas, noir pour les lesbiennes, rose pour les gays, le rendant ainsi clairement offensant et discriminant, le chargeant de haine et lui assignant une place inoubliable. Les années 1990 ont vu naître de nouvelles tactiques et positionnements militants, visant à se couper des places de victimes réservées aux minorisé-es pour entrer en lutte frontale et se désolidariser des demandes assimilationnistes de certain-es militant-es par des actions directes et radicales. L’une d’entre elles consiste en la réappropriation des injures, insultes et crasses pour retourner contre les agresseurs les couteaux qu’ils tenaient, les mots et les signes re/devenant des auto-définitions heureuses. Empowered. Trans, pédés, gouines, BITCH, sont fièr-es. Le triangle revient donc chez Act Up, chez SOS homophobie, rose, pointé vers le haut, repris et retourné DANS TA FACE.

5 Reprendre ce signe est apparu comme une décision probante et agissante. Performative. Ce choix designa une grille de triangles sur un logiciel de dessin vectoriel. Le dessin vectoriel, tracé conçu sur ordinateur, fonctionne en points, traits et courbes. Ces éléments se rencontrant créent des formes / contre-formes qu’il est possible de remplir avec des aplats de couleurs ou des dégradés. Une fois la grille modulaire stabilisée en termes de sélection de triangle et d’échelle, l’outil « pot de peinture » attendait d’être utilisé pour remplir chacun des signes et voir émerger des lèvres et des néo-clitoris retaillés, des dicklits hormonés, des implants mammaires, des tendons sustentateurs coupés, des inversions péniennes ou des pompes érectiles… Le langage géométrique et nécessairement rectiligne conçu jette au loin les représentations académiques et classiques habituellement utilisées, et s’érige comme un vocabulaire autonome. L’abstraction qui en résulte n’annule cependant pas la possibilité de projection dans ces corps trans-formés, ni la frontalité avec la chirurgie génitale. De même que toutes les transitions (sans pouvoir pour autant être exhaustives) se voulaient envisagées, il était vital de faire appel à différentes tonalités de carnation pour les peaux et les muqueuses, qui rejoignent et une dimension raciale et une dimension érogène. Les deux documents ne souhaitaient pas blanchir les transidentités, mais désiraient également ardemment amener les corps trans comme des corps à aimer et aimants. La déclinaison de roses, de chairs, se place ainsi en rupture avec les attendus de l’illustration médicale classiste pour faire émerger une pensée politique au sein même du dessin, de sa forme et de sa colorimétrie.

6 La place de designer n’est donc à ce sens plus une place d’auteur-e ; il est catalyseur, traversé-e et rayonnant-e. C’est une mise à disposition de compétences techniques, au service de voix qui l’emplissent et qu’ielle partage. L’engagement éthique des designers, ici, nécessite de comprendre et d’être en lien avec les enjeux de pouvoir et de savoir présents dans les champs de la santé (biopouvoir). Les identités visuelles données sur nos combats militants contiennent la même urgence, les mêmes messages : la représentation visuelle ne peut être subsidiaire, elle participe pleinement des luttes et des protections pour nos peaux. Pour être entendue des pouvoirs publics, visible dans

GLAD!, 01 | 2016 118

l’espace, dans le champ militant, des personnes concernées et des allié-es, l’identité visuelle ne peut rester à l’état d’impensé ou dans des rapports hégémoniques. Avec des activistes visibles, lisibles, intelligibles, malin-es, nous avions la charge de produire des formes à la hauteur des discours que nous construisions, et non normatifs comme ceux environnants.

7 La première version des brochures présentée pour la soutenance du DSAA fit d’ailleurs en partie les frais d’un travail fabriqué depuis les habiletés des savoirs médicaux en place. L’ensemble des opérations avait été revu par Nicolas Morel Journel (Sofect, parcours dit officiel) et Naïma Nanda (médecin trans, ex-militante du Gest), le diplôme nécessitant la vérification et les éventuelles corrections d’expert-es de ce domaine, la véracité du propos scientifique étant pleinement en jeu dans un tel projet. Les textes qui avaient été forgés depuis les sites professionnels de nomenclature et de description des interventions de CRS (chirurgie de réassignation sexuelle) à destination des praticien-nes restaient alors dans les carcans des parcours dits officiels et à côté des lignes politiques radicales d’OUTrans. L’idée étant de les éditer sur le site de l’association et en brochures, il était impératif de combler cette lacune. L’ensemble des membres proposèrent alors leurs savoirs, leurs vocables, et redessinèrent les encarts contenus dans MT* & FT*. Les composantes des textes devinrent mixtes : porteuses de savoirs issus des sciences biomédicales, vulgarisées a minima et permettant d’associer rapidement le nom technique d’une procédure à un type de transformation ; et, exactement au même niveau, à un type de contenus politiques, juridiques, linguistiques, de représentations. Ces brochures sont « trans-versales » à leur manière : un discours hybride, sans hiérarchie, sans séparation entre les disciplines et les savoirs. Passant d’une description scientifique à une désignation plus politisée pratiquement dans la même phrase. Éminemment modulée par la méthode d’élaboration, qui repose sur une mosaïque d’individus, de savoirs, de compétences et de temporalités, cette forme mixte énonce les enjeux politiques de l’accès à la santé et de l’accès à ces opérations pour les personnes trans, en marquant la complexité à parler de tout et la subtilité de préférer ouvrir vers un contexte plus global, mais complet.

8 En 2013, le projet revu avec les militant-es reçoit une aide des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence (couvent de Paris) et de Aides pour être édité à 2 000 exemplaires. Ces brochures à destination des personnes en questionnement ou en début de transition sont mises à leur disposition au sein de permanences organisées régulièrement par OUTrans. Les livrets sont également destinés aux formations dont OUTrans est en charge au sein de milieux médicaux et sociaux pour l’accueil des personnes trans. La monstration de ce savoir constitué permet, dans ces actions de formations, de soustraire les activistes à une subjectivité « clinique » de leur corps, qui devient souvent l’objet d’une « volonté de savoir » les obligeant à renoncer aux énoncés sociopolitiques pour des énoncés autobiographiques, neutralisant ainsi la production d’un discours contre-systémique et ramenant les problématiques trans au subjectif, circonscrit à un récit de vie : anecdotique, étranger, marginal. Les forces déployées durant quatre ans autour de Trans-formation ont permis de fabriquer un outil dédramatisant, démédicalisant, dépsychiatrisant des transidentités, en centralisant les discours circulant dans la communauté trans et faisant état de la pluralité des corps désirés et façonnables, selon nos idéaux physiques, nos moyens ou nos acquis politiques, sans schème type de représentation des individus. De revendiquer en ce lieu

GLAD!, 01 | 2016 119

que nos modifications corporelles valorisent nos vies. Qu’elles sont des corps qui comptent. Hélène Mourrier, avec l’aide des interviews de Tiphaine Kazi-Tani, ingénieur-e d’étude chez Télécom ParisTech LISTE DES LIENS

9 Livrets téléchargeables sur le site d’OUTrans : http://outrans.org/docs/MT_.pdf http://outrans.org/docs/FT_.pdf LEXIQUE

10 FT* / MT* : acronymes anglais de male to something / female to something. DSAA : Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués. DIS : Design d’Illustration Scientifique. PASTT : Prévention Action Santé et Travail pour les Trans. TPG : TransPédéGouine. Queer : littéralement étrange, bizarre. Originairement insulte, repris par la Queer Nation en 1990 pour s’autoproclamer nouveau mouvement militant féministe radical et heureux. Voir Queer Nation Manifesto. Queer Nation était un groupe TPG radical fondé en mars 1990 à New York aux États-Unis par des militant-es d’Act Up. Les quatre activistes à l’origine du groupe étaient outragé-es par l’augmentation de la violence homophobe et lesbophobe dans les rues et les préjugés dans les arts et les médias. Le groupe est connu pour ses stratégies « DANS TA FACE », ses slogans (« Not GAY as in HAPPY but QUEER as in FUCK YOU ») et la pratique du « outing » (le fait de révéler publiquement, sans son consentement, qu’une personnalité a des relations homosexuelles). Straight : hétéronormatif. Voir « La Pensée straight », de Monique Wittig (1980). CRS : chirurgie de réassignation sexuelle. Terminologie utilisée dans les parcours dits officiels, reconduisant l’idée de conformité d’un sexe avec un genre et un corps, rejetée par Outrans.

GLAD!, 01 | 2016 120

Anatomie du sein

Vaginoplastie

GLAD!, 01 | 2016 121

BIBLIOGRAPHIE

Wittig, Monique. 1980. « La pensée straight » Questions Féministes 7.

Queer Nation. 1990. « Queer Nation Manifesto », disponible en ligne : https://infokiosques.net/ IMG/pdf/queer_nation_manifesto-20p-A5-fil.pdf

RÉSUMÉS

Changer de sexe, c’est-à-dire inverser l’ordre établi du féminin et du masculin, des sexes et des genres, n’est pas accueilli comme un choix raisonné ni sensé. FT*/ MT* a donc eu pour ambition de permettre la compréhension des opérations de chirurgie génitale pour les personnes trans, en adoptant un positionnement objectif, dégagé de toute connotation morale. Le rôle de ce projet n’est ni d’encourager un passage à l’acte directif ni d’omettre les revendications trans, il s’agit de visibiliser les potentialités corporelles permises actuellement par la chirurgie. La construction et la déconstruction du genre existe alors par l’image même ; il s’agit de disposer de nos corps au travers d’une nouvelle représentation : activiste.

Sex change, i.e. reversing the established order of the feminine and the masculine, of genitals and , is not usually deemed a reasoned or sensible choice. FT * / MT *'s ambition is thus to give trans people an understanding of genital surgery, through an objective, moral-free standpoint. The role of this project is neither to encourage surgery nor to overlook trans claims, but to make visible what range of bodily transformations surgery currently allows. The construction and deconstruction of gender then exists through image itself; through this new activist representation our bodies are ours to manage.

INDEX

Thèmes : Explorations Mots-clés : transféminisme, OUTrans, transidentité, MT*, FT*, empowerment, queer Keywords : , OUTrans, transgender, male to something, female to something, empowerment, queer

AUTEURS

HÉLÈNE MOURRIER Hélène Mourrier AKA H. <3 est une graphiste transféministe et une artiste queer. Diplomée d'un BTS design graphique & d'un DSAA Design d'Illustration Scientifique à Estienne, puis d'un DNAP & d'un DNSAP des Beaux Arts de Paris, elle partage son temps entre la création de pièces, la fabrication d'hétérotopies, les performances de danse, et les soirées aux allures de taspées. De l'activisme à la sassyness, en passant par le REAL LOVE, H. visibilise des corps qui comptent.

GLAD!, 01 | 2016 122

Créations

GLAD!, 01 | 2016 123

VOGUE-rs VOGUE-rs

Lila Neutre

« J’ai l’ambition de vivre soumise à d’autres vérités que la vérité littérale1. »

VOGUE-rs 1

1 Né dans les prisons américaines avant de devenir un phénomène dans le New York noir et homosexuel des années 1980, le voguing est une danse mêlant des mouvements angulaires et rigides du corps à des poses inspirées par les mannequins des magazines de mode, dont le célèbre Vogue. L’histoire raconte que les matons distribuaient aux

GLAD!, 01 | 2016 124

détenus des magazines féminins dans lesquels les mannequins dénudés leur permettaient de prendre un peu de « bon temps ». La population carcérale gay, peu émoustillée par ces filles de papier glacé, entreprit de se distraire en imitant les poses des modèles en une, développant ainsi l’art du posing, ancêtre du voguing. Comme une manière d’exprimer le rêve d’être ailleurs, celui de s’évader ou d’être un autre, le voguing a rapidement dépassé son statut de divertissement pour s’imposer comme un moyen positif d’assumer son corps et sa sexualité dans un univers peu favorable à la différence. Inspiré par des racines tribales africaines puis par les sons de la house music, le mouvement tient lieu d’exutoire à la violence sourde que subissent les communautés homosexuelle, noire et latino-américaine. Pour les milliers de danseurs qu’il a su fédérer, le voguing s’impose comme un refuge permettant d’exulter au-delà des discriminations de genre, de race ou de classe. Si l’intérêt pour le phénomène a connu un déclin dans les années 1990, une nouvelle génération de performeurs préparait son renouveau dans les milieux underground et affiche aujourd’hui un grand retour sur la scène médiatique. Dans les soirées huppées, les expositions, les festivals de danse contemporaine ou les spots publicitaires2, dans les clips et sur les scènes du monde entier, on observe des garçons, mais aussi beaucoup de filles, hétérosexuels, répétant les gestes du voguing sur des airs de musique électronique. Les grands noms du mouvement dispensent des cours au Carreau du Temple à Paris, organisent des événements au Palais de Tokyo et des stages réguliers à Berlin ou à Amsterdam. Si, durant ces décennies d’invisibilité, le mouvement s’est transformé et développé dans de nouvelles directions, il rassemble toujours autant de jeunes, issus des banlieues, qui se réunissent en bandes pour s’entraîner.

VOGUE-rs 2

GLAD!, 01 | 2016 125

VOGUE-rs 3

2 Pour comprendre le phénomène du voguing et en saisir les différentes facettes, un rapide détour historique s’impose. Le mouvement trouve sa source la plus ancienne à la fin du XIXe siècle aux États-Unis, dans le quartier de Harlem à New York. À cette époque, puis de manière plus intense à partir des années 1930, la ville voit les événements « homosexuels » se multiplier et il existe désormais des lieux de rencontre pour les homosexuels, hommes et femmes. Malgré le fait qu’ils soient encore bien souvent clandestins ou identifiés au proxénétisme, plusieurs cabarets affichent salles combles et certains transformistes deviennent célèbres. Parmi ces nouveaux terrains de visibilité, c’est encore la scène des balls qui rassemble le plus d’amateurs. Plusieurs centaines de travestis, venus des quatre coins de la ville et parfois même de l’État, se rassemblent pour des galas interlopes et démesurés où les costumes, confectionnés à la main, rivalisent d’élégance. Souvent décrits comme des événements d’une grande extravagance, ces bals devinrent rapidement un lieu de rendez-vous pour un public new-yorkais friand de sensations fortes et de découvertes « hautes en couleur »3. Et puisqu’il ne peut y avoir de bal sans reine, les invités étaient jugés sur l’éclat de leur tenue, leur performance de danseur et leur capacité à incarner les attitudes du sexe opposé. Malgré l’apparent métissage des événements de l’époque, il était extrêmement rare qu’un travesti noir puisse gagner un prix — même si le blanchiment des visages était alors monnaie courante. Fatiguées de ne jamais décrocher de trophée, les queens4 noires décidèrent de former leurs propres clubs dont les événements, encore plus extravagants et glamours que les précédents, devinrent incontournables. Il n’aura donc pas fallu très longtemps pour que la ball society s’organise en clans, en houses, dont la vocation sera désormais d’accueillir tous les exclus du circuit traditionnel. Le premier ball noir naît en 1967, mais il faudra attendre les années 1980 pour qu’ils puissent s’imposer dans un certain nombre de lieux new-yorkais, devenant ensuite la norme pour tous les événements dignes de ce nom. C’est également à cette époque que la

GLAD!, 01 | 2016 126

communauté LGBT noire s’organise et invente des systèmes d’entraide sophistiqués, au sein desquels les houses tiennent une place particulièrement importante. Il faut préciser que si le Black Power est alors en pleine expansion, il reste bien loin des préoccupations homosexuelles. Comme le note Tim Lawrence dans l’introduction du livre de Chantal Regnault5, la multiplication du nombre des maisons coïncide à la fois avec le début du mouvement de libération gay aux États-Unis et avec le développement des gangs de New York, qui s’organisent au milieu des années 1940 pour se multiplier de manière incontrôlée dans les années 1970-1980. Même si certains jeunes, homosexuels pour la plupart, préféreront la ballroom scene aux gangs des rues, le manque d’intégration, la pauvreté et l’exclusion sont des terreaux fertiles pour le recrutement de nouveaux membres. « Une maison est un gang des rues gay. Là où les gangs de rues s’opposent par des bagarres, une maison gay se bat dans un bal. »6 Voguer, c’est être ce que l’on rêve malgré des conditions de vie souvent modestes, parfois précaires. Tant pour la fabrication des costumes que pour l’organisation des balls, le DIY7 est largement valorisé. L’originalité et la singularité apportent une jouissance individuelle qu’il s’agit de partager avec les membres de son clan. Appartenir à une house, c’est acquérir une certaine forme de reconnaissance, d’admiration et parfois même de célébrité. Un statut qui semblait inaccessible dans une société où la représentation du glamour et du chic reste l’apanage des Blancs et des riches. Considérés comme un moyen de différenciation et de distinction, les vêtements sont toujours d’une extravagance extrême et font référence au monde de la mode et à sa haute couture. Les mouvements de mains et les déplacements, très travaillés, évoquent le milieu des défilés où se fabrique la féminité. La fonction première du voguing semble donc être celle d’une révélation, celle d’un moi intérieur et d’une excentricité trop souvent éclipsés par les représentations dominantes et les espaces normés d’une société qui empêche l’épanouissement individuel.

GLAD!, 01 | 2016 127

VOGUE-rs 4

3 Les houses fonctionnent comme des familles de substitution pour les jeunes issus des minorités discriminées, le plus souvent en rupture familiale. Leurs noms s’inspirent de ceux des maisons de haute couture — Balanciaga, Saint-Laurent ou Chanel, et leur organisation répond à un système hautement hiérarchisé. L’affiliation à une faction est déterminée par un ensemble d’attributs et de spécificités qui vont du style vestimentaire à l’apparence physique (notamment la couleur de la peau) en passant par les capacités techniques du voguer. Ainsi, la maison Ninja est réputée pour posséder certains des danseurs les plus agiles et la house Xtravaganza pour avoir les plus beaux visages féminins. La respectabilité et le style des maisons déterminent un processus de recrutement à la stratégie élaborée. Il s’agit d’enrôler de nouveaux danseurs, sélectionnés selon des critères rigoureux, pour remporter de nouveaux trophées et ainsi accroître le prestige de la house. L’attraction des maisons se mesure au nombre de compétitions remportées et il arrive parfois qu’un danseur soit débauché d’une house concurrente. Briller le temps d’un ball se travaille et la compétition est impitoyable dans cet univers fait de strass et de paillettes. Embraser la foule nécessite beaucoup d’ardeur et voguer, c’est d’abord faire la démonstration du pouvoir des attitudes et exécuter le geste juste qui permettra une victoire en finale, la consécration… Pas question d’intégrer une maison reconnue sans victoire à son actif et la ballroom scene intègre donc son propre star system8. Les mothers, dirigeantes essentielles et guides à la fois spirituelles et protectrices, prennent soin des débutants — aussi appelés kids ou virgins9. Elles leur assurent un soutien psychologique et affectif incalculable ainsi qu’un appui financier occasionnel. Leur influence sur la diminution de la propagation du VIH est également considérable. En dehors de leurs moments de faste, les balls sont aussi des espaces de paroles pour les jeunes contaminés et les mothers font de la prévention. Notons enfin que si l’essentiel des membres de la communauté éprouve des difficultés

GLAD!, 01 | 2016 128

économiques et émotionnelles qui les font vivre en marge de la société, certains d’entre eux mènent leur existence de voguers en parallèle d’une vie sociale plus « classique ».

VOGUE-rs 5

VOGUE-rs 6

GLAD!, 01 | 2016 129

4 Un ball s’organise en trois temps : la Grand March fait office de cérémonie d’ouverture, où l’on présente les membres honorifiques de la house organisant l’événement ainsi que les catégories du concours. Vient ensuite le premier passage en solo durant lequel le performeur récolte ses tens, les dix points qui lui permettront d’accéder à l’étape du battle10. Chaque passage devant les juges est l’occasion de vannes lancées par les maisons adverses et autant de moyens pour le voguer de prouver sa valeur. Il s’agit alors de répondre aux critiques par une gestuelle outrancière et de surenchérir pour captiver le jury. Voguer est avant tout une manière de monopoliser l’espace et l’attention. Si le candidat ne respecte pas les codes de sa catégorie ou si sa performance est médiocre, alors il est éliminé d’un « bye! » ou d’un « pack! »11. La victoire nécessite de s’approprier un certain nombre de codes, chers à une house ou à une catégorie, et de respecter aussi bien leurs attributs symboliques que leurs allures.

VOGUE-rs 7

GLAD!, 01 | 2016 130

VOGUE-rs 8

VOGUE-rs 9

GLAD!, 01 | 2016 131

5 Pour clarifier quelque peu notre propos et afin d’illustrer la diversité et la rigueur des catégories mises en jeu dans un ball, voici quelques définitions extraites de l’ouvrage collectif Strike a pose : Histoire(s) du Voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris : Big Boy : Une classe des compétiteurs des balls, généralement 113 kilos et au- dessus. […] Butches : Parfois appelées aussi “illusionnistes masculines”, désigne des lesbiennes d’apparence masculine, mais aussi n’importe quelle femme possédant des traits ou des manières masculines […], sans tenir compte de son orientation sexuelle. Butch Queens (BQ) : Hommes gay d’allure masculine. Butch Queens in : Hommes gay qui se travestissent, mais ne prennent pas d’hormones féminines. Il arrive qu’ils aient leur propre catégorie ou qu’ils défilent avec les Femme Queens en certaines circonstances. […] BQ Realness : Se juge sur la capacité des participants à se (con)fondre avec les hétérosexuels, par exemple sous l’apparence de voyou, d’écolier ou de cadre. […] Femme Queens (FQs) : Hommes par la naissance, à différents stades de leur réassignation sexuelle ; dès qu’elles commencent à prendre des hormones, elles ne sont plus considérées comme des BQ. Quand un participant possède une forme biologique d’androgynie, […] une tolérance [l’autorise à] défiler dans des catégories réservées soit aux BQ soit au FQ. […] Male Face : « Masculin » (autorise barbe, collier et autres poils sur le visage, si bien entretenus) vs « Pretty Boy » (au teint clair et doux). Parfois « Face » est sous- divisé en « clair », « chocolat » et « ébène ». […] Midget : Pour les participants au podium, la division des petits à très petits ; qui que ce soit plus petit que les standards hommes/femmes de l’industrie de la mode.12

VOGUE-rs 10

GLAD!, 01 | 2016 132

VOGUE-rs 11

6 La liste des différentes catégories présentées ci-avant nous permet déjà de saisir les mécanismes performatifs de la construction des identités masculines et féminines à l’œuvre dans le voguing. Si les catégories répondent à des règles strictes, leur multiplicité permet aussi de donner sa chance à chacun. Initialement, le concours n’était ouvert qu’aux drag queens, mais les balls se sont rapidement diversifiés pour permettre à n’importe quel concurrent de tenter sa chance et de faire l’expérience d’une célébrité fantasmée. Le voguing permet aux plus défavorisés de vivre leurs rêves de grandeur. L’imitation à l’œuvre dans la compétition, en brouillant les frontières entre l’être et le paraître, permet aux voguers de faire l’expérience d’une métonymie pouvant se résumer ainsi : j’imite donc je suis. Socialement exclues et le plus souvent économiquement défavorisées, les minorités ethniques et homosexuelles s’approprient symboliquement les attributs de la classe dominante. Les voguers défilent pour une victoire dans les sections opulence ou executive, qui consistent à mimer l’attitude des nantis ou des cadres dirigeants, vêtus de complets élégants et accessoirisés de serviettes ou autres porte-documents. Par ailleurs, et comme le souligne très justement Richard Mèmeteau, « plus nombreux sont les qualificatifs que vous pouvez apposer à une personne, moins marquants et déterminants ils deviennent13 ». Ainsi, la multitude et la diversité des catégories qui fondent le mouvement agissent comme un repoussoir à l’uniformisation de la culture gay et à son conservatisme en matière de genre. Elles prouvent, si besoin en était, que l’identité sexuelle ne saurait être réduite à des pratiques ou à un système d’identification genrée. À ce sujet, nous ne pouvons manquer d’évoquer la catégorie realness, dans laquelle les individus ayant changé de sexe tentent de convaincre le jury qu’ils sont aussi indiscernables que leurs alter ego de sexe biologique. Être real, c’est savoir se fondre dans le décor en paraissant le plus authentique possible. Pour les homosexuels non travestis, qui peuvent aussi concourir dans cette catégorie, il s’agira de se faire passer pour des hétérosexuels virils, machos

GLAD!, 01 | 2016 133

voire homophobes. Défiler pour la catégorie realness n’équivaut pas à faire la satire des « vraies femmes » ou des « vrais hommes » (comprendre : hétérosexuels). Être real, c’est donner à la société ce qu’elle a envie de voir. Être capable de ressembler à l’élite blanche et fortunée et, métaphoriquement, le devenir le temps d’un ball. Plus l’illusion est parfaite et plus les voguers ridiculisent les codes et les normes de la société dominante, si aisément reproductibles et performables par tous. En élargissant quelque peu notre point de vue, nous pouvons considérer le voguing comme un médium critiquant les effets normatifs et excluants de l’identité gay dominante (blanche et issue d’une classe moyenne volontiers assimilationniste) dont Bruce LaBruce témoigne en ces termes : « La communauté homosexuelle n’offrait guère le choix à moins que vous n’ayez envie de vous conformer aux règles de la vie gay, ce qui impliquait de suivre des codes vestimentaires incroyablement stricts, de renoncer à son individualité intellectuelle et politique et de rejeter les folles, les camionneuses et tous les non- conformistes qui eurent leur heure de gloire dans le monde de la sexualité déviante.14 » D’un autre point de vue, le voguing semble incorporer la volonté paradoxale de s’adresser à une humanité protéiforme et non exclusive alors qu’il n’a de cesse de définir, c’est-à-dire de limiter, de manière excessivement précise, les caractéristiques nécessaires aux candidats pour concourir dans l’une ou l’autre de ses catégories. D’ailleurs, il convient de noter que les critères utilisés pour définir l’appartenance des voguers à telle ou telle catégorie sont ambivalents. Si quelques-unes des caractéristiques citées peuvent en effet « sauter aux yeux », l’immense majorité d’entre elles demeure sujette à interprétations. Juger de la capacité d’un candidat à ressembler à un ou une hétérosexuelle ou arbitrer la perfection d’un visage15 ne peut qu’être personnel et subjectif. C’est une des raisons pour lesquelles les balls sont régulièrement le théâtre de véritables joutes verbales, parfois physiques, opposant les participants à des juges trop partisans. Le favoritisme porte même un nom : judy, signifiant « ami proche » et que l’on utilise pour faire référence à un juge dont les notes seraient influencées par un lien d’amitié avec le participant. Mais, là encore, difficile d’en donner la preuve…

GLAD!, 01 | 2016 134

VOGUE-rs 12

VOGUE-rs 13

GLAD!, 01 | 2016 135

VOGUE-rs 14

7 À travers leurs différents attributs symboliques, les voguers se créent une identité d’emprunt qu’il s’agit de superposer, par la photographie, à leur identité réelle. En somme, c’est un rôle de photographe-traducteur que j’adopte, mettant en scène des protagonistes acteurs de leur propre personnalité qu’il s’agit pour moi d’accepter avec la passivité de celle qui veut « rendre compte ». Lors des séances de prise de vue, j’en dis le moins possible afin de laisser « l’autre » advenir dans son altérité. Pas question de le diriger ou d’imposer des poses et des accessoires empruntés à mon propre répertoire. Contrairement à une opinion assez répandue, je ne demande pas non plus aux modèles d’être « eux-mêmes ». Ce serait courir le risque de les recueillir dans leur plus grande artificialité. Il s’agit d’éviter de les « contaminer » d’une intentionnalité quelconque puisque « le but de l’art, après tout, n’est pas de changer les choses — elles changent d’elles-mêmes tout le temps, de toute manière. La fonction de l’art est plutôt de montrer, de rendre visibles les réalités qui sont trop souvent ignorées16 ». Bien entendu, mon ambition dépasse celle du simple témoignage et ma finalité est double. Je souhaite à la fois révéler l’existence de cette communauté, permettre à ses adeptes de « faire surface » par l’image, mais aussi prétendre, par la qualité plastique des photographies, à une certaine forme de beauté. Il n’est pas question de produire un travail strictement informatif, mais de mettre en valeur un certain jugement visuel, une signature. Par ailleurs, et même si les personnes représentées exaltent leur singularité, les décisions photographiques dissolvent toute expression d’individualité. La réalité du corps est dépassée pour créer du symbole, fulgurant et immédiat. Pris dans une sorte d’absence à eux-mêmes, les visages de mes modèles sont comme « sculptés en masque17 » et ils deviennent des objets. Dès lors, nous comprenons qu’il ne s’agit pas de faire la gloire des personnes photographiées, mais de donner à voir leur travail de mise en scène, personnelle et singulière, qui fait valoir une entité sociale plus globale. Moins que de faire le récit en images d’histoires particulières, ce qui

GLAD!, 01 | 2016 136

m’intéresse est ce qui transforme le quotidien en spectacle, ce qui place les artifices au service de la vanité. En réalité, mes photographies ne livrent rien du modèle en tant qu’individu. Privé de son histoire personnelle, il est changé en geste, en enseigne allégorique. Je porte alors une attention particulière aux objets et accessoires dont il se pare et qui se chargent, à travers lui, d’une dimension symbolique, emblème d’une communauté ou d’une culture18.

VOGUE-rs 15

BIBLIOGRAPHIE

BOLLON, Patrice. 1990. Morale du masque. Merveilleux, Zazous, Dandys, Punks, etc. Paris : Seuil.

BRESSIN, Tiphaine & PATINIER, Jérémy. 2012. Strike a pose : Histoire (s) du Voguing de 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris. Paris : Des ailes sur un tracteur.

BUTLER, Judith (trad. Cynthia Kraus). 2005. Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris : La Découverte.

CAHUN, Claude. 2011. Aveux non avenus. Paris : Mille et Une Nuits.

CLAASS, Arnaud. 2013. Le Réel de la photographie. Paris : Filigranes.

GOFFMAN, Erving. 1996. La Mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi I. Paris : Éditions de Minuit.

GROYS, Boris (trad. Jean-Luc Florin). 2015. En public : Poétique de l’auto-design. Paris : Presses Universitaires de France.

GLAD!, 01 | 2016 137

HEBDIDGE, Dick (Trad. Marc Saint-Upéry). 2008. Sous-culture : Le sens du style. Paris : La Découverte. Label « Zones ».

LABRUCE, Bruce. 1997. The Reluctant Pornographer. Ontario : Gutter Press.

MÈMETEAU, Richard. 2014. Pop culture : Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris : La Découverte.

REGNAULT, Chantal. 2011. Voguing and the Ballroom Scene of New York City 1989-92. London : Soul Jazz Books.

NOTES

1. Cahun, Claude. 2011. Aveux non avenus. Paris : Mille et Une Nuits. 2. Notamment pour de grandes marques urbaines telles que Adidas ou Nike. 3. La criminalisation de l’homosexualité en 1923 et la Grande Dépression qui sévit au tournant des années 1930 mettra un terme à cette pratique des balls, du moins en apparence. Ce n’est qu’au prix de plusieurs décennies d’existence souterraine et de grandes transformations que la scène ballroom prendra la forme qui la conduira à son apogée dans les années 1980. 4. « Reines » en anglais, en référence au terme drag queen (ou king) renvoyant à toute personne qui, indépendamment de son sexe et de son genre, fait de la masculinité / féminité une performance en utilisant toute une série de ressources vestimentaires, matérielles, gestuelles, visuelles et verbales. 5. Regnault, Chantal. 2011. Voguing and the Ballroom Scene of New York City 1989-92. London : Soul Jazz Books. 6. Extrait d’un entretien avec Dorian Corey in Bressin, Tiphaine & Patinier, Jérémy. 2012. Strike a pose : Histoire(s) du Voguing. De 1930 à aujourd’hui, de New York à Paris. Paris : Des ailes sur un tracteur, p. 29. 7. DIY : do it yourself, fais-le toi-même. Anti-consumériste et hédoniste, ce courant prônait déjà avec le mouvement punk des années 1970 le rejet de la nécessité d’acheter des objets en les remplaçant par des produits créés soi-même. Résister aux diktats de la société de consommation, tel était le principe de base de ce courant. Aujourd’hui de retour, notamment en raison de la crise économique, le DIY est une attitude, une manière de s’affirmer et de mettre en valeur ses capacités imaginatives, innovantes, expressives et coopératives. 8. Les titres les plus prestigieux sont ensuite ceux d’icon ou de legendary. Devenir legendary, c’est accéder à la célébrité, même si celle-ci n’excède pas les frontières de la communauté. 9. Cette dernière dénomination rappelle celle à l’œuvre dans le roller derby, autre communauté de mon corpus, où les débutantes appartiennent au groupe des fresh meat. 10. Emprunté à l’anglais, le terme fait référence à la confrontation devant les juges de deux voguers. À l’issu de leur performance chorégraphiée, souvent improvisée, l’un est éliminé. « On les appelle des compétitions mais ce sont des guerres », avoue Dorian Corey dans le film Paris is Burning de Jennie Livingston. 11. Abréviation de pack your stuff, « prends tes cliques et tes claques ». 12. Pour un recensement détaillé des catégories du voguing, se référer à Bressin, Tiphaine & Patinier, Jérémy. 2012. Op. cit., p. 39-45. Les différentes catégories furent officialisées en 1981 à la suite du ball « Paris is burning », organisé par Paris Dupree et rendu célèbre par le film éponyme de Jennie Livingston. 13. Mèmeteau, Richard. 2014. Pop culture : Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris : La Découverte, p. 73.

GLAD!, 01 | 2016 138

14. LaBruce, Bruce. 1997. The Reluctant Pornographer. Ontario : Gutter Press, p. 16. Bruce LaBruce est un écrivain, photographe et réalisateur canadien qui s’est illustré dans le domaine du cinéma pornographique, qu’il utilise comme un terrain d’action politique et identitaire. 15. C’est notamment le cas lors de la catégorie face. 16. Groys, Boris. 2015. En public : Poétique de l’auto-design. Paris : Presses Universitaires de France, p. 77. 17. Claass, Arnaud. 2013. Le Réel de la photographie. Paris : Filigranes Éditions, p. 29. 18. Fait d’appartenir à un ensemble d’individus qui partagent une relative homogénéité dans leurs manières de penser et de faire. Contrairement à sa conception valorisée et aristocratique, la notion de culture est entendue ici comme l’ensemble des pratiques et des systèmes de pensée qui permettent à un sujet de se situer par rapport aux autres ; manières d’être au monde et d’interagir avec lui.

RÉSUMÉS

À travers une approche double, de photographe et de sociologue, Lila Neutre interroge le phénomène du voguing tant dans son acception originelle que dans ses manifestations contemporaines. Depuis son émergence dans les marges gayes et Noires de New-York au début des années 1980, le voguing a traversé le spectre social jusqu’à devenir une pratique mainstream. Alors que le texte de Lila Neutre part à la recherche des origines de cette pratique – de ses règles, de ses codes, de ses enjeux – la série de photos de « Vogue-rs » d’aujourd’hui témoigne du fait que par-delà ses avatars publicitaires et hétérosexuels, le voguing reste l’endroit d’une mise en scène de soi toujours inventive, résolument créatrice, et potentiellement émancipatrice.

Through a twofold approach, as a photographer and a sociologist, Lila Neutre questions the voguing phenomenon both as it was and as it is now. Since it was born in the gay, Black neighbourhoods of NYC in the 1980’s, voguing has spread across the social spectrum and become a mainstream practice. When Lila Neutre’s text endeavours to encapsulate the spirit of the voguing’s origins – its rules, its code, its stakes – the photo series displaying nowadays “Vogue- rs” bears witness that whatever advertising and have done to and of it, voguing remains a place for re-inventing one’s self creatively and in a way that can still be liberating.

INDEX

Thèmes : Créations Keywords : voguing, photography, performativity, subculture, symbolic opposition Mots-clés : voguing, photographie, performativité, sous-culture, résistance symbolique

AUTEUR

LILA NEUTRE École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles, Laboratoire Méditerranéen de Sociologie, Université d’Aix-Marseille

GLAD!, 01 | 2016 139

Diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie en 2013, Lila Neutre est l’une des premières étudiantes à intégrer le doctorat « pratique et théorie de la création artistique et littéraire » – spécialité photographie, en collaboration avec le Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES) et Aix-Marseille Université. Dans une forme maîtrisée de l’artifice et du théâtre, les communautés avec lesquelles se construit son travail — aussi bien dans le champ de la création photographique que sur le terrain de la sociologie — utilisent leur apparence comme dispositif de résistance et questionnent la validité et les limites des impératifs sociétaux. Entendu comme une cosmétique identitaire, le look peut en effet parfois se constituer en un langage parallèle et nous apporter son lot de connaissances sur le monde qui nous entoure. Plus que le simple reflet d’un réel, l’apparence devient alors partie prenante de notre existence et des dynamiques sociales qui la fondent. Cette contribution sera l’occasion de questionner le langage symbolique à l’œuvre dans le phénomène du voguing : celui des corps travestis, de leurs manières de se mouvoir et de se présenter à autrui.

GLAD!, 01 | 2016 140

Corpo Corpo

Eau’Rageuses et Catarina Fernandes

Eau’Rageuses

1 Eau’rageuses s’est formé en 2013, suite à la rencontre de quatre musiciennes. Les prémices du projet ont été posés dès 2012 par Catarina et Lori, à l’occasion de la première édition du festival Elles Résistent. L’une est chanteuse et comédienne, l’autre guitariste, bassiste et choriste. Peu après, Ariadine, batteuse, rejoint le duo puis c’est au tour d’Eli, bassiste et slameuse.

2 C’est le début d’Eau’rageuses, dont le nom signe le versant résolument engagé du groupe, tout autant que sa célébration de la force des femmes, de leurs énergies et de leurs créations.

3 C’est à travers la rencontre de quatre univers musicaux et artistiques différents que naît l’originalité de cette formation. Eau’rageuses propose une musique féministe révoltée, poétique et parfois théâtrale, au croisement de plusieurs styles : bossa nova, jazz, blues et slam.

4 Le groupe se compose de : Catarina : chant

GLAD!, 01 | 2016 141

Lori : guitare/chant Eli : basse/slam Aria : batterie

Morceau à l’écoute

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l'édition en ligne http:// 5 journals.openedition.org/glad/233

Poème : Catarina Fernandes ; Musique : Eau'Rageuses

Corpo

6 Poème de Catarina Fernandes Musique d’Eau’Rageuses

7 O corpo. Dito e não dito. Pelo limite das extremidades, um pequeno fumo, que dita a sentença.

8 A transgressão do esperado sentada dentro de nós. Esperamo-nos. Enfim. Atentas.

9 Engolindo os restos da memória como se o ontem, o hoje e o amanhã durassem 1 segundo.

10 E somos tanta coisa que não vinha escrita nos livros. Não cabia no papel, o que queríamos ser. Agora : Vamos sendo. Tropeçamos e caímos para nos levantarmos. Continuamos a caminhar. Sôfregas. Lutando para que um dia o ar não nos falte. E o corpo caiba dentro de nós.

Corpo (traduction)

11 Le corps. Dit et non dit. Par la limite des extrémités Une petite fumée, Qui impose la sentence.

12 La transgression de l’attendu se tient assise en nous. Nous nous attendons. Enfin. Attentives.

GLAD!, 01 | 2016 142

13 Nous avalons les restes de mémoire comme si hier, aujourd’hui et demain duraient une seconde.

14 Et nous sommes tant de choses qui n’étaient pas écrites dans les livres. Il n’y avait pas assez de place sur le papier, pour faire tenir ce que nous voulions être.

15 Maintenant : On y va, Existantes. On trébuche et on tombe pour se relever. On continue à marcher, Avides. Nous luttons pour que jamais l’air ne nous manque. Et que le corps puisse rentrer en nous.

Contacts

16 Facebook : www.facebook.com/eaurageuses (vidéos, enregistrements, dates de concerts) Mail : [email protected] A écouter aussi sur : https://soundcloud.com/insurrecsons

RÉSUMÉS

Découvrez les Eau’Rageuses, groupe de musique féministe, avec le poème Corpo, écrit par Catarina Fernandes et mis en musique par les Eau’Rageuses. La chanson est en écoute, accompagnée de son texte bilingue en français et portugais. Un autre morceau des Eau'Rageuses sera à l'écoute dans le prochain numéro de GLAD!

Discover the feminist band Eau’Rageuses and their poem ‘Corpo’, written by Catarina Fernandes and set to music by Eau’Rageuses. You can listen to the track and read the lyrics both in Portuguese and in a French translation. Another track by Eau’Rageuses will be released with GLAD!’s next issue!

INDEX

Thèmes : Créations Mots-clés : corps, poème, chanson Keywords : body, poem, song

GLAD!, 01 | 2016