Annales historiques de la Révolution française

378 | octobre-décembre 2014 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/13347 DOI : 10.4000/ahrf.13347 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2014 ISBN : 978-2-200-92928-2 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 378 | octobre-décembre 2014 [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/13347 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.13347

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SOMMAIRE

Articles

Recherches pour une constitution physiocratique Bernard Herencia

Les sources d’une altérité religieuse en Révolution : Rabaut Saint-Étienne ou la radicalisation des représentations protestantes Céline Borello

De Brumaire à la formation de l’État bureaucratique consulaire : le rôle des républicains conservateurs Soulef Ayad-Bergounioux

La Révolution batave : un cas particulier dans la grande famille des républiques sœurs ? Annie Jourdan

Échos révolutionnaires

La terreur dans la loi. À propos de la collection Baudouin Jean-Clément Martin

Thèse

Comment l’utopie est devenue un programme politique : Morelly, Mably, Babeuf, un débat avec Rousseau Stéphanie Roza

Regards croisés

1815 début de l’histoire « contemporaine » ? Paul Chopelin, Annie Crépin, Antonino De Francesco, Rémy Hême de Lacotte, Peter McPhee, Igor Moullier et Daniel Schönpflug

Comptes rendus

Raphaël MATTA-DUVIGNAU, Gouverner, administrer révolutionnairement : le comité de Salut public (6 avril 1793 – 4 brumaire an IV) , L’Harmattan, 2013 Michel Biard

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Fabrice BRANDLI, Le nain et le géant. La république de Genève et la Rennes, PUR, 2012 Alain-Jacques Czouz-Tornare

Jean-Yves BORY, La douleur des bêtes. La polémique sur la vivisection au XIXe siècle en France Rennes, PUR, 2013 Isabelle Laboulais

Keiko KAWASHIMA, Émilie du Châtelet et Marie-Anne Lavoisier. Science et genre au XVIIIe siècle Paris, Honoré Champion, 2013 Isabelle Laboulais

Coline CARDI et Geneviève PRUVOST (dir.), Penser la violence des femmes Paris, La découverte, 2012 Karine Lambert

Jean-Joël BRÉGEON, 30 journées clés de la Révolution française Paris, 2014 Caroline Chopelin-Blanc

Stéphane PASCAU, L’antipapisme révélé ou les Rêves de l’antipapiste (1767). Henri- Joseph Dulaurens Paris, Les points sur les i, 2010 Caroline Chopelin-Blanc

Cyril TRIOLAIRE (dir.), La Révolution française au miroir des recherches actuelles. Actes du colloque tenu à Ivry-sur-Seine (15-16 juin 2010) Paris, Société des études robespierristes, 2011 Caroline Chopelin-Blanc

Antoine FRANZINI, Haine et politique en Corse ; l’affrontement de deux hommes au temps de la Révolution Française, 1780-1800 Préface de Jean-Clément Martin, Ajaccio, Alain Piazzola, 2013 Ange Rovere

Edward P. THOMPSON, La guerre des forêts : luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle Présenté par Philippe MINARD, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris, La Découverte, 2014 Jean-Pierre Gross

Jacques JOURQUIN, Souvenirs du mameluck Ali sur la campagne de Russie en 1812 Manuscrits déchiffrés, établis, présentés et annotés par Jacques JOURQUIN, Paris, éditions SPM, 2012 Marie-Pierre Rey

Brice MARTINETTI, Les Négociants de La Rochelle au XVIIIe siècle Préface de Didier POTON, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 Sylvain Turc

Boris KAGANOVITCH, Евгений Викторович Тарле. Историк и время [Eugène Viktorovitch Tarlé. L’historien et le temps] Saint-Pétersbourg, Éditions de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, 2014 Varoujean Poghosyan

Alexandre TCHOUDINOV, Dmitri BOVYKINE, Французская революция // Всемирная история Том 4. Мир в XVIII веке. Москва, «Наука» 2013, с. 644-706 [La Révolution française// Histoire universelle] Volume 4. Le monde au XVIIIe siècle Moscou, Naouka, 2013 Varoujean Poghosyan

Pierre-Yves BEAUREPAIRE, La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, sous la direction de Pierre-Yves BEAUREPAIRE Paris, Belin, 2014 Raymonde Monnier

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Articles

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Recherches pour une constitution physiocratique Research for a Physiocratic Constitution

Bernard Herencia

1 Dans ses recherches pour définir le cadre de référence au modèle de despotisme légal qu’il propose et portant le projet d’instaurer un véritable état de droit pour le royaume de France, le physiocrate Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801), parlementaire, ancien administrateur colonial, légiste, publiciste va, dans le contexte de la Révolution, intensifier ses propositions politiques. À partir de la fin des années soixante-dix, après l’échec gouvernemental de Turgot, et avec des tentatives de reprise de ses thèmes par ses successeurs (les assemblées provinciales par exemple), certains physiocrates, dont Lemercier de la Rivière, espèrent revenir aux affaires. Ce contexte s’exacerbe à l’époque des préparatifs des États généraux. Une étude précédente1 a montré que Lemercier de la Rivière développe dès les années cinquante les principes de sa réflexion politique. Les publications les plus significatives de ses recherches sont L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767) – une des œuvres phares de l’école des physiocrates réunie autour de François Quesnay –, les textes des années 1787-17892 et sa dernière œuvre, L’Heureuse nation ou Relations du gouvernement des Féliciens (1792) dans laquelle il présente ses principes dans un texte formellement utopique décrivant la société du peuple imaginaire des Féliciens. La littérature courante réduit généralement l’œuvre politique de Lemercier de la Rivière au concept qu’il a forgé en 17673 – le despotisme légal – qui n’est autre chose qu’un régime d’état de droit, puisqu’il s’agit d’assujettir tout le politique et tous les membres de la société, monarque compris, à l’empire de la loi4. Dans les œuvres des années quatre-vingt et quatre-vingt- dix, Lemercier de la Rivière s’efforce de proposer la trame d’une constitution écrite applicable au royaume de France.

2 Cet article présente les éléments les plus déterminants du dispositif politique que Lemercier de la Rivière finalise dans son projet constitutionnel. Celui-ci conserve les principes de base qu’il a formulés de longue date (sur les pouvoirs par exemple) et les fait coïncider avec des éléments nouveaux (la représentation) pour répondre aux

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attentes d’une période marquée par les préparatifs des États généraux puis par les premiers travaux de l’Assemblée nationale. Il affirme d’abord la nécessité de doter le royaume d’une constitution écrite puis s’efforce de déterminer une procédure législative propre selon lui à éloigner tout arbitraire du fonctionnement politique du royaume. Dans ce travail il maintient des institutions d’Ancien Régime (la grève parlementaire), retrouve des principes monarchiques tombés en désuétude (les sessions parlementaires régulières et fréquentes), conserve des propositions des premiers temps physiocratiques (les conseils auliques5), en affine d’autres (la magistrature) et innove (le contrôle constitutionnel). Nous verrons notamment ainsi qu’il produit une constitution d’orientation physiocratique, au travers de propositions constitutionnelles développées, et il espère leur mise en place, dont les fondements tiennent aux conceptions avancées de longue date par les physiocrates : un droit naturel lié à l’économique, une distribution spécifique des pouvoirs ou encore la volonté constante d’établir un contrôle constitutionnel.

La constitution et le processus législatif

3 Les textes tardifs de Lemercier de la Rivière ont souvent été interprétés comme une renonciation au despotisme légal et au rétablissement complet du droit des États généraux6. Nous verrons que cela est fort éloigné des intentions de l’auteur, même si, de L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques à L’Heureuse nation, ses conceptions et principes politiques évoluent sensiblement. Mais il s’agit plus d’assouplissements et d’aménagements que de ruptures. Avant de structurer la procédure législative, il affirme la nécessité d’écrire son cadre d’exercice (et propose de rédiger un véritable code constitutionnel) pour le figer. Le terme « constitution », récurrent à l’époque, évoque les principes, modes et organes spécifiques du gouvernement et non simplement l’idée des fondements légaux de l’État. En ce sens elle est, bien plus qu’une base, le résultat, l’émanation du fonctionnement gouvernemental et il cherche à inférer de la base socio-économique de la société et de ses manifestations physiques qui doivent être conformes à l’ordre naturel, la forme institutionnelle supérieure capable d’assurer la pérennité de cette base7.

4 Avant d’aborder la question constitutionnelle, il est nécessaire de fixer la conception physiocratique du droit naturel. C’est essentiellement la question du fondement du droit positif qui a suscité la réflexion sur l’existence d’un droit naturel (« jus naturale ») immuable qui s’opposerait à la variabilité du droit positif en fonction des sociétés et des époques. Platon, dans La République, démontre l’autonomie du droit – fondé sur un ordre parfait lié à une nature humaine immuable – par rapport au pouvoir. Les scolastiques, à l’époque médiévale, conservent l’opposition en associant l’homme à la loi divine. Au XVIIIe siècle le jusnaturalisme s’impose et Grotius affirme que la raison est normative et qu’elle dicte en l’homme le droit naturel qui est antérieur à tout pouvoir institué. Par la suite, le jusnaturalisme va se structurer à partir d’une distinction fondamentale entre un état de nature (dans lequel les hommes vivent isolément) et un état de société (où les hommes partagent une vie en commun). Dès lors, le droit naturel n’est plus qu’associé à l’individu tandis que la société – considérée comme un artifice découlant d’un hypothétique contrat social – est soumise au droit positif. La question principale qui s’impose alors est celle des rapports entre le droit naturel des individus et le pouvoir de l’État. Pour Hobbes, les hommes, à l’occasion du

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contrat social, transfèrent leurs droits naturels au souverain tandis que pour Locke, qui met en avant la sociabilité naturelle des hommes, le droit positif est le seul moyen de garantir le droit naturel. Les physiocrates vont développer une approche physique du droit naturel et Quesnay le définit comme « le droit que l’homme a aux choses propres à sa jouissance »8 : le droit naturel devient un fondement de la réflexion économique qu’il développe avec ses condisciples. Parmi ceux-ci Lemercier de la Rivière affirme que l’homme est d’emblée un être social et qu’il n’est nul besoin de la parabole d’un quelconque état de nature pour étudier les fondements du droit positif9 : celui-ci doit tout entier être dédié à la recherche du produit net le plus élevé – c’est-à-dire l’abondance des denrées permettant la multiplication des hommes – qui est l’intérêt commun que tous les membres de la société, monarque compris, partagent. Ce faisant, le politique dépasse la simple problématique de la paix pour la conservation de l’espèce : abondance et multiplication ; ce sont les progrès de la société qui sont invoqués. L’ordre naturel n’est alors pas séparable de la société qu’il organise et dont il impose les structures. Cette immanence de l’ordre naturel réunit les problématiques (la paix, les progrès, etc.) et leurs approches (par le politique, l’économique, etc.). Cet ordre, avec son droit naturel, doit s’imposer despotiquement : c’est ce que Lemercier de la Rivière synthétise avec le concept de despotisme légal10.

5 Dès 1775, Lemercier de la Rivière11 évoque la nécessité d’établir une constitution : « ce n’est pas cependant qu’une société ne puisse confier à un petit nombre, et même à un seul homme, le pouvoir législatif : mais encore faut-il qu’elle ait des loix fondamentales et invariables, auxquelles par conséquent ce Législateur ne puisse absolument déroger »12. Cette volonté répond à un programme de recherche ouvert par Quesnay. L’ordre naturel correspond à une constitution naturelle non écrite et la rédiger est évidemment un exercice difficile : sa rédaction doit absolument être fidèle à cette constitution naturelle. Les « maximes » de Quesnay constituent la trame conceptuelle d’une telle constitution et il s’agit de la traduire dans le droit positif. Ce point est une des causes majeures des difficultés de la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme le suggère Turgot : « la cause du mal, sire, vient de ce que votre nation n’a point de constitution »13.

6 À la fin des années quatre-vingt, et à l’exemple des États-Unis, Lemercier de la Rivière prend acte de la nécessité de rédiger un texte constitutionnel. Il en formule les principes en 1788 (Les Vœux d’un François) et rédige un canevas constitutionnel en 1789 (Essais sur les maximes). Il lui a été reproché de ne voir dans la Constitution que la forme de gouvernement et de ne reconnaître comme « constitution régulière » que la royauté héréditaire et absolue14. Il est cependant explicite et entend qu’une constitution devienne « régulière » par « l’établissement de toutes les grandes polices, de toutes les institutions qui doivent nécessairement se réunir pour remplir cet objet [le maintien du droit de propriété, c’est-à-dire, de la loi fondamentale entre toute] : voilà le principe d’après lequel vous pouvez vous même la combiner »15. Les lois constitutionnelles sont intangibles et le monarque lui-même ne peut les modifier : il ne peut, et ne doit que s’y soumettre. Il faut les recueillir dans un « petit code national » qui « puisse être dans les mains de tout le monde ». Lemercier de la Rivière réclame donc la codification des lois constitutionnelles et attend qu’elles « ne puissent jamais être contrariées par celle de l’administration » car il substitue une dichotomie droit constitutionnel/droit d’administration à l’ancienne distinction droit naturel/droit positif. Il formule alors le

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principe d’un contrôle de constitutionalité tout à fait inédit, et « cette branche de la constitution monarchique, est ce qui fait la sûreté de cette constitution »16.

7 À cette époque, Lemercier de la Rivière tente ainsi de contribuer aux débats institutionnels ouverts avec la crise de l’Ancien Régime et facilités par l’émergence d’une opinion, à nouveau peut-être, favorable aux positions physiocratiques. Cependant, à défaut de parvenir à devenir un véritable acteur des événements en cours, il conçoit, dans son cabinet de travail, une structure constitutionnelle possible pour le politique français des jours à venir, et la publie à plusieurs reprises, guidé probablement par l’espoir d’être rappelé aux affaires. Dans ces années, Lemercier de la Rivière commence à indiquer la structure constitutionnelle, essentiellement législative, qu’il préconise et la lecture des articles des Vœux d’un françois et des Essais sur les maximes permet de dégager la trame générale du processus législatif qu’il propose 17 (voir le document annexe). Ces diverses dispositions du texte constitutionnel (dont leur auteur minimise la portée en observant qu’il ne s’agit que d’un « canevas ») montrent que l’essentiel du législatif reste dans les mains du monarque et qu’il n’a guère renoncé aux idées de 1767 sur la réunion du législatif et de l’exécutif dans les mêmes mains18. Cependant, de nombreuses incohérences ou zones d’ombres persistent, laissant son programme politique inachevé.

8 Lemercier de la Rivière propose globalement un schéma de la normativité des textes juridiques, avec pour norme fondamentale le droit naturel. Il hiérarchise les règles du droit positif en s’appuyant sur les fonctions politiques. Il dissocie constitution, administration et législation. La première « établit ce qui détermine la nature et la forme du gouvernement, fixe la condition civile du chef et des membres de la nation » pour former « ce tout indivisible, ce corps politique auquel est donné le nom de monarchie »19. Il donne là tout d’abord une définition tout à fait moderne de la constitution pour finir par la restreindre au seul régime qu’il souhaite régénérer : la monarchie. La seconde, l’administration, est « la surveillance et la direction de toutes les choses dont la jouissance ou l’utilité sont destinées au corps entier, à tous ses membres sans distinction ». C’est dans le cadre administratif qu’il indique les rôles politiques du souverain et de la Nation : les « choses » sont « des espèces de propriétés communes » puisqu’elles doivent être indépendantes de toute volonté particulière ; ainsi elles relèvent du « souverain » comme « représentant de cette volonté commune » toutes les fois où la Nation n’est pas réunie « à son chef ». Lemercier de la Rivière précise enfin la distinction entre la fonction législative, strictement réservée au monarque, et la fonction administrative par laquelle le monarque délègue pour « faire exécuter les volontés du Roy », c’est-à-dire la loi. Il plaide également très tôt20 en faveur d’une relative déconcentration en demandant de s’en remettre à l’administration pour exercer l’autorité du roi, toutes les fois où cela est possible, de manière à associer les administrés à la gestion des affaires les concernant.

9 De la distinction entre administration et constitution naissent deux sortes de lois : les lois variables d’administration et les lois immuables de la constitution (ou lois fondamentales). Les premières sont assujetties à la conjoncture, ce qui les rend changeantes. Lemercier de la Rivière adapte sa conception du droit positif comme simple transcription du droit naturel, quoique « l’administration ne doit être que le développement et l’application des loix de la constitution ». Cela implique une activité législative permanente. Mais ici la puissance législative « ne peut résider que dans le monarque personnellement, puisqu’en cette qualité il est seul et unique

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administrateur, seul et unique dépositaire de l’autorité suprême instituée pour assurer constamment l’observation des loix ». Cela tempère éminemment le rôle des assemblées qu’il réclame par ailleurs21 : le souverain est in fine l’ultime législateur, voire l'unique. Que l’assemblée soit réunie ou non cela ne change rien à l’affaire : le rôle de l’assemblée, bien plus que tempéré, est neutralisé. La nécessité de l’assemblée n’est que théorique, puisque l’intérêt du souverain est indissolublement lié à celui de la Nation22. Cependant, l’usage est que « la loi n’oblige que publiée » : les cours de justice souveraines enregistrent les actes du roi, éventuellement après des remontrances préalables voire itératives. Cette procédure associe de fait les au pouvoir législatif à travers l’exercice d’un contre-pouvoir mais les travaux de Lemercier de la Rivière ne prennent que peu en compte cette idée de navette législative. Les secondes – les lois fondamentales – sont les règles juridiques supérieures (et inviolables) de la monarchie : « une loi fondamentale est une loi sans laquelle il ne peut exister une véritable société ; elle est une loi de laquelle doivent dériver toutes les autres lois »23. Elles sont aussi nommées « lois du royaume » depuis le XVe siècle mais leurs racines sont bien plus anciennes. Intrinsèquement liées à la couronne, elles sont supérieures au roi même : elles protègent les sujets de l’arbitraire et le roi contre lui-même. Lemercier de la Rivière réaffirme ainsi le principe de l’inaliénabilité du domaine royal : les aliénations ne peuvent être qu’issues du « consentement de la nation » et « irrévocables et sans retour »24. Il mentionne également quelques autres « loix fondamentales et constitutionnelles » : la succession au trône ; l’indivisibilité de la souveraineté25 ; la périodicité des assemblées ; l’indivisibilité de la couronne ; le contrôle de la constitutionalité des lois d’administration et la propriété26. Les lois fondamentales doivent définir et organiser le fonctionnement des institutions27.

10 Lemercier de la Rivière concède sur la forme mais guère sur le fond. Le gouvernement reste monarchique, le roi est unique (Essais sur les maximes, Titre I, Article II) et doit être honoré « comme une divinité tutélaire » (Tit. I, Art. III). Enfin, la monarchie est héréditaire (Tit. VI, Art. VI). Le souverain détient l’intégralité du pouvoir exécutif (Tit. VI, Art. I) et une partie du législatif car il légifère directement en matière de lois d’administration (Tit. VI, Art. II)28. Il supplée « les lois dans tous les cas sur lesquels il est impossible de statuer », il nomme par exemple aux emplois publics (Tit. I, Art. II) et détient un pouvoir de sanction sur les lois délibérées par la Nation (Tit. IV, Art. III)29.

11 La part du pouvoir législatif ne relevant pas du monarque (hormis dans sa prérogative de sanction) est fort restreinte. Deux limites apparaissent, la première est quantitative et la seconde relève du fonctionnement des institutions. Premièrement, les lois « délibérées » et « sanctionnées » par le monarque ne peuvent être abrogées (Tit. IV, Art. III), dès lors, seuls des textes nouveaux (les « autres lois ») visant à « assurer l’exécution de ces mêmes lois [les lois existantes] par les développements et les applications de leurs conséquences »30 peuvent être envisagés. Il existe une seconde restriction : les assemblées ordinaires de représentants se tiennent à « époques fixes et périodiques, déterminées par une loi générale » ; le terme est ambigu et on peut supposer qu’une loi « générale » n’est qu’une loi relative au fonctionnement de l’administration et donc du ressort du souverain. Quant aux assemblées extraordinaires, leur tenue est décidée par délibération de la Nation (en assemblée ordinaire ?) ou sur convocation du monarque31. Ainsi, les réunions des représentants sont la prérogative quasi-exclusive du monarque, puisque les inter-sessions sont plus longues que les sessions elles-mêmes.

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12 La procédure législative que Lemercier de la Rivière propose et que nous venons de schématiser appelle encore quatre précisions. Premièrement, nous l’avons indiqué, il distingue les lois de la constitution et celles de l’administration (Tit. IV, Art. IV). Mais il existe dans les Essais sur les maximes un plus grand nombre de types de textes : aux textes délibérés constitutifs et aux textes d’administrations, s’ajoutent des « autres lois » et des « ordres particuliers du monarque » (Tit. IV, Art. V et Tit. VI, Art. V). Les derniers, contrairement aux premières, sont « affranchis de toute forme » et « faute d’avoir un caractère légal, portent nécessairement celui de l’arbitraire »32. Deuxièmement, les lois délibérées et « sanctionnées » par le roi sont les « lois constitutives » ou « fondamentales », ou « nationales » ou encore, « lois du royaume » ((Tit. II, Art. II, Tit. IV, Art. III et Tit. VI, Art. II) ; ces lois relèvent de « la volonté commune de la nation » et de la sanction du souverain qui leur donne force de loi (Tit. IV, Art. II et III). Elles ne peuvent être abrogées. Le vote de l’impôt ne donne pas lieu à une procédure particulière, mais maintient l’esprit des institutions de l’Ancien Régime, puisqu’il relève obligatoirement des « États généraux » (Tit. X, Art. II). Troisièmement, le monarque intervient pour « donner la sanction qui leur [les lois délibérées] donne force de loi » (Tit. IV, Art. II). Le monarque conserve alors la prérogative du législatif jusqu’à son ultime phase. Enfin, le monarque intervient également comme « puissance législative représentative de la nation » (Tit. V, Art. II) et à ce titre il assure « l’exécution de ces mêmes lois [les lois constitutives] par les développements et les applications de leurs conséquences (Tit. IV, Art. III). Le monarque est alors véritablement législateur et se rapproche de la conception de la réunion des pouvoirs, conçue dans L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, mais c’est une réunion sous contrôle du Corps national jouant le rôle d’une contre-force.

13 Ces précisions ne permettent cependant pas de lever toutes les incertitudes. Le schéma législatif de Lemercier de la Rivière révèle également des imprécisions voire des incohérences. Nous en dénombrons quatre principales : deux sur le fond et deux d’ordre terminologique. La première tient à un point de procédure. Dans les Essais sur les maximes Lemercier de la Rivière n’envisage pas la question de la seconde lecture des textes rejetés ou pour le moins le devenir de textes qui resteraient sans « sanction » royale, sans « promulgation » par le Corps national ou encore invalidés par le contrôle opéré par ce Corps national. Par contre, un an plus tôt (dans les Vœux d’un françois33), le cas est envisagé. S’il s’agit d’un texte constitutionnel, le rejet est définitif. Dans le cas d’un texte d’administration, l’enregistrement est opéré et le texte fait l’objet d’une « exécution provisoire en attendant qu’une Assemblée nationale puisse faire connoître le vœu général de la Nation ». Cela ne suffit cependant pas à lever l’incertitude. D’une part, rien n’est précisé sur le maintien ou non de la « sanction » royale à l’issue de cette nouvelle délibération. D’autre part, le monarque considéré comme « puissance législative représentative de la nation »34 peut-il faire l’économie d’une véritable délibération par les États généraux ? Cette hypothèse n’est guère cohérente avec le fonctionnement législatif indiqué par Lemercier de la Rivière et ne doit sans doute pas être retenue. La question de la deuxième lecture trouve d’autres éléments de réponse chez les Féliciens : le prince dispose d’un droit de « veto » mais est « alors tenu de convoquer l’Assemblée Nationale, pour lui déférer les décrets auxquels il s’est opposé, et la mettre en état de se prononcer elle-même sur le sort qu’ils doivent avoir ». Mais l’avancée reste partielle, Lemercier de la Rivière n’indique rien sur l’éventuelle « sanction » que le prince pourrait exercer sur les nouveaux textes puisque la procédure en première lecture en prévoit une35. La seconde imprécision est également

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une question de fond. Le roi donne le caractère exécutif aux lois délibérées mais elles font tout de même l’objet d’une promulgation par le Corps national. La troisième est terminologique : le juriste Lemercier de la Rivière est particulièrement imprécis lorsqu’il examine des « lois », délibérées ou non, alors qu’il ne s’agit que de textes non encore promulgués ; une seule fois, il utilise l’expression « lois projetées » (Tit. V, Art. III), sans doute s’agit-il des « avis motivés » portés par les assemblées. La dernière imprécision est à nouveau terminologique. La notion de « lois générales » est loin d’être claire, le vocabulaire n’est pas nécessairement stabilisé. Lorsque Lemercier de la Rivière évoque une « loi générale » pour fixer la convocation préétablie et périodique des assemblées, il est possible d’y voir une « loi constitutionnelle » (les époques sont « fixes » et donc figées) et, dans ce cas, on peut assimiler une loi « générale » à un texte constitutionnel générique.

14 Ajoutons, pour terminer cet examen de la procédure législative qu’en Félicie le monarque, qui ne détient pas directement le législatif, peut agir par ordonnances36. En dépit des imprécisions terminologiques précédentes, la modernité37 des conceptions de Lemercier de la Rivière approche notre droit constitutionnel actuel : les « lois fondamentales » (notre Constitution) ; les « autres lois » (nos lois organiques), les « lois d’administrations » (nos règlements), les « avis motivés » et « lois projetées » (nos propositions et projets de lois). Ces textes du droit positif constituent la matière sur laquelle travaille la magistrature que Lemercier de la Rivière missionne pour veiller à la conformité de ce droit, sa norme fondamentale : le droit naturel.

La magistrature et le contrôle de constitutionnalité

15 À côté du couple législatif/exécutif, Lemercier de la Rivière énonce résolument l’indépendance du judiciaire. Parmi les physiocrates, il est, avec Du Pont de Nemours, un des rares à s’être véritablement préoccupé de donner au pouvoir judiciaire des compétences politiques et constitutionnelles38. En fait ces compétences sont déjà en place dans les institutions parlementaires de l’Ancien Régime, mais celles-ci présentent de nombreux dysfonctionnements auxquels il tente de remédier et c’est dans ses réflexions sur la magistrature qu’il énonce les principes essentiels sur lesquels il va fonder le contrôle constitutionnel, et au-delà des remèdes, inventer pour prévenir.

16 « Le droit de dicter des loix ne peut exister sans le pouvoir physique de les faire observer »39, par conséquent dicter les lois positives relève de la seule compétence du souverain qui réunit le législatif et l’exécutif. À côté de ce principe récurrent de sa pensée politique Lemercier de la Rivière a toujours réclamé l’indépendance du judiciaire40. Dans L’Heureuse nation, il ne raisonne plus sur trois mais sur quatre pouvoirs (le législatif, le judiciaire, l’administratif et l’exécutif) et réaffirme « l’impossibilité physique et morale » que les membres du corps politique « exercent tous ensemble et en même temps, aucun de ces quatre pouvoirs ». Il manifeste également une volonté de délimiter strictement ces pouvoirs pour éviter leur confusion et leurs contradictions41, c’est une manière de se rapprocher de la thèse de la distribution des pouvoirs développée par Montesquieu42. Lemercier de la Rivière s’en remet à la magistrature pour assurer la fonction de garde-fous à l’égard des fondamentaux physiocratiques : « un corps de citoyens institués pour être […] dépositaires et gardiens de l’évidence même ; qui en cette qualité sont chargés de veiller sans cesse autour de l’autorité législative »43. Cette autorité doit servir de filtre

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entre le souverain et les hommes « ignorants ou mal intentionnés », d’ultime rempart de l’évidence et de garantie en dernier ressort de la « soumission générale » au droit positif, expression du droit naturel. Le pouvoir judiciaire est nécessairement indépendant du souverain ; dans le cas contraire le monarque « jugeroit enfin seul ; et par cette raison s’imposeroit l’obligation rigoureuse de ne jamais se tromper bien reconnue pour être au-dessus des forces de l’humanité »44. Sur ce point, Mably objecte que si le despote peut être sujet à l’erreur et pas les magistrats, alors pourquoi ne pas placer « la puissance législative dans ce corps infaillible »45 ? Mais, lorsque Mably suggère de remplacer le monarque par un collectif de magistrats, il demande finalement ce contre quoi s’élève Lemercier de la Rivière : la réunion du législatif et du judiciaire. Sur l’identification de la phase dans laquelle la magistrature doit effectuer son contrôle, suivons provisoirement (en l’état de la pensée de Lemercier de la Rivière en 1767) Einaudi pour qui le contrôle doit être le plus en amont possible, dès la consultation des magistrats au cours de l’élaboration d’un texte législatif46. Einaudi surévalue le rôle du contrôle des magistrats sur le despote physiocratique en l’assimilant à la pratique parlementaire des remontrances de cette époque. La surveillance exercée par la magistrature revient de fait à exercer un droit de retrait qui peut faire office d’un droit d’alerte à l’égard du souverain. Cela peut effectivement être rapproché des réponses parlementaires en forme de « suspensions » ou de « grève », fréquentes au XVIIIe siècle, qui conduisent simplement les parlementaires à un refus de siéger. Cette possibilité de s’opposer à des lois « injustes », est parfois également rapprochée47 de la pratique parlementaire des « droits d’enregistrement » ou « des droits de remontrance » ; ce n’est pas de cela dont il s’agit dans le système de Lemercier de la Rivière : de tels droits supposeraient pour le souverain la possibilité de recourir aux lettres de jussion ou aux lits de justice, et conduiraient le souverain à imposer une loi injuste48. Lemercier de la Rivière n’envisage donc qu’une procédure tenant de la résistance passive : la loi injuste n’est pas appliquée et cette situation doit simplement alerter le souverain et l’amener à rechercher les meilleures lois positives. Ce point est fondamental car il permet dans cette conception de conserver une stricte séparation du législatif et du judiciaire tout en prévoyant une procédure de sauvegarde à l’encontre des lois positives non conformes aux lois naturelles. On ne peut donc y voir un « partage de fait de la puissance législative »49, bien au contraire, la procédure indiquée par Lemercier de la Rivière donne toute sa portée au terme de « bouclier » qu’il emploie à l’égard de la magistrature qui est pour lui, nous l’avons indiqué, dépositaire et gardienne de la connaissance de l’ordre naturel et missionnée pour veiller constamment autour de l’autorité législative50. L’argumentation serait différente si les magistrats avaient la capacité d’annuler une loi. En effet, édicter une loi ou annuler une loi sont deux opérations permettant d’établir une norme générale. Dans les deux cas, il s’agit d’une action législative. Dans les propositions de Lemercier de la Rivière, les magistrats ne peuvent annuler une loi, ils ne peuvent que s’abstenir d’appuyer leurs décisions sur un texte qu’ils réprouvent : ainsi, ils ne légifèrent pas en faisant le choix de rester « muets »51. Ce n’est donc pas le despote lui-même qu’ils infléchissent (pour le remettre sur la voie de l’ordre naturel), ils se contentent d’entraver l’exercice de son arbitraire.

17 Le partage de l’exécutif n’est guère plus envisageable : « si plusieurs administrateurs aperçoivent de grands avantages personnels dans quelques préjudices faits ou à faire à la nation, je demande qui est-ce qui pourra l’empêcher d’être sacrifiée ? »52. À cette époque Lemercier de la Rivière admet qu’un partage de l’exécutif peut parfois être

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efficace mais cela ne peut être que temporaire et ne tient qu’aux qualités morales des responsables et non au système qui a permis un tel gouvernement collégial. Il n’envisage cette situation (transitoire) qu’à la condition qu’un corps de magistrats indépendants puisse contrôler l’exécutif53. Cela souligne toute la nécessité pour lui d’assujettir le monarque à la loi et d’instaurer les procédures de contrôle indispensables. Ainsi, l’assurance d’une véritable justice ne peut résider que dans l’indépendance de la magistrature. Le droit positif doit d’abord respecter, dans sa propre préparation et sa formulation, une procédure particulière, et le législateur ne peut être magistrat. Il doit exister un pouvoir pour vérifier la conformité des nouvelles lois avec les anciennes et, sans hésiter, Lemercier de la Rivière le confie à la magistrature chargée d’indiquer le véritable sens des lois pour assurer le lien entre gouvernants et gouvernés54. Comme l’observe Einaudi les magistrats doivent donc connaître les principes de la loi naturelle et les fondements rationnels des lois positives qui doivent être exécutées55, là même où Lemercier de la Rivière dissocie la « lettre » et la « raison » de la loi56, ce qui lui permet d’examiner les deux fonctions principales des magistrats car, au-delà de ces débats, la magistrature est effectivement investie de deux missions principales57 : rendre la justice ; garder les lois positives. « Le dépôt et la garde des loix est en fait une fonction partagée par le souverain éclairé, la nation éclairée et les magistrats éclairés » ; la magistrature comme dépositaire et gardienne des lois (naturelles et positives) constitue de fait une contre-force évidente au monarque. Ce faisant la disposition rejoint la volonté chez Montesquieu d’ériger le « dépôt » des lois comme contre-force58. Cette dualité est clairement exposée par Du Pont de Nemours dès 176859 mais n’est traitée que tardivement par Lemercier de la Rivière. Gojosso 60 suppose que l’idée formulée par le premier est « implicite » pour le second. En fait, ce dernier laisse, dans les années soixante, la question en suspens et n’y revient que dans les années quatre-vingt. Du Pont de Nemours développe cet aspect et rapporte des propos qu’il attribue à Quesnay : « les hommes ni leurs gouvernements ne les [les lois] font point et ne peuvent point les faire. Ils les reconnaissent comme conformes à la raison suprême qui gouverne l’univers ; ils les déclarent ; ils les portent au milieu de la société ; ils les présentent à l’obéissance des gens de bien, à la conscience même du méchant. – C’est pour cela qu’on dit PORTEUR de loi, législateur, et recueil des lois PORTÉES, légisLATION et qu’on n’a jamais osé dire FAISEUR de loi, légisFACTEUR, ni légisFACTION »61.

18 Lemercier de la Rivière est bien plus prudent : « le terme de faire des loix est une façon de parler fort impropre, […] on ne doit point entendre par cette expression, le droit et le pouvoir d’imaginer, d’inventer et d’instituer des loix positives qui ne soit pas déjà faites, c’est-à-dire, qui ne soit pas des conséquences nécessaires de celles qui constituent l’ordre naturel et essentiel de la société »62.

19 Quesnay, à la même époque, expose la même idée : « les lois positives justes ne sont donc que des déductions exactes ou de simples commentaires de ces loix primitives [les lois naturelles] qui peuvent seules suffire aux hommes justes et éclairés ». Dire que toute loi doit être conforme à l’ordre naturel et dans le même temps que tout l’ordre est contenu et émane du droit de propriété, c’est poser ce dernier comme critère ultime63 pour jauger la recevabilité d’une loi : une loi est bonne ou mauvaise selon qu’elle respecte ou porte atteinte au droit de propriété. Dans son analyse des textes de Lemercier de la Rivière et de Du Pont de Nemours, le contemporain Béardé de l’Abbaye ne s’y trompe pas : seul le second remet aux magistrats la fonction de « juger » les lois64. L’argumentation de Lemercier de la Rivière est la suivante. La nécessité des lois

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positives implique l’existence de magistrats possédant la science de l’évidence et se devant d’« éclairer » la Nation et, par suite, le souverain porteur de la souveraineté de cette Nation. Il n’en indique pas plus sur la question d’un éventuel contrôle de la magistrature sur le monarque (dont l’idée n’est que suggérée à l’époque de L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques). La démonstration repose sur une distinction initiale : d’une part la « lettre » de la loi comme disposition textuelle et positive de la loi et, d’autre part, la « raison » de la loi comme motif à l’origine de sa rédaction ; la première est du ressort du législatif c’est-à-dire du souverain, et la seconde des magistrats65. Les magistrats s’identifient aux lois naturelles, c’est-à-dire qu’ils se pénètrent de leur nature et que ces lois prennent corps en eux qui en deviennent « la bouche »66. Cependant, « le premier, le vrai dépositaire et gardien général des loix, c’est la Nation elle-même à la tête de laquelle est le Souverain » ; car le souverain est détenteur de la force physique qui permet d’assurer la sûreté au dépôt des lois naturelles. Les magistrats, dans leurs fonctions de juges, sont « caution » de l’évidence envers le souverain et la Nation. Par l’évidence, ils sont dépositaires des lois positives et également des lois naturelles et, par suite, sont gardiens des lois naturelles constituant « la raison primitive » des lois positives et ils doivent la porter à la connaissance du souverain toutes les fois où son opinion s’est égarée, c’est-à-dire éloignée de l’ordre naturel. Ainsi « la loi juge, et le Magistrat prononce : le jugement sur le fond est l’ouvrage de la loi ; et les procédés qui conduisent au jugement sont l’ouvrage du Magistrat ». Le recours auprès du souverain n’est alors possible que sur les questions de procédure et ce recours ne peut conduire qu’à l’annulation d’un jugement et au renvoi d’une affaire devant d’autres magistrats67. À la marge, donc, le souverain détient une fonction de cassation en cas de manquement dans le travail judiciaire des magistrats68. Cette procédure en cassation n’est cependant pas novatrice, à l’époque le pourvoi en Conseil du roi est un recours possible. Lemercier de la Rivière ne fait donc que reprendre une institution en place. Par contre, face à des lois « évidemment injustes » émises par le souverain, les magistrats ne peuvent que cesser d’être les organes des lois : rendre « muettes » les lois injustes69. En définitive, le souverain est l’ultime dépositaire des lois positives mais les magistrats en sont l’ultime caution.

20 En 1767, Lemercier de la Rivière n’éclaire pas plus cette question du contrôle de la magistrature sur le législatif. Ce n’est qu’en 1789 qu’un « corps national » de magistrats est chargé d’enregistrer et de promulguer les lois nouvelles mais n’exerce un contrôle de conformité à l’ordre que sur une partie d’entre-elles. L’essentiel est cependant intangible jusqu’en 1792, les magistrats sont « des loix vivantes ». Lemercier de la Rivière en souligne la nécessaire indépendance70. Il développe enfin sa pensée sur la magistrature « supérieure » et institue un contrôle constitutionnel.

21 Une recherche récente71 s’intéresse à la volonté de Lemercier de la Rivière d’instituer un contrôle juridictionnel des règles de droit positif. Son auteur, Mergey, identifie, dans ce dispositif, un triple contrôle : de constitutionnalité, d’opportunité et de légalité. Le premier, le contrôle de constitutionnalité, vérifie la cohérence des lois avec la norme juridique supérieure que constituent les lois constitutionnelles. Le second, le contrôle d’opportunité, vérifie l’adaptation des actes d’administration aux circonstances dans lesquelles ils sont intervenus. L’opportunité est liée à deux éléments matériels : l’adéquation de la finalité poursuivie par un acte d’administration avec les circonstances et l’adéquation des moyens aux buts poursuivis. Le contrôle d’opportunité porte donc sur l’adaptation de la décision d’administration aux

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circonstances tandis que l’évaluation de la pertinence des choix d’objectifs relève du contrôle politique. Ainsi, la vérification en « opportunité » apprécie le niveau de respect de l’intérêt commun dans les actes d’administration et ce rapport d’adaptation peut être différencié du rapport de conformité au droit (i. e. de légalité) mais les deux sont liés puisque la bonne administration appelle à l’insertion de l’opportunité dans le contrôle de légalité. Ce dernier constitue le troisième dispositif de contrôle chargé d’analyser la cohérence des règlements avec la loi. Pour Mergey les trois dispositifs sont exécutés par le même organe de la magistrature, nous verrons qu’en fait il s’agit d’une fonction partagée, en raison de la nature des textes législatifs entre trois entités : les États généraux, le monarque et le Corps national gardien des lois. Par ailleurs Mergey72 identifie le contrôle de constitutionnalité et celui d’opportunité dans les travaux de Lemercier de la Rivière de 1788 mais exclusivement un contrôle de légalité dans ceux de 1789. Selon lui, à cette dernière date, la constitutionnalité des lois « nationales » n’est plus vérifiée ; en fait, à ce moment de la réflexion de Lemercier de la Rivière, ce type de textes ne fait pas l’objet d’une vérification par le Corps national parce qu’ils sont préalablement délibérés par les États généraux. Dans l’architecture législative globale que Lemercier de la Rivière ébauche, le contrôle de constitutionnalité et de légalité des textes législatifs « délibérés » par les États généraux est du ressort des États généraux et/ou du monarque. Pour les textes « non délibérés », ce double contrôle relève du monarque et du Corps national gardien des lois, mais dans ce cas un texte non-conforme peut recevoir une exécution provisoire en attendant son examen par les États généraux. Globalement, Lemercier de la Rivière ne prend pas la peine de distinguer loi et règlement parce que, nous l’avons montré, c’est l’ensemble du droit positif qui doit être conforme à la norme supérieure que constitue le droit naturel. Dès lors, tous les textes du corpus législatif doivent être conformes au droit naturel (qui énonce les lois fondamentales) et aux textes positifs73 qui ne font qu’en expliciter la lettre. Lorsqu’il envisage, rarement, les règlements à proprement parler Lemercier de la Rivière prévoit explicitement un contrôle de légalité74. Contrairement à ce qu’affirme Mergey75, en 1789 le contrôle de constitutionnalité reste un fondement de la vérification de la production législative dans les conceptions de Lemercier de la Rivière ; ce qu’il rappelle dans ses Essais sur les maximes (Tit. V, Art. III) et ce contrôle reste simultanément un contrôle de légalité. Notons encore qu’en 1788-89, Lemercier de la Rivière introduit implicitement l’idée d’un contrôle d’opportunité dans le travail du Corps national gardien des lois puisqu’il indique la nécessité de vérifier « l’adoption des moyens » nécessaire à l’accomplissement des « vues » du monarque ou encore à la considération de « l’intérêt général » qui doit présider à l’adoption d’une loi76.

Une œuvre inachevée

22 Ce contrôle enrichit la construction politique de Lemercier de la Rivière commencée dans les années soixante. Si le dispositif reste entaché d’imprécisions, il n’en constitue pas moins un apport tout à fait novateur dans l’approche du législatif et par sa volonté de rationaliser le fonctionnement des institutions77. La structure législative que nous avons mise en évidence montre que le contrôle de constitutionnalité ne se révèle dans toute sa richesse que par apports et enrichissements successifs dans l’ensemble de son œuvre. Notre synthèse du processus législatif qu’il indique appelle quatre précisions

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importantes relatives à la validation législative, à la validation royale (sanction), aux textes non-contrôlés et au cas particulier des textes constitutionnels.

23 Premièrement, Lemercier de la Rivière institue une double validation législative. Un Corps national de « dépositaires et gardiens des lois » composé de hauts magistrats reçoit toutes les « lois » avant leur promulgation mais n’exerce son contrôle de conformité avec les « lois nationales » antérieures que sur les textes non délibérés (Essais sur les maximes, Tit. V, Art. II, III et IV). Il ne s’agit pas ici de respecter le travail des représentants de la Nation (puisque les lois sont « sanctionnées » par le contrôle royal) ni même celui du roi (puisque les textes non délibérés du monarque sont contrôlés par le Corps national). Cela semble indiquer une volonté de limiter la procédure à deux contrôles : États généraux + monarque pour les textes délibérés ; monarque + Corps national pour les textes non délibérés. Dans tous les cas la promulgation est de la compétence du « Corps national » (Tit. V, Art. I) et ne peut intervenir qu’après un éventuel contrôle et après enregistrement (Tit. V, Art. II).

24 Deuxièmement, Lemercier de la Rivière met en place une validation royale des textes législatifs. L’étape de la « sanction » peut être comprise comme une opération de promulgation et l’on ne voit pas pourquoi le Corps national en prononcerait une seconde (Tit. V, Art. II). Il est encore possible de considérer la « sanction » royale comme un droit d’enregistrement. Si l’hypothèse, dans les propositions de Lemercier de la Rivière, de la sanction royale comme droit d’enregistrement est retenue, il s’agit alors d’un important transfert de compétence par rapport à la situation de l’Ancien Régime où le roi légiférait et les parlements enregistraient. Si par contre cet enregistrement n’est que formel, la promulgation par le Corps national devient plus consistante quoique sans procédure de contrôle. En fait le canevas constitutionnel de Lemercier de la Rivière prévoit bien un enregistrement par le « Corps national » (Tit. V, Art. II). Cependant, il ne parvient pas à donner une indication claire de l’opération constitutionnelle donnant force de loi à un texte. Au contraire, il multiplie les indications contradictoires en invoquant, tantôt l’enregistrement, tantôt la sanction (Tit. IV, Art. II), ou encore la promulgation (Tit. V, Art. I). Nous l’avons vu, il n’est pas parvenu non plus à dégager une distinction nette entre « loi » et « projet de loi », cela lui aurait permis de clarifier ses propositions. Ajoutons à cette question en suspens que Quesnay suggère dès les années cinquante le principe de la « sanction »78, acte par lequel, dans la constitution anglaise, le roi approuve un texte législatif proposé par le . En France, dès les premiers travaux de l’Assemblée nationale en 1789, les débats s’animent sur la question de la sanction royale. Elle prendra finalement la forme d’un veto suspensif. Dans ce dispositif, la sanction n’est pas la promulgation. La sanction notifie l’approbation royale du travail parlementaire. Dans le schéma de Lemercier de la Rivière, deux scénarios apparaissent. Dans le premier cas, le roi accorde sa « sanction » ; deux lectures sont alors possibles : par la sanction il y a partage de fait du législatif entre le monarque et l’assemblée ; le processus législatif ne peut aboutir que par la sanction royale, le législatif est donc tout entier dans la main du monarque (seul ce dernier point de vue concorde avec l’affirmation constante de Lemercier de la Rivière d’un législatif détenu sans partage par le monarque ; chez les Féliciens encore, le roi conserve son pouvoir de « sanction »). Dans le second cas, le monarque refuse la sanction ; il a alors, sans conteste, la maîtrise complète du législatif. Un autre manque dans l’architecture constitutionnelle de Lemercier de la Rivière est à souligner : à aucun

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moment n’est clairement envisagé le devenir de textes qui resteraient sans « sanction » royale79. Il ne mentionne qu’allusivement la sollicitation de la « nation »80.

25 Troisièmement, des textes réglementaires échappent à tout contrôle a priori. Les « ordres » du roi ne sont pas contrôlés avant leur application. Ils concernent les « détails d’administrations où il ne s’agira que de l’exécution des lois établies, et des objets qui ne peuvent être ni prévus, ni réglés d’avance par elles [« les formes légales » s’imposant aux autres textes] » (Tit. VI, Art. V). L’imprécision ici ouvre à l’arbitraire ; la seule contre-force invoquée ici est « la sagesse souveraine ». Une autre a été évoquée avec l’affirmation que face à un texte injuste, les magistrats peuvent rester muets.

26 Quatrièmement et plus fondamentalement : les lois « constitutives » ne peuvent être ni abrogées, ni modifiées (Tit. V, Art. III) ; elles sont « nécessairement immuables » sous peine de « dénaturer la monarchie » (Tit. IV, Art. IV), mais plus loin (Tit. XI, Art. II), Lemercier de la Rivière invoque les « lois du royaume qui ne peuvent être changées qu’avec le consentement de la nation ». Ce dernier point, en faisant abstraction de cette remarque, lui permet d’introduire un effet de cliquet législatif : « les lois délibérées par la nation et sanctionnées par son chef ne peuvent être ni abrogées, ni changées par le pouvoir législatif établi pour la représenter »81. Le droit constitutionnel devant être conforme à l’ordre naturel (« la nature des choses »82), dès lors qu’il est établi, devient immuable, à défaut le régime serait dénaturé83. Le droit nouveau ne peut servir qu’à approcher mieux la lettre de l’ordre naturel, toujours en conformité avec les lois existantes.

27 Le canevas constitutionnel de Lemercier de la Rivière n’est donc bien qu’une ébauche de texte constitutionnel. Son principal mérite est d’étudier la voie insuffisamment explorée en 1767 du droit positif. Il s’en dégage cependant une volonté de parachever la réforme politique de l’État en offrant une base de rédaction constitutionnelle de grande ampleur. Ce faisant, il est nécessaire de renoncer définitivement à l’image, dans les apports de Lemercier de la Rivière, d’un despotisme légal associé à une supposée souveraineté absolue du monarque84.

28 Einaudi85 considère que le contrôle de constitutionnalité est une question présente dans la pensée de Quesnay dès 1758 lorsqu’il propose d’adjoindre au souverain un conseil pour en prévenir les abus et l’arbitraire : c’est le « conseil aulique », mais Quesnay ne dit rien sur son fonctionnement interne et peu sur les remèdes à ses éventuelles erreurs86. En fait, le « flambeau de la raison »87 doit bien sûr éclairer les législateurs, ce sont les manquements dans l’étude des lois fondamentales qui conduisent à proposer des lois injustes ; il est donc « très avantageux » que les magistrats « étendent leurs connaissances sur les lois naturelles » et « n’admettent d’autre vérification que l’évidence »88. Einaudi s’appuie ensuite sur un texte incertain, nous l’avons noté, quant à son auteur : « les lois sont irrévocables, elles tiennent à l’essence des hommes et des choses ; elles sont l’expression de la volonté de Dieu ; et plus on y réfléchit, plus on les révère. Les ordonnances sont l’ouvrage des hommes. Elles ont pour objet l’exécution des lois. La soumission provisoire leur est due pour le maintien de l’ordre. Mais il est dans leur nature de demeurer sujettes à l’examen, et d’être révocables quand il devient évident qu’elles ne sont pas d’accord avec les lois »89.

29 Pour Einaudi ces mots de Quesnay sont les éléments fondamentaux90 de la doctrine du contrôle que développeront les successeurs de Quesnay. Reste qu’Einaudi met en évidence l’apparition ancienne du contrôle constitutionnel dans la pensée

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physiocratique. Mais c’est à l’œuvre de Lemercier de la Rivière qu’il appartient de lui donner consistance.

30 Le contrôle de constitutionnalité de Lemercier de la Rivière inaugure les travaux sur le principe de la pyramide des normes par lequel les sources du droit sont ordonnancées suivant une conception en vertu de laquelle une norme inférieure n’est valide qu’en l’absence de contradiction avec une norme qui lui est supérieure. Une institution spécifique est chargée du contrôle et, en cas de non respect de ce principe, une procédure de correction ou d’annulation de la norme invalide est enclenchée. Au sommet de la pyramide, Lemercier de la Rivière place une hypothétique norme fondamentale pour laquelle la possibilité de contrôle est impossible : une fiction juridique indépassable constituée par le droit naturel. Cette perspective de contrôle de conformité dans la hiérarchie des textes est en accord avec la problématique soulevée par Bodin (y compris pour la soumission du monarque aux lois) : « les contracts et testaments des particuliers, ne peuvent deroger aux ordonnances des magistrats, ny les edicts des magistrats aux coustumes, ny les coustumes aux loix generale d’un prince souverain : aussi les loix des princes souverains ne peuvent alterer, ny changer les loix de Dieu et de nature. […] Si le Prince est obligé aux loix de nature, et que les loix civiles soyent equitables et raisonnables, il s’ensuit bié que les princes sont aussi tenus aux loix civiles »91.

31 Les textes tardifs de Lemercier de la Rivière apportent cependant une « innovation capitale »92 car ils rendent contraignante la hiérarchie normative des textes légaux. Un tel contrôle est notamment repris par Sieyès en 1795. Le canevas constitutionnel de 1789 préserve l’essentiel du corpus politique physiocratique et il n’y a pas globalement de renoncement au despotisme légal. Au contraire l’architecture constitutionnelle proposée par Lemercier de la Rivière traduit sa persistante volonté d’assujettir le monarque à la loi. En dépit de ses insuffisances son canevas constitutionnel exprime, nous l’avons vu, une étonnante modernité93 dans sa détermination à fonder un véritable état de droit.

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ANNEXES

NOTES

1. Bernard HERENCIA, Physiocratie et gouvernementalité, Thèse ès sciences économiques, Université de Paris Ouest, 2011. 2. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Canevas d’un code constitutionnel, Genève, Slatkine, 2011. 3. Voir Loïc CHARLES et Philippe STEINER, « Entre Montesquieu et Rousseau », dans Etudes Jean- Jacques Rousseau, n° 11, 1999, p. 83-160. 4. Pour une étude développée de cette question, voir Bernard HERENCIA, « L’Optimum gouvernemental des physiocrates : despotisme légal ou despotisme légitime ? », Revue de Philosophie Économique, volume 14, n° 2, 2013. 5. George WEULERSSE, Les Manuscrits économiques de François Quesnay et du marquis de Mirabeau, aux Archives nationales (M. 778 à M. 785), inventaire, extraits et notes, Paris, Geuthner, 1910, p. 27. 6. Par Chavegrin ou Mergey par exemple. Ernest CHAVEGRIN, « Les Doctrines politiques des physiocrates », dans Raymond CARRÉ DE MALBERG, Mélanges (1933), Paris, Duchemin, 1977, p. 61-70, p. 70 ; Anthony MERGEY, L’État des physiocrates, Aix-en-Provence, PUAM, 2010, p. 323 et 334. 7. « La constitution est ce qui établit, ce qui détermine la nature et la forme du gouvernement, fixe la condition civile du chef et des membres de la nation ; en un mot fait le monarque ce qu’il est, comme monarque, et ses sujets ce qu’ils sont, comme sujets ; forme ainsi ce tout indivisible, ce corps politique auquel est donné le nom de monarchie ». Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Les Vœux d’un François, dans Canevas d’un code constitutionnel, op. cit., p. 108-109. De ce point de vue l’analyse que Lemercier de la Rivière propose de la constitution correspond tout à fait au schéma général d’organisation fondamentale des pouvoirs et de la société tel que l’a dégagé Arnaud

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Vergne dans son travail de thèse réalisé en 2000 et publié en 2006. Arnaud VERGNE, Les notions de Constitution d'après les cours et assemblées à la fin de l'ancien Régime (1750-1789), Paris, De Boccard, 2006. 8. François QUESNAY, « Le Droit naturel », dans Œuvres économiques complètes et autres textes, Paris, Institut national d'études démographiques, 2005, p.111. 9. Sur ce point, voir Michael SONENSCHER, « Physiocracy as a Theodicy », History of Political Thought, n° 23, 2002, p. 326-39. 10. Pour un exposé plus complet de la notion physiocratique de droit naturel voir Philippe STEINER, La « Science nouvelle » de l’économie politique, Paris, PUF, 1998, p. 97-101 et BERNARD HERENCIA, Physiocratie et gouvernementalité, thèse citée, p. 291-331. 11. Précédemment, il affirme que les « loix fondamentales » sont écrites dans le « code de la nature » et qu’une écriture plus formelle n’est pas utile pour remplacer « l’évidence » et la « raison ». Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767), Paris, Geuthner, 1910, p 73. 12. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, De l’Instruction publique, Paris, Didot, 1775, 130 p., p. 95. Pour une étude développée sur le rôle de l’instruction dans l’analyse physiocratique, voir Manuela ALBERTONE, Fisiocrati Istruzione e cultura, Turin, Fondazione Luigi Einaudi, 1979. 13. Anne Robert Jacques TURGOT, Mémoire au roi, sur les municipalités, dans Œuvres (1844), 2 vol., Osnabrück, Zeller, 1966, vol. II, p. 504. 14. Éric GOJOSSO, « Le Mercier de la Rivière et l'établissement d'une hiérarchie normative », Revue française d'histoire des idées politiques, n° 20, 2004, p. 285-306, p. 295. 15. Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Lettre sur les économistes, dans Canevas d’un code constitutionnel, op. cit., p. 65. Bien plus tard, il évoque un code en forme de déclaration des droits. Id., L’Heureuse nation, 2 t., Paris, Buisson, 1792, t. I, p. 163. 16. Id., Les Vœux d’un françois, op. cit., p. 102. 17. Ce qui ne constitue pas une rupture entre le texte des Vœux d’un François et celui des Essais sur les maximes, comme le soutient Mergey. Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates…, op. cit., p. 346. 18. Cela invalide la thèse selon laquelle avec la publication des Essais sur les maximes (Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Essais sur les maximes et loix fondamentales, dans Canevas d’un code constitutionnel, op. cit., p. 143-192) « le roi se trouve dépouillé de la puissance législative, dévolue à la Nation représenté par les députés des trois ordres ». Éric GOJOSSO, « Le Mercier de la Rivière… », op. cit., p. 300-301. 19. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Les Vœux d’un françois, op. cit., p. 101. 20. Id., « Exposition sommaire des nouvelles lois », dans Louis-Philippe MAY, Le Mercier de La Rivière, Paris, CNRS, 1978, p. 239-255. 21. Cf. Bernard HERENCIA, Physiocratie et gouvernementalité, op. cit., p., 394-403. 22. Id., Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Les Vœux d’un françois, op. cit., p. 101-102 et Essais sur les maximes, op. cit., Tit. IV, Article II. 23. Id., L’Intérêt commun des Polonois, Archives nationales, Liasse K1317 n° 15, p. 28. 24. Id., Essais sur les maximes, op. cit., Tit. VI, Art. VII. 25. Deux conceptions de la souveraineté s’opposent dans les débats du début de la Révolution entre une souveraineté populaire issue des analyses de Jean-Jacques Rousseau et l’idée d’une souveraineté nationale (notamment mise en avant par Emmanuel Joseph Sieyès). Dans le second cas, la Nation, peuple sublimé en quelque sorte, est titulaire de la souveraineté et cette version est entérinée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 (article 3) : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation ». Nous le verrons, la position de Lemercier de la Rivière peut être rapprochée de cette seconde conception même s’il conserve au monarque la plus grande aptitude à représenter la Nation, tout en introduisant des assemblées représentatives actives et une procédure de contrôle constitutionnel.

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26. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Les Vœux d’un françois, op. cit., p. 98-101, 118 et 129. 27. Id., L’Heureuse nation, op. cit., t. I, p. 11-12. 28. Les textes d’administration peuvent être assimilés à nos actuels règlements. Mergey, L’État des Physiocrates, op. cit., p. 367. Ce rapprochement peut être observé dans le texte de 1792. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Heureuse nation, op. cit., t. 1, p. 213. 29. Le monarque n’est donc pas, comme l’affirme Mergey, « le seul et unique législateur ». Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates…, op. cit., p. 353. Mais plus loin, il note l’indécision de Lemercier de la Rivière (ibidem, p. 36) et finit par affirmer que le prince « n’est plus titulaire du pouvoir législatif » (ibid., p. 392). 30. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Essais sur les maximes, op. cit., Tit. IV, Art. III. 31. Ibidem, Tit. VIII, Art. I. 32. Id., Les Vœux d’un françois, op. cit., p. 106-107. 33. Ibidem, p. 103-104. 34. Id., Essais sur les maximes, op. cit., Tit. V, Art. II. 35. Id., L’Heureuse nation, op. cit., t. I, p. 202. 36. Ibidem, p. 213-214. 37. Sur la question de la modernité de la physiocratie, cf. Manuela ALBERTONE, « Que l’autorité souveraine soit unique », dans Sandrine BAUME et Biancamaria FONTANA, Les usages de la séparation des pouvoirs, Paris, Houdiard, 2007, p. 38-68, passim. 38. Mario EINAUDI, The Physiocratic Doctrine of Judicial Control, Cambridge, Harvard University Press, 1938, p. 9. 39. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 102. 40. Ibidem, p. 84. 41. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Heureuse nation, op. cit., t. I, p. 101-102. 42. Charles Louis de MONTESQUIEU, De l'Esprit des lois (1758), 2 t., Paris, Garnier-Flammarion, 1979, II-XI-VI. 43. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 86. 44. Ibidem, p. 114. 45. Gabriel Bonnot de MABLY, Doutes proposés aux philosophes économistes (1768), dans Œuvres complètes, vol. XI, Lyon, Delamollière, 1792, p. 57 et 63-64. 46. Mario EINAUDI, The Physiocratic Doctrine of Judicial Control, op. cit., p. 53. 47. Marie-Claire LAVAL-REVIGLIO, « Les Conceptions politiques des physiocrates », Revue française de science politique, n° 2, 1987, p. 181-213, p. 200. 48. Une loi « monstrueuse ». Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 97. 49. Marie-Claire LAVAL-REVIGLIO, « Les Conceptions politiques des physiocrates », op. cit., p. 200. 50. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 114. 51. Ibidem, p. 90. 52. Ibid., p. 124. 53. Ibid., p. 138-139. 54. Mario EINAUDI, The Physiocratic Doctrine of Judicial Control, op. cit., p. 40. 55. Ibidem, p. 41. 56. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 74. 57. Ibidem, p. 92-93 et 110. 58. Pour un rapprochement plus explicite entre le despotisme légal et le concept de gouvernement modéré de Montesquieu, voir Arnaud SKORNICKI, L’Économiste, la cour et la patrie, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 245-247. 59. Pierre Samuel DU PONT DE NEMOURS, De l'Origine et des progrès d'une science nouvelle (1768), Paris, Geuthner, 1910, p. 349. Dans le cas contraire, le juge serait un « Ministre d'iniquité », un « barbare », « un furieux ». Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 97.

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60. Éric GOJOSSO, « Le Mercier de la Rivière… », op. cit., p. 294. Par ailleurs Mergey introduit une confusion en assimilant le devoir indispensable des juges de connaître la « raison des lois » pour pouvoir les appliquer dans l’examen d’un litige avec « le contrôle a priori exercé avant l’enregistrement ». Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates…, op. cit., p. 173. Sur ce point, cf. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 98-99. 61. Pierre Samuel DU PONT DE NEMOURS, Maximes du Docteur Quesnay, dans Eugène DAIRE, Physiocrates (1843), Osnabrück, Zeller, 1966, p. 389-390. Du Pont revient sur cette distinction en 1789 (Pierre Samuel DU PONT DE NEMOURS, Examen du gouvernement d’Angleterre, Paris, Froullé, 1789, p. 178) et encore en 1805 (Pierre Samuel DU PONT DE NEMOURS, Nécrologue de M. Quesnay de Saint-Germain, dans François QUESNAY, Œuvres économiques et philosophiques, Paris, Peelman, 1888, p. 803). Dès 1888, Oncken (rejoignant Schelle) conteste l’authenticité des propos que Du Pont de Nemours fait prononcer à Quesnay dans ce texte et relève d’importantes incohérences terminologiques. Auguste ONCKEN, « Note », dans François QUESNAY, Œuvres économiques et philosophiques, op. cit., p. 805 ; Gustave SCHELLE, Du Pont de Nemours et l'École physiocratique, Paris, Guillaumin, 1888, p. 374-375. Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirme Anthony Mergey, « légisfacteur » n’apparaît pas dans L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates…, op. cit., p. 103 et 358. 62. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 105. 63. Sur ce point, cf. Marc LAHMER, La Doctrine physiocratique du contrôle juridictionnel, dans Dominique CHAGNOLLAUD, (dir.), Aux origines du contrôle de constitutionnalité, Paris, LGDJ, 2003, p. 31-53, p. 43-44. 64. BEARDÉ DE L'ABBAYE, Recherches sur les moyens de supprimer les impôts, Amsterdam, Rey, 1770, p. 147-148. 65. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 74. 66. Lemercier de la Rivière reprend ici l’expression de Montesquieu. Charles Louis de MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, op. cit., II-XI-VI. 67. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel…, op. cit., p. 87-111 et 196-197. 68. Ibidem, p. 196. 69. Ibid., p. 90 et 97. 70. Id., L’Heureuse nation, op. cit., t. I, p. 185 et 188. 71. Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates…, op. cit. 72. Ibidem, L’État des Physiocrates…, op. cit., p. 401. 73. « Vérifier une loi, c’est la comparer, la combiner avec les anciennes, et principalement avec celles de la Constitution ». Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Les Vœux d’un françois, op. cit., p. 109-110. 74. Id., L’Heureuse nation, op. cit., t. I, p. 213. 75. « En 1789, Le Mercier de la Rivière abandonne toute idée de contrôler la constitutionnalité des lois ». Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates…, op. cit., p. 403. 76. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Les Vœux d’un françois, op. cit., p. 103 et Essais sur les maximes, op. cit., p. VI et Tit. IV, Art. V. 77. Il est cependant utile de noter que d’autres (Joseph André Brun de la Combe, Isaac René Guy Le Chapelier, Emmanuel Joseph Sieyès ou encore Jérôme Pétion de Villeneuve) s’intéressent au principe du contrôle de constitutionnalité dès 1789 mais les véritables propositions n’émergeront qu’au cours de la préparation de la constitution de l’an III. Sur ces réflexions, voir Marco FIORAVANTI, « Sieyès et le jury constitutionnaire : perspectives historico-juridiques », AHRF, n° 349, 2007, p. 87-103. 78. François QUESNAY, « Notes », dans Victor Riqueti de MIRABEAU et François QUESNAY, Traité de la monarchie (1757-1759), Paris, L’Harmattan, 1999, p. 24.

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79. Il est donc très difficile de faire une lecture unique de la « sanction » dans les textes de Lemercier de la Rivière. Anthony MERGEY, L’État des Physiocrates…, op. cit., p. 359 et 360. 80. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Heureuse nation, op. cit., t. I, p. 206. 81. Id., Essais sur les maximes, op. cit., Tit. IV, Art. III. 82. Ibidem, Tit. I, Art. I. Toute loi positive doit ainsi doit donc faire l’objet d’un contrôle de « naturalité » « valant comme garantie politique fondamentale. Marc LAHMER, La Doctrine physiocratique…, op. cit., p. 49. 83. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, Essais sur les maximes, op. cit., Tit. IV. 84. Cette thèse est encore fréquente chez les commentateurs, voir, par exemple Liana VARDI, The Physiocrats and the World of the Enlightenment, Cambridge and New York, Cambridge University Press, 2012, p. 169-170. 85. Mario EINAUDI, The Physiocratic Doctrine of Judicial Control, op. cit., p. 29. 86. François QUESNAY, « Le Droit naturel », dans Œuvres économiques complètes, op. cit., p. 111. 87. Mario EINAUDI, The Physiocratic Doctrine of Judicial Control, op. cit., p. 30. 88. François QUESNAY, Despotisme de la Chine, dans Œuvres économiques complètes, Paris, INED, 2005, p. 1013. 89. Pierre Samuel DU PONT DE NEMOURS, Maximes du Docteur, op. cit., p. 390. 90. Mario EINAUDI, The Physiocratic Doctrine of Judicial Control, op. cit., p. 32. 91. Jean BODIN, Les Six livres de la République (1576), Lyon, Tournes, 1579, livre I, chapitre VIII, p. 104-105. 92. Éric GOJOSSO, « Le Mercier de la Rivière et l’établissement d’une hiérarchie normative », op. cit., p. 302. 93. Sur ce point Albertone souligne « une contribution essentielle à la théorie des garanties constitutionnelles ». Manuela ALBERTONE, « Que l’Autorité souveraine soit unique », op. cit., p. 44.

RÉSUMÉS

Le physiocrate Paul Pierre Lemercier de la Rivière, parlementaire, ancien administrateur colonial, légiste, publiciste, enrichit dans le contexte de la Révolution les propositions politiques qu’il développe depuis les années 1760 et propose la trame d’une constitution pour le royaume de France. Cet apport méconnu du plus politique des membres de l’école fondée par François Quesnay est notamment assorti de principes et de règles permettant d’exercer un contrôle de constitutionnalité sur l’activité législative des institutions politiques.

The physiocrat Paul Pierre Lemercier de la Rivière, parlementaire, former colonial administrator, jurist, publicist in the context of the Revolution, enriched the political propositions he developed since the 1760s, and proposed the framework of a constitution for the kingdom of France.This unknown contribution from one of the most political members of the school founded by Quesnay is notably accompanied by principles and rules that allowed for a control of constitutionality over the legislative actions of political institutions.

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INDEX

Mots-clés : Lemercier de la Rivière, physiocratie, constitution, contrôle constitutionnel

AUTEUR

BERNARD HERENCIA Université Paris-Est Marne-la-Vallée, 17 rue Jablinot BP 24, 77101 Meaux Cedex Université Paris-Est, Espaces éthiques et politiques Institut Hannah Arendt et Largotec. Université Paul-Valery Montpellier III, C.R.I.S.E.S. [email protected]

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Les sources d’une altérité religieuse en Révolution : Rabaut Saint- Étienne ou la radicalisation des représentations protestantes The sources of a religious “otherness” in Revolution : Rabaut Saint-Étienne or the radicalization of Protestant representations

Céline Borello

1 En 1989, lors du bicentenaire de la Révolution française, Jacques Poujol fait paraître un long article, fort documenté, intitulé « Le changement d’image des protestants pendant la Révolution ». Voulant répondre à la question du passage « de la quasi-invisibilité des protestants à une notoriété considérée comme scandaleuse », il conclut par « une détérioration systématique de l’image protestante »2. Les mots de Boyer semblent confirmer la charge négative de la représentation huguenote. Pourtant, durant les XVIIe et XVIII e siècles, les réformés ou « nouveaux convertis » n’ont jamais été invisibles et leur notoriété est souvent jugée scandaleuse dans les livres à succès du temps : certains passages du Siècle de Louis XIV de Voltaire, trop rapidement présenté comme le défenseur des huguenots, le révèlent, tout comme l’apologétique catholique ou, au siècle précédent, celle des jansénistes3.

2 Y a-t-il réellement changement d’image des protestants français et détérioration de cette dernière au moment de la Révolution ? Cette réflexion s’appuiera sur Jean-Paul Rabaut dit Rabaut Saint-Étienne (1743-1793), mis en scène par une célèbre image de la Révolution et de l’idéal de Nation rassemblée : le Serment du jeu de Paume de David. Situé au premier plan, pacifiant les religions avec Dom Gerle et l’abbé Grégoire, le pasteur de Nîmes, député de cette ville et de Beaucaire en 1789, puis de l’Aube en 1792, membre de nombreux comités, président de la Constituante et de la Convention, apparaît dans d’autres représentations ou textes des années 1789-1799. La dénonciation féroce dont il fait l’objet dans ces sources invite à chercher sur quels griefs et en quoi Rabaut Saint- Étienne paraît un bouc émissaire tout désigné pour symboliser le huguenot. Cependant,

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évoquer une « détérioration » de l’image protestante paraît excessif, et même erroné dans le contexte politique radicalisé des premières années de la Révolution française.

Dénoncer le huguenot à travers Rabaut Saint-Étienne

3 Tentons une classification des dénonciations d’après les sources iconographiques et textuelles de l’époque, essentiellement issues des secteurs catholique, anti- révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. Images, pamphlets, ouvrages de propagande, chansons et poèmes révèlent une stigmatisation contre un groupe religieux et plus particulièrement un personnage, érigé en symbole négatif, Rabaut Saint-Étienne.

4 Sur trois types d’accusation, le premier est d’ordre social. Alors que dans Le serment du Jeu de Paume, une poignée de main est signe d’entente et de paix, d’autres figures donnent de l'action de Rabaut une image plus négative. Une caricature, Les Braves brigands d’Avignon, datée du 16 décembre 1791, démontre l’argument4. Comme toutes les autres, cette iconographie contre-révolutionnaire se fonde sur les événements du moment, ici le massacre de la Glacière du 16 octobre 17915. Trois personnages sont représentés : Armand-Gaston Camus, député de Paris, Charles-François Bouche, député du Tiers de la sénéchaussée d’Aix, et Rabaut, député de Nîmes. La gravure, violente, exprime la dérégulation sociale avec le ministre protestant qui clame : « Ce joli coup de Rabot me fait venir à la bouche ». Les jeux de mots, dont est friand le XVIIIe siècle, se multiplient en relation avec les patronymes des principaux instigateurs. Ailleurs, dans cette caricature, un groupe se livre à une scène d’anthropophagie avec la légende : « protestants de Nîmes, de la Vaunage et de la Gardonnenque qui se font bonne bouche ». Les trois hommes, accompagnés du patriote Jourdan, protagoniste de l’affaire d’Avignon, marchent sur une foule de cadavres, renforçant la violence de leurs actes. De ces détails des événements méridionaux des années 1790-1791, rappelons simplement qu’en juin 1790 a lieu la « bagarre de Nîmes »6 : sur fond d’élection municipale perdue, les protestants nouent des liens avec les patriotes de la Vaunage et de la Gardonnenque. Une altercation entre gardes nationales rivales dégénère alors et provoque de fortes violences urbaines. C’est le camp protestant et patriote qui semble l’emporter. Se déploie en fait, dans la caricature, un mélange des différents événements qui s’échelonnent de mai 1790 à octobre 1791, une sorte de compte rendu de l’action huguenote mais un bilan déformé. Car si, effectivement, dans le Languedoc, les protestants sont impliqués, rien en revanche ne justifie leur présence dans le cas du « massacre d’Avignon ». Le pasteur Rabaut se réjouit de la scène et approuve les déchaînements du Midi qui rappellent un autre temps de brutalité entre catholiques et protestants, celui des guerres de religion du XVIe siècle, matrices de violences extrêmes7. Rabaut est rendu responsable de celles de la période 1790-1791 dans un grand sud protestant. La mention des événements méridionaux se retrouve également dans une autre caricature, légèrement antérieure et datée du 6 novembre, intitulée Les Coups de Rabot8. Parmi les copeaux des coups du pasteur, les massacres de Nîmes apparaissent, tout comme ceux de Montauban et d’Uzès9. Le mot « massacre » ainsi réitéré, renvoie une nouvelle fois au XVIe siècle et l’analogie avec la Saint-Barthélemy opère fortement aux yeux des contemporains10. Le souvenir du 24 août 1572 est d’ailleurs réactivé par Mirabeau alors que Rabaut s’exprime à l’Assemblée nationale au moment de la discussion sur l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du

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citoyen, le 23 août 178911. La violence demeure constante pour dénoncer le danger potentiel des représailles protestantes.

5 Un deuxième type d’accusation sort du cadre de la dérégulation sociale pour toucher au politique et pour faire de Rabaut l’homme qui a voulu mettre fin à la monarchie en imposant une république à la France. Ainsi d’autres copeaux des Coups de Rabaut contiennent les expressions « République fédérative » et « Point de roi ». Mais l’idée fonctionne pleinement dans un pamphlet paru à Nîmes, le 20 mars 1790 : Les Républiques fédératives ou lettre de M. Rabaut Dypuy à M. Rabaut-Saint-Etienne son frère12. Il est ici question de déplacer, de l’ordre social dérégulé à l’ordre politique renversé, les reproches qui lui sont adressés, et à travers lui, aux huguenots. Rabaut est non seulement responsable du désordre public mais également à la source d’une volonté de destituer le monarque. Sur 64 folios, son frère et son père le louent de faire aboutir les plans secrets des réformés : à maintes reprises de leur histoire, les huguenots auraient fomenté des plans pour diviser la France en « Cantons ou Républiques fédératives, suivant les plans tracés [par nos Auteurs] dans des assemblées tenues à Nisme, à Anduze, à Montauban, à la Rochelle, en 1572, 1573, 1575, 1585 et 1621 »13. En 1797, Les Véritables auteurs de la Révolution française réexaminent sur plus de six cents pages les événements de la Révolution au miroir de ceux de la Réforme et placent Rabaut Saint- Étienne au cœur du récit, comme grand chef d’orchestre, avec Necker14, de la fin de la monarchie. Et, après lui avoir consacré de longs passages, l’auteur conclut : « Rabaut consomma les projets régicides que son parti avait ébauché et parvint à anéantir […] le parti royaliste. Ainsi le premier cri de la Convention, son premier acte fut la République »15.

6 En poursuivant l’inventaire « des méfaits » commis par Rabaut, ses détracteurs veulent montrer que les bouleversements apportés par les protestants ne sont pas seulement politiques, mais également religieux. Ils dénoncent en effet la destruction de la religion, catholique bien entendu. Dans Les Véritables auteurs de la Révolution, le discours de Rabaut du 23 août 1789 est ainsi présenté : « Leur religion, pour laquelle Rabaud de Saint-Etienne demandait la tolérance, est devenue l’arbitre intolérante du culte catholique ; les ministres protestants, pour lesquels Rabaud de Saint-Etienne réclamait la liberté d’exercice, l’ont obtenue ; et les ministres catholiques l’ont perdue. Le culte que Rabaud de Saint-Etienne revendiquait pour sa secte, parce que disait-il, le culte est un dogme, a cessé d’être un dogme pour les catholiques […]. Les églises catholiques ont été profanées ou détruites ou converties en temple pour l’usage et les prêches des Calvinistes eux- mêmes »16.

7 L’auteur dresse le tableau d’un renversement total de situation religieuse, tout comme le montre encore une troisième caricature, datée du 29 décembre 1791, où trois personnages constituent la scène, Camus – de nouveau – Talleyrand, évêque d’Autun, et Rabaut17. Chacun représente un responsable de la fin de la religion catholique, dessinée sous les traits d’une femme voilée : le jansénisme, la philosophie et le protestantisme. Le contexte de la Constitution civile du Clergé est au cœur de cette caricature (le député Camus avait présenté un discours en mai 1790 sur le sujet) ainsi que le décret contre les réfractaires, voté par la Législative le 29 novembre 1791. L’anéantissement de la religion catholique résulterait d’un complot longuement dévoilé lui aussi dans Les véritables auteurs de la Révolution18, ou bien encore dans le Secret échappé qui paraît en avril 179019. Dans ce pseudo-dialogue, Rabaut converse avec deux Anglaises qui l’interrogent sur les événements révolutionnaires. Et, expliquant le rôle de l’assemblée

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et des protestants pour « ôter à la [religion] catholique sa qualité de dominante dans le royaume », il termine par la confidence suivante : « si nous nous occupons sérieusement d’améliorer le sort des Protestants en France, et de leur obtenir des privilèges opiniâtrement refusés jusqu’à ce jour à leur religion ; au moins est-il bon qu’ils le sachent, afin qu’ils aident l’œuvre commune par leurs efforts particuliers, et que de concert entre nous, il résulte un succès qui mette le comble à nos vœux. Mais je ne voudrois pas, mesdemoiselles, que la fin de notre conversation fût connue des catholiques, qui ne manqueroient pas de sonner le tocsin, comme si leur religion étoit perdue, ou que le feu fût à leurs maisons ».

8 Avant d’examiner le fondement de ces accusations, quelle est leur part de fiction et de réalité, et le sens qu’il est possible de leur donner, remarquons que les trois seules caricatures contre-révolutionnaires qui figurent un protestant ont choisi Rabaut Saint- Étienne ; de nombreux pamphlets dénonçant le protestantisme le mettent en scène ou utilisent son nom. Pourquoi cette focalisation sur l’ancien pasteur de Nîmes ?

Des usages d’une histoire plurielle

9 Rabaut Saint-Étienne n’est pas le seul protestant qui ait participé à la vie politique au début de la Révolution : 17 sur les 1200 députés de la Constituante sont calvinistes ou luthériens, 20 des 745 de la Législative, 36 sur les 749 de la Convention20. Par exemple, Alba-Lasource, Barnave, Boissy d’Anglas, Cambon, Jay, Rühl, Marat, Jeanbon Saint- André, Rabaut-Pomier sont « de la religion », sans jamais s’identifier comme tels dans les débats21. Le Nîmois n’est pas le seul pasteur engagé dans la tribune politique et, d’ailleurs, au moment où sévissent le plus fortement les caricatures anti- révolutionnaires, c’est l’ancien pasteur de Castres, Alba-Lasource, qui fait partie de la Législative, aucun constituant ne pouvant s’y retrouver. Pourtant, Rabaut personnifie à lui seul le protestantisme, bien plus que Necker. Et ce qui semble le désigner à la vindicte publique est son statut de ministre : pour preuve, les caricatures qui, toutes trois, le représentent avec la robe noire à rabats blancs des pasteurs alors que David, dans son Jeu de Paume, le représente en « civil »22. L’image de serviteur d’une Église domine dans les sources iconographiques. Elle demeure juste car il a été pasteur, mais elle « retarde » sur son état au moment où elles paraissent. Formé dans le Séminaire fondé par Antoine Court à Lausanne, Rabaut Saint-Étienne a débuté son ministère en 1765, aux côtés de son père, Paul Rabaut ; il était alors un pasteur très écouté dans une région à forte identité réformée et le fils a acquis rapidement une stature digne des espérances du père23. Il ne prêche pourtant plus après son départ pour Paris et, une fois élu député pour la sénéchaussée de Nîmes et Beaucaire, il apparaît sur les registres comme « propriétaire foncier »24. La présence de cette robe pastorale s’explique toutefois aisément dans les caricatures, par le genre même du support qui implique une simplification visuelle et quoi de plus évident que la robe pastorale pour désigner la Réforme ? Dans les textes son nom est souvent précédé de la mention « pasteur », « prédicant », « ministre »25. De fait, il incarne bien plus facilement l’adversaire protestant dans les textes et les images polémiques, mieux que Necker, lui-même sans signe extérieur d’appartenance confessionnelle. Et d’ailleurs pour Calvin, n’est-ce pas les pasteurs qui sont le premier des quatre ministères qui structurent la communauté26? Les opposants aux huguenots ne s’y sont pas trompés en érigeant un pasteur comme symbole de l’ensemble des réformés.

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10 Son appartenance au corps pastoral ne peut suffire à expliquer cette personnification, il n’est pas le seul pasteur à siéger dans les assemblées révolutionnaires. Un autre élément a sans doute joué : son aisance dans la prise de parole publique, en particulier au début de la Révolution. Dans la joute verbale des débats révolutionnaires cela demeure un atout. Jean Baubérot, dans sa préface à la réédition de la biographie de Rabaut Saint-Étienne, insiste sur ce point et, dans les Véritables auteurs de la Révolution française, les talents d’orateur de Rabaut sont rappelés comme signe de perfidie : « Rabaud de Saint-Etienne réunissait à une grande pratique des hommes, un tact habile et beaucoup de facilité dans les affaires, cet esprit d’intrigue devenu talent du jour et une belle élocution. Dans l’assemblée soi-disant constituante, Rabaud de Saint-Etienne laissait l’abbé Mauri et Cazalès, et les orateurs du côté droit s’épuiser en raisonnement qui n’avoient pour eux que la vérité et l’avantage de l’état : il ménageait ses poumons et distribuait des raisons dont le poids, le titre et la valeur coulaient toujours à fond les arguments de ses adversaires et tamponnaient les oreilles de leurs auditeurs »27.

11 Vingt années de prédication dans le Désert languedocien lui ont donné une expérience réelle de l’art oratoire28. Bien qu’il ne soit pas un homme politique de premier plan, il se distingue comme seul pasteur parmi les dix-sept protestants de l’Assemblée constituante29. À côté de son passé de ministre et de sa qualité d’orateur, deux autres éléments éclairent cette cristallisation de la critique haineuse autour de Rabaut.

12 Tout d’abord, son origine nîmoise. Certains pamphlets proviennent de cette ville, comme Les Républiques fédératives ou encore Le Précis historique des massacres commis par les protestants sur les Catholiques30 dont l’auteur est le Nîmois et catholique Jacques-Marie Boyer-Brun, ce qui est déterminant pour comprendre les accusations et leur amplification31. En effet, Boyer-Brun est journaliste et part à Paris au moment des événements de Nîmes ; il fait paraître des articles dans le Journal de la cour et de la ville ou Petit Gautier, puis devient rédacteur au Journal général de la France et fonde, en février 1792, Le Journal du Peuple, journaux de la presse contre-révolutionnaire et royaliste. Lorsqu’il lance la publication du périodique, Histoire des caricatures de la révolte des français, en avril 1792, il ne manque pas de reproduire les caricatures du Nîmois Rabaut, qu’il prétend connaître personnellement et qu’il déteste en tout point. Dans cette publication, ses commentaires expriment son aversion pour les protestants, qu’il désigne d’ailleurs comme les premiers à avoir utilisé la caricature « depuis Calvin jusqu’à présent », décrivant celle des Coups de Rabot ainsi : « Ce monstre, moitié homme, moitié serpent, porte le rabat et la robe de prédicant. Au bout de sa longue queue, dont il veut cacher le dard, se trouvent ces mots parfaitement caractéristiques : Je suis rampant comme le serpent, mais j’ai plus de venin que lui… »32.

13 Cette thématique animalière, fréquente dans la caricature révolutionnaire, est présente aussi dans le Précis historique des massacres, qui décrit les protestants comme des « reptiles vénéneux nés de la dissolution publique »33. Derrière cette figure pointe l’image du mauvais patriote, à la solde de puissances étrangères, qui trompe ceux qui l’écoutent, tel le Serpent biblique qui entraîne Adam et Ève dans la chute.

14 La chronologie de ces sources montre que la plupart d’entre elles paraissent entre mars et juin 1790 dans un contexte particulier pour la religion, pour Rabaut et pour Nîmes : la Constitution civile du clergé est débattue à l’Assemblée, la motion de Don Gerle pour que le catholicisme reste religion d’État demeure dans tous les esprits, Rabaut est, entre le 15 et le 28 mars 1790, président de la Constituante et, enfin, à Nîmes se préparent les

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élections municipales dont le résultat provoquera la « bagarre de Nîmes », précédemment mentionnée. Rabaut Saint-Étienne devient alors un symbole pour la région nîmoise, pour son présent et pour son passé. Et certains auteurs de ces sources anti-protestantes sont liés à ce territoire. Les caricatures sont plus tardives (novembre- décembre 1791) mais le décalage est habituel dans la caricature anti-révolutionnaire par rapport à l’image révolutionnaire. L’origine nîmoise de Rabaut demeure profondément inscrite dans la dénonciation et explique aussi la moindre présence de Necker dans ces discours. En effet, en juin 1765, à Nîmes, Jean-Paul Rabaut a été le premier fils de pasteur français à avoir été consacré par son père, lui-même pasteur de cette Église depuis 1741. Rabaut est le premier réformé à occuper un poste de président d’assemblée révolutionnaire, le seul de la Constituante. Suivent pour la Législative, Cambon et Laffon de Ladébat et, pour la Convention, huit présidents protestants dont le premier est encore Rabaut, en janvier 1793. Cette primauté dans bien des domaines fait de lui un huguenot aisément stigmatisable aux yeux des catholiques nîmois. Ceux-ci, au moment de sa nomination comme président de la Constituante, en mars 1790, et des élections locales de Nîmes, répondent d’ailleurs aux réformés, dans une courte chanson éclairant le lien entre Nîmes et Paris, autour de ce personnage. Alors que les protestants écrivent : « Un seigneur [le baron de Marguerites], à force d’argent/S’est fait nommer maire céans/C’est ce qui nous désole (bis)/Mais à Paris un protestant [Rabaut Saint- Étienne]/On en a fait un président/C’est ce qui nous console (bis) ».

15 Les catholiques nîmois leur répondent : « L’exécrable Assemblée a fait un président/Dont le choix à jamais déshonore la France./Au fauteuil est assis Rabaut le Prédicant,/Agent stipendié du l’huguenote engeance./Après avoir détruit et le trône et l’autel,/Poussé l’irréligion jusques au fanatisme,/Qui mieux que le héros de l’impur calvinisme/Aurait pu présider ces infâmes mortels ? »34.

16 Les conflits confessionnels méridionaux opèrent ainsi un rôle certain dans la dénonciation anti-protestante nationale des années 1790-91.

17 Une dernière raison à la forte présence de Rabaut est qu’il incarne la figure parfaite de la compénétration du religieux et du politique avec une triple temporalité d’expression : celle du passé ancien du Désert, du passé plus récent de la reconnaissance civile acquise par l’édit de 1787 et du présent de la participation politique des protestants aux assemblées et activités révolutionnaires, dernier point difficilement acceptable pour certains catholiques35. En effet, Rabaut Saint-Étienne n’est pas n’importe quel pasteur. Son père, Paul Rabaut, avec l’aide d’Antoine Court, a joué un rôle fondamental dans la reconstitution des Églises durant les années 1740-1770. Dans la caricature Les Coups de Rabot, ce passé lointain du Désert est évoqué dans les cinq « P » de la table signifiant « pauvre peuple protestant, prends patience » : à maintes reprises son père prêcha des sermons d’exhortation à la patience – dans les années 1750 en particulier – rejetant toute forme de violence face aux attaques catholiques36. Le père, désigné comme « saint Ministre du Désert » dans Les Républiques fédératives, y prend le premier la parole pour annoncer une prophétie républicaine37. À côté de ce passé du Désert, l’histoire plus proche explique également la forte présence de Rabaut Saint-Étienne : il a joué un rôle dans l’élaboration de l’Édit de 1787 qui légalise les protestants. Venu à Paris à la demande de La Fayette en 1786, il a été l’interlocuteur protestant des rédacteurs de l’édit de Versailles. Dans Les Coups de Rabot, l’évolution législative est rappelée, au bas de l’établi, par l’inscription « les tems ont

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bien changé ». Enfin, l’histoire du temps présent de la Révolution explique son exposition dans cette littérature polémique : il prend la parole au sein des assemblées lors des discussions et débats importants38. Se déploie sur différentes temporalités, une mise en perspective historique où textes et images se répondent, non seulement sur l’histoire du passé protestant dans sa globalité – et dans la ville de Nîmes tout particulièrement – mais aussi sur l’histoire personnelle de ce pasteur. En ce sens, durant la Révolution, Rabaut Saint-Étienne devient l’homme de la situation pour diaboliser les protestants, des origines de la Réformation à la période de l’écriture de ces textes, et alors que les histoires nîmoise ou parisienne, nationale ou individuelle, s’entremêlent et insufflent une dimension plus forte encore à l’action protestante ainsi dénigrée.

L’entrée en politique des protestants par la calomnie révolutionnaire

18 La confrontation entre ces accusations et la question du « changement d’image » des protestants pendant la Révolution – la détérioration de cette image – doit dès lors être reposée. Tout d’abord, d’après Jacques Poujol « l’image protestante (positive) atteignit son zénith en décembre 1791 avec l’Almanach du Père Gérard » de Collot d’Herbois. Ensuite, un changement d’image s’opérerait dans une dénonciation des huguenots qui traduirait une « détérioration systématique de l’image protestante »39. Certes, dans l’Almanach cité, les protestants sont nommés « frères », tout comme dans le Serment du jeu de Paume, Rabaut est présenté en rassembleur. Mais, à la même période, plusieurs caricatures l’invectivent très violemment et, à travers lui, l’ensemble de la communauté réformée. Bien plus, certains pamphlets, comme Les Républiques fédératives, sont antérieurs à cette date et voici comment le pseudo-frère de Rabaut présente l’action protestante dans un geste de rébellion généralisée : « armés comme autrefois de torches & de poignards, nous parcourrons, nous saccagerons, nous dévasterons le Royaume, nous ensevelirons sous les ruines du Trône, des Tribunaux, des Églises & des Autels, la Monarchie, l’Autorité, la Religion ; nous ferons tomber sur la génération présente, tous les malheurs dont les générations passées ont accablé nos pères ; nous baignerons dans le sang ; nous établirons sur des morceaux de cendres & des cadavres ; ensuite, & de nos mains ensanglantées, nous élèverons l’édifice du bonheur public & de la régénération universelle »40.

19 D’autres pamphlets antérieurs à 1791 stigmatisent les protestants en usant des mêmes procédés41. Il y a continuité chronologique dans la dénonciation catholique du rôle des protestants durant les premières années de la Révolution, et si certaines voix prônent la réconciliation elles sont simultanées au dénigrement, plutôt qu’antérieures : le changement d’image est difficilement perceptible.

20 Une seconde remarque est que cette accusation protestante ne produit aucun discours réellement neuf et, en ce sens, il est délicat de postuler « une détérioration systématique de l’image protestante »42. Les reproches, à partir de la figure de Rabaut Saint-Étienne, demeurent traditionnels. La critique de la dérégulation sociale, de la rébellion protestante n’est pas contemporaine de la Révolution et a été réactivée par la propagande catholique dès la guerre des Camisards au début du XVIIIe siècle ; tout comme l’accusation de républicanisme ou bien encore la volonté de détruire l’Église catholique pour imposer la religion réformée qui ne représentent pas un discours

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nouveau. Ces griefs sont déjà présents dans la littérature d’Ancien Régime. Ainsi dans la Lettre de M. L’évêque d’Agen à M. Le contrôleur général contre la tolérance des huguenots dans le royaume, paru en 1751, s’expriment les mêmes dangers pour la monarchie : « Si l’on veut considérer de près les principes du calvinisme, on verra que non seulement ils sont opposés à toutes les religions quelles qu’elles soient, mais de plus qu’ils sont ennemis des Rois et opposés à la monarchie, c’est un caractère qui lui est propre et qui doit le faire détester par-dessus toutes les autres hérésies […]À peine les calvinistes se sont-ils montrés dans le monde, qu’on a vu tous les royaumes ébranlés par leurs maximes séditieuses et par leurs armes »43.

21 Suit alors un tour d’Europe pour prouver cette relation : Flandre, Hollande, Écosse et Angleterre. Reprenant la corrélation entre protestantisme et républicanisme développée par Montesquieu ou Voltaire au milieu du XVIIIe siècle, le Discours à lire au Conseil en présence du Roi par un ministre patriote sur le projet d’accorder l’Etat civil aux protestants, réactive en 1787 l’idée de l’esprit républicain des huguenots44. Ce texte insiste également sur la dérégulation sociale portée par le protestantisme, de la même manière que les pamphlets révolutionnaires postérieurs45. La seule nouveauté dans l’argumentaire anti-protestant de la Révolution est la collusion avec les francs-maçons et les philosophes. Elle relève spécifiquement du contexte de la fin du XVIIIe siècle et se retrouve notamment dans les journaux. Ainsi dans la Gazette de Paris, le 31 octobre 1790, le journaliste royaliste Du Rozoi mêle-t-il républicanisme et connivence protestante46. La complicité est aussi entre philosophes, jansénistes et protestants comme le montre la caricature Camus, Talleyrand, Rabaut-Saint-Etienne, la Religion. Mais s’agit-il ici d’autre chose que du thème ancien du complot contre l’Église catholique47 ? Dans la dénonciation des protestants sous la Révolution sont repris des thèmes classiques de la propagande catholique des siècles antérieurs : aux yeux des polémistes de cette religion, alors souvent du côté contre-révolutionnaire et royaliste, l’image des huguenots reste négative, elle n’est pas détériorée.

22 La stigmatisation ne peut toutefois se couper du contexte dans lequel elle se situe et c’est là, sans doute, qu’il faut lui rendre sa signification et sa profondeur. Il y a indéniablement de la calomnie dans les propos évoqués et dans ces images exposées48. Ainsi les protestants français des années antérieures à 1792 ne peuvent être suspectés de républicanisme, la loyauté à l’égard du monarque a été constante et réitérée à plusieurs reprises dans des sermons, des écrits, des mémoires, des adresses durant tout le XVIIIe siècle49. Rabaut lui-même, dans son Almanach historique de la Révolution française paru en 1792, indique que la France n’est pas mûre pour la République qui ne conviendrait pas à ce pays trop vaste et trop peuplé50. Mais ces mots et ces images51 participent d’un discours qui se durcit, qui devient performatif comme l’ont montré Jean-Paul Bertaud, Jacques Guilhaumou ou Pierre Serna52. C’est d’une « radicalisation », plus que d’une détérioration dont il s’agit dans ce dossier protestant. Radicalisation qui trouve son actualisation dans l’histoire révolutionnaire en train de se faire, tout en puisant ses sources dans la polémique traditionnelle d’Ancien Régime.

23 Actualisation, par exemple, lorsque Rabaut prend la parole, le 21 novembre 1790, sur l’organisation de la force publique : sa position sur le renforcement de la maréchaussée comme « force publique intérieure », sur l’augmentation des effectifs de la garde nationale devient, dans un pamphlet paru au même moment (Copie d’une lettre de M***, ministre calviniste des Cévennes, à M. Ra. De S. Et.) une preuve supplémentaire que les protestants constituent alors une armée à leur solde53. Mais les fondements de ces discours sont antérieurs aux événements révolutionnaires et l’argumentation rejoint la

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calomnie qui a touché les protestants avant même 1789. Cependant, on mesure l’impact du discours en ces temps de Révolution où tout est bouleversement, où tout devient potentiellement possible. L’amplification des prises de position grâce à la presse et au rayonnement de l’opinion publique décuple la portée d’un discours anti-protestant qui croise l’histoire de la Révolution. Un autre pasteur, Jeanbon Saint-André, note ainsi dans une de ses lettres de 1792, adressée au consistoire de son Église : « Depuis le commencement de la Révolution jusqu’à présent, les malintentionnés n’ont cessé de rejeter sur les protestants le blâme de tout ce qui s’est fait ; le Journal général de France, le Mercure et tous les journalistes aux gages de l’aristocratie répètent jusqu’à satiété cette inculpation. Ils la répéteront encore et elle ne sera abandonnée que quand l’espoir d’une contre-révolution sera entièrement dissipé »54.

24 L’argumentaire anti-huguenot rejoint alors le fantasme qui se transforme en dénigrement, appelant à la condamnation d’un individu ou d’un groupe détesté. Le précis historique des massacres commis par les Protestants se termine par la prophétie de la fin de Rabaut : « Réjouis toi R*****, tes desseins affreux ont réussi, tes satélites triomphent, leurs horreurs sont justifiés. […] Mais tremble scélérat, quelle que soit ta prospérité actuelle, elle aura un terme. Rarement le crime reste impuni ; les tiens sont d’une nature à provoquer toutes les vengeances, à rendre ta mémoire exécrable, & à cette nation qui t’honore de sa confiance, & à l’humanité entière dont tu es l’opprobre »55.

25 La mise à mort est symboliquement portée par les mots mais elle se veut aussi forte que la haine de Boyer-Brun envers les protestants. Si, chez cet auteur, l’altérité religieuse et l’origine nîmoise fondent le propos, pour les lecteurs et les contemporains ces attaques doivent être d’interprétation politique. Et elles marquent en tout cas, par leur férocité et leur violence, la véritable entrée des protestants dans la sphère politique française. D’ailleurs Rabaut Saint-Étienne est parfaitement conscient de la nature politique de ces attaques ad hominem. Dans une lettre du 29 août 1791, il écrit : « je ne suis pas surpris des calomnies qu’on répand contre moi, c’est la portion des hommes publics dans le grand festin de la Révolution »56.

26 Malgré la salve des mots contre celui qui fut ministre protestant, nuançons l’articulation entre le discours anti-calviniste et la dénonciation politique en rappelant que ce n’est pas son appartenance à la Réforme qui le fait déclarer traître à la patrie, le 28 juillet 1793, mais sa position de girondin au sein de l’Assemblée. Pourtant un commentaire de Robespierre, le jour de l’exécution de Rabaut Saint-Étienne57, montre combien l’amalgame religion-politique demeure une modalité d’expression aisée et stigmatisante58. La radicalisation générale du discours qui devient, sous la Révolution française, d’une extrême violence condamne Rabaut – et d’autres avec lui – à monter sur l’échafaud en 179359. L’altérité religieuse et sa dénonciation, l’anti-protestantisme puisent leurs racines dans les vieilles haines et les discours traditionnels. La proposition de dégradation de l’image protestante disparaît avec celle de son actualisation dans les événements politiques du moment.

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Caricature 1 – Les braves brigands d’Avignon

(© Société de l’histoire du protestantisme français, Paris)

Caricature 2 – Les coups de Rabot

(© Société de l’histoire du protestantisme français, Paris)

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Caricature 3 – Camus, Talleyrand, Rabaut-Saint-Etienne, la Religion

(© Société de l’histoire du protestantisme français, Paris)

NOTES

2. Jacques POUJOL, « Le changement d’image des protestants pendant la Révolution », Les protestants et la Révolution française, Bulletin de la société de l’Histoire du Protestantisme Français, t. 135, 1989, p. 502 et p. 539. « Image » est à considérer ici comme représentation des protestants par ceux qui ne le sont pas, en tant qu’idée donc que s’en font essentiellement les catholiques. 3. D’après le philosophe, la rébellion protestante reste inscrite dans l’histoire politique du XVIIIe siècle : « Après la mort à jamais effrayante et déplorable de Henri IV, dans la faiblesse d’une minorité et sous une cour divisée, il était bien difficile que l’esprit républicain des réformés n’abusât de ses privilèges, et que la cour, toute faible qu’elle était, ne voulût les restreindre. Les huguenots avaient déjà établi en France des cercles, à l’imitation de l’Allemagne. Les députés de ces cercles étaient souvent séditieux, et il y avait dans le parti des seigneurs pleins d’ambition. Le duc de Bouillon, et surtout le duc de Rohan, le chef le plus accrédité des huguenots, précipitèrent bientôt dans la révolte l’esprit remuant des prédicants et le zèle aveugle des peuples », Voltaire, Œuvres complètes, Le Siècle de Louis XIV, volume 4, Paris, A. Ozanne, 1838, p. 183. L’opposition des jansénistes à l’égard du protestantisme s’atténue durant le XVIIIe siècle et le rôle des premiers dans la quête des droits des seconds est réel (Charles O’BRIEN, « The jansenist campaign for toleration of protestants in late eighteenth century France », Journal of History of Ideas, vol. 46, n° 4, 1985, p. 523-538, et « Jansénisme et tolérance civile à la veille de la Révolution », Catherine MAIRE (dir.), Jansénisme et Révolution, Chroniques de Port-Royal, 1990, p. 131-145).

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4. Six cents caricatures révolutionnaires et environ cent cinquante caricatures contre- révolutionnaires (entre novembre 1791 et avril 1792) ont été identifiées par les historiens. Sur la caricature de la période voir les travaux fondateurs de Claude Langlois, Antoine de Baecque ou Annie Duprat : Antoine DE BAECQUE, La caricature révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988 ; Claude LANGLOIS, La caricature contre-révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988 ; Annie DUPRAT, Le Roi décapité : essai sur les imaginaires politiques, Paris, Cerf, 1992 ; id., Histoire de France par la caricature, Paris, Larousse, 2000. La caricature est reproduite en annexe : Caricature 1- Les Braves brigands d’Avignon. Présentée dans Claude LANGLOIS, La caricature contre-révolutionnaire, op.cit., p. 71. 5. Notons que les seules caricatures du temps qui fassent mention du protestantisme le représentent sous les traits de Rabaut Saint-Étienne. 6. Michel VOVELLE, « La place de Nîmes dans les Révolutions méridionales », AHRF, Nîmes au temps des Révolutions, 1789-1848, n° 258, 1984, p. 449-456 ou Burdette C. POLAND, French Protestantism and the French Revolution. A Study in Church and State, Thought and Religion, 1685-1815, Princeton, Princeton University Press, 1957. Parmi les travaux les plus récents sur le sujet voir Valérie SOTTOCASA, Mémoires affrontées, protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 38 et sq. 7. Denis CROUZET, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525 - vers 1610, Paris, Champ Vallon, 1994. Claude Langlois note un rapprochement entre la scène d’anthropophagie et la caricature de Gillray, Petit souper à la parisienne, relative aux massacres de Septembre (Claude LANGLOIS, La caricature contre-révolutionnaire, op.cit., p. 72). Sur l’utilisation du mot « massacre » durant la Révolution voir Jean-Clément MARTIN, « Massacres, tueries, exécutions et meurtres de masse pendant la Révolution, quelles grilles d’analyse ? », La Révolution française [En ligne], Les massacres aux temps des Révolutions, mis en ligne le 15 février 2011, URL : http:// lrf.revues.org/201. 8. Se retrouve le jeu de mot sur le nom de Rabaut Saint-Étienne. La caricature est reproduite en annexe : Caricature 2- Les Coups de Rabot. Présentée dans Claude LANGLOIS, La caricature contre- révolutionnaire, op.cit., p. 55. 9. À Montauban, le 10 mai 1790 une émeute provoque la mort de cinq gardes nationaux et entraîne un exode temporaire de la population protestante (voir Daniel LIGOU, Montauban à la fin de l'Ancien Régime et aux débuts de la Révolution : 1787-1794, Paris, M. Rivière, 1958). À Uzès, en février 1791, des tensions éclatent, fruits des antagonismes des alentours (voir François PUGNIÈRE, Les cultures politiques à Nîmes et dans la Bas-Languedoc oriental du XVIIe siècle aux années 1970 : Affrontements et dialogues, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 125 et sq. D’autres villes méridionales, non mentionnées dans la caricature, sont touchées par les tensions nîmoises à l’exemple d’Arles (voir Pierre SERNA, Antonelle. Aristocrate révolutionnaire 1747-1817, Paris, Éditions du Félin, 1997, p. 139). 10. Timothy Tackett évoque des rumeurs de « guerre de religion » dans le Midi au moment des affaires de Montauban et Nîmes : Timothy TACKETT, La révolution, l’Église, la France, Paris, Cerf, 1986, p. 341. Dans le contexte nîmois, un autre massacre est gardé en mémoire et présent dans les pamphlets anti-protestants : la Michelade de 1567 (par exemple dans Le Précis historique des massacres commis par les protestants, op. cit., p. 45). 11. Les protestants prennent la parole, ce jour-là, autour de la proposition de rédaction de l’article X émanant du comte de Castellane et en réaction à l’amendement proposé par l’abbé Dillon, « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, pourvu qu’elles ne troublent pas l’ordre public » (voir Nathanaël WEISS, « Les séances des 22 et 23 août 1789 à l’assemblée nationale », Bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français, t. 38, 1889, p. 561-575). Parmi eux, Rabaut prononce un discours dans lequel il demande la liberté de conscience et de culte pour tous (Opinion de M. Rabaut de Saint-Étienne sur la motion suivante de M. le Comte de Castellane : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, ni troublé dans l’exercice de sa religion »,

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Versailles, Baudoin, 1789). Les débats n’étant pas terminés, et reportés au lendemain 24 août, la prise de parole protestante fait dire à Mirabeau « N’oubliez pas que demain c’est la Saint- Barthélemy » (Jacques POUJOL, op. cit., p. 525). Voir également Philippe JOUTARD, Janine ESTEBE, Élisabeth LABROUSSE, Jean LECUIR, La Saint- Barthélémy ou les résonances d'un massacre, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1976 et David EL KENZ « Le massacre de la Saint-Barthélemy est-il un lieu de mémoire victimaire ? », David EL KENZ, François-Xavier NÉRARD (dir.), Commémorer les victimes en Europe du XVIe siècle à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 217-236. 12. Les Républiques fédératives. Lettre de M. Rabaut Dupuy à M. Rabaut Saint-Etienne son frère, ministre protestant, député de Nîmes. Membre du comité de constitution et Président de l’Assemblée nationale, Nîmes, mai 1790. 13. Les Républiques fédératives, op. cit., f°4 (de nombreux folios décrivent par la suite les décisions prises par les huguenots lors de ces réunions). Sur les assemblées politiques protestantes du XVIe siècle voir Janine GARRISSON, Protestants du Midi, 1559-1598, Privat, Toulouse, rééd. 1991. Sur les débats autour de l’expression « Provinces unies du Midi » voir Michel PERRONET, « La République des Provinces unies du Midi : les enjeux de l'historiographie » ; Anne BLANCHARD, Henri MICHEL, Élie PÉLAQUIER (dir.), La vie religieuse dans la France méridionale, Montpellier, Université Paul Valéry, 1992, p. 5-26. 14. Necker est déjà présent dans Les Républiques fédératives, op.cit., p. 28. 15. JOURDE [attribué à N. SOURDAT], Les Véritables auteurs de la Révolution de France de 1789, Neuchâtel, 1797, p. 35-36. 16. Ibidem, p. 16-17 17. Voir Caricature 3 – Camus, Talleyrand, Rabaut-Saint-Etienne, la Religion. Présentée dans Claude LANGLOIS, La caricature contre-révolutionnaire, op.cit., p. 81. 18. Le complot dans ce volume sert particulièrement les desseins républicains : « M. Necker avoit assisté (s’il ne l’avoit pas convoquée) à une assemblée tenue à Nismes, et qui scella l'union de la triple alliance. Il ne s’y étoit pas rendu seul : Lafayette, Dumouriez, Clavière, l’abbé Raynal et autres chefs d’émeute, encyclopédistes, philosophes et franc-maçons, calvinistes. Là furent repris le plan tant de fois conçu et avorté, dans les assemblées de Nismes en 1572 et 1575 ; d’Anduze de 1573 ; de Montauban de 1583 ; de La Rochelle, de 1621 et depuis encore : de mettre la France en république », Les Véritables auteurs, op. cit., p. 448. 19. Secret échappé ou Dialogues entre M. Rabaud de Saint-Etienne, ministre Protestant, député à l’Assemblée nationale et deux Demoiselles Angloises, 1790. 20. Jacques POUJOL, « Le changement d’image… », op. cit., p. 507-510. 21. Jacques Poujol note toutefois trois cas d’identification au protestantisme à la tribune : celle du baron de Rathsamhausen, le 21 mai 1790, celle de Barnave lors des discussions autour de la Constitution civile du Clergé, le 4 janvier 1791 et, enfin, celle d’Alba-Lasource qui se définit comme « prêtre d’une autre religion » au moment des débats sur les prêtres non assermentés, le 25 août 1792 (Jacques POUJOUL, « Le changement d’image… », op. cit., p. 506 et p. 509). Sur la culture protestante des députés voir également Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997, p. 65-66. 22. Paul ROMANE-MUSCULUS, « Histoire de la robe pastorale et du rabat », Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français, t. 115, 1969, p. 307-328. 23. Céline BORELLO, « La profession de foi d'une dynastie pastorale du Désert : les Rabaut, des trois tomes du Jeune pommier à fruits précoces à l’exemplarité de saint Étienne » dans Didier POTON (dir.), Agir pour l’Église, Ministères et charges ecclésiastiques dans les églises réformées, Paris, Les Indes Savantes, 2014, p. 215-219.

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24. L’article IV de l’édit de Fontainebleau de 1787, dit « édit de tolérance », n’autorise pas les pasteurs à prendre ce titre dans les actes de la vie officielle. Les pasteurs n’ont toujours pas le droit d’exercer et il faut attendre la constitution du 3 septembre 1791 pour cela (Titre 1). 25. Il faut noter ici que les termes prédicant et ministre ne sont pas du même registre. S’ils définissent tous les deux celui qui prêche, le premier est péjoratif et était souvent utilisé au début du XVIIIe siècle pour désigner ceux qui faisaient acte de prédication sans avoir toujours reçu la formation. 26. Pour le réformateur de Genève, la direction de l’Église est constituée de quatre ministères : les pasteurs, les professeurs, les anciens et les diacres. Ce sont les Ordonnances de 1541 qui consacrent ces institutions, François WENDEL, Calvin, sources et évolution de sa pensée religieuse, Genève, Labor et fides, 1985 (réed.), p. 50. 27. Les Véritables auteurs, op. cit., p. 21-22. Sur la mention de Jean Beaubérot, André DUPONT, Rabaut Saint-Étienne 1743-1793. Un protestant défenseur de la liberté religieuse, Genève, Labor et Fides, 1989, p. XIII. 28. Céline BORELLO, Du Désert au Royaume : parole publique et écriture protestante (1765-1788) - Édition critique du Vieux Cévenol et de sermons de Rabaut Saint-Étienne, Paris, Honoré Champion, 2013. Sur le pouvoir de la parole au sein de l’Assemblée, voir Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple, op. cit., p. 214-222. Alphonse Aulard consacre à Rabaut Saint-Étienne quelques pages dans son ouvrage sur l’éloquence parlementaire, remarquant qu’il fut un bon orateur mais de second plan même s’il se fit remarquer lors de son discours du 23 août 1789, voir François-Alphonse AULARD, L'éloquence parlementaire pendant la Révolution française. Les orateurs de l'Assemblée constituante, Paris, Hachette, 1882, p. 429-435. 29. Timothy Tackett le place toutefois parmi les « participants les plus importants » dans sa présentation du Serment du Jeu de Paume de David, Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple, op. cit., p. 215. 30. Le Précis historiques des massacres commis par les protestants sur les Catholiques, dans les journées des 13, 14 & 15 juin 1790, [Nîmes], 1790. 31. Annie DUPRAT, « Le Regard d’un royaliste sur la Révolution : Jacques-Marie Boyer de Nîmes », AHRF, n° 337, 2004, p. 21-29 ; id., « Jacques-Marie Boyer de Nîmes et l’image polémique », L’image à la lettre, Paris, Paris-Musées, 2005, p. 83-105. Voir également pour une présentation du personnage dans Claude LANGLOIS, La caricature contre-révolutionnaire, op. cit., p. 17. 32. CHAMPFLEURY, Histoire de la caricature sous la République, l'Empire et la Restauration, Paris, Dentu, 1877, p. 186. 33. Le précis historique des massacres commis par les Protestants, op.cit., p. 5. 34. Dans les rues de Nîmes a été affiché au même moment un placard intitulé L’infame assemblée nationale vient de mettre le comble à ses forfaits, elle a nommé un protestant pour la présider. Sur ces publications voir Armand LODS, « Deux chansons sur Rabaut Saint-Etienne », La Révolution française, t. XLIV, p. 501. 35. La résistance catholique a notamment pu être forte avec la Constitution civile du clergé qui permettait aux protestants de participer aux élections des évêques et curés constitutionnels (le corps électoral est celui des administrations locales). 36. Albert MONOD, Les sermons de Paul Rabaut : pasteur du désert (1738-1785) : étude sur les manuscrits inédits de Paul Rabaut, suivie du texte de trois sermons annotés, Thèse complémentaire de doctorat ès- lettres présentée à la faculté des lettres de l'université de Paris, Impr. G. Carayol, 1917 ; Céline BORELLO, « Texte et contexte : la violence dans les sermons protestants du XVIIIe siècle », Lucien FAGGION, Christophe REGINA (dir.), La violence. Regards croisés sur une réalité multiple, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 471-494.

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37. « Mon fils fera échec & mat au Roi & à l’aide de quelques fous & de quelques cavaliers & fantassins, il renversera les tours élevées par l’aristocratie, & fera sauter les pions du Roi, enfermera & fera sauter le Roi lui-même. Génie de Calvin, de Milton & de Jurieu, inspirez mon fils ; transmettez-lui la haine des Rois, dont l’insolence est armée d’un sceptre sanguinaire, dont le pouvoir n’est qu’une licence féroce & qui insultent au pauvre peuple », Les Républiques fédératives, op. cit., p. 4 et 5 38. Outre le discours de Rabaut Saint-Étienne du 23 août 1789, ont été imprimées ses prises de paroles suivantes : Question de droit public : doit-on recueillir les voix dans les États-généraux, par ordres ou par têtes de délibérans ?, 1789 ; Réflexions sur la division nouvelle du Royaume et sur les privilèges et les assemblées des provinces d'États, Paris, Baudouin, 1789 ; Projet du préliminaire de la constitution française, Versailles, Baudouin, 1789 ; Opinion de M. Rabaut sur la discussion ouverte dans l'Assemblée nationale au sujet des mouvements de plusieurs princes de l'Europe, 28 juillet 1790, Paris, Impr. nationale, 1790 ; Rapport sur l'organisation de la force publique, fait au nom du comité de constitution & du comité militaire, le 21 novembre 1790, Paris, Impr. nationale, 1790 ; Projet d'éducation nationale du 21 décembre 1792, Paris, Impr. nationale, 1792/1793. 39. Jacques POUJOL, « Le changement d’image des protestants », op. cit., p. 521 et 539. 40. Les Républiques fédératives, op. cit., p. 37. 41. En plus de ceux évoqués précédemment, les textes stigmatisant les protestants sont les suivants : Discours à lire au Conseil en présence du Roi par un ministre patriote sur le projet d’accorder l’État civil aux protestants, 1787, s.l., [texte attribué à l’abbé Bonnaud, à l’abbé Lenfant ou au Père Parfait, réedité en novembre 1791] ; Pierre ROMAIN, Pierre Romain aux catholiques de Nîmes, 1789 ; Charles SINCÈRE, Charles Sincère à Pierre Romain, 1789 ; Jean-Baptiste DUVOISIN, La France chrétienne, juste et vraiment libre, 1789, s.l. ; Martin-François THIÉBAULT, Discussion de cette proposition de M. de Custine : La liberté de l’exercice public de toutes les religions doit être prononcée dans l’Assemblée nationale, Metz, Collignon, 1789 ; Délibération des citoyens catholiques de la ville de Nîmes prise le 20 avril 1790, s.d., s.l. ; Gaspard JEAUFFRET, De la religion à l’Assemblée nationale. Discours philosophique et politique où l’on établit les principaux caractères qu’il importe d’assigner au système religieux pour le réunir au système politique dans une même constitution, Paris, Le Clere-Frouillé, 1790 ; Dénonciation aux Français catholiques, des moyens employés par l’Assemblée nationale pour détruire en France la Religion catholique, Londres, Paris, 1791 ; Claude Felix MONTJOIE, L’ami du Roi des Français de l’Ordre et surtout de la Vérité ou Histoire de la révolution en France et de l’Assemblée nationale, Paris, 1791 ; Lettre de M. L’Evêque d’Uzès dont une copie a été lue à l’assemblée Nationale et dénoncée comme incendiaire, Paris, Crapart, 1791 ; Conjuration contre la religion catholique et les souverains dont le projet, conçu en France, doit s’exécuter dans l’Univers entier, Paris, Crapart, 1792 ; Les Français devenus protestants sans le savoir ou Parallèle de la religion protestante et de la nouvelle religion de France. En réfutation du Concordat de M. Gratien évêque du département de la Seine inférieure et Métropolitain des Côtes de la manche, Pairs, Lallemand, 1792 ; La grande question ou les jureurs devenus huguenots, Paris, seconde édition 1792 ; VAUVILLIERS, La doctrine des théologiens ou seconde partie du témoignage de la raison et de la foi contenant le parallèle de la doctrine de M. Larriere avec celle des Protestants, & la réfutation de la suite de son Préservatif contre le schisme, Paris, Desaint, 1792. 42. Jacques POUJOL, « Le changement d’image des protestants », op. cit., p. 539 43. Lettre de M. L’évêque d’Agen à M. Le contrôleur général contre la tolérance des huguenots dans le royaume, transcrite dans Otto SELLES, Le Patriote français et impartial, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 12. 44. « La Rochelle était le boulevard de la révolte soufflée par l’hérésie. C’est là que le plan, projeté longtemps auparavant, de changer la Monarchie Française en une République, qui serait administrée par les Calvinistes eut enfin son exécution. Tout le Roiaume devoit être partagé en huit cercles : c’étoit une analogie avec les cercles d’Allemagne. [On avoit dressé un grand règlement de quarante-sept articles, que devoit observer les Commandants, sous l’autorité

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souveraine de l’Assemblée séante à La Rochelle. Ils devoient sous les ordres d’un prince étranger, avoir une puissance égale, sans s’arrêter aux Princes de Sang]. Cette pièce, que nous ont conservés les journaux du temps est si curieuse et si importante, qu’il est nécessaire de la mettre sous les yeux de V.M.. Ce monument doit vous convaincre, SIRE, que l’esprit du calvinisme est essentiellement républicain, et dès lors inconciliable avec la monarchie française », Discours à lire au Conseil en présence du Roi par un ministre patriote, op. cit., p. 59-60. La corrélation entre républicanisme et protestantisme se retrouve dans le livre 24 de L’Esprit des Lois de Montesquieu (1748) dont le chapitre V s’intitule « Que la religion catholique convient mieux à une monarchie, & que la protestante s’accommode mieux d’une république ». 45. La présentation de la révocation de l’édit de Nantes donne l’occasion à l’auteur de montrer les dangers que représentent les huguenots pour l’ordre public et social : « Ainsi fut anéanti dans ce Royaume le plus furieux, le plus terrible de tous les ennemis que la France ait jamais eu ; celui qui l’a désolée par le fer et par le feu, qui l’a livrée à l’avarice & à l’ambition des étrangers, qui l’a réduite aux dernières extrémités, par la fureur des guerres civiles, par des révoltes tant de fois réitérées, par tous les horribles excès de la rage de l’impiété ; qui a fait la guerre à six Rois de France (I : note : François II, Charles IX, Henri III, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV), & leur a livré quatre batailles rangées », Discours à lire au Conseil en présence du Roi par un ministre patriote, op. cit., p. 77 46. « Il ne faut jamais perdre de vue cette faveur distinguée accordée au Protestantisme, cette chaîne qui unit le système protestant au système républicain, depuis les confins de l’Allemagne, jusqu’à ceux du midi de la France. En Languedoc, dans le Quercy, dans le Béarn, en Alsace, même prédilection pour les Enfants de Luther et de Calvin. Successivement les dogmes de ces deux prétendus réformateurs (Luther et Calvin), embellis du vernis de cette Philosophie moderne, à laquelle s’est joint l’esprit d’un autre régime, qu’il suffit de nommer pour le faire connaître, détruisent les Loix des Empires, asservissent l’Opinion et préparent des Révolutions qui changeront, si les Souverains ne s’y opposent, la face entière de l’Europe. Ce régime, si favorable au système Républicain, analogue aux succès des Missionnaires de la Propagande, c’est celui des Francs-Maçons », cité par Jean-Paul BERTAUD, Les amis du roi, Journaux et journalistes en France de 1789 à 1992, Paris, Perrin, 1984, p. 69. 47. Dans ce panel des ennemis de la religion et des instigateurs de la Révolution, les juifs ne sont pas oubliés. La collusion entre protestantisme et judaïsme apparaît dans la Rocambole des Journaux où Rabaut explique aux calvinistes : « Si vous avez besoin d’aides, adressez-vous aux juifs, ils vous seconderont parfaitement », Id., p. 67. 48. Charles WALTON, Policing Public Opinion in the French Revolution: the Culture of Calumny and the Problem of Free Speech, Oxford, Oxford University Press, 2009. 49. Parmi les dernières publications voir LA BEAUMELLE, Deux Traités sur la tolérance. L’Asiatique tolérant (1748). Requête des protestants français au roi (1763), Édition critique par Hubert Bost, Paris, Honoré Champion, 2012. 50. RABAUT SAINT-ÉTIENNE, Almanach historique de la Révolution française pour l’année 1792, Paris, Onfroy, 1792, p. 279. 51. Le Journal de la cour et de la ville mentionne à propos de la caricature Les Brigands d’Avignon : cette « nouvelle caricature qui ne fera rire personne », Claude LANGLOIS, La caricature contre- révolutionnaire, op. cit., p. 71. 52. Jean-Paul BERTAUD, La presse et le pouvoir de Louis XIII à Napoléon 1er, Paris, Perrin, 2000 ; Jacques GUILHAUMOU, « La "guerre de mots". On dit, nouvelles et dialogues dans la presse révolutionnaire (1791-1793) », Michel BIARD, Annie CRÉPIN, Bernard GAINOT (dir.), La plume et le sabre. Hommages offerts à Jean-Paul Bertaud, Paris, Publication de la Sorbonne, 2002, p. 101-110. ; Pierre SERNA, « Radicalités et modérations, postures, modèles, théories. Naissance du cadre politique contemporain », AHRF, 2009/3, p. 3-20.

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53. RABAUT SAINT-ÉTIENNE, Rapport sur l'organisation de la force publique, op.cit. 54. Lettre de Jeanbon Saint-André à « MM le Pasteur et anciens de Montauban », 15 mai 1792, cité dans Léon LÉVY, Quelques recherches sur Jeanbon Saint-André, Paris, Imprimerie de la Cour d’Appel, 1893, p. 13. 55. Le précis historique des massacres commis par les Protestants, op. cit., p. 43-44. Les « satellites » désignent dans le texte, en note, « les milices des Cevennes & de la Vaunage ». 56. François ROUVIÈRE, « Quatre lettres inédites de Rabaut-Saint-Étienne, 1789-1791 : Documents pour servir à l'histoire de la Révolution française », Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français, t. 34, 1885, p. 225. 57. Sur les dernières semaines de la vie de Rabaut Saint-Étienne voir Armand LODS, « Rabaut Saint-Étienne. Sa mise hors la loi – Son arrestation – Sa mort (14 novembre 1793, 5 décembre 1793) », Bulletin de la Société de l’Histoire du protestantisme français, t. 42, 1893, p. 510-541. 58. « Les puissances étrangères ont dit à leurs émissaires : vous pouvez tout avec le peuple français, il ne faut que vous en emparer ; il est sensible, il aime la liberté ; sous cet appât cachez nos projets, vous les exécuterez. Savez-vous ce qui me confirme l’existence de cette conspiration ? C’est la découverte du traître que vous avez mis hors la loi. Vous auriez cru ce monstre traînant loin de vous sa honte et ses crimes ; eh bien ! ce Rabaut, ce ministre protestant était à Paris, bravant la puissance nationale sous les yeux mêmes des représentants du peuple, et d’ici secouant les brandons de la guerre civile, et attisant le fanatisme dans les départements », Séance du 5 décembre 1793, cité par Armand LODS, « Rabaut Saint-Étienne. Sa mise hors la loi… », op. cit., p. 539. La suspicion d’être à la solde des puissances étrangères touche également certains catholiques comme Claude Fauchet (Rita HERMON-BELOT, « L'abbé Fauchet », François FURET et Mona OZOUF (dir.), La Gironde et les Girondins, Paris, Payot, 1991 p. 329-349) ou Adrien Lamourette (Caroline BLANC-CHOPELIN, De l’apologétique à l’Église constitutionnelle : Adrien Lamourette (1742-1794), Paris, Honoré Champion, 2009). 59. Y compris dans les discours intimes comme dans le journal du Marquis de Bombelles, réfugié dans la principauté de Saint-Gall et qui écrit à l’année 1793 : « Le 19 décembre – […] Les Moniteurs arrivés aujourd’hui nous ont confirmé la mort de Rabaut-Saint-Etienne ; ce prédicant qui crut pouvoir élever son église protestante sur les ruines de la catholicité a porté sa tête sur l’échafaud où les autres factieux qui dominent aujourd’hui trouveront aussi la fin de leur horrible existence », Jean GRASSIAN, Frans DURIF et Jeannine CHARON-BORDAS (texte établi, présenté et annoté par), Marquis de Bombelles, Journal, publié sous les auspices du comte George Clam Martinic, tome 4, 1793-1795, Genève, Librairie Droz, 1998, p. 151.

RÉSUMÉS

Après avoir exercé des fonctions pastorales à Nîmes, Rabaut Saint-Étienne participe à différents travaux et assemblées révolutionnaires à Paris. Durant la décennie 1790, il apparaît dans des caricatures, pamphlets, ouvrages de propagande qui deviennent autant de supports permettant l’expression de fantasmes et de dénigrements. Au-delà de l’anecdotique, ceux-ci révèlent ce que ce pasteur représente alors et, à travers lui, le protestantisme. L’enquête propose de suivre comment cet individu, du fait de son appartenance confessionnelle et de ses fonctions dans la Révolution, incarne un bouc émissaire idéal pour détracteurs et partisans de la Révolution.

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Having exercised pastoral duties in Nismes, Rabaut Saint-Étienne participated in different works and Revolutionary assemblies in Paris. During the 1790s, he appeared in caricatures, pamphlets, and works of propaganda that became means of expressing fantasies and denigration. Beyond the anecdotal, these works revealed what this pastor represented to some of his contemporaries, and by this emblematic personage, they reflected attitudes towards protestantism as well. This study will follow how this historical figure, by his religion and his role in the Revolution, embodied the ideal scapegoat for detractors and partisans of the Revolution.

INDEX

Mots-clés : Rabaut Saint-Étienne, protestantisme, huguenot, radicalisation, pasteur, caricature, calomnie

AUTEUR

CÉLINE BORELLO Université de Haute-Alsace, CRESAT [email protected]

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De Brumaire à la formation de l’État bureaucratique consulaire : le rôle des républicains conservateurs From Brumaire to the Creation of the Bureaucratic State under the Consulate : the role of Conservative Republicans

Soulef Ayad-Bergounioux

1 À compter du second Directoire, une dizaine de républicains conservateurs, parmi lesquels les auteurs les plus prolifiques de la période révolutionnaire et les membres les plus actifs de l’élite administrative consulaire, ceux qui ont le plus nettement contribué à la formation de l’État bureaucratique, se rassemblent autour de Sieyès (1748-1836) et Rœderer (1754-1835). Tous s’engagent activement dans un projet commun de renversement de la République directoriale. Autoproclamés « républicains modérés », en opposition aux « démagogues et royalistes », leurs objectifs sont connus et autorisent à les qualifier de républicains conservateurs. Ils entendent renverser le Directoire et instaurer une République conservatrice, reposant sur « l’égalité des droits dans l’inégalité des conditions »3. Cet article entend préciser le rôle de ces membres de l’élite « modérée » dans le coup de force brumairien sans par ailleurs dénier celui qu’ont pu y jouer d’autres forces politiques et/ou intellectuelles comme, par exemple, les « Idéologues ». La découverte récente d’une partie des archives du Conseil d’État consulaire4 – dont la grande majorité avait pourtant été détruite sous la Commune –, en a permis une connaissance plus approfondie, que cet article se propose d’exposer.

2 Parmi les républicains conservateurs les plus actifs, il faut compter trois présidents de sections (Intérieur, Législative et Finances) du Conseil d’État consulaire, les principaux rédacteurs de la Constitution de l’an VIII et du Code civil, et un ministre de la Justice, soit Félix Bigot Préameneu (1747-1825), Antoine Boulay de la Meurthe (1761-1840), Michel Regnaud de Saint-Jean-d’Angély (1762-1819) et Claude-Ambroise Régnier (1746-1814). Tous appartiennent à la bourgeoisie robine, c’est-à-dire à ces lignées de juristes qui, après un siècle d’investissement lignager, se voient brutalement écartées du cursus honorum robin, dans les années 1780. À la suite de la crise de reproduction qui

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affecte la société absolutiste, tous s’engagent dans le processus révolutionnaire pour s’en éloigner ensuite ouvertement, à compter de la Terreur. Ils s’estiment alors spoliés d’un pouvoir qu’ils ont arraché de haute lutte, et qu’ils considèrent comme leur revenant de droit. Sous le Directoire, ils risquent un coup de force, en brumaire an VIII. Il s’agit de pallier l’instabilité de la période directoriale, afin de pérenniser leur position. C’est à cette fin que Sieyès et Rœderer se rapprochent d’Antoine Boulay, de Félix Bigot Préameneu, de Michel Regnaud et de Régnier. Les cinq derniers seront rejoints sous le Consulat par Joseph Bonaparte (1768-1844)5.

3 Aussi la défection de l’abbé, en 1800, est-elle concomitante du processus de structuration de la nouvelle organisation étatique, née de la société révolutionnée6 : l’État bureaucratique consulaire. De fait la période consulaire marque-t-elle un tournant dans le processus révolutionnaire. La République de l’an VIII correspond à l’épisode ultime de la lutte exacerbée qui oppose, depuis dix ans, les élites, pour la mainmise sur les principaux monopoles étatiques (cœrcition physique et symbolique, juridico-administratif et fiscal). C’est, en effet, au terme des événements brumairiens que les républicains conservateurs prennent provisoirement le dessus sur leurs opposants, « démagogues et royalistes », et s’imposent comme nouvelle élite légitime, c’est-à-dire comme bourgeoisie d’État7. Les archives du Conseil d’État, notamment celles contenues dans les fonds privés Rœderer8, et celles du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale9, permettent de revenir sur l’étape finale du conflit révolutionnaire et, par là, de préciser le rôle joué par ces républicains conservateurs dans le coup de force brumairien. Enfin, leur contribution à la construction de l’État bureaucratique, en favorisant une étude précise des critères de sélection de ses administrateurs, permet de dégager la logique du mode de reproduction bureaucratique consulaire et, par là, de spécifier les fondements de la « domination bourgeoise », elle-même produit du processus révolutionnaire.

Conditions historiques de possibilité d’un rapprochement des républicains conservateurs (1797- Brumaire an VIII)

4 Qui sont les républicains conservateurs rassemblés autour de Sieyès et Rœderer ? Pourquoi se qualifient-ils de « républicains modérés » ? À quelle date et à quelles fins politiques se sont-ils regroupés ? Autant de questions légitimes auxquelles il s’agit de répondre en recourant aux écrits privés (correspondances, journaux intimes) de la bourgeoisie d’État consulaire, et aux archives du Conseil d’État10.

5 À compter du second Directoire, les allusions à un coup de force pour rétablir « l’ordre républicain » sont légion dans les correspondances de Rœderer et de Boulay. Aussi est- il possible de supposer que l’objet premier du rassemblement d’une partie des élites conservatrices autour de Sieyès et Rœderer a pour objet le renversement de la République directoriale11. D’ailleurs les échanges épistolaires que Rœderer entretient avec Boulay à l’automne 1797 le confirment. C’est sur la recommandation du second que le général Hoche (1765-1797)12 est pressenti pour devenir l’épée du prochain coup d’État. Sur les conseils de Boulay, le Mosellan s’ouvre sur les projets politiques des modérés au général Hoche : « Je crois que les bons citoyens ont tous des reproches à faire à tous les partis. Je crois que le Directoire aura contribué à nous rendre le royalisme par son défaut

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d’art dans le gouvernement intérieur, autant que par son défaut de fermeté. Je crois ainsi que le royalisme nous aura rendu la Terreur par les sots […]. Maintenant il me reste à désigner celui des généraux à qui pourra demeurer l’avantage, s’il y a une guerre civile, qui soit assez fort contre ses ennemis, contre ses amis, et contre lui- même, pour ne faire de sa victoire qu’un usage favorable à la liberté »13.

6 Plusieurs éléments situent le projet de coup de force entre germinal et fructidor an V. Rœderer fait allusion à la victoire des royalistes aux élections de germinal an V, et à ses conséquences politiques. Le Mosellan les déplore d’autant plus qu’elles contrarient leur projet. Ainsi, l’intention de recourir à la force constitutionnelle afin d’assurer définitivement la prééminence des « modérés » remonte-t-elle à 1797. Le rassemblement de ces républicains conservateurs le précède de peu, comme le laissent supposer les écrits épistolaires de Rœderer. À cette période, les allusions aux « élites modérées [celles qui] s’opposent […] courageusement aux ennemis de la Patrie [« royalistes et démagogues »] »14 y sont d’ailleurs légion.

7 L’instabilité chronique du second Directoire facilite en effet le rapprochement tactique et affectif des robins libéraux et des conservateurs. La proximité idéologique qui pousse les élites « modérées » à vouloir le retour à l’ordre, c’est-à-dire la naturalisation de la hiérarchie sociale issue de la Révolution française, justifie leur rapprochement et réactive les alliances qui prévalaient en 1789. Regnaud et Rœderer, qui se connaissent pourtant depuis 1789, puisqu’ils ont tous deux été élus représentants du tiers état aux États généraux et ont fréquenté un temps les feuillants, n’approfondissent leur relation qu’à compter de la République directoriale. Leurs deux fils, Auguste Regnaud et Antoine-Marie Rœderer, élèves à Polytechnique, entretiennent également des liens étroits, et seront personnellement impliqués dans le coup de force brumairien15. Les liens qu’entretiennent les républicains conservateurs sont, pour certains, anciens. Ils sont parfois attestés avant même la Révolution. Il en va ainsi de Boulay et de Régnier. C’est en effet au second, alors avocat, qu’il revient de présenter son futur collègue à l’audience publique qui officialise sa nouvelle fonction16. Il en va de même concernant Rœderer et Régnier, qui intègrent le Parlement de Metz dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. L’ancienneté des relations que Sieyès nourrit avec ces cinq agents facilite dès lors leur rapprochement. C’est l’abbé qui introduit Bigot Préameneu au club de Valois, et le met dans le secret des événements brumairiens. Le Directoire, qui marque un véritable tournant dans la carrière politique de Boulay, est suivi d’un élargissement de son réseau. Il intègre en thermidor an V la commission chargée par le Conseil des Cinq- Cents d’examiner la question de « l’organisation des réunions publiques, suite à la création du Cercle Constitutionnel pour contrer les Clichyens ». C’est à cette période qu’il se rapproche des membres du parti « modéré » tels que Roederer et Sieyès. Ces derniers entretiennent une relation épistolaire intense dès 1788. Peu après les événements thermidoriens, Rœderer se confie à l’abbé : « malgré ma servitude privée, je souhaite, mon cher ami, que vous soyez bientôt aussi libre que moi ; que vous puissiez aussi regarder la Seine couler comme je le fais et vais le faire plus que jamais de mes fenêtres ; enfin grommeler ensemble sur l’espèce humaine […] et réaliser enfin à nous deux la grande faction des insociables […]. Je vous embrasse tendrement »17.

8 Le ton amical de la lettre et l’ancienneté de leur relation ne font pas de doute. Enfin Regnaud et Sieyès se rapprochent dès l’été 1791, où tous deux adhèrent aux Feuillants. Regnaud n’est pas étranger au rapprochement de l’abbé et du général, qu’il fréquente assidûment à compter de l’an III.

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9 Malgré la proximité idéologique et affective des « modérés », il leur a fallu plus de deux ans pour mettre en œuvre le projet de renversement de la République directoriale. C’est que les événements fructidoriens, les décès consécutifs des généraux Hoche et Joubert les ont contraints à porter leur dévolu sur Bonaparte, dont ils se défiaient unanimement. Les écrits épistolaires de Rœderer sont sans équivoque. Il correspond à plusieurs reprises avec Boulay, notamment à propos du plan constitutionnel de l’an VIII : « Craignant de ne pas vous trouver, je vous dis ici, mon cher Rœderer, qu’ayant parlé hier au citoyen Sieyès de la disposition où vous étiez de travailler à la rédaction des articles constitutionnels, il en a été enchanté. Voyez le donc le plus tôt possible, il vous remettra tous ses matériaux à cet égard. Je vous salue, Boulay »18.

10 En comparant les informations contenues dans ce billet que Boulay destine à Rœderer, à celles divulguées par le journaliste dans sa Notice, il est possible de préciser la nature des relations qui lient Bonaparte aux républicains « modérés » et par là même, de préciser le rôle de chacun dans le coup de force : « Talleyrand et moi [Rœderer] fûmes les deux intermédiaires qui négocièrent entre Sieyès et Bonaparte. Tous les yeux étaient ouverts sur l’un ou sur l’autre. Nous nous étions interdit toute entrevue particulière […]. Talleyrand était l’intermédiaire qui concertait les démarches à faire et la conduite à tenir. Je fus chargé de négocier les conditions politiques d’un arrangement »19.

11 Regnaud occupe alors des fonctions semblables à celles de Talleyrand, mais cette fois pour le compte de Bonaparte. Apparemment Boulay et Rœderer sont responsables, respectivement, pour Sieyès et Bonaparte, de la gestion de leurs relations politiques. Pourtant tous deux sont intimement liés à Sieyès. La correspondance que Rœderer entretient avec « son ami » Sieyès est éloquente. Aussi est-il probable qu’il s’agisse ici d’une manœuvre de ces républicains conservateurs, qui s’inquiètent des conséquences d’un coup d’État dans lequel un général est personnellement engagé. Les écrits épistolaires de Rœderer le confirment : « On me dit, mon cher ami, que vous refusez la place qui vous est conférée. Je vous supplie, je vous conjure au nom de la patrie et de la liberté de prendre encore quelques jours pour interroger votre conscience sur ce que vous êtes en droit de faire. Ne nous abandonnez donc pas à la perversité et à la stupidité »20.

12 En exhortant Sieyès à faire fi du différend politique qui l’oppose à Bonaparte sur la question du pouvoir exécutif, Rœderer dévoile la prédominance de sa relation avec Sieyès sur celle qu’il entretient avec Bonaparte. Il en va de même pour Boulay qui regrette, dans ses Mémoires, les soupçons injustifiés de Sieyès à son égard : « Le soir du même jour, j’allai chez Sieyès ; je le trouvai sombre et son accueil fut très froid. Il était persuadé, comme je l’appris le lendemain [par Rœderer], que je l’abandonnais pour me tourner entièrement du côté de Bonaparte. Il se trompait assurément »21.

13 Fidèles à la tradition rousseauiste, tous trois se méfient des conceptions de Bonaparte en matière de pouvoir exécutif. Boulay en fait état dans ses Mémoires. Sieyès s’oppose à un pouvoir exécutif trop puissant et s’en explique à Boulay : « la tendance naturelle du gouvernement [l’ordre exécutif] est d’augmenter sans cesse ses attributions et ses prérogatives »22. C’est pourquoi, il désire le voir partagé entre deux consuls et quatorze ministres, chargés de l’exécution des lois. Surtout, le Collège des conservateurs, futur Sénat, dont la « principale destination est de maintenir la constitution dans toute sa pureté. [Il peut ostraciser] […] tout citoyen éminent par ses talents et ses services

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[pouvant] exercer sur la multitude un ascendant […] général et aveugle »23 et ainsi troubler l’ordre public. Pour Sieyès, le pouvoir exécutif doit trouver son équilibre dans les contre-pouvoirs établis en son sein. Conscient des risques liés à la personnalisation du pouvoir, il s’applique à lui trouver un palliatif. Or le général ne l’entend pas ainsi. L’absence d’alternative amène Boulay comme Rœderer à céder sur cet aspect. Ainsi, la proximité politique et affective de ces agents avec Sieyès supplante celle qu’ils ont développée avec Bonaparte. Aussi le coup d’État brumairien est-il, pour une bonne part, le fait des républicains « modérés », notamment Sieyès, Rœderer, Boulay, Regnaud, attachés à justifier leur pouvoir et ainsi à s’imposer comme élite légitime. Au soir du 19 Brumaire, il leur reste à justifier leur coup de force, à en effacer l’arbitraire. Ils ont non seulement joué un rôle central dans la préparation et l’exécution des événements brumairiens, mais ils sont en outre placés au cœur du processus de légitimation du coup de force de novembre 1799.

14 C’est par un coup de force légal que les républicains conservateurs, désireux de rompre le compromis constitutionnel de l’an III, s’imposent comme nouvelle élite dominante. Brumaire ne suscite pourtant aucune révolte locale24. Comment expliquer ce relatif consensus25 ? L’analyse des discours, placards et articles de presse produits par les conjurés durant la phase de légitimation du nouveau pouvoir, soit entre les mois de brumaire et frimaire an VIII permet d’y répondre. Afin de légitimer leur pouvoir, ils adoptent au soir du 19 Brumaire une double stratégie. Ils envoient dans les municipalités des missionnaires chargés du maintien de l’ordre public et justifient, par des discours officiels prononcés au sein des anciennes chambres représentatives directoriales, leur coup de force. L’absence de soulèvement témoigne de leur efficacité. Aussi leurs discours peuvent-ils être considérés comme une méta-sociodicée, c’est-à- dire une justification théorique par les dominants de leur nouveau pouvoir, dont la légitimité est renforcée par l’officialisation qui en efface l’arbitraire. Ainsi, Boulay, président de la commission chargée « d’examiner la cause de ses maux [la République directoriale] et d’indiquer les moyens de les faire cesser », argue de la légalité et de la nécessité du coup de force de l’an VIII afin de le justifier. D’après lui, l’alliance avec les « néo-jacobins » apparaît désormais bien inutile, d’autant qu’elle se serait avérée néfaste pour les « modérés ». Les conditions de l’an II ne sont pas celles de l’hiver 1799. À lui seul, le compromis constitutionnel de l’an III expliquerait l’instabilité de la République. Regnaud et Rœderer, rédacteurs des adresses aux Français placardées dans tout Paris, le 19 Brumaire, recourent à d’identiques arguments pour justifier le coup de force : faire face aux menaces que font peser les « véritables ennemis de l’Intérieur », « démagogues et royalistes », sur la République, en les excluant du jeu politique ; réformer une république « agonisante », reposant sur un compromis de circonstance, celui de thermidor an II. Il est temps maintenant d’établir les bases d’un « ordre social juste » assis sur les principes de propriété, de liberté et d’égalité des droits dans l’inégalité des conditions26. Tout comme Boulay, ils réactivent les pratiques discursives de l’an III, renvoyant dos-à-dos « démagogues et royalistes »27, et invoquent le contexte extérieur troublé de l’été 1799, pour justifier le recours à des mesures extrêmes. L’effet structurant de la tempérance dans les pratiques discursives des hommes de loi est dès lors peu surprenant. Elle est comme consubstantielle à une profession qui dit le droit après avoir procédé à l’examen impartial, dépassionné des faits. Le modérantisme seul peut assurer la paix d’une société gouvernée par ces hommes maîtres d’eux-mêmes et capables, par suite, de discernement. C’est pourquoi les « modérés » rapprochent continuellement la situation de l’été 1792 de celle de Brumaire. À l’été 1799 un emprunt

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forcé de cent millions est levé sur les riches. La loi sur les otages est adoptée le 24 messidor an VII, soit le 12 juillet 1799. Trois jours après, un toast à « la résurrection des piques » est publiquement porté par le général Jourdan. Effrayés, les « modérés » ferment le Manège, club politique où se regroupent les « républicains démocrates ». Le contexte est propice à la réactivation des schèmes cognitifs stigmatisants de l’élite juridique bourgeoise, et dont est pleine la sociodicée, qui justifie ses privilèges. Cette dernière relègue les classes populaires à une position inférieure et les rapproche, en symétrie inversée, des « royalistes » et des « démagogues », dont elles partageraient les tares, notamment la haine du travail et du talent : « Dans l’intérieur, des ennemis presque aussi redoutables que l’étranger, se sont plusieurs fois relevés au milieu de nos alarmes ; la sanglante anarchie a plusieurs fois offert le combat à la basse tyrannie, et c’est à leurs débats qu’a tenu jusqu’à présent le salut des citoyens. Cependant quels accommodements n’a pas obtenu l’anarchie ? Des impôts spoliateurs ont ébranlé la propriété ; la loi des otages a détruit la sûreté personnelle ; la guerre civile s’est allumée et embrase une partie de la République ; une portion nombreuse de l’armée des Français est poussée au désespoir ; la circulation des subsistances est arrêtée »28. Les républicains conservateurs incriminent ouvertement les « néo-jacobins » qui ont tenté de résister au coup de force. C’est pourquoi, les « séditieux, les furieux », bref les « anarchistes » sont rendus responsables de la situation. Mais une place est ménagée pour les élites révolutionnaires et royalistes qui se soumettraient au nouvel ordre des choses : « si l’on considère, par exemple, le Conseil d’État une année après Brumaire, on dirait que Fructidor n’a jamais eu lieu. Assis les uns à côté des autres, on retrouve plusieurs victimes des purges ou déportations de Fructidor (des hommes comme Benézech, Portalis, Emmery, Fleurieu) et plusieurs partisans du coup de Fructidor (Boulay de la Meurthe, Berlier, Réal, Français de Nantes) »29. Cette double logique d’intégration et d’exclusion des « anarchistes et des royalistes » suffit à légitimer le coup d’État. C’est que le dénigrement des « ennemis de l’Intérieur », « néo-jacobins et royalistes », la peur sociale qu’inspirent les revendications politiques populaires sont des poncifs désormais largement répandus dans la société consulaire. L’action de la presse libérale et conservatrice – Le Conservateur, La Décade, le Journal de Paris –, qui s’évertue depuis l’an V à les publiciser, a certes grandement favorisé l’adhésion à de tels préceptes30. Mais c’est essentiellement parce qu’il existe un consensus sur les valeurs, le modérantisme et l’attachement à la propriété, que les citoyens acceptent aussi facilement le coup de force. C’est pourquoi celui-ci a pu constituer l’étape finale du conflit ouvert dès 1789 entre élites révolutionnaires et contre-révolutionnaires.

15 À l’hiver 1799-1800, ce groupe de républicains conservateurs et leurs alliés finissent par provisoirement l’emporter. Ils s’imposent alors comme bourgeoisie d’État et engagent leur conception du monde social et leur système de valeurs dans la construction de la nouvelle structure étatique. Leur compétence juridique les rend indispensables à l’organisation du nouvel ordre consulaire. C’est parce que la bourgeoisie d’État parvient à s’imposer comme élite légitime, à la suite des événements brumairiens, qu’elle a désormais la possibilité de délimiter le cadre au sein duquel les agents luttent pour le monopole du capital étatique.

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Le champ bureaucratique consulaire ou la lutte pour le monopole des instruments de pouvoir

16 L’État bureaucratique consulaire est une invention de la Robe révolutionnée, notamment des républicains conservateurs rassemblés, à compter de l’hiver 1799-1800, autour de Rœderer et de Joseph Bonaparte. En tant que fictio juris, il est forgé par l’élite juridique bourgeoise, qui y investit son ethos, c’est-à-dire un système de valeurs. C’est en le considérant comme tel qu’il sera dès lors possible de déconstruire les mécanismes du système de reproduction bureaucratique, et par là, de préciser le processus d’institutionnalisation, donc de légitimation, du pouvoir de l’élite administrative d’État de la période consulaire. Le champ bureaucratique, en tant que subjectivité institutionnalisée, reproduit les structures cognitives de l’ethos modéré, auxquelles il ajoute une légitimité propre que lui confère son inscription dans l’ordre des lois. L’analyse du fonctionnement interne du Conseil d’État, et plus particulièrement l’étude des critères de sélection des conseillers d’État, permet de saisir les mécanismes cachés, invisibles, sur lesquels repose le maintien de l’ordre social, c’est-à-dire la reconnaissance par le plus grand nombre du bien-fondé de la hiérarchie sociale issue de la société révolutionnée, qui situe la Robe à son sommet. À cette fin seront préalablement définies les fonctions des conseillers d’État, dont Boulay et Rœderer, sont justement les inventeurs. Il est institué par arrêté consulaire du 4 nivôse an VIII (25 décembre 1799). Trente-quatre conseillers d’État sont nommés (article I). Ils sont répartis en cinq sections : Guerre, Marine, Finances, Législation, Intérieur. Celles-ci sont chargées sous le Consulat, de l’organisation puis de la gestion des principaux monopoles étatiques (juridique, économique, coercition physique et symbolique). Les sections de l’Intérieur et de la Législation sont les plus importantes31. Elles ont en charge l’organisation administrative et judiciaire de la République, autrement dit celle du monopole juridico-administratif. Ce dernier, en tant que monopole symbolique sublimé, permet au groupe qui le détient d’assurer, par l’objectivation, la légitimité de son pouvoir. Sous la République consulaire, les républicains « modérés » en sont les principaux détenteurs. En effet, en l’an IX (1800-1801), Boulay et Rœderer sont les présidents des principales sections du Conseil d’État, Intérieur et Législative. C’est ce que laisse transparaître le règlement du 25 décembre 1799, qui organise et définit les fonctions législatives du Conseil d’État. Il regroupe les principaux administrateurs de la République, auxquels il confie l’essentiel des prérogatives en matière législative.

17 La Constitution de l’an VIII ainsi que le Règlement du 4 nivôse an VIII, dont les notes se trouvent dans les archives du Conseil d’État, permettent de préciser les fonctions des conseillers d’État. Quelles sont leurs attributions constitutionnelles ? En vertu de l’article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII, le Conseil d’État, sous la direction des consuls, est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements administratifs, ainsi que de résoudre les problèmes afférents à ces questions (article XI). Dans les faits, il a l’initiative des lois. Sous la République consulaire, la formation des lois nécessite trois démarches distinctes, qui sont autant de limites officielles assignées aux pouvoirs exécutif et législatif, que se partagent les consuls, notamment le Premier d’entre eux, Bonaparte, et les conseillers d’État : la proposition et la rédaction des lois, la discussion et leur proclamation. Les conseillers d’État ont en charge les deux premières étapes. Ils transmettent ensuite leur projet aux ministres. Ces derniers, à leur tour, le soumettent aux consuls (article VII). Les lois sont ensuite discutées au sein de la section concernée

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du Conseil d’État. Les consuls y sont présents. Les ministres également, mais leur avis est uniquement consultatif (articles VIII, IX et XI). En vertu de l’article IX de l’arrêté du 4 nivôse an VIII, après accord des consuls, les règlements sont adoptés sans discussion préalable devant le Tribunat. Ce dernier discute uniquement les lois. Aussi les ministres ont-ils été écartés de la rédaction des actes constitutionnels. Dans leur grande majorité, les réformes constitutionnelles et administratives ont été adoptées par règlement. C’est le cas du Conseil d’État. La principale chambre représentative n’intervient qu’en aval. Ce sont les conseillers d’État qui disposent de l’initiative des lois, en accord avec les consuls qui sont chargés de la nomination du conseiller d’État auquel revient la rédaction de la loi. L’accord du Tribunat est néanmoins nécessaire à l’adoption à cette dernière. En cas de contentieux, la loi est à nouveau discutée au sein du Corps législatif, qui décide ou non de la valider. En dernier recours, ce sont les conseillers d’État qui, à la demande des consuls, statuent sur ladite loi. Ils sont également chargés de la gestion des litiges sur « le sens des lois » (article XI). Lorsqu’un ministre estime qu’un changement est nécessaire, il doit présenter un avis motivé aux consuls. Ces derniers le renvoient à l’examen de la section compétente. Les demandes des ministres sont alors discutées au sein de la section du Conseil concernée. Celle-ci motive son avis auprès du consul qui, à son tour, la renvoie au Conseil d’État. C’est à ce dernier que revient en définitive la décision de tenir compte de l’avis des ministres. Il est jugé en fonction de sa conformité avec les principes de la Constitution, les vues du gouvernement et l’intérêt de l’État, eux-mêmes préalablement définis par la bourgeoisie d’État. En définitive, sous la République consulaire, les conseillers d’État ont l’initiative des lois et des règlements, les consuls ne faisant que valider un état de fait. Les décisions prises en amont par les juristes sont majoritairement validées. Ainsi l’élite juridique bourgeoise est la fondatrice de l’État bureaucratique consulaire. C’est elle qui détient le monopole du capital étatique, à son profit.

18 Les archives du Conseil d’État le confirment. Les fonds privés Rœderer contiennent l’un des rares procès-verbaux d’une des séances de la section de l’Intérieur du Conseil d’État, au moment où elle remplit les fonctions d’assemblée constituante32. Il porte sur le débat qui a précédé l’instauration des listes de notabilités, instituées par la Constitution de l’an VIII. Il prouve que, dans les faits, le pouvoir de décision des consuls et notamment du Premier Consul, Napoléon Bonaparte, est limité par sa relative exclusion de l’administration bureaucratique. Bonaparte est catégoriquement opposé à l’instauration de listes de notabilités. Durant cette séance, il ne cesse d’interpeller les conseillers d’État sur la faisabilité d’un tel projet : « La Constitution permet-elle de former des assemblées électorales et de déléguer ainsi le droit d’élire »33 ? Plusieurs des républicains « modérés » (Boulay, Régnier, Regnaud) interviennent et se rangent apparemment du côté de Napoléon Bonaparte. Ils prolongent son questionnement, mais en tirent des conclusions opposées. En prétextant du caractère anticonstitutionnel des listes de notabilités, Bonaparte envisage de limiter le pouvoir des élites administratives d’État, ses principaux opposants, qui, en déterminant les listes des élus à l’échelle locale, pourraient contrecarrer son influence. Regnaud et Régnier, après avoir feint de partager les inquiétudes de Bonaparte, n’hésitent pas à prendre un parti contraire : « Les citoyens Regnier et Regnaud […] ne regardent pas le texte de la Constitution comme assez impératif pour qu’on ne puisse, si on le croit convenable, recourir à la formation d’assemblées électorales »34. [Rœderer surenchérit] : « Le citoyen Rœderer […] croit contraire à l’esprit de la constitution et aux principes de la

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liberté, tout mode de désignation qui forcerait les votants de sacrifier le juste désir d’aller chercher plus loin un Citoyen probe et capable, à l’obligation de choisir autour d’eux » 35.

19 Or ce sont les conseillers d’État qui finissent, sous le Consulat, par l’emporter. « Les articles 7, 8 et 9 de la Constitution ordonnent la formation de listes graduelles, où seront inscrits les citoyens jugés les plus propres à gérer les affaires publiques dans les magistratures communales, départementales et nationales. L’article 14 veut que ces listes soient formées, pour la première fois, dans le cours de l’an 9 »36. Les listes de notables sont dressées à partir d’un seul et même critère, « le mérite de ceux qui se sont distingués par leur service à l’État »37. Elles seront ensuite ratifiées par le peuple tous les trois ans, et les sortants pourront être reconduits. Ainsi, malgré l’article 41 de la Constitution, qui donne le droit au Premier Consul Bonaparte de nommer les ministres, les ambassadeurs, les officiers, les magistrats et les membres des administrations locales, les conseillers d’État finissent par imposer leur conception du monde social. En imposant les listes de notabilités, ils prescrivent leur conception de l’administrateur idéal, donc leur ethos. C’est en fonction de leur système de valeurs qu’est déterminée la position des administrateurs d’État dans le champ bureaucratique. Le pouvoir de Bonaparte est limité par le cadre même de ces nominations. C’est au sein des listes de notabilités, qu’il est contraint de choisir les fonctionnaires. Or, ces listes sont établies à la discrétion du président de la section de l’Intérieur du Conseil d’État et du ministre de l’Instruction publique, fonctions respectivement occupées par Rœderer entre 1799 et 1802, et entre mars et septembre 1802. En prescrivant les principes d’ordonnancement du champ administratif, la bourgeoisie d’État impose ses normes politiques comme dominantes. C’est parce qu’elle dispose au lendemain de Brumaire, de la mainmise sur le capital juridique, sorte de capital symbolique sublimé, qu’elle parvient à imposer sa propre définition du conseiller d’État. Elle s’assure ainsi le monopole des hautes charges administratives d’État. Les critères de sélection des auditeurs du Conseil d’État le confirment.

20 C’est par un arrêté du 19 germinal an XI38 que sont créés les auditeurs du Conseil d’État dont Régnier est le fondateur. Ils sont chargés de préparer les dossiers que devra examiner le Conseil. Ils constituent la première étape de la carrière administrative d’État : « un auditeur […] n’est pas comme le serait un fonctionnaire subalterne dans une administration centrale, voué à des tâches obscures en attendant que son âge lui permette de faire mieux. Il est directement au contact des hauts dignitaires, et souvent même chargé de missions ou de fonctions importantes »39.

21 Leur nombre est initialement arrêté à seize. Mais dès 1804, ils sont soixante-douze puis deux cent cinquante-neuf, en 1813. À compter de décembre 1809, un décret stipule que pour être nommé auditeur, il faut être âgé d’au moins vingt ans, avoir rempli ses obligations militaires et disposer d’au moins six mille francs de revenus annuels. En outre, à partir de janvier 1813, l’obtention d’une licence en droit ou de la licence ès sciences est une obligation légale40. Ce resserrement dans la sélection des auditeurs ne fait qu’entériner un état de fait. C’est ce que montrent les archives du pouvoir exécutif41. Le mérite associé au travail est, au même titre que la recommandation et l’aisance financière, un critère essentiel à la sélection des candidats. Les propriétés distinctives de la bourgeoisie d’État (l’éloquence civique, le désintéressement, le modérantisme, le mérite associé au talent, le labeur) sont transfigurées par la

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reconnaissance officielle qui leur est accordée. On les retrouve dans les Observations concernant les candidats : « il a reçu une bonne éducation ; c’est un jeune homme de vingt ans qui a fait d’excellentes études ; il est très instruit ; animé de talent ; annonce d’excellentes dispositions ; beaucoup de zèle au travail ; élève de l’école polytechnique, sujet distingué ; homme studieux et d’une excellente conduite ; il a développé de l’activité et des talents ; il a du zèle et des connaissances, […] ; on le regarde comme un des meilleurs ; instruit, ayant du zèle et de l’activité ; bon sujet, du talent ; bon administrateur, laborieux ; probe, environné de confiance et d’estime »42.

22 Comme le montrent les descriptions des auditeurs « méritant » leur intégration au Conseil d’État, c’est tout leur être social qui structure in fine l’identité de la nouvelle élite administrative. En 1809, les auditeurs au Conseil d’État sont dans leur grande majorité licenciés en droit ou es sciences. C’est le cas de 78 % d’entre eux. La plupart ont fréquenté l’École Polytechnique. Tous ont été introduits par un membre de l’administration étatique. Ainsi Arnault, « fils du secrétaire général de l’Université impériale, neveu de Regnaud de Saint-Jean-d’Angély » comme « Combis Sieyès [qui] a épousé la nièce du Sénateur Sieyès »43, sont tous deux rapidement nommés conseillers d’État. Près de 85 % des auditeurs sont indépendants financièrement. Leur rente qui se monte en moyenne à 8 000 francs annuels, les situe du côté de l’aisance relative44. Capacités et capitaux sont deux critères essentiels dans la sélection des auditeurs. Ils témoignent de l’alliance des élites économiques et juridiques. En institutionnalisant ses critères de nomination, la bourgeoisie d’État oblige les élites de la nation, économiques notamment, à adopter les règles de la condition robine. L’ethos modéré est ainsi transmué en système officiel de valeurs, autrement dit en dispositions permanentes, qui permet à la bourgeoisie de Robe et à ses alliés d’accaparer les hautes charges administratives d’État. Par l’officialisation de son ethos, l’élite juridique bourgeoise efface l’arbitraire de son pouvoir et pérennise sa domination. Elle impose ses schèmes classificatoires (mérite, désintéressement, modérantisme et éloquence civique) comme normes universelles de toute hiérarchie, c’est-à-dire de tout ordre social45. Dès lors, la lutte politique se transmue en une lutte cognitive pour l’imposition de la vision acceptable et reconnue du monde social. Elle est ontologiquement liée à la réforme des structures administratives d’État. Elle facilite la normalisation du champ révolutionnaire. Aussi, sous le Consulat et sous l’Empire, les conflits sont-ils limités au champ du pouvoir. C’est ce que laissent transparaître les conflits qui opposent les « modérés », rassemblés autour de Rœderer et Joseph Bonaparte, à Fouché, puis aux « bonapartistes », sous l’Empire.

Les luttes au sein du champ administratif sous l’Empire

23 À la suite de Brumaire, la normalisation du champ de luttes révolutionnaire aboutit à la structuration du champ bureaucratique, transmué en espace normé au sein duquel les élites sont en concurrence pour le monopole du capital étatique, qui donne pouvoir sur les autres formes de capital (économique, culturel, social) et permet la manipulation légitime des biens publics. Il a pour effet de circonscrire les luttes de pouvoir au champ administratif et, par là, d’en limiter l’effet déstabilisant. Le conflit opposant les « modérés » à Fouché et à Napoléon Bonaparte, est un exemple particulièrement révélateur de la stabilisation du champ révolutionnaire transformé, sous le Consulat,

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puis sous l’Empire, en champ bureaucratique au sein duquel les élites luttent pour le monopole légal et légitime du capital étatique « donnant pouvoir sur les différentes espèces de capital et sur leur reproduction »46. À l’hiver 1799-1800, le contexte est favorable à l’élite administrative d’État. Ses membres parviennent à imposer leur plan constitutionnel. La défection de Sieyès, qui suit de près la proclamation de la Constitution de l’an VIII, n’entraîne pas leur chute. C’est à cette période qu’ils se regroupent autour de Joseph Bonaparte, le frère aîné de Napoléon, qui se présente alors comme un fervent défenseur de la République consulaire. Les liens qui l’unissent à Rœderer sont anciens. Ils remontent au Directoire : « d’étroites relations s’étaient dès longtemps établies entre Joseph Bonaparte et Rœderer. Elles remontaient à l’époque où Joseph, revenu de son ambassade à Berlin, fut appelé à siéger au Conseil des Cinq Cents comme représentant de la Corse. […]. Ils étaient unis d’opinion et se voyaient sans cesse »47.

24 Rœderer rassemble ses proches Boulay, Regnaud, Régnier, autour de Joseph Bonaparte. Ils seront ponctuellement rejoints par Talleyrand, Lucien Bonaparte, Félix Bigot Préameneu. Entre 1799 et 1815, les « modérés » entrent en concurrence ouverte avec les « bonapartistes » pour le monopole du capital étatique. Pourtant le conflit qui les oppose à Fouché (1754-1820) sous le Consulat éclipse rapidement celui engagé dès le commencement des événements brumairiens avec le Premier Consul. Cet épisode constitue un moment significatif et méconnu des luttes qui traversent le champ bureaucratique consulaire. Non seulement il lui est circonscrit, mais il ne s’ensuit encore aucune remise en cause de la domination de l’élite juridique bourgeoise. Cette dernière s’est imposée comme figure légitime de l’administrateur d’État en institutionnalisant son ethos. Les conflits personnels, dès lors qu’ils ne remettent pas en cause les critères de définition institutionnalisés des élites administratives d’État, se ramènent à des non-événements, parce qu’entièrement limités à l’espace bureaucratique. C’est le cas du conflit qui oppose une partie des républicains conservateurs à Fouché et, à travers lui, aux « démagogues ».

25 Les diatribes des robins à l’égard de Fouché, « l’ami des terroristes », jusqu’alors restreintes à un cadre strictement privé, sont ouvertement exprimées au sein du champ bureaucratique, à partir du printemps 1802. Elles supplantent les récriminations de Boulay et Rœderer contre le Consulat à vie. Après s’être ponctuellement rapprochés de Fouché, en raison de leur opposition au Concordat, ils en viennent à soutenir le projet de Bonaparte. Leur échec, puisque le Concordat est institué en avril 1802, met fin à l’alliance de circonstance qui les rapprochait du ministre de la Police. Les liens de Joséphine Bonaparte avec Fouché achèvent de rapprocher les « modérés », pourtant méfiants à l’égard du Premier Consul, de Napoléon Bonaparte48. Fouché éprouve des sentiments tout à fait semblables à leur égard. Il se méfie des « collaborateurs du Premier Consul […], il ne cherche pas à les gagner, mais rassemble sur chacun d’eux des fiches »49. Rœderer multiplie les pétitions contre Fouché. Elles sont toutes signées par les républicains conservateurs. S’ils se sont accommodés de l’indispensable aide de Fouché, alors ministre de la Police au moment du coup de force brumairien, ils s’évertuent à limiter l’influence de cet « homme odieux », qui a participé aux « ignominies » perpétrées par les « terroristes de 1793 »50. Pour ce faire, Joseph Bonaparte, Boulay, Regnaud, Régnier, soutenus par Bigot Préameneu et Lucien Bonaparte, s’attachent en vain à discréditer Fouché, en le présentant comme un allié des « démagogues ». Non seulement il finance leur principal journal, Le Journal des Hommes libres, mais il fait fi des réserves des élites « modérées » à l’égard du régime

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consulaire : « Qu’a donc voulu le Ministre de la Police ? Nous faire servir de pâture à la horde féroce dont il trouve bon d’assouvir la faim »51. Ces membres de l’élite administrative d’État nourrissent une aversion similaire pour les « démagogues », les « sauvages » et Fouché, tous étrangers à l’ethos du Haut fonctionnaire d’État, c’est-à- dire « celui-là seul [qui] doit être appelé de ce nom [de moraliste, car], connaissant la source d’où procède la morale et le but où elle doit tendre, [il] sait employer, pour faire sentir ses commandements et leur assurer l’obéissance, toutes les circonstances de la vie qui ont prise sur le cœur de l’homme et déterminent ses habitudes. Le moraliste est le législateur par excellence et l’homme d’État du premier rang »52. Seulement le Premier Consul qui « le craint [Fouché] »53, hésite à se débarrasser du « gêneur »54, puisqu’il conforterait nécessairement la position des républicains conservateurs. Soucieux d’éviter un renversement du rapport de forces au profit de Bonaparte, Rœderer se refuse à son tour à publiciser son opposition au Ministre de la Police. Dans une des pétitions qu’il adresse au général, il s’en explique : « j’ai cru qu’il ne convenait pas à un homme attaché au Gouvernement, surtout à un Magistrat, d’en attaquer un autre et d’offrir le scandale d’une division entre deux hommes appelés à concourir à un même but »55. Sa haine à l’égard des « anarchistes » et autres traîtres est palpable : « il [Fouché] a favorisé et […] il favorisera toujours leur renaissance, sans en avoir peut-être le dessein ; il la favorisera parce que l’infamie de sa vie passée, la multiplicité et l’énormité de ses crimes révolutionnaires, la bassesse de son esprit, de son langage, de ses manières, ses habitudes, ses liaisons l’ont identifié avec la canaille révolutionnaire, parce qu’il vit constamment avec eux dans la plus indignante familiarité. Parce que des égorgeurs connus, lui prennent les mains et le tutoient, quand ils l’abordent, parce qu’ils le regardent tous comme un camarade de boucherie »56.

26 Comme le laisse transparaître Rœderer à travers ce texte, lui et ses alliés (Bigot Préameneu, Boulay de la Meurthe, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, Régnier) craignent une probable déstabilisation de la République consulaire par les « néo-jacobins ». Fouché cristallise la somme des rancunes rentrées de la bourgeoisie d’État consulaire à l’égard des « démagogues » et de leurs alliés, les classes populaires. Ils en viennent à soutenir des mesures qui fragilisent leur position, comme l’instauration du Consulat à vie, mesure à laquelle Fouché le « régicide » est pourtant opposé. La logique du jeu finit par supplanter celles des intérêts initiaux des agents. Les prises de position des élites du champ du pouvoir dépendent de la position qu’elles y occupent et des alliances qu’elles sont amenées à contracter. Ainsi, c’est en cédant sur la question du Consulat à vie, contraire à leur intérêt, que les conseillers d’État obtiennent le soutien de Napoléon Bonaparte, qui finit par écarter Fouché en 1802. De leur point de vue, l’urgence est d’exclure définitivement les « traîtres » et les « anarchistes » du champ du pouvoir. Les manœuvres de ces membres de l’élite administrative d’État, emportés par leur haine à l’égard des « anarchistes », montrent la présence dans l’imaginaire robin de toute l’histoire révolutionnaire, notamment des luttes qui les ont opposés à la « bourgeoisie » radicale, à compter du printemps 1791.

27 La normalisation du champ révolutionnaire et ses implications, notamment l’évolution des règles de la lutte politique, sont majoritairement méconnues comme telles par les groupes concurrents. Les agents qui ont pourtant créé l’organisation bureaucratique consulaire sont dominés par un jeu dont ils ont eux-mêmes déterminé les règles. L’analyse que ces cinq républicains conservateurs font de leur déclin relatif sous l’Empire le confirme. S’ils continuent à accaparer les hautes charges administratives d’État, ils se plaignent ainsi continuellement des blessures que leur inflige le

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comportement despotique de l’Empereur. Dès septembre 1802 Rœderer est congédié du ministère de l’Instruction publique qu’il dirigeait depuis quatre mois seulement. Avec le soutien de Joseph Bonaparte, il est nommé ministre des Finances du Royaume de Naples, en 1808. Régnier est également démis de ses fonctions de ministre de la Justice en 1807 avant d’être rétabli, en 1813. Félix Bigot Préameneu est nommé ministre des Cultes, en 1808. Peu après avoir été proclamé « empereur des Français », en vertu du sénatus-consulte du 18 mai 1804, Napoléon manifeste symboliquement son pouvoir. Il rétablit Fouché dans ses prérogatives de ministre de la Police. En novembre de la même année, il fait fermer la Bibliothèque du Conseil d’État, principal lieu de sociabilité des « modérés ». Feignant l’incompréhension, Regnaud, un des membres les plus actifs de ce groupe, le « supplie d’accueillir avec bonté ses objections »57. La Bibliothèque sera néanmoins fermée et les livres détruits. L’animosité de Napoléon à leur égard est ancienne. Elle remonte aux événements brumairiens, à la suite desquels il a été indirectement évincé du jeu politique. Niant ou prétextant, selon les circonstances, la technicité des débats juridiques précédant la formation de l’État bureaucratique consulaire, les cinq conseillers d’État en ont exclu Bonaparte et ses affidés. Bigot de Préameneu, Boulay, Regnaud, Régnier et Rœderer y ont tous participé. Le comportement extravagant de Napoléon, sous l’Empire, les réveillant en pleine nuit et les giflant ne s’explique pas autrement58. Ainsi ils sont, au même titre que Napoléon, dominés par les règles du jeu politique qu’ils ont eux-mêmes élaborés. C’est leur propre conception du monde qu’ils engagent dans la construction de l’État bureaucratique. C’est celle-ci qui structure l’ordre social consulaire, et partiellement l'ordre impérial.

28 Le coup de force brumairien favorise l’arrivée au pouvoir de ces républicains conservateurs, autoproclamés « modérés » qui, en tant que membres du nouveau groupe dominant, exercent différemment le pouvoir. Il s’ensuit une relative stabilisation du champ révolutionnaire – espace de luttes non codifiées et par là continuellement déstabilisé par les conflits exacerbés de tous contre tous pour le monopole du pouvoir –, transmué en champ du pouvoir où le rapport de forces entre élites concurrentes est régi par des normes implicites, découlant d’une nouvelle organisation étatique élaborée par le nouveau groupe dominant et ses alliés. En accaparant le capital étatique, ces membres de l’élite administrative d’État officialisent la conception dominante des événements brumairiens et en effacent ainsi l’arbitraire. Ils institutionnalisent les schèmes classificatoires de leur groupe, la bourgeoisie d’État, au sommet desquels se situe leur ethos. Ils imposent leur conception du monde social comme légitime, et dominent en dominant l’État. Seulement, il faut souligner au terme de cet article que, s’ils sont actifs dans la formation de la nouvelle organisation étatique, c’est néanmoins l’histoire, c’est-à-dire les luttes au sein du champ du pouvoir absolutiste et du champ révolutionnaire, entre les années 1780 et 1799, qui à travers eux agit et la façonne. Aussi sont-ils doublement dominés, par le jeu politique et par la conception qu’ils s’en font. Ils s’engagent dans la lutte pour la mainmise sur le capital étatique en méconnaissant les fondements historiques de leurs prises de position. Or c’est la méconnaissance des conditions objectives de la structuration du champ bureaucratique qui explique la pérennité de la domination robine sous l’Empire. C’est pourquoi la bourgeoisie d’État s’évertue continuellement à dénier la violence des conflits internes au champ du pouvoir. La modération est contraignante pour un ethos qui la place au sommet des qualités de l’homme d’État. C’est cet ethos, ce système de valeurs, qui structure le mode de reproduction bureaucratique qui s’institutionnalise

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sous le Consulat et permet aux nouveaux dominants, parmi lesquels les républicains « modérés », de s’imposer comme nouvelle élite et de pérenniser ainsi leur position.

NOTES

3. Pierre-Louis RŒDERER, De la philosophie moderne, et de la part qu’elle a eue à la Révolution française, Paris, Imprimerie du Journal de Paris, frimaire an VIII, p. 6-7. 4. La reconstitution des archives du Conseil d’État a été effectuée à partir des fonds privés : Bigot de Préameneu, Gérando (Regnaud de Saint-Jean-d'Angély) et Rœderer. Voir Soulef AYAD- BERGOUNIOUX, Bourgeoisie de Robe et esprit d’État : genèse sociale et historique de la domination symbolique institutionnalisée (1775-1815), Thèse de Doctorat d’histoire de l’université de Paris I, soutenue le 9 juin 2012, sous la direction de M. le Professeur Pierre Serna. 5. Voir Archives Nationales (AN.), 29 AP 12, Archives privées du comte Pierre-Louis Rœderer, Correspondances. 6. Voir Jacques BERNET, Jean-Pierre JESSENNE, Hervé LEUWERS, « Avant-propos : acquis et perspectives », dans Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Du Directoire au Consulat : Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, op.cit., p. 20 : « nous avons voulu mettre l’accent sur ce moment spécifique [18 et 19 brumaire] du basculement d’un régime à l’autre, […], d’autant plus quand ce moment est censé clore une révolution. Il s’agit de saisir cet accéléré où se mêlent les changements profonds, les mises en scène politiques, les falsifications des résultats du régime précédent, ce passage où se nouent les reniements d’héritage et les fidélités revendiquée. Ce moment constitue évidemment une séquence particulièrement propice à l’analyse de l’alchimie de la légitimité et des liens politiques ». 7. Voir Archives Nationales (AN), 29 AP 18, Archives privées du comte Pierre-Louis Rœderer, Pièces relatives au 18 Brumaire et au Consulat. 8. AN, 29 AP 79, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Politique, administration, gouvernement. Manuscrits et imprimés sur la création du Conseil d’État. 9. Ibidem, AF IV 1042, Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale, Fonctionnement du Ministère de la Justice : correspondances, ordres de travail, bulletins des lois. 10. Voir A.N., 29 AP 79, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Politique, administration, gouvernement, Manuscrits et imprimés sur la création du Conseil d’État ; A.N. AF IV 1042, Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale, Fonctionnement du Ministère de la Justice : correspondances, ordres de travail, bulletins des lois ; A.N. AF IV 1238, Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale, Attributions des conseillers d’État et Conseil d’administration de l’Intérieur sur des matières diverses. 11. Voir AN, 29 AP 18, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Manuscrits sur les 18 et 19 brumaire an VIII et AN, 29 AP 10-13, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Correspondances. 12. C’est sous le commandement de Hoche qu’Antoine Boulay de la Meurthe, devenu capitaine, participe aux exactions militaires, à la frontière du Wissembourg, en 1793. 13. AN, 29 AP 11, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Correspondance, Lettre de Rœderer à Hoche datée du 13 fructidor an V (30 août 1797). 14. Ibidem, 29 AP 11, Archives privées du comte Pierre-Louis Rœderer, Correspondances avec Adrien Lezay.

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15. Voir AN, 29 AP 18, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer. Manuscrits sur les 18 et 19 brumaire an VIII. 16. AD Meurthe-et-Moselle, 3 B XXI 7. 17. Ibidem, 29 AP 109, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Littérature, philosophie, morale. Lettre de Rœderer à Sieyès, datée du 12 août 1795. 18. Ibid., 29 AP 10, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Correspondances. Billet de Boulay à Rœderer, non daté. 19. Ibid., 29 AP 8, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Divers (XVIIe-XVIIIe siècles). 20. Ibid., 29 AP 12, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Correspondances. Billet de Rœderer à Sieyès, daté de brumaire an VIII. 21. Antoine BOULAI DE LA MEURTHE, Mémoires, op.cit., p. 52-53. 22. Ibidem, op.cit., p. 22. 23. Ibid, p. 32-42. 24. Voir notamment le chapitre 9, « Du Directoire au Consulat : un laboratoire pour une idéologie de l’extrême centre », dans Pierre SERNA, La République des Girouettes, Paris, Champ Vallon, 2005 p. 414-466 ; Isser WOLOCH, Napoleon and his collaborators, The making of a dictatorship, New York, London, Norton, Norton, 2001. 25. Maurice AGULHON, La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, Société des Études robespierristes, 1970, p. 405 : « Tout se passe donc comme si la chute du Directoire, interprétée par les notables comme une promesse d’ordre, l’avait été par les masses populaires comme l’annonce d’un retour à la vie normale ». 26. AN, 29 AP 18, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Pièces concernant les 18 et 19 Brumaire. Machiavel. 27. Voir Marc DELEPLACE, « Tensions discursives et mises en cohérence du discours sur l’anarchie (1793-1799 », dans Marc DELEPLACE, L’Anarchie de Mably à Proudhon (1750-1850). Histoire d’une appropriation polémique, Paris, ENS éditions, 2001, p. 115-145. 28. Michel REGNAUD DE SAINT-JEAN D'ANGÉLY et Pierre-Louis ROEDERER, Un Français aux Français, dans AN, 29 AP 18, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Pièces concernant les 18 et 19 Brumaire an VIII. 29. Isser WOLOCH « Les dynamiques locales d’un coup d’État », dans Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Du Directoire au Consulat : Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, op.cit., p. 131-132. 30. Voir Pierre SERNA, op.cit., p. 446-447. 31. Voir Marie-Catherine VIGNAL, Les imprimés du Conseil d’État de l’époque napoléonienne, Paris, Mémoire de D.E.A, 1994. 32. AN, 29 AP 76, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer. Sur la représentation politique, Procès verbal de la séance du 18 thermidor an VIII (6 août 1800), portant sur les listes de notabilités. 33. Ibidem. 34. Ibid. 35. Ibid. 36. Pierre-Louis ROEDERER, Motifs du projet de loi concernant la formation et le renouvellement des listes d’éligibilité prescrites par la constitution, Paris, Imprimerie nationale, an VIII, p.1-2. 37. Ibidem. 38. AN, AF IV 1042, Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale, Fonctionnement du Ministère de la Justice : correspondances, ordres de travail, bulletins des lois. 39. Christophe CHARLE, Les Hauts fonctionnaires en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard, p. 206. 40. Voir également Jean TULARD, « Le Conseil d’État de Napoléon », dans Roland DRAGO, Jean IMBERT, Jean TULARD, François MONNIER , Dictionnaire biographique des membres du Conseil d’Etat, 1799-2002, Montrouge, Fayard, 2004, p. 13-16.

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41. AN, AF IV 1042, Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale, Fonctionnement du Ministère de la Justice : correspondances, ordres de travail, bulletins des lois. 42. Ibidem. 43. Ibid. 44. Les calculs ont établi à partir des Archives du pouvoir exécutif des périodes consulaire et impériale, conservées aux archives nationales (AN, AF IV 1042). 45. Christophe CHARLE, Les Hauts fonctionnaires […], op.cit., p. 10-11 : « cet ouvrage ne sera qu’assez peu chronologique dans la mesure où le temps administratif n’obéit pas au rythme rapide de l’histoire événementielle mais se rapproche plutôt de la longue durée chère à F. Braudel. Il ne s’agit pas là d’une pétition de principe antihistorique mais de l’expression de la continuité sociale de la haute fonction publique, assez peu entamée par les épurations ou les démissions des personnages liés à tel ou tel régime ». 46. Pierre BOURDIEU, Loïc J. D. WACQUANT, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 71-90. Voir également Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op.cit.. 47. AN, 29 AP 8, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Papiers de famille. Quelques notes sur Joseph Bonaparte. 48. Voir également Louis MADELIN, Joseph Fouché, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010 (1ère édition 1901), p. 307-308 : « Et il a raison de craindre personnellement ces fatales conséquences [instauration du Consulat à vie]. Il les connaît bien depuis nivôse, les gens qui dirigent le nouveau gouvernement monarchique : il les déteste, ils le haïssent ; Rœderer, Lucien, Talleyrand, quelques nobles exaspérés contre le jacobin. Le Consulat à vie, c’est le triomphe de ses détracteurs, ses ennemis personnels. […]. Contre les Lucien, les Talleyrand, les Rœderer, Fouché n’a qu’un recours : Joséphine. C’est une alliée, nous avons dit pourquoi. Elle ne veut pas du Consulat à vie ». 49. Albert SOBOUL, « Joseph Fouché », dans Albert SOBOUL (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 1989, p. 466. 50. AN, AF IV 1042, Archives du pouvoir exécutif, Fonctionnement de la Justice, correspondances avec l’Empereur, ordre de travail, bulletins des lois. 51. AN, 29 AP 6, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer. Papiers de famille, Pétition contre Fouché, Ministre de la Police, au sujet des injures que se permet habituellement contre moi le Journal des Hommes libres. 52. Antoine-Marie RŒDERER, Œuvres de Pierre-Louis Rœderer, publiées par son fils, Paris, Typographie de Firmin Didot frères, 1854, T. V., p. 121. 53. Albert SOBOUL, « Joseph Fouché », dans Albert SOBOUL (dir.), art.cit., p. 466. 54. Ibidem. 55. AN, 29 AP 6, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Papiers de famille. Pétition contre Fouché, Ministre de la Police, au sujet des injures que se permet habituellement contre moi le Journal des Hommes libres. 56. Ibidem, Lettre de Rœderer adressée à Joseph Bonaparte, datée du 3 nivôse an X. 57. AN, AF IV 1042, Archives du pouvoir exécutif, Fonctionnement de la Justice, correspondances avec l’Empereur, ordre de travail, bulletins des lois. 58. Voir AN, 29 AP 8, Archives privées de Pierre-Louis Rœderer, Sur Bonaparte. 1. Voir par exemple Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Du Directoire au Consulat : Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, Lille-Rouen, GRHIS, 2000. 2. Pierre BOURDIEU, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012, p. 153.

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RÉSUMÉS

À compter de 1797, les républicains conservateurs, rassemblés autour de Sieyès et Rœderer, s’engagent dans le coup de force brumairien. Occupant les hautes charges administratives d’État, sous le Consulat, ils participent activement à la construction de l’État bureaucratique consulaire. Cet article se propose d’en rendre compte en s’appuyant sur un corpus d’archives inédit et sur les progrès historiographiques récents1. Ils reposent sur une « théorie matérialiste du symbolique »2, qui considère que l’histoire est doublement présente : dans les structures objectives, celles de l’État consulaire, et dans la subjectivité des agents sociaux, leurs idées, leurs discours, et jusque dans leurs travaux théoriques.

Beginning in 1797, the conservative republicans, clustered around Sieyès et Rœderer, took part in the coup d'Etat of Brumaire. Holding high administrative offices in the government under the Consulate, they actively participated in the construction of the bureaucratic State. This article will provide an account of the process, using unpublished archival documents as well as recent historiographic studies ; it is based on a « materialist theory of symbols », that claims that history is doubly present : in the objective structures, those of the Consular State, and in the subjectivity of social agents, their ideas, discourse, even in their theoretical works.

INDEX

Mots-clés : Consulat, État bureaucratique consulaire, Conseil d’État, républicains conservateurs

AUTEUR

SOULEF AYAD-BERGOUNIOUX Université Paris Sud – Jean Monnet. Centre Droit et Sociétés Religieuses (EA – 1611) 54, Boulevard Desgranges 92331 SCEAUX Cedex – France [email protected]

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La Révolution batave : un cas particulier dans la grande famille des républiques sœurs ? The Batavian Revolution : a specific case in the large family of Sister Republics ?

Annie Jourdan

1 « C’est une chose inimaginable que de voir un peuple impatient d’être conquis et prier pour le succès de ses ennemis »1. John Quincy Adams, ambassadeur des États-Unis à La Haye, décrit en ces termes l’ambiance qui précède l’arrivée des Français en Hollande. En ce mois de novembre 1794, Adams n’est qu’au début de ses surprises. Durant les deux mois que dure la campagne de Hollande, il a amplement le temps de s’étonner et de constater que « l’arrivée des Français est attendue plus ardemment que le Messie par les enfants d’Abraham ». Les patriotes font tout leur possible pour faciliter l’arrivée des Français2. Récemment nommé en Hollande, Adams avait d’abord visité la Grande- Bretagne, et avait été choqué par le caractère inhumain des mesures mises en œuvre pour affamer la France révolutionnaire. Une fois à Amsterdam, il s’était aperçu que régnait là aussi l’intolérance vis-à-vis des dissidents politiques. L’époque décidément n’était pas à la concorde : des hommes avaient été emprisonnés, condamnés aux travaux forcés, et perpétuellement bannis pour avoir soumis une pétition. Heureusement pour les patriotes hollandais, les Français arrivèrent le 17 janvier à Utrecht ; le 19, ils étaient à Amsterdam. Nouvel étonnement du jeune Adams : « Une révolution a eu lieu, dont le contenu était plus ou moins prévisible, mais dont les formes ont été infiniment plus douces que tout ce que l’on pouvait imaginer »3. Tout cela surprend donc le diplomate américain. On lui avait parlé de Français fanatiques, sanguinaires et barbares, Adams assiste à un déploiement de forces tout en douceur. Les conditions même de cette libération et son paisible déroulement constituent une première dans l’histoire occidentale. La Révolution batave s’affiche d’emblée comme spécifique. Les observations d’Adams le confirment, d’autant que son engouement pour la République française n’est pas inconditionnel.

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Comment en est-on arrivé là ?

2 La France n’avait pourtant pas prévu de révolutionner l’Europe. Dans son décret du 22 mai 1790, elle proclamait au contraire ne plus vouloir faire de conquêtes et déclarait la paix au monde. Quelques mois plus tard, il est vrai, un glissement se faisait jour – le 28 octobre 1790 : sur le droit des peuples à réclamer leur pleine souveraineté4. Le décret du 19 novembre 1792 poursuivait en ce sens : la Convention déclarait son intention d’assister les peuples qui réclameraient leur liberté – au grand dam de l’Angleterre5. Dès 1789, cependant, la Corse avait été réunie à la France, sans qu’il lui soit demandé son avis. Ce genre d’initiatives n’était pas inédit. L’Ancien Régime faisait souvent fi du droit des gens. En 1772, la Pologne avait ainsi été partagée entre les trois grandes puissances de l’est de l’Europe ; en 1763, la Prusse avait définitivement annexé la Silésie qui appartenait à l’Autriche. Mais la Révolution française avait semblé annoncer autre chose : le respect du droit des peuples à leur souveraineté. Ce fut pour peu de temps. D’une réunion à l’autre, de 1790 à 1793, la République française prit l’habitude d’arrondir ses frontières et de désenclaver son territoire6, sous prétexte que les peuples impliqués souhaitaient devenir Français afin d’accéder à la liberté. En automne 1792, ce fut le tour de la Savoie. L’incident avait provoqué une révolution dans la république de Genève qui était limitrophe et qui avait craint un moment d’être elle-même « réunie ». La Révolution genevoise en découle7. Lors de la première campagne de Belgique de l’hiver 1792-1793, les peuples liégeois et belge demandèrent la réunion à la France ; des assemblées primaires furent organisées qui semblaient opiner dans ce sens8. Dès lors, le Brabant néerlandais connut une première « libération », avec ses arbres de la Liberté et ses drapeaux tricolores. La libération fut de courte durée, tout comme l’incorporation de la Belgique à la France9. En mars 1793, Dumouriez était battu à Neerwinden. Les patriotes des Pays-Bas autrichiens et des Provinces-Unies retournaient dans le giron de leurs maîtres et « despotes ». La première tentative d’émancipation des peuples européens se concluait par un échec.

3 Peut-être cet échec explique-t-il pourquoi la Convention mit un frein à la politique de « libération ». Le 13 avril 1793, elle affirmait ne plus vouloir s’immiscer en aucune façon dans le gouvernement des puissances étrangères10. Le 17 novembre suivant, sur un rapport de Robespierre concernant les relations de la République française avec les nations étrangères, la France renonçait à la guerre de propagande et de conquête – qui avait caractérisé la période dite girondine11 – et annonçait sa volonté de respecter le territoire des nations alliées et neutres12. Ainsi était freinée pour un bref laps de temps la politique d’émancipation des peuples opprimés13. Elle reprit au cours de l’année suivante, mais les législateurs français persistèrent à l’envisager comme une libération souhaitée par les peuples, et non comme une politique de conquête.

4 La France ne fut pas toujours à l’origine des projets de réunion ou de libération. Un deuxième point fondamental dans ce contexte est le rôle essentiel qu’ont joué les patriotes étrangers, réfugiés en France. Parmi eux, les Bataves, qui depuis leur exil de 1787, ont tout fait pour provoquer une intervention dans leur pays. Ce sont eux qui les premiers ont conçu des projets pour révolutionner leur patrie avec l’aide des Français14. L’entrée en guerre d’avril 1792 est en partie due aux incitations des patriotes réfugiés en France, de quelque nationalité qu’ils soient15. Pour l’autre, elle a été stimulée par le chef girondin, Brissot, chez qui s’entremêlaient messianisme révolutionnaire et stratégie politique. Brissot espérait que la guerre oblige Louis XVI à dévoiler ses

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véritables sentiments, tout en libérant les peuples « opprimés ». Les intrigues récurrentes des étrangers ont influé sur l’opinion des Français et n’ont pu que les conforter dans ce messianisme. Dans ce cas précis, ils étaient persuadés d’être appelés par les Hollandais. Et ils le furent effectivement au cours de l’été 1794. Ils ne faisaient donc pas la guerre à une population, mais à un gouvernement16.

5 Une autre spécificité de la révolution batave réside dans le fait qu’elle a été préparée par les patriotes demeurés sur place, durant tout l’été et l’automne 179417. Les résultats démontrent qu’ils ont bien fait leur travail et facilité l’avancée des troupes franco- bataves. Ce qui a d’emblée limité les violences. Ainsi que le constate Adams, 70 000 soldats sur le pied de guerre et aucune violence, aucun sang versé18, cela tenait du miracle ! En quelques jours, les municipalités étaient « régénérées », quelques semaines plus tard, ce furent les provinces. Des comités de sûreté et de surveillance étaient créés. Tout cela dans le plus grand calme – du moins pour un temps.

6 Enfin, l’époque était propice à la modération dans la victoire. Le régime qu’il est convenu d’appeler la Terreur venait d’être renversé. Durant les mois qui suivent, les Français rêvent de pacification et de modération, d’ordre et de prospérité. Les sociétés populaires sont muselées, et l’extrémisme freiné. Les journées populaires de germinal et prairial an III, qui allaient raviver les tendances répressives n’ont pas encore eu lieu – elles se déroulent au moment même où Sieyès et Reubell concluent à La Haye le traité de paix. Et surtout, à cette date, les militaires sont encore sous la domination des civils. Ils sont contrôlés par des commissaires, eux-mêmes plutôt honnêtes et zélés, qui, le 1er pluviôse an III, proclament l’indépendance du peuple batave et sa liberté à se donner le gouvernement qu’il lui plaira19.

7 Le contexte est primordial. L’an III n’est pas l’an II, mais pas non plus l’an IV, quand, sur l’exemple de Bonaparte, les militaires s’emparent progressivement de la souveraineté, et qu’à leurs côtés, agents, commissaires et fournisseurs spolient les pays libérés – notamment la Suisse, et avant tout l’Italie – « le dogme », soupirent alors les bons patriotes, est de « faire sa fortune dans six mois »20. Les Provinces-Unies ont donc la chance d’être « libérées » dans un contexte très favorable.

8 Un dernier point non moins important est qu’il s’agit de la première « république sœur ». Jusque-là, la République française avait avant tout annexé des territoires enclavés ou limitrophes21. C’était donc une nouveauté. Qui plus est, les Français trouvaient là une ancienne république, et ils en étaient conscients. Depuis deux siècles, et comme Mirabeau l’avait rappelé dans son livre Aux Bataves sur le Stadhouderat, les Hollandais avaient lutté pour conserver leur liberté. Ils étaient les seuls en Europe, avec la Suisse et Genève, à avoir su perpétuer un gouvernement républicain non aristocratique22 et à avoir connu des remous révolutionnaires avant même la prise de la Bastille. Certes, l’échec de la révolution patriote des années 1780 avait prouvé au monde que les Bataves modernes n’avaient plus l’énergie de leurs ancêtres, les Gueux du XVIe siècle. Néanmoins, la rapidité avec laquelle s’était effectuée la révolution de janvier 1795 aurait pu permettre à la République batave de devenir un modèle pour la future Europe républicaine. On verra plus loin ce qu’il en fut précisément.

Carnot et les ambitions de la France

9 La modération française vis-à-vis des Provinces-Unies ne fut pas accueillie unanimement à Paris. Plusieurs députés se plaignirent que la République française n’ait

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pas tiré d’une « si brillante expédition » tous les avantages qu’elle semblait promettre. Le 2 ventôse an III, alors que les bases du traité sont en train d’être formulées, Carnot rétorque aux critiques de ses collègues, en rappelant l’histoire récente des Provinces- Unies, où « la masse du peuple batave » aspirait depuis plus longtemps à une véritable alliance avec la France. Il remémore l’alliance de 1785 avec les patriotes, et l’abandon d’un gouvernement « lâche et fourbe » – entendez Louis XVI et Vergennes – qui a permis aux Prussiens de remettre la Hollande sous le joug. Il n’oublie pas non plus de mentionner la déclaration de guerre du 1er février 1793 qui s’adressait au stadhouder, et non au peuple batave. Qui plus est, rappelle Carnot, les patriotes ont soutenu les troupes françaises. Grâce à eux, la campagne a été accélérée. Pour rassurer les sceptiques, Carnot conclut que le parti définitif ne sera pris qu’après la signature d’un « traité général, lequel établira les vrais rapports de la France avec les sept provinces ». Et de se féliciter des avantages à venir : subsistances, marine, forteresses, « tout est conservé [….] Nous avons acquis la navigation de trois grands fleuves, une marine importante est à notre disposition, des ports, etc. ». Il est conscient cependant que, pour en profiter pleinement, « il ne faut pas abuser ». Les avantages doivent être réciproques, afin qu’ils « ne soient pas éphémères »23. C’est que les politiques français savent fort bien que la masse des richesses hollandaises « est transportable à volonté ». Toute mesure exorbitante ou injuste ferait fuir les capitaux à l’étranger. Carnot était réaliste. Sans doute avait-il suivi les discussions antérieures relatives à la spécificité des richesses néerlandaises24.

10 L’étape suivante est celle qui réunit Reubell et Sieyès à leurs homologues néerlandais de La Haye et qui conclut les négociations en faveur d’un traité de paix. De retour à Paris, Sieyès se plaît à en décrire les termes plus que favorables. La République française en effet a signé une alliance offensive et défensive, offrant « tous les avantages raisonnablement possibles […] sans nuire à la bonne existence et à la dignité d’une nation devenue votre fidèle alliée ». Il se réjouit de la nouvelle puissance militaire et navale que confère à la France l’alliance. Bref, la République accède par là à « une grande et superbe existence navale et commerciale »25. L’Assemblée nationale applaudit. Chacun pourtant avait mis de l’eau dans son vin. Parmi les exigences françaises, les négociateurs ont abandonné l’idée de placer la marine hollandaise sous commandement français et le prêt de 100 millions de florins. Certes, le prix à payer pour l’amitié française est lourd pour la petite république, mais il n’est pas insurmontable. John Quincy Adams, qui, au fil des mois devient de plus en plus critique vis-à-vis de la France, admet que la Hollande a été traitée « avec civilité et quelque générosité »26.

11 L’alliance franco-batave promettait un renforcement des forces militaires et navales, propice à terminer rapidement la guerre avec l’Angleterre. Contrairement à la Belgique, qui allait être annexée à la République française, la Hollande, pour être utile à la France, devait rester indépendante. Dans une lettre au Comité de salut public du 7 brumaire an III, Portiez de l’Oise, qui connaissait bien la situation parce qu’il était sur place, le rappelait à son gouvernement. L’intérêt de la France était avant tout que les Hollandais soient rassurés et « qu’ils n’émigrent pas avec leurs trésors »27. Portiez souligne enfin que les deux républiques sont moins rivales en vérité que complémentaires. D’une part, il y a « la Hollande, faible, économe et laborieuse » ; d’autre part, « la France, forte, dissipatrice et consommante [sic !] ».Mais il déconseille de réunir la petite république à la grande28. Une réunion forcée nécessiterait de

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nombreuses armées et des dépenses considérables pour contraindre les « esprits et les cœurs » d’un peuple épris de liberté, et qui plus est, elle ferait dépasser à la France ses frontières naturelles. Alors qu’avec la Belgique, la réunion paraît tout à fait logique, celle de la Hollande aurait été contre-nature.

12 Ces quelques remarques sur les motivations des uns et des autres démontrent avant tout que rien n’était déterminé d’avance, mais aussi que la France tenait à son alliance avec un pays qu’elle considérait complémentaire plus que rival. Elle souhaitait surtout qu’il lui soit contigu, de crainte qu’il ne soit une nouvelle fois menacé par la coalition et ne contribue pas à l’effort de guerre. Inversement, la Hollande était mécontente des conditions de l’alliance. Mais c’est surtout la crainte d’une détérioration croissante de leur patrie qui l’inquiétait. L’ouverture de l’Escaut notamment était vue comme un drame. Une fois le traité signé, les Bataves s’empressent toutefois d’organiser un gouvernement provisoire dans l’espoir de recouvrer au plus vite une stabilité politique et sociale. Or cela même s’avéra complexe.

Une expérience inédite

13 Au cours de son séjour en Hollande, le ministre de la France, François Noël, constatait que la situation n’était pas aussi idyllique qu’on ne l’avait pensé. Le contexte pour lui, c’est celui d’une république alliée, paralysée par les problèmes intérieurs. Aussi s’inquiète-t-il des troubles qui se succèdent dans les provinces et les villes, et qui retardent la remise de la contribution promise. En ce mois de novembre 1795, la France aurait dû en effet recevoir un acompte de 30 millions de florins qui se faisait attendre29. Noël tentait également de calmer les inquiétudes de la Frise et de la Zélande, qui ne voulaient pas d’une Assemblée nationale envahissant tous les pouvoirs. La zizanie sur ce point dura plus d’un an. Entre 1795 et 1797, les missives de Noël dépeignent à loisir les problèmes qui déchirent la république batave, et insistent aussi sur l’incapacité où lui-même est d’agir, puisque, écrit-il en février 1797, « le gouvernement français dit ne pas vouloir intervenir »30.

14 Durant trois ans, le ministre français est donc confronté aux querelles entre la Hollande et les autres provinces, aux menaces des ultra-révolutionnaires, aux révoltes populaires, aux mesures spoliatrices envisagées par les municipalités31, et au danger que la constitution batave ne soit pas unitaire. Auquel cas la république batave ne serait « d’aucun secours à la France ». Comme il est censé ne pas intervenir directement, Noël agit secrètement, notamment auprès de particuliers influents, tels que Bicker et Schimmelpenninck qu’il essaie de convertir à ses idées. La plupart du temps, il désespère des désaccords profonds qui déchirent les patriotes bataves et les mènent vers « une démagogie absurde ». Et d’avertir son gouvernement que si la République française abandonne la Hollande, elle tombera dans l’anarchie. Adams partage cet avis et décrit la situation de Hollande « comme ayant le même esprit de vengeance que partout ailleurs, le mépris des principes, la tendance à l’anarchie ». Les sociétés populaires surtout l’exaspèrent parce qu’elles tentent de dominer les autorités. Mais il s’irrite également des divisions partisanes qu’il découvre dans le plat pays et qui nuisent au patriotisme : « le sentiment national de ce pays est totalement subordonné à l’esprit de parti »32.

15 Ce dont témoignent les agents français et les témoins étrangers, ce sont avant tout des oscillations et des lenteurs du gouvernement provisoire de Hollande33. Durant plus d’un

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an, l’Assemblée constituante a travaillé à un projet de constitution, présenté en août 1797 au peuple et rejeté par celui-ci. Dans un message de thermidor an V, Noël est perplexe à ce sujet. Que faut-il faire, puisque la France a reconnu l’indépendance de la Hollande ? Elle ne peut « violer l’usage que ses alliés font de leur liberté. Il faut donc encore une fois recourir au vœu du peuple ». En septembre 1797, tout est donc à refaire. Et tout laisse supposer de nouvelles lenteurs et de nouvelles querelles entre les factions. Noël s’inquiète de « la diversité et de la ténacité des opinions bataves bien plus grandes que chez aucun autre peuple ». Cet état de choses est suivi en France qui déplore d’avoir une alliée dépourvue de gouvernement. L’inquiétude s’accroît lors de la bataille de Kamperduin d’octobre 1797, où la marine hollandaise est battue par les Anglais34. Cette situation alarmante permet d’expliquer la promptitude avec laquelle Paris accepte le coup d’État du 22 janvier suivant. Le gouvernement batave faisait montre d’une inefficacité qui semblait tenir de la mauvaise volonté, voire de la trahison. Sans marine en état, la Hollande paraissait à la France une alliée de bien peu de valeur. Et d’autant plus qu’elle n’avait même pas de constitution et qu’elle était paralysée par des factions adverses. À l’instigation de Charles Delacroix qui succède à Noël, la France décide alors de soutenir le parti des radicaux35. Eux du moins font preuve d’énergie et dotent rapidement leur patrie d’une constitution démocratique.

16 Les Bataves avaient en vérité été devancés par la république de Genève, laquelle pourrait être qualifiée de première république sœur. Mais plus qu’une alliée indispensable de la France, Genève faisait alors figure de rivale. C’est là une grande différence, il en est d’autres. Mieux comprendre la spécificité batave implique en effet de regarder au-delà, vers les autres républiques amies.

Les républiques « sœurs »

17 Dépendante de la France en tant que protectorat depuis le XVIIe siècle36, Genève fut la première à reconnaître la République française et à effectuer sa propre révolution : une révolution très démocratique qui eut lieu en décembre 1792, mais qui s’avéra très violente – et qui se fit indépendamment de la France37. Genève connut ainsi deux tribunaux révolutionnaires successifs, mais aussi une démocratie véritable. Le peuple genevois pouvait s’exprimer sur toutes sortes de sujets, y compris sur les uniformes de la garde nationale38. De fait, la république de Genève se flattait d’avoir « renchéri sur le modèle » et renversé en trois semaines son ancien édifice39. C’est que, comme la Hollande, elle avait connu plusieurs épisodes révolutionnaires, dont celui de 1782 qui avait mené à l’exil en France ou en Angleterre des Genevois éminents. Parmi eux, le banquier Étienne Clavière qui sera un des premiers à conseiller sa réunion. Le Directoire renouera avec cette idée40. Si encore Genève avait été une république harmonieuse, mais des factions acharnées y luttaient sans cesse pour le pouvoir. L’agent français Félix Desportes en attribue la faute à « une constitution vicieuse, sous un régime constamment révolutionnaire ». Les troubles succèdent aux troubles, surtout au moment des élections, tant et si bien qu’au printemps 1798, la France opte pour la réunion. Après tout, « cette république en miniature »41 est « un État intermédiaire » entre la France et la Suisse. Ce serait donc simplifier la carte de l’Europe que de l’avaler. Le désir d’unir Genève à la France s’est donc progressivement éveillé. Il est dans la logique entamée depuis l’automne 1792, avec la réunion de la Savoie. Mais il démontre aussi un glissement dans la politique directoriale qui ne tolère plus des alliés

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turbulents. Contrairement à la Hollande perçue comme trop modérée ou trop apathique42, Genève semble trop populaire et trop violente, en un mot trop révolutionnaire aux yeux des Français de l’an VI. Qui plus est, elle passe pour être « un état parasite ».

18 La Confédération helvétique ne présentait pas les mêmes avantages et désavantages que Genève. Elle est perçue à l’époque comme républicaine, mais oligarchique. Et surtout, elle est connue pour être pauvre, et divisée en de multiples « nations » – du point de vue des mœurs, us et coutumes, langues, religions et gouvernements, puisqu’y cohabitent démocratie directe, système oligarchique, et république représentative43. La Révolution française lui a fait perdre d’importantes ressources, notamment celles qui provenaient des troupes suisses employées en France ou des subsistances qui ne sont plus importées. Mais surtout, la Suisse joue un rôle stratégique essentiel. En tant que puissance neutre, possédant une longue frontière au sud-est de la France, elle constitue une zone tampon. Alliée de la France, elle lui permettrait d’économiser une armée tout entière44. Une autre représentation non négligeable de la Suisse, c’est que son peuple est guerrier, féru de ses droits et privilèges, et peu enclin à se laisser dominer. On ne peut le traiter comme on traitait ou traiterait les Hollandais ou les Italiens45. Dans un premier temps, la République française souhaite donc protéger la neutralité suisse, dont elle tire profit46. Mais c’est compter sans les patriotes énergiques, et notamment Frédéric-César de La Harpe et Peter Ochs, qui font tout ce qu’ils peuvent pour libérer leur patrie du joug de Berne. Vaudois d’origine, La Harpe réside à Paris depuis l’automne 1796 et, à partir de 1797, intrigue pour persuader le Directoire exécutif de créer une république une et indivisible en Suisse. Il a l’appui du Bâlois Ochs qui rédigera la Constitution helvétique. Contre eux, d’autres défendent la création de trois républiques47. Notamment des Français tels que Félix Desportes, qui veulent borner la puissance de cet allié de la France, mais aussi des suisses, avides de conserver leurs libertés cantonales et locales, par où ils se rapprochent des fédéralistes hollandais48. Un autre projet circule en effet au cours de l’année 1798 – attribué à Johann Lukas Legrand, aussitôt qualifié de « monstrueux et incohérent »49. Le fait est qu’il prévoit la division du pays en trois républiques. À force d’arguments et d’interventions pressantes, La Harpe parvient néanmoins à convaincre le gouvernement français à adopter l’unité. Le 25 ventôse an VI au matin, le Directoire français a opté pour trois républiques ; le soir de la même journée, les directeurs parisiens décident irrévocablement de faire de la petite fédération une Helvétique une et indivisible50. La Harpe et Ochs peuvent être satisfaits. Ces revirements témoignent clairement de l’indécision de la France à l’égard des républiques sœurs et du rôle important qu’ont joué les patriotes étrangers.

Les projets français sur les pays conquis

19 Cette époque est aussi celle des victoires d’Italie et de la montée en puissance des militaires. De là datent de nouvelles réflexions des Français sur ce qu’il importe de faire des pays conquis. Un de ces textes, anonyme, se demande ainsi s’il est avantageux pour la France d’étendre plus loin encore ses frontières, et surtout, si tous les peuples conquis sont mûrs pour la liberté51. Et s’ils souhaitent la liberté, ces peuples veulent-ils rester indépendants ou être réunis à « la grande famille » ? Alors que Belges, Suisses et Hollandais sont plus d’une fois mentionnés et admirés pour avoir lutté en faveur de la liberté, quand il s’agit de l’Italie, les Français sont sceptiques. Ils y voient des peuples

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fanatisés, menés par les prêtres. Le général Clarke est ainsi fort pessimiste sur la capacité des Italiens à accéder à la liberté. Ces derniers seraient sous la coupe de l’Église, et n’auraient ni assez d’énergie, ni assez d’instruction « pour pouvoir ou vouloir être éclairé sur leurs droits »52. Clarke en conclut qu’une révolution italienne est prématurée. Jacob Blauw, ambassadeur de Hollande auprès des puissances italiennes, partage son avis. Il désapprouve la création de ces « républiques imperceptibles », ainsi qu’il les appelle. Il serait « absurde et coupable de leur sacrifier le repos, le bonheur de la France et de ses anciens alliés, […] le peuple n’a pris aucune part à cette révolution, […] elle est dirigée par des hommes et sur des principes dont le général Bonaparte a déjà dû réprimer l’audace […] »53. Inquiet, Blauw s’interroge sur l’issue de ce qu’il appelle « la crise de l’Italie ». Et contrairement au patriote italien Matteo Galdi, qui perçoit dans les nouvelles créations la victoire irrésistible des principes nouveaux et une uniformité ou égalité bienfaisante entre des républiques amies54, Blauw persiste à incriminer le système désastreux du Directoire qui n’a « pas de plan, pas de système, pas de force, aucune vraie énergie ». Il en conclut que, depuis quatre ans, il n’y a eu « qu’un gaspillage de ressources et d’hommes », au lieu de la paix qu’au départ, la France avait sans doute voulu établir. C’est à ce plan de paix que Blauw veut s’attacher, quitte à négocier avec l’ennemi autrichien55. C’est qu’il souhaite que disparaisse « la force métaphysique de la Révolution française et avec elle toutes les folies afférentes »56. Mais il n’oublie pas de mentionner ce qui distingue cette période des précédentes : la soumission croissante des civils au pouvoir militaire – ici, à Bonaparte, plus précisément.

Le Batave Blauw contre les Italiens Cerrachi, Martorelli et Galdi

20 Depuis plus longtemps, des patriotes italiens essayaient de persuader le Directoire parisien des avantages à conquérir leur pays. Comme les Hollandais avant eux, ils valorisaient à foison les richesses qui attendaient les vainqueurs. Dans deux mémoires, le sculpteur Cerrachi57 énumère ainsi les ressources de l’État de Rome et les subsistances à tirer des autres États italiens. Et de décrire à longueur de pages les lieux stratégiques de son pays natal et les grands moyens financiers qui permettraient de relever la situation de la France. Ce réfugié politique, contraint de s’exiler, aurait souhaité se mettre à la tête des légions gauloises et marcher sur Rome. Cerrachi n’était pas le seul à célébrer l’Italie. L’auteur anonyme des Réflexions d’un bon citoyen sur les avantages de la conquête d’Italie embellit à loisir la péninsule, évoque ses « belles contrées » et en amplifie les ressources pécuniaires58. Il est relayé par un auteur italien, Martorelli, qui lui aussi se flatte que l’Italie soit « le jardin de l’Europe ». Ce dernier recense imprudemment les revenus des divers états, chiffres à l’appui – il prévoit ainsi un gain de 30 millions dans le Milanais et de 300 millions dans l’État de Naples59. Rien de tel chez le futur diplomate Matteo Galdi, qui lui aspire à repenser l’équilibre des nouvelles puissances républicaines60. Les rapports politiques entre la République française, la République batave, les États-Unis d’Amérique et l’Italie devraient ainsi être fondés sur la justice universelle et les droits naturels de l’homme. Le pacte fédératif qu’il formule serait réciproque dans tous les domaines, que ce soit les échanges ou l’assistance. Pour conclure, il demande à la France de créer une ligue de la liberté, qui permettrait aux hommes de vivre en paix et dissuaderait les rois de l’Europe de

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continuer la guerre61. Au même moment – en juillet 1797 – le mémoire sur l’état actuel de l’Italie de Blauw est plus alarmant 62. L’Italie qu’il décrit est en fermentation, avec des gouvernements dans leur enfance et dont l’avenir est incertain. Dès lors, il envisage les avantages que pourrait en tirer la Hollande et aspire à lui rendre sa place dans le commerce méridional. Seule la paix permettrait de renouveler les traités autrefois conclus avec les pays italiens. Par où il renoue avec son mémoire antérieur, dans lequel il traitait des conditions nécessaires à la pacification générale.

21 Les projets qui s’accumulent sur les bureaux du Directoire parisien ou sur ceux de la République batave sont donc fort divers. Dans l’ensemble, et à l’exception de Galdi, tous pensent avant tout au profit à tirer pour leur patrie spécifique. Les Suisses ne demeurent pas en reste : Ochs et La Harpe font tout leur possible pour discréditer Berne et émanciper leur canton respectif du joug que ferait porter sur eux la puissance dominante. Leur vision de l’unité et de l’indivisibilité républicaine est subordonnée à cette ambition. Aussi, et tels leurs homologues bataves ou italiens, ils font miroiter aux Français les avantages d’une alliance sincère. Ce n’est donc pas le Directoire français seul qui dirige la politique étrangère, mais de nombreux individus en périphérie, pour la plupart des étrangers intéressés à convaincre la France que leur solution est la meilleure. Il faut suivre les manœuvres de ces patriotes : irlandais – Wolfe Tone et Arthur O’Connor, notamment – ; suisses – La Harpe et Ochs, entre autres ; hollandais – Meyer, Blauw, Bicker, Van Staphorst, et Valckenaer - 63; italiens – Cerrachi, Muzio, Martorelli, Galdi ou Buonarotti, ou bien encore les patriotes anglo-américains, tels que Barlow, Paine, ou Monroe, sans oublier tous ceux qui ont été plus discrets – pour comprendre l’incroyable imbroglio auquel étaient confrontés les républicains français64.

22 Contrairement à ce qu’affirment à longueur de pages les deux diplomates américains à La Haye et à Berlin65, la politique directoriale ne visait donc toujours pas un but précis. En 1797, des négociations avec l’Angleterre sont entamées à Lille, qui auraient pu mener à la paix. Mais là, c’est Wolfe Tone qui se plaint que l’Europe tout entière ait été « révolutionnée » excepté l’Irlande66. Lui se démène auprès des généraux français pour que la France libère sa patrie des griffes du léopard britannique. Ailleurs, c’est La Harpe qui se lamente que l’Europe se républicanise, à l’exception de la Suisse. De là leur peu de compassion ou leur indifférence envers les autres républiques sœurs. Dans ce chaos d’intrigues et de passions, comment le Directoire pouvait-il se retrouver ? Quelle politique suivre dans tel ou tel pays et quelles réformes introduire ? C’est là un élément qu’il importe de prendre en considération. Les traités de paix conclus à l’époque procurent quelques enseignements supplémentaires.

Les traités de paix du Directoire

23 Dans sa thèse consacrée aux relations franco-bataves, Raymond Kubben revient sur le traité de La Haye du 16 mai 1795 avant de conclure que les termes n’en sont pas aussi monstrueux que l’affirment les historiens. La plupart empruntent en effet leurs arguments aux diplomates de l’époque, Blauw et Meyer, qui en étaient scandalisés67. Il semblerait surtout que Blauw n’ait pu supporter d’être exclu des négociations. En 1795, il rêvait de devenir le sauveur de sa patrie. À force de tergiversations, son rôle et celui de Meyer furent réduits à zéro. Ils furent déconsidérés et soupçonnés d’intrigues et de corruption.

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24 Pour bien réévaluer les termes de ce traité, mieux vaut en vérité comparer avec ceux qui suivent. Car le Directoire en conclut plusieurs. En février 1798 avec la République cisalpine – lequel traité fut lui aussi jugé draconien par les Italiens – et en août de la même année avec la République helvétique. Traité contre lequel La Harpe mena une résistance aussi tenace que Blauw et Meyer68. Une comparaison rapide démontre que celui qui alliait la France et la Hollande est plus sévère en vérité que ceux qui sont signés par la suite. La République batave en effet doit non seulement fournir une force navale importante, partager avec la France le port de Flessingue, céder la Flandre hollandaise, Maastricht et Venlo, les biens du Stadhouder, mais encore payer une indemnité de 100 millions de florins. Dans les articles secrets, qui plus est, l’alliée batave est contrainte d’entretenir à ses frais 25 000 hommes de troupe69. Le traité de commerce dont avaient rêvé les Bataves n’est pas mentionné. L’alliance est offensive et défensive. C’est-à-dire que les Bataves doivent s’engager aux côtés de la France quand celle-ci est en guerre, notamment contre l’Angleterre. En aucun cas, elle n’a le droit de revendiquer la neutralité – ou de faire la paix avec Albion70. Enfin, les troupes franco- bataves se trouvent sous le commandement d’un général français. Cette présence française en Hollande est quelque peu contradictoire avec la proclamation de son indépendance. Mais elle n’a pas eu des conséquences aussi fâcheuses qu’en Suisse ou qu’en Italie.

25 Trois ans plus tard, quand le Directoire conclut à Paris son alliance avec la République cisalpine, il exige certes l’entretien de 25 000 hommes par cette dernière, à raison de 18 millions de livres par an, payables en mensualités, mais le solde, l’équipement, l’habillement reviennent à la France. De la république sœur sont également exigées une réquisition de troupes italiennes, à raison de 22 000 hommes minimum71, la construction de places et de fortifications, la création d’équipages et d’une flottille. Mais la France lui cède l’artillerie prise sur son territoire, et surtout, conclut un traité de commerce avec des avantages réciproques, notamment la libre circulation des marchandises et des échanges exclusifs entre les deux républiques. L’Italie donc ne cède pas de territoires et ne paie pas une indemnité gigantesque comme la Hollande. Ici encore est décrété un traité offensif et défensif, avec ordre d’expulser les émigrés qui pourraient se trouver sur le territoire allié. Il fallut pourtant bien des menaces avant que le traité ne soit accepté72. Les Italiens en trouvaient les termes trop sévères.

26 Envers la République helvétique, le Directoire est plus souple encore. Aucune indemnité n’est exigée, et l’entretien des troupes n’est même pas imposé à la Suisse, puisqu’il est confié à la « puissance requérante », dont les détails seraient déterminés par des conventions spéciales73. C’est la France en réalité qui constitue cette puissance. Inversement, elle paiera les troupes suisses qu’elle lèvera. Elle promet par ailleurs de protéger son alliée de l’oligarchie indigène, et des velléités belliqueuses des grandes puissances. En compensation, elle exige la libre circulation en territoire suisse sur deux voies à délimiter. L’une menant en Allemagne, l’autre en Italie. La libre circulation est accordée aux citoyens suisses qui désirent se rendre en France et qui y jouiront des mêmes droits que les citoyens français, ce qui suggère une réciprocité certaine. La reconfiguration des frontières tient également à cœur aux Français, qui viennent d’annexer la république de Genève. Depuis Bâle jusqu’à Genève donc, des rétrocessions et échanges sont prévus en vue d’une « rectification plus parfaite » des limites des deux républiques. Des articles secrets prévoient ainsi de réunir le Frickhal à la république helvétique, afin d’arrondir « ses frontières à son avantage », et la France promet de

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retirer ses troupes du territoire suisse dès que possible et d’entretenir elle-même celles qui resteront sur place.

27 Ce texte d’août 1798 n’était pas l’original conçu par le Directoire. Un premier projet encore plus avantageux, inspiré sans aucun doute par La Harpe, avait été rédigé en juillet 1798 et porté à la connaissance de l’agent français en Suisse, le fameux Rapinat. Il prévoit de garantir l’intégrité du territoire suisse, le maintien de la neutralité, l’armement à titre gratuit des troupes suisses, et leur paiement par la France. Enfin, il stipule que les ministres helvétiques assistent et délibèrent « aux conférences où les négociations sont commencées et suivies jusqu’à la conclusion de la paix ». Sur tous ces points, Rapinat trouve à redire. Tout d’abord, l’annexion de Genève entraîne avec elle une reconfiguration des frontières, ce qui fait que celles de la Suisse devront être modifiées, d’autant que vont être ouvertes des voies de passage vers l’Italie. Sur la neutralité, le diplomate est tout aussi critique :

28 « La Suisse doit être l’amie de la France et sa fidèle alliée, et vice versa », ce qui implique une alliance offensive et défensive74. Rapinat ne comprend pas non plus l’urgence d’armer les Suisses, à un moment où les troubles sont légion dans les campagnes. Mieux vaudrait y cantonner 12 000 Français. Quant au paiement prévu pour les soldats suisses, il serait franchement exorbitant – un million pour chaque mille hommes. Ce serait « revenir à l’Ancien Régime et retomber dans ses habitudes ».

29 Il propose donc de les solder comme les troupes françaises. Sur les articles secrets, il est tout aussi perplexe, notamment sur la présence des Suisses lors des négociations : « il paraîtrait singulier de forcer le gouvernement français à appeler les ministres helvétiques aux délibérations qui précéderaient les traités à conclure entre la France et les ennemis de l’Helvétie, puisque ces ministres seraient témoins et connaîtraient les articles secrets qu’il serait peut-être important à la France de laisser ignorer aux Suisses »75. Les critiques ont été entendues par le Directoire. Le traité définitif a supprimé ou modifié ces articles et les a adaptés aux suggestions du diplomate. Le dernier point sur les négociations n’est plus mentionné. Le paiement des troupes suisses se fera sur le mode français. Il n’est plus question de neutralité, mais, comme en Hollande et en Italie, d’alliance offensive et défensive.

30 Ce que révèlent ces divers traités, ce sont les rapports de force entre alliés, mais aussi les perceptions que se font les Français du pays qui vient d’être « libéré ». En Hollande, le traité sanctionne la fin de la guerre et souhaite « en réparer les maux par une juste distribution de dédommagements et d’avantages réciproques ». L’alliance se fait contre l’Angleterre et le stadhouder76. Depuis les tout débuts de la Révolution française, la France est persuadée que la Hollande est un vaste entrepôt, ruisselant d’or et de marchandises, et compte bien en profiter. Inversement, la Hollande qui est durement imposée dès les débuts, a la chance de ne pas avoir été sans cesse spoliée, comme il en est allé en Italie et en Suisse, où les généraux et les agents divers se servaient plus que généreusement. La Suisse, cependant, passait pour être pauvre. Le traité d’alliance en tient compte. Elle n’en est pas moins maltraitée par les généraux français sur place, qui ne cessent d’exiger des sommes importantes, à titre d’emprunts. C’est ainsi que Soult demande 300 000 francs à la ville de Saint-Gall. Il succède à Ménard qui a levé 700 000 francs et à Brune, qui part en Italie avec 400 000 francs pour ses dépenses secrètes particulières. Les plaintes s’accumulent77. Treize mois après le traité d’alliance, la Suisse se plaint de n’avoir pu remplir ses engagements à cause des contributions, des réquisitions et des frais occasionnés par le passage des troupes. Mais c’est en Italie que,

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progressivement, se met en place un terrible système de spoliation et de dilapidation. Tout ce qui est diamant, argenterie et bijoux par exemple est curieusement omis des états de comptes. En conséquence, ils se volatilisent. Dans un rapport officiel de 1799, le ministre de la Guerre, Bernadotte calcule que l’Italie a dû fournir en un an plus de 62 millions de francs et la Suisse pas moins de 14. Et il conclut tristement : « et tout a disparu »78.

31 Ce gâchis n’a pas eu lieu en Hollande, où les gouvernements successifs ont su freiner les prétentions des généraux français79. Il y a bien eu quelques gaspillages et corruptions durant le régime radical de janvier-juin 1798. Mais les sommes ne furent en rien comparables aux dilapidations commises en Suisse, et avant tout, en Italie. De ce point de vue, et comme le constate Kubben, l’alliance franco-batave aurait pu être envisagée plus positivement que ne le font d’ordinaire les historiens. D’autant que seule (ou presque) parmi les républiques alliées, la République batave a eu la liberté de se donner une constitution. Mais ce sont justement les problèmes liés à cette constitution qui inciteront la France à mener une politique beaucoup plus dirigiste dans les autres républiques soeurs.

Des constitutions libres ou sur mesure ?

32 Une fois le traité d’alliance signé en mai 1795, la République batave était donc libre de se donner une constitution. Deux ans plus tard, le peuple hollandais rejette le texte en question. Plusieurs mois s’écoulent, et les Bataves ne parviennent toujours pas à s’accorder. Entre-temps, le directoire français fulminait que son alliée n’ait pas d’existence politique et ne puisse mettre en œuvre une politique énergique. Ce qui passait pour inertie ou indifférence est cause de l’écoute favorable que prête peu à peu le Directoire exécutif aux radicaux bataves. Les Français ne sont pas déçus : en quelques semaines, le projet de constitution est achevé et accepté. Or ce projet résulte des travaux de la commission batave de constitution80. Contrairement à ce qui se passe dans le même temps à Paris, où Merlin de Douai et Daunou corrigent le projet de Peter Ochs et repensent les constitutions italiennes, les observations françaises sur le projet batave n’ont pas été ou très peu prises en considération. Personne ne s’en est plaint. L’essentiel était que la Hollande ait une constitution.

33 En vérité, Genève fut la première république alliée à concevoir sa propre constitution, précédée d’une déclaration des droits de l’homme, étonnamment moderne81. L’introduction en fut assez facile, mais la démocratie qu’elle introduisait s’avéra peu viable. Suivirent en 1796-1797 les républiques italiennes, dont celle de Gênes – la république ligurienne, qui rédigea elle-même son texte de lois – et la Cisalpine, qui se vit imposer un texte par Bonaparte. Mais, bientôt il s’avéra que ce texte-ci n’était pas satisfaisant82. Un des partisans de l’Italie républicaine, le secrétaire de légation Bignon, note ainsi que la constitution de la Cisalpine donnée par Bonaparte avait été « rédigée à la hâte, au milieu des camps »83. Il fallait le corriger. À partir de là, la République française intervint plusieurs fois en matière de constitution dans les États italiens. Ainsi Rome sert-elle de laboratoire à Daunou qui conçoit un texte plus ou moins adapté au contexte84. Le cas de la République helvétique est quant à lui spécifique, et on l’a trop peu souligné. Car c’est La Harpe qui insistait pour proposer à la Suisse une constitution « toute prête » afin d’« accorder tant d’intérêts divers »85. Début décembre 1797, il avouait déjà vouloir arrêter les bases de cette constitution avec le Directoire parisien. Il

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y eut donc coopération d’un côté comme de l’autre. Mais le texte final est bien celui de Ochs. Merlin de Douai l’a certes corrigé sur des points de détail, et surtout pour supprimer ce qui rappelait trop l’Ancien Régime ou pour « moderniser » la formulation. Une analyse du texte et des corrections en témoigne. Merlin n’a modifié ni les principes fondamentaux posés en préambule à la Constitution helvétique, ni l’organisation des pouvoirs conçus par Ochs86.

34 Il y a donc des différences non négligeables entre les républiques sœurs. Mais la République batave ressort de cette vue d’ensemble comme étant plus autonome que celles qui sont venues plus tard87. Il s’avère également que les interventions de la France avaient moins pour but d’imposer ses propres principes que d’accélérer l’organisation des républiques alliées et d’en rationaliser le fonctionnement. À cet égard, la République batave était le modèle à éviter. C’est également ce que suggèrent les propos de La Harpe88. Lui comprend qu’il faut tout d’abord un texte de lois, sous peine de subir des ingérences françaises ou de prolonger à n’en plus finir la révolution. L’exemple batave hante son esprit – et sans doute aussi les tribulations de Genève. La France a donc fini par se mêler des affaires de ses alliés, parce qu’elle a expérimenté combien étaient laborieux ou conflictuels les travaux des nations en révolution. Or elle avait besoin de leur soutien dans une guerre qui n’en finissait pas.

35 Une étude de la « grande famille » républicaine confirme avant tout que les révolutions et leurs constitutions ne rallient pas l’ensemble des citoyens, fussent-ils patriotes. Ils se déchirent sur les principes, sur le mode d’organisation, la fiscalité, la souveraineté, l’amalgame ou l’unité. Dans les républiques sœurs, les textes et nouveautés révolutionnaires étaient loin de faire l’unanimité. Des partis s’affrontaient dans une lutte qui ressemblait à une guerre civile, ce qui fut donc le cas à Genève. Dans la République batave aussi, la guerre civile menaçait et a été évitée grâce aux interventions des armées françaises89. En Suisse, ce sont elles encore qui ont affronté les cantons hostiles. Les correspondants helvétiques de La Harpe l’avouent explicitement quand ils constatent que la présence française leur a épargné une « guerre civile »90. Contrairement à Adams et Vans Murray, qui condamnaient la « terrible République » pour son interventionnisme croissant, les patriotes étrangers se félicitaient que la présence française ait évité l’effusion de sang. La même chose vaut en somme en Italie où la retraite des troupes françaises de 1799 permit aux contre- révolutionnaires de prendre leur revanche. Les patriotes qui étaient restés sur place apprirent à leurs dépens ce qu’il en était. À Naples, les contre-révolutionnaires ont même violé la promesse d’amnistie qu’ils avaient faite aux révolutionnaires et ont massacré tous ceux – hommes ou femmes – qui leur avaient fait confiance91. Le cas de Genève est également éloquent. Jusqu’à sa réunion à la France d’avril 1798, s’y étaient succédées des scènes de violence, des condamnations à mort, des bannissements. Il s’avérait ainsi que les révolutions divisaient les populations en factions féroces et que la guerre civile était inévitable. En Hollande même, la répression sévère qui s’abattit en janvier et en juin-juillet 1798 sur les adversaires politiques témoignait d’une soif de vengeance inattendue – que revendiquaient plus fort encore les radicaux populaires92. La France, qui avait appris sa leçon, fit tout ce qui était en son pouvoir pour éviter à ses alliés de tomber dans le même piège. Tant qu’elle eut son mot à dire, vengeance et terreur ne parvinrent pas à s’imposer dans les républiques sœurs93. Ce qui compensait quelque peu les abus de pouvoir, les contributions forcées, les spoliations, et les problèmes dus à la présence de troupes. Au terme de cette étude, force est donc de constater que la République batave ne fut pas seulement une exception dans la

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constellation des républiques sœurs. Bien qu’elle ait moins souffert que ses « sœurs » et que son autonomie fût plus grande, certains traits – qu’on peut appeler révolutionnaires – leur sont à toutes communs. Ces affinités ne furent pourtant pas une raison pour les autres républiques de la prendre pour exemple. Bien au contraire. En raison des problèmes qui se posèrent pour introduire une constitution, œuvrer à la réconciliation nationale et manifester sa puissance guerrière, elle fut un modèle à éviter. Il fallut la victoire contre les Anglo-Russes de l’automne 1799 pour qu’elle retrouve un certain éclat. Seule parmi les républiques sœurs, elle avait su tenir tête à l’invasion ennemie94.

NOTES

1. John Quincy ADAMS, The Writings of John Quincy Adams, 7 vols., New York, 1968, I, p. 226. Sera abrégé ADAMS. 2. Ibidem, I, p. 241-242. 3. Ibid., I, p. 234 et p. 276. 4. Eddy KOLLA, Legality, Legitimacy, and the Will of the People: the French Revolution and the Transformation of International Law. 1789-1792, PhD-thesis John Hopkins University, 2010, 174-181 ; Marc BELISSA, Fraternité universelle et Intérêt national. Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998, p. 220-223 ; Hervé LEUWERS, Un juriste en politique. Merlin de Douai (1754-1838), Arras, Artois Presses Université, 1996, p. 218-222. 5. William PITT jr., TheWar Speeches, Oxford, Clarendon Press, 1949, p. 24-51. 6. Les enclaves allemandes de l’Alsace, de même que le Comtat Venaissin et Avignon. Sur l’incompatibilité entre souveraineté du peuple et droit international, et le refus de l’Europe d’accepter ces nouveautés. Voir note précédente et Eddy KOLLA, « Legality, Legitimacy, and the Will of the People », op.cit., p. 277-284. 7. Par défaut d’espace, nous n’aborderons pas le problème de la Rhénanie. Jean-Louis HAROUEL, Les Républiques sœurs, Paris, PUF, 1997, p. 30-34. Éric GOLAY, Quand le peuple devint roi. Mouvement populaire, politique et révolution à Genève, Genève, Slatkine, 2001. Et Raymond GUYOT, Le Directoire et la paix de l’Europe, des traités de Bâle à la deuxième coalition, Paris, Félix Alcan, 1911. 8. Marc BELISSA, Fraternité universelle, op. cit., p. 314-360 ; Patricia Chastain HOWE, Foreign Policy and the French Revolution. Charles-François Dumouriez, Pierre Lebrun and the Belgian Plan, 1789-1793, New York, Palgrave, 2008, p. 111-114. 9. Joost ROSENDAAL et Anton VAN DE SANDE (dir.) Dansen rond de vrijheidsboom. Revolutionaire cultuur in Brabant en de Franse invasie van 1793, Bois-le-Duc, 1993. 10. Voir Virginie MARTIN, « La République a-t-elle voulu la guerre ? », L’Histoire, n° 60, 2013, p. 76-80 ; Marc BELISSA, Fraternité universelle, op. cit., p. 371-377. 11. Virginie MARTIN minimise l’aspect propagandiste et lit dans cette politique une volonté de défense nationale, avant d’insister sur les responsabilités des généraux. Nous y ajoutons celles des exilés ou patriotes étrangers. « Diplomatie et République : gageure ou impasse ? », dans Michel BIARD et alii (dir.), 1792. Entrer en République, Paris, Armand Colin, 2013, p. 283-296. 12. Maximilien ROBESPIERRE, Œuvres de Maximilien Robespierre, 10 vols., Paris, PUF, 1967, X, p. 183-184 ; Marc BELISSA, Fraternité universelle, op. cit., p. 389-392.

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13. Le 15 septembre 1793, la Convention décrète du reste qu’elle renonce à toute idée philanthropique et qu’elle exercera les lois ordinaires de la guerre. Archives Parlementaires, 1e série, 1789-1799, LAURENT, J. MADIVAL et E. LAURENT (eds), Paris, Dupont-CNRS depuis 1867, vol. 74, p. 231. 14. Annie JOURDAN, « Les Gaulois en Batavie : des relations diplomatiques machiavéliques » dans Annie JOURDAN et Joep LEERSSEN (dir.), Remous révolutionnaires, République batave, armée française, Amsterdam, AUP, 1996, p. 91-117. 15. Orient LEE, Les comités et le club des patriotes belges et liégeois (1791-an III, Paris, 1931. Arianne MÉAUTIS, Le club helvétique de Paris (1790-1791) et la diffusion des idées révolutionnaires en Suisse, Neuchatel, 1969 ; Joost ROSENDAAL, Bataven. De Nederlandse vluchtelingen in Frankrijk, Nijmegen, 2005 ; Anna Maria RAO, Esuli. L’emigrazionepoliticaitaliana in Francia (1792-1802), Naples, 1992. 16. Voir Marc BELISSA, « Faire la guerre au stadhouder ou à la nation hollandaise ? : le débat politique autour de la déclaration de guerre » dans Annie JOURDAN et Joep LEERSSEN, Remous révolutionnaires, p. 69-80. 17. Theodorus JORISSEN, De Patriotten te Amsterdam in 1794, Amsterdam, 1875. 18. Il y en a eu cependant durant la campagne de 1793-1794. Pieter GEYL, Geschiedenis van de Nederlandse stam, 6 vols., Amsterdam/Anvers, Wereldbibliotheek, 1958, vol. 6, p.1465-1517. 19. Le Moniteur, 23, p. 393, Herman COLENBRANDER, Gedenkstukken der algemeene geschiedenis van Nederland van 1795 tot 1840, 10 vols., La Haye, 1905-1922, vol. I, p. 592. Abrégé GS, I. 20. AN, AF III-185, Pièce 49 sur les dilapidations révoltantes qui s’opèrent en Italie, par le citoyen Reboul( lettre du 11 ventôse an IV). Voir aussi Jacques GODECHOT, Les commissaires aux armées sous le Directoire, 2 vols., Paris, 1937. 21. La Corse étant l’exception qui confirme la règle – d’autant que son « annexion » date de plus loin. S’y ajoutent à l’automne 1792 Nice et Monaco. Voir Jean-Louis HAROUEL, Les républiques sœurs, op.cit., p. 7, note 1. 22. Par rapport à la République de Venise ou à celle de Gênes qui passaient pour être oligarchiques. 23. Le Moniteur, XXIII, p. 518-520. 24. Des vrais intérêts de la France relativement à la Hollande, Paris, s.d. Voir aussi le Mémoire sur la Hollande, signé Ramel. GS, I, p. 612-617. 25. Le Moniteur, XXIV, p. 516, p. 535-538, p. 618-619. 26. ADAMS, I, p. 355. Rappelons que l’indemnité demandée par la France s’élevait tout de même à 100 millions de florins. 27. AN, D XV-49, rapport du 7 brumaire an III. 28. Sur les rumeurs de réunion, voir Marc BELISSA, « Faire la guerre au stadhouder […] ? », op. cit., p. 76-77. La réunion entre la Belgique et la Hollande était aussi envisagée. GS, II, 694-695 (Valckenaer). 29. François CROUZET, « Aspects financiers de la relation franco-batave » dans Remous révolutionnaire, op.cit., p. 49-57. 30. AN, AFIII-69. La discrétion en matière d’intervention est une stratégie récurrente de la France mais, en Hollande, l’intention était sincère. Le Directoire ne souhaitait pas imposer ses lois – si ce n’est l’unité et l’indivisibilité. Voir aussi Antonin DEBIDOUR, Recueil des actes du Directoire exécutif, 4 vols., Paris, 1910, II, p. 576-577. 31. Les radicaux de Frise et d’Utrecht voulaient spolier les régents qui avaient soutenu la restauration orangiste de 1787. En Frise, soixante-dix personnes avaient ainsi été menacées de devoir payer 700 000 florins, en tant qu’indemnités en faveur des patriotes fugitifs. Noël était intervenu, mais en vain. Quelques jours plus tard, il apprend que trente-sept d’entre elles ont été poursuivies et que trente vont devoir payer. AN AFIII-69. 32. ADAMS, op.cit., I, p. 338.

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33. Voir la réaction de Wolfe TONE de décembre 1797, The Writings of Theobald Wolfe Tone, 3 vols., Oxford, Clarendon Press, 2007, III, p. 186-187, p. 193-194 ; Frédéric César de LA HARPE, Correspondance, 4 vols., Neufchatel, 1982-2004, I, 364 et 372. La Hollande est une leçon pour La Harpe, qui voudra éviter à tout prix la vacance du pouvoir. 34. Barras et l’ambassadeur Meyer auraient crié à la trahison. Wolfe TONE, Writings, op.cit., III, p. 186-189 ; AN, AF III, 69, lettres de vendémiaire an VI. 35. AN, AF III-69 et 70. 36. Il y avait une rivalité certaine entre Genève et les départements limitrophes en matière d’horlogerie, de subsistances et d’investissements, Voir AN, AF III-68, Lettres de Desportes de messidor et thermidor an IV. 37. Éric GOLAY, Quand le Peuple devint roi, op.cit. 38. AN, AF III-68 ; Lettre du 4 germinal an VI. 39. Le Moniteur, t.15, p. 152. En fait, la Constitution ne fut acceptée par le peuple que le 5 février 1794, mais la déclaration des droits date de mai 1793, et le texte constitutionnel fut rédigé durant l’été 1793. Voir Éric GOLAY, Quand le peuple devint roi, op.cit., p.138. 40. AN, AF III-68, Rapport de Desportes de messidor an IV. 41. AP, vol.52, p. 544. L’image de « miniature » est de Danton, dans la séance du 17 octobre 1792. AN, AF III-68, Desportes le 2 thermidor an 4. Trois motifs ont provoqué la réunion (contrainte, mais cachée) : géopolitique, financier/économique et politique. 42. Personne ne note la contradiction entre les deux perceptions sur les Bataves : leurs querelles violentes entre factions et la légendaire apathie ou modération d’un peuple commerçant. 43. André HOLENSTEIN, Thomas MAISSEN et Maarten PRAK (éds.), The Republican Alternative. The Netherlands and Switzerland compared, Amsterdam, AUP, 2008 ; Antoine BROUSSY, « Regards sur la Constitution helvétique : influences croisées entre la France du Directoire et les patriotes suisses », dans Pierre SERNA, Républiques soeurs, op. cit., p. 333-348. 44. Voir Réflexions sommaires sur l’invasion de la Suisse, dans LA HARPE, Correspondance, op.cit., II, p. 544-46. 45. Les Suisses n’auraient pas « la facilité des Français à saisir la nouveauté », « l’apathie des Hollandais ou la souplesse des Italiens ». Ce serait un « peuple irritable et courageux », affirme un témoin français. AN, AF III-81. 46. Alfred RUFER, La Suisse et la Révolution française, Paris, 1973 ; Marc H. LERNER, A Laboratory of Liberty. The Transformation of Political Culture in Republican Switzerland, Leiden/Boston, 2012. 47. Le Directoire français ici encore hésitait entre la création d’une république une et indivisible et la division en plusieurs républiques. Si l’unité l’emporte, c’est en grande partie grâce à La Harpe. La lecture de sa correspondance est extrêmement intéressante pour comprendre l’attitude de la France. 48. Guillaume BRUNE dans AN, AF III-81, en date du 26 et du 30 ventôse an VI. 49. AN, AF III-81, en date du 28 pluviôse an VI. 50. Jean-François LA HARPE, op.cit., II, p. 99-103. 51. Quelques observations sur les pays conquis, s.d. AN, AF III-185. 52. AN, AF III-71, Lettre de Clarke de nivôse an V. 53. NationaalArchief, La Haye, abrégée NA 2.01.08, 337. 54. Galdi est ici proche d’hommes comme Paine et Barlow qui rêvaient encore en 1800 d’une « grande union de républiques ». Voir Philipp ZIESCHE, Cosmopolitan Patriots. Americans in Paris in the Age of Revolution, Charlottesville, Virginia University Press, 2010, p. 144-145. 55. Dans une missive secrète du 20 novembre 1796, Blauw écrit à son ministre : « ma mission a pour but secret d’œuvrer à un rapprochement avec l’Autriche pour se libérer de l’influence arbitraire de la France et se protéger de la Prusse ». Dans ce but, il intrigue donc pour imposer son plan de paix générale à l’Autriche. NA 2.01.08, 337.

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56. NA 2.01.08, 337. Nos italiques. 57. Sur Cerrachi et la Hollande, Arthur WESTSTEIJN (dir.), A marblerevolutionary. The Dutch Patriot Joan Derk van der Capellen and his monument, Rome, 2011. Cerrachi avait fait le voyage d’Amérique et séjournait alors en France. Dès frimaire an III, Gédéon Muzio avait remis un rapport à la Convention qui allait dans le même sens. AN, AF III-185. 58. AN, AF III-185. 59. Ibidem. 60. Le général Pommereul avait quant à lui conçu l’idée d’une fédération républicaine en Italie, composée de 5 républiques. AN, AFIII-71. 61. Sur les idées de Galdi, voir Anna Maria M. RAO, « L’espace méditerranéen dans la pensée et les projets politiques des patriotes italiens. Matteo Galdi et la "république du genre humain" », dans Droits des gens et relations entre les peuples dans l’espace méditerranéen autour de la Révolution Française, Paris, 2006, p. 115-137 ; Antonino DE FRANCESCO, « Les patriotes italiens devant le modèle directorial français » dans Pierre SERNA (dir.), Républiques sœurs, op. cit., p. 267-280. 62. NA 2.01.08, 337. 63. Noël signale ainsi les voyages entre La Haye et Paris de Bicker qui conspirerait avec Van Staphorst pour « circonvenir la République française en faveur des fédéralistes » et il soupçonne Valckenaer d’intriguer avec les « anarchistes ». AN AF III-69 (missive de mai 1796). 64. Les députés des deux conseils du Directoire protégeaient tel ou tel individu selon leurs convictions politiques personnelles. Jean de Bry semble avoir été proche de La Harpe et des Italiens. Boissy d’Anglas était plutôt l’interlocuteur de Bicker. Wolfe Tone avait été bien accueilli par Clarke et Hoche. Blauw et Meyer ont des contacts étroits avec Barras, et La Harpe entretient aussi de bonnes relations avec Merlin de Douai. 65. Adams et Vans Murray pensaient que la France voulait éloigner l’Angleterre des États-Unis, et, craignaient même qu’elle veuille s’emparer du sud de leur pays. L’idée en aurait été émise par Edmond Genet, ensuite par le général Victor Collot. G.W. KYTE, « A Spy on the Western Waters : the Military Intelligence Mission of General Collot in 1796 », The Mississippi Valley Historical Review, vol. 34, n° 3, 1947, p. 427-442. 66. Wolfe TONE, Writings, op. cit., III, 202. 67. Raymond KUBBEN, Regeneration and Hegemony. Franco-Batavian Relations in the Revolutionary Era, Leiden & Boston, 2011, p. 219-223. Voir aussi les lettres de Blauw et Meyer à leur gouvernement, et les missives de celui-ci. GS, I, p. 631-678 ; p. 687-691. 68. Voir les textes dans Michel KÉRAUTRET, Les Grands Traités du Consulat, Paris, 2002, p. 24-33. La Harpe avait tenté d’en modifier les termes, car il refusait une alliance offensive, incompatible avec la neutralité ancestrale de la Suisse. LA HARPE, Correspondance, op.cit., II, p. 484-486 ; p. 488-89 et p. 495-99. 69. François CROUZET estime à 13 millions et, ensuite à 10 millions de florins l’entretien annuel des troupes stationnées en Hollande, « Aspects financiers de la relation franco-batave », dans Remous révolutionnaires, op. cit., p. 53. 70. Or, en 1799, devant l’attaque anglo-russe et les défaites de la France, la République batave essaie secrètement de retrouver sa neutralité, en faisant intervenir la Prusse. Curieusement, Kubben n’en parle pas. Voir Simon SCHAMA, Patriots and Liberators. Revolutions in the Netherlands, 1780-1813, New York, Knopf, 1977, p. 397-399. 71. Michel KÉRAUTRET, Les Grands traités, op. cit., p.106-113. La République cisalpine comptait environ 3,3 millions d’habitants. La somme exigée pour l’entretien des troupes sera augmentée, et malgré cette augmentation, elles manqueront de tout durant la campagne désastreuse de 1799. 72. Raymond GUYOT, Le Directoire et la paix en Europe, op. cit., p. 796-806. 73. Michel KÉRAUTRET, Les Grands Traités, op.cit., p.114-121. Des contributions de guerre furent pourtant levées dans la plupart des cantons. Au total 14 millions de francs. Voir Jacques GODECHOT,

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Les commissaires aux armées, op.cit., II, p. 58-63, p. 131-147 ; Raymond GUYOT, Le Directoire et la paix, op. cit., p. 740-767. 74. Les commentaires de Rapinat sont publiés dans LA HARPE, Correspondance, op.cit., II, p. 484-486 et p. 495-499. 75. Jean-François LA HARPE, Correspondance, op. cit., II, p. 547-555. Ceci explique pourquoi les alliés de la République française ne sont pas invités aux négociations préliminaires, et répond à la question que se posait KUBBEN, Regeneration and Hegemony, op. cit., p. 689-695. 76. Michel KÉRAUTRET, Les Grands Traités, op.cit., I, p. 25. En Suisse, la guerre est imputée aux oligarchies (Ibidem., p.115), et en Italie, la cause n’est même pas mentionnée (Ibid., p.107). 77. Sur la levée de contributions de guerre, voir les détails par Rapinat, dans AN, AF III-81. Ces contributions ne sont pas mentionnées dans les traités. Sur les plaintes des Suisses, LA HARPE, Correspondance, op.cit., II, 523. 78. AN, AF III-81, Rapport du ministre de la Guerre du 28 messidor an VII. 79. En 1799, William VANS MURRAY signale pourtant la remise de deux millions de florins à Fouché. Letters of William Vans Murray, Tenth Annual Report of the American Historical Association, 1912, p. 578. Sur les dilapidations du gouvernement radical, voir Authentique Bijlagentot den gebeurtenissen van den 12 Juni, La Haye, 1799. 80. A ce sujet, Annie JOURDAN, La Révolution batave entre la France et l’Amérique, Rennes, PUR, 2008. 81. La déclaration genevoise proclamait la garantie sociale et le droit de réunion. Voir Le Moniteur, t. 16, p. 557, Lettre du 15 mai 1793. Voir le texte dans Éric GOLAY, Quand le peuple devint roi, op.cit., p. 638-642. 82. Claude Joseph TROUVÉ, Sur la République cisalpine, Paris, an VII, p.15. Trouvé explique ce qui fut modifié : les cercles populaires furent fermés, les journaux placés sous contrôle du gouvernement, les départements fixés à 11 et les députés réduits à 120. 83. Il y avait à l’origine 21 départements et 224 représentants du peuple, ce qui faisait beaucoup pour une république de trois millions d’habitants. Voir les critiques de Louis Pierre Édouard BIGNON, Du système suivi par le Directoire exécutif relativement à la République cisalpine, Paris, an VII, p. 12-16. 84. Voir le texte imprimé et les corrections dans AN, AF III-78, Constitution de la République française de 1795 adaptée à la République romaine. 85. Jean-François LA HARPE, Correspondance, op. cit., I, p. 402-403 ; II, p. 383-85 et p. 422. La Harpe ne voulait pas perdre de temps afin de ne pas mettre l’indépendance de la Suisse en péril et d’éviter la lutte des factions. Il pensait que la Constitution pouvait être progressivement améliorée. 86. Notons que Merlin supprime tout ce qui pourrait suggérer le provisoire. Il modernise la définition de la citoyenneté – il n’y a plus de citoyens nés de citoyens, mais est citoyen tout homme âgé de 20 ans qui prête serment et se fait inscrire sur le registre civil. Voir le texte original avec les corrections dans AN, AF III-185. Plus de détails dans Hervé LEUWERS, Un juriste en politique, op.cit., p. 231-232 et Antoine BROUSSY, « Regards sur la Constitution helvétique » dans Pierre SERNA, Républiques sœurs, op. cit., p. 333-348. 87. Sur la constitution très originale de Naples, voir Anna-Maria RAO, La Repubblica Napoletana del 1799, Naples, 1999. 88. LA HARPE, Correspondance, op.cit., I, 364 et p.372. Wolfe TONE est tout aussi négatif sur le déroulement de la révolution batave, Writings, op. cit., III, p. 186-187 et p. 193-194. 89. Les agents français évoquent la crainte d’une guerre civile, mais aussi ADAMS, I, p. 317-320 et p. 331. 90. LA HARPE, Correspondance, op.cit., I, 417-420. Lettre de Secretan. 91. Voir Anna-Maria RAO, La Repubblica Napoletana, op.cit., p. 58-62. 92. À ce sujet, JOURDAN, La Révolution batave, op. cit., p. 397-434.

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93. La politique d’exception menée par les radicaux entre janvier et juin 1798 fut traitée de « terroriste » par leurs adversaires. VoirVerantwoording van Pieter Vreede aan de Bataafsche Natie, Leyde, 1798. 94. On ignorait alors que le gouvernement avait envoyé un agent en Prusse en vue d’obtenir la neutralité. Quant à la victoire, le général Brune y était pour beaucoup. Voir Simon SCHAMA, Patriots and Liberators, op.cit., p. 397-399.

RÉSUMÉS

Dans la « grande famille » des républiques sœurs, la République batave figurent en première place : par sa date, son républicanisme séculaire, et son autonomie relative. Elle aurait pu être un modèle pour celles qui suivent entre 1796 et 1799. Il n’en a rien été. Trois ans et deux coups d’État pour introduire une constitution et un gouvernement stable, voilà qui était inquiétant ! Une comparaison entre la République batave et les républiques dites sœurs démontre combien le Directoire, peu interventionniste, voire hésitant en ses débuts, non seulement a tiré des leçons des années précédentes et freiné les velléités « terroristes », latentes dans les républiques nouvelles en leur évitant une guerre civile, mais fut en conséquence beaucoup plus présent en Suisse et en Italie, souvent, à la demande expresse des patriotes du lieu. Ces derniers jouent un rôle aussi important que les agents et les généraux français. Prendre en compte leurs intrigues permet de nuancer tout à la fois les interprétations courantes sur la politique extérieure du Directoire et celles sur les républiques sœurs.

In the large family of Sister Republics, the Batavian Republic occupies a preeminent position by its date of creation, its secular republicanism, and its relative autonomy. It might have been a model for those that followed between 1796 and 1799. This was not the case. Three years and two coups d’Etat in order to introduce a constitution and a stable government --this is what is disquieting. A comparison between the Batavian Republic and the so-called sister republics shows how the Directory, rarely interventionist, indeed halting in the beginning, learned lessons from the previous years and sought to control the terrorist inclinations latent in the new republics. This averted a civil war, but was as a result often more present in Switzerland and in Italy at the express request of local patriots, who played a role as important as the French agents and generals.Taking into account their intrigues allows us to nuance at once the current interpretations on the foreign politics of the Directory and that of the Sister Republics.

INDEX

Mots-clés : Directoire, république sœur, République batave, Genève, Italie, traités, constitutions

AUTEUR

ANNIE JOURDAN Université d’Amsterdam Études européennes

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Spuistraat 134 NL -1012 VB-Amsterdam [email protected]

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Échos révolutionnaires

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La terreur dans la loi. À propos de la collection Baudouin

Jean-Clément Martin

1 La mise en ligne de la collection Baudouin constitue un événement dont l’importance doit être relevée1. Présentée au cours d’un colloque international2 en septembre 2013 aux Archives nationales, cette édition numérique donne aux chercheurs la possibilité de suivre au jour le jour les 20 000 lois, décrets, proclamations adoptés ou discutés par les assemblées de la période révolutionnaire entre 1789 et 17953, tels qu’ils ont été publiés par François-Jean Baudouin (1759-1835) l’imprimeur officiel des assemblées révolutionnaires4. Cette collection est d’une grande rareté, puisqu’il n’en existe que deux exemplaires complets en France : l’un divisé entre la Bibliothèque Nationale de France et la Bibliothèque de l’Arsenal ; l’autre appartenant à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale. La numérisation s’est faite en collaboration entre l’Université de Paris I, l’Institut d’Histoire de la Révolution Française (IHRF), l’Université de Pennsylvanie et l’Université de Chicago (ARTFL, The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language). L’impulsion est venue d’Anne Simonin, directrice de recherches au CNRS, actuellement directrice de la Maison française d’Oxford5 qui a trouvé auprès de Pierre Serna, directeur de l’IHRF, un accueil enthousiaste et un partenaire actif. Le financement a été assuré par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR RevLoi).

2 Pour le chercheur, l’accès au texte numérisé peut se faire d’abord par l’emploi de mots- clés et surtout permet de les situer dans le corps même des lois et décrets. Les possibilités d’investigation sont à l’évidence considérables, si bien que, là comme ailleurs, un apprentissage est indispensable. L’objectif des pages qui suivent est modeste : montrer l’intérêt de la source, en recourant à une recherche simple autour d’un seul mot-clé, « terreur ». Mais les enjeux historiques sont beaucoup plus lourds. En effet, alors que toute l’historiographie discute sans discontinuer de l’époque dite de « la Terreur », il n’est pas sans importance de savoir comment les législateurs, de 1789 à 1795, ont employé le mot, en en modifiant l’usage et sans jamais inscrire un quelconque système de terreur dans l’ordre juridique, sauf quand, à partir de 1794, pour justifier l’exécution de Robespierre, les législateurs usent et abusent de la dénonciation du

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règne de la Terreur. Même si la démonstration en a été faite par ailleurs et confirmée récemment par l’enquête parallèle d’Annie Jourdan6, il ne semble pas inutile, en recourant aux textes « officiels » de la collection Baudouin de revenir sur ce curieux épisode qui est central dans notre histoire nationale, « la terreur » révolutionnaire introuvable dans la loi, sauf quand les thermidoriens s’en emparent.

3 Avec une approche aussi sommaire, il ne s’agit que de recenser les 52 occurrences comptabilisées dans le corpus sans aller plus loin dans l’élaboration de l’enquête. Leur répartition selon les années est la suivante : • 1789 : 1 • 1790 : 2 • 1791 : 1 • 1792 : 5 (dans 2 textes) • 1793 : 8 (dans 6 textes) • 1794 : 5 • 1795 : 30 (dans 6 textes).

4 Le mot : « terreur » entre donc bien dans l’usage à partir de 1792 et surtout 1793, reste à savoir précisément pourquoi. Relevons, avant d’aller plus loin, l’ambiguïté du mot telle que le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud, (citation incluse dans la base de données) la rappelle en 1787-1788. La terreur est une épouvante, une grande crainte, mais le mot est parfois utilisé pour désigner ce qui imprime la terreur, comme l’on dit d’un « juge sévère qu’il est la terreur des scélérats ».

5 Dans cette perspective, les rares emplois des premières années de la Révolution ne recèlent aucune surprise. Le 6 octobre 1789, les députés « à l’Assemblée Nationale suspendent, quelques instants, leurs travaux, pour mettre en garde « leurs Commettans » contre de nouveaux dangers. Constatant qu’« une grande révolution, dont le projet nous eût paru chimérique il y a peu de mois, s’est opérée au milieu de nous. Accélérée par des circonstances incalculables, elle a entraîné la subversion soudaine de l’ancien système », ils dénoncent à l’avance les débordements qui sèmeraient « la terreur ou la douleur aux portes de toutes les familles » concluant que « ce n’est point dans ce renversement que de barbares égoïstes jouiraient en paix de leurs coupables refus à la Patrie ! ». Cette crainte s’exprime directement le 3 juin 1790 dans le « Décret contre les brigandages commis dans les Départemens du Cher, de la Nièvre, de l’Allier & de la Corrèze » qui répandent « partout la terreur ».

6 L’ambiguïté du mot « terreur » est perceptible dans le « décret relatif à l’insubordination de la Garnison de Nancy » du 16 août 1790. L’assemblée assure qu’il faut « tranquilliser les bons Citoyens, satisfaire à la juste indignation des braves Militaires qui ont vu avec horreur la conduite de leurs indignes camarades, enfin éclairer & retenir par une terreur salutaire ceux que l’erreur ou la faiblesse a fait condescendre aux suggestions d’hommes criminels ». L’éclat des supplices, commun sous la monarchie, peut donc être revendiqué pour rétablir l’ordre, expliquant le conflit d’interprétations à propos de la terreur, illustré par le « décret relatif à la déclaration du Roi adressée à tous les Français, à sa sortie de Paris », le 21 juin 1791. Dans cette publication, que la majorité des députés oubliera tactiquement quelques semaines plus tard pour insister sur l’enlèvement du roi, Louis XVI dénonçait la désorganisation de l’État et de l’armée, celle-ci devenant « alors la terreur et le fléau » du pays.

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7 La terreur peut-elle devenir un moyen de gouverner ? C’est ce que laisse penser le « décret relatif au discours du Ministre de la Guerre sur l’état des frontières… » du 11 janvier 1792, lorsque celui-ci, Narbonne, assure ne pas vouloir recourir à « aucun genre de terreur » pour faire pression sur l’Assemblée, justifiant ses propos rassurants. Dans tous les cas, l’emploi de la terreur est condamnable, ce qu’illustre le « décret relatif à l’emprunt fait à Gênes pour le duc des Deux-Ponts » du 16 février 1792. L’Assemblée récuse les préparatifs belliqueux des émigrés rassemblés sur les frontières et s’appuyant sur les « honteuses passions de la terreur religieuse ». C’est contre eux que la « déclaration pour accélérer les travaux du camp sous les murs de Paris » du 17 septembre 1792 mobilise les Parisiens pour qu’ils ne s’abandonnent pas à « une terreur […] indigne de [leur] courage ». Cette évocation de la terreur, moyen inacceptable pour gouverner et sentiment indigne à éprouver pour un républicain, se retrouve dans la « déclaration sur l’inviolabilité des Représentants de la Nation » émise, le 6 octobre 1792, un mois après les massacres bien connus. Les députés rassemblent dans la même condamnation les « ennemis intérieurs » et les « tyrans coalisés » coupables de vouloir « répandre la terreur dans les Départements » en interdisant la réunion de la Convention nationale. En invoquant le respect des lois, des personnes et des propriétés, les députés prennent parti clairement contre la Commune insurrectionnelle avec laquelle ils s’affrontent pour garder la légitimité du pouvoir.

8 C’est dans ce registre de la concurrence que les occurrences suivantes de la terreur s’inscrivent. Le 5 avril 1793, dans « l’adresse à l’armée Belgique » (sic), les conventionnels dévoilent la trahison du général Dumouriez et appellent à sa punition, comme à celle de tous les traîtres. Le discours est sans équivoque : « Soldats français, s’il pouvait y avoir parmi vous des hommes qui ne restassent pas fidèles par l’horreur de la trahison, qu’ils apprennent du moins à l’être par la terreur du châtiment. » avant de rappeler que les militaires « ne [sont] que l’avant-garde de la nation » dûment représentée par la Convention. Celle-ci, ou ce qu’il en reste après l’exclusion des « girondins » le 31 mai, assure le 2 juin 1793 dans une « proclamation de la Convention nationale » que « les sections d’une ville qui s’est insurgée deux fois » (1789 et 1792) viennent de se lever encore, mais en mettant « toutes les personnes et toutes les propriétés sous la sauvegarde de tous les bons républicains », si bien que « le tocsin et le canon d’alarme ont retenti, du moins aucun trouble, aucune terreur n’ont été répandus ; le bruit des ateliers n’a point été interrompu, et le cours des affaires a été le même. » La journée a pu inspirer « un instant des inquiétudes », mais « tous ses résultats ont été heureux ». La terreur est bien canalisée, au service de la nation et sous le contrôle des députés, comme l’assure le décret qui prononce la peine de mort contre tout individu qui, dans les armées françaises, serait convaincu d’avoir mis sous les caissons d’artillerie des mèches artificielles pour produite une explosion ». La longueur du titre illustre la volonté de circonscrire exactement le groupe visé, accusé d’aider les ennemis et de « répandre la terreur dans l’armée de la République ». Le châtiment est logiquement « la peine de mort portée par loi », comme pour les « malveillants apostés sur les routes pour semer des bruits alarmans » et « la terreur », et qui sont visés par le décret du 5 août 1793.

9 Avec le décret du 9 août 1793, qui « ordonne l’impression & la distribution du rapport fait par la commission chargée de recueillir & réunir les procès-verbaux d’acceptation de la Constitution » la Convention justifie sa légitimité venue de tout le pays, à l’exception de la Corse. Mais l’essentiel de ce décret tient à cette incise qui assure que si

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Paris est « cette étonnante ville, berceau de la liberté, [qui] sera toujours la terreur des méchans », elle n’a pas porté atteinte à la représentation nationale et que ses délégués doivent être accueillis fraternellement dans tout le pays au nom des mots d’ordre « LIBERTÉ, ÉGALITÉ, UNITÉ, INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE » (sic). Notons en passant que, pour les Conventionnels, le « département de la Vendée […] n’est pas entièrement gangréné ; les patriotes, échappés à la fureur des brigands, se sont ralliés. Votre commission a connaissance que vingt-neuf assemblées primaires y ont eu lieu ; elles ont voté, à l’unanimité, l’acceptation de la Constitution : leurs envoyés sont dans cette enceinte ».

10 Dans l’été 1793, les emplois de « terreur » demeurent limités. Le 16 août 1793, la terreur, rattachée à la Contre-Révolution, est condamnée par le « Décret concernant un couplet de chanson chanté dans le canton de Rosoy, au moment du brûlement des titres féodaux » qui approuve une fête où furent chantés ses vers, sur l’air de Allons, Enfans de la Patrie, etc. : « Livrons aux dévorantes flammes / Cette bannière du malheur ; / Depuis trop longtemps dans nos âmes, / Elle avait jeté la terreur (bis.) / Que ces restes de l’esclavage / Soient anéantis pour jamais, / Et n’insultent plus désormais / À notre héroïque courage. » Le 15 octobre 1793 (24 vendémiaire an II) les députés félicitent le « capitaine des Pionniers, Rusca, homme d’un rare courage et d’une active surveillance, la terreur des Barbets, dont la tête est à prix par le tyran piémontais [et qui] fait don à la patrie de 50 liv. par mois pendant tout le temps de la guerre », mention qui figure dans le « Décret qui change le nom du fort de Monaco en celui du fort d’Hercule. » Entre-temps, aucune mention de « terreur » n’est apparue. Ainsi la journée du 5 septembre 1793, considérée comme le moment pendant lequel la « terreur » aurait été « mise à l’ordre du jour » demeure inaperçue.

11 Reste que les ambiguïtés du mot se déploient ainsi dans toute leur étendue : Rusca inspirait la terreur aux Barbets, d’autres « représentans [dont Robespierre jeune] pénètrent au travers des contrées rebelles du Midi, échappent avec peine à la fureur des traîtres, sauvent l’armée française livrée par des chefs perfides, & reportent la terreur & la fuite aux satellites des tyrans de l’Autriche, de l’Espagne & du Piémont » comme l’indique le décret composite du 5 décembre 1793 (15 frimaire an II) intitulé « Décret portant que l’adresse en forme de réponse aux manifestes des rois coalisés contre la République, & le discours du rapporteur, seront imprimés, traduits en toutes langues, envoyés à tous les départemens. »

12 À l’évidence la « terreur », sans la vertu est-on tenté d’ajouter, est bel et bien rejetée par les comités, puisque le 9 février 1794 (21 pluviôse an II) le « Décret portant que Pierre Gravelais et ses deux complices, mentionnés dans le mémoire du tribunal criminel du département de la Creuse, seront incessamment traduits au tribunal révolutionnaire » envoie ledit Gravelais à la guillotine notamment parce qu’il « s’est arrogé le pouvoir judiciaire, en citant devant lui les citoyens à qui il en voulait, et en rendant contre eux des jugements que la terreur dont il s’était environné faisait exécuter avec empressement malgré leur rigueur et leur injustice ». Les comités de gouvernement règlent ainsi leur compte aux empiétements sur leur pouvoir effectués par les sans-culottes, comme le confirme le « Décret contenant une proclamation de la Convention au peuple français » du 22 mars 1794 (2 germinal an II) dénonçant la conspiration qu’ils viennent d’anéantir. Ce complot aurait préparé le « plan d’une contre-révolution sanglante » qui voulait supprimer la représentation nationale. Les députés ont ainsi supprimé les risques de désordre et empêché que « toutes les

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propriétés [soient] incertaines, la vie de chacun menacée, et [que] la terreur ou les larmes [soient] dans toutes les familles ».

13 Du printemps à l’été 1794, la collection Baudouin ne recèle aucune autre mention de « terreur » qui réapparaît le 5 août 1794 (18 thermidor an II), donc après l’exécution de Robespierre, avec le « Décret qui renvoie au comité de salut public la dénonciation de différens arrêtés de Joseph Lebon ». Parmi les accusations contre celui qui est connu comme proche de Robespierre, figure celle qui assure que « Joseph Lebon, en partant d’Arras, primidi onze de ce mois, a dit qu’il reviendrait sous six jours ; et pour maintenir la terreur a l’ordre du jour, il a fait laisser la guillotine toujours plantée ». La formule célèbre de « mise à l’ordre du jour de la terreur », qui avait été introuvable jusque-là, entre enfin dans la loi ! Mais il ne s’agit bien que d’un emploi polémique, destiné à justifier l’invention de cette « terreur » imputée à Robespierre par ceux-là même qui l’ont envoyé à la mort, en faisant oublier qu’ils avaient d’une part participé à la conduite politique de l’état d’exception qui avait prévalu, et qu’ils n’avaient pas voulu, pas plus que Robespierre, assimiler à une quelconque politique de terreur.

14 Mais le besoin de justifier le coup d’État du 9 Thermidor légitime ce renversement, ce que la suite des occurrences du mot « terreur » dans la collection Baudouin confirme fortement. Le 10 octobre 1794, le « Décret qui charge le comité de législation de procéder à la réorganisation de la commune de Livry » répond à la demande de la société populaire du lieu pour réprimer « les continuateurs de Robespierre [qui] élèvent la voix et appellent le système de terreur pour comprimer ce qu’ils appellent des traîtres et des aristocrates ». Le 15 novembre 1794 (25 brumaire an III) le « Décret relatif à la pétition de Henri Moigenot » réhabilite un bon citoyen victime de « la terreur des dominateurs » qui l’avaient condamné à une amende le 4 thermidor précédent. L’invention thermidorienne de la « terreur » est bel et bien attestée dans la collection Baudouin.

15 Par la suite, de nouveaux textes enfoncent le clou. L’« Adresse au peuple français. Du 13 germinal » sur les événements du 12 (1er avril 1795), commençant par « lorsque la convention nationale déclare qu’elle a été opprimée, c’est annoncer au peuple français qu’elle ne l’est plus », explique pourquoi la Convention a réprimé « une poignée de factieux ». Ils interceptaient par « la terreur » les approvisionnements et traitaient l’assemblée de « faction thermidorienne » alors qu’elle avait su « renverser les échafauds & les bastilles de la terreur, pour lui substituer l’invincible puissance de la justice & de la sagesse ». La Convention fait ainsi ressortir les « subsistances enfouies par la terreur » et garantit de lutter contre les « anciens tyrans de la France, ou les échafauds de la terreur ». Dans la foulée, est publié le « Décret qui rapporte le décret du 27 mars 1793, qui met hors de la loi tous les ennemis de la révolution, & celui du 23 ventôse de l’an 2, qui ordonne de regarder & punir comme leurs complices tous ceux qui les ont recelés, & c. Du 22 germinal ». L’attendu est bref et concis : « Considérant que le décret du 27 mars 1793, qui, dans une disposition vague & nullement précisée, met hors de la loi tous les ennemis de la révolution, fut un des moyens que la tyrannie employa pour établir son empire par la terreur », ce décret et celui du 23 ventôse sont abrogés et tous les jugements pris sous leur motif annulés tandis que les individus condamnés sous leur titre sont réhabilités.

16 La lutte continue cependant contre les sans-culottes, comme en témoigne le « Décret relatif à des mensonges & des calomnies que des terroristes conspirateurs répandent dans Paris, & proclamation à ce sujet. Du 2 prairial ». La Convention rappelle aux

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« Citoyens de Paris, [que] c’est encore la disette, la terreur & la tyrannie que veulent vous donner les hommes qui vous poussent à faire un nouveau 31 mai ». Elle invoque la mort du représentant Féraud en ces termes : « c’est la tête d’un de leurs collègues qu’on a promenée sous leurs yeux ; & le premier usage qu’ils ont fait de leur liberté reconquise, a été d’anéantir les décrets de terreur qu’on avait essayé de leur arracher sous la puissance de cinq cents baïonnettes suspendues sur leurs têtes », avant d’assurer qu’elle garantira « aux satellites du brigandage, aux amis de la terreur, aux secrets partisans de la royauté, leur châtiment ; & à vous le maintien de vos propriétés, la sûreté de vos personnes, & la liberté ».

17 L’habitude est prise, comme en témoigne le « Décret qui ordonne l’impression d’un rapport relatif à un nouveau traité avec la Prusse, l’envoi aux départemens, aux armées & l’affiche dans Paris ». Il commence par rappeler que « les principes de justice & d’humanité que vous avez fait succéder à un règne de terreur & de sang, continuent d’inspirer aux gouvernements étrangers cette heureuse confiance qui aplanit tous les obstacles, qui conduit avec facilité au but que nous devons tous désirer ». La « Proclamation de la convention nationale aux marins & soldats embarqués sur la flotte de Toulon ; & décret qui ordonne qu’elle sera envoyée dans tous les ports & à toutes les parties de l’armée navale. Du 10 prairial » réhabilite les victimes des « rebelles, [qui] dans leur délire coupable, [veulent] rétablir le trône de la terreur, organiser le pillage, charger de fers les bons citoyens, relever les échafauds, innonder la république de sang ». Le « Décret qui casse & annulle un jugement rendu le 7 nivose de l’an deuxième par le tribunal révolutionnaire établi à Strasbourg, contre Michel Schaüer & Marguerite-Suzanne Schaüer, sa fille, & c., ordonne que Teterel, Mainoni & Wolf, juges qui ont rendu ledit jugement, seront traduits devant le tribunal criminel du département du Bas-Rhin. Du 22 prairial » rappelle le passage de Lebas et Saint-Just en Alsace et leur jugement qui devait « servir de terreur aux contre-révolutionnaires & aux agioteurs ».

18 D’autres condamnations du « système de terreur » suivent. Le « Décret qui renvoie au comité de législation une pétition des citoyens de la commune de Nantes, qui demandent la liberté du représentant du peuple Lindet. Du premier thermidor » rappelle « le règne de la terreur » ; le « Décret de renvoi au comité de salut public, relatif au citoyen Fontenay, officier de génie. Du 10 fructidor », et le « Décret portant que la somme de 100 000 livres, remise par les enfans du citoyen Legrix père, négociant à Bordeaux, au receveur-général des contributions du département du Bec-d'Ambès, le 14 floréal an II, sera restituée audit Legrix par le receveur-général de ce département. Du 28 fructidor » réhabilitent d’autres victimes de la « terreur ».

19 Enfin, trois grandes proclamations achèvent de fixer le sens de l’histoire en s’en prenant aux royalistes qui accusent les thermidoriens de vouloir revenir à la terreur. Le 25 messidor an III, un « Décret […] ordonne l’insertion au bulletin, & l’affiche dans Paris, d’un rapport fait par le représentant du peuple Bailleul, au nom du comité de sûreté générale, pour démentir des bruits répandus par la malveillance » dans Paris et qui assurent que les « comités de salut public & de sûreté générale s’étaient réunis pour délibérer si on ne rétablirait pas le système de la terreur, & que deux voix seulement s’étaient élevées contre. » Le 1er thermidor, Boissy d’Anglas prononce un « Discours […] relatif à la situation de Paris » dans lequel il commence par rappeler qu’« Il y a plusieurs jours que l’on répandait dans le public que la convention voulait remettre la terreur à l’ordre du jour, que c’était l’avis de ses comités de gouvernement, &

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qu’incessamment la tyrannie, détruite au 9 thermidor, renaîtrait dans de nouvelles mains » avant de dire que la Convention ne veut pas « rétablir la terreur » et que les citoyens de Paris sont opposés autant aux « provocateurs de la royauté » qu’aux « soutiens de la terreur ».

20 La Convention revient encore sur la question dans une longue « « Proclamation » assurant qu’elle « n’a point brisé les échafauds de la terreur pour relever un trône » et qu’elle ne voulait pas « rétablir l’empire de la terreur et ramener l’anarchie ». La terreur n’étant que « le régime de l’arbitraire & l’empire de la violence ». Le 1er thermidor, le « Décret qui ordonne l’impression, l’insertion au, bulletin, l’affiche dans Paris, & l’envoi aux départemens & aux armées, d’un rapport fait au nom du comité de sûreté générale, sur des troubles qui se sont élevés à Paris » reprend le rapport de Delaunay sur les événements du 30 messidor pour rejeter encore le système de Terreur de Robespierre, avant la « Proclamation » du 13 vendémiaire.

21 « LA CONVENTION NATIONALE AU PEUPLE FRANÇAIS », qui revient encore sur ces accusations de « relever les échafauds de la terreur » et le grand rapport de Merlin de Douai, au « nom des comités de salut public & de la sûreté générale, sur les évènements des 11, 12 13 & 14 vendémiaire de l’an quatrième de la république française ; par PH.- ANT. MERLIN (de Douai) » du 14 vendémiaire an IV. Organisant dans un long récit l’histoire de la récente victoire contre les royalistes, Merlin peut se vanter en passant d’avoir lutté contre « la terreur » et l’anarchie.

22 Ce simple relevé des occurrences de « terreur » permet donc de faire ce récit, sans doute minimaliste et répétitif, de la façon dont la Révolution française s’est emparée du mot « terreur » et l’a transformé quand à partir de Thermidor an II, la mort de Robespierre, elle a relu tout ce qui avait eu lieu auparavant pour qualifier de « terreur » des événements, sans doute « terribles », mais qui n’avaient nullement été pris dans un système législatif quelconque. Notre imaginaire national aura été imprégné de cette mutation qui fait oublier l’indécision du mot et le coup de force politique. Les citations tirées des textes de la collection Baudouin, irrécusables, devraient obliger l’historiographie à imaginer un autre récit pour parler des premières années de la Révolution en évitant de reprendre à son compte, sans en tirer les conséquences, l’invention thermidorienne.

23 En témoigne la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française, de 1798, dont la notice mise en ligne également donne cette définition pour « TERREUR. s. fém. Émotion causée dans l’âme par l’image d’un grand mal ou d’un grand péril ; épouvante, grande crainte. Jeter la terreur parmi les ennemis. Répandre la terreur par tous les lieux où l’on passe. Remplir de terreur. Faire régner la terreur. Il portait la terreur partout. En parlant d’Un conquérant, on dit, qu’Il remplit tout de la terreur de son nom, pour, Son nom imprime la terreur partout. En parlant d’Un grand Capitaine, on dit, qu’Il est la terreur des ennemis ; et d’Un Juge sévère, qu’Il est la terreur des coupables. On appelle Terreur panique, Une terreur subite, dont on est troublé sans sujet et sans fondement. Il lui prit une terreur panique. Il se répandit une terreur panique dans l’armée. » Finalement, « la Terreur » telle que les maîtres du pays voulaient appeler les années 1793-1794 n’avait pas été retenue par les rédacteurs.

24 Il est difficile de trouver preuve plus simple que ces textes. Il faut espérer que l’écriture de l’histoire les intégrera.

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ANNEXES

Liste des occurrences avec la référence des volumes (v) 1. v1 (bib : p.116) ce de tous les individus menacée, la terreur ou la douleur aux portes de toutes les fa 2. v3 (bib : p.12) s subsistances, répandent par-tout la terreur, menacent même la vie des Citoyens, amen 3. v5 (bib : p.195) ades, enfin éclairer retenir par une terreur salutaire ceux que l’erreur ou la foibles 4. v15 (bib : p.304) d’un État, elle en devient alors la terreur le fléau. Combien les Soldats Français, 5. v27 (bib : p.59) d’y ajouter l’appui d’aucun genre de terreur. Messieurs, il m’est pénible sans doute 6. v27 (bib : p.250) toutes les honteuses passions de la terreur religieuse, tous les sentimens féroces d 7. v32 (bib : p.1000), vous avez à vous défendre, d’une terreur qui seroit indigne de votre courage, d’un 8. v32 (bib : p.1000) e qui pourroit devenir funeste. La terreur en exagérant les dangers, trop de confia 9. v32 (bib : p.1018) t de meurtres que pour répandre la terreur dans les Départemens, éteindre l’esprit 10. v36 (bib : p.32) apprennent du moins à l’être par la terreur du châtiment. Vous n’êtes que l’avant-g 11. v38 (bib : p.3) enti, du moins aucun trouble, aucune terreur n’ont été répandus ; le bruit des ateli 12. v39 (bib : p.273) e signal aux ennemis à répandre la terreur dans l’armée de la République, sera sou 13. v40 (bib : p.35) postés sur les routes pour semer la terreur répandre les bruits les plus alarmans su 14. v40 (bib : p.67) eau de la liberté, sera toujours la terreur des méchans. Engagez ses habitans, une f 15. v40 (bib : p.153) dans nos ames, Elle avoit jeté la terreur. bis. Que ces restes de l’esclavage Soie 16. v42 (bib : p.216) e et d’une active surveillance, la terreur des Barbets, dont la tête est à prix pa 17. v44 (bib : p.153) r des chefs perfides, reportent la terreur la fuite aux satellites des tyrans de l’A 18. v46 (bib : p.171) dant contr’eux des jugemens que la terreur dont il s’étoit environné faisoit exéc

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19. v48 (bib : p.13) es, la vie de chacun menacée, et la terreur ou les larmes dans toutes les familles, q 20. v52 (bib : p.124) us six jours ; et pour maintenir la terreur a l’ordre du jour, il a fait laisser la g 21. v54 (bib : p.119) la voix et appellent le systême de terreur pour comprimer ce qu’ils appellent des tr 22. v55 (bib : p.173) ment, arraché par la crainte et la terreur des dominateurs, infame un bon citoyen, e 23. v60 (bib : p.53) é les échafauds les bastilles de la terreur, pour lui substituer l’invincible puissan 24. v60 (bib : p.53) s alarmantes, interceptoient par la terreur les approvisionnemens qu’avoit obtenus la 25. v60 (bib : p.55) rt ces subsistances enfouies par la terreur, que les besoins appellent sur les march 26. v60 (bib : p.56) e la France, ou les échafauds de la terreur. Décret qui ordonne l’impression l’affic 27. v60 (bib : p.138) oya pour établir son empire par la terreur ; Que ce décret, s’il pouvoit subsister, 28. v62 (bib : p.14) Paris, c’est encore la disette, la terreur la tyrannie que veulent vous donner les h 29. v62 (bib : p.14) se, a été d’anéantir les décrets de terreur qu’on avoit essayé de leur arracher sous 30. v62 (bib : p.14) lites du brigandage, aux amis de la terreur, aux secrets partisans de la royauté, le 31. v62 (bib : p.25) us avez fait succéder à un règne de terreur de sang, continuent d’inspirer aux gouver 32. v62 (bib : p.73) e coupable, rétablir le trône de la terreur, organiser le pillage, charger de fers le 33. v62 (bib : p.157) jugemens criminels, pour servir de terreur aux contre- révolutionnaires aux agioteur 34. v63 (bib : p.188) e rétabliroit pas le systême de la terreur, que deux voix seulement s’étoient élev 35. v63 (bib : p.235)'enceinte du Palais-National, 219. Terreur, (Rapport de Bailleul pour démentir les 36. v64 (bib : p.3) ue la convention vouloit remettre la terreur à l’ordre du jour, que c’étoit l’avis d 37. v64 (bib : p.4) on, vous ne voulez point rétablir la terreur ; non, vos comités de gouvernement ne le 38. v64 (bib : p.5) urs de la royauté des soutiens de la terreur, ils sauront s’affranchir également des

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39. v64 (bib : p.6) n’a point brisé les échafauds de la terreur pour relever un trône : elle a voulu serv 40. v64 (bib : p.6)'elle alloit rétablir l’empire de la terreur ramener l’anarchie ; des hommes profondém 41. v64 (bib : p.6), volonté générale, Qu’est-ce que la terreur, si ce n’est le régime de l’arbitraire l 42. v64 (bib : p.8) ue vos intentions sot de rétablir la terreur. Le systême de terreur est englouti avec 43. v64 (bib : p.8) e rétablir la terreur. Le systême de terreur est englouti avec Robespierre ses complic 44. v64 (bib : p.9) tion nationale veut faire revivre la terreur. L’hymne du réveil du peuple est l’effro 45. v64 (bib : p.11) révolutionnaire sous le règne de la terreur, demandent la liberté du représentant d 46. v64 (bib : p.163) que la convention veut remettre la terreur à l’ordre du jour, 3. Boone (pierre) ray 47. v64 (bib : p.175) 5 septembre 1792, contre lui, 50. Terreur. Discours de Boissy, pour repousser les b 48. v64 (bib : p.176) que la convention veut remettre la terreur à l’ordre du jour, 3. Proclamation de la 49. v65 (bib : p.133) persécution pendant le règne de la terreur, n’a été que réintégré dans le grade 50. v65 (bib : p.263) demment un sacrifice énorme que la terreur leur avoit arraché pour racheter la libe 51. v66 (bib : p.106) ulions relever les échafauds de la terreur. Non, jamais, jamais l’affreux régime de 52. v66 (bib : p.113) certes, n’a été organise ni par la terreur ni par l’anarchie. II eût été impossib

NOTES

1. Voir http://artfl-project.uchicago.edu/content/baudouin-collection-test-page. Le site accessible en janvier 2014 est un site provisoire. Depuis mars 2014, est ouvert un site internet « Décrets et Lois 1789-1795 : Collection Baudouin », site où sont accessibles les 67 volumes de la collection Baudouin corrigés. Seul ce site permettra de faire une recherche par mots exhaustive. Toujours en retard, et parfois de plusieurs mois, sur le rythme de l’Assemblée, Baudouin n’avait pas le temps de faire corriger le texte des décrets imprimés par lui, non plus que les tables chronologiques confectionnées par lui. Il a donc fallu attendre l’ANR RevLoi et le XXIe siècle pour permettre aux chercheurs et aux citoyens d’avoir accès au texte exact de la loi révolutionnaire. La méthode de correction adoptée a, par un système de « tag », sauvegardé à la fois l’orthographe originale et les fautes de l’époque, tout en rectifiant les erreurs repérées. Une « gazette »

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collationnant l’orthographe multiple des noms propres et des noms communs sera mise à la disposition du public sur le site qui ouvrira en mars 2014. 2. Colloque ANR « RevLoi »: « La loi en Révolution. Fonder l'ordre et établir la norme » (Pierrefitte-sur-Seine /Université Paris 1, les 12, 13 et 14 septembre 2013), Archives nationales, IHRF, IRICE (CNRS, Université de Paris I et de Paris IV) avec la collaboration du Groupe de Sociologie Morale et Politique (Institut Marcel Mauss, EHESS) et de l’Université de Versailles- Saint-Quentin-en-Yvelines. Responsables : Yann-Arzel Durelle-Marc ; Jean-Philippe Heurtin ; Yann Potin ; Pierre Serna ; Martine Sin Blima-Barru 3. L’édition des lois postérieures est suspendue, fin 2013, à l’obtention d’un soutien financier. 4. La définition de la loi pendant la période révolutionnaire est une question très controversée et ouverte, qui ne peut pas être abordée ici. Sur l’entreprise de constitution d’un corpus précis de « lois révolutionnaires » la thèse de Samuel Marlot, Les lois révolutionnaires 11 août 1792- 22 prairial an II, la codification du salut public, thèse droit, Université Panthéon-Assas, Paris II, sous la direction de Frédéric Bluche, 12 novembre 2009 ne permet pas de statuer définitivement. Sur ce point, voire notre Nouvelle Histoire de la Révolution française, Perrin, 2012, chapitre 16, p. 405-408. 5. Pour mémoire, nous avions, Anne Simonin, Denis Peschanski, au titre du CNRS, et moi-même, rencontré le conservateur général de la bibliothèque de l’Assemblée Nationale. 6. Voir notre Violence et Révolution, Seuil, 2006, notamment p. 186 sq. Annie JOURDAN, « Les discours de la terreur à l’époque révolutionnaire (1776-1789) : Étude comparative sur une notion ambiguë », French Historical Studies, 2013, vol 36. 1, p. 51-81.

AUTEUR

JEAN-CLÉMENT MARTIN IHRF – Paris 1 [email protected]

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Thèse

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Comment l’utopie est devenue un programme politique : Morelly, Mably, Babeuf, un débat avec Rousseau

Stéphanie Roza

1 L’objet de cette thèse1 est de montrer comment, entre les années 1750, sous Louis XV, et 1797, dans les derniers soubresauts du mouvement populaire de la Révolution, « l’utopie est devenue un programme politique ». C’est-à-dire comment, à travers l’œuvre théorique et pratique de Morelly, Mably, Babeuf, l’idéal utopique de la communauté des biens a graduellement pris une forme de moins en moins romanesque, pour finalement se couler dans la forme d’un projet de réalisation concrète, ici et maintenant – un projet réaliste ou pas, c’est une autre histoire, qui n’entre pas dans l’objet de ce propos. Sur cette question sensible dans l’historiographie, longtemps surdéterminée par deux types (symétriques) de raisonnements téléologiques faisant de ces auteurs, tantôt des précurseurs utopiques du socialisme scientifique2, tantôt au contraire des fourriers du totalitarisme3, il s’agissait de reconstituer, en faisant, autant que possible, l’économie de ces présupposés trop lourds, un moment-clé dans l’histoire de l’utopie communautaire. Un moment de profonde mutation portant fortement la marque des circonstances de la contestation montante sous l’Ancien Régime, puis de l’explosion révolutionnaire elle-même. En ce sens, l’étude de ces exemples significatifs de l’utopie pré-révolutionnaire, puis révolutionnaire offrait à l’analyse un extraordinaire cas d’école quant à ce que le réel fait subir à la pensée, et l’histoire, aux concepts, dans certaines périodes cruciales4. De telle sorte qu’au terminus ad quem de cette recherche, au moment de la Conjuration des Égaux, l’utopie s’est finalement crue réalisable, à tel point qu’elle a cherché à se donner les moyens matériels, insurrectionnels, de sa réalisation5.

2 Une telle entreprise d’élucidation, évidemment inséparable de la connaissance historique, centrée, de plus, sur trois auteurs étrangers à la tradition philosophique académique en tant que telle, avait pour objectif d’apporter un surcroît de

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compréhension par rapport aux lectures précédentes, quant aux présupposés, et aux implications proprement théoriques de la démarche de ces trois auteurs, à partir d’une mise au point sur les contours et le statut exact de leur idéal social et politique respectif. Sans chercher à proprement parler à dépasser les remarquables esquisses précédentes de reconstitution de la pensée de Morelly6, de Mably7 ou de Babeuf 8, ce dernier étant presque entièrement ignoré par les philosophes, on s’est efforcé d’offrir une image d’ensemble (ce qui ne veut pas dire une image systématique), la plus complète possible, de leurs essais successifs de théorisation. Autrement dit, on a pris au sérieux leurs prétentions philosophiques, sans jamais les disjoindre de leurs objectifs politiques pratiques.

3 De ce fait, le point de départ d’un tel questionnement s’est imposé de lui-même, bien qu’il revînt à prendre le problème par sa conclusion chronologique, avec tous les risques de reconstruction rétrospective afférents : à savoir, la tentative avortée de Babeuf et de ses camarades, en 1796, de s’emparer du pouvoir pour établir la communauté des biens sur tout le territoire national, d’après le célèbre témoignage de Buonarroti9. Les historiens, après Marx, l’avaient dit depuis longtemps déjà : c’était la première tentative de ce genre dans l’histoire, « le premier parti communiste agissant »10 ; par ailleurs, l’étude des écrits de Babeuf montre sans conteste que la pensée babouviste est bien le lieu où se télescopèrent l’idéal communautaire, l’optimisme que l’on dit propre aux Lumières, et l’énergie de la Révolution. C’est donc dans une telle perspective que la démarche adoptée a consisté à lire véritablement Babeuf comme un utopiste ; non pas, comme le faisaient, et le font encore ses adversaires, comme un rêveur plus ou moins illuminé, ou plus ou moins dangereux11 ; mais plutôt comme un héritier de l’utopisme communautaire des Lumières, engagé à ce titre dans la Révolution. La recherche consista donc à se demander dans quelle exacte mesure Babeuf lui-même s’était nourri de la pensée des Lumières, et également des textes issus de la tradition utopique ; et par ailleurs, comment, par quelles étapes, la pression des événements l’avait amené à révolutionner l’utopie jusqu’à en inscrire les mots d’ordre sur des étendards.

4 Trois indices de taille avaient été laissés dans la péroraison du Tribun du peuple à son procès, en 1797 : l’héritage, revendiqué par lui, de Morelly (que tout le monde confondait à l’époque avec Diderot12), de Mably, et enfin, dans une moindre mesure, de Rousseau13. L’influence de l’utopie, par l’évocation de Morelly et Mably, était donc clairement assumée, ainsi que celle, plus ambiguë, de la philosophie des Lumières, à travers la mention de Rousseau, singulier auteur qui entretient avec la philosophie des Lumières14 des rapports complexes.

5 La démarche de reconstitution du mouvement de transformation de l’utopie de la communauté des biens en programme s’est articulée autour de trois axes majeurs. Après avoir étudié en profondeur le statut et la fonction particuliers de l’idéal utopique de la communauté des biens lui-même dans chacun des textes, à travers les métamorphoses de son « idée-image »15 principale, celle du magasin commun, on a replacé cet idéal dans un contexte plus global, déjà mis en évidence par un certain nombre d’historiens, d’un enrichissement majeur de la pensée utopique au XVIIIe siècle. En effet, celle-ci s’y déploie de plus en plus sur le terrain des hypothèses anthropologiques, d’une part, et, d’autre part, se confronte de plus en plus directement à l’histoire réelle, au point que Koselleck a pu parler d’une « temporalisation de l’utopie »16 dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Tant et si bien que l’utopie devient,

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au siècle des Lumières, le lieu d’élaboration de théories anthropologiques originales, toutes destinées à montrer le caractère non seulement délétère, mais encore et surtout contre-nature, du mal et de la discorde, tandis que, corrélativement, l’utopie des Lumières quitte peu à peu les rives sereines d’une île déserte coupée du monde et du temps réels, pour se rapprocher de l’histoire telle qu’elle se fait, certes à travers bien des médiations, et d’une manière qui n’est ni linéaire ni univoque. On s’est donc intéressé à la manière dont l’utopie comme modèle social plongeait ses racines dans les ressorts essentiels d’une nature humaine repensée à nouveaux frais, et comment, conséquemment, cette réflexion débouchait sur les premiers principes d’une « politique de l’utopie », insérée dans l’histoire telle qu’elle se fait, une politique de plus en plus hardie, de plus en plus révolutionnaire à mesure que les événements historiques eux-mêmes démontraient la possibilité d’une confrontation victorieuse avec le pouvoir et avec les vieilles institutions.

6 On a ainsi pu, d’une part, mettre en évidence qu’avant Babeuf, Morelly et Mably lui avaient vraiment ouvert la voie d’un autre usage possible de cet idéal imaginaire. Ce n’était donc pas seulement, comme on le disait depuis longtemps, que les utopistes de la communauté des biens au XVIIIe siècle avaient assuré la continuité de l’existence historique de cet idéal en revendiquant sa supériorité sur les autres formes d’organisation sociale, ayant en quelque sorte « passé le relais »17 à la génération suivante. C’était aussi, et surtout, qu’ils l’avaient rendu disponible, d’une certaine manière, pour un usage programmatique, en d’autres termes l’avaient politisé. D’autre part, il est (ré) apparu avec force que dans la pensée de Babeuf, on ne trouvait pas seulement la transformation de l’utopie en programme politique mais, mêlé à elle, l’héritage, à la fois trahi, distordu, et pourtant bien reconnaissable, de la pensée du droit naturel et du contrat social en général, et du rousseauisme en particulier18. Ce qui, évidemment, soulevait à son tour d’autres problèmes, au premier rang desquels la question, désormais classique, du rapport de Rousseau lui-même à l’utopie19. Sans avoir traité le problème avec la même ampleur que d’autres, ce travail, loin de faire de Rousseau un « utopiste », a néanmoins mis en évidence qu’il y a « de l’utopie » dans la pensée de Rousseau, en un certain nombre de sens, qui n’incluent pas le sens péjoratif courant. À cet égard, les affinités de Morelly, Mably, Babeuf avec ce dernier sont loin d’être fortuites. En tout état de cause, Rousseau ayant été lu comme un utopiste, dans tous les sens du terme cette fois, par beaucoup de ses contemporains20, cette interprétation massive fait partie de son héritage théorique. À ce titre, il a semblé légitime de prendre au sérieux ce qui, dans l’œuvre même, avait rendu possible un tel usage.

7 L’étude a donc permis de mettre en évidence l’existence « d’autres Lumières », un courant des « Lumières radicales » qui n’est pas le même que celui que Jonathan Israel21 a fait valoir : des penseurs des Lumières, qui tout en étant parfois, sur le terrain proprement philosophique ou métaphysique, en retrait par rapport à d’autres penseurs plus audacieux (matérialistes et critiques de la religion comme Diderot, D’Holbach, La Mettrie), sont des radicaux sur le terrain de l’égalité anthropologique et sociale. Morelly, Mably et Babeuf, en effet, se situent pleinement sur le terrain de la pensée éclairée, malgré certains traits plus conservateurs de leur pensée, et pas seulement dans la mesure où, après bien d’autres, ils participent du mouvement de réappropriation par l’homme de sa propre destinée, individuelle et (surtout) collective. Ils sont aussi et surtout des représentants des Lumières, dans la mesure où leurs référents conceptuels sont très souvent empruntés aux grandes matrices théoriques du

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siècle : au contractualisme, modèle volontariste de sociabilité, ou à son concurrent, le modèle mécanique de sociabilité, par le truchement des échanges passionnels et matériels22. Enfin, ils sont des penseurs éclairés, comme il a déjà été évoqué, en ce que, dans un certain nombre d’écrits tout du moins, ils adhèrent à un projet théorique de réhabilitation de la nature humaine. Ils font preuve, même si c’est à des degrés divers, d’un certain optimisme quant aux possibilités, si lointaines puissent-elles être, d’amélioration globale de la condition humaine. En ce sens, il n’y a pas de hiatus entre Lumières et communauté des biens.

8 Tout cela permet, sinon de proposer, après tant d’autres, une nouvelle définition de l’utopie en tant que telle, du moins de faire valoir une autre approche méthodologique de ce que l’on peut considérer comme « utopique » chez tel ou tel auteur. Au fond, il ne s’agit pas de ranger tel ou tel texte sous la catégorie « utopie », ni même de caractériser tel ou tel auteur comme un « utopiste » par opposition à d’autres qui ne le seraient pas. On s’est efforcé d’écarter, de mettre entre parenthèses la définition de l’utopie comme un genre discursif aux caractéristiques fixes, ou même comme école de pensée. On a préféré à cela l’idée plus large d’une révolte du cœur et de l’imaginaire devant le réel social, qui mène à la rupture morale, et à l’élaboration d’une « solution » imagée aux maux de ce réel. La solution qui émerge de cette élaboration, parfois maladroite, s’avère souvent inachevée, et plus ou moins bien étayée théoriquement. C’est pourquoi on s’est avant tout attaché à la recherche dans les textes de ces « idées-images » dont parle Baczko. La démarche, inhabituelle pour un travail de recherche en philosophie, a dû s’accommoder des brouillons, des esquisses, des pamphlets politiques et des articles de journaux. Ainsi, on s’est moins demandé si tel ou tel texte était une utopie, que s’il y avait de l’utopie dans tel ou tel texte. Et il semble finalement que c’est précisément sous cette forme plus souple que l’utopie a pu rencontrer l’histoire et la politique, au sens pratique du terme, ou, si l’on veut, s’historiciser et se politiser, et s’insérer dans le temps réel, d’abord comme un modèle susceptible d’être imité, même imparfaitement, puis comme l’avenir nécessaire des sociétés. Motivée au départ par la nécessité de rouvrir le dossier déjà ancien du « socialisme utopique » au XVIIIe siècle, la recherche renoue, finalement, avec certaines des conclusions de Marx et Engels quant au caractère essentiellement moral du rapport au réel et à l’histoire de ces utopistes ; elle les rejoint sur le constat de leur manière imaginaire de régler les problèmes sociaux, et sur les aspects très spéculatifs de leurs essais anthropologiques23. Néanmoins, elle se veut une manière (relativement) neuve de considérer la question des origines du socialisme français, dans ses liens avec l’utopie, mais aussi avec le républicanisme rousseauiste et révolutionnaire24.

9 La thèse, enfin, a été l’occasion d’exhumer le manuscrit des Lueurs philosophiques de Babeuf des archives du RGASPI25, où aucun chercheur n’avait été le consulter depuis l’époque de Victor Daline26. Une grande partie du texte a été transcrite à cette occasion au CTHS, sous l’autorité de MM. Serna et Gainot.

10 La thèse fait ainsi le point sur un temps fort de l’histoire de l’utopie de la communauté des biens, à un moment charnière de son histoire. Ce travail se conçoit cependant comme la première étape d’un programme de recherche débouchant d’abord sur la publication future, mais que l’on espère proche, des Œuvres de Babeuf, fruit d’un partenariat avec le directeur des archives russes. Sur le terrain théorique, enfin, il doit se poursuivre par l’élargissement de l’enquête à la lumière de nouvelles recherches sur des utopistes contemporains de Morelly, Mably et Babeuf (comme l’Abbé de Saint-

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Pierre, Dom Deschamps, et Linguet, dans une perspective un peu différente) ainsi qu’à l’extérieur des frontières, sur ceux de l’Aufklärung allemande, très mal connue à ce jour en France.

NOTES

1. Soutenue le 11 octobre 2013 à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) devant un jury composé de MM. Bertrand BINOCHE (Philosophie, Paris I, directeur de thèse), Pierre-François MOREAU (Philosophie, ENS Lyon) , Arnault SKORNICKI (Science politique, Paris X), Luc VINCENTI (Philosophie, Montpellier III, Président du jury), Johnson Kent WRIGHT (H istoire, Arizona State University). Mention très honorable avec félicitations du jury. 2. Voir, entre autres, Vladimir VOLGUINE, Le développement de la pensée sociale en France au XVIIIe siècle, Moscou, Éditions du Progrès, 1973. 3. À l’autre bout du spectre : Jacob TALMON, Les origines de la démocratie totalitaire (1952), Paris, Calmann-Lévy, 1966. 4. C’est ce que relevait déjà Gorges Labica. Pour les acteurs, « il s’agit de penser la Révolution au moment même où elle se produit, au moment où, tantôt à tâtons, tantôt avec fulgurance, elle entreprend de maîtriser intellectuellement ses actes, en inventant de toutes pièces sa terminologie » (Georges LABICA, Robespierre. Une politique de la philosophie 1989, préface de Thierry LABICA, Paris, La fabrique, 2013, p. 41-42). 5. Nous avons en ce sens repris l’hypothèse classique selon laquelle c’est la Révolution, dès ses premiers signes annonciateurs, qui a entraîné le fait que l’utopie s’est désormais crue réalisable. Comme dit Babeuf, à sa façon, « la Révolution française nous a donné preuves sur preuves que des abus, pour être anciens, n’étaient point indéracinables » (Le Tribun du Peuple, Paris, EDHIS, 1966, vol. 2, n° 37, p. 134-135). 6. Les plus intéressants de ces travaux sont sans aucun doute, d’une part, l’article de Pierre- François Moreau (« Utopie et sociabilité dans le Code de la Nature », Revue internationale de philosophie, n°113, 1975, p. 332-347), et d’autre part, malgré leurs biais idéologiques, les introductions et annotations respectives de Vladimir Volguine et Gilbert Chinard à leurs éditions du Code de la Nature (pour Chinard, chez Clavreuil, Paris, 1950 ; pour Volguine, aux Éditions Sociales, Paris, 1970). 7. Là encore, on se contentera de mentionner ici la plus récente et la meilleure, sans doute, d’entre elles : Johnson Kent WRIGHT, A Classical Republican in Eighteenth Century France. The Political Thought of Mably, Stanford, Stanford University Press, 1997. 8. Dans la perspective d’une compréhension « interne » de la pensée de Babeuf, les articles les plus suggestifs sont : Claude MAZAURIC, « Le rousseauisme de Babeuf », AHRF, t. XXXIV, 1962, p. 439-464 ; Béatrice DIDIER, « Statut de l’utopie chez Gracchus Babeuf », dans Alain MAILLARD, Claude MAZAURIC, Éric WALTER (dir.), préface de Michel VOVELLE, Présence de Babeuf. Lumières, Révolution, Communisme, Paris, Éditions de la Sorbonne, 1994, p. 29-48 ; Roger BARNY, « Babeuf et Jean-Jacques Rousseau », dans Présence de Babeuf, op. cit., p. 49-66. 9. Philippe BUONARROTI, Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf, Paris, Montreuil, La ville brûle, 2014. 10. Karl MARX, « La critique moralisante et la morale critique », dans Sur la Révolution française, Paris, Editions Sociales, 1985, p. 91.

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11. On pense notamment à François Furet écrivant encore, il n’y a pas si longtemps : « le feudiste de Roye n’est pas un grand esprit, et il restera toute sa vie un idéologue plus qu’un philosophe » : article « Babeuf », dans François FURET et Mona OZOUF (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 203-204. 12. Le responsable de cette méprise, qui a sans doute rendu service à Morelly en contribuant à faire lire son ouvrage, est l’éditeur Rey, qui publia une édition d’œuvres de Diderot contenant le Code de la Nature (Diderot, Œuvres philosophiques, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1772, 6 vol.). Le tome 1 contient l’utopie morellyenne. 13. Victor ADVIELLE, Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme, Paris, Éditions du CTHS, 1990, t. II, p. 42-60. 14. Voir sur ce point Bruno BERNARDI, « Rousseau, une autocritique des Lumières », Esprit, n°357, août-septembre 2009, p. 109-124. 15. Bronislaw BACZKO, Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978, p. 30. 16. Reinhart K OSELLECK, «Die Verzeitlichung der Utopie», dans Wolfgang VOSSKAMP (dir.), Utopieforschung. Interdisziplinäre Studien zur neuzeitlichen Utopie, Metzlerschen, Stuttgart, 1982, vol. III, p. 1-14. 17. Comme le sous-entend Volguine dans son introduction au Code de la Nature de Morelly, Paris, Éditions Sociales, 1970, p. 1-17. 18. Ce constat, ses présupposés et ses implications avaient fait l’objet de l’article précurseur de Claude Mazauric, « Le rousseauisme de Babeuf », art. cit. De ce point de vue, nous avons dans une large mesure étoffé et systématisé l’analyse, sans revenir pour l’essentiel sur les conclusions. 19. Voir sur ce point Antoine HATZENBERGER, Rousseau et l’utopie, de l’état insulaire aux cosmotopies, Paris, Honoré Champion, 2012. 20. Babeuf tout d’abord, après Voltaire, comme la lecture d’un certain nombre de ses textes le fait voir (notamment la correspondance avec Dubois de Fosseux consignée dans Victor ADVIELLE, Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme, op. cit., t. II, p. 1-255), mais aussi les sans-culottes eux- mêmes, qui ont vu dans Du contrat social un modèle de gouvernement à appliquer à la lettre, naturellement porteur de bonheur social : voir Albert SOBOUL, « Utopie et Révolution française », dans Jacques DROZ (dir.), Histoire générale du socialisme, Paris, PUF, 1972, t. I, p. 195-254. 21. Jonathan ISRAEL, Les Lumières radicales, la philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Amsterdam, 2005. 22. Voir notamment Pierre-François MOREAU, « Utopie et sociabilité dans le Code de la Nature », art. cit. 23. Sur la caractérisation du socialisme utopique, et ses problèmes, chez Marx, voir notamment Henri MALER, Congédier l’utopie? L’utopie selon Karl Marx, Paris, L’Harmattan, 1994. 24. Un certain nombre d’auteurs nous ont évidemment précédé dans cette voie. Voir notamment sur ce point les importantes contributions dans Michel VOVELLE (dir.), Révolution et République, l’exception française, Paris, Kimé, 1994. 25. Manuscrit dit des Lueurs Philosophiques (1791), fonds 223, n°51, Centre russe pour la conservation des archives en histoire politique et sociale (RGASPI, ancien Institut du Marxisme- Léninisme), Moscou. 26. Une analyse, qui nous a semblé biaisée, des Lueurs philosophiques a été entreprise dans le grand travail de cet historien russe, par ailleurs précieux : Gracchus Babeuf à la veille et pendant la grande Révolution française, 1785-1794 (1976), Moscou, Éditions du progrès, 1987.

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AUTEUR

STÉPHANIE ROZA Université Paris I, Panthéon Sorbonne (CHSPM) 7 rue Voltaire, 93400 Saint-Ouen [email protected]

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Regards croisés

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1815 début de l’histoire « contemporaine » ?

Paul Chopelin, Annie Crépin, Antonino De Francesco, Rémy Hême de Lacotte, Peter McPhee, Igor Moullier et Daniel Schönpflug

1 Longtemps circonscrites à l’étude étroite de la décennie révolutionnaire, de ses prodromes immédiats et de son historiographie, les Annales historiques de la Révolution française ont progressivement abordé le temps long des XVIII e-XIXe siècles, dès les années 1950 en histoire économique et sociale, puis, plus récemment, selon une approche géographique plus globale, dont témoignent, entre autres, les numéros thématiques consacrés à « L’Amérique du Nord » (2011), « L’Amérique latine » (2011) et « Les Indes orientales » (2014). La période allant des années 1750 aux années 1850 constitue désormais le cadre chronologique habituel de la revue, tous champs confondus.

2 De moins en moins étudiée en tant que telle, la tranche 1789-1815, fameuse « zone grise » académique, marquant encore traditionnellement, dans l’Université française, la séparation entre l’histoire moderne et l’histoire contemporaine, sert-elle encore à quelque chose ? En effet, le primat donné actuellement à l'histoire globale et à l'histoire connectée par les avancées de l’historiographie remet en cause cette périodisation canonique. Le présent échange témoigne de notre volonté de réfléchir sur l'identité d'une période qui n’est ni le XVIIIe ni le XIXe, qui correspond au temps du Sattelzeit de Reinhart Koselleck et qu'il faudrait pouvoir qualifier pour surmonter la césure, parfois stérilisante, qui existe en France entre « modernistes » et « contemporanéistes ». Peut- on encore appeler 1815 un « tournant » ? Quelle signification donner aujourd’hui à la défaite militaire napoléonienne dans une temporalité élargie ?

3 L’effet bicentenaire jouant, le « moment 1815 » est au programme de plusieurs journées et colloques organisés en France et en Europe, principalement autour du congrès de Vienne (The Congress of Vienna 1814-1815 and its global dimension, Vienne, 18-22 septembre 2014, Perceptions du Congrès de Vienne, Amiens, 27-28 novembre 2014), mais également autour des ruptures et continuités entre l’Europe napoléonienne et l’Europe de la Sainte-Alliance (Les Restaurations dans l’Europe post-napoléonienne, Clermont-Paris,

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2013-2014), tandis que l’expérience vécue du changement politique de 1814-1815 est au cœur d’un numéro thématique de la Revue d’Histoire du XIXe siècle (2014/2).

4 Nous avons voulu, de notre côté, donner la parole à cinq historiens du temps long de « l’ère des révolutions », venus de champs thématiques et géographiques divers, pour débattre de la pertinence actuelle de la césure chronologique de 1815. Il s’agit, en filigrane, de réfléchir à la façon dont les contemporains et, par la suite, les historiens ont pu définir une date « charnière », permettant de clore ou d’ouvrir un cycle, souvent qualifié de « siècle ». Une telle charnière est nécessairement appelée à être relativisée ou même occultée pour comprendre des phénomènes relevant d’une autre temporalité. Nous avons aussi voulu savoir dans quelle mesure elle peut être encore envisagée ou non comme la date d’apparition d’un nouvel ordre international, alors que l’attention des historiens est de plus en plus attirée par les recompositions opérées cinquante ans plus tôt, à l’issue de la Guerre de Sept Ans. Quelles historiographies ont remis en question la césure de 1815 ? Pour quelles raisons ? Igor Moullier Peu de coupures historiographiques ont en France un poids aussi fort que celle de 1815. En comparaison, les échanges entre antiquisants et médiévistes autour de l’Antiquité tardive, ou entre médiévistes et modernistes autour de la Renaissance, sont beaucoup plus fréquents que pour le passage du XVIIIe au XIX e siècle. Les nouvelles collections d’histoire de France, parues chez Belin comme au Seuil, malgré leur volonté affichée de traduire les évolutions historiographiques, font preuve de ce point de vue du classicisme le plus total dans le choix de la périodisation, empêchant par là tout renouveau de la narration et, en grande partie, de la problématisation des événements historiques. L’idée d’un Sattelzeit, promue par Reinhart Koselleck ne semble pas avoir trouvé sa traduction en français. Les historiographies étrangères n’accordent pas le même poids à 1815 en raison de leurs chronologies politiques : pour les Anglais, la modernité politique commence au XVIIe siècle, tandis que les Américains considéreront plus naturellement l’idée d’un âge atlantique des révolutions qui irait des années 1770 aux années 1830. L’histoire des idées, notamment anglophone, suit également cette pente : un Skinner ou un Pocock, dans leurs analyses de la constitution du vocabulaire politique moderne (liberté, constitution, etc.), montrent les racines longues de notre modernité politique. Peter McPhee La contestation de la césure de 1815 provient de deux perspectives générales. Primo, l’histoire sociale en général a interrogé une telle « périodisation », maintenant qu’elle privilégie le monde des élites politiques et atteste que les rythmes de la vie quotidienne, les changements économiques et sociaux s’effectuent bien plus lentement et transcendent de telles divisions chronologiques. Dans les conceptions de Fernand Braudel et de l’école « classique » des Annales, le vrai changement dans la vie quotidienne se manifestait dans la moyenne et longue durée et non pas dans les bouleversements à court terme. Dans l’étude de Philippe Ariès de l’histoire de l’enfance, par exemple, la Révolution française est comprise dans un contexte très général concernant le triomphe de l’individualisme libéral et de l’industrialisation1.

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Les « calendriers publics et privés » – la progression linéaire de la vie politique et les rythmes du monde privé et familial – suivent-ils jamais les mêmes impulsions 2 ? La périodisation conventionnelle a été accusée plus particulièrement par les historiens sociaux féministes d’être fondamentalement mâle aussi bien qu’élitiste : c'est-à-dire que l’histoire de la moitié de la population ne peut pas être appréhendée selon une chronologie linéaire qui estime que l’histoire politique des hommes est aussi l’histoire sociale des femmes. S’il n’était pas permis aux femmes d’accéder au pouvoir politique institutionnel, une histoire sociale orientée autour des « césures » politiques imposerait nécessairement un type d’interprétation qui déformerait, voire qui nierait des processus plus importants pour l’histoire des femmes3. Un deuxième grand défi qui s’oppose à l’idée de 1815 comme « rupture » vient de la part des historiens « révisionnistes » qui ont souligné les continuités de l’économie et de la société, voire de la vie politique française, pour contester les approches matérialistes qui interprètent l’époque de la Révolution et l’Empire comme décisive pour le développement des fondements de la société capitaliste et bourgeoise. Comme l’avait proposé François Furet, « la vulgate marxiste situe la rupture révolutionnaire au niveau économique et social, alors que rien ne ressemble plus à la société française sous Louis XVI que la société française sous Louis-Philippe »4. Selon ce point de vue – trop étroit à mon avis – quelle que soit l’importance de ces changements de gouvernement, d’idées politiques et de souvenirs, beaucoup de caractéristiques essentielles de la vie quotidienne sont restées plus ou moins les mêmes. La France était toujours une société où la plus grande part du pouvoir économique et politique demeurait entre les mains de la noblesse. Certes, la plupart des gens travaillaient en 1815 de la même façon qu’en 1789, sauf dans les lieux où l’économie rurale avait brusquement changé, avec le développement d’une viticulture plus orientée vers le marché, par exemple, ou ceux où un type de travail urbain s’était écroulé. La nature de leur travail – manuel, complexe mais répétitif – n’avait pas changé. Le travail urbain était toujours concentré dans de petites entreprises où les patrons travaillaient côte à côte avec trois ou quatre ouvriers et apprentis en général, même si le contexte législatif du monde du travail avait beaucoup évolué depuis 1789. Les techniques de production du vin, du blé et des tissus n’avait pas changé : seule l’ampleur des activités productives avait évolué dans certaines régions. Tout comme en 1715, les campagnes en 1815 fourmillaient de travail physique. Rémy Hême de Lacotte Dans le cas de l’histoire religieuse, parler de remise en cause ne fait pas vraiment sens, dans la mesure où le choix des années 1814-1815 comme césure ne s’est pas particulièrement imposé, si l’on met de côté les synthèses ayant élu d’emblée un cadre chronologique circonscrit à l’Empire ou à la Révolution dans son acception la plus large – que l’on songe à celle d’André Latreille qui couvre la période 1775-1815 (elle débute avec l’élection de Pie VI) ou à celle plus récente de Jacques-Olivier Boudon sur l’épisode napoléonien, toutes deux devenues des classiques au demeurant5. Lorsqu’elles retiennent la Révolution française comme scansion chronologique majeure, les études originales ont en fait très majoritairement privilégié deux autres ruptures, jugées plus significatives : 1789, avec la proclamation de la liberté de conscience et la destruction de la chrétienté d’Ancien Régime, consommée par la constitution civile du clergé, et 1801, année de conclusion du

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concordat entre Napoléon Bonaparte et Pie VII. Cette dernière année, notamment, a constitué et constitue encore le point de départ obligé de nombreux travaux, soit que l’on s’intéresse, à court et à moyen terme, à l’entreprise de « réorganisation concordataire » qui suit la Révolution, soit que l’on embrasse, à plus long terme, le « siècle concordataire » dans son entier (1801-1905), avec le régime des cultes qui lui est attaché. Indice significatif, c’est autour de ces deux dates, particulièrement de la seconde, que s’est fixée en histoire religieuse la ligne de démarcation usuelle dans l’Université française entre modernistes et contemporanéistes, et non, comme il est courant dans la plupart des autres champs de la recherche historique, autour de 1815. Le programme de l’agrégation d’histoire en 2002 et 2003, « Religion et culture dans les sociétés et dans les États européens de 1800 à 1914 », a ainsi marqué, en quelque sorte, le terrain du côté des contemporanéistes. Reste que cette partition ne saurait non plus être pleinement convaincante, dans la mesure où elle repose sur une conception limitée et francocentrée de l’épisode révolutionnaire, qui n’est plus vraiment tenable dès lors que l’on envisage une approche transnationale et transversale de la question. D’où la proposition, commune à d’autres domaines de recherche (mais établie selon une logique propre), d’élargir cette chronologie, en englobant à la fois la seconde moitié du XVIIIe siècle et les premières décennies du XIXe, jusque vers la décennie 1830. Proposition esquissée par Jean Godel et Bernard Plongeron dans un article tout à la fois bilan et programmatique publié en 1972 dans les Annales historiques de la Révolution française sous le titre « Un quart de siècle d’histoire religieuse (1945-1970). À propos de la génération des secondes Lumières (1770-1820) », cette périodisation a été notamment approfondie et consacrée par de grandes synthèses d’ampleur internationale et interconfessionnelle : ainsi du dixième tome de la monumentale Histoire du christianisme de Jean-Marie Mayeur, André Vauchez, Marc Venard et Charles et Lucie Piétri, publié en 1997 sous la direction du même Bernard Plongeron et significativement intitulé Les défis de la modernité (1750-1840), ou de la vaste fresque de Nigel Aston, Christianity and revolutionary Europe, 1750-1830, parue en 2002. Dans ce schéma, 1815 n’apparaît plus comme un terminus, mais comme une inflexion. Daniel Schönpflug Sur cette question, les réflexions de Reinhart Koselleck, qui ont eu un écho au-delà de l´Allemagne, sont fondamentales. L´historien et théoricien de l´école historiographique de Bielefeld contribue à la réflexion sur le problème de la césure historique de manière essentielle. Dans le cadre de sa théorie du temps historique, il montre que les césures sont des constructions discursives, faites soit par les contemporains, soit par la postérité. Cet argument et, en partie, la terminologie – Epochenschwelle und Epochenbewusstsein (1987) – sont adoptés du philosophe allemand Hans Blumenberg. Koselleck nous invite à penser la césure, à comprendre pourquoi et comment les contemporains et la postérité l’ont construite. Les termes « révolution » et « restauration » font référence à une certaine notion de la césure, voire à une vision de la modernité, qui, vue aujourd’hui, est tout sauf évidente. À cet égard, l’historien berlinois Paul Nolte a rappelé la nécessité de comprendre « die andere Moderne » (« l´autre modernité »), pensée par Hannah Arendt, Jakov Talmon, Zygmunt Baumann et d’autres, comme fondement mental des régimes totalitaires du XXe siècle. Si cette perspective réévalue la césure de 1789/1815, elle ne met

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cependant pas en question le fait qu’elle est le commencement d’une modernité, quelque définition que l’on donne de celle-ci. Pour la déconstruire, il faudrait donc entièrement sortir des cadres de toutes ces théories de la modernité. L’exercice n´est pas facile mais Ute Planert a donné un exemple très convaincant d’une autre approche possible. Dans son livre Der Mythos vom Befreiungskrieg (2002), elle retrace l’histoire des expériences des habitants du sud- ouest de l’Allemagne autour de 1800. En mettant l’accent sur l’extrême dureté des guerres révolutionnaires pour la vie quotidienne des populations civiles européennes, elle sort d’un cadre d’analyse qui classe les faits historiques dans les seules catégories du progrès et de la tradition. En étudiant la question selon une perspective globale, il faut aussi rappeler le fait qu’il existe des régions dans le monde où, non seulement les échos de la grande révolution sont extrêmement faibles, mais où la modernité à l’européenne ne joue aucun rôle. Antonino de Francesco Il va de soi que la question concerne seulement l’histoire politique et notamment l’histoire politique de l’Europe continentale car ce n’est dans le continent que la fin du pouvoir de Napoléon comporte la naissance d’un nouvel ordre – la Restauration – qui ne se proclame point d’équilibre entre l’ère révolutionnaire et un retour, réputé impossible, à l’Ancien Régime. À ce propos, il me paraît évident que l’histoire politique et les disciplines connexes (d’une part l’histoire de la pensée politique, d’autre part l’histoire des relations internationales et d’autre part encore celle qu’on appelait autrefois l’histoire diplomatique) sont arrivées depuis longtemps à la remise en question du sens de 1815 comme césure décisive. Mais il faut tout d’abord souligner que la prise de distance concerne presque exclusivement l’historiographie française et les historiographies des pays qui ont connu un processus de nationalisation – direct ou indirect – suivant l’invasion des armées françaises. Il s’ensuit que le désenchantement des historiens face à la valeur périodisante de l’année 1815 est directement proportionnel à l’intensité avec laquelle, précédemment, les historiographies nationales avaient accompagné le processus d’enracinement de l’État-nation. En effet, dès le lendemain de l’écroulement de l’Empire français, la déroute de Napoléon apparaissait comme l’aube d’une nouvelle phase historique car la libération de l’écrasante domination « étrangère » permettait aux cultures politiques de l’Italie comme à celles de l’Allemagne, des Pays Bas ainsi que de la Suisse et, bien qu’indirectement, de l’Espagne aussi, de proposer une voie proprement nationale à la modernité. De ce point de vue, il va de soi que toute contemporanéité est donc née en 1815 et il est important de souligner combien cette perspective a accompagné tout au long du XIXe siècle, et pour une large partie du XX e aussi, les modalités de participation de l’histoire à la vie politique. Par conséquent, la prise de conscience de la crise des États nationaux – réputée de plus en plus évidente dans les dernières décennies – a fini par engloutir une tradition historique qui remontait au XIXe siècle et qui avait concouru d’une manière décisive à la création d’autant de contemporanéités nationales. Les nouvelles perspectives historiques refusent délibérément le contexte national pour insister, par contre, sur une dimension supranationale destinée par ses propos novateurs à remettre en cause toute périodisation qui serait liée à une tradition préexistante. La fortune de l’histoire

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atlantique (mais on pourrait élargir aussi cette considération à l’histoire méditerranéenne) est à ce propos exemplaire, car elle nous dit qu’un espace géographique et une sorte d’équivalence des événements qui y sont intervenus ont pris le dessus sur un espace politique dominé par une perspective proprement étatique. Il s’agit d’un choix qui n’est qu’apparemment commun et homogène car les motivations sont différentes et parfois aussi elles sont opposées : d’une part, par exemple, on pourrait considérer que l’attention à une dimension atlantique cache l’affirmation selon laquelle la contemporanéité reste une affaire anglo-américaine, de l’autre – en ce qui concerne la période qui nous intéresse davantage – le choix de refuser toute prééminence à 1776 ou à 1789 (et par conséquent à 1815) impliquerait une sorte d’égalitarisme historique inter-révolutionnaire (toutes les révolutions intervenues d’un bord à l’autre de l’océan ne seraient que les conséquences d’une guerre, militaire et commerciale, commencée à la mi-XVIIIe siècle environ), mais d’un autre côté encore la prise de distance envers la dimension nationale voudrait, plus simplement, libérer la recherche des durcissements que l’aspect militant du métier de l’historien avait longtemps entraînés. À bien voir, il s’agit de trois perspectives fort différentes de remise en question de la valeur périodisante de 1815 qui ont pour point commun la conscience que l’histoire politique conserve encore d’excellentes perspectives, même si elles sont bien différentes de celles forgées par la grande tradition entre XIXe et XXe siècle.

Si l'on considère 1815 comme une date qui fait sens, faut-il la penser comme une rupture ou une inflexion ? Igor Moullier De nombreuses pistes existent pour penser 1815 comme une inflexion plus que comme une coupure franche. On commencera par le domaine où elle pourrait apparaître comme la plus indéniable : l’histoire politique. L’étude classique de Rudolf von Thadden, La centralisation contestée, a bien montré que la Restauration n’écrit pas une page blanche. Elle doit composer avec l’appareil d’État et les structures laissées par Napoléon, et, si le désir de renouer avec l’Ancien Régime et les provinces est porté par les ultras, il s’efface très vite devant la nécessité de disposer d’une administration efficace pour porter le discours de retour à l’ordre du nouveau régime. Ainsi, les créations napoléoniennes les plus critiquées, comme les préfets ou le conseil d’État, sont-elles conservées, mais transformées dans un processus d’adaptation de longue durée. Les préfets se voient reconnaître, à travers le soin de veiller au bon déroulement des élections, un rôle clé de surveillance de l’opinion, producteur de nouveaux savoirs politiques, comme l’a montré Pierre Karila-Cohen. Le conseil d’État, s’il perd de son prestige et de son influence, se construit progressivement un rôle d’inventeur de la jurisprudence administrative, à travers la section du contentieux, essentiel pour le développement de nouveaux secteurs industriels (établissements chimiques, mines). Du point de vue des pratiques étatiques, 1815 apparaît comme une rupture nette sur un seul point : l’établissement d’un budget annuel de l’État, discuté devant le Parlement, pratique inaugurée par le baron Louis, dont les travaux de Michel Bruguière avaient bien montré l’importance. Dans le domaine du droit public, les principes mis en place pour la procédure d’expropriation pour utilité publique, à l’occasion de la loi sur le dessèchement des marais en 1806, serviront de guide à la politique menée en matière de mines ou de chemins de fer. À la frontière entre histoire des sciences et histoire de l’industrie, les

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travaux de Thomas Le Roux et Jean-Baptiste Fressoz ont bien montré comment la prise en compte juridique de l’environnement qui s’opère dans les années 1800, avec notamment la loi sur les établissements insalubres de 1810, permet de lever un certain nombre d’obstacles au développement de l’industrie chimique. Avec les institutions, ce sont aussi les hommes qui passent d’un régime à l’autre et permettent l’incorporation de l’expérience napoléonienne. Au-delà des girouettes bien étudiées par Pierre Serna, on peut dégager un groupe de « serviteurs de l’État », entrés dans l’administration napoléonienne, qui continuent leur carrière sous la Restauration : Molé, Pasquier, Vaublanc, Audiffret… Tous élaborent dans leurs Mémoires un travail de justification de leur trajectoire politique qui s’appuie sur la notion de service public : s’ils sont entrés dans l’administration, c’est d’une part pour ne pas laisser l’appareil d’État aux mains des anciens jacobins, d’autre part pour ne pas laisser leurs talents inemployés et servir leur pays. Pasquier déclare ainsi qu’il n’a jamais pu autant apprécier l’utilité et les effets de sa tâche que lorsqu’il fut préfet de police. Un Vaublanc met en avant l’appui essentiel d’une telle présence au sein de l’État pour favoriser le retour des Bourbons. Si l’épuration de 1815 touche les ministres et les chefs de division, elle profite aux échelons inférieurs, ainsi qu’à une grande partie des préfets. L’expérience des changements de régime est ainsi lue par les administrateurs eux-mêmes non comme de l’opportunisme mais comme un attachement à la continuité de l’État, thèse qui sera réutilisée en 1830, 1848, etc. et qui imprègne fortement toute la pensée du droit public et de l’histoire des institutions au XIXe siècle. La fusion des élites, voulue par Napoléon, si elle profite à la nouvelle noblesse impériale, dont le poids social au cours du XIXe siècle a été mis en lumière par Claude Isabelle Brelot ou Natalie Petiteau, ancre aussi au service de l’État une noblesse libérale plus ancienne, celle des Broglie ou Rémusat. La réflexion sur les savoirs de gouvernement montre également l’ampleur des phénomènes d’emprunt et de transmission. Une partie des idées libérales du XIXe siècle prennent naissance durant la période directoriale, avec madame de Staël, Constant ou Daunou. Plusieurs textes de Constant publiés après 1815 sont écrits sous l’Empire. Les historiens du droit ont également beaucoup réfléchi aux coupures et aux continuités de la période 1789-1815 dans le domaine du droit public. Si la Révolution instaure un nouvel ordre institutionnel, reposant sur la séparation stricte entre administration et justice, le droit administratif continue à emprunter beaucoup d’éléments à la science de la police du XVIIIe, comme l’a montré Benoît Plessix6. La question reste débattue puisque d’autres auteurs comme Grégoire Bigot soulignent au contraire l’importance de la rupture de la période révolutionnaire. Les mutations de la catégorie de police sont un autre exemple d’inflexion plus que de rupture. Paolo Napoli avait déjà souligné comment la police, si elle s’efface en tant que doctrine prétendant régir l’ensemble de la vie en société après 1789, s’impose au contraire comme mode d’action et comme formule de gouvernementalité permettant l’adaptation des normes d’État à la gestion de la société. Rémy Hême de Lacotte Je rejoins complètement les propos d’Igor Moullier sur la Restauration en tant que phase privilégiée d’assimilation des innovations de l’époque révolutionnaire, qui s’applique de manière également adéquate à la question des cultes, en France (où l’échec du concordat de 1817 démontre par contrecoup la solidité du dispositif mis en place en 1801-1802) mais aussi dans les pays soumis naguère à sa puissance, où les

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gouvernements répugnent à abandonner les instruments de contrôle apportés par les occupants français, voire participent à leur diffusion. Christopher Clark n’hésite pas, ainsi, à parler d’un « moment napoléonien » dans la politique religieuse de l’État prussien, pour qualifier l’union des confessions protestantes du royaume imposée par Frédéric-Guillaume III à la fin des années 18107. Pour autant la valorisation de ces continuités ne doit pas conduire à sous-estimer, de mon point de vue, la singularité de la période, son « climat » propre, qui, bien au-delà d’un simple retour à l’ordre, est aussi porteur d’un dessein de régénération en profondeur de la société, aux accents religieux évidents. Cette attente prend en partie appui sur le regain de ferveur stimulé au sein de nombreuses communautés croyantes par l’épisode révolutionnaire (comme le Réveil protestant, qui y trouve une impulsion nouvelle), sans oublier la coloration souvent religieuse des mouvements de résistance à la France révolutionnaire (Santa Fede, mouvement national allemand…), le tout sur fond d’explosion miraculaire et prophétique (« l’Europe du surnaturel », pour reprendre une expression de Bernard Plongeron). Dans ce contexte, une notion comme celle de « recharge sacrale », forgée par Alphonse Dupront, prend tout son sens : sans doute le processus de reconstitution du dispositif sacral des Églises n’a-t-il pas attendu les bouleversements politiques de 1814-1815 pour se mettre en place, mais c’est dans les années qui suivent qu’il reçoit sa traduction institutionnelle la plus poussée. Dans les faits, il est vrai, la mise en œuvre est demeurée généralement modeste, l’entreprise zelante de restauration de la Rome chrétienne (objet de la thèse d’État de Philippe Boutry8) constituant sous ce rapport une exception, d’ailleurs partiellement déçue. C’est que le dynamisme (réel) de ces tentatives se heurte simultanément à l’inertie, sinon à l’hostilité de larges pans de la société. Connues depuis longtemps, ces oppositions ont été récemment reconsidérées. Les travaux de Sheryl Kroen sur la contestation populaire des missions en France9, ceux d’Emmanuel Fureix sur les pratiques de deuil politique à l’âge romantique10 ont montré que la volonté de conjuration de la Révolution qui présidait à ces initiatives avait paradoxalement tendu à en entretenir et à en fixer la mémoire. À ces différents titres, il me semble que la Restauration pourrait être comprise comme une étape essentielle dans le rapport des sociétés à la Révolution – un âge postrévolutionnaire par excellence – étant étendu que ce « moment » ne commence pas nécessairement partout en 1815, ni ne revêt la même durée, ni surtout n’a été vécu avec la même intensité. Peter McPhee Oui, 1815 doit toujours être considéré comme une rupture mais – à part la chute dramatique de l’Empire napoléonien – il faut l’insérer dans le contexte de la rupture prolongée de 1789-1815. Même si la nature du travail rural et urbain n’a guère changé entre 1780 et 1820, d’autres éléments de la vie quotidienne se trouvent néanmoins transformés pour toujours, comme l’étaient les points de repère de l’univers mental qui indiquaient aux gens qui ils étaient et comment pourrait être le monde. Tous les Français avaient vécu une expérience révolutionnaire qui avait laissé des traces ineffaçables. La Révolution et l’Empire signifiaient la refonte radicale des institutions vers un modèle plus centralisé et uniforme mais aussi selon des principes d’égalité civile. Les Français étaient devenus citoyens d’une nation plutôt que les sujets d’une monarchie. Le gouvernement constitutionnel était établi sur la base d’une souveraineté populaire des propriétaires. Le pouvoir économique était passé aux

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bourgeois et aux paysans dans une mesure significative. Dans la France nouvelle les valeurs basées sur les capacités et les « avoirs » domineraient dorénavant. Vue selon cette perspective, la période entre 1789 et 1815 pourrait figurer comme le triomphe social des grands notables, de la bourgeoisie et des paysans les plus aisés, qui établirent le terrain du capitalisme. Les périodes de 1789 à 1815 et plus particulièrement celle de 1814 à 1815 constituent des années pendant lesquelles un nombre immense de gens fut directement impliqué dans les processus politiques et touché par ceux-ci, quand l’histoire sociale et l’histoire politique sont devenues inséparables et doivent être intégrées en une « histoire sociale de la politique ». Ne pas faire ceci nous obligerait de nier, d’une façon condescendante, que la résolution politique des questions de pouvoir peut se trouver au cœur même de la vie quotidienne. Le fondement et la nature de l’exercice du pouvoir – la politique dans son sens le plus étendu – varient selon les temps et les lieux, aussi bien que le rang, le sexe et l’origine ethnique de ses promoteurs. Cependant, même les relations intimes de la vie privée et la distinction entre « le privé » et « le public » sont aussi une question de définition sociale et de pouvoir. Antonino de Francesco Il va de soi que mes remarques précédentes impliquent combien 1815 est une date qui fait encore sens mais à condition de la placer dans un contexte de recherche où l’héritage révolutionnaire n’est pas sacrifié aux seules prétentions, fort conservatrices, de la Restauration. Si l’on porte attention aux deux pôles de la question, l’année 1815 représente d’une part une rupture – la paix, après un quart de siècle de guerres en Europe, fut un passage traumatique qui imposait de revenir sur des convictions bien enracinées pour remettre en question l’ordre international et l’identité même de l’Europe – mais d’autre part implique aussi une inflexion car la Restauration maintient plus d’une ambiguïté par rapport aux années révolutionnaires et napoléoniennes, soit du point de vue de la participation du personnel politique, soit par le maintien d’une architecture institutionnelle, soit par les prudentes ouvertures de son système politique. Bref, l’année 1815 représente la fin d’une aventure – et donc d’après les paroles de Guglielmo Ferrero la date de naissance d’un processus de reconstruction collective – mais d’un autre côté elle garde d’excellentes raisons de continuité avec l’ère précédente. En effet, il s’agit d’une contradiction apparente dès le début : les Considérations de Madame de Staël, rédigées au lendemain de l’écroulement de l’Empire et qui sont d’ailleurs le premier écrit à introduire avec précision la périodisation 1789-1815, nous disent combien, pour tous ceux qui avaient vécu la période révolutionnaire et napoléonienne, l’année du Congrès de Vienne restait en continuité avec la saison précédente. En effet, l’identité constitutionnelle et libérale de la nouvelle France s’était profilée au lendemain de 1789 pour reprendre force, dans un contexte républicain, pendant les années du Directoire et donc – d’après Madame de Staël et bien d’autres – la Restauration ne faisait que récupérer le meilleur de l’héritage de la Révolution. Si le maintien d’un rapport de 1815 avec la tradition révolutionnaire passait donc par le refus du despotisme napoléonien, il s’ensuit que, d’après l’opinion publique libérale, 1815 aurait dû proposer une solution à l’affreux déséquilibre dans lequel les guerres révolutionnaires avaient plongé l’Europe entière mais que la solution ne pouvait en tout cas se restreindre à la dimension d’un simple heri dicebamus. Le maintien (ou l’introduction) des constitutions en Europe semblait

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d’ailleurs en continuité avec les attentes profondes de la société politique et la chose nous est brillamment confirmée par les exemples de l’Espagne et de l’Italie car les révolutions constitutionnelles qui éclatèrent en 1820-1821 confirment, une fois de plus, que 1815 n’avait pas terrassé les ambitions nationales et de liberté d’une large partie de l’Europe napoléonienne et que la fin de l’Empire ne signifiait pas du tout que le rêve de liberté s’était à son tour évanoui. Dans les événements d’Espagne et d’Italie, l’ambivalence du message de 1815 est donc évidente : d’une part il réclamait la fin du despotisme bonapartiste au nom de la liberté des peuples, d’autre part l’année aurait prétendu effacer toute velléité démocratique de la scène politique par le biais d’une sage et prudente attention des souverains aux besoins de leurs sujets. Une contradiction qui aurait promptement ouvert aux milieux ultras la possibilité de mettre de plus en plus en difficulté un conservatisme paternel et propriétaire qui se proposait comme la seule forme de libéralisme admissible dans l’Europe issue de l’expérience révolutionnaire. Daniel Schönpflug L’historiographie allemande traite souvent l’année 1815 comme une césure mais certainement pas comme une rupture profonde car les continuités de la « Restauration » avec l’Ancien Régime sont aussi fortes que celles qu’elle entretient avec l’époque napoléonienne. Il faut bien comprendre aussi que 1815 en Allemagne est très différente de ce qu’on appelle la « Restauration » en France et pas seulement parce que l’Allemagne se vantait d’avoir fait face à une invasion. Si, en France, le moment de 1815 est marqué par le retour définitif des Bourbons et la mise en place d ´une nouvelle constitution, en Allemagne il est plutôt caractérisé par la fin des pressions en faveur de la modernisation dont les impulsions venaient de l´extérieur du pays. En réalité, appliqué à l’Allemagne, le terme « Restauration » ne fait que rarement référence aux seuls événements de 1815. Il évoque bien plus souvent une époque qui commence avec ceux-ci et s’achève dans les années 1840. Récemment, dans son ouvrage Gewalt und Legitimität (2011), Voker Sellin l’a même utilisé de manière encore plus abstraite pour désigner un type nouveau de monarchie, obligée de réagir continuellement aux mutations profondes de la société du XIXe siècle. Cette observation peut être utile pour des perspectives comparatives plus larges, que ce soit avec d’autres pays, européens ou non, qui suivent rarement le cas particulier français. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est la césure révolutionnaire qui influe sur les dénominations des postes des professeurs dans les universités allemandes, qui sont spécialisés soit en « Frühe Neuzeit », soit en « Neueste Geschichte » et dont les compétences dépassent rarement la ligne de partage tracée par l’épisode révolutionnaire français et ses conséquences.

Quelles nouvelles périodisations sont alors proposées pour rendre compte des continuités de part et d’autre de 1815 ? Daniel Schönpflug On peut encore une fois citer Reinhart Koselleck, qui – outre la déconstruction du problème de la césure en tant que tel – propose une alternative à l’idée d’une rupture brutale et immédiate. Dans l’introduction à l’encyclopédique Geschichtliche Grundbegriffe (1979), il expose les fondements de son concept de Sattelzeit. Pour bien comprendre la métaphore, il faut penser à une colline, qui, contrairement à l’arête d ´une montagne, séparerait « en douceur » deux vallées. À la place d’une naissance abrupte du monde contemporain autour de 1800, le maître-penseur de l’école de

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Bielefeld esquisse un processus de transformation lente qu’il fait commencer vers 1750 et qui, pour lui, ne s’accomplit pas avant 1850, voire 1870. Dans ce processus, le changement démographique est pris en compte au même titre que l’industrialisation et l’avènement de la société bourgeoise. Au centre de l’intérêt de Koselleck se trouvent surtout les changements conceptuels et sémantiques qui accompagnent toujours et préparent parfois les transformations économiques, sociales et politiques – d’où le projet des Grundbegriffe, c’est-à-dire des concepts élémentaires historiques. La pensée de Koselleck a eu des échos, que ce soit dans un livre comme The Persistence of The Old Regime (1981) de Arno J. Mayer ou dans l’article de Eberhart Schmitt La Révolution française – rupture ou continuité ? Pour une conceptualisation plus nuancée (1983). D’autres, comme Jürgen Osterhammel, sont allés plus loin en construisant une autre temporalité et en proposant ainsi une période bien plus longue de la erwachende Moderne (« modernité en éveil ») qui aurait duré de 1760 à 1920. Un projet de recherche de l’université de Halle propose même une Epochenschwelle 1700, qui pourrait inciter à construire une époque encore plus large et englobante, qui durerait de la fin de la guerre de Trente Ans à la fin de la Première Guerre mondiale. Ses débuts seraient marqués politiquement par un équilibre européen, trouvé en Westphalie en 1648 et retrouvé en 1815. C´est en effet au cours du XVIIe siècle que s ´affirment les deux modèles politiques qui guident la vie politique jusqu´en 1914 : la monarchie absolue d’une part, et la monarchie parlementaire de l’autre. L’histoire culturelle serait marquée par les Lumières dans les domaines de la philosophie, de la littérature, ainsi que dans celui des sciences, mais aussi par les débuts de la sécularisation et par l’introduction du journal et de la poste. L’histoire économique et sociale partirait de la révolution agraire autour de 1700 et de la concurrence franco- anglaise sur la scène coloniale ; ces deux facteurs étant précurseurs de l’industrialisation qui commence en Angleterre vers 1760 et qui atteint le continent autour de 1830. Les lecteurs de cette revue seront sensibles au fait que l’âge des révolutions dans une telle perspective ne serait plus scindé en deux et s’étendrait de la révolution de Cromwell à la Révolution russe. Peter McPhee Trop souvent, l’époque de l’Empire est traitée à part, n’appartenant ni à l’époque révolutionnaire ni à l’histoire « contemporaine ». Pour cette raison l’histoire de l’Empire a été dominée en majeure partie par l’histoire militaire et par les études biographiques de Napoléon lui-même. Il existe bien-sûr des exceptions, ainsi l’examen par Margaret Darrow des lois d’héritage de 1775 à 1825, l’analyse de Jean- Pierre Jessenne à propos des notables ruraux d’Artois de 1760 à 1848, celle de Paul Chopelin traitant de l’histoire religieuse de Lyon de 1788 à 1805 ou mon étude de la région de Corbières de 1780 à 183011. Lorsqu’un historien s’intéresse précisément à un groupe particulier ou à un thème majeur, une périodisation différente est plus appropriée : par exemple, 1789 à 1877 pour l’apprentissage de la démocratie, ou 1760 à 1835 pour l’histoire des biens communaux12. Néanmoins, à maintes reprises, de n’importe quelle dimension de la société qu’il s’agisse, l’époque de la Révolution et l’Empire paraît être une période de rupture. Rémy Hême de Lacotte Lorsque Jean Godel et Bernard Plongeron formulent en 1972 leur proposition de

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resituer l’histoire religieuse de la période révolutionnaire au sein d’une génération des « secondes Lumières » allant des années 1770 aux années 1820, l’originalité de leur découpage tient principalement à l’ouverture qu’ils pratiquent vers l’amont, même sur des champs déjà partiellement défrichés. Jusque-là, l’interprétation dominante (au moins dans le champ historiographique français) de la Révolution française en tant que rupture majeure sinon absolue dans l’histoire du christianisme avait donné lieu à des travaux essentiellement centrés sur l’épisode révolutionnaire en tant que tel, sauf à être étendus, le cas échéant, à ses répercussions à plus ou moins long terme, à l’exemple de la célèbre synthèse de Jean Leflon, La Crise révolutionnaire (1789-1846) (1948). S’appuyant sur le concept de génération, encore peu usité en histoire à cette date, l’article de Jean Godel et Bernard Plongeron attirait l’attention sur tout un milieu de penseurs chrétiens (catholiques aussi bien que protestants), à la fois lecteurs critiques des philosophes des Lumières et promoteurs, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, de la réforme des Églises. Il permettait, de la sorte, de repenser à nouveaux frais les politiques religieuses menées à cette époque (joséphisme, constitution civile du clergé…) en les sortant des logiques purement étatiques pour leur restituer une partie de leurs fondements intellectuels et spirituels. Ce cadre chronologique a été conforté, en parallèle, par une meilleure compréhension de ce qui constitue comme le « revers » de cet Aufklärung chrétien, le catholicisme zelante, devenu par la suite intransigeant, dont les historiens ont pris l’habitude de situer la naissance à la fin de la décennie 1750, avec la fin du pontificat « éclairé » de Benoît XIV. Pour Daniele Menozzi, c’est dès ces années-là que se forge la vision d’une Église catholique menacée dans son pouvoir par le courant séculariste des Lumières et dont l’unique voie de salut serait dans un retour à un passé médiéval idéalisé reconnaissant la primauté du spirituel, la Révolution ne jouant le rôle que de (puissant) catalyseur13. La thèse de Gérard Pelletier sur les réactions du Saint-Siège face à la Révolution française (2004) a très largement validé cette lecture : elle montre comment, aux yeux des observateurs pontificaux, la constitution civile du clergé participe d’une offensive globale contre l’Église romaine, où se confondent jansénisme, tradition gallicane, réformisme catholique et philosophie des Lumières14. En même temps que s’affirme une ecclésiologie romaine fondée sur la tradition et l’autorité, à laquelle Joseph de Maistre fera écho, sur le plan philosophique, avec son Du Pape en 1819, c’est aussi dans ces décennies que se fissure l’ancienne entente entre les Églises nationales et les monarchies. La récente thèse d’Andoni Artola, qui adopte des bornes semblables, montre ainsi comment, entre 1760 et 1833, le haut clergé espagnol se détourne de la Couronne pour se rapprocher du Siège romain15. La cohérence de la période ainsi définie repose aussi sur une réalité démographique : l’unité du personnel ecclésiastique de part et d’autre de la Révolution, en quoi la notion de « génération » est ici parfaitement justifiée. Le fait est particulièrement probant en France, où la Révolution crée dans le recrutement sacerdotal un déficit important et durable, qui n’est surmonté qu’au début des années 1830, avec pour effet le maintien aux responsabilités de la génération antérieure jusque dans la décennie 1820. Même dans le cas du clergé constitutionnel, la rupture ne doit pas être surévaluée. Le phénomène n’est pas propre au cadre français : à Rome, les figures dominantes de la curie sont, au moins jusqu’au pontificat de Léon XII (1823-1829), déjà en place dans les premières années de Pie VII (1800-1823). Cette continuité est

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une invitation de plus à ne pas séparer les principales affaires traitées de part et d’autre de 1814-1815. Des recherches sur le concordat de 1817 m’ont ainsi amené à constater que celui-ci n’était pas une parenthèse anachronique, une tentative aussi désespérée qu’absurde de restaurer l’Ancien Régime ecclésiastique, mais l’ultime confrontation entre les protagonistes religieux de la Révolution française, dans laquelle se rejouaient tous leurs clivages, même s’il ouvre finalement la voie à une réconciliation aussi large que possible de l’épiscopat. Dans cette perspective, on s’accorde pour situer dans les décennies 1820-1830 l’amorce d’un véritable changement. La Charte rénovée de 1830, en France, qui donne définitivement congé au catholicisme en tant que « religion de l’État », de même que la constitution belge, qui retire à l’Église catholique son statut privilégié, apparaissent, comme un aboutissement des réformes révolutionnaires. Au Royaume- Uni, resté jusque-là quelque peu en marge des évolutions religieuses du continent, un pas essentiel est franchi en 1828 et 1829 par l’émancipation des dissidents protestants, puis des catholiques, raison pour laquelle les historiens britanniques prolongent jusqu’à ces années la fin de leur « Ancien Régime » religieux16. Le paysage intellectuel change également : les représentants chrétiens de l’Aufklärung, qui jettent leurs derniers feux dans les années 1820, ne laissent pas de postérité apparente ; le catholicisme libéral, qui fait irruption sur la scène de l’opinion dans la foulée de la révolution de Juillet, ne procède pas des mêmes racines intellectuelles, étant issu en partie de la matrice intransigeante, ainsi que l’illustre l’itinéraire de Félicité de Lamennais. Les combats, enfin, se réorientent : c’est alors que débute réellement l’entreprise de centralisation romaine contre les tendances centrifuges des Églises nationales, jusque-là demeurée surtout théorique. À cette périodisation convaincante, on pourra toutefois opposer une limite : c’est qu’elle exclut a priori certains pans de l’histoire religieuse sur lesquels les bouleversements révolutionnaires ont eu une moindre prise parce qu’ils se prêtent, plus que d’autres, au temps long. Je pense, notamment, aux pratiques dévotionnelles ou liturgiques, qui, dans le catholicisme, s’inscrivent durablement dans l’élan réformateur du concile de Trente, au point que René Rémond a pu définir le XIXe siècle comme un « été de la Saint-Martin pour le catholicisme tridentin17 ». Cette apparente stabilité cache néanmoins, là aussi, des inflexions, comme dans le domaine liturgique, où l’affirmation de l’État-Nation favorise la réappropriation par l’Église de ses rites au début du XIXe siècle18. De même, dans le domaine moral, la diffusion du liguorisme, portée entre autres par les réseaux catholiques contre-révolutionnaires, redéfinit-elle peu à peu la pratique de la confession, même si sa pénétration doit être analysée avec prudence. La grande question, cependant, reste celle de la déchristianisation. On a fait justice, depuis une quarantaine d’années, des interprétations monocausales en imputant la responsabilité aux seules politiques révolutionnaires. Les travaux de Michel Vovelle (Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, 1973) et de Pierre Chaunu (La mort à Paris, 1978), le colloque de Chantilly de 1986 ont permis d’identifier des facteurs antérieurs, en même temps que s’affinaient les critères d’analyse (déchristianisation/laïcisation/ sécularisation…). À l’évidence, une juste compréhension du phénomène nécessite, sur ce sujet plus encore que sur tout autre, de bien saisir les dynamiques de part et d’autre de la Révolution.

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Igor Moullier Les travaux d’histoire économique consacrés à la naissance du capitalisme et de l’industrie moderne ont mis en évidence l’importance de la période 1770-1830, que l’on pense par exemple aux études de Serge Chassagne sur les patrons du coton. Une nouvelle classe d’entrepreneurs et de commerçants engage avec l’État un dialogue subtil. Les travaux en cours sur l’économie du privilège (programme ANR dirigé par Dominique Margairaz) montrent bien que ce dialogue existe dès l’Ancien Régime. La Révolution et l’Empire donnent à ce groupe de nouvelles opportunités : vente des biens nationaux, commandes de l’armée, marchés extérieurs ouverts par l’Empire. Nul n’a mieux saisi leur esprit que Gérard Gayot, à travers l’analyse de la dynastie des Poupart de Neuflize. De l’obtention des privilèges pour la manufacture Poupart, en 1755 à la crise de 1826-1832, c’est un développement relativement continu qui s’observe, une intensification progressive des méthodes de production proto- industrielle et de commercialisation, sans franchir le cap de la concentration capitalistique. Une analyse des dynamiques et des politiques économiques serait donc un des moyens d’effacer la coupure de 1815. Le récent travail de Thomas Piketty met à la disposition des historiens des séries longues sur la répartition des revenus, en France et dans les principaux pays développés. Ses données, disponibles en ligne19, confirment certaines hypothèses, comme celle de Louis Bergeron selon laquelle les achats de biens fonciers opérés au XVIIIe siècle et sous la Révolution ont été l’une des bases de la relance industrielle après 1800. Les mêmes héritages s’observent dans le domaine de l’économie politique, science qui s’invente au XVIIIe siècle. C’est sous l’Empire que Jean Baptiste Say publie ses premiers écrits théoriques et affirme que « les richesses sont indépendantes de la nature du gouvernement. Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer s’il est bien administré »20. Le dialogue noué entre l’État et les milieux du commerce, avec la création des chambres consultatives d’arts et manufactures et les chambres de commerce voulue par Chaptal, se poursuit dès les débuts de la Restauration, avec Becquey à la tête de la Direction générale du commerce et des manufactures. La circulaire du 6 juin 1814, rédigée par ce dernier, dresse un programme économique : liberté au-dedans, protection au-dehors, qui, s’il incarne la modernité économique de la Restauration soulignée par Francis Démier, ne marque pas cependant une rupture. On y retrouve la stratégie dessinée par Chaptal lors de son passage au ministère de l’Intérieur de protéger les industries manufacturières naissantes pour leur permettre de soutenir la concurrence anglaise, et, plus largement, l’idée clé des milieux du commerce : « Laissez-nous faire, protégez-nous beaucoup » mise en évidence par Jean-Pierre Hirsch et Philippe Minard21. La publication, dans les premières années de la Restauration, par deux éminents acteurs de la politique économique et commerciale napoléonienne, de deux ouvrages bilans, à savoir L’Essai sur l'administration de l'agriculture, du commerce, des manufactures et des subsistances de C. A. Costaz en 1818, et De l’industrie française par Chaptal en 1819, témoignent d’une même stratégie discursive visant à établir la continuité de la politique économique de Colbert à Napoléon, et de montrer que les moyens mis en œuvre sous le Consulat et l’Empire restent à l’ordre du jour. Antonino de Francesco L’exemple des révolutions constitutionnelles d’Espagne et d’Italie et – de l’autre côté de l’Atlantique – du mouvement d’émancipation d’une large partie du continent

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américain confirme que les années Vingt gardent une importance décisive pour redéfinir la périodisation de la Restauration. Je crois qu’il est important de revenir, à titre explicatif, sur la doctrine Monroe (l’Amérique aux Américains) formulée par le président des États-Unis en 1823. L’homme, qui appartenait à la génération révolutionnaire de 1776 et qui avait été le politicien républicain le plus proche de la France démocratique (il avait été ambassadeur à Paris au lendemain de la chute de Robespierre et à l’époque il avait été très proche de Paine) estimait que l’intervention de la France en Espagne avait définitivement terrassé le dernier espoir de liberté dans le vieux continent et il pensait – d’après l’exemple de ce qui venait de se passer dans le continent américain – que la liberté aurait par contre pu croître seulement dans le nouveau monde. Indépendamment des visions impérialistes que les paroles de Monroe sous-entendraient – et que sa biographie politique suggèrerait d’ailleurs de vouloir bien relire – la sombre prophétie sur les destins politiques de la vieille Europe confirme, une fois de plus, que 1815 est une date conventionnelle, entièrement inscrite dans une perspective historique qui appartient presque exclusivement à l’Europe continentale. Ailleurs, la saison révolutionnaire – commencée en 1776, relancée par 1789 et amplifiée dans la dimension républicaine par 1792 – paraît se prolonger tout au long de la première moitié du XIXe siècle : dans ce contexte-là 1815 ne représente presque rien car l’année de Waterloo est tout simplement réputée comme une interruption, limitée à l’Europe seulement, d’un processus d’émancipation politique qui remonte aux dernières décennies du XVIIIe siècle et qui va durer jusqu’aux années Quarante du XIXe. C’est pourquoi, indépendamment d’autres considérations sur la valeur de l’interprétation proposée, la périodisation proposée par David Armitage et Sanjay Subrahmanyam, qui place l’âge des révolutions dans le segment chronologique 1760-1840, me paraît, grosso modo, convaincante. Revenir sur la période des grande révolutions entre XVIIIe et XIX e siècle en manifestant l’intention d’aborder la question sur le terrain d’une durée bien élargie par rapport aux distinctions chronologiques traditionnelles permet de désacraliser 1815 et de le remettre à sa place de passage important, mais pas du tout décisif, dans la lecture du XIXe siècle.

Quelle place les historien(ne)s partisan(e)s d'une périodisation sociale et économique élargie accordent-ils/elles finalement au « moment révolutionnaire » français ? Peter McPhee Une chronologie politique ne peut cependant pas être totalement omise, même quand il s’agit d’histoire sociale. Des périodes de bouleversement politique et social impliquèrent et affectèrent tous les Français, bien que de façon très différente. Même une historienne aussi fascinée par l’histoire du particulier qu’Arlette Farge, qui s’oppose tellement à la généralisation au sujet des « tendances », a tiré de sa collaboration avec Michel Foucault la conclusion qu’après 1800 il s’est produit dans la nature de la famille un tournant vers un patriarcat plus marqué et vers l’atomisation familiale22. Les conflits et transitions de 1814-1815 constituent notamment une période pendant laquelle une foule de gens participa à la contestation politique et fut directement concernée par celle-ci. Il s’agissait de questions de pouvoir national et local, et de détenteurs de pouvoir, qui atteignaient jusqu’au cœur de leur existence quotidienne. Igor Moullier Des séquences différentes peuvent être envisagées autour de la notion d’ordre social.

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Le XIXe siècle, à partir du Consulat, est confronté à la nécessité d’organiser différemment l’ordre social, comme l’ordre « biographique » dont Jean-Luc Chappey a saisi les bouleversements autour de l’enjeu des dictionnaires. La période 1770-1830 apparaît en effet essentielle pour saisir dans son ensemble les mutations des savoirs d'État et leur impact sur les pratiques de gouvernement. L’effort est double car il s’agit d’enjamber les coupures chronologiques aussi bien que thématiques qui structurent la discipline historique. De la même façon que le langage politique se transforme à la fin de l’Ancien Régime, autour des notions de patrie, de nation ou de constitution, que la rationalité économique s’impose comme un moyen de gouvernance nouveau, ce sont tous les modes de penser et d’organiser la société qui sont en jeu. L’importance de la période révolutionnaire pour l’élaboration d’une politique nationale d’assistance n’est plus à démontrer, pas plus que la rupture opérée par le Directoire et le retour à une politique d’assistance municipalisée qui va marquer presque tout le XIXe siècle. Mais l’influence de la période du Consulat, dans la lignée des travaux de Catherine Duprat sur le « temps des philanthropes », n’a peut-être pas assez été étudiée dans cette perspective. La « renaissance des œuvres » que Catherine Duprat observe sous le Consulat fut favorisée par les liens étroits et personnels existant entre administrateurs et philanthropes. La philanthropie fut un moyen pour la noblesse libérale des La Rochefoucauld ou des Montmorency de revenir en grâce auprès de Napoléon. De nombreux acteurs de la philanthropie, à commencer par Joseph-Marie de Gérando, secrétaire général du ministère de l’Intérieur sous l’Empire, firent leurs armes durant cette période, avant de systématiser leur action et leurs principes sous la Restauration. Un Gérando, cheville ouvrière de nombreuses sociétés philanthropiques, représente parfaitement cette continuité, ou plutôt ce réinvestissement de formes institutionnelles, puisqu’il avait été l’un des créateurs, avec Chaptal, de la Société d’Encouragement pour l’industrie nationale. Comme la S.E.I.N., les sociétés d’action philanthropique privées, mais soutenues par l’État (Conseil général des hospices, Société de charité maternelle, comité pour la propagation de la vaccine) jouèrent un rôle de creuset entre élites administratives et notables libéraux et furent une solution qui continua sous la Restauration, avec un organe comme la Société royale des prisons, créée en 1819, pour jeter un pont entre l’État et la société civile, apportant ainsi très tôt un correctif au « modèle politique français » décrit par Pierre Rosanvallon. Les continuités qui s’observent au niveau social s’observent aussi en ce qui concerne l’histoire des sciences et des idées. Dans le domaine de la science de l’homme naissante, la réorganisation du monde savant est tout aussi profonde, comme l’a montré Jean-Luc Chappey. La période révolutionnaire et le Directoire notamment sont une période de réorganisation du monde scientifique. La dynamique de centralisation qui s’opère autour d’une institution comme le Muséum d’histoire naturelle, bien mise en évidence par P. Y. Lacour, profite à une figure comme Cuvier. Le cumul des positions politiques et scientifiques permet à ce dernier d’occuper une position centrale qui va en se renforçant sous la Restauration. La même dynamique s’observe dans le champ de la physique avec Laplace. Après un bref passage dans le champ politique, comme ministre de l’Intérieur, poste qu’il n’occupe que trois semaines, mais surtout comme chancelier du Sénat, poste qu’il occupe plusieurs années sous l’Empire, il en tire une série de ressources sociales qui lui permettent

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d’imposer un réseau de patronage et un modèle opératoire, celui d’une physique mathématisée, qui marquent le premier tiers du XIXe siècle.

Quel sens 1815 a-t-il pour l'histoire européenne ? Notamment pour les pays conquis par Napoléon ? Pour l'Italie ? Pour l'Allemagne ? Antonino de Francesco Il est traditionnel de souligner le rôle décisif de l’année 1815 dans la naissance de l’Italie moderne. L’historiographie de l’Italie unie a été longtemps tout-à-fait catégorique à ce propos : il est vrai que d’une part la chute de Napoléon permit le passage rapide de la péninsule entière sous les drapeaux de la Restauration et que les grands changements (parfois brutaux) opérés par les Français furent remis en question par le retour des anciennes dynasties, mais que d’autre part l’éloignement de l’écrasant protectorat transalpin permit la naissance d’un mouvement proprement national, qui se voulait distinct de l’exemple français et qui aurait mené à une conclusion positive la cause de l’unité italienne. Au lendemain de la naissance du Royaume d’Italie, dans la seconde moitié du XIXe siècle, on ne voulait pas douter que l’année 1815 était la vraie date de naissance de l’Italie contemporaine et cela est confirmé par le fait que toutes les familles politiques de l’Italie unie – de la gauche radicale et républicaine jusqu’à la droite libérale et conservatrice à l’exception, il va de soi, des catholiques – s’accordaient sur l’opportunité de dater de la chute de Napoléon les origines de l’époque contemporaine. Dans l’opinion des élites italiennes entre XIXe et XX e siècle, la période française, à savoir les années 1796-1814, représentait par conséquent une époque de minorité politique qui avait très peu apporté à la création de l’identité nationale et qui avait en quelque sorte interrompu le processus civilisateur dont on avait plus d’un exemple dans l’Italie des Lumières. De ce point de vue, il est important de rappeler l’importance de l’ouvrage de l’ancien jacobin extrémiste, Carlo Botta, entièrement dédié à la période française, publié à Paris à la moitié des années Vingt et qui eut un extraordinaire succès tout au long du XIXe siècle. Botta décrivait comme une sorte de cauchemar les événements révolutionnaires en Italie et de cette façon inaugurait une conception du XVIIIe siècle italien – réputé comme une sorte d’âge d’or brusquement interrompu par le raz de marée français – destinée à dominer longtemps l’historiographie italienne. Ses pages permettaient en effet, au lendemain de l’unité de la péninsule, de placer 1815 au centre d’une nouvelle phase historique et culturelle, où l’héritage français était effacé et la tradition des Lumières utilisées pour rattacher le Risorgimento (c’est-à-dire le mouvement national) au XVIIIe siècle. Et puisque cette perspective était tout d’abord destinée à se circonscrire dans la possibilité de penser une culture politique proprement « nationale», aux racines profondément autochtones, il va de soi que le tournant de 1815 s’avérait fondamental pour toute périodisation de la modernité italienne. Après le fascisme, la nouvelle historiographie républicaine revit largement cette interprétation, mais elle ne toucha rien à 1815, car le triomphe de la culture politique nationale apparue au lendemain de cette année-là confirmait la faiblesse de la période jacobine en Italie et expliquait pourquoi l’Italie moderne, toujours dominée par le conservatisme social et culturel, fut engloutie par le fascisme. D’où le maintien de la centralité de 1815 dans l’enseignement universitaire aussi car, encore aujourd’hui, d’une manière de plus en plus indicative, cette année-là marque le passage en Italie de la modernité à la contemporanéité. Le fait qu’on ait choisi

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l’année de la chute de Napoléon pour dater la naissance de la contemporanéité dénote une dimension conservatrice, même du point de vue historiographique, que l’on ne saurait stigmatiser excessivement. Daniel Schönpflug La signification de l’année 1815 pour le monde germanique ne peut se comprendre qu’au regard du choc que fut pour le Saint Empire Germanique la confrontation avec la France révolutionnaire et napoléonienne. Les contemporains comme les manuels d’histoire allemande ont toujours insisté sur cette dimension fondatrice, certains historiens ayant même paraphrasé la Genèse pour en affirmer l’importance : « Au commencement, il y avait Napoléon », écrit Thomas Nipperdey dans sa Deutsche Geschichte (1983-1992). Hans-Ulrich Wehler joue, quant à lui, sur la fameuse formule dans sa Deutsche Gesellschaftsgeschichte (1987-2008) : « Au commencement, il n’y avait pas une révolution ». Toutefois, pour dater le début d’une nouvelle ère de l’histoire allemande, les auteurs se réfèrent le plus souvent à l’Epochenjahr 1806, marquée par la fondation de la Confédération du Rhin, la fin du Saint Empire Germanique et la défaite de la Prusse contre les armées napoléoniennes. C’est donc par rapport à cette rupture d´abord française, importée en Allemagne par les « missionnaires armés », que la césure de 1815 se profile en tant que « Restauration ». Le concept est introduit en langue allemande par le juriste suisse Karl Ludwig von Haller dans son œuvre Restauration der Staatswissenschaften (1817-1834), qui postule que seule l’évolution de la nature est vraie et authentique et que toute rupture imposée par l’homme est donc non seulement illégitime, mais aussi inefficace comme moteur du progrès. Haller en conclut qu’il était légitime, voire nécessaire, de revenir sur tous les changements imposés à l’Allemagne par Napoléon. Les responsables politiques de l’époque, réunis à Vienne, se sont servis de discours semblables, tout en poursuivant un but politique différent, à savoir la recherche d’une synthèse entre trois réalités politiques, sociales et culturelles a priori antagonistes : l’Allemagne de l’Ancien Régime, à jamais perdue, l’Allemagne napoléonienne, dont les innovations n’étaient pas toutes à rejeter, quand elles ne s’avéraient pas tout simplement irréversibles, et les idées du siècle nouveau, façonnées notamment par le romantisme et le renouveau religieux. En conséquence, les résultats du Congrès de Vienne ont ressemblé à un paradoxal mélange entre tradition et innovation. Certes, « l’Allemagne » profitait de la victoire pour « restaurer » ses frontières en récupérant les territoires que la France avait annexés. Par contre, ni la restauration des Habsbourg comme empereurs du Saint Empire ni celle des multitudes de principautés supprimées à la suite de la réorganisation napoléonienne de la carte allemande depuis 1802 n’étaient à l´ordre du jour. De plus, la volonté de poursuivre le processus de constitutionnalisation des États allemands, commencé sous Napoléon, était clairement exprimée dans les actes fondateurs du Deutscher Bund. Ce qui n’empêchait pas que la maxime des gouvernants dans les États du Bund restait le contrôle absolu, par une censure et une coopération policière et militaire particulièrement efficaces, de tout ce qui pourrait amener à de nouveaux troubles révolutionnaires. Ces mesures, toutefois, étaient accompagnées par la volonté de proposer une nouvelle forme de légitimité, dans laquelle – comme l’a récemment souligné Dieter Langewiesche – les frontières symboliquement si chargées entre monarchie et république n’existent guère, et qui demandait de

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nouvelles formes de représentation de l’État – telles que celles analysées par Matthias Schwengelbeck dans Die Politik des Zeremoniells (2007) ou par Johannes Paulmann dans Pomp und Politik (2000). Igor Moullier 1815 peut être vu comme le début d’un tournant conservateur, en Prusse ou en Autriche notamment. Mais il ne faut pas oublier la postérité du modèle napoléonien qui inspire les libéraux, en Italie par exemple, autour de la revendication d’égalité civile et politique. Le modèle prussien d’un État de police n’est pas sans rival dans le monde germanique. Les travaux de Michael Hecker23 montrent l’importance de l’épisode constitutionnaliste dans l’Allemagne du sud. Plus largement, il vaudrait la peine de replacer 1815 dans la période plus longue de « l’âge des réformes »24. Le récent colloque de Lille-Bruxelles sur L’Empire napoléonien, une expérience européenne ? a bien montré comment l’Empire a pu rallier une partie des milieux réformateurs européens, qui y voyaient un moyen comme un autre de réaliser leurs projets de modernisation. En matière de fiscalité par exemple, il faudrait s’interroger sur la circulation des savoirs d’État de part et d’autre de la période révolutionnaire, comme le fait l’ANR Euroscientia.

Une histoire globale a récemment émergé. 1815 a-t-il un sens pour cette nouvelle histoire ? Antonino de Francesco Il me paraît bien difficile que 1815 puisse être considéré comme un moment important pour l’histoire globale. Comme je l’ai fait remarquer au début, la date de 1815 représente un passage fondamental dans le contexte de l’Europe continentale par rapport soit à la conclusion de la saison révolutionnaire et napoléonienne, soit à la difficile naissance d’une modernité libérale. De toutes façons, il s’agit d’une perspective qui a joui d’une large réputation dans le contexte européen mais qui est destinée à mon avis à perdre toute importance dans le cadre de perspectives de recherche dans d’autres contextes où les dimensions géographique et interdisciplinaire semblent avoir le dessus sur les cadres traditionnels de la recherche historique. Igor Moullier L’historiographie de la Révolution française a connu, depuis le début des années 2000, un fort renouvellement sous l’effet de la poussée de l’histoire atlantique et de l’histoire connectée. Les récents colloques sur l’espace atlantique en révolution ont montré qu’il était possible de penser la spécificité de la Révolution française tout en s’aidant de la méthode comparatiste pour affiner les problématiques. Un tel effort devrait pouvoir se poursuivre avec le premier XIXe siècle : la mise en place de l’économie de marché ou la refonte de l’État posent des défis semblables de part et d’autre de l’Atlantique et 1815 ne représente pas la fin des expériences et de la recherche de nouveaux fondements de l’ordre social, en France comme ailleurs. Daniel Schönpflug De la lecture des grandes synthèses récentes sur l’histoire globale du XIXe siècle – notamment The Birth of the Modern World (2004) de Christopher A. Bayly et Die Verwandlung der Welt (2009) de Jürgen Osterhammel – on peut tirer la conclusion que l’époque révolutionnaire et napoléonienne marque une rupture globale, « the first age of global imperialism » (Christopher A. Bayly), qui touche autant l´Europe que l ´Empire ottoman, l’Amérique latine que les régions du monde concernées par l

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´expansion coloniale anglaise de l’époque, mais que le concept de « restauration » est inadapté pour l’histoire non-européenne, même si le Congrès de Vienne s’attaque aussi à des problèmes globaux comme, à l’initiative de la Grande-Bretagne, l’abolition de la traite négrière. Peter McPhee Après 1815, au point de vue du commerce et de la puissance maritime, l’empire britannique ne fut confronté à aucun concurrent équivalent pour un siècle, même si l’Allemagne et les États-Unis devinrent de plus en plus puissants vers la fin du siècle. À la fin de la première grande guerre, en 1919, cet empire s’étendait sur un quart du globe et comprenait 20 pour cent de la population mondiale (environ 460 millions d’habitants). Pour ces raisons, des historiens ont parlé du « siècle impérial britannique »25. Tout comme les autres généralisations parallèles – le siècle français 1689-1789, américain 1919-2011 ?, chinois 2011-? – l’idée nous paraît être un point de départ simpliste mais utile. L’épreuve de la crise financière globale de 2007-2008 et des années suivantes nous a appris la nécessité de comprendre à la fois la vulnérabilité des économies nationales et régionales devant les forces « globales », mais aussi leur résilience et leur capacité d’initiative. Dans une perspective transnationale et globale, qui est peut-être la tendance la plus dynamique de l’historiographie d’aujourd’hui, 1815 est d’importance primordiale parce que l’année marque la fin de la lutte sans précédent pour un imperium français sur une Europe nouvelle refaite selon le Code Napoléon. En termes politiques, idéologiques et mêmes sociaux, l’élite européenne, tout comme Louis XVIII, considérait les années de 1789 à 1815 comme une révolution, un bloc. Les conséquences de la Révolution et de l’Empire pour d’autres régions – la plus grande partie de l’Amérique latine surtout, mais aussi l’Inde, les Indes occidentales néerlandaises et même l’Australie – doivent être appréhendées pour comprendre non seulement l’importance de 1815 pour l’histoire de la France, mais aussi pour l’histoire d’autres nations et d’autres régions. Par exemple, les guerres napoléoniennes eurent lieu aussi dans le Pacifique où les revendications de Nicolas Baudin envers le sud et l'ouest de l’Australie, qu’il exprima en donnant aux lieux le nom de l’Empereur, devaient rester incontestées pendant les années 1803-1810 durant lesquelles son rival anglais, Matthew Flinders, fut détenu à l’Île-de-France (Maurice) en tant qu’officier de marine ennemi. D’une façon générale d’ailleurs, l’histoire de l’Australie de 1815 à 1914 n’a aucun sens si elle n’est pas comprise dans le contexte de l’empire britannique, tout en devant être appréhendée aussi du point de vue du développement des sociétés coloniales spécifiques, du face à face avec les indigènes, etc26. Rémy Hême de Lacotte Les tenants de l’histoire globale ou connectée accordent, de manière assez remarquable, une place non négligeable aux phénomènes religieux ; Christopher A. Bayly en fait même un des points saillants de sa démonstration, en soulignant l’émergence, après 1815, de « religions impériales » ou « universelles ». Rien, toutefois, dans son propos, ne justifie une telle datation, qui semble avant tout conventionnelle, nombre d’exemples cités étant en réalité antérieurs. Ce qui est notable, c’est l’intérêt renouvelé des Églises chrétiennes occidentales pour les missions, qui accompagne l’épisode révolutionnaire. C’est très net dans le cas du

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protestantisme, au sein duquel se produit une véritable prise de conscience, avec la formation, à partir des années 1790, de sociétés missionnaires. C’est plus tardif en revanche du côté de l’Église romaine, qui pâtit de la suppression des jésuites (1773) et des troubles qui affectent les puissances coloniales catholiques. Il faut attendre le deuxième retour de Pie VII dans ses États en 1814 pour qu’elle recouvre des instruments similaires (rétablissement de la Compagnie de Jésus, institution d’une congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, œuvre de la Propagation de la foi), même si les effets de ce réveil missionnaire ne se font réellement ressentir que dans les années 1840. Mieux vaut, là encore, parler de processus continus, plutôt que de chercher un improbable point de départ autour de 1815.

NOTES

1. Philippe ARIÈS, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Plon, 1960. 2. Richard COBB, Reactions to the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1972, traite de ces calendriers différents. 3. Bonnie S. ANDERSON et Judith P. ZINSSER, A History of Their Own : Women in Europe from Prehistory to the Present, 2 t., New York, Harper & Row, 1988, exemplifie une structure alternative pour l’histoire des femmes. 4. François FURET, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, I. 2. II. 5. André LATREILLE, L’Église catholique et la Révolution française, Paris, Hachette, 1946-1950 ; Jacques- Olivier BOUDON, Napoléon et les cultes. Les religions en Europe à l’aube du XIXe siècle 1800-1815, Paris, Fayard, 2002. 6. Benoît PLESSIX, L'utilisation du droit civil dans l'élaboration du droit administratif, Paris, Panthéon- Assas, 2003. 7. Christopher CLARK, « The Napoleonic Moment in Prussian Church Policy », dans Napoleon’s Legacy. Problems of Government in Restoration Europe, David LAVEN, Lucy RIALL (eds), Oxford/New York, Berg, 2000, p. 217-235. 8. Philippe BOUTRY, La restauration de Rome. Sacralité de la Ville, tradition des croyances et recomposition de la Curie à l’âge de Léon XII et de Grégoire XVI (1814-1846), thèse pour le doctorat d’État sous la direction de Jean-Marie Mayeur, Paris IV, 1993. 9. Sheryl KROEN, Politics and Theater. The Crisis of Legitimacy in Restoration France 1815-1830, Berkeley, University of California Press, 2000. 10. Emmanuel FUREIX, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009. 11. Margaret DARROW, Revolution in the House : Family, Class and Inheritance in Southern France, 1775-1825, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1989 ; Jean-Pierre JESSENNE, Pouvoir au village et révolution : Artois, 1760-1848, Lille, Presses universitaires de Lille, 1987; Paul CHOPELIN, Ville patriote et ville martyre. Une histoire religieuse de Lyon pendant la Révolution (1788-1805), Paris, Letouzey & Ané, 2010 ; Peter MCPHEE, Revolution and Environment in Southern France : Peasant, Lords, and Murder in the Corbières, 1780-1830, Oxford, Oxford University Press, 1999. 12. Nadine VIVIER, Propriété collective et identité communale. Les Biens communaux en France 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.

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13. Daniele MENOZZI, « Tra riforma e restorazione : dalla crisi della società cristiana al mito della cristianita mediavale », dans Storia d’Italia, Annali, t. 9, La Chiesa e il potere politico dal Medioevo all’età contemporanea, Giorgio CHITTOLINI et Giovanni MICCOLI (dir.), Turin, Einaudi, 1986, p. 767-806. 14. Gérard PELLETIER, Rome et la Révolution française. La théologie et la politique du Saint-Siège devant la Révolution française (1789-1799), Rome, École française de Rome, 2004. 15. Andoni ARTOLA RENEDO, De Madrid a Roma. La fidelidad del episcopado en España (1760-1833), Somonte-Cenero, Trea, 2013. 16. Voir la somme de Jonathan Charles Douglas CLARK, English Society 1660-1832. Religion, Ideology and Politics during the Ancien Regime, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, qui s’arrête exactement à la réforme électorale de 1832. 17. La France au XIXe siècle. Mélanges offerts à Charles-Hippolyte Pouthas, Paris, Publications de la Sorbonne, 1973, p. 31. 18. Voir les travaux de Vincent PETIT, notamment Église et Nation. La question liturgique en France au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2010. 19. http://piketty.pse.ens.fr/fr/capital21c. 20. Jean Baptiste SAY, Traité d’économie politique, Paris, Chapelet, 1803, p.ii. 21. Jean-Pierre HIRSCH et Philippe MINARD, « “Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup”. Pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française, XVIII e-XIX e siècles », Louis BERGERON et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Paris, Belin, 1998, p. 135-158. 22. Arlette FARGE et Michel FOUCAULT, Le désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard/Julliard, 1982. 23. Michael HECKER, Napoleonischer Konstitutionalismus in Deutschland, Berlin, Duncker et Humblot, 2005. 24. Timothy C. BLANNING et Peter WENDE, Reform in Great Britain and Germany, 1750-1850, Oxford University Press, 1999. 25. Voir par exemple, Ronald HYAM, Britain's Imperial Century, 1815–1914 : A Study of Empire and Expansion, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2002 et Simon SMITH, British Imperialism 1750-1970, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 26. Au sujet de l’Amérique latine, l’Inde et les Indes orientales, voir entre autres, David ARMITAGE et Sanjay SUBRAHMANYAM (dir.), The Age of Revolutions in Global Context, 1760-1840, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010 ; Joseph KLAITS et Michael H. HALTZEL (dir.), The Global Ramifications of the French Revolution, New York, Cambridge University Press, 1994 ; Wim KLOOSTER, Revolutions in the Atlantic World : A Comparative History, New York, New York University Press, 2009. Pour l’Australie, voir Edward DUYKER, Citizen Labillardière : A French Naturalist in New Holland and the South Pacific, Melbourne, Melbourne University Press, 2003, et Nicole STARBUCK, Baudin, Napoleon and the Exploration of Australia, London, Pickering & Chatto, 2013.

AUTEURS

PAUL CHOPELIN Université Lyon III-LARHRA [email protected]

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ANNIE CRÉPIN AHRF [email protected]

ANTONINO DE FRANCESCO Université de Milan [email protected]

RÉMY HÊME DE LACOTTE Centre d’histoire du XIXe siècle, Paris 1-Paris IV [email protected]

PETER MCPHEE Université de Melbourne [email protected]

IGOR MOULLIER ENS Lyon-LARHRA [email protected]

DANIEL SCHÖNPFLUG Centre Marc Bloch, Berlin [email protected]

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Comptes rendus

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Raphaël MATTA-DUVIGNAU, Gouverner, administrer révolutionnairement : le comité de Salut public (6 avril 1793 – 4 brumaire an IV) Paris, L’Harmattan, 2013

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Raphaël MATTA-DUVIGNAU, Gouverner, administrer révolutionnairement : le comité de Salut public (6 avril 1793 – 4 brumaire an IV), Paris, L’Harmattan, 2013, 732 p., ISBN 978-2-336-29065-2, 59€.

1 Issu d’une thèse en droit soutenue à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), cet ouvrage propose de revisiter l’histoire du plus important des comités de la Convention nationale, en croisant une démarche historienne et celle d’un spécialiste du droit. Comme son auteur le remarque, ce comité est omniprésent dans l’historiographie de la Révolution française, sans pour autant avoir été l’objet d’une étude spécifique et approfondie. On se contentait trop souvent jusqu’ici du petit volume de la collection Que sais-je ? rédigé par Marc Bouloiseau il y a un demi-siècle ou du dictionnaire publié par Bernard Gainot en 1990, voire de travaux plus anciens et souvent peu fiables. Il est vrai que les activités du comité nous sont connues avant tout par les arrêtés qu’il a adoptés, que ses délibérations n’ont pas laissé de traces, que le filtre des Mémoires des représentants du peuple (et d’autres acteurs de la Révolution) a brouillé les pistes, et qu’il pouvait donc paraître hasardeux de risquer une synthèse politique sur ce sujet. Raphaël Matta-Duvignau a tenté de contourner l’obstacle avec ce travail qui met au jour une réalité encore assez méconnue du comité : avoir été non seulement une autorité politique de tout premier plan, mais aussi une « machine administrative ». Pour cela, il a découpé sa démonstration en trois grandes parties. La première présente

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le comité, ses attributions originelles, son action et ce qu’il nomme sa progressive « démarche d’émancipation par rapport à la Convention ». La deuxième donne à découvrir la « machine administrative », son organisation interne, son personnel, ses méthodes de travail. La troisième présente un comité au cœur de « l’action centralisatrice ». Disons-le d’emblée, la seconde partie est à mon sens de loin la plus neuve et la mieux réussie, sans doute en raison de sa nature même qui l’éloigne, davantage que les deux autres, de l’« histoire politique » et de ses pièges.

2 En effet, cette deuxième partie consacre des développements passionnants au travail quotidien des membres du comité et plus encore des centaines de personnes qui y sont employées. On savait bien sûr qu’il siégeait au Pavillon de Flore, mais on découvre les demandes présentées au comité des Inspecteurs de la salle ici pour obtenir des locaux supplémentaires, là pour les aménager et les équiper en bibliothèques ; l’existence d’une imprimerie propre au comité, fournie par l’imprimeur Vatar, permettant de ne pas dépendre de l’Imprimerie nationale et des seules copies manuscrites ; un univers fait de papier, d’encre, plumes, cire, bougies, bois de chauffage… dans des lieux qui abritent quotidiennement plusieurs centaines de citoyens, et ce quelque seize heures chaque jour. Après divers tâtonnements, l’organisation du travail est décidée à partir du 13 juin 1793 (rappelons que le comité naît le 6 avril) : des divisions, scindées en sections elles-mêmes séparées en plusieurs bureaux. Pour ne prendre qu’un exemple, la division de la Guerre comprend cinq sections subdivisées en bureaux auxquels s’ajoutent trois bureaux « volatiles » (bureau des troupes à cheval, bureau topographique, bureau des fortifications). Le nombre global en est variable, mais en moyenne le comité repose sur douze sections et une cinquantaine de bureaux. Au quotidien, il fait ainsi figure de véritable ruche où se croisent non seulement les représentants du peuple qui y ont été portés par leurs collègues, mais tout un monde balzacien de directeurs et chefs de bureau, commis, rédacteurs, traducteurs et dessinateurs, expéditionnaires, timbreurs, courriers, bibliothécaires, archivistes, garçons de bureau. L’étude réalisée sur un corpus de quelque 170 employés montre que les deux tiers ont moins de quarante ans et qu’il n’existe pas vraiment de limites d’âge (un a quatorze ans et demi, un autre quatre-vingt). Leurs origines sociales et leur engagement politique ne sont pas toujours faciles à déterminer, mais en tout état de cause les quelques résultats obtenus apportent peu par rapport aux travaux de Catherine Kawa sur les employés du ministère de l’Intérieur. Les nominations font apparaître avec netteté l’importance du patronage, notamment celui des représentants du peuple, membres ou non du comité (Prieur de la Côte-d’Or y fait entrer au moins dix nouveaux employés), mais aussi le rôle de la réquisition pour des militaires détachés auprès du comité. Combien sont-ils au total ? On s’en doute, le nombre est difficile à déterminer et surtout fluctue dans le temps, mais avec d’abord une nette tendance à la hausse : moins de 100 avant nivôse an II, près de 400 en floréal, aux alentours de 500 en thermidor. S’ensuit alors un recul marqué, où des causes politiques sont venues ajouter leurs effets à la réorganisation des comités après l’élimination de Robespierre : 512 en thermidor, 418 en fructidor, 380 à 450 dans les premiers mois de l’an III, de nouveau aux environs de 500 à la fin de l’an III et au début de l’an IV (notons que le creux qui suit thermidor avant que les chiffres repartent à la hausse reproduit un phénomène déjà rencontré pour les représentants du peuple en mission). Bien sûr, la masse salariale suit le mouvement : moins de 20 000 livres par mois avant nivôse an II, près de 50 000 en germinal, environ 110 000 en thermidor, puis une diminution avant une nouvelle envolée en l’an III amplifiée par la dépréciation de l’assignat : quelque 211 000

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livres en fructidor an III, soit dix fois plus qu’en nivôse an II. Le traitement des employés dépend naturellement de la fonction exercée et le règlement s’effectue « après service fait » : les directeurs et secrétaires principaux touchent 500 livres, les commis principaux 300, les garçons de bureau 25 à 100. Un tableau (p. 314-315) illustre le fait que les « grilles de salaires » sont relativement proches de celles du ministère de l’Intérieur ou du Comité de sûreté générale. Travailler au sein du « grand » comité ne procure donc pas de privilèges, même si le comité finance des uniformes, distribue des gratifications et si besoin des secours. Travailler au comité suppose plutôt d’être soumis à une surveillance assez stricte et à des sanctions en cas de faute. Quant à l’ascension hiérarchique, elle s’avère possible, mais n’a rien d’automatique et ne saurait être « de droit ». En tout état de cause, la durée d’existence du Comité de salut public est trop courte pour qu’il soit possible d’en juger et les quelques sondages effectués sur les suites de carrière de plusieurs employés après sa disparition ne permettent de conclure ni à l’idée d’une carrière administrative continuée, ni à l’inverse. Restent les méthodes de travail, bien décrites par Raphaël Matta-Duvignau grâce à l’étude des « ordres de travail à destination des employés », source jusque-là délaissée. Les bureaux ouvrent à 9 ou 10 h jusqu’à 16 h, mais s’ajoutent ensuite des séances du soir vers 19 ou 20 h qui peuvent se terminer à 22 h, voire à minuit. Les séances de travail des membres du comité eux-mêmes se passent de commentaire : dès 6 h du matin au comité, puis à la Convention nationale vers 14 h, nouvelle réunion de 19 h à 22 h, voire au-delà, sans parler de ceux qui restent plus longtemps au comité pour faire avancer tel ou tel dossier. Pour préparer les rapports et projets de décret présentés à la Convention nationale, les membres du comité s’appuient sur le travail des employés : les « analyseurs » dépouillent et synthétisent les informations reçues ; archivistes et bibliothécaires rangent et classent ; les dessinateurs préparent des plans, schémas et cartes ; les « expéditionnaires » sont affectés à la copie et à l’envoi des pièces à distribuer au nombre d’exemplaires déterminé ; etc. Pour prendre un cas précis, la seule section de la Guerre (l’une des sections de la division de la Guerre) reçoit en floréal an III près de 1 000 affaires à traiter ! Doit-on alors parler de « bureaucratisation du comité » comme le suggère l’auteur ? Le mot prêtera sans doute à débat, pour autant l’existence d’un colossal travail des bureaux du comité n’en reste pas moins indéniable.

3 De la première partie, on pourra retenir quelques affirmations essentielles. La Convention nationale a peu à peu donné au Comité de salut public le rôle d’un gouvernement, tout en refusant de lui reconnaître ce statut. La répartition des tâches au sein du comité correspond d’ailleurs en partie à celle entre les différents ministères, comme s’il s’agissait d’un « gouvernement parallèle » ou d’un « contre- gouvernement ». Pour autant, la Convention nationale entend, initialement du moins, rester le vrai maître et surtout préserver la distinction entre délibération (le comité) et exécution (le Conseil exécutif), afin que la responsabilité repose sur les ministres et leurs agents, et non sur la représentation nationale. Le comité doit également permettre une meilleure communication entre les pouvoirs, resserrer les liens entre Législatif et Exécutif (Isnard évoque en mars 1793, peu avant la naissance du comité, la nécessité de créer « un point de contact plus intime avec le pouvoir exécutif »). L’auteur souligne la subordination de plus en plus grande du Conseil exécutif à la Convention nationale et au Comité de salut public, et il en vient à noter (p. 144) : « Si la Convention gouverne théoriquement seule, elle gouverne pratiquement par l’intermédiaire de son comité ». En quelque sorte, le comité est conçu comme un « outil » permettant de pallier l’inertie supposée des ministres, sans pour autant remplacer ces derniers. Mais, dès que le

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Conseil exécutif doit, en germinal an II, laisser la place à douze commissions exécutives, encore plus soumises aux législateurs, la boucle est bouclée. Le comité n’en devient pas davantage une institution de nature exécutive, puisqu’il ne cesse d’être composé uniquement de représentants du peuple, mais il empiète plus que jamais sur les domaines en principe réservés au pouvoir exécutif : « La pensée du gouvernement est désormais réservée au comité […] Les détails de l’action administrative sont maintenant confiés aux commissions exécutives […] Le comité est placé au centre de l’exécution des lois » (p. 149). Les arrêtés du comité ont de fait force de loi provisoire tant que la Convention nationale ne les a pas contestés, voire annulés (ce qui est d’ailleurs aussi le cas pour les représentants du peuple en mission). Comme plusieurs décrets demandent explicitement au comité de faire exécuter les lois, il prend des actes d’exécution et décide d’actes réglementaires, ainsi « le Législatif pénètre la sphère d’activité de l’Exécutif, au point d’en marginaliser son titulaire originel » (p. 193). Et l’auteur d’ajouter : « Malgré le refus d’officialiser la situation, les membres du comité savent, au fond d’eux, qu’ils sont Le gouvernement, et qu’ils dirigent, en fait, la Révolution » (p. 190). Gageons pourtant que la conception de la « centralité législative » par Billaud- Varenne ne l’aurait pas incité à penser que le comité avait une nature exécutive. Il resterait aussi à insister sur la différence entre les lois dites « révolutionnaires » et les autres lois, ce qui renvoie, entre autres, à la création du Gouvernement révolutionnaire. Or Raphaël Matta-Duvignau définit ce dernier comme un « régime politique exceptionnel » commençant le 10 août 1792, ce qui là encore doit prêter à débat dès lors qu’il anticipe sur ce qui se passe un an plus tard. De la même manière, plusieurs passages sur le rôle des uns et des autres au sein du comité, et plus encore sur « la Terreur », peuvent être contestés. Outre la sempiternelle division en son sein entre les « révolutionnaires », les « politiques » et les « travailleurs », rien moins que fondée en archives et qui sert surtout à glorifier les uns (Carnot au premier chef) pour isoler un prétendu trio Robespierre/Saint-Just/Couthon, force est de regretter l’usage répété de « triumvirat dictatorial », « triumvirat terroriste », « terrible triumvirat », ce qui reprend telle quelle une image forgée par les vainqueurs de Thermidor. Sur la nature de la « terreur », peut-on encore raisonnablement écrire aujourd’hui que « la Terreur doit être envisagée comme une technique de gouvernement au service du comité », ou que « la Terreur comme système politico-juridique fut mise à l’ordre du jour le 5 septembre 1793 » ? Peut-on qualifier d’« électrons libres » le Tribunal révolutionnaire, les agents nationaux, les agents du Comité de salut public, et de « police politique » l’armée révolutionnaire ? Peut-on écrire que « l’immunité des parlementaires étant tombée, il devenait aisé de jeter l’anathème sur un député puis de le faire arrêter. C’est donc la peur […] qui permet au comité de faire adopter sans entrave son programme législatif. Là, effectivement, la Terreur est bien un moyen et une forme de gouvernement » (p. 157-158) ? Pourtant, l’auteur lui-même rappelle ensuite l’existence de plusieurs textes du comité contestés voire refusés par la Convention nationale, et il souligne qu’elle n’a jamais été inféodée au comité… Au demeurant, comme il le montre aussi, le 9 Thermidor n’est nullement le renversement d’un gouvernement, mais une élimination, politique puis physique, de plusieurs représentants du peuple. Cela n’est en rien une nouveauté, même si l’épuration touche cette fois des membres des deux grands comités.

4 On me permettra d’être plus bref sur la troisième partie, car elle revient sur des faits plus connus des lecteurs des AHRF, notamment sur les différents axes forts des politiques impulsées par la Convention nationale et le Comité de salut public (effort de

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guerre, instruction, secours, fêtes, etc.). Plusieurs passages sont néanmoins tout à fait dignes d’intérêt, ainsi sur le Bulletin des lois ou sur les liens avec les autres comités (souvent le Comité de salut public leur renvoie des dossiers et il joue un rôle de « coordination de l’action politique »). Comme dans la première partie, quelques phrases viennent hélas gâcher un ensemble de très bonne qualité : « Le gouvernement du comité de Salut public s’inscrivait dans un mouvement à tendance totalitaire », il se serait appuyé sur « un mouvement à tendance totalitaire, le jacobinisme », et se serait immiscé « dans la sphère intime de chaque individu » (p. 551-552)… sans revenir ici sur un thème qu’on pensait pourtant passé de mode, quiconque a fréquenté assidument les archives départementales et communales sera à même d’apporter des milliers d’exemples de citoyennes et citoyens dont la « sphère intime » n’a pas été gangrenée par ce « jacobinisme » (qui resterait au demeurant à définir).

5 Malgré les réserves exposées ci-dessus, malgré çà et là quelques erreurs parfois fâcheuses dans les noms (Baneal pour Bancal, Louvet pour Louchet, etc.) et l’absence d’un index, ce livre est le fruit d’un travail ambitieux et de grande ampleur, et il rendra de nombreux services. Une centaine de pages d’annexes l’enrichit de documents souvent utiles (exemples de dépenses, organisation interne des bureaux, etc.). La lecture en est donc bien sûr conseillée.

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Fabrice BRANDLI, Le nain et le géant. La république de Genève et la France Rennes, PUR, 2012

Alain-Jacques Czouz-Tornare

RÉFÉRENCE

Fabrice Brandli, Le nain et le géant. La république de Genève et la France, Rennes, PUR, 2012, 398 p., ISBN 978-2-7535-2060-8, 20 €.

1 Qu’on ne se méprenne pas : il s’agit ici pour l’essentiel d’une étude approfondie sur la forme diplomatique des relations franco-genevoises et non précisément d’une histoire de ces relations. Préfacier de cette thèse en histoire moderne soutenue à l’Université de Genève, le professeur Michel Porret relève que « cette enquête inédite sur les lieux de réciprocité du droit public entre la France et Genève renouvelle l’histoire de la culture politique du républicanisme genevois » (P. 14). À ce titre, en dehors du décryptage subtil en filigrane des discours convenus des diplomates, on ne saurait chercher de révélations sur l’activité concrète des résidents français dans la cité du bout du lac Léman, ceci étant une autre histoire que l’auteur a justement traitée dans un travail sur « Le résident de France à Genève et son rôle face aux troubles politiques de 1734 à 1768 » (Genève, SHAG, 2007), lequel aurait mérité sans doute d’être intégré au présent ouvrage, pour un plus large public. Il n’empêche que ce qui pourrait apparaître comme un traité de la bienséance diplomatique s’avère être un excellent estimateur du rapport de force entre la France, Genève et la Suisse. Fabrice Brandli démonte méticuleusement le mythe géopolitique et la thèse historiographique largement répandue de la Genève française d’avant 1798, la république microscopique de Genève comme simple poussière d’État protectorat de la France. Il en va de même pour la Suisse en général et l’on rêverait d’ailleurs du même travail de fond au sujet de l’ambassade de France auprès des XIII Cantons. Tout comme l’ambassadeur du roi à Soleure, le résident français ne séjourne pas dans une dépendance de la Grande Nation. Fabrice Brandli le démontre magistralement dans son premier chapitre et résume ainsi sa thèse : « Il s’agit de

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penser les relations entre la France et Genève au XVIIIe siècle comme un processus complexe de négociations continuelles entre deux partenaires qui partagent le même statut juridique d’État souverain, mais que les critères de la puissance et de la forme du gouvernement séparent » (p. 32). Et de révéler qu’: « Il s’agit d’un véritable projet d’échange de prestations : le patronage royal des institutions oligarchiques contre le concours des magistrats à la conservation des intérêts de la France non seulement à Genève, mais plus généralement dans tout l’espace helvétique » (p. 55).

2 Genève est un résumé de la Suisse avec ses curiosités et spécificités locales. Ainsi les Genevois apparaissent-ils comme les pires ennemis des Genevois. Même constat à faire du côté des Suisses dont la France, quel que soit le régime en place chez elle, est également la protectrice. L’auteur nous montre très clairement comment elle assure la pérennité genevoise sans pousser son avantage immédiat, le pays jouant un rôle pivot dans l’équilibre européen, dans l’intérêt de la France elle-même.

3 Il faut avoir une bonne connaissance du système politique en cours au sein du Corps helvétique et de ses républiques alliées pour suivre parfaitement la démonstration de l’auteur. C’est qu’elle est étonnamment complexe malgré ses dimensions réduites la « parvulissime » République (p. 249), la « République calviniste » (p. 273), cette « ville frontière » (p. 225), cette « ville de marchands et de financiers » (p. 108) « élevés au lait de l’absolutisme » (p. 139). On aurait apprécié d’en savoir un peu plus sur « le mandat houleux du résident Soulavie » en 1793 (p. 247). Il est donc conseillé de lire parallèlement Quand le peuple devint roi. Mouvement populaire, politique et révolution à Genève de 1789 à 1794 d’Éric Golay (Slatkine, 2001), voire Genève et la Savoie 1798-1815 d’André Palluel-Guillard (Yens s/Morges, Cabédita), sans oublier Genève entre République et Canton. Les vicissitudes d’une intégration nationale (1814-1846) (2003) d’Irène Herrmann. Le caractère répétitif des descriptions des cérémonies diplomatiques se comprend dans une thèse mais lasse le lecteur lambda. Une adaptation du texte aurait été la bienvenue en la circonstance. On aurait également apprécié quelques éléments de contextualisation, une présentation de certains personnages (même Clavière n’a pas droit à une notice) et d’autres termes spécifiques au domaine helvétique élargi. On y évoque par exemple Cornuaud et les cornualistes (p. 245), le parti michaliste (p. 259), les natifs, les représentants etc. sans nous fournir les clés de décryptage de ces factions politiques.

4 Relevons que le chapitre 2 est tout entier consacré au personnel de la résidence de France. Le chapitre 3 s’emploie à décrire dans ses moindres détails « le cérémonial diplomatique entre magnificence et disqualification ». Le chapitre 4 décrypte « Le "Livre des cérémonies" : cérémonial d’État, cérémonial diplomatique et sociabilité politique en République », bien plus important qu’il n’y paraît de prime abord. C’est l’occasion pour l’auteur de nous offrir une importante et originale approche du phénomène du parrainage, soit « l’intégration politique de la noblesse étrangère grâce au statut de bourgeois de Genève » qui permet de démontrer « l’ampleur parfois considérable du cérémonial dispensé aux hôtes protestants de la République ou aux ministres publics des États ennemis de la France » (p. 214). Le chapitre 5 est entièrement consacré aux « Cérémonies et fêtes de la diplomatie française à Genève ». Qu’on ne s’y trompe pas : « Le cérémonial diplomatique en République a pour inlassable vocation de représenter l’indépendance de la cité-État en tant que réalité indiscutable fondée en droit » (p. 339). Le chapitre 6 nous informe sur « Le don en diplomatie : gage d’amitié ou signe de domination ? »

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5 Tous ces chapitres illustrent à leur manière « la stratégie genevoise de bilatéralisme multiple » (p. 314) pratiquée par ce « petit État, poussière de souveraineté sur la frontière française » (p. 315), jouant habilement de l’influence anglaise pour contrebalancer l’unilatéralisme français et ne pas tomber dans la « pure sujétion » (p. 335), qui interviendra par l’annexion d’avril 1798. Faut-il le remarquer car ce serait pinailler ? Le décalage remarqué dans l’index est quelque peu dérangeant.

6 Voici un livre très enrichissant qui apporte sa pierre au renouvellement de l’histoire diplomatique et aide à comprendre le mot de Talleyrand : « Il y a cinq continents : l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et… la Suisse ! »

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Jean-Yves BORY, La douleur des bêtes. La polémique sur la vivisection au XIXe siècle en France Rennes, PUR, 2013

Isabelle Laboulais

RÉFÉRENCE

Jean-Yves BORY, La douleur des bêtes. La polémique sur la vivisection au XIXe siècle en France, Rennes, PUR, 2013, 309 p., ISBN 978-2-7535-2797-3, 23 €.

1 C’est en partant d’un programme explicitement nourri des propositions de l’histoire sociale des sciences que Jean-Yves Bory annonce le propos de son livre puisqu’il intitule son introduction : « Faire l’anatomie d’une polémique », celle, en l’occurrence, de la souffrance animale. L’ouvrage – version remaniée d’une thèse préparée sous la direction de Dominique Pestre – aborde la manière dont la société française s’est emparée de la vivisection à partir du milieu du XVIIIe siècle, lorsque des exercices chirurgicaux ont été pratiqués sur des chevaux vivants dans les écoles vétérinaires qui venaient d’être créées. L’auteur étudie les débats que cette pratique a suscités en France jusqu’en 1914. Le moment révolutionnaire ne se distingue pas de manière spécifique dans l’histoire de cette controverse ; si ce n’est que l’Institut ou les écoles de santé deviennent, au même titre que les institutions qu’ils ont remplacées, des lieux de débats.

2 Le propos est organisé en deux parties chronologiques. L’année 1880 apparaît comme le moment charnière, celui qui marque l’apogée de la vivisection, celui où le paradigme est complètement établi, celui que l’auteur associe à l’institutionnalisation. En amont de ce moment charnière, Jean-Yves Bory observe l’engouement qu’a suscité la vivisection, mais aussi les nombreuses contestations qui ont émergé très tôt au sein de groupes bien identifiés, mobilisant même certains vivisecteurs, mais aussi des médecins

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publicistes, des protecteurs des animaux et des individus organisés en associations. Dans la seconde partie du livre qui scrute la période 1880-1914, l’auteur concentre son attention sur le mouvement des antivivisectionnistes, il examine la constitution de leurs discours, les raisons des scissions entre réformistes et abolitionnistes, puis leur marginalisation face à la domination des scientifiques.

3 Fidèle aux propositions de l’histoire sociale des sciences, Jean-Yves Bory ne cherche pas à écrire le grand récit qui relaterait l’histoire de la vivisection, il s’efforce au contraire de s’attacher tout autant aux voix de ceux qui se sont opposés à cet ensemble de techniques qu’aux raisons pour lesquelles la vivisection s’est développée. Il analyse donc les pratiques qu’elle a engendrées et les discours qu’elle a suscités, tant pour promouvoir que pour condamner ces usages. Il s’appuie essentiellement sur des périodiques savants et médicaux qui exposent les pratiques, énoncent les objectifs scientifiques de la vivisection ; il mobilise également les traités scientifiques qui relatent les manières de faire, les pamphlets, ainsi que les Bulletins de la Société protectrice des animaux. Cet ample corpus lui permet d’identifier plusieurs communautés composées tant de ceux qui pratiquent des expériences sur des animaux vivants (élèves vétérinaires, médecins de la nouvelle école de médecine de Paris qui cherchaient à promouvoir la pratique expérimentale), que de ceux qui s’y opposent (les antivivisectionnistes). L’auteur repère également des lieux où s’est exercée la controverse (l’Académie de médecine, mais aussi les associations opposées à la vivisection) et parvient à identifier des liens pertinents avec d’autres formes de militantisme à l’œuvre au XIXe siècle.

4 Si l’enquête historique semble soignée et le propos s’avère convaincant, on peut toutefois s’étonner de voir apparaître parmi les attendus énoncés par l’auteur la volonté de bâtir une histoire « réhabilitant les vaincus » (quatrième de couverture) et l’on se demande à la lecture du prologue si l’auteur ne cherche pas, de façon trop insistante, à emporter la conviction de son lecteur en énumérant les principaux types d’expériences conduites par des médecins et des élèves vétérinaires. Si l’auteur présente son choix comme celui qui « sert à établir la réalité de la vivisection » (p. 15), on reste circonspect en découvrant son projet de s’attacher aux raisons pour lesquelles la vivisection a été mise en œuvre de « cette manière impitoyable ». En demandant les raisons pour lesquelles la contestation s’est faite « contre la science » et non pas « pour les animaux » (p. 16), on mesure le risque du parti pris revendiqué par l’auteur. La publication de récits d’expérience est évidemment essentielle pour l’étude de cette question, mais le prologue fait d’emblée l’effet d’un tableau à charge. Cette impression est confirmée lorsque l’auteur affirme dans l’introduction : « il est aussi bien que le lecteur sache à quoi s’en tenir plutôt que d’être confronté à une neutralité impossible sur un tel sujet. […] il est clair qu’entre la torture et sa dénonciation, mon choix est sans équivoque ». Certes, il ajoute : « Le lecteur est libre du sien » (p. 21), mais ces précautions rhétoriques n’empêchent pas ledit lecteur de s’interroger sur la distanciation nécessaire au travail de l’historien. Il est dommage d’aborder la lecture de cet ouvrage avec ce type de réserves méthodologiques qui risquent d’obérer la lecture d’une enquête pourtant bien menée et pertinente au regard de l’histoire des sciences et de l’histoire des relations hommes/animaux. Dans la suite du propos, Jean-Yves Bory s’efforce bien sûr de contextualiser les usages de la vivisection et le fait de façon efficace et argumentée. Il indique que l’idéologie du progrès, qui faisait de la science la condition de toute émancipation, conduisait les partisans de la vivisection à refuser tout débat sur les incertitudes, voire sur les contradictions qui émanent des résultats de

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leurs expériences. En s’appuyant sur les propositions de Bruno Latour, l’auteur montre qu’elle fut considérée comme efficace parce qu’elle incarnait la science en marche. Cependant, au fil des pages, on garde à l’esprit les propos liminaires dont la nécessité n’ajoute rien à la portée de l’ouvrage, bien au contraire…

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Keiko KAWASHIMA, Émilie du Châtelet et Marie-Anne Lavoisier. Science et genre au XVIIIe siècle Paris, Honoré Champion, 2013

Isabelle Laboulais

RÉFÉRENCE

Keiko KAWASHIMA, Émilie du Châtelet et Marie-Anne Lavoisier. Science et genre au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2013 (édition originale, Tokyo, 2005), 321 p., ISBN 9782745324924, 35 €. Avec un avant-propos d’Élisabeth Badinter, traduit du japonais par Ayako Lécaille-Okamura.

1 L’essai de Keiko Kawashima propose une étude croisée des parcours de deux femmes impliquées dans la sociabilité des Lumières. Elle choisit pour cela deux icônes bien connues qui incarnent chacune un moment particulier de la science du XVIIIe siècle : Émilie du Châtelet (1706-1749) qui a aidé Voltaire à diffuser en France la physique de Newton, et Marie-Anne Lavoisier (1758-1836) qui a assisté son époux dans ses travaux, notamment grâce aux traductions dont elle s’est chargée. Ces deux trajectoires féminines permettent à l’historienne de mettre le champ de l’histoire des sciences à l’épreuve des études de genre.

2 L’ouvrage s’organise en quatre chapitres. Le premier s’efforce de caractériser les conditions de la production du savoir au XVIIIe siècle afin de dégager la place que peuvent y tenir les « femmes d’esprit ». L’auteur s’arrête notamment sur le modèle donné par Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, celui d’un philosophe qui enseigne à une marquise la pensée de Descartes. Le deuxième chapitre propose une comparaison entre Émilie du Châtelet et Marie-Anne Lavoisier, il donne lieu à une tentative de définition des « femmes savantes » du XVIIIe siècle, siècle présenté comme celui où s’affirme cette catégorie. Les deux chapitres suivants permettent à l’auteur de

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revenir sur chacune des deux figures auxquelles l’ouvrage est consacré. Ils ne sont pas conçus comme des biographies mais proposent des éclairages spécifiques sur les parcours de ces deux femmes. L’histoire des Institutions de physique sert de clé pour entrer dans le parcours d’Émilie du Châtelet et permet de montrer la stratégie éditoriale qu’elle a déployée afin de faire reconnaître son travail par ses pairs. Le personnage de Marie-Anne Lavoisier est saisi quant à lui en deux occasions particulières : sa contribution à la révolution chimique, puis la position qu’elle a acquise après l’exécution de son mari.

3 Keiko Kawashima montre qu’Émilie du Châtelet ne s’est pas contentée de traduire en français pour Voltaire les Principia de Newton. En 1740, elle a fait paraître ses Institutions de physique, ouvrage dans lequel elle a témoigné de sa maîtrise des mathématiques et s’est opposée à la théorie que soutenait Voltaire. La construction de la préface qu’elle a donnée à cet ouvrage illustre très bien la conception de la communauté scientifique qu’elle défendait : dès la première édition, alors que son nom ne figure pas sur la page de titre, Émilie du Châtelet suppose que la science est racontée par une femme et écoutée par les hommes. Dans les éditions ultérieures, son statut d’auteur est revendiqué non seulement parce que son nom apparaît sur la page de titre mais aussi parce que son portrait figure en tête du volume. Cet ouvrage a suscité des controverses qui ont renforcé le positionnement d’auteur d’Émilie du Châtelet. Pour s’opposer à la lecture de ses travaux donnée par Dortous du Mairans, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, elle a en effet rédigé des lettres qu’elle a fait paraître dans les périodiques savants et dans lesquelles elle a revendiqué son point de vue. Enfin, pour élaborer la traduction annotée du texte de Newton – qui paraît de manière posthume en 1759 – elle a sollicité l’assistance de Clairaut, instaurant ainsi dans la communauté savante une collaboration qui inversait les rapports de subordination convenus. C’est donc une figure singulière dans son parcours et ses revendications qui se détache de cette étude, celle d’une femme soucieuse de voir la valeur de ses travaux reconnue par ses contemporains.

4 Sous la plume de Keiko Kawashima, Marie-Anne Lavoisier n’apparaît pas seulement comme la muse de la révolution chimique admirée des savants européens pour lesquels elle organisa notamment une réception afin de marquer la défaite de la théorie du phlogistique. Après la mort de son époux, elle reprit la rédaction des Mémoires de chimie publiés en 1805. Cela dit, contrairement à Émilie du Châtelet, Marie-Anne Lavoisier n’a pas publié de travaux savants qu’elle aurait signés de son nom. Elle semble davantage apparaître comme une assistante, c’est-à-dire comme une femme soumise à la science produite par des hommes, par l’un d’eux en tout cas, son mari. D’après Keiko Kawashima, c’est d’ailleurs parce qu’elle se conforme à cette norme des rapports masculin/féminin que Marie-Anne Lavoisier n’a guère été contestée. Cela dit, cette soumission aux normes de genre pourrait constituer aussi, selon l’auteur, la source d’une insatisfaction exprimée par celle-ci au moment de son second mariage, au cours duquel elle ne quitta pas le nom de Lavoisier.

5 Ces études de cas croisées permettent à Keiko Kawashima de souligner les obstacles sociaux et culturels qui entravaient l’accès des femmes à la communauté savante et plus encore au statut de savante. Son essai met ainsi en lumière la contradiction entre les compétences acquises par certaines femmes en matière de science et le statut que les hommes – y compris les savants – attribuaient aux femmes dans la société du XVIIIe

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siècle, sans que le moment révolutionnaire ne parvienne à subvertir ce rapport de domination.

6 Faisant écho aux travaux récents dirigés par Patrice Bret et Brigitte Van Tiggelen sur Madame d’Arconville (Madame d’Arconville. Une femme de lettres et de sciences au siècle des Lumières, Paris, Hermann, 2011) ou bien à ceux d’Adeline Gargam sur les femmes savantes (Les Femmes savantes, lettrées et cultivées dans la littérature française des Lumières ou la conquête d’une légitimité, 1690-1804, Honoré Champion, 2013, 2 vols.), l’essai de Keiko Kawashima met en lumière les enjeux de la traduction – des travaux de Newton ou de ceux de Kirwan – et confirme que le rôle de la traductrice est complexe. Il convient de signaler aussi que, dans un ouvrage récent qui rassemble les contributions présentées à l’occasion de deux colloques, (Fabien KNITTEL et Pascal RAGGI, Genre et techniques, XIXe- XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013), Fabien Knittel et Pascal Raggi proposent de questionner les liens entre genre et techniques à l’œuvre du XIXe au XXIe siècle, ils s’attachent notamment aux raisons pour lesquelles les objets techniques renvoient le plus souvent au masculin et mobilisent des pistes d’analyse suggérées par l’histoire de l’éducation.

7 L’ouvrage témoigne aussi de la fertilité des études de genre pour éclairer les conditions de production des savoirs. C’est une lecture stimulante qui met en perspective la reconnaissance du droit des femmes à accéder au rôle d’acteur de la recherche scientifique.

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Coline CARDI et Geneviève PRUVOST (dir.), Penser la violence des femmes Paris, La découverte, 2012

Karine Lambert

RÉFÉRENCE

Coline CARDI et Geneviève PRUVOST (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La découverte, 2012, 441 p., ISBN 9782707172969, 32 €.

1 L’ouvrage collectif, Penser la violence des femmes, dirigé par les sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost rassemble les contributions du colloque éponyme qui s’était tenu en juin 2010 à l’Université Paris-7. En proposant à Arlette Farge de rédiger la préface de ce recueil de textes issus des nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales (anthropologie, histoire, sociologie) ainsi que du champ des études en littérature, sciences politiques, linguistique, sciences juridiques, criminologie, Coline Cardi et Geneviève Pruvost placent d’emblée leur entreprise dans la filiation des travaux pionniers que celle-ci a rassemblés dans les années 1990 avec Cécile Dauphin et qui ont abouti à l’essai De la violence et des femmes, Albin Michel, 1997.

2 L’actualité médiatique de cette dernière décennie, qui a régulièrement porté à sa Une des infanticides multi récidivistes, des bandes de filles coupables d’actes barbares, des kamikazes, des cheffes de clans mafieux, des femmes mourant sur les coups de leurs compagnons ou victimes de viols collectifs a rendu plus impératif l’urgence de penser la violence des femmes, d’instiller dans les interstices de l’ordre social de l’hétérogène, de la singularité, loin des discours communs oscillant entre les stéréotypes de femmes victimes et de femmes monstres.

3 « Exhumer, dénaturaliser, contextualiser, historiciser, repolitiser la violence des femmes, tel est l’objet de ce livre » (p.13). Afin d’atteindre cet ambitieux objectif tout en évitant la juxtaposition d’études de cas relevant de temporalités ou d’espaces socio- culturels divers, les coordinatrices proposent en introduction d’inscrire les différents

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chapitres dans un cadre épistémologique et théorique qui constitue une remarquable contribution à la réflexion sur la violence dont elles proposent une définition performative, et une évaluation convaincante du genre comme catégorie d’analyse. En effet, l’enjeu de cette entreprise est d’« interroger l’ordre social que sous-tend l’assignation majoritaire des femmes à la position de l’ “a-violence” », (p. 56).

4 Cardi et Pruvost proposent ainsi, dans la continuité du numéro de la revue en ligne Champ pénal (Vol. VIII, 2011), intitulé « Le contrôle social des femmes violentes », qu’elles ont également coordonné, une analyse en trois phases : « la violence des femmes “hors cadre”, la violence sous tutelle, la violence d’émancipation » (p. 16).

5 Peuvent dès lors être répertoriés les processus de déni, d’invisibilisation, de non- reconnaissance, d’oubli qui sont à l’œuvre et qui permettent d’interroger « le déni d’antériorité », concept forgé par Delphine Naudier à propos des femmes écrivains dont on ne cesse de fêter l’arrivée sur le marché éditorial alors que leur présence est constante. Cardi et Pruvost proposent avec justesse d’appliquer ce même raisonnement aux femmes violentes. Ainsi, seule une historicisation rigoureuse de la participation des femmes à la criminalité, aux émeutes, aux batailles permet de déconstruire des phénomènes présentés comme inédits, tels les gangs de filles (Niget, Duprez). Les auteures abordent également la responsabilité du mouvement féministe dans la minoration de la violence féminine en raison de la nécessaire « hiérarchie dans les luttes féministes » tout en soulignant la nécessité d’approfondir les recherches, encore trop rares, portant sur « l’histoire des rapports entre luttes féministes, violences des femmes, avec des comparaisons internationales » (p. 27).

6 Dans une perspective autre, celle d’une recension des mises en récits typiques, il apparaît que la subordination des violences féminines à celles commises par les hommes opère comme une « mise sous tutelle » qui prive les femmes de leur agency, de leur capacité d’agir, de leur statut de sujet autonome. Les auteur/e/s mettent à jour les mécanismes qui sans cesse réagencent la domination masculine : les femmes sont réputées exercer leurs actes sous l’emprise de leurs émotions (Bugnon), de la manipulation (Dayan). La portée de ces actes est minorée (Lelièvre, Léonard), sous- évaluée (Baraduc), considérée comme non susceptible de modifier l’ordre des sexes. La domination masculine est justifiée par certains discours criminologiques (Lumbroso et Ferri), ethnocentriques, biologisants, pathologisants qui ensauvagent une nature féminine qu’il conviendrait dès lors de placer sous contrôle.

7 Le troisième « grand récit » analysé ouvre sur un renversement de l’ordre social en permettant l’accession des femmes au pouvoir ou à « l’indifférenciation égalitaire » (P. 38). La famille (Feldman), l’école, le sport, les forces armées (Freedman), l’espace public, la fiction cinématographique (Fassin, Molia) ou littéraire (Guidée) constituent ainsi des terrains où s’enracinent des transgressions subversives, individuelles ou collectives, souvent temporaires, potentiellement porteuses d’émancipation. Néanmoins, précisent les directrices de l’ouvrage, « si l’égalité des sexes […] y compris celui du pouvoir de la violence, constitue une condition de l’égalité […], la violence ne constitue pas […] la voie souhaitable pour obtenir l’égalité » (p. 56).

8 Les vingt-trois chapitres de l’ouvrage sont structurés autour de quatre thèmes traités dans une perspective transnationale et transpériode, (Violences politiques/Le privé et le politique/Traitement institutionnel de la violence des femmes/Figurations et défigurations des femmes violentes). Dominique Godineau, Marie-Élisabeth Handman, Claudine Parent et Éric Fassin ont respectivement pris en charge l’introduction d’une

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partie, ce qui renforce la cohérence de l’ouvrage. Le premier axe présente de nombreuses configurations de la participation féminine aux conflits collectifs depuis l’Ancien Régime (Dufournaud, Chevalier), la Révolution française (Martin) jusqu’aux luttes armées contemporaines de la Palestine (Dayan-Herzbrun), au Pérou (Boutron, Felices-Luna). La présentation chronologique des articles rend plus perceptible encore l’impérative nécessité d’une contextualisation fine. Les normes sociales, les notions de ce qui est tolérable, d’honneur, de courage, de virilité qui participent du contrôle social doivent être interrogées tant elles permettent de (re) qualifier et classifier les violences féminines.

9 La deuxième partie met en visibilité des figures incarnées de la violence féminine s’exerçant dans des contextes marqués par la domination masculine : la pédophile nécessairement impensable tant elle questionne l’ordre hétéronormé (Bourge), la scandaleuse Violette Morris (Bonnet), les cheffes de gangs brésiliens (Duprez). Certain/e/s auteur/e/s invitent à poursuivre les recherches sur des terrains encore insuffisamment investis tels les sociétés matrilinéaires (Handman), les violences domestiques ou conjugales commises entre femmes (Watremez) ou les usages stratégiques féminins de la force physique (Lebas).

10 Un même souci anime les contributeur/trice/s des deux derniers axes : questionner les sources, débusquer les silences ou les absences (Mazeau), déconstruire les discours et les catégories (Lelièvre, Léonard), interroger les postures des chercheurs, veiller à conserver une grande vigilance méthodologique et se garder des mots (Lagorgette) et des représentations de « la femme criminelle » (Kaluszynski), d’un éternel féminin monstrueux, des figures mythiques ou stéréotypées (amazones, sorcières, furies, virago). Ceci est tout particulièrement perceptible lorsqu’il s’agit de débusquer les mécanismes d’exclusion des femmes hors du champ politique.

11 Chaque article permet de mesurer la complexité des réalités singulières et collectives, le foisonnement des chantiers en cours, la multiplicité des (en) jeux de pouvoirs qui enserrent « la nature féminine », le corps des femmes, pour tenter de disqualifier, déresponsabiliser, occulter, instrumentaliser la participation féminine à l’exercice de la violence, tant cette dernière questionne et perturbe l’ordre des sexes.

12 Enfin, ce livre justement qualifié d’« événement scientifique » par Rose-Marie Lagrave dans sa postface ne se contente pas de sonder les violences des femmes mais apparaît au total comme programmatique en raison de sa volonté de mettre au jour la complexité de la violence des femmes et de la penser au prisme du genre et de la multiplicité des pistes de recherches ouvertes.

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Jean-Joël BRÉGEON, 30 journées clés de la Révolution française Paris, 2014

Caroline Chopelin-Blanc

RÉFÉRENCE

Jean-Joël BRÉGEON, 30 journées clés de la Révolution française, Paris, 2014, 139 p., ISBN 978-2-7298-8334-8, 12,20 €.

1 Cet ouvrage, publié par la maison d’édition Ellipses, s’adresse en priorité au public étudiant et plus largement à tout lecteur curieux de l’histoire de la Révolution française et soucieux d’avoir à portée de main les repères chronologiques essentiels sur cette période. C’est en effet un livre clairement présenté, très maniable, dont la lecture précède utilement, voire accompagne, celle des manuels universitaires et des productions scientifiques.

2 Selon l’introduction, l’objectif est d’offrir « une trame référentielle à qui veut étudier dans le détail la " Grande Révolution " ». Bien sûr, « dans le détail » est à relativiser puisque, conformément aux objectifs de la collection, trente dates sont présentées. Chacune a pour ambition d’être « proposée dans son amont puis ouverte son aval ». En effet, il s’agit d’analyser assez rapidement – en l’espace de deux à trois pages – la genèse de chaque fait retenu, son contexte et ses implications les plus importantes. Par exemple, pour la date du 5 mai 1789, l’auteur commence par rappeler la définition des États généraux et en dresse un historique récent, détaille ensuite le mode de désignation de ses membres et son fonctionnement, et termine par l’énumération des principales étapes jusqu’au 23 juin, date à laquelle, selon lui, la monarchie absolue a vécu. À la suite de l’analyse factuelle, sont insérés un à trois commentaires, oscillant entre une dizaine et une trentaine de lignes, relatifs à la date étudiée : il s’agit soit d’extraits de témoignages contemporains, formulés par des acteurs ou des témoins de premier plan, soit d’extraits d’analyses d’historiens du XIXe siècle à aujourd’hui.

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L’intérêt de ces extraits est de montrer la diversité des lectures qui peuvent être menées sur un même fait. Par exemple, pour la date du 10 août 1792, Brégeon confronte deux extraits de Taine et de Michelet, soulignant pour chacun combien « le pathos peut l’emporter sur le récit factuel ».

3 Le découpage chronologique retenu, classique, va du 5 mai 1789, date de l’ouverture des États généraux à Versailles, au 9 novembre 1799, date du coup d’État de Napoléon Bonaparte. Sélectionner trente dates pendant cette période si riche est certainement un défi en soi ! Défi plutôt bien relevé. En effet, le choix s’avère assez équilibré d’un point de vue chronologique. Les années 1797, 1798, 1799 ne sont pas phagocytées par la période 1789-1793. Les dates choisies permettent de baliser la trame événementielle de la Révolution, voire de combler les « trous » entre les principaux événements. Par exemple, à la date du 14 juillet 1790, Brégeon récapitule les principaux événements survenus depuis le 6 octobre 1789.

4 Le choix des dates s’avère également judicieux sur le plan thématique car il permet d’aborder différents champs de l’histoire de la Révolution. L’histoire politique bien sûr avec l’évocation d’acteurs essentiels : Louis XVI (dates des 6 octobre 1789 avec « le roi rentre à Paris », 21 juin 1791 avec « la famille royale s’enfuit », 21 janvier 1793 avec « l’exécution de Louis Capet) ; Marat (13 juillet 1793 avec « l’assassinat […] par Charlotte Corday ») ; Hébert (24 mars 1794 avec « l’exécution du Père Duchesne et de ses amis ») ; Danton (30 mars 1794 avec « l’arrestation de Danton et des Indulgents ») ; Robespierre (particulièrement le 27 juillet 1794, avec sa « chute ») ; Carrier (16 décembre 1794 avec son « exécution ») ; Babeuf et Carnot (20 février 1797 avec « le début du procès de Gracchus Babeuf dans la conjuration des Égaux », procès qui permit au directeur Carnot de parachever sa « mue idéologique ») ; et bien sûr Bonaparte (17 octobre 1797 avec « Bonaparte signe la paix de Campo-Formio avec l’Autriche », 18 mai 1794 avec « un corps expéditionnaire commandé par Bonaparte quitte Toulon pour une destination inconnue », et bien sûr le « coup d’État du 18 Brumaire »). Des aspects institutionnels sont traités à travers plusieurs dates : les États généraux (à la date du 5 mai 1789 bien sûr), les principales réformes qui ont concerné l’Église de l’automne 1789 à l’été 1790 (à la date de l’adoption de la Constitution civile du clergé le 12 juillet 1790), les réformes administratives et fiscales prises depuis 1789 (résumées dans l’article consacré à la Fête de la Fédération), la Constitution de 1791 (à la date du 3 septembre) et celle de 1795 (à la date du 22 août). Sont également abordés quelques aspects religieux à travers l’évocation de l’adoption de la Constitution civile du clergé et de la célébration de la Fête de l’Être suprême à Paris, article où l’auteur discute le concept de « déchristianisation ». Les aspects militaires sont pris en compte aux dates du 20 septembre 1792 et du 26 juin 1794 avec les victoires respectives de Valmy et de Fleurus. Les aspects culturels sont également parfois évoqués, par exemple dans la présentation de la date du 14 juillet 1790, où Brégeon insiste sur la politisation croissante de la société par le biais de la multiplication des journaux, des clubs et des « embryons de partis politiques ». La guerre de Vendée – objet d’étude privilégié de l’auteur par ailleurs – est traitée à travers plusieurs dates : le 24 février 1793 (« la levée en masse de 300 000 hommes »), le 17 octobre 1793 (« bataille de Cholet »), le 18 décembre 1794 (« exécution de J.-B. Carrier »), le 21 juillet 1795 (« les royalistes débarquent à Quiberon »).

5 Le choix des extraits intégrés après l’analyse factuelle est plutôt varié, faisant alterner des témoins (Talleyrand, Germaine de Staël, le duc de Chartres, Levasseur…), des

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acteurs (Mirabeau, Talleyrand, Boissy d’Anglas…), des historiens, essentiellement du XIXe siècle (Michelet, Quinet, Taine, Aulard) et du XXe siècle (Mathiez, Villat, Gaxotte, Soboul, Furet, Walter, Solé, Massin, Ozouf…). L’historiographie très récente est plutôt négligée : seuls figurent un extrait de La Vendée et la Révolution (2007) de Jean-Clément Martin sur le débarquement des royalistes à Quiberon le 21 juillet 1795 et un passage de Parlez-vous sans culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794) (2009) de Michel Biard. Le choix de certains auteurs est parfois surprenant : Max Gallo sur Robespierre (à la date du 27 juillet), Jean-Christian Petitfils qui est le seul historien cité – à deux reprises – à propos de Louis XVI (21 juin 1791 et 21 janvier 1793), l’auteur lui-même qui utilise deux extraits de sa biographie Kléber. Le Dieu Mars en personne (2002), l’un pour la bataille de Cholet et l’autre pour l’expédition en Égypte.

6 Ainsi, l’ouvrage constitue un outil de travail de base. Les critiques que l’on peut formuler à son encontre trouvent en grande partie leur réponse dans le format même de l’ouvrage et l’esprit de la collection. On peut par exemple regretter l’absence de bibliographie indicative à la fin de chaque date clé étudiée qui permettrait au lecteur d’approfondir ses connaissances mais aussi d’adopter une approche plus problématisée et de mieux saisir l’intérêt et l’originalité des commentaires choisis pour chaque date. Des références complètes de ces commentaires auraient d’ailleurs facilité la consultation des livres cités. En effet, certains extraits ne comportent aucune référence du tout – comme c’est le cas pour l’ouvrage de Michel Biard dont le titre n’est pas donné – ; toutefois, dans la majorité des cas, il ne manque que les numéros précis des pages.

7 Aussi ne faut-il pas attendre de cet ouvrage plus qu’il ne peut donner. C’est un très utile outil de travail, qui permet une lecture transversale de la Révolution française au moyen de trente dates judicieusement choisies et bien résumées.

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Stéphane PASCAU, L’antipapisme révélé ou les Rêves de l’antipapiste (1767). Henri-Joseph Dulaurens Paris, Les points sur les i, 2010

Caroline Chopelin-Blanc

RÉFÉRENCE

Stéphane PASCAU, L’antipapisme révélé ou les Rêves de l’antipapiste (1767). Henri-Joseph Dulaurens, Paris, Les points sur les i, 2010, 221 p., ISBN 2-3593-0033-4, 22 €.

1 L’éditeur, Stéphane Pascau, est un spécialiste de cet auteur du XVIIIe siècle récemment tiré de l’ombre : dans la lignée d’une thèse de lettres, il a publié plusieurs articles et deux ouvrages importants, H.-J. Dulaurens (1719-1793). Réhabilitation d’une œuvre, paru en 2006 chez Champion et Écrire et s’enfuir, dans l’ombre des Lumières. Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793) paru également dans la collection des Gueux littéraires, dont Catriona Seth a fait un compte rendu dans le numéro des AHRF d’octobre-décembre 2010 (n°362). Outre les travaux de Stéphane Pascau, Dulaurens est mieux connu grâce au livre récent de Michèle Bokobza-Kalan (Dulaurens et son œuvre. Un auteur marginal au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 2009). Ce « Rousseau des ruisseaux » a connu un parcours chaotique : ecclésiastique à la vocation imposée par la famille, il multiplia les critiques contre sa condition, avant de publier les Jésuitiques, un pamphlet contre les jésuites, qui l’obligea à fuir en Hollande en 1761. Considéré par la chambre ecclésiastique de Mayence comme « auteur d’ouvrages dits impies », il est arrêté en 1767 et condamné à faire pénitence à vie dans une maison de prêtres pauvres. En 1788, il est envoyé au couvent de Marienborg, où il meurt en 1793. Il a publié un nombre assez important d’ouvrages, la plupart anonymement, et il revient à Stéphane Pascau d’avoir justement attribué à Dulaurens les écrits dont il était réellement l’auteur.

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2 L’Antipapisme révélé constitue l’un des rares exemples de caricatures littéraires du pape au XVIIIe siècle. Ce conte satirique a été publié clandestinement en 1767, après l’incarcération de l’auteur. Il est composé d’une épître, d’une préface et de quatorze chapitres. L’appareil critique est conséquent. Il comprend une introduction très éclairante, un glossaire s’appuyant sur les dictionnaires de l’époque, un résumé – très utile car le lecteur non familier du style foisonnant et des références de Dulaurens a vite tendance à se perdre –, des notes, un index et une bibliographie. Les notes sont extrêmement documentées, complètes et précises. Elles permettent d’éclairer des termes du vocabulaire propre à l’époque, des anecdotes, ainsi que des procédés littéraires, comme les allusions cryptées à la politique européenne par le biais de la Chine. Ces notes s’avèrent indispensables pour bien pénétrer et comprendre la pensée tortueuse de Dulaurens, ses références et ses figures de style très personnelles, particulièrement les néologismes et les détournements lexicaux carnavalesques. L’ouvrage comprend en outre un index, toujours utile, et un cahier iconographique central de qualité, avec des portraits et des caricatures de pape, ainsi que différentes représentations de la flagellation et surtout de la Trinité, particulièrement attaquée par Dulaurens.

3 Ce dernier se montre très critique envers le catholicisme, tant sur le plan théologique qu’ecclésiologique. Il reconnaît certes les mérites de Jésus-Christ, sa bonté, sa vertu, son amour des hommes, mais il ne le considère pas comme le « Fils de Dieu » et rejette par conséquent le dogme de la Trinité : Jésus est au mieux un prophète dont on peut suivre l’enseignement, sans pour autant lui attribuer un quelconque caractère divin. On retrouve ici tous les arguments qui sont déployés plus tard par les militants républicains exaltant la figure du « sans-culotte Jésus », le patriote galiléen dont il faut imiter le juste combat contre la tyrannie des prêtres et des rois. Bien sûr, Dulaurens éreinte sévèrement la papauté, notamment pour son supposé goût du luxe et son libertinage hypocrite – Rome est une nouvelle Sodome –, mais il vitupère également les ordres religieux, comme les bénédictins, dont il dénonce l’oisiveté et l’inutilité sociale. Finalement, sur le plan philosophique, il présente certaines convergences avec les philosophes des Lumières, plutôt Voltaire, bien qu’il ne fasse jamais directement allusion à lui dans L’Antipapisme, que Rousseau. Il prône ainsi une religion de la tolérance et, à travers ce conte satirique, il prolonge son combat contre le mensonge, les préjugés, l’imposture religieuse, notamment celle des normes morales imposées aux fidèles par des individus déréglés. Toutefois, cet ecclésiastique – qui ne renonça jamais à la prêtrise, mais lui a-t-on laissé le choix ? –, reste profondément déiste et ne se prive pas de critiquer les Lumières, dont il rejette les excès rationalistes. Finalement, le mérite de cette édition est de faciliter la compréhension d’un ouvrage assez complexe, dont l’auteur est particulièrement révélateur des ambiguïtés entre Lumières et anti- Lumières. La découverte des écrits de Dulaurens se poursuit par la parution en 2012, toujours chez Champion, d’une nouvelle édition d’un autre ouvrage majeur, Le Compère Mathieu ou Les Bigarrures de l’esprit humain.

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Cyril TRIOLAIRE (dir.), La Révolution française au miroir des recherches actuelles. Actes du colloque tenu à Ivry- sur-Seine (15-16 juin 2010) Paris, Société des études robespierristes, 2011

Caroline Chopelin-Blanc

RÉFÉRENCE

Cyril TRIOLAIRE (dir.), La Révolution française au miroir des recherches actuelles. Actes du colloque tenu à Ivry-sur-Seine (15-16 juin 2010), Paris, Société des études robespierristes, 2011, 275 p., ISBN 987-2-908327-71-7, 19,90 €.

1 Ce recueil rassemble la vingtaine de communications faites par des membres récents de la Société des études robespierristes réunis en colloque en juin 2010. Elles sont pour la majorité issues de travaux menés en maîtrise ou en thèse. L’ambition du colloque n’était pas de dresser un bilan historiographique des recherches en histoire de la Révolution en 2010, mais, plus modestement, de souligner la diversité des approches et des champs de recherche abordés par les sociétaires et finalement de montrer le constant « dynamisme » de la société.

2 Cinq thèmes sont distingués. Le premier, intitulé « Des hommes en Révolution », permet de montrer le renouveau du genre biographique et la richesse de ses apports. Ce genre s’intéresse moins aujourd’hui aux grandes figures révolutionnaires qu’aux personnages « secondaires », lesquels constituent des portes d’entrée afin de mieux comprendre la complexité des réactions aux processus révolutionnaires. Les deux premières communications s’intéressent chacune à des personnalités engagées dans le journalisme, interrogeant donc les interrelations entre carrière journalistique et carrière politique, et étoffant le vaste champ d’étude du journalisme révolutionnaire.

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Pierre-Hermann Mugnier aborde sous cet angle, inhabituel, la figure de Tallien. Celui-ci a surtout œuvré, quoique de manière irrégulière, entre le mois d’août 1791 et frimaire an III en s’impliquant dans quatre publications. L’auteur analyse le parcours journalistique de Tallien, montrant que le journaliste précède et prépare l’avènement de l’homme politique. En effet, d’un journalisme d’information destiné surtout à instruire les lecteurs, Tallien passe à un journalisme d’opinion, qui lui permet de s’inventer un espace médiatique et, après son exclusion du club des Jacobins le 17 fructidor an II, de survivre politiquement en exposant sa profession de foi et son programme politique, qui lui attirent les faveurs des muscadins et des petits propriétaires – qu’il avait d’ailleurs tant dénigrés en l’an II. Quant à Aurélie Reboisson, qui livre un article issu d’un mémoire de maîtrise, elle s’intéresse à Jacques-Antoine Dulaure, député à la Convention, étiqueté girondin, plume du Thermomètre du jour (11 août 1791-25 août 1793). Son approche, plutôt classique, vise à interroger l’identité politique de Dulaure – et donc la validité de l’étiquette politique habituellement attribuée – et à vérifier s’il utilise son journal comme une arme politique. À la lumière d’une étude approfondie du journal (récurrences thématiques, provenances des subventions) qui révèle une politisation croissante – il est qualifié de « journal modéré, girondin » – et de l’analyse de la réaction de Dulaure face à trois événements particuliers (la marche à la guerre, le 10 août 1792 et les massacres de septembre, le procès de Louis XVI), elle aboutit à la conclusion que Dulaure appartient bien à la « nébuleuse girondine », même s’il a essayé de donner à la postérité l’image d’un journaliste détaché des querelles, et que le Thermomètre lui sert de tribune. Floréal Hemery s’attache de son côté, à partir du cas de Barère, à mettre en lumière les proximités et les dissemblances entre les conceptions des Anciens et des Modernes concernant l’idée républicaine. Trois thématiques sont étudiées : le citoyen-soldat et le soldat-citoyen, le citoyen-propriétaire et l’obéissance à loi, condition indispensable à la réalisation de la liberté. Comme nombre de députés révolutionnaires, Barère représente bien ce centre républicain pour lequel les références à l’Antiquité sont constitutives de la rhétorique, à une époque où les esprits tant lettrés que populaires les comprennent. Mais tel Barère, ces députés ont pour ambition non pas d’imiter les Anciens mais de les dépasser, en vertu du caractère novateur et supérieur de la Révolution française. La communication suivante, de Guillaume Mazeau, s’intéresse à Drouet de Varennes et souligne « la validité de l’échelle biographique pour aborder la question de l’engagement individuel en politique et les mécanismes de construction des valeurs de la société civique et de l’imaginaire démocratique et républicain ». Selon l’auteur, le destin de Drouet de Varennes (1763-1824) a été « incroyable ». Pourquoi ? Parce que sa vie ressemble à un roman d’aventures et qu’il fait partie de ces personnalités qui ont « réussi à combiner un statut de héros populaire et de héros civique, reconnu par l’État ». L’auteur le démontre par l’analyse de trois moments-clés : d’abord, la fuite à Varennes qui, habilement exploitée par Drouet, lui permet en quelques jours de monopoliser la gloire nationale et de personnifier le peuple ; puis son mandat de député à la Convention, qui consolide son statut de défenseur du peuple contre le tyran et qui, par sa capture le 27 septembre 1793 alors qu’il est envoyé en mission dans l’armée du Nord, lui permet de devenir un héros militaire ; enfin, sa conservation du statut de héros sous le Directoire, alors qu’il est une « anomalie politique », en tant que montagnard encore actif et protagoniste de la conjuration des Égaux : il devient alors un enjeu du combat entre les valeurs civiques et les modèles d’héroïsme. Enfin, s’appuyant sur une source riche (des carnets personnels), Laurent

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Borne reconstitue l’itinéraire révolutionnaire d’un ecclésiastique, le chartreux Dom Joseph de Martinet. Il met en lumière ses motivations, plus précisément les qualités favorables à la conduite d’un ministère clandestin – son goût pour l’étude et pour l’encadrement spirituel, ainsi qu’un caractère bien affirmé –, et l’usage qu’il fait de la parole dans le cadre de son action pastorale et sacramentelle clandestine, où les préoccupations politiques ne sont pas absentes.

3 Le deuxième thème, consacré aux « formes du pouvoir », a trait à l’histoire administrative et institutionnelle. Les quatre communications montrent l’importance du travail archivistique pour la compréhension du fonctionnement, complexe, des rouages de l’État et éclairent la naissance, difficile, des serviteurs de l’État. Un premier article, de Raphaël Matta-Duvigneau, se penche sur les rouages du Comité du salut public à la date du 4 brumaire an IV (6 avril 1793) dans le but de déterminer les règles, juridiques ou coutumières, qui fixent son statut, les modalités d’exercice de ses attributions et la nature de ses relations avec les autres institutions. L’auteur souligne bien les extrêmes bureaucratisation et centralisation atteintes par le comité, « sorte de modèle indépassable de gouvernement d’exception ». En effet, il apparaît comme une machine administrative et bureaucratique bien huilée, et, quoique organe du pouvoir législatif, absorbe les prérogatives et les compétences de l’exécutif, en contrôlant quasiment tous les domaines, particulièrement l’armée et l’administration, par le biais de trois formes d’actions : descendante en tant qu’à l’origine de l’impulsion politique, ascendante en tant que point de convergence, transversale en tant que coordonnateur. Les deux communications suivantes s’intéressent aux agents du pouvoir au niveau local et à la problématique, désormais revisitée, entre centre et périphérie. Dans un premier temps, Gaïd Andro souligne le moment fondateur qu’a constitué l’expérience révolutionnaire de procureur général syndic dans un parcours individuel et collectif : individuel, car cette expérience a pu inaugurer une carrière tant politique qu’administrative ; collectif, car cette fonction prépare l’émergence du statut de fonctionnaire, le procureur général syndic expérimentant en effet les tensions entre pouvoir central et local, et entre service de l’État et convictions personnelles. Dans un second temps, Isabelle Antunes analyse les réactions des administrations de districts face à la question des subsistances, à partir du cas normand. Elle souligne le relais important que constituent ces districts dans la gestion des approvisionnements et celle des stocks, ainsi que les pressions et sollicitations qu’ils subissent, de la part des municipalités et des habitants confrontés à des pénuries, mais aussi des autorités soucieuses de l’application de la loi. Le dernier article, un peu à part, concerne davantage la postérité de la Révolution française dans la social-démocratie allemande à la charnière des XIXe et XXe siècles. Jean-Numa Ducange examine la perception de la « Grande Révolution » par les sociaux-démocrates – comme rupture historique majeure, sans grand étonnement – et montre que cette perception varie en fonction de la conjoncture et que ce modèle révolutionnaire constitue une source d’inspiration pour l’élaboration d’un modèle politique visant à subvertir l’ordre existant.

4 Le troisième thème, assez proche du précédent, aborde plus spécifiquement les formes de la vie politique locale. Les quatre communications examinent la problématique des relations entre pouvoir central et pouvoir local, remettant en cause la thèse de la centralisation jacobine. Laurent Brassart, à partir du cas du département de l’Aisne, démontre l’absence d’uniformité territoriale en raison de l’inefficacité des rouages administratifs locaux mis en place par le gouvernement révolutionnaire (administrations de district, agents nationaux, comités de surveillance) : l’auteur

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conclut donc à l’existence d’« un temps et un espace différenciés des politiques de la Terreur ». Pierre Belda, quant à lui, récapitule les relations entre la municipalité lyonnaise, le district de Lyon-ville et le département, qui se tendent à compter de décembre 1790, en raison de la politisation de la vie locale, la municipalité devenant patriote, les corps administratifs constitutionnels. L’arrestation du roi fait définitivement pencher le rapport de force en faveur de la municipalité, les administrateurs constitutionnels étant destitués le 15 août 1792. Maxime Kaci s’intéresse à un espace frontalier, l’arc septentrional allant du Nord-Pas-de-Calais aux Ardennes, et résume l’approche adoptée dans sa thèse. Il montre la construction du lien collectif, permise par des agents de circulation – ainsi Jean-Baptiste Vassant, qu’il prend en exemple –, des supports d’expression tels que les chansons ou les pétitions, la connexion de différents espaces, et souligne l’approfondissement de ce lien collectif dans les moments de crise. La dernière communication, d’Alain Massalsky, également inspirée de sa thèse, nous emmène dans les Hautes-Pyrénées. L’auteur montre la coexistence de deux types d’institutions électives et de pratiques de vote aux logiques totalement différentes : les assemblées municipales perpétuant le fonctionnement des assemblées communautaires d’Ancien Régime où les clivages politiques sont peu perceptibles, les assemblées départementales censées extraire le citoyen de son cadre communautaire et peu à peu marquées par l’affrontement partisan.

5 Le quatrième thème concerne la formation de l’opinion publique, plurielle, et ses lieux de résonance. Jean Salvat analyse la rencontre entre l’Almanach des muses, complément littéraire du Journal des Dames, et l’opinion publique, ainsi que l’impact de la Révolution sur le dialogue entre le journal et les lecteurs. Guillaume Collot s’intéresse aux deux journaux traitant exclusivement de religion sous le Directoire, à savoir les Annales de la Religion et les Annales catholiques, le premier représentant la voix du clergé constitutionnel, le second du clergé réfractaire. Après les avoir présentés, l’auteur montre qu’ils sont certes opposés idéologiquement mais qu’ils ont également eu le souci de répondre aux attentes spirituelles et cultuelles de leur lectorat. Anne Quennedey se penche, quant à elle, sur la manière dont Saint-Just conçoit la pratique oratoire quotidienne dans les assemblées révolutionnaires et le sens qu’il assigne à l’éloquence. Elle souligne notamment les divergences entre Saint-Just et Robespierre et même, en conclusion, entre François Furet et Saint-Just. Selon ce dernier, l’éloquence est un contre-pouvoir indispensable dans les démocraties, parce que garantie de la liberté, et est donc déterminante dans la formation politique de l’opinion publique. Enfin, Cyril Triolaire montre que, contrairement à l’idée reçue, les théâtres départementaux n’ont pas constitué des vecteurs de propagande très efficaces pour le pouvoir napoléonien. Les « titres propagandistes » sont rarement programmés, les scènes de théâtre départementales conservant finalement leur rôle traditionnel de divertissement.

6 Le recueil se clôt par trois communications, très stimulantes, consacrées à l’histoire économique. Elles remettent en cause la thèse généralement admise du retard industriel et de la désorganisation économique de la France pendant la période révolutionnaire. S’inspirant de sa thèse et partant d’un espace géographique suffisamment étendu (districts de Reims, Châlons et Epernay), Fabrice Perron s’intéresse à une période particulière, le Directoire, et défait l’idée préconçue d’une grave crise économique pendant ces années 1795-1799. Certes, des éléments perturbateurs ont existé, liés au contexte de guerre et aux réticences des populations face aux réquisitions, mais le dynamisme s’avère indéniable dans les secteurs du textile

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et de la viticulture. L’auteur affine la chronologie, distinguant les années 1793-1797, marquées en effet par une « crise », puis la période 1797-1999 qui mène vers « une sortie de crise ». Le Directoire prépare donc la croissance économique du Consulat et de l’Empire. À partir de l’exemple nantais, Samuel Guicheteau se concentre quant à lui sur un groupe social en essor, quoiqu’hétéroclite : les ouvriers. Son article, qui reflète la richesse de sa thèse, souligne la pertinence d’une approche collective. Il juxtapose deux interrogations majeures : d’une part la participation des ouvriers à la Révolution, d’autre part l’articulation entre industrialisation et Révolution française. Enfin, Karine Audran examine un lieu précis, le port de Saint-Malo, dont l’effondrement économique est couramment imputé à la Révolution, comme pour d’autres ports atlantiques. Saint- Malo subit un déclin lent, commencé dès le XVIIIe siècle, en raison de « faiblesses structurelles », liées à sa situation, à l’étroitesse de son arrière-pays, à l’insuffisance des infrastructures. La Révolution ne déclenche donc pas le processus mais l’accélère.

7 Finalement, ce recueil montre bien le dynamisme actuel de l’histoire révolutionnaire, même si, comme Cyril Triolaire prend bien garde de le souligner dans l’introduction, il ne prétend pas décrire de manière exhaustive la variété des champs de recherche – ainsi, l’histoire religieuse ou intellectuelle n’est pas abordée. Toutes les communications montrent l’intérêt du dépouillement en archives, du travail sur des espaces clairement délimités, des trajectoires individuelles, non pas pour s’enfermer dans une histoire « localiste » mais pour mieux cerner la complexité des processus.

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Antoine FRANZINI, Haine et politique en Corse ; l’affrontement de deux hommes au temps de la Révolution Française, 1780-1800 Préface de Jean-Clément Martin, Ajaccio, Alain Piazzola, 2013

Ange Rovere

RÉFÉRENCE

Antoine FRANZINI, Haine et politique en Corse ; l’affrontement de deux hommes au temps de la Révolution Française, 1780-1800, Préface de Jean-Clément Martin, Ajaccio, Alain Piazzola, 2013, 391 p., ISBN 978-2-36479-019-3, 15€.

1 Au départ de ce livre une affaire de village, d’un tout petit village corse, Lama, où s’affrontent deux anciens amis, Stefano Monti et Fabiano Bartoli, curés de leur état, le premier ayant été le maître du second. La querelle s’est nouée autour d’une calomnie, Fabiano accusant publiquement Stefano de forniquer avec des femmes. Accusation grave qui porte atteinte au statut du prêtre, à sa place dans la société et qui ne peut rester sans réponse. Celle-ci prend la forme d’une longue lettre de 43 feuillets et 150 000 signes qu’Antoine Franzini nous donne à lire dans sa version originale en langue italienne et dans une traduction de bon aloi. En fait il s’agit d’un pamphlet, répondant à toutes les lois d’un genre qui s’épanouira durant la période révolutionnaire avec les outrances que l’on connaît. Car le thème central de cet écrit tourne autour de la sexualité non seulement dans le rapport homme/femme y compris dans ses déviances, mais aussi dans ce qui fait la personnalité de Fabiano : c’est un « efféminé » ! Et nous voici plongé, comme le souligne Jean-Clément Martin, et grâce à l’érudition de l’auteur qui ajoute à sa qualité d’historien une formation de psychanalyste, dans l’investigation de tout le « paysage social, politique et culturel de la Corse et de la France à ce moment précis ». On peut y ajouter l’Italie puisque l’île

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appartient à l’aire culturelle péninsulaire mais se trouve également, depuis la conquête française, entre « deux mondes ». Si la sexualité débridée est une menace pour l’ordre, l’est tout autant « l’efféminement des hommes » car devenant lâches et mous, perdant leurs valeurs viriles dans la fréquentation exagérée des femmes, ils en oublient les valeurs masculines faites de vertu et d’honneur. On reconnaîtra sans peine ici le débat autour du libertinage ou autour du « cigisbéisme » à coloration génoise. Si « l’intime » sert de point d’appui à la dénonciation formulée par Stefano Monti, il n’est qu’une dimension première de celle-ci car de la vie privée l’attaque glisse rapidement sur le terrain social et l’on doit saluer les pages dans lesquelles Antoine Franzini décortique les propos de son témoin, les met en perspective dans le temps long remontant au XVIe insulaire et éclaire les demandes en anoblissement de nombre de familles sous l’Ancien Régime : dépravés, efféminés, Fabiano Bartoli et ses proches, aux ancêtres éleveurs de porcs connus pour leur pingrerie, étaient tout naturellement portés à vouloir être inscrits sur le registre de « noblesse prouvée » ouvert par la monarchie en 1770 ! C’est tout un pan de l’histoire de la « Corse française » qui est, à partir de cet exemple, mis en lumière. Et nécessairement la dimension sociale de « l’intime » se prolonge sur le plan politique avec la déflagration de 1789. L’auteur suit en effet ses deux protagonistes après cette date : ils s’inscrivent certes dans le cours nouveau mais très rapidement le clivage intervient, intriqué avec le déroulement de la Révolution et ses enjeux. Fabiano le « dépravé » va suivre Pascal Paoli dans la sécession de 1793, s’engage dans le royaume Anglo-corse et doit émigrer en 1797 alors que le « vertueux » Monti va s’affirmer résolument républicain et jacobin.

2 Quelques remarques à la lecture d’un ouvrage enrichi de nombreuses annexes, de lettres en particulier, provenant, comme le long pamphlet, de fonds privés. Ce type d’archives contribue à éclairer « l’air du temps » et les points de cristallisation des oppositions et des conflits. Mais il me semble que certains développements ayant trait à la période paoline, à celle de l’Ancien Régime et à l’épisode révolutionnaire auraient pu être allégés car ils nuisent à la nervosité du récit, au suivi des itinéraires des deux hommes, même si, au détour, ils font surgir de belles figures peu ou pas connues. Surtout il ne saurait être question de trouver des « jacobins » dans l’île en 1790-1791. Le conflit entre Stefano et Fabiano prend d’abord racine dans leur histoire personnelle, « l’air de la calomnie » nous plongeant dans la « politique au village », dans un « bipartisme » qui est d’abord affrontement pour le pouvoir local, les prises de position idéologiques étant largement secondes voire absentes. Le témoignage, entre autres, de Buonarroti sur « l’esprit de parti » mobilisant les parentèles dans la course aux places est un indicateur précieux. Reste que, et l’auteur le montre très bien, en Corse comme dans le reste du pays, 1792 est un moment clé : ce qui jusqu’ici n’était que latent va prendre une dimension politique singulière intriquée dans le processus global généré par la radicalisation de la Révolution. Et au final nous avons ici un bel exemple de « microstoria », nourri comme le souligne le préfacier des analyses de la « gender history ».

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Edward P. THOMPSON, La guerre des forêts : luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle Présenté par Philippe MINARD, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris, La Découverte, 2014

Jean-Pierre Gross

RÉFÉRENCE

Edward P. THOMPSON, La guerre des forêts : luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Présenté par Philippe MINARD, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris, La Découverte, 2014, 197 p., ISBN 978-2-7071-7717-9, 15€.

1 Saluons l’initiative de Philippe Minard, qui vient de tirer de l’ombre un texte important de E. P. Thompson (1924-1993), ce grand historien anglais si mal connu en France. C’est la vocation même de la collection « Futurs Antérieurs » que Minard dirige aux Éditions La Découverte.

2 Ce livre à deux volets présente en premier lieu une version abrégée de l’ouvrage de E. P. Thompson, Whigs and Hunters : the Origin of the Black Act, publié à Londres chez Allen Lane en 1975. Sous un titre nouveau, La guerre des forêts, il s’agit d’une traduction française condensée de 108 pages, là où le texte original en comptait 269. Le second volet, de 65 pages, notes comprises, entièrement de la plume de Philippe Minard, est comme un miroir du premier. Il s’agit d’une analyse, chapitre par chapitre, de la portée et de la réception de l’ouvrage de Thompson, accompagnée de références copieuses puisées dans l’historiographie de langue anglaise, qui reflètent tout l’intérêt que Whigs and Hunters a suscité outre-Manche et outre-Atlantique, compte tenu des diverses polémiques qui ont suivi sa parution en 1975. Analyse d’une grande érudition qui met à la portée du lecteur francophone un véritable corpus des travaux relatifs à l’histoire

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sociale et à l’histoire du droit dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Disons toute notre reconnaissance envers Minard pour cette précieuse contribution.

3 Une mise au point s’impose tout d’abord sur une question de pure forme, mais qui n’est pas sans importance. En Angleterre, E. P. Thompson est connu par son patronyme, précédé des initiales de ses prénoms. L’usage anglais veut en effet que nombre d’auteurs soient identifiés ainsi : parmi les historiens, c’est le cas de G. M. Trevelyan ou de A. J. P. Taylor. Parmi les poètes et les romanciers, on peut citer W. H. Auden, T. S. Eliot ou E. M. Forster. Nul ne songerait à distinguer les deux Lawrence autrement que par leurs initiales D. H. et T. E. Préciser leurs prénoms aurait pour effet de semer la confusion, voire l’incompréhension. En ce qui concerne E. P. Thompson, afin de dissiper toute équivoque, il nous paraît souhaitable en français de suivre l’usage anglais et de ne pas utiliser le prénom Edward.

4 Comme le témoigne son chef-d’œuvre The Making of the English Working Class publié en 1963 (et traduit seulement en 1988), Thompson écrit l’histoire de la société anglaise « vue d’en bas », soucieux de sauver de l’oubli les ouvriers de la laine du Yorkshire et du Lancashire, victimes de l’industrialisation face au machinisme naissant. Il s’intéressera ensuite au marché des subsistances et aux émeutes frumentaires (dans « L’économie morale de la foule anglaise » en 1971), avant de se pencher dans Whigs and Hunters sur le petit peuple des forêts royales et diocésaines du Berkshire et du Hampshire. Les tenanciers qui y vivent des droits coutumiers sont en lutte contre la hiérarchie des forêts, la cohorte des gardes-chasse inféodée au parti Whig au pouvoir. Véritable oligarchie présidée par Sir Robert Walpole, premier ministre, et son beau-frère Charles Townshend, devenue le pilier du régime hanovrien du roi George Ier, qui à l’occasion réside au château de Windsor et s’adonne à la chasse à courre dans les allées du parc. Mais le parti Whig défend aussi les intérêts des nouveaux riches, propriétaires de grands domaines qu’ils arrondissent et clôturent aux dépens des habitants des forêts, pour s’offrir des parcs et des chasses. Cherchant à rentabiliser une fortune acquise en dehors de l’économie agraire, ces nouveaux seigneurs affichent un mépris total pour les usages collectifs. À leurs yeux, les glaneurs, les ramasseurs de bois et de tourbe, les chasseurs de petit gibier (les Hunters du titre) sont des délinquants, qualifiés de voleurs et de braconniers. Tel est le « Whig state of mind ». Toute la rigueur de l’appareil judiciaire sera mobilisée pour les réprimer.

5 C’est dans ce contexte qu’il faut situer la terrible loi connue sous le nom du Black Act. Promulguée en mai 1723 pour trois ans, mais reconduite pendant plus d’un siècle, cette loi, voulue par le pouvoir dirigeant et adoptée sans objection par la Chambre des Communes, établit d’un coup quelque cinquante crimes capitaux. Sont désormais passibles de la peine de mort ceux qui s’attaquent aux cerfs, abattent les arbres, incendient les granges ou les meules de foin. S’y ajouteront les braconniers des viviers à poissons, les arracheurs de taillis, d’allées et de jardins, ceux qui participent ou incitent à de tels actes par malveillance, un présumé coupable pouvant être condamné à la pendaison sans autre forme de procès. Le Black Act constitue en soi un code pénal complet d’une grande sévérité.

6 Pourquoi la couleur noire ? En raison de la pratique qu’avaient les braconniers de se noircir le visage pour se déguiser la nuit. Tout contrevenant ayant la face noircie serait conduit incontinent au gibet de Tyburn. Précisons qu’avant l’adoption de cette loi, le blacking connaît un essor croissant. Des bandes organisées, armées, à cheval et déguisées, s’attaquent aux cervidés dans les zones boisées de Windsor, Bere, Bishop’s

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Waltham et Alice Holt. Entre 1719 et 1723, le nombre de cerfs dans Swinley Walk à Windsor passe de 142 à 54. Les amendes accrues prononcées par les tribunaux et les menaces de déportation ont pour effet de favoriser la clandestinité et les « confréries » et d’unir les habitants mécontents de la forêt. Insolences et intimidations se multiplient contre les gardes-forestiers. Les actions violentes provoquent des incidents sanglants.

7 Soulignons que parmi les mécontents acquis à la cause des Blacks ou qui sympathisent avec leurs chevauchées, Thompson relève la présence de notables. Le noyau dur du blacking se recrute en effet parmi les « ordres moyens » : la gentry aux racines locales, les gros fermiers, les yeomen ou laboureurs, les marchands et artisans ruraux, et quelques manouvriers et valets de ferme. Non seulement les classes moyennes sont sensibles aux intérêts des habitants de la forêt dont elles se sentent solidaires, mais elles ont aussi souvent l’oreille des juges. La gentry peut espérer rencontrer auprès de l’appareil judiciaire une bienveillance qui n’est pas toujours assurée aux plus pauvres. Mais la justice anglaise n’est pas a priori répressive à l’image de la nouvelle loi. Elle se veut impartiale, non un instrument aveugle de domination sociale. Et la société anglaise, selon Thompson, n’est pas l’objet d’une lutte de classes sans merci, comme le voudraient certains historiens marxistes.

8 D’où la conclusion surprenante, voire paradoxale, de Whigs and Hunters, consacrée à la « rule of law ». Cette notion est ici (page 102) traduite par « règne du droit », préférée à l’expression « État de droit ». Notion courante en langue anglaise et généralement comprise de tous, elle implique que l’exercice arbitraire du pouvoir est soumis de manière effective au respect de la légalité et du droit coutumier. C’était déjà un thème fort de l’article sur « l’économie morale de la foule » (Past and Present, 1971 ; publié en français en 1988 par Florence Gauthier dans La guerre du blé au XVIIIe siècle ; et reproduit dans Customs in Common en 1991). Au dire de Thompson, la foule affamée entend faire appliquer les lois et restaurer les règles d’un ordre traditionnel qu’elle considère comme contournées, suspendues ou trahies. Garantir la transparence des échanges de grains sur la place du marché par l’émeute bien ordonnée et la taxation populaire, équivaut à l’affirmation prioritaire de la communauté comme règle de justice. Telle en est l’analyse proposée en 2008 par Dominique Margairaz et Philippe Minard : le modèle social anglais lie la plèbe et le patriciat dans un jeu d’obligations réciproques de paternalisme et de déférence, logique de gestion du social qui vient « d’en bas » et non « d’en haut » (« Marché des subsistances et économie morale : ce que "taxer" veut dire », AHRF, n° 352, p. 58-62).

9 Les Blacks de Waltham Chase sont ainsi comparables à la foule insurgée. Ce sont des rebelles sociaux disciplinés qui se déplacent au grand jour et font régner une justice du peuple. Ils nient se conduire comme des bandits ou des hors-la-loi, mais s’inspirent de l’exemple de Robin des Bois et professent une fidélité au roi George, leur seul dessein étant « de faire justice, et de voir que le riche n’insulte ni opprime le pauvre ; ils étaient résolus à ne pas laisser un seul cerf dans la Chasse, étant certains qu’elle était faite pour nourrir le bétail et non pour engraisser les cerfs pour le clergé » (page 73).

10 Sans doute la justice est-elle en partie class-bound, dans la mesure où les dispositions des lois peuvent refléter des soucis de classe. Mais l’oligarchie Whig profite de l’agitation jacobite favorable au retour des Stuart, ainsi que de la crise financière provoquée par la South Sea Bubble, pour imposer un pouvoir de classe et gouverner par la peur du gibet. Le Black Act, instrument de domination, est ainsi une mauvaise loi,

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conçue par de mauvais législateurs, appliquée par de mauvais juges, et a priori injuste. Mais toute loi n’est pas nécessairement mauvaise.

11 Thompson met en cause l’oubli de la distinction fondamentale entre pouvoir arbitraire et rule of law. Dans un État bien réglé, l’autorité du droit suffit pour imposer des restrictions effectives sur l’exercice du pouvoir et sur les intrusions du même pouvoir dans la vie du citoyen. Cela grâce à une justice indépendante agissant non brutalement au service d’un gouvernement, mais dans le souci de l’équité et du fair play. Tant les tenanciers que les seigneurs peuvent ainsi espérer obtenir gain de cause auprès des juges : il est parfois arrivé que des copyholders, petits paysans soumis au droit seigneurial, aient gagné leur procès ! Si la justice affiche son indépendance à l’égard de toute manipulation grossière, c’est qu’elle doit paraître juste. Elle ne peut y parvenir sans affirmer ses critères d’équité, c’est-à-dire sans être, à l’occasion, effectivement juste. Cela est au dire de l’auteur un bien inestimable, sans équivalent, « an unqualified human good ».

12 E. P. Thompson s’est clairement opposé dans ces pages à ce qu’il appelle « le marxisme structural » et à la conception rigide des appareils idéologiques d’État chers à Louis Althusser. Philippe Minard approfondit dans son analyse les enjeux de cette polémique antimarxiste et antialthussérienne. Ayant tourné le dos au communisme en 1956, à la suite de l’écrasement de la révolte hongroise, Thompson resta méfiant à l’égard de tous les relents du totalitarisme. Il ne peut s’abstenir d’un renvoi aux répressions de masse du IIIe Reich et du stalinisme, par rapport auxquelles, si on les compare, les abus du pouvoir Whig dans la forêt de Windsor peuvent paraître dérisoires : « Les villageois de Winkfield auraient perdu l’accès à la tourbe dans les Swinley Rails ? Qu’est-ce que cela à côté de la liquidation des koulaks ? » L’ironie de son propos fait ressortir le bien fondé de sa défense du droit et la valeur exemplaire du modèle social anglais dont il fut le chroniqueur. Thompson fut toute sa vie adulte un pacifiste, et mena un combat inlassable dans le sillage du philosophe Bertrand Russell en faveur du désarmement nucléaire (CND). Il eut le rare mérite d’être à la fois un homme engagé, parfois romantique et utopiste, et un historien objectif, averti et lucide, analyste rigoureux, sans concession, de la société anglaise du XVIIIe siècle.

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Jacques JOURQUIN, Souvenirs du mameluck Ali sur la campagne de Russie en 1812 Manuscrits déchiffrés, établis, présentés et annotés par Jacques JOURQUIN, Paris, éditions SPM, 2012

Marie-Pierre Rey

RÉFÉRENCE

Jacques JOURQUIN, Souvenirs du mameluck Ali sur la campagne de Russie en 1812, manuscrits déchiffrés, établis, présentés et annotés par Jacques JOURQUIN, Paris, éditions SPM, 2012, 110 p., ISBN 978-2-901952-96-1, 11€40

1 Alors que le bicentenaire de la campagne de Russie de 1812 a suscité une véritable éclosion de nouveaux ouvrages et de sources jusque-là inédites au premier rang desquelles figurent des journaux et des correspondances le plus souvent privées, il faut tout particulièrement saluer l’initiative de Jacques Jourquin qui a eu à cœur de présenter et d’éditer les souvenirs manuscrits de 1812 laissés par Louis-Étienne Saint- Denis, le « faux » mameluck connu sous le nom d’Ali, entré au service de Napoléon en décembre 1811. Les souvenirs d’Ali sont intéressants à plus d’un titre. D’abord en raison de l’appartenance sociale et du parcours du personnage. D’origine modeste, (né en 1788 à Versailles, il est le fils d’un piqueur des écuries royales) mais bien éduqué, ce qui lui vaut de bénéficier de la recommandation d’Armand de Caulaincourt et d’entrer ainsi au service de Napoléon, il sert l’Empereur avec dévotion tout au long de la campagne de Russie sans pour autant combattre pour lui : contrairement à la grande majorité des mémorialistes de l’épopée de 1812 qui ont pris part aux péripéties de la campagne de Russie en tant qu’officiers ou sous-officiers, Ali appartenait au petit personnel civil de la Maison de l’Empereur ; son témoignage est donc celui d’un homme qui, en tant que second valet de chambre de Napoléon, évoluait dans l’entourage immédiat de l’Empereur sans faire partie des élites militaires entourant ce dernier. Rare par sa

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nature, ce regard n’en est que plus précieux. Ces souvenirs sont également intéressants parce qu’Ali est doté d’un goût et d’un don certains pour les descriptions : sous sa plume, se trouvent décrits les villes et les lieux traversés ainsi que les palais et les châteaux occupés par l’Empereur au gré de l’avancée de ses troupes ; Ali évoque aussi les destructions qui, commises par les Russes ou par les soldats de Napoléon, jalonnèrent la marche de la Grande Armée et à cet égard, son récit des trente-cinq jours passés à Moscou est édifiant : il décrit en effet le pillage et les trafics en tout genre qui sévirent dans la ville et contrairement à la plupart des autres mémorialistes, affirme qu’ils débutèrent bien avant le début de l’incendie ; de même, son évocation du désordre qui gagna très vite la ville sacrée est à souligner car elle contrevient à l’idée communément répandue d’une Grande Armée restée disciplinée jusqu’à la retraite. Enfin ce livre retient l’attention parce qu’Ali a nourri son récit de références historiographiques qu’il dissèque et critique pour mieux se démarquer des autres écrits. À ses yeux, par exemple, Moscou n’était pas la ville extraordinairement belle et riche louée par tant de ses contemporains et il la présente, lui, comme une cité tout en contrastes où l’opulence le dispute à la pauvreté, où la civilisation la plus raffinée côtoie le dénuement le plus criant. Singulier, ce jugement est intéressant et peut-être faut-il voir dans cette description plutôt sévère la perception d’un homme du peuple resté sensible à la misère des petites gens malgré sa propre ascension sociale. Les souvenirs d’Ali nous permettent aussi de prendre la mesure des souffrances éprouvées par la Maison de l’Empereur et la Garde Impériale en 1812. Certes, durant une grande partie de la campagne, ces dernières furent relativement épargnées mais, durant les dernières semaines, elles endurèrent à leur tour des privations et des difficultés qui attestent une nouvelle fois, combien cette campagne fut dévastatrice, y compris pour le proche entourage de Napoléon. Pour mieux aider le lecteur à comprendre l’intérêt de l’ouvrage, Jacques Jourquin a précédé les souvenirs d’une introduction très riche sur le personnage d’Ali, les circonstances dans lesquelles il a écrit ses souvenirs et les ouvrages dont il s’est inspiré. Deux parties chronologiques ordonnent le texte. La première est composée de trois chapitres respectivement intitulés « De Saint-Cloud à Moscou », « Les trente-cinq jours de Moscou » et « La retraite : de Moscou à Smorgoni (5 décembre) ». La seconde qui traite des semaines qui suivent le départ de Napoléon compte deux chapitres, intitulés « De Smorgoni au Niémen » puis « Du Niémen à Paris. ». Il faut enfin préciser que le récit d’Ali est éclairé par des notes méticuleusement établies par Jacques Jourquin ainsi que par des annexes qui enrichissent utilement le propos du mémorialiste. Au total, on trouvera avec l’édition de ces souvenirs, un passionnant témoignage qui ajoute une touche singulière à notre connaissance de cette campagne de Russie.

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Brice MARTINETTI, Les Négociants de La Rochelle au XVIIIe siècle Préface de Didier POTON, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013

Sylvain Turc

RÉFÉRENCE

Brice MARTINETTI, Les Négociants de La Rochelle au XVIIIe siècle, préface de Didier POTON, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 447 p., ISBN 978-2-7535-2853-6, 24 €.

1 Jadis fer de lance de la recherche historique française dans les années 1960 et 1970, l’histoire économique et sociale avait perdu de son attrait lors de l’émergence de l’histoire culturelle et le renouveau de l’histoire politique. Fort heureusement, des travaux novateurs, dont ceux de Patrick Verley, ont redonné vie à l’analyse des circulations en montrant que ces phénomènes se plaçaient au fondement de la croissance observée en Europe à partir du XVIIIe siècle.

2 Prenant acte du changement de focale, Brice Martinetti nous offre une belle étude sur le grand commerce rochelais et ses acteurs lors du dernier siècle de l’époque moderne. Pas à pas, il décrit un « écosystème négociant » - entendons une structure socio- économique - triomphant vers 1760, mais rapidement « obsolète » (pP.18) sous l’effet des révoltes insulaires et de l’interdiction de la traite - soit l’apogée et le déclin d’un cycle colonial. Dans le sillage des travaux de Philippe Gardey trop ignorés (Négociants et marchands de Bordeaux. De la guerre d’Amérique à la Restauration (1780-1830), paru aux PUPS en 2009), dont les analyses constituent l’arrière-fond permanent de l’ouvrage, l’auteur se veut l’historien des acteurs bien plus que des trafics, mais il sait relier les destins des hommes aux dynamiques commerciales. En procédant de la sorte, il renoue les liens avec l’historiographie du négoce des villes portuaires qu’ont illustrée Pierre Dardel, Paul Butel, Charles Carrière, et, plus récemment, André Lespagnol, Olivier Pétré- Grenouilleau et Pierre Jeannin, mais les recherches en partie inédite de K. Audran et Laure Pineau-Defois. In fine, c’est bien, répétons-le, la mise en lumière du « système » de

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la ville atlantique étudié à partir du milieu négociant rochelais, dont l’organisation était inconnue, qui constitue l’enjeu scientifique de la recherche.

3 L’ouvrage de Brice Martinetti, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 à l’université de La Rochelle, s’intéresse plus précisément à la seconde période faste du commerce rochelais après le take off du XVIIe siècle brutalement interrompu par la Révocation de 1685, c’est-à-dire le formidable essor du XVIIIe siècle. C’est alors que le commerce en droiture avec les Antilles, les échanges franco-canadiens, puis le trafic négrier suscitent une dynamique exceptionnelle dont profite le groupe de négociants, devenu élite sociale. Le propos de l’autreur est d’en définir les caractéristiques essentielles en examinant, selon une « démarche processuelle » (p. 22), les trajectoires de vie et en comparant sans cesse les résultats obtenus grâce à la méthode prosopographique avec les traits des milieux négociants des autres villes portuaires. L’auteur s’est appuyé sur le dépouillement systématique (qui force l’admiration) de l’intégralité des minutes des quatre-vingt huit notaires rochelais de 1715 à 1815 (plus de 8 000 actes), mais il n’a ignoré ni les papiers de familles ni les fonds des institutions rochelaises comme la Chambre de commerce, fondée en 1719, l’amirauté, les cours et juridictions communales. Regrettons au passage que les archives municipales ne soient que partiellement exploitées, mais il est vrai que les registres paroissiaux et les délibérations du corps municipal pouvaient apparaître d’un intérêt moindre, s’agissant d’analyser un groupe majoritairement protestant et peu soucieux du pouvoir politique. L’auteur s’est donné pour tâche essentielle de décrire avec un soin méticuleux un groupe accédant à la suprématie sociale : comment la première élite de la province d’Aunis s’est-elle formée et comment a-t-elle tenu le haut du pavé un siècle durant ?

4 Trois parties structurent alors l’ouvrage et définissent parfaitement les contours du groupe : « Entre héritiers et nouveaux venus : formation et structuration d’une élite économique pétrie de diversités », « Sociabilités et notoriétés urbaines : les négociants dans la vie publique rochelaise », « À la confluence des affaires et du mimétisme nobiliaire naît un nouveau genre de vie ». Au terme de chaque chapitre et de chaque partie, des bilans partiels synthétiques et parfaitement clairs marquent les étapes de la démonstration, sans cependant éviter des répétitions qui distraient l’attention du lecteur.

5 La première partie, la plus attendue dans une recherche d’histoire sociale, montre que le monde du négoce se détache progressivement de la marchandise pour former une « aristocratie du commerce » (P. 33), éloignée du peuple, polyvalente, trafiquant à l’échelle internationale, active aussi bien dans la banque que dans l’assurance, l’armement ou la commission. L’adoption du terme de « négociant » vers 1730 présentes à toutes les couches sociales le prestige de la profession et son honorabilité. Au total, l’auteur recense sept cent trente-huit négociants résidant à La Rochelle entre 1710 et 1793. Si leurs fortunes présentent des niveaux très hétérogènes et s’affaissent au cours du siècle en raison de faillites de grande ampleur, elles n’en placent pas moins les négociants au sommet de la hiérarchie sociale rochelaise. L’auteur porte au jour ensuite de manière fort convaincante les modalités de renouvellement du groupe négociant. Ce renouvellement est d’abord le fruit d’une reproduction socioprofessionnelle pure et simple : la continuité de l’activité négociante de père en fils, l’union des fils avec des filles de négociants (cela se produit dans les deux tiers des unions), la transmission rigoureuse des compétences par l’apprentissage au comptoir et la création de sociétés commerciales familiales, au besoin gérées par les veuves, en

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constituent autant de moyens. Pour autant, de nouveaux venus savent trouver leur place, issus principalement de l’élite marchande locale, voire de la noblesse et de la bourgeoisie à talent du port d’Aunis ; d’autres immigrants viennent de Saintonge, de Guyenne et de Gascogne, et même, pour 10% de l’effectif global, des pays protestants de l’Europe du Nord-ouest. Par ailleurs, le processus de reproduction endogène est loin d’être parfait malgré une forte homogamie des alliances ; le partage égalitaire de l’héritage comme la recherche d’une intégration dans le second ordre favorisent la sortie du milieu. En définitive, « le tropisme négociant compense le tropisme nobiliaire » (p. 100).

6 Ces observations ont le mérite de montrer sans ambiguïté la nécessité d’articuler en permanence les facteurs culturels et les processus sociaux, les trafics et les hommes, les circulations marchandes et les mobilités humaines. La Rochelle exerce une forte attraction religieuse, économique et familiale car elle constitue le relais comme le point de connexion entre le cabotage continental et le commerce océanique tourné vers les colonies. La composition de son milieu négociant, composite et varié, mêlant les grandes dynasties locales, unies par les intermariages (les Rasteau, les Carayon), les dynasties étrangères moins intégrées (les Butler, les Weis, les Van Hoogwerf) traduit l’insertion du port dans un vaste système économique global et relationnel.

7 Dans la seconde partie, Brice Martinetti analyse la place des négociants dans la mécanique de la vie publique en montrant comment ils défendent leurs intérêts et relèvent les défis que le siècle leur impose. Repoussés des institutions traditionnelles de la cité portuaire - municipalité, présidial, amirauté et bureau des finances, postes consulaires à l’étranger -, ils parviennent à acquérir de notables positions de pouvoir alors même qu’ils sont en grande majorité protestants, cas unique dans l’histoire des ports du royaume. Ce que l’auteur appelle avec bonheur « une stratégie de contournement » leur permet d’investir l’Hôtel de la Monnaie et surtout la Chambre de commerce dans laquelle ils sont majoritaires dès sa création en accaparant la moitié des postes de directeur et la majorité de ceux de syndics, au grand dam des catholiques. Si l’on ajoute que le député rochelais au Conseil du Commerce est une fois sur deux protestant, l’on comprend que les intérêts du négoce sont très bien défendus auprès de la Couronne.

8 La création de nouveaux lieux de sociabilités constitue la seconde conséquence d’une stratégie sociale de promotion destinée tant à hisser les négociants au niveau des élites en place qu’à se définir comme élite citadine, et non plus comme simple élite économique. Les structures éducatives de la cité et l’Académie royale des Belles-lettres, Sciences et arts ayant fermé leurs portes aux adeptes de la R.P.R., les protestants recherchent des formes d’activités culturelles proprement négociantes. Ils tiennent salons, forment des « sociétés » (6 selon l’auteur), élaborent de concert des projets scientifiques, représentent l’essentiel des effectifs des quatre loges maçonniques existantes (35 % des deux cent trente-cinq francs-maçons rochelais). D’une manière qui dit beaucoup sur leur puissance sociale, les négociants sont au cœur de l’affirmation de la communauté protestante. Par le biais de « sociétés » qui organisent le culte domestique, et en faisant renaître de ses cendres un consistoire (nommé Comité), ils participent au renforcement du culte et font vivre l’Église clandestine de La Rochelle. En 1765, fait unique en France, un hôpital protestant est créé, les épouses de négociants gérant l’institution. C’est donc à leur propre initiative que les négociants obtiennent de l’influence ; ils en tirent une fierté certaine et une identité collective qui leur donnent

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la force d’affronter les défis du temps. Ils rencontrent pourtant l’échec et le désaveu de l’Histoire. La perte du Canada en 1763 et du commerce des pelleteries marque le départ du continent américain, obligeant le négoce à se concentrer sur la droiture avec Saint- Domingue et la traite, soit deux marchés spéculatifs et à hauts risques. Dès lors, l’étiolement de l’activité portuaire se révèle sans remède ; la Révolution française, synonyme de dirigisme économique, de chute des assignats, de la perte de Saint- Domingue et de l’abolition de la traite (définitive en 1794) scelle le destin du port et de son élite pour un siècle au moins.

9 Les négociants rochelais ont néanmoins créé un nouveau genre de vie pour apporter à tous la preuve tangible de leur réussite sociale. La dernière partie de l’ouvrage, des plus classiques mais foisonnante, s’attache à rendre visible une domination sociale « à travers le prisme de la matérialité du milieu négociant » (P. 257) à la suite des études de Michel Figeac et Philippe Gardey sur la vie matérielle des élites bordelaises. Comme il existe un « espace de la noblesse » (M. de Saint-Martin), un espace social propre aux négociants voit le jour. Il se déploie à trois échelles différentes. À Saint-Domingue, une vingtaine « d’habitations » peuvent être identifiées, parmi lesquelles l’indigoterie de Belin Desmarais, qui fait l’objet d’une étude de cas éclairante. Apparaît ainsi une petite société solidement structurée autour d’un réseau d’agents qui relient la plantation à la cité d’Aunis. À l’échelle de l’Aunis, justement, les négociants rochelais, profondément citadins, investissent dans des propriétés rurales (quatre-vingt quinze villégiatures, maisons de maîtres et châteaux identifiés) concentrées dans un rayon de quelques kilomètres autour du port et destinées au repos pendant la période estivale ; des exploitations rurales d’une cinquantaine d’hectares - les « cabanes » -, des marais salants et des vignes constituent une forme d’investissement diversifié et surtout plus productif. Ces acquisitions ont certes un but spéculatif, mais leur fonction essentielle est de servir de placements sûrs aux profits commerciaux en assurant au propriétaire une réserve potentielle de liquidités et des revenus réguliers quand le commerce languit. À La Rochelle même, le souci de « démarcation sociale » (p. 260) des négociants les conduit à se concentrer dans un quartier privilégié au sud-ouest de la ville, loti d’hôtels particuliers qui affirment dans la pierre et sur le territoire la réalité d’une ascension sociale.

10 Dans l’intimité de ces espaces sociaux, à la ville comme à la campagne, les négociants inventent un art de vivre au quotidien partagé par tous et fondé sur « la dynamique de la consommation ostentatoire » (p. 287). Au cœur de la vie de famille et de l’activité professionnelle se trouvent les chambres à coucher, luxueusement décorées, les lieux d’hygiène et le comptoir, sobre, rempli de livres et voué au labeur. Les autres pièces sont réservées au paraître et à la mise en scène du foyer. Au travers de ce puissant désir d’imiter l’homme de cour naît une culture matérielle originale mais éphémère.

11 Dans cet ouvrage solide de 447 pages, illustré de deux dossiers de photographies qui mettent en relation le présent et la splendeur passée du port rochelais, en outre riche de tableaux, graphiques et cartes soignés et très lisibles, le sujet est parfaitement cerné et mis en lumière. Certes, la volonté d’envisager le monde du négoce rochelais dans toutes ces dimensions mène à des analyses souvent descriptives et énumératives sur les bibliothèques ou les habitations des îles, au détriment de la mise en perspective et de l’explication. Par ailleurs, la thèse de la crise du commerce maritime à partir de 1789 et de ses effets sociaux aurait pu être davantage discutée afin de décrire moins sommairement les stratégies mises en œuvre (souvent illégales) pour faire face aux

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difficultés de la conjoncture, mais également les opportunités sociales qu’offre la disparition de l’élite négociante (peut-on la nommer « impériale » ?). Cet ouvrage important et d’une lecture toujours passionnante pour qui s’intéresse aux élites sociales fournit toutefois des apports majeurs. En insistant sur la puissante originalité de l’élite commerçante rochelaise reconstituée dans une conclusion très ferme, il éclaire tout un pan de l’évolution des négoces maritimes français. Il souligne aussi indirectement le poids décisif des révoltes coloniales dans l’histoire de la Révolution et la nécessité de dépasser le cadre national pour pouvoir en saisir toutes les dimensions. L’ouvrage démontre également toute l’importance des monographies dans la construction du savoir historique : aussi nécessaire qu’elle soit, l’élaboration d’un « modèle » du milieu négociant doit toujours se confronter aux leçons des archives, à la fraîcheur de l’inconnu et à la vie concrète des individus dans l’infinie diversité de la France moderne.

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Boris KAGANOVITCH, Евгений Викторович Тарле. Историк и время [Eugène Viktorovitch Tarlé. L’historien et le temps] Saint-Pétersbourg, Éditions de l’Université européenne de Saint- Pétersbourg, 2014

Varoujean Poghosyan

RÉFÉRENCE

Boris KAGANOVITCH, Евгений Викторович Тарле. Историк и время [Eugène Viktorovitch Tarlé. L’historien et le temps], Saint-Pétersbourg, Éditions de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, 2014, 358 p., ISBN 978-5-94380-164-8, 420 roubles.

1 Boris Kaganovitch, chercheur en chef à l’Institut d’histoire de l’Académie des Sciences de Russie à Saint-Pétersbourg, s’occupe des problèmes de l’historiographie russe et soviétique. Citons ses livres sur Sergueï Féodorovitch Oldenbourg (Saint-Pétersbourg, 2006, en russe) et Les médiévistes russes de la première moitié du XXe siècle (Saint-Pétersbourg, 2007, en russe). Parmi ses études on distingue ses articles et ses livres sur Eugène Tarlé (1874-1955), grand historien du XXe siècle, dont le nom est connu dans le monde entier (Eugène Viktorovitch Tarlé et l’école des historiens pétersbourgeois, Saint-Pétersbourg, 1995, en russe). Or son livre recensé ici diffère par sa composition et son contenu de sa précédente monographie sur Tarlé.

2 Certes, on a écrit à maintes reprises sur la vie et l’activité scientifique de Tarlé, non seulement en URSS et en Russie, mais aussi en Allemagne, en Pologne, en Italie. Parmi ses prédécesseurs, je voudrais mentionner le nom de l’historien russe Eugène Tchapkévitch, auteur de deux livres sur lui (Eugène Viktorovitch Tarlé, Moscou, 1977, en

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russe ; Pendant que la plume n’est pas tombée de ses mains… La vie et l’activité de l’académicien Eugène Viktorovitch Tarlé, Oriol, 1994, en russe).

3 À part une littérature abondante rédigée en différentes langues, Boris Kaganovitch a utilisé dans ce livre une vaste documentation, et en premier lieu des nombreux documents inédits, tirés des archives russes. Dès le début, relevons deux de ses approches : l’étude de l’œuvre de Tarlé et l’évolution de ses vues. Tout d’abord, il souligne les sympathies républicaines du jeune historien avant la révolution de 1917, et, par conséquent, son attitude négative à l’égard du régime tsariste, le qualifiant de représentant de l’élite russe libérale et démocratique (p. 57). Or, n’ayant adhéré à aucun parti, Tarlé a adopté, d’après lui, une position modérée à l’égard des changements politiques ayant ébranlé la Russie comme résultat de la révolution de 1917, en traitant toutefois le renversement de l’absolutisme comme un événement légal et inévitable (p. 104). L’auteur a raison de constater que Tarlé n’a jamais eu le désir d’occuper de postes administratifs et durant toute sa vie, en dépit de son inébranlable autorité mondiale, il n’a eu que le statut de professeur dans différents centres de l’enseignement supérieur russe et soviétique (à Leningrad, à Moscou, etc.).

4 Les interprétations de l’œuvre de Tarlé par Boris Kaganovitch sont bien fondées et impartiales. Il a analysé l’ensemble de ses principales études depuis sa première thèse sur Tomas Moore, soutenue en 1901, en partageant, d’ailleurs, la critique des contemporains de Tarlé car cette étude n’avait pas le niveau scientifique désirable (P. 34). L’auteur a tâché de discuter, dans la mesure du possible, tous ses ouvrages d’après les acquis postérieurs de la science historique. Concentrant son attention sur ses premiers livres fondamentaux sur La classe ouvrière en France à l’époque de la Révolution et Le blocus continental, rédigés essentiellement sur la base des sources tirées des archives européennes, il remarque que ces livres ont conservé, dans leur ensemble, leur valeur, car la plupart de ses jugements ont été confirmés par d’autres chercheurs qui lui ont succédé (p. 61, 73), malgré la sévère critique qu’ils avaient suscitée à la limite des années 1920-1930 de la part des premiers historiens marxistes soviétiques. Boris Kaganovitch émet la certitude qu’il en est en fait de même de ses livres sur l’époque napoléonienne, publiés dans les années 1930. Il s’agit surtout de sa monographie sur L’invasion de la Russie par Napoléon en 1812 (p. 215). Celle-ci, comme il le note, ainsi que les biographies de Napoléon et de Talleyrand, ont assuré à leur auteur une grande popularité.

5 Personne ne peut contester que chaque historien, en dépit de sa nationalité, est le représentant de son époque avec toutes les conséquences possibles et parfois même désagréables. Tarlé n’était certainement pas une exception. Dans ce sens, Boris Kaganovitch a raison d’avoir fait allusion à cette circonstance indéniable, même dans le titre de son livre. Historien d’exceptionnel talent, d’une énorme érudition, maîtrisant parfaitement presque toutes les langues européennes, Tarlé a déployé son activité particulièrement à l’époque stalinienne, se trouvant constamment sous l’influence des changements idéologiques.

6 Boris Kaganovitch a consacré un grand chapitre à la détention et à l’exil de Tarlé au début des années 1930 (P. 129-171). Il est donc le premier chercheur à avoir étudié si minutieusement les péripéties de cette période tragique de sa vie. Après avoir arrêté Tarlé au mois de janvier 1930, on avait fait peser sur lui, ainsi que sur les autres détenus dans le cadre de la soi-disant « affaire académicienne », des accusations fabriquées et nullement justifiées ; il s’agissait surtout de sa « participation » à un imaginaire

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complot contre-révolutionnaire dont le but aurait été le renversement du pouvoir soviétique et la restauration de la monarchie ! D’après les « preuves », les « conspirateurs » lui auraient promis le poste de Ministre des relations extérieures dans le futur cabinet. Tarlé fut exilé en 1931 à Alma Ata, ancienne capitale du Kazakhstan, où il passa un an ; or il n’a été complètement réhabilité qu’en 1967 à titre posthume. Parmi les différentes causes de sa libération, l’auteur n’omet point la pétition rédigée pour sa défense et signée par quinze éminents historiens français, parmi lesquels figuraient les noms de Charles Seignobos, de Philipe Sagnac, de Raymond Guyot, d’Henri Sée, d’Albert Mathiez. Celle-ci avait été adressée au gouvernement soviétique puis publiée dans les AHRF (n° 44-1931, p. 157-158). C’est regrettable, mais Boris Kaganovitch s’abstient de la discuter et de la qualifier à sa juste valeur ; il se limite à une référence.

7 Donc, à propos de la présentation des relations amicales de Tarlé (l’un des fondateurs de la coopération entre les historiens de la France et de l’URSS) avec les savants français, j’ai deux objections. Il me semble que celles-ci méritaient d’être étudiées plus en détail. Il n’est pas superflu de noter que dans les archives personnelles de Tarlé je n’ai trouvé que quelques lettres d’historiens français : celles d’Alphonse Aulard (deux), d’Édouard Driaut (une) et d’Henri Sée (une). À la différence de l’auteur, je crois qu’après sa détention Tarlé a éliminé les lettres de ses collègues français, désireux de supprimer les traces de ses relations avec les historiens « bourgeois ». Toutefois, ses lettres adressées de Paris à sa femme, publiées depuis longtemps (1981), et ses souvenirs sur ses recherches dans les archives étrangères, publiés par Boris Kaganovitch en 1999, prouvent irréfutablement sa sincère amitié avec ses confrères français, particulièrement avec Albert Mathiez et Alphonse Aulard. À travers ces lettres utilisées par l’auteur, il devient évident qu’il avait même entrepris des démarches pour les réconcilier ; et il lui semblait qu’il avait réussi, mais, hélas, il se trompait.

8 J’ai consulté dans les archives de Tarlé les nombreuses lettres de Nadejda Stchoupak (elles sont sans signature et Boris Kaganovitch a le mérite de préciser l’identité de leur auteur). C’était l’une de ses correspondantes françaises, émigrante russe d’origine juive comme Tarlé lui-même, sanscritiste par sa spécialité, habitant à Paris. Dans sa lettre datée du 29 février 1932, en décrivant les obsèques d’Albert Mathiez, organisées à la Sorbonne (voir « Adieu à Albert Mathiez », AHRF, n° 51-1932, p. 276-282), elle lui écrit qu’elle avait mis une gerbe d’œillets rouges sur son cercueil, en ajoutant : « mentalement aussi de votre part » (Les Archives de l’Académie des Sciences de Russie, fonds 627 (E. Tarlé), inventaire 4, dossier 140, p. 23).

9 Quant aux causes de la libération de Tarlé, Boris Kaganovitch exagère évidemment les efforts des historiens français car il accorde une place primordiale à leur intervention (P. 166). En réalité, sa libération définitive a été principalement motivée par le changement de l’attitude de Staline, dans la première moitié des années 1930, envers les historiens soviétiques non marxistes ; ce changement, à son tour, avait été conditionné par l’évolution de ses vues sur la réorganisation de l’enseignement supérieur en URSS et sur la rénovation des voies de développement de la science historique soviétique (la nécessité d’argumenter l’instauration de sa dictature personnelle, etc. ; ce n’est pas par hasard, que Tarlé a publié son livre sur Napoléon en 1936). D’ailleurs, la position décisive de Staline parmi ces causes, avait été superficiellement soulignée par deux de ses prédécesseurs (voir V. Dounaïevski, Eugène Tchapkévitch, « Eugène Viktorovitch Tarlé : un homme dans l’engrenage de l’illégalité », dans

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Des destins tragiques : les savants de l’Académie des Sciences de l’URSS, frappés de répression, Moscou, 1995, p. 119, en russe).

10 La science historique soviétique présentait nombre de particularités, dont deux m’intéressent dans ce cas précis. Nos prédécesseurs de l’époque stalinienne, même les plus éminents, avaient été contraints de s’occuper toujours d’autocritique, par divers moyens, et de renoncer in fine à leurs vues scientifiques, afin d’éviter la détention, l’exil, voire l’exécution. La deuxième particularité a été presque complètement conditionnée par la première : la grande majorité d’entre eux a abandonné ses thèmes scientifiques et a commencé à étudier d’autres sujets. Comme ces deux tendances ont été aussi bien propres à l’activité de Tarlé, elles se font évidemment sentir au fil de ce livre.

11 Boris Kaganovitch traite les livres sortis de la plume de Tarlé dans les années 1940-1950 sur la politique extérieure de la Russie aux XVIIIe-XIXe siècles, de « patriotiques » (P. 249, 292 et sq.). D’ailleurs, Victor Daline a énoncé en 1983 ce même avis dans une conversation personnelle avec moi, en disant que Tarlé avait écrit ses principaux livres avant la révolution de 1917. Remarquons que dans les années 1930 la notion de patriotisme était devenue l’une des lignes de force de la nouvelle idéologie élaborée par Staline, à l’argumentation de laquelle il accordait une grande importance. Dans ces conditions, ce changement fondamental ne pouvait pas ne pas laisser sa profonde empreinte sur l’historiographie soviétique, à savoir stalinienne, qui avait remplacé, en fait, celle de marxiste-léniniste. Autrement dit, l’auteur a tous les droits de qualifier la dernière période de l’activité scientifique de Tarlé de « déclin » (p. 335).

12 Toutefois une question se pose : Tarlé était-il un historien marxiste, comme on a parfois essayé de le présenter à l’époque soviétique ? Boris Kaganovitch réfute résolument et à juste titre ces tentatives éphémères entreprises par quelques-uns de nos prédécesseurs, surtout Eugène Tchapkévitch. L’auteur ne nie certainement pas l’influence du marxisme sur Tarlé lors de sa jeunesse mais il n’a pas le moindre doute que ce grand historien soviétique n’a jamais admis entièrement la méthodologie marxiste comme telle (p. 63, 120, sq.). Il constate aussi que Tarlé n’était pas un théoricien (p. 331-332), et je partage complètement ce point de vue. Il me semble qu’en général il est préférable de traiter Tarlé d’historien positiviste, en dépit de l’envergure de ses intérêts scientifiques, englobant les sphères d’histoire socio-économique, politique et de relations internationales.

13 Pour conclure, je voudrais saluer la publication de cette nouvelle biographie de Tarlé, qui enrichit nos connaissances sur les différentes périodes de sa vie. Cependant, je ne partage pas tous les jugements de l’auteur, surtout son appréciation de la conception d’Albert Manfred des relations franco-russes à l’époque napoléonienne (p. 202), et, d’autant plus, la place qu’il accorde à sa contribution aux études napoléoniennes (p. 203). Jacques Godechot, l’un de mes maîtres, avait raison de qualifier son livre sur Napoléon Bonaparte de digne d’être placé parmi les « meilleures biographies de l’empereur » (Jacques GODECHOT, « La période révolutionnaire et impériale (publications de 1978 à 1985) » dans Revue historique, n° 557-1986, p. 200). Les jugements élogieux de Boris Kaganovitch sur la vision de l’époque napoléonienne de Jean Tulard (p. 203) ne sont pas complètement acceptables pour moi non plus. À la suite de Jacques Godechot, je ne partage pas les vues de ce grand historien de Napoléon, que j’estime d’ailleurs profondément, sur la « dictature de salut public », instaurée par le général Bonaparte après le 18 Brumaire (voir la recension de Jacques Godechot sur son Napoléon ou le mythe

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du sauveur dans les AHRF, n° 232-1978, p. 331-333). C’est regrettable, mais Boris Kaganovitch s’est trompé en traitant Mikhaïl Pokrovski de maître de Victor Daline (p. 61) ; ce dernier ne reconnaissait pour maîtres que Nikolaï Loukine, Viatcheslav Volguine et Albert Mathiez.

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Alexandre TCHOUDINOV, Dmitri BOVYKINE, Французская революция // Всемирная история Том 4. Мир в XVIII веке. Москва, «Наука» 2013, с. 644-706 [La Révolution française// Histoire universelle] Volume 4. Le monde au XVIIIe siècle Moscou, Naouka, 2013

Varoujean Poghosyan

RÉFÉRENCE

Alexandre TCHOUDINOV, Dmitri BOVYKINE, Французская революция // Всемирная история, Том 4. Мир в XVIII веке. Москва, «Наука», 2013, с. 644-706 [La Révolution française// Histoire universelle] Volume 4. Le monde au XVIIIe siècle, Moscou, Naouka, 2013, ISBN 978-5-02-036725-8, 1060 roubles.

1 En continuant les traditions de l’Académie soviétique, l’Institut de l’histoire universelle de l’Académie des Sciences de la Russie a entrepris la publication d’une nouvelle Histoire universelle en six volumes, de l’Antiquité à nos jours : on en a publié à l’heure actuelle quatre volumes (voir v. 1-3, Moscou, Naouka, 2011-2013). L’Académie soviétique a réalisé en 1955-1983 la publication d’une Histoire universelle en treize volumes, in octavo. On a également publié, sous la direction d’Albert Manfred, un Abrégé d’historie universelle en deux volumes (Moscou, 1966), qui a été traduit en plusieurs langues (la traduction française a paru à Moscou en 1974).

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2 Cette nouvelle publication diffère beaucoup des précédentes non seulement par l’approche des auteurs, mais aussi par sa composition. D’une part, les historiens contemporains russes ont laissé de côté l’approche marxiste, et de l’autre, ils ont préféré interpréter l’histoire des différents pays d’après les acquis plus récents de la science historique. Les éditeurs ont souligné ce fait dans la préface du volume recensé ici : « Nous avons tâché de créer un panorama des approches contemporaines de l’étude de ce siècle, de jeter un nouveau coup d’œil sur les processus ayant eu lieu à cette époque et sur la place de celle-ci dans l’histoire » (p. 11). Autrement dit, il ne s’agit pas de narrations ou de descriptions d’événements déjà connus ; au contraire, c’est une étude collective plutôt analytique, dont les auteurs sont bien au courant des approches récentes des chercheurs contemporains, et le chapitre consacré à la Révolution française en est la meilleure preuve. Rédigé par Alexandre Tchoudinov et Dmitri Bovykine, il comprend cinq parties : Les origines de la Révolution ; De l’Ancien régime au nouveau ; La Terreur ; La Révolution et la Contre-révolution ; La Révolution française et le monde.

3 Quant à l’étude des origines de la Révolution, Alexandre Tchoudinov brosse brièvement le tableau du développement de la pensée historique, mettant en évidence deux principales tendances, propres aux interprétations, idéologique et sociale, adoptées par nombre d’auteurs, à partir des contemporains français et anglais (Thomas Paine, l’Abbé Barruel, Edmond Burke) jusqu’aux historiens marxistes soviétiques et français de la deuxième moitié du XXe siècle (Albert Manfred, Albert Soboul et bien d’autres). L’auteur a raison d’affirmer que les explications des origines de la Révolution, avancées par les historiens libéraux français du XIXe siècle (Mignet et d’autres), qu’il qualifie « de sociales et d’économiques », ont été reprises beaucoup plus tard par les historiens marxistes et par tous ceux qui se trouvaient sous l’influence de la méthodologie marxiste (p. 646).

4 L’auteur ne nie certainement pas la crise qui avait ébranlé le système social et économique de la France à la veille de la Révolution, une circonstance qui occupait une place majeure dans les études de nos prédécesseurs. Pour autant, en se référant aux études récentes, il prend également en considération, parmi les origines de la Révolution, l’importance de deux autres réalités : la conjoncture économique non favorable et les fautes commises par les autorités. Il cite surtout le dynamisme économique de la France, dans les années 1720-1780, dans les sphères du commerce colonial, de l’industrialisation, de l’agriculture, etc. Toutefois, il juxtapose la grave crise économique que le pays éprouvait dans la deuxième moitié des années 1780 avec la position des cercles gouvernementaux ; ceux-ci étaient désireux d’entreprendre des réformes nécessaires dans le but d’améliorer la situation catastrophique.

5 Alexandre Tchoudinov souligne les démarches des hommes d’État français, visant à régler notamment la crise financière, qui suscitèrent la vive indignation des ordres privilégiés, en n’oubliant pas de noter les fautes commises par Necker qui avait l’intention de couvrir les dépenses militaires en empruntant des sommes énormes aux banquiers étrangers. Dans son ensemble, il constate, à la différence des représentants des historiens libéraux et marxistes, la disposition favorable de la monarchie française à l’égard de l’application des réformes et des changements positifs, dont les actions non pas été cependant approuvées par la société française, car le gouvernement n’avait plus d’autorité parmi les différentes couches de celle-ci. C’était donc, d’après lui, un concours de coïncidences de beaucoup de facteurs désagréables et négatifs comme le

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déficit financier, la baisse des prix, la fronde des privilégiés, la faiblesse du pouvoir central, etc., qui a aggravé la situation sociale et a décidé du destin de l’Ancien Régime (p. 652). Notons aussi qu’il diffère de l’interprétation de l’historiographie « classique » à propos du rôle prépondérant de la bourgeoisie dans la Révolution comme de son hégémonie ; il attribue celle-ci aux élites, dont les vues ont été formées pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle sous l’influence des idées des Lumières, et qui ont dirigé le mouvement public en France à partir de 1788 (p. 654).

6 Que voulaient et que faisaient les hommes politiques, surtout les représentants du Tiers état, engagés dans le processus des ébranlements et des changements à partir de la chute de la Bastille ? C’est la question qui intéresse le plus Dmitri Bovykine. Il la discute dans la deuxième partie, principalement à travers l’émergence de la notion de la « nation » et du chemin ultérieur qu’elle a parcouru lors de l’activité de la Constituante. Certes, il accepte que cette notion ne fut point une nouveauté en 1789, en mettant celle-ci en relation avec les idées avancées par les philosophes de l’époque des Lumières. Or c’est la Révolution qui a donné aux députés des États généraux toutes les possibilités de se déclarer les représentants souverains du peuple. Cette circonstance, d’après son récit, a conditionné la naissance de l’Assemblée nationale, puis des autres organes législatifs, et l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme, qui a, comme il le croit, présagé la chute de l’Ancien Régime (p. 657).

7 Dmitri Bovykine suit minutieusement les différents aspects de la compréhension de la souveraineté nationale par les révolutionnaires lors de la Constituante. Il considère ses résolutions prises dans différents domaines (la suppression des ordres privilégiés, la création de 83 départements, etc.) comme des démarches poursuivant le but de créer une nation monolithique. En même temps, il n’omet pas les résultats, parfois diamétralement opposés aux désirs des révolutionnaires obtenus lors des événements révolutionnaires, à savoir l’émergence de différents clubs politiques (des jacobins, des cordeliers, etc.), les divergences entre les hommes politiques à propos des droits qu’il fallait accorder au pouvoir royal, ayant en fin de compte stimulé l’émigration. L’auteur constate un fait indéniable, c’est que « la nation a été divisée non seulement politiquement, mais aussi physiquement » (p. 660).

8 Outre les circonstances défavorables citées pour la cohésion de la nation, Dmitri Bovykine ne néglige pas non plus beaucoup d’autres, qui ne sont pas moins importants : l’élection des fonctionnaires au lieu de leur nomination, la confrontation entre Paris et les départements, qui a fait naître le « fédéralisme » et les émeutes, surtout dans les départements de l’est, la confrontation religieuse, à la suite de la confiscation des biens du clergé au profit de la nation et de la réforme religieuse de 1790, les conflits entre la paysannerie et la population urbaine, surtout après les décrets des 5-11 août. De toutes façons, il est persuadé que la Constituante a remplacé l’Ancien Régime par un nouveau (p. 663).

9 Il est bon d’avoir accordé une place majeure à la période de la Révolution à partir du 5 septembre jusqu’au coup d’État du 9 Thermidor, appelée la « Terreur ». Parmi les interprétations des causes de la Terreur, avancées par les historiens, Alexandre Tchoudinov a raison de distinguer trois explications dominantes : sociale, utopique et celle des circonstances objectives, qu’il discute en détail et de postions équitables. Comme il le remarque, beaucoup de participants de la Révolution, ainsi que nombre d’historiens, surtout libéraux, ont expliqué la Terreur par des circonstances objectives, en se référant surtout à la nécessité de recourir à la répression en vue d’écarter les

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dangers extérieurs et intérieurs. Or l’auteur se limite à citer les noms de Mignet et d’Alphonse Aulard. Mais parmi les partisans de ce point de vue, il y avait beaucoup d’historiens occidentaux et soviétiques de renom, comme Jacques Godechot et Albert Manfred. À vrai dire, moi aussi, à la suite de mes maîtres, j’ai partagé bien longtemps leur point de vue. L’auteur réfute cette interprétation en discutant des faits authentiques et indéniables et en conclut qu’elle est en contradiction évidente, non seulement avec les faits historiques, mais aussi avec la chronologie de la Révolution (p. 667).

10 D’après l’analyse d’Alexandre Tchoudinov, il en est de même pour l’explication sociale. Mais dans ce cas, son interprétation des approches de ses prédécesseurs est beaucoup plus étendue. Il jette un coup d’œil sur ceux-ci, des babouvistes aux historiens soviétiques. Certes, nombre d’historiens de différentes orientations ont avancé des explications parfois incompatibles, et c’est ce qu’il note. De toutes façons, on a expliqué la politique de la Terreur par la volonté des jacobins de défendre les intérêts de certaines classes ou de couches différentes de la société : par exemple, des pauvres (Albert Mathiez) ou de la petite et de la moyenne bourgeoisie (N. Loukine, Albert Manfred), etc. L’auteur est sûr qu’en réalité, ces historiens ont prouvé même de manière convaincante que la politique sociale des jacobins ne correspondait pas aux intérêts de couches ou de classes précises ; dans son ensemble, il réfute également cette seconde explication. En général, je partage ses vues, or il s’est trompé en traitant Albert Mathiez d’élève de Jean Jaurès (p. 668). D’après ses contemporaines, le « paysan du Danube » (voir Georges LEFEBVRE, « Albert Mathiez », AHRF, n° 50-1932, p. 105 ; Albert TROUX, « Albert Mathiez à Nancy (1908-[19]09) et à Besançon (1911-1920) », ibid., p. 240 ; Jacques GODECHOT, Un jury pour la Révolution, Paris, 1974, p. 301) ne se considérait que l’élève d’Aulard jusqu’à la rupture de ses relations avec lui. James FRIGUGLIETTI a constaté à juste titre : « À maintes reprises, et jusqu’en 1907, il reconnaît Aulard pour maître » (voir James Friguglietti, Albert Mathiez – historien révolutionnaire, Paris, 1974, p. 72). Il m’est difficile de partager l’appréciation que donne l’auteur de Georges Lefebvre comme « historien marxiste » (p. 669), alors qu’il était un historien socialiste. Je juge pertinent de me référer à ce propos à l’attestation de George Rudé : « Lefebvre malgré sa révérence pour Marx, ne s’est jamais proclamé marxiste » (George RUDÉ, « Albert Soboul : un témoignage personnel », AHRF, n° 250-1982, p. 559).

11 En discutant minutieusement les vues des jacobins, formées sous l’influence des Lumières, Alexandre Tchoudinov croit que la motivation utopique, qui a été mise en lumière dès la naissance de l’historiographie révolutionnaire, particulièrement celle qui était conservatrice, jusqu’à nos jours, est plus acceptable. Or il n’hésite pas à noter que la motivation de la Terreur est à l’heure actuelle l’un des thèmes les « plus discutables dans l’historiographie de la Révolution française » (p. 676).

12 Les notions de la « Révolution » et de la « Contre-Révolution » ont été discutées par Dmitri Bovykine de la manière la plus détaillée à travers les querelles que celles-ci ont suscitées dès le début de la Révolution. Il présente les différentes interprétations, en s’abstenant de nous imposer ses opinions, ce qui lui est propre en général. Par contre, il préfère se limiter à remarquer qu’on a conçu et présenté la Révolution de deux points de vue principaux : d’une part, comme un événement unique et symbolique, et d’autre part, comme un événement contradictoire et amorphe (p. 683). La « Contre- Révolution », à son tour, est devenue un objet d’interprétations contradictoires. L’auteur a le mérite d’analyser l’ensemble des circonstances complexes qui avaient

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servi de prétextes aux interprétations de ce phénomène : par exemple, fallait-il qualifier les partisans de la monarchie de contre-révolutionnaires, en dépit des dissentiments existants entre eux, ou bien les girondins, ou encore tous ceux qui avaient pris part à l’insurrection de 31 mai-2 juin ? Il y a lieu de citer l’une de ses conclusions, d’après laquelle ce n’est qu’après 1795 qu’on pouvait remarquer la consolidation des adversaires de la Révolution (p. 685). Certes, il accepte l’existence de dissentiments existant entre les deux principaux courants des royalistes.

13 Dans la dernière partie de ce chapitre, Alexandre Tchoudinov discute le rôle de la Révolution en France et dans le monde, en concentrant son attention sur le rôle qu’elle a joué dans la transformation de l’ « ordre féodal » en capitalisme. Était-ce la Révolution qui a fondamentalement brisé l’ancienne formation sociale et économique (d’après la terminologie de la méthodologie marxiste) et a ouvert la voie au développement du capitalisme en France, comme en étaient sûr nos prédécesseurs soviétiques ? L’auteur est loin de l’intention de nier le rôle positif de la Révolution dans ce processus douloureux et compliqué, voire contradictoire, mais d’après les acquis des études récentes des historiens français, il réfute l’approche des historiens soviétiques. D’une part, il met l’accent sur le développement indéniable des relations capitalistes dans l’économie française, même à la campagne, avant la Révolution, et de l’autre, il souligne les conséquences parfois négatives des événements révolutionnaires dans les différents secteurs de l’industrie et du commerce (surtout extérieur), ainsi que de l’agriculture. À la suite d’Anatoli Ado, il note que le partage des biens fonciers entre les paysans a freiné, dans une certaine mesure, le développement de l’industrialisation en France au XIXe siècle.

14 D’après l’auteur, le rôle de la Révolution dans les pays occupés par les armées françaises n’était pas univoque non plus ; sauf les circonstances citées, il met en évidence l’exploitation de leurs ressources par les conquérants. Quant à l’influence de la Révolution sur la formation de la culture politique contemporaine, Alexandre Tchoudinov n’a pas de doute qu’elle a certainement aidé la formation de beaucoup de notions dans leur sens contemporain, comme celles de la « démocratie », de la « république », etc. Dans ce sens, il partage l’opinion de ceux qui ont qualifié la Révolution de « berceau » de la culture politique contemporaine.

15 En conclusion, il ne me reste plus qu’à saluer la publication de cette étude qui orienterait tous ceux qui s’intéressent à la Révolution française vers beaucoup d’approches récentes.

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Pierre-Yves BEAUREPAIRE, La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, sous la direction de Pierre-Yves BEAUREPAIRE Paris, Belin, 2014

Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Pierre-Yves BEAUREPAIRE, La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, sous la direction de Pierre-Yves BEAUREPAIRE, Paris, Belin, 2014, 365 p., ISBN 978-2-7011-8252-0, 33 €.

1 Cet ouvrage est le fruit d’une recherche qui a mobilisé pendant quatre ans une équipe internationale d’une vingtaine d’historiens dans une perspective pluridisciplinaire inédite, autour du programme de l’ANR CITERE : Circulations, Territoires et Réseaux en Europe de l’âge classique aux Lumières. Le livre donne à voir comment les mutations scientifiques et techniques et le processus d’élargissement des échanges culturels et intellectuels ont transformé en profondeur les sociétés et contribué à remodeler durablement l’espace européen. La dimension cartographique est en effet centrale pour représenter les effets concrets du processus qui mobilise des institutions, des vecteurs et des protagonistes divers en Europe, de l’âge classique aux Lumières, au point d’en faire un Âge européen de la communication. Les auteurs accordent une grande importance aux outils qui ont facilité et accéléré les échanges et modifié les moyens et les formes de la circulation des hommes et des savoirs, à commencer par les grands réseaux routiers et leur représentation graphique, qui sont traités dans le premier chapitre par

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Stéphane Blond. L’étape fondamentale a été en France la création du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées dans les années 1720-1740 et le lancement de la cartographie des routes royales avec l’atlas de Trudaine. L’amélioration de la poste aux lettres et aux chevaux agit sur les circulations en Europe, un espace où la France occupe une position stratégique : le réseau routier trace les grands itinéraires vers l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Cartes et itinéraires couvrent les échelles nationale ou européenne, comme la Carte générale des Postes de l’Europe publiée par John Rocque en 1758. Elles répondent à la demande des voyageurs et deviennent, avec les guides routiers réédités tout au long du XVIIIe siècle, des instruments au service des membres d’une élite cosmopolite pour organiser leurs voyages et sillonner l’Europe. D’autres chapitres sont dédiés à l’articulation de la trame des institutions académiques, qui se dotent de réseaux de correspondance, et des relations interpersonnelles de leurs membres sur tout le continent (chap. II, coordonné par Pierre-Yves Beaurepaire), aux échanges critiques de la constellation intellectuelle de la diaspora protestante et aux collaborations scientifiques, par exemple en matière d’observations météorologiques et climatiques. Le développement des périodiques savants démultiplie les échanges et la connaissance des œuvres entre lettrés et érudits tandis que l’accroissement des traductions permet une spécialisation des périodiques scientifiques (chap. III, coordonné par Jeanne Peiffer et Patrice Bret). Les cartes offrent une vision globale de l’accroissement spectaculaire du paysage éditorial des périodiques savants dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, notamment en Allemagne, et des centres éditoriaux de référence comme Paris, Londres ou les grandes « bibliopoles » des villes du Saint- Empire et de la Suisse francophone (p. 110-111, 114) : l’espace de la communication est fortement ancré dans l’Europe du Nord. Les recherches prolongent les travaux liés au procès de communication et à l’intensification des relations savantes – de la sociabilité à l’histoire du livre – envisagés dans la perspective de la diffusion des Lumières dans la République des Lettres. Mais l’approche la plus novatrice de l’ouvrage réside ailleurs car les auteurs tiennent finalement à distance le rôle des grandes institutions. La notion de dispositif éprouvée au chapitre IV (coordonné par Pierre-Yves Beaurepaire et Héloïse Hermant) donne une vraie pertinence aux études de cas, accordant aux lieux spécifiques et aux acteurs individuels toute la place qui leur revient dans la dynamique de communication, soient la diversité des trajectoires biographiques et des contextes culturels. Dans l’espace lettré l’obstacle de la distance entre savants est surmonté par l’efficacité des correspondances et des relations interpersonnelles pour promouvoir la circulation des œuvres, défendre une position stratégique dans une querelle philosophique ou répondre à une campagne pamphlétaire. Au chapitre VII les analyses mettent en relief la dimension affective de l’échange épistolaire, par exemple entre le fils de Montesquieu et son savant ami Latapie, en voyage en Italie (Gilles Montègre), ou encore la collaboration amiable entre le curé des Baux et un médecin de Grenoble, Chaix et Villars, unis par leur passion pour la botanique en Dauphiné à l’époque de la Révolution (Kenneth Loiselle). Il n’est pas possible de tout citer, mais on découvrira au fil des chapitres les problématiques liées à la diffusion des écrits clandestins, les enjeux politiques, culturels ou philosophiques que recouvrent les stratégies mises en œuvre par les acteurs pour mobiliser des espaces et mettre en relation des individus pour reconfigurer les liens qui les unissent. Un zoom dédié à la ville de Spa montre comment la ville d’eau est devenue au XVIIIe siècle un carrefour de l’Europe éclairée, une étape incontournable du Grand Tour où il faut être vu. On verra comment l’espace savant dessiné par les correspondants étrangers de Guyton de Morveau ignore les grandes

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universités allemandes pour se concentrer à Helmstedt, où Lorenz Crell est professeur à l’université et surtout rédacteur d’un journal les Chemische Annalen. La petite ville de Saxe est une véritable plaque tournante de la chimie en Europe de Nord, tandis que l’équipe dijonnaise fait office de « bureau de traduction » en français des mémoires de chimie et de minéralogie des savants étrangers. L’insertion européenne d’autres passeurs culturels est analysée et illustrée dans les cartes, tel l’espace relationnel du pasteur réformé de Stettin, Jacques Pérard, qui met en connexion des sphères d’activités multiples (p. 176). Par ailleurs Andreas Önnerfors montre comment la ville de Greifswald en Poméranie suédoise joue le rôle de carrefour de traductions et d’interface culturelle entre les deux rives de la Baltique. Le processus de communication ainsi mis en valeur ne procède pas de dynamiques globales et cohérentes, mais d’éléments hétérogènes qui constituent des espaces construits sur les relations et les échanges, sans lien avec les limites et les territoires des États. De nouveaux « lieux » intellectuels peuvent ainsi émerger par l’invention de dispositifs institutionnels inédits : la ville de Göttingen acquiert un grand rayonnement à la fin du XVIIIe siècle par sa capacité à attirer des étudiants et des chercheurs dans un espace savant qui a lié une université de création récente (1734) à une académie des sciences, à un journal scientifique et à une bibliothèque d’une grande renommée en Europe (chap. V, Emmanuelle Chapron et Anne Saada). On peut regretter l’absence d’index dans un livre qui croise tant de lieux et d’itinéraires où interagissent des personnages et des auteurs connus ou moins connus, de Pierre Bayle au savant suisse Albrecht von Haller, de l’ingénieur militaire Jean Thomas au naturaliste italien Lazzaro Spallanzani, ou au moine portugais Magellan, qui connecte la toile européenne et atlantique des expérimentations savantes. Mais il faut saluer la cartographie qui est d’une grande richesse et rend compte de l’hétérogénéité des espaces européens mobilisés dans le mouvement de connexion (table p. 355-359). Ce qui, comme le remarque Jean Boutier en conclusion de l’ouvrage, pose à terme le problème de la communication politique et la question complexe de la constitution d’un nouvel « espace public ». Pierre-Yves Beaurepaire qui a coordonné cette recherche collective présente le volume comme un bilan d’étape susceptible de se prolonger, par exemple en changeant d’échelle, pour confronter l’âge européen de la communication aux défis de la communication extra- européenne, qui est une autre caractéristique de la période étudiée. Le projet est en phase avec les réflexions actuelles sur la dynamique longue de la « mondialisation » liée aux progrès des sciences, à l’intensification des échanges et à l’élargissement de l’espace connu des Européens. On ne peut que se réjouir de cette perspective dans le sillage d’un ouvrage aussi solide sur l’interconnexion de l’espace européen de l’âge classique aux Lumières.

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