Revue historique des armées

256 | 2009 France-Allemagne

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/5652 ISBN : 978-2-8218-0524-8 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 11 septembre 2009 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Revue historique des armées, 256 | 2009, « France-Allemagne » [En ligne], mis en ligne le 14 septembre 2009, consulté le 07 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rha/5652

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© Revue historique des armées 1

SOMMAIRE

Dossier

Éditorial Frédéric Guelton

De la haine héréditaire à l’amitié indéfectible Quelques images-symboles de la relation France-Allemagne, 1870-2009 Claire Aslangul

« Autrefois à la guerre, tout était simple. » La modernisation du combat interarmes à partir de l’exemple d’une division d’infanterie allemande sur le front de l’Ouest entre 1916 et 1918 Christian Stachelbeck

Le renseignement militaire français dans l’Allemagne d’après-guerre (mai 1919-mars 1920) : à la recherche d’une nouvelle sécurité Olivier Lahaie

De Gaulle, les FFL et la Résistance vus par les responsables de la Wehrmacht Jean-Nicolas Pasquay

L’Allemagne vue par la Revue historique des armées Jean-François Dominé

Le recyclage des soldats allemands en Moselle à partir de 1947 Laurent Erbs

Variations

Un mythe aéronautique et urbain dans la France de l’entre-deux-guerres : le péril aérochimique Jean-Marie Moine

Document

« Un An d’occupation française en Allemagne. » Vue d’ensemble sur l’exposition présentée au palais Berlitz du 15 juin au 5 juillet 1946 Sandrine HEISER et Hans-Georg Merz

Présentations

Les relations franco-allemandes dans les archives militaires allemandes Hans-Joachim Harder

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Un nouvel outil pour écrire l’histoire franco-allemande de l’entre-deux-guerres : les Akten zur französischen Deutschlandpolitik der Zwischenkriegszeit (1918-1940) Wolfgang Hans Stein

L’Institut historique allemand de Paris Stefan Martens

Lectures

Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXe siècle) Seuil, 2008, 327 pages Anne-Aurore Inquimbert

Henri Bouchard (1875-1960). Les dessins de La Piscine Éditions Invenit & La Piscine, 2008, 135 pages Benoît Lagarde

Jean-Yves Le Naour, Dictionnaire de la Grande Guerre Larousse, 2008, 476 pages Michaël Bourlet

Fabrice Loubette, Les forces aériennes de l’OTAN en Lorraine, 1952-1967 Éditions Serpenoise, 2008, 250 pages Bernard Palmieri

Norton de Mattos, En lutte contre l’État salazariste. Une certaine idée du Portugal Textes réunis et présentés par Manoel do Nascimento, L’Harmattan, 2008, 143 pages Anne-Aurore Inquimbert

Philippe Oulmont (dir.), Larminat. Un fidèle hors série Fondation Charles de Gaulle/Éditions LBM, 2008, 390 pages Bernard Mouraz

René Rouby, Otage d’Amirouche. Témoigner pour le souvenir. 114 jours dans le maquis de Kabylie pendant la guerre d’Algérie Lavauzelle, 2008, 294 pages (3e édition revue et complétée) Jacques Frémeaux

Emmanuel Thiébot, Scandale au Grand Orient Larousse, 2008, 287 pages Anne-Aurore Inquimbert

Jean-Pierre Turbergue (dir.), La Fayette, nous voilà ! Les Américains dans la Grande Guerre Éditions Italiques, 2008, 432 pages Rémy Porte

Emmanuel de Waresquiel, Cent Jours. La tentation de l’impossible (mars-juillet 1815) Fayard, 2008, 687 pages Antoine Boulant

Odd Arne Westad, La guerre froide globale, le tiers-monde, les États-Unis et l’URSS (1945-1991) Payot, 2007, 492 pages Alain Marzona

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Dossier

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Éditorial

Frédéric Guelton

1 Les relations militaires entre la France et l’Allemagne sont passées, au cours d’un long XXe siècle, « de la haine héréditaire à l’amitié indéfectible » comme l’annonce Claire Aslangul avant de nous proposer un article remarquable consacré, en ouverture du dossier, « à quelques images-symboles » de cette relation particulière, centrées sur la période 1870-2009. Il est vrai qu’avant même la lecture de son article, nombre d’images viennent instinctivement à l’esprit de tous, depuis celle de Bismarck proclamant le Reich dans la galerie des Glaces en 1871 jusqu’à la rencontre à Verdun, le 22 septembre 1984, entre Helmut Kohl et François Mitterrand. Et pourtant l’histoire militaire des deux pays et de leurs relations, amicales ou conflictuelles, demeure encore largement à écrire y compris, ce qui pourrait surprendre, en ce qui concerne les deux guerres mondiales. Les articles qui suivent celui de Claire Aslangul relèvent de cette démarche.

2 Le lieutenant-colonel Christian Stachelbeck, en étudiant « la modernisation du combat interarmes » au sein d’une division allemande sur le front de l’Ouest entre 1916 et 1918 s’interroge avec beaucoup de pertinence, et d’intérêt pour le lecteur, sur le phénomène tactique d’adaptation aux évolutions du combat dans un cadre contraint et en dépit des frictions du champ de bataille. Il nous montre également, ce faisant, toute la relativité du concept « récent » de retour d’expérience (ou Retex). Le commandant Lahaie s’intéresse quant à lui, dans le prolongement de sa thèse de doctorat, au renseignement français dans l’Allemagne des années 1919-1920. Il y met en évidence les difficultés rencontrées par les Français pour adapter un service de renseignement qui se « démobilise » à une réalité nouvelle parfois confondue avec la représentation que l’on s’en fait. Passant de la représentation à la perception, Jean-Nicolas Pasquay nous montre en quels termes les chefs de l’armée allemande voient et considèrent le général de Gaulle, les FFL et la Résistance. On y constate, entre autres, que l’évolution de la perception suit parfaitement l’évolution de la réalité des trois acteurs observés, passant de l’indifférence de 1940 à une inquiétude croissante au cours des années suivantes. Dans son article « L’Allemagne vue par la Revue historique des armées » Jean-François Dominé propose une approche historiographique centrée sur trois thèmes principaux, le Rhin, la guerre de 1870-1871 et la Prusse. Ce choix permet de mettre en évidence tout l’intérêt qu’il y aurait, après les travaux connus du professeur François Roth, à ne pas

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négliger l’étude de la guerre franco-prussienne. Laurent Erbs nous propose un article passionnant sur un sujet peu connu en France, celui du « recyclage des soldats allemands en Moselle à partir de 1947 ». Il nous apprend beaucoup sur les conditions dans lesquelles les prisonniers allemands, devenus « travailleurs libres » contribuèrent à combler le déficit de main-d’œuvre en Moselle montrant ainsi qu’en dépit d’un passé récent douloureux, « les considérations économiques ont prévalu sur les politiques… ». Notons enfin, pour clore ce dossier, une présentation critique due à Sandrine Heiser et à Hans-Georg Merz de l’exposition « Un an d’occupation française en Allemagne » présentée au palais Berlitz en 1946.

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De la haine héréditaire à l’amitié indéfectible Quelques images-symboles de la relation France-Allemagne, 1870-2009

Claire Aslangul

1 Le XIXe siècle, après la Révolution française et les guerres napoléoniennes, est sans nul doute l’époque fondatrice dans l’élaboration de l’image que les Allemands se font de la France et de celle que les Français se font de l’Allemagne. La relation franco-allemande, alors conçue en termes d’antagonismes et de différences fortes entre les deux peuples, n’est cependant pas dénuée d’ambiguïté : l’intraduisible vocable allemand de « Hassliebe », « amour-haine », est probablement celui qui la caractérise le mieux. C’est seulement autour de la guerre franco-prussienne de 1870 que se construit véritablement le mythe de l’ennemi héréditaire, à partir de la réinterprétation d’événements qui, ravivant le souvenir des oppositions lointaines, semblent attester le caractère séculaire de l’affrontement entre Germains et Gaulois 1. La Première, puis la Seconde Guerre mondiale s’inscrivent dans le prolongement de cette confrontation – jusqu’au tournant de l’après-guerre, marqué par l’engagement de personnalités du monde politique et culturel qui imposent à des populations parfois réticentes le modèle du partenariat, puis de l’amitié.

2 Les images populaires portent la trace de ces évolutions : le rôle de cristallisation et de diffusion des stéréotypes joué par la caricature au XIXe siècle et dans le premier quart du XXe siècle 2 est relayé ensuite par d’autres supports iconographiques, par exemple les affiches et les cartes postales pendant la Première Guerre mondiale et l’entre-deux- guerres, les photographies de presse après 1945. 3 Sur l’ensemble de la période, les moments-clés figés dans la peinture ou la photographie et commentés dans la satire vont, globalement, de l’affrontement au partenariat, avec pour décor des lieux hautement symboliques. Citons pour son caractère exemplaire : Versailles, à la fondation du Reich bismarckien en 1871 immortalisée par Anton von Werner répondent les photographies françaises de la conférence de la Paix en 1919 (avec les gueules cassées au premier rang pour dénoncer la « barbarie allemande » aux yeux du monde) ; c’est ce même lieu qui est choisi pour célébrer en 2003 les 40 ans du traité de l’Élysée : députés allemands et français se

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retrouvent à Versailles, pour montrer que la page de l’affrontement et des humiliations réciproques est définitivement tournée 3. 4 Des mises en scène de l’humiliation, on est donc passé après-guerre aux images de la réconciliation, avec la célébration de lieux de mémoire communs franco-allemands 4. Ce chemin « du duel au duo » 5 est bien résumé par les deux photographies que propose le récent Manuel de Terminale franco-allemand 6, modèle de coopération entre les deux pays, qui juxtapose en introduction de son chapitre « le partenariat franco-allemand : un succès exemplaire ? » la célèbre photographie d’Hitler devant la tour Eiffel et le recueillement des chefs d’État français et allemand à Verdun en 1984 – on les voit se tenir la main dans un hommage solennel aux morts de la Grande Guerre. On ne saurait mieux faire apparaître la révolution qui a eu lieu dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, de l’antagonisme envisagé en termes de lutte et de domination à l’expression d’un deuil partagé. 5 Mais si notre regard rétrospectif tend à s’accrocher à ces moments-clés et à y voir des étapes dans une évolution linéaire, l’examen des images produites tout au long de la période permet de saisir des nuances oubliées, de distinguer au-delà des changements l’inertie du regard sur l’Autre : si Marianne et Germania ne sont plus en opposition mais désormais mènent ensemble la danse, il n’en reste pas moins que les allégories des deux nations – avec respectivement le bonnet phrygien, symbole de la liberté, et le casque à pointe, symbole du militarisme – subsistent largement dans les représentations collectives.

Vers la cristallisation de l’antagonisme

6 Nombre de « passeurs » entre les deux cultures française et allemande s’emploient tout au long du XIXe siècle à forger l’image de l’Autre dans sa différence radicale, certes, mais en soulignant aussi les qualités, et en essayant de se distancier quelque peu des préjugés hérités du passé (la prétendue ivrognerie des Allemands que l’on trouve jusque chez de grands esprits comme Montaigne ou Voltaire par exemple). Madame de Staël, pour la France, joue ici un rôle décisif, avec son De l’Allemagne publié en 1810 7, qui décrit un peuple d’écrivains et de philosophes, voué « au contentement paisible, à la spéculation métaphysique et aux rêveries romantiques » 8. Il faut dire que tant qu’elle est morcelée en une multitude de petits États, l’Allemagne ne constitue pas une menace, et l’on peut en France en vanter les mérites.

7 En Allemagne, tout en raillant la frivolité française et en réveillant à l’occasion de crises ponctuelles (comme en 1840-1842) le spectre d’une France conquérante, on admire la « Grande Nation » qui a réalisé une unité à laquelle soi-même on aspire. On assistera même autour de 1848, pendant le bref « printemps des peuples » qui a failli concrétiser le rêve allemand de « l’unité dans la liberté » (« Einheit in Freiheit »), à une forme de contamination graphique de Germania par Marianne, la première apparaissant parfois avec le bonnet phrygien et la gestuelle révolutionnaire ! 8 De cet éventail de représentations de l’Autre ne subsiste plus, après la guerre de 1870-1871 et la fondation de l’Empire allemand, que le versant négatif. Dans la caricature française, depuis quelques années déjà – avec les guerres contre le Danemark (1864) et l’Autriche (1866) – le militarisme prussien est apparu de plus en plus redoutable et redouté. À partir de 1870 et pour de longues années, l’Allemand sera désormais quasi unanimement le « Boche », représenté en voleur de pendules, en

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pillard et en violeur, en « croquemitaine », en Moloch ou en ogre dévorant la liberté, ou encore sous les traits féroces des figures emblématiques de Guillaume Ier ou de Bismarck agresseurs de Marianne ou représentés en bouchers 9. C’est aussi à cette époque que se met en place en France l’opposition d’une Marianne charmante et décidée à se battre pour la liberté 10, et d’une Germania ridicule, souvent obèse, dont même les seins sont coiffés d’un casque à pointe. Cet antagonisme sera l’un des leitmotive des productions iconographiques de la Première Guerre mondiale : l’ouvrage de Laurent Gervereau sur les Images de 17 11 en fournit de nombreux exemples, et ce n’est pas un hasard si cette opposition a été choisie également en couverture du passionnant catalogue de l’exposition consacrée en 1997 à cinq siècles de caricatures françaises et allemandes sur le voisin 12. 9 Pour l’Allemagne, la France est tout au long du XIXe siècle, après la Révolution, tantôt un modèle, tantôt un repoussoir ; mais elle est en tout cas lepays par rapport auquel on se définit – l’historiographie allemande attribue d’ailleurs généralement la naissance du patriotisme allemand à la lutte qui commence en 1813 contre l’oppresseur napoléonien dans les « guerres de libération » (Befreiungskriege). Cette définition en miroir s’affirme encore davantage avec la victoire de 1871 et l’unification allemande réalisée à la suite du conflit. Face à la supposée « arrogance française », l’Allemagne unie peut s’affirmer sans complexes, et selon les commentateurs, elle a le devoir de le faire pour se protéger d’une France « ennemie de la paix » 13. Les cartes géographiques que l’on trouve dans les manuels scolaires montrent l’encerclement de l’Allemagne, prise entre deux masses noires et menaçantes – la France et la Russie.

D’une guerre à l’autre

10 En France, le conflit de 1870 et la dureté des conditions de paix imposées par la Prusse ont constitué un grand choc, et même certains « passeurs » entre les deux pays, comme Ernest Renan, se trouvent dégrisés : « Le peuple que j’avais toujours présenté à mes compatriotes comme le plus moral et le plus cultivé s’est montré à nous sous la forme de soldats ne différant en rien des soudards de tous les temps, méchants, voleurs, ivrognes démoralisés. (…). Ce que nous aimions dans l’Allemagne, sa largeur, sa haute conception de la raison et de l’humanité, n’existe plus. » 14

11 Les stéréotypes élaborés à cette période ressurgissent avec violence et se radicalisent dans la Première Guerre mondiale. Les figures de Germania énormes et vulgaires se multiplient dès 1914 dans le dessin satirique 15, mais les images prennent très fréquemment un tour beaucoup plus menaçant : l’affrontement de la France et de l’Allemagne apparaît irrémédiablement comme une lutte de la civilisation contre la barbarie (la « Kultur » allemande tournée en dérision). On trouve dès lors Guillaume II en « empereur des barbares » terrassé par le coq triomphant, et l’on représente le « soldat boche » en meurtrier de femmes, d’enfants 16 ou d’hommes à terre, comme dans une célèbre carte postale opposant « barbarie allemande » et « générosité française ». 12 L’accusation de barbarie imprègne également les images allemandes, en un sens souvent racial cette fois, avec le reproche fait aux Français d’une « conduite sauvage » ; le thème récurrent est alors celui de la « Honte Noire », allusion directe aux troupes coloniales, que l’on retrouvera très fortement au moment de l’occupation de la Rhénanie (1919-1930) et de la Ruhr (1923-25).

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13 Le coq français et l’aigle allemand s’affrontent sur tous les supports iconographiques, mais le bestiaire de la haine s’enrichit côté français avec les représentations fréquentes de l’Allemand en cochon 17. Tandis que les Allemands mettent l’accent sur leur « mission civilisatrice », les cartes postales photographiques reproduisant des cathédrales et des villages « ravagés par les Boches » circulent par millions.

Les ambiguïtés de l’entre-deux-guerres

14 Les auteurs d’aujourd’hui signalent largement la présence de précurseurs de l’amitié franco-allemande sous la République de Weimar, et s’interrogent : « 1919-1932 : Français et Allemands, frères ou ennemis ? » 18. Mais en réalité, les caricaturistes des deux pays rivalisent d’inventivité pour dénigrer le voisin d’en face.

15 En France, notamment, la rareté des images germanophiles et la pléthore de dessins et affiches hostiles à l’Allemagne, stigmatisant notamment sa « soif de revanche », ne permettent pas d’affirmer qu’une tendance à la réconciliation précoce soit répandue dans l’imagerie populaire 19. Les photographies célébrant les rencontres de Briand et Stresemann ne semblent pas pouvoir faire le poids face à la masse de représentations ouvertement germanophobes. Quelques rares feuilles pacifistes font appel au « Michel allemand », personnage sympathique – et un peu nigaud avec son bonnet de nuit – symbolisant la nation allemande. Mais globalement, malgré une relative accalmie entre 1924 et 1929, la France cultive l’image d’une Allemagne « impérialiste, belliqueuse, faite de convoitise, d’orgueil, d’un immense appétit de domination » 20. 16 Et ce au moment même où l’occupation de la Ruhr par les Français suscite en Allemagne une production iconographique d’une grande violence : sur les affiches, une Marianne féroce, vampire aux doigts crochus, s’empare des industries ; ce thème du vampire est omniprésent depuis le Diktat de Versailles, en témoigne une fameuse caricature du Simplicissimus montrant Clemenceau vidant de son sang l’ange de la paix 21. Les autres métaphores faisant appel notamment au fond mythologique ne manquent pas : le Kladderadatsch du 3 août 1919 publie ainsi un dessin qui figure un coq au bonnet phrygien dévorant le foie d’un Prométhée coiffé du bonnet du bon Michel. 17 L’arrivée des nazis au pouvoir ne marque pas en France de rupture brutale dans les représentations iconographiques du voisin : la spécificité de la dictature n’est pas perçue, les dessins se contentent de rénover les clichés bien établis d’une Allemagne belliqueuse et barbare – même si les personnages allégoriques laissent désormais largement la place à Hitler, présenté comme l’héritier d’une longue lignée de dirigeants teutons malfaisants. En Allemagne, le thème de la France décadente – dénatalité, « mélange des races » – prend un tour plus systématique. Mais surtout, on note d’intéressants louvoiements qui reflètent la place de ce voisin à la fois honni et courtisé 22 : « Sous le régime hitlérien, on publie tantôt des dessins franchement hostiles à la France, dépeinte comme l’ennemie de toujours ; et tantôt l’on trouve des exhortations à la fraternisation franco-allemande, voire des appels au ralliement à l’idéologie raciste. » 23 18 La production iconographique relative aux relations franco-allemandes pendant la période de la Seconde Guerre mondiale mériterait à elle seule de longs développements 24. On se contentera ici de remarquer que, les anciens stéréotypes ayant été puissamment réactivés avant l’armistice de 1940, les responsables de la collaboration ont ensuite fort à faire pour diffuser une image positive de l’Allemagne ! L’affiche la

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plus célèbre prend le contre-pied des représentations en vigueur depuis 1870 (et encore plus depuis les épisodes de « mains coupées » de 1914-1918), en montrant un « bon » soldat allemand « ami des enfants français ».

Le tournant de 1945

19 L’après Seconde Guerre mondiale est marqué par un véritable retournement, d’une rapidité tout à fait étonnante si l’on considère l’ancienneté et la violence des schémas présentés précédemment. Car peu à peu, surtout à partir de 1963 et du fameux traité de l’Élysée (que les Allemands appellent d’ailleurs traité d’amitié franco-allemand), s’institutionnalise le modèle du couple franco-allemand, que l’on préfère souvent en France aux termes moins chargés d’affect mais également fréquents d’ « axe » ou de « tandem » 25. Dans les images, l’affrontement des figures allégoriques laisse alors la place à des gestes d’amitié entre les hommes, souvent les chefs d’État.

20 Il ne faudrait pas pourtant croire que le tournant fut unanimement acclamé par les populations. Dans les années 1950-1960, le souvenir de la guerre est encore frais et les vieilles haines ne manquent pas de se réveiller périodiquement. Dans les images, on en trouve trace par exemple lors du référendum sur la question sarroise en 1955, au moment où la région doit se prononcer sur son éventuel rattachement à l’Allemagne : une affiche allemande montre une Marianne tentant d’arracher violemment sa fille légitime à une mère désespérée ; la parenté naturelle entre la Sarre et la République fédérale d’Allemagne est mise en relief par les couleurs identiques des robes de la mère et de la petite fille victime qui hurle : « Maman ! » 26 21 Côté français, c’est surtout l’épisode du réarmement de l’Allemagne qui suscite des inquiétudes : une célèbre affiche du Parti communiste représente l’ombre d’un soldat de la Wehrmacht muni d’une grenade, prêt à s’abattre sur un paisible village français. Si c’est cette image qui est mise en valeur dans le récent manuel franco-allemand, il ne faudrait pas pour autant croire que le point de vue a été défendu par le seul PC, car les résistances ont été vives dans l’ensemble des partis (ainsi que l’indique d’ailleurs bien l’échec de la CED au Parlement français en 1954) 27. 22 Même le fameux traité de l’Élysée a donné lieu à de vives tensions entre la France et l’Allemagne : un dessin français montre Adenauer s’avançant vers le Quai d’Orsay avec, comme cortège, les fantômes de Frédéric le Grand, Bismarck, Guillaume II et Hitler ! 28 Et côté allemand, une fameuse caricature de Manfred Österle en couverture du Simplicissimus du 23 février 1963 reflète bien la méfiance face aux arrière-pensées françaises, le tout avec un vocabulaire iconographique attestant la permanence des clichés : De Gaulle et Adenauer assistent à un spectacle de French cancan présentant une Germania entre deux Marianne – il s’agit de bien mettre en évidence la prépondérance française. 23 Ce sont cependant les représentations de la réconciliation qui trouvent aujourd’hui place dans la mémoire collective. Du couple fondateur, aux relations pourtant parfois houleuses, que constituent de Gaulle et Adenauer, l’on retient Reims et la prière commune 29, l’accolade lors de la signature du traité de 1963. Suivent, parmi les « images mémoires », Verdun et l’hommage commun de Kohl et Mitterrand aux soldats allemands et français morts dans la Grande Guerre ; cet épisode est présenté comme un pas important dans l’approfondissement de la relation franco-allemande, puisqu’on passe de la simple réconciliation à l’expression d’une « communauté de destin » 30. Si les

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images de ces trois événements à haute valeur symbolique trouvent une place particulièrement importante dans les manuels scolaires, il a fallu pourtant attendre 2004 pour que l’Allemagne soit associée à la commémoration du débarquement de Normandie. Et le défilé historique de la nouvelle brigade franco- allemande de l’Eurocorps sur les Champs-Élysées en 1994, qui devait sceller l’engagement commun des deux pays pour la paix, a donné lieu à des photographies qui ont parfois réveillé de mauvais souvenirs pour ceux qui avaient déjà entendu, cinquante ans auparavant, les bottes des Allemands dans Paris… Même les dessinateurs du journal Libération se sont montrés sceptiques lors de la création de cette fameuse brigade en 1987.

L’unification et la réactivation des peurs anciennes

24 L’évocation des gestes de rapprochement, érigés par les images en symboles d’une amitié désormais indéfectible et positive (au sens où elle sert aussi de modèle de réconciliation pour les autres nations en conflit 31), ne saurait faire oublier les moments importants de doute qui ont entouré l’unification allemande de 1989-1990.

25 Selon une configuration qui n’est pas sans rappeler – toutes choses égales par ailleurs – celle du XIXe siècle, la France avait pu après 1945 aimer sans complexe une Allemagne faible et divisée, souvent qualifiée de « géant économique » mais surtout de « nain politique » ; or, en 1989, l’Allemagne en passe de s’unifier redevient potentiellement une force politique, puisqu’en marge de l’Europe occidentale, elle se trouve physiquement (re)positionnée au milieu du continent 32. Le souvenir du passé pèse alors très lourdement : du Drang nach Osten médiéval aux tentatives d’Europe allemande à l’ère hitlérienne, en passant par la grande époque du militarisme prussien, le thème de l’« exception allemande » (Sonderweg) ressurgit. Quels qu’aient été les gestes de rapprochement depuis 1945, l’image d’une « grande Allemagne »(Grossdeutschland), impérieuse et impériale, obsède cette génération de décideurs politiques qui a mis sur pied l’Europe pour « dompter l’Allemagne », et qui est encore en partie aux commandes au moment de l’unification. Si le président Mitterrand n’a probablement jamais repris à son compte la fameuse phrase de François Mauriac, « j’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux », il a en revanche admis en 1995 qu’il aurait mieux valu à ses yeux garder une Allemagne de 60 millions d’habitants, attestant la pérennité des craintes encore plusieurs années après l’unification. 26 Dans ce contexte, nombre d’images mettent en scène ce qui a pu passer pour la fin de l’équilibre dans le « couple » franco-allemand : sur les pages des magazines, comme le Figaro, Helmut Kohl apparaît en photographie surdimensionné face à son homologue français. L’aigle impériale est utilisée de manière récurrente par les dessinateurs (comme sur une page de couverture du Nouvel Observateur qui l’oppose de nouveau au coq gaulois). Même Germania, un peu oubliée au profit des représentations de chanceliers à visage humain ou même du « Michel » bien innocent (mari idéal de Marianne), fait un retour en force comme adversaire potentielle de Marianne. Les vieux motifs du casque à pointe ou de la moustache de Guillaume II (quand ce n’est pas celle d’Hitler) refont leur apparition et affublent régulièrement les caricatures d’Helmut Kohl. L’image d’une « Nation attardée » (Verspätete Nation) qui dépasse ses complexes d’infériorité par la volonté d’expansion, le souvenir de la première unification par « le

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sang et le glaive » (Blut und Eisen) sous Bismarck sont réactivés, et le vieux chancelier revient lui aussi régulièrement dans les images et les publications 33. 27 La France n’a pas le monopole de l’angoisse : les caricatures canadiennes ou anglaises montrent le géant Kohl à côté de Margaret Thatcher autour d’une table, cette dernière demandant au Chancelier de s’asseoir pour ne plus dominer la scène – Kohl répondant alors : « Mais je suis déjà assis ! » Et, dans les années 1990, chaque fois qu’une agression raciste aura lieu en Allemagne, on verra dans la presse française des commentaires en images reliant ces événements aux massacres de l’époque nazie, comme pour signifier que cette nouvelle Allemagne de Berlin, unie, n’est pas immunisée contre les démons du passé.

Désamour, indifférence, triangle(s) amoureux : les évolutions récentes

28 Aujourd’hui, vingt ans après la chute du Mur de Berlin, ces images prêtent à sourire, car la fiabilité de l’Allemagne réunifiée s’est vérifiée 34 et a permis de dépasser les craintes des partenaires. La violente réapparition des clichés concernant le voisin allemand révèle néanmoins indirectement la puissance du choc de 1989-1990 si l’on considère, comme l’historien Jean-Noël Jeanneney, que « les systèmes de stéréotypes offrent aux esprits que peut désorienter la complexité du monde le confort et la familiarité d’un tableau bien ordonné et [qu’] ils s’y sentent comme protégés, au chaud de trop simples certitudes » 35.

29 Quoiqu’apaisées, les relations franco-allemandes ont pourtant connu depuis 1990 d’intenses évolutions. Certains ont parlé de rééquilibrage, car on a vite compris qu’il serait « de moins en moins possible de compter sur le "complexe d’infériorité" des Allemands, un facteur qui a longtemps permis commodément d’affirmer la prééminence française en Europe » 36. Autre élément de changement dans le couple : la volonté de l’Allemagne de s’inscrire dans un véritable multilatéralisme est certes rassurante pour les partenaires, mais – pour filer la métaphore amoureuse – elle est susceptible d’éveiller la jalousie française ; le triangle de Weimar (avec la Pologne) ou les relations approfondies avec la Russie ont suscité nombre de commentaires ironiques sur la fiabilité d’un éventuel ménage à trois. On pourrait ajouter l’impression largement répandue dans les opinions des deux pays que les dirigeants allemands et français en poste après l’ère Kohl/Mitterrand ne constituent plus de vrais couples d’amis sur le plan personnel. 30 Il est tout à fait passionnant de constater, dans ce contexte de tension et de doute, la multiplication de ce qu’on pourrait appeler les « images tendresse » : comme pour contrecarrer la réalité du déclin d’une relation France-Allemagne exclusive 37, il apparaît nécessaire ces dernières années, dans la presse et l’édition françaises, de mettre l’accent sur la dimension affective des rapports unissant les deux pays. L’accolade chaleureuse de De Gaulle et Adenauer laisse logiquement la place à la profonde et émouvante étreinte de Schröder et Chirac choisie en couverture d’un ouvrage de 2005 38. La présence d’une femme à la tête du gouvernement allemand a sans doute renforcé cette tendance, et plusieurs photos souvent citées dans les publications récentes 39 montrent les leaders des deux pays dans une pose qui laisse présager non plus une simple étreinte, mais un véritable baiser d’amour 40… On est bien loin du viol de Marianne par l’agresseur allemand, et si la relation France-Allemagne, marquée par

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les stéréotypes, reste fortement sexualisée 41, les images font mesurer le chemin parcouru depuis 140 ans.

NOTES

1. Cf. JEISMANN (Michael), La patrie de l’ennemi. La notion d’ennemi national et la représentation de la nation en Allemagne et en France, Paris, CNRS, 1997. 2. Les journaux les plus importants sont alors pour la France : Le Rire, L’Assiette au beurre, Charivari et pour l’Allemagne Ulk, Simplicissimus, Lustige Blätter, Kladderadatsch. On trouvera une bonne présentation du contexte de production des dessins à cette période dans le catalogue de Ursula Koch, Marianne et Germania dans la caricature, Centre culturel allemand/Goethe-Institut, 1997. 3. Voir la juxtaposition des représentations de ces trois épisodes dans le Manuel franco-allemand de Terminale, Paris, Nathan, 2006, p. 303. 4. Cf. M ORIZET (Jacques), MÖLLER (Horst) (dir.), Franzosen und Deutsche. Orte der gemeinsamen Geschichte, Munich, Beck, 1996 (en français : Allemagne-France : lieux et mémoire d'une histoire commune, Paris, Albin Michel, 1995). 5. KRAPOTH (Stéphanie), France-Allemagne. Du duel au duo, de Napoléon à nos jours, Toulouse, Privat, 2005. 6. Plusieurs travaux récents ont montré l’intérêt de ce type de source pour l’analyse des imaginaires collectifs. Voir notamment, en rapport direct avec l’étude des relations franco- allemandes : BENDICK (Rainer), Kriegserwartung und Kriegserfahrung. Der Erste Weltkrieg in deutschen und französischen Schulgeschichtsbüchern 1900-1945, Pfaffenweiler, Centaurus, 1999 et KRAPOTH, op.cit. 7. Sur ces évolutions avant 1871, voir entre autres : LEINER (Wolfgang), « De la vision française de l’Allemagne », p. 41-47 dans le catalogue de l’exposition Marianne et Germania 1789-1889. Un siècle de passions franco-allemandes, musée du Petit Palais, Paris, Paris-Musées, 1998. 8. J EISMANN (Michael), « Guerre d’États et instinct populaire. L’Allemagne dans la perception française », ibid., p. 85-92, ici p. 87. 9. Sur ce sujet, voir l’indispensable ouvrage de Ouriel Reshef, Guerre, mythe et caricature. Au berceau d’une mentalité française, Paris, FNSP, 1984, qui reproduit les caricatures les plus représentatives. 10. Cf. A GULHON (Maurice), Les métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001. 11. GERVEREAU (Laurent), PROCHASSON (Christophe), Images de 1917, Paris, BDIC/Germinal, 1987. 12. Cf. KOCH, op. cit. 13. Cf. G RUNEWALD (Michael), A BRET (Helga), Visions allemandes de la France 1871-1914, Berlin/ Francfort, Peter Lang, 1995. 14. Ernest Renan, préface à La Réforme intellectuelle et morale de la France, cité par : KRAPOTH, op.cit., p. 142. 15. Cf. A UCLERT (Jean-Pierre), La Grande Guerre des crayons. Les noirs dessins de la propagande en 1914-1918, Robert Laffont, Paris, 1981. 16. La violence faite aux enfants est un thème fondamental et renvoie aux épisodes – contestés – des « mains coupées » ; voir : HORNE (John), « Les mains coupées, "atrocités allemandes" et

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opinion française en 1914 », p. 133-146, dans Jean-Jacques Becker, Jay Winter, Gerd Krumeich, Annette Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau, Guerre et cultures 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994. 17. Voir les nombreux exemples reproduits par Jean-Yves Le Naour, « Cochons d’Allemands ! La représentation de l’ennemi dans la caricature de guerre 1914-1918 », p. 231-244, dans Paul Bacot, Éric Baratay, Denis Barbet, L’Animal en politique, Paris, L’Harmattan, 2003. Nous nous permettons de renvoyer ici également à notre article « L’image de l’ennemi allemand dans les affiches et cartes postales des deux guerres mondiales. Une perspective internationale (France, États-Unis, Canada) », à paraître. 18. K RAPOTH, op.cit., p. 149-158 ; DELPORTE (Christian), KOCH (Ursula), SAGAVE (Pierre-Paul), « Vu d’en face ». L’Allemagne et la France sous le regard des caricaturistes 1919-1939, Paris, EHESS, 1992, p. 6 et suivantes. 19. Cf. D ELPORTE (Christian), « Méfions-nous du sourire de Germania ! L’Allemagne dans la caricature française 1919-1939 », Mots, no 48, 1996, p. 33-54. 20. Manuel scolaire de Malet et Isaac, 1922, cité par Krapoth, op.cit., p. 22. 21. En miroir, ce thème était aussi très présent en 1870-1871 dans la caricature française qui stigmatisait la voracité de la Prusse après l’imposition des lourdes indemnités de guerre. 22. Cf. GEIGER (Wolfgang), L’image de la France dans l’Allemagne nazie, 1933-1945, Rennes, PUR, 1999. 23. DELPORTE, KOCH, SAGAVE, op.cit., p. 12-13. 24. Pour la période après 1940, voir : D ELPORTE (Christian), Les crayons de la propagande. Dessinateurs et dessin politique sous l’occupation, Paris, CNRS, 1993. 25. Cf. JURT (Joseph), « Le couple franco-allemand », p. 103-115 dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), Une idée fausse est un fait vrai, Paris, Odile Jacob, 2000. 26. Plus de détails sur cette épineuse question et son traitement dans l’image chez Armin Heinen, « Marianne und Michels illegitimes Kind. Das Saarland 1945-1955 in der Karikatur », dans Hudemann Rainer, Jellonnek Burkhard, Pauls , Hahn Marcus (dir.), Grenz-Fall. Das Saarland zwischen Frankreich und Deutschland 1945-1960, St. Ingbert, 1997, p. 45-62. 27. Sur les « dessins anticédistes », voir : DELPORTE (Christian), « Sous la loupe de la caricature », p. 117-141 dans Jeanneney, op.cit., en particulier p. 122-123. 28. Voir :K OCH (Ursula), « Le couple franco-allemand, l’Europe et la médiatisation de l’histoire par les caricaturistes 1945-2003 », dans Mathien Michel, La Médiatisation de l’Histoire, Bruxelles, Bruylant, 2005. Sur les évolutions entre 1945 et 1990, voir aussi le chapitre « Voisin et "ennemi héréditaire". Passé et altérité dans la caricature franco-allemande depuis 1945 », p. 253-274, dans Christian Delporte, Images et politique en France au XXe siècle, Nouveau Monde, Paris 2006. 29. Reims comme « lieu de mémoire franco-allemand » renvoie au bombardement de la cathédrale en septembre 1914 et, le 7 mai 1945, à la capitulation de l’Allemagne nazie sans condition. Voir : SUSINI (Jean-Luc) : « Reims als historischer Ort », p. 238-262 dans Morizet, Müller, 1996. 30. K RUMEICH (Gerd) : « Verdun : ein Ort gemeinsamer Erinnerung ? », p. 162-184, dans Morizet, Müller, op.cit. 31. Sur ce thème, voir : VOGEL (Wolfram), « Le couple franco-allemand : un modèle pour les autres ? Une esquisse de recherche », 8 mai 1945-8 mai 2005, France et Allemagne : de la guerre au partenariat européen. Actes du Colloque de Verdun (no spécial d’Allemagne d'aujourd'hui, no 5/2006). 32. Voir : F RITSCH-BOURNAZEL (Renata), L’Allemagne unie dans la nouvelle Europe, Complexes, Bruxelles, 1991. 33. Sur les signes qui lui sont attachés – les bottes, les moustaches, le casque à pointe, « trois symboles de sur-mâle à la virilité insolente », voir : CHEVAL (René), « Cent ans d’affectivité franco- allemande ou l’ère des stéréotypes », Revue d’Allemagne, no 3/IV, 1972, p. 606. 34. MÉNUDIER (Henri), « L’engagement européen de l’Allemagne : continuité et fiabilité », France- Forum, no 18/2005-2006, p. 3-83.

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35. J EANNENEY, op.cit., p. 13. Voir aussi : DELPORTE, op.cit., p. 141 : « La culture du stéréotype s’apparente aussi à une forme confuse de nostalgie » et dans le même volume de Jeanneney : FRANK (Robert), « Qu’est-ce qu’un stéréotype ? », p. 17-26. 36. D ELATTRE (Nicolas), « La logique allemande », dossier « L’Allemagne de nos incertitudes : l’Europe sera-t-elle allemande ? Leçons d’une enquête », Esprit, n o 221, mai 1996, p. 10-14 (ici p. 17). 37. « Si loin, si proches », France et Allemagne ont fini par se ressembler, « c’est la victoire de la normalité (…) qui, en l’absence d’exotisme, ne génère plus "die Lust", le désir de l’autre », pouvait-on lire dans Le Monde du 23 janvier 2003. 38. KRAPOTH, op.cit. 39. Voir la photo d’illustration de l’article de Clarisse Bargain sur le 11 e Conseil des ministres franco-allemand à Berlin (http://apres-le-non.forum-carolus.org/archive/2009/03/12/11eme - conseil-des-ministres-franco-allemand-a-berlin.html) et celle reproduite par Andreas Rittau, « Représentations iconiques de l’Allemagne à travers les photos de presse du journal Le Monde (2005-2007) : analyse du couple franco-allemand », Communication et langages, no 156, 2008, p. 91-102 (ici p. 98). 40. Dans le même ordre d’idée, voir : KOCH, op.cit., p. 12 : « Il y a lieu de signaler un élément iconographique nouveau : l’aspect érotique. Témoin certaines caricatures de Willem (Libération) et surtout les "éditoriaux dessinés" de Plantu (Le Monde) qui, en 1989, crée une Germania-Gretchen très mignonne. » 41. Sur ce sujet, voir : JURT, op.cit., p. 106.

RÉSUMÉS

L’iconographie « populaire » – caricature et photographie notamment – porte la trace des évolutions de la relation franco-allemande. Les représentations de l’Autre se répondent de part et d’autre de la frontière au fil du temps – le « barbare » étant, bien sûr, toujours de l’autre côté… Mais entre 1870 et aujourd’hui, avec une rupture radicale après 1945, l’ennemi héréditaire est devenu l’ami inséparable, malgré des aléas dont les images rendent bien compte. Les images des crises (les guerres et leurs conséquences au moment des traités de paix notamment) sont de nos jours reléguées à l’arrière-plan dans les mémoires collectives, et l’on se focalise sur les moments de partage – même si, comme n’importe quel « couple uni », France et Allemagne traversent régulièrement des périodes de tension. On s’intéresse ici aux évolutions des images elles-mêmes, mais aussi au choix de l’iconographie effectué dans ces supports-clés de la formation de l’identité collective que sont les manuels scolaires.

From hereditary hatred to unwavering friendship. Some images-symbols of France- relations, 1870-2009. "Popular" iconography – including photography and cartoon – shows the outline of the evolution of the Franco-German relationship. Representations of the Other appear on both sides of the border over time – the “barbarian” is, of course, always on the other side ... But between 1870 and today, with a radical change after 1945, the hereditary enemy has become the inseparable friend, despite the hazards that the images illustrate. Images of crises (wars and their consequences notably at the time of peace treaties) are now relegated to the background in collective memories, and one focuses on the moments of sharing – even if, as with any "couple", France and Germany pass regularly through periods of tension. One focuses here on the

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evolution of the images themselves, but also on the choice of iconography made in key materials for the formation of collective identity such as textbooks.

INDEX

Mots-clés : Allemagne, images, représentations

AUTEUR

CLAIRE ASLANGUL

Normalienne, agrégée d’allemand, diplômée de Sciences-po Paris et docteur en études germaniques, elle est maître de conférences à l’université Paris IV-Sorbonne. Ses travaux portent sur la culture visuelle de la guerre dans les œuvres d’art, cartes postales et affiches du XXe siècle.

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« Autrefois à la guerre, tout était simple. » La modernisation du combat interarmes à partir de l’exemple d’une division d’infanterie allemande sur le front de l’Ouest entre 1916 et 1918

Christian Stachelbeck

Introduction

1 Malgré la défaite, les troupes allemandes ont prouvé pendant la Première Guerre mondiale qu’elles ont conservé, étonnamment longtemps, la volonté de tenir face à une coalition d’adversaires 1 qui leur était supérieure en effectifs et en matériels 2. Le niveau tactique englobe la conduite immédiate de la manœuvre et se réfère à des techniques qui sont utilisées par la troupe au combat dans le but d’atteindre les objectifs de niveau opératif 3. Par le terme de tactique en général – selon la Doctrine de l’emploi des forces armées en temps de guerre de Clausewitz –, il faut entendre le commandement des troupes et l’organisation de l’action conjuguée de ces dernières dans le cadre du combat interarmes dans les modes d’action caractéristiques de la période des deux guerres mondiales, à savoir : l’attaque, la défense et la manœuvre de freinage 4. Au cours de la guerre, la division d’infanterie en tant qu’unité constituée par différentes armes est devenue l’acteur du combat interarmes 5.

2 La question générale de l’efficacité militaire comprise comme révélateur du potentiel des troupes, auquel le commandement contribue pour une part capitale, est indissociablement liée à la capacité des forces armées de réagir aux multiples défis auxquels une guerre les confronte, de s’adapter, d’évoluer et partant de se moderniser. Aujourd’hui encore, de nombreux auteurs anglo-américains confèrent, parfois même

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sous une forme apologétique, à l’armée du Kaiser et aux élites qui la commandent une plus grande efficacité tactique qu’à ses adversaires. Cette efficacité tenant pour une bonne part à une plus grande compétence dans les domaines militaire et de l’innovation doctrinale 6. En dépit de la perte de confiance qui l’a affectée à partir de 1916, l’armée allemande, c’est ainsi que l’a résumé récemment le Britannique David Stevenson, a été « le grand volant d’inertie » qui a maintenu la guerre en mouvement. Selon lui, elle est également restée un adversaire extraordinairement discipliné et redoutable 7. Mais au vu du réquisitoire prononcé par l’historien allemand Bernd Felix Schulte qui, se plaçant dans une perspective d’histoire sociale, considérait l’armée de terre allemande de la période d’avant-guerre comme hostile à la technique et au changement 8, un tel jugement peut surprendre. Cette contradiction justifie à elle seule que nous examinions précisément dans le cadre de cette contribution et en partant de l’exemple d’une division d’infanterie allemande, qui s’est distinguée au combat par son efficacité, comment les innovations tactiques qui ont transformé le combat interarmes ont été mises en œuvre et appliquées à l’échelon pratique de la conduite de la guerre, échelon négligé jusqu’à ce jour par la recherche allemande sur la Première Guerre mondiale 9. 3 En avril 1915, dans le cadre du renforcement des réserves de l’armée de terre mises à la disposition du Commandement suprême de l’armée (Oberste Heeresleitung, OHL), la 11e division d’infanterie bavaroise fut mise sur pied à Douai 10. Aucune autre division bavaroise ne fut, à l’instar de cette unité baptisée ensuite « division volante », envoyée d’un front à l’autre de la Première Guerre mondiale pour combattre dans des zones sensibles 11. Jusqu’au début janvier 1917, la 11e division d’infanterie bavaroise ne connut que le théâtre des opérations oriental à l’exception de dix semaines, en 1916, où elle fut engagée dans la bataille de Verdun. Après cette date, elle resta sur le front de l’Ouest 12, où elle fut presque entièrement détruite le 18 juillet 1918, lors de la contre-offensive alliée sur le saillant de la Marne, par des troupes françaises et américaines supérieures en nombre. Bien que le général Erich Ludendorff, premier quartier-maître général du 3e OHL, a – dans ses Mémoires de guerre – reproché à la division d’avoir failli, d’autres officiers du haut commandement et l’Empereur lui-même ont plusieurs fois souligné les faits d’armes de l’unité bavaroise et les mérites de son chef, Paul Ritter von Kneußl (1862-1928), général de corps d’armée hautement décoré 13. Un contemporain la tenait même au printemps 1916 – sans toutefois en indiquer les raisons – pour une « division d’élite »14. Pour les adversaires occidentaux, elle comptait en 1918 encore au nombre des divisions « first-class » de l’armée de terre allemande 15.

Transformation des principes tactiques, 1915-1918

4 À partir de 1915, les puissances centrales ont connu leurs plus grands succès. Grâce à l’offensive menée en 1916, sur le front oriental, les Russes avaient été largement repoussés et la Serbie avait été battue. Sur le théâtre d’opérations occidental, décisif jusqu’à la fin de la guerre, l’armée de terre allemande avait réussi parallèlement à repousser avec succès les attaques alliées à partir de la position défensive (qui lui avait été imposée) par la guerre de position. À l’inverse du front oriental aux vastes étendues, le front occidental était caractérisé par l’incroyable densité des troupes qui, séparées par un seul « no man’s land » de la Manche à la frontière suisse et alignées les unes à côté des autres, se faisaient face avec d’effarantes quantités de matériels et

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d’armes modernes. Les états-majors, installés loin en arrière de la ligne de front en raison de la portée de l’artillerie, géraient « bureaucratiquement » la guerre industrielle. À la différence de l’infrastructure existant sur le front de l’Est‚ un réseau dense de communication situé derrière le front permettait à un adversaire, même inférieur en nombre, de déplacer rapidement ses réserves pour masser des troupes dans des secteurs menacés par des actions offensives. Il en était de même pour la logistique. Ce qui s’était manifesté clairement dès le début de la guerre, les conditions dans lesquelles cette dernière se déroulait en 1915 sur le front occidental le confirmait d’autant plus : la défensive, mode d’action « peu apprécié », régnait sans partage sur le champ de bataille dans une guerre de position dominée par la technique 16.

5 En raison de la situation tactique bloquée à l’ouest, les actions offensives et le passage à la guerre de mouvement menée au niveau opératif et axée sur l’enveloppement des forces adverses qui avait traditionnellement la faveur du haut commandement allemand s’avéraient être un immense défi difficilement relevable. Les combats ne cessèrent pas pour autant. Au contraire, les commandements se mirent frénétiquement à la recherche de solutions leur permettant de sortir du dilemme tactique et de terminer la guerre dans la gloire avec les moyens techniques dont ils disposaient 17. Afin de revenir à la guerre de mouvement, qui seule apporterait la décision, il fallait impérativement percer le dispositif adverse avant que les troupes ennemies, retranchées derrière des fortifications de campagne et équipées d’armes modernes d’infanterie et d’artillerie, ne puissent engager efficacement leurs réserves. La mobilité tactique sur la base de l’optimisation des éléments que sont le « feu » et le « mouvement » devint alors le facteur déterminant de la conduite du combat non seulement en ce qui concerne l’offensive, mais également la défensive, mode d’action longuement négligé et enfermé dans un carcan rigide. 6 À ce titre, la partie allemande procéda entre 1915 et 1918, sur la base d’un échange d’expériences entre le commandement et la troupe impliquant toute la chaîne hiérarchique dans les deux sens, à une modernisation progressive des principes propres alors aux deux modes d’action. Elle leur fit subir une transformation oscillant continuellement dans un compromis entre tradition et innovation sur la base d’une coopération intensive entre toutes les armes (combat interarmes) et le principe établi du commandement par objectif 18. Au combat, la division d’infanterie, qui combine plusieurs armes en son sein, constitue définitivement ce qu’on appelle « l’unité de bataille » 19. À cet effet, sa structure de base a été uniformisée pendant la guerre pour que chaque division comporte trois régiments d’infanterie, un régiment d’artillerie de campagne, un bataillon du génie, un escadron de cavalerie, un détachement de transmissions, une colonne automobile, une compagnie sanitaire et trois hôpitaux. Au cours de la deuxième moitié de la guerre, les états-majors de corps d’armée (Generalkommandos) restants, dits statiques, affectaient aux divisions qui se succédaient rapidement sur les fronts des unités organiques d’armée et de corps d’armée en fonction de la mission 20. À la tête de la division, on trouvait le commandement composé de l’état-major divisionnaire et du commandant de la division en tant qu’instance de décision assumant seule la responsabilité et qui était conseillé principalement par le chef de la section « opérations » 21. La conduite des divisions, mobile et axée sur la coopération, devait permettre à l’armée allemande, à travers une meilleure utilisation de sa puissance de feu et de ses techniques d’armements, d’obtenir une plus grande efficacité au combat et avant tout de réduire des pertes élevées qui, au

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cours de la guerre ne pouvaient plus être comblées. À l’inverse des alliés, les chars, incarnation de la puissance de feu et du mouvement rapide sous protection, ne revêtaient guère d’importance pour les Allemands 22. Sans pour autant vouloir faire des principes d’uniformisation un schéma rigide (fidèle en cela à la conception allemande de commandement), le processus de modernisation tactique dont le 3e OHL (maréchal Paul von Hindenburg et général Erich Ludendorff) avait fait accélérer le rythme trouva sa traduction dans les nouveaux règlements de commandement et d’instruction constamment adaptés sur la base des expériences sur le front par les troupes. Dans le style des règlements d’avant-guerre, ils laissèrent en général aux chefs détenant un poste de responsabilité une certaine marge de manœuvre pour qu’ils puissent, comme ils en avaient l’habitude, adapter leur action à la situation 23. 7 Mais, avec une armée qui, au cours de la guerre, présentait les traits d’une armée de masse, armée que les élites dirigeantes allemandes sceptiques considéraient majoritairement comme une « armée de milice » 24, la transformation tactique connut différents heurts. Les règlements, pour ne s’en tenir qu’à eux, qui avaient fait l’objet d’une adaptation permanente pendant la période d’avant-guerre restaient des solutions de compromis qui mêlaient l’ancien au nouveau dans de nombreux domaines 25. À la tête du processus de modernisation se trouvait Ludendorff. Mais le premier quartier- maître général perdait de son assurance, au vu de ce qui se produisait sur le champ de bataille et en raison des réactions possibles de l’adversaire, et se comportait souvent de façon contradictoire et ambivalente quant à la « pertinence du mode d’emploi tactique » 26. Ceci concernait également le commandement par objectif dont il était tant question et que Ludendorff neutralisa en promouvant une gestion de la guerre centrée sur les seuls états-majors exclusive de toute autre instance de commandement, tentaculaire et tatillonne (« Generalstabswirtschaft ») et en encourageant un style de commandement centralisateur tandis qu’il donnait doctoralement pour consigne aux autres hauts commandements de l’armée de terre de laisser davantage d’autonomie aux échelons inférieurs 27. En définitive, seul importait le succès tangible remporté sur le champ de bataille, lequel assurait à son artisan prestige et reconnaissance. En revanche, le chef infortuné pouvait, notamment sous la férule de Ludendorff qui sévissait sans état d’âme même dans les plus hautes sphères du commandement de l’armée, se voir relevé de son commandement « dans le déshonneur » 28. Comme le montre plus loin l’exemple de la 11e division d’infanterie bavaroise, il n’est pas exceptionnel que la complexité croissante du combat interarmes ait incité la troupe, lors de l’adaptation de ses propres procédés tactiques à la réalité de la guerre, à opérer avec une certaine prudence et à emprunter une voie médiane difficilement définissable.

Verdun 1916, « le catalyseur »

8 Sur le front de l’Ouest, la bataille de Verdun (« Operation Gericht ») fut dans un premier temps, en 1916, la seule opération offensive de grande ampleur entre la guerre de position à laquelle on était passé en septembre 1914 et les offensives du printemps 1918 29. Elle a été le lien et a donné des impulsions importantes aux évolutions tactiques dont a profité le combat interarmes dans les deux modes d’action 30. À partir du 21 février 1916, la 5 e armée allemande (le prince héritier allemand) attaquait la forteresse de Verdun, d’abord sur la rive est de la Meuse, puis au début mars 1916, sur la rive ouest 31. Mais, l’intention de manœuvre souvent dissimulée par le

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chef d’état-major du 2e OHL, le général Erich von Falkenhayn, aux échelons inférieurs n’était pas de rompre le dispositif ennemi en cet endroit du front et de repasser à la guerre de mouvement. Considérant les vaines tentatives de percée faites par l’ennemi à l’Ouest en 1915 et compte tenu de la pénurie notoire de réserves, Falkenhayn comptait au contraire en lançant devant Verdun, forteresse prestigieuse pour la France, une offensive limitée, y compris en effectifs, « saigner à blanc » l’armée française en provoquant des contre-attaques coûteuses repoussées par une forte artillerie et contraindre à la paix l’adversaire principal de l’Allemagne, l’Angleterre 32. Ce type de guerre misant sur l’usure et l’épuisement des troupes adverses était pour de nombreux échelons de commandement, pour le général commandant la 11e division d’infanterie bavaroise également, incompréhensible. Cela était en effet inconcevable dans la culture militaire allemande de l’époque 33. La bataille, qui se déroula en plusieurs phases, développa peu à peu, y compris pour le commandement allemand, une dynamique entretenue par des considérations de prestige qui, pour finir, condamna à l’échec la stratégie d’usure de Falkenhayn compte tenu de la résistance opiniâtre qu’opposait, au prix de pertes élevées autour de la forteresse, un défenseur disposant d’une artillerie importante 34.

9 Toutefois, d’un point de vue tactique, l’opération devait, en exploitant l’effet de surprise pendant l’attaque lancée contre un adversaire retranché derrière des fortifications de campagne, s’appuyer sur une concentration de forces d’artillerie supérieures en nombre. Tel que cela avait été pratiqué avec succès pour la première fois près de Soissons en janvier 1915 puis, par la suite, lors de la percée de la 11e armée (Mackensen) près de Tarnów-Gorlice en Galicie. Il importait de permettre à l’infanterie amie, qui profiterait de ce que l’ennemi soit en état de choc, de rompre le dispositif de ce dernier sur les 100 mètres décisifs de l’assaut. La coordination minutieuse de l’action de l’infanterie et de l’artillerie en fonction de l’espace et du temps, telle qu’elle était inculquée avant-guerre, et qui avait depuis été intensifiée, de façon à élargir les brèches et les percées réalisées, constituait le fondement de cette méthode 35. Dès l’automne 1914, l’infanterie allemande avait expérimenté de nouvelles formes de combat avec les équipes de choc afin d’améliorer sa mobilité lors de la guerre de position. En substance, il s’agissait de transformer la grande masse uniforme des fantassins équipés jusqu’alors d’un seul fusil en petits groupes de combat mobiles, autonomes et dotés d’armes plus efficaces qui évolueraient en fonction du terrain. Feu et choc furent progressivement séparés et l’idée du combat interarmes fut appliquée jusqu’à l’échelon tactique élémentaire. Déjà, le processus que Ludendorff appela plus tard l’individualisation de la tactique se dessinait 36. Au printemps 1915, ces unités spéciales « expérimentales » composées de sapeurs et de fantassins équipés d’armes nouvelles (bataillons d’assaut) étaient développées de façon ciblée sous la responsabilité de l’OHL, mais leur intégration aux unités traditionnelles menant le combat interarmes ne fut réalisée par le haut commandement que progressivement 37. 10 Cependant, lors de la bataille de Verdun, il n’existait bien sûr pas encore de règlements standardisant l’instruction et la conduite du combat interarmes moderne tout en refusant les schématisations, conformément au modèle allemand en vigueur jusqu’alors. Aussi, de telles innovations étaient encore étrangères aux officiers. Les préceptes de l’attaque à tout prix et de l’acharnement coûteux tels que professés depuis longtemps étaient loin d’appartenir au passé 38. En 1915, certains chefs de corps étaient encore de l’avis que le « mérite » d’une unité se reflétait dans les pertes subies 39. Les

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unités du front reçurent la consigne de créer des équipes de choc 40 et des rapports relatifs aux expériences faites au combat (qui précisaient sans ambiguïté que les pertes devaient être réduites par l’action conjuguée des armes) furent remis 41. Dans le même temps, on procédait déjà à l’intégration des divisions dans des structures de commandement centralisées, tout en restreignant, de façon toujours plus marquée, la prise d’initiatives que permet le commandement par objectif. La place accordée à la conduite du combat autonome et décentralisée était réduite à la portion congrue, ce qui entraîna de violentes confrontations entre les officiers des différentes armes 42. 11 Depuis sa participation à la bataille de Tarnów-Gorlice, qui avait abouti à la percée des lignes ennemies en mai 1915, le commandement de la 11e division d’infanterie bavaroise disposait d’expériences sur les procédés de concentration d’artillerie dans le cadre d’une manœuvre offensive. Ces procédés avaient fait leurs preuves face à un adversaire dont le potentiel combatif était faible, c’est-à-dire disposant de peu d’artillerie et dont le commandement n’avait pas su engager ses réserves en temps opportun et de façon ciblée afin d’empêcher que la rupture du dispositif ennemi ne soit transformée en percée. Pour mettre en œuvre ces nouveaux procédés lors de la bataille de Tarnów-Gorlice, les ordres étaient diffusés et les opérations conduites, en général, en fonction de la situation, sans pour autant suivre un schéma rigide. Ainsi une certaine liberté d’action était accordée aux échelons subordonnés, outre la coordination nécessaire dans le temps et l’espace 43. Malgré la méfiance tenace que nourrissait, en tant que fantassin, le général commandant la division vis-à-vis de l’artillerie. Une méfiance justifiée par des tirs dont les troupes amies étaient régulièrement victimes ; dès lors, la nécessité d’une action combinée des différentes armes, y compris sur un mode décentralisé, ne faisait plus de doute. Toutefois, en dépit des importants succès obtenus, on ne vit pas de raison de pousser, au cours de l’année 1915, cette coopération au-delà du seuil nécessaire 44. 12 Les opérations offensives de la 11e division d’infanterie bavaroise déclenchées du 20 au 22 mars 1916 (bois d’Avocourt et côte 279) sur la rive droite de la Meuse dans la zone fortifiée de Verdun étaient dans l’ensemble beaucoup plus pénalisées qu’auparavant par des dispositions mesquines (en partie nécessaires) édictées au sommet de la hiérarchie et le refus des schématisations pour la mise en œuvre concrète des nouveautés aux échelons les plus bas 45. Même le commandement de la division, toujours soucieux de conserver sa liberté d’action 46, ressentait comme extrêmement désagréable et gênante la conduite centralisée de l’action de l’artillerie pendant la bataille et la limitation des marges d’action qui en résultait pour le combat interarmes moderne 47. Néanmoins, lors de la rédaction de ses ordres, le commandement de la division essaya par tous les moyens, dans les courts délais de préparation dont il disposait, de promouvoir, dans le cadre du processus novateur de l’équipe de choc, la coopération décentralisée et menée dans un esprit de confiance entre les nombreux éléments de la division (mines et lance-flammes du génie renforçant désormais les effectifs). Non seulement les problèmes de communication et de liaison bien connus ne furent pas complètement ignorés, ne serait-ce qu’en raison des tirs fratricides de l’artillerie et des lance-mines, mais on ne cessa également de rappeler la nécessité d’une étroite coopération entre les différentes armes au-delà des préjugés réciproques qu’elles nourrissaient les unes vis-à-vis des autres. Les ordres étaient sans équivoque : les pertes devaient être évitées. Soucieux de la coordination de l’ensemble des mouvements, le commandement de la division considérait comme particulièrement important d’assurer la capacité de conduire et de contrôler les opérations à partir de la

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zone arrière en recourant à tous les moyens (techniques) à disposition 48. Finalement, la 11e division d’infanterie bavaroise, en exploitant l’effet de surprise local et en mettant en œuvre le nouveau procédé des équipes de choc, put dans un premier temps, remporter un succès offensif dans le bois d’Avocourt 49. Mais, celui-ci se transforma en tragédie sanglante pendant la deuxième phase de l’opération qui se déroulait en terrain libre face à un défenseur disposant d’une artillerie nombreuse, retranchée derrière des fortifications de campagne, et en raison de la persistance des problèmes de communication et de liaison ainsi que d’une perception peu claire de la situation à tous les échelons de commandement 50. Cette tragédie ne prit fin qu’avec le retrait de la division du front de Verdun à la mi-mai 1916 et mena l’unité, jusque-là habituée au succès, au bord de l’effondrement total 51.

Accélération de la modernisation de la défense et de l’attaque au plan tactique, 1917-1918

13 Ce n’est qu’au début janvier 1917, après son engagement en Roumanie, que la 11e division d’infanterie bavaroise revint sur le front de l’Ouest pour y rester jusqu’à la fin de la guerre. Fort des enseignements tirés des grandes batailles de l’année 1916 devant Verdun et sur la Somme, le nouvel OHL, le troisième, dans le but de ménager ses forces contraintes à la défensive stratégique pour une offensive future se concentra, dans le cadre du processus de modernisation tactique de l’armée de terre, désormais conduit avec ardeur, sur la défense menée jusqu’alors de façon plutôt statique et linéaire. Sur la base de comptes rendus d’expérience de la troupe, la défense statique fut progressivement modifiée pour déboucher sur une défense élastique des divisions d’infanterie toujours plus profondément échelonnées dans le dispositif et menée prioritairement par des réserves avec combinaison des actions des différentes armes. Dans le même temps, le principe, déjà appliqué en partie devant Verdun, de la petite cellule de combat opérant par « coups de main », fut adopté dans la troupe en intégrant des équipes disposant d’une grande puissance de feu (mitrailleuses légères, lance- flammes, lance-mines et lance-grenades). Dans le « vide du champ de bataille » s’accomplit le processus d’individualisation de la tactique. L’impossibilité de contrôler les combats de l’arrière contraignit inévitablement à accorder une importance capitale à l’initiative et à l’autonomie, ceci jusqu’aux échelons intermédiaires. À travers de vastes programmes d’instruction et de formation continue et une standardisation des règlements, le commandement tenta de faire passer auprès des échelons subordonnés cet exigeant concept, développé mutuellement avec la troupe, et de créer une armée de masse aussi qualifiée que possible 52. Ce qui devait d’abord être considéré en 1917 comme la poursuite de « l’impopulaire » défense comme mode d’action, fut adopté par les Allemands après qu’ils aient repoussé avec succès les offensives alliées sur l’Aisne, dans la Champagne et dans les Flandres au début de l’année 1918. Pour le commandement allemand, cette manœuvre, en fait offensive, devait s’appuyer sur la surprise, facteur dont la pertinence n’avait plus à être démontrée, ceci après une préparation d’artillerie nettement moins longue que celle que l’adversaire avait l’habitude de déclencher, mais d’autant plus intense et centralisée au niveau des états- majors 53. Protégées par le barrage roulant de l’artillerie et opérant conformément aux procédés des équipes de choc, les divisions d’infanterie devaient ensuite, dans un combat mobile et décentralisé, percer rapidement les lignes ennemies en leur point le

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plus faible ; ainsi, on passerait à la guerre de mouvement qui déciderait de l’issue de la guerre. À cet effet, l’OHL exigea, dans les consignes dont il ne put faire l’économie, que les échelons subordonnés fassent preuve d’esprit d’initiative et se gardent de toute action stéréotypée, conformément aux principes du commandement par objectif 54.

14 La guerre défensive qui exigeait une mécanisation toujours plus importante plongea d’abord le commandement de la 11e division d’infanterie bavaroise, lequel était de par son séjour sur le front de l’Est plutôt habitué à la guerre offensive traditionnelle, dans un malaise général. Ne serait-ce que pour des raisons d’ordre moral, on considérait avec un scepticisme marqué, l’idée que les troupes en défense mobile de zone puissent opérer des mouvements de repli et céder du terrain. Cependant, les principes d’engagement, qui avaient fait l’objet d’une adaptation continue et qui laissaient délibérément aux commandants sur zone une marge de manœuvre dans la mise en œuvre des nouveaux procédés, recueillirent une large adhésion. Ambitieux, ne recherchant que la réussite et jaloux, par vanité, de la réputation de sa division, le général Kneußl accueillit, quant à lui, avec confiance les mesures du nouvel OHL. Ainsi, la gestion économe du « matériel humain », point central des directives, fut acceptée 55. 15 Cette nouvelle doctrine tactique fut ensuite mise en œuvre par le commandement de la division, tant en ce qui concerne l’instruction que le combat, en tenant compte des expériences faites et en respectant les principes réglementaires qui avaient été adaptés en permanence et dont l’application devait être souple et conforme à la situation du moment. Il n’est pas étonnant que le commandement de la division ait combiné, lors de cette mise en œuvre, tradition et approches innovantes. Ainsi, le plan de défense de la 11e division d’infanterie bavaroise lors de l’opération dans le secteur de Laffaux en septembre 1917 était-il, par exemple, marqué par une combinaison, en fonction du terrain, d’anciens éléments de défense rigide avec des éléments novateurs de défense élastique 56. L’entraînement de la troupe au combat devait reposer sur une nouvelle forme de coopération de toutes les armes opérant en équipe ainsi que sur l’autonomie des sous-officiers dans la défense menée avec des retours offensifs. Parallèlement, il est typique que le commandement de la division, constatant une baisse de la qualité de la troupe, ne renonça jamais à une stricte observation de la discipline visible par tous sous la forme d’exercices individuels (longs, mais pas exténuants) et de « défilés reflétant énergie et virilité » 57. 16 Il faut toutefois pendre en considération le fait que les règlements d’avant-guerre avaient toujours contraint le soldat allemand à agir avec flexibilité au combat, aussi la façon d’agir du commandement de la division paraissait tout à fait normale. La complexité croissante des procédés tactiques entraînait le désarroi d’un chef de corps qui regrettait la guerre classique telle qu’elle était menée au XIXe siècle : « Autrefois, à la guerre, tout était simple ! » 58 Le comportement des chefs militaires, soumis constamment à l’obligation de réussir, fluctuait entre inertie, d’une part, et compréhension critique et ouverture nécessaire aux nouveautés dictée par la situation, d’autre part 59. Au final, le commandement de la division, dans le cadre du processus d’adaptation permanent à la défensive ou à l’offensive suivait une voie médiane difficilement définissable. Accorder certaines marges de manœuvre aux échelons subordonnés dans l’esprit du commandement par objectif, tel qu’il était exigé, faisait partie de ce processus encore que ceci fut difficile à accepter dans le cas de mouvements de repli éventuels effectués dans le cadre de la défense élastique 60. Pour finir, la tutelle étroite et le contrôle sévère qu’exerçaient les commandements prussiens, objets de détestation, sur le front

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occidental étaient toujours ressentis comme pénibles et très désagréables 61. Mais dans le même temps, le commandement de la division, comme par le passé, ne laissa subsister aucun doute quant à sa volonté de maintenir son influence sur les échelons subordonnés et de contrôler ces derniers avec tous les moyens de liaison et de communication à sa disposition et dans le cadre des règlements auxquels il devait un respect strict 62. Cependant, en cas d’échec, le général commandant la 11e division d’infanterie bavaroise intervenait souvent de façon énergique vis-à-vis de ses échelons subordonnés à qui il demandait des comptes 63. 17 En définitive, cette voie médiane dans le cadre de laquelle le commandement de la division se montra disposé à adopter avec flexibilité les enseignements du combat interarmes moderne contribua de façon décisive à accroître à long terme l’efficacité de la 11e division d’infanterie bavaroise dans les deux modes d’action. Toutefois, l’état et le comportement de la troupe, notamment de l’adversaire, demeuraient des facteurs décisifs d’influence, eu égard aux conditions totalement différentes dans lesquelles se déroulaient les combats (terrain, conditions atmosphériques, etc.). Pendant la bataille des Flandres (4e armée, Sixt von Arnim), la 11e division d’infanterie bavaroise mise en œuvre le 26 octobre 1917 à Passchendaele adopta une forme de défense élastique adaptée à l’environnement géographique incluant la zone des avant-postes. La manœuvre fut effectuée essentiellement avec un dispositif mobile et dispersé, mais elle était adossée à une défense compacte positionnée dans la ligne de défense principale. Ainsi fut-il possible, du moins dans certains secteurs, de ne pas laisser approcher l’adversaire canadien qui était passé à l’attaque après une préparation d’artillerie intensive et progressait par objectifs limités dans un terrain boueux tout en déstabilisant le front 64. Pendant la contre-offensive lancée par les alliés, le 18 juillet 1918, sur la partie occidentale du saillant de la Marne, la 11e division d’infanterie bavaroise adopta, près de Soissons (9e armée, Eben), un dispositif semblable de défense de zone des avant-postes, lequel était cependant mal préparé, si on considère le terrain bien plus propice aux mouvements que ne l’était celui des Flandres 65. Ce dispositif fut dans un premier temps rapidement enfoncé par un adversaire au potentiel bien supérieur, attaquant désormais, inopinément, sans préparation d’artillerie, mais avec le soutien de chars. Cependant, le commandement de la division empêcha une autre percée, des Américains et des Français, avec le reste de ses unités et des éléments de la réserve générale rapidement amenés en renfort. L’adversaire, telle était du moins l’appréciation allemande, n’avait pas, en dépit de l’occasion qui se présentait à lui, immédiatement exploité son succès initial en poursuivant son mouvement offensif dans la foulée 66. Un mois plus tôt, la 11e division d’infanterie bavaroise employée comme division mobile (division d’attaque) 67 avait, elle aussi, attaqué au même endroit le 12 juin 1918 dans le cadre de l’opération « Hammerschlag » (7e armée, Boehn) sur un terrain dominé par des hauteurs. Dès le début, cette offensive allemande dut faire face à des problèmes logistiques considérables et à une grave pénurie de chevaux. Cependant, malgré les éternels problèmes de concertation entre infanterie et artillerie, elle parvint en appliquant les procédés d’attaque modernisés à remporter un succès initial qui se concrétisa par un gain de terrain non négligeable (entre 2 et 4 kilomètres), un grand nombre de prisonniers et d’armes prises à l’ennemi. Toutefois, tout espoir de passage à la guerre de mouvement à laquelle aspirait le commandement restait, là aussi, illusoire car le défenseur français, sous le coup de la surprise au début et seulement par endroits, réussit à enrayer l’attaque de manière décisive en engageant ses réserves 68.

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Conclusion

18 La voie médiane sur laquelle s’est engagé le commandement de la 11e division d’infanterie bavaroise dans le cadre de son adaptation aux procédés tactiques ne saurait fournir dans l’ensemble matière à surévaluer la compétence militaire et innovatrice de l’armée de terre allemande ni à lui reprocher de façon simpliste, immobilité et incapacité d’évolution. Au contraire, le choix de cette voie attestait d’un comportement prudent, réfléchi et, surtout, pragmatique face aux défis d’une guerre industrialisée inhabituellement longue. Un comportement qui, malgré les structures très hiérarchisées, aura sans doute été conforme à la normalité d’une armée allemande habituellement éduquée à faire preuve de flexibilité. Le commandement de la division n’était prêt qu’à certaines conditions à procéder à de rapides transformations. Il a toujours veillé à ce que soient respectés les valeurs et procédés traditionnels qui avaient fait leurs preuves de son point de vue. Il était mû moins par une conception avant-gardiste du combat que par la conviction que seule la voie du compromis permettait de continuer à mener cette guerre avec efficacité et, partant, à la gagner. La personnalité de l’ambitieux général commandant la division, en tant qu’instance décisionnelle, joua bien sûr un rôle décisif dans ce processus dont l’aboutissement suscitait constamment d’énormes attentes. Une vaine et constante rivalité entre les autres unités, mais aussi entre les différentes armes de l’armée de terre sans oublier la recherche du prestige personnel exercèrent une influence considérable sur la façon de commander. La voie médiane empruntée dans le processus de modernisation du combat interarmes contribua, également sur le front occidental, à accroître l’efficacité au combat de la division, quand bien même le succès fut, dans l’ensemble, moindre contre l’adversaire occidental qui disposait d’un potentiel et d’une technologie équivalents que contre celui de l’Est et des Balkans. De par sa valeur combative et de sa dotation en personnels et matériels, la 11e division d’infanterie bavaroise n’avait absolument pas vocation à devenir, à long terme, une unité d’élite. Elle était au contraire un élément représentatif de l’armée de masse que Ludendorff cherchait à mettre sur pied.

NOTES

1. Sur les causes du moral élevé des troupes allemandes pendant la Première Guerre mondiale, voir la nouvelle étude d’Alexander Watson, Enduring the Great War. Combat, Morale and Collapse in the German and British Armies, 1914-1918, Cambridge (Grande-Bretagne), 2008. 2. G ROSS (Gerhard P.), „Das Dogma der Beweglichkeit. Überlegungen zur Genese der deutschen Heerestaktik im Zeitalter der Weltkriege“, dans : Bruno Thoß, Hans-Erich Volkmann (dir.), Erster Weltkrieg - Zweiter Weltkrieg. Ein Vergleich. Krieg, Kriegserlebnis, Kriegserfahrung in Deutschland, Paderborn, Munich, Vienne, Zurich, 2002, p. 142. 3. M ILLET (Allan R.), MURRAY (Williamson), WATMAN (Kenneth H.) (dir.), Military Effectiveness, volume 1 - The First World War, Boston (États-Unis), 1988, p. 19.

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4. GROSS, op.cit., p. 142. Voir également Karl-Heinz Frieser, Le mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, éditions Belin, Paris, 2003, p. 17. Le combat interarmes moderne dans la guerre conventionnelle est né de la coopération entre l’infanterie et l’artillerie pendant la Première Guerre mondiale. HOUSE (Jonathan M.), Combined Arms Warfare in the Twentieth Century, Kansas (États-Unis), 2001. 5. C RON (Hermann), Geschichte des Deutschen Heeres im Weltkriege 1914-1918, Berlin, 1937, p.95 et suivantes. 6. Voir les récents John Mosier,The Myth of the Great War. A New Military History of World War One, Londres, 2001, p. 8 et Niall Ferguson,Der falsche Krieg. Der Erste Weltkrieg und das 20. Jahrhundert, 2e éd., , 1999, p. 285-295. 7. STEVENSON (David), 1914-1918. Der Erste Weltkrieg, Düsseldorf, 2006, p. 267. 8. SCHULTE (Bernd Felix), Die deutsche Armee 1900-1914. Zwischen Beharren und Verändern, Düsseldorf, 1977, p.548 et suivantes. Schulte voit la raison principale à cet état de fait dans l’orientation donnée à l’armée, à savoir la lutte contre la social-démocratie considérée comme l’ennemi intérieur. Pour une comparaison internationale se reporter à Dieter Storz, Kriegsbild und Rüstung vor 1914. Europäische Landstreitkräfte vor dem Ersten Weltkrieg [=Militärgeschichte und Wehrwissenschaften, vol. 1], Herford, Berlin, Bonn, 1992. 9. La présente contribution repose sur ma thèse de doctorat soutenue en novembre 2008 à l’ Humboldt-Universität de Berlin et intitulée : Innovation et motivation. L’efficacité militaire pendant la guerre industrialisée basée sur l’exemple de la 11e division d’infanterie bavaroise entre 1915-1918. La recherche ne s’est guère intéressée à l’échelon intermédiaire du commandement de l’armée de terre notamment. Voir sur ce sujet également le plaidoyer de Sönke Neitzel en faveur d’un retour de la guerre dans la recherche en histoire militaire. NEITZEL (Sönke), „Militärgeschichte ohne Krieg? Eine Standortbestimmung der deutschen Militärgeschichtsschreibung über das Zeitalter der Weltkriege“, dans: Hans-Christof Kraus, Thomas Nicklas (dir.),Geschichte der Politik. Alte und neue Wege, Historische Zeitschrift/Beiheft44, Munich, 2007, p.290 et suivantes. 10. Der Weltkrieg 1914-1918, éd. Reichsarchiv, vol. 7, Berlin, 1931, p. 303. Voir également : Bayerisches Hauptstaatsarchiv/Abteilung IV Kriegsarchiv (BHStA/KA) 11. BID Bund (Bd.) 52 „Akte Neuaufstellung der Division bei Douai 21.3.-18.4.1915“. 11. KRAFT (Heinrich), Der Anteil der 11. Bayer. InfDiv. an der Durchbruchsschlacht von Gorlice-Tarnów und an den anschließenden Verfolgungskämpfen bis zum Übergang der Division über des San [=Münchener Historische Abhandlungen, Zweite Reihe, Heft 5], Munich 1934 Préface. Voir également : BHStA/KA Nachlass (NL) Kneußl 20 „Augsburger Neue Nachrichten“ du 10 janvier 1917. 12. BHStA/KA 11. BID Bd. 38 Akte Schlachten und Gefechtsbezeichnungen 1914-1918, Gefechtskalender der 11. BID und unterstellter Truppenteile. 13. LUDENDORFF (Erich), Meine Kriegserinnerungen 1914-1918, Berlin, 1919, p.534 et 539. Malgré les reproches qu’il fit à la 11edivision d’infanterie bavaroise, il la considérait néanmoins comme une unité qui s’était montrée particulièrement efficace sur le front oriental et qui avait toujours accompli ses missions sur le front occidental. FOERSTER, (Wolfgang) (dir.): Mackensen. Briefe und Aufzeichnungen des Generalfeldmarschalls aus Krieg und Frieden, Leipzig,1938, p.168 et 310. Voir aussi : BHStA/KA Nachlass Kneußl20 „Augsburger Neue Nachrichten“ du 10janvier1917. Paul Ritter von Kneußl a commandé la 11edivision d’infanterie bavaroise sans interruption, depuis sa création en avril1915 jusqu’en août1918. Fils d’un fonctionnaire royal de Lindau, il avait occupé, après son entrée dans l’armée bavaroise en 1880, tous les emplois de commandement dans l’infanterie, avait servi comme officier d’état-major et était devenu général de brigade. En 1914, en France, il avait fait ses preuves comme chef interarmes. Il a été promu au grade de général de corps d’armée au cours de la dernière phase de la guerre, après que le commandement de l’échelon supérieur l’eût ignoré en juin 1918, vraisemblablement en raison d’un avis négatif émis

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lors d’une notation écrite en 1917 et à cause d’une aversion contre la Prusse fortement marquée. Kneußl a été secondé jusqu’en mai 1917 par un chef de la section « opérations » de tout premier ordre, le commandant Wilhelm Ritter von Leeb, qui est devenu maréchal pendant la Seconde Guerre mondiale. 14. WENDT (Hermann), Verdun 1916. Die Angriffe Falkenhayns im Maasgebiet mit Richtung Verdun als strategisches Problem, Berlin, 1931, p. 108. Mais aussi l’ouvrage de référence allemand sur la bataille de Verdun : WERTH (German), Verdun. Die Schlacht und der Mythos, 3e éd., Bergisch- Gladbach, 1987, p. 213. 15. Histories of two hundred and fifty one divisions of the German army which participated in the war (1914-1918), compiled from records of intelligence section of the general staff, American expeditionary forces, at general headquarters Chaumont France 1919, Washington (États-Unis), 1920, p. 210. 16. Pour le front de l’Est, nous renvoyons encore à Norman Stone, The Eastern Front 1914-1917, Londres, 1975. Voir également la contribution récente de William C. Fuller, Die Ostfront, dans : Jay Winter, Geoffrey Parker, Mary R. Habeck, (dir.), Der Erste Weltkrieg und das20. Jahrhundert, Hambourg, 2002, p. 34-97. Voir aussi le recueil de Gerhard P. Groß, (dir.), Die vergessene Front. Der Osten 1914/15. Ereignis, Wirkung, Nachwirkung [=Zeitalter der Weltkriege vol. 1], Paderborn, Munich, Vienne, Zurich, 2006. 17. Récemment résumé par Stevenson, op.cit., p. 219-242. 18. GROSS, op.cit., p. 148 et suivantes. Concernant la genèse du commandement par objectif dans l’armée prusso-allemande au cours du XIXe siècle voir, Stephan Leistenschneider, Auftragstaktik im preußisch-deutschen Heer 1871 bis 1914, Hambourg, Berlin, Bonn, 2002. Le commandement par objectif est une conception souple de commandement qui est, aujourd’hui encore, en vigueur dans les forces armées allemandes et en vertu de laquelle le chef accorde traditionnellement au subordonné à qui il confie une mission une certaine liberté d’action pour l’accomplir, dans le respect des intentions qu’il aura clairement formulées auparavant. C’est avec le Règlement d’exercice pour l’infanterie de 1906 que le commandement par objectif a été défini comme conception de commandement obligatoire. 19. BALCK (William), Entwickelung der Taktik im Weltkriege, Berlin, 1922, p.40. 20. C RON, op.cit., p. 95 et suivantes. Des fluctuations permanentes des effectifs totaux d’une division en découlaient. Le 1er septembre 1917, les effectifs de la 11e division d’infanterie bavaroise se montaient par exemple à 471 officiers, 15 314 sous-officiers et hommes du rang ainsi qu’à 3 832 chevaux. BHStA/KA11. BID Bd. 7 Akte Besondere Beilagen Übersicht Verpflegungsstärken. 21. BHStA/KA 11. BID Bd. 82 Dienstbetrieb 1915-1918, Betreff: Geschäftsbetrieb vom 11. Februar 1917. Bd. 52 „Akte Formierung und Umbildung von Truppenteilen der Division, 11. BID Nr. 235 Bestimmungen für den Dienst im Divisionsstab vom 12 April 1915“. 22. Sur l’évolution du char d’assaut, le texte récent de Alexander Fasse, Im Zeichen des « Tankdrachen ». Die Kriegführung an der Westfront 1916-1918 im Spannungsverhältnis zwischen Einsatz eines neuartigen Kriegsmittels der Alliierten und deutschen Bemühungen zu seiner Bekämpfung, thèse de doctorat, Phil. HU Berlin, 2007. 23. Exerzierreglement für die Infanterie, Berlin, 1906, p. 102. Cf. Grundsätze für die Führung der Abwehrschlacht im Stellungskriege (=Teil 8 Sammelheft der Vorschriften für den Stellungskrieg für alle Waffen) éd. septembre1917, no 6. 24. STEIN (Oliver), Die deutsche Heeresrüstungspolitik 1890-1914. Das Militär und der Primat der Politik, [=Krieg in der Geschichte, vol. 39], Paderborn, Munich, Vienne, Zurich, 2007, p. 133. 25. À titre d’exemple : Exerzierreglement für die Infanterie, Berlin, 1906. 26. Les appels téléphoniques que Ludendorff passait en permanence aux groupes d’armée et aux armées sont révélateurs de ces symptômes. Voir par exemple Bundesarchiv Militärarchiv (BA/ MA Archives fédérales/Archives militaires, RH 61/970, Abschrift des persönlichen Kriegstagebuchs des Generals der Infanterie Hermann von Kuhl, Eintrag vom 6. Oktober 1917.

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27. Sur cette problématique se reporter à Wolfgang Venohr, Ludendorff. Legende und Wirklichkeit, Berlin, Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 219 et suivantes ; Walter Görlitz, Der Deutsche Generalstab, Geschichte und Gestalt 1657-1945, Francfort-sur-le-Main, 1950 ; Walter Görlitz, Hindenburg. Ein Lebensbild, Bonn 1953, p. 124 et suiv. Voir aussi, BHStA/KA 11. BID Bd. 82 Dienstbetrieb 1915-1918, Chef des Generalstabes des Feldheeres II Nr. 71593 Betr. Einschränkung des Schreibwesens vom 28. November 1917. 28. G ÖRLITZ, Der Deutsche Generalstab, op.cit., p. 170. LOSSBERG (Fritz), Meine Tätigkeit im Weltkriege1914-1918, Berlin, 1939, p. 280 et suivantes. GALLWITZ (Max von), Erleben im Westen 1916-1918, Berlin, 1932, p. 283. 29. Excepté la contre-attaque de Cambrai en novembre 1917. 30. M ILLOTAT (Christian), „Die Schlacht um Verdun 1916. Zur Anatomie einer Schlüsselschlacht des 20. Jahrhunderts“, dans : Militärgeschichte NF 6/1996, p. 26-34. BALCK, op.cit., p. 98. 31. Concerant lesplanifications de l’opération et les phases de la bataille : Der Weltkrieg 1914-1918, éd. Forschungsanstalt für Kriegs und Heeresgeschichte, vol. 10, Berlin, 1936. 32. A FFLERBACH (Holger), Falkenhayn. Politisches Denken und Handeln im Kaiserreich [=Beiträge zur Militärgeschichte, vol. 42], 2e éd., Munich, 1996, p. 351-375. Se reporter à l’ouvrage récemment publié de Robert (T.) Foley, German Strategy and the Path to Verdun. Erich von Falkenhayn and the Development of Attrition 1870-1916, Cambridge (Grande-Bretagne), 2005. 33. FRAUENHOLZ (Eugen von) (dir.), Kronprinz Rupprecht. Mein Kriegstagebuch, vol. 1, Munich, 1929, Eintrag vom 12. Februar 1916. Cf. BA/MA RH 61/970 Abschrift des persönlichen Kriegstagebuches des Generals von Kuhl, Eintrag vom 12. Februar 1916. Cf. BHStA/KA Nachlass Kneußl Tagebuch (TB) VII, Einträge vom 13. und 14. März 1916. 34. AFFLERBACH, op.cit., p. 374. 35. L’évolution de l’infanterie allemande pendant la Première Guerre mondiale, sujet traité par la 7e section de l’état-major de l’armée de terre, dans : Militärwissenschaftliche Rundschau, 3e année, 1938, p. 374 et suiv. Voirégalement Oskar Tile von Kalm, Gorlice [=Schlachten des Weltkrieges vol. 30], /Berlin 1930. Le procédé a été développé par le IIIe corps d’armée prussien dont le chef d’état-major, le colonel Hans von Seeckt, fut promu chef d’état-major de la 11e armée (Mackensen) nouvellement créée. Sur ce sujet se reporter à Hans von Seeckt, Aus meinem Leben 1866-1917, Leipzig,1938, p.65-208. 36. LUDENDORFF, op.cit., p.306 et suivantes. 37. Toujours sur ce sujet se reporter à Helmuth Gruss, Aufbau und Verwendung der deutschen Sturmbataillone im Weltkrieg, Berlin, 1939. 38. BA/MA RH 61/1681 Kritiken und Bemerkungen zur Darstellung der Schlacht von Verdun, Bd. 10 Der Weltkrieg 1914-1918. Stellungnahme von Muths zur Rolle der Artillerie aus dem Jahr 1934, p. 6. Cf. Schreiben Generalleutnants außer Dienst Endre an das Reichsarchiv Januar 1934, p. 12 et suivantes. Voir également Bruce I. Gudmundsson, Stoormtroop Tactics. Innovation in the German Army, 1914-1918, New York, 1989, p. 61 et suivantes. 39. TB Tagebuch de Robert von Grießenbeck VII, note du 14 juillet 1915 faisant suite à une réunion des chefs de corps de la 11e division d’infanterie bavaroise et de la 107e division d’infanterie prussienne, sur le front oriental. Les journaux de marche et d’opérations personnels et le courrier de l’officier de réserve Robert von Grießenbeck, l’officier d’ordonnance de l’état- major de la 11e division d’infanterie bavaroise, sont en possession de la famille von Grießenbeck domiciliée à Landshut (Bavière). Ils ont été aimablement mis à ma disposition pour mes travaux de recherche. 40. BHStA/KA 11. BID Bd. 5 Kriegstagebuch (KTB) Beilagen zum 6. Februar 1916, Armeeoberkommando 5 Ia Nr. 491 Verwendung von Flammenwerfern vom 6. Februar 1916 und beigefügte Skizze.

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41. BHStA/KA 11. BID Bd. 5 KTB Beilage zum 4. März 1916, Armeeoberkommando 5 Ia Nr. 639 “Erfahrungen aus dem bisherigen Verlauf des Angriffs und Folgerungen für seine Fortsetzung” vom 3. März 1916. 42. BA/MA RH 61/1168 manuscrit de Wilhelm Solger en partie publié dans : Der Weltkrieg 1914-1918, vol. 14, et qui porte sur “Entwicklung des deutschen Angriffsverfahrens bis zum Beginn der großen Schlacht in Frankreich” aus dem Jahre 1940, p. 5. BA/MA RH 61/1681 Kritiken und Bemerkungen zur Darstellung der Schlacht von Verdun, vol. 10 Der Weltkrieg 1914-1918. Stellungnahme von Muths zur Rolle der Artillerie aus dem Jahr 1934, p. 1-8. BA/MA RH 61/1681 Kritiken und Bemerkungen zur Darstellung der Schlacht von Verdun, vol. 10 Der Weltkrieg 1914-1918. Schreiben Generalleutnants außer Dienst Endre an das Reichsarchiv Januar 1934. Cf. Der Weltkrieg 1914-1918, vol. 10, p. 68 et Der Weltkrieg 1914-1918, éd. Par : Kriegsgeschichtliche Forschungsanstalt des Heeres, vol. 12, Berlin, 1939, p. 31. 43. Voir à titre d’exemple BHStA/KA 11. BID Bd. 4 Beilagen zum KTB vom 10. April 1915 “Kriegs- Erfahrungen über den Angriff gegen die befestigten Feldstellungen des Feindes (Notizen nach der mündlichen Besprechung des Div. Kdrs mit den Kdeuren) : “Die folgenden Ausführungen sind Anregungen, auf denen die Herrn weiter bauen. Ein Schema kann und will damit durchaus nicht gegeben werden”. Voir également Bd. 4 Beilagen zum KTB 30. April 1915, Komb. Korps Korpsbefehl vom 30. April 1915. 44. BHStA/KA 11. BID Bd. 99, 3. bayerisches Infanterieregiment Nr. 1964 Betreff: Kriegserfahrungen hinsichtlich der Verbindung der Infanterie mit der Artillerie und hinsichtlich der Hinderniszerstörung vom 7. Dezember 1915 sowie Kommentar des Brigadekommandeurs vom 16. Dezember 1915 und des Divisionskommandeurs vom 6. Januar 1916. 45. D’une part les ordres préparatoires au combat, par exemple, étaient souvent planifiés avec minutie, d’autre part ils contenaient sur le ton de la recommandation des expériences de combat susceptibles de fournir des « points de repère » pertinents pour la conduite de l’action à mener. BHStA/KA 11. BID Bd. 5 KTB Beilagen zum 6. März 1916, 11. BID Angriffsbefehl Nr. 4 vom 6. März 1916. 46. Dans les conditions proches de la guerre de mouvement caractérisant le front oriental, le général commandant la division et assurant même en partie les fonctions de général commandant de corps d’armée avait plus de liberté que sur le front occidental caractérisé par un manque d’espace. Il est éloquent que Kneußl, par exemple, se soit particulièrement réjoui, après les expériences amères faites à Verdun, de se voir confier au début de l’opération pendant la campagne de Roumanie, une mission difficile, mais qu’il pourrait mener en toute autonomie. BHStA/KA Nachlass Kneußl TB X, Eintrag vom 15. Oktober 1916. 47. BHStA/KA 11. BID Bd. 5 KTB Eintrag vom 23. März 1916. 48. Voir à ce sujet BHStA/KA 11. BID Bd. 5KTB Beilage zum4. März1916, 11.BID Angriffsbefehl Nr. 2vom4. März1916; KTB Beilage zum6. März1916, 11. BID Angriffsbefehl Nr. 4vom6.März 1916 ; KTB Einträge vom 10. und 19. März 1916 ; KTB Beilage zum 10. März 1916, 11. BID Divisionsbefehl vom 10. März 1916 und KTB Beilagen zum 22. März 1916, 11. BID Betreff: Unglücksfall durch schweres Artilleriefeuer vom 22. März 1916 ; KTB Beilage zum 16. März 1916, 11. BID Divisionsbefehl Nr. 11 vom 16. März 1916 sowie KTB Beilage 18. März 1916, Divisionsbefehl Nr. 13 vom 18. März 1916 ; KTB Eintrag vom 23. März 1916 ; KTB Beilage zum 17. März 1916, 11. BID Divisionsbefehl Nr. 12 vom 17. März 1916. 49. BHStA/KA 11. BID Bd. 16 Anlagen zum KTB 16.-25. März 1916, Gefechtsbericht des Kommandeurs des 22. bayrischen Infanterieregiments über den Angriff am 20. März vom 22. März 1916. Voir, Bd. 5 Akte Besondere Beilagen, Kriegsbeute 11. BID « Kämpfe vor Verdun ». La division réussit à faire plus de 2 600 prisonniers et à prendre de nombreuses pièces d’artillerie et de mitrailleuses à l’ennemi. 50. Cf. BHStA/KA 11. BID Bd. 16 Akte Anlagen zum KTB 16.- 25. März 1916, Gefechtsberichte des III. Bataillons 3. bayerisches Infanterieregiment vom 25. März 1916 und des 13. bayerischen

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Reserveinfanterieregimentes vom 29. März 1916. Cf. TB Robert von Grießenbeck XIII, Eintrag vom 23. März 1916. Cf. BHStA/KA Nachlass Kneußl TB VII, Eintrag vom 22. März 1916. Cf. 11. BID Bd. 5 KTB Eintrag vom 22. März 1916 und Akte Besondere Beilagen, Verlustübersicht 11. BID. Au cours de cette seule journée, la division (probablement sans les formations qui lui étaient attribuées en renfort) déplorait 120 morts, 354 disparus et 894 blessés. 51. BHStA/KA Nachlass Kneußl TB VIII, Einträge vom 8. und 9. Mai 1916. Cf. 11. BID Bd. 99, 11. BID an Generalkommando VI. Reservekorps Betreff Zustand der Truppe vom 9. Mai 1916. 52. GROSS, op.cit., p. 148 et suivantes. Voir à ce sujet également la description détaillée de Martin Samuels, Command or Control? Command, Training and Tactics in the British and German Armies 1888-1918, Londres, 1995 et Timothy Lupfer, The Dynamics of Doctrine : The Changes in German Tactical Doctrine During the First World War [=Leavenworth Papers No. 4], Leavenworth (États-Unis), 1981. Grundsätze für die Führung der Abwehrschlacht im Stellungskriege (=Teil 8 Sammelheft der Vorschriften für den Stellungskrieg für alle Waffen) décembre1916-mars et septembre 1917. Ausbildungsvorschrift für die Fußtruppen im Kriege (A.V.F) janvier 1917-janvier 1918. 53. BA/MA RH 61/1168 manuscrit de Wilhelm Solger en partie publié dans : Der Weltkrieg 1914-1918, vol. 14, et qui porte sur “Entwicklung des deutschen Angriffsverfahrens bis zum Beginn der großen Schlacht in Frankreich“ aus dem Jahre 1940, p. 30. BA/MA RH 61/292 unveröffentlichtes Ms von Langer aus dem Jahr 1943 über “Das Bruchmüllersche Angriffsverfahren“. BRUCHMÜLLER (Georg), Die Deutsche Artillerie in den Durchbruchsschlachten des Weltkriegs, 2e éd., Berlin, 1922 et ibid. : Die Artillerie beim Angriff im Stellungskrieg, Berlin, 1926. LINNENKOHL (Hans), Vom Einzelschuss zur Feuerwalze. Der Wettlauf zwischen Technik und Taktik im Ersten Weltkrieg, Coblence,1990, p. 277 et suiv. Voir également : BA/MA RH 61/292 unveröffentlichtes Manuskript von Langer aus dem Jahr 1944 über das Pulkowskische Verfahren. 54. Der Angriff im Stellungskrieg (=Teil 14 Sammelheft der Vorschriften für den Stellungskrieg für alle Waffen) janvier 1918. Voir GROSS, op.cit., p. 151 et suivantes. 55. BHStA/KA Nachlass Kneußl TB XIII, Einträge vom 4. und 27. März, 20. Mai 1917, TB XIV, Eintrag vom 3. Juli 1917. Cf. 11. BID Bd.96 Kriegserfahrungen1915-1918, 11. BID Nr.1451/Ia Betreff: Erfahrungen an der Aisne-Front vom18.Juni1917. Le lieutenant de réserve Robert von Grießenbeck, officier d’ordonnance du général commandant la division resta un accompagnateur extrêmement critique et pas vraiment bienveillant à l’égard de ce dernier ; il considérait avec distance les généraux allemands chez qui il voyait « jalousie et vanité ». Voir par exemple : TB XI, Eintrag vom 13. November 1915, TB XXIII, Einträge vom 24. Juni und 7. Juli 1917 sowie TB XXV, Eintrag vom 24. Mai 1918. 56. BHStA/KA 11. BID Bd. 40, Handakten Ia, 11. BID Nr. 1989/Ia Verteidigungsplan vom 1. September 1917. C’était également la tendance indiquée dans de nombreux comptes-rendus tactiques de la division en 1917-1918. Voir à titre d’exemple : BHStA/KA 11. BID Bd. 20Akte Berichte zum18.7. 1918, 11.BID Ia Nr.2052 Betreff Erfahrungen aus dem Gefecht des 18.7.18 vom9. August1918. 57. BHStA/KA 11. BID Bd. 99, 11. BID Nr.175/Ia Betreff Besichtigungen im Kompagnie- und Bataillonsverband, Heranziehen der Art. u. techn. Formationen zu den Bataillonsbesichtigungen vom 20. März 1917; 11. BID Nr.2202/IA Betreff Ausnuetzung der Ruhezeit vom 21.September 1917. 58. BHStA/KA 11. BID Bd.96 Kriegserfahrungen, 11. BID handschriftliche Notiz des Divisionskommandeurs zu Vorposten, Vorfeldzone, Vorfeld bezüglich Chef des Generalstabes des Feldheeres II. Nr. 71191 vom 24. November 1917. Voir également Nachlass Kneußl TB XVI, Eintrag vom 4. April 1918. Avant le premier engagement de la division lors des offensives de printemps de 1918 (« Georgette » en Flandres), Kneußl consigna dans son journal de marche : « Les questions sans réponse sont encore nombreuses en ce qui concerne la conduite du combat devenue si difficile en dépit des centaines d’instructions et de décrets publiés sur le sujet ! Et à quoi ne doit-on pas s’attendre dans le tumulte d’une aussi gigantesque bataille telle que celle-ci. »

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59. Il est significatif qu’avant même que n’éclate la guerre un rapport relatif à la qualification de Kneußl, alors chef de bataillon, précise que celui-ci ait, dès le départ, su adopter lors de l’entraînement au combat un point de vue moderne, sans pour autant « tomber dans l’extravagance ». BHStA/KA Offizierpersonalakten 11711 Qualifikationsbericht vom 1. Januar 1907. 60. Il semblait en général bien moins difficile d’adhérer aux approches innovantes dans le domaine de l’attaque qui avait fait l’objet d’une adaptation continuelle qu’à celles de la défense. Le scepticisme du commandement de la division, mais également des échelons subordonnés concernait au premier chef le procédé du barrage roulant considéré comme trop schématique. BHStA/KA 11. BID Bd. 40 Handakten Ia, 11. BID Nr. 1863 Betreff : « Zusammenwirken der Inf. und Artl. auf Grund der Erfahrungen beim letzten Einsatz der Division » vom 5. Juli 1918. 61. BHStA/KA Nachlass Kneußl TB XIII und XIV, Einträge vom 19. und 22. Mai 1917. Faisant allusion aux campagnes à l’Est, Kneußl faisait par exemple observer : « Il est heureux que nous n’ayons pas eu ces hyper anxieux au-dessus de nous pendant la guerre de mouvement, nous aurions été dans de beaux draps. » Voir également TB XV, Eintrag vom 13. Dezember 1917. Les officiers des commandements supérieurs étaient souvent affectés aux états-majors des divisions et y étaient considérés comme des espions. Cf. TB Robert von Grießenbeck XXV, Einträge vom 11., 12. und 15. Juni 1918. 62. Cette tendance était observable dans tous les ordres de mission de combat. Voirpar exemple : BHStA/KA 11. BID Bd. 8KTB Beilagen zum 8. und 12. Juli 1918, 11. BID Ia Nr.1893 Divisionsbefehl vom 8. Juli 1918 und 11. BID Ia Nr.1925 Betreff : „Kampfzonen“ vom 12.Juli1918. 63. BHStA/KA 11. BID Bd. 62 Akte 1917, Vorgänge beim I. Bataillon 22. bayerisches Infanterieregiment und I. Bataillon 3. bayerisches Infanterieregiment am 29. Oktober 1916 in Rumänien (Gefechtsberichte der Bataillone, Berichte der Regimentskommandeure und Stellungnahmen des Divisionskommandeurs). Voir également Nachlass Kneußl TB XIII, Eintrag vom 18. Mai 1917. TB Robert von Grießenbeck XII, Eintrag vom 18. Mai 1917. 64. Les deux parties présentaient leurs opérations respectives comme des succès incontestables. Der Weltkrieg 1914-1918, éd. Kriegsgeschichtliche Forschungsanstalt des Heeres, vol. 13, Berlin, 1942, p. 90. BHStA/KA 11. BID Bd. 8 KTB Eintrag vom 26. Oktober 1917. Feldpostbrief Robert von Grießenbeck vom 28. Oktober 1917. Zu den Abläufen an diesem Tag beispielhaft BHStA/KA 3. bayerisches Infanterieregiment Weltkrieg, Bd. 25 Akte Operationsakten, « Bericht über den Grosskampf am 26.10.17 bei Passchendaele ». PRIOR (Robin), WILSON (Trevor), Passchendaele – the untold story, New Haven/Londres, 1996, p. 171 et suivantes. 65. Ainsi, l’artillerie dans un dispositif d’attaque, par exemple, se voyait attribuer une position très avancée sur le terrain et n’était qu’incomplètement échelonnée en profondeur à la date du 18 juillet 1918. BHStA/KA Handschriften 2645 Bericht des Majors Baumann über die Gefangennahme vom3. März1920. Voir également Handschriften 2698 Bericht des Oberleutnants von Thoma « Der 18. Juli 1918 » aus dem Jahr 1922. 66. BHStA/KA Handschriften 2082 « Die 11. Bayer. Infanteriedivision vor Soissons 18.7.1918 », Manuscrit de Kneußl du 15 septembre 1922. BA/MA RH 61/2181 document en partie paru dans Der Weltkrieg 1914-1918, vol. 14. « Die Abwehrschlacht zwischen Aisne und Marne (7. und 9. Armee), Der erste Schlachttag, 18. Juli 1918 ». Concernant les phases du combat se reporter à Alfred Stenger, Schicksalswende. Von der Marne bis zur Vesle 1918 [=Schlachten des Weltkrieges, vol. 35], Berlin, 1930. 67. JOCHIM (Theodor), Die Vorbereitung des deutschen Heeres für die Große Schlacht in Frankreich, Cahier 3, II. Grundsätze für die Einzelwaffen 1. Infanterie, Berlin, 1928, annexe 1. Divisions d’attaque les plus mobiles possibles dans un dispositif fixe de guerre : les divisions mobiles devaient avoir la préséance lors de la dotation en personnels, armes, et chevaux (100 %). Les hommes ne devaient emporter que le strict équipement nécessaire, le nombre des mitrailleuses et des lance-mines fut limité et il fut mis en place ce qu’on appelait une « réserve de cadres ». Si, en comparaison avec les autres divisions participant à l’opération, la 11e division d’infanterie

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bavaroise était considérée comme pleinement apte au combat, elle n’était ni totalement mobile, en appliquant les critères d’une division mobile, ni n’avait les effectifs théoriques requis. La pénurie en chevaux, notamment, qui affectait toute l’armée de terre avait eu des répercussions sur l’artillerie. La dotation théorique en chevaux n’était réalisée qu’à 78 %. BHStA/KA 11. BID Bd. 8 KTB Beilage zum 9. Juni 1918 “Zustand der 11. Bayer. I.D. mit Einsatz bei Laon (9.6.1918)”. 68. TB Robert von Grießenbeck XXV, Einträge vom 9., 11. und 12. Juni 1918. BHStA/KA 11. BID Bd. 40 Handakten Ia, 22. bayerisches Infanterieregiment N. 491 Gefechtsberichte vom 12. bis 15. Juni 1918 vom 22. Juni 1918 und 3. bayerisches Infanterieregiment « Gefechtsbericht über den Angriff des 3. bayer. Inf. Regts am 12. Juni 1918 (Hammerschlag) » vom 21. Juni 1918. Cf. Bd. 25 Akte Beilagen 13. bis 17. Juli 1918, Gefechtsbericht III. Bataillon 22. bayerisches Infanterieregiment vom 18. Juni 1918. Bd. 8 KTB Eintrag vom 12. Juni 1918. Der Weltkrieg 1914-1918, éd Kriegsgeschichtliche Forschungsanstalt des Heeres, vol. 14, Berlin, 1944, p. 384.

RÉSUMÉS

Au cours de la Première Guerre mondiale, la conduite de la guerre sur le front occidental fut caractérisée par une situation tactique bloquée, suite à l’enlisement des armées dans la guerre de position à l’automne 1914. Entre 1915 et 1918, l’armée allemande procéda alors à une modernisation de ses principes d’engagement, pour l’offensive comme pour la défensive. Cette modernisation passa par un échange d’expérience entre le commandement et la troupe. Une coopération intensive de toutes les armes au sein de la division d’infanterie (combat interarmes) et le principe allemand de commandement par objectif constituèrent la base de cette transformation, mais l’opposition entre tradition et innovation resta présente. Cet article se propose d’étudier, à travers l’exemple de la brillante 11e division d’infanterie bavaroise, la difficile application de ces innovations tactiques. Tout en étant conforme à l’image de la guerre du XIXe siècle, qui consistait en une conduite « industrialisée » de l’armée de masse elle-même, ce niveau médian de commandement de l’armée emprunta, sous la pression permanente de la recherche du succès, une voie intermédiaire conciliante, efficace et somme toute habituelle. Il contribua en tout cas de manière essentielle à accroitre l’efficacité au combat de la division.

"Once upon a time in the war, everything was simple."The modernization of the combat arms from the example of a German infantry division on the Western front between 1916 and 1918. During the First World War, the conduct of war on the Western Front was characterized by the static tactical situation, following the stalemate of the armies in the war of position in autumn 1914. Between 1915 and 1918, the German army then proceeded to modernize its principles of engagement, for the offensive as well as the defensive. This modernization proceeded through an exchange of experience between the command and the troops. An intensive cooperation of all arms in the infantry division (combined arms) and the German principle of command by objective formed the basis of this transformation, but the conflict between tradition and innovation remained present. This article will examine, through the example of the brilliant 11th Bavarian Infantry Division, the difficult application of these tactical innovations. While conforming with the image of war in the nineteenth century, which consisted of the "industrialized" conduct of the army of mass itself, this median level of the army’s command, found, under the pressure of the search for success, an intermediate way that was flexible,

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efficient and in short customary. It contributed in an essential manner to increasing the combat effectiveness of the division.

INDEX

Mots-clés : Allemagne, doctrine, Première Guerre mondiale, stratégie

AUTEUR

CHRISTIAN STACHELBECK

Officier dans la Bundeswehr, il a étudié l’histoire, la pédagogie et les sciences politiques entre 1993 et 1996 à l’université de la Bundeswehr à Hambourg. Entre 1997 et 2003, il a enseigné l’histoire militaire à l’école des officiers de Dresde puis a été commandant de compagnie dans les troupes blindées (il a notamment servi à Kaboul). Depuis 2003, il est officier-chercheur associé en histoire au Militärgeschichtlichen Forschungsamt (Institut de recherche en histoire militaire) à Potsdam. Christian Stachelbeck est, en outre, docteur en histoire depuis 2008.

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Le renseignement militaire français dans l’Allemagne d’après-guerre (mai 1919-mars 1920) : à la recherche d’une nouvelle sécurité

Olivier Lahaie

1 Le service de renseignement, « que l’on appelle désormais le SR-Guerre » 1, se compose notamment de la « section de centralisation des renseignements » (SCR) et de la « section de recherche », aussi appelée « section de renseignement » (SR). La SCR est chargée du contre-espionnage (CE) à l’extérieur et sur le sol national, en liaison avec les commissaires spéciaux de la Sûreté générale du ministère de l’Intérieur, encore que « les attributions respectives soient assez mal définies » 2. À l’étranger, ces commissaires arment les bureaux de centralisation des renseignements (BCR) qui fournissent en renseignements l’organe central parisien ; en France, chaque état-major de région militaire possède son BCR. La SR, dont la centrale parisienne est rue de l’Université, collecte le renseignement ouvert (librement accessible) et fermé (par espionnage) ; elle s’appuie sur des postes, implantés aux frontières ou hors de France 3.

2 Le SR recueille en permanence le renseignement au profit du 2e bureau de l’état-major des armées (EMA), organe de synthèse auquel il est rattaché. Dans la réalité, le lien est pourtant ténu à cette époque, comme le reconnaît le général Merson 4 : « Officiellement, SR et SCR dépendaient du 2e bureau de l’EMA. Pratiquement, nous ne dépendions de personne ; nous ne recevions ni ordres, ni instructions de quiconque.[En revanche], les chefs de postes et d’antennes recevaient parfois une "note d’orientation"[du SR-Paris] » 5. Ce 2e bureau d’après- guerre, placé sous les ordres du 1er sous-chef d’état-major de l’État-Major général de l’armée (EMGA), comporte plusieurs sections d’analyse, dont une « section allemande », qui est de loin la plus sollicitée 6, subdivisée en sept sous-sections (organisation de l’armée, production d’artillerie, production industrielle, budget, politique, ressources économiques, mobilisation) 7. Il exploite les renseignements transmis par les services spéciaux déjà cités, mais aussi ceux émanant des 2e bureaux, de la division à l’armée, des attachés militaires (en poste en Suisse, Belgique et Autriche), et des officiers de

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renseignement, membres des missions à l’étranger 8. Il fournit ses synthèses de renseignements au chef de l’EMGA, lequel les exploite puis les diffuse vers le Conseil supérieur de la guerre, le ministre de la Guerre et le Conseil supérieur de la défense nationale, plus haute instance française en matière d’orientation des politiques de défense 9.

1919 : un dispositif de surveillance de l’Allemagne en plein redéploiement

3 L’occupation de l’Allemagne permet aux SR français de prendre pied sur le sol de leur « ennemi»,car la victoire n’a pas changé leur objectif principal. La période allant de l’ouverture de la conférence de la Paix à la signature du traité de Versailles étant caractérisée par l’incertitude la plus marquée quant aux réactions possibles de l’Allemagne, il leur faut continuer à transmettre des données complètes et précises sur la situation dans ce pays.

4 Certes, à partir de la rive gauche du Rhin (puis à partir des têtes de pont exigées par Foch sur sa rive droite), ils peuvent étendre leur périmètre d’investigation jusqu’aux endroits les plus reculés du territoire germanique, et ceci bien avant l’arrivée des Commissions militaires interalliées de contrôle qui bientôt vont être instituées par le traité de paix 10. Ils ont la possibilité de recruter des nationaux, « car la misère générale qui régnait en Allemagne [faisait] que les candidats informateurs affluaient en grand nombre ; la principale difficulté étant souvent de faire le tri entre ceux qui semblaient valables et les autres » 11. Certains Rhénans – sympathisants de la cause française – acceptent volontiers de devenir des agents 12. Les Alsaciens-Lorrains, Français de nouveau, font des bons agents infiltrés. Les condamnations pour faits d’espionnage vont d’ailleurs être multipliées pratiquement par dix en Allemagne entre 1919 et 1924 13. Mais le souci des SR reste finalement le même que pendant la guerre, c’est-à-dire le manque de moyens 14, handicap qui va les obliger à axer majoritairement leur travail sur la zone rhénane d’occupation, puis dès juin 1919 sur la zone démilitarisée à l’est du fleuve 15. 5 Pour remplir sa mission d’investigation, la SR s’appuie donc sur plusieurs « postes ». Celui de Berlin, isolé à l’est, est abrité par la mission militaire du général Dupont 16. Celui d’Aix-la-Chapelle 17 surveille l’Allemagne du nord ; il coopère avec le poste de renseignement franco-belge de Bruxelles et possède également une antenne à Düsseldorf, une autre à La Haye. Celui de Mayence a implanté des antennes à Bonn, Coblence, Wiesbaden et Trèves, ceci afin de se renseigner sur l’Allemagne centrale. Enfin, le poste de Belfort a implanté les siennes à Bâle, Zurich et Annemasse pour observer l’Allemagne du sud et la Suisse ; un redéploiement supplémentaire va s’opérer à l’été 1919, autant pour surveiller l’Allemagne « revancharde » que pour suivre les progrès du bolchevisme 18. 6 Si l’« armée française du Rhin » (AFR) possède un 2e bureau extrêmement prolixe 19, il ne dispose pas d’une SR, ne se préoccupant pas de savoir ce qui se trame au-delà de la zone démilitarisée. Fin juin 1919, afin d’anticiper la dissolution du Grand Quartier général (GQG,) les postes SR du Rhin – qui relevaient du général en chef des armées françaises de l’Est – sont rattachés « pour emploi » à l’EMA/2e bureau 20 avec lequel ils sont reliés par TSF pour l’expédition de leurs comptes rendus 21. Présents dans la zone d’occupation, Düsseldorf, Aix-la-Chapelle et Mayence ne sont donc rattachés

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qu’« administrativement » à l’état-major de l’armée d’occupation des pays rhénans. Ils coopèrent bien entendu avec le 2e bureau de l’AFR et, sur sa demande, peuvent effectuer ponctuellement des recherches ciblées (renseignements d’ordre militaire et enquêtes liées au contre-espionnage) à partir du moment où elles concourent à la sécurité des forces françaises. Par ailleurs, ce sont les commissaires et inspecteurs spéciaux de la Sûreté, détachés par le ministère de l’Intérieur auprès des postes SR, qui font la chasse aux espions et aux provocateurs dans la zone d’occupation française 22.

L’inadéquation des moyens aux objectifs : une caractéristique récurrente du renseignement militairefrançais ?

7 Malgré la surabondance du travail d’investigation et de synthèse, il y a aussi au sein des SR (outre le manque cruel de moyens financiers déjà souligné), un déficit en personnels suite à la démobilisation des réservistes 23. Or il va bientôt falloir guetter les réactions des Allemands au moment de la signature du traité de paix, puis ultérieurement, s’assurer du respect des clauses territoriales, militaires, économiques 24 ou financières 25 de ce dernier. C’est évident, les questions de désarmement et de démobilisation sont les plus sensibles pour un état-major français qui doute déjà de la bonne foi germanique en la matière et continuera à en douter ensuite, malgré les décomptes optimistes du général Nollet, futur président de laCommission de contrôle. Ces questions vont donc intéresser au premier chef un SR « militaire », encore que ce dernier n’ait pas le droit de s’y cantonner. Ce sont les sections « Matériel de guerre » et celle dite « des Armées étrangères »26 qui vont suivre l’évolution numérique des forces armées ou de sécurité, comme elles vérifieront – discrètement – la véracité des données chiffrées se rapportant à la destruction volontaire d’armes de guerre, transmises par le gouvernement allemand aux alliés.

8 Depuis novembre 1918, le SR n’a pas cessé de s’informer sur son ennemi principal, le Nachrichtendienst 27, lequel semble déjà redéployer au printemps 1919 des postes à Cassel et Munster face à la France 28 ; n’oublions pas que sa mission première est de « rechercher systématiquement les centres d’action du contre-espionnage ennemi, d’identifier ses agents et de démasquer leurs procédés, de mener les recherches nécessaires dans l’intérêt même de la sécurité de ses agents » 29. Il ne peut se désintéresser non plus de la situation politique allemande, de la stabilité et de la survie de la jeune république, évaluant au passage la portée de l’engagement de ses élites en faveur de la paix et détectant les opposants de tous bords, agitateurs ou comploteurs, en vue d’évaluer leur dangerosité. Enfin, la SR doit jeter un œil indiscret sur les activités des Belges, des Britanniques et des Américains dans leurs zones d’occupation respectives, ceci afin d’y détecter les indices trahissant les prémices d’une évacuation qu’on souhaiterait dissimuler le plus longtemps possible au commandant en chef interallié 30. 9 Beaucoup de travail donc, dans une Allemagne en proie à des soubresauts d’une extrême violence et difficilement prévisibles. Le 20 mai, les corps francs renversent ainsi le gouvernement des Conseils des commissaires du peuple en Saxe ; le général Rüdiger von der Goltz – dont la mission militaire française (MMF) de Berlin répertorie pourtant les moindres agissements – a installé un gouvernement pro-allemand à Riga. Partout, « ce sont les corps francs – et eux seuls – qui ont rétabli la situation pour empêcher

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l’anarchie. En quelques mois, leurs chefs ont fait surgir du néant une armée de 400 000 volontaires, destinée à remplacer l’ancienne armée impériale. Et soudain, tout cet énorme effort vient buter contre les clauses du traité de Versailles » 31.

Inquiétudes autour de la signature du traité de Versailles

10 Refusant depuis deux mois la ratification du traité de paix, la délégation germanique conduite par Ulrich von Brockdorff-Rantzau se voit à présent acculée, menacée en cas de refus d’une reprise des hostilités, prélude à une dislocation prévisible du Reich. Préférant ne pas endosser la responsabilité d’une capitulation « inacceptable », le chancelier Philipp Scheidemann démissionne le 20 juin au profit de Gustav Bauer. Huit jours plus tard, le traité est signé à Versailles ; dans l’esprit de Matthias Erzberger qui a poussé dans ce sens, ce n’est pourtant qu’un engagement « de pure forme », nul n’étant tenu d’obéir à la contrainte... Une semaine de deuil est alors décrétée en Allemagne ; les dispositions du traité provoquent un véritable traumatisme au sein de la population : des manifestations spontanées d’hostilité aux alliés et à leur Diktat éclatent ça et là. Les membres du SR ne cachent pas leur inquiétude : « Quand nous avons découvert le traité de paix, à la SR et au 2e bureau, nous avons conclu que ça [la guerre] recommencerait d’ici 15 ans, 20 ans tout au plus. »32

11 Sur le plan territorial, un corridor, passant par Dantzig, relie une Pologne recréée à la mer ; si l’on ajoute la perte d’autres régions, l’Allemagne concède le septième de sa superficie de 1914, soit 67 000 km². Il faut encore ajouter l’abandon de ses colonies, un mandat pour 20 ans de la SDN sur la Sarre et le remboursement exigé de 132 milliards de marks-or au titre des réparations de guerre. La rive gauche du Rhin, ainsi que des têtes de pont sur la rive droite, sont occupées militairement par les vainqueurs et leur évacuation s’échelonnera sur 15 ans, à condition que toutes les dispositions imposées à l’Allemagne soient exécutées. 12 Les forces armées, expression du militarisme prussien aux yeux des vainqueurs, sont durement touchées. L’Allemagne doit réduire les effectifs de la Reichswehr provisoire à 100 000 hommes dont 4 000 officiers ; toutes les organisations paramilitaires sont interdites. Le Grand État-Major est définitivement dissous. La possession d’armements et de munitions est sévèrement encadrée, le surplus devant être détruit. Recrutement et instruction obéissent désormais à des conditions drastiques ; toutes les fortifications, présentes sur la ligne du Rhin, doivent être abandonnées ou détruites. Enfin, avions et bateaux doivent être livrés aux alliés. Une Commission militaire interalliée de contrôle est instaurée ; depuis Berlin, elle est chargée de s’assurer du désarmement de l’ancienne armée de terre « ennemie » 33 et doit pouvoir compter sur l’aide du gouvernement allemand dans l’accomplissement de sa mission. 13 Pour accroître la surveillance face à l’Allemagne du sud tout autant que pour mettre en évidence les connexions que le bolchevisme international a établi en Suisse, le SR de Belfort crée une antenne à Strasbourg 34, laquelle fait de même à Mulhouse, Zurich, et Ludwigshafen à la fin du mois de juin. De Berlin, le général Dupont témoigne : « La période qui s’ouvrait à la signature de la paix allait être semblable à celle qui suivit la conclusion de l’Armistice : une vague puissante de dépression s’abattit d’abord sur l’Allemagne. Je signalai à ce moment-là au Président Clemenceau combien il était nécessaire que les Alliés profitent de ce

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moment de résignation que je prévoyais très court pour appliquer immédiatement les clauses du Traité à réalisation immédiate : l’occupation des territoires annexés ou administrés jusqu’à plébiscites, entrée en fonction des Commissions de contrôle, livraison du matériel, etc. » 35 14 Afin de se conformer aux dispositions prévues à Versailles,le gouvernement allemand crée le 5 juilletune « Commission préparatoire de l’armée de paix » qu’il confie au général Hans von Seeckt, commandant en chef de la Reichswehr ; ce « grand théoricien stratégique et organisateur de classe » 36 accepte en maugréant que le traité reflète « la volonté alliée de détruire l’Allemagne elle-même, à travers la destruction de son armée » 37. Le 28, le texte de la constitution de la République est adopté par l’assemblée.La République de Weimar naît ainsi le 11 août, sa constitution entrant en vigueur trois jours après. Vu de l’extérieur, il semblerait donc qu’un processus de normalisation ait débuté. Malheureusement, le ton des rapports de Dupont demeure inchangé pendant l’été, confortant les inquiétudes d’un haut commandement français déjà très sceptique quant à la capacité des Allemands à abandonner leur mentalité belliqueuse.« Dans les rues de Berlin, la capitulation de Weimar avait surexcité la fureur des partis nationalistes. On vit brûler les drapeaux français de 1870, sous l’œil bienveillant des gardiens de l’arsenal et des forces de police. Le maréchal des logis Mannheim – qui appartenait à ma mission – fut assassiné [par des passants, au soir du 11 juillet en pleine Friedrichstrasse 38] à Berlin, et la police, manifestement, négligea de rechercher les coupables 39. En dehors de cet assassinat, la mission française qui ne prenait aucune précaution et dont les membres circulaient souvent en uniforme ne devait subir aucune autre provocation (…). Manifestement, l’Allemagne ne prit pas au sérieux le parlementarisme ; le Parlement était désert et même lorsque les débats étaient particulièrement importants, les députés étaient absents. » 40 15 Cette mauvaise impression est renforcée par les coupures de journaux qui parviennent au 2e bureau 41. En effet, une partie de la presse critique le virage démocratique amorcé par la République de Weimar, d’autant plus qu’il paraît lui avoir été imposé par les vainqueurs : « La nouvelle Constitution allemande respire vraiment peu l’esprit allemand ; le droit électoral étendu, la domination du Parlement, la faiblesse du gouvernement, l’insignifiance du président et la pratique du référendum ont radicalisé l’Allemagne comme aucun grand pays civilisé ne l’a encore été. Nous craignons que cela ne réponde ni au caractère, ni à la mission que l’État allemand doit remplir, tant dans le temps présent que dans l’avenir proche. Les partis de droite, que de bonnes raisons ont amenés à repousser la Constitution, devront tenter de restaurer l’ordre à l’intérieur et le respect du nom allemand à l’étranger. » 42 Par ailleurs, la présence de troupes noires en Rhénanie sert de prétexte à une campagne antifrançaise, nourrie par des mensonges intéressés 43. Les observateurs avertis comprennent que de tels écrits sont porteurs de menaces : confronté aux difficultés matérielles nées de la guerre et de la défaite, le quidam est particulièrement réceptif aux discours appelant à un renouveau national, prompt à lui faire espérer de meilleures conditions d’existence.

Contrôler une Allemagne vaincue et turbulente : une priorité

16 Mais d’autres sujets sont tout aussi préoccupants… Il y a d’abord la situation dans les provinces baltes qui paraît échapper totalement aux alliés. « Dès juillet, des généraux russes [blancs] m’avaient dit : "Nous allons opérer dans les provinces baltiques (sic.) vers Petrograd. Nous recruterons des volontaires dans les camps. Les Allemands nous fourniront le matériel et les armes nécessaires et également autant de soldats que nous voudrons. Ils serviront

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sous nos ordres comme lansquenets et nous les paierons par des concessions de terre." 44 L’exploitation des provinces baltiques et la prise en main des troupes d’occupation de ces régions par les régiments allemands camouflés se complétèrent avec le concours d’aventuriers russes. Tout cela devant les Alliés, hésitants, impuissants ou lassés. » 45 Négligeant les avertissements de Foch, von der Goltz s’est en effet emparé de la direction des opérations et brusquement l’Europe manque de se réveiller « avec une Allemagne s’étendant jusqu’aux portes de Petrograd (…). Les corps conservant leur nom allemand, personne ne se cachait ; on disait ouvertement à Berlin : "Tel officier là-bas sera notre Bonaparte. Une fois le pays conquis et pacifié, il reviendra à la tête de ses légions victorieuses renverser notre gouvernement de pantins." Bien que l’esprit de tous ces corps fût nettement réactionnaire, le gouvernement soutenait le mouvement car il y trouvait un exutoire pour tous ces cadres qui ne voulaient pas rentrer chez eux et il comptait bien que tous se fixeraient dans le pays. » 46

17 Car l’attitude des dirigeants germaniques intrigue aussi : à côté des discours officiels où semble transparaître la volonté de coopérer avec les alliés, une certaine passivité (quand il ne s’agit pas sur certains dossiers d’une forme de résistance passive) se généralise. « Malgré mes interventions pressantes, les Gouvernements alliés tardèrent à appliquer le Traité et, en quelques semaines, les Allemands retrouvèrent leur souffle. » Le 31 août, c’est la « Ligue pangermaniste » qui réclame à Berlin le rétablissement de la monarchie impériale… « L’Allemagne n’observait aucune clause du traité, mais ce qui est plus grave, c’est qu’elle avait tout loisir pour atténuer les effets de nombreuses dispositions 47. Tous mes officiers me signalaient que les régions à céder étaient immédiatement exploitées à fond et vidées de tout ce qui pouvait être emporté. » Enfin, « un énorme dispositif de propagande et d’organisation fut préparé dans les pays à plébiscite ». Une insurrection polonaise éclate en Haute-Silésie,générant de féroces combats avec les corps francs. L’Allemagne joue en effet son va-tout pour garder la région ; « tandis qu’on assassinait ou déplaçait tous ceux qui étaient susceptibles d’alimenter la propagande adverse, les armes étaient réparties dans toutes les localités » 48. 18 Dès septembre, « la Commission de contrôle interalliée, chargée de surveiller l’exécution par la Reichswehr des stipulations du traité de paix, se heurtait à des difficultés considérables, dues à la résistance systématique des autorités civiles et militaires, pleinement appuyées par l’ensemble de la population. Les dissensions entre Alliés ne facilitaient pas les choses. La Commission bénéficia heureusement de l’étroite collaboration du SR, et ce fut en grande partie grâce à lui que les nombreux manquements au traité furent décelés »49. Dupont constate lui aussi que l’armée allemande fonctionne selon un système de camouflage et de faux-semblants. Malgré le fait que laCommission du général Nollet ait le droit d’aller partout pour remplir sa mission, il doute de l’efficacité des contrôles : « La constitution de l’armée se perfectionnait. Je pouvais suivre pas à pas l’organisation militaire nationale en marge du Traité. Tout est prévu pour que tout se volatilise pendant la présence des Commissions de contrôle prévues par le Traité. Elles parties, tout sortira du sommeil. Tous les Allemands me disent : ″Nous avons signé le couteau sur la gorge, mais c’est inexécutable".» 50 Les agents de renseignement font partout un constat similaire : « Le SR a pu suivre avec la plus grande précision l’évolution de la situation militaire en Allemagne ; haut commandement et Gouvernement en ont été constamment tenus au courant. » 51 19 La vie politique reste toujours aussi chaotique. L’extrême droite, représentée par le Parti national allemand et le Parti populaire allemand, est en opposition ouverte avec la République. Le 7 novembre, Hugo Haase, président du groupe parlementaire de l’USPD(Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti social démocrate

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allemand) à Weimar, est assassiné. Quelques jours plus tard, Erich von Ludendorff et Paul von Hindenburg se servent de leur comparution devant la « Commission d’enquête parlementaire sur certains événements survenus avant et pendant la guerre » comme d’une tribune, dénonçant « le manque de soutien de l’arrière » pendant la guerre et accréditant la légende du « coup de poignard dans le dos » dont l’armée aurait été victime en 1918. Or le malaise entre les militaires et le pouvoir politique est accentué par le peu de ménagement que le gouvernement témoigne aux soldats et aux volontaires qui se sont battus depuis fin 1918 sur tous les fronts afin de rétablir l’ordre, évitant ainsi le chaos bolchevique ; à la suite des mesures de démobilisation, 200 000 d’entre eux se retrouvent à la rue, sans emploi ni aide. L’amertume est à son comble dans une armée diminuée, dont une partie des chefs fustige la perte de prestige du corps des officiers, rejette les changements démocratiques, ou est sur le point de s’engager sur la voie de la sédition. 20 L’économie allemande peine à redémarrer ; il y a des grèves, d’énormes difficultés dans l’exploitation des charbonnages et des chemins de fer. Avec le blocus, s’alimenter demeure difficile et beaucoup d’Allemands vivent d’expédients et de combines en tous genres. Un agent de la SCR, membre de la MMF de Berlin, met ainsi en lumière l’existence d’un trafic de vivres et de monnaies alliées au bénéfice de la Russie bolchevique ; ce rapport est aussitôt transmis à Foch par la SCR 52. Courant novembre,Dupont doitquitter Berlin 53, laissant la mission militaire continuer son travail de renseignement. Le mois suivant, la SR crée un poste à Metz, lequel implante aussitôt une antenne à Forbach ; il s’agit tout autant de se renseigner sur la francophilie des Sarrois que de mesurer les progrès du communisme dans cette région 54. 21 Le 10 janvier 1920, les dispositions du traité de paix entrent en vigueur. La Commission militaire interalliée de contrôle (Berlin) comprend trois sous-commissions (armement, effectifs, fortifications) qui ont implanté 22 comités de districts sur tout le territoire germanique ; la Commission aérienne interalliée de contrôle (Berlin) en possède six, la Commission navale interalliée de contrôle, trois 55. « Le choix des personnels des Commissions trahissait l’intention d’exercer bien plus qu’un contrôle militaire, un véritable espionnage technique ; au lieu d’être composées d’officiers de carrière, elles comprenaient surtout des officiers de réserve qui étaient employés avant la guerre dans l’industrie en qualité d’experts techniques ou de chefs de corporations ouvrières. » 56 Les commissions sont aidées par les investigations des agents de la SR visant à découvrir les dépôts clandestins de matériels ; en retour, le général Nollet adresse ses rapports au 2e bureau. Cet échange d’informations accroît l’efficacité du contrôle, autorise des recoupements et permet à la SR – à défaut de « plans de recherches »57– de se fixer des priorités concernant des points demeurés obscurs. 22 Le 12, des Spartakistes tentent un coup de force contre le Reichstag ; une nouvelle fois, le centre de Berlin est l’enjeu de combats, mais la situation est vite rétablie par la Reichswehr et la Schutzpolizei. En raison de leur nombre et de leur équipement quasi militaires, ce sont surtout les forces de police et de sécurité qui retiennent l’attention du 2e bureau. S’ajoutant à l’effectif déjà pléthorique des associations d’anciens combattants comme le Stahlhelm, on craint que cette masse d’hommes en armes soit potentiellement dangereuse 58. 23 Début février,les alliés exigent que 890 criminels de guerre leur soient livrés ; le gouvernement allemand, redoutant une révolte de l’armée, refuse. Pesant le pour et le contre, les alliés choisissent de ne pas insister. Le 14cependant, Foch tape du poing sur

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la table pour empêcher que l’insurrection polonaise de Poznan59 soit noyée dans le sang. Von Seeckt, approché par Brockdorff-Rantzau et Hindenburg pour éradiquer les bandes armées polonaises, préfère renoncer. Il règne partout une atmosphère chargée d’électricité qui fait craindre tous les débordements ; à cette époque, un groupuscule, inconnu de la majorité des Allemands – le Deutsche Arbeiterpartei (DAP) d’Anton Drexler – édifie un inquiétant programme de rénovation nationale : constitution d’une « Grande Allemagne», abrogation des traités de Versailles (puis de Saint-Germain), ségrégation raciale et religieuse, recréation d’une armée forte, etc.

L’ancien (et le nouveau) SR allemand sous haute surveillance

24 Le 2e bureau est persuadé que des forces hostiles s’organisent dans l’ombre, menaçant la stabilité d’une Europe en reconstruction. La SR surveille de près les usines de chimie de la région du Rhin et du Mein, intactes et capables de se remettre à produire des substances incapacitantes ou mortelles « du jour au lendemain ». « Nous suivions exactement le travail de von Seeckt, malgré le SR allemand que la défaite n’avait nullement abattu et qui nous portait des coups sévères » 60, « les organisations terroristes allemandes employant à l’égard de leurs adversaires démasqués ce moyen radical qu’est l’assassinat » 61. Théoriquement dissous, le Nachrichtendienst du colonel Walther Nicolaï 62, un proche de Ludendorff, a en effet recommencé ses activités de renseignement et de propagande anti-alliée 63. Dans tout le pays (comme dans les États anciennement neutres qui l’abritaient pendant le conflit 64), il se montre dès 1919 « agressif jusqu’à l’insolence, pétri d’esprit revanchard et ne s’en cachant pas » 65. L’heure est précisément au recrutement dans les milieux ultranationalistes, afin de reconstituer les réseaux secrets, désagrégés par la défaite 66.

25 D’abord séduit par le ton des propos d’un certain Adolf Hitler, le hauptmann Karl May 67 du service de renseignement du commandement militaire de Bavière s’entretient avec lui ; l’officier traitant convainc très vite l’ex-caporal à la dérive de s’infiltrer au sein du DAPet de devenir son indicateur. On sait quelle carrière va y faire Hitler dès février 1920, au moment où le DAP devient le National Sozialistische Deutsche Arbeiterpartei – Parti national socialiste (NSDAP). À Berlin, le major Friedrich Gempp 68 regroupe des officiers d’active et d’anciens membres du IIIb, dégagés manu militari des obligations militaires ; son objectif est de constituer le noyau du service qui va bientôt s’appeler l’Abwehr 69. 26 À côté de cette menace d’espionnage traditionnelle, incarnée par le Nachrichtendienst, d’autres dangers ont surgi après Versailles, conséquences de la modification des rapports internationaux. Dans la région d’Oppeln, le 2e bureau suit ainsi l’implantation de réseaux ennemis et de stocks d’armes illicites 70, de même que les manigances du corps franc Oberland, auteur de« plusieurs assassinats politiques » 71. Comme pendant la guerre, il s’intéresse aussi à la Suisse où paraît se dessiner un complot antifrançais, rassemblant agents duSRallemandet du Komintern 72. Au même moment, la SCR souligne le besoin de revoir l’organisation du contre-espionnage, « en raison de la reconstitution des services ennemis (…) et du fait qu’il ne soit pas prévu, jusqu’à présent tout au moins, d’organisation de ce genre afférente à la Société des Nations ». Cette note milite néanmoins pour que les attachés militaires ne s’occupent plus de contre-espionnage, ceci afin de ne pas se discréditer dans les pays où ils représentent l’armée française, c’est-à-dire – «

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auprès des puissances encerclant l’Allemagne et ses anciens Alliés et dans les pays ou l’espionnage ennemi et agents du bolchevisme sont particulièrement actifs (Suisse, Hollande, Suède, Belgique, Espagne) » – et suggère même que le CE échoie au Quai d’Orsay ou à la Sûreté générale 73. 27 Le 13 mars, Friedrich Ebert et Gustav Noske – qui exigeaient la dissolution de la Marinebrigade Ehrhardt – sont confrontés au putsch Kapp-Lüttwitz dans lequel Ludendorff est impliqué. Au nom de la « volonté nationale du Peuple allemand », il s’agit d’une tentative de restauration monarchiste, fomenté par les partis de droite et les pangermanistes 74. Bien qu’en relation avec Noske, le capitaine de corvette Wilhem Canaris, ancien membre du SR allemand à Madrid durant la guerre (et futur chef de l’ Abwehr), a trempé dans le complot. 28 « À l’ambassade de France, tout est normal et parfaitement calme. De nouvelles, point ; on observe, dans l’attente des événements, une réserve naturelle et bien compréhensible. À la porte de Brandebourg, des curieux stationnent, regardent. Vont-ils se résigner passivement à cet étranglement de la République allemande ? On ne voit que des casques marqués de la svastika blanche des volontaires rentrés depuis peu des provinces baltiques. Ce sont des jeunes gens de 20 à 25 ans, fort bien armés, parfaitement équipés, bien nourris, l’air brutal et satisfait (on disait à Berlin que, sur un effectif d’environ 8 000 hommes, les "Baltikum" comptaient près de 5 000 officiers camouflés. Les troupes régulières semblent s’être volatilisées »75. Le commandant en chef de la Reichswehr s’étant refusé à faire tirer sur les militaires rebelles, le président et son ministre de laDéfense ont dû quitter précipitamment Berlin pour Dresde. Appelant à la grève générale, ils parviennent in extremis à faire échouer le coup d’État76.

NOTES

1. NAVARRE (général H.), Le service de renseignements (1871-1944), Paris, Plon, 1978, p. 22. 2. Ibid. p. 23. 3. SHD/DAT, 7 N² 2151, note sur la répartition du travail des postes SR en Europe, 10 novembre 1918 et 7 N 2486, d. 2, organisation et fonctionnement des SR du Rhin, 24 juin 1919. 4. À l’époque, commandant et chef du poste d’Aix-la-Chapelle. 5. Souvenirs du général J. Merson parus sous le titre : « Nos services avant-guerre », site Internet de l’Association des anciens des services spéciaux de la défense nationale. 6. SHD/DAT, 7 N 2483, d. 1, inventaire des archives de la section allemande, 1919-1940 (reprenant l’intitulé de ses « Bulletins de Renseignements » mensuels). 7. BARROS (A.), « Le 2 e bureau dans les années vingt : l’impact de la guerre totale sur les renseignements », dans Naissance et évolution du renseignement dans l’espace européen (1870-1940) ; entre démocratie et totalitarisme, 14 études de cas, Vincennes, SHD, 2006, p.197. 8. Nous taisons ici les sources non militaires d’information, mais elles n’en sont pas moins importantes. 9. SHD/DAT, 7 N 2612, d. 12, renseignements sur le fonctionnement du 2e bureau, (s.d.). 10. Voir plus avant. 11. NAVARRE (général H.), op.cit., p. 24.

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12. SHD/DAT, 7N² 2770, d. 23, renseignements sur les époux Brandlewitz ayant renseigné les troupes d’occupation françaises en Rhénanie, EMA2/SCR, 1927. 13. FORCADE (O.), La République secrète, Paris, Nouveau Monde éd., 2008, p. 85. 14. Voir à ce propos : L AHAIE (O.), Renseignement et services de renseignements en France pendant la guerre de 1914-1918, 2e et 5 e Bureau de l’EMA./2 e Bureau du GQG, évolutions et adaptations, thèse de doctorat sous la dir. de G.-H Soutou, Paris IV-Sorbonne, 2006. 15. NAVARRE (général H.), op.cit., p. 24. 16. Ancien chef du 2e bureau du GQG (1914-1917), Dupont dirige la MMF de Berlin ; cf. LAHAIE (O.), « Face à l’Allemagne vaincue : les services de renseignements français (novembre 1918-avril 1919) », Revue historique des armées, no 251 (2/2008), p. 61-71. 17. Appelé « Centre de liaison français ». 18. Voir ci-après. 19. Pour s’en convaincre, voir :7 N 2483, d. 1, répertoire des archives du 2 e bureau (1920-1940) ; rapports annuels de l’AFR reçus par l’EMA/2e bureau. 20. SHD/DAT, 7 N 2486, d. 2, organisation et fonctionnement des SR du Rhin, 24 juin 1919. 21. Souvenirs du général J. Merson. 22. SHD/DAT, 7 N² 2151, d. 2, note sur l’organisation du CE à l’étranger et sur la participation des fonctionnaires de la SG, EMA2/SR-SCR, février 1920 et SHD/DAT, 7 N 2486, d. 2, compte rendu de mission auprès de l’AFR, déclaration du général Guillaumat, signé « LCL Lainey », 21 mars 1925. 23. FORCADE (O.), op.cit. , p. 141. 24. La « section économique » du 2 e bureau est pourtant supprimée fin août 1919 ; dès lors, attachés et missions militaires transmettent au Quai d’Orsay les renseignements d’ordre économique. SHD/DAT, 7 N 2485, note de la SE au sujet de sa transformation pour le temps de paix, non signée, 22 août 1919. 25. Détection d’éventuelles fuites de capitaux allemands vers la Hollande notamment grâce à la complicité de banquiers d’Amsterdam et de Rotterdam. 26. Il s’agit de deux sous-sections de la SR. 27. Le SR allemand. Voir ci-après. 28. SHD/DAT, 7 N² 2477, note sur les SR allemands, GQG/2e bureau, 5 mai 1919. 29. SHD/DAT, 7 N 2486, d. 2, organisation et fonctionnement des SR du Rhin, 24 juin 1919. 30. Foch fait de l’occupation militaire interalliée de la ligne du Rhin la condition première à l’édification d’un nouveau système défensif contre l’Allemagne, mais la paix revenue réanime les égoïsmes nationaux ; LAHAIE (chef d’escadron O.), « Foch et l’établissement d’une nouvelle doctrine défensive française sur le Rhin », actes du colloque international sur le maréchal Foch (École militaire), Paris, 14-18 éditions, à paraître en 2009. 31. BENOIST-MECHIN (J.), Histoire de l’armée allemande, t. 1, Paris, A. Michel, 1993, p. 306. 32. Témoignage du général J. Merson, Bulletin des anciens membres des services spéciaux de la Défense nationale, no 52, 1966, p. 3. C’est exactement ce que pense Foch. 33. NOLLET (général), Une expérience de désarmement ; 5 ans de contrôle militaire en Allemagne, Paris, NRF, 1932. Nollet n’arrive à Berlin que le 13 septembre 1919 ; les Commissions de contrôle du désarmement aérien et naval sont placées sous responsabilité britannique. 34. Rattaché administrativement à l’état-major militaire de la ville. F ORCADE (O.), « La sortie de guerre des services spéciaux français 1918-1925 », Cahiers du CEHD no 31, dossier sur les sorties de guerre, 2007, p. 51. 35. SHD/DAT, 1 KT 526, Mémoires du général Dupont, op.cit., p. 141. 36. NAVARRE (général H.), op.cit. p. 25. 37. BENOIST-MECHIN (J.), op.cit. p. 325. 38. P ERNOT (M.), « Carnet d’un Français en Allemagne, juillet-octobre 1919 », Revue des Deux mondes, 1er janvier 1920, p. 165.

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39. Il est fort probable qu’il s’agisse là d’une « élimination », comme il s’en produit parfois entre SR adverses. 40. SHD/DAT, 1 KT 526, Mémoires du général Dupont, op.cit., p. 142-150. 41. SHD/DAT, 7 N 681, bulletin de situation générale, EMA/2e bureau, 15 août 1919. 42. Kölnische Zeitung, août 1919. 43. Articles des Fränkischer Kurier, Münchner Neueste Nachrichten et Frankfürter Zeitung, automne 1919. 44. DUPONT (général C.), « Le rapatriement des prisonniers », Revue des Deux mondes, 1er mai 1920, p. 165. 45. SHD/DAT, 1 KT 526, Mémoires du général Dupont, op.cit., p. 142. 46. DUPONT (général C.), op.cit., p. 166. 47. Les clauses du traité ne sont pas à application immédiate, ce qui laisse à l’Allemagne le temps de soustraire ce qu’elle souhaite à la vue des alliés. 48. SHD/DAT, 1 KT 526, Mémoires du général Dupont, op.cit., p. 142. 49. NAVARRE (général H.), op.cit. p. 25. 50. SHD/DAT, 1 KT 526, Mémoires du général Dupont, op. cit., p. 143. 51. NAVARRE (général H.), op.cit. p. 24. Tout le problème réside dans l’utilisation que les décideurs font du renseignement qui leur est transmis ; en France – à la différence de ce qui se passe en Angleterre – le renseignement d’origine militaire est difficilement utilisé comme une aide à la décision, parce qu’émanant de spécialistes, il est a priori suspecté d’être tendancieux. L’ignorance de ce travers national explique les conclusions hâtives de certaines études Voir : ALEXANDER (M.), « Did the Second Bureau work, 1919-1939 ? », Intelligence and National Security, 1991-2. 52. « Renseignements reçus d’un agent du service de CE de la MMF » rapport transmis le 2 novembre 1919 à l’EMA2/SCR par l’attaché militaire français à Berlin, reproduit dans : KROP (P.), Les secrets de l’espionnage français de 1870 à nos jours, Paris, Lattès, 1993, p. 647. 53. Au sein d’une « Commission interalliée de délimitation », il doit tracer les frontières germano- polonaises, incluant celles de Dantzig. 54. AN, F7 13 424, notes du 2e bureau sur la propagande bolchevique en Allemagne reçues par la SG, fin 1919. 55. À propos des commissions, voir : SHD/DAT, 7 N² 2720, opérations de la Commission militaire interalliée de contrôle des armements de l’Allemagne (février-mars 1920). 56. RICHTER (S.), Service secret, Paris, Mignolet et Storz, (s.d.), p. 172. 57. Souvenirs du général J. Merson, op.cit. La recherche du renseignement va être organisée dans le courant de l’année 1920. Le plan de recherches, d’abord soumis pour approbation au chef d’état-major, est un ordre donné par le chef du 2e bureau à ses organes de recherche pour les orienter, individuellement et méthodiquement, sur les indications que le commandement souhaite obtenir. ESNEVAL (capitaine d’), « Fonctionnement d’un 2 e Bureau », Revue Militaire française, octobre-décembre 1936, p. 245. 58. Rapport du 2e bureau cité par la Commission de l’armée, 11 février 1920. 59. Elle a éclaté le 19 décembre 1919. 60. Souvenirs du général J. Merson. 61. NEY (E.-L.), L’autre Allemagne ; récits de missions spéciales, Paris, Berger-Levrault, 1930, p. 4. 62. Chef de l’Abteilung IIIb (renseignements) du Grand État-Major allemand en 1914-1918 voir : P ÖHLMANN (M.), « Le renseignement allemand en guerre : structures et opérations », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 232, Paris, PUF, décembre 2008. 63. SHD/DAT, 7N2583, d. 2. Voir : WACHENDORF (K.), Zehn Jahre Fremdherschaft am deutschen Rhein. Eine Geschichte der Rheinlandbesetzung von 1918-1928, Berlin, Völkischer Beobacher (1929) pour cette propagande. 64. AN, F7 13 424, note de la Sûreté à propos des agissements allemands en Suisse, juin 1919.

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65. Conférence du général Rivet, Revue de Défense nationale, décembre 1947. 66. Bundesarchiv (Potsdam), 672, d. 11. 67. F ALIGOT (R.), KAUFFER (R.), Histoire mondiale du renseignement 1870-1939, Paris, Laffont, 1993, p. 192. 68. L’intéressé a été l’adjoint de Nicolaï pendant la guerre ; il a laissé un journal, rédigé en 1928, consultable au Bundesarchiv-Militärarchiv (Freiburg), RW 5/654, Generalmajor a. D. Gempp, Geheimer Nachrichtendienst und Spionageabwehr des Heeres. t. 1, 1866-1914. 69. SR créé officiellement en 1921. 70. SHD/DAT, 7 N² 2723, d. 1, renseignements sur les agissements du SR allemand, EMA2/SCR, (Haute-Silésie, février-août 1920). 71. NEY (E.-L.), op.cit., p. 5. 72. SHD/DAT, 7 N² 2345, d. 1, dossiers de suspects, Allemagne et Suisse, EMA2/SCR, 1920. 73. SHD/DAT, 7 N² 2151, d. 2, note sur l’organisation du CE en temps de paix, non signée, 12 pages. 74. V ERMEIL (E.), « Les origines du coup d’État Kapp-Luttwitz », Revue des Deux mondes, 15 août 1920, p. 801. 75. CROS (G.-C.), « Le coup d’État de Kapp, notes d’un témoin », Archives de la Grande Guerre, t. 10, 1921, p. 560-563. 76. Après ces événements, Noske démissionne au profit de Gessler.

RÉSUMÉS

L’occupation de l’Allemagne permet aux services de renseignements français de prendre pied sur le sol de leur « ennemi »,étant entendu que la victoire de novembre 1918 n’a pas changé leur objectif principal. De l’ouverture de la conférence de la Paix à la signature du traité de Versailles s’ouvre une période se caractérisant par l’incertitude la plus marquée quant aux réactions possibles de la population allemande et de la Reichswehr. Il leur faut donc continuer à transmettre des données complètes et précises sur la situation dans ce pays. Mais face à un Reich qui tente de se soustraire à un traité qu’il ressent comme un Diktat, les difficultés sont nombreuses : personnel formé à la recherche en nombre insuffisant, budget limité. Dans l’ombre pourtant, et sous l’impulsion d’anciens chefs du service de renseignements allemand (Nachrichtendienst), des éléments extrémistes commencent déjà à préparer la future guerre de revanche.

French military intelligence in post-war Germany (May 1919-March 1920): in search of a new security. The occupation of Germany enables French intelligence services to be on the soil of their enemy, it being understood that the victory of November 1918 had not changed their main objective. From the opening of the Peace Conference to the Treaty of Versailles, a period begins that is characterized by greater uncertainty about possible reactions of the German population and the Reichswehr. It is necessary to continue to provide complete and accurate data on the situation in that country. But with a Reich that tries to evade a treaty it considers a diktat, the difficulties are numerous: staff trained in research in short supply, limited budgets. Yet in the shadows, and under the leadership of former heads of the German intelligence service (Nachrichtendienst), extremist elements are already beginning to prepare for a future war of revenge.

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INDEX

Mots-clés : Allemagne, Première Guerre mondiale, renseignement

AUTEUR

OLIVIER LAHAIE

Docteur en histoire de l’université Paris IV-Sorbonne, il s’est spécialisé dans l’étude des services de renseignements pendant et après la Première Guerre mondiale. Chef du cours d’histoire militaire aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan et chercheur au centre de recherche de ces écoles, il est l’auteur d’articles dans des revues scientifiques ou de vulgarisation et a participé à la rédaction d’ouvrages collectifs d’histoire militaire, dont le dernier en date (Les espionnes dans la Grande Guerre) est sorti aux éditions Ouest-France en avril 2008.

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De Gaulle, les FFL et la Résistance vus par les responsables de la Wehrmacht

Jean-Nicolas Pasquay

1 Le danger politique et militaire que représente, pour le IIIe Reich en guerre, la France libre poursuivant le combat, n’a guère fait l’objet d’études s’appuyant sur les écrits militaires allemands. Des auteurs français partisans ont cherché à minimiser les soucis politiques et stratégiques allemands occasionnés par le mouvement gaulliste, ainsi que les contributions des Forces françaises libres à la victoire alliée de 1945. Les écrits secrets d’état-major, les journaux de guerre allemands, les directives de guerre de Hitler, ainsi que les comptes rendus d’entretiens avec les représentants civils et militaires du gouvernement de Vichy constituent des sources indispensables pour apprécier l’importance que revêt, aux yeux des responsables allemands, l’action du général de Gaulle et des forces opérant sous son autorité. Nous nous limiterons strictement à cet objectif, ce qui signifie, en particulier, que nous ne confronterons pas ces écrits aux travaux des historiens et aux déclarations des acteurs français. La « critique » ne portera que sur les éventuelles divergences d’appréciation entre militaires allemands.

2 Comme on pouvait s’y attendre, les écrits allemands concernant les rapports entre le Reich et le gouvernement de Vichy évoquent fréquemment le général de Gaulle et la France libre. Or pour retracer ces relations, les historiens se sont principalement appuyés sur les archives de l’État français, les écrits d’officiers généraux sous ses ordres ou encore sur les récits et déclarations faits après-guerre par les acteurs français. La présente démarche est symétrique de celle-ci, pour ne pas dire opposée : nous n’examinerons que les documents allemands de l’époque et accessoirement les déclarations ou Mémoires de généraux allemands publiés après le conflit. 3 Les écrits d’état-major, à usage interne, sont rédigés par des officiers élevés dans le culte de la précision et de l’efficacité. Il s’agit, particulièrement, d’éclairer le haut commandement et de dépeindre la réalité du moment. Ainsi, on n’hésite pas à écrire que telle situation est critique et exige un repli sans délai, alors que l’on sait que des

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déclarations de ce genre peuvent provoquer la colère du dictateur. Mais comme les bonnes décisions stratégiques ou tactiques ne peuvent s’appuyer que sur l’appréciation réaliste des données diplomatiques ou militaires, l’objectivité dont ces officiers ont généralement fait preuve relève tout simplement de la conscience professionnelle, qualité qui ne leur a jamais fait défaut. 4 C’est pourquoi, on peut globalement accorder confiance aux notes prises sans états d’âme par les officiers et diplomates allemands au cours de leurs entretiens avec les responsables civils et militaires de Vichy, entretiens au cours desquels la lutte contre Charles de Gaulle et ceux qui le suivent joue un rôle majeur. 5 Pour situer les écrits examinés, il est nécessaire de rappeler sommairement les structures du haut commandement allemand et de connaître les personnalités qui détiennent les postes-clés. Le commandement suprême de la Wehrmacht, ensemble des forces terrestres, maritimes et aériennes, est exercé par Hitler, assisté d’un état-major interarmées : l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW). Le général Keitel, grand organisateur mais personnalité servile, est le chef de l’OKW. Il est assisté de Jodl et de Warlimont 1. Jusqu’en 1942, les directives de guerre de Hitler exposent les motifs, le contexte et le but des grandes opérations et formulent des intentions générales. Elles perdent ce caractère de généralité lorsque le Reich perd l’initiative militaire. Elles deviennent alors des exposés de circonstance noyés dans le détail. Dans tous les cas, les directives reflètent la pensée du Führer. L’OKW se charge principalement de leur mise en forme et de leur application. Deux des 74 directives font explicitement référence au général de Gaulle et aux Forces françaises libres. 6 Au moment de l’entrée en guerre, l’armée de terre (das Heer) est commandée par le général von Brauchitsch qui dispose d’un État-Major général : l’Oberkommando des Heeres (OKH). À la tête de l’OKH, on trouve, jusqu’en septembre 1942, le général Halder. Cet officier est un stratège d’une vaste intelligence et d’une extraordinaire capacité de travail. Succédant en 1938 au général Beck, il poursuit le complot pour destituer Hitler que son prédécesseur avait mis en route. Après novembre 1940, Halder renonce au projet de coup d’État pour se consacrer exclusivement à ses fonctions de chef de l’OKH. Malgré la création, en 1938, de l’OKW par Hitler, l’OKH reste l’héritier partiel de l’ancien État-Major général, qui dans le Reich wilhelmien, avait la responsabilité de la conduite générale de la guerre et pesait sur les décisions de politique étrangère. Pour Halder, comme pour son très volontaire prédécesseur, l’Allemagne, puissance continentale doit donner à son armée de terre une position dominante dans le processus de décision et la conduite générale des opérations. D’où des partages 2 et des conflits de compétence avec l’OKW et la grande variété des sujets que l’OKH continue de traiter par tradition 3. Halder tient un journal de guerre (Kriegstagebuch), outil de travail dans lequel il note en style télégraphique les entretiens avec ses collaborateurs et les nombreux interlocuteurs extérieurs, civils et militaires. On y trouve aussi des réflexions personnelles sur la situation politique et militaire. Ce journal manuscrit a été publié, après-guerre, sous forme imprimée, parfaitement fidèle à l’original 4. Des notes additionnelles en bas de page sont destinées à en faciliter la compréhension. Halder sera renvoyé en septembre 1942 après s’être opposé aux vues stratégiques de Hitler pour la campagne de Russie. Son remplaçant, Zeitzler, n’a pas laissé de journal. 7 L’OKW tient aussi un journal de guerre à usage d’état-major. Ce journal sera détruit à la fin de la guerre, à l’initiative du général Winter qui avait succédé à Warlimont en septembre 1944. Il a cependant été possible de le reconstituer en grande partie et de

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l’éditer en 1961-1962 5. Par ailleurs, les comptes rendus secrets journaliers du commandement de la Wehrmacht (Die geheimen Tagesberichte der deutschen Wehrmachtführung) 6 regroupent des informations de provenances diverses : services de renseignement, commandants de théâtres d’opérations, commandements territoriaux, etc. Ces informations se rapportent à la situation des troupes au sol, à la situation aérienne sur le Reich et les territoires occupés, aux opérations contre la résistance armée, etc. Il y a peu d’informations maritimes. On désignera ces comptes rendus par l’acronyme CSW. Destinés à l’information réciproque des états-majors, ces comptes rendus rapportent les événements de guerre au jour le jour et sont d’une grande valeur historique. Les officiers d’état-major rédacteurs utilisent un langage sobre et direct. La perte de l’initiative stratégique et tactique, ainsi que l’insuffisance des moyens, à partir de 1943, apparaissent clairement dans bon nombre de CSW. 8 Notamment pour ce qui concerne les relations entre le Reich et Vichy, les écrits de guerre que l’on vient d’évoquer relatent les conversations et décisions de l’époque avec plus de précision et d’objectivité que les écrits de l’après-guerre de Benoist-Méchin et du général Weygand ou encore des responsables allemands tels que l’ambassadeur Abetz ou le général Speidel. Le principal but de ses personnalités sera de justifier leur conduite pendant le conflit. Dans leurs déclarations après-guerre ou dans leurs Mémoires, les généraux allemands évoquent parfois le général de Gaulle et ceux qui ont combattu à ses côtés. Nous avons examiné les Mémoires des généraux Speidel, Westphal et Ulrich de Maizière, dont aucun n’a succombé à l’idéologie nazie. Mais l’opinion de ces généraux sur Charles de Gaulle est influencée par les prises de position du Général après-guerre. Il y a aussi un souci sincère de réconciliation franco- allemande. En définitive, ces écrits méritent une interprétation prudente.

De l’appel du 18 juin 1940 aux combats en Syrie

Premières appréciations portées sur le général de Gaulle et la France libre

9 Le 30 juin 1940, Charles de Gaulle apparaît pour la première fois dans les CSW. On y lit : « Dans une allocution à la radio anglaise, le général de Gaulle a déclaré qu’en territoire britannique était constitué immédiatement une force française terrestre, navale et aérienne, à base de volontaires. » Le 15 août, le journal de guerre de l’OKW contient un rapport provenant de la Commission allemande d’armistice 7 indiquant les buts poursuivis par de Gaulle et donnant la situation de son mouvement naissant. Ce rapport peut être résumé comme suit : « Après certains succès initiaux dus à la propagande anglaise, l’action du général de Gaulle a perdu de sa résonance et son influence dans les colonies est pour le moment faible. » Aucun homme politique de haut rang ne l’a rallié. Il dispose de forces modestes : environ 2 000 à 3 000 hommes de l’armée de terre stationnés en Angleterre, peu de forces navales (deux vieux bâtiments de ligne, quelques unités modernes légères). « L’ensemble ne peut être considéré comme un renforcement sérieux des moyens britanniques. »

10 La Commission d’armistice donne deux raisons au succès très limité du « mouvement gaulliste » (De Gaulle Bewegung) : d’un côté, une lassitude à l’égard de la guerre et la perte de confiance en eux-mêmes des militaires français tant en métropole qu’outre- mer, de l’autre, l’autorité reconnue du maréchal Pétain et du général Weygand. Selon la

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commission : « Il n’est pas exclu que de Gaulle recevrait un meilleur accueil dans les milieux nationalistes français si son action n’était pas considérée comme une trahison à l’égard de ses deux chefs militaires. » Le 29 août, le journal de guerre de l’OKW fait état d’un message adressé par le gouvernement français à la Commission italienne d’armistice, message d’après lequel une « rébellion » (Aufstand) aurait éclaté en Afrique-Équatoriale et que les troupes coloniales qui y sont stationnées auraient rallié le général de Gaulle. Le gouvernement de Vichy demande l’autorisation de faire appareiller des navires de guerre de Toulon à destination d’Afrique-Occidentale pour assurer le maintien de son autorité dans les territoires français. Alors que la Commission italienne d’armistice n’est pas favorable à cette autorisation, la Commission allemande d’armistice souhaite que l’appareillage soit approuvé. Car selon cette commission, il est politiquement important que les possessions africaines de la France ne tombent pas aux mains du général de Gaulle. 11 Le 16 septembre 1940, le général de Gaulle apparaît pour la première fois dans le journal de guerre de Halder. Dans un entretien que le général accorde à von Etzdorf, haut fonctionnaire des Affaires étrangères, on compare le comportement de Charles de Gaulle à celui du général prussien Yorck. Dans le journal, la trace de cette conversation est réduite à une simple ligne : « Afrique du Nord – de Gaulle – Yorck ». La ligne mérite quelques explications. Yorck commandait en 1812 un corps prussien combattant les Russes en vertu d’une alliance imposée par Napoléon. Le général prussien, désobéissant à son roi, timoré et prudent, conclut une convention de neutralité avec les Russes. Cet acte d’indiscipline accompli le 31 décembre 1812 à Tauroggen, dans la conviction de servir ainsi les intérêts supérieurs de la Prusse, fut le prélude d’une alliance entre la Russie et la Prusse au printemps 1813 qui permit les « guerres de libération » contre Napoléon. Cette alliance élargie à l’Autriche remporta la victoire à Leipzig lors de la « bataille des nations ». Yorck fut honoré comme un héros national par les Prussiens ainsi que par les patriotes et nationalistes allemands. 12 Les arguments échangés entre Halder et von Etzdorf ne nous sont pas connus. Mais il est certain que Charles de Gaulle fait ainsi une entrée flatteuse dans le journal du guerre d’un général allemand de tradition. De nos jours, l’évocation du nom de Yorck revêt encore plus d’éclat, car un descendant du général prussien, le comte P. Yorck von Wartenburg est une des figures marquantes du complot contre Hitler qui aboutit à l’attentat du 20 juillet 1944. P. Yorck sera pendu par les nazis.

Les soldats des FFL doivent-ils être traités comme des francs- tireurs ?

13 Le 2 septembre 1940, l’OKW aborde une question de principe. Dans son journal de guerre, on lit : « Tous les Français combattant aux côtés des Anglais devraient, en vertu de la Convention d’armistice, être traités comme des francs-tireurs. La question n’est cependant pas encore tranchée. » Reportons-nous à l’article 10 de cette convention qui stipule : « Le gouvernement français interdira aux ressortissants français de combattre contre l’Allemagne au service d’États avec lesquels l’Allemagne se trouve encore en guerre. Les ressortissants français qui ne se conformeraient pas à cette prescription seront traités de la part des troupes allemandes en francs-tireurs. » Bien entendu, les unités de la France libre ne sont pas au service de la Grande-Bretagne, mais servent la France, contrairement aux déclarations de Vichy et aux formules martelées par la propagande de Goebbels. La même question est à

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nouveau abordée par Halder, le 25 septembre. Dans son journal, on lit : « Faut-il traiter les partisans du général de Gaulle comme des francs-tireurs ? »L’interrogation signifie que la question n’est toujours pas tranchée, elle signifie aussi, très probablement, les hésitations de Halder. Ce dernier est relancé, à ce sujet par le général Müller, le 7 octobre. Mais aucune décision ne figure dans son journal de guerre.

14 À l’occasion de la publication du journal, l’éditeur indique dans un renvoi la déclaration faite après la guerre par Halder, selon laquelle il avait décidé que les troupes de la France libre devaient être considérées comme étant des troupes régulières. Il n’est pas nécessaire d’attribuer de grandes vertus humaines à Halder pour se fier à cette déclaration. Ce soldat intelligent et réfléchi sait en effet que si l’on exécutait des combattants de la France libre, le même sort serait vraisemblablement réservé aux soldats allemands faits prisonniers par les FFL. La décision de traiter les prisonniers français conformément à la convention de Genève est donc la seule possible pour un chef militaire responsable, garant du moral de ses propres soldats. Toutefois à l’occasion de la bataille de Bir Hakeim, Hitler donne l’ordre d’exécuter une catégorie particulière de soldats appartenant aux FFL. Cet ordre ne sera pas exécuté.

Les inquiétudes du Reich face à l’extension territoriale de la France libre

Conséquences sur les relations du Reich avec Vichy, Rome et Madrid

15 Le journal de guerre de l’OKW note le 24 septembre qu’un fort convoi britannique est apparu la veille devant Dakar, le général de Gaulle étant à bord d’un des navires. Il précise que l’ultimatum envoyé a été rejeté par les autorités militaires de Dakar et que l’attaque a été repoussée. Le 26 septembre, l’OKW reçoit un rapport sur les événements de Dakar provenant de la Commission d’armistice. Le journal indique, en même temps que « Madagascar, le Dahomey et le Togo ne sont pas encore sous influence gaulliste ». On voit donc que l’OKW, soucieux, nourrit déjà un certain pessimisme sur la capacité de Vichy à garder sous sa coupe les territoires africains et Madagascar.

16 Selon un avis du colonel Böhme, chef d’état-major de la Commission d’armistice, figurant dans le journal de l’OKW du 7 octobre, « les Britanniques s’éloignent de De Gaulle ». Böhme estime que si l’on veut s’assurer du concours des Français (gouvernement de Vichy), il faut leur faire des concessions. Il faut, en particulier, leur garantir qu’ils conserveront l’empire colonial et qu’en métropole, ils ne perdront pratiquement que l’Alsace-Lorraine. Les prétentions territoriales italiennes à l’égard de la France doivent être rejetées 8. Böhme termine en estimant que les événements de Dakar ne signifient pas l’état de guerre entre Londres et Vichy. L’annexion de l’Alsace et du département de la Moselle est un fait accompli, au sujet duquel Vichy s’est contenté de molles protestations. Dans l’esprit des officiers allemands, y compris ceux qui sont hostiles au régime nazi, le « retour au Reich » de ces provinces perdues en 1918 paraît légitime. Il s’agit, pour l’Allemagne, d’une situation irréversible, même si cette situation n’a pas fait l’objet d’une déclaration adressée au gouvernement de Vichy. 17 Les 11 et 14 octobre 1940, le journal de guerre de l’OKW constate l’arrivée du général de Gaulle à Douala et précise que « les Anglais n’ont pas laissé tomber de Gaulle ». Le journal du 2 octobre signale l’attaque aérienne « d’avions de De Gaulle » sur Lambaréné. Il rapporte aussi des informations recueillies auprès de la délégation française à la

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Commission d’armistice, selon laquelle le Gabon restait fidèle à Pétain. On ajoute que cette colonie est fortement menacée par des attaques de « troupes gaullistes » en provenance d’Afrique-Équatoriale. On note aussi que de Gaulle a créé le Conseil de défense de l’empire. Le 9 novembre, le journal de guerre de l’OKW mentionne l’attaque du Gabon, fidèle à Vichy, par des « troupes de De Gaulle » en provenance du Cameroun et de Pointe-Noire. On y rapporte la chute de Lambaréné, alors que les « troupes de Vichy » tiendraient apparemment encore Libreville et Port-Gentil. 18 Les notes confidentielles établies par les diplomates allemands au cours des entretiens du Führer avec le Caudillo (23 octobre) et son ministre des Affaires étrangères, Serrano Suner,̃ (18 novembre) permettent de préciser la place qu’occupe le général de Gaulle dans la politique étrangère du Reich 9. Il ressort de ces entretiens que, pour Hitler, « un des problèmes majeurs du moment est d’empêcher que le mouvement gaulliste étende son influence à l’Afrique française et procure ainsi à l’Angleterre et aux États-Unis des bases (bien situées) sur les côtes africaines ». Hitler déclare que « si l’Angleterre n’était pas en guerre et que s’il n’y avait pas de Gaulle, on ne serait pas obligé de renoncer à nos exigences vis-à-vis de la France ». Le Führer souligne qu’il n’a aucunement sacrifié son amitié à l’égard de l’Espagne au bénéfice d’un rapprochement avec la France. Il serait cependant déraisonnable de « formuler des exigences dont la publication aurait inévitablement pour conséquence la défection du Maroc au profit de De Gaulle » 10. 19 Ainsi, par sa seule existence, la France libre, aux moyens encore faibles, crée des difficultés de politique étrangère à Hitler. Il ne peut donner satisfaction à l’Espagne qui s’intéresse au Maroc et se plaint d’un traitement trop doux dont bénéficierait la France. Franco à son tour ne répond pas positivement à la demande du Führer de coopérer au projet allemand consistant à s’emparer de Gibraltar. Et, comme le recommande Böhme, on demande au Duce de mettre une sourdine à ses revendications territoriales considérables au détriment de la France.

Accords entre le Reich et Vichy pour la défense des colonies restées fidèles à Pétain

Projets de reconquête des colonies ralliées à la France libre

20 Le 11 novembre 1940, l’OKW évalue les forces dont dispose le général de Gaulle en Afrique-Équatoriale. Il prend acte des déclarations du général Doyen, chef de la délégation française à la Commission d’armistice, qui sont résumées ainsi : « Le but poursuivi par le gouvernement de Vichy est de combattre le “mouvement rebelle” [Aufstandsbewegung] et de reconquérir la région du Lac Tchad, véritable plaque tournante. Le mois de janvier est la période la plus favorable pour commencer les opérations. »Le journal de guerre de l’OKW constate le lendemain que le Gabon est maintenant aux mains du général de Gaulle. Estimant que le gain territorial est faible comparé à la zone d’Afrique-Équatoriale déjà en possession des gaullistes, l’OKW voit surtout dans ce succès « un accroissement du prestige du Général dans l’opinion mondiale ».

21 Le même jour, Hitler signe sa directive de guerre no 18 qui se place dans une nouvelle perspective 11. On renonce provisoirement à l’invasion des îles britanniques, mais on cherche à isoler la Grande-Bretagne en la combattant en Méditerranée. Il faut, pour cela, s’emparer de Gibraltar, malgré le refus de Franco de coopérer. Les mesures préparatoires nécessitent un renforcement de la collaboration avec le gouvernement de

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Vichy dans la lutte contre l’Angleterre, en facilitant le déploiement militaire allemand sur tout le territoire français, y compris les colonies. La directive indique : « Pour le moment la France joue un rôle de puissance non belligérante. La tâche la plus urgente de la France est de sécuriser ses possessions africaines (Afrique-Occidentale et Afrique- Équatoriale) de façon défensive, contre l’Angleterre et le “mouvement de De Gaulle”. Il se peut que cette tâche entraîne la pleine participation de la France à la guerre. » Dans la logique de la directive no 18, Hitler autorise l’approvisionnement des troupes de Vichy en munitions, ainsi qu’une augmentation des effectifs et des moyens aériens en Afrique. 22 Le 20 novembre, l’OKW constate que le mouvement gaulliste prend de l’ampleur et qu’un « gouvernement central des Français libres » aurait été créé le 15 novembre. Il fait donc allusion à la déclaration organique de Brazzaville du 16 novembre complétant le manifeste du 27 octobre 1940 12. Ainsi, cinq mois après l’appel du 18 juin, le haut commandement allemand, pleinement conscient de l’importance politique et stratégique de la France libre, suit son évolution institutionnelle avec attention et s’inquiète des ralliements à de Gaulle d’un bon nombre de territoires français. Comme l’indique la directive no 18, il est temps de réagir. Tel est l’objet des entretiens de Paris entre des représentants de Vichy et du Reich. 23 Le premier entretien de Paris a lieu fin novembre. Vichy est notamment représenté par Laval, le général Huntziger et l’amiral Darlan. Pour le Reich, il y a en particulier l’ambassadeur Abetz et le général Warlimont (OKW). L’affaire est suivie attentivement aussi bien par l’OKW que par Halder (OKH). Il en ressort que l’Afrique-Occidentale et l’Afrique-Équatoriale menacées par de Gaulle et les Britanniques doivent être renforcées et que si Vichy est prêt à entreprendre une offensive contre de Gaulle, celle- ci nécessite une préparation soignée et ne pourrait avoir lieu avant novembre 1941. Car selon les Français, tout échec pourrait avoir de graves conséquences. Warlimont constate que c’est Laval qui joue le rôle moteur et que le vice-président du Conseil n’est pas satisfait de ses généraux trop prudents. À la suite de cet entretien, les Allemands sont déçus et méfiants. Hitler est très réservé à l’égard de Weygand, représentant du gouvernement de Vichy en Afrique, comme le prouve sa directive no 19 qu’il signe le 10 décembre 1940 13. Mais le deuxième entretien de Paris qui a lieu le même jour va pourtant changer les perspectives de collaboration militaire dans un sens nettement plus favorable au Reich. 24 Dans son journal du 12 décembre, Halder fait état d’un entretien Huntziger-Warlimont au cours duquel le Français déclare son intention d’attaquer au printemps les territoires français tenus par de Gaulle. Le journal de Halder mentionne le deuxième entretien de Paris qui fait l’objet d’un compte rendu complet de Warlimont figurant au journal de l’OKW. La note de synthèse de Warlimont peut se résumer comme suit : 1. Vichy a pris des mesures pour renforcer les forces défensives en Afrique-Occidentale française. Une nouvelle attaque du général de Gaulle contre Dakar est considérée comme impossible. La pleine puissance de combat des unités de Vichy ne pourra être atteinte que si un nombre suffisant d’officiers et de sous-officiers prisonniers en Allemagne sont libérés. 2. L’opération contre le Tchad est déjà amorcée. Deux groupes de bombardiers et un groupe de chasse ont été mis en place. On projette des attaques aériennes contre Fort-Lamy et d’autres « points stratégiques gaullistes ». 3. En cas de réplique des Britanniques, Vichy prévoit les représailles suivantes : bombardement du Nigéria (Kano), conquête de Bathurst et de Freetown. On envisage, en dehors de l’Afrique- Occidentale, d’autres opérations, par exemple de nouveaux bombardements sur Gibraltar.

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25 Halder reproduit les extraits d’un rapport de Huntziger concernant les intentions de l’Angleterre. Le gouvernement de Vichy a été prévenu par l’Angleterre qu’une action contre de Gaulle entraînerait presqu’inévitablement un conflit avec elle. Vichy compte reconquérir ses colonies et accepte le risque de guerre. Huntziger réclame une déclaration allemande selon laquelle aucune acquisition de possession coloniale française n’est envisagée par le Reich. Une telle déclaration couperait, selon lui, l’herbe sous le pied de De Gaulle. Mais cet officier général n’évoque pas l’annexion de fait de l’Alsace-Lorraine, question qui aurait pourtant pu être soulevée dans le même esprit.

26 Au début de l’année 1941, l’OKW constate une évolution dans l’opinion publique en métropole. Selon son appréciation, la population française deviendrait plus attentiste et comporterait maintenant de nombreux partisans du général de Gaulle. Ainsi, à cette époque, pour le Führer et pour le haut commandement de la Wehrmacht, le général de Gaulle est devenu un adversaire avec lequel le Reich doit compter. La France libre est un facteur déterminant dans la politique allemande à l’égard de Vichy. Les responsables militaires allemands souhaitent que la France soit ménagée afin que l’opinion française, tant en métropole que dans l’empire, ne bascule pas massivement du côté de la France libre.

Les premiers succès militaires des FFL

27 Le 15 janvier 1941, le journal de l’OKW prend acte de la progression « des troupes gaullistes [de Gaulle Truppen] depuis les montagnes du Tchad en direction de Tripoli ». Le CSW note le 27 janvier que depuis l’avancée « des gaullistes » vers Mourzouk, il n’y a pas eu de changement dans cette région. On signale le 13 février, une nouvelle attaque des « troupes gaullistes » sur Mourzouk. De son côté, le journal de l’OKW relate le 7 février que « l’ennemi qui avance sur l’oasis de Koufra est apparemment une faible troupe gaulliste provenant du Tibesti ». L’OKW s’intéresse donc de près aux faits d’armes des FFL sur un théâtre d’opérations qui ne concerne – pour le moment – que l’allié italien. Cet allié ne manque pas de demander en mars l’aide de la Wehrmacht dans ses combats désastreux contre de Gaulle. Le 15 mars, l’OKW demande son avis aux Affaires étrangères du Reich pour savoir s’il était autorisé à attaquer par voie aérienne les troupes gaullistes se trouvant sur le territoire français. Cette demande, témoignant d’une grande prudence d’un état-major allemand, peut nous paraître surprenante. Relève-t-elle du souci de ne pas froisser les Français, en bombardant une de leurs colonies ?

28 L’OKW s’inquiète de l’influence grandissante du général de Gaulle liée aux succès des FFL. Il recommande que les demandes de Vichy concernant le renforcement des effectifs militaires en Afrique et en Corse soient satisfaites et qu’on autorise le renforcement des moyens de défense anti-aérienne de Dakar. Vichy est autorisé à envoyer des sous-marins vers l’Indochine et Madagascar. Le 21 mai, le CSW mentionne « l’arrivée de nombreuses troupes britanniques et gaullistes au Proche-Orient » et précise que le Haut-Commissariat en Syrie s’attend à une attaque anglaise contre la Syrie. Curieusement, Halder semble encore douter le 22 mai de la présence de « troupes gaullistes »en Syrie.

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Des combats en Syrie au haut fait d’armes de Bir Hakeim

Les combats en Syrie

29 Dans son journal de guerre du 5 juin 1941, l’OKW précise qu’un état-major allemand de liaison doit rester en Syrie, auprès du général Dentz « en cas de conflit avec de Gaulle et l’Angleterre ». Le 9 juin, le journal rapporte que l’attaque britannique a été lancée la veille au matin, et que Dentz réclame l’appui de la Luftwaffe. L’OKW estime que l’effectif des troupes gaullistes participant aux combats est de 12 000 hommes. Le Führer ordonne le retrait de tous les membres de la Wehrmacht présents dans la région. Cet ordre est en désaccord avec les intentions de l’OKW exprimées quatre jours plus tôt. Le CSW du 9 juin rapporte un message de Dentz selon lequel il y aurait dans le djebel Druze de violents combats avec les forces anglaises et les « troupes françaises irrégulières ». Le commandement allemand précise que les « Forces françaises libres » et les troupes britanniques seraient sous le commandement du général Wilson.

30 Le CSW signale le 21 juin que le général Wilson a averti – par Radio Jérusalem – le général Dentz de son intention de lancer l’assaut final contre Damas le 19 juin et lui a demandé de se rendre. Le compte rendu mentionne, en même temps, l’appel lancé le 18 juin par l’amiral Darlan aux soldats des FFL, pour qu’ils quittent le général de Gaulle et rallient le maréchal Pétain. Le tout est accompagné d’une promesse de pardon pour les soldats et de punition pour les seuls chefs. L’évocation, le même jour, de ces deux événements ne manque pas de sel. Mais cela révèle l’esprit dans lequel les CSW sont rédigés. On note soigneusement, et sans états d’âme, des événements au fur et à mesure que l’information parvient. La valeur de ces documents pour l’histoire, sous leur forme brute, réside entre autres dans cette Gründlichkeit propre à la formation des officiers d’état-major allemands.

La collaboration militaire entre le gouvernement de Vichy et le Reich : un projet ambitieux et illusoire

31 Le 11 juin, alors que l’on se bat en Syrie, est émise la directive no 32 qui concerne déjà la période où l’opération Barbarossa aurait abouti à l’écrasement de l’armée soviétique. Si l’on se souvient que l’opération Barbarossa commence le 21 juin 1941, on voit que le Führer compte sur un conflit court avec l’URSS et qu’il semble prévoyant. Il convient de poursuivre la lutte contre les Britanniques en Méditerranée et de fermer l’entrée occidentale de cette mer par la prise de Gibraltar (au besoin sans la coopération de l’Espagne). Au moment où Hitler envisage la conquête de l’Égypte et de la Palestine, il lui faut se protéger contre une menace britannique et gaulliste en provenance de l’Afrique du Nord. La directive no 32 stipule donc : « La défense de la côte atlantique d’Afrique du Nord et d’Afrique-Occidentale et la reconquête des zones contrôlées par de Gaulle revient aux Français qui recevront les renforcements nécessaires en fonction du développement de la situation. »

32 Le concours important demandé à Vichy fait l’objet de conversations bilatérales. Ainsi, le 31 octobre 1941 a lieu une rencontre entre le général Huntziger, ministre de la Guerre et les autorités militaires allemandes. Le colonel Speidel, chef d’état-major du commandant militaire supérieur en France (Militär Oberbefehlshaber Frankreich) 14 rend

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compte de la rencontre, par une note qui porte sa signature. En voici des extraits : « L’intention sincère et irrévocable du maréchal Pétain et de ses collaborateurs ne serait pas seulement de se défendre contre les Anglais en Afrique, là où cela est nécessaire, mais aussi de les attaquer pour reconquérir le territoire perdu.» Vient ensuite, en français dans le texte, la citation de cette phrase de Huntziger : « Il faut chasser les Anglais (…) de Gaulle a son siège à Douala (Cameroun), le mouvement rebelle [Aufstandsbewegung] a fait des progrès en Afrique-Équatoriale. (…) Le maréchal Pétain, Laval et lui-même [Huntziger] partagent la même opinion selon laquelle les Français ne peuvent plus espérer une victoire anglaise, mais seulement une victoire allemande. » L’entretien du 31 octobre avec les déclarations « vigoureuses » de Huntziger, montre que le gouvernement de Vichy a l’intention de remplir la tâche que lui assigne la directive no 32 du Führer.

Les combats des FFL à Bir Hakeim et l’estime de Rommel

33 Il faut attendre le 27 janvier 1942 pour voir figurer à nouveau les FFL dans les CSW. On y rapporte que « d’après des informations fiables, on a constaté le 25 janvier l’apparition à l’ouest de Derna (Cyrénaïque) d’une division légère de la France libre ».

Les combats de Bir Hakeim

34 Le CSW du 3 juin 1942 reproduit un message de la Panzer Armee Afrika 15 selon laquelle la 90e division légère allemande et la division motorisée italienne Trieste viennent de s’attaquer à la position fortifiée de Bir Hakeim, protégeant le flanc sud du dispositif ennemi 16, et occupé par une « brigade française libre ». L’évolution de la bataille ainsi engagée est décrite journellement par le CSW. On précise que les « troupes françaises libres » occupent une position aménagée à la manière d’une forteresse (festungsartig ausgebaute Stellung) et que les attaques des troupes de l’Axe reçoivent un appui aérien considérable de la Luftwaffe.

35 Par le CSW du 6 juin, on apprend que le front d’encerclement de Bir Hakeim se resserre et que les troupes allemandes se sont rapprochées de la position principale. Les jours suivants, l’attaque se poursuit avec un fort appui de l’artillerie et de l’aviation. Le CSW du 9 juin rapporte qu’au cours des combats acharnés autour de la « Festung Bir Hakeim »,les forces ennemies ont été « comprimées » dans un espace étroit et que les tentatives de dégagement ont été rejetées. Le CSW du 10 juin est particulièrement long. Il mentionne les tentatives de dégagement de la garnison de Bir Hakeim par les Britanniques, des attaques aériennes britanniques contre les forces de l’Axe qui encerclent la position, la progression difficile à travers un terrainabondamment miné et judicieusement préparé par les Français. On rapporte que l’adversaire se bat « fanatiquement » et que l’encerclement sans faille empêche à l’avenir tout ravitaillement de Bir Hakeim. La Luftwaffe a exécuté à nouveau plusieurs raids de grande envergure comprenant jusqu’à 130 avions. Le 11 juin à 13h51, la Panzer Armee Afrika émet le message suivant : « Festung Bir Hakeim prise dans la matinée du 11/6 après un dur combat contre un ennemi qui s’est défendu jusqu’au bout de façon opiniâtre. »Le CSW du 11 juin rapporte que « les Forces françaises libres »ont entrepris dans la nuit du 10 au 11 juin une tentative de sortie en direction du sud-ouest qui a été contrée pour l’essentiel. Au cours de l’assaut qui a suivi « contre un ennemi se défendant à l’extrême, l’adversaire a subi de

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lourdes pertes ». On signale qu’on a fait plus de mille prisonniers. Un autre message figurant au CSW indique que le nombre exact et la nationalité des prisonniers suivra après investigation complète 17. 36 En donnant ces extraits des CSW, il n’était pas dans notre intention de décrire la bataille et encore moins de faire des comparaisons avec les récits des historiens militaires ou de celui du général Kœnig, mais de montrer l’importance donnée à cette bataille et de voir comment les officiers allemands ont jugé les qualités militaires des FFL à l’occasion de leur premier grand affrontement avec la Wehrmacht. On sait qu’en raison de l’enjeu, Rommel dirigea personnellement l’action en concentrant ses moyens sur Bir Hakeim. Le « renard du désert » écrira à propos de Bir Hakeim : « Rarement on a livré sur le théâtre des opérations africain une bataille d’une telle dureté. »

Le sort des soldats des FFL faits prisonniers à Bir Hakeim

37 Comme on l’a vu, le général Halder, chef de l’OKH, avait très vraisemblablement décidé dès l’automne 1940 que les soldats des FFL faits prisonniers par la Wehrmacht devaient être traités comme des soldats de troupes régulières et non comme des francs-tireurs. Mais rien ne permet de savoir, si Keitel, chef de l’OKW était du même avis. Le 9 juin 1942, alors que la bataille de Bir Hakeim fait rage, Hitler dit à Goebbels que, parmi les soldats encerclés, se trouvent des communistes allemands et italiens. Dans son journal, le ministre de la Propagande note la décision du Führer selon laquelle les communistes allemands qui seraient faits prisonniers devraient être exécutés sans exception, après un solide interrogatoire. Le même jour, l’OKW adresse à la Panzer Armee Afrika, c’est-à-dire à Rommel, un message non signé, stipulant que le Führer a ordonné que les réfugiés politiques allemands, membres des Forces françaises libres, devaient être « éliminés sans ménagement au combat ». Ceux qui n’avaient pas encore été éliminés devraient être fusillés sur le champ, dans la mesure où un interrogatoire pour l’obtention de renseignements n’était pas en cours. Il est précisé que le présent ordre doit être transmis oralement 18

38 Les particularités de ce message (absence de signature ou d’attache de signature, référence à un ordre personnel du Führer) montrent qu’apparemment aucun officier de l’OKW n’a voulu prendre la co-responsabilité d’un ordre déshonorant. Mais le 12 juin, Radio Berlin, contrôlée par Goebbels, va beaucoup plus loin que le message cité. On y annonce que tous les prisonniers appartenant aux FFL seront traités en francs-tireurs. Comme on le sait, la réaction du général de Gaulle est immédiate. Il annonce à la BBC que si cette menace était mise à exécution, les prisonniers allemands entre les mains des FFL subiraient le même sort. Radio Berlin fait aussitôt marche arrière 19. Bien entendu, la simple annonce de Radio Berlin n’a aucune valeur pour la Panzer Armee Afrika. Mais l’ordre criminel du 9 juin – qui lui, était en principe exécutoire – n’ayant pas été obéi par les troupes de Rommel, aucun contre-ordre ne fut nécessaire. Les soldats des FFL faits prisonniers à Bir Hakeim sont traités, sans exception, comme les soldats britanniques. On les confia à la garde des Italiens chargés d’une tâche subalterne dont les Allemands soucieux de mobilité dans le désert ne voulaient pas s’embarrasser. 39 Après leur haut fait d’armes de Bir Hakeim, les FFL ont conquis l’estime de leurs adversaires allemands. Elles sont jugées comme étant de valeur militaire comparable à celle des meilleures troupes britanniques que la Panzer Armee Afrika affronte dans le

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désert. Le doute qui aurait pu subsister dans l’esprit de certains officiers de la Wehrmacht quant au statut de ces forces est définitivement dissipé.

Suite des combats en Afrique du Nord, campagne d’Italie, libération de la Corse

40 Le maréchal Cavallero, chef du commandement suprême italien projette, dès le 7 juillet 1942, un débarquement en Tunisie, à la place d’un débarquement à Malte. Au nom de l’OKW, le général von Rintelen exprime, le 20 juillet, son opposition à un tel projet, estimant qu’une « opération italienne en Tunisie entraînerait nécessairement le passage à de Gaulle de la totalité de l’Afrique du Nord française ».

41 Après Bir Hakeim, les CSW et le journal de guerre de l’OKW ne font plus que rarement référence explicite aux FFL. On peut donner à cela plusieurs explications. Le débarquement allié en Afrique du Nord, qui s’accompagne du ralliement à la France libre de la totalité de l’Afrique française, change la situation stratégique et géopolitique de façon irréversible. Il n’y a plus, pour le Reich, aucun espoir de reconquérir des territoires français avec l’aide de Vichy, maintenant dépourvu de moyens militaires. L’adversaire Charles de Gaulle n’est plus cette « cible » quelque peu isolée, créant des soucis spécifiques au commandement allemand (Résistance intérieure exceptée). Il n’est plus pour le Reich qu’un adversaire, membre de l’alliance occidentale. Les unités françaises abandonnent peu à peu leur matériel national et hétéroclite (en partie butin de guerre) pour être dotées de matériels américains. Elles sont donc moins facilement identifiables. Les unités françaises de toute provenance sont progressivement intégrées organiquement et opérationnellement au dispositif allié. À noter aussi que les écrits d’état-major consultés ne donnent pas souvent l’identité des armées ou divisions britanniques et américaines qu’affronte la Wehrmacht. Les unités françaises ne font donc pas exception. 42 Le CSW du 14 février 1943 détaille l’ensemble du dispositif allié et précise qu’au sud du Chott el-Djerid et dans la région de Gabès se trouvent des unités de reconnaissance et de sabotage comprenant des éléments du Long Range Desert Group, ainsi que des « unités du désert françaises libres ». La participation d’importantes unités françaises à la campagne d’Italie n’apparaît pas. Ainsi, au cours des combats du Garigliano, les troupes françaises sous les ordres du général Juin sont simplement désignées comme forces ennemies, sans autre précision. 43 Lors des combats pour la libération de la Corse, les CSW classent les « partisans de De Gaulle »en deux catégories : d’un côté, les « troupes gaullistes », c’est-à-dire les troupes régulières, de l’autre, les « bandes gaullistes », c’est-à-dire les formations de maquisards. Ainsi, le CSW du 9 septembre 1943 rapporte que les « bandes gaullistes » à l’intérieur de la Corse ont été défaites par les troupes allemandes avec le concours d’un bataillon italien. Le 11 septembre, le CSW nous apprend que Bastia est occupé par des « bandes gaullistes » en même temps que par des Italiens et qu’un bataillon allemand est encerclé au sud de Bastia. Le CSW du 26 septembre indique que les unités allemandes ont rejeté une attaque par un « bataillon gaulliste »appuyé par l’artillerie, ainsi que par des unités italiennes. Tous ces comptes rendus traduisent la grande confusion qui règne dans l’île, notamment en raison de la présence de troupes italiennes aux comportements divers.

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Libération de l’hexagone et campagne d’Allemagne

44 Les unités françaises, toutes intégrées dans le dispositif général allié, ne sont que très rarement distinguées des autres unités alliées participant à la libération de la France. On a déjà indiqué les diverses raisons de cette situation. Le fait que, malgré leur intégration dans le dispositif allié, les forces françaises aient toujours gardé pleinement leur caractère national, n’a probablement pas été convenablement apprécié par l’OKW. Mais l’aurait-il été que cela n’aurait vraisemblablement pas changé la façon dont les états-majors allemands suivaient la situation. La nationalité des troupes adverses occidentales est généralement un détail.

45 En revanche, les actions de la Résistance armée intérieure (sabotages, harcèlements, embuscades ou opérations d’envergure) sont évidemment bien identifiées. Elles sont suivies avec attention par les états-majors allemands et apparaissent abondamment dans leurs écrits.

Participation de la Résistance à la libération du territoire

46 À partir de mars 1944, les CSW font état d’actions de plus en plus fréquentes de la Résistance intérieure. Corrélativement, la lutte contre les résistants s’organise et se développe. Elle est placée sous la haute responsabilité du commandant militaire supérieur en France. La 157e division de réserve est principalement affectée à la lutte contre la Résistance, mais d’autres unités sont amenées à y participer suivant les circonstances et les lieux.

47 On donne ci-après une « sélection » d’extraits relatifs à la Résistance tirés des CSW afin d’illustrer la variété des actions, des conditions et des lieux. Ces extraits nous permettent aussi de connaître la façon dont les officiers parlent de la Résistance. Le CSW du 28 mars rapporte qu’une opération contre les « terroristes » s’est déroulée avec succès en Dordogne. Sous la conduite du commandant de la 157e division de réserve, les unités de la Wehrmacht, assistées par la police française et la milice luttent contre les « terroristes » en Haute-Savoie. Le 31 mars, on annonce que 35 « terroristes » ont été fusillés dans ce département et qu’on a mis la main sur un important butin. Le 1er avril, le CSW rapporte qu’au cours d’une opération en Dordogne, 12 « terroristes » ont été fusillés, 277 personnes ont été faites prisonnières et 23 camps détruits. Le 9 avril, on annonce pour la première fois des pertes allemandes au cours d’un combat dans le Jura : 5 tués, 13 blessés. Le CSW du 14 mai mentionne une opération de la 2e division SS de Panzer dans la région de Figeac. Les pertes des « bandes » sont de 41 tués et de 1 266 prisonniers. 48 À partir de juin 1944, pratiquement tous les comptes rendus journaliers font état d’opérations contre la Résistance. Ils constatent une augmentation considérable des actes de sabotage (moyens de communication, liaisons téléphoniques, installations ferroviaires en France et en Belgique, voies navigables, etc.). Un rapport du 12 juin estime que les centres de gravité de l’activité des « bandes » restent le Massif Central et la Dordogne. Provisoirement, il s’agit de « groupes de bandes » non encore constituées solidement et dont il faut empêcher le rassemblement par des opérations permanentes. Les 19 et 20 juin, le commandement s’inquiète de l’activité en Bretagne de « petites bandes mobiles » apparemment ravitaillées par les airs. Dans la région de Malestroit, « l’ennemi » a eu 50 morts.

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49 Au cours de la première quinzaine de juillet, les opérations de la Résistance signalées ne se relâchent pas. On remarque, en particulier, le renforcement des « groupes terroristes » dans les départements de l’Ardèche, de la Drôme et de l’Isère. Un CSW rapporte que dans la zone des Alpes, des convois allemands sont de plus en plus menacés et qu’ils subissent des pertes. Le CSW du 22 juillet rapporte le début des opérations d’envergure contre la Résistance dans le Vercors et détaille l’important dispositif allemand mis en place. Il comprend, en particulier, une escadrille aérienne pour mise en œuvre de planeurs. Les pertes « ennemies » sont de 200 tués. Les pertes allemandes sont de 29 tués et 20 blessés. Le CSW du 10 août constate la fin des opérations dans le Vercors et dresse le bilan de l’ensemble des opérations. Les pertes allemandes sont de 65 morts, 133 blessés, 165 disparus. Les pertes « ennemies » sont de 1 031 morts et 288 prisonniers. Le CSW du 13 août rapporte qu’à proximité de la zone de combat (Normandie), on a remarqué que le rassemblement croissant de « terroristes » et de « groupes de résistance » (Widerstandsgruppen). Le rédacteur fait ici une distinction de vocabulaire dont on ne connaît pas la raison. 50 Les extraits donnés ci-dessus des CSW sont suffisants pour montrer que, selon les autorités de la Wehrmacht, la Résistance a apporté une contribution importante à la libération du territoire. Elle a immobilisé en permanence ou provisoirement des unités allemandes non disponibles pour le combat sur le front principal. Son action de sabotage a ralenti les déplacements et approvisionnements. La retraite des unités allemandes stationnées dans le sud du pays a été coûteuse en hommes et en matériels, en raison d’un harcèlement important par la Résistance. Le général Speidel, après la guerre, minimisera l’action de la Résistance en liaison avec « l’invasion ». D’autres officiers généraux allemands sont d’un avis différent. Nous y reviendrons.

Participation des forces armées françaises et des FFI à la libération du territoire après la bataille en Normandie

51 La participation de la 2e DB aux combats en Normandie n’apparaît pas explicitement dans les écrits d’état-major allemands examinés. À l’occasion du débarquement allié sur les côtes de Provence, le CSW du 17 août 1944 rapporte : « Près du cap Nègre et de St. Tropez, il y a probablement des Français, près de St. Raphaël, ce sont des Américains qui ont débarqué. » Le 18 août, le CSW signale de légers combats de rues, avec tentative de construction de barricades dans les faubourgs de Paris et affirme que de fortes attaques ennemies dans la région de Rambouillet ont été contrées. Le 19 août, on apprend la grève de la police parisienne et des cheminots, ainsi que des attaques « terroristes »dirigées contre des centres administratifs et des services militaires allemands de la capitale. Les CSW suivants décrivent la détérioration progressive de la situation de la Wehrmacht dans Paris et ses faubourgs.

52 Dans le CSW du 23 août, on s’interroge sur l’identité de l’ennemi qui barre la route au nord de Montélimar. On indique qu’il n’est pas possible de savoir s’il s’agit de « terroristes » ou de « troupes régulières ». Les « terroristes » se sont emparés de Tulle et de Brive. Le 24 août, le CSW rapporte que les blindés ennemis ont franchi la Seine à partir de Versailles et de Sèvres et que toutes les positions allemandes sur les grandes routes et les rues ont été percées. Venant du sud, « l’ennemi » est parvenu jusqu’au cœur de Paris. Mais le CSW ne précise pas que les blindés sont ceux de la 2e DB.

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53 La percée de Dompaire est bien constatée dans le CSW du 14 septembre, qui reconnaît que la tentative de la Panzer Brigade 112 et d’éléments de la 21 e Panzer Division pour contrer cette percée a échoué. Mais rien n’indique que cette brillante action est à porter au crédit du général Leclerc. Il en sera de même de la charge de la 2e DB pour libérer Strasbourg. Il faut attendre le CSW du 3 mars 1945 pour retrouver la mention explicite d’une grande unité française. On y confirme un important déploiement de la 1re armée française le long du Rhin supérieur.

Du Rhin au Danube

54 Le succès des troupes françaises sur le sol allemand est révélé dans un communiqué où l’on ne s’attend pas à trouver une telle information. En effet, le communiqué officiel de l’OKW du 23 avril 1945 comporte la phrase suivante : « Des forces blindées de la 7e armée américaine et des “formations gaullistes” ont, au cours de combats acharnés, percé notre front sur plusieurs secteurs et ont atteint le Danube entre Dillingen et Donaueschingen en quelques endroits. » Or les communiqués officiels de l’OKW, diffusés chaque jour à l’intention du public allemand, sont des outils de propagande destinés à soutenir le moral de la population et non à donner de « mauvaises nouvelles ». Comme nous l’avons constaté, les CSW, pourtant très confidentiels et réservés aux seuls états-majors, ne mentionnent que rarement la participation des forces françaises aux combats après 1942. Nous avons donné à cela les explications qui paraissent les plus naturelles. Le communiqué officiel cité semble confirmer notre opinion selon laquelle il n’y a pas la volonté d’occulter l’action des forces françaises.

55 Le CSW du 24 avril 1945 rapporte que « la 1re armée française a réussi à atteindre le lac de Constance, en conjugaison avec les forces moins importantes disposées du sud de la Forêt-Noire jusqu’à la frontière suisse. L’ensemble s’apprête à pousser vers l’Est à partir de la ligne Ulm- Friedrichshafen. Les troupes allemandes ont subi d’importantes pertes en personnel et en matériel, de nombreux états-majors de forces sont tombés entre les mains de l’ennemi ». Ainsi, les succès français au cours de l’assaut final sur le territoire allemand apparaissent clairement dans les écrits de la Wehrmacht.

Le vocabulaire des officiers allemands à propos de la France libre

56 Lorsqu’on cherche à savoir comment l’adversaire est perçu, le vocabulaire utilisé pour le désigner est révélateur. Pour cette raison, l’exposé qui précède fait un abondant usage de guillemets. Ainsi, on a mis en relief la façon dont les écrits de la Wehrmacht désignent la France libre, les FFL et les résistants. On s’aperçoit que le vocabulaire varie selon qu’il s’agit de la traduction en allemand des propos tenus par les représentants de Vichy ou que l’officier rédacteur s’exprime directement et naturellement. Ainsi, parmi les expressions allemandes directes, on relève : « France libre, mouvement gaulliste, partisans de De Gaulle, Forces françaises libres, troupes de la France libre, troupes gaullistes. » Pour être précis et éviter ainsi toute confusion, les officiers allemands parlent de « troupes de Vichy ». Voilà une désignation qui n’aurait pas dû plaire aux collaborateurs de Pétain !

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57 À l’égard des résistants, les officiers allemands ont une attitude très différente. Les termes de « terroristes » ou de « bandes » viennent, semble-t-il, tout naturellement. On a cependant relevé une fois le terme « Widerstandsgruppen » qui signifie « groupes de résistance ». Par ailleurs, les rapports utilisent parfois le terme « ennemis » pour désigner les résistants, ce qui revient d’une certaine façon à leur accorder le statut de combattants. Alors que les écrits de la délégation française à la Commission d’armistice s’embarrassent parfois d’appellations telles que « l’ex-général de Gaulle », voire même « l’ex-colonel de Gaulle », les Allemands écriront naturellement « le général de Gaulle » ou « de Gaulle ». Les représentants de Vichy utilisent les termes de « dissidents », de « rebelles » ou encore de « troupes françaises irrégulières » (général Dentz). Les officiers allemands n’imitent guère leurs interlocuteurs français. 58 En conclusion, la Wehrmacht n’utilise aucun terme péjoratif pour désigner le général de Gaulle et les combattants en uniforme de la France libre. Il s’agit d’adversaires dont on reconnaît la valeur et qu’on respecte. La Résistance, par contre, ne bénéficie pas de la même attitude. Mais, aucune armée régulière n’a jamais montré beaucoup de ménagements à l’égard de ceux qui combattent sans uniforme et menacent leurs arrières. La Wehrmacht ne fait pas exception. Ce qui rend la lutte plus âpre, c’est bien la participation de la milice et de la Gestapo.

Quelques écrits et déclarations de l’après-guerre d’officiers généraux allemands

59 Lorsqu’il s’agit d’apprécier la perception de la France libre par les autorités militaires du Reich, les déclarations et écrits de l’après-guerre d’acteurs allemands ne peuvent être pris en compte qu’à titre accessoire. En raison de leur caractère secret ou confidentiel, les écrits d’état-major de l’époque reflètent, en principe sans « ajustement » ou arrière-pensée, l’attitude des auteurs à l’égard du général de Gaulle, des FFL et de la Résistance. Il n’en va pas de même des Mémoires souvent destinés à se justifier ou à régler des comptes.

60 Les décisions prises par Charles de Gaulle après son retour au pouvoir et qui ont eu un retentissement mondial ou européen peuvent avoir tout naturellement influencé les mémorialistes lorsqu’ils parlent du chef de la France libre. Nous verrons avec les mémoires de Speidel que ce risque d’influence est bien réel.

Les mémoires de Speidel 20 et la controverse à propos des FFI

61 Speidel, officier intellectuel et mondain, est un admirateur du maréchal Pétain qu’il a eu l’occasion de rencontrer dans les années 1933-1935, lorsqu’il était adjoint de l’attaché militaire du Reich à Paris. Par ses fonctions de chef d’état-major du commandant militaire supérieur en France (août 1940-mars 1942), il est l’un des acteurs de la coopération militaire avec Vichy. Il essaie, à son niveau, de contribuer pendant la guerre à la réconciliation franco-allemande et à l’esprit de collaboration. Charles de Gaulle est donc d’emblée son ennemi. Il est surprenant que cet officier, féru d’histoire, n’ait pas compris qu’un Français digne ne pouvait être qu’hostile à l’Allemagne tant que la Wehrmacht occupait son pays.

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62 À l’époque de la bataille de Normandie, le jeune général Speidel est le chef d’état-major du commandant du groupe d’armées B (en l’occurrence Rommel jusqu’au 17 juillet 1944 puis von Kluge). Selon Speidel, le général de Gaulle (ou son entourage ?) lui aurait reproché que, dans son livre intitulé Invasion 1944, publié en 1952 21, l’action de la Résistance ait été traitée « comme quantité négligeable ». Il maintient son point de vue en écrivant : « En effet, il n’y eut, pendant la bataille de Normandie, aucune difficulté notable liée à des actes de sabotage et à des attentats de la Résistance française. » À l’appui de cette affirmation, il indique que Rommel et lui-même se déplaçaient sans protection. Ses Mémoires précisent bien que Paris est pris par la 2e DB, mais n’évoquent à aucun moment les actions des FFI dans les jours qui ont précédé l’arrivée du général Leclerc dans la capitale. Pourtant les CSW dont nous avons donné des extraits ont rapporté journellement l’action armée des « terroristes » dans Paris et ses faubourgs. Les CSW complètent donc heureusement et « par anticipation » les lacunes évidentes et délibérées des mémoires de Speidel. 63 Avant d’appeler d’autres témoignages, il est nécessaire de souligner que la carrière militaire de Speidel dans la Bundeswehr a encore renforcé son hostilité à l’égard de Charles de Gaulle. Il ne pardonnera pas au Général sa contribution à l’échec de la CED et la sortie de la France de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, au sein de laquelle Speidel exercera les hautes fonctions de commandant en chef des forces terrestres du Centre Europe. L’hostilité au Général, affichée dans ses Mémoires, est devenue viscérale. Emporté par la passion, Speidel se lance dans une polémique, par endroits futile, et dans laquelle les nuances que l’on pourrait attendre d’un intellectuel disparaissent. Au point que cet officier discipliné et prudent tout au long de sa carrière, s’en prend à la mémoire du Chancelier Adenauer, coupable d’avoir souvent cédé au général de Gaulle, notamment en reconnaissant l’intangibilité de la frontière Oder- Neisse 22.

Un témoignage du général Blumentritt à propos de la Résistance

64 Le général Blumentritt exerce de septembre 1942 à septembre 1944 les fonctions de chef d’état-major du commandant en chef pour l’Ouest (en l’occurrence le maréchal von Rundstedt, puis le maréchal von Kluge). Le commandant en chef pour l’Ouest a notamment autorité sur le commandant du groupe d’armées B, dont Speidel est le chef d’état-major. Sa zone de responsabilité comprend toute la France, la Belgique et les Pays-Bas. Blumentritt a donc une vue « géographiquement » plus large des événements que Speidel.

65 Pendant qu’il est encore prisonnier des alliés, Blumentritt, comme d’autres généraux, est interrogé par l’écrivain militaire Liddell Hart 23 sur les événements de la guerre à l’Ouest. Blumentritt déclare : « En bref, 1943 peut être résumée comme une année d’incertitude et d’insécurité. Les difficultés furent accrues parce que le mouvement de résistance en France était devenu redoutable, nous causant beaucoup de pertes et provoquant des tensions. »Il ajoute que ces mouvements de résistance divers jusqu’en 1942 ne présentaient pas de menaces sérieuses, mais qu’il n’en fut plus de même à partir de 1943. À propos du débarquement en Normandie, Blumentritt déclare : « L’éminence du débarquement pouvait être reconnue par de nombreux signes. Le désordre croissant dans l’intérieur devint une menace sérieuse qui entraîna des pertes notables par des embuscades et des raids. Il y eut de nombreux déraillements de trains qui apportaient du ravitaillement et des renforts au front. »

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Compte tenu du fait que Blumentritt parle ensuite explicitement des bombardements aériens, il faut comprendre que les deux phrases citées se rapportent exclusivement à l’action de la Résistance.

Les souvenirs de l’amiral Ruge

66 L’amiral Ruge, homme sincère et fidèle, est le représentant de la Kriegsmarine auprès de Rommel, commandant du groupe d’armées B. Il en est souvent le confident. Dans son livre Rommel und die Invasion 24 établi à partir de son journal de l’époque, Ruge rapporte que le trafic de ravitaillement militaire sur les canaux reliant Paris à la France du nord fut notamment perturbé par des sabotages, mais que par contre, la navigation sur la Seine se poursuivait sans trop de difficultés.

67 Le 15 juillet 1944, Ruge accompagne Rommel au cours d’une visite à différents états- majors de division en Normandie. Arrivé près de Pont-Audemer, Rommel sachant qu’il y avait à proximité une zone où des maquisards avaient détruit plusieurs véhicules, décide de faire un détour pour rejoindre Dozulé. Si, comme le rapporte Speidel, Rommel roulait sans protection, nous apprenons ainsi, par une anecdote, que le « renard du désert » prenait néanmoins quelques précautions pour éviter les FFI. Certes, au cours de tels déplacements, le principal danger était bien l’attaque aérienne par chasseurs-bombardiers à basse altitude. C’est d’ailleurs au cours d’une telle attaque que Rommel sera sérieusement blessé et restera indisponible jusqu’à son suicide ordonné par Hitler.

Les souvenirs du général Westphal

68 Le général Westphal est entré dans la Reichswehr en 1920. Dans ses Mémoires 25, il restitue avec franchise les mentalités et pratiques des officiers de tradition de la Reichswehr et de la Wehrmacht. L’esprit critique ne lui fait pas défaut. En Afrique, il est chef d’état-major de Rommel jusqu’au 1er juin 1942, jour où il est grièvement blessé. Évacué vers l’Allemagne, il n’est pas présent à la bataille de Bir Hakeim. Dans son livre, il écrit toutefois, que selon les renseignements parvenus à l’OKW, le général Kœnig aurait eu sous ses ordres un bataillon juif et que la Panzer Armee Afrika avait reçu un message de Hitler ordonnant que les Juifs faits prisonniers devaient être éliminés (dans un simulacre de combat). Il poursuit en indiquant que cet ordre fut brûlé, car la Panzer Armee ne voulait pas de « ces méthodes ». Il ne peut s’agir que d’un message distinct de l’ordre du 9 juin 1942 déjà cité, lequel concernait les prisonniers réfugiés politiques allemands (sans aucune référence à la judaïté). Nous n’avons pas pu recouper les indications du général Westphal avec d’autres sources allemandes. Mais comme les troupes de Kœnig ne comportaient pas de bataillon juif, on peut se demander s’il n’y a pas eu confusion dans l’esprit de Westphal.

Les mémoires du général Ulrich de Maizière26

69 Jeune officier pendant la guerre, Ulrich de Maizière sert notamment sur le front de l’Est et n’a donc pas l’occasion d’affronter les FFL. Il poursuit sa carrière militaire dans la Bundeswehr , dans laquelle il exerce la fonction la plus haute, celle de Generalinspektor. Son attitude à l’égard de Charles de Gaulle n’est indiquée ici que par contraste avec celle de Speidel. Il s’agit de constater que l’on peut avoir été un haut responsable de la

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Bundeswehr, impliqué dans le projet de la CED et dans les relations avec l’OTAN, sans pour autant être hostile à de Gaulle. Ulrich de Maizière applique, comme il se doit, la politique militaire définie par le Chancelier. S’il approuve l’appartenance de la République fédérale à l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, il ne passe pas sous silence les inconvénients que cela comporte pour la Bundeswehr elle-même. Officier pragmatique et de bonne volonté, il s’efforce, par ses rapports directs avec les responsables militaires français et américains, de faire en sorte que l’absence de la France dans l’organisation intégrée n’ait de répercussions fâcheuses sur l’essentiel : l’aptitude pour la France de se battre efficacement à côté de ses alliés de l’OTAN si nécessaire.

70 Lorsqu’il commande la Führungs Akademie (École supérieure de guerre interarmes), il y reçoit le général de Gaulle, auquel de Maizière s’adresse dans la langue de ses ancêtres huguenots. L’allocution du commandant de la Führungs Akademie vient indirectement remercier le Général de s’être adressé au peuple allemand dans la langue de Gœthe. Le respect que porte de Maizière à Charles de Gaulle transparaît dans son style sobre. Le 12 novembre 1970, il participe au service religieux à Notre-Dame à la mémoire du Général. Il écrit que cette cérémonie lui avait rappelé l’enterrement du Chancelier Adenauer, associant ainsi dans son esprit les deux principaux artisans de la réconciliation franco-allemande.

Conclusion

71 Les écrits des états-majors de la Wehrmacht, ainsi que ceux des diplomates du Reich, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, montrent que l’action du général de Gaulle et de la France libre sont, jusque vers la fin de 1942, des facteurs déterminants dans les relations du Reich avec le gouvernement de Vichy, ainsi qu’avec l’Italie et l’Espagne. Les soucis créés par les premiers ralliements de territoires africains à la France libre, la crainte de voir ces ralliements s’étendre et la peur que l’opinion publique en métropole bascule du côté du général de Gaulle apparaissent dans de nombreux écrits et sont un handicap pour la diplomatie allemande.

72 La reconquête par Vichy – avec ou sans l’assistance militaire allemande – des territoires ralliés à de Gaulle est un des objectifs de la stratégie du Reich comme le montrent, en particulier, deux directives de guerre de Hitler. Les états-majors allemands suivent avec attention les premiers engagements des FFL contre les Italiens, ainsi que les combats en Syrie. Le haut fait d’armes de Bir Hakeim force le respect des officiers allemands. Il faut désormais compter avec les forces françaises renaissantes. À cette occasion, la Wehrmacht reconnaît définitivement aux FFL leur caractère de troupes régulières. 73 Après le débarquement allié en Afrique du Nord, les Forces françaises combattantes, progressivement intégrées dans le dispositif allié, ne sont plus que rarement citées en tant que telles dans les rapports examinés. Cette imprécision s’explique naturellement sans qu’il soit nécessaire d’y voir une intention d’occulter l’action des forces françaises. Le succès français dans l’assaut final sur le sol allemand est d’ailleurs reconnu dans un communiqué officiel de l’OKW. 74 À partir de 1943, la Résistance armée intérieure devient un véritable souci pour la Wehrmacht. Les actions croissantes et variées de la Résistance dans les deux mois qui précèdent les deux débarquements en métropole sont suivies avec inquiétude et les

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opérations montées pour combattre « les terroristes »absorbent un effectif de plus en plus nombreux. À partir du débarquement en Normandie, la Résistance provoque une certaine désorganisation de l’arrière du front et des pertes allemandes notables. Dans ses écrits de l’après-guerre, Speidel a minimisé l’action de la Résistance. Il est contredit à la fois par les comptes rendus allemands de l’époque et les déclarations de l’après- guerre d’autres officiers généraux de la Wehrmacht. 75 Ces écrits provenant de « l’autre côté de la colline » témoignent en définitive d’une triple reconnaissance : celle d’un adversaire de grand format, tenace et respecté en la personne de Charles de Gaulle, celle de FFL courageuses et de haute valeur militaire, celle enfin d’une Résistance redoutée et démoralisante qui a bien contribué à la défaite allemande.

NOTES

1. WARLIMONT (W.), Im Hauptquartier der Wehrmacht, (1939-1945), Bernard um Graefe Verlag für Wehrwesen, Frankfurt am Main, 1962. 2. La conduite des opérations sur le front russe relève de l’OKH. La conduite des opérations partout ailleurs est l’affaire de l’OKW. 3. On a pu affirmer qu’il était interdit aux officiers de l’OKW et de l’OKH d’entrer en rapport avec des personnalités des Affaires étrangères. Si cette interdiction existait, on constate qu’elle n’était pas respectée comme le prouve le journal de Halder. 4. H ALDER (generaloberst), Kriegstagebuch, édité par H.-A. Jacobsen, W. Kohlhammer Verlag, Stuttgart, 1962. 5. Kriegstagebuch des OKW (1940-1945), édité par H. Greiner et P. Schramm, Bernard um Graefe Verlag für Wehrwesen, Frankfurt am Main, 1961-1965, 7 volumes. 6. Die geheimen Tagesberichte der deutschen Wehrmachtführung im zweiten Weltkrieg (1940-45), Biblio Verlag, Osnabrück, 1995, 12 volumes. Ces comptes rendus journaliers sont désignés par l’acronyme CSW (Comptes rendus secrets du commandement de la Wehrmacht). 7. Présidée par un officier allemand, la Commission d’armistice (allemande) comporte une délégation française, conduite par un officier général français. On ne s’intéresse ici qu’aux écrits allemands. Le terme Commission d’armistice désigne la composante allemande de cette commission. Une grande partie des écrits de la délégation française auprès de la Commission d’armistice a été publiée en 5 tomes (Alfred Costes éditeurs, Paris, 1948-1955). Il existe aussi une Commission d’armistice italienne auprès de laquelle la France a également une délégation. 8. Les revendications territoriales italiennes portent sur la Corse, la Savoie et la Tunisie. 9. HILLGRUBER (Andreas), Staatsmänner und Diplomaten bei Hitler – vertraulicheAufzeichungen über Unterredungen mit Vertreter des Auslandes, 1939-1941. 10. Les revendications territoriales de l’Espagne portent notamment sur la totalité du Maroc et la région d’Oran. 11. Hitlers Weisungen für die Kriegführung (1939-1945) par W. Hubatsch, Bernard um Graefe Verlag für Wehrwesen, Frankfurt am Main. 12. GAULLE (Charles de), Mémoires de guerre. L’Appel, Plon, p. 313-317. 13. L’opération Attila, objet de la directive n o 19, a pour but d’occuper toute la France métropolitaine et de s’emparer de la flotte qui y est stationnée. Elle est prévue « dans le cas où les

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parties de l’Empire colonial français actuellement contrôlées par Weygand manifesteraient des signes de dissidence (Abfall) ». Hitler sait que Weygand est hostile à de Gaulle ; s’il imagine une dissidence à l’initiative de Weygand ce n’est probablement pas un ralliement à la France libre. À noter que l’opération Attila sera exécutée près de deux ans plus tard, en réplique au débarquement allié en Afrique du Nord. 14. Les fonctions de commandant militaire supérieur en France sont exercées par le général O. von Stülpnagel d’août 1940 à février 1942, époque où il démissionne en raison de son désaccord avec la politique des otages imposée par Berlin. Cet officier général est remplacé par son cousin K.-H. von Stülpnagel qui exerce ces fonctions de février 1942 à juillet 1944. K.-H. von Stülpnagel est compromis dans la tentative de coup d’État associé à l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. Après une tentative de suicide, il sera jugé et exécuté par les nazis. Speidel, chef d’état-major du commandant militaire supérieur en France d’août 1940 à mars 1942, sera remplacé par le colonel Kossmann. 15. La Panzer Armee Afrika, héritière élargie de l’Afrika Korps, comporte également des divisions italiennes. Elle est commandée par Rommel. 16. Ce dispositif orienté nord-sud est appelé « Gazala line » par les Britanniques. Il comporte un certain nombre de points fortifiés isolés (les « boxes »ou « boîtes »). Bir Hakeim est la « boîte »située à l’extrémité sud du dispositif, c’est-à-dire en plein désert. 17. L’identification de la nationalité des prisonniers a été probablement demandée par l’OKW. La question posée est en rapport direct avec celle du sort des prisonniers, abordée dans le paragraphe suivant. On ne trouve aucune trace dans les CSW des jours suivants des relevés de nationalité annoncés. 18. Extrait de M. Philip Remy, Mythos Rommel, List Verlag, München, 2002. 19. GAULLE (Charles de), Mémoires de guerre. L’Appel, Plon, p. 258-259. 20. SPEIDEL (H.), Aus unserer Zeit, Erinnerungen, Wien, 1977. 21. SPEIDEL (H), Invasion1944, Frankfurt am Main, 1949. 22. La reconnaissance définitive de la frontière Oder-Neisse fera l’objet d’une déclaration commune du Bundestag (RFA) et de la Volkskammer (DDR) le 21 juin 1990, soit 27 ans après le départ d’Adenauer ! Mais cette délicate question, Adenauer a suivi les recommandations fermes du Général formulées lors de leur première rencontre. 23. LIDDELL HART (B.-H.), The Oder Side of Hill, 1948-1951, Edition Pan Books Ltd., London, 1978. 24. RUGE (F.), Rommel und die Invasion, Erinnerungen, K.-H. Koehler Verlag, Stuttgart, 1959. 25. WESTPHAL (S.), Erinnerungen, Mainz, 1975. 26. MAIZIÈRE (Ulrich de), In der Pflicht – Lebensbericht eines deutschen Soldaten, , 1997.

RÉSUMÉS

Les écrits des états-majors de la Wehrmacht, les comptes rendus diplomatiques du Reich, les directions de Hitler situent la place qu’occupent le général de Gaulle, les Forces françaises libres et la Resistance dans les soucis politiques et militaires allemands. L’existence de la France libre influence nettement les rapports du Reich avec Vichy, l’Italie et l’Espagne. Dès 1940, les opérations des FFL, l’évolution institutionnelle de la France libre et le développement de son influence dans le monde sont suivis avec attention. Le Reich compte sur Vichy pour garder l’Empire contre les entreprises de la France libre et de ses alliés. À la suite de la bataille de Bir

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Hakeim, les FFL sont considérées comme des troupes régulières de grande valeur militaire. Après novembre 1942, les forces françaises ne sont que rarement identifiées dans les écrits militaires allemands. À partir du printemps 1944, les comptes rendus de la Wehrmacht font presque quotidiennement état des actions de la Résistance, qui mobilisent des moyens allemands significatifs pour y faire face. Les écrits examinés témoignent de la considération accordée au général de Gaulle et aux FFL. Ils confirment aussi que Charles de Gaulle tenait à la fois l’épée et le bouclier de la France.

De Gaulle, the Free French Forces and the Resistance as seen by the leaders of the Wehrmacht. The writings of the general staff of the Wehrmacht, the diplomatic records of the Reich, the directions of Hitler identify the place of General de Gaulle, the Free French Forces, and Resistance within the political and military concerns of Germany. The existence of Free France clearly influenced the rapport of the Reich with Vichy, Italy and Spain. Since 1940, the operations of the Free French Forces, the institutional development of Free France, and the spread of its influence in the world were monitored carefully. The Reich counted on Vichy to guard the Empire against the efforts of Free France and its allies. In the aftermath of the Battle of Bir Hakeim, the Free French Forces were treated as regular troops of great military value. After November 1942, French forces were only rarely identified in German military writings. From spring 1944, the records of the Wehrmacht mention almost daily the actions of the Resistance which require significant German means to counter them. The writings reviewed testify to the consideration given to General de Gaulle and the Free French. They also confirm that Charles de Gaulle held both the sword and the shield of France.

INDEX

Mots-clés : Allemagne, France libre, Résistance, Wehrmacht

AUTEUR

JEAN-NICOLAS PASQUAY

Polytechnicien, il entre en 1956 dans le corps militaire des ingénieurs hydrographes de la marine. Embarqué à bord de divers navires hydrographiques opérant en Atlantique, Méditerranée et Océan Indien, il exerce notamment des fonctions de directeur de missions hydrographiques. Au cours d’affectations à terre, il est responsable de cartographie militaire. Il exerce ensuite successivement les fonctions de directeur de l’établissement principal du Service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM) et de directeur du SHOM (1990-1994). Ingénieur général, il est aussi ancien auditeur de l’IHEDN.

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L’Allemagne vue par la Revue historique des armées

Jean-François Dominé

Introduction

1 De 1945 à 2008, la Revue historique de l’armée, puis des armées, a publié 253 numéros, soit quatre par an, sauf exception. Hormis quelques différences de présentation, elle a toujours été articulée en deux parties, l’une thématique, l’autre constituée de rubriques permanentes symbolique et traditions militaires, histoire militaire ancienne, moderne et contemporaine, chroniques de livres. À relire ces volumes reliés 1, on mesure à quel point l’histoire de l’Allemagne fascine les responsables de la Revue historique des armées 2. Certes, ils ont des périodes et des sujets de prédilection 3, mais leur curiosité ne fléchit jamais longtemps.

2 Bref, la Revue historique des armées n’a laissé dans l’ombre aucun aspect du passé germanique. Son approche s’articule autour de quatre thèmes dominants : les représentations, leslieux, les conflits 4 et les armées, française et allemande. Bien entendu, il arrive souvent qu’un sujet relève de plusieurs thèmes. Ainsi, Le franchissement du Rhin par la 1re armée française et la prise de Karlsruhe 5 relève de trois thèmes (lieux, conflits, armées). Dès 1946, la Seconde Guerre mondiale dispose d’une rubrique intitulée Histoire militaire de la Deuxième Guerre mondiale ; elle compte en général quatre articles par numéro et perdure jusqu’en 1950. Par ailleurs, de 1945 à 1960, la Revue historique des armées rend compte de 130 ouvrages consacrés à ce conflit. À rebours, la guerre de Trente Ans, dont les conséquences furent décisives, non seulement pour l’Allemagne, mais pour l’ensemble de l’Europe, n’est honorée que par trois articles, dus au général (2s) Bertin 6. 3 Telle qu’elle a été traitée par la Revue historique des armées, l’Allemagne constitue une matière trop complexe pour être analysée globalement. Ainsi, chaque conflit mondial pourrait aisément faire l’objet d’un article, voire d’un numéro. Ont été retenus ici trois sujets significatifs mais d’une ampleur limitée : le Rhin, la guerre de 1871-1870 et la Prusse.

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Le Rhin

4 Tout au long du XIXe siècle, le Rhin a fait l’objet de polémiques entre artistes français et allemands, principalement autour de deux thèmes, la Garde au Rhin 7et le Rhin allemand 8. Ainsi, le chansonnier Béranger écrit : « Le Rhin, aux bords ravis à ta puissance ; Porte à regret le tribut de ses eaux ; Il crie au fond de ses roseaux ; Honneur aux enfants de la France. »9

5 Peu avant la Première Guerre mondiale, Émile Hayem avertit le lecteur : « Tant qu’il y aura une France, il y aura une question du Rhin »; il expose ensuite « quelques effets de la rivalité atavique » tels que chants nationaux ou poèmes10. Il n’est donc pas surprenant que la Revue historique des armées se soit emparée du thème. De 1945 à 1974, onze articles lui ont été consacrés ainsi qu’un numéro spécial 11. Très présent après la guerre 12, le Rhin disparaît près de quinze ans puis revient discrètement à la fin des années 1960 pour s’éteindre en 1974 13. 6 Autre constat : avec sept articles, la fin de la Seconde Guerre mondiale l’emporte nettement sur les autres périodes (deux sur le Directoire, un sur le règne de Louis XIV) ; un seul se place dans une perspective d’ensemble. Six articles sont dus à des officiers, trois à des civils et deux sont des documents fournis par les armées elles-mêmes. En revanche, les civils l’emportent nettement dans le numéro spécial (2/1947) : huit pour quatre militaires. Cette livraison va du limes romain à la Seconde Guerre mondiale en s’arrêtant sur les dates ou faits marquants, notamment les guerres de 1870-1871, 1914-1918 et 1939-1945. Deux articles d’inspiration littéraire le complètent. 7 Sauf exception 14, les articles s’agrémentent d’une iconographie abondante et variée : reproduction de tableaux, photos de troupes au combat, cartes et plans, ordres de bataille, tracts, insignes, proclamations, les auteurs ont tout fait pour rendre la lecture attrayante et faciliter la compréhension du lecteur. Sur onze articles, six traitent de la traversée du Rhin par une armée (règne de Louis XIV, Directoire, Seconde Guerre mondiale). Leur construction est celle que préconise le colonel Bouvet 15 : « Pour la clarté de l’exposé, il [l’article] comprendra trois parties : préparation de l’opération, exécution, enseignements tirés. » Autre point commun, l’emploi du terme « franchir » ou « franchissement » bien plus fréquent que celui de « passage ». Or, « franchir » contient une certaine idée de volontarisme, sinon d’agressivité 16. Il est à rapprocher de « ruée », utilisé par le commandant de Waziers 17. 8 Ces mots traduisent un certain « patriotisme » qui se manifeste par l’usage, fréquent chez plusieurs auteurs, civils et militaires, du pronom « nous » 18 : « Pour fixer nos effectifs, déceler nos mouvements et sonder les intentions de notre commandement… » 19 ; « Un bref signal lumineux : nos hommes ont débarqué. » 20 « Cependant, nous avions en combattant un mur dans le dos… ; et nous nous heurtions ainsi à des difficultés inouïes pour alimenter la bataille en hommes, en matériel, en munitions, en vivres. » 21 « Le passage du Rhin nous laissa 500 prisonniers, 2 000 fusils, 13 pièces de canon, 1 obusier et plusieurs caissons. »22 9 Il arrive que le « nous » s’atténue en « on » : « On avait fait deux cents prisonniers. Bref, on avait remporté un beau succès. » 23 « On espérait bien contraindre les Autrichiens à une paix avantageuse pour la République. »24 Mais cela n’empêche pas les mêmes articles de s’attacher aux aspects les plus techniques de l’opération considérée : « À cette époque, le Rhin, entre Bâle et Philipsbourg, coule sur un fond de graviers mobile déplacé continuellement par son rapide courant. Il en résulte la formation d’ilôts nouveaux en même temps que la

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disparition des anciens et un changement du lit et de la direction du fleuve. Sa largeur se trouve encombrée d’une multitude d’exhaussements, de bas-fonds et d’arbres déracinés qui rendent la navigation difficile et dangereuse. Nulle part le Rhin ne se présente d’un seul bras et ses rives touffues, inconsistantes, sont d’un impossible abord. »25 « Pour beaucoup l’étonnement avait été provoqué par le seul nom d’un fleuve, auquel l’on associait l’image d’une coupure large et profonde, au courant impétueux. » 26 « La difficulté réside dans la vitesse du courant du fleuve et c’est grâce à une étude extrêmement minutieuse de la carte topographique du Rhin que sont adoptés les trajets en lignes brisées des bateaux d’assaut. » 27 « Face au goulet, la rive badois se présente, du point de vue de l’opération, des avantages et des inconvénients : elle est enserrée par un méandre du Vieux-Rhin, qui détache de la rive proprement dite une île profonde de 2 500 mètres et mesurant 1 500 mètres le long du fleuve… ; le lit du Vieux-Rhin est en général peu profond, encombré de marécages et comporte en plusieurs endroits, qu’il est impossible de préciser a priori, des bancs d’eau peu guéables. » 28 10 Ces analyses relatives à l’hydrographie font pendant à des réflexions sur la construction de ponts de bateaux destinés au passage du fleuve. Cependant, certains auteurs ne se limitent pas à un épisode mais étudient le rôle du Rhin dans l’histoire et sa symbolique. Le « patriotisme »latent s’avance alors à découvert ; M.-A. Fabre 29 évoque « (…) les camps du Rhin où les auxiliaires gaulois, unis aux légionnaires romains, montaient une garde vigilante en face de la Germanie qui, en dix-neuf siècles, constitue toujours un danger pour la France ». Le lieutenant-colonel Joubert, quant à lui, compare l’Alsace à une « sentinelle avancée responsable du Rhin vis-à-vis de la nation »et note que « lorsque l’ennemi l’occupait, le drapeau de la France était en deuil » 30. 11 Édouard Lavergne 31 se montre à peine plus nuancé. Il oppose la vision du Rhin d’un Français, « une grandeur primitive et quelque chose de barbare » et celle d’un Allemand, « évocateur d’harmonie, de douceur et de joie de vivre : la porte du Sud ». Et de poursuivre : « Le Rhin est le point de rencontre de la civilisation et de la barbarie, des légions romaines et des tribus germaniques, des apôtres chrétiens et des adorateurs de Wotan, de nos rois et du Saint- Empire, de la France et de l’Allemagne. » De cette série d’antithèses, il ressort que « civilisation » et « France » s’opposent à « barbarie » et « Allemagne ». Ce raisonnement, si sommaire soit-il, offre l’intérêt de faire surgir une notion intermédiaire, celle de Rhénanie ou de pays rhénan qu’il sépare de l’Allemagne : « Le génie rhénan est étranger à l’Allemagne de l’Est, à la Bavière, à la Westphalie, à la Prusse, et ses valeurs spirituelles ne peuvent être fécondées que par la France. » 12 Camille Schneider32 développe, lui aussi, l’idée que la Rhénanie serait plus proche de l’Occident que de l’Allemagne. Dans un article violemment germanophobe, Henry Contamine 33 s’interroge : « La région rhénane frontières nettes ou limites dégradées ? » La seconde option lui paraissant nettement préférable. Enfin, Pierre Paul 34 qui fait grand usage du « nous », du « notre » et du « nos », estime que l’influence française en Rhénanie sous le règne de Louis XV doit bien moins aux armées qu’à « cette merveilleuse expansion de nos méthodes artistiques, le long des rives rhénanes ». Même le sac du Palatinat par Louvois 35 n’a pas eu, selon Pierre Paul, de fâcheuses conséquences sur les relations avec les habitants grâce aux « affinités vieilles de plusieurs siècles et [à] une étroite communauté de sentiments ». De part et d’autre du Rhin, il y aurait donc un « vaste domaine franco-rhénan » complètement étranger à l’Allemagne. 13 Il est frappant de constater que, jusqu’en 1973, le Rhin est considéré comme le symbole de victoires françaises (Louis XIV, le Directoire, la Seconde Guerre mondiale) ou celui de la supposée « barbarie » germanique. Après quoi, il disparaît de la Revue historique

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des armées, comme si, devenu un axe économique européen majeur ou le décor de somptueuses croisières touristiques, il avait cessé de l’intéresser.

La guerre de 1870-1871 36

14 Contrairement au Rhin, la guerre de 1870-1871 est l’apanage des militaires ; ils ont rédigé dix-sept des vingt-deux articles que lui a consacrés la Revue historique des armées. Leurs dates de parution sont très espacées (1947, 1952, 1971, 1973, 1978, 1988) et correspondent à un numéro thématique : La France et le Rhin (2/1947), Paris (1/1952), La VIe région militaire (1/1973), La Franche-Comté (2/1978), ou à un dossier La guerre de 14-18 (3/1988), sans oublier le numéro spécial centenaire de 1971. Cela donne à penser que ce conflit n’a d’intérêt qu’en relation avec les lieux où il s’est déroulé ou par comparaison avec une autre guerre. Il faut du reste relever que deux articles sont d’anciennes conférences ou études ressorties pour la circonstance 37.

15 Le numéro spécial de 1971 contient seize articles ; il est divisé en deux parties Les chefs et les hommes et Quelques faits. De l’ensemble se détachent trois thèmes : l’organisation et le commandement (sept articles), le récit d’épisodes particuliers (neuf) et la poliorcétique (cinq). Le premier souligne les impérities du commandement qui ont conduit au désastre, le second oppose la valeur des combattants qu’il exalte, le troisième aborde la question sous l’angle technique. Bien entendu, les trois peuvent se mêler au sein d’un même article. L’iconographie provient de sources telles que le Musée de l’Armée, l’ECPA, la Bibliothèque nationale ou les Archives d’État de Stuttgart. Beaucoup sont des reproductions de tableaux de la guerre et des portraits ; de nombreux croquis, cartes et schémas à vocation pédagogique illustrent également les articles.

L’impréparation française

16 La défaite a de multiples causes dont la moindre n’est pas le commandement. Auréolés par leurs victoires en Afrique, en Italie, au Mexique et en Crimée, les chefs se sont littéralement reposés sur leurs lauriers et n’ont pas saisi que la guerre contre la Prusse était d’une tout autre nature 38.

17 Par ailleurs, ces hommes sont souvent de grands malades, voire des infirmes qui seront néanmoins affectés aux armées. Au moral, cela ne vaut guère mieux. Il y a « les bourrus, les hautains et les bienveillants, peut-être moins nombreux » 39. Pire, l’armée française est dépourvue de doctrine, notamment la cavalerie et l’artillerie ; elle s’appuie sur des règlements périmés et une tactique générale rudimentaire. 18 Sur ce point, le général Bertin 40 déplore que l’ « emploi généralisé [de la guérilla] n’ait même pas été envisagé ». La raison : « faute de culture militaire, faute surtout de volonté et de flamme, le commandement français n’était pas apte à saisir toute la portée d’une tactique qui heurtait son conformisme et sa routine ». À ces défauts s’oppose l’esprit de méthode prussien.

L’organisation allemande

19 Celle-ci apparaît très concrètement. « La nourriture était meilleure chez nos adversaires ; l’entraînement (ainsi que l’équipement) de notre ennemi se révélait incomparablement supérieur

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au nôtre… » 41 De fait, « le Prussien réagit mieux à sa surprise [celle du feu de l’infanterie] parce que ses instructeurs l’ont mieux préparé aux vicissitudes des champs de bataille et aux exigences de solidarité interarmes et entre voisins » 42.

20 Au cours des sièges, « l’ennemi va expérimenter une nouvelle forme raffinée de la guerre en utilisant sa supériorité technique pour écraser moralement l’adversaire avant de le battre militairement ». À cette fin, il va « semer la confusion, le désespoir en frappant à la fois… enfin, avec un raffinement diabolique, l’assiégeant combine le bombardement de terreur au bombardement à objectifs purement militaires » 43.

L’héroïsme français

21 Pour résister à la « grande machine militaire allemande » 44 ne reste donc, faute de doctrine, de logistique et d’encadrement, que l’énergie du désespoir. Peut-être que « le solide Prussien cédera devant la furie désordonnée de ces novices » 45. S’élabore à travers ces articles un processus d’héroïsation des combattants caractérisé par l’emploi du pronom « nous » qui traduit l’identification de l’auteur aux soldats français et par l’usage de superlatifs (« sublime », « tragique », « lamentable », « funeste ») destiné à souligner l’ampleur du désastre.

22 De ce point de vue, l’article du lieutenant-colonel Dutriez 46 est un véritable modèle 47. Il a systématiquement recours au « nous », pour le trivial « les chemins péniblement déneigés par nous (…) se trouvaient dégagés, donc plus faciles à parcourir pour un poursuivant qui, souvent, nous suivait à la trace » 48, comme pour le spirituel : « Alors le Dieu des armées daigne, enfin, nous accorder sa miséricorde. » 49 Le style est emphatique, presque redondant : « (…) la dramatique retraite [d’] une armée française 50 ; les douloureux chemins de croix [des unités] 51 ; l’héroïque sacrifice [de l’arrière-garde] ». En outre, la scène se passe dans un « décor wagnérien 52 ; face à elle [l’armée] émergent de la brume deux bourgs menaçants » 53. 23 Certes, tous les articles n’atteignent pas ce paroxysme, mais ils n’en sont jamais très loin. Le héros peut être un personnage, le Turco de Chanteau 54 ou une fonction, L’aumônerie militaire pendant la guerre de 1870 55.Mais il peut s’agir d’un groupe civil : « Avec l’accord du gouverneur, civils jeunes et vieux formèrent des compagnies de volontaires qui prirent le nom de "cadets" et de "Carabiniers" verdunois. » 56 Ou militaire. Sont ainsi racontés les hauts faits du 42e de ligne à Champigny 57 ou des chasseurs des Vosges qui font sauter le viaduc de Fontenoy « magnifique exploit qui sera glorifié par tous les écrivains militaires entre 1871 et 1914 »58. Ces deux dates ne sont pas anecdotiques. Une fois la défaite reconnue et surmontée, il faut repenser l’organisation militaire et préparer la revanche.

Vers la revanche

24 Ainsi, le lieutenant-colonel Dutriez estime que la guerre de 1870 a suscité « l’espérance lancinante en la "grande revanche"» 59. J.-P. Klein pense que le siège de Strasbourg, comme celui de Paris, sera un des « symboles de la "revanche" »et que « les Allemands ont fait (…) de la ville le symbole de la tragédie franco-allemande ». 60

25 Le général Carlier lui fait écho : le siège de Paris marque de son « empreinte toute une génération, la génération de la Revanche » 61. Le général Regnault est plus précis : « Dans cette armée malheureuse du Second Empire, il y avait pourtant des éléments de valeur : jeunes

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généraux, colonels et autres. Ils comprirent et, dès 1872, débuta le plus éclatant des renouveaux. Quinze ans après, nous avons repris notre rang militaire en Europe, et ils nous donneront l’armée de la "Revanche". »62 26 Le colonel Duffour se montre lyrique : « L’héroïque fantôme du Soldat de 70 [qui] flotte en quelque sorte au-dessus des champs de bataille des Frontières et de la Marne et des jeunes officiers et sous-officiers de l’été 1914. »Enfin, deux auteurs n’hésitent pas à dépasser1914 pour arriver à1940. Le commandant Lachouque établit un lien entre les francs-tireurs de1870 et les résistants de 194063et le général Bertin compare le rôle de certaines formations de l’armée auxiliaire 64, « vis-à-vis des armées de province [au] rôle qui devait être celui de la résistance intérieure à l’égard des armées alliées en 1944 »65. 27 Il est dommage que ces auteurs s’en tiennent à une approche purement abstraite de la notion de revanche (les guillemets et la majuscule en attestent) sans analyser la naissance de la germanophobie dans la population, sentiment provoqué par les viols, incendies et pillages auxquels se sont livrées les armées d’invasion et d’occupation et qui persistera longtemps 66. 28 Vu la tonalité générale des articles analysés ici, il est tentant de leur appliquer la remarque du général Regnault : « Comme toutes le batailles d’août 1870, y compris Sedan, Rezonville a été regagné sur le papier trente ans plus tard. » 67 Au vrai, les auteurs, plus occupés par l’examen des causes de la défaite que par leur adversaire, ne nous expliquent pas ce qui a permis la victoire de l’Allemagne. Peut-être les articles consacrés à la Prusse sont-ils plus instructifs ?

La Prusse

29 La Prusse offre la particularité de susciter la curiosité bien qu’elle ait été rayée de la carte par les alliés en 1947. En témoigne la récente Histoire de la Prusse 1600-1947 de Christopher Clark 68. La Revue historique des armées s’y intéresse de manière récurrente pendant vingt ans, de 1947 à 1966, l’ignore jusqu’en 1990 69, date de sa redécouverte. Au total, 14 articles lui ont été consacrés 70 soit plus que le Rhin(onze) et la guerre de 1870-1871(six). Pour autant, la Prusse n’a jamais eu l’honneur d’un numéro thématique.

30 Comme pour le Rhinet la guerre de 1870-1871, l’iconographie, abondante et variée, illustre le propos de l’auteur avec pertinence 71. Neuf des rédacteurs sont des civils et, parmi eux, figurent deux Allemands, ce qui est assez rare pour être noté 72. La Prusse, c’est d’abord Iéna, dont traite la moitié des articles 73 et ses conséquences examinées sous trois angles : art et techniques militaires, organisations de l’armée, symbolique 74. 31 Les trois articles les plus récents se livrent à des comparaisons entre la France et la Prusse ; elles portent sur la théorie et l’organisation militaires ainsi que sur les occupations territoriales 75. Deux personnages pittoresques, le prince von Pűckler- Muskau (1785-1871) et le général baron Pierre-Christian Korte (1788-1862), qui ont en commun d’être à la fois prussien et français, complètent, en un sens, ces comparaisons 76. Achèvent cette production deux articles, l’un de Raoul Brunon sur La sanglante bataille d’Essling (1/1959) 77 et l’autre de Raymond Sereau, Le congrès des princes à Baden- Baden (17-18 juin 1860) (2/1947). 32 Le ton général de ces articles contraste fortement avec celui des études sur la guerre de 1870-1871. Se dégage l’idée qu’Iéna est à la Prusse ce que Sedan est à la France : un

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réveil douloureux imposant une véritable refondation non seulement militaire mais aussi politique, sociale, économique, intellectuelle et morale. Derrière la neutralité scientifique 78 de l’analyse transparaît cependant l’image du Prussien méthodique, obstiné, dur à la discipline.

Conclusion

33 En 1810, madame de Staël écrivait : « Les diversités de ce pays sont telles qu’on ne sait comment réunir sous un même point de vue des religions, des gouvernements, des climats, des peuples mêmes si différents. » 79 En 1962, Jean Clair-Louis observe : « De là aussi ce manque de cohésion, cette insécurité qui fut si longtemps le propre de l’Allemand. Pas un peuple ne se décomposait en autant de peuplades, de tribus que l’Allemagne. » 80 Il est frappant de constater qu’un siècle et demi plus tard, J. Clair-Louis se contente de paraphraser madame de Staël. Pour autant, il ne détone pas des articles examinés ici. Au fil des pages, l’Allemagne apparaît comme l’Autre, le double maudit, et, depuis 1870, l’ennemi héréditaire. La Revue historique des armées développe une lecture de l’histoire dans laquelle le « barbare » germain préfigure le « reître », ancêtre du « Prusco », lui-même père du « Boche ».

34 En 1955, la République fédérale d’Allemagne (RFA) intègre discrètement l’OTAN via l’Union de l’Europe occidentale (UEO) ; la même année, le général de Gaulle écrit à Joseph Rovan que « désormais la France et l’Allemagne sont condamnées à marcher main dans la main comme un alexandrin avec un autre » 81. Dix ans après la signature de l’armistice, la guerre semble donc bien finie. Or, le numéro 2/1955 de la Revue historique des armées s’intitule : « Champagne-Ardenne terres d’épreuves et d’héroïsme ». Cet exemple témoigne du décalage entre la marche du monde et la Revue historique des armées qui reste figée dans une approche marquée par trois conflits avec l’Allemagne. À partir des années 1970 toutefois, se produit un début d’évolution vers une approche plus nuancée. 35 L’intérêt pour l’Allemagne que la Revue historique des armées a manifesté dès son premier numéro ne se dément pas. La dernière livraison 82 ne contient pas moins de quatre articles qui en traitent 83. Ils renforcent l’impression donnée par les articles les plus récents que la Revue historique des armées pouvait enfin développer une vision sereine de l’Allemagne.

NOTES

1. Ils sont consultables en la salle de lecture du Service historique de la Défense, au pavillon du roi du château de Vincennes. 2. Annexe 2 : Les auteurs et annexe 3 : Les auteurs, le coin des récidivistes. 3. Annexe 4 : Les numéros spéciauxetannexe 5 : Les années clés. 4. XVIIe siècle : guerre de Trente Ans ; guerres de Louis XIV ; XVIIIe siècle : guerre de Sept Ans ; guerres de la Révolution française ; XIXe siècle : guerres napoléoniennes ; guerre de 1870 ; XX e siècle : guerre de 1914-1918 (chaque année de guerre constituant elle-même un sujet) ; guerre

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de 1939-1945 (elle se décompose en : campagne de France, occupation, Résistance, débarquement, libération – Paris et provinces – occupation de l’Allemagne). 5. Revue historique des armées, 2/1945, document envoyé par la 1re armée. 6. Revue historique des armées, 2/1970 : « Une opération de la guerre de Trente Ans : le siège de Dôle en 1636» ; 3/1972 : « Cet étonnant Gassin, soldat de fortune de la guerre de Trente Ans »; 1/1976 : « Ce "bon Rosen" reître de la guerre de Trente Ans ». 7. Chanson de Max Schneckenburger et Karl Wilhelm (1840). 8. Voir : Le Rhin une géohistoire, Paris, LaDocumentation française coll., documentation photographique, dossier no 8044, 2005. 9. BÉRANGER (P.-J.), Chansons, t. 1, éditions d’Aujourd’hui coll. « Les introuvables », 1983 [1847] Les enfants de la France,p. 319. 10. La garde au Rhin, Paris, Bernard Grasset,1910. 11. « La France et le Rhin » (2/1947) complément d’une exposition éponyme présentée au musée de l’Armée. 12. Deux articles en 1945, un article et un numéro spécial en1947. 13. Voir annexe1: Les articles. 14. DREYFUS (F.-G.), « Le Rhin du glacis au trait d’union», Revue historique des armées, 1/1973. 15. « Une opération de commandos. Le franchissement du Rhin mars-avril 1945 », Revue historique des armées,3/1951, p. 97. 16. On franchit un obstacle physique ou moral. 17. « La ruée vers le Rhin (novembre 1944)», Revue historique des armées,4/1969. 18. Voir ci-après, La guerre de 1870-1871. 19. « L’impromptu de Limersheim… », Revue historique des armées,3/1950, p. 68. 20. «1945. Franchissement du Rhin », Revue historique des armées, 2/1947, p.87. 21. «1914-1918 Le vieil Armand», Revue historique des armées, 2/1947, p. 66. 22. « L’armée de Rhin-et-Moselle passe deux fois le Rhin 23-24 juin 1796, avril 1797 », Revue historique des armées, 1/1945, p. 65. 23. « Le passage du Rhin par Louis XIV, 12 juin 1672», Revue historique des armées, 4/1965, p. 22. 24. « Kléber et le passage du Rhin (août-septembre 1795)», Revue historique des armées, 2/1971, p. 38. 25. Revue historique des armées, 1/1945, p. 61. 26. Revue historique des armées, 4/1965, p. 5. 27. Revue historique des armées, 3/1951, p. 105. 28. Revue historique des armées, 3/1950, p. 71. 29. « Les gaulois sur le Rhin », Revue historique des armées, 2/1947, p. 15-17. L’auteur est archiviste au Service historique de l’armée. 30. « Le Rhin dans l’histoire », Revue historique des armées, 2/1947, p. 8. 31. « Le Rhin dans la littérature», Revue historique des armées, 2/1947,p. 111-115 ; l’article comporte plusieurs références à Barrès. 32. « Lectures sur la rive gauche du Rhin», Revue historique des armées, 2/1947, p. 107-111 ; l’auteur secrétaire général de la Société des écrivains d’Alsace et de Lorraine. Comme Édouard Lavergne, il se réclame de Barrès. 33. « 1680-1715 », Revue historique des armées, 2/1947, p. 19-36. 34. « XVIIIe siècle», Revue historique des armées, 2/1947, p. 37-44. 35. C’est sans doute la seule référence à cet événement dans la Revue historique des armées. 36. Sur cette période, le SHD détient un fonds d’archives (série La à Lz) ainsi que le Guide des sources de la Commune de Paris et du mouvement communaliste (1864-1880),La documentation française, 2007.

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37. « La guerre de 1870 et ses répercussions sur les débuts de la guerre de 1914», Revue historique des armées, 3/1988 et1/1971, « Les opérations de la brigade Wedell contre l’aile droite française le 16 août 1870». 38. « La guerre de 1870 et ses répercussions sur les débuts de la guerre de 1914», Revue historique des armées, 3/1988. Il ne s’agit pas d’un article original mais d’extraits d’une conférence d’orientation au cours d’histoire militaire de l’École supérieure de guerre en1929-1933. 39. « Le Haut commandement et les généraux français en 1870», Revue historique des armées, 1/1971, p.7-22. 40. «La guérilla sur les communications allemandes dans l’Est de la France», Revue historique des armées,1/1971, p.187-202. 41. « L’agonie de l’ armée Bourbaki (Haut-Doubs, 26 janvier au 1er février 1871) », Revue historique des armées,2/1978, p. 189-206. 42. « Le soldat français de 1870 (période impériale)», Revue historique des armées, 2/1971, p. 79-119. 43. « La vie quotidienne et la lutte à outrance à Strasbourg pendant le siège de 1870», Revue historique des armées, 1/1973, p. 171-183.C’est le seul article oùl’ennemi est« diabolisé ». 44. « Le siège de Paris », Revue historique des armées, 1/1952, p. 56. 45. Ibidem. 46. « L’agonie de l’armée Bourbaki (Haut-Doubs 26 janvier au 1 er février 1871)», Revue historique des armées, 2/1978, p. 189-206. L’auteur est membre du comité d’histoire militaire de la 6e région. 47. Il est vrai que le sujet s’y prête. Commandant l’armée de l’Est, le général Bourbaki a tenté de se suicider en apprenant son remplacement imminent par le général Clinchant. Il a été discrètement évacué vers la Suisse. 48. « L’agonie de l’armée Bourbaki (Haut-Doubs 26 janvier au 1 er février 1871)», Revue historique des armées, 2/1978, p. 190. 49. Ibidem, p. 202. 50. Ibidem, p. 189. 51. Ibidem, p. 190. 52. Ibidem, p. 201. 53. Ibidem, p. 202. 54. Revue historique des armées, 1/1971, p. 79. 55. Ibidem, p. 68. 56. Ibidem, p. 152. 57. « Le 42e de ligne à la bataille de Champigny (30 novembre-2 décembre 1870)», Revue historique des armées, 1/1971, p. 170. 58. « La guérilla sur les communications allemandes dans l’Est de la France», Revue historique des armées, 1/1971, p. 187. 59. « L’agonie de l’armée Bourbaki (Haut-Doubs 26 janvier au 1 er février 1871)», Revue historique des armées, 2/1978, p. 189-206, note 51. 60. Revue historique des armées, 1/1973, op.cit., note 18. 61. Revue historique des armées, 1/1952, op.cit., note 19. 62. Revue historique des armées, 1/1971, op.cit., note 14. 63. « Résistants de 1870-1871 », Revue historique des armées, 1/1971, p. 62-67. 64. 3e compagnie de francs-tireurs volontaires du Doubs, compagnie franche des mobilisés de la Haute-Saône, chasseurs des Vosges. 65. Revue historique des armées, 1/1971, op.cit., note 53. 66. Voir : AUDOIN-ROUZEAU (S.), 1870. La France dans la guerre, Paris, Armand Colin, 1989. 67. « Le Haut Commandement et les généraux français en 1870», Revue historique des armées, 1/1971, p. 18. 68. Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2009.

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69. Sauf un article en 1972. 70. Annexe 1 : Les articles. 71. Ainsi la double page en couleur reproduisant le tableau d’Édouard Detaille, Iéna (Revue historique des armées, 2/1948). 72. Annexe 2 : Les auteurs. 73. Voir : T RANIÉ (J.), L’épopée napoléonienne les grandes batailles,Paris, Tallandier, 1999, pages 74-79. 74. L OMBARÈS (M. de), « Iéna », Revue historique des armées,2/1948 et « À propos d’Iéna », Revue historique des armées, 2/1949 ; LACHOUQUE (commandant), « L’armée d’Iéna », Revue historique des armées, 3/1956 ; EVEN (commandant), « De l’armée prussienne à la Wehrmacht », Revue historique des armées, 3/1958 ; CHALMIN (lieutenant-colonel),« Mouvement de rénovation prussienne après Iéna », Revue historique des armées, 4/1966 ; ANDOLENKO (général), « Drapeaux et étendards pris aux Prussiens en 1806-1807 », Revue historique des armées,2/1972 ; KROENER (B.), « Le siècle des Lumières et la Révolution de l’armée prussienne en 1806», Revue historique des armées, 4/1990. 75. H EYRIÈS (Hubert), « Influences françaises et prussiennes sur l’organisation de l’armée piémontaise (1831-1861) », Revue historique des armées, 4/1993 ; HORST (Carl), « Les meilleurs ennemis du monde ? L’occupation française en Allemagne pendant la guerre de Sept Ans », Revue historique des armées, 1/1996 ; PASQUAY(J.-N.), « Les écrits militaires de Charles de Gaulle et le classicisme militaire prussien», Revue historique des armées,2/2005. 76. P LOIX (C.-B.), « Le général baron Pierre-Christian, enfant de la Prusse, hussard de France », Revue historique des armées,1/1960. LÉONTIN (L.), « Soldat, voyageur et esprit européen le général prussien prince von Pűckler-Muskau», Revue historique des armées, 1/1964. 77. Voir : TRANIÉ (J.), op.cit., p. 96-101. 78. Ainsi l’article du général Andolenko sur les « Drapeaux et étendards pris aux Prussiens en 1806-1807», Revue historique des armées (2/1972), p. 121-143. 79. « De l’Allemagne », p. 22. 80. « Les constantes de l’âme allemande », Revue historique des armées, 1/1962,p. 49-57. 81. Cité par : ROVAN (J.), Histoire de l’Allemagne,Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1994, p. 9. 82. « Les conséquences militaires des traités de paix », no 254, 1/2009. 83. BEAUPRÉ (N.), « Occuper l’Allemagne après 1918» ; PÉNICAUT (E.), « L’armée française en Sarre 1918-1930 », KRUGLER (G.), « L’Allemagne, décembre 1918 », NAVARRO (C.), « La marine sur le Rhin (1870-1966)».

RÉSUMÉS

Depuis son premier numéro, en 1945, la Revue historique des armées a fait preuve d’une véritable fascination pour l’Allemagne et son histoire. Parmi les rubriques dominantes, représentations, lieux, conflits et organisation militaire, sont traités ici le Rhin, la guerre de 1870 et la Prusse. Le Rhin est associé à des victoires françaises : frontière entre la civilisation française et la supposée « barbarie » germanique. La guerre de 1870 est réécrite avec passion. L’impréparation française, cause de la défaite, est en partie rachetée par l’héroïsme des soldats qui suscite l’espoir de la revanche. Plus neutres, les articles sur la Prusse voient dans Iéna une sorte de Sedan prussien réclamant une refondation générale du pays. Apparaît le mythe du « Prussien discipliné ». La Revue historique des armées développe une vision de l’Allemagne fortement germanophobe. Le

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« barbare » germain préfigure le « reître », ancêtre du « Prusco », lui-même père du « Boche ». Depuis trente ans environ, heureusement, son approche est plus sereine.

Germany as seen by the Revue historique des armées.Since its first issue in 1945, the Revue historique des armées has shown a real fascination for Germany and its history. Among the dominant themes, summaries, places, conflicts, and military organization, are treated here the Rhine, the War of 1870 and Prussia. The Rhine is associated with French victories: the border between French civilization and the supposed Germanic "barbarism". The War of 1870 is rewritten with passion. The French lack of preparation, the cause of the defeat, is partially redeemed by the heroism of the soldiers who raised hope of revenge. More neutral, the articles on Prussia see Jena as a sort of Prussian Sedan calling for a general overhaul of the country. The myth of "Prussian discipline" appears. The Revue historique des armées develops a strongly germanophobe vision of Germany. The "barbaric" German prefigures the "[black] rider," ancestor of "Prusco,” himself father of the "Boche". For thirty or so years, fortunately, its approach has been more positive.

INDEX

Mots-clés : Allemagne, représentations

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS DOMINÉ

Docteur en histoire, il est attaché d’administration du ministère de la Défense. Affecté au Service historique de la Défense depuis 1999, il se consacre plus particulièrement aux questions juridiques intéressant le monde combattant liées notamment aux statuts.

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Le recyclage des soldats allemands en Moselle à partir de 1947

Laurent Erbs

1 L’accord franco-américain de 1947 avait été conclu pour libérer les centaines de milliers de soldats allemands encore emprisonnés en France à cette période 1. Plus connus sous l’appellation de prisonniers de guerre de l’Axe (PGA), ces hommes étaient à l’origine destinés à la reconstruction. Mais la pénurie récurrente de matériaux mit rapidement un terme à cette perspective. C’est la raison pour laquelle, dès 1944, Alexandre Parodi décida d’injecter ces prisonniers dans l’économie du pays 2. La raison en était simple, il fallait à tout prix éviter que la présence des PGA en France, dont le nombre atteindra plus d’un million d’individus, ne se transforme en charge pour la collectivité à cause d’une inactivité forcée par la pénurie.

2 Du séjour de ces ex-soldats de l’armée hitlérienne en France, l’historiographie a surtout souligné les problématiques soulevées par leur captivité 3. Celles-ci ont été indifféremment perçues sous l’angle de la macro-histoire ou des études régionales 4. Cependant, le socle commun reste l’incorporation des PGA dans une dimension punitive portée à l’échelle du territoire 5. Quoi qu’il en soit, les effets de l’accord franco- américain de 1947 portant sur la libération des prisonniers allemands, semblent peu connus. Pourtant, ils relèvent d’une importance stratégique pour certaines branches d’activité et certaines régions déficientes en main-d’œuvre. En effet, la libération des PGA risquait d’accroître cette pénurie. Aussi, une clause compromissoire avait été trouvée par les signataires de l’accord. Elle offrait au prisonnier la possibilité de rester en France pour travailler avec un statut de salarié. Par conséquent, le texte suivant porte sur les circonstances du passage à l’emploi pour les milliers de soldats allemands destinés à être libérés en 1947. Nous nous intéressons à la portée singulière de cette transformation dans le seul département de la Moselle, car les dégâts provoqués par l’annexion nazie y étaient encore bien réels. D’ailleurs, les historiens en dressent un constat accablant. Dans un ouvrage déjà ancien, Dieter Wolfanger fait un bilan détaillé et précis de ces années sombres 6. Il expose notamment les mécanismes qui ont entraîné une baisse de la population active, la spoliation de l’agriculture et l’incurie industrielle due à la politique de nazification du département. À la sortie de guerre, la

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sidérurgie tournait au ralenti, faute de matières premières et de charbon 7. En outre, la liste des dégâts matériels est tout aussi impressionnante 8. Aussi, la mise au travail des soldats allemands s’est rapidement avérée indispensable. Ces contingences expliquent la présence d’un nombre constant d’environ 30 000 prisonniers de guerre employés par les entreprises mosellanes, au moins jusqu’en 1947, moment programmé pour leur libération. Cependant, malgré son déficit de main-d’œuvre, la Moselle était d’emblée exclue du mécanisme de transformation des prisonniers en salariés, ce n’est qu’au prix d’une négociation de plusieurs mois que le gouvernement infléchit sa position à son égard.

L’option de transformation : une politique d’emploi excluant la Moselle

3 Les alliés considéraient que la France usait du « travail forcé » avec la mise au travail des prisonniers de guerre de l’Axe. Aussi, depuis 1946, de longues tractations avaient été entamées pour résoudre ce point litigieux. Si Paris considérait que les prisonniers constituaient une main-d’œuvre indispensable à la reconstruction 9, les Américains estimaient que le statut de prisonnier de guerre n’était plus réellement approprié à leur véritable situation. Il est exact que le prisonnier allemand souffrait d’une dualité sociale. Celui-ci était à la fois un exclu de la société, du fait de son statut carcéral, et à l’inverse, intégré, du fait de sa participation active au fonctionnement de l’économie. Par conséquent, les pressions s’accentuaient à l’égard du gouvernement français pour qu’il libère les anciens soldats de l’armée hitlérienne. Un compromis fut trouvé en ce sens. Le 27 janvier 1947, le général John H. Hilldring, sous-secrétaire d’État adjoint, chargé des territoires occupés au gouvernement américain, annonçait lors d’une conférence de presse tenue à Washington, que les États-Unis se félicitaient du déblocage de la situation pris cette fois à l’initiative de la France. Ainsi, le 11 mars 1947, Pierre Henri Teitgen, vice-président du gouvernement français, signa l’accord qui entérinait le principe de la libération des prisonniers de guerre de l’Axe, avec Jefferson Caffery, ambassadeur des États-Unis à Paris 10.

4 Néanmoins, une concession fut faite à la France en raison de ses besoins en main- d’œuvre. C’est pourquoi, le deuxième volet de l’accord franco-américain prévoyait que les PGA pouvaient, s’ils le souhaitaient, rester en France pour travailler. La puissance publique estimait que cette alternative devait, au moins provisoirement, assurer au pays les effectifs de main-d’œuvre dont il avait besoin. En fait, en 1947, on réitérait l’opération inventée en 1941 par Scapini qui consistait à transformer des prisonniers de guerre en travailleurs dits « libres » 11. Le dessein de l’exécutif de 1947 n’était évidemment pas identique à celui du régime de Vichy. En réalité, l’option de transformation opérait un changement total de statut au profit du prisonnier allemand. Celui-ci, libéré de l’enveloppe carcérale, bénéficiait des dispositions du droit objectif de la République, au même titre que les citoyens français. 5 Ambroise Croizat, ministre du Travail, exprimait clairement cette politique d’intégration avec les dispositions de la circulaire MO 54/47 du 15 avril 1947 12. Elle posait les bases de principes d’égalité avec les salariés français. Ainsi, les prisonniers transformés profitaient d’un réel contrat de travail avec les lois sociales qui y étaient attachées. Celles-ci, par exemple, stipulaient l’équivalence de salaire entre le prisonnier devenu « travailleur libre » et le salarié français, au regard de la catégorie

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professionnelle et de la région pour lesquelles le contrat de travail était réalisé. D’autre part, les mesures gouvernementales assuraient au travailleur allemand d’obtenir les mêmes conditions de logement et de ravitaillement que celles des travailleurs français ou immigrés. Cette égalité était appuyée par le recours possible auprès des tribunaux en cas de litige lié au contrat de travail, prévu à l’origine pour une année civile. Avec la mise en place de l’option de transformation, le ministère du Travail espérait retenir en France environ 25 000 Allemands par mois. 6 Cette politique d’emploi semblait tout à fait appropriée pour combler le déficit récurrent de main-d’œuvre que connaissait le département de la Moselle depuis la fin de la guerre. Il est vrai que l’annexion nazie a entraîné une baisse de la population active estimée à 51 000 personnes 13. D’autant plus qu’en 1947, l’équilibre démographique n’avait pas encore été atteint. Le manque de personnel atteignait encore 12 000 individus, malgré l’emploi des 26 000 prisonniers allemands dans la plupart des branches d’activités du département 14. Par ailleurs, la fragilité de certains secteurs était plus prononcée que pour d’autres. C’était notamment le cas pour l’agriculture. En effet, plus des deux tiers des agriculteurs mosellans avaient été sinistrés ou expulsés pendant le conflit. Par ailleurs, environ 40 % des terres cultivables étaient restées en friche 15. La perte de cheptel, quant à elle, atteignait pratiquement la moitié du bétail. À la préfecture de Metz, on préconisait évidemment le maintien au travail des 6 000 prisonniers allemands dans les exploitations du département 16. Pour l’administration, cet appoint devait même être situé au premier rang de l’aide à apporter aux paysans 17 car tout simplement, la main-d’œuvre agricole française faisait défaut 18. 7 Par ailleurs, si la pénurie de matières premières et de charbon, masquait quelque peu le manque de personnel dans l’industrie lourde, celui-ci s’avérerait une réalité objective au moment du départ des PGA. Par conséquent, les autorités locales attendaient une application rapide des mesures de transformation aux prisonniers du département. Cependant, en avril 1947, le ministère du Travail excluait le département de la Moselle du bénéfice de l’option de transformation 19. En effet, Paris restait hostile à toute forme d’immigration allemande dans l’ancien département annexé 20. Cette interdiction avait été prise, principalement, sur proposition du ministère de l’Intérieur. Le pouvoir central excluait totalement la formation de minorités germaniques en Moselle afin d’éviter une quelconque revendication allemande dans le futur. Néanmoins, une issue à ce différend fut trouvée pendant l’été. Le gouvernement décida d’assouplir sa position à l’égard de la transformation des prisonniers allemands en Moselle.

Un progressif assouplissement de l’intransigeance gouvernementale

8 Après de multiples discussions, Paris autorisa la transformation des PGA mosellans en « travailleurs libres ». Le 11 juin 1947 marque le prologue à l’inflexion gouvernementale. Effectivement, lors de la conférence chargée d’examiner les mesures propres à remédier à la crise de main-d’œuvre dont souffrait la Moselle, le ministre de l’Intérieur, Édouard Depreux souleva l’épineuse question de la transformation des PGA dans ce département 21. Si Tanguy-Prigent restait campé sur sa position, pour lui, l’installation en Moselle de travailleurs de « race germanique » paraissait totalement inappropriée 22, les partisans de la transformation lui faisaient remarquer qu’un

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compromis avait été trouvé pour les PGA employés dans l’industrie mosellane 23. Fortes de cet élément factuel, à Metz, les autorités locales rappelaient que des centaines de frontaliers sarrois travaillaient quotidiennement dans les mines de Moselle 24. Aussi, cet excès de précaution paraissait incongru car le risque politique lié à la présence allemande était au moins tout aussi important avec les Sarrois qu’avec les Allemands des autres Länder. En tout état de cause, l’enjeu était de taille pour l’économie mosellane. Avec un quart des PGA optant pour la transformation, on espérait combler, au moins provisoirement, la dépression démographique du département. En effet, le séjour initial des travailleurs transformés était programmé pour une année, et leur relève devait être assurée par l’arrivée de milliers de travailleurs italiens et hongrois 25.

9 Finalement, le 16 juillet 1947, le Conseil des ministres décida d’autoriser la transformation des prisonniers en Moselle 26. Cependant, cette opération restait conditionnelle. De fait, la transformation ne pouvait pas être automatiquement accordée sur simple requête du prisonnier. Elle fut soumise à des tris successifs sous l’égide d’une commission dite de « criblage ». Réunie tous les mois à Metz, celle-ci disposait d’une série de critères destinés à valider, au cas par cas, l’opération de transformation. Le passage à l’emploi des prisonniers était soumis à un premier tri fondé sur des considérations d’ordre politique et militaire. En premier lieu, étaient exclus les criminels de guerre, les Waffen SS, les anciens cadres de la NSDAP, les officiers d’active et les prisonniers qui relevaient du droit pénal 27. 10 Un second tri permettait d’orienter les prisonniers transformés vers les activités qui répondaient aux critères de priorité dictés par le plan Monnet 28. Parmi elles, figuraient les houillères de Moselle, qui en 1947, employaient 10 000 PGA. D’ailleurs aux Houillères du bassin de Lorraine (HBL), on escomptait fortement sur le maintien des Allemands sur les sites miniers. La direction et les syndicats s’extasiaient de concert sur l’extraordinaire stabilité de cette main-d’œuvre. Aux dires des responsables, les Allemands donnaient d’excellents résultats, « bien que certains prisonniers n’exercent pas leur métier d’origine » 29. Les agriculteurs tenaient d’analogues propos laudatifs à propos de l’ennemi d’hier. En tout état de cause, les prisonniers employés dans ces deux secteurs avaient davantage de chances d’obtenir l’aval de la commission de criblage, et d’aboutir ainsi plus rapidement à la transformation en « travailleurs libres ». Au contraire, les demandes de prisonniers s’orientant vers des secteurs déjà saturés, tels que le commerce, avaient toutes les chances d’être refusées 30. 11 Dans tous les cas, la transformation devait compenser la cadence de démobilisation des prisonniers et surtout les évasions. Depuis 1946, celles-ci atteignaient plusieurs milliers par mois sur l’ensemble du territoire 31. Cependant, cet engouement pour le « Boche » au travail ne soulevait pas le même enthousiasme chez les individus concernés. En effet, l’option de transformation était loin de faire l’unanimité parmi les prisonniers 32. En septembre 1947, les demandes d’option des prisonniers restèrent peu nombreuses. Elles atteignaient péniblement un tiers des effectifs chez les agriculteurs et dans les mines de Moselle. Quant aux transformations effectivement réalisées, elles furent respectivement limitées à 7 % chez les agriculteurs et 20 % dans les houillères 33. 12 Face à l’infortune de l’opération, que le gouvernement expliquait par les lenteurs bureaucratiques, il décida en derniers recours d’accélérer les cadences de transformation 34. On prévoyait, par exemple, un quota quotidien de 120 transformations à Metz. Visiblement, ce fut un succès car en décembre 1947, Daniel Mayer, alors ministre du Travail, constatait que la population des PGA transformés

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atteignait 10 000 individus en Moselle 35. Fort de ce succès, le gouvernement infléchit encore davantage sa politique d’immigration à l’égard de l’Allemagne. Contre toute attente, il autorisa l’installation de familles de ce pays en Moselle. Emmanuel Rain, directeur général de la population, accepta l’arrivée de 1 000 familles de PGA transformés qui travaillaient dans les mines 36. Cette mesure donnée à titre transitoire, et en considération des besoins en main-d’œuvre des houillères, ne concernait que les ouvriers mineurs. Néanmoins, le pouvoir central franchit une étape supplémentaire par une ouverture plus conséquente des frontières à l’immigration allemande. Cette politique prit toute sa tournure libérale en 1948. Les dossiers criminogènes, considérés à l’origine comme motifs de rejet sans appels 37, furent traités comme ceux du commun des prisonniers 38. En effet, dès le mois de mai, le gouvernement Schuman autorisa la transformation de Waffen SS en travailleurs libres, malgré l’émoi des élus 39 et de la population mosellane 40. 13 À l’heure de la libération des PGA, l’accord franco-américain de 1947 constituait une sortie honorable pour la France. Il lui permettait de palier la pénurie de main-d’œuvre existante, ou celle qui résulterait du départ des Allemands. En effet, l’option de transformation présentait les qualités nécessaires pour conserver cette main-d’œuvre en France. Grâce à l’alignement sur le statut de salarié, on espérait retenir les ex- soldats allemands car ils participaient de manière active à la reconstruction. La Moselle n’échappait pas à ces considérations. Pourtant l’histoire proche portait au dilemme. Fallait-il encourager le retour des Allemands dans un département qui avait largement souffert de leur présence ? Si pour Paris, d’emblée la réponse fut négative, à Metz on restait davantage dans l’expectative. Bien souvent le pourvoi au remplacement des PGA était jugé capital car il conditionnait la production dans les secteurs prioritaires pour la reconstruction. Finalement, les Mosellans obtinrent gain de cause. Le gouvernement autorisa la transformation des prisonniers dans le département, allant même au-delà de la demande. Finalement, les considérations économiques ont prévalu sur les politiques car le moment du rapprochement franco-allemand n’était pas encore d’actualité.

NOTES

1. Archives départementales de la Moselle (AD de la Moselle), 26 W 180, « Sources de main- d’œuvre étrangère », Problèmes économiques, 1954, 316, p. 1-2. 2. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère du Travail, 28 décembre 1944. 3. D URAND (Yves), Histoire générale de la Deuxième Guerre mondiale, Bruxelles, Complexe, 1997, 988 pages. 4. THÉOFILAKIS (Fabien), « Les prisonniers allemands en mains françaises au sortir de la Seconde Guerre mondiale », Revue d’Allemagne, 2004, 3/4, p. 383-397. 5. C OCHET (François), « France 1945, le dossier controversé des PGA », L’Histoire, 1995, 191, p. 44-48. 6. W OLFANGER (Dieter), La nazification de la Lorraine mosellane 1940-1945, Sarreguemines, Pierron, 1982, 229 pages.

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7. L EFÈVRE (Sylvie), Les relations économiques franco-allemandes de 1945 à 1955. De l’occupation à la coopération, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1988, 527 pages. 8. M EDDAHI (Bernard), La Moselle et l’Allemagne 1945-1951, thèse sous la direction de R. Poidevin, université de Metz, 1979, 630 pages. 9. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère du Travail, 28 décembre 1944. 10. AD de la Moselle, 26 W 180, « Sources de main-d’œuvre étrangère », Problèmes économiques, op.cit. 11. COCHET (François), Soldats sans armes, Bruxelles, Bruylant, 1998, 463 pages. 12. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère du Travail, circulaire MO 54/47, 15 avril 1947. 13. WOLFANGER (Dieter), La nazification de la Lorraine mosellane 1940-1945, op.cit. 14. AD de la Moselle, 11 W 39, main-d’œuvre étrangère, liste des PGA employés en France, 21 mars 1947. 15. WOLFANGER (Dieter), La nazification de la Lorraine mosellane 1940-1945, op.cit. 16. AD de la Moselle, 11 W 39, inspection de l’économie nationale, Metz, 28 avril 1947. 17. Idem. 18. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère du Travail, circulaire MO 54/47, 15avril1947. 19. Idem. 20. AD de la Moselle, 628 PER 1948, journal des débats du Conseil général de Moselle, 1948. 21. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère de l’Économie nationale, 3juin1947. 22. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère de l’Économie nationale, 11juin1947. 23. AD de la Moselle, 11 W 39, inspection de l’Économie nationale, Metz, 28avril1947. 24. AD de la Moselle, 11 W 41, inspection de l’Économie nationale, Metz, septembre1947. 25. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère de l’Intérieur, conférence de la main-d’œuvre PGA, 11juin1947. 26. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère de l’Intérieur, 24juillet1947. 27. AD de la Moselle, 11 W 39, ministère du Travail, circulaire MO 54/47, 15avril1947. 28. M IOCHE (Philippe), Le plan Monnet. Genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de laSorbonne, 1987, 324pages. 29. AD de la Moselle, 11 W 34, commission départementale de la main-d’œuvre de Moselle, 23septembre1947. 30. AD de la Moselle, 11 W 39, direction départementale de la main-d’œuvre, Metz, 1947. 31. E RBS (Laurent), « Des démarches individuelles. Les évasions de prisonniers de guerre en 1946 », Documents, 2008, 5, p. 44-46. 32. AD de la Moselle, 11 W 34, commission départementale de la main-d’œuvre de Moselle, 27 juin 1947. 33. AD de la Moselle, 11 W 34, commission départementale de la main-d’œuvre de Moselle, 23 septembre 1947. 34. Idem. 35. AD de la Moselle, 628 PER 1948, journal des débats du Conseil général de Moselle, 1948. 36. AD de la Moselle, 11 W 34, ministère des Affaires sociales et des Anciens combattants, 27 novembre 1947. 37. AD de la Moselle, 11 W 12, inspection du travail de la Meuse, 7 octobre 1947. 38. AD de la Moselle, 11 W 12, rapports de l’inspection du travail de la Moselle, 1948. 39. Espace archives Arcelor, 110/66, forges de Joeuf, rapport d’activité 1948. 40. AD de la Moselle, 628 PER 1948, journal des débats du Conseil général de Moselle, 1948.

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RÉSUMÉS

En 1947, les États-Unis et la France signèrent l’accord de libération des soldats allemands détenus sur son sol depuis 1944. Toutefois, les signataires avaient prévu que les prisonniers volontaires pouvaient, s’ils le souhaitaient, rester travailler en France. Mais, le gouvernement excluait le département de la Moselle du bénéfice de cette mesure, malgré la réelle pénurie de main- d’œuvre de la région. On voulait définitivement éradiquer tout signe de présence germanique dans cette partie de la France. Néanmoins, ce ne qu’après discussions que le pouvoir infléchit sa position car la reconstruction était prioritaire.

The recycling of German soldiers in Moselle from 1947.In 1947, the United States and France signed the agreement on release of German war prisoners detained on its soil since 1944. However, the signatories had provided that prisoners, if they wanted, could volunteer to continue working in France. But the government excluded the Moselle from the benefit of this measure, despite the real labor shortage in the region. They definitely wanted to eradicate any sign of German presence in this part of France. However, this was only after discussions about shifting its position of power because reconstruction had priority.

INDEX

Mots-clés : Allemagne, prisonniers

AUTEUR

LAURENT ERBS

Enseignant en lycée, il a soutenu sa thèse de doctorat en 2007 portant sur : Le marché du travail dans l’espace lorrain pendant la Reconstruction (1944-1953).

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Variations

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Un mythe aéronautique et urbain dans la France de l’entre-deux- guerres : le péril aérochimique

Jean-Marie Moine

1 Dès le lendemain du premier conflit mondial a fleuri un copieux discours sur ce que serait ou ce que pourrait être une future guerre. Ce discours de polémo-anticipation s’est notamment appuyé sur deux innovations de 1914-1918 : • l’utilisation militaire de l’aviation, en particulier pour le bombardement, bien que celui-ci n’ait jamais été une véritable priorité et que son efficacité soit demeurée limitée 1 ; • les gaz de combat 2 à propos desquels, malgré leur « échec relatif », s’était épanouie une « légende noire » alimentée par les représentations artistiques et les récits littéraires 3.

2 Le rôle de ces innovations, sans avoir été négligeable sur le plan tactique, n’avait pas été décisif. Mais leurs potentialités paraissaient pleines d’avenir aux yeux de la plupart des observateurs, d’autant qu’elles semblaient devoir converger. Peu à peu s’est ainsi répandue l’idée que la prochaine guerre, si elle devait survenir, serait une guerre aérochimique, dont la caractéristique stratégique principale consisterait en l’épandage de gaz toxiques par des escadres aériennes sur les lignes de front et bien davantage encore sur les arrières, donc sur les villes. Une guerre inédite, menée avec ce qu’on appellerait aujourd’hui une arme de destruction massive. Cette idée a été déclinée par une forêt de plumes : militaires, journalistes, hommes politiques et militants d’horizons divers, pour ne pas dire opposés, ingénieurs, chimistes, médecins 4 et pharmaciens, architectes, etc. 5

3 Avant 1914, la guerre aérienne et la guerre chimique étaient des thèmes littéraires présents dans des œuvres de science-fiction ou, pour être plus précis, de polémo- fiction 6. Parfois les deux menaces étaient juxtaposées mais elles n’étaient encore qu’exceptionnellement fusionnées. Dans La guerre au XX e siècle (1887), le dessinateur Albert Robida décrivait un conflit qui éclatait en 1945. C’est par le moyen de l’artillerie que s’échangeaient des « bombes à gaz paralysants » ou « à la gale », des « shrapnells à pastilles asphyxiantes », des « obus à l’épileptite », des « bonbonnes à rosée corrosive »

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dispensatrices de vitriol et médaillées par l’Académie des sciences. Panoplie redoutable : « Un à un se glissaient dans les rues des hommes revêtus de l’uniforme des chimistes, le tablier sur la tunique, le casque de cuir emboîtant la tête et le cou. Sans bruit, sur la terrasse d’un jardin, ils apportaient des instruments étranges et mystérieux, vissaient des pièces, accrochaient des tubes ; en dix minutes une batterie chimique de campagne était montée (…) coup sur coup quatre bombes asphyxiantes décrivaient une courte parabole dans les airs (…). Puis un grand silence se fit. Les feux de bivouac s’étaient éteints, tout était mort, même les malheureux habitants restés en ville, soudainement asphyxiés dans leurs demeures. » 7 C’est le même Robida qui a illustré La guerre infernale de Pierre Giffard (1908), où « rien n’est épargné aux villes, elles sont bombardées, asphyxiées ou encore torpillées : "elles se boursouflent, craquent et sautent en l’air" » 8. Les envahisseurs musulmans de L’Invasion noire, du capitaine Danrit (1895), qui avaient fait un large usage de l’arme bactériologique en propageant la peste et le choléra en Europe centrale, étaient finalement arrêtés par l’armée française grâce à des gaz asphyxiants répandus par des ballons 9. Dans La guerre des mondes (1898) de H.-G. Wells, les Martiens expédiaient des obus qui en se brisant dégageaient une lourde vapeur noire tuant instantanément par contact ou « inspiration de ses âcres nuages » 10, à laquelle on ne pouvait échapper que dans les étages supérieurs des maisons, une localisation pleine d’avenir. 4 C’est la Première Guerre mondiale qui allait rendre possible la combinaison grâce aux progrès de l’expérimentation de l’avion et des gaz en grandeur réelle et aux moyens industriels mis en œuvre.

Un large consensus

Les avis partagés des militaires

5 Assez logiquement, les militaires ont été parmi les premiers à s’être intéressés au bombardement aérien au moyen des gaz. Dès 1918, le maréchal Foch avait déclaré : « La guerre chimique doit entrer dans nos prévisions et préparatifs d’avenir si nous ne voulons pas subir quelque redoutable surprise » ; dans la guerre de demain, l’aviation aurait elle aussi une fonction prépondérante, sur des théâtres d’opérations élargis en profondeur. Pour le général Weygand, qui déplorait, avec quelque pessimisme, le silence de la grande presse, la France était exposée à un « danger capital » : « La chimie et l’aviation sont devenues les deux plus terribles cavaliers de l’Apocalypse. » 11 Le général Debeney, directeur de l’École supérieure de guerre, pensait de même qu’elles joueraient des rôles très importants mais son optimisme l’amenait à considérer que le gaz serait un excellent moyen, meilleur que l’artillerie classique, pour se défendre des aéroplanes en créant « une sphère d’air toxique d’un kilomètre tout autour » 12. En 1932, le maréchal Pétain avait soutenu devant le Conseil supérieur de la guerre qu’avec 200 bombardiers capables de transporter une à deux tonnes d’explosifs chimiques à 1 000 kilomètres, 200 chasseurs et la ligne Maginot, le pays serait à l’abri de toute agression. Le prophète du bombardement stratégique, le général italien Douhet, avait intégré les gaz dans sa vision : « Fatalement, la guerre aérochimique aura lieu, il n’est pas possible d’admettre que, dans un conflit où toutes les forces entrent en jeu, une force prête, préparée, formidable, reste absente. » 13 Les effets moraux, en abolissant toute velléité de résistance, seraient aussi décisifs que les destructions physiques. En France, son principal disciple était le lieutenant-colonel Mayer (1851-1938), un officier juif évincé de l’armée au moment de l’Affaire Dreyfus et devenu un publiciste militaire très prolixe. Selon ses biographes,

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Mayer estimait que l’aviation était appelée à devenir l’élément unique de la puissance militaire, renvoyant presque la guerre terrestre au musée ; sa pensée « s’ordonnait autour du thème central de l’aérochimie », « véritable force de frappe qui, en l’absence de toute parade possible cumulerait les effets matériels et psychologiques », apte à établir un « système de dissuasion fondé sur la terreur rationalisée » 14. Mais les militaires étaient loin de tous partager le tropisme aérochimique de Mayer, qu’il a d’ailleurs tempéré au soir de sa vie. Le futur général de Gaulle, qui le fréquentait, a insisté sur l’utilisation combinée de l’armée de l’Air et des divisions blindées sans dire un mot de l’aérochimie 15. Dès 1923, la Revue militaire générale se plaignait des conférenciers qui faisaient trop facilement recette avec ce thème 16. Dans les années 1930, des officiers de marine ont critiqué à l’École supérieure de guerre navale les illusions de Douhet sur l’efficacité des bombes chargées de gaz 17. Globalement, dans l’armée, l’indifférence ou le scepticisme l’emportaient. La France n’a pas développé de capacité de bombardement aérochimique.

Le discours nationaliste

6 Le premier courant d’opinion à avoir attiré l’attention, chronologiquement, sur la guerre aérochimique, a été le courant nationaliste, dès le début des années 1920. Les partisans d’une politique de fermeté vis-à-vis de l’Allemagne insistaient, pour la justifier, sur le danger que l’Allemagne faisait peser sur ses vainqueurs. L’interdiction qui lui avait été faite par le traité de Versailles d’avoir une aviation militaire et de fabriquer des gaz asphyxiants était d’une « efficacité illusoire » : « Un ridicule coup d’épée dans l’eau, (…) un trompe l’œil. » 18 L’industrie chimique de l’Allemagne, laissée intacte par la guerre, prospère ; son « monopole chimique » « triomphant » permettrait, le jour venu et dans des délais extrêmement brefs, de produire toute une panoplie de gaz mortels « auprès desquels l’ypérite ne sera plus qu’un doux zéphyr » : « L’industrie allemande des colorants (…) constitue aujourd’hui l’instrument de guerre techniquement le plus puissant dans le monde. » 19 Seule une nouvelle répartition géographique des usines chimiques réduirait le danger. C’est ce même clou qu’enfonçait l’industriel André Michelin, vice- président du Comité français de propagande aéronautique. Avec la présence militaire française sur le Rhin, on pouvait surveiller Krupp mais aucun contrôle ne pesait sur le « second Krupp allemand » : IG, alors même que la chimie française était « dans le noir marasme ». L’Allemagne développait parallèlement son aéronautique civile, fabriquait des avions en Russie 20, formait des pilotes grâce à la pratique du vol à voile. Son aviation commerciale, à grande capacité de transport, pouvait se métamorphoser en aviation militaire « en deux heures ». Ainsi, grâce à son « capital chimique et aéronautique formidable », « le Boche » pouvait entreprendre un bombardement gazeux extrêmement meurtrier pour la population civile, voire deux dans une même nuit, Paris étant à environ 400 kilomètres du Rhin. En bref, l’Allemagne revancharde était soupçonnée, et parfois clairement accusée, de préparer méthodiquement et scientifiquement la prochaine guerre des gaz.

7 Afin de « sonne[r] l’alarme », le Comité français de propagande aéronautique créait un prix pour récompenser le meilleur moteur d’avion, multipliait les distributions de tracts et brochures, les conférences et les projections de films. En 1923, L’Écho de Paris lançait une campagne. La Revue des produits chimiques publiait des opuscules du chimiste coloriste Henri Le Wita appelant à un sursaut de l’industrie française par l’enseignement technique, les subventions aux laboratoires, la modification de la

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législation sur les brevets 21. Il était urgent de rattraper le retard sur l’Allemagne dont certains demandaient l’interdiction des usines chimiques, d’autres de son aviation. En 1925, Michelin émettait l’idée d’une convention internationale dont les signataires s’engageraient à totaliser un nombre de bombardiers double de la flotte allemande 22. En 1931, il figurait parmi les animateurs d’un rassemblement de 10 000 personnes organisé par l’Association française aérienne et qui s’était terminé par le vote d’un ordre du jour exigeant des pouvoirs publics « que l’effort de la France dans le domaine de l’aviation ne soit inférieur à celui d’un autre pays » et propre à « nous mettre en état de riposter énergiquement à toute agression par des représailles instantanées et décisives », et par la création d’un Comité national de défense aérienne 23. La menace aérochimique a continué pendant les années 1930 à être mise à contribution pour dénoncer les « niaiseries locarniennes ». 8 Le discours nationaliste, situé à droite, véhiculait une autre peur : celle de la révolution sociale qui se propagerait dans le sillage des gaz et de la démoralisation qui s’ensuivrait, ainsi qu’à la faveur des capacités corruptrices de l’Allemagne. « Si, à ce moment, l’or allemand a été intelligemment répandu chez nos révolutionnaires, une émeute peut être créée qui remplacera le Gouvernement actuel par une nouvelle Commune. Une paix honteuse peut donc être signée, avant même que la mobilisation n’ait été décrétée » s’inquiétait Michelin 24. Pour Les Ailes du 8 octobre 1925, la guerre aérochimique aurait parmi ses « répercussions quasi certaines (…) un soulèvement populaire où l’état d’esprit des familles durement éprouvées faciliterait la tâche des meneurs » et provoquerait l’acceptation d’une paix immédiate 25. Tandis que le commandant Sorb mettait en garde contre « les éléments de désordre qui voudront profiter de l’occasion, menés par des chefs à la solde de la Russie et de l’Allemagne » 26. Au fantasme de la révolution financée par l’ennemi s’ajoutait celui de « l’écume de la population étrangère (…) libre de ses mouvements, parce que seule munie d’avance de masques convenables » 27 et qui envahirait les Parlements en une sorte de grand soir parachevant le grand bombardement. L’agitateur masqué allait remplacer le bolchevik au couteau entre les dents.

Le discours pacifiste

9 Dans les années 1930, le discours le plus prégnant était désormais le discours pacifiste, qui s’était progressivement affirmé depuis le milieu des années 1920 dans la presse et sur les rayons des libraires, dans les assemblées parlementaires et sur les estrades des salles de conférences. Et pas seulement en France 28. Le parti politique qui l’a le plus relayé a été la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) 29, qui s’est notamment servie de la guerre aérochimique pour critiquer la ligne Maginot. Le discours pacifiste partageait, avec le discours nationaliste antiallemand, la perception apocalyptique de la menace. Les gaz, ce « couronnement décisif de l’armement », allaient conférer « l’empire du monde » aux pays qui en auraient la maîtrise. Ils élargiraient « monstrueusement la zone d’action dévastatrice ». La cible essentielle ne serait plus les forces militaires de l’avant, réduites à « un rôle secondaire », mais les « grandes agglomérations », les capitales, Paris, « cœur et cerveau du pays », « tous les centres industriels », voire « l’ensemble du territoire national ». L’attaque serait subite, peut-être même sans déclaration de guerre, et massive afin de frapper « dès le début, immédiatement, un grand coup » et de désorganiser la mobilisation de l’adversaire. Ses effets promettaient d’être rapides et d’une ampleur insoupçonnée, « désastreux », « terribles », « terrifiants », « épouvantables », « effroyables », « monstrueux » : « La guerre

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chimique est tellement perfectionnée que les armées entières, des villes entières peuvent être détruites en une seule nuit (…) » 30 par la nation ennemie, « comme elle voudrait quand elle voudrait. » 31 Et d’autant mieux que s’ajouteraient ceux des bombes incendiaires et explosives qui, en faisant sauter les vitres, faciliteraient la contamination chimique et chasseraient les survivants vers les caves où ils seraient achevés par les gaz, plus lourds que l’air. Les victimes se compteraient « en millions et millions », un quart de la population française, au moins 500 000pour une grande capitale dans le meilleur des cas. Sans excepter les femmes, les enfants, les vieillards. La distinction entre combattants et non-combattants serait effacée. Une guerre éclair donc et une guerre totale, « intégrale ». Une guerre psychologique par la terreur et la panique : « Les villes qui ne seront pas encore brûlées ou gazées seront abandonnées par leur population poussée au désespoir et qui se réfugiera en masse dans les forêts et dans les montagnes. » 32

10 Le danger devait s’accroître au fil du temps, en raison des progrès aéronautiques en matière de rayon d’action, altitude, capacité d’emport, navigation. On prêtait aux Allemands la mise au point d’appareils « gazogènes » sans pilote lancés depuis des « aérobus » « dont l’équipage jouerait le rôle de chien de berger au moyen des ondes hertziennes » 33, et de ballonnets à moteur électrique qui exploseraient sur leur objectif en répandant du gaz 34. On évoquait aussi des « torpilles à autopropulsion », les « avions-réservoirs » (ou « avions-citernes » ou « avions-épandeurs ») américains, véritables « arrosoirs dont l’action serait particulièrement dangereuse puisque non dévoilée par le fracas du bombardement » 35, en attendant les avions silencieux avec lesquels la surprise serait totale. La chimie était appelée à créer des gaz nouveaux de plus en plus pernicieux, à la « nocivité formidable », « 50 fois » voire « 100 fois plus efficaces » que ceux employés en 1914-1918 36. Leur utilisation serait panachée. Des agents irritants pousseraient les habitants hors de leurs caves et une seconde vague toxique les anéantirait. Certains gaz pénétreraient à travers la peau, rendraient « fous furieux » ceux qu’ils n’auraient pas tués. D’autres agiraient sur les fonctions digestives, contrarieraient le rôle de l’hémoglobine dans le sang. « Cadeau des Soviets », la « lèpre galopante » était « dix fois plus terrible que l’ypérite » 37. Et les « terres activées », de mise au point allemande elles aussi, libéreraient petit à petit le gaz dont elles étaient imprégnées, rendant impossible tout déplacement de militaires ou de civils 38. 11 Si quelques-uns pensaient que des « produits inédits » ne seraient pas nécessaires puisque rien n’était préparé pour se protéger des gaz connus, pour d’autres, on pouvait s’attendre à la pire des escalades puisque des recherches étaient menées dans le « secret absolu ». Cabinets de travail et laboratoires étaient devenus les « antichambres de la mort ». On n’était pas loin du thème du savant fou 39. Les usines étaient capables de porter leur production de « un à mille » en quelques semaines. Au-delà se profilait la perspective de la guerre bactériologique, de la guerre électrochimique et de la guerre des ondes : « Après les vapeurs empoisonnées, les microbes mortels et les rayons destructeurs (…). » 40 Sans oublier les poisons végétaux, des graines hautement toxiques destinées notamment aux enfants et que les aéronefs pourraient jeter en prime 41. Il n’était rien de plus facile ni de plus rapide pour les usines que de reconvertir leurs fabrications de paix en substances guerrières : « Prenez le coton qui vous vêt de ses étoffes légères. Prenez les colorants brillants qui parent de leurs mille nuances vos robes et vos chapeaux, ajoutez-y la cellulose de vos bas de soie ou les parfums synthétiques qui vous enveloppent de senteurs du printemps, ou encore l’aspirine qui calme vos migraines, mêlez-y un peu de l’azote qui fait

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pousser les fleurs de votre jardin et vous avez de quoi tuer, asphyxier, empoisonner des millions d’hommes et réduire en décombres les plus grandes cités. » 42

Calculs

12 Une comptabilité était avancée, les chiffres étant un bon moyen d’accréditer les affirmations. Elle oscillait entre le minimalisme et le maximalisme. Quand on souhaitait mettre en valeur la puissance destructrice des gaz, on soulignait la faible quantité qu’il suffirait de mettre en œuvre. Pour l’ingénieur général d’artillerie navale P. Bourgoin, deux tonnes de phosgène diluées sur une hauteur de deux mètres suffiraient « pour une agglomération d’une étendue de 10 000 ha, superficie qui est à peu près celle de Paris » 43. Au même moment, A. Michelin estimait qu’il faudrait 800 tonnes pour un résultat du même ordre : 8 000 ha x 10 mètres de hauteur, soit 800 millions de m3 à la dose mortelle de un gramme de « vapeurs toxiques » par m3 44. Entre les deux 40 tonnes de diphénylcyanoarsine « pour anéantir la population tout entière de Londres » 45, 1 000 tonnes seraient nécessaires avec un gaz découvert par un chimiste anglais bien moins performant. Le pharmacien allemand et ancienofficier gazier Rudolf Hanslian évaluait à 3 000 tonnes le gaz moutarde nécessaire pour venir à bout de Berlin ou Paris 46. 100 tonnes de lewisite, ou « rosée de la mort », gaz invisible inventé aux États-Unis en 1919 et à la « capacité d’expansion 55 fois plus grande qu’aucun gaz jusqu’ici employé », rendraient New York inhabitable pendant une semaine 47. « 12 bombes de large calibre » du même agent expédieraient de vie à trépas les habitants « d’une cité comme Chicago » 48. L’évaluation la plus souvent donnée était celle de l’éminent professeur Langevin, vice-président de la Ligue des droits de l’homme : 100 tonnes de gaz seraient suffisantes pour recouvrir Paris d’une nappe de 20 mètres d’épaisseur 49.

13 Si on préférait mettre en valeur le rôle de l’aviation, on insistait sur le nombre d’appareils que l’agresseur aurait la capacité de lancer. Cette fois, ce n’étaient pas deux avions (voire un seul !) qui suffiraient pour gazer les Parisiens ou les Londoniens mais 300, 400 ou 800. Entre les deux, quand même plus près de l’hypothèse basse, toujours le professeur Langevin : 7 avions, pas plus, une escadrille de 100 n’étant cependant « pas impossible » 50, ou Victor Méric pour qui une douzaine d’appareils ennemis sur 100, échappant aux tirs d’artillerie, pourraient anéantir une grande cité 51. La tendance était, côté pacifiste, à estimer « très réduit » le nombre des avions nécessaires « pour asphyxier la population d’une ville comme Paris » 52 tandis qu’on le gonflait du côté nationaliste pour justifier le réarmement aérien français. La durée prévue pour l’agression était variable : une nuit, moins de 12 heures, quelques minutes. Comme sa périodicité qui oscillait entre des attaques rapprochées, « toutes les deux ou trois heures », ou plus espacées, tous les 8 jours par exemple, en fonction du degré de rapidité de dissolution prêté au gaz dont les effets ne dépassaient pas une semaine ou persistaient un mois entier. La surface couverte par « l’atmosphère de mort » était variable elle aussi. « Un vent régulier pourrait créer de vraies vagues toxiques », en faisant « rouler d’un quartier à l’autre » « les masses d’air infectées » 53 ou, à l’inverse, était un agent de dispersion réduisant l’efficacité des gaz. Quant à l’effectif de ces derniers, il allait de quelques-uns 54 à plus de mille 55. La compétition entre les pays, « la course aux larmes », poussant à l’inflation.

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Une peur salutaire

14 D’une manière générale, alors que le discours nationaliste instrumentalisait le péril gazeux pour mettre en garde contre l’Allemagne et critiquer l’impréparation française, le discours pacifiste accusait la France d’organiser méthodiquement l’affrontement. L’objectif étant de dénoncer la guerre, en vue de l’abolir, et non de s’y préparer si elle devait survenir ou d’en reculer la perspective en montrant sa force à l’ennemi, il fallait « émouvoir les cœurs par de vives peintures des horreurs infinies de la guerre (…) surtout en donnant une vision anticipée sans nom de la prochaine guerre aérochimique (…) » 56. On avait donc tendance à en rajouter dans le catastrophisme, à gonfler les chiffres des victimes civiles (dizaines de millions). La « puissance démoniaque des gaz » allait conduire à « l’abattoir » et remplir un « immense cimetière ». « Les atrocités des bombardements aérochimiques dépasseront les plus sombres anticipations. » 57 « Ce sera le massacre collectif à domicile, le gaz bourreau à tous les étages » 58, à Berlin comme à Paris ou à Londres, « l’immonde boucherie, une explosion furieuse de sauvagerie, la destruction systématique, le retour triomphal d’Attila ! » 59. « Nous savons désormais de quelle affreuse crevaison l’humanité et sa civilisation périront, si d’aventure. » 60. Une éventualité que Marcelle Capy, dans un discours prononcé lors de la croisade de la paix de la Ligue internationale des combattants de la paix, repoussait avec la dernière énergie : « Il n’est pas possible que cent millions d’hommes se laissent asphyxier comme des punaises. » 61

15 Le catastrophisme, on ne s’en surprendra pas, a été l’un des ressorts de la littérature d’imagination d’inspiration pacifiste. Le conte d’Henri Barbusse, L’au-delà, mettait en scène un pilote de voltige qui s’apercevait qu’il était le seul à avoir échappé aux conséquences de l’explosion accidentelle d’une usine de gaz survenue pendant son exhibition : « C’en est fini de la vie. Partout l’agent chimique a pénétré (…). [La] ville heureuse [est] devenue un effroyable musée d’immobiles. » 62 Dans La Der des der. Roman de la prochaine guerre, Victor Méric imaginait un conflit éclatant en 1938. Le narrateur, un officier, décrivait la première attaque contre Paris : « Tout à coup, les premiers sifflements… pic ouit (…). Les gens dans la rue, sur les boulevards extérieurs, s’enfuyaient, affolés, tombaient les uns sur les autres pour ne plus se relever. Des corps se tordaient sur le pavé, comme des vers, les ongles rentrés dans la peau, les orbites vides (…) cela a duré un quart d’heure à peine. On a balayé les rues de courants d’oxygène. On a ramassé les cadavres affreusement mutilés et contorsionnés. Il y avait 552 victimes, hommes, femmes, enfants, et des chiens, des chats, des rats, des bêtes de toutes sortes lancées par les égouts. » Lors de ses permissions, il constatait les effets des raids à répétition sur la capitale abandonnée par le gouvernement réfugié à Alger puis Tombouctou : « À un moment, les poisons stagnaient dans les rues et sur les places, atteignant jusqu’à un mètre de hauteur. Dans les usines, on besognait aux étages supérieurs. Quand, par nécessité, on descendait sur le pavé, c’était à l’aide d’échasses métalliques ! (…) Après ça, on abandonna les échasses pour recourir à des sortes de scaphandres particuliers. Nous avions l’air, les uns et les autres, de crustacés maladroits. » Le pays finissait par sombrer dans une anarchie totale, rats et corbeaux pullulaient et les militaires avaient dû se retrancher face aux assauts des populations civiles qui exigeaient la paix. La peur de la mort chimique avait aussi réveillé la lubricité des femmes : « Dans les centres industriels, (…) elles sont à la merci des avions avec leurs chargements de bombes gonflées de gaz. Alors elles rejettent toutes contraintes morales. Elles veulent jouir des quelques heures fragiles qui leur restent. » 63

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16 L’hebdomadaire Vu a consacré un numéro spécial, le 11 février 1931, à La prochaine guerre. Le narrateur de « La première nuit » sillonnait en voiture Paris touché par une attaque aux gaz : « Arrêt devant une bouche de métro. Une grande bouche sombre bourrée de cadavres 64. (…). Au passage une église. (…). Une vieille, le chapelet à la main, est demeurée assise, la tête renversée sur le dossier de sa chaise, aussi morte qu’il se peut. (…) Le prêtre (…) a sans doute commencé l’office du Saint Sacrement, mais l’atmosphère est bien vite devenue irrespirable. Alors dans le tumulte qui agitait déjà les fidèles, le sacristain lui a sans doute apporté un masque. Il l’a mis mais pour prononcer à voix haute les paroles rituelles, il l’a soulevé et il est tombé au pied de l’autel, ayant avalé la mort en invoquant Dieu. » 65 Plus loin, un autre auteur mettait en scène le gouvernement et le président de la République réfugiés au sommet de la tour Eiffel : « Le silence qui nous entoure est celui de la haute montagne. Rien que le vent qui parle, siffle sur les fils, ronfle dans la carcasse de fer (…). Tout à coup, le Président se détourne du charnier dont, sous les restes de brouillard, commencent à se dessiner les grandes lignes. Et remontant son col : "Il commence à faire frais"» dit-il 66. « Les impondérables » de Pierre Mac Orlan tranchaient en revanche par leur ton de dérision : « (…) le bombardement des grandes villes par avions et la terreur qu’inspiraient les gaz qui furent plus efficaces que les meilleurs esprits le pensaient contribuèrent instantanément, mieux que des discours, à ramener les hommes à la terre (…). L’éparpillement des populations militarisées à travers la campagne rendit l’attaque par gaz inefficace et ruineuse. Il fallut verser le contenu de plusieurs gazomètres grand modèle pour anéantir un pauvre mobilisé-cultivateur fumant sa pipe à la porte de sa demeure (…). Le résultat de cette guerre fut la désaffection des foules pour les progrès de l’urbanisme. Le gouvernement logeait dans une guitoune en pleine forêt. » 67 17 Dans la ville martyrisée par les bombes et en grande partie désertée par sa population, toutes les structures sociales avaient volé en éclats. Elle était devenue une jungle où des bandes d’enfants ramenés à l’état sauvage agressaient les passants, où le cannibalisme se banalisait 68, où des cambrioleurs munis de masques se répandaient dans les quartiers : « Alors qu’on escomptait la révolution, c’était le pillage, suite fréquente de la révolution, qui était venu d’abord. » 69 Dans L’abîme de Florian-Parmentier, le salut, comme chez Mac Orlan, venait de la campagne : « Où l’on voyait, quelques semaines plus tôt, une cité prospère, enrichie de tous les prodiges enfantés par l’esprit humain, on trouve une ville morte, assaillie par des exhalaisons fantomales, dont le bouillonnement s’épaissit de plus en plus jusqu’à former un rideau opaque, zébré de lueurs subites. » Un minimum d’organisation des secours avait pu se maintenir dans un premier temps : « Bien que la pluie de mort apportât la plus effroyable confusion dans les rouages administratifs, il y eut des camions d’évacuation, des trains d’ambulance, des convois de ravitaillement, des corps de pompiers, qui arrivèrent au but de leur mission. » Mais au fur et à mesure de la prolongation des hostilités, d’une durée de deux ans, l’humanité avait fait retour à la sauvagerie, réduite à une « horde vagabonde » couvrant « la plaine comme une vermine ». « C’est grâce aux paysans que la vie était sortie de son épouvantable chaos » : ils avaient repris le travail 70. 18 La littérature de fiction affectionnait le thème des nouveaux gaz, toujours plus perfectionnés. Dans Gas 2 (1920), pièce allemande de Georg Kaiser, l’ingénieur d’une usine de gaz de combat dont des ennemis s’étaient emparés, révélait aux ouvriers qu’il avait mis au point un gaz secret, contenu dans une boule rouge, capable de transformer instantanément les êtres vivants en squelettes. Malgré les appels du petit-fils du fondateur de l’usine, milliardaire mais néanmoins pacifiste, les ouvriers choisissaient de l’utiliser pour se libérer. Tout se terminait dans une tuerie générale. Dans Le bétail humain, de Victor Margueritte (1928), deux magnats de la chimie, l’un Allemand, l’autre

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Français, comparaient leurs innovations après l’explosion d’un réservoir de 5 000 tonnes d’un gaz nouveau. Une tonne du produit allemand devait détruire « tout être vivant sur une superficie de 1 000 km2 », l’agent français procurant « l’intoxication lente au lieu de la foudroyante ». Dans La Der des der, Victor Méric imaginait « peut-être un jour des gaz soporifiques (…). Après tout, pourquoi du sang, des cadavres ? Il suffirait que des légions d’hommes fussent endormis pendant des mois et mis ainsi dans l’impossibilité de s’opposer aux volontés des vainqueurs ? (…) La Guerre qui endort se substituerait à la Guerre qui tue ! Songez-y donc, ô chimistes, bactériologistes, radiologues, manipulateurs, techniciens, charlatans, desservants de la camarde ! » 71 Cette note d’espoir ironique se retrouvait dans Ciel rose de Michel Corday 72 , où un chimiste parvenait à mettre fin à la guerre au moyen d’un gaz euphorisant répandant sur terre la paix et l’amour.

Guerre de classe

19 Le discours pacifiste, de gauche, avait une autre caractéristique. Il soulignait que la « guerre d’extermination » qui se préparait, c’était la « guerre à toutes les usines et à toute la classe ouvrière » 73, la « destruction des masses », tandis que « ces messieurs d’Auteuil, de Passy, alertés (…) fileraient (…) mettre leur peau à l’abri (…) » 74, « dans des villages perdus en pleine montagne, n’ayant pas d’importance stratégique ou industrielle et par conséquent négligés par les croiseurs aériens » 75. Alors que le discours nationaliste désignait l’Allemagne comme l’agresseur aérochimique probable (avec éventuellement la Russie soviétique pour complice) 76, les pacifistes cherchaient les responsables parmi les puissances d’argent. « L’industrie mène la danse et les savants et les militaires ne sont pas assez clairvoyants pour se rendre compte qu’ils sont uniquement les marionnettes du capitalisme. » 77

20 Les patrons de la chimie rejoignaient les marchands de canons dans l’imaginaire « complotiste » ou « démonologique » 78. « Hier, les yeux étaient tournés vers tous les Creusot et les Essen du monde et l’on suivait au jour le jour, dans le flamboiement des hauts fourneaux, au milieu du bruit des forges et des marteaux-pilons, la fabrication des engins de destruction. (…) Mais maintenant, ce n’est plus là qu’on prépare le crime (…). Ce sont les usines qui distillent la houille ou l’alcool, travaillent le coton, la pâte de bois, la soie artificielle (…) – voire même l’industrie des parfums ! » 79 Augustin Habaru renchérissait : « Les marchands de canons ne sont pas les seuls profiteurs de la guerre qui constituent une internationale. Celle des marchands de gaz de combat est plus secrète, mais aussi puissante. » 80 Et habile à se trouver des appuis par delà les frontières ! Le 16 mars 1931, Hommes et documents s’indignait du rôle joué par le Crédit lyonnais dans le projet de cotation à la Bourse de Paris des titres d’IG Farben, « la plus formidable entreprise de destruction qu’ait jamais connu le monde ». Plus rares étaient ceux qui pensaient qu’il fallait chercher les « principaux fauteurs des hécatombes » passées et à venir du côté de « l’impérialisme des gouvernants », de « l’écœurante sottise des foules » et « l’état d’incohérence de l’Europe depuis 1918 » plutôt que parmi les « féodaux » 81. 21 Les caricatures utilisaient volontiers des ressorts de classe. « Le nouvel amant », dessin de Robert Fuzier 82, montrait la Mort sortant du bureau d’un marchand de canons au bras d’un chimiste : « Ingrate ! Tu m’abandonnes après ce que j’ai fait pour toi ! Oui, car lui fera beaucoup mieux ! » Dans Ils crèveront aussi de Roger Prat 83, un homme muni d’un masque à gaz lisait une carte prélevée sur un des cadavres amoncelés dans une galerie de mine : « Tiens ! Schneider… »

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Quelques bémols

22 Assez rares étaient ceux qui doutaient de la réalité de la menace aérochimique ou qui en relativisaient la gravité. Il s’agissait notamment de plumes étrangères. Le Britannique Neon (pseudonyme de Marion Whiteford Acworth) jugeait l’aviation de bombardement comme une « arme indigne de confiance, inefficace », y compris par les gaz : « Pour produire et transporter par avion un volume de gaz tout à fait insignifiant par rapport aux vastes espaces visés, il faut des efforts et des dépenses qui sont hors de proportions avec les avantages à attendre, même dans les conditions les plus favorables. » Il voyait l’influence de lobbies industriels chimiques derrière le succès du thème de la guerre aérochimique dans le public 84. Le pilote militaire Walt W. Wilm et l’ingénieur A. Chaplet partageaient ces doutes quant aux possibilités de l’avion ; c’était de l’artillerie que venait le danger de bombardement chimique 85. Pour R. Ernest Dupuy et George Fielding Eliot, l’efficacité des gaz était grossie, sans fondement : aucun gaz nouveau n’avait été découvert, le gaz « universel », à la fois mortel et persistant, n’existait pas. Ils brocardaient les « histoires effarantes où il est question d’immenses cités anéanties en quelques minutes (…). Dans une ville européenne où des masques auront été distribués en masse et où chacun sera instruit de ce qu’il faut faire, le nombre des personnes atteintes sera probablement négligeable. » 86 Ce qu’il y avait le plus à craindre, c’était la panique. Pour le major général anglais Henry Fleetwood Thuillier, le gaz était la seule arme assujettie à des « exagérations aussi monstrueuses ». Plus que pour ses propriétés destructives, limitées, contre lesquelles il existait bien des parades, c’était pour son effet de terreur qu’il fallait s’attendre à son emploi 87. En revanche, le docteur S. de Stackelberg, ancien attaché à la mission militaire impériale russe en France, doutait que l’utilisation des gaz puisse démoraliser un peuple au point de l’entraîner à accepter la défaite : « La destruction des villes, dans le seul but d’intimider une nation et de faire fléchir sa capacité de résistance, ne serait qu’une barbarie, d’ailleurs inutile au point de vue stratégique, puisque, tant que son armée est intacte, une nation saine gardera toujours l’esprit de combat et ne se laissera pas abattre. » 88

23 Côté français, quelques auteurs ont mis en garde contre les « rumeurs alarmistes » et les « bobards » : les « gaz moraux », expression forgée par le colonel Carville, secrétaire général de l’Union nationale des officiers de réserve et des Assistantes du devoir national 89. Le risque était « démesurément et intentionnellement grossi », il était moindre que celui d’une attaque incendiaire et explosive : « Le danger de la guerre aérochimique est la forme la moins implacable des périls aériens, sous réserve, bien entendu, que des précautions minimum aient été envisagées et prises méthodiquement et à bon escient », soulignaient P. Bruère et G. Vouloir. Ils s’appuyaient sur des calculs américains évaluant à 25 à 35 000 le nombre d’avions indispensables « pour gazer complètement Paris », compte tenu des caractéristiques de ces avions, des gaz et de l’efficacité de la défense antiaérienne et de la chasse, plus 8 à 10 000 appareils de combat pour les escorter. « De telles flottes [étaient] impossibles. » 90 Pour le général Albert Niessel, réussir à « infecter en totalité les villes de grande étendue » était impossible ; les gaz entraîneraient « une gêne très sérieuse (…) mais non l’impossibilité de vivre », et si tout était préparé pour s’en protéger, il y aurait douze fois moins de décès qu’avec « les autres genres de blessure » 91. Parmi les hommes politiques qui exprimaient des doutes et voulaient raison garder en face des prophéties sur le tout aérien et le primat aérochimique : Henri de Kérillis 92, à droite, et Paul Painlevé à gauche.

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Le débat sur la protection

24 Si la probabilité de la guerre aérochimique et de ses effets destructeurs était l’objet d’une opinion très largement majoritaire, avec les variations et les nuances qui ont été indiquées, la question des mesures de protection à prendre pour en limiter les ravages a été marquée en revanche par de profondes divergences.

Une réglementation internationale ?

25 Avant d’étudier la protection, ou parallèlement, il convenait d’envisager la prévention, c’est-à-dire l’interdiction juridique des armes chimiques reconnue internationalement. Sur ce plan, le consensus se prolongeait, autour du doute, mais avec des fondements différents. La prohibition de l’emploi de projectiles ayant pour but unique de répandre des gaz asphyxiants, par la conférence de La Haye en 1899 (non ratifiée par les États- Unis), avait été balayée par la Première Guerre mondiale. L’article 171 du traité de Versailles avait renouvelé et élargi cette interdiction. Mais l’extrême facilité (et le faible coût) de la fabrication des gaz toxiques, en raison de l’absence de solution de continuité entre chimie de paix et chimie de guerre, et l’avantage stratégique décisif qui leur était généralement attaché, d’où la certitude quant à leur emploi, n’avaient pas tardé à susciter le scepticisme quant à sa portée. À partir de 1921, la Société des Nations (SDN) s’était préoccupée de la guerre chimique dans le cadre des efforts en vue du désarmement. Un rapport l’avait décrite comme « le plus terrible danger qui puisse menacer la population des grandes villes » 93. Le traité de Washington, en 1922, avait prohibé l’emploi des gaz asphyxiants, mais il n’est jamais rentré en vigueur. En 1925, le protocole de Genève a interdit les armes chimiques (et bactériologiques). Il ne prévoyait ni vérification ni sanction et laissait à chaque État signataire la liberté de les utiliser si un adversaire en prenait l’initiative. Beaucoup de pays avaient assorti leur ratification de réserves 94. En 1931, s’était constituée une Commission internationale pour la protection juridique des populations civiles contre les dangers de la guerre aérochimique 95. En février 1932, le plan Tardieu, qui avait été précédé par des propositions de Henry de Jouvenel, Joseph Paul-Boncour, René Massigli, préconisait l’internationalisation de l’aviation civile de transport, la limitation de l’aviation de bombardement jusqu’à un niveau à déterminer, au-delà duquel les appareils seraient cédés à une force militaire régie par la SDN, et l’interdiction du bombardement aérien ailleurs que sur le champ de bataille 96. Un peu plus tard, dans le cadre de la conférence sur le désarmement, un projet de second protocole prohibait toute attaque aérienne contre les populations civiles ainsi que la guerre chimique, bactériologique et incendiaire, tout en admettant le droit de représailles en cas d’agression avec ces armes.

26 Ces instruments, dont le seul à peu près abouti était le protocole de 1925, n’ont pas convaincu 97. L’opinion nationaliste se méfiait des conventions juridiques et de la capacité de pays comme l’Allemagne à les respecter. Elle comptait sur le rapport de forces et sur le principe de dissuasion ancré dans la menace de lourdes représailles : « œil pour œil, dent pour dent, toute la g… » 98. L’opinion pacifiste demandait bien sûr un contrôle international 99, mais les résultats auxquels on était parvenu lui semblaient insuffisants, illusoires ou même pervers parce qu’ils contribuaient à affaiblir la

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conscience horrifique de la guerre, seule source de salut puisque promesse de son abolition. C’est ainsi qu’en 1928, Henry Bellamy désignait la conférence internationale d’experts sur la protection des populations contre la guerre chimique, réunie à Bruxelles à l’initiative de la Croix-Rouge, comme un « attrape-nigauds » dont les résolutions resteraient de toute façon lettre morte, les dites populations étant assurées en cas de conflit de « [crever] en famille », « asphyxiées et empoisonnées comme des rats » 100.

La défense passive

27 L’avènement de la guerre aérochimique étant considéré comme probable, la question de l’atténuation de ses effets n’a pas tardé à se poser, avec des conséquences pratiques, notamment en matière de mesures à prendre par les pouvoirs publics. Deux thèses bien tranchées se sont alors affirmées : celle des partisans de la défense passive 101, celle de ses détracteurs, pour qui elle représentait une tromperie, une source de profits immoraux et une erreur car en aménageant la guerre, elle conduisait à son acceptation. Selon les premiers, ce n’était pas « faire acte de bellicisme » que de chercher « à assurer la vie des siens, à conserver nos villes et nos monuments, patrimoine d’un lourd passé de gloire » 102. « Le danger aérochimique [était] redoutable lorsqu’il n’[était] pas attendu et qu’aucun obstacle ne lui était opposé. » 103 La « parade au fléau » était possible. Il s’agissait de l’organiser, de la planifier pour prévenir toute surprise et obtenir « la sécurité de la masse ». Ce qui aurait d’ailleurs des effets positifs sur la défense du pays et peut-être éloignerait la perspective de ce type d’agression. Les moyens, c’étaient la fabrication et la distribution des masques, filtrants ou à circuit fermé, et de vêtements spéciaux ; des refuges : aménagement des caves et, à Paris, du métro, mais aussi des logements, et construction d’abris spéciaux ; la mise sur pied d’un système d’alerte et d’un service de secours aux intoxiqués avec un personnel bien formé, apte à reconnaître les gaz afin d’appliquer les soins adéquats ; et des dispositions pour nettoyer, désinfecter les zones atteintes (arrosage, substances neutralisantes) . Il fallait aussi éduquer la population, en commençant dès l’école primaire, car il paraissait « sage d’indiquer à chacun d’entre nous comment il pourra éviter l’asphyxie » 104, et la panique. En organisant, par exemple, des exercices nocturnes avec jets de bombes lacrymogènes.

28 Un tel programme posait des problèmes techniques, notamment pour la mise au point de masques adaptés à la diversité des gaz, leur stockage en nombre suffisant, leur vérification périodique et leur conservation, l’étanchéité des abris (surpression, sas ou « écluse », problème des joints des portes) et le renouvellement de l’air (filtration, captage au-dessus de la nappe de gaz, éventuellement en utilisant les cheminées des usines, « centrales » de ventilation 105). Une kyrielle de propositions préventives, protectrices et curatives ont été formulées qui puisaient dans une abondante littérature internationale et dans de multiples exemples européens, dont il y avait lieu de s’inspirer pour combler le retard français. En 1931, par exemple, la revue La Science et la vie présentait un brevet allemand récent. Dès l’alerte, le gaz de ville serait rejeté dans l’atmosphère et remplacé par de l’air comprimé respirable. Portes et fenêtres étant hermétiquement closes, la légère surpression dans les maisons suffirait à refouler les gaz toxiques qui seraient aspirés dans les égouts par de puissants ventilateurs. Des tubes à pluie artificielle alimentés par les canalisations d’eau et établies sur le faîte des immeubles et sur les corniches, neutraliseraient l’ypérite et le phosgène 106. Les suggestions mêlaient des dispositifs sophistiqués quant aux masques et combinaisons

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ou aux véhicules d’intervention 107 et des trucs élémentaires et de bon sens, peu coûteux et faciles à employer si on devait rester chez soi : la « protection ménagère et familiale » 108 (rideaux, imperméables, provision d’eau et de vivres à l’abri de toute contamination, etc.). Tout en soulignant qu’il ne fallait pas s’en remettre au système D. 29 On discourait sur le meilleur type d’abri possible. Tel déconseillait les grands abris collectifs par crainte des bousculades et vantait le « home antiaérien », construction en béton armé et bien équipée, placée au milieu de la cave de chaque habitation 109. Des inventeurs déposaient des brevets. Le docteur Marcille et le pharmacien colonel Bruère proposaient un abri mobile en béton, fabriqué en 40 heures avec un moule métallique, facilement transportable. Des souris logées dans des alvéoles étaient chargées de tester les gaz. Il a été présenté au maréchal Pétain, alors inspecteur général de la défense aérienne, le 21 juillet 1932 par la comtesse Dulong de Rosnay, présidente de l’ « Œuvre de l’abri » 110. L’abri Dubouillon, « en béton prévibré armé d’aciers durs », d’un poids de 5 tonnes, était lui aussi transportable. Ernest Payen, imprimeur à Épernay, avait élaboré un « système d’abris hermétiques contre les gaz » : cabines familiales, abris d’immeubles, grands abris collectifs bétonnés. Sa publicité était un chef d’œuvre de synthèse des thèses catastrophiques sur la guerre aérochimique 111. Les Fonderies de Pont-à-Mousson se sont intéressées à son système et ont noué contact avec lui en 1933 en vue de fabriquer ses abris 112. Les constructeurs ont pu présenter leurs modèles lors de l’Exposition universelle de 1937, dont un « abri-ballon » gonflable au moyen d’une pompe à manivelle. 30 Des revues spécialisées étaient publiées : Le Danger aérien et aérochimique, par Henri Le Wita, en novembre 1932 113 ; Gaz de combat, défense passive, feu, sécurité, par George Jaubert, ancien préparateur de chimie à l’École polytechnique, en janvier 1935 114. Des associations ont été constituées, qui s’inspiraient d’organisations de masse étrangères comme la Ligue Aviakhim en URSS, la Ligue pour la défense aérienne et contre les gaz en Pologne, l’Association nationale pour la protection contre les attaques aériennes en Allemagne, le Comité pour la défense chimique de la patrie en Yougoslavie : l’Union nationale pour la défense aérienne 115, la Ligue contre la guerre chimique et pour la protection de la population civile, l’Association centrale des officiers de réserve Z, la Croix Violette, etc. 116 La Croix-Rouge s’est occupée d’information et de formation, via ses comités d’experts, son Centre de documentation international sur la guerre chimique et ses congrès. Des médecins se sont mobilisés tel le professeur Parisot à Nancy, qui militait pour le développement de « l’esprit Z » et la création d’un « service général anti gaz urbain » 117. Un début de mise en œuvre s’est opéré dans la capitale lorraine à la suite des manœuvres de défense passive antiaérienne d’août 1931 : « équipes volantes » (infirmiers, éclaireurs) ayant reçu une formation spéciale, postes de secours types, moyens de transport, centre d’instruction pour sauveteurs, recensement des caves, aménagement de deux vastes abris dans celles d’un lycée et de la bibliothèque universitaire 118. Des savants se sont réunis dans un Comité national pour la protection scientifique des populations civiles contre les gaz asphyxiants et les microbes. Le XXXVe congrès de la propriété bâtie, à Bordeaux en 1936, a fait porter ses travaux sur la défense passive et la préservation des immeubles et de leurs habitants. Diverses initiatives locales ont vu le jour. À Tours, un Comité de défense chimique a été créé dès novembre 1931, dans les locaux de la chambre de commerce. Il était présidé par un général de réserve et comptait, parmi ses membres, le baron Raymond Auvray, président de la Société de secours des blessés militaires, une des associations

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constitutives de la Croix-Rouge. Sa section de propagande a organisé des cours de défense passive, dispensés par des professeurs de l’École de médecine 119. 31 Le défi financier était considérable mais il y avait de ce côté moins d’imagination pour avancer des réponses, sur la base d’évaluations très variables, que l’expression d’une certaine résignation. « Devant l’énormité des dépenses à engager, on peut se demander si ce n’est pas une utopie de vouloir (…) donner des abris et des casques à la population d’une grande ville comme Paris », se demandait ainsi le lieutenant-colonel P. Vauthier 120. On déplorait aussi volontiers l’esprit d’indiscipline des Français, leur répugnance devant « la tâche d’organisation » ; et une passivité certaine, parfois même l’inertie des pouvoirs publics. L’instruction pratique sur la défense passive contre les attaques aériennes de novembre 1931 était restée lettre morte. Ce fut seulement en avril 1935 qu’une loi avait rendu obligatoire l’organisation de la défense passive dans les villes. Des commissions départementales et des commissions urbaines avaient été mises en place (à Tours dès 1934). Un effort pédagogique réel avait été fait via la publication de nombreuses brochures 121 et des conférences. Des manœuvres ont été organisées dans plusieurs villes (dont Paris) après celles de Nancy. « Des équipes de flaireurs composées de gardiens de la paix » ont été « instruites » 122. Des masques ont été distribués à la veille de la guerre, on a procédé au recensement des caves. Mais très peu d’abris publics ont été aménagés 123. La loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre a confié la défense passive au ministère de la Défense nationale et de la Guerre. En 1939, le sentiment était largement répandu que la France n’avait pas rattrapé son retard.

Utopies architecturales et urbanistiques

32 Les adeptes de la défense passive se partageaient entre deux tendances. L’une enfonçait le clou du discours apocalyptique afin de justifier la pertinence des solutions protectrices qu’ils proposaient, et bien souvent, vendaient (ou dont ils faisaient la promotion publicitaire). L’autre affectait de s’en tenir à des propos raisonnables, à l’écart de « toute exagération sur les effets des bombardements comme de toute quiétude stupide » 124. Ceux qui admettaient que la protection ne pouvait être que partielle mettaient souvent l’accent sur l’évacuation des catégories de population dont la présence n’était pas indispensable dans les villes exposées. Ils se montraient par ailleurs réceptifs à des projets architecturaux et urbanistiques qui consistaient à repenser les villes en fonction de la menace aérochimique. La ville traditionnelle aggravait le danger par ses rues et ses cours, suspectées de freiner la dilution des gaz en canalisant ou en piégeant l’air infecté. Quelques minimalistes se contentaient de préconiser l’intégration des abris dans les nouveaux immeubles : caves blindées, « chambre de bombardement » sur cour, sans cheminée, avec ouvertures en verre armé, éclairage indépendant, préalablement équipée de tout le nécessaire 125.

33 D’autres voyaient plus grand. Deux idées générales présidaient à la réflexion, ou à l’imagination architecturale, exposées en détail par le principal théoricien de la cité nouvelle conçue pour défier les gaz, le lieutenant-colonel Vauthier : • Espacer les immeubles les uns des autres afin de faciliter la circulation de l’air et la dispersion des gaz. « Pour se défendre contre les gaz, la ville doit s’ouvrir largement et diminuer la proposition des surfaces bâties au profit des rues et des jardins. Les espaces libres ne devront pas être coupés d’obstacles ou de murs (…) pour permettre la diffusion du gaz toxique dans toutes les

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directions. » Les fonds de vallées encaissées devaient être abandonnés au profit de sites à flanc de coteau favorisant l’écoulement des gaz et des eaux de désinfection. • Construire en hauteur pour permettre aux populations de se réfugier au-dessus de la couche contaminée par les gaz, plus lourds que l’air. Les abris souterrains étant compliqués et coûteux à aménager, et souvent humides, donc générateurs de rhumatismes. Les derniers étages des immeubles seraient abandonnés. Séparés par des dalles bétonnées, remplis de sacs de ciment, de terre, de barres de fer croisées, etc., ils amortiraient les explosions en cas de coup au but. « On apporterait le moins de trouble possible à la vie des habitants si les cinq étages inférieurs et les trois étages supérieurs étaient occupés par des lieux publics qui ne sont fréquentés qu’une faible partie du temps : magasins, théâtres, cafés, bibliothèques, et si seuls les étages intermédiaires comprenaient des appartements. » 126

34 Vauthier critiquait les conceptions soviétiques : celles de Truchatchov qui prescrivait les immeubles de haute taille – la place ne manquant pas dans son pays – et mettait l’accent sur un système de ventilation par un réseau de canalisations souterraines (utilisable en temps de paix pour le transport de colis pneumatiques et l’aération dans un but d’hygiène), ou celles de Pavlov qui préconisait de transformer les cages d’escalier en abri anti gaz sans se préoccuper du problème de la propagation des incendies. En revanche, l’idée de Koshevnikov d’orienter les rues principales dans le sens des vents dominants, d’aménager de vastes places avec des pièces d’eau, pouvait s’accommoder avec la « solution des villes-tours ».

35 S. de Stakelberg condamnait lui aussi les villes souterraines au profit des gratte-ciel très espacés (ce qui permettait aussi de parer au souffle des grosses bombes) par des parcs dont les arbres arrêteraient les vagues de gaz. Une disposition en quinconce favoriserait le brassage. En bref, le salut viendrait de la cité-jardin avec des « forts anti- aériens » en plus 127. « Ainsi comme les villes et les bourgades du Moyen Âge se sont transformées en villes modernes, plus espacées à cause de la suppression des remparts, inutiles devant la puissance du canon, nos villes actuelles vont être transformées à leur tour et décongestionnées pour déjouer l’agression aérienne. Car en présence de l’arme nouvelle – aérochimique – notre construction urbaine est devenue aussi périmée et désuète que celle des châteaux-forts du Moyen Âge. » 128 Par ailleurs, aux façades ornementées, sculptées se substitueraient des façades nues, sans volutes ni chapiteaux, ne permettant pas l’accrochage des liquides vésicants, et facilitant une désinfection rapide. Des dispositifs de lavage, par pluie artificielle, seraient installés sur les toits 129. Aérée, lumineuse, la ville nouvelle, édifiée selon les impératifs de la « prophylaxie anti gaz », réaliserait le souci des hygiénistes d’éliminer les miasmes et la tuberculose en particulier. Elle apporterait de surcroît « un remède à la fatigue nerveuse des habitants ». 36 La « ville radieuse » de Le Corbusier, qui avait lu Vauthier, avec ses tours au plan en croix, de 60 étages et 270 mètres de haut, véritables « radiateur[s] de lumière », sur pilotis, plantées dans des parcs qui occuperaient 88 % des superficies, s’inscrivait dans le droit fil des préoccupations protectrices contre l’arme chimique. « Il faut donc, par l’horreur évoquée, que l’attention soit attirée, l’opinion enfin mobilisée, la décision enfin arrachée à la carence des édiles et que ces saletés de guerre infâme deviennent le prétexte au ralliement des esprits entreprenants au renversement d’usages séculaires et soient les annonciatrices de la "ville radieuse". » 130 Des dispositifs précis étaient opposés à la menace des bombardements gazeux, telles les usines souterraines « à air exact » ou les « toits- jardins » blindés. Ces derniers, qui pourraient servir de solarium, s’apparentaient aux « toitures terrasses en ciment armé », à l’épreuve des bombes et équipées de pare-éclats,

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prônées par le médecin naturiste Fougerat de David de Lastours. « La protection réelle et efficace de toute une population menacée par les gaz asphyxiants réside dans l’aménagement des toits des grandes cités permettant aux habitants de séjourner dans un air toujours libre (…). La terrasse (…) est en face des forces hostiles, le salut de la Patrie. » Espace ensoleillé, instrument privilégié de « l’hygiène lumineuse », la terrasse s’affirmait par ailleurs comme un « merveilleux moyen de culture humaine et de rénovation physique et morale. Ne pas tout tenter pour la généraliser serait criminel » 131. Confortés par l’imaginaire de la guerre aérochimique, les projets architecturaux visionnaires n’ont pas manqué quelquefois de susciter l’ironie de ceux qui ont suggéré qu’ils avaient été plus performants que l’aviation pour l’anéantissement des grandes cités 132. 37 La dilatation de la ville nouvelle en superficie posait des problèmes de communication. Les terrasses de Fougerat de David devaient d’ailleurs être reliées entre elles et permettre de circuler vers tous les points de la ville sans s’exposer aux gaz. Un autre doux rêveur, l’ingénieur J. Archer, proposait « la voie fédérative », petit avion électrique sans ailes circulant sous un monorail suspendu à quelques mètres du sol. Il permettrait d’éloigner une grande partie de la population de Paris pendant la nuit, qui représentait la période la plus dangereuse, ou d’assurer une évacuation plus massive si nécessaire. Ce moyen de transport révolutionnaire contribuerait aussi à la protection des villes en évitant l’augmentation de leur densité démographique grâce au rétablissement de « l’équilibre véritable entre le paysan et le citadin ». Au-delà, sa généralisation dans le monde entier donnerait du travail à tous les chômeurs, aboutirait à l’ « interpénétration des peuples » et à « la fusion des races » : « Les hommes se connaissant mieux n’auront pas l’idée de se faire la guerre. » 133 Plus réalistes, d’autres auteurs plaidaient pour les autostrades, suivant les exemples italien et allemand, ou pour des réalisations plus complexes tel le projet Hennequin et Martineau de « voies souterraines de sûreté » par transformation des galeries de métro, avec autoroute en partie haute, lignes de métro en contrebas et galerie piétonnière sous l’autoroute. Les questions de transport étaient surtout abordées par ceux qui privilégiaient l’évacuation comme moyen de sauvegarde de la population. Elles suscitaient bien des doutes quant aux possibilités de financement et des interrogations quant à la vulnérabilité des voies de circulation.

Une « protection chimérique »

38 Pour les pacifistes, tout discours sur la défense passive relevait de la mystification, au mieux d’une « extravagante puérilité ». Rien ne pourrait arrêter les gaz ou même en atténuer les effets meurtriers. C’était l’évidence, dénoncée comme un défaitisme jusqu’au-boutiste par ceux qui croyaient aux vertus de la protection, que martelait par exemple un journal comme La Patrie humaine. Tout n’était que bourrage de crâne. Ainsi que l’avaient démontré « les plus grands savants » les « masques-passoires » étaient inopérants si la concentration dépassait un certain seuil. Aucun modèle ne pouvait être polyvalent face aux gaz « inédits ». En janvier 1935, le professeur Langevin révélait qu’on venait de découvrir une substance qui se combinait avec les charbons actifs des filtres afin de les rendre nocifs, voire de les enflammer 134. Il y avait peu de chances qu’on puisse équiper la population entière. La constitution de stocks ? C’était un leurre qui, s’il ne devait pas« sauver des humains [était destiné] à leur garder un minimum de confiance » 135 trompeuse. Le masque filtrant était « une réédition de la fanfaronnade désobligeante du bouton de guêtre » 136. C’était d’ailleurs tout le corps qu’il fallait recouvrir puisque certains produits n’agissaient pas par inhalation : ils attaquaient l’épiderme.

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Mais les scaphandres isolants et à circuit fermé étaient encombrants et d’un usage réduit à quelques heures. Pire encore, l’emploi du masque, « dans des circonstances critiques », susciterait « à coup sûr » des « déchaînements animaux » : « Entre le maître et le serviteur inégalement protégés, entre les passants qui auront laissé leurs masques à la maison et les locataires attitrés, soigneusement et inutilement harnachés, d’un abri ordinaire, entre ceux qui se croiront préservés et ceux que la sensation d’être sans défense affolera, des luttes sauvages s’engageront. » 137 La critique des masques était partagée par certains soutiens de la défense passive tant du point de vue de leur qualité que de la quantité, insuffisantes. Mais, de ce côté, les réserves se sont estompées avec le temps.

39 Jamais les abris, ces « masques collectifs », ne seraient suffisamment étanches, ni assez nombreux. En 1931, La Jeune république évaluait à 2 000, à raison de 60 par unité, les abris nécessaires à Nancy, la ville pilote en matière de défense passive 138. On s’entretuerait pour s’y réfugier. Et comment pourrait-on en assurer la ventilation quand l’électricité serait coupée ? À supposer qu’on n’ait pas été atteint par les gaz, ce qui exigerait des abris « solidement, exclusivement construits à cet usage spécial et soigneusement entretenus », on y resterait prisonnier quand les effondrements des immeubles soufflés par des « torpilles monstrueuses » auraient condamné les issues « sous une montagne de matériaux » : ils deviendraient une « implacable souricière », des « traquenards » ! L’organisation des secours ? « Personne n’osera sortir pour ramasser les gazés, les traiter sur place, dégager les victimes ensevelies (…) » 139, ou pour contrarier la propagation des incendies. D’ailleurs, les manœuvres démontraient l’impossibilité de la protection. « Les journaux les mieux à la solde du Comité des Forges » le reconnaissaient, ce qui n’était pas peu dire. Du reste, une parade efficace aurait un coût « exorbitant », « astronomique », à commencer pour les abris, « programme pharaonique insensé ». La conclusion revenait comme un leitmotiv : « La protection ne sera pas assurée par des mesures d’ordre technique, mais uniquement par le retour au bon sens » 140, c’est-à-dire par l’abolition de la guerre, par le désarmement intégral : « La paix seul masque à gaz ! » 141 De surcroît, le sentiment de « fausse sécurité » entretenait une illusion qui pouvait endormir la volonté de paix. Pour le Parti communiste, le « mensonge de la défense passive » visait à faire admettre l’accroissement des dépenses militaires. L’unique protection consistait à « empêcher la bourgeoisie de préparer sa guerre » 142. 40 Certains tiraient un autre enseignement de l’impossible protection. En 1929, le médecin général Saint-Paul avait proposé de déterminer, dès le temps de paix et à bonne distance des grandes villes, des « lieux de Genève » garantis par des commissions neutres, où les non-combattants seraient éloignés 143. Pour le général Pouderoux, dans la course entre la défense passive et les perfectionnements des moyens de destruction, la première ne pouvait être que distancée, et de plus en plus. Le gaz triompherait toujours du masque. En conséquence, la « dispersion de la population [était] le seul remède » et il fallait l’organiser sur le modèle de la mobilisation générale. Alors que chez les architectes, la guerre aérochimique était un argument supplémentaire pour nourrir leur rêve de la cité idéale, le prophète de la fuite ne dissimulait pas sa phobie de la ville. La dispersion était « le salut » dès le temps de paix, « contre les épidémies, la corruption des grandes cités, la misère matérielle et morale, la vanité, le cabotinisme, le mercantilisme spéculateur, contre les fermentations spontanées et les déchaînements féroces des foules. Elle nous ramènera aux petits et moyens rassemblements, à l’existence familiale, où les âmes (…) seront vouées au refoulement salutaire de leurs convoitises et de leurs desseins criminels » 144. Il s’agissait donc de transporter la ville à la campagne, comme l’avait naguère suggéré

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Alphonse Allais, ou plutôt de l’y dissoudre, ce qui rejoignait le programme des « Fédéristes ». Diluer la ville, mortifère par nature, plutôt que les gaz qui l’envelopperaient quand la guerre surviendrait. Dans son livre de 1936, le général se montrait un peu plus concret : les larges avenues à percer en prévision des évacuations faciliteraient la circulation et l’aération. Les « sections automobiles spéciales de mobilisation civile » serviraient aux sorties avant le grand cataclysme et, après, ravitailleraient les populations qu’elles auraient disséminées. Les « cités-refuges » aménagées dans les montagnes pour les y abriter des gaz lourds et des « ensemencements bactériologiques » accueilleraient des colonies de vacances, attireraient retraités et sportifs et débarrasseraient les villes des « déchets humains qui les encombrent, végètent et les déshonorent ». Bientôt reliées par la TSF, le cinéma, la télévision, « elles prépareraient enfin l’organisation des loisirs (…) » 145. Pour la majorité des pacifistes, l’évacuation était irréalisable, faute de moyens suffisants. D’ailleurs, l’attaque se ferait par surprise et on ne réussirait pas à détecter tous les avions, que la chasse et l’artillerie antiaérienne seraient bien en peine d’arrêter tous, la première étant détournée par les tirs « à l’aveuglette » de la seconde, qui déverserait « une pluie torrentielle de shrapnells sur la population affolée » 146 et signalerait les objectifs à bombarder. La défense passive, ce seraient encore la « militarisation de toute la population civile », « l’âge des casernes » sur la voie de « l’âge des cavernes », « un pas de plus vers l’établissement du fascisme en France » 147. 41 La critique s’exprimait aussi par l’image : telle cette affiche de Jean Carlu, Mascarade, où un masque à gaz et un masque de comédie encadraient une tête de mort 148, et dans la littérature de fiction, ou plus exactement de fiction avouée. « On avait distribué à tort et à travers des caisses contenant des substances et des appareils de protection dont tout le monde ignorait l’usage, et la plupart de ceux qui les avaient reçus s’asphyxièrent en les manipulant », déplorait Florian-Parmentier dans L’abîme 149. Le major Von Helders ironisait sur les conseils prodigués par de vieux messieurs décorés : « Quant aux bombes à gaz (…) retenir la respiration », ou par un ancien combattant : « Il faut placer des linges mouillés devant les soupiraux. C’est ainsi que nous faisions dans les abris devant Verdun. On peut aussi allumer un petit feu pour que le courant d’air chasse le gaz. » 150 José Germain se montrait aussi optimiste : son narrateur devait la vie sauve à un « tampon à marc de café » trouvé dans sa poche ; sa bonne, son concierge et quelques voisins chanceux, à des couvertures tendues entre les persiennes et les vitres, mais tout le reste de la maison était mort 151. 42 Au fur et à mesure que se sont amorcés des dispositifs de protections contre le danger aérochimique, le doigt accusateur des pacifistes s’est déplacé en direction d’une « nouvelle industrie florissante », qui avait« de l’avenir » : celle des masques à gaz, une « aubaine » et « la plus vile des fraudes commerciales ». Pour le professeur Langevin, il fallait chercher les nouveaux munitionnaires de la guerre aérochimique du côté du matériel de protection 152. Le Barrage, hebdomadaire de la Ligue internationale des combattants de la paix, s’est fait une spécialité de débusquer, à partir des publications financières, les « profiteurs de la défense passive » s’abritant derrière des « faux nez » dans les sociétés concernées 153. Bien des auteurs lui ont emboîté le pas pour scruter « la façade énigmatique des firmes » à la recherche des véritables « animateurs » 154. On pointait leurs influences corruptrices. Richard Lewinsohn racontait ainsi que le cinéaste Pabst, désireux de réaliser un film contre la guerre, s’était vu offrir discrètement deux millions de marks à condition d’insister sur les horreurs de la guerre des gaz. Il avait refusé de se prêter à cette réclame indirecte 155. La revue Le Danger aérien et aérochimique se défendait d’être stipendiée par les fabricants de masques et Gaz de combat, défense passive, feu, sécurité était soupçonnée d’être publiée avec des ressources provenant

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d’affaires intéressées commercialement à la préparation d’une défense passive assurée au prix de coûteuses réalisations. Elles se dissimulaient derrière les associations qui en faisaient la promotion. Le projet de loi qui organisait la défense passive allait livrer le pays « à la cupidité des marchands de masques et de béton » 156. Ensuite, ils avaient prêté appui avec « une ferveur dialectique » aux « publicités administratives » qui leur étaient promesse d’ « un débouché rémunérateur » 157. 43 Non sans contradiction avec leur thèse de la défense passive comme marché de dupes, les pacifistes dénonçaient les inégalités sociales dans sa mise en œuvre. Illusoire et simultanément trop chère pour pouvoir bénéficier au plus grand nombre, elle abandonnait à l’initiative privée, donc à la « situation de fortune de chacun », la réalisation de l’essentiel de ses objectifs, ce qui semblait « particulièrement honteux » à Paul Langevin ou à Pierre Cuénat, seuls les riches ayant les moyens de se faire construire des abris et d’acheter les masques les plus perfectionnés. La Lumière exigeait l’interdiction immédiate de toute entreprise destinée à leur offrir « une protection refusée aux pauvres » 158.

Conclusion

44 Il y a un net contraste entre l’abondance des propos tenus sur l’arme aérochimique et sa puissance destructrice et le peu d’expérimentation qui en a été faite pendant l’entre- deux-guerres. Les Italiens ont eu recours à des épandages d’ypérite en Éthiopie. Mais les gaz n’ont été utilisés ni pendant la guerre du Rif 159, ni pendant la guerre d’Espagne. Pendant le Seconde Guerre mondiale, le bombardement aérien stratégique a eu l’importance que l’on sait sur les villes anglaises, allemandes, japonaises, mais quant aux gaz, le IIIe Reich comme les alliés se sont abstenus, malgré certaines tentations de Hitler après le débarquement de Normandie, de Staline, de Churchill, des États-Unis contre le Japon, lequel y a eu recours en Chine, mais en se limitant à une dimension tactique. La dissuasion l’a emporté 160, « (…) personne ne souhaitait réellement prendre l’initiative d’une guerre toxique parce que c’eût été – du moins le croyait-on – courir au suicide ». La « nouvelle grande peur », suscitée par les nationalistes pour pousser leurs gouvernements à entreprendre une politique d’armement aérien et chimique et entretenue de manière obsessionnelle et paroxystique par les pacifistes pour dissoudre la guerre par la terreur qu’elle inspirait, « avait fini par devenir le principal frein à l’emploi [des gaz] quand la guerre éclata » ; « (…) l’arme chimique était devenue un symbole. Celui de la guerre sous toutes ses formes et de son cortège d’épouvante » 161. Les espoirs des pacifistes ont été déçus – et leur combat a sans doute été contre-productif en confortant l’état d’esprit munichois – mais pas complètement puisque les gaz sont demeurés inemployés. De la même façon, dans les années 1950, la « hantise atomique » a contribué à prévenir une nouvelle utilisation de l’arme nucléaire après Hiroshima et Nagasaki en 1945, mais sur la base d’une expérience concrète cette fois.

45 La guerre aérochimique était bien un mythe dans la mesure où l’anticipation n’a pas été validée par les faits. Le goût des images fortes et des grandes formules sensationnelles confirme qu’il n’y avait pas de solution de continuité entre la littérature de fiction et le discours politique, fondés sur les mêmes ressorts : le rêve et le cauchemar. Les militaires et les instances étatiques, mieux informés, ont su raison garder : « (…) Nulle part, on ne vit d’état-major ou de gouvernement faire suffisamment confiance [aux armes chimiques] pour fonder toute une stratégie sur leur emploi. » 162 Du côté français, la

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prudence ou le scepticisme, et la pression du mythe, se sont conjuguées dans un effet de freinage – entre autres raisons liées à la stratégie défensive – de l’aviation de bombardement 163. La part d’irrationnel, couverte par l’autorité scientifique et morale du professeur Langevin, qui conduisait à en rajouter, à « exagérer, parfois jusqu’à la caricature », qui se traduisait par les variations erratiques des chiffres, censés valider la réalité de la menace, n’était cependant pas totale. 46 L’arme chimique s’est peu à peu perfectionnée jusqu’à devenir une arme de destruction massive tout ce qu’il y a de plus réelle tant par les redoutables effets, particulièrement contre les civils, que par les stocks, bien que son appartenance à cette catégorie soit discutée par les experts. Pendant l’entre-deux-guerres, l’URSS et l’Allemagne (celle-ci surtout après 1933), qui avaient pourtant ratifié le protocole de Genève en 1928 et 1929, avaient bien mené des recherches parfois en coopération, par exemple sur les agents neurotoxiques 164. Les pratiques de lobbying de certaines firmes chimiques ne relevaient pas toutes du conte à dormir debout. 47 Après 1945, le tabou a contribué à limiter l’utilisation des armes chimiques à quelques conflits localisés ; en Malaisie par les Anglais entre 1948 et 1960, au Yémen par les Égyptiens dans les années 1960, par les Américains au Vietnam (défoliants, lacrymogènes), par les Vietnamiens au Cambodge en 1978, semble-t-il par les Soviétiques en Afghanistan en 1979, par Saddam Hussein contre l’Iran à partir de 1983 et la ville kurde de Hallabjah en mars 1988 (5 000 morts) 165. Dans la conscience des peuples, l’arme nucléaire a poussé l’arme chimique dans les coulisses. De surestimée, elle est devenue sous-estimée. Tout en gardant sa dimension psychologique d’arme pas comme les autres, insidieuse, déloyale, à l’instar du « poison dans le crime domestique ». D’où la reprise des efforts internationaux initiés par le protocole de 1925. Celui-ci a été ratifié par les États-Unis en 1975. En juin 1990, l’accord de Washington a enregistré l’arrêt de la production des armes chimiques. La convention d’interdiction signée en 1993 est entrée en vigueur en 1997. Elle imposait la destruction des stocks existants d’ici à 2012. Pour la première fois, un traité international décidait l’éradication d’une catégorie d’armes, une organisation installée à La Haye devant contrôler l’application. En dehors d’une quinzaine de micro-états non concernés, seuls cinq pays arabes, la Corée du Nord et Taiwan étaient encore en dehors au début des années 2000 166. L’arme chimique n’est pas pour autant sortie de l’histoire. Facile à synthétiser dans de petits laboratoires, en petites quantités, elle est à la portée d’organisations terroristes 167.

NOTES

1. Une réflexion était cependant avancée depuis la fin des années 1900, stimulée notamment par l’industriel André Michelin, créateur du concours de l’aéro-cible. Sur l’aviation, la bibliographie est abondante. On retiendra : CARLIER (Claude), « L’aéronautique militaire française dans la Première Guerre mondiale », dans Gérard Canini (dir.), Mémoire de la Grande Guerre. Témoins et témoignages, 1989, p. 375-395; CHRISTIENNE (général Charles), LISSARAGUE (général Pierre), Histoire de l’aviation militaire française 1890-1919. Un certain âge d’or, 1980 ; KENNETT (Lee), The Firth Air War 1914-1918, 1991; MARILL (Jean-Marc), 1914-1918. L’aéronautique militaire française, naissance de la

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cinquième arme, thèse de 3e cycle, université de Paris I, 1985; MARTEL (René), L’aviation française de bombardement (des origines au 11 novembre 1918), 1939 ; PESQUIES-COURBIER (Simone), L’aéronautique militaire française 1914-1918, Icare, n o 85 et 88, automne 1978 et printemps 1979 ; PETIT (Edmond), Histoire des forces aériennes françaises, tome II : 1914-1918, Icare, no 92, 1980. 2. L ACHAUX (Gérard), D ELHOMME (Patrice), La guerre des gaz 1915-1918, 1985 ; LEPICK (Olivier), La Grande Guerre chimique 1914-1918, 1988. À partir de juin 1918, 25 % des munitions d’artillerie françaises étaient des obus à l’ypérite. 3. LEPICK (O.), op.cit., p. 300, 386. 4. Trois exemples de thèses de médecine : TSI GZIOU (Li), La défense passive des populations civiles contre la guerre aérochimique en Chine, 1933 ; MOLINIE (Guy), La guerre chimique, 1935 ; PUECH (Germaine), La protection des enfants et la guerre aérochimique, 1936. 5. Le thème de la guerre aérochimique n’est pas négligé par l’historiographie. Les meilleures synthèses sont celles de Patrick Facon, Le bombardement stratégique, 1995, p. 62-82 ; et de Pascal Vennesson, Les chevaliers de l’air. Aviation et conflits au XXe siècle, 1997, p.107-119. 6. Voir : K ENNETT (L.), « Prophéties et prédictions au commencement du développement de l’armement aérien », dans Précurseurs et prophètes de l’aviation militaire, 1932, p.109-114. 7. Reprint de 1991, Tallandier, p. 12-13. 8. H ODEIR (Marcellin), « La guerre aérienne à travers la science-fiction : Albert Robida », Revue historique des armées, 3/1991, p. 77-88. 9. Gaz utilisés aussi par les Japonais dans L’aviateur du Pacifique. D AVID (Daniel), Le colonel Driant. De l’armée à la littérature, 2006, p. 90-91, 97. 10. Folio, 1989, p. 122-124. Dans La guerre des airs (1910), les gaz n’intervenaient pas dans la destruction de New York par une flottille de dirigeables allemands ni dans les combats ultérieurs entre ceux-ci et des nuées d’aéronefs asiatiques. Affrontements qui aboutissaient au triomphe de la famine, de la peste et de l’anarchie, à l’effondrement de la civilisation dans une « dissolution universelle ». Là-aussi, un thème à postérité féconde. 11. Cité par André Demaison, Menaces sur le ciel, 1933, p. 28 et 11. 12. Cité par Charles Nordmann, « La guerre des gaz et l’avenir », Revue des deux mondes, 15 janvier 1922, p. 462-463 (Marie-Eugène Debeney sera chef d’État-Major général des armées de 1924 à 1930). Dix ans plus tard, l’aérographe Jacques Mortane devait déplorer qu’on n’ait pas construit en série le canon à projectiles à gaz asphyxiants de l’ingénieur danois Christensen qui faisait miracle contre les avions. Les ailes de la mort, 1914. 1918. 19…, 1932, p. 178. 13. Novembre 1928. Cité par le lieutenant-colonel P. Vauthier, La doctrine de guerre du général Douhet, 1935, p. 100. Le vocable « aérochimique » aurait été forgé par un autre Italien, le colonel Amadeo Guillet, en 1922, selon le commandant Paquet, « Considérations sur une guerre future », Revue militaire générale, 15 juin 1923, p. 457-459. Voir encore : FACON (P.), « Douhet et sa doctrine à travers la littérature militaire et aéronautique française de l’entre-deux-guerres : une étude de perception », Revue historique des armées, 1/1988, p. 94-103 ; D AVID (Dominique), « Douhet ou le dernier imaginaire », Stratégique, 1er trimestre 1991, p. 221-230 ; VIVIER (Thierry), « Le douhétisme français entre tradition et innovation », Revue historique des armées, 3/1991, p. 89-99. 14. SCHAPIRA (Jacques), LERNER (Henri), Émile Mayer. Un prophète bâillonné, 1995, p. 170 et 174. Voir notamment Trois généraux. Joffre. Gallieni. Foch, 1928 ; « À quoi bon ces milliards gaspillés pour des armées et des fortifications inutiles ? », La Lumière, 30 janvier 1932 ; « Le général Douhet et "l’arme de l’espace" », Revue politique et parlementaire, 10 août 1935, p. 295-309. Voir aussi : DUCLERT (Vincent) (dir.), Le colonel Mayer de l’affaire Dreyfus à de Gaulle. Un visionnaire en République, 2007, chap. 6 par Jean-Jacques Becker. Autre exemple de reconversion dans le journalisme militaire avec accent sur l’arme aérienne : l’ingénieur du génie maritimeRougeron. ABZAC-EPEZY (Claude d’), « Camille Rougeron : stratégie de l’aviation et de la guerre totale », Revue historique des armées, 4/1991, p. 117-125.

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15. Dans Vers l’armée de métier, 1934. Voir aussi : M ESSMER (Pierre), L ARCAN (Alain), Les écrits militaires du général de Gaulle, 1985, p. 28-30, 308-310. 16. MYSYROWICZ (Ladislas), Autopsie d’une défaite. Origines de l’effondrement militaire français de 1940, 1973, p.172. Dans son article du numéro de juin, le commandant Paquet estimait que l’arme aérochimique serait d’une « terrible efficacité » mais il doutait qu’elle suffise à briser la volonté d’un peuple car on trouverait des « antidotes » ; les forces terrestres resteraient essentielles. 17. MASSON (Philippe), « De Douhet et de quelques marins », Revue historique des armées, 4/1988, p. 15. 18. NORDMANN (C.), art. cité, p. 453-456. 19. LEFEBURE (Victor), L’énigme du Rhin. La stratégie chimique en temps de paix et en temps de guerre, 1922, p. 15, 158, 194. Pendant la guerre, le Britannique Lefébure avait été officier de liaison avec les armées françaises pour la guerre chimique. Il occupait un poste important à l’Imperial Chemical Industries LTD. 20. Et dans les pays scandinaves et en Asie Mineure selon le colonel Mayer. 21. La guerre chimique et les usines de matières colorantes, 1923 ; La guerre chimique entrevue par les Allemands … et nous, 1925. 22. « Dangers d’une guerre aérochimique russo-allemande », La Renaissance politique, littéraire et artistique, 24 janvier 1925. 23. « À la salle Wagram une grande séance. Le ciel de France est-il défendu ? », L’Animateur des temps nouveaux, no 260, 27 février 1931. 24. Le danger allemand. Aviation et guerre chimique, conférence des 9 et 14 décembre 1922. 25. « La menace aérochimique. Comment Paris ou … Londres peuvent être détruits », Les Ailes, 8 octobre 1925. 26. La revanche de l’Allemagne. La guerre qui vient. L’Angleterre menacée, 1928, p. 101. 27. A. Michelin, d’après le général Weygand, « Si par ailleurs, il y avait une guerre, ce serait la guerre des gaz », L’Animateur des temps nouveaux, 24 juin 1927. 28. Quelques exemples d’ouvrages non traduits : D ALTON (M.), The Black Death, 1934 ; S OUTHWOLD (M.S.), The Gas War of 1940, 1931; Union of Democratic Control. Poison Gas, 1935 ; BÜSCHER (docteur), Giftgas ! Und Wir ?; IZZO(Attilio), Guerra chimica e defesa antigaz,? ; PAGNIELLO (Dr A.), L’Arma chimica ? 29. Par exemple à son congrès de mai 1931 à Tours. 30. « Nous ne voulons plus la guerre (…). Les horreurs de la guerre chimique (…) », 1925, p. 1. 31. « La menace aérochimique (…) », Les Ailes, 3 septembre 1925. 32. ENDRES (Frantz Carl), La guerre des gaz, 1928, p. 154. 33. DAY (Hem), Alerte, voici les gaz !, 1928, p. 154. 34. H EMME (Charles du), H UBERT-JACQUES, Français… garde à vous ! La guerre aérochimique que l’Allemagne prépare, 1930, p. 129. 35. Association internationale des médecins contre la guerre, section française, Une protection efficace contre la guerre aérochimique est impossible, s.d. (vers 1931). 36. Pendant la guerre, les Allemands avaient répandu des rumeurs sur de nouveaux gaz aux propriétés toujours plus redoutables. LEPICK (O.), op.cit., p. 301. 37. CULLBERG (Albin), « Un cri d’alarme. Occidentaux ouvrez les yeux sur le péril mortel. Les plus grands gisements d’arsenic du monde (…) sont sous la portée de l’Allemagne et de la Russie, leur permettant d’alimenter une guerre chimique et destructive sans merci », 1934. 38. S IMON (Louis), ARNOUX (Maurice), Défense passive contre les attaques aériennes. Premières réalisations françaises, 1936, p. 24. Marseille et Lyon auraient été particulièrement visées. Le « gaz mortel permanent » imaginé par H.-G. Wells dans son essai de polémo-fiction, The Shape of Things to come. The Ultimate Revolution, 1933, p. 173, était aussi à action lente. En s’évaporant, il se combinait avec l’oxygène pour former un poison. Il avait fait merveille en Prusse orientale lors de la « guerre

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polonaise ». Lors d’un raid chinois contre Osaka et Tokyo en 1935, son emploi avec une formule erronée avait entraîné la stérilité des animaux à l’exception des oiseaux. 39. La figure du savant fou a été retournée dans un sens positif dans la pièce d’André Lang, La paix est pour demain, représentée à l’Odéon en juillet 1937. Roger Vidal expédie des fusées chargées de gaz inoffensifs sur Paris, Berlin et Londres dans le but d’éviter la guerre : « (…) il suffit que la menace de nouveaux bombardements imprévisibles pèse sur le monde pour que la panique engendre l’union, supprime les frontières et rassemble tous les gouvernements contre le danger commun » (p. 232). Sa fiancée, dont le frère a été tué par un de ces engins, se détourne de lui. Elle épouse un député qu’elle n’aime pas. Son père, deux ans plus tard, le lui reproche : « Je défends un fou qui a cherché à retarder le jour où tous les hommes deviendront fous. » (p. 312). 40. COMPERE-MOREL (Adéodat), La civilisation en péril. Aux Héros et aux Mères des hommes. Le massacre des hommes, 1930. En revanche, pour quelques esprits optimistes, une DCA électrique ferait disparaître la guerre aérienne. 41. SIMON (Louis), La grande inquiétude ou la nation sous les gaz. Détection et neutralisation, 1931. 42. Francis Delaisi s’adressant aux jeunes filles. Cité par L. Leroux, « La guerre chimique. Son éventualité, sa préparation », Le Danger aérien et aérochimique, novembre 1932, p. 9. 43. BOURGOIN (P.), « La guerre chimique et la Société des Nations », Revue de France, janvier-février 1925, p. 114. 44. « Dangers d’une guerre… », art. cité, p. 3 650. 45. Selon le comte Halsbury à la chambre des Lords le 14 juillet 1928. VIGNON (C. Louis), La grande duperie des masques à gaz, s.d. [1934 ?], p. 39. 46. Avec F. Bergendorf, Der Chemische Krieg, 1925. Cité par F.-C. Endres, op.cit., p. 195. 47. « La menace aérochimique … », art. cité, 8 octobre 1925. 48. Nous ne voulons …, op. cit., p. 2. 49. Qu’il a réévalué à 500 tonnes en 1935, La Défense de la paix, 2 janvier. Les affirmations de Langevin étaient récupérées par certains locuteurs nationalistes, parfois jusqu’à la caricature : « 100 avions, 1 tonne, 1 heure » [SIMON (L.), La grande …, op.cit., p. 84]. Le professeur est venu faire une conférence à Tours en décembre 1934 à l’invitation du député-maire socialiste Ferdinand Morin. SAINT-CRICQ (Olivier), Le pacifisme socialiste à Tours de 1932 à 1939, mémoire de maîtrise, université de Tours, 1995, p.31-32. 50. « L’illusion de la sécurité par les armements. Maintenant qu’il suffirait de sept avions pour détruire une ville comme Paris … », La Lumière, 30janvier1932. 51. M ERIC (Victor), La guerre qui vient : fraîche et gazeuse, 1932. Une « demi-douzaine » seulement selon R. Lacoste pour « lancer sur Londres des nappes de gaz qui (…) feraient des centaines de milliers de victimes ». L’Écho de Paris, 2 août 1934. 52. CUENAT (Pierre), La guerre aérochimique, 1935, p. 56. 53. D EJUST (docteur Henri), « La protection des civils contre la guerre aérochimique est-elle possible ? », Le Crapouillot, juillet 1934, p. 31. 54. Selon Raymond Offner, Pax, 1933, p. 157. Probablement ceux dont l’usage avait été éprouvé pendant la Première Guerre mondiale. 55. BOYER (J.), MAUREL (P.), DECROIX, Protection contre les attaques aériennes ?, 1935, p. 3. 56. ROUQUET (Jean), « La guerre, maladie sociale, fruit de l’ignorance et de la cupidité », dans Jean Souvenance, René de Sanzy (dir.), Anthologie des écrivains pacifistes, tome 1, 1933, p. 312-313. 57. POUDEROUX (général Paul-Émile), Le danger aérochimique ou la guerre déshonorée, 1936, p. 4. 58. MARGUERITTE (Victor), La patrie humaine, 1931, p. 122. 59. MERIC (Victor), op.cit., p. 43. 60. MARGUERITTE (V.), avant-propos de Armand Charpentier, Ce que sera la guerre des gaz, 1930, p. 8. 61. À bas les armes, 1933, p. 22. 62. Force, L’au-delà, Le crieur, 1926, p. 168-169.

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63. 1930, p. 71, 163, 298, 340. 64. Le métro était un haut lieu, si l’on ose dire, de la guerre aérochimique. Abri illusoire, il était décrit comme un piège et un moyen de propagation des gaz. Autre exemple : « Une grappe humaine de corps allongés sortait du métro comme une chaîne atroce et convulsée : dans le souterrain le gaz était descendu, cueillant la masse prisonnière et ignorante des réfugiés. Le métro s’était mué en charnier (…) ». GERMAIN (José), La ville sous les bombes, cité par Paul Bruere et Georges Vouloir, Face au péril aérochimique. La sécurité chez vous sans masque, sans abri, 1936, p. 21. 65. p. 183. Le thème de la sexualité est aussi présent dans ce texte : « Le brouillard mortel est pesant. (…) les rues, les entresols et les premiers étages sont seuls inondés de façon persistante. Plus haut, sauf dans le voisinage immédiat du point de chute, on paraît risquer assez peu. Aussi des gens sans masque qui sont grimpés sur les pavillons toussent bruyamment, mais parlent, crient, s’interpellent et n’ont pas l’air de souffrir. Même certains doivent dans l’ombre chatouiller des femmes dont on entend les cris, les rires, les rages ou les énervements de chattes menant leurs amours sur les toits. » 66. p. 223. 67. p. 203. Quant aux femmes, grâce au port permanent d’un masque qui tenait du casque de scaphandrier, elles « regagnèrent (…) ce mystère lourd de promesses que les libertés autorisées par les sports avaient peu à peu dissipé ». 68. MERIC (V.), La Der des der, op.cit. 69. DAUDET (Léon), Ciel de feu, 1934, p. 167. 70. 1934, p. 37-38, 46, 49, 52. 71. Op.cit., p. 260. Selon le médecin pacifiste suisse Germaine Woker, un général américain avait révélé l’existence de gaz soporifiques susceptibles de plonger un peuple entier dans le sommeil pendant 24 heures. « La guerre chimique et bactériologique », dans Quel serait le caractère d’une nouvelle guerre ? Enquête organisée par l’Union interparlementaire, 1932, p. 301. 72. 1933. Je n’ai pu lire ce roman. 73. CUENAT (P.), op.cit., p. 68. 74. BOYER (J.), MAUREL (P.), DECROIX, op.cit., p. 5. 75. BONTE (Florimond), La guerre de demain, aérienne, chimique, bactériologique, 1929, p. 25. Un point de vue communiste, hostile aux « illusions pacifistes » avec quelques traits originaux : la guerre s’accompagnerait d’une « terreur (…) des plus atroces » contre le mouvement révolutionnaire ; on ne pourrait la supprimer qu’en supprimant le capitalisme, en « passant sur le cadavre de la social- démocratie », acolyte de la bourgeoisie « dans l’organisation du massacre ». 76. L’Italie s’ajoutera plus tard, en 1931. 77. ENDRES (F.-C.), op.cit., p. 86. 78. Voir : MOINE (Jean-Marie), « La mythologie des "marchands de canons" pendant l’entre-deux- guerres », dans Dominique Pestre (dir.), Deux siècles d’histoire de l’armement en France. De Gribeauval à la force de frappe, 2005, p. 333-381. 79. COMPERE-MOREL (A.), op.cit., p. 20. 80. « L’Internationale du gaz », Monde, 8 juillet 1933. 81. CHARPENTIER (A.), op.cit., p. 9. 82. Vive la guerre, 1932. 83. La Patrie humaine, 22 juin 1934. 84. Une illusion. La conquête de l’air, éd. 1927, p. 196, 265-266. 85. Gaz de guerre et guerre des gaz, une initiation pour tous aux conditions de la guerre prochaine, 1936. 86. Si la guerre éclatait, 1938, p. 40, 216-218. 87. La guerre des gaz, 1939. 88. « Le mal chimique », Le Danger aérien et aérochimique, 12-13, octobre-novembre 1933, p. 184. 89. SIMON (L.), ARNOUX (M.), op.cit., p. 37. 90. Op.cit., p. 40, 55-56. Voir aussi : FAVRE (Pierre), L’avion tuera la guerre, 1935.

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91. Préparons la défense aérienne, 1929, p. 25-28. 92. Bon connaisseur de l’aviation : il avait été vendeur chez Farman. 93. BOURGOIN (P.), art. cité, p. 105-110. 94. LEROUX (Lucien), La guerre chimique, 1934, p. 144. 95. CHARPENTIER (J.), L’humanisation de la guerre aérienne, 1938, p. 45-46. 96. V AISSE (Maurice), « Le procès de l’aviation de bombardement », Revue historique des armées, 2/1977, p. 52. 97. Sur l’échec d’une politique de sécurité collective, voir aussi : FACON (P.), op.cit., p. 83-90. 98. SIMON (L.), op.cit., p. 84. 99. Pierre Cotproposait une « police aérienne internationale ». « La guerre chimique telle qu’elle sera demain », L’Œuvre, 24 novembre 1934. 100. « Les civils doivent avoir droit à l’ypérite », Le Progrès civique, 439, 14 janvier 1928. 101. Et de la défense antiaérienne afin de réduire l’ampleur des attaques. 102. DOLOR (Jacques), « À propos du danger aérochimique. Ce n’est pas alarmer le pays que de le mettre en garde », L’Ami du peuple, 20 janvier 1932. 103. LEROUX (L.), op.cit., p. 103. 104. SIMON (L.), op.cit., p. 5 (préface de Sieur). 105. Utilisables dès le temps de paix. « Particulièrement dans les grandes agglomérations où viciée par les fumées des usines et des foyers des habitations, par l’oxyde de carbone provenant de la consommation des hydrocarbures dont la consommation s’accroît démesurément (…) l’atmosphère devient de plus en plus irrespirable. » Rapport du colonel Pouderouxà la Commission internationale d’experts pour la protection des populations civiles, avril 1929, cité par S. de Stackelberg, « Le mal chimique », Le Danger aérien et aérochimique, 4 février 1933, p. 56. 106. L AURENT (Jean), « La chimie n’est pas toujours bienfaisante. Le matériel de guerre », La Science et la vie, janvier 1931, p. 9. 107. Par exemple, les « remorques anti gaz » des équipes mobiles de secours à Versailles, la « voiture d’électro ventilation » mise au point à Nancy par le médecin directeur du Service municipal d’hygiène et le capitaine des pompiers. 108. Voir notamment : BRUERE (P.), VOULOIR (G.), op.cit., IIe partie. 109. S TACKELBERG (S. de), « Le mal chimique », Le Danger aérien et aérochimique, 5 mars 1933, p. 74-75. 110. GIBRIN (Charles), SIMON (Louis), Album national de l’Anti gaz, éd. 1939, p. 40-41. 111. Réflexions et citations sur la guerre des gaz, 1933. 112. Archives des Fonderies de Pont-à-Mousson, Blois, 40943. L’entreprise a espéré aussi obtenir des fabrications pour les abris mis au point par la Société des gaz industriels de province (1934). Elle s’est intéressée aux abris Gravereaux (à Boulogne-sur-Seine). Elle a elle-même déposé un brevet de porte étanche, a réalisé des expériences sur l’utilisation de la laine de roche, qu’elle produisait à partir de laitier, dans les filtres à gaz de combat. 113. 14 numéros jusqu’à sa disparition fin 1933, au grand dam de son fondateur. 114. Jusqu’en 1940. 115. Par transformation de la Ligue de défense aérienne. Elle était présidée par Gaston Doumergue. 116. Créée en 1928 en Suisse par S. de Stackelberg pour encourager la vulgarisation des moyens de protection contre la guerre chimique. De cet auteur, Le péril chimique et la Croix Violette, 1929. 117. P ARISOT (J.), A RDISSON (A.), La protection contre le danger aérochimique. Rôle des infirmières secouristes et Assistantes du devoir national, 1932. Pendant la Première Guerre mondiale, il avait dirigé des hôpitaux qui soignaient des soldats gazés. 118. S TACKELBERG (S. de), « Le mal chimique », Le Danger aérien et aérochimique, 9-10 juillet- août 1933, p. 144-145. SIMON (L.), ARNOUX (M.), op.cit., p. 136-158.

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119. ZANON (Aldo), La Croix-Rouge à Tours (1937-1947), mémoire de mastère 2, université de Tours, 2006, p. 88-89. SIMON (L.), ARNOUX (M.), op.cit., p. 122. 120. Le danger aérien et l’avenir du pays, 1930, p. 188. 121. Quelques exemples : Mme André Granger, Instructions élémentaires et conseils pratiques sur la protection individuelle et collective contre la guerre aérochimique, Croix-Rouge française – Union des femmes de France, 1934 (rééditions multiples) ; Ce qu’il faut pour vous protéger en cas d’attaque aérienne, préfecture de police, secrétariat général permanent de la Défense passive, s.d. ; Aide mémoire pour la préparation de la Défense passive dans les établissements désignés pour assurer eux- mêmes leur protection contre les attaques aériennes, ministère de la Défense nationale et de la Guerre, 1939 ; GILBERT-TREBLY (docteur), Civils, protégez-vous contre les gaz, 1939. 122. Ce que le public doit savoir en matière de défense passive, 1938, p. 5. 123. À Paris, deux grands abris de 6 à 8 000 places dans le métro, un troisième sous les Halles. 124. LEROUX (L.), op.cit., p. 103. 125. SIMON (L.), op.cit., p. 57. 126. Le danger aérien…, op.cit., troisième partie, chap. 1 : L’aménagement des villes. 127. Des idées comparables : « diluer », « cuirasser », se sont exprimées dans l’Allemagne nazie. Voir : CLUET (Marc), « Danger aérien et architecture du III e Reich », Revue historique des armées, 4/1980, p. 147-174. 128. Fléau aérien. La guerre aérochimique et la défense antiaérienne, 1932, p. 144-146. Un désir d’espace que partageait l’écrivain Paul Morand : « Des cités congestionnées par le plaisir et le gain, des villes tentaculaires du XIXe siècle, l’avenir va-t-il couper les ventouses ? (…) Paris devra cesser de ressembler à ces filets de madragues où, dans la dernière chambre, dite de la mort, s’empilent les thons sanglants que les pécheurs assomment. », Réflexes et réflexions, 1939, p.210. 129. STACKELBERG (S. de), « Le mal chimique », Le Danger aérien et aérochimique, 11 septembre 1933, p. 168-169. 130. La ville radieuse. Éléments d’une doctrine d’urbanisme pour l’équipement de la civilisation machiniste, 1935, p. 61. 131. La Défense passive vue par un médecin, 1938 (rapport à la commission de médecine sociale du SMS du 12 février 1936), p. XXV-XXIX. 132. Par exemple : « Les planificateurs de l’après-guerre qui firent raser des secteurs entiers des villes en Europe et en Amérique, réalisant des destructions si massives qu’elles auraient suscité l’envie de n’importe quel stratège de la guerre des airs, agirent sur la base d’hypothèses de développement des communautés qui, superficiellement au moins, ressemblent à certaines des vues contenues dans la théorie de la guerre aérienne. » KONWITZ (Joseph), « Représentations urbaines et bombardements stratégiques », Annales, Économie, Société, Civilisation, juillet-août 1989, p. 842. 133. « Tribune libre », Le Danger aérien et aérochimique », 9-10 juillet-août 1933, p. 146-148. Archer était président du Syndicat professionnel des ingénieurs des Mines français. 134. « Perspectives terribles de la guerre aérienne », La Défense de la paix, 2 janvier 1935. 135. VIGNON (C.-L.), op.cit., p. 77. 136. POUDEROUX (général Paul-Émile), Guerre et protection, 1934, p. 229. Il avait commandé le corps des sapeurs-pompiers de Paris. 137. POUDEROUX (P.-E.), Le danger…, op.cit., p. 19. 138. M. L., « La guerre aérienne. Nancy bombardée… par hypothèse. Toute protection serait inefficace. Dangereuse campagne d’excitations », 4 septembre. 139. POUDEROUX (général P.-E.), Le danger…, op.cit., p. 41, 46, 51. 140. WOKER (G.), art. cité, p. 317. 141. La Défense de la paix, 12 janvier 1935. 142. D UMONTIER (L.), « Les manœuvres aériennes et la lutte contre la guerre », Les Cahiers du bolchevisme, 15 octobre 1934, p. 1218-1222. Le PCF appelait à « désarticuler la propagande » sur la

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défense passive, à entraver les exercices et à manifester contre les manœuvres aériennes. Lors de la discussion du projet de loi sur la défense passive, le député Marcel Capron, non sans quelque contradiction, fustigeait l’inefficacité des masques tout en en réclamant pour tout le monde. Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés, 25 mars 1935, p. 1304-1305. 143. « J’en appelle au monde civilisé. » Évoqué par le docteur H. Dejust, art. cit., p. 33. 144. Guerre…, op.cit., p. 167-168, 222-229. 145. Le danger…, op.cit., p. 74-77. 146. V IGNON (C.-L.), op.cit., p. 54. Le général Pouderoux opposait à l’argument de l’attaque- surprise les signes annonciateurs. 147. Selon le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, idem, p. 103 et 97. 148. Reproduite dans l’article de Francis Delaisi, « La guerre qui vient : 1914. La guerre qui vient : 1934 », L’Homme réel, janvier 1935. 149. Op.cit., p. 35. 150. Comment Paris sera détruit en 1936 [par les Anglais], 1936 ?, p. 93-94. Von Helders était le pseudonyme du docteur Robert Knaus, fonctionnaire au ministère de l’Air à Berlin. 151. La ville sous les bombes, cité par P. Bruere et G. Vouloir, op.cit., p. 20-21. 152. A LLARD (Paul), « Les marchands de canons ont-ils besoin de la guerre ? Grande enquête internationale », Les Annales politiques et littéraires, 28 avril 1933. À quoi H. Le Wita objectait qu’il s’agissait d’une industrie fort dispersée. Il citait l’exemple de la Société d’étude et de construction de matériel de protection, filiale de la Blanchisserie et teinturerie de Thaon-les-Vosges, qui assurait avoir peu de commandes et perdre de l’argent. 153. Notamment les 23, 30 août, 6 septembre 1934. 154. LAUNAY (Louis), « Les fabricants de masques », Organe du Centre international de documentation antiguerrière, 1er juillet 1935, p. 3-4. 155. Les profits de guerre à travers les siècles, 1935, p. 179-180. 156. CUENAT (P.), op. cit., p. 145. 157. POUDEROUX (général), Le danger …, op.cit., p. 5. 158. 9 février 1935. 159. Des civils marocains auraient eu la primeur des bombardements aériens, lors de troubles, en juillet 1915. RUSCIO (Alain), La question coloniale dans L’Humanité, 2005, p. 14 et 50. 160. Mais c’est un gaz insecticide, dont personne n’avait semble-t-il envisagé jusque-là les potentialités homicides, que les nazis ont choisi pour être le principal instrument, mais non le seul, du génocide juif. Il a été expérimenté à Auschwitz en septembre 1941 pour éliminer des prisonniers de guerre soviétiques et quelques déportés physiquement épuisés. On a aussi utilisé des moteurs Diesel et des gaz d’échappement de camions pour tuer des handicapés mentaux. À Lévitan, un dépôt de meubles parisien utilisé comme annexe de Drancy pour le tri des biens volés aux Juifs, on testait sur des internés les masques à gaz récupérés dans les appartements pillés. DREYFUS (Jean-Marc), G ENSBURGER (Sarah), Des camps dans Paris. Austerlitz, Levitan, Bassano Juillet 1943, août 1944, 2003, p.154. 161. RICHE (Daniel), La guerre chimique et bactériologique, 1982, p.141-142, 118. 162. Idem, p.131. 163. Voir : V AISSE (M.), art. cit. F ACON (P.) et T EYSSIER (A.), Histoire de l’aviation française de bombardement, Service historique de l’armée de l’Air, 1985. 164. C’est un chimiste de l’IG Farben qui a découvert le tabun en 1937. 165. Pendant la guerre du Golfe, 24 000 militaires américains ont été contaminés en mars 1991 suite à la destruction d’un dépôt irakien d’agents neurotoxiques. Pendant cette guerre, S. Hussein n’a pas fait usage de ses stocks, détruits après sa défaite. LEPICK (O.), Les armes chimiques, 1991, p. 122. 166. Claude MEYER, L’arme chimique, 2001.

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167. Exemple de l’attentat dans le métro de Tokyo par la secte Aum avec du gaz sarin en 1995.

RÉSUMÉS

S’appuyant sur deux innovations de la Première Guerre mondiale : l’aviation de bombardement et les gaz de combat, un abondant discours sur le péril aérochimique s’est propagé pendant l’entre-deux-guerres. Les nationalistes ont insisté sur ce danger pour justifier leurs revendications d’un désarmement réel de l’Allemagne et d’un réarmement français, notamment aérien. Les pacifistes ont repris le thème en propageant une vision apocalyptique : les grandes villes promises à l’anéantissement par la voie des airs au moyen de gaz de plus en plus sophistiqués et à l’efficacité meurtrière imparable. Il s’agissait d’inspirer l’horreur d’une telle guerre et de dénoncer les profits attendus par une nouvelle catégorie de marchands de mort. Parallèlement s’est ouvert un débat sur une possible protection : soit préventive, l’interdiction des armes chimiques, qui rencontrait généralement le doute, soit par l’organisation de la défense passive. La menace aérochimique a permis aux architectes de proposer un nouvel urbanisme censé en pallier les effets, fondé le plus souvent sur l’espacement et la construction en hauteur. Les conflits, notamment la Deuxième Guerre mondiale, n’ont pas validé les anticipations dramatisées mais la puissance d’évocation du mythe de la guerre aérochimique a contribué à ancrer une attitude de dissuasion et à propager les voies de l’interdiction des armes chimiques entrée en vigueur en 1997.

An aeronautical and urban myth in interwar France: the aero-chemical peril.Based on two innovations of the First World War, aerial bombardment and poisonous gases, a rich discourse on the aero- chemical peril occurred during the interwar period. Nationalists stressed this danger to justify their demands for a real disarmament of Germany and French rearmament, especially air. Pacifists took up the theme by spreading an apocalyptic vision: major cities doomed to annihilation by air using gas that was increasingly sophisticated and murderously, unavoidably effective. It was a matter of inspiring the horror of such a war and denouncing profits anticipated by a new category of merchants of death. In a parallel way a debate opened on possible protection: either preventive, the prohibition of chemical weapons, which generally met doubts, or by organizing passive defense. The aero-chemical threat allowed city-planners to propose a new urbanism expected to alleviate its effects, based mostly on the spacing and vertical construction. Conflicts, notably the Second World War, have not validated the dramatic expectations but the power of evoking the myth of aero-chemical war helped anchor a deterrent attitude and spread the means of prohibiting chemical weapons that came into force in 1997.

INDEX

Mots-clés : aviation, entre-deux-guerres, guerre chimique

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AUTEUR

JEAN-MARIE MOINE

Enseignant-chercheur à l’université François Rabelais, à Tours, il est spécialiste de l’histoire industrielle, en particulier de la sidérurgie sous les aspects économiques, techniques, sociaux et culturels. Il est notamment l’auteur des Barons du fer, réédités en 2003. C’est par le biais de ses recherches sur l’imaginaire de stigmatisation de l’industrie métallurgique (communication sur la mythologie des « marchands de canons » pendant l’entre-deux-guerres, article sur Bazil Zaharoff publié dans Ethnologie française) qu’il s’est intéressé au mythe de la guerre aérochimique.

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Document

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« Un An d’occupation française en Allemagne. » Vue d’ensemble sur l’exposition présentée au palais Berlitz du 15 juin au 5 juillet 1946

Sandrine HEISER et Hans-Georg Merz

1 En 1945, la France est présente en Allemagne pour une œuvre de longue haleine qui engage son propre avenir. Pour cela, il faut montrer au public une image aussi objective et précise que possible de l’occupation française en Allemagne et, surtout, lui faire comprendre que les droits des Français sont également accompagnés de devoirs. Tels sont les objectifs de l’exposition « Un An d’occupation française en Allemagne » présentée à Paris du 15juin au 5juillet 1946 dans les locaux du palais Berlitz. Situé au31 boulevard des Italiens dans le 2e arrondissement, à deux pas de l’opéra Garnier, ce palais construit au début des années1930 dans le style Arts déco, par les architectes Lemaresquier et Laloux1, était à l’origine destiné à abriter l’école Berlitz, dont il a tiré son nom.

2 Le palais Berlitz fait partie des grands bâtiments parisiens marqués par la Collaboration 2. C’est en effet dans ce palais qu’est présentée en 1941 l’exposition de triste mémoire « Le Juif et la France ». Placée sous le patronage de l’institut d’études des questions juives, cette manifestation avait été organisée par son secrétaire général, Paul Sézille, capitaine en retraite de l’armée coloniale. 3 En présentant l’exposition « Un An d’occupation française en Allemagne », dans les mêmes locaux que « Le Juif et la France », les organisateurs chercheraient-ils à tourner la page de l’Occupation allemande en France ? En fait, il s’agit surtout de montrer clairement aux Français les avantages qu’ils retirent de l’occupation en Allemagne mais également, que ceux-ci sont assortis de certaines obligations. Certes, le pays occupé détient des richesses et des ressources variées dont un pourcentage, défini à Berlin, revient au titre des réparations à chaque occupant. Mais, en retour, laFrance à des devoirs, notamment un travail de contre-propagande. 4 La présence française en Allemagne revêt par conséquent un double objectif : obtenir réparation et assurer la sécurité de la France, immédiate et permanente.

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La conception de l’exposition

5 L’exposition est conçue et financée par le Commissariat général aux affaires allemandes et autrichiennes (CGAAA) installé à Paris, pour un budget d’environ 3 millions de francs 3, tout en n’en demeurant pas moins organisée sous l’égide de la direction de l’information de Baden-Baden, dont le directeur est Jean Arnaud, ainsi qu’avec le concours des différents services de documentation du Gouvernement militaire de la zone française d’occupation (GMZFO). Pour ce faire, la plupart des services français d’occupation sont donc invités à faire parvenir leurs suggestions en ce qui concerne leur domaine propre d’activité et de rassembler la documentation susceptible d’être utilisée.

6 Dans une correspondance datée du 12 avril 1946, Jean Arnaud fait également appel à la Direction générale des relations culturelles (DGRC) du ministère des Affaires étrangères 4. Le commissaire de l’exposition, R. Grassot, est, quant à lui, chargé de l’exposition à compter du 13 avril, soit deux mois à peine avant l’inauguration. Cependant, la mise en place de l’exposition est confiée aux décorateurs du Service des expositions du secrétariat d’État à l’Information à Paris. « Tous les devis furent examinés et tous les marchés passés par M. Lamagnère, chef de bureau au Service des expositions. » 5 Un scénario indiquant les thèmes à développer et les photographies et graphiques à utiliser est remis aux décorateurs chargés de l’exécution pratique des travaux.

Du plan initial au schéma final

7 Le plan initial est modifié sur les initiatives notamment du général Jean Ganeval6, représentant à Paris du général Pierre Kœnig, commandant en chef français en Allemagne, et de Jean Sauvagnargues, chef du service des informations au CGAAA. Souhaitant que l’exposition présente (ce qui n’était pas prévu au départ) d’une part, le rôle de la 2e DB et d’autre part, le secteur français de Berlin, le général Ganeval, grâce à son intervention et à celle de ses collaborateurs, Tardif et Flament, parvient à intégrer la symbolique militaire à la conception de l’exposition en présentant notamment « les insignes des unités ayant participé à la conquête de la zone » 7. Ainsi, pour souligner l’action de la 2e DB, l’exposition débute sur les opérations des armées françaises en Allemagne.

8 « Les troupes françaises en Allemagne » L’entrée de l’exposition rappelle la conquête de la zone avec les phases principales des combats et l’avancée des armées. La partie militaire de l’exposition comprend les opérations d’une part (du Rhin au Tyrol et jusqu’à Berchtesgaden) et la symbolique militaire d’autre part (écussons, drapeaux et fanions des principales unités combattantes). 9 « Les conséquences de la défaite » Cette partie se présente sous la forme de quatre thèmes : • « L’Allemagne a volé en éclats » ; • « Le nazisme a perdu l’Allemagne » ; • « L’Allemagne a perdu la guerre » ; • « L’Allemagne expie ».

10 « Les Alliés gouvernent l’Allemagne : les Français sont à Berlin » Deux grandes cartes présentent la zone française d’occupation en Allemagne et la situe par rapport aux zones alliées.

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11 « La zone française d’occupation » On y voit le rôle du Commandement supérieur des troupes françaises d’occupation en Allemagne (CSTO) et du GMZFO, les problèmes administratifs, économiques et politiques 8. Y sont plus particulièrement traités : économie (transports, agriculture, industrie, énergie, accords financiers), réparations- restitutions, tourisme et vacances. 12 « Il faut dénazifier et démocratiser l’Allemagne » « Dénazifier » : achever ce que la guerre a commencé et détruire l’action de la propagande nazie par le biais des procès des criminels de guerre et de l’épuration. « Démocratiser » : grâce à l’information (la presse, la radio, le cinéma et les livres) ; mais également l’éducation, l’action sur la jeunesse et notamment les universités. Favoriser les partis politiques démocratiques, les associations antifascistes et les syndicats. 13 « Les solutions proposées par la France » C’est Jean Sauvagnargues qui obtient l’accord du Quai d’Orsay pour poser la question de la Sarre et de la Ruhr. L’exposition cherche en effet à faire ressortir, comme une nécessité naturelle, le rattachement économique de la Sarre à la France : « La Sarre a besoin de la France et la France a besoin de la Sarre. » 9 L’exposition se termine sur le régime international pour la région Ruhr-Rhénanie. 14 À travers les six thèmes retenus, l’action française apparaît sous trois formes. D’abord, un combat direct et tenace contre le nazisme, ses formes anciennes et ses survivances. Ensuite, comme une présentation de la France à l’Allemagne, la France avec sa culture, ses spectacles et ses arts. Enfin, cette propagande doit être prise en compte par les Allemands eux-mêmes en se basant sur des antifascistes convaincus.

Le fonctionnement de l’exposition

15 Une grande publicité est faite autour de l’exposition. À la radio, le commissaire aux Affaires allemandes et autrichiennes, René Mayer, engage les spectateurs à se rendre au palais Berlitz ; car « cette occupation ne sera une réussite que si tous les Français ont conscience de la gravité de la tâche qu’accomplissent leurs représentants en Allemagne » 10.

16 L’inauguration du 15 juin est réservée le matin aux journalistes parisiens. À cette occasion, Jean Arnaud prononce une allocution éclairant les buts principaux de l’exposition. Le public est accueilli à partir de 14 heures. En raison des circonstances politiques du moment 11, la présentation officielle aux membres du gouvernement, repoussée dans un premier temps au 25 juin 194612, n’a finalement pas lieu. 17 L’exposition du palais Berlitz se présente donc sous la forme d’une partie picturale en 79 panneaux, d’un commentaire enregistré sur bande sonore ainsi que d’un film sur la zone française d’occupation en Allemagne.

Une partie picturale

18 Les 79 panneaux qui composent la partie picturale de l’exposition sont réalisés à partir de tableaux, de graphiques et de photographies. 1. « Partie militaire » (5 panneaux) 2. « Le nazisme a perdu la guerre » (4 panneaux) • « Les Français sont à Berlin » (2 panneaux) • « Autorité alliée de contrôle » (1 panneau) 1. « Organisation administrative : PDR » (3 panneaux)

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2. « CSTO : les troupes d’occupation en Allemagne » (3 panneaux) 3. « Économie ; transports » (5 panneaux) • « Agriculture » (3 panneaux) • « Industrie » (5 panneaux) • « Énergie » (5 panneaux) • « Accords financiers » (1 panneau) 1. « Réparations-restitutions » (4 panneaux) 2. « Sarre » (5 panneaux) 3. « Tourisme et vacances » (11 panneaux) 4. « Dénazification » (5 panneaux) et « Démocratisation » (12 panneaux) 5. « Ruhr » (5 panneaux)

Un commentaire enregistré sur bande sonore

19 Un commentaire synchronisé avec des allumages sur deux grandes cartes lumineuses a été réalisé par le secrétariat d’État à l’Information, ce qui pour l’époque est une innovation en matière de technique d’exposition. La carte lumineuse de la zone, est le clou de l’exposition de Paris. Elle est ensuite remontée au centre permanent d’information et de propagande de l’hôtel Stéphanie. Ceci ne fait que confirmer les similitudes et liens qui existent entre ces deux manifestations 13, l’exposition du palais Berlitz est en quelque sorte un prolongement de l’hôtel Stéphanie ouvert à Baden- Baden dès la fin de l’année 1945 14 et dont l’objectif est également d’informer le grand public de l’importance que revêt la présence française en Allemagne.

Un film sur la zone française d’occupation

20 Dans l’enceinte même du palais Berlitz fonctionne le cinéma de la Michodière15. L’utilisation de ce cinéma privé posant des difficultés d’ordre commercial, Marcel Colin dit Colin-Reval 16, chef de la section cinéma de la direction de l’information, obtient après d’âpres négociations (en raison de l’abandon d’une séance) qu’en première partie du programme, juste avant le film de René Clément La Bataille du rail 17, soit diffusé un film sur la zone française d’occupation réalisé par lui-même, en collaboration avec Philippe Est des Actualités françaises. Il se compose de toutes les bandes d’actualités tournées jusqu’en 1946 : la conquête militaire de l’Allemagne, l’Allemagne qui expie doit être remise en ordre et l’effort français pour la dénazification et la démocratisation de l’Allemagne par les écoles, les universités, le théâtre, le cinéma et la presse. Ce film a été réalisé spécialement pour l’exposition, ce qui démontre l’investissement des services français d’occupation en Allemagne désireux à cette occasion de montrer le meilleur d’eux-mêmes.

21 Le film présenté au palais Berlitz se différencie du documentaire de propagande réalisé par Max de Vaucorbeil sur les douze premiers mois de l’occupation et intitulé Les Français en Allemagne18, diffusé sur les écrans parisiens et en banlieue, ainsi qu’aux Français de la ZFO. Et il ne s’agit pas non plus d’un film à la gloire de la 1rearmée française tel que Rhin et Danube diffusé par le Service cinématographique de l’armée à la même époque.

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L’impact de l’exposition du palais Berlitz

22 Si l’on se réfère à l’article intitulé « Un An d’occupation française en Allemagne » paru dans le premier numéro de la revue La France en Allemagne datée de juillet 1946, l’exposition du palais Berlitz connaît un grand succès : « Les salles de l’exposition, où l’on s’écrase le dimanche, ne désemplissent pas pendant la semaine, de 11 heures du matin à 6 heures de l’après- midi. »

23 Cependant, il est extrêmement difficile de chiffrer le nombre exact de visiteurs. D’après une estimation basée sur les sondages faits pendant un temps déterminé à différentes heures de la journée, on peut avancer le chiffre approximatif de 120 000 personnes pour l’exposition et 30 000 pour le cinéma, soit quelque 150 000 personnes. Une autre source avance le chiffre de plus de 200 000 visiteurs 19 sans préciser s’il s’agit de l’exposition et du cinéma ou uniquement de l’exposition. Toutefois, la fourchette de 150 000 à 200 000 personnes en trois semaines montre le réel intérêt du public parisien. De plus, les échos de la presse ont été globalement favorables.

Conclusion

24 Au total, de 1945 à 1949, plus de quarante expositions furent organisées par les services français d’occupation en Allemagne 20. Elles pouvaient être classées en trois principales catégories : documentaire, politico-historique et artistique. L’exposition du palais Berlitz restait unique en son genre car, elle seule, fut présentée à Paris. Il fallut d’ailleurs attendre 1949 avant qu’une autre exposition ne s’y déroula 21. En effet, pour commémorer le bicentenaire de la naissance de Goethe, une exposition Goethe et la France fut inaugurée aux Archives nationales début octobre 1949 puis transférée dans la zone française pour le mois de novembre.

25 Dans la publication Un An d’information française en Allemagne retraçant l’ensemble des activités de la direction de l’information d’août 1945 à août 1946, l’exposition du palais Berlitz apparaît comme la manifestation la plus importante durant la première année de l’occupation. S’agissant avant tout d’une exposition de propagande, elle n’en cherchait pas moins à être didactique. Les professeurs et les élèves des établissements d’enseignement secondaire et supérieur y furent invités par l’intermédiaire de leur ministère. 26 Cette exposition était particulièrement intéressante en raison de la diversité des thèmes abordés. On y retrouvait l’ensemble des questions liées à l’occupation : la dénazification, la démocratisation, les réparations-restitutions, le problème du charbon et du rattachement économique de la Sarre, mais également des domaines qui pouvaient paraître plus secondaires comme le tourisme et les vacances. La presse, la radio, le cinéma, la jeunesse et les universités (Fribourg, Tübingen et Mayence) faisaient partie des thèmes présentés à l’exposition du palais Berlitz. Rappelons que l’université Jean Gutenberg avait été inaugurée à Mayence le 22 mai 1946, moins d’un mois avant l’exposition de Paris. 27 Aussi, tout comme en 1946, faire connaître cette exposition revient à faire connaître l’occupation française en Allemagne à travers ses nombreuses facettes : militaire, politique, économique et culturelle.

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NOTES

1. La Construction moderne, 46e année, no 5, 2 novembre 1930, BNF, FOL-V-2200. 2. Dans son ouvrage intitulé Ville lumière. Années noires : les lieux du Paris de la Collaboration, Cécile Desprairies ne manque pas de citer le palais Berlitz et l’exposition « Le Juif et la France », p. 56-57. 3. MAE/Colmar, AC 485/10. 4. MAE/Paris, DGRC/œuvres diverses carton 24 d. 0.211-1. Lettre manuscrite du 12 avril 1946 de Jean Arnaud au directeur de la DGRC. 5. MAE/Colmar, AC 485/10. 6. SHD/DAT, 14 Y d 1012. Affecté au cabinet du général commandant en chef français en Allemagne, le général Ganeval est alors chef de la mission de liaison peu de temps avant qu’il ne succède au général Lançon en tant que chef du gouvernement militaire français de Berlin, le 22 août 1946. 7. MAE/Colmar, AC 485/10. 8. Il est à noter que les archives du CSTO sont conservées par le Service historique de la Défense à Vincennes (sous-série 3 U), alors que la partie civile de l’occupation française, et notamment les dossiers du GMZFO, ont été versés au ministère des Affaires étrangères. 9. Complémentarité de la minette lorraine et du charbon sarrois (MAE/Colmar, AC 656/1, p. 8) 10. MAE/Colmar, AC 472. 11. Élection le 2 juin 1946 de la deuxième Assemblée constituante qui siège à partir du 11 juin. 12. MAE/Colmar, CCFA C 1915, p. 383, d. 5. 13. MAE/Paris, AAA 423/1. 14. L’activité de la zone française d’occupation en Allemagne y est retracée sous forme de cartes, de courbes et de graphiques (MAE/Colmar, AC 656/1). 15. 300 places, 5 séances par jour. 16. Appelé au Gouvernement militaire de la zone française d’occupation de 1945 à 1947, Colin- Reval est mandaté par le Centre national cinématographique (CNC) pour la réorganisation du cinéma allemand en zone française ainsi que pour créer un organe de diffusion des films français. 17. MAE/Colmar, AC 485/10 (Présentation du film sur la zone, plus les actualités de 10h à 14h. Exploitation commerciale normale d’un film à succès La Bataille du Rail avec en première partie le film sur la zone de 14h à 24h). 18. Dans sa thèse consacrée à La politique cinématographique de la France en Allemagne occupée (1945-1949), Laurence Thaisy consacre un paragraphe au documentaire Ein Jahr Später, qui est la version allemande d’une durée de seize minutes du film réalisé par Max de Vaucorbeil. Une copie de ce film est conservée en Allemagne aux Bundesarchiv (BA Berlin-Filmarchiv). 19. MAE/Paris, AAA 423/1, « Un An d’information française en Allemagne » (zone française d’occupation), août 1945-août 1946, p. 26. 20. Sur cet aspect de l’action culturelle française en Allemagne occupée voir le mémoire de DEA de Sandrine Heiser, Les expositions en zone française d’occupation, 1945-1949, sous la direction du professeur Poidevin, Strasbourg, 1989. 21. Pour la commémoration du trentième anniversaire de la mort du père de Foucauld, l’exposition Foucauld l’Africain est également présentée en France mais elle n’est pas organisée par les services français d’occupation en Allemagne. Elle est mise sur pied par l’abbé Louis, aumônier général des Invalides et du gouvernement militaire de Paris.

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AUTEURS

SANDRINE HEISER

Chargée d’études documentaires. Elle est actuellement chef du bureau de la politique des publics au département des publics et de la valorisation du Service historique de la Défense

HANS-GEORG MERZ

Maître de conférences à l’université des sciences de l’éducation de Fribourg-en-Brisgau. Il a récemment publié avec Herbert Uhl, Hitlers Verbrechen/Crimes hitlériens. Eine Ausstellung der französischen Besatzungsmacht 1945/1946, Landesarchiv – Baden-Württemberg, 2008.

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Présentations

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Les relations franco-allemandes dans les archives militaires allemandes

Hans-Joachim Harder

1 Les archives reflètent la structure des organisations dont elles conservent la mémoire. L’État national allemand étant une fondation du XIXe siècle, la création d’archives centralisées sous responsabilité nationale n'est intervenue qu’à cette époque. Avant la fondation du Reich allemand en 1871, la souveraineté était exercée par les différents États de la Confédération germanique. La nouvelle armée impériale se composait, elle aussi, de plusieurs contingents fournis par les différents États allemands. Les dossiers militaires de la période avant 1918 sont donc conservés jusqu’à nos jours aux archives suivantes : • Geheimes Staatsarchiv de Berlin pour la Prusse (uniquement jusqu’à 1867), • Hauptstaatsarchiv de Munich pour la Bavière, • Hauptstaatsarchiv de Dresde pour la Saxe, • Hauptstaatsarchiv de Stuttgart pour le Wurtemberg.

2 Seule la marine était du ressort du Reich.

3 Les archives nationales (Reichsarchiv) et les archives de l armée de terre (Heeresarchiv) ne virent le jour à Potsdam qu’après la Première Guerre mondiale. En 1945, le Heeresarchiv et ses fonds furent détruits par un bombardement. Par conséquent, les écrits remontant à l’époque précédant cet événement sont incomplets et constitués de fonds évacués et de pièces remplaçant les documents détruits. Les archives militaires actuelles établies à Fribourg sont une division autonome du Bundesarchiv ; elles conservent les documents établis par l’armée prussienne depuis 1867 ainsi que ceux de la Kriegsmarine, de la Reichswehr, de la Wehrmacht, de la Nationale Volksarmee et de la Bundeswehr. 4 Des événements ayant trait à la France furent déjà mentionnés avant la période documentée par les archives militaires. Ils font l’objet d’un très petit fonds de documents comportant, entre autres, des récits sur la bataille de Rossbach (1757) dans

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la guerre de Sept Ans et sur l’armée de Rhin-et-Moselle (1796) ainsi que certaines pièces relatives aux campagnes de 1812 à 1815. 5 Trois guerres opposèrent la France et l’Allemagne. Les ordres, journaux des marches et opérations et rapports d’opérations des troupes allemandes engagées dans les guerres de 1870-1871, de 1914-1918 et de 1939-1945 sont conservés à Fribourg – dans la mesure où ils existent encore. Parmi la multitude de documents issus de collections d’histoire militaire et de papiers personnels, il convient de mentionner notamment les suivants : • PH 3/134 : Ordre de Moltke relatif à l’attaque contre l’armée de la Loire, du 22 novembre 1870. • MSg 101/126 : Procès-verbal de la capitulation de Sedan du 2 septembre 1870. • PH 24/78 : Compte rendu relatif à l’exposition sur l’aérostation de Paris et aux aérodromes français, 1910. • PH 3/139-140 : Document de l’État-Major général de l’armée sur les manœuvres de l’armée française, 1911 à 1913. • PH 3/392-395 : Informations sur l’armée française, 1914 à 1918. • PH 11 II/172 : Carte routière de la région frontalière franco-allemande, 1914. • MSg 101/189 : Oberste Heeresleistung (Hindenburg) : projet de l’ordre concernant l’arrêt de l’attaque contre Verdun (manuscrit de Ludendorff), 2 septembre 1916. • PH 1/12 : Accords de Berne conclus entre les gouvernements français et allemand et réglant le traitement des prisonniers de guerre, avril-mai 1918. • MSg 2/138 : Les membres allemands de la Légion étrangère française. • RH 2/3002 : Liste des cibles aériennes à Paris, avec une carte à l’échelle 1/50 000 et une prise de vue aérienne, 1936.

6 Les documents remontant à l’époque de la Seconde Guerre mondiale revêtent une importance particulière. Les dossiers allemands relatifs à l’occupation sont archivés sous les références suivantes : • RW 35 : Commandants militaires en France. • RW 36 : Commandants militaires en Belgique. • RW 34 : Commission allemande d’armistice. • RW 19 : Oberkommando der Wehrmacht / Wehrwirtschaft- und Rüstungsamt, France. • RW 24 : Services de l’armement et unités de l’Abwehr. • RH 34 : Truppenkommandanturen en France. • RM 45 : Kommandierender Admiral Frankreich.

7 Ces documents sont complétés par la sous-série AJ 40 des Archives nationales de Paris et des Archives départementales du Nord. Pour les fonds de Fribourg, la sélection présentée ici se limite aux documents suivants : • RH 19 II/272 : Premières instructions particulières pour l’administration des zones occupées et libérées à l’Ouest, novembre 1939 à avril 1940. • MSg 2/3332 : Notes et rapports de Wilhelm Grotkopp sur l’économie de guerre française, la mobilisation de la main-d’œuvre française, 30 septembre 1939. • MSg 2/3316 : Rapport au maréchal de France, chef de l’État, reproduction du dernier rapport de l’amiral Darlan sur les relations franco-allemandes (en langue française), 1941.

8 En 2002, un manuel volumineux est apparu en langues allemande et française, publié conjointement par les Archives nationales et le Bundesarchiv sous la direction de Stefan Martens sous le titre : La France et la Belgique sous l’occupation allemande 1940-1944. Il contient une excellente description de tous les fonds.

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9 Pour l’après-guerre, une époque où les deux États ont été pour la première fois du même côté au lieu de se faire la guerre, c’est notamment le fonds relatif à la brigade franco-allemande (BH 72) qui présente de l’intérêt. En revanche, les dossiers concernant l’histoire immédiate sont soumis à un délai de communicabilité de trente ans et à des restrictions d'utilisation.

AUTEUR

HANS-JOACHIM HARDER

Colonel (er) de l’armée de l’Air allemande, docteur ès lettres, directeur adjoint du Militärgeschichtliches Forshungsamt (service historique) à Potsdam (2001-2003), directeur des Bindesarchiv-Militärarchiv (archives militaires) à Fribourg-en-Brisgau (2004-2008).

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Un nouvel outil pour écrire l’histoire franco-allemande de l’entre-deux-guerres : les Akten zur französischen Deutschlandpolitik der Zwischenkriegszeit (1918-1940)

Wolfgang Hans Stein Traduction : Emmanuel Pénicaut

1 « Écrire l’histoire de l’Allemagne par les archives françaises », voilà un courant important de l’historiographie allemande d’après-guerre. Avant 1939, les archives du ministère des Affaires étrangères n’étaient ouvertes au chercheur étranger que jusqu’en 1849, c’est-à- dire après un délai de 90 ans, mais certaines séries comme la correspondance consulaire n’étaient communicables qu’en-deçà de 1791, soit avec un délai de presque 150 ans. Certains fonds étaient en outre fermés au public, comme le fonds des Limites ou les dossiers de la guerre de la ligue d’Augsbourg. Pour ce qui est de l’actuel Service historique de la Défense, alors Service historique de l’armée, la situation était encore plus difficile, du fait de la situation géographique des archives, placées au milieu du ministère. Ces quelques rappels permettent de comprendre l’enthousiasme actuel du chercheur allemand face à une multitude de fonds jadis inaccessibles.

2 Deux voisins en savent toujours beaucoup l’un sur l’autre. Peu importe si c’est par curiosité, par méchanceté ou encore par intérêt commun : l’historien peut toujours utiliser ces informations indépendamment du motif de leur collecte. Dans le cas du couple franco-allemand, on constate que la recherche française sur l’Allemagne s’accompagne d’un fort intérêt pour le regard allemand sur la France, comme le montrent les travaux menés par la Mission historique de Göttingen ou le Centre Marc- Bloch de Berlin. Plus grande encore a peut-être été la curiosité allemande pour la politique française à l’égard de l’Allemagne, et cela d’autant plus que les chercheurs de RFA, après la guerre, n’avaient pas accès aux archives de RDA. Celles-ci comptant parmi les fonds les plus importants d’Allemagne, il fut pratiquement impossible d’écrire

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l’histoire de la Prusse ou de la Saxe, sinon par le biais des archives françaises. La réunification de l’Allemagne en 1990 a changé la donne, mais ne signifia pas pour autant la fin de l’intérêt allemand pour les archives françaises : l’essor de l’Institut historique allemand à Paris en témoigne. 3 Pourtant, les archives françaises étaient – et sont encore – lointaines et mal connues aux yeux des chercheurs allemands. Ainsi naquit, à partir des années 1970, toute une littérature allemande sur les archives françaises, des guides généraux sur les principaux dépôts, surtout à Paris, ou des instruments plus détaillés qui fournissaient un inventaire des fonds et même des articles intéressant l’histoire allemande. Deux volumes concernant l’histoire de l’Ancien Régime et du XIXe siècle, jusqu`à la Grande Guerre, furent publiés en 1986 (Archives nationales, Quai d’Orsay et Bibliothèque nationale) 1, et 2002 (Service historique de l’armée de Terre, fonds modernes du Quai d’Orsay, archives et bibliothèques de la ville de Paris) 2. Un troisième volume, dédié à la période de l’entre-deux-guerres (1918-1940), est paru l’année dernière 3. Il présente tous les grands dépôts parisiens, dont le Service historique de la Défense et ses départements. Comme la page de couverture le montre, ce guide est axé sur deux grands thèmes. Le premier recouvre les relations franco-allemandes, avec les grandes questions de la conférence de Versailles, des réparations puis du réarmement de l’Allemagne, ici illustré par la photo du monumental pavillon allemand à l’exposition internationale de Paris en 1937 dû à Albert Speer, architecte officiel du IIIeReich. Le deuxième est l’occupation française des parties limitrophes de l’Allemagne et particulièrement de la Rhénanie et de la Sarre, évoqué sur la couverture par une photo prise à l’époque du plébiscite sarrois en 1935 et montrant un bureau (Geschäftsstelle) de l’Union de l’économie sarroise (S[aarländische] W[irtschafts]-V[ereinigung]), dont les initiales sont indiquées sur la porte d’entrée. La tendance politique de cette association est clairement démontrée par le slogan « Sarre libre » (Frei Saar) visible sur le mur, et par la présence du drapeau de la Sarre (bleu, blanc, noir), différent de celui de l’Allemagne ou du Reich : on y lutte pour la conservation du statu quo d’une Sarre indépendante, et non pas réunie à l’Allemagne. 4 Le Service historique de la Défense occupe une place de choix dans ce guide. La partie consacrée au département de l’armée de Terre profite évidemment des excellents inventaires de l’ancien Service historique de l’armée de Terre, notamment ceux de la série N – accessibles en ligne sur le site www.servicehistorique.sga.defense.gouv.fr – et des fonds privés. On y relève, par exemple, les importants dossiers du Conseil supérieur de la défense nationale (sous-série 2 N) dont l’intérêt a été démontré récemment 4, mais aussi les comptes rendus de la conférence des Ambassadeurs (sous-série 4 N) et les rapports produits par les attachés militaires ou le commandement de l’armée du Rhin (sous-série 7 N), tout cela complété par les papiers de nombreux militaires alors en service en Allemagne (sous-série 1 K, fonds privés). Dans les fonds du département de la Marine nationale, on peut signaler les dossiers de la Commission navale interalliée, chargée de surveiller le désarmement de la marine allemande, ainsi qu’un témoignage oral important du commandant de la flottille du Rhin. Le département de l’armée de l’Air fournit des rapports intéressants sur la formation de la Luftwaffe dans les années 1930, également complétés par des témoignages oraux d’aviateurs français. 5 Un guide thématique ne peut jamais prétendre à l’exhaustivité, puisqu’il ne peut tenir compte des versements postérieurs à sa publication. Ainsi, les archives rapatriées de Russie en 1994 et 2000, en cours de classement, n’ont été que signalées, sans pouvoir

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être analysées. Souhaitons que les 1 000 pages d’informations que renferme le présent guide soient bientôt complétées par l’inventaire détaillé de tout ce qu’elles pourront nous apprendre de nouveau sur l’histoire franco-allemande au XXe siècle.

NOTES

1. Inventar von Quellen zur deutschen Geschichte in Pariser Archiven und Bibliotheken, tome 1. Archives nationales, Archives du ministère des Affaires étrangères, Bibliothèque nationale und andere Bibliotheken, réalisé sous la direction de Georg Schnath, édité par Wolfgang Hans Stein (« Veröffentlichungen der Landesarchivverwaltung Rheinland-Pfalz », 39), Coblence, 1986, CXXII, 917 pages. 2. Inventar von Quellen zur deutschen Geschichte in Pariser Archiven und Bibliotheken, tome 2. Archive im Bereich des Verteidigungsministeriums, Archive des Außen- und Finanzministeriums, Stadtpariser Archive und Bibliotheken, par Wolfgang Hans Stein, préface du général André Bach (Instrumenta, 5 ; « Veröffentlichungen der Landeshauptarchivverwaltung Rheinland-Pfalz », 97), Stuttgart- Coblence, 2002, 562 pages. 3. Inventar von Quellen zur deutschen Geschichte in Pariser Archiven und Bibliotheken, tome 3. Akten zur französischen Deutschlandpolitik der Zwischenkriegszeit (1918-1940), élaboré par Frank Wittendorfer, édité par Wolfgang Hans Stein (« Veröffentlichungen der Landesarchivverwaltung Rheinland- Pfalz », 108), vol. 1-2, Coblence, 2008, 948 et 212 pages (avec CD-ROM). Les trois volumes sont accessibles en salle de lecture du Service historique de la Défense. 4. JARDIN (Pierre), « Le Conseil supérieur de la défense nationale et les projets d’organisation d’un État rhénan (mars 1923) », Francia, 19/3, 1993, p. 81-96.

AUTEURS

WOLFGANG HANS STEIN

Conservateur en chef aux Archives de Rhénanie-Palatinat à Coblence

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L’Institut historique allemand de Paris

Stefan Martens

1 L’IHA de Paris a pour mission de mettre en œuvre et de publier des recherches sur l’histoire française, franco-allemande et d’Europe occidentale ; ainsi que d’apporter un soutien aux travaux d’historiens français sur l’histoire allemande et franco-allemande. Il met à la disposition de la communauté scientifique une série de services, notamment : des possibilités de parution dans les publications de l’institut, la mise à disposition de locaux et d’infrastructures pour des manifestations scientifiques et l’utilisation gratuite de sa bibliothèque. L’IHA fait fonction de plateforme de communication et encourage la coopération entre les chercheurs ainsi qu’entre les institutions de recherche allemandes et françaises.

2 L’IHA publie six collections d’ouvrages et la revue spécialisée Francia. Forschungen zur westeuropäischen Geschichte. Une abondante offre en ligne est à la disposition des visiteurs sur son site Internet. L’institut fait également fonction d’interlocuteur pour la presse, la radio et la télévision. Par ses programmes dédiés aux jeunes chercheurs, il contribue de manière importante à la connaissance du monde de la recherche dans l’un et l’autre pays ainsi qu’à la formation de nouveaux réseaux. 3 L’IHA appartient aux six instituts historiques allemands à l’étranger crées par la République fédérale d’Allemagne (à l’exception de Rome fondé en 1888) : Paris (1958), Londres (1976), Washington (1986), Varsovie (1993) et Moscou (2005). Depuis 2002, ces instituts, ainsi que les Instituts orientaux de Beyrouth et d’Istanbul, l’Institut allemand d’études japonaises à Tokyo ainsi que le Centre allemand d’histoire de l’art à Paris dépendent de la fondation Deutsche Geisteswissenschaftliche Institute im Ausland (DGIA) (Instituts allemands de sciences humaines à l’étranger). Cette fondation est financée par le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche. 4 Les missions de l’IHA sont d’ordre scientifique : • mener et publier des recherches spécifiques sur l’histoire française, franco-allemande et d’Europe occidentale, de la fin de l’Antiquité au temps présent ;

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• apporter une aide aux chercheurs français menant des travaux sur l’histoire allemande et aux chercheurs allemands menant des travaux sur l’histoire française ; • encourager les contacts et la coopération entre les sciences historiques allemande et française ; • mettre à la disposition de la communauté scientifique une plateforme de communication sous forme de publications et de manifestations.

5 À côté du personnel scientifique, des chercheurs invités et des boursiers travaillent également à l’IHA. Les projets de recherches portent principalement sur l’histoire franco-allemande et l’interaction des deux pays en Europe. Mais l’IHA œuvre par ailleurs dans différents domaines : • publication de la revue Francia et de six collections d’ouvrages ; • mise à la disposition des visiteurs de son site Internet (avec une offre abondante de services électroniques, l’IHA étant responsable de plusieurs projets en ligne) ; • organisation régulière de conférences, de tables rondes ainsi que de colloques internationaux ; • attribution de bourses à de jeunes chercheurs allemands et français (doctorants et post- doctorants) ; • organisation annuelle d’une université d’été afin de renforcer la coopération entre les institutions de recherche allemandes et françaises. Les jeunes chercheurs présentent leurs travaux à un public de spécialistes, discutent de nouvelles approches de recherche et ont ainsi l’occasion de tester de manière critique leur propre démarche et de constituer de nouveaux réseaux ; • offres de stages de collaboration à la recherche, à la bibliothèque et à la rédaction ainsi que dans d’autres domaines d’activité de l’institut (il est aussi possible de faire des stages dans l’administration et dans le domaine informatique. Les stagiaires peuvent être logés dans les chambres d’hôtes de l’institut).

6 La bibliothèque de l’IHA, accessible gratuitement, dispose d’un grand nombre d’offres numériques ou en ligne et conserve actuellement environ 135 000 ouvrages et plus de 420 revues. Pour plus de détails sur l’Institut historique allemand, son programme, ses projets de recherches ainsi que ses publications, nous vous invitons à consulter le site : www.dhi-paris.fr

AUTEUR

STEFAN MARTENS

Directeur adjoint de l’Institut historique allemand

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Lectures

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Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe- XXe siècle) Seuil, 2008, 327 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Avec cet ouvrage, Stéphane Audoin-Rouzeau jalonne un nouveau champ d’investigation pour les historiens du fait guerrier – et ce même s’il expose les limites de sa démarche en introduction – car en mêlant histoire et anthropologie, en recueillant et analysant les textes d’auteurs issus de tous les horizons des sciences sociales, il use d’une méthode nouvelle pour aborder des problématiques difficilement saisissables. Comment, en effet, le combat, la guerre, l’horreur ont-ils été abordés par les historiens, sociologues, et autres anthropologues issus des générations qui ont connu la guerre comme de celles qui ne l’ont pas connue ? Quels axes de recherches ont été favorisés, quelle sémantique a été employée ? Après avoir dressé un rapide état des lieux historiographique, Stéphane Audoin-Rouzeau entre dans le vif du sujet et interroge « ses » témoins-acteurs de la violence guerrière, entre autres : Robert Hertz, anthropologue, mort dans la bataille des Éparges en 1915 ; Marcel Mauss, rescapé, taiseux ; Pierre Renouvin, blessé, chargé de cours sur « la guerre mondiale » à la Sorbonne dans les années 1920 mais peu évocateur de « sa » guerre ; ou encore Marc Bloch qui, s’il décrit bien certains sentiments éprouvés, reste silencieux sur son expérience de combattant. Il faut attendre son récit de la campagne de France de 1940, dans L’Étrange défaite, pour trouver des pages dans lesquelles il relate son vécu de guerre. Puis, en citant les travaux de John Keegan (Histoire de la guerre, notamment), Stéphane Audoin-Rouzeau nous ramène sur un plan historiographique en explorant les méthodes employées par l’historien britannique pour approcher le fait guerrier, pour lui rendre sa dimension « humaine » et sur l’influence essentielle d’un précurseur en matière d’anthropologie du combat : le colonel Charles Ardant du Picq (1821-1870). Reste que l’approche anthropologique n’est pas sans poser problème aux historiens,

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notamment par rapport à la notion de violence (dont la perception fluctue à travers le temps et « le jeu social »). Enfin, dans son dernier chapitre, l’auteur s’intéresse à la place du corps dans les récits de « ses » témoins-acteurs, sur la pudeur inhérente à certains témoignages ou encore sur l’importance de la photographie pour retranscrire la protection des corps, leur souffrance ou leur mort. Au bilan, un ouvrage qui vraisemblablement est appelé à faire date tant il défriche des chemins trop longtemps laissés à l’abandon par l’historiographie française.

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Henri Bouchard (1875-1960). Les dessins de La Piscine Éditions Invenit & La Piscine, 2008, 135 pages

Benoît Lagarde

1 Si le « coup de crayon » de certains combattants de la Grande Guerre est notoire grâce aux nombreuses éditions de carnets de poilus, de lettres ou encore grâce aux objets de l’artisanat de tranchées, l’engagement d’artistes au service de l’état-major de l’armée entre 1914 et 1918 est moins connu. La récente intégration de l’atelier Bouchard dans les collections de La Piscine - musée d’art et d’industrie André Diligent à Roubaix est l’occasion de découvrir quelques études de ce sculpteur, premier grand prix de Rome en 1901 et membre de l’Académie des beaux-arts, mais surtout d’appréhender le travail graphique qu’Henri Bouchard a produit entre 1915 et 1925, d’abord pour l’armée française en guerre puis pour le souvenir des soldats tombés pour la France. Outre la reproduction de quelques carnets de croquis de Bouchard (travaux pour l’armée, croquis de personnages et d’animaux, esquisses sur des thèmes religieux), le catalogue publié par La Piscine nous livre une intéressante étude sur la contribution de l’artiste aux chantiers de camouflage. C’est à partir de 1915 seulement que l’état-major de l’armée décide de mobiliser peintres, dessinateurs, décorateurs, sculpteurs et autres architectes dans une section dédiée au travail du camouflage : agir sur l’aspect extérieur d’hommes, de matériels ou de sites, fondre ces éléments camouflés dans le paysage, jouer sur les volumes étaient parmi les missions de ces artistes devenus soldats. Les armées ont ainsi pu recourir à des postes d’observations quasi invisibles, à de fausses bornes kilométriques ou à des meules de foin aménagées. Comme sculpteur, Henri Bouchard a eu sous son commandement des ateliers de camouflage et a particulièrement travaillé sur les arbres déchiquetés et les bustes de soldats en carton- pâte. Les premiers, réalisés en tôle, remplaçaient des troncs réels sur le champ de bataille et accueillaient en leur sein un observateur, juché de la sorte à plusieurs mètres au-dessus du sol ; les seconds donnaient l’illusion d’une occupation de la tranchée, tandis que les troupes rejoignaient en réalité un autre point du terrain. Après guerre, Bouchard a dessiné et sculpté de nombreux monuments aux morts, et notamment une statue provisoire en plâtre à Metz pour saluer l’entrée des troupes françaises et

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remplacer une statue équestre de GuillaumeII. De même en 1937, l’artiste a participé à l’élaboration d’un projet de « monument à la gloire de l’infanterie française », dont subsistent aujourd’hui des dessins préparatoires rehaussés de pastels. Notons enfin que, lors de l’épuration en 1945, Bouchard est interdit d’enseignement dans les écoles d’art pour sympathie avec l’ennemi ; on lui reproche en effet, par sa participation à un voyage en Allemagne, par ses articles et déclarations entre 1940 et 1944, d’avoir ouvertement collaboré avec l’occupant. Historiens, artistes, militaires et simples curieux trouveront néanmoins un vif intérêt au spectacle des carnets de croquis laissés par Bouchard : au-delà de la qualité esthétique des 147 croquis reproduits, un travail à la confluence de l’art et de la technique nous est donné à voir, sorte de jeu où dissimulation et transparence surgissent sous la plume de l’artiste pour mieux cacher les soldats.

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Jean-Yves Le Naour, Dictionnaire de la Grande Guerre Larousse, 2008, 476 pages

Michaël Bourlet

1 La commémoration du 90e anniversaire de l’Armistice a suscité la publication de nombreux ouvrages sur la Première Guerre mondiale et notamment des dictionnaires. Celui qui est publié chez Larousse, sous la direction de Jean-Yves Le Naour, chargé de cours à l’université de Toulouse-Le Mirail, rassemble une quinzaine d’enseignants de l’enseignement supérieur, de spécialistes et de docteurs en histoire français et étrangers parmi lesquels Antoine Prost, professeur émérite de l’université Paris-I, et Jay Winter, professeur à l’université de Yale aux États-Unis. Le dictionnaire s’ouvre sur une introduction dans laquelle la Grande Guerre est abordée sous forme de questions originales : pourquoi se souvenir et de quoi se souvenir ? « Une mémoire est faite d’amnésie, ce que l’on cherche à oublier est donc significatif pour comprendre le temps présent. Pourquoi se souvient-on de la Grande Guerre ? Pour l’oublier ! » Autre question : l’Union sacrée a-t-elle existé ? La partie intitulée « Temps forts » est une mise en perspective historique de la Grande Guerre incluant les dernières recherches et présentant les nouvelles problématiques. Enfin, le dictionnaire contient plusieurs instruments de travail synthétiques permettant à l’utilisateur d’obtenir une réponse rapide à ses interrogations : un livret cartographique soigné et clair (page 192), une chronologie succincte qui empiète sur les années d’avant et d’après-guerre (page 451) et une bibliographie thématique constituée d’ouvrages récents. Concernant le corps du dictionnaire, les auteurs ont choisi des entrées classiques (les officiers généraux, les grandes batailles, les personnalités politiques) mais aussi originales. Ce dictionnaire est aussi interdisciplinaire : il connecte la Grande Guerre avec une grande variété de thèmes tels que la médecine (« psychonévrose de guerre », « petite Curie »), la culture (cinéma, avant-garde artistique), la société et l’économie (« mauvaise française », « économie de guerre »), etc. Enfin, l’approche sensorielle (« bruits », « odeurs », « rumeurs »), parfois inattendue et innovante (« ancien combattant », « dernier tué », « dernier poilu »), nous rappelle aussi que la France a enterré la Première Guerre mondiale en 2008. Au fil des 250 notices, les utilisateurs du dictionnaire ont rendez-

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vous avec une histoire « incarnée » de la Grande Guerre. Merci aux auteurs de nous rappeler qu’au-delà des chiffres de la production aéronautique, des manœuvres des armées sur le champ de bataille, des débats sur les soldats fusillés de 1917 ou des polémiques sur le consentement, la Grande Guerre a été aussi une affaire humaine.

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Fabrice Loubette, Les forces aériennes de l’OTAN en Lorraine, 1952-1967 Éditions Serpenoise, 2008, 250 pages

Bernard Palmieri

1 Avant que la France ne se retire du commandement intégré de l’OTAN en 1966, pas moins de sept bases aériennes d’importance étaient concédées à l’US Air force et à la Royal canadian Air force dans le nord-est de la France, depuis 1952. Sabre, Super sabre, Starfighter, Canuck et Dakota, pour ne citer que les aéronefs les plus connus, ont laissé de longues traces, tant dans l’azur lorrain que dans les esprits qui les ont vus en vol. Au sol, les bases aériennes de Marville, Grostenquin, Chambley, Étain, Chaumont, Toul- Rosières et Phalsbourg ont largement diffusé le mode de vie et les méthodes nord- américains dans le nord-est de la France, que ce soit dans le cadre de coopérations opérationnelles ou à l’occasion de journées de rapprochement avec la population. En particulier, les « journées portes ouvertes » rencontrent un incroyable succès : TRAB (Toul-Rosières Air base) n’accueille pas moins de 75 000 visiteurs, le 18 juin 1961. L’auteur, dans un premier temps, plante le décor de cette présence : l’Alliance atlantique, la cohabitation, l’installation et le départ. Dans une seconde partie, il passe en revue l’histoire nord-américaine des sept grands terrains, ainsi que des implantations de Metz et de Chenevières. Nul doute que ceux qui ont vécu cette période, militaires français ayant côtoyé les alliés comme civils lorrains, y retrouveront nombre de détails passionnants, empreints de nostalgie. Pour autant, les amateurs d’histoire aéronautique et des relations France-OTAN y trouveront aussi leur compte, tant ce sujet majeur était inédit en langue française. L’iconographie reste équilibrée entre clichés d’aéronefs et d’infrastructure, régulièrement accompagnés des insignes d’unités. Toutefois, les profils couleur des aéronefs américains auraient mérité de figurer en plus grand nombre et surtout, à une taille plus importante, eu égard à la richesse du parc aérien déployé en Europe et aux livrées très colorées qui sillonnèrent le ciel lorrain.

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Norton de Mattos, En lutte contre l’État salazariste. Une certaine idée du Portugal Textes réunis et présentés par Manoel do Nascimento, L’Harmattan, 2008, 143 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Le général José Maria Mendes Norton de Mattos (1867-1955) fut l’un des principaux opposants au régime dictatorial de Salazar. Avec cet ouvrage, publié dans les deux langues, les éditions L’Harmattan mettent en lumière un aspect fort peu connu en France de l’histoire du Portugal : l’opposition ouverte à l’État salazariste au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Professeur, titulaire de la chaire de géodésie et de topographie de l’Institut supérieur technique de Lisbonne, Norton de Mattos est aussi diplômé du corps d’état-major de l’École militaire portugaise. Après avoir dirigé les travaux publics de l’Inde portugaise, il est nommé gouverneur général de l’Angola. Au cours de la Première Guerre mondiale, il est l’un des principaux organisateurs du corps expéditionnaire portugais envoyé en 1917 en France pour combattre contre l’Allemagne. En 1919, Norton de Mattos est le représentant du gouvernement portugais à la conférence de la Paix avant d’être nommé ambassadeur à Londres (1924-1926). Républicain, franc-maçon, Norton Mattos se déclare en 1948 candidat démocratique aux élections présidentielles de son pays. C’est donc le texte du programme de cette candidature, et de ses différentes étapes, qui est présenté ici.

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Philippe Oulmont (dir.), Larminat. Un fidèle hors série Fondation Charles de Gaulle/Éditions LBM, 2008, 390 pages

Bernard Mouraz

1 À l’exception de ses mémoires publiés peu avant sa mort, il n’existait jusqu’à ce jour aucun ouvrage biographique sur le général Edgard de Larminat (1895-1962). La Fondation Charles de Gaulle vient de combler cette lacune en publiant, sous la direction de Philippe Oulmont, les contributions de dix historiens (André Martel, Henri Lerner, Philippe Oulmont, Jean-Christophe Notin, Julie Le Gac, le colonel Paul Gaujac, Antoine Champeaux, Claude d’Abzac-Épezy, Sylvain Cornil-Frerrot et François Broche) et d’un professeur de médecine (Alain Larcan) consacrées à ce personnage hors du commun. Dès 1940, il se rallie au général de Gaulle, participe à l’épopée de la France libre en AEF, à la campagne d’Italie et à la libération des poches de l’Atlantique. Après la guerre, sa fidélité inconditionnelle au général de Gaulle, malgré ses prises de position en faveur de la Communauté européenne de défense, lui vaut de présider jusqu’à sa mort l’Association des Français libres. Cette fidélité, jointe à un sens exacerbé de l’honneur militaire, explique le déroulement d’une carrière de soldat qui n’a pas été sans déception. Personnage complexe, il avait, selon le général Catroux, « une personnalité qui le rendait apte à l’exercice des grands commandements tout en l’empêchant en même temps d’y accéder ». Tous les aspects de la carrière et de la personnalité du général de Larminat sont abordés par les différents auteurs. On notera particulièrement la dernière communication (Alain Larcan) consacrée à la fin tragique de Larminat : il se suicida après avoir été chargé par de Gaulle de présider la Cour militaire de justice devant juger des hauts responsables de l’OAS. Malgré les grandes qualités de cet ouvrage, on peut regretter quelques redondances d’une communication à l’autre, mais c’est le défaut mineur de tout ouvrage collectif consacré à une biographie. On doit surtout déplorer que l’éditeur ait cru bon de réduire les caractères des notes infrapaginales et des annexes difficilement lisibles ! Il s’agit néanmoins d’un ouvrage important qui fera référence.

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René Rouby, Otage d’Amirouche. Témoigner pour le souvenir. 114 jours dans le maquis de Kabylie pendant la guerre d’Algérie Lavauzelle, 2008, 294 pages (3e édition revue et complétée)

Jacques Frémeaux

1 Comme l’indique son titre, ce livre reproduit le récit de la captivité de René Rouby de janvier à mai 1959. Jeune homme de 18 ans parti en Algérie comme instituteur volontaire, il fut enlevé par des hommes de la wilaya 3 avec un camarade qui devait mourir d’épuisement. C’est un échange qui permit la libération du groupe de quatorze dont il faisait partie, contre le même nombre apparemment d’Algériens. L’ouvrage décrit les épreuves des prisonniers de l’ALN, internés dans des campements sommaires, entravés le plus souvent, forcés de se déplacer au cours de marches épuisantes pour échapper avec leurs gardiens aux opérations de l’armée française. Aux conditions déjà rigoureuses de la vie au maquis s’ajoutèrent, souvent, des mauvais traitements, mais parfois aussi des gestes d’humanité – et pas, en tout cas, de pressions morales ou psychologiques comparables au « lavage de cerveau » des camps Viêt-minh. On devine à travers l’ouvrage le souci des chefs de l’ALN d’apparaître aux yeux de l’opinion publique française et internationale comme les chefs d’une armée respectable, surtout au moment de la libération des prisonniers. On aperçoit la silhouette du redoutable Amirouche, mais aussi de chefs plus équilibrés, comme son successeur Mira Abderrahmane, ou d’humanistes, comme le docteur Bouabid, médecin de l’ALN qui dispensa des soins aux prisonniers. Écrit sans haine, ce document rare sur des hommes d’autant moins évoqués qu’ils furent peu nombreux (environ 250 prisonniers avant le cessez-le-feu de 1962, et dont la plus grande partie ne revint pas) mérite d’être lu et médité. On peut espérer qu’après d’autres, il suscitera un vrai travail historique, fondé sur une coopération entre historiens des deux rives.

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Emmanuel Thiébot, Scandale au Grand Orient Larousse, 2008, 287 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Avec cet ouvrage singulier, Emmanuel Thiébot revient sur un épisode des rapports politico-militaires des débuts de la IIIe République, certes connu, mais peu abordé par l’historiographie : l’affaire des fiches. Un ouvrage singulier, en effet, quant à sa forme, puisque l’auteur parvient à mêler passages romancés et recours rigoureux aux archives du Grand Orient de France (GODF) notamment. En reconstituant minutieusement le contexte dans lequel est née cette affaire, Emmanuel Thiébot nous donne à voir la nature des relations entre le pouvoir politique et la franc-maçonnerie ainsi que la perception que politiques et francs-maçons ont pu avoir de l’institution militaire. La question centrale est alors la suivante : l’armée de la fin du XIXe siècle est-elle républicaine ? La crise boulangiste et l’Affaire Dreyfus ont prouvé l’anti-républicanisme de certains de ses cadres. Aussi, dès son arrivée à la tête du gouvernement, Pierre Waldeck-Rousseau confie une mission implicite à celui qu’il nomme ministre de la Guerre, le général Louis André : « républicaniser » l’armée. Ce dernier procède alors à la réduction du service militaire actif, relève le chef d’État-Major général et le vice- président du Conseil supérieur de la guerre (jugés réactionnaires), modifie le mode d’avancement des officiers, abolit certains privilèges, créé les « foyers du soldat » (où la troupe peut se retrouver et assister à des conférences) et commence à exploiter deux registres dans le cadre des procédures d’avancement – créés à l’origine pour son usage personnel – dans lesquels il a classé les officiers républicains (« Corinthe ») et non- républicains (« Carthage »). Si le général André n’est pas franc-maçon, l’officier dont la tâche consiste à alimenter le fichier, appartient, quant à lui, au Grand Orient de France. Dès lors, très vite, l’idée de recueillir des informations sur les officiers via les différentes loges du GODF s’impose. Lorsqu’en octobre 1903, l’affaire éclate au grand jour – par l’intermédiaire d’un franc-maçon en rupture de ban – « Corinthe » et « Carthage » comptent près de 19 000 fiches. Le scandale de l’affaire des fiches conduit à la chute du gouvernement d’Émile Combes et ce, même si, au bilan, son écho au sein de l’opinion publique reste limité. Surtout, comme le précise l’auteur dans son

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épilogue, l’affaire des fiches n’a aucunement mis à mal la « lente construction du consensus républicain qui prouvera sa solidité durant la Première Guerre mondiale ».

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Jean-Pierre Turbergue (dir.), La Fayette, nous voilà ! Les Américains dans la Grande Guerre Éditions Italiques, 2008, 432 pages

Rémy Porte

1 Remarquable ? Monumental ? Magnifique ? On ne sait exactement quel qualificatif attribuer à cet ouvrage quasiment hors normes. Après le superbe album Les 300 jours de Verdun, paru en 2006, les éditions Italiques proposent à tous les passionnés de la Grande Guerre un nouveau livre absolument splendide, tout à fait exceptionnel dans son format et sa pagination, par l’iconographie comme par la qualité des textes. Après un bref rappel de l’histoire des relations franco-américaines de la guerre d’indépendance à 1914, les différents chapitres scandent chronologiquement les étapes de la montée en puissance de l’immense effort militaire des États-Unis, du vote par de l’entrée en guerre par le Congrès au printemps 1917 à l’action diplomatique de Wilson pendant les négociations de paix de 1919. Par l’exceptionnelle richesse de son iconographie (plusieurs milliers d’illustrations souvent fort peu connues en Europe), la richesse et la diversité des encarts (biographies, témoignages, emploi des armes, etc.), les détails apportés dans la description des opérations conduites par les Sammies au cours du dernier semestre de guerre en particulier, cet ouvrage s’impose immédiatement comme indispensable à toute bibliothèque bien tenue.

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Emmanuel de Waresquiel, Cent Jours. La tentation de l’impossible (mars- juillet 1815) Fayard, 2008, 687 pages

Antoine Boulant

1 Déjà bien connu pour ses travaux sur l’histoire politique de la Restauration, auteur d’une excellente biographie de Talleyrand, Emmanuel de Waresquiel propose à travers cet ouvrage une volumineuse synthèse des quatre mois qui séparent le retour de Napoléon en France de son exil définitif à Sainte-Hélène. Le pari était audacieux, compte tenu de la masse documentaire déjà disponible sur l’épisode impérial. Il est pourtant relevé avec brio : ayant recours à de nombreuses sources inédites (notamment les archives royales de Belgique et plusieurs fonds privés détenus par les descendants de quelques-uns des protagonistes), servi par un style et un sens de l’analyse remarquables, l’auteur a su restituer l’exceptionnelle densité de ces semaines décisives. Au gré de fréquents rapprochements avec des périodes ultérieures de l’histoire française, il consacre d’abord de nombreuses pages à cette « révolution par le vide » que constitua la journée du 20 mars 1815, offrant un tableau de toutes les forces en présence et analysant les retournements de l’opinion. Le cœur de l’ouvrage est consacré à l’exil et au séjour de Louis XVIII à Gand, et on pourra regretter que les décisions politiques et institutionnelles prises alors par l’Empereur ne soient pas davantage analysées. Les témoignages laissés par les auteurs romantiques (notamment Alfred de Vigny) sur la marche du convoi royal sont en revanche d’un très grand intérêt. Le récit s’achève par le retour à Paris du « roi des ruines », dans un contexte de division et de crise de la légitimité politique. Plusieurs dizaines d’illustrations en couleurs (notamment de nombreuses caricatures) enrichissent cette étude.

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Odd Arne Westad, La guerre froide globale, le tiers-monde, les États-Unis et l’URSS (1945-1991) Payot, 2007, 492 pages

Alain Marzona

1 Conflit inédit par le fait que ses deux principaux protagonistes ne se sont jamais directement affrontés, la guerre froide l’est aussi car elle est avant tout un combat idéologique où s’opposent deux visions radicales de la société. Cet ouvrage opte pour une démarche originale en s’intéressant tout particulièrement à l’action et aux interventions des deux superpuissances hors des frontières occidentales, dans ce qu’Alfred Sauvy définit dans les années 1950 sous l’expression de tiers-monde, alors qu’un grand nombre d’études se restreint à l’Europe. En effet, si en Europe, exceptée la guerre civile grecque, les États-Unis et l’Union soviétique se sont neutralisés, le tiers- monde a constitué un champ d’affrontement privilégié et cela dès les premières années de la guerre froide (Turquie, Iran). L’effondrement des empires coloniaux européens en Asie et en Afrique est l’occasion pour les deux grands d’imposer leurs idéologies par l’intermédiaire de leur soutien à divers mouvements indépendantistes. Toutefois, leurs politiques d’intervention y connaissent aussi certaines résistances et des échecs comme le montrent la rupture sino-soviétique au début des années 1960 ou bien celle entre les États-Unis et l’Iran après la révolution islamique de 1979 (alors que ce dernier pays est l’un de leur principal allié dans le golfe Persique). Odd Arne Westad met aussi en lumière l’onde de choc créée par la guerre du Vietnam, où la politique américaine est décriée même par ses alliés occidentaux, contribuant à une dégradation de l’image des États-Unis dans le monde quelque peu comparable à ce qui se produira pour l’URSS lors de son invasion de l’Afghanistan en décembre 1979. L’auteur fournit également une étude très précise sur la politique interventionniste menée par Cuba en Amérique latine (aide aux combattants sandinistes au Nicaragua) et en Afrique (participation de contingents cubains lors de la guerre civile angolaise). Les chapitres consacrés à la corne de l’Afrique et à l’Afrique australe, où Américains et Soviétiques s’affrontent dans les années 1970 et 1980, sont extrêmement intéressants, d’autant plus que ces épisodes

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sont peu étudiés par l’historiographie française consacrée à la guerre froide. Par le biais de cet ouvrage, l’auteur dresse un tableau sans concession et particulièrement critique à l’encontre des politiques des États-Unis et de l’Union soviétique dans le tiers-monde. En effet, selon lui, elles ont contribué à la déstabilisation de ces régions et à la désagrégation économique, sociale et culturelle de leurs sociétés. De plus, la fin soudaine de la guerre froide en 1991 avec la disparition de l’URSS entraîne le retrait puis le désintérêt des deux grands pour ces régions, laissant certains États livrés à eux- mêmes comme le prouve la situation de l’Afghanistan de 1989 à 2001. Enfin, les politiques des deux superpuissances provoquent aussi le ressentiment des populations locales qui reste encore prégnant à l’heure actuelle avec un antiaméricanisme très présent en Amérique du Sud et au Moyen-Orient. Cet ouvrage, par sa démarche innovante, qui s’éloigne des études euro-centrées, s’avère particulièrement stimulant, notamment car l’auteur a pu accéder à de très nombreuses archives récemment ouvertes et a examiné avec beaucoup d’attention l’historiographie essentiellement anglo-américaine consacré à ce sujet. Cette étude marquera sans conteste l’historiographie relative à la guerre froide par sa tournure originale et, aussi, car elle constitue une source essentielle sur certains sujets comme la politique cubaine ou la description de la politique soviétique face à la volonté expansionniste chinoise.

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