Comptabilités Revue d'histoire des comptabilités

1 | 2010 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/comptabilites/59 ISSN : 1775-3554

Éditeur IRHiS-UMR 8529

Référence électronique Comptabilités, 1 | 2010 [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2010, consulté le 28 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/comptabilites/59

Ce document a été généré automatiquement le 28 mars 2020.

Tous droits réservés 1

SOMMAIRE

Éditorial

Articles

Codicologie d’un compte de châtelain bourguignon : Michelet Girost et les pressoirs de Chenôve (1401-1404) Patrice Beck

Un Français à Bruxelles : les réformes comptables de Benoît-Marie Dupuy (1746-1756) Marie-Laure Legay

Édition, diffusion et réception des premiers ouvrages sur le commerce et la comptabilité en Russie au XVIIIe siècle Natalia Platonova

Les Comptabilités occultes du trésorier-payeur général de Swarte Matthieu de Oliveira

Jean Fourastié, un expert en comptabilité Régis Boulat

Is National Accounting Accounting? National Accounting between Accounting, Statistics and Economics André Vanoli

Comptes Rendus

Rencontres

Sources pour une histoire économique européenne. Comptabilités et formes de l’entreprise (Europe occidentale, XIVe-XVIIe siècle) Arezzo, 2nde École doctorale d’été, Arezzo, Fraternité des Laïcs, 29 juin-4 juillet 2009 Mathieu Arnoux

Comptables et comptabilités au Moyen Âge 2 : codicologie des documents comptables 1-Panthéon-Sorbonne, Table-ronde organisée par Olivier Mattéoni, 1er et 2 octobre 2009 Patrice Beck

Quinzièmes Journées d'Histoire de la Comptabilité et du management Paris IX – Dauphine, 24, 25 et 26 mars 2010 Yannick Lemarchand

Comptables et comptabilités au Moyen Âge 3 : Le vocabulaire et la rhétorique des comptabilités médiévales. Modèles, innovations, formalisation Archives municipales de le 30 septembre 2010 - Université de Franche-Comté le 1er Octobre 2010 Patrice Beck

Comptabilités, 1 | 2010 2

Thèses

Christelle Balouzat-Loubet, Le gouvernement de la comtesse Mahaut en Artois (1302-1329) Thèse de Doctorat en Histoire préparée sous la direction de Claude Gauvard et soutenue à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne le 19 octobre 2009 Patrice Beck

Jean-Baptiste Santamaria, La chambre des comptes de Lille (1386-1419) Thèse soutenue sous la direction de Bertrand Schnerb (Université de Lille 3) le 10 décembre 2009 – 3 vol.(1325 p.) : cartes, fac-similés Patrice Beck

Livres

Dubet Anne, Jean Orry et la réforme du gouvernement de l’Espagne (1701-1706) Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2009 Marie-Laure Legay

Comptabilités, 1 | 2010 3

Éditorial

1 ComptabilitéS, revue d’histoire des comptabilités, entend ouvrir ses pages aux historiens comme aux chercheurs d’autres disciplines s’intéressant à l’histoire de la comptabilité, à ses documents, ses institutions et ses acteurs. Le sujet est vaste et somme toute neuf.

2 Sujet vaste par l’universalité des pratiques comptables et la diversité des formes qu’elles ont prises, depuis l’encoche sur un morceau de bois des temps néolithiques jusqu’au programme informatique d’aujourd’hui. Vaste aussi car l’activité de gérer et de contrôler des recettes et des dépenses ne peut être aisément isolée de tous les autres actes de gestion des droits, des biens et des personnes qui finalement l’encadrent et l’expliquent, car il est vain de vouloir étudier les comptabilités en ignorant tous ces documents associés qui ont pour nom censier, cherche de feux, état, aperçu, journal, livre de raison, grand-livre, registre, prospectus, brouillard, manuel…, qui dorment par milliers dans les fonds d’archives. 3 Mais la richesse des fonds ne serait guère un argument si les comptes ne nous restituaient des concepts, des savoirs et des savoir-faire en constante évolution et interaction : ceux du philosophe et du clerc, du paysan et du marchand, du bourgeois et de l’entrepreneur, du prince et de l’État. L’histoire de la comptabilité est autant une histoire des idées que des techniques et de la civilisation matérielle, aussi bien une histoire économique et financière que sociale et politique. Elle étudie « l’évolution de la pensée, des pratiques, des institutions comptables en réponse aux changements de l’environnement et des besoins de la société, ainsi que les effets de cette évolution sur cet environnement »1. Le champ d’investigation que les historiens de la comptabilité structurent en distinguant généralement quatre temps programmatiques est évidemment immense : la période pré-capitaliste (depuis 4 000 avant J.C jusqu’au premier millénaire après J.C.), la période du capitalisme commercial (vers l’an mil - vers 1760), l’avènement du capitalisme industriel (1760-1830) et finalement l’ère de développement du capitalisme financier après 18302. 4 Sujet neuf. L’affirmation peut faire sourire car les historiens, c’est certain, exploitent depuis longtemps la ressource mais on conviendra aisément que c’est essentiellement pour en exploiter le contenu. Ce n’est que depuis peu, et encore trop rarement, que les enquêtes portent sur les documents eux-mêmes et sur les conditions de leur production. Répondre aux appels à la constitution d’une codicologie et d’une

Comptabilités, 1 | 2010 4

« diplomatique des comptabilités »3 apparaît pourtant essentiel pour dessiner les contours socio-culturels des acteurs et pour mettre en lumière les stratégies de gouvernance des autorités et des entreprises. Et si les enquêtes initiées par , Jochen Hoock et Wolfgang Kaiser sur les manuels et traités à l’usage des marchands4 ont montré des voies certes désormais empruntées par les sciences historiques5 comme par les sciences de gestion 6, il reste beaucoup à faire et à faire connaître à propos des comptabilités marchandes et industrielles. L’étude des comptabilités privées a certes progressé, ainsi qu’en témoignent un nombre croissant de publications7 mais le champ est vaste et l’on ne saurait non plus oublier les comptabilités nationales, macro-économiques, et les relations qu’entretiennent les unes et les autres. Quant à la comptabilité publique, la recherche s’est essentiellement développée sur les aspects institutionnels et rares encore sont les études portant sur la formation de la science administrative : sur le processus de normalisation et d’acculturation entre les administrations centrales et locales, sur la place des savoirs marchands dans les organisations publiques, sur la circulation des modèles et l’analyse de leurs performances, sur les concepts et les modalités du contrôle. Les travaux précurseurs existent8, mais il importe aujourd’hui de promouvoir des analyses comparées à l’échelle européenne, à l’instar de ce qui a pu déjà être fait en matière de comptabilité industrielle9. 5 ComptabilitéS, revue d’histoire des comptabilités, naît sur ce terreau fertile en cultivant le souhait d’aider au développement et à la diffusion des enquêtes et de la réflexion sur les rapports entre économie, société et politique. Les crises systémiques de gouvernance que traversent actuellement nos sociétés ont à l’évidence inspiré la démarche mais, fondée par des historiens, la revue entend prendre le recul nécessaire et affirmer sa différence, si l’on veut bien considérer que ses comparses étrangères, l’espagnole De Computis, Revista Espanola de Historia de la Contabilidad, l’italienne Contabilità e Cultura Aziendale, Rivista della Società Italiana di Storia della Ragioneria, la nord américaine Accounting Historians Journal, la britannique Accounting, Business and Financial History, l’australienne Accounting History10, ont été initiées par des chercheurs en Sciences de Gestion. N’est-il pas temps pour les historiens de participer activement et lisiblement aux débats ?

NOTES

1. Robert H. PARKER, Macmillan Dictionary of Accounting, Londres, Macmillan Press, 1984, p. 5. 2. John Richard EDWARDS, A history of financial Accounting, Londres, Routledge, 1989, p. 9. 3. Olivier GUYOTJEANNIN, « Préface » dans Patrice BECK, Archéologie d’un document d’archives. Approche codicologique et diplomatique des cherches des feux bourguignonnes (1285-1543), Paris, Études et rencontres de l’École des chartes, 2006, p. 5. 4. Jochen HOOCK, Pierre JEANNIN, Wolfgang KAISER, Ars Mercatoria, Handbücher und Tracktate für den Gebrauch des Kaufmanns, 1470-1820, 3 vols., Paderborn, Schöningh, 1991-2001. 5. Gérard MINAUD, La comptabilité à Rome : essai d’histoire économique sur la pensée comptable commerciale et privée dans le monde antique romain, Lausanne, Presses Universitaires polytechniques

Comptabilités, 1 | 2010 5

romandes, 2005 ; Natacha COQUERY, François MENANT et Florence WEBER (dir.), Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des rationalités pratiques, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, 2006. 6. David A. R. FORRESTER, An Invitation to Accounting History, Glasgow, Strathclyde Convergencies Publisher, 1998, plus particulièrement le prologue d’Esteban Hernández-Esteve. En , les Journées d’Histoire de la Comptabilité et du Management, organisées depuis 1995, témoignent de la vitalité de ce courant. 7. C’est ainsi par exemple que la revue Accounting, Business and Financial History a consacré trois numéros spéciaux à des travaux français en 1997 (vol. 7, n° 3), 2001 (vol. 11, n° 1) et 2009 (vol. 19, n° 2). 8. Pour l’Espagne : Alberto DONOSO ANÉS, « Doctrina contable del siglo XVIII y su influencia en los proyectos de reforma contable de la época », Revista española de financiación y contabilidad, vol. XXXII, n° 118, 2003, p. 797-832 ; Esteban HERNÁNDEZ-ESTEVE, Contribución al estudio de la historiografía contable en España, Madrid, Banco de España, chap. IV, 1981, p. 61-78. Pour l’Italie : Michael KNAPTON, « Il controllo contabile nello Stato da Terra della Repubblica veneta : norme, comportamenti e problemi a Padova verso fine ‘400 », in Stefano ZAMBON, Metamorfosi del controllo contabile nello Stato veneziano, Bologne, Il Mulino, 1998, p. 107-148 ; Jean-Claude WAQUET, Le grand duché de Toscane sous les derniers Médicis, Rome, École française, 1990. En France, voir les travaux publiés par le Comité pour l’histoire économique et financière de la France (CHEFF), notamment Les Chambres des comptes aux XIVe et XVe siècles, Philippe CONTAMINE et Olivier MATTÉONI (dir.), Paris, 1996 et 1998 ; La Comptabilité publique [à l’époque contemporaine]. Continuité et modernité, Paris, 1995. 9. Richard EDWARDS, Trevor BOYNS et Marc NIKITIN, The Birth of Industrial Accounting in France and Britain, New-York, Garland, 1997 ; Nicolas BERLAND, Trevor BOYNS et Henri ZIMNOVITCH, « Influence de la profession comptable sur la diffusion des coûts standard en Grande-Bretagne et en France : 1880-1950 », Comptabilité, Contrôle, Audit, 2002, numéro spécial « aspects internationaux » mai, p. 169-208. 10. De computis. Revista Española de Historia de la Contabilidad. Spanish Journal of Accounting History.Revue dirigée par Esteban Hernández Esteve. Fondée en 2004. 2 numéros par an. Adresse : www.decomputis.org (La revue est liée à l’AECA, Asociación Española de Contabilidad y Administración de Empresas) ; Rivista di contabilità e cultura aziendale, dirigée par Giuseppe Catturi. Fondée en 2001. 2 numéros par an. Adresse : www.cca.unisi.it (Il faut s’enregistrer pour accéder aux articles, cela demande deux minutes) ; Accounting Historians Journal [Adresse : http:// www.aahhq.org/] ; Accounting History. Journal of the Accounting History Special Interest Group of the Accounting and Finance Association of Australia and New Zealand. Dirigée par Gary Carnegie et Brian West. Fondée en 1996. Publiée en association avec The Accounting and Finance Association of Australia and New Zealand. Adresse : www.sagepub.com/journalsProdEditBoards.nav? prodId=Journal201764 ; Accounting, Business and Financial History, revue fondée en 1991 par Richard Edwards et Trevor Boyns, 3 numéros par an. Deviendra Accounting History Review en 2011, sous la direction de Stephen Walker. Adresse : http://www.tandf.co.uk/journals/titles/ 09585206.asp

Comptabilités, 1 | 2010 6

Articles

Comptabilités, 1 | 2010 7

Codicologie d’un compte de châtelain bourguignon : Michelet Girost et les pressoirs de Chenôve (1401-1404)

Patrice Beck

1 L’importance des archives comptables conservées du duché de Bourgogne est bien connue. Elle a fait écrire à Werner Paravicini qu’elle constitue un bel « embarras de richesses »1 et le répertoire qui en a été réalisé par Robert-Henri Bautier et Janine Sornay2 permet d’en prendre aisément la mesure : de la série B des seules Archives départementales de Côte d’Or, les seuls comptes des châtellenies prennent plus de 600 numéros d’inventaires et les ensembles les mieux conservés courent, certes non sans lacunes plus ou moins larges, pendant deux siècles, des années 1350 aux années 1550.

2 De nombreux dossiers d’histoire sociale, économique ou institutionnelle, d’histoire agraire ou des techniques, ont exploité leurs données mais aucune étude codicologique précise n’en a été jusqu’à présent tentée3. La masse documentaire a sans doute effrayé les chercheurs et les spécialistes de l’analyse formelle et matérielle des manuscrits, même ceux qui militent depuis les années 1980 en faveur d’une « codicologie quantitative » appliquée aux séries, ont surtout porté attention aux livres des bibliothèques et aux chartes plutôt qu’aux registres de gestion4. C’est que la discipline intéresse surtout les archivistes et les historiens qui rencontrent un problème de datation et/ou d’identification de la provenance d’un manuscrit, ceux qui étudient la diffusion des produits culturels. 3 S’attacher à l’analyse du support et du format, du nombre et de l’organisation des cahiers, de la réglure et de la mise en page, de l’écriture et de l’organisation du texte, de la nature et de la fiabilité des opérations chiffrées dans des registres administratifs conservés en séries bien datées et localisées, présente cependant quelque intérêt : celui de donner des arguments chiffrés pour discuter à la fois de l’efficacité de l’administration émettrice et des compétences de ses agents. Y a-t-il des normes communes, sont-elles partout appliquées, comment évoluent-elles et comment en

Comptabilités, 1 | 2010 8

contrôle-t-on l’application ? Quels sont les manières d’identifier, de classer et de compter qui sont alors utilisées pour gérer le temps, les biens et les personnes5 ? 4 La présente étude ne peut répondre à toutes ces questions pour les séries comptables : elle n’est qu’un test de faisabilité portant sur un seul registre, de surcroît un peu particulier. Elle porte en effet sur un compte que rend un châtelain non pas de la gestion « ordinaire » de son ressort mais d’une campagne spécifique de travaux qu’il est chargé de mener à bien. 5 Le bâtiment qui protège les pressoirs que les ducs de Bourgogne possèdent au moins depuis 1238 au centre du village de Chenôve, aux portes de Dijon, est décrit en 1399 comme en aventure de cheoir, tellement que l’on n’osait y faire les vendanges 6. Au cours des quatre années qui suivent, il est intégralement reconstruit, comme les deux pressoirs, et le détail des recettes et dépenses du chantier est donné dans le compte que rent Michelet Girost, chastellain de Lanthannay et gouverneur du cloux de Chenoves pour monseigneur le duc de Bourgogne, conte de Flandres, d’Artois et de Bourgogne, des receptes et missions par lui faites pour les ouvraiges que l’on a faiz pour la maison nuesve des esmais de mon dit seigneur audit Chenoves 7.

Fig. 1 - Entête du compte B 4270-6

6 Les travaux furent importants, s’étalèrent sur quatre années et coûtèrent plus de 1800 francs, soit 25 années de salaire journalier d’un maître maçon ou charpentier. 39 artisans représentant 13 corps de métier intervinrent et les matériaux utilisés furent soigneusement sélectionnés et transportés parfois à grand frais : les bois de charpente furent convoyés par barges et charrois d’une forêt située outre Saône à une trentaine de km de distance. L’édifice réalisé a traversé le temps et subsiste aujourd’hui encore très largement : 650m2 de surface au sol ; deux caves sous le rez-de-chaussée s’ouvrant sur les pignons par deux portes charretières et deux piétonnes ; une hauteur sous faîtage de 12m ; une toiture de près de 900m2 à deux rampants, couverts de laves jusqu’au milieu du siècle dernier ; une charpente de chêne composée de sept fermes transversales à deux poteaux dont l’analyse dendrochronologique a démontré que les bois avaient été coupés au cours de l’automne-hiver 1400-14018.

Comptabilités, 1 | 2010 9

Fig. 2 - Pignon arrière de la cuverie de Chenôve (cliché J.L. Duthu – Inventaire général – Dijon)

7 Les deux énormes pressoirs, avec leurs leviers de 9,90m et 8,05m de longueur, leurs maies de 17 et 11m2 et leurs contrepoids de 5,5 et 5 tonnes, ont à peine moins bien résisté : inévitablement les réparations ont été plus nombreuses et continues sur ces machines activées tous les ans, mais des éléments datés de 1449 y sont encore conservés. 8 La gestion d’un tel chantier a été complexe : elle a nécessité des centaines d’opérations comptables étalées sur au moins 40 mois, sur 12 ans même si l’on pousse jusqu’à l’apurement définitif du compte. Aussi, même si l’étude demande évidemment à être étendue à un échantillon plus vaste de registres et à être poussée plus encore dans les domaines de la nature des supports et des reliures9, les 36 pages de ce compte sont apparues suffisamment riches d’informations pour en oser une approche codicologique qui pouvait au moins permettre d’identifier les problèmes, d’apporter quelques éléments d’appréciation des cadres matériels et mentaux de l’administration bourguignonne au temps du premier duc Valois.

Le support, nature, reliure et format

9 Ce compte particulier fait partie d’une liasse de six registres, tous de parchemin. Il est relié par des chaînettes de cordelette aux cinq derniers « comptes ordinaires » qu’a rendu annuellement le même châtelain entre le jour de la Saint-Martin d’hiver 1402 et le 7 décembre 1407, date de son remplacement.

Comptabilités, 1 | 2010 10

Fig. 3 - Détail des reliures des registres et de la liasse B 4270, partie basse

10 Cette reliure générale utilise une fine cordelette tressée grise qui se distingue bien à la fois des cordelettes tressées rougeâtres qui associent les cahiers dans chaque registre et les cordelettes grises torsadées constituant la reliure particulière de chaque cahier dans chaque registre. Ces seuls éléments directs ne permettent pas de trancher quant aux datations de ces reliures : l’association du compte particulier derrière le dernier compte rendu par le châtelain est certes logique, immédiatement fonctionnelle même, car le compte particulier fait référence à des informations rapportées dans les comptes ordinaires10 ; mais la différence de nature des ficelles peut correspondre aussi bien à diverses périodes de gestion de ces archives – certaine(s) contemporaine(s) des faits, d’autre(s) largement postérieure(s) - qu’à deux ou trois gestes techniques différents mais immédiatement successifs, certain(s) réalisé(s) par le châtelain qui relie les cahiers des registres qu’il rend, d’autre(s) par les gens des comptes centraux qui associent les registres qu’ils reçoivent. Rien ne différencie en tout cas cette liasse de celles qui l’encadrent dans la série : la précédente qui livre trois comptes du même châtelain pour les années 1399-140211, comme la suivante qui associe les trois premiers comptes du nouvel administrateur pour les années 1407 à 141012, présentent ces trois mêmes niveaux de reliure qu’il n’est pas facile de démêler. 11 Le registre particulier se distingue en tout cas des autres par son format : les comptes ordinaires sont hauts de 350 mm et larges de 310mm, le compte de construction est plus petit, de 320mm de haut et 280mm de large.

Comptabilités, 1 | 2010 11

Fig. 4 - Formats : à gauche la dernière page du dernier compte ordinaire, à droite la première page du compte de construction

12 S’agit-il d’un fait fortuit, renvoyant à une conjoncture d’approvisionnement particulière ? Ou bien s’agit-il d’un choix assumé, voire administrativement imposé ? D’après l’analyse comparative des situations et des dimensions d’autres comptes, de construction, de gruerie ou de l’ordinaire d’une châtellenie, aucune norme ne paraît avoir été appliquée : les comptes particuliers peuvent se présenter en papier ou en parchemin, isolés ou reliés à d’autres comptes du même administrateur, sous la forme de bandes à l’origine roulées ou de cahiers aux dimensions fort variées.

Tableau 1 – Dimensions de quelques comptes associés de travaux, de gruerie et de châtellenies de la fin du XIVe et du début du XVe siècle

Lieux Dates Réf. Nature Contenu Dim. (mm)

Argilly 1367-1368 B 2155-1 Cahier - parchemin C.pte travaux 380 x 250

Argilly 1367-1368 B 2155-2 Cahier - parchemin C.pte ordinaire 380 x 300

Argilly 1367-1368 B 2155-3 Cahier - parchemin C.pte gruerie 400 x 300

Argilly 1393-1396 B 2164-1 Cahier - parchemin C.pte ordinaire 300 x 250

Argilly 1393-1396 B 2164-2 Cahier - parchemin C.pte ordinaire 300 x 250

Argilly 1393-1396 B 2164-3 Cahier - parchemin C.pte gruerie 310 x 260

Argilly 1393-1396 B 2164-4 Cahier - parchemin C.pte gruerie 325 x 280

Comptabilités, 1 | 2010 12

Argilly 1393-1396 B 2164-5 Cahier - parchemin C.pte travaux 360 x 270

Beaune 1400–1409 B 524 Rouleau - papier C.pte travaux 630 x 300

Beaune 1412-1413 B 525 Rouleau-parchemin C.pte travaux 530 x 310

Montcenis 1365-1367 B 4826-1 Cahier - parchemin C.pte gruerie 350 x 300

Montcenis 1365-1367 B 4826-2 Cahier– parchemin C.pte travaux 350 x 300

Montcenis 1377-1378 B 5350-1 Cahier - papier C.pte travaux 300 x 230

Montcenis 1379-1380 B 5350-2 Cahier – papier C.pte travaux 300 x 230

Montcenis 1409-1410 B 5353 Cahier– parchemin C.pte travaux 330 x 230

Chenôve 1401-1404 B 4270-1 Cahier– parchemin C.pte ordinaire 350 x 310

Chenôve 1401-1404 B 4270-2 Cahier– parchemin C.pte ordinaire 350 x 310

Chenôve 1401-1404 B 4270-3 Cahier– parchemin C.pte ordinaire 350 x 310

Chenôve 1401-1404 B 4270-4 Cahier– parchemin C.pte ordinaire 350 x 310

Chenôve 1401-1404 B 4270-5 Cahier– parchemin C.pte ordinaire 350 x 310

Chenôve 1401-1404 B 4270-6 Cahier– parchemin C.pte travaux 320 x 280

13 Les hauteurs oscillent en effet entre 300mm et 400mm, les largeurs entre 230mm et 310mm, les formats relatifs (largeur/hauteur) varient de 0,65 à 0,85. Aucune normalisation n’est visiblement recherchée.

Composition, réglure et mise en page

14 La même liberté préside à la composition des registres. Le nombre de bifeuillets et de cahiers est évidemment tributaire de l’importance de l’information à enregistrer et la variation entre les comptes ordinaires et particuliers peut ainsi s’expliquer aisément. Mais, pour les comptes ordinaires composés de plus d’un cahier, il est possible d’envisager qu’une gestion aussi répétitive que celle des châtellenies et une administration aussi puissante et centralisée que celle des ducs de Bourgogne aient pu favoriser, voire imposer, une normalisation du nombre de bifeuillets du ou des premiers cahiers, la variabilité annuelle des informations à consigner pouvant se

Comptabilités, 1 | 2010 13

reporter sur le dernier cahier. Ce n’est clairement pas le cas. Si tous les registres de la liasse concernée par cette étude sont composés de deux cahiers, ils sont ou non munis d’une couverture englobante constituée d’un bifeuillet de parchemin plus épais et le nombre de bifeuillets de chaque cahier est variable : les cahiers ne sont pas pré-conçus, seulement constitués sur le champ après une évaluation du besoin plus ou moins grossière.

Tableau 2- B 4270, composition

Cahier Contenu couverture Nb cahiers Nb bifeuillets cahier 1 Nb bifeuillets cahier 2

1 ordinaire Oui 2 8 8

2 ordinaire Non 2 8 8

3 ordinaire Non 2 8 7

4 ordinaire Non 2 7 6

5 ordinaire Oui 2 10 7

6 particulier Oui 2 5 3

15 C’est ainsi que le compte de construction (registre 6) se compose de trois parties.

Tableau 3- B 4270 – 6 : composition du registre

F° bifeuillet chronologie contenu

couverture A1 4 - COUVERTURE Titre + pro camera comptorum

couverture A2 4 - COUVERTURE Vide

B1 2 - Ajout CAHIER 1 Vide

B2 2 - Ajout CAHIER 1 Vide

1 C1 1 - CAHIER 1 Titre + copie du mandement (1) + vérification

1v° C2 1 - CAHIER 1 copie du mandement (2) + vérification

2 D1 1 - CAHIER 1 Recettes (1) + vérification

2v° D2 1 - CAHIER 1 Recettes (2 & somme) + vérification

3 E1 1 - CAHIER 1 Dépenses - salaire

3v° E2 1 - CAHIER 1 Dépenses - fondations

4 F1 1 - CAHIER 1 Dépenses - achats de pierre (1)

Comptabilités, 1 | 2010 14

4v° F2 1 - CAHIER 1 Dépenses - achat de pierre (2)

5 F3 1 - CAHIER 1 Dépenses - transports (1)

5v° F4 1 - CAHIER 1 Dépenses - Transports (2)

6 E3 1 - CAHIER 1 Dépenses - transports (3)

6v° E4 1 - CAHIER 1 Dépenses - transports (4)

7 D3 1 - CAHIER 1 Dépenses - charpenterie (1)

7v° D4 1 - CAHIER 1 Dépenses - charpenterie (2)

8 C3 1 - CAHIER 1 Dépenses - charpenterie (3)

8v° C4 1 - CAHIER 1 Dépenses - charpenterie (4)

9 B3 2 - Ajout CAHIER 1 Dépenses - charpenterie (5) & maçonnerie (1)

9v° B4 2 - Ajout CAHIER 1 Dépenses - maçonnerie (2)

10 X1 3 - CAHIER 2 Dépenses - maçonnerie (3)

10v° X2 3 - CAHIER 2 Dépenses - maçonnerie (4)

11 Y1 3 - CAHIER 2 Dépenses - maçonnerie (5) & outillage

11v° Y2 3 - CAHIER 2 Dépenses - achat de gants

12 Z1 3 - CAHIER 2 Dépenses - ferrures (1)

12v° Z2 3 - CAHIER 2 Dépenses - ferrures (2)

13 Z3 3 - CAHIER 2 Dépenses - ferrures (3) & couverture (1)

13v° Z4 3 - CAHIER 2 Dépenses - couverture (2)

14 Y3 3 - CAHIER 2 Dépenses - communes (1)

14v° Y4 3 - CAHIER 2 Dépenses - communes (2)

15 X3 3 - CAHIER 2 Dépenses - communes (3) & sommes tot. & debet

X4 3 - CAHIER 2 Vide

couverture A3 4 - COUVERTURE Vide

couverture A4 4 - COUVERTURE Vide

• Un bifeuillet de parchemin épais forme une couverture, dont la première page (A1) est réglée à la pointe sèche pour former un cadre. C’est dans la partie haute de ce cadre que la

Comptabilités, 1 | 2010 15

suscription est écrite (cf. supra Fig. 4). A1 comporte aussi dans l’angle inférieur de la marge droite la mention indiquant la finalité du registre : pro camera comptorum. Les trois autres pages (A2, A3 et A4) sont restées vierges. • 5 bifeuillets de parchemin souple, emboités les uns dans les autres, forment un premier cahier (B, C, D, E, F). Les deux premières pages (B1 et B2) sont restées vierges. En revanche, toutes les pages de C, D, E, F et les pages B3 et B4 sont réglées à 31 ou 32 lignes dans un cadre, paginées (f° 1 à 9v°), écrites. • 3 bifeuillets de parchemin souple forment un second cahier (X, Y, Z). Toutes les pages sont réglées à la pointe sèche, paginées (f° 10 à 15) et écrites, à l’exception de X4 (dernière page du cahier) qui présente le même cadre mais sans les lignes et est resté vierge d’écriture.

16 Ce registre a donc été composé en quatre temps. • Les quatre bifeuillets C, D, E, F forment le premier cahier, sont réglés, écrits et paginés en continu sur leurs quatre faces (f° 1 à 8v°). • Le bifeuillet B est ajouté aux précédents sur l’extérieur ; ses pages B3 et B4 (9 et 9v°) sont utilisées alors que B1 et B2, placées devant C1 (f° 1), restent vierges. • Le second cahier est formé des trois bifeuillets X, Y et Z numérotés à la suite (f° 10 à 15) mais X4 (f° 15v°), reste inutilisé. • Un bifeuillet (A) englobe les deux cahiers, la première de couverture portant titre et destination, les 2e, 3e et 4e restant vierges.

17 Cette organisation du registre montre une vraie volonté d’économiser le parchemin, il est vrai prise en défaut car elle a finalement entraîné une surconsommation. Le premier cahier constitué de quatre bifeuillets s’est révélé à l’usage insuffisant : il a été complété avec un cinquième bifeuillet dont seul, évidemment, les deux dernières pages ont été utilisées à la suite. Le procédé a été abandonné et un second cahier a été alors constitué, dont la dernière page n’a pas été utilisée.

18 La réglure en revanche est bien standardisée. Le cadre a été tracé à l’identique sur chaque page de chaque partie à l’aide d’une piqûre guidant les croisements de ligne (cf. infra Fig. 6) ; la ligne de gauche est doublée et guide le positionnement des initiales de chaque paragraphe qui se détache ainsi aisément des autres (cf. infra Fig. 5 et 7). La mise en page apparaît ici très normalisée et c’est dans ce cadre contraignant que l’écriture s’effectue. 19 Le titre de la couverture, les paragraphes déclinant les recettes et les dépenses sont écrits de la même main, celle du châtelain ou de son scribe (main A). Celle-ci monopolise le cadre dessiné à la pointe sèche : elle y indique d’abord la somme, la date et la provenance des recettes, y justifie ensuite les dépenses par chapitre ; elle y corrige ponctuellement des imprécisions ou des erreurs mineures, sans doute au moment même de la rédaction.

Comptabilités, 1 | 2010 16

Fig. 5 - B 4279-6, f° 2 (recette 2.7). La main A se corrigeant elle-même

20 Cette main A occupe aussi la marge droite : elle y a inscrit les sommes partielles par paragraphe. Elle a enfin indexé par trois fois le texte dans la marge de gauche afin de mettre en exergue de l’outillage : l’engin élévateur, le char et la corde qui ont été nécessaires pour conduire le chantier. Elle rédige exclusivement en français et évoque des actes passés entre 1400 et 1404. 21 Mais elle n’est pas la seule à intervenir dans le document : deux, peut-être trois autres mains, ont laissé des commentaires dans les marges. • Des références aux comptes ordinaires ont été écrites en latin dans la marge de gauche aux f° 2 et 2v° (main B). Cette intervention n’est pas datée (cf. infra Fig. 7). • Toujours en latin, une autre main (main C) a indiqué dans la marge haute du f° 1 que le registre a été reçu en la chambre des comptes le 28 mars 1408 (cf. infra Fig. 6) et, au verso dans la marge basse, qu’il a été vérifié le même jour.

22 C’est à cette même main qu’il faut probablement attribuer dans les marges de gauche les vérifications des mesures et le contrôle des quittances, dans les marges de droite les vérifications des sommes par chapitre. • Le suivi financier du compte a été réalisé ensuite jusqu’en 1412 par un autre administrateur central (main D) qui a laissé en latin les signes de son intervention dans les marges basses des f° 2 et 2v° (cf. infra Fig. 8), les marges droite et gauche du f° 15.

Comptabilités, 1 | 2010 17

Fig. 6 - B 4279-6, f° 1 : réception du compte (latin, main C) et début de la suscription (français, main A)

Fig. 7 - B 4279-6, f° 2 : recettes 2.1 à 2.5 (main A) et références, en latin dans la marge de gauche, à des comptes « ordinaires » du châtelain (main B)

Comptabilités, 1 | 2010 18

Fig. 8 - B 4279-6, f° 2v° : dernier acte enregistré en date du 24 novembre 1412

23 L’organisation spatiale du propos est évidente : la mise en page est préparée par la réglure, le cadre réservé à l’établissement du compte, les marges aux sommes et aux diverses vérifications. Il y a là un vrai souci de normalisation.

Tableau 4- B 4270 – 6 : position des différentes interventions (mains)

F° cadre ratures marge marge marge marge DATES

haute basse gauche droite

couv. A A

couv.

1 A C 28 mars 1408

1v° A C 10oct 1400 – 28 mars 1408

2 A C B A 1400/1403 – 3 juil. 1410

2v° A A & C sur A C B & C A 1400/1403 – 24 nov. 1412

3 A CA 28 oct 1404

3v° A C 12 sept 1404

4 A CA 1402-1404

4v° A CC 1404

5 A CA 1401

5v° A A 1404

6 A CA 1404

6v° A C 1404

7 A CA 1404

7v° A CA 1404

Comptabilités, 1 | 2010 19

8 A CA 1404

8v° A C sur A CA 1404

9 A A & C A 1403

9v° A CA 1404

10 A CA 1404

10v° A CA 1404

11 A C 1404

11v° A A 1404

12 A

12v° A A & C A 1404

13 A CC 1404

13v° A C 1402-1404

14 A A & C A 1404

14v° A A sur A CA 1404

15 A C D 1404/1408 – 31 mai 1411

couv.

couv.

24 Le compte a été contrôlé, reçu et certifié par deux membres délégués de la Chambre des comptes de Dijon : les informations ont été référencées par rapport aux comptes ordinaires, les rubriques confrontées aux quittances, les mesures et les sommes générales vérifiées ; la situation a été suivie jusqu’à la sortie de charge du châtelain, apurée à cette date. L’objectif comptable est évident, solidement appuyé sur une procédure apparemment minutieuse. Les traces qu’elle a laissées dans le document renvoient précisément aux nouvelles directives mises justement en place au cours de l’année précédente et des premières semaines de l’an 1404 pour réorganiser le travail de la Chambre des comptes de Dijon13 : la main B traduit le travail préalable des clercs confrontant les articles des comptes et les pièces justificatives ; la main C signale le moment de l’audition et de la réception du compte, identifie le magistrat et le clerc qui les assurent.

Comptabilités, 1 | 2010 20

Organisation du contenu

25 Après la copie de la lettre de mandement du duc de Bourgogne contresignée par le trésorier général, le compte est divisé en deux parties : d’abord les recettes, ensuite les dépenses. Dans l’une comme dans l’autre des parties, l’information se présente sous la forme de paragraphes livrant le ou les noms des prestataires, la nature des interventions, les sommes concernées, la date de l’acte.

26 La présentation des recettes est raturée, corrigée ; elle bouscule la chronologie.

Tableau 5 – B 4270-6 : présentation des recettes

Rubrique Mandataire Payeur Date (NS)

2.1 Maître des comptes Maître des comptes 11 nov 1400

2.2 Maître des comptes grenetier du grenier à sel - Chalon 31 déc1400

2.3 Maître des comptes grenetier du grenier à sel - Chalon 24 juin 1401

2.4 Maître des comptes Nicolin de Neauville 23 juill 1401

2.5 Maître des comptes Maître des comptes 28 oct 1401

2.6 Maître des comptes Florimont de Moncony 13 janv 1402

2.7 Receveur du bailliage de Dijon Doyen de la chapelette - Dijon 18 mai 1402

2.8 Maître des comptes Maître des comptes 14 oct 1402

2.9 Maître des comptes Gouverneur de la terre de Thorey 5 sept 1402

2.10 Maître des comptes Gouverneur de la terre de Thorey 15 sept 1402

2.11 Maître des comptes Délivrance de bois 20 mai 1403

2.12 Receveur général des finances Maître des comptes 21 mai 1401

2.13 Maître des comptes Partie reprise à l'article suivant (2.14) 31 mai 1401

2.14 Maître des comptes Prieur et couvent Saint-Etienne - Dijon 11oct 1402

2.15 Jehan Bourgeois maçon Vente d'un char

2.16 prestres et clercs St Nicolas Partie reprise infra à l'article 2.19 8 mars 1401

2.17 Habitants de Chenosves Vente du bois de charpente

2.18 Partie reprise infra à l'article 2.20

2.19 Receveur général des finances Chappelain de St-Nicolas - Dijon 8 mars 1401

Comptabilités, 1 | 2010 21

2.20

27 Le paragraphe 2.13 est rayé car, est-il précisé, le contenu est repris dans le suivant (2.14) ; de même le 2.16 déplacé en 2.19 après qu’une première somme générale ait été indiquée ; celle-ci (2.18) a été alors déplacée (2.20). L’enregistrement n’est donc pas effectué en continu, en date des mandatements, mais il procède d’une élaboration en fin d’exercice comptable.

28 L’analyse de la présentation des dépenses le confirme parfaitement.

Tableau 6 – B 4270-6 : présentation des dépenses

RUBRIQUE DATES

3 - gages d'officiers 28 oct 1404

4 - façon des fondements 12 sept 1404

5.1 - fourniture de pierres 29 sept 1402

5.2 - fourniture de pierres 11 sept 1404

5.3 - fourniture de pierres 22 sept 1404

5.4 - fourniture de laves 28 oct 1404

6.1 - voiturage 15 juil 1401

6.10 - voiturage 18 oct 1404

6.2 - voiturage 09 oct 1401

6.3 - voiturage 28 oct 1404

6.4 - voiturage 28 oct 1404

6.5 - voiturage 28 oct 1404

6.6 - voiturage 18 oct 1404

6.7 - voiturage 28 oct 1404

6.8 - voiturage 18 oct 1404

6.9 - voiturage 18 oct 1404

7.1 - parties de charpenterie 11 sept 1404

7.10 - parties de charpenterie 28 oct 1404

7.12 - parties de charpenterie 18 oct 1404

Comptabilités, 1 | 2010 22

7.13 - parties de charpenterie 20 mai 1403

7.2 - parties de charpenterie 11 sept 1404

7.3 - parties de charpenterie 11 sept 1404

7.4 - parties de charpenterie 11 sept 1404

7.5 - parties de charpenterie 11 sept 1404

7.6 - parties de charpenterie 23 sept 1404

7.7 - parties de charpenterie 11 sept 1404

7.8 - parties de charpenterie 11 sept 1404

7.9 - parties de charpenterie 28 oct 1404

8.1 - parties de maçonnerie 11 sept 1404

8.2 - parties de maçonnerie 11 sept 1404

8.3 - parties de maçonnerie 11 sept 1404

8.4 - parties de maçonnerie 11 sept 1404

8.5 - parties de maçonnerie 11 sept 1404

8.6 - parties de maçonnerie 28 oct 1404

9 - façon de pointes de marteaulx 11 sept 1404

10 - achat et façon de gans 11 sept 1404

11.1 - achat et façon de ferrures 11 sept 1404

11.2 - achat et façon de ferrures 28 oct 1404

11.3 - achat et façon de ferrures 20 sept 1404

12.1- achat de laive 28 oct 1404

12.2 - fourniture de laves 15 mars 1402

12.3 - achat de laive 28 oct 1404

13.1 - despense commune 18 oct 1404

13.2 - despense commune 11 sept 1404

13.2 - despense commune 11 déc 1404

Comptabilités, 1 | 2010 23

13.3 - despense commune 11 sept 1404

13.4 - despense commune 28 octo 1404

29 L’ordre de présentation des dépenses regroupe les activités selon le type de prestation, puis par prestataire : il bouscule lui aussi l’ordre chronologique des quittances et ces dernières sont très fortement concentrées, en fin de chantier, sur certaines dates.

Tableau 7 – B 4270-6 : distribution chronologique des quittances des prestations

Dates Nb de quittances %

15 juil. 1401 1 2,1

09 oct. 1401 1 2,1

15 mars 1402 1 2,1

29 sept. 1402 1 2,1

20 mai 1403 1 2,1

11 sept. 1404 18 37,5

12 sept. 1404 1 2,1

20 sept. 1404 1 2,1

22 sept. 1404 1 2,1

23 sept. 1404 1 2,1

18 oct. 1404 5 10,3

28 oct. 1404 15 31,2

11 déc. 1404 1 2,1

TOTAL 48 100

30 90% des quittances portent une date comprise entre le 11 septembre et le 28 octobre 1404 et les deux-tiers d’entre elles sont groupés sur ces deux journées. Le calendrier présenté dans ce compte n’est donc pas technique mais comptable : il ne renseigne pas sur le rythme du chantier mais sur les pratiques administratives. Ce document est bien élaboré à la fin des quatre années d’exercice, avant que d’être présenté en même temps que les quittances et les certificats qui ont aidé à le réaliser mais qui ne sont pas archivés. L’information est certes ordonnée selon la suite logique du déroulement d’un chantier : d’abord les fondations, puis les fournitures et leur transport ; ensuite charpenterie et maçonnerie, encore que l’inversion de ces deux rubriques eut donné

Comptabilités, 1 | 2010 24

plus de crédibilité ; enfin les travaux de finition de ferronnerie et la couverture. Mais c’est là une construction intellectuelle : le compte de construction n’est pas un journal de chantier, c’est un « bilan comptable ».

Chiffres et calculs

31 Le coût des opérations avait été évalué par Maistre Oudart Douay, maistre des comptes de mon dit seigneur et maistre des œuvres visiteur général des maisons et des forteresses de monseigneur le duc à, oultre les matières qui déjà sont en la dite maison , la somme de mille francs ou environ14 : en raison du remploi possible de matériaux déjà existant, l’approximation était inévitable et ne pouvait que prendre la forme d’un chiffre rond, assorti de la formule de prudence consacrée : mille francs ou environ. Il reste qu’elle s’est révélée fort grossière : l’« environ » représente une sous-évaluation de 42% du montant des dépenses finalement engagées.

32 Les recettes et les dépenses ont été moins maltraitées : elles ne sont pas indemnes d’erreurs et d’imprécisions mais, malgré le nombre et la diversité des opérations, le bilan comptable, sans être juste, n’est pas déshonorant.

Tableau 8 – B 4270-6 : énoncé des recettes

SUBVENTIONS

ÉVALUATION mille frans ou environ

COUT (dépenses acquittées) 1717 francs 1 gros 11 deniers

SOUS EVALUATION 42% ou environ

2.1 - recette 40 francs 7 gros

2.2 - recette 400 francs

2.3 - recette 150 francs

2.4 - recette 230 francs

2.5 - recette 40 francs

2.6 - recette 55 francs 6 gros 2/3 de gros

2.7 - recette 70 francs

2.8 - recette 100 francs

2.9 - recette (5 sept 1402) 43 francs

2.10 - recette (15 sept 1402) 7 francs

Comptabilités, 1 | 2010 25

2.11 - recette 60 francs

2.12 - recette 40 francs

2.13 - recette 100 francs

2.14 - recette 450 francs

2.15 - recette 10 francs

2.16 - recette 200 francs

2.17 - recette 6 livres 15 sous - 6 francs 9 gros

2.18 - somme 1892 francs 10 gros 2/3 de gros

2.19 - recette 200 francs

2.20 SOMME 1892 francs 10 gros 2/3 de gros

SOMME RECALCULÉE 1902 francs 10 gros 2/3 de gros

ÉCART moins 10 francs

33 Les montants des recettes se présentent sous la forme de chiffres arrondis : pour 11 subventions sur 16, soit 68%, ils sont établis à la dizaine de francs et si l’on ajoute 2.9 et 2.10 qui paraissent couplés tant par leur proximité dans le temps que dans leur complémentarité mathématique, ce sont les 4/5e des subventions qui sont ainsi établies.

34 La subvention 2.17 est donnée dans les deux monnaies de compte de la livre et du franc : la parité est bien calculée pour 240 deniers par livre ou franc, à raison de 12 deniers pour un sous du système livre et de 20 deniers par gros du système franc. 35 Mais une erreur s’est glissée dans le calcul de la somme des recettes : 10 francs ont disparu du récapitulatif. L’écart ne touche que l’unité principale, pas ses sous- multiples, et c’est un chiffre rond : cela suffit-il pour écarter l’hypothèse de la fraude et ne retenir que l’erreur de retenue ? 36 Le tableau 9 donne le détail des types d’opérations que les dépenses ont occasionnées. On y voit que la « routine » comptable impose de jongler avec trois modes de travail et donc de rétribution des prestations (à la journée, à l’unité, à la tâche), avec trois unités de comptage d’objet (à la pièce, à la douzaine et au cent), une de poids (à la livre) et une de superficie (à la toise), avec encore les deux systèmes de monnaie de compte de la livre-sous-denier (1-20-240) et du franc-gros-denier (1-12-240). 37 On y voit aussi que les quantités, d’objets ou de monnaies, sont en grande majorité « rondes », calées sur le système 12 ou le système 10. Derrière leur complexité apparente, les prix unitaires énoncés en livres-sous-deniers ou en francs-gros-deniers, sont calés pour former en deniers des sommes décimales ou semi-décimales : les 2 sous

Comptabilités, 1 | 2010 26

1 denier payés pour le salaire d’une journée de maçon, valent 25 deniers ; les 4 sous 2 deniers donnés à la journée pour un travail à façon de charpenterie valent 50 deniers ; les 3 sous 9 deniers accordés à la journée pour un travail à façon de maçonnerie valent 45 deniers ; les 13 sous 4 deniers que valent un cent de grands clous équivalent à 160 deniers ; certaines des serrures utilisées dans le nouveau bâtiment ont coûté 8 sous 4 deniers, 7 sous 6 deniers, 6 sous 8 deniers, 16 sous 8 deniers soit, respectivement, 100, 90, 80 et 200 deniers. Comme si les machines à calculer d’alors (l’abaque), et la réalité de la circulation monétaire (essentiellement le denier et le blanc de 5 deniers)15, intervenaient directement sur la fixation des prix. 38 On y voit enfin que les sous-unités monétaires sont exprimées sous deux formes : en chiffres absolus ou en fractions. Un gros demi s’énonce aussi I gros X deniers ; I gros V deniers s’écrit aussi I gros I quart. Le système chiffré est majoritaire, aux deux tiers ; le système fractionnel n’est donc pas seulement résiduel. Il évoque la place qu’occupe encore à la fin du Moyen Âge, en géométrie comme en mathématique, l’évaluation proportionnelle des quantités16.

Tableau 9 – B 4270-6 : énoncé des dépenses (a, b, c et d)

PAIEMENT À LA JOURNÉE

Rubrique PRIX/jour en den.

13.7 - divers VIII g. 160

6.8 - transports X s. t. 120

3 - Gages IIII gros 80

8.5 - maçonnerie II s. I d t. 25

7.2 - charpenterie IIII s. II d. t. 50

8.5 - maçonnerie III s. IX d. t. 45

7.6 - charpenterie III s. IIII d. t. 40

PAIEMENT À L'UNITÉ

Rubrique NOMBRE UNITÉ PRIX/UNITÉ en den.

5.3 IIc membres cent XXIII livres t. 5520

5.2a X cens de membres cent CX s. t. 1320

5.2b XVIIc de membres cent CX s. t. 1320

6.4 XVIIc membres (transport) cent LX s. 720

11.3b Cent demi de plomb cent LX s. t. 720

Comptabilités, 1 | 2010 27

11.3a IIIIc livres de fer cent livres XL s. t. 480

7.12 VIIIc de cloux cent XL s. t. 480

11.1s VIIIc de grans cloux cent XIII s. IIII d. t. 160

13.3 III douzaines de civières douzaine X s. t. 120

10 deux douzaines de gants douzaine X s. t. 120

13.2b XIIII douz. de chenestres de corde douzaine III s. IIII d. 40

13.2c LXV livres (une corde d'engin) livre X d. t. 10

11.3c VIII livres d'oint livre X d. 10

13.2d XXII livres (une petite corde) livre X d. t. 10

11.1j LXX livres de fer livre XII d. 12

11.1m V livres de fer livre XII d. 12

11.1u VIIIxx livres de fer livre XII d. t. 12

9b VIIxx VII livres de fer livre XII d. 12

11.1q XII livres et demi de fer livre XII d. 12

11.1l XV livres de fer livre XII d. 12

11.1b XVIII livres demie de fer livre XII d. t. 12

11.1a IIIIxx XIII livres et demie de fer livre XII d. t. 12

11.1g VI livres de fretis de fer livre II s. 24

11.1c X livres de fer livre II s. t. 24

11.1k XII livres de fer livre II s. 24

11.1n XII livres de fer livre II s. 24

8.2a IIII portes pièce XII frans 2880

8.2c VI fenestres pièce deux frans demi 600

Comptabilités, 1 | 2010 28

8.2b VII fenestres pièce deux frans 480

6.2b IIc XLII pièces de bois (transport) pièce X g. t. 200

6.2c XIIII menues pièces de bois (transport) pièce V g. 100

7.11 XL pièces de bois pièce X d. t. 10

13.2a X pièces de liens pièce XX d. 20

6.2a XIIII colonnes de pierre (transport) pièce II frans demi 600

8.2j XV rampans de pierre dasnières pièce II frans demi 600

5.1 XV basses de pierre pièce II g. 40

8.2h L piez et II tiers de pierres d'angles pièce I g. I quart 25

8.2d VIIxx VII pies de pierres d'angles pièce I g. I quart 25

8.2e XI pies et demi de pierres d'angles pièce I g. I quart 25

8.2g XIIII pies de pierres d'angles pièce I g. I quart 25

8.2f XLVII pies de pierres d'angles pièce I g. I quart 25

8.2i XLVII pies de pierres d'angles pièce I g. I quart 25

6.5a XV pièces de basses de pierre (transport) pièce I g. 20

6.5b XVII pièces de basses de pierre (transport) pièce X d. t. 10

8.4 XXXIX pies de basses de pierres pièce VI s. VIII d. t. 80

12.3 C et L frestieres (tuiles faîtieres) pièce XII d. t. 12

9.a IIIIc IIIIxx pointes d'outils pièce IIII d. 4

6.6 VIIIxx VII toises I/3 de laves (transport) toise XVIII g. 360

8.1 VIIIxx VII toises I/3 et I/4 de lave toise X g. 200

4.1a XLII toises et demie de terrassement toise VII s. VI deniers 90

6.10 VIxx X toises de laves (transport) toise V s. X d. t. 70

12.2 VIIIxx toises de laves toise IIII s. II d. t. 50

5.4 VIxx X toises de laves toise trois s. t. 36

Comptabilités, 1 | 2010 29

PAIEMENT À L'UNITÉ (avec calcul de la somme totale)

Rubrique NOMBRE PRIX/UNITÉ en den. SOMME en den.

11.1i cent de cloux XX d. t. 20 XX d. t. 20

11.1t serrure VIII s. IIII d. t. 100 VIII s. IIII d. t. 100

11.1e serrure à ressort VII s. VI d. 90 VII s. VI d. 90

11.1h serrure garnie V s. 60 V s. 60

11.1o serrure garnie de clefz VI s. VIII d. t. 80 VI s. VIII d. t. 80

11.1f serrure neuve garnie XVI s. VIII d 200 XVI s. VIII d 200

11.1d VI livres de fer 1 s. 12 VI s. t. 12

PAIEMENT A LA TÂCHE

Rubrique NOMBRE SOMME en den.

11.1r achat de cloux six deniers 6

11.1p XXX cloux quarrés II s. VI d. 30

13.2e IIII colaches de fil à pourter civières IIII s. II d. 38

7.9 XIIII pièces de bois XI s. VIII d. t. 140

13.2f plusieurs autres cordes XX s. t. 240

7.3 IIII cintres des portes XXV s. t. 300

8.3c II tournans et II coubeaux de pierre XXX s. t. 360

8.6 manutentions diverses XL s. t. 480

7.5 deux treuls (pressoirs) XL s. t. 480

4.1b IIII pans de maçonnerie XLV s. 540

13.6 façon de ce compte IIII livres III frans 720

7.8 IIII rehues + II aissis de bois LXXII s. VI d. t. 870

11.2 IIII rouhes de char ferrées IIII livres XII s. VI d. t. 1110

13.4 terrassement et transport divers C s. 1200

7.13b un engin & un chariot de bois VI frans 1440

Comptabilités, 1 | 2010 30

4.1c fondation desXIIII colonnes VI livres 1440

6.1 paines, droits et salaire (transport) VI frans 1440

7.10c IIIIxx XVIII pièces & un cent de lates VI livres III s. IIII d. t. 1480

8.3b toutes les seulles VIII livres t. 1920

12.1 toute la lave…toutes les cuves… X livres t. 2400

8.3a XIIII colonnes XIV livres t. 3360

6.7 transport du bois de charpenterie XVII livres t. 4080

13.5 remboursements de frais XXV livres XX livres 4800

13.1 manutentions de charpenterie XXX livres I s. VIII d. t. 7220

7.4 deux treuls (pressoirs) XXXI livres t. 7440

7.7 IIII + I portes de bois XXXI frans 7440

6.3 terrassement et transport divers XXXV livres XI s. VIII d. t. 8540

6.9 XXXII pièces de chasne (transport) XXXVI livres XI s. VIII d. t. 8780

7.13a XXXII pies de chasne LIIII frans 12960

7.1 charpenterie CXII livres t. 26880

39 Des deux monnaies de compte, le système « Franc » est exclusif pour les recettes. Il est aussi présent pour les dépenses mais se concentre dans les rubriques transport (rubrique 6) et maçonnerie (rubrique 8). Au total, il est très effacé devant le système « Livre »: sur 116 paiements, 25 sont en Francs, 93 en Livres, soit 78%, et c’est ce système qui sert aux récapitulatifs (cf. tableau 10). Rappeler que le Franc est une nouveauté rapidement effacée du monnayage réel permet-il d’expliquer cette différence ? Cette monnaie d’or est en effet introduite en 1360 et remplacée en 1385 par l’Ecu17. Les élites, ceux qui délivrent ici les recettes, l’ont-ils adopté pour jongler avec les grosses sommes ? Les acteurs des transactions au quotidien restent-ils au contraire fidèles au système « traditionnel » et préfèrent-ils le sous moins lourd en deniers et donc plus souple que le gros ? Cet argumentaire reste évidemment très faible, n’interdit pas notamment de renverser la dernière proposition : le gros ne pouvait-il pas apparaître plus « souple » car plus riche en deniers que le sou ?

40 De toutes les façons, les « comptables » qui ont ici opéré savent passer d’un système à l’autre sans problème. Ils savent aussi justement réaliser les opérations - additions et multiplications - nécessaires au calcul des sommes dues. Sur 78 opérations vérifiables, 93% sont correctement effectuées. 41 Les quatre approximations et les six opérations erronées retiennent évidemment plus l’attention que ce constat général somme toute attendu : elles permettent d’aller au-

Comptabilités, 1 | 2010 31

delà du quitus accordé au châtelain et d’émettre des hypothèses, plus que des certitudes certes, sur les habitudes comptables d’alors. • En 4.1c et en 6.9, les sommes indiquées ne sont pas divisibles par le nombre de pièces et les prix unitaires ne sont pas indiqués. Les chiffres ronds les plus approchant évaluent le reste à un sou. Les sommes n’incluent-elle pas alors un « pourboire » de 12 deniers et, en faisant respectivement passer les sommes dues en deniers de 1428 à 1440 et de 8768 à 8780, l’opération n’a-t-elle pas le mérite d’arrondir la somme à la dizaine supérieure ? Cette « manipulation » n’est en tout cas pas administrativement enregistrée puisque les prix unitaires ne sont pas précisés et, en cas de contrôle, la somme peut passer pour forfaitaire. • En 8.2h, le résultat de la multiplication de 50 pieds 2/3 par 1 gros 1 quart est approché au denier inférieur : l’approximation était inévitable mais elle aurait pu être réalisée au denier supérieur au profit du prestataire. • En 6.2b, les 242 pièces de bois transportées au prix de 10 gros pièce font 201 francs et 8 gros : la main A s’est corrigée elle-même en rayant une première somme fausse de 10 francs mais il manque un franc à la seconde somme. La somme partielle des transports 6.2, réalisée par la même main A est cependant juste, inclue le franc manquant : ce sont là des erreurs de calcul et non pas une tentative de fraude. • En 6.10, les 130 toises de lave transportées à raison de 5 sous 10 deniers la toise (70 deniers) font 9100 deniers, soit 37 livres 18 sous 4 deniers. La somme affichée est sous-évaluée de 100 deniers : erreur ou ristourne imposée avec somme « arrondie » au millier inférieur ? De toute façon le prestataire est lésé sans que cela puisse profiter au châtelain. • - En 8.2j, le prix unitaire retenu n’est pas 2,5 francs mais 2 francs, ce que confirme le récapitulatif partiel 8.2. La ristourne au profit du duc serait ici considérable mais aucune autre explication ne peut être avancée. • - En 7, la somme générale des frais de charpenterie est fausse, accuse un déficit de 72 deniers ou six sous. Elle résume 17 opérations justes, dont une barrée et deux récapitulatifs partiels, quatre en francs et les autres en livres : est-elle le résultat de ce foisonnement de situations ? • - En 8.5b, il manque 9 deniers à la somme d’une opération pourtant simple ; en 8.1 en revanche, la somme est majoré de 375 deniers, soit une livre 6 gros et 15 deniers, sans qu’il soit possible de déceler quelque explication.

Tableau 10 – B 4270-6 : nature des calculs

Rubrique OPERATION VERIFICATION

3 24 jours x 4 gros = 8 livres JUSTE

4.1a 42 x 7s.6d. = 15 livres 18s.9d. JUSTE

4.1b 4 éléments pour 45 sous SOMME DIVISIBLE par le nombre : 11 s. 3 d.

4.1c 14 éléments pour 6 livres SOMME NON DIVISIBLE : reste = 12 d.

4 total 4 : 24 livres 3s. 9d. JUSTE

Comptabilités, 1 | 2010 32

5.1 15 éléments x 2 gros = 2,5 francs JUSTE

5.2a 1000 x 110s. t. le 100 = 55 livres JUSTE

5.3 200 x 23 livres le 100 = 46 livres JUSTE

5.4 130 x 3s. = 19 livres 10s. JUSTE

6.2a 14 x 2,5 francs = 35 francs JUSTE

6.2b 242 x 10 gros = 200 francs 8 gros FAUX - un franc en MOINS

6.2c 14 x 5 gros = 5 francs 10 gros JUSTE

6.2 total 6.2 = 242,5 francs JUSTE - calcul incluant le franc manquant

6.4 1700 x 60 sous = 51 livres JUSTE

6.5a 15 x 1 gros = cf. 6.5 cf. 6.5

6.5b 17 x 10 deniers = cf. 6.5 cf. 6.5

6.5 total 6.5 = 39 sous 2 deniers JUSTE

6.6 167 & 1/3 x 18 gros = 251 francs JUSTE

6.8 3 jours x 10 sous = 30 sous JUSTE

6.9 32 éléments pour 36livres 11s. 8d. SOMME NON DIVISIBLE : reste 12 deniers

6.10 130 x 5s. 10d. = 37 livres 10s FAUX - 100 d. en MOINS (8 s. 4 d. )

6 total 6 = 680 livres 12s. 6d. JUSTE

7.2 66 jours x 4s. 2d. = 13livres 15s. JUSTE

7.3 4 éléments pour 25 sous SOMME DIVISIBLE par le nombre : 90d.

7.4 2 éléments pour 31 livres SOMME DIVISIBLE par le nombre : 15 l. 10 s.

7.5 2 éléments pour 31 livres SOMME DIVISIBLE par le nombre : 20 s.

7.6 10 jours x 3s. 4d = 33s. 4d. JUSTE

7.7 5 éléments pour 31 francs SOMME DIVISIBLE par le nombre : 6l. 4s.

7.8 6 éléments pour 72s. 6d. SOMME DIVISIBLE par le nombre : 145 d.

Comptabilités, 1 | 2010 33

7.9 14 éléments pour 11s. 8d. SOMME DIVISIBLE par le nombre : 10 d.

7.11 40 élémentz x 10d. = 23s. 4d. JUSTE

7.12 800 éléments x 40s. le cent = 16 livres JUSTE

7.13a 3é éléments pout 54 francs SOMME DIVISIBLE par le nombre : 1liv. 13s. 9d.

7 total 7 = 278 livres 10s. 10d. FAUX - 72 d. ( 6 sous) en MOINS

8.1 167, I/3, I/4 x 10g. = 141 francs 2g. 11d. FAUX - 375 d. en PLUS (Il. 6g. 15d.)

8.2a 4 éléments x12 francs = 48 francs JUSTE

8.2b 7 éléments x 2 francs = 14 francs JUSTE

8.2c 6 éléments x 2,5 francs = 15 francs JUSTE

8.2d 147 éléments x 1g.1/4 = 15 francs 3g. 3/4 JUSTE

8.2e 11,5 éléments x 1g.1/4 = 14g. 7d. Ob JUSTE

8.2f 47 éléments x 1g.1/4 = 4 francs 10g. 3/4 JUSTE

8.2g 14 éléments x 1g. 1/4 = 17g. Demi JUSTE

8.2h 50 1/3 x 1g. 1/4 = 5f rancs 3g. 6d. APPROXIMATION DE - 1 d.

8.2i 47 éléments x 1g.1/4 = 4 francs 10g. 3/4 JUSTE

8.2j 15 éléments x 2,5 francs = 30 francs FAUX : prix à 2 francs

8.2 total 8.2 = 140 livres 8d. Maille OUBLI de 8.2j confirmé

8.3a 14 éléments pour 14 livres SOMME DIVISIBLE par le nombre : 1l.

8.3c 4 éléments pour 30 sous SOMME DIVISIBLE par le nombre : 90d.

8.3 total 8.3 = 23 livres 10 sous JUSTE

8.4 39 éléments x 6s. 8d. = 14livres 13livres JUSTE - correction justifiée

8.5a 18 jours x 3s.9d. = 67s. 6d. JUSTE

8.5b 9 jours x 2s. 1d. = 18 sous FAUX - 9 d. en MOINS

8.5 total 8.5 = 4 livres 6s. 3d. JUSTE - avec les 9 d. compris

8 total 8 = 328 livres 1s. 2d. ob JUSTE - en tenant compte des récapitulatifs

Comptabilités, 1 | 2010 34

9.a 480 éléments x 4d. = 8 livres JUSTE

9.b 147 éléments x 12d. = 7 livres 7 sous JUSTE

9 total 9 = 15 livres 7 sous JUSTE

10 2 douz. X 10s la douz = 20 sous JUSTE

11.1a 93,5 éléments x 12d. = 4 livres 13s. 6d. JUSTE

11.1b 18 éléments x 12d. = 18s. 6d. JUSTE

11.1c 10 éléments x 2s. = 20s. JUSTE

11.1d 6 éléments pour 6 sous SOMME DIVISIBLE par le nombre = 12 d.

11.1g 6 éléments x 2s. = 12 sous JUSTE

11.1j 70 éléments x 12d. = 70 sous JUSTE

11.1k 12 élements x 2s. = 24 sous JUSTE

11.1l 15 éléments x 12d. = 15 sous JUSTE

11.1m 5 éléments x 12d. = 5 sous JUSTE

11.1n 12 élements x 2s. = 24 sous JUSTE

11.1q 12,5 éléments x 12d. = 12 sous 6 deniers JUSTE

11.1s 800 éléments x 13s. 4d. le 100 = 106s. 8d. JUSTE

11.1u 160 éléments x 12d. = 8 livres JUSTE

11.1 total 11.1 = 30 livres 16 sous JUSTE

11.2 4 éléments pour 4 livres 12s. 6d. SOMME DIVISIBLE par le nombre = 1l. 3s. 1d. ob

11.3b 100,5 éléments x 60s. = 4 livres 10s. JUSTE

11.3c 8 éléments x 10d. = 6s. 8d. JUSTE

11.3 total 11.3 = 12livres 16s. 8d. JUSTE

11 total 11 = 48 livres 5s. 2d. JUSTE

Comptabilités, 1 | 2010 35

12.2 160 éléments x 4s. 2d. = 33livres 6s. 8d JUSTE

12.3 150 éléments x 12d. = 7 livres 10s. JUSTE

12 total 12 = 50livres 16s. 8d JUSTE

13.2a 10 éléments x 20d. = 26s. 8d. JUSTE

13.2b 14 éléments x 3s. 4d. = 47 sous 46s. 8d. JUSTE - correction justifiée

13.2c 65 éléments x 10d. = 52s. 6d. 54s. 2d. JUSTE - correction justifiée

13.2d 22 éléments x 10d. = 18s. 4d. JUSTE

13.2e 4 éléments pour 4s. 2d. SOMME DIVISIBLE par le nombre = 12d. ob

13.2 total 13.2 = 8 livres JUSTE

13.3 3 éléments x 10s. = 30 sous JUSTE

13.7 3 jours x 8 gros = 2 francs JUSTE

13 total 13 = 69 livres 11s. 8d. JUSTE

14 - som. 1716 livres 18s. 9d. ob. JUSTE selon les récapitulatifs

15 - debet 175 livres 18s. 11d. ob. et 1/3 de d. JUSTE - selon les récapitulatifs

Tableau 11 – B 4270-6 : récapitulatif général

Francs Gros Deniers

RECETTES 1892 10 2/3 de gros

DÉPENSES 1716 11 5

* (1 716 livres 18 sous 9 deniers)

DEBET 175 11 7 + 1/3

* (+ 175 livres 18 sous 11 deniers obole 1/3)

42 Le châtelain a donc reçu plus que ce qu’il a dépensé et les contrôleurs de la Chambre des Comptes établissent qu’il doit rétrocéder cette somme confortable de plus de 175 francs, près de 10% de la somme encaissée. On ne s’étonnera pas longtemps de cet

Comptabilités, 1 | 2010 36

écart : il est nettement plus raisonnable que celui qui sépare l’évaluation et la dépense effective et il était difficile de serrer au plus près un budget de cette importance.

43 La comparaison du calendrier des mandatements des recettes et des dépenses retient davantage l’attention.

Tableau 12 – B 4270-6 : distribution chronologique des quittances des recettes et des dépenses

Total 1401 1402 1403 1404

recette* (en gros) 22 634 13 874 8 040 720 0

% cumulés des recettes 100 61 % 96 % 100 %

dépense (en gros) 20 536 2 982 430 720 16 404

% cumulés des dépenses 100 15 % 16 % 20 % 100 %

* = non compris les deux recettes non situées dans le temps dont le montant s'élève à 16 francs 9 gros soit 201 gros

44 Aucun « lissage administratif » et aucune corrélation ne caractérise ces calendriers : si 100% des recettes sont arrivées en mai 1403, 20% seulement des dépenses sont à cette date réalisées, essentiellement du voiturage et des fournitures de matériaux. 80% des dépenses, essentiellement les salaires et autres types de rémunération du travail accompli, ne sont acquittées et certifiées qu’en septembre et octobre 1404. Qu’a fait le châtelain de cette somme importante – plus de 1500 francs – pendant ces 14 mois ? Pouvait-il en user à sa guise et prendre les risques inhérents à la pratique de « placements personnels » ? Est-il plus vraisemblable de penser qu’il a du réaliser régulièrement des « avances sur salaire » et que le document ne témoigne que de la régularisation des comptes avec chacun des prestataires en fin de chantier ?

45 Au total, il est possible de noter quelques incohérences : • les recettes sont sous-évaluées de 10 francs ; • les dépenses sont sous-évaluées de 46 deniers (421 deniers en moins et 375 deniers en plus) ; • le solde connaît donc une « évaporation » de 9 francs 9 gros 14 deniers. • Mais l’écart par rapport au budget géré ne s’élève qu’à 0,5% : le coulage est loin d’être scandaleux et criant. Il est passé inaperçu aux yeux des contrôleurs et il faut plutôt y voir le résultat d’erreurs et d’un défaut de contrôle que de malversations : • les recettes ne semblent pas avoir été vérifiées : les mains B et C n’y apparaissent pas. • une erreur de calcul porte sur le récapitulatif de la charpenterie : c’est le seul chapitre à n’avoir pas été contrôlé par C. • les autres erreurs concernent des calculs de paiements acquittés, non vérifiés par C.

46 Le châtelain et/ou son scribe maîtrisent convenablement le calcul. La vérification paraît cependant utile car la comptabilité est parfois fautive. Mais le contrôle est lui- même approximatif, se limite aux récapitulatifs et encore sans systématique.

47 Ce sont là des erreurs minimes, s’inscrivant dans une marge jugée acceptable sans doute par une administration compétente et organisée mais manquant sans doute de temps et, peut-être aussi, dans les actes répétitifs sinon routiniers, de précision sinon

Comptabilités, 1 | 2010 37

de vigilance. Les calculs avancés par Philippe Contamine au sujet des contrôles des comptes par les clercs de la Chambre de Normandie au milieu du XVe siècle démontrent que la tâche était « considérable », impliquant « non seulement une grande assiduité mais même une indéniable productivité »18 ; pour la Bourgogne du temps de Philippe le Hardi, rappelons après Bertrand Schnerb que la réforme de 1403-1404 procédait d’une simplification des procédures d’audition de la Chambre des Comptes19 et, après Urbain Plancher, que le prince avait édicté en 1373, dans le cadre d’une politique générale de réduction du « train de vie de l’Etat », un règlement limitant le temps d’activité des contrôles à six mois maximum dans l’année : que les gens de nos comptes ne vacqueront doresnavant en l’audition et correction d’iceulx que par le temps qui s’ensuit, c’est assavoir les mois de Mars, d’Avril, de May, de Juing & de Juillet ; & au cas qu’ils ne pourroient ledit fait avoir accomplis ez cinq mois dessus dits, il nous plait que il y vacquent encores un mois se besoing est et non plus. & en outre nous avons ordonné que pour chascun jour que nos dits gens vacqueront ezdites audition & correction de nos dits comptes, ledit temps durant & non outre, qu’il ayent & prennent de nous, chascun d’eulx, six gros tournois d’argent viez20.

NOTES

1. Werner PARAVICINI, « L’embarras de richesses : comment rendre accessibles les archives financières de la maison de Bourgogne-Valois », Académie royale de Belgique, Bulletin de la Classe des Lettres, 6e série, t. VII, 1996, p. 21-68. 2. Robert-Henri BAUTIER et Janine SORNAY, « Les comptabilités », Les sources de l’histoire économique et sociale du Moyen Âge : Les États de la maison de Bourgogne, vol. 1, fasc. 1, Paris, CNRS éditions, 2001, p. 180-406. 3. Voir les éléments bibliographiques que donnent Robert-Henri BAUTIER et Janine SORNAY, op. cit. note 2 ainsi que la Bibliographie bourguignonne publiée chaque année depuis 1939 par la revue Annales de Bourgogne. La présentation matérielle des sources comptables n’est jamais très développée, même dans le monumental travail de Jean KERHERVE, L’État breton aux 14e et 15e siècles. Les Ducs, l’Argent et les Hommes, Paris, 1987,t. 1, p. 410-416 pour les comptes, p. 422-424 pour les rentiers. 4. Carla BOZZOLO et Ezio ORNATO, Pour une histoire du livre au Moyen Âge. Trois essais de codicologie quantitative, Paris, 1980, 2e édition 1983 ; Albert DEROLEZ, Codicologie des manuscrits en écriture humanistique sur parchemin, Turnhout, Brepols, 1984 ; Denis MUZERELLE, Vocabulaire codicologique, répertoire méthodique des termes français relatifs aux manuscrits, Paris, Cemi, 1985 ; Monique ORNATO et Nicole PONS (dir.), Pratique de la culture écrite en France au XV e siècle (Actes du colloque de 1992) Louvain-la-Neuve, Fidem, 1995. 5. Telles sont les questions auxquelles on a tenté de répondre à propos de la série des cherches des feux bourguignonnes : Archéologie d’un document d’archives. Approche codicologique et diplomatique des cherches des feux bourguignonnes (1285–1543), Paris, Études et rencontres de l’École des Chartes n° 20, 2006, 248 p. Telles sont aussi les questions auxquelles les séries comptables sont soumises par un groupe de travail mis en place depuis quelques mois : cf. http:// irhis.recherche.univ-lille3.fr/00-Comptabilites/Index.html

Comptabilités, 1 | 2010 38

6. Archives départementales de la Côte d’Or (désormais ADCO) B 4268-2, f° 42. 7. ADCO B 4270-6. 8. Le clos de Chenôve (Côte d’Or). La cuverie et les pressoirs des ducs de Bourgogne. Histoire, archéologie, ethnologie (XIIIe-XXe siècles), Inventaire général, direction régionale des affaires culturelles de Bourgogne, rééd. Patrice BECK, Christine CANAT, Bernard LAUVERGEON et alii, photogr. Jean-Luc Duthu, relevés graph. Vincent Lepais, Alain Morelière, Dijon, Éditions Faton, 1999, 64 p. (Images du Patrimoine n° 190 – Dossier de l’Art hors série n° 1). 9. Sans le démontage et le regard du spécialiste, l’analyse de la reliure est bien périlleuse ; sans l’œil et le laboratoire du zoologue, l’espèce du parchemin, la découpe de la peau sinon la gestion des « côté poil-côté chair » restent opaques. Voir Albert DEROLEZ, op. cit., note 4. 10. Cf. infra Fig. 9. 11. ADCO B 4269 1 à 3. Michelet Girost est en poste depuis 1393 (ADCO B 4266). 12. ADCO B 4271 1 à 3. Comptes de Jean de Saint-Ligier. 13. Bertrand SCHNERB, « L’activité de la chambre des comptes de Dijon entre 1386 et 1404 d’après le premier registre de ses mémoriaux », Philippe CONTAMINE et Olivier MATTÉONI (dir.), La France des principautés. Les Chambres des comptes, Actes du colloque de Moulins-Yzeure – 6-8 avril 1995, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1996, p. 55-64. 14. ADCO B 4270-6, f° 1 et 2. 15. Philippe CONTAMINE, Marc BOMPAIRE, Stéphane LEBECQ, Jean-Luc SARRAZIN, L’économie médiévale, Paris, A. Colin, 1993. 16. Pierre PORTET, « L’arpentage au Moyen Âge, Bertrand Boisset », 2000 ans d’arpentage, le géomètre au fil du temps, Paris, Publi-Topex, 1999, p. 22-35 ; Sabine ROMMEVAUX, « Mathématiques », Claude GAUVARD, Alain DE LIBERA et Michel ZINK (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 890-894. 17. Marc BOMPAIRE dans L’économie médiévale, op. cit., note 13, p. 301. 18. Philippe Contamine, « Réformer l’État, rationaliser l’administration : à propos du contrôle des finances publiques, 1456-1461 », Finances, pouvoirs et mémoires. Hommages à Jean Favier, Travaux réunis par Jean Kerhervé et Albert Rigaudière, Paris, Fayard, 1999, p. 393-394. Voir aussi la minutieuse enquête sur l’examen des comptes en duché de Bretagne réalisée par Jean Kerhervé, L’État breton…, op. cit., t. 1, p. 383sq. 19. Bertrand Schnerb, « L’activité de la Chambre des comptes… », op. cit., note 12, p. 62-63. 20. Dom Urbain Plancher, Histoire générale et particulière de Bourgogne, avec des textes, des dissertations et les preuves justificatives…, Dijon, 1748, 4 vol, vol III, 13-XLVI et 13-LVI.

RÉSUMÉS

Les comptabilités médiévales sont certes largement et depuis longtemps étudiées : nombre de chercheurs y trouvent les informations nécessaires pour mener à terme des dossiers d’histoire des techniques et de la construction, d’histoire économique et sociale, d’histoire des institutions administratives et politiques. Mais l’analyse matérielle des documents, c’est-à-dire l’étude méthodique des matières et des formats utilisés, de la mise en page et de l’organisation de l’information donnée, reste affaire de spécialistes et est surtout développée à propos des manuscrits « nobles » du type cartulaire ou livre de bibliothèque. A partir de l’exemple bourguignon d’un compte de construction des années 1400-1404 conservé comme des milliers

Comptabilités, 1 | 2010 39

d’autres dans les archives de la Chambre des comptes des ducs de Bourgogne, le présent article souhaite montrer combien la codicologie appliquée aux documents administratifs peut être profitable à la mise en lumière des moyens mis en œuvre et des buts poursuivis par les administrations émettrices.

The medieval accounting documents have been used for a long time by a lot of historians: they are one of the main sources to study technical innovations, social structures, economic changes and administration developments during the late Middle Ages. But the archaeological analysis, that is to say the methodical study of materials and format, lay-out and organisation, has not been so much developed yet. This paper intends to show, through the analysis of a Burgundian construction register from the beginning of the 15th century, how the codicology approach is pertinent to reveal both technical ways and political objectives of the medieval powers.

Codicología de una cuenta de castellano borgoñón : Michelet Girost y los lagares de Chenôve (1401-1404). Hace mucho tiempo que se estudian las contabilidades medievales. Numerosos investigadores hallan en ellas las informaciones necesarias para estudiar las técnicas y la construcción o llevar a cabo estudios económicos y sociales. Pero su análisis material, o sea el estudio metódico de las materias y formatos utilizados, la estructura de la página y la organización de la información que se da, sigue siendo obra de especialistas y se ha aplicado esencialmente a manuscritos “nobles” como cartularios o libros de bibliotecas. A partir del ejemplo borgoñón de una cuenta de construcción de los años 1400-1404, conservada como miles de cuentas en los archivos de la Cámara de cuentas de los duques de Borgoña, este artículo pretende mostrar cuán provechosa puede ser la codicología aplicada a documentos administrativos, para estudiar los medios que las administraciones productoras de tales documentos ponían en obra y los objetivos que se daban.

Codicologie eines Rechnungsbuch eines burgundischen Schloßherr: Michelet Girost und die Kelter von Chenôve (1401-1404). Die mittelalterlichen Buchführungen sind weit und seit langem studiert sicher. Zahlreicher Forscher finden dort die notwendigen Informationen, um auf Zeit Studien der Techniken- und des Baus- Geschichte, der wirtschaftlichen und sozialen Geschichte, der politischen und administrativen Geschichte zu führen. Ihre körperliche Analyse, das heißt das methodische Studium der Stoffe und der benutzten Formate, des Umbruches und der Organisation der gegebenen Information, bleibt eine Spezialität und ist bezüglich der "adeligen" Manuskripte so wie Cartulaire oder Bücherbuch vor allem entwickelt. Ab dem burgundischen Beispiel eines Rechnungsbuch (1401-1404), das wie Tausende anderer in den Archiven der Rechenkammer der Herzöge von Burgund bewahrt ist, versucht dieser Artikel zu beweisen, wie die in den Verwaltungspapieren angewandte Codicologie die Mittel und Ziele der erzeugenden Verwaltungen aufklären kann.

INDEX

Mots-clés : codicologie, duché de Bourgogne, fin du Moyen Âge, normes comptables Palabras claves : codicología, ducado de Borgoña, fin de la edad media, normas contables Keywords : , codicology, Late Middle Ages Schlüsselwörter : buchführungsnormen, codicologie, ende des Mittels-Alters, Herzog von Burgund

Comptabilités, 1 | 2010 40

AUTEUR

PATRICE BECK

Professeur d’histoire médiévale, Université Lille Nord de France, Lille 3, UMR CNRS 8529 IRHiS - [email protected]

Comptabilités, 1 | 2010 41

Un Français à Bruxelles : les réformes comptables de Benoît- Marie Dupuy (1746-1756)

Marie-Laure Legay

1 L’un des principaux objectifs de l’histoire de la comptabilité publique en cours de construction est de mettre en évidence les modalités par lesquelles se sont diffusées les techniques à travers l’Europe et de repérer ainsi les racines culturelles d’une science administrative que les États ont plus ou moins accommodée à leurs organisations1. De ce point de vue, les Pays-Bas méridionaux, territoires traditionnellement soumis aux influences des grands États européens sans former eux-mêmes une aire de souveraineté complète avant le XIXe siècle, ont constitué un laboratoire d’application de nombreuses réformes conçues dans les capitales exogènes. On connaît la gestion fortement décentralisée de cet agrégat de pays aux traditions municipales anciennes2. Les aides et subsides accordés par les assemblées formaient l’une des ressources principales tirées de ces territoires (2 780 000 florins en 1701 ; 3 650 000 florins en 1746, 4 056 590 florins en 1753)3. Successivement gérés depuis Madrid, Versailles ou Vienne, les Pays-Bas ont connu des formes de contrôle financier qui ressortissaient à différentes cultures administratives, sans néanmoins qu’aucune d’entre elles ne soit parvenue à mettre fin aux traditions d’autonomie de gestion qui les caractérisaient. Au milieu du XVIIIe siècle, les organisations financières de Bruxelles ont cependant été enjointes de suivre de nouveaux modes de tenue des livres dont l’étude nous renseigne sur les formes d’hybridation culturelle dans les espaces européens. Le savoir-faire d’un Français, Benoît-Marie Dupuy, probablement issu des fermes générales4, fut exploité durablement au lendemain de la paix d’Aix-La-Chapelle (1748). Dupuy réforma la comptabilité de contrôle des domaines des Pays-Bas en modifiant la rédaction des bordereaux ou relevés de comptes établis à partir des journaux des receveurs. Il préconisa des extraits mensuels dont la lecture permettait d’avoir une idée des recettes et dépenses effectivement réalisées. Ses méthodes éprouvées ont donné lieu à un débat au sein du Conseil des finances bruxellois sur les vertus comptables et politiques, les deux sphères étant intrinsèquement liées, de l’ancien et du nouveau mode de contrôle.

Comptabilités, 1 | 2010 42

À la même époque (1749), une Jointe pour l’audition des comptes fut créée. Il importe donc de présenter les objectifs de ce réformateur, les résultats durables de sa réforme, et d’apprécier les apports de l’influence de la culture administrative française dans les Pays-Bas.

La régie française de Benoît–Marie Dupuy (1746-1748) dans les Pays-Bas conquis

2 Benoît-Marie Dupuy apparaît dans l’histoire au moment où Louis XV, soucieux de tirer profit de la bataille de Fontenoy (1745) conquit une partie des Pays-Bas autrichiens. L’histoire des occupations militaires donne parfois lieu à l’étude des conditions financières auxquelles les vaincus sont soumis. Dans le cas qui nous occupe, comme dans la plupart des cas d’occupations sans vocation d’annexion définitive, le conquérant ne ménagea guère les nouveaux administrés. Dans ce laps de temps très court où la West Flandre se trouva française, Versailles lui enleva la levée et la gestion des impôts de consommation pour les réunir aux domaines du souverain. Jugée « violente » par l’administration bruxelloise, cette captation n’en servit pas moins d’exemple pour réformer toute l’administration de la Flandre en 17545 : l’influence française se confirma donc.

Les objectifs

3 Dans tous les territoires conquis en 1744 et 17456, le gouvernement français mit en œuvre une régie responsable de tous les revenus, tant ceux tirés des domaines et des droits d’entrée et de sortie que ceux versés par les États provinciaux et administrations locales, c'est-à-dire les aides et subsides. L’intérêt de cette régie, établie sous le contrôle de l’intendant Hérault de Séchelles, réside dans la double mission qui lui fut confiée : gérer les deniers pour le compte de Louis XV, mais aussi en « améliorer le produit »7, ce qui supposait une modification des usages locaux. Les Pays-Bas ne connaissaient pas l’intendant, malgré les tentatives espagnoles d’introduction de cette figure d’administrateur à la fin du XVIIe siècle8. Dans ces territoires, plus que dans tout autre, le pouvoir central n’avait aucune prise sur la fiscalité qui pesait sur les fonds de terre, principale assise du crédit dans un État moderne. Il faut donc insister sur l’autonomie avec laquelle les États provinciaux et les villes administraient les impôts directs. De cette autonomie de gestion, les États tiraient des bénéfices nombreux, présentés comme autant de privilèges irréfragables. Parmi ceux-ci, l’administration de charges locales qui faisaient l’objet de validations : il s’agissait de reconnaissances, par l’autorité supérieure, d’une dépense particulière du comptable venant en déduction d’une recette attendue, par exemple une décharge de recette pour fourniture militaire. Parmi les validations, on distinguait les fixes (intérêts des rentes anciennement levées, intérêts des offices ou engagères) et les variables (exemptions, remboursements d’avances, fournitures et logements militaires) plus importantes. Cet état de fait présentait bien des inconvénients. La maîtrise des recettes et dépenses locales échappait au gouvernement : les villes de Bruges et Gand, par exemple, ne versaient rien à la Recette générale de Bruxelles en vertu de leurs validations. Par ailleurs, l’engagement des recettes devenait tel que le recours aux avances évoluait de façon exponentielle. La situation était pire en Brabant. L’assemblée brabançonne était la seule

Comptabilités, 1 | 2010 43

à disposer de la possibilité de payer ses subsides après l’année révolue. Composée de prélats, de nobles et des députés de trois « chef-villes » (Louvain, Bruxelles et Anvers), cette assemblée, on le sait, s’appuyait systématiquement sur sa constitution, la « Joyeuse Entrée » de 1356, pour limiter l’ingérence du gouvernement dans ses finances. La puissance des États avait par ailleurs été renforcée au temps de Charles VI. À partir de 1725, l’empereur avait sollicité le crédit de la province en leur cédant l’administration de revenus royaux comme les recettes des postes (1728), celles du bureau de douanes de Saint-Philippe (1731), l’un des principaux des Pays-Bas, et surtout les revenus de tous les domaines du duché (1735)9. Dans cette position, les États administraient leurs fonds de la manière suivante. Pour satisfaire au subside du roi, ils consentaient chaque année à lever des vingtièmes sur les maisons des villes et sur les terres du plat pays, et tous les six mois à lever des impôts de consommation10. Une fois les fonds consentis, il appartenait aux États de les recouvrer effectivement l’année suivant le consentement, ce qui leur permettait, en jouant sur les reprises de l’année précédente d’une part et sur les validations et non-valeurs de l’année en cours d’autre part, de garder une autonomie de décision quant à la charge réelle imposée sur le peuple. Les États étaient très attachés à ce décalage d’une année entre le consentement des subsides et la levée effective. À plusieurs reprises, le gouvernement tenta de le réduire, en engageant par exemple les États à mettre les impôts de consommation en ferme. « Mais par la raison que la ferme serait un engagement en delà des termes de leur consentement, on a pas pu y parvenir »11. La liberté brabançonne et surtout, car l’enjeu est bien là, le contrôle d’une partie des fonds levés, résidaient dans la maîtrise provinciale du calendrier comptable.

4 Ce fonds de trésorerie laissé à la discrétion des administrateurs provinciaux permettait à ces derniers de répondre aux prétentions financières des officiers et leurs troupes qui sollicitaient des États des fournitures exagérées, considérant celles-ci comme une gratification. Prenons l’exemple du Hainaut. Le receveur général de cette province employait une partie des recettes fiscales « au paiement des gages des états-majors des places de la province, du grand bailli, conseiller et suppôts du Conseil, des controlleurs des fortifications, maîtres des écluses, munitionnaires, officiers et soldats invalides répartis dans la province ; item au dîner de la noblesse, livrances de feu et lumière, validation du chef des chevaliers des ordres de la Toison d’Or et de Malte qui ne sont point cotisables en vertu d’un privilège spécial… ». La seule franchise des chevaliers coûtait de 14 000 à 18 000 livres de moins-value fiscale12. L’opacité et la destination des fonds levés par les États de Hainaut méritaient donc d’être remises en cause. Finalement, en Flandre, en Hainaut comme en Brabant, la gestion des dépenses permettait d’entretenir un système de clientèle au sein des noblesses locales. Le profit que les Belges en tiraient constituait en quelque sorte la partie tangible du contrat synallagmatique qui soumettait les Pays-Bas à la souveraineté autrichienne. Au cœur de ce système, les États provinciaux, garants de l’entretien financier de la noblesse. 5 Dès 1746, l’administration française afficha l’ambition d’augmenter les revenus tirés des Pays-Bas conquis. À l’appui de cette ambition, divers documents très complets fournis par l’administration bruxelloise. Dans l’un, l’auteur « fai[sait] connaître clairement que les États de Brabant ne pay[ai]ent point à beaucoup près ce qu’ils devoient payer »13. Dans un autre document, les conclusions étaient tout aussi optimistes : « On s’est borné à démontrer qu’il y a plus qu’une possibilité morale d’augmenter ces revenus sans craindre des suites et que l’on peut aussi diminuer les dépenses

Comptabilités, 1 | 2010 44

sans altérer le bon ordre et que loin de trouver de la courteresse aux fonds, on pourroit les porter dès la 1er année à 10 millions »14. 6 Plusieurs conditions devaient être observées pour remplir l’objectif : réduire les inégalités fiscales en ordonnant aux État de répartir les subsides également sur les nobles et ecclésiastiques « comme les roturiers », en ordonnant aux villes, de la même façon, de révoquer toutes les franchises, de n’en accorder aucune, « en sorte que tous les droits soient payés par toutes sortes de personnes », en faisant payer à une demi- lieue à la ronde aux alentours des villes les mêmes droits qui se réglaient à l’intérieur… En bref, Louis XV se proposait d’agir dans ces territoires sans ménagement pour les États provinciaux et les villes.

L’efficacité de la régie

7 Louis XV opta pour une régie générale créée par arrêt du 4 juin 1746 et confiée à Jean Girardin, « bourgeois » de Paris, prête-nom d’une compagnie privée de financiers15. Moyennant des conditions avantageuses (intérêts de 10 % sur son avance et 5 % d’honoraires)16, la compagnie régit les droits domaniaux, droits d’entrée et de sortie, et autres recettes jointes, et recouvra les aides et subsides ordinaires et extraordinaires. Elle forma deux bureaux à Bruxelles : un secrétariat composé d’un « premier commis », Benoît-Marie Dupuy, et de deux commis aux écritures, et un bureau des comptes, composé d’un directeur et d’un commis-vérificateur. Voici le résultat de sa gestion :

Nature des Produit Produit Produit Recettes Recettes revenus pour 1745 attendu pour attendu pour effectives pour effectives pour 1746 1747 1746 1747

Aides et 8 546 396 8 883 313 9 563 666 Subsides

Domaines 933 436 287 550 386 240

Droits d’entrée 1 995 613 1 626 401 2 051 689 et de sortie

Recettes 220 409 1 085 151 893 783 particulières

Total 11 695 854 15 037 053 18 822 346 11 882 271 12 895 378

Les revenus des pays conquis (en livres argent de France)17

8 On voit nettement que, si elle ne parvint pas à remplir les objectifs fixés par les prévisions les plus optimistes, elle réussit néanmoins à augmenter les revenus tirés des pays conquis. Dès la deuxième année de sa gestion (1747), la recette générale s’accrut de plus d’un million de livres par rapport à l’année de référence (1745). Ce résultat encourageant tenait essentiellement à l’augmentation du versement des États de Brabant et de Flandre. Plus exactement, l’administration française exigea des États le versement à termes fixes des sommes d’argent dues et admit seulement après, une fois

Comptabilités, 1 | 2010 45

les versements faits, les assignations nécessaires pour former les fonds de validations18. En d’autres termes, on ne permit plus aux États de jouer sur la justification de leurs dépenses comme d’un prétexte pour retenir abusivement les fonds dans leurs caisses. Par ailleurs, Dupuy procéda à un long travail de contrôle des comptabilités locales pour éviter les retards de recouvrement. Sur ce point, il fut particulièrement efficace : « Le sieur Dupuy est le seul sur lequel je puisse compter pour la tenue du sommier général qui est d’un très grand détail. Je le fais tenir dans un sy grand ordre qu’il présentera tous les recouvremens dont nous sommes chargés. Pour que ce registre soit dans la plus grande exactitude, il y en a deux, l’un sur lequel on ne porte rien que toutes les vérifications les plus exactes ne soyent faites. En perdant le sieur Dupuy, nous perdons la cheville ouvrière de notre bureau de correspondance »19. 9 Cette façon de procéder excita le mécontentement des administrations provinciales qui, dès qu’elles le purent, revinrent à l’ancienne méthode comptable. Le Magistrat du Franc de Bruges en particulier témoigna « trop évidemment la mauvaise volonté la plus déterminée » et dès 1748 employa de nouveau ses fonds aux obligations contractées pour les fournitures précédentes plutôt qu’au versement prioritaire dans les caisses du roi20. Les États du Brabant adoptèrent la même démarche et très vite les fonds qui entraient journellement dans leurs caisses échappèrent de nouveau à tout calendrier précipité. « Il n’est que trop visible que les États de Brabant, ne faisant pas suivre le recouvrement de leurs impositions avec l’attention qu’ils devroient y apporter, ne cherchent qu’à éloigner l’acquittement du subside »21. On comprend dès lors que toute prétention à vouloir maîtriser la trésorerie des fonds publics supposait, dans les Pays- Bas comme ailleurs, une réforme comptable drastique, très difficile à mettre en œuvre.

La réforme comptable de Benoît-Marie Dupuy à Bruxelles (1750-1756) : le savoir-faire comptable français

10 Après avoir contrôlé les comptabilités locales pour le compte de Louis XV, Benoît-Marie Dupuy intégra l’administration centrale de Bruxelles sur les instances du ministre Botta-Adorno, soucieux de restaurer les cadres financiers des Pays-Bas au lendemain du traité d’Aix-La-Chapelle. Nommé « secrétaire à la suite du gouvernement », c'est-à-dire indépendant de tout corps ou compagnie traditionnels, Dupuy devint le conseiller le plus écouté du ministre en matière de finances.

Un nouveau plan de direction des finances

11 La compétence de Dupuy répondait aux vœux de l’administration centrale dont les objectifs avaient été clairement exprimés dès l’année 174022. Il s’agissait de faire de la Recette générale de Bruxelles la trésorerie centrale des fonds, de porter les charges fixes dans le compte général, de faire clore les comptes des receveurs particuliers par les receveurs généraux, d’exiger une reddition rapide des comptes de la part des receveurs, de leur faire tenir un registre-journal, de n’admettre pour quittances dans la reddition que celles datées du jour du paiement fait, bref, d’adopter les règles d’une administration centralisée des finances basée sur le contrôle de la réalité des faits. Opposés à ce plan général, les maîtres et auditeurs de la Chambre des comptes ne manquèrent pas de le faire capoter, jugeant « qu’il n’est pas praticable »23. Il est certain

Comptabilités, 1 | 2010 46

qu’un tel plan ôtait à la Chambre des attributions jusque-là bien établies. Pourtant, comme ailleurs en Europe, la question du contrôle administratif des comptes, parallèle ou substitutif au contrôle judiciaire, ne pouvait pas rester sans réponse dans un État recourant massivement au crédit. À défaut d’une évaluation précise des comptes de chaque receveur, le pouvoir central devait pouvoir disposer d’une appréciation générale de l’état de la trésorerie pour chaque branche de revenus, afin d’affecter ses charges en connaissance de cause. Le suivi de la situation des caisses supposait la remise d’états réguliers (mensuels dans le cas des instructions de 1733) par les receveurs. C’est sur ce suivi que Dupuy fit progresser sensiblement l’administration bruxelloise.

12 Son objectif était double : faire adopter par tous les comptables des Pays-Bas des techniques et des formulaires identiques, notamment des journaux modélisés des recettes et des dépenses, des états mensuels pour tenir informé le receveur général de la situation du comptable, et des états trimestriels pour clore le journal et envoyer tous les trois mois le fonds de caisse à la recette générale. Dupuy exportait le savoir-faire français : journaux et états mensuels étaient communément employés dans l’administration des Bourbon. L’édit de juin 1716 concernant les registres-journaux qui doivent être tenus par tous les officiers comptables & autres chargés de la perception, maniement & distribution des finances du Roy, & des deniers publics, avait été mis en œuvre assez systématiquement. Cet édit avait été à l’origine d’une expérience de tenue des comptes en partie double sur la base d’extraits de journaux suivis dans les bureaux centraux, notamment de la caisse commune des receveurs généraux24. Malgré l’abandon de cette expérience à la fin de la Régence, l’usage des journaux se développa dans toute l’administration française. Au sein des fermes générales en particulier, les registres-journaux des receveurs particuliers étaient suivis par le bureau de « la suite des caisses » établi à Paris. Il est possible que la méthode ait inspiré Dupuy. Ce bureau réclamait les états mensuels de recettes et dépenses de tous les receveurs particuliers de la compagnie et les vérifiait en les rapprochant des extraits ou relevés de comptes des receveurs généraux. En ce sens, il opérait un double contrôle des livres25. 13 D’autre part, Dupuy proposa au gouvernement de connaître l’état des finances des Pays-Bas au moyen d’un sommier que le receveur général des finances aurait mis en œuvre. « On ne voit pas que par l’usage actuel SAR puisse jamais être informée de la situation des finances en général et en particulier sans un travail de plusieurs mois et encore serait-il difficile de réunir les différens objets que forme la comptabilité générale de ces provinces dont la cascade doit absolument se terminer sur un point fixe »26. La recette générale des finances, qui jusque-là ne fonctionnait que comme une caisse centrale sous le commandement du Conseil des finances, deviendrait alors une administration compétente sur l’ensemble des branches de revenus, capable d’en connaître l’état et de là, d’en contrôler la bonne tenue. En d’autres termes, Dupuy proposait d’ériger un embryon de Contrôle général tel qu’il existait en France puisque le receveur aurait eu en charge, comme les intendants de finances à Paris, la formation d’états de recettes et dépenses. En bref, les propositions de Dupuy cherchaient à établir les bases d’un budget des Pays-Bas27.

Comptabilités, 1 | 2010 47

La réforme des journaux et des bilans

14 La première mission de Dupuy consista dans l’inspection des receveurs des domaines. Au terme de sa tournée, il rendit compte du désordre qui régnait dans les bureaux de ces derniers où il ne trouva ni livre-journal, ni état mensuel. Il releva les irrégularités dans les journaux de plusieurs receveurs (feuilles volantes, non numérotées, non paraphées, ratures…) et rédigea des instructions pour les tenir en bonne et due forme. Ces instructions furent adoptées par les receveurs des domaines, par ceux des douanes, puis par le receveur général Van Overstraeten dès l’année 175028. En outre, Dupuy proposa des modèles pour la formation mensuelle d’« extraits de bilan » adoptés à leur tour par les receveurs des domaines et des douanes (instructions du 26 novembre 1752), plus tard par les receveurs des aides et subsides, quoiqu’avec grande difficulté29.

Fig. 1 : Modèle pour extrait de bilan (vierge)

15 Ces bilans cherchaient à distinguer chaque mois les recettes et les dépenses effectuées de celles ordonnancées pour connaître la situation exacte de la recette. Toutefois, les comptables ne parvinrent pas toujours à satisfaire aux exigences du modèle. Dupuy releva bien des erreurs, comme celles commises par le receveur des douanes de Namur : « ces bilans ne portent point les parties en nature qui sont considérables à Namur, ni la valeur des grains qui font une partie essentielle de la recette »30. Profitant de ces difficultés, la Chambre des comptes dénonça l’œuvre et le zèle de Dupuy : « l’expérience fait voir que les opérations mensuelles ne sont presque jamais justes. Les receveurs n’envoient même plus depuis quelque temps leurs extraits de bilan en forme et c’est depuis lors que les journaux ont été négligés », lit-on dans un mémoire de 175631. Il faut pourtant convenir que les extraits de bilan se sont finalement imposés à l’administration des domaines et des douanes, les archives des finances en font foi32. Conscients de l’intérêt de cette méthode, les membres du Conseil des finances finirent par en faciliter l’application.

Comptabilités, 1 | 2010 48

Fig. 1 : Modèle pour extrait de bilan (rempli)

Une greffe comptable relative

Le renoncement au sommier général

16 L’expert français transposa donc à Bruxelles son savoir-faire et parvint à imposer les extraits de bilans. En revanche, ses projets plus ambitieux de fonte générale de tous les comptes publics dans un grand sommier capotèrent. Il faut dire, comme nous l’avons déjà mentionné, qu’une telle révolution comptable supposait la substitution d’un gouvernement dirigiste des finances au mode traditionnel de décision collégiale. D’où sa proposition de fusion de la Chambre des comptes avec le Conseil des finances et de promotion de la régie des douanes en une vaste administration chargée notamment des opérations de contrôle comptable. Malgré la protection de Cobenzl, l’hostilité des membres des conseils collatéraux et la pusillanimité de Charles de Lorraine ne lui laissèrent pas le loisir de mener ses projets à bien. Par décret du 5 avril 1753, le gouverneur condescendit « à ce que les ordres adressés au Conseil par décret du 24 juillet 1750 par rapport aux bilans et états mensuels tant de la recette générale des finances que de la caisse de guerre furent réduits quant à présent à un seul bilan annuel »33. En d’autres termes, il renonça à suivre la trésorerie de l’ensemble des branches de revenus des Pays-Bas selon la méthode de Dupuy, de même qu’à dresser les comptes de la seule Recette générale des finances à partir d’états de situation régulièrement évalués. Au demeurant, la tâche de former les comptes généraux de la Recette générale revint au nouveau trésorier général, le comte de Neny, qui avait pris faits et causes contre Dupuy34. Patrice-François de Neny s’acquitta au mieux de sa mission. Sans grande originalité, son rapport sur les finances présenté le 4 février 1755

Comptabilités, 1 | 2010 49

avait toutefois le mérite de tenter pour la première fois une évaluation des recettes et dépenses pour l’année à venir. À défaut d’un bilan prévisionnel établi sur la base des résultats de l’année précédente, que seule la méthode de Dupuy était en mesure de donner, Neny proposa un « apperçu de la recette et de la dépense qui ont pu être évaluées d’avance et qui se trouvent expliquées dans la colonne d’observations »35, une sorte de compilation de considérations générales sur les dépenses à venir. En réalité, Neny profita surtout de ce rapport pour prendre la main dans les affaires politiques du moment. De retour de Vienne, où il avait siégé au Conseil suprême des Pays-Bas, il souhaitait faire valoir ses compétences, qui trouveront moins à s’exprimer dans les finances que dans l’éducation et l’économie36. Dans ce contexte, son rapport a pour principal objectif de défendre le savoir-faire des conseillers bruxellois face aux critiques de Dupuy. Neny s’étend précisément sur les comptes des domaines, que le Français a réformés, pour en souligner les carences, insiste sur les mesures qu’il a fait adopter pour connaître les charges inhérentes à ces revenus, défend le greffe du Conseil des finances, défend le receveur général des finances dont il a trouvé les registres très bien tenus : « tout etoit en très bel ordre chez lui et son grand registre étoit même exactement au niveau de son livre journal ». On sait pourtant que ce receveur général, Van Overstraeten, avait obtenu sa place par engagère en 1744, en avançant la somme de 300 000 florins, rémunérée à 3 %37. Neny termine enfin en avançant qu’un sommier, auquel le receveur travaillait « avec beaucoup de propreté », allait être bientôt présenté, voulant prouver par là que le conseil des finances pouvait absolument se passer des services de Dupuy38. Ce dernier fut finalement relevé de ses fonctions le 12 juillet 1756 et quitta les Pays-Bas en 1757, laissant les comptes centraux dans une grande imperfection.

Un contrôle insuffisant des dépenses de guerre

17 On se souvient que la gestion de la régie française fut efficace parce qu’elle fit porter les fonds des États provinciaux dans la caisse centrale de la régie avant la prise en compte des validations. Pour le moins, cette gestion à courte vue apparaît bien comme celle d’un conquérant, assuré de ne détenir que provisoirement ces territoires. Quand Vienne reprit l’administration de ces pays, son calcul fut plus raisonné. Certes, Marie- Thérèse ne prit pas le parti d’étendre son nouveau système militaire aux Pays-Bas. Dans les pays héréditaires en effet, le règlement de 1748 exempta les États de toutes livraisons, fournitures aux troupes, étapes, en précisant bien que dorénavant « chaque soldat devant payer argent comptant et au prix coûtant les denrées et vivres, le supplément du militaire, la paye de service, les rations de bouche et de fourrage seront payées par la Cour, sans que les États y contribuassent la moindre chose »39. Ce nouveau système bouleversait les rapports de Vienne avec les États. Il fut difficilement adopté par certaines assemblées, comme celle de la Moravie, « nation accoutumée aux anciens usages dont elle est idolâtre »40. Pour cette raison sans doute, Marie-Thérèse ne l’imposa pas aux Pays-Bas.

18 Les autorités préférèrent continuer de soumettre les assemblées belges à une dotation globale, prise sur les aides et subsides, à la caisse de guerre de Bruxelles, quitte à renforcer la surveillance des comptes de celle-ci. Depuis la paix d’Aix-La-Chapelle (1748) en effet, l’administrateur de la caisse de guerre, placé directement sous les ordres du ministre principal nommé à Bruxelles, devait rendre ses comptes à Vienne chaque année devant le Directorium in publicis et cameralibus mis en œuvre par Haugwitz

Comptabilités, 1 | 2010 50

et qui, entre autres fonctions, était chargé de l’inspection supérieure des finances militaires. Au côté du responsable de caisse, un commissaire des guerres contrôlait les recettes et dépenses de la caisse, arrêtait les comptes des fonds remis aux régiments et des sommes dues aux fournisseurs et envoyait un double de son contrôle au Directorium. « Toutes les parties du compte doivent être vérifiées par les assignations du ministre et après les quittances de ceux qui ont reçu les deniers sur ces assignations »41. L’administration militaire se chargeait en général de lever à ses frais « les argens de l’endroit même où les États avoient leur caisse générale »42. Les États s’acquittaient soit en argent comptant soit en papiers de validations comptés en recettes dans les comptes de la caisse de guerre. Cependant, ce mode de fonctionnement ne permettait ni de connaître la capacité de financement réelle des provinces, qui conservaient la gestion des impôts, ni d’empêcher les retards de paiements des fournitures par les administrations et les jeux de caisse dont elles pouvaient tirer profit. En effet, la dotation de la caisse de guerre se révéla insuffisante. En 1757, le chef commissaire des guerres dut négocier un emprunt de 500 000 florins à 5 % pour acquitter des dettes contractées par les régiments ; il réitéra ce type d’opérations en 1759 pour 60 000 florins. La dotation fut portée à 4,2 millions de florins de Brabant en 1770, mais malgré cette augmentation, le recours aux paiements directs de fournitures militaires et aux anticipations des États se perpétua. Le gouvernement déplora toujours ne disposer d’aucun moyen de contrôle sur les paiements effectifs des fournitures par les administrations provinciales, mais il ne parvint pas à remettre en cause ce système de validations43. On peut donc affirmer qu’au temps de Marie-Thérèse, Bruxelles n’eut jamais une connaissance globale et exacte des fonds maniés, tant en recettes qu’en dépenses, dans l’ensemble des Pays-Bas. Le maréchal de Lacy en témoigne abondamment pour l’armée : « Ce n’est que depuis la convention qui se fit pour que les fonds destinés à l’entretien des trouppes soient séparés et confiés à la direction du commandant général que l’on se vit à même avec l’aide d’un chef commissaire entendu et clairvoyant, d’entrer dans l’examen du passé, comme aussi de former un système pour l’avenir. Mais quelle fut la surprise lorsque par des justes et exactes recherches, l’on s’aperçut du plus affreux désordre. D’une part, c’étoit une infinité de pensions, de gratifications dont il fut disposé très libéralement, d’une autre, c’étoit un très grand nombre de congés accordés chaque année, sans que le Conseil de guerre en fût informé ; d’une autre, c’étoit un commissariat qui, par ignorance ou par faiblesse ne s’acquittoit pas de son devoir ; d’un autre, c’étoit les dépenses prodiguées pour les logements ; d’un autre, c’étoit une commission des Invalides qui, parce qu’elle ne l’entendoit pas mieux, faisoit qu’il coûtoit infiniment trop ; d’un autre, c’étoit un corps d’artillerie qui, outre des frais énormes, avoit été beaucoup de temps sans renseigner sa gestion »44.

La création de la jointe pour l’audition des comptes

19 En revanche, la jointe45 pour l’audition des comptes formée en 1749 par l’administration bruxelloise semble avoir été plus efficace. Avant 1749, le gouvernement de Bruxelles inspectait les administrations locales en envoyant en mission des commissaires itinérants, anciennes institutions déjà utilisées au temps des ducs de Bourgogne. Ces tournées se multiplièrent, mais restèrent toutefois très irrégulières. Au lendemain de la guerre de Succession d’Autriche, le contrôle des comptes des administrations locales, dont les dettes atteignaient un montant inégalé jusque-là, devint une préoccupation essentielle. Le gouvernement de Bruxelles tenta

Comptabilités, 1 | 2010 51

donc de régulariser les missions d’audition par les décrets du 27 septembre 1749 organisant la jointe pour l’audition des comptes46. Son activité, très dépendante de l’engagement personnel de ses administrateurs, se développa. Parfois, elle agit en lien direct avec le ministre plénipotentiaire. En Flandre par exemple, où l’administration française avait pris la mesure de l’impéritie des États, la réforme administrative du 5 juillet 1754 réglementa certaines pratiques comptables douteuses47. Ce texte ramassait en quelques articles les exigences du gouvernement : interdiction d’accorder des gratifications, interdiction absolue d’expédier des ordonnances de paiement sur les collecteurs et receveurs subalternes de la province (article 12), examens des comptes subalternes pour voir si « on n’y fait point entrer des parties de dépenses pour éviter de les porter ouvertement dans les comptes principaux » (article 14). L’article 15 était plus explicite encore : « nous défendons la mauvaise pratique qui s’est introduite de présenter à nos commissaires des fardes d’acquits achetées aux armes de la province » 48. Pour le moins, le règlement de 1754 dénonçait les moyens habituels auxquels les États recouraient pour soustraire leurs dépenses à l’expertise bruxelloise. Au regard de l’importance de ces mesures, les dispositions politiques qui accordaient à tous les pays, villes et châtellenies de la Flandre une voix délibérative, semblaient presque secondaires. Il faut néanmoins préciser que ces sortes de règlements ne rendaient pas les comptes provinciaux plus transparents. « Nous n’avons point en Brabant, non plus qu’en Flandre, de receveurs particuliers en titre pour recevoir le subside de Sa Majesté, point de bilans de recettes et dépenses sur lesquels on puisse opérer… Pour y suppléer, il faudra donc, comme en Flandre, le concours des États », lit-on dans un rapport de 1783 sur les subsides49. Le conflit qui opposa Charles de Cobenzl aux États du Brabant en 1755-1756 participe de la même logique. L’objectif du ministre était simple : modifier le calendrier du recouvrement du subside pour accélérer la trésorerie au profit de la caisse de guerre à la veille du conflit contre l’Angleterre, et soumettre les comptes des États à l’inspection ordinaire du gouvernement pour éviter la rétention des fonds. Le projet avorta. De même en 1757, Jacques Joseph Stassart examina les comptes des États de Namur50. Les inspections se multipliaient donc, sans toutefois atteindre l’ensemble des administrations locales51. Rebaptisée « jointe des administrations et des affaires des subsides » au lendemain de la guerre de Sept Ans, cette instance de contrôle poursuivit toutefois son œuvre52.

20 Les réformes comptables des années 1740 et 1750 dans les Pays-Bas se sont donc nourries d’une double culture administrative, venue se greffer sur un môle de traditions de self-government classiquement observées dans les territoires de l’héritage bourguignon. Dupuy exporta un savoir-faire français basé sur les journaux et extraits de journaux. Pour être plus exact, précisons que « l’administration par journaux », après avoir été expérimentée pour l’ensemble des recettes publiques sous la gouvernance des frères Pâris pendant la Régence, perdura en France au sein de la Ferme générale. C’est pourquoi l’on peut émettre l’hypothèse selon laquelle Benoît- Marie Dupuy était issu de cette compagnie. Cet employé ne parvint pas pour autant à bouleverser les usages administratifs des Pays-Bas. Au niveau central en effet, les enjeux des réformes prenaient un tout autre sens. Vienne se préoccupa moins de la formation des bilans de trésorerie et du compte général des recettes et dépenses des Pays-Bas que de l’alimentation de la caisse de guerre pour laquelle les Habsbourg avaient besoin des États provinciaux. Qu’importaient les moyens locaux de financement, pourvu que les fonds de guerre soient inscrits en recette à Vienne. Ce mode de gestion en aveugle ménageait certes les élites locales et l’ordre social interne

Comptabilités, 1 | 2010 52

des territoires périphériques, mais il se révéla finalement inefficace du point de vue financier. Au demeurant, le gouvernement viennois n’allait pas tarder à réformer la tenue des livres dans tous les territoires de la monarchie grâce aux avancées de la comptabilité camérale nouveau style mise au point par Johannes Mathias Puechberg. Les décennies suivantes (1770-1780) inaugurèrent donc une nouvelle phase d’hybridation culturelle en introduisant dans les Pays-Bas un savoir-faire comptable étranger à celui de Dupuy53.

NOTES

1. Voir Marie-Laure Legay (dir.), avec la coll. de Anne Dubet, Joël Félix, Jean-Claude Hocquet, Sébastien Kott, Yannick Lemarchand, Bernard Lutun et Natalia Platonova, Dictionnaire historique de la comptabilité publique. 1500-1850, Rennes, PUR, 2010, 493 p. 2. Gouvernance et administration dans les provinces belgiques du XVIe au XVIIIe siècle, Mélanges offerts au professeur Claude Bruneel, Archives et bibliothèques de Belgique, à paraître. Voir aussi Piet LENDERS, « Trois façons de gouverner dans les Pays-Bas autrichiens », in Études sur le XVIII e siècle, Bruxelles, 1988, p. 45. 3. Archives nationales, Paris [désormais AN], G 2 210 dossier 2 (1701) et G2 209 dossier 14 (1746). Haus-Hof und Staatsarchiv, Vienne [désormais HHSA], Fonds des Pays-Bas, DDA Berichte 62-347 (« État des finances des Pays-Bas » dressé par de Neny pour 1753). 4. Sur le transfert des compétences des employés de la Ferme générale en Europe, voir Jean- Claude WAQUET, « Bureaucraties étatiques et circulation des élites administratives dans l’Europe du XVIIIe siècle », in Brigitte MASSIN (dir.), Mozart, les chemins de l’Europe, Strasbourg, éditions du Conseil de l’Europe, 1997, p. 230. 5. Archives générales du Royaume, Bruxelles [désormais AGR], Chancellerie aulique des Pays-Bas à Vienne, 665, f° 15. 6. En 1744, les Français conquirent la ville de Menin, la ville et châtellenie d’Ypres, la ville et châtellenie de Furnes, Poperinge, Warneton, Wervick, Commines, Loos. En 1745, Louis XV établit sa souveraineté sur Tournai et le Tournaisis, le comté de Flandre, Oudenarde et sa châtellenie, Gand et sa dépendance nommé le Vieux-Bourg, la châtellenie d’Alost, la ville de Dendermonde et sa châtellenie, Bruges et sa dépendance nommée le Franc, Ostende, Nieuport sans dépendance et le pays de Vacs. 7. AN, G2 209, dossier 9. « Mémoire des revenus du roi dans le comté de Flandres et la partie du Brabant qui est sous la domination de Sa Majesté ». 8. Voir Robert DESCIMON, Jean-Frédéric SCHAUB, Bernard VINCENT, Les figures de l’administrateur, Paris, EHESS, 1997. 9. HHSA, DD-B, 128b, Rapport de la chambre des comptes sur les domaines des Pays-Bas, 1781. AGR, Conseil des finances, 8545, mémoire du baron de Cazier, trésorier général, 18 décembre 1760. 10. Sur le détail des impositions en Brabant, voir AN, K 879118, mémoires de 1765 pour répondre à l’enquête menée par le Contrôle général sur les finances européennes. 11. AGR, Conseil des finances, 8545, brouillon de lettre du baron de Cazier, vers 1782. 12. C. PRÉAUX-STOQUART, Les finances des États du Hainaut d’après la jointe des administrations et des affaires de subsides, in APAE, t. 5, 1953, p.87-89.

Comptabilités, 1 | 2010 53

13. AN, G2 210, dossier 5. 14. AN, G2 209, dossier 14, « Recueil traitant des affaires des finances des Pays-Bas autrichiens et qui en détaille les revenus et les dépenses », p. 82. 15. AN, G2 209, dossier 21. 16. AN, G2 209, dossier 7. 17. AN, G2 209 pour la colonne 2 (dossiers 2 et 9) et G2 210 pour les colonnes 3 et 4 (dossiers 10 et 12) et colonnes 5 et 6 (dossier 15). Les exercices comptables courent du 1er juillet au 30 juin. 18. AN, G2 209, dossier 9. 19. AN, G2 230, lettre de Gauthier, Bruxelles, 18 mars 1747. 20. AN, G2 324-325, pièce non numérotée, « Mémoire » présenté le 17 septembre 1748. 21. Idem, « Mémoire » présenté le 19 octobre 1748 et « mémoire » présenté le 22 octobre. 22. AGR, Conseil des finances, 7044, rapport du 25 janvier 1740. 23. Idem. 24. Yannick LEMARCHAND, « Comptabilité et contrôle, une expérience de la comptabilité à partie double dans les finances publiques sous la Régence », L’administration des finances sous l’Ancien régime, colloque des 22 et 23 février 1996, Paris, CHEFF, 1997, p. 129-154. 25. Archives départementales de la Drôme, Valence, C 1070 (correspondance des receveurs des greniers à sel, années 1760, où apparaît le rôle du « bureau de la suite des caisses »). 26. AGR, Conseil des finances, 7044, « instructions pour la tenue d’un sommier général », 1749. 27. Efforts qui rejoignaient ceux entrepris ailleurs dans le reste de l’Europe et notamment en Autriche, en Espagne ou en Prusse. 28. Idem. Sur Benoît-Marie Dupuy, voir Philippe MOUREAUX, Les préoccupations statistiques du gouvernement des Pays-Bas autrichiens et le dénombrement des industries dressé en 1764, Bruxelles, 1971, p.88-89. 29. Idem. 30. Idem, rapport du 24 juillet 1756. 31. Idem, Mémoire de la Chambre des comptes sur la Consulte du Conseil des finances du 26 mai 1756. 32. AGR, Conseil des finances, 7262. 33. AGR, SEG, 1669, f° 97, décret du 5 avril 1753. 34. Philippe MOUREAUX, « Le rapport du Trésorier général Neny », in M.-A. ARNOULD, G. DESPY… et alii, Recherches sur l’histoire des finances publiques en Belgique, Acta Historica Bruxellensia, t. II, Institut d’histoire de l’université libre de Louvain, Bruxelles, 1970, p. 292. Ce rapport est intégralement publié aux pages 315-327. 35. Idem, p. 318. 36. Bruno BERNARD, Patrice-François de Neny (1716-1784), Portrait d’un homme d’État, Études sur le XVIIIe siècle, t. XXI, Université de Bruxelles, 1993. 37. AGR, Conseil des finances, 7447, récapitulatif des emprunts, 3 septembre 1761. Le 3e emprunt concerne donc F.J. Van Overstraeten. 38. Philippe MOUREAUX, « Le rapport du Trésorier général Neny », op. cit., p. 327. 39. Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique, Autriche, vol. 243, « Proposition faite par le comte de Haugwitz aux États de la Moravie touchant le nouveau règlement pour l’entretien des trouppes », juillet 1749 », f° 132-137. 40. Idem, lettre de Blondel, juillet 1749, f° 298. 41. Patrice DE NÉNY, Mémoires historiques et politiques des Pays-Bas autrichiens, t. II, Paris, 1784, p. 216. Nény écrit avant la suppression du Directorium, c'est-à-dire avant 1761. La caisse de guerre de Bruxelles rendait auparavant ses comptes devant une sorte de chambre nommée die Hofkrieg Buchhalterei. 42. AGR, Conseil des finances, 7082, 1786.

Comptabilités, 1 | 2010 54

43. AGR, Chambre des comptes (de Flandre et de Brabant), cartons, 426, pièce 34, 1786. 44. HHSA, Nachlass Lacy, Karton I, « Mémoire concernant les Pays-Bas autrichiens », 1778. 45. Les jointes sont à cette époque des commissions extraordinaires qui, à l’instar de celles mises en œuvre en France, reçoivent une délégation de pouvoir temporaire accordée par le roi pour une affaire donnée. 46. Piet LENDERS, « La jointe pour l’audition des comptes (1749-1764) », Bulletin de la commission royale d’histoire 149 (1983), p. 45-119. 47. Cette réforme eut pour point de départ la rancœur que les châtellenies d’Alost, de Waes, de Courtrai et de Termonde nourrissaient à l’encontre des ecclésiastiques et des trois membres qui seuls avaient voix délibérative au sein de l’assemblée. [Pour les ecclésiastiques : les évêques de Bruges et de Gand. Les membres étaient les chefs-collèges de ces deux villes auxquels on ajoutait le France de Bruges qui avait également voix délibérative]. Leur administration fut jugée dispendieuse et préjudiciable aux intérêts des châtellenies. En effet, non seulement les villes de Bruges et de Gand ne versaient rien à la recette générale, mais par ailleurs, leurs représentants répartissaient les impôts de consommation dans la province sans ménagement pour les châtellenies. Celles-ci députèrent donc leurs propres représentants auprès du ministre Cobenzl pour réclamer d’une part la perception des impôts de consommation au prorata des revenus de chacune des administrations particulières, et d’autre part voix délibérative dans l’assemblée. Marie-Thérèse accéda à leurs demandes et profita de l’opportunité pour soumettre la province à un règlement drastique d’encadrement des dépenses. AGR, Chancellerie aulique des Pays-Bas à Vienne, 665, f° 134. 48. Idem, f° 135. 49. AGR, JAAS, 117, Rapport sur le décret du 7 juin 1783 au sujet de la comptabilité des subsides. 50. Cécile DOUXCHAMPS-LEFÈVRE, « Les états de Namur sous le régime autrichien », dans Anciens pays et assemblées d’états, t. 70, Heule, 1977, p. 389-409. 51. AGR, Chambre des comptes, portefeuille 2353 : « liste des administrations où le gouvernement est dans l’usage d’envoïer des commissaires pour l’audition des comptes ». 52. Le débat entamé entre Michel BAELDE [«Le contrôle des finances locales par le pouvoir central au XVIIIe siècle », Bulletin trimestriel du Crédit Communal de Belgique, n° 76, 1966, p. 65-72] et Hervé HASQUIN [« La Jointe des Administrations et des Affaires de Subsides et les finances communales de Charleroi », Revue belge de philosophie et d’histoire, t. 44, 1966, p. 1177-1186] n’est pas encore achevé. Voir aussi Piet LENDERS, « De Junta voor Beden et Besturen (1764-1787) en haar werking in de Oostenrijkse Nederlanden », Bijdragen en mededelingen betreffende de geschiedenis der Nederlanden, t. 92, 1977, p. 17-36. Philippe GUIGNET [Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siècle. Pratiques politiques, notabilité et éthique sociale de part et d’autre de la frontière franco-belge, Paris, EHESS, 1990, p. 161-181] nuance également l’œuvre « inégale » de la Jointe. 53. Marie-Laure LEGAY, « La réforme comptable de Joseph II dans les Pays-Bas autrichiens », in Lombardie et Pays-Bas autrichiens : regards croisés sur les Habsbourg et leurs réformes au XVIIIe siècle, colloque tenu à l’université libre de Bruxelles les 27-28 octobre 2007, vol. 36 de la série Études sur le XVIIIe siècle, 2008, p.89-98 ; et ID., «At the Beginnings of Public Management : Administrative Science and Political Choices in the Eighteenth Century (France, Austria, Austrian Netherlands) », Journal of Modern History, 81, n° 2, juin 2009, p. 253-293.

Comptabilités, 1 | 2010 55

RÉSUMÉS

Cet article analyse un moment de transfert culturel, à partir du modèle comptable adopté dans les fermes générales françaises, d’une science administrative en pleine mutation. Benoît-Marie Dupuy, après avoir servi le roi de France dans la régie des pays conquis dans les années 1740, passe au service des Habsbourg et met en œuvre à Bruxelles, dans les années 1750, une réforme comptable d’autant plus intéressante qu’elle adopte les principes inspirés de la comptabilité marchande. Ce faisant, il se heurte aux usages alors en vigueur dans les Pays-Bas autrichiens. Paradoxalement, les apports de Dupuy seront surpassés par les méthodes plus avancées de la comptabilité camérale que Joseph II imposera quelque trente ans plus tard.

This article analyzes a moment of cultural transfer of an administrative and evolutive science, from the accounting model adopted in the French general farms. Benoît-Marie Dupuy, having served king of France in the 1740s, crosses in the service of Habsbourg and operates in Brussels, in the 1750s, an accounting all the more interesting reform as it adopts the principles inspired by the marchants. Making it, it collides with the manners then current in the Austrian Netherlands. Paradoxically, the contributions of Dupuy will be surpassed by the more advanced methods of the cameral accounting which Joseph II will impose some thirty years later.

Un francés en Bruselas : las reformas contables de Benoît-Marie Dupuy. Este artículo analiza un momento de transferencia cultural, a partir del modelo contable de una ciencia administrativa que conoce una profunda mutación, modelo adoptado ya en las “Fermes Générales” francesas – encargadas de arrendar diversas rentas reales. Benoît-Marie Dupuy, después de servir al rey de Francia en la administración de los países conquistados en los años 1740, pasa al servicio de los Austrias y pone en marcha en Bruselas, en los años 1750, una reforma contable tanto más interesante cuanto que adopta principios que proceden de la contabilidad mercantil. Al hacerlo se enfrenta a los usos vigentes en los Países Bajos austriacos. De forma paradójica, los aportes de Dupuy se verán superados por los métodos más avanzados de la contabilidad cameral que José II vaya imponiendo unos treinta años más tarde.

Ein Franzose in Brüssel : die BuchführungsReformen von Benoît Marie Dupuy (1746-1756).Ab dem in den französischen Fermes générales angenommenen Modell, analysiert dieser Artikel die Verbreitung der Buchhaltungswissenschaft. Nachdem Benoît-Marie Dupuy den König von Frankreich in der Regie der innerhalb von Jahren 1740 « eroberten Länder » bedient hatte, entschied er sich, für die Habsbourg zu arbeiten. Er verwirklichte in Brüssel, innerhalb von Jahren 1750, eine um so interessantere BuchführungsReform, als sie die von der Handelsbuchführung eingeatmeten Prinzipien annimmt. Dann stößt er sich an den gültigen Gebräuchen in den österreichischen Niederlanden. Paradoxerweise werden die Mitgebrachtes von Dupuy durch die fortgeschritteneren Methoden der camerale Buchführung, die Joseph II dreißig Jahre später auferlegen wird, übertroffen sein.

Comptabilités, 1 | 2010 56

INDEX

Schlüsselwörter : bilanz, Frankreich, Kulturelle Verbreitung, Niederlande, Rechnungsauszug, Regie Palabras claves : administración directa, balance, estado de cuenta, Francia, Países Bajos, transferencia cultural Keywords : balance sheet, cultural transfer, France, general farms, Netherlands, statement Mots-clés : bilan, extrait de compte, ferme générale, France, Pays-Bas, régie, transfert culturel

AUTEUR

MARIE-LAURE LEGAY

Professeur Histoire moderne Université Lille Nord de France, Lille 3, UMR CNRS 8529 – IRHiS, [email protected]

Comptabilités, 1 | 2010 57

Édition, diffusion et réception des premiers ouvrages sur le commerce et la comptabilité en Russie au XVIIIe siècle

Natalia Platonova

1 Les manuels et traités imprimés à l’usage des marchands à l’époque moderne ne sont pas une source méconnue de l’histoire du monde du négoce et de la comptabilité. Un inventaire analytique Ars Mercatoria (1991-2001), réalisé à partir d’une vaste enquête bibliographique menée pendant plusieurs années par Pierre Jeannin et Jochen Hoock, recense à ce jour 4 596 titres parus en Europe occidentale entre 1470 et 1699, auxquels s’ajoute encore un corpus très abondant de textes couvrant le XVIIIe siècle. Plusieurs chercheurs en ont fait un objet d’études privilégié pour explorer les origines, la genèse et la diffusion des savoirs et des techniques commerciaux et comptables au sein des sociétés préindustrielles1. C’est en particulier grâce à ces travaux que nous avons aujourd’hui une idée plus précise sur la façon dont la comptabilité en partie double s’est implantée dans la vie commerciale à travers l’Europe à partir du XVIe siècle. Il semble par ailleurs que ces recherches pourraient être prolongées et renforcées par une réflexion conjointe autour des autres aires géographiques et culturelles. Notre article se propose à cet égard d’éclairer le cas de la Russie, où les premiers livres sur le commerce et la comptabilité apparurent plus tardivement que dans la plupart des pays ouest-européens, au XVIIIe siècle, mais sont caractérisés par une forte influence occidentale.

2 Le corpus de textes à examiner a été repéré à partir des catalogues et collections de différentes bibliothèques russes2. Il est formé d’ouvrages traduits, compilés et inédits, que l’on peut schématiquement ramener à deux grandes catégories. Il y a, d’un coté, des traités d’économie politique et des travaux sur le commerce, qui sont essentiellement des textes de réflexion sur cette activité économique, son histoire, ses principes fondamentaux et ses rapports avec la politique3, et de l’autre, des ouvrages qui sont en revanche accentués sur l’aspect pratique et concret de l’activité marchande,

Comptabilités, 1 | 2010 58

tels que les manuels de comptabilité. Ce sont ces derniers textes qui intéressent le plus notre propos, d’autant plus que leur étude a été seulement initiée dans le cadre des synthèses générales sur l’histoire de la pensée comptable russe de A. M. Galagan (1927) et de Y. V. Sokolov (1991 ; 1996) et dans l’article de V. F. Širokij (1940). 3 Dans les pages qui suivent, nous allons donc d’abord préciser le contexte historique, économique, social et culturel dans lequel ils ont surgi, ce qui amène à examiner les tentatives entreprises par le pouvoir monarchique pour organiser l’enseignement professionnel des marchands. Dans un deuxième temps, nous chercherons à savoir qui étaient les auteurs de ces livres, la nature du savoir professionnel délivré et quels moyens étaient employés pour le diffuser. En se plaçant dans une perspective comparative, on s’interrogera sur l’influence de l’Europe sur la Russie dans le domaine de la comptabilité. Enfin, la dernière partie de l’étude consistera à mesurer le réel impact qu’eurent ces publications sur la formation et la pratique des marchands russes de cette époque. Les différentes raisons pour expliquer l’échec de leur réception immédiate dans les milieux commerciaux russes y seront invoquées.

Les tentatives du pouvoir de promouvoir l’enseignement pour les marchands

4 Le XVIIIe siècle est la période de montée en puissance politique, économique et internationale de la Russie. Impulsés par la politique réformatrice de Pierre le Grand, d’importants changements étaient à l’œuvre dans l’État, l’économie et la société. Les réalisations du tsar créèrent les bases sur lesquelles allait reposer le développement économique de la Russie moderne. La région de l’Oural devint après son règne un grand centre d’industrie minière et métallurgique. En 1745, une cinquantaine de forges et d’usines y fonctionnaient; sous Catherine II, elles étaient une centaine et produisaient du fer et du cuivre tant pour le marché de consommation intérieur que pour l’exportation4. Les manufactures textiles se multiplièrent. Quelques-unes seulement continuaient à appartenir à l’État, la plupart étant fondée avec des capitaux de familles nobles et de commerçants enrichis5. Le pouvoir impérial favorisait les investissements privés en accordant divers privilèges et avantages (utilisation de la main-d’œuvre des serfs, exemption de taxes sur la vente des produits fabriqués, prêts sans intérêt, etc.). Le commerce intérieur s’épanouit, ces échanges étant facilités par une amélioration des voies de communication terrestres et fluviales6 et par la suppression des douanes à l’intérieur de l’Empire en 17537. À des fins commerciales, un relai de poste fut installé entre Arkhangelsk et la capitale. Le règlementsur l’usage des lettres de change fut promulgué en 1729. En 1754, la tsarine Elisabeth Petrovna créa à Saint-Pétersbourg une banque qui offrait des prêts d’argent aux marchands à raison de 6% d’intérêt par an. Vers la fin du règne de Catherine II, la Russie comptait quatre mille foires et marchés, soit six fois plus qu’en 1750. Chaque ville ou grand village avaient désormais un marché. Les villes comme Moscou, Riga, Nižnij Novgorod, Iaroslavl, Tobolsk jouaient le rôle de grands centres de commerce régionaux. De là des quantités de marchandises étaient acheminées par la voie d’eau et de terre à Saint-Pétersbourg, la nouvelle capitale. Un intense commerce avait lieu lors des grandes foires qui se tenaient chaque année à Arkhangelsk, à Makariev, sur la Volga, à Har’kov, à Irbit, en Sibérie, où se rassemblaient les marchands de toutes les provinces pour acheter ou vendre une

Comptabilités, 1 | 2010 59

grande variété de produits, à l’exception de ceux constituant l’objet de monopoles au profit de la Couronne (zibelines, potasse, goudron, suif, chanvre).

5 Au XVIIIe siècle, le commerce extérieur prit une extension considérable. La guerre victorieuse contre la Suède (1700-1721) valut à la Russie l’accès à la mer Baltique, et Pierre Ier fit transférer le trafic commercial avec l’Europe occidentale d’Arkhangelsk à Saint-Pétersbourg. En 1724, le port de Saint-Pétersbourg vit accoster 200 navires étrangers ; il y en avait 457 en 1766. Le chiffre des importations passées cette année-là atteignit 5 250 000 roubles, contre 5 775 000 roubles pour les exportations. La balance commerciale était donc favorable à la Russie. Ces échanges, fondés essentiellement sur la vente des matières premières (fer, chanvre, lin, bois, cuirs, etc.), s’effectuaient en premier lieu avec les Anglais qui parvinrent à supplanter leurs concurrents directs, les Hollandais et les Hanséates, sur le marché russe et concentrèrent entre leurs mains plus de la moitié de toutes les exportations russes. Des privilèges et des réductions de droit sur des marchandises importées leur étaient accordés par les traités de commerce conclus en 1734 et 17718. En même temps, un commerce actif se faisait avec la Perse par Astrakhan’ et la mer Caspienne. D’Ukraine, les marchands allaient trafiquer sur les marchés de la Pologne et en Silésie. Suite à la guerre contre la Turquie de 1767 à 1791, la Crimée et toute la rive septentrionale de la mer Noire furent annexées à l’Empire russe; Catherine II fonda les ports militaires de Kherson et d’Odessa pour asseoir cette conquête et ouvrir des débouchés commerciaux avec les pays de la Méditerranée. Enfin, le commerce avec la Chine s’établit au moyen des caravanes, qui se rendaient à travers la Sibérie et les steppes mongoles jusqu’à Pékin, puis le traité de Kiakhta en 1728 donna lieu à l’établissement d’échanges réguliers à la frontière. 6 À mesure que grandissait le rôle des marchands dans la vie économique et commerciale du pays, le besoin se fit sentir pour développer leurs formation et compétences professionnelles. Or, sur la toile de fond d’un développement et d’une diversification des espaces et des activités de l’échange, l’instruction des marchands prenait la forme élémentaire et limitée de l’apprentissage des pratiques du métier au sein du comptoir ; pour eux qui n’appartenaient pas à l’ordre social des privilégiés, il n'y avait pas d'écoles. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, on connaît cependant des tentatives du pouvoir d’organiser une mise en formation de la jeunesse marchande à l’étranger.Lancée par l’oukase de 1716, l’expérience fut imposée à toutes les grandes familles marchandes9. C’est ainsi que les frères Aleksej et Lev Semennikov furent envoyés pour s’instruire aux usages du commerce et de la comptabilité en Italie. En 1721, alors qu’ils quittèrent l’Italie pour gagner Cadix en Espagne, on désigna leur frère cadet, Petr Semennikov, et les neveux du marchand Sidor Tomilin, Petr et Danilo Tomilin, pour effectuer un séjour d’études commerciales à Amsterdam.L’état fragmentaire des archives ne permet pas de préciser quel était le parcours de formation des jeunes Russes à l’étranger. On sait néanmoins que les frères Semennikov rentrèrent en Russie en mai 1723. Aleksej devint alors contrôleur des douanes au port de Saint- Pétersbourg, tandis que Lev entra comme secrétaire au Collège du Commerce. Quant aux trois autres candidats, ils ne purent achever leur formation. Leur retour précipité en Russie en septembre 1725 fut décidé pour défaut de subsistances. En effet, Sidor Tomilin avait accepté de financer les études de ses neveux contre un remboursement ultérieur du Trésor. Puisque celui-ci tardait à rembourser, il préféra cesser les avances qui commençaient à puiser dans ses capitaux. Par ailleurs, Petr et Danilo Tomilin ne réussirent pas à se faire recruter comme apprentis chez les négociants hollandais. Les

Comptabilités, 1 | 2010 60

milieux marchands étrangers montrèrent toute leur prudence à l’égard des initiatives de Pierre le Grand qui cherchait à développer les entreprises commerciales et à assurer la pénétration directe des marchandises russes sur les marchés internationaux, ce qui risquait de heurter leur position dominante d’intermédiaires dans le commerce entre la Russie et l’Occident. 7 Cela ne dissuada pourtant pas le tsar de poursuivre l’expérience. En novembre 1723, il ordonna de maintenir en permanence à l’étranger quinze jeunes marchands et en outre, de choisir une vingtaine d’enfants roturiers pour la formation chez des négociants fixés à Revel et à Riga10. Mais la mise en œuvre de l’opération se heurta à la réticence immédiate et généralisée des marchands. Ceux-ci le percevaient comme une contrainte à laquelle ils cherchaient à tout prix à échapper. Certains d’entre eux déposèrent des placets ; la lenteur mise par l’administration à les examiner permettait de gagner du temps. À Kolomna, le jeune marchand Petr Meščenikov prit la fuite aussitôt qu’il fut averti de sa nomination. Il fallut menacer son père de confiscation de ses biens pour le contraindre à se présenter. Les commissaires d’enquête révélèrent des abus locaux. En cherchant à préserver leurs fils d’un séjour forcé à l’étranger, de riches marchands de Koursk, de Voronež et de Smolensk n’hésitèrent pas à mettre en jeu l’ensemble de leurs relations dans les lieux du pouvoir pour influencer la désignation des candidats locaux. C’est ainsi qu’on retrouvait sur la liste des futurs étudiants des enfants âgés de moins de quatorze ans et ceux issus des familles pauvres, bien que celles-ci devaient en être normalement exemptées. Au bout du compte, de quarante- trois candidats réclamés par l’oukase, seulement douze furent rassemblés. En attendant leur départ, ils étaient hébergés dans les locaux de l’Hôtel de Ville de Saint- Pétersbourg. Mais la question de savoir comment financer le coût élevé de leur formation en Europe, évalué à près de six milles roubles par an, n’était toujours pas résolue. Pour cela, le Sénat décida de mettre à contribution le corps des marchands lui- même, ce qui eut pour conséquence d’augmenter la charge fiscale pesant sur lui. Finalement, le recouvrement difficile de la contribution poussa les autorités à abandonner l’opération, et les candidats furent renvoyés à leur domicile. 8 Dans les années 1740 et 1760, de nouveaux oukases furent promulgués invitant les familles marchandes à envoyer leurs enfants se former en arithmétique, en comptabilité et en langue allemande en Occident, soit moyennant une pension d’État annuelle, soit sur leur propre compte11. Mais ces appels ne suscitèrent pas davantage d’enthousiasme, bien qu’ils aient été adressés à tout le corps des marchands. Étant donné que la majeure partie des marchands se trouvait essentiellement impliquée dans le commerce intérieur et souffrait d’insuffisance de capitaux, leur désintérêt à s’investir dans la formation professionnelle à l’étranger peut se comprendre. 9 Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la politique de l’État changea envers le corps des marchands. Catherine II abolit nombre de monopoles d’État sur la vente de certains produits. Une commission du commerce fut instituée en 1760 afin de discuter les différents moyens de favoriser le développement du commerce, et les marchands étaient invités à participer à ses travaux. La Charte des villes de 178512 fixa définitivement le statut juridique et social des marchands comme une partie essentielle des habitants urbains. Divisés en trois guildes, ils bénéficièrent d’un certain nombre de privilèges, comme les exemptions du paiement de l’impôt de capitation (podušnaja podat’), du service militaire et des châtiments corporels. Mais d’un point de vue

Comptabilités, 1 | 2010 61

économique les droits des marchands variaient selon la guilde à laquelle ils étaient inscrits en considération du montant des capitaux déclarés13. 10 Imprégnée de l’esprit des Lumières, la monarchie s’efforça de développer un enseignement commercial à l’intérieur du pays et encouragea l’édition des ouvrages en matière de commerce, en incitant les marchands à s’instruire au métier par la lecture. À partir des années 1760, les milieux éclairés et la couche supérieure de la classe marchande prônaient la création des écoles pour les commerçants. L’impulsion décisive sera donnée en 1772, lorsque l’impératrice approuva le plan d’éducation élaboré par Ivan Beckij14 qui donna naissance à l’École de commerce (Kommerčeskoe učilišče) auprès de la Maison d’éducation de Moscou (Moskovskij Vospitatelnyj dom). Prokofij Demidov, fils ainé d’un grand industriel ouralien Akinfij Demidov, qui était connu pour ses activités de mécénat, fit une donation de 205 000 roubles pour sa fondation. L’école porta son nom jusqu’en 1799, date à laquelle elle fut transférée à Saint-Pétersbourg et placée sous le patronage de l’Office des établissements de bienfaisance de l’impératrice Marie15. 11 Cet établissement fonctionnait comme un pensionnat qui accueillait des garçons dès l’âge de sept à dix ans. L’enseignement des disciplines spécialisées, comme le droit commercial et la comptabilité, y était assuré par des intellectuels russes et des maîtres étrangers, mais ne semblait pas être la priorité immédiate pour l’établissement. Le programme d’enseignement était surtout orienté sur l’acquisition par les pensionnaires des bases de l’instruction générale. Quoi qu’il en fût, dans les premiers temps le contingent d’élèves de l’école n’était pas nombreux. Beaucoup de marchands hésitèrent à y placer leurs enfants et privilégiaient la voie traditionnelle de formation par la pratique.

La diffusion de la littérature spécialisée dans le domaine de commerce

12 Le plus ancien ouvrage qui nous est parvenu s’intitule « Le livre mis à la portée des jeunes gens pour l’exercice du commerce » (1851). Rédigé probablement entre 1573 et 1610, il fut diffusé sous forme manuscrite. Son auteur est inconnu, mais la manière dont il exposait les usages du commerce laisse penser qu’il appartenait au milieu du négoce. L’ouvrage constitue une sorte d’aide-mémoire aux marchands impliqués dans le commerce extérieur. Il leur offrait à cet effet des renseignements sur les monnaies, les poids et les mesures russes et étrangers et caractérisait les catégories des marchandises étrangères en circulation sur les marchés de Moscou et des districts du nord de la Russie. Surtout, il est rempli de recommandations sur l’attitude et le comportement prudent à adopter vis-à-vis de leurs interlocuteurs étrangers afin de mieux organiser leurs ventes.

13 Au début des années 1740, le Collège du Commerce (Kommerc-kollegia), qui incarnait à cette époque une administration centrale préposée non seulement aux affaires commerciales de l’État mais généralement à tout ce qui touchait à l’ordre des marchands, jugea nécessaire de traduire et publier en russe lecélèbre livre de Jacques Savary, « Le Parfait négociant » (1675), et le « Dictionnaire universel de commerce» (Paris, 1723-1730)de Jacques Savary des Bruslons, son fils16. L’édition russe du « Négoce d’Amsterdam » (Rouen, 1722) de Jean-Pierre Ricard vit le jour en 1762 mais sans contenir la partie consacrée à la tenue des comptes. « L’essai politique sur le commerce » (1734) de Jean-François Melon et « Intérêts des nations de l’Europe développés relativement au

Comptabilités, 1 | 2010 62

commerce » (Leyde, 1766) de Jacques Accarias Le Sérionne, deux textes majeurs de l’économie politique du XVIIIe siècle, furent traduits par le secrétaire du Sénat Semen Bašilov en 1768 et 1771. Le livre « Le progrès du commerce » d’Honoré Lacombe de Préselle parut en Russie en 179617. En 1789, Fedor Sapožnikov, ancien élève de l’École de commerce et conseiller aulique, traduisit de l’allemand le « Grundriss eines vollstӓndigen Kaufmannssystems » (Leipzig, 1756) de Karl Günther Ludovici. Dans la troisième partie de l’ouvrage qui traite de l’histoire du commerce par eau et par terre, le chapitre XI offre un aperçu général du commerce de la Russie. 14 L’Académie des sciences éditait deux journaux : « Mensuel d’écrits servant au divertissement du public» (1755-1765) et « Nouveau mensuel d’écrits …» (1786-1796), sur les pages desquelles on retrouve des articles sur les questions économiques, dont « La correspondance entre deux amis sur le commerce » (1755) d’Ivan Ryčkov. Il faut y ajouter l’édition de 1764, « pour l’utilité des négociants », d’un hebdomadaire « Prejskuranty » qui informait toutes les deux semaines sur la nature et les prix des marchandises russes et étrangères vendues sur le marché de Saint-Pétersbourg. La première édition (en russe et en allemand) de 300 exemplaires se vendit rapidement (un exemplaire coûtait 5 kopecks). Dans le même temps, deux journaux - « Un utile divertissement » (1760-1762) et « Collection des meilleurs ouvrages servant à la diffusion des connaissances et au divertissement, et qui portent aussi sur l’industrie et le commerce » - furent édités par l’Université de Moscou sous la rédaction du professeur d’histoire et d’allemand I. G. Reihel. 15 Les historiens ont montré combien le rôle de Nikolaj Ivanovič Novikov (1744-1818) était important dans le mouvement des Lumières en Russie18. Il y contribua par ses activités journalistiques et en tant qu’éditeur de « Moskovskie Vedomosti » et de journaux satiriques. Son attaque des relations et coutumes sociales en vigueur incita les répliques enjouées de Catherine II qui créa même son propre journal (« Vsjakaja vsjačina ») pour commenter ses articles. Novikov lança l’édition d’un supplément aux « Moskovskie vedomosti », sous le titre de « Economičeskij magasin » (1780-1789), diffusé deux fois par semaine, sous la rédaction de l’agronome A.T. Bolotov, puis « Pribavlenija k Moskovskim vedomostjam » (1783-1784) dont le premier numéro indiquait que « cette presse sera au bénéfice des marchands, en leur procurant diverses informations dans le domaine du commerce ». Novikov y plaça un chapitre introductif « Sur le commerce en général » (1951) dans lequel il expliquait, sous l’inspiration des idées d’Adam Smith, en quoi consistait l’influence positive du commerce sur l’État. L’avènement de la Révolution française changea l’attitude de l’impératrice envers les inclinations libérales de Novikov. Son imprimerie fut confisquée, et il fut incarcéré pendant quinze ans à la forteresse de Chlisselbourg. 16 Mihail D. Čulkov, qui reste surtout connu comme l’auteur d’œuvres littéraires et ethnographiques, composa un ouvrage fondamental (1781-1788) portant sur l’histoire du commerce en Russie depuis Pierre Ier jusqu’à Catherine II, accompagné des principaux textes législatifs décrétés en la matière. La première édition, faite de sept volumes, fut réalisée à Saint-Pétersbourg. Puis, trois extraits furent publiés séparément en 1788: « La brève histoire du commerce en Russie », « Dictionnaire des foires russes » et « Considérations pour servir à l’instruction des jeunes marchands ». Dans ce dernier texte, Čulkov constata avec regret que de nombreux marchands du pays négligeaient la tenue régulière des livres de comptes, ce qui était l’une des causes de leurs faillites.

Comptabilités, 1 | 2010 63

Tout en insistant sur cet aspect, il n’était pas cependant complètement convaincu de l'intérêt d’adopter la méthode de la comptabilité en partie double. 17 Ivan Jakovlevič Novikovfit ses études à l’École de commerce Demidov, puis fut recruté comme teneur de livres dans le Bureau du commerce extérieur à Moscou. En 1781, il participa au travail collectif de traduction de l’article « Commerce » écrit par François Véron de Forbonnais pour « l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » (1751-1768) de Diderot et d’Alembert. Il imprima chez le libraire allemand Christian Rüdiger19 deux brochures : « Lettre d’un père à son fils exposant ce qu’il est à savoir pour conduire le commerce avec profit » (1797) et « Notions fondamentales de commerce » (1799). Cette dernière, compilée par Novikov à partir d’ouvrages allemands (l’une des sources est probablement Grundsätze der Handlung für Kaufleute (Wien, 1785)), livrait au public russe une série de notions essentielles relatives au commerce (« achat », « vente », « monnaie», « crédit », etc.). Ici est proposée une description du commerce au sens large et empirique de ce mot, comme tout ce qui avait trait au monde du commerce, avec son organisation et ses instruments. Dans un chapitre sur les marchandises par exemple, Novikov explique comment déterminer le prix de vente, le poids net et le poids brut d’une marchandise, ainsi que les précautions à prendre lors de la commande d’achat pour éviter les erreurs d’appréciation de la qualité des marchandises et les contrefaçons. L’auteur est sensible à la notion de liberté du commerce et de concurrence : « L’existence de monopoles d’État constitue une contrainte au commerce » ; « un marchand éminent surveille constamment les prix de ses concurrents, pour ne pas vendre plus cher ou beaucoup moins cher qu’eux », écrivit-il. En parlant du bénéfice commercial, il observait que « le marchand cumulait les pertes, lorsqu’il n’observait pas les nécessités, les goûts et les préférences des acheteurs». Un chapitre spécial du livre est dédié aux règles de maniement des lettres de change. L’utilité du crédit s’exprimait, selon lui, dans les conditions d’un manque de numéraire en circulation et permettait une augmentation des capitaux. Enfin, sur le plan de l’instruction, il insistait sur l’importance d’apprendre la comptabilité aux fins du commerce. Signalons encore deux autres livres (1794 ; 1804) de Novikov contenant les tables et les tarifs servant à effectuer les calculs dans les opérations de change. Cependant le premier auteur qui tenta véritablement d’exposer de manière systématique et méthodique l’arithmétique commerciale en Russie fut Vasilij Krjažev. Il publia en 1811 le Cours d’arithmétique commerciale à l’usage des banquiers, des négociants et des fabricants (610 pages), ouvrage qui allait servir pendant les décennies suivantes de manuel principal dans l’enseignement diffusé à l’École de commerce à Moscou, où Krjažev fut nommé directeur20. 18 Afanasij Fomin, marchand d’Arkhangelsk, avait initialement envisagé de rédiger un livre sur la comptabilité, mais finalement seule l’introduction vit le jour en 1788. En partant du postulat que la fortune n’était pas à elle seule la source de richesse, mais se définissait aussi par l’union entre les savoirs et l’expérience, Fomin réfléchit sur les connaissances nécessaires pour réussir le métier de marchand. Selon lui, un marchand ne pouvait se passer des règles de l’arithmétique et de la comptabilité, de la connaissance du système des monnaies, des poids et mesures, de la géographie politique et économique. La connaissance des lois et règlements relatifs au commerce, au régime douanier et le droit maritime lui paraissait utile pour s’orienter dans les arcanes administratifs et judiciaires. Il recommandait également aux marchands de lire des journaux et de faire des voyages. Mais au-delà de la maîtrise des savoirs généraux et spécifiques, le métier de négociant exigeait d’être entreprenant, persévérant, aimer

Comptabilités, 1 | 2010 64

négocier, tout en cultivant la rigueur, l’ordre et la réputation d’homme d’affaires honnête et fidèle. Voici donc un portrait moral et professionnel du parfait négociant esquissé par Fomin, marchand « éclairé » de son temps. On ne peut pas s’empêcher à ce propos de faire la parallèle avec « Le Parfait négociant » de Savary, il est fort probable que l’auteur russe l’ait lu. Dans un autre passage de son livre, Fomin annonça que l’envie de faire fortune ne devait pas constituer la seule raison de l’activité du marchand : celui-ci, en s’enrichissant lui-même, devait enrichir la nation. Ces considérations semblent avoir été formées sous l’influence des conceptions idéologiques de l’absolutisme russe qui imposait à ses sujets le devoir de servir les intérêts de l’État et le bien public. 19 Le premier manuel spécifiquement consacré à la comptabilité en langue russe est « La Clé du commerce ou la Science de la comptabilité pour apprendre la tenue des livres de comptes » (1783). On y trouve 120 pages dédiées à l’apprentissage de la méthode de la partie double à l’aide d’exercices pratiques.C’est en fait une traduction du livre « Clavis commercii: or, the Key of commerce » (Londres, 1684) de John Hawkins réalisée par le Corpsdes cadets de l’artillerie et du génie à Saint-Pétersbourg en 1783. Le choix de traduire et d’éditer un ouvrage d’un auteur anglais ne doit pas surprendre : comme nous l’avons déjà noté, la Russie développait à cette époque des relations commerciales privilégiées avec l’Angleterre. L’importation de cet ouvrage en Russie a pu donc se faire par les négociants anglais présents dans les ports ou encore par l’intermédiaire des libraires russes ou étrangers. 20 Un autre manuel intitulé « Le Parfait négociant ou la Comptabilité qui montre comment exercer le commerce personnel, par commission et en société tant au-dedans qu’en dehors du royaume » (1790) fut mis en vente en 1790 par l’imprimeur-libraire M. P. Ponomarev. Ce livre dépasse le précédent à la fois par le volume et la diversité de la matière comptable traitée. Dans le préambule, l’auteur anonyme définit la comptabilité comme une condition indispensable pour la bonne gestion des affaires. Il décrit ensuite le mécanisme de la tenue des comptes en partie double, en s’appuyant sur la théorie de la personnalisation des comptes : « le créditeur est celui à qui l’on achète; le débiteur est celui à qui on vend » ; « on doit admettre le principe essentiel selon lequel le débiteur n’existe pas sans créditeur ». Il est conseillé aux marchands d’utiliser les livres de comptes principaux (le mémorial, le journal et le grand-livre) et auxiliaires (livre de caisse, livre des dépenses, livre des correspondances, etc.), dont la tenue était illustrée par cinq cent exemples reprenant presque tous les opérations susceptibles d’être menées par un marchand. Les indications fournies sur le fonctionnement des comptes de foire devaient intéresser les marchands russes, car c’était en effet là où ils enregistraient les plus grandes affaires. L’auteur s’appuie sur l’exemple de la foire de Leipzig pour illustrer la manière dont on pouvait comptabiliser les opérations impliquant le troc ou la vente des marchandises, sans oublier de mentionner les frais de leur transport jusqu’à la foire et de voyage du marchand lui-même etde ses agents.Les bénéfices et les pertes de l’opération commerciale pouvaient être reportés sur un compte de pertes et profits. 21 Johann Stilliger, négociant d’origine allemande résidant à Riga, fut l’auteur du « Manuel de comptabilité en partie double ou à l’italienne pour les marchands » (1795). Initialement rédigé en allemand, l’ouvrage fut traduit en russe et publié à Koursk en 1795 avec le soutien du Bureau des hospices et de la bienfaisance publique. Convaincu que l’acquisition des savoirs en arithmétique et en comptabilité devait nécessairement

Comptabilités, 1 | 2010 65

précéder la formation au comptoir, son auteur choisit, dans un souci pédagogique évident, d’initier le lecteur à la méthode de la comptabilité double sous forme de questions-réponses. Selon lui, un commerçant pouvait tenir autant de livres qu’il souhaitait, le tout dépendant en fait du volume de son commerce. Ainsi dans le commerce de détail, le journal n’était pas obligatoire, il suffisait d’enregistrer puis de reporter directement les opérations du mémorial au grand-livre. En revanche, la tenue de livres principaux et auxiliaires était nécessaire aux marchands qui faisaient le commerce par commission ou en société. Pour ceux-ci, Stilliger préconisait de comptabiliser les marchandises selon leur prix d’achat ; le montant des marchandises non vendues serait reporté dans les nouveaux livres de comptes ouverts au début de l’année. Une attention particulière était accordée au procédé de report des enregistrements du journal au grand-livre, « afin que tous les articles du journal puissent entrer dans les comptes du grand-livre ». L’auteur se préoccupe de guider le marchand dans les procédures d’établissement de balance et rappelait que, si les enregistrements du compte étaient correctement faits, cela devait donner l’égalité des soldes des sommes portées en débit et en crédit. 22 Il faut encore mentionner, en élargissant quelque peu les cadres chronologiques de notre recherche sur la première décennie du XIXe siècle, trois autres manuels: «Le Parfait comptable » (1804) d’Ivan Serikov, « La comptabilité à l’italienne » (1809) d’Ivan Ahmatov, texte qui empruntait beaucoup à l’ouvrage de l’auteur français Pierre Boucher21 et, à travers lui, à Mathieu de La Porte, et « L’auto-manuel de comptabilité » (1809) de Karl Arnold, fondateur de l’Académie pratique de commerce à Moscou en 1806. On observe toutefois, à travers ces textes, que leurs auteurs ne se contentèrent plus d’enseigner la comptabilité de manière empirique et s’attachaient dorénavant à lui donner des bases théoriques. Arnold (1809, 1814, 1823) en particulier,formula les principes et les notions généraux de la comptabilité, développa la classification des comptes, exposa les avantages de l’application de la comptabilité en partie double aux finances de l’État. Ainsi, les premiers jalons étaient posés pour la fondation de la science comptable nationale. 23 Un examen détaillé proposé plus haut des livres commerciaux et comptables du XVIIIe siècle a permis de mettre en évidence la nature innovante des savoirs dont ils étaient porteurs. Reste à savoir si ces ouvrages inédits parvinrent à trouver leurs lecteurs.

Le problème de la réception

24 Force est de constater que le succès de ces ouvrages dans les milieux commerciaux russes fut médiocre. En effet, les chiffres des tirages étaient faibles, les prix élevés et leur aire de diffusion se limitait aux grands villes et centres de commerce. Ainsi, l’édition russe du « Parfait négociant » de Savary fut tirée à 400 exemplaires ; le tirage de « La Clé du commerce » (1783) fut limité à 500 exemplaires. Ce genre de livres n’était-il pas assimilé à un objet de luxe par les marchands ? Quant à leur mode de présentation, on voit par exemple que « Le Parfait négociant ou la comptabilité » (1790), renfermé en trois volumes, était trop volumineux et difficile à manipuler. Dès le début, la commercialisation dudictionnaire de commerce de Savarydes Bruslons fut décevante. En 1747, 1 200 exemplaires russes furent mis en vente au prix de 3 roubles 48 kopecks. Pendant trois ans, mis à part quelques imprimés donnés en cadeau à l’impératrice et à son entourage et les envois destinés aux institutions centrales et aux douanes, on ne

Comptabilités, 1 | 2010 66

parvint à en vendre que 17322. Ce n’est pas un hasard si les meilleures ventes eurent lieu auprès des Hôtels de ville et des bureaux de douane à Saint-Pétersbourg, à Moscou et à Arkhangelsk. Ces villes demeuraient les places de marché les plus dynamiques du pays et concentraient un nombre important de commerçants. Dans les régions éloignées du centre en revanche, les autorités, pour écouler les stocks, eurent recours à la contrainte, en décidant d’organiser une vente forcée des imprimés auprès des commerçants locaux. Pour comprendre les causes de cette situation, il faut prendre en considération plusieurs éléments, à la fois d’ordre économique, social et culturel. Cela conduit à s’intéresser plus largement au monde du négoce russe au XVIIIe siècle, afin de mieux comprendre l’identité sociale des marchands, leurs représentations et l’environnement économique dans lequel se déroulaient leurs activités.

25 Si les traités de commerce trouvaient un public large, notamment dans les milieux instruits des propriétaires fonciers nobles et des employés publics, il n’en était pas de même pour les manuels de tenue des comptes, destinés aux seuls praticiens du commerce. En outre, la classe marchande n’était pas nombreuse et, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle était marquée par les écarts considérables en matière de fortune, de niveau de vie et de culture entre ses membres. Ces livres s’adressaient d’abord aux marchands du grand commerce23. Ce groupe minoritaire de marchands inscrits à la première guilde, instruits et entreprenants, détenaient à cette époque un quasi-monopole sur le commerce extérieur, s’adonnaient aux activités industrielles et exerçaient des fonctions administratives. C’était une élite marchande dont les liens avec le reste de la communauté s’affaiblirent peu à peu. Ces privilégiés avaient pour préoccupation de donner une meilleure instruction à leurs enfants, désirant se mettre au même niveau culturel que la noblesse, ce qui était important à leurs yeux pour poursuivre l’ascension sociale. Par leur position et leurs activités professionnelles, ils semblaient donc être les plus à même d’acquérir des savoirs d’une autre culture comptable. D’ailleurs, le maintien des relations avec les négociants étrangers dans les ports leur offrait l’opportunité d’observer des avancées techniques dans l’organisation des affaires. 26 Il en allait tout autrement pour la majorité des marchands. Ceux-ci composaient la deuxième et la troisième guildes, dont les activités se limitaient à la seule fréquentation des foires et des marchés de proximité et engageaient généralement un petit volume d’affaires. Ils se passaient de la lecture des livres, se contentant de se former au métier par la pratique. D’habitude, ils commençaient par apprendre à lire, à écrire et à compter à la maison, avant d’être recruté comme apprentis, dès l’âge de treize- quatorze ans, dans le magasin d’un parent ou un patron. Dans ce milieu marchand dominait l’idée selon laquelle, pour être un bon marchand, il suffisait d’apprendre les règles arithmétiques de base, de parler allemand et de rédiger correctement la correspondance d’affaires. Une formation plus poussée n’était pas considérée comme nécessaire, d’autant plus qu’elle présentait le risque de détourner la jeunesse marchande de sa vocation première. Cette vision traditionnelle empêchait les marchands de se diriger vers la formation scolaire et d’acquérir de nouveaux savoirs à l’aide des livres. 27 Une autre raison peut être invoquée pour expliquer la diffusion difficile de cette littérature : le caractère à la fois innovant et complexe de son contenu. Ces livres paraissent être mal adaptés au niveau du lectorat russe de l’époque. En effet, le dictionnaire de commerce de Savary, bien qu’il fût édité en version abrégée, était un

Comptabilités, 1 | 2010 67

ouvrage considérable réunissant de très nombreuses informations sur les marchés, les produits et les usages du commerce dans les différents pays étrangers. Cela le rendait peu utilisable pour la pratique locale des marchands russes. L’imprimeur-libraire Klein prit conscience de cette inadéquation entre la nature de l’information fournie par les livres et les besoins et les attentes réels du public visé. Comme le premier tirage de « La Clé du commerce »se vendait mal, il décida de remanier et d’enrichir son texte original, en y ajoutant une liste des foires et divers renseignements sur les marchandises et denrées, le trafic national du commerce. Le livre doubla de volume et en 1810 fut publié sous un nouveau titre « Le Comptable russe ou la clé du commerce». 28 En second lieu, comme on a pu le voir, les manuels comptables étaient conçus pour enseigner une nouvelle technique, beaucoup plus sophistiquée, de maniement des comptes : l’enregistrement à partie double des opérations en était le principe de base. Il est difficile cependant de ne pas remarquer que ces enseignements - qui avaient pour modèle des ouvrages analogues occidentaux - contrastaient et étaient en décalage avec les réalités de la formation et de la pratique qui s’observaient chez les marchands russes de l’époque. Comprendre les subtilités d’une autre culture comptable n’était pas quelque chose aisée pour ces marchands qui avaient pour la plupart un faible niveau d’instruction et savaient tenir les comptes de manière rudimentaire. Généralement, leurs écritures comptables s’organisaient autour de la tenue d’un inventaire des biens et d’un livre de caisse ; les agents acheminant les marchandises aux foires présentaient des comptes-rendus au patron. On conservait à part les baux de location des boutiques, les quittances d’acquittement de droits de douane, les lettres de reconnaissance des dettes.Quoi qu’il en fût, il revint au pouvoir monarchique de formuler les premières prescriptions comptables obligatoires. Selon le Code militaire de 1716 (partie 2, chapitre 4, articles 5-6), tout commerçant dut tenir une comptabilité et on reconnut aux livres de comptes une force probatoire dans les procès judiciaires. En 1770, le Collège du Commerce prescrivit la forme des livres comptables pour les marchands qui faisaient le commerce de gros dans les ports24. Enfin, le Règlement concernant les faillites et les banqueroutes des entreprises industrielles et commerciales (livre 1, chapitre 25, articles 140-146) promulgué en 1800 édicta des dispositions prescrivant la tenue de sept formes différentes de livres de commerce25.

Conclusion

29 En recensant et examinant les premiers traités et manuels sur la pratique du commerce et de la comptabilité imprimés en Russie au XVIIIe siècle, on parvient à une meilleure connaissance de l’histoire du livre et de la culture écrite, de l’histoire des savoirs et des techniques et de l’histoire de la comptabilité de la Russie moderne. L’étude de la chronologie des publications, de leur structure et leur contenu, des modalités de diffusion et de réception, permet de comprendre comment la Russie est devenue réceptrice d’une technique innovante.

30 L’État monarchique et les milieux cultivés intervinrent pour diffuser l’instruction parmi les marchands. L’École de commerce Demidov, créée en 1772, devint le premier établissement d’enseignement pour les commerçants en Russie. La promotion d’une littérature économique et scientifique, encouragée par la diffusion des Lumières, accompagnait cet effort. Cette littérature incluait les premiers livres sur le commerce et la comptabilité, lesquels étaient rédigés avec le souci de non seulement satisfaire la

Comptabilités, 1 | 2010 68

curiosité et élargir l’horizon des connaissances des marchands mais en priorité de leur livrer des renseignements utiles à l’exercice de leur profession. Le contenu des manuels de comptabilité resta longtemps empirique, avant de devenir plus théorique à partir des premières décennies du XIXe siècle. 31 Les rédacteurs de ces manuels étaient les promoteurs de la diffusion de la technique de la comptabilité en partie double, mal connue jusque-là en Russie. Significativement, au lieu du terme traditionnel russe « sčetovodstvo », ils optèrent pour celui de « buhgalterija », calqué de l’allemand « Buchhaltung ». L’influence européenne sur ces rédacteurs ne fait pas de doute et suppose un schéma complexe de transfert du savoir comptable d’origine italienne vers la Russie. Notons que les Russes étaient amenés à prendre connaissance de cette technique grâce à des ouvrages qui synthétisaient des savoirs européens des XVIIe et XVIII e siècles et non pas des ouvrages précurseurs antérieurs. La première littérature russe en comptabilité reprenait donc celle des auteurs occidentaux qui, étant eux-mêmes influencés par Luca Pacioli (« Summa de arithmetica »,1494), avaient permis la progression des connaissances théoriques et pratiques en comptabilité à l’époque moderne. 32 Néanmoins, un écart existait entre l’offre d’information commerciale et comptable, et les réalités historiques de la Russie de l’époque. L’univers des marchands russes était alors caractérisé simultanément par une différenciation économique et sociale et des représentations traditionnelles sur les qualifications et les formes d’apprentissage souhaitées, ce qui explique pourquoi la diffusion et l’appropriation de cette littérature fut difficile et limitée. On ne saurait donc affirmer que les comportements des marchands russes se sont trouvés modifiés du fait de leur initiation à de nouvelles techniques par la voie du livre. Venant de l’extérieur, la technique de la comptabilité double n’était pas assimilée immédiatement. Néanmoins,la diffusion de livres parmi les marchands contribua à faire évoluer leur perception du rôle de la comptabilité. L’idée qu’elle ressortissait à une compétence utile et indispensable au savoir-faire d’un négociant chemina, et la pensée comptable commença à se développer en Russie à partir de cette période.

BIBLIOGRAPHIE

Références bibliographiques

Sources

Accarias Le Sérionne, J. (1771), Pol’zy evropejskih narodov, izjasnennye s točki zrenija torgovli, Perevel s francuzskogo senatskij sekretar’ Semen Bašilov, St.-Petersbourg: Imperatorskaja akademija nauk.

Ahmatov, I. (1809), Ital’janskaja ili opytnaja buhgalterija, soderžaščaja prostuju i dvojnuju ili buhgalteriju; ob’jastenie: kommerčeskih, tehničeskih terminov, po alfavitnomu porjadku; slog upotrebitel’nyj v kupečeskih pis’mah; s nastavlenijami i formami: faktury, prikazy, komissii, tratty, rimmesy, vekselja, rospiski, assignacii, nadpisi, kladnye, konnossementy, strahovye kontrakty, septepartii i

Comptabilités, 1 | 2010 69

sčety morskoj torgovli. Vseh četyreh častej sveta, slavnejših torgovleju gorodov: stran i oblastej: so sravnenijami v odinnadcati tablicah: sčetnye den’gi i ih prevraščenije; dejstvitel’nye hodjačie: zolotye, serebrjanye i mednye monety; togrovoj i aptekarskij ves; arhinnye, funtovye i pozemel’nye mery; suhie i židkie tela; znatnejšie jarmarki; veksel’nye perevody; uzancii, gracii, i vse to, čto kasaetcja do upravlenija meločnoju, gurtovuju, vnutrennoju i čužestrannoju torvovleju, Po vysočajšemu poveleniju izdana s pomoščju slavnejših avtorov de La Porte et Crouzet v pol’zu rossijskogo kupečestva Ivanom Ahmatovym, St.-Petersbourg: Artillerijskaja komitetskaja tipografija.

Arnold, K. (1809), Samoučitel’ buhgalterii, sočinennyj na nemeckom jazyke Praktičeskoj kommerčeskoj akademii osnovatelem, tituljarnym sovetnikom Karlom Iannom Arnoldom i perevedennij na rossijskij jazik pri onoj akademii, Moscou: V volnoj tipografii Fedora Ludia, t. 1.

Arnold, K. I. (1814), Opyt graždanskoj buhgalterii. Izdannyj kolležskim assesorom Karlom Arnol’dom, staršim buhgalterom Departamenta vnešnej torgovli i Komissii snadženija sol’ju gosudarstva i učitelem buhgalterii pri Gornom kadetskom korpuse, St.-Petersbourg: Tipografija Departamenta vnešnej torgovli.

Arnold, K. I. (1823), O sisteme gosudarstvennogo sčetovodstva, sočinennoj načalnikom Sčenogo otdela Departamenta vnešnej torgovli i buhgalterskoj ekspedicii Pridvornoj kontory kolležskim sovetnikom i kavalerom Karlom Arnoldom, St.-Petersbourg: Tipografija Medicinskogo departamenta Ministersva vnutrennih del.

Čulkov, M. D. (1781-1788), Istoričeskoe opisanie rossijskoj kommercii pri vseh portah i granicah : Ot drevnih vremen do nyne nastojaščego, i vseh predšestvujuščih uzakonenij po onoj gosudarja Petra Velikogo i nyne blagopolučno carstvujuščej Ekateriny Velikoj, sočinennoe Mihailom Čulkovym,St.-Petersbourg: pri Imperatorskoj Akademii nauk, 7 vol.

Čulkov, M. D. (1788), Nastavlenie neobhodimo nužnoe dlja rossijskih kupcov, a bolee dlja molodyh ljudej, Moscou.

Čulkov, M. D. (1788), Slovar’ russkih jarmarok, izdannyj dlja obraščenija v torgovle, Moscou.

Čulkov, M. D. (1788), Kratkaja istorija rossijskoj torgovli, Moscou: Tipografija Ponomareva.

Fomin, A. (1788), « Pismo k prijatelju s priloženiem opisanija o kupečeskom zvanii voobšče i o prinadlezaščim kupcam navykam », Novye ežemesjačnye sočinenija, 24 (6), p. 3-34.

Forbonnais,Véron François de (1781), Perevod iz enciklopedii o kommercii,Moscou: Senatskaja tipografija.

(1783), Ključ kommercii ili torgovli, to est’ nauka buhgalterii, iz’javlijajuščaja soderžanie knig i proizvedenie ščetov kupečeskih, St.-Petersbourg.

(1851), « Kniga opisatelnaja, kako molodym ljudjam torg vesti i znati vsemu čenu i ičasti v nej opisany vsjakih zemel tovary različnye, ih že privozjat na Rus’ nemcy i inih zemel’ ljudi torgovye», dans Zapiski Otdelenija russkoj i slavjanskoj arheologii Imperatorskogo arheologičeskogo obščestva, St.-Petersbourg, t. 1, p. 106-138.

Krjažev, V. S. (1811), Kupečeskaja arifmetika dlja bankirov, kupcov, zavodčikov, fabrikantov i vospitannikov ih, izdannaja dlja upotreblenija v Moskovskom kommerčeskom učilišče. Pervyj kurs v dvuh častjah, Moscou: V tipografii N. S. Vsevoložskogo.

Lacombe de Préselle, H. (1796), O uspehah kommercii, Perevod s francuzskogo A.K., Moscou: universitetskaja tipografija Rüdiger & Claudio.

Ludovici, K. G. (1789), Načertanie polnoj kupečeskoj sistemy, kupno s načalnymi osnovanijami torgovoj nauki, v pol’zu rossijskogo kupečestva perevedennoe Fedorom Sapožnikovym, Moscou: Tipografija Moskovskogo universiteta.

Comptabilités, 1 | 2010 70

Melon, J. F. (1768), Političeskij opyt o kommercii, St.-Petersbourg : Imperatorskaja akademija nauk.

Novikov, I. (1794), Ključ k vykladkam kursov, ili nyne izobretennyj, samyj kratčajšij sposob verno vykladyvat’ anglijskij i golandskij kurs s pomoščju osoblivyh tablic s jasnym opisaniem togo, čto pod slovom “kurs” razumeetsa i ot čego onoj po bolšej časti povysaetsa i upadaet, Moscou: Tipografija Selivanovskogo i tovarišča.

Novikov, I. (1797), Pis’mo ot otca k synu, v kotorom opisyvajutsa važnejšie dolžnosti kupečeskogo sostojanija, i potrebnye znanija k otpravleniju torgovli, Moscou.

Novikov, I. (1799), Osnovatel’nye pravila torgovli, perevedennye s nemeckogo i napečatannye buhgalterom Ivanom Novikovim, Moscou: Universitetskaja tipografija.

Novikov, I. (1804), Podrobnoe opisanie o vekselnom kurse, Moscou.

Novikov, N. I. (1951), «O torgovle voobšče», dans Izbrannye proizvedenija, Moscou; Leningrand: Goslitizdat.

Podšivalov, V. S. (1888), Istoričeskie izvestija o Demidovskom kommerčeskom učilišče, sobrannye iz pisem I. I. Beckogo, žurnalov sovetskih, knig rashodnyh i izustnyh predanij, kolležskim assesorom i kommerčeskogo učilišča inspektorskim pomoščnikom Podšivalovym, St.-Pétersbourg : Tipografija Doma prizrenija maloletnyh i bednyh.

(1790), Počtennyj kupec ili bukgalterija, pokazivajuščaja kakim obrazom proizvodit’ sobstvennyj, po komissijam i tovariščeskij torg kak v gosudarstve, tak i vne ego, Moscou: M. P. Ponomarev.

Richard, J.-P. (1762), Torg Amsterdamskij: Soderžaščij vse to, čto dolžno znat’ kupcam i bankiram kak v Amsterdame živuščim, tak i inostrannym; torg i fabriki slavnejših na svete gorodov, ih korrespondenciju i sravnenie vesov, mer i monet s amsterdamskimi; raznye ustavy o assekuracijah i avarijah, s sokraščennym ih tolkovaniem, o Morskom prikaze, o najme korablej i o locah; tarify pošliny s privoznyh i otvoznyh tovarov, pošliny ot vesov, dvojnoj tarif o maklerskom plateže, i pošliny ot tovarov prohodijaščih črez Zund na gollandskih korabljah; s polnym opisaniem Vostočnoj i Zapadnoj indejskih kompanij, i na kakih dogovorah ih tovary prodajutsja, Moscou: Pečatano pri Imperatoskom Moskovskom universitete.

(1810), Rossijskij buhgalter ili ključ torgovli so slovarem učreždennyh v Rossii jarmarok, torgov, sobranij, otkryvajuščij nauku buhgalterii ili porjadok soderžanija kupečeskih knig, St.-Petersbourg: Klein.

Savary, J. (1747), Soveršennyj kupec, St.-Petersbourg.

Savary des Bruslons, (1747), Ekstrakt Savarieva lexikona o kommercii, Po trebovaniju Gosudarstvennoj Komerc-kolegii s francuzskogo na russkij jazyk perevedena cija kniga, Akademii nauk sekretarem Sergeem Volčkovym, v 1743 i 1744 godah; A račeniem eja imperatorskogo veličestva tajnogo dejstvitel’nogo sovetnika, ordena svjatogo Aleksandra kavalera, rečennoj Gosudarstvennoj Komerc-kolegii prezidenta i Ladožskogo kanala general’nogo direktora knjazja Borisa Grigorieviča Jusupova, iždiveniem onoj že kolegii pri Akademii nauk napečatana,St.- Petersbourg: Tipografija Akademii nauk.

Serikov, I. (1804), Soveršennyj sčetovodec ili kratkoe i jasnoe rukovodsvto k buhgalterii voobšče, St.- Petersbourg.

Stilliger, I. (1795), Obstojatel’noe rukovodstvo dvojnogo ili ital’janskogo sčetovodstva kupečeskogo, to est’ buhgalterii, posredstvom voprosov i otvetov, izobražennoe poleznymi primečanijami i potrebnymi primerami istolkovannoe, Sočinenie i izdanie kutca i buhgaltera Ivana Stillegera goroda Rigi. Perevod s nemeckogo kolležskim assesorom Karl Udam, Kursk: Kurskij prikaz obščestvennogo prizrenija.

Ouvrages

Aksenov, A. I. (1988), Genealogija moskovskogo kupečestva XVIII veka, Moscou: Nauka.

Comptabilités, 1 | 2010 71

Angiolini, F., Roche, D. (dir.) (1995), Culture et formation négociantes dans l’Europe moderne, Paris : éd. de l’EHESS.

Anikin, A. V. (1988), Les penseurs russes: les idées économiques et sociales de la Russie des XVIIIe et XIXe siècles, trad. par A. Gaillard, Moscou : Progress.

Barenbaum, I. E. (2006), Francuzskaja perevodnaja kniga v Rossii v XVIII veke, Moscou : Nauka.

Crouzet, F. (dir.) (1989), Le négoce international (XIIe-XXe siècles), Paris : Economica.

De Roover, R. (1937), « Aux origines d'une technique intellectuelle: La formation et l'expansion de la comptabilité à partie double », Annales d'histoire économique et sociale, (9), p. 270-298.

De Roover, R. (1956), « The Development of accounting prior to Luca Pacioli according to the account books of medieval merchants », Studies in the Historyof accounting, London: Sweet and Maxwell, p. 114-174.

Demkin, A. V. (dir.) (1999), Kupečestvo i gorodskoj rynok v Rossii vo vtoroj četverti XVIII veka, Moscou : RAN.

Ermolaeva, L. K. (1986), « Krupnoe kupečestvo v Rossii v XVII – pervoj polovine XVIII vv. (Po materialam astrahanskoj torgovli) », Istoričeskie zapiski, (114), p. 303-325.

Galagan, A. M. (1927), Sčetovodstvo v ego istoričeskom razvitii, Moscou; Leningrad : Gosizdat.

Gareth Jones, W. (1984), Nikolay Novikov: Enlightener of Russia, Cambridge Studies of Russian Literature, New York, Cambridge Univ. Press.

Hoock, J., Jeannin, P. (dir.) (1991-2001),Ars mercatoria. Handbücher und Traktate für den Gebrauch des Kaufmanns, vol. I: 1470-1600, Paderborn; München, 1991; vol. II: 1600-1700, Paderborn; Schöningh, 1993; vol. III: Analysen 1470-1700, Paderborn; Schöningh, 2001.

Jeannin, P. (1989), « Les manuels de pratique commerciale imprimés pour les marchands français (XVIe- XVIIIe siècles) », dans Crouzet, F. (dir.), Le Négoce international (XIIe-XXe siècles), Paris : Economica, p. 35-57.

Jeannin, P. (1998), «La diffusion des manuels de marchands: fonctions et stratégies éditoriales », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 45 (3), p. 515-557.

Jeannin, P. (2002), Marchands d’Europe. Pratiques et savoirs à l’époque moderne, Paris : ENS.

Juht, A. I. (1984), « Torgovye kompanii v Rossii v seredine XVIII veka », Istoričeskie zapiski, (111), p. 238-295.

Kafengauz B. B. (1958), Očerki vnutrennego rynka Rossii pervoj poloviny XVIII veka : po materialam vnutrennih tamožen, Moscou: Izdatel’stvo Akademii nauk.

Kaplan, H. (1995), Russian Overseas Commerce with Great Britain during the reign of Catherine II, Philadelphia: American Philosophical Society.

Kirchner, W. (1966), Commercial Relations between Russia and Europe 1400 to 1800. Collected Essays, Bloomington: Indiana University Press.

Kozlova, N. V. (1989), « Organizacija kommerčeskogo obrazovania v Rossii XVIII veka », Istoričeskie zapiski, (117), p. 291-295.

Kozlova, N. V. (1999), Rossijskij absolutism i kupečestvo v XVIII veke, Moscou: Arheografičeskij centr.

Lemarchand, Y. (2001), « À la conquête de la science des comptes, variations autour de quelques manuels français de tenue des livres », in Ars mercatoria. Handbücher und Traktate für den Gebrauch des Kaufmanns, 1470-1820, vol. III: Analysen 1470-1700, Paderborn, Schöningh, p. 91-129.

Comptabilités, 1 | 2010 72

Luppanov, S. P. (dir.) (1984), Kniga i knigotorgovlja v Rossii v XVI-XVIII vv., Sbornik naučnyh trudov, Leningrad: BAN.

Luppov, S. P. (dir.) (1986), Francuzskaja kniga v Rossii v XVIII v. Očerki istorii, Leningrad: Nauka.

Marker, G. (1985), Publishing, printing, and the origins of intellectual life in Russia, 1700-1800, Princeton: Princeton University Press.

Meuvret, J. (1971), « Manuels et traités à l’usage des négociants aux premières époques de l’âge moderne », Études économiques, Paris, p. 231-250.

Mézin Anne-Marie, Perret-Gentil Yves et Poussou Jean-Pierre (textes réunis par) (2004), L’influence française en Russie au XVIIIe siècle, Paris : Institut d’Etudes slaves, 736 p.

Monnier, A. (1981), Un publiciste frondeur sous Catherine II : Nicolas Novikov, Paris : Institut d’études slaves.

Paškov, A. I., Bak, I. S. (1955), Istoria russkoj ekonomičeskoj mysli, Moscou : Nauka, t. 1.

Pavlenko, N. I. (1978), « Torgovo-promyšlennaja politika pravitel’stva Rossii v pervoj četverti XVIII veka », Istorija SSSR, (3), p. 49-69.

Pavlov, A. P. (dir.) (2001), Torgovlja, kupečestvo i tamožennoe delo v Rossii v XVI-XVIII vv. Sbornik materialov meždunarodnoj naučnoj konferencii, 17-20 sent. 2001, St.-Pétersbourg : Izdatel’stvo Sankt-Peterburgskogo universiteta.

Pekarskij, P. P. (1862), Nauka i literatura v Rossii pri Petre Velikom, St.-Petersbourg, t.1.

Pernot, J.-C. (1981), « Les dictionnaires de commerce au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, (28) janvier-mars, p. 36-67.

Portal, R. (1950), L’Oural au XVIIIe siècle, Paris : Institut d’études slaves.

Preobraženskij A. A. (dir.) (1983), Promyslennost’ i torgovlja v Rossii XVII-XVIII vv. Sbornik statej, Moscou: Nauka.

Rodrigues, L. L., Craig, R., Gomes, D. (2007), «State intervention in commercial education: the case of the Portuguese School of Commerce, 1759», Accounting History, 2 (12), p. 55-85.

Rubinstein, N. L. (1955), «Vnešnjajatorgovlja i russkoe kupečestvo », Istoričeskie zapiski, (54), p. 343-361.

Širokij, V. F. (1940), « Voprosy torgovogo učeta v zanonodatelnyh aktah i literature Rossii XVIII veka », Trudy Leningradskogo instituta sovetskoj torgovli, (3), p. 51-87.

Sokolov, Y. V. (1991), Očerki po istorii buhgaltelskogo učeta v Rossii, Moscou: Finansy i statistika.

Sokolov, Y. V. (1996), Buhgaltelskij učet ot istokov do naših dnei: Učebnoe posobie, Moscou: UNITI.

Sokolov, Y. V., Byčkova, S. M. (2001), « «Kluč kommercii» - pervaja kniga po dvojnoj buhgalterii v Rossii», Buhgalterskij učet, (17), p. 70-77.

Solovieva, T. B., Lapteva, T. A. (éd.) (2006), Privilegirovannoe kupečestvo v Rossii vtoroj poloviny XVI – pervoy poloviny XVIII vv.: Sbornik dokumentov, t. 1, Moscou: Rosspen.

Stevelinck, E. (1970), La comptabilité à travers les âges, Bruxelles : Bibliothèque royale.

Timofeev, A. G. (1901-1902), Istorija St.-Peterburgskogo kommerčeskogoučilišča, St.-Pétersbourg : tipografija Glazunova.

Ulanov, B. A. (2002), « U istokov finansovyh vyčislenij v Rossii », Vestnik Sankt-Petersburgskogo universiteta: Serija 5, (1), p. 62-73.

Comptabilités, 1 | 2010 73

Vlaemminck, J. H. (1956), Histoire et doctrines de la comptabilité, Bruxelles : Éditions de Treurenberg (réimpr. Vesoul : Edition Pragnos, 1979).

Yamey, B. S., Edey, H. C., Thomson, H. W. (1963), Accounting in England and Scotland: 1543-1800, London: Sweet and Maxwell.

Zajceva, A. A. (dir.) (1988), Kniga v Rossii v epohu Prosveščenija, Sborkin naučnyh trudov, Leningrad: BAN.

Zajceva A. A. (2005), Knižnaâ torgovlâ v Sankt-Peterburge vo vtoroj polovine XVIII veka, St.- Pétersbourg: BAN.

Zaharov, V. N. (2005), Zapadnoevropejskie kupcy v rossijskoj torgovle XVIII veka, Moscou: Nauka.

Zaharov, V. N., Petrov J. A. (dir.), Istoria predprinimatelstva v Rossii (2000), Učebnoe posobie, Institut rossijskoj istorii RAN, Moscou: Rosspen, 2 vol.

Zaozerskaja E. I. (1965), « Le salariat dans les manufactures textiles russes au XVIIIe siècle », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 6, n° 6-2, p. 189-222.

NOTES

1. Angiolini & Roche (1995), De Roover (1937, 1956), Jeannin (1989, 1998 ; 2002), Lemarchand (2001), Meuvret (1971), Pernot (1981), Stevelinck (1970), Vlaemminck (1956), Yamey, Edey & Thomson (1963). 2. Ces ouvrages figurent dans le catalogue général des imprimés russes du XVIII e siècle de la Bibliothèque nationale de Russie, voir Svodnyj katalog russkih knig graždanskoj pečati XVIII veka (1725-1800), Moscou, Izdanie Gosudarstvennoj biblioteki SSSR imeni V. I. Lenina, 1963-1967, 5 vol. 3. Sur la place de ces ouvrages dans l’histoire de la pensée économique russe, voir Anikin (1988) et Paškov (1955). 4. Voir Pavlenko (1978) et Portal (1950). 5. En 1760, la Russie comptait 43 manufactures de drap, dont 28 (65,2%) appartenaient aux marchands et 14 (32,5%) aux nobles, voir Zaozerskaja (1965), p. 195-197. 6. Le canal de Vyšnij Voloček fut construit sous Pierre le Grand pour relier par les rivières la Volga et la mer Baltique. 7. Sur l’état du marché intérieur, le commerce et les marchands de la Russie au XVIIIe siècle, voir Demkin (1999), Kafengauz (1958), Marchands en Russie aux XVIIe et XVIIIe siècle (1970-1971), Kozlova (1999),Pavlov (2001), Preobraženskij (1983), Zaharov & Petrov (2000). 8. Sur les relations commerciales de la Russie avec l’Europe à l’époque moderne, voir Kaplan (1995), Kirchner (1966), Rubinstein (1955). On retiendra en particulier l’étude de V. N. Zaharov (2005) consacrée au rôle des marchands originaires d’Europe occidentale dans le commerce et la société russe au XVIIIe siècle. 9. Nous exposons plus loin cette expérience en s’appuyant sur les travaux de N. Kozlova (1989, p. 291-294 ; 1999). 10. CCLR, t. 7, n° 4348. 11. Les documents relatifs aux études des jeunes marchands russes à l’étranger dans les années 1720, 1740 et 1760 sont conservés aux Archives de Russie des actes anciens à Moscou (Rossijskij gosudarstvennij arhiv drevnih aktov), fonds 276 (Collège du Commerce), inventaire 1, dossier 70. 12. Polnoe sobranie zakonov Rossijskoj imperii (Collection complète des lois de l’Empire russe, plus loin -CCLR), Saint-Pétersbourg, 1ère éd., 1830, t. 22, n° 16188. 13. Ainsi, les membres de la première guilde, ayant un capital de plus de 10 000 roubles, avaient le droit de se livrer à toute sorte de commerce intérieur et extérieur, ainsi que de posséder des

Comptabilités, 1 | 2010 74

fabriques, des usines et des bateaux. Les marchands de la deuxième guilde, pour un capital de 5 000 à 10 000 roubles, étaient autorisés à trafiquer seulement à l’intérieur du pays. La troisième guilde, pour un capital de 1 000 à 5 000 roubles, n’avait le droit de se livrer qu’au commerce de détail. 14. Il fut président de l’Académie impériale des Beaux-arts de 1764 à 1794. 15. Sur l’histoire de la naissance et du développement de l’enseignement commercial en Russie impériale, voir Kozlova (1989), Podšivalov (1888), Timofeev (1901-1902). Pour une perspective comparative européenne, voir Angliolini & Roche (1995) et Rodrigues, Craig & Gomes (2007). 16. Le dictionnaire de commerce de Savary fut traduit à la demande du Collège du Commerce par le secrétaire de l’Académie des sciences Sergej Volčkov en 1743-1744 et imprimé en 1747. 17. Sur la traduction et la circulation des livres français dans la Russie du XVIIIe siècle, voir Barenbaum (2006) et Luppov (1986). On retiendra aussi l’ouvrage de Poussou, Mézin & Perret- Gentil (2004) qui éclaire des différentes facettes de l’influence française sur la culture et la société russe au XVIIIe siècle. Sur la culture écrite et le commerce du livre en Russie à l’époque moderne, voir Luppanov (1984), Marker (1985), Pekarskij (1862), Zajceva (1988 ; 2005). 18. Sur la vie et les activités de Novikov, voir Monnier (1981) et Gareth Jones (1984). 19. Christian Rüdiger était d’abord commissionnaire, puis relieur et imprimeur-vendeur des livres. De 1794 à 1800, il prit en gestionl’imprimerie de l’Université de Moscou. Il tint sa propre librairie à Moscou qu’il légua à son fils Karl en 1799. 20. À ce sujet, voir Ulanov (2002). 21. L’ouvrage La science des négociants et des teneurs de livres de Pierre Boucher fut édité d’abord à Bordeaux en 1800 et réédité à Paris en 1803 chez Levrault et Schoel. 22. Le Collège du Commerce rapportait au Sénat sur la progression des ventes de ce livre (Archives de Russie des actes anciens, f. 276, inv. 2, d. 65, f. 15). 23. Sur l’organisation du grand commerce, les activités et la prosopographie des grandes familles de marchands en Russie au XVIIIe siècle, voir Aksenov (1988), Ermolaeva (1986), Juht (1984), Pavlov (2001), Solovieva & Lapteva (2006), Zaharov, Petrov (2000). 24. Archives de Russie des actes anciens, f. 1261, inv. 6, d. 203. 25. CCLR, t. 26, n° 19692.

RÉSUMÉS

À partir du XVIe siècle, des ouvrages destinés à aider les négociants dans leurs pratiques commerciales et en particulier à leur apprendre les techniques de la comptabilité circulent à travers l’Europe. Il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour qu’ils apparaissent en Russie. En prenant la mesure du rôle grandissant des marchands dans l’État et la société, la monarchie tenta d’organiser l’enseignement commercial et favorisa la diffusion de cette littérature. Ces premiers écrits, leur contenu, les conditions de leur diffusion, leur impact sur l’instruction et les pratiques des marchands de cette époque font l’objet de la présente étude. Cela donne l’occasion de souligner la parenté des publications russes avec l’ensemble des ouvrages de même nature imprimés en Europe occidentale entre les XVIe et XVIIIe siècles. En effet, leur parution ouvre la voie à la pénétration en Russie des savoirs et des pratiques de la comptabilité moderne. Toutefois, cette littérature n’a pas capté l’intérêt immédiat des milieux marchands russes. Ceux-ci se révèlent majoritairement indifférents à la tenue des livres en partie double et restent attachés aux modes traditionnels de formation professionnelle et de gestion des

Comptabilités, 1 | 2010 75

affaires. En cause, le caractère à la fois novateur et complexe du contenu de ces ouvrages, mais aussi les conditions générales dans lesquelles se déroulait l’exercice du commerce à cette époque et l’identité sociale des marchands. C’est pourquoi l’impact de la littérature commerciale et comptable du XVIIIe siècle sur les pratiques marchandes ne doit pas être surestimé. Cette littérature a surtout marqué la pensée comptable dont le développement s’amorce à partir de cette époque en Russie.

Since the sixteenth century, books written for to help the merchants in their practices and in particular to learn how to keep accounts spread across Europe. Such books only appeared in Russia at the second half of the eighteenth century. At that time, being aware of themerchants’ growing role within the State and society, the monarchy tried to organize a commercial education and encouraged the dissemination of books devoted to the special needs of trade and accounting in the country. So these first works, their content and their impact on the vocational training and the practice of merchants are studied in this paper. It aims to underline the link between these books and the similar literature published in other European countries between the sixteenth and eighteenth centuries. Their publication propagated the modern accounting knowledge in Russia. However, this literature did not immediately captivate interest among the Russian merchant’s circles. They preferred the traditional way of education and are indifferent to the use of double-entry bookkeeping. This can be explained bythe innovative and complex nature itself of the discussed books’ content. It is also important to understand the historical context in which the merchant activity took place at this time and the social position of the merchants. Accordingly, the impact of the commercial and accounting literature on practice of merchants in the eighteenth century should not be overestimated but rather considered in regard to the accounting thought. In fact, it marks the beginning of the development of accounting thought in Russia.

Las primeras obras de práctica comercial y contable en Rusia en el siglo XVIII.A partir del siglo XVI, circulan en Europa obras destinadas a ayudar a los negociantes en su práctica comercial y enseñarles las técnicas de la contabilidad. Hay que esperar hasta la segunda mitad del siglo XVIII para que se vean en Rusia. La monarquía rusa, acatando el papel creciente de los mercaderes en el Estado y la sociedad, intenta organizar la enseñanza comercial y favorece la difusión de esta literatura. Este estudio analiza los primeros escritos, su contenido, las condiciones de su difusión, su impacto en la formación profesional y las prácticas de los mercaderes de la época. Así, subraya la proximidad entre las publicaciones rusas y las obras de carácter similar que se publican en la Europa occidental entre los siglos XVI y XVIII. En efecto, su publicación permite la penetración en Rusia de los saberes y prácticas de la contabilidad moderna. Sin embargo, esta literatura no suscita el interés precoz de los sectores mercantiles rusos. Éstos se revelan indiferentes, en su mayoría, a la teneduría de libros en partida doble, aferrándose a las formas tradicionales de formación profesional y gestión de los negocios. Tal desinterés se puede explicar por el carácter innovador y complejo de estas obras, pero también por las condiciones generales en las que se ejerce el comercio en aquella época y por la identidad social de los mercaderes. Por eso, no se debe exagerar el impacto de la literatura comercial y contable del siglo XVIII sobre las prácticas mercantiles. Esta literatura influye ante todo en el pensamiento contable, cuyo desarrollo arranca en aquella época en Rusia.

Die ersten handels-und buchhaltungsLehrbücher in Rußland im XVIII. Jahrhundert. Ab XVI. Jahrhundert durch Europa zirkulieren Lehrbücher, die vorgesehen sind, den Kaufmänner in ihren Handelspraxen zu helfen und ihnen die Techniken der Buchführung zu lernen. Man muß auf zweite Hälfte des XVIII. Jahrhunderts warten, damit sie in Rußland erscheinen. Die Bedeutung der Händler in dem Staat und der Gesellschaft vergrößerte so sehr, dass die russische Monarchie, den Handelsunterricht zu organisieren und die Verbreitung dieser Literatur

Comptabilités, 1 | 2010 76

unterzustützen versuchte. Diese ersten Schrifte, ihr Inhalt, die Bedingungen für ihre Verbreitung, ihr Aufschlag auf der Berufsausbildung und den Praxen der Händler dieser Epoche sind den Gegenstand dieses Studiums. Der Artikel unterstreicht die Gleichartigkeit der russischen Veröffentlichungen mit der Arbeiten, der in Westeuropa zwischen den XVI. und XVIII. Jahrhunderten gedruckt waren. Wirklich öffnet ihr Erscheinen den Weg in der Durchdringung in Rußland der Kenntnisse und der Praxen der modernen Buchführung. Jedoch hat diese Literatur nicht das direkte Interesse der russischen Kaufmänner hervorgerufen. Diese erweisen sich der doppelten Buchführung in der Mehrheit gleichgültig und legen wenig Wert an die traditionellen Berufsausbildungsweisen und die Verwaltung der Geschäfte darauf. Der neuerliche und verwickelte Inhalt dieser Lehrbücher, auch die allgemeinen Bedingungen, in denen der Handel in dieser Epoche geschieht, und die soziale Identität der Händler, stellen in Frage. Deshalb soll der Aufschlag der Handels-und BuchführungsLiteratur des XVIII. Jahrhunderts auf den Praxen nicht hochgeschätzt sein. Diese Literatur hat den Gedanken vor allem gekennzeichnet, dessen Entwicklung ab dieser Epoche in Rußland in Gang kommt.

INDEX

Schlüsselwörter : BuchhaltungsLehrbücher, Handel, Kaufmänner, Rußland Mots-clés : commerce, histoire de la comptabilité, manuels comptables, marchands, Russie Keywords : accounting history, accounting textbooks, merchants, Russia, trade Palabras claves : comercio, historia de la contabilidad, manuales de contabilidad, mercaderes, Rusia

AUTEUR

NATALIA PLATONOVA

Docteur en histoire et civilisations, chercheuse associée au laboratoire UMR CNRS - IRHiS, Université Lille Nord de France, Lille 3, [email protected]

Comptabilités, 1 | 2010 77

Les Comptabilités occultes du trésorier-payeur général de Swarte

Matthieu de Oliveira

1 Victor Cornil Henri de Swarte, présenté comme l’héritier d’une « vieille famille flamande » représentative de la (petite) notabilité nordiste par les notices biographiques qui lui sont consacrées, est l’un de ces personnages au parcours singulier, profitant du renouvellement politique et social rendu possible par l’avènement de la IIIe République pour s’immiscer dans les milieux au pouvoir et atteindre le sommet de l’administration financière départementale.

2 Né à Dunkerque (Nord) le 3 juillet 1848 et décédé le 25 juillet 1917 à Paris (XVIe arr.), il est le fils d’Henri Joseph Deswarte, né en 1808, successivement notaire à Hazebrouck puis juge de paix à Bailleul1, et d’Élise Marie Louise Revel de Plumoison, née en 1827, fille du maire de Steenvoorde et conseiller général du Nord2 ; militant républicain sous l’Empire, il devient l’homme-lige des opportunistes et intègre le corps des trésoriers- payeurs généraux « au tour extérieur » lorsque débute la « République des républicains ». Gros travailleur et auteur prolifique, il porte un regard mi-historique mi-administratif sur les usages comptables de ses prédécesseurs et de ses contemporains, s’attachant plus particulièrement à mettre en évidence les dangers d’une pratique encore en cours de stabilisation, relevant de ce qu’il appelle les « comptabilités occultes ». Alors que la République s’enracine et octroie de nouvelles responsabilités aux municipalités, il lui semble impératif qu’une procédure rigoureuse et commune à tous les échelons administratifs se mette en place, sous le double contrôle du pouvoir central et des instances de vérification de la sincérité des comptes. 3 Au-delà du parcours professionnel, au demeurant caractéristique de ces « couches nouvelles » qui accèdent aux postes importants dans le dernier quart du XIXe siècle, de Victor de Swarte, c’est donc à une analyse d’une des étapes de ce processus d’unification et de rationalisation de la comptabilité publique française qu’on voudrait ici se livrer. Alors que depuis la Révolution, c’est au niveau de l’État central qu’a porté l’effort, on observe à partir des années 1860 à 1880 une extension du domaine de la réforme comptable en direction des départements et des communes. Les publications présentées dans cet article en sont la manifestation tangible et constituent une

Comptabilités, 1 | 2010 78

première étape, en attendant une analyse plus précise des modalités d’application de ce bouleversement. Les errements comptables du même Victor de Swarte, finalement suspendu de ses fonctions pour avoir pris ses aises avec les fonds qui lui sont confiés, ne sont finalement qu’une péripétie qui illustre à la fois que les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés et que les procédures de contrôle font la preuve de leur efficacité.

L’ascension d’un (républicain) opportuniste

4 En quittant le Nord pour la capitale, le jeune Victor Deswarte découvre progressivement un monde nouveau pour lui, qui le mène des rangs de la République intransigeante à l’égard de l’Empire finissant aux fonctions de principal fonctionnaire financier d’un département.

Étudiant en droit et militant républicain sous l’Empire

5 Les premières traces de son parcours le situent jeune étudiant à la faculté de Droit de Paris pendant les dernières années de l’Empire ; il s’inscrit alors dans de ce que Jean- Claude Caron a appelé les « générations romantiques » d’étudiants parisiens3, sans qu’on puisse bien déterminer l’effectivité de son cursus de juriste4. Ce premier contact avec la capitale est également celui de la découverte des luttes politiques : les notices biographiques disponibles signalent qu’il fréquente alors les milieux républicains et « se jette avec ardeur dans les luttes de la jeunesse républicaine contre l’Empire »5.

6 Lors des élections législatives de mai 1869, on le retrouve soutenant ardemment la candidature de Bancel, républicain « irréconciliable », contre celle d’Émile Ollivier dans la 3e circonscription de la Seine. La réunion privée que ce dernier tient en compagnie de ses partisans au théâtre du Châtelet est envahie par ceux de Bancel, entraînant l’arrestation d’une partie d’entre eux, dont Deswarte qui peut cependant savourer la victoire de son champion6. L’année suivant, on le retrouve exerçant les fonctions de secrétaire du comité républicain de Saint-Omer, militant en faveur du « non » lors de la campagne plébiscitaire de 1870, avec pour effet de voir le 1er bataillon de chasseurs à pied stationné dans la ville voter majoritairement contre le projet impérial. 7 La Guerre franco-prussienne de 1870 est pour lui l’occasion de manifester son patriotisme : il s’engage dans l’Armée du Nord de Faidherbe dont il est, à 22 ans, le plus jeune lieutenant (26 août) puis capitaine (8 décembre), au 47e régiment de la Garde mobile7. Au cours des années suivantes, il parachève son entrée dans l’âge adulte comme dans la bonne société en obtenant, par un jugement du tribunal de première instance de Dunkerque du 23 juillet 1873, que son nom s’écrive désormais en deux parties, comme pour s’inscrire dans une filiation pseudo-aristocratique8 puis en épousant Élisabeth Catteau-Hassebroucq, originaire de Comines (Nord), en 1878. Il ne lui reste plus qu’à trouver sa place dans la France de la fin du XIXe siècle.

Comptabilités, 1 | 2010 79

Document 1 : Armes de la famille De Swarte

Les allées du pouvoir

8 Dans ces premières années de la IIIe République, il lie un temps son destin à celui de Louis-Joseph Martel, appelé à jouer un rôle important entre le vote de l’amendement Wallon (1875) et l’avènement de la « République des républicains » (1880). Originaire de Saint-Omer où il a probablement croisé le jeune Deswarte, Martel est comme lui un juriste de formation, avocat puis juge au tribunal de Saint-Omer lorsque ses concitoyens l’envoient siéger à la Législative (1849) ; siégeant à droite et votant de même, il s’éloigne progressivement du parti de l’Élysée et proteste contre le coup d’État, puis rentre dans la vie privée et reprend sa profession d’avocat à Saint-Omer. Élu député d’opposition au Corps législatif en 1863, il figure parmi les fondateurs du Tiers parti ; réélu en 1869 et proche d’Émile Ollivier en 1870, il se prononce contre la déclaration de guerre. Il retrouve son siège de député en février 1871, élu sur une liste conservatrice opposée au gouvernement de Défense nationale ; siégeant au centre droit, il est rapidement porté à la vice-présidence (1872) de l’Assemblée nationale, avant de devenir sénateur inamovible (1875) sur une liste de gauche modérée, opposée à la politique du duc de Broglie9. Il soutient alors le cabinet Dufaure puis devient Garde des sceaux, ministre de la Justice et des Cultes du ministère Jules Simon le 12 décembre 1876 ; son secrétaire particulier s’appelle alors Victor De Swarte. Ce long retour sur la carrière de celui qui devient dès lors son mentor illustre le cheminement politique du jeune homme, passé en quelques années de la République irréconciliable au conservatisme républicain.

9 Il demeure à ses côtés jusqu’à la chute du gouvernement, le 16 mai 187710 puis se lance dans la bataille électorale. À la suite de la dissolution de la Chambre, les républicains

Comptabilités, 1 | 2010 80

cherchent des candidats pour porter leurs couleurs : dans la circonscription d’Hazebrouck I, le député Centre gauche sortant Masset du Biest, victorieux en 1876 du baron Alexis de La Grange (représentant monarchiste de 1871 à 1875), ne se représente pas ; De Swarte, moins connu sur le terrain mais bien en cour dans les milieux parisiens, est alors désigné candidat. Le scrutin tourne à la déroute pour les républicains qui ne récoltent que 24,4 % contre 62 % à leurs adversaires11. Il retourne alors auprès du sénateur Martel qui l’emploie comme secrétaire de la Commission extra-parlementaire des sucres (1876-1879), de celle du canal du Nord (1876), enfin de la Commission de réorganisation des services administratifs des Beaux-Arts. 10 Appelé à la présidence du Sénat le 5 janvier 1879, Martel fait de De Swarte son sous-chef (21 janvier 1879) puis chef (2 août suivant) de cabinet jusqu’au 13 juin 1880, date de sa démission, pour raison de santé. En protecteur avisé, il veille à l’avenir de son protégé et lui obtient un poste convoité et lucratif de trésorier-payeur général en même temps que la croix de chevalier de la Légion d’honneur12. Le nouveau comptable supérieur vient alors de fêter son 32e anniversaire.

M. le trésorier-payeur général

11 Le trésorier-payeur général, parfois considéré comme un « préfet financier », est le premier fonctionnaire financier du département13 ; il a pour mission de centraliser dans ses caisses l’ensemble des sommes recouvrées au titre des contributions, successivement perçues par les percepteurs municipaux puis les receveurs particuliers d’arrondissement. Tous les dix jours, le trésorier-payeur général met ces sommes à disposition du Trésor public avec lequel il est en compte-courant et se charge parallèlement d’assurer le paiement d’une partie des dépenses publiques dans son département ; il lui appartient également de placer auprès des particuliers de son ressort les bons du Trésor qui, en dépit du faible intérêt qui leur est alloué, sont très recherchés par les détenteurs de capitaux en raison de leur sûreté et de leur liquidité. Il peut donc recevoir des fonds particuliers en dépôt et de la même manière, il a vocation à alimenter sa caisse de fonds personnels, au moins à hauteur de son cautionnement14, et à mettre ces sommes à la disposition du Trésor public15.

12 Sur les 469 trésoriers-payeurs généraux en poste de 1865, date de la fusion des receveurs et des payeurs généraux en un seul corps, à la Première guerre mondiale, environ 45 % ne sont pas issus de l’administration des Finances : 120 proviennent de la préfectorale et 95 de milieux professionnels divers, comme De Swarte. Tous n’ont pas, loin s’en faut, de connaissances comptables approfondies et s’en remettent alors à leur personnel ou à des fondés de pouvoir qui gèrent en leur nom la trésorerie générale, ce qui leur vaut des critiques souvent acerbes : « M… gérait sa trésorerie comme les abbés d’autrefois géraient leurs abbayes. C’était un trésorier commendataire, non astreint à la résidence et qui ne venait à sa trésorerie que pour toucher son traitement »16. 13 Si l’intervention de Martel en faveur de son proche collaborateur est plus que probable, les nominations aux fonctions de trésorier-payeur général sont le fait du président de la République sur proposition du ministre des Finances : l’un et l’autre sont en 1880 des républicains opportunistes puisqu’il s’agit de Jules Grévy (élu le 30 janvier 1879) et de Joseph Magnin (en fonction du 28 décembre 1879 au 14 novembre 1881)17. Cette nomination peut en somme s’interpréter de plusieurs façons : c’est avant tout une récompense des services rendus à un militant de la cause républicaine, ce que semble

Comptabilités, 1 | 2010 81

confirmer le jeune âge de nomination, dès lors que 60 % des trésoriers-payeurs généraux ont une cinquantaine d’années au moment de leur nomination ; on peut également y voir une volonté de républicaniser un corps de hauts fonctionnaires longtemps considéré comme proche des conservateurs, démarche qui s’inscrit dans un mouvement plus large, étudié par Christophe Charle18 ; c’est enfin un moyen de renouveler le recrutement social des comptables supérieurs, disposant bien souvent de moyens financiers importants ne serait-ce que pour verser le cautionnement exigé par la fonction, même si l’on ne peut constater que les nouveaux venus partagent sans doute avec leurs prédécesseurs des origines bourgeoises et possédantes, l’engagement républicain en plus, ce qui nous renvoie à une nomination essentiellement politique19. 14 D’abord nommé dans le département de la Haute-Marne le 21 juillet 1880, Victor de Swarte gravit progressivement les échelons administratifs en accédant à des trésoreries plus importantes en termes de contributions perçues, et donc de revenus20, et de proximité avec la capitale. Il est ainsi nommé dans le Jura (23 novembre 1880), les Ardennes (18 janvier 1883), la Seine-et-Marne (29 janvier 1889) et enfin le Nord (5 décembre 1895) où il demeure jusqu’à la fin de l’année 190421. Il compte alors vingt- quatre ans et six mois d’ancienneté dans la fonction, ce qui le place dans la frange supérieure des 30 % de trésoriers-payeurs généraux demeurés en fonction plus de dix ans22. 15 Il exerce également pendant quelques années les fonctions d’administrateur du Crédit foncier de France : fondée en 1852, l’institution financière a vocation à soutenir de ses prêts les opérations de crédit rural puis de plus en plus immobilières lancées par le Second Empire puis la IIIe République23. Son mode de direction est calqué sur celui de la Banque de France, avec un gouverneur secondé par deux sous-gouverneurs, tous trois nommés par le gouvernement, et un conseil d’administration composé de vingt administrateurs et de trois censeurs ; parmi les administrateurs, on compte de droit trois trésoriers-payeurs généraux et c’est à ce titre que Swarte y siège. En fonction de 1894 à 1896, il retrouve ses collègues de l’Eure-et-Loir et du Nord au sein d’une assemblée prestigieuse, puisqu’on y retrouve entre autres deux anciens ministres, trois sénateurs et un député, quatre anciens membres du Conseil d’État et trois anciens directeurs généraux en poste aux Finances24.

« L’invention » des Comptabilités occultes

16 Désireux de prendre place au sein d’un milieu, la haute administration financière du début de la IIIe République, dont il partage les idées et - pour partie - les attributs sociaux sans forcément en être issu, Victor de Swarte entend s’y agréger en faisant reconnaître ses qualités à la fois littéraires et administratives. Dès le milieu des années 1870, il publie des études, articles et autres opuscules, les plus importants relevant du domaine financier et comptable.

Le violon d’Ingres d’un polygraphe

17 Dans un premier temps, jusqu’à sa nomination comme trésorier-payeur général, Swarte fait paraître quelques articles dans des journaux parisiens ainsi que dans le Mémorial artésien25, la France du Nord ou l’Avenir d’Arras ; il publie égalementdesbrochures d’art et d’archéologie, à l’image de celles consacrées aux Salons de 1875 à 187926 ou encore des

Comptabilités, 1 | 2010 82

études adressées à la Commission historique du Nord, tels « La garde bourgeoise à Bailleul » et « Un projet de canal de Bailleul à la Lys », réunies en un volume27.

18 Profitant de l’assise sociale que lui offrent ses nouvelles fonctions administratives, il devient volontiers membre de sociétés savantes locales et participe ainsi aux travaux de la Société d’archéologie de Seine-et-Marne (fondée en 1864), de la Société des antiquaires de la Morinie (fondée en 1832 à Saint-Omer et dont Martel a été membre en son temps) ou encore du Comité flamand de France (fondé en 1853). 19 À partir des années 1890 enfin, il publie toute une série d’études, qui remplissent six colonnes du tome CLXXX du Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale (1952) 28. Un rapide classement thématique permet de distinguer trois thèmes principaux : • les ouvrages dans lesquels il relate, dans un style enlevé et quelque peu romanesque ses voyages lointains, de ses Six semaines en Russie, sites, mœurs, beaux-arts, industrie, finances, exposition de Moscou à son périple De Lille aux Portes de Fer29. • ceux relevant strictement de l’histoire de l’art comme son étude sur Les tapisseries flamandes et les cartons de Raphaël, ou celles consacrées à Rembrandt et Antoine Van Dyck (1599-1641)30. • ceux enfin mêlant histoire de l’art et des finances sous l’angle du mécénat, à l’image de ses recherches sur le rôle des financiers dans l’histoire de l’art réunies en un volume sous le titre Les financiers amateurs d’art aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et ses ouvrages consacrés à Un banquier du trésor royal au XVIIIe siècle, Samuel Bernard, sa vie, sa correspondance (1651-1739) ou à Un Intendant, secrétaire d’État au XVIIIe siècle. Claude Le Blanc, sa vie, sa correspondance (1669-1728), ouvrage orné de portraits de Le Prieur et Van Loo31.

20 Mais c’est dans le domaine financier que son apport est le plus notable.

Un spécialiste des finances publiques

21 Après quelques mois sans doute passés à prendre la mesure de ses nouvelles fonctions et une fois son affectation stabilisée dans les Ardennes, Swarte met son importante capacité de travail au service de la science financière. Sa première publication dans ce domaine semble ainsi être son Rapport au préfet [des Ardennes] sur la marche du service de recouvrement et du service de trésorerie, suivi d’un travail statistique sur les opérations des caisses d’épargne du département pour l’année 1882 et le premier semestre 188332.

22 Mais son principal ouvrage à caractère financier est celui qu’il fait paraître en 1884, un gros volume fort de 606 pages au titre aride : Traité de comptabilité occulte et des gestions extraréglementaires. Législation, réglementation, procédure, jurisprudence (document 2), encore augmenté des quelque 556 pages d’un second tome paru en 1893. Lorsque le volume paraît, il s’agit alors d’une matière encore bien peu étudiée et Swarte indique dans la préface du second tome, avec un peu d’autosatisfaction, que « notre Traité était le premier ouvrage publié sur les gestions occultes si l’on excepte une plaquette de 23 pages écrites, il y a quelques cinquante ans, par un percepteur rural du Doubs, qui philosophait de manière fantaisiste sur les causes des comptabilités irrégulières ». On doit reconnaître que les Observations sur les comptabilités occultes, par un percepteur rural du Doubs33 ne permettent effectivement pas d’en savoir beaucoup sur la question, mais on peut ajouter à la bibliographie disponible le discours du procureur général à la Cour des comptes Jules Petitjean, lors de l’audience solennelle

Comptabilités, 1 | 2010 83

de rentrée du 3 novembre 1877, Du Contrôle de la Cour des comptes et des conseils de préfecture sur les comptabilités occultes34 que Swarte cite pour l’avoir très probablement consulté lors de ses recherches à la Cour. Par la suite et jusqu’à la fin du siècle, les quelques ouvrages parus sur la question sont la thèse pour le doctorat de Droit français de Victor deMarcé, Des Comptabilités occultes35 et surtout le volumineux Traité des obligations et de la responsabilité des comptables publics. De la comptabilité de fait en6 volumes de Pierre Marquès di Bragaet CamilleLyon36, que l’étude de Swarte a sans doute pour partie inspirée. 23 L’ouvrage s’organise autour d’une introduction historique et de sept parties : 1- Définition et historique ; 2- Législation et réglementation ; 3- Juridictions compétentes (Cour des comptes, Conseils de préfecture et Conseil d’État) ; 4 à 6- Jurisprudences de ces trois institutions ; 7- Textes réglementaires. Les trois premières parties se décomposent en 126 alinéas plus ou moins développés (et à l’occasion complétés dans le second tome), les quatre suivantes proposant au lecteur les principaux arrêts et autres textes émanant des institutions concernées. Le premier tome se termine sur une précieuse table analytique des matières (p. 579-590) complétée par un index alphabétique (p. 591-606), repris et augmenté dans le tome II, avec un système de renvoi aux volume et pages correspondants. 24 La définition qu’il propose de son objet d’étude est la suivante : « La comptabilité occulte, ou simplement extraréglementaire, consiste dans le fait de l’immixtion, sans autorisation légale au maniement des deniers publics d’une personne n’ayant pas la qualité de comptable » (I, p. 1), ce qui renvoie à la question centrale de la comptabilité de fait et à la nécessaire distinction entre ordonnateur et payeur. Il différencie ensuite ce qui relève des pratiques illégales, mises en œuvre afin de soustraire des fonds au Trésor public et/ou de les détourner au profit d’un particulier (les comptabilités occultes proprement dites) et de la confusion exceptionnelle et n’ayant pas donné lieu à une infidélité de la part du comptable (les comptabilités extraréglementaires). Il précise dans son introduction que « les masses noires existaient dans toutes les caisses et dans toutes les administrations : les omissions de recettes, la rétention [et de définir le terme comme « le fait de retenir les fonds au préjudice des parties prenantes »], la fausse reprise [« porter faussement en déduction de recettes une créance à laquelle le comptable prétendait indûment avoir droit d’après ses comptes précédents »], le faux emploi [« paiement de fait, sans pièce justificative à des parties non munies de titres pour en obtenir le paiement »] et le double emploi [« fait pour un comptable de porter deux fois la même dépense en deux endroits différents de son compte »], le bis capet [« lorsqu’une partie parvient à se faire ordonnancer en double et payer deux fois pour la même créance »] étaient autant de modes de dissimulation et de détournement que nous regarderions aujourd’hui comme des actes de comptabilité occulte » (I, p. XII et XXIX).

Comptabilités, 1 | 2010 84

Document 2 : Victor de Swarte, Traité de la comptabilité occulte et des gestions extraréglementaires…, 1884

25 Reprenant dans son introduction les grandes étapes « du contrôle des finances et du jugement des comptes sous l’Ancien régime », il dresse un rapide panorama des offices de payeurs et receveurs ainsi que des instances de contrôle administratif et judiciaire depuis le XIIIe siècle. Il en conclut un peu rapidement que « la distinction entre les ordonnances de paiement et de délégation n’existaient pas sous l’Ancien régime », entraînant « ces abus de paiement, ces atermoiements si nombreux, ces erreurs volontaires, ces fraudes si faciles à dissimuler et qui se commettaient presque impunément, malgré le contrôle de l’Administration et de la Chambre des comptes » (I, XIX)37. Si la Révolution a tenté d’y mettre un terme, les soubresauts politiques ont longtemps empêché la mise en place d’une réglementation rigoureuse et ce n’est qu’avec l’ordonnance du 14 septembre 1822, adoptée sous Villèle, que les « fonctions d’ordonnateur et d’administrateur sont [déclarées] incompatibles avec celles de comptable. Tout agent chargé d’un maniement de deniers publics appartenant au Trésor est constitué comptable par le seul fait de la remise desdits fonds sur sa quittance ou son récépissé » (art. 37). Et si Swarte considère que « dès 1830, on ne rencontre presque plus de comptabilités irrégulières dans le budget de l’État » (I, XII), le rapport au roi sur l’administration des Finances du ministre Chabrol de Crouzol du 15 mars 1830 constituant à ses yeux un tournant majeur38, il n’en consacre pas moins quelques pages aux « six faits de gestion occulte » postérieurs à cette date, attestant par là que la pratique n’a pas totalement disparu39. Il considère toutefois qu’au terme d’un processus de réforme en profondeur de ses modes de fonctionnement comptable tout au long du XIXe siècle, l’État central est parvenu à faire en sorte que « tous les impôts assis par les soins [de la direction générale des contributions directes] rentrent dans les caisses du Trésor, sans qu’aucune comptabilité extraréglementaire vienne y faire obstacle » au début de la IIIe République.

Comptabilités, 1 | 2010 85

26 Dès lors son propos vise un autre public, à un échelon administratif inférieur et dont l’acculturation comptable est encore en cours, celui des ordonnateurs et comptables de tout poil, en poste dans les départements et les communes et auxquels il propose un modèle performant : comme il l’indique dans sa préface, « j’espère que ce traité pourra être de quelque utilité aux conseillers de préfecture, aux ordonnateurs et à tous les comptables. Les trésoriers-payeurs généraux, receveurs particuliers des finances et percepteurs receveurs municipaux pourront se rendre exactement compte de la responsabilité qui leur incombe. Enfin les maires se convaincront des dangers que les gestions occultes effectuées ou tolérées par eux peuvent leur occasionner » (I, VIII). L’ouvrage prend d’ailleurs un caractère d’actualité brûlante à la suite de la promulgation de la toute récente loi municipale du 5 avril 1884, qui reprend et complète celle de 1837 dans le domaine de la comptabilité communale. Elle précise que « le conseil municipal règle, par ses délibérations, les affaires de la commune » (art. 61), en particulier en ce qui concerne le budget de la commune, « proposé par le maire, voté par le conseil municipal et réglé par le préfet » (art. 145), et rappelle que la gratuité des fonctions municipales « donnent seulement droit au remboursement des frais que nécessite l’exécution des mandats spéciaux », tout en prévoyant l’attribution aux maires d’indemnités pour frais de représentation (art. 74). 27 Ces éléments justifient sans doute que l’ouvrage ait été « honoré d’une souscription par M. le ministre de l’Intérieur » qui a mis à sa disposition toutes les circulaires insérées depuis le début du siècle dans les Recueils des actes des préfectures et dont le chef de cabinet s’appelle… Camille Lyon. De même, le Premier président Bethmont l’a autorisé à consulter l’ensemble de la jurisprudence de la Cour des comptes pour la comparer avec celle des Conseils de préfecture40. 28 L’objectif affiché est donc de contribuer à l’unification de la procédure relative aux comptabilités occultes à l’échelle de la nation, dès lors que celle-ci « n’était point uniformément assise sur ce sujet […] : c’est ainsi que dans certains départements, le Conseil de préfecture rendait le premier arrêté déclaratif de gestion occulte, alors que dans d’autres, c’étaient les préfets qui prenaient cet arrêté » (I, VII). Par son organisation, l’ouvrage se présente donc comme un recueil de jurisprudence qui, après avoir rappelé les textes fondant la responsabilité des fonctionnaires publics (et de leurs héritiers) « pour les torts qu’ils auraient laissé commettre » pendant leur administration, et des comptables placés sous leurs ordres (I, 64-76), présente de façon circonstanciée les très nombreux cas de gestion irrégulière des fonds du Trésor public par les départements et communes, instruits et jugés par les autorités compétentes. À titre d’exemple, on en citera trois qui illustrent la multiplicité des cas de figure présentés : • « la nomination par un maire d’un intermédiaire spécialement chargé d’effectuer les recettes et les dépenses d’un établissement communal [de Bains de mer] ne dispense pas cet intermédiaire de l’obligation de verser l’intégralité de ces recettes et de justifier de la totalité de ces dépenses à la caisse municipale ; il ne peut se borner à verser l’excédent de recettes, alors même qu’il opérerait en vertu des règlements municipaux » (I, 189) ; • « est comptable occulte des deniers de l’État et dûment responsable de leur emploi l’ingénieur des Ponts & chaussées qui, en consentant sciemment à délivrer un certificat pour paiement dont les attestations ne sont pas conformes à la réalité des faits accomplis, permet de détourner les deniers publics de leur affectation régulière et de les appliquer à des dépenses qu’aucun pouvoir légal n’a autorisé ; est conjointement responsable de cette

Comptabilités, 1 | 2010 86

gestion occulte la personne qui a touché les fonds en se substituant au créancier réel » (I, 307) ; • « Hospice exerçant sans budget ni compte - Commission administrative déclarée comptable » (I, 444).

29 Lorsque parait le second volume en 1893, Swarte affirme que le but qu’il s’était fixé moins d’une dizaine d’années auparavant « est atteint aujourd’hui » (II, VII), considérant implicitement qu’en tant qu’inventeur (au sens archéologique du terme) des comptabilités occultes, il y est pour beaucoup41.

30 Dans les années qui suivent, il publie encore près d’une dizaine d’ouvrages à caractère financier. Les uns relèvent strictement du service administratif à l’image du Manuel du candidat à l’emploi de percepteur surnuméraire, présenté comme l’ancien manuel Millet, entièrement refondu, complété et mis à jour par Victor de Swarte42, qui connaît par la suite de très nombreuses rééditions (on en est à la 10e en 1902) et lui assure sans doute de confortables revenus annexes. Il s’affirme dès lors comme un spécialiste des finances publiques, publiant successivement un Essai sur l’histoire de la comptabilité publique en France (législation comparée, statistique), tiré d’une conférence prononcée le 4 mars 1885 devant la Société de statistique de Paris, publié par le Journal de la même société (en août suivant) et ensuite paru sous la forme de brochure43 ou sollicité pour rédiger les articles « Caisse de service ; Cens ; Chambres législatives ; Comptabilité occulte ; Fonds particuliers et Revenu (impôt sur le) » du prestigieux Dictionnaire des Finances dirigé par Léon Say44. Les autres ont un caractère historique plus marqué et couvrent une période allant de la fin de l’Ancien régime, avec son Essai historique et statistique d’après les documents des Archives nationales de Paris sur le Trésor royal en France au commencement du XVIIIe siècle 45, au début de la IIIe République avec son étude du Trésor public pendant la guerre de 1870-187146, en passant par Le Trésor public (historique, législation comparée)47et Les vingt premières années de la Banque de France, 1800-181948. 31 Ces multiples publications lui valent d’ailleurs une réputation flatteuse dans les milieux scientifiques et financiers, en témoignent les compte rendus assez élogieux qui paraissent dans des revues aussi sérieuses que le Journal des économistes (en mai 1891 à propos de ses Financiers amateurs d’art), les Annales de l’École libre des sciences politiques (en 1892, à propos de son Trésor public pendant la guerre de 1870-1871) ou encore dans la Bibliothèque de l’École des Chartes (en 1904, à propos de son Descartes directeur spirituel). Une telle activité éditoriale l’éloigne cependant de façon durable de ses obligations administratives, jusqu’à mettre en péril sa situation professionnelle.

Les errements de M. de Swarte : un « désordre ancien et complet dans la gestion de sa fortune »

32 Une fois socialement installé et professionnellement reconnu, V. de Swarte semble progressivement faire passer au second plan ses fonctions financières pour ne plus se consacrer qu’à ses activités parallèles. La gestion de sa trésorerie générale en souffre durablement, ce que ne manque pas de signaler l’inspection générale des Finances. Les contrôles répétés mettent finalement à jour plusieurs irrégularités comptables, entraînant la suspension du trésorier-payeur général.

Comptabilités, 1 | 2010 87

Une position apparemment solide

33 Comme l’ensemble des hauts fonctionnaires, le trésorier-payeur général fait l’objet d’une surveillance de la part des autorités administratives. Le préfet est donc amené à remplir chaque année une fiche de renseignements qui reprend les principaux éléments de ce qui constitue en quelque sorte son « profil social ». Son dossier personnel en contient deux, datées des 17 janvier 1894 et 4 mars 1902, alors qu’il est en poste dans la Seine-et-Marne puis dans le Nord, et qui permettent d’avoir une idée de la façon dont il est perçu par ses supérieurs et plus largement de l’image qu’il projette en société49.

34 Bénéficiant d’une santé « excellente » à « bonne » et d’une tenue « parfaite », il sait tenir sa maison et recevoir « conformément à sa situation » ; disposant d’un « caractère expansif » et considéré comme « très actif », on lui reconnaît « de l’autorité sur son personnel », « une intelligence très cultivée » et une valeur morale « bonne » qui font de lui un « bon comptable, un chef de service intelligent et dévoué dont le gouvernement ne peut que se louer ». Sa situation financière enfin est considérée comme « très bonne » en 1894, sa fortune atteignant selon le préfet du Nord « 1 100 000 F en valeurs mobilières et immobilières ». Si l’on ne connaît pas plus précisément la composition de sa fortune, on peut fixer le montant de son cautionnement à un peu plus de 415 000 F en 1904. 35 À cette vision préfectorale, on peut ajouter celle qui provient des rapports rédigés à la fin de chaque tournée par les inspecteurs des Finances chargés de vérifier les caisses publiques dans les départements50. Ils prolongent et nuancent - négativement - l’image que son administration a de lui. Entre 1880 et 1904, la caisse du trésorier-payeur général de Swarte est contrôlée à huit reprises, soit une fois tous les trois ans en moyenne, mais la mention des années d’inspection - 1882, 1889, 1890, 1892, 1894, 1901, 1903 et 1904 - semble indiquer qu’après lui avoir laissé une période d’adaptation dans ses nouvelles fonctions puis avoir constaté un certain manque de sérieux dans l’administration de son service, l’inspection générale des Finances le place sur la sellette et raccourcit progressivement les délais entre chaque contrôle. 36 En juillet 1882, l’inspecteur considère que « M. de Swarte est encore trop nouveau dans le service des trésoriers pour qu’on puisse porter un jugement définitif sur son compte […] Actif, laborieux et intelligent, il est animé au plus haut degré du désir de placer le service dont la direction lui est confiée dans des conditions tout à fait irréprochables » ; en revanche, le directeur du Mouvement général des fonds l’informe que « plusieurs points importants, notamment dans la constatation de certaines dépenses dans vos écritures et les règlements d’opérations de banque ont donné lieu à des observations très sérieuses » (lettre du 18 juin 1883). En octobre 1889, l’inspecteur remarque avec un peu de perfidie que « M. de Swarte s’occupe utilement de son service, mais il serait à désirer qu’il le connût aussi bien qu’il se l’imagine […] Le seul reproche sérieux que l’on puisse [lui] faire, c’est de ne pas avoir un centime de fonds personnels engagés dans la Trésorerie ». 37 En octobre 1890, ce n’est pas sa gestion qui est mise en cause, mais sa façon de solliciter « dans les formes officielles » les percepteurs de Seine-et-Marne et des départements voisins pour une « enquête sur les locations de chasse consenties dans leurs réunions soit par les communes soit par les particuliers ». Mais agissant pour son compte personnel, cette initiative est vue comme « un véritable abus [dès lorsqu’]en de telles

Comptabilités, 1 | 2010 88

matières, la seule règle est de ne rien demander aux comptables en dehors des documents prévus par les instructions ». Les soupçons de l’inspection quant aux centres d’intérêt réels du trésorier-payeur général sont confirmés lors de la tournée de mai 1892 : « M. de Swarte est instruit et il travaille. Mais il est à craindre que les questions historiques, financières, économiques de toutes sortes auxquelles il s’intéresse et publie même des travaux, ne lui fassent perdre de vue les détails, plus arides, du service courant de sa trésorerie ». En octobre 1894, l’inspecteur signale que « M. de Swarte se désintéresse trop de l’exécution du service ; il ne se préoccupe même pas du contrôle de ses fonds particuliers, dont la comptabilité est en désordre. Il est très souvent absent de Melun à cause du voisinage de Paris »51 et confie la direction de sa trésorerie à deux fondés de pouvoir dont le plus vieux est atteint d’un affaiblissement cérébral. « En définitive, M. de Swarte ne fait preuve ni de zèle, ni d’instruction, ni de capacité ». 38 Il n’en est pas moins promu en 1895 à trésorerie-paierie générale du Nord, considérée comme l’une des plus prestigieuses et des plus rentables du pays ; il est vrai qu’il compte alors quinze années d’ancienneté dans la fonction et près de vingt ans de service, sans même mentionner ses probables protections au sein de l’appareil gouvernemental. Le jugement de l’inspection générale des Finances n’en reste pas moins tranché, alimenté tant par la mémoire de l’institution que par les constatations répétées des vérificateurs : « Trésorier-payeur général trop étranger à bien des détails de son service que le seul souci de sa responsabilité devrait engager à mieux surveiller » (11 juin 1901), alors même que la gestion est largement déléguée à deux fondés de pouvoir52. Les irrégularités semblent pourtant s’accumuler et le directeur général de la Comptabilité publique l’informe officiellement par lettre du 16 septembre 1903 que la dernière inspection, en juin, fait état de frais de gestion en dépenses de matériel « arbitraires et majorées »53. 39 En juillet 1904 enfin, l’inspecteur des Finances signale une nouvelle fois le manque de sérieux du trésorier-payeur général quant à son service qui « fonctionne d’une manière satisfaisante, sauf en ce qui concerne les fonds particuliers [régulièrement] insuffisants et la situation qui ressort des écritures de dizaines n’est pas la situation moyenne ». Il insiste pour finir sur « la situation anormale, parfois même artificielle des fonds particuliers et la nécessité d’exiger le règlement de façon permanente ». Le double reproche fait à Swarte, son manque d’investissement, aux sens propre et figuré, dans son service semble ainsi le poursuivre du début à la fin de sa carrière financière.

De la suspension à la faillite

40 Cette mauvaise gestion justifie une nouvelle vérification, sans doute impromptue, de sa comptabilité le 27 décembre suivant : l’inspecteur constate que l’avance personnelle du trésorier-payeur général présente une insuffisance de 40 000 F par suite des prélèvements opérés dans la caisse et la présence d’un bon signé « de Swarte » destiné à remplacer le numéraire manquant depuis le 12 décembre précédent ; deux prélèvements analogues sont enfin repérés au cours des deux mois précédents. En résumé, le comptable confondait sa caisse avec son portefeuille et y puisait – temporairement – en fonction de ses besoins pécuniaires. Immédiatement prévenu, le ministre des Finances le suspend par arrêté du 29 décembre et met en place une

Comptabilités, 1 | 2010 89

gérance intérimaire le lendemain. Commence alors un examen approfondi de la comptabilité de la trésorerie-paierie générale du Nord.

41 En septembre suivant, le grand chancelier de la légion d’Honneur, « saisi d’une réclamation contre M. de Swarte », s’informe auprès du ministre des Finances comme du préfet du Nord des « renseignements que vous auriez pu recueillir sur la conduite de ce légionnaire, notamment sur sa moralité et son honorabilité pendant son séjour dans votre département ». La réponse du préfet signale que « M. de Swarte a été au commencement de l’année 1905 remplacé dans les fonctions qu’il occupait à Lille. Des dépenses exagérées, un désordre ancien et complet dans la gestion de sa fortune privée avaient détruit son crédit. M. le ministre des Finances […] envoya à Lille un inspecteur des Finances [qui] est resté pendant plusieurs mois pour liquider la situation ». La fin de la lettre précise « qu’il n’y a pas eu de déficit dans les caisses publiques et que les collègues de M. de Swarte n’ont pas été appelé à consentir de sacrifices54. [… En revanche], les créanciers personnels de M. de Swarte ont subi des pertes importantes pour une somme qui approche les 2 millions »55. 42 Le rapport du nouveau trésorier-payeur général du Nord, Louis Le Gall, daté du 7 juillet 1905, permet de mieux comprendre les véritables raisons de la suspension de Swarte (document 3). Selon lui, « depuis au moins deux ans, M. de Swarte prélevait dans sa caisse des sommes supérieures au montant de ses fonds personnels. Pour ne pas laisser apparaître cette situation irrégulière, les prélèvements ainsi opérés n’étaient pas constatés dans les écritures et il était procédé comme suit : un bon ou reçu était remis au caissier et celui-ci le conservait comme valeur, au même titre que le numéraire. Cette situation, qui pouvait passer inaperçue pendant les neuf premiers jours de la dizaine, ne pouvait manquer d’appeler l’attention de la direction du Mouvement général des fonds si elle avait été maintenue pour le dernier jour de la dizaine […] Pour ne pas s’exposer à des demandes d’explication ou à des observations, M. de Swarte a employé successivement les deux moyens ci-après : 1° Dépenses fictives : vers la fin de chaque dizaine, on recherchait pour une somme suffisante des bordereaux de ventes de rente de date récente dont le paiement ne paraissait pas devoir être réclamé immédiatement […] Le caissier recevait l’ordre de constater le paiement de ces rentes. Par le moyen de cette dépense fictive, le reçu de M. de Swarte conservé comme numéraire se trouvait momentanément couvert par une dépense constatée dans les écritures. […] Pour couvrir exactement en fin de dizaine les bons remis par M. de Swarte, le caissier tenait une comptabilité à côté 56, le montant des paiements de vente de rente n’étant pas égal aux bons à couvrir. […] 2° Versements momentanés effectués par un notaire : dans la dernière partie de l’année 1904, les découverts de M. de Swarte ayant atteint une somme qui ne pouvait être compensée par des dépenses fictives, un notaire de la ville lui prêtait pour 24 ou 48 heures une somme suffisante destinée à couvrir le manquant en caisse. […] Le dernier prêt consenti en décembre n’ayant pas pu être remboursé […], le notaire dont il s’agit est devenu créancier opposant pour une somme dépassant 80 000 F. »57 43 On comprend à la lecture de ce rapport que ce qu’il faut bien appeler un détournement de fonds érigé en système par Swarte dure depuis plusieurs années, au plus tôt depuis son arrivée dans le Nord, les remises de service réalisées lors de ses précédentes mutations n’ayant pas donné lieu à remarques ; on observe également que ses besoins pécuniaires sont allés croissants, nécessitant de mettre au point une première puis une seconde méthode de régularisation des écritures afin de couvrir ses prélèvements, et par là même la tenue d’une comptabilité parallèle et pour tout dire occulte ; enfin une

Comptabilités, 1 | 2010 90

telle opération impliquait un nombre croissant de personnes, outre le trésorier-payeur général lui-même : le caissier, l’employé comptable chargé des écritures, le notaire et sans doute au moins un des deux fondés de pouvoir.

Document 3 : Rapport de Le Gall, trésorier-payeur général du Nord, 7 juillet 1905

44 Une note du directeur du Personnel du ministère des Finances du 5 avril 1909 complète ces éléments : courant 1905, l’examen approfondi de la comptabilité des fonds particuliers révèle un déficit de 48 765,03 F aux dépens des déposants ; plus largement, la « situation générale du comptable est très embarrassée avec des dettes considérables et une fortune personnelle nulle ». La poursuite des investigations met bientôt en évidence un débet qui ne cesse de croître pour atteindre la somme d’1 183 629,35 F en 190658 puis 1 705 564,95 F en 190959 ; parmi ses 53 créanciers, on trouve ses proches (son épouse pour 261 988,23 F (sa dot ?) et son parent Victor Hassebroucq pour 85 852,74 F), plusieurs établissements financiers (le Crédit Foncier de l’Algérie pour 22 627,82 F ; la Banque de Paris et des Pays-Bas pour 28 764,65 F, le CFF pour 35 941,25 F ; la Société générale pour 51 719,75 F), des entreprises privées, industrielles ou commerciales (dont son éditeur Berger-Levrault pour 7 703,45 F), enfin une foule de particulier de tous milieux, de la vicomtesse Joubert (5 344,25 F) à son chemisier Noblet (397,65 F) et à Célina, « petite couturière à Paris » (1 466,30 F). Les créances privilégiées représentent moins de 20 % du total, les créances chirographaires constituant l’immense majorité de l’ensemble et ne pouvant être satisfaites qu’à hauteur de 20 %. 45 En effet, l’ensemble du patrimoine de Swarte, progressivement réalisé pour dédommager ses créanciers ne couvre pas, et de beaucoup, ses dettes : outre son cautionnement (415 000 F), il dispose de 74 013,77 F en compte-courant et vend pour 33 930,55 F son domicile particulier et ses bureaux, soit moins du tiers de ses engagements. Au fil des mois, des décisions de justice interviennent pour liquider son

Comptabilités, 1 | 2010 91

actif et en répartir le montant, à l’image de l’arrêt du tribunal civil de la Seine en date du 21 juillet 1908 qui émet bordereau de collocation en faveur des créanciers de Swarte à hauteur de 160 979,92 F60, mais il est probable qu’à son décès en 1917, il était encore largement débiteur de sommes importantes. 46 Pour faire face à ses engagements, pour subvenir à ses besoins comme pour « restaurer son honneur », il entame dès 1905 une procédure au long cours visant à faire valoir ses droits à la retraite administrative61. À cet effet, il œuvre pour rembourser au plus vite le Crédit foncier de France et la Ville de Paris dont il obtient quitus fin 1909, de même que de la Cour des comptes pour sa gestion des deniers publics62 ; plus largement, il fait constater que « le Trésor public n’a supporté aucun préjudice »63 et le rappelle à chaque occasion. « D’un autre côté, j’ai contracté dans l’exercice de mes fonctions des infirmités qui seront justifiées par des certificats médicaux et qui me permettent d’invoquer les dispositions de l’art. 11 § 3 de la loi du 9 juin 1853 » sur la retraite des fonctionnaires publics64. Sa demande est enfin soutenue par de très nombreux parlementaires qui inondent littéralement le ministère des Finances de lettres de recommandation et d’appui ; parmi eux, de nombreux élus des départements où il a été en poste (Jura et Nord), mais également du Pas-de-Calais, de la Marne, de la Seine, de l’Aisne et même de l’Indre et d’Oran et quelques noms connus ou prestigieux comme l’abbé Lemire, député d’Hazebrouck, le sénateur de la Marne et ancien président du Conseil Léon Bourgeois, le député de la Marne et ancien ministre des Finances , ou encore Georges Trouillot, sénateur du Jura et titulaire du portefeuille des Colonies. 47 Si le ministre des Finances pense un moment accéder à sa demande65, il ne peut que constater que « l’examen des circonstances qui ont amené l’un de mes prédécesseurs à suspendre M. de Swarte […] ne permet d’envisager ni la réintégration de cet ancien chef de service, même à titre temporaire, dans un emploi ressortissant de l’administration des Finances, ni son admission à la retraite »66. Son successeur constate quant à lui que « de l’examen attentif et minutieux auquel j’ai procédé personnellement, il résulte que M. de Swarte n’a pas encore réglé le passif constaté par l’inspection générale des Finances et à la suite duquel il a été remplacé. Or quelque soit mon désir de vous être agréable, je ne pourrai envisager une mesure de bienveillance à son égard que lorsqu’il aura pris soin de régler complètement son passif »67. Et de fait, jamais Swarte n’obtient la liquidation de sa retraite, d’autant que s’il « était admis à faire valoir ses droits et si le Conseil d’État liquidait sa pension, il pourrait demander le rappel de trois ans d’arrérages, soit 18 000 F », ce qui semble par trop généreux aux yeux de l’Administration centrale68. 48 Réduit à trouver un emploi, Victor de Swarte devient chroniqueur financier (il se dit lui-même « feuilletoniste de Bourse ») au Matin et au Radical tout en se prévalant sur sa carte de visite de ses anciennes fonctions d’« Ancien trésorier général des Finances [et] Ancien administrateur du Crédit foncier de France ».

Conclusion

49 « Second couteau » inconnu du grand public, haut fonctionnaire de circonstance et somme toute peu investi dans ses missions administratives, auteur d’ouvrages aussi nombreux et variés que méconnus, Victor de Swarte n’en demeure pas moins l’un de

Comptabilités, 1 | 2010 92

ceux qui ont œuvré en faveur d’une plus grande rigueur comptable de la part d’un État de finances qui ne cesse de s’affirmer au cours du XIXe siècle.

50 Comme comptable supérieur, à la fois représentant du Trésor public et chef de service départemental, il se trouve très exactement à l’articulation du national et du local et entend participer à un travail d’unification juridique et comptable du territoire. À ce titre, sans doute peut-on considérer qu’il contribue à la constitution de l’État-nation dans le domaine des finances publiques.

Document 4 : Portrait de Victor de Swarte (BM Lille)

NOTES

1. Les minutes notariales de son activité entre juillet 1837 et mai 1847 sont conservées aux Archives départementales du Nord sous la cote J 1424/43 à 52 ; on le retrouve ensuite juge de paix des cantons de Lens (1852-1862) puis de Bailleul-sud (1863-1869) d’après l’Annuaire statistique du département du Nord. 2. Théodore DE LAMATHIÈRE, Panthéon de la Légion d’honneur, Paris, Dentu, t. V, p. 60-61. 3. Générations romantiques : les étudiants de Paris et le Quartier latin, 1814-1851, Paris, A. Colin, 1991. 4. On ne retrouve guère que la trace d’une inscription au barreau de Versailles en 1876 et d’une thèse de licence de Droit soutenue à Rennes le 11 août 1879, intitulée De la séparation de corps [Paris, F. Pichon, s.d., 80 p. ; BNF : 8° F4 6437].

Comptabilités, 1 | 2010 93

5. Louis-Gustave VAPEREAU, Dictionnaire universel des contemporains : contenant toutes les personnes notables en France et des pays étrangers, Paris, Hachette, 1893, 6e éd., p. 1481 ; voir également Léo HAMON (éd.), Les républicains sous le Second Empire, Paris, Éd. de la MSH, 1994. 6. Dictionnaire des parlementaires, notices « Bancel », I, p. 149 et « Ollivier », IV, p. 514 ; Éric ANCEAU, Dictionnaire des députés du Second Empire, Rennes, PUR, « Carnot », 1999, p. 28 et 276. 7. Jonathan VOUTERS, 1870-1871, Appels et mobilisations dans le département du Nord, M2 d’histoire contemporaine, Lille 3 (dir. J.-F. Chanet), 2009. 8. Et l’on observe qu’au cours des années, la particule tend imperceptiblement à perdre sa majuscule pour se confondre avec celle de l’aristocratie. En 1869 déjà, il publie avec son frère Ernest une Notice généalogique concernant la famille De Swarte [Gand, Chez E. et S. Gyselynck, 16 p.], extraite du Complément au nobiliaire des Pays-Bas et du Comté de Bourgogne du baron de Herckenrode [BM Lille : 50 189]. La famille y est présentée comme « attestée » depuis la fin du XIVe siècle, repérée dans la châtellenie de Bailleul au début du XVe siècle et installée à Méteren depuis le XVIe siècle. 9. Dictionnaire des parlementaires, notice « Martel », IV, p. 286 ; É. ANCEAU, Op. cit., p. 418 ; Jean- Marie MAYEUR et Alain CORBIN (dir.), Les immortels au Sénat, 1875-1918. Les 116 inamovibles de la III e République, Paris, Publ. de la Sorbonne, 1995, notice « Martel », p. 421-422. Voir également Bernard MÉNAGER, Jean-Pierre FLORIN et Jean-Marc GUISLIN (éd.), Les parlementaires du Nord-Pas-de- Calais sous la IIIe République, Villeneuve d’Ascq, CHRN, 2000, p. 299-300, indispensable pour suivre les élus cités infra. 10. Jean-Marc GUISLIN (éd.), Le Seize-Mai revisité, Villeneuve d’Ascq, CEGES, 2009. 11. Archives départementales du Nord, M 37/ 6 : élections de 1877 et Bernard MÉNAGER, La vie politique dans le département du Nord de 1851 à 1877, tome 3 : Les débuts de la IIIe République, Dunkerque, Éd. des Beffrois, 1983, p. 1205-1207. Il fait une nouvelle tentative, dans des circonstances analogues, en 1885 : le député opportuniste Alphonse Outters ne se représente pas, officiellement pour raisons de santé, plus probablement en raison d’un désaccord avec la tonalité générale de la liste républicaine, qu’il considère comme trop à gauche et ayant donc peu de chance de l’emporter, a fortiori avec un scrutin de liste départemental. De Swarte est donc opposé au candidat conservateur, le général Joseph Bosquillon de Frescheville, finalement élu avec tous ces colistiers avec environ 70% des suffrages exprimés dans la circonscription d’Hazebrouck I. Archives départementales du Nord, M 37/15 à 18 : élections de 1885 et Jean-Marie MAYEUR, L’Abbé Lemire 1853-1928 : un prêtre démocrate, Paris-Tournai, Casterman, 1968, p. 107-109. Il aurait enfin refusé en 1892 un siège de sénateur du Nord proposé par un groupe influent d’électeurs du département ; Henry CARNOY, Dictionnaire biographique des hommes du Nord, Paris, Impr. de l’Armorial français, 1897. 12. Le décret présidentiel est daté du 13 juillet 1880 ; Archives nationales, LH 2560/15. De Swarte est également officier d’académie depuis le 19 janvier 1879 et promu officier de l’Instruction publique le 15 juin 1889. 13. Pierre-François PINAUD, Les trésoriers-payeurs généraux au XIXe siècle. Répertoires nominatif et territorial, Paris, Éd. de l’érudit, 1983, p. 182. 14. Comme manieur de deniers publics, il est astreint au versement à la Caisse des dépôts et consignations d’un cautionnement, en numéraire ou en rente publique, calculé d’après le montant des contributions acquittées par son département d’exercice. 15. Cette obligation d’alimenter sa caisse de ses fonds propres cesse officiellement en 1883, tout comme le compte courant d’avance au bénéfice du Trésor, supprimé en 1889 ; dans les faits, ces deux pratiques perdurent jusqu’en 1914, ce que confirment les rapports d’inspection cités infra. 16. Rapport de l’inspection générale des Finances daté de 1895, cité par P.-F. Pinaud, op. cit., p. 13.

Comptabilités, 1 | 2010 94

17. Ce dernier devient par la suite vice-président du Sénat puis gouverneur de la Banque de France (1881-1898). En 1890, V. de Swarte prend garde de se placer sous son haut patronage en lui dédicaçant son ouvrage Le Trésor public pendant la Guerre de 1870-1871 [Paris, Berger-Levrault, 1890 ; BNF : 8° Lf154 37] et en l’assurant des « sentiments reconnaissants de celui à qui vous avez bien voulu confier, il y a dix ans, une trésorerie générale ». 18. Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 2006 (2e éd.). 19. Jean GARRIGUES, La République des hommes d’affaires : 1870-1900, Paris, Aubier, 1997. 20. Le traitement des trésoriers-payeurs généraux se compose d’une partie fixe et d’une partie variable, représentant un pourcentage des contributions perçues dans leur département d’exercice ; plus ce dernier est « riche », plus les revenus du trésorier-payeur général sont importants. 21. Son dossier personnel, qui constitue l’essentiel de la documentation sur le personnage, est disponible au Centre des archives économiques et financières (Savigny-le-Temple) sous la cote 1 C 5583. 22. La durée moyenne des services dans la trésorerie est de neuf ans et demi. 23. Jean-Pierre ALLINE, Banquiers et bâtisseurs. Un siècle de Crédit foncier, 1852-1940, Paris, Éd. de CNRS, 1983. 24. Voir par exemple la composition du Conseil d’administration dans l’Almanach national de 1895, p. 1228. Que Mme M. Labarbe, du Crédit Foncier, trouve ici l’expression de ma reconnaissance pour son aide précieuse. 25. Articles et causeries publiés dans le Mémorial artésien (octobre, novembre, décembre 1874), Saint- Omer, Impr. de Fleury-Lemaire, 1874 [BNF : 8° Lb57 5161 et disponible sur Gallica]. 26. Comme les Lettres sur le Salon de 1875, Saint-Omer, Impr. de Fleury-Lemaire, 1876 [BNF : 8° V 632] 27. Un canal de Bailleul à la Lys, 1631-1781. La Garde bourgeoise à Bailleul, 1789-1791, Saint-Omer, Impr. de Fleury-Lemaire, 1877 [BNF : 8° Lk7 19487]. 28. Et le catalogue général informatisé comptabilise 72 notices à son nom. 29. Respectivement publiés sous le pseudonyme de Jean Revel, du nom de jeune fille de sa mère, Paris, Berger-Levrault, 1893 [BNF : 8° M 8194] et d’après le nom donné aux Gorges du Djerdap, ce défilé du Danube séparant les Balkans de la Roumanie. Conférence faite à la Société de statistique et d’économie politique de Lille, le 7 décembre 1901, Lille, Impr. de G. Dubar, 1902 [BNF : 8° Z 9557 (11)]. 30. Respectivement à propos des peintures de la collection Loukhamoff exposées au Palais du Louvre, Paris, La Grande Revue, 1891 [BNF : 4° V pièce 4002] ; Paris, La Nouvelle Revue, 1898 [BNF : 8° M pièce 2497] ; Paris, La Nouvelle Revue, 1899 [BNF : 8° M pièce 2598]. 31. Respectivement Paris, Plon-Nourrit, 1890 [BNF : 8° Ln 12 39] et plusieurs fois réédité ; Paris, Berger-Levrault, 1893 [BNF : 8° Ln27 41938] ; Dunkerque, Impr. de C. Coddée, 1900 [BNF : 8° Ln 27 47803]. 32. Charleville, Impr. F. Devin & Cie, 1883, conservé dans son dossier au CAEF. 33. Baume, Impr. de V. Simon, 1838 [BNF : 8° Lf160 9]. 34. Paris, Impr. nationale, 1877 [BNF : 8° Lf159 87]. 35. Paris, impr. de F. Levé, 1887 [BNF : 8° F 7070]. L’auteur est alors auditeur à la Cour des comptes et promis à une belle carrière ; Dictionnaire biographique des magistrats de la Cour des comptes, 1807-2007, Paris, La Documentation française, 2007, p. 338-339. 36. Respectivement conseiller d’État et maître des requêtes au Conseil d’État ; Dictionnaire biographique des membres du Conseil d’État, 1799-2000, Paris, Fayard, 2004, p. 302 et 542.Paris, P. Dupont, 1890-1892, Extrait du « Répertoire du droit administratif », publié sous la direction de M. Léon Béquet [BNF : 8° F 6103 (1 à 6)].

Comptabilités, 1 | 2010 95

37. Pour une vision plus nuancée, on renvoie aux actes de la journée d’études Les modalités de paiement de l’État moderne. Adaptation et blocage d’un système comptable, M.-L. LEGAY (dir.), Paris, CHEFF, 2007. 38. Éléments rappelés par la loi du 18 juillet 1837 (sur l’organisation des communes ; art. 64), le règlement général de la comptabilité publique du 31 mai 1838 (que Swarte ne cite pas) et le décret du 31 mai 1862. Sur ces textes fondamentaux pour la comptabilité publique contemporaine, voir Guy ANTONETTI, Fabien CARDONI et Matthieu DE OLIVEIRA, Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire. Dictionnaire biographique, notices « Villèle » (II, p. 198), « Chabrol de Crouzol » (II, p. 249-250), « Lacave-Laplagne » (II, p. 511) et « Fould » (III, p. 178-179), Paris CHEFF, 2007 et 2008. Notons enfin que la cheville ouvrière de chaque étape de ce processus est le marquis d’Audiffret, qui ne manque pas de s’en prévaloir dans ses Souvenirs de ma famille et de ma carrière dédiés à mes enfants (1787-1878), présentés et annotés par M. BRUGUIÈRE et V. GOUTAL-ARNAL, Paris, CHEFF, 2002. 39. Il s’agit des caisses particulières du ministère de la Marine (régularisée en 1851), du ministère des Affaires étrangères relative à l’indemnité de guerre payée par la Chine (1874) et de l’Académie nationale de musique (1880), du compte de la commission d’armement national (1878), ainsi que des comptabilités irrégulières de la grande chancellerie de la Légion d’honneur (1881) et du service d’estafettes et d’éclaireurs pendant la Guerre de 1870-1871 (I, 10-14). 40. Notons également que le dédicataire de l’ouvrage est le directeur général des contributions directes et conseiller d’État Émile Boutin (1842-1900), que l’auteur présente comme son « ami », le remerciant pour son « haut patronage » et l’assurant « de [son] respectueux attachement » ; ces quelques éléments permettent de reconstituer une partie des réseaux de l’auteur dans la haute administration du moment. 41. Il est possible, mais non vérifié, que cet ouvrage - et sa diffusion dans les milieux concernés - ait accéléré sa carrière puisqu’il est promu, en Seine-et-Marne puis dans le Nord, peu après la publication du premier puis du second tomes. 42. Paris, Berger-Levrault, 1884 (5 e éd.) [BNF : 8° F 3345] qui fait suite à D. MILLET, Manuel du candidat à l’emploi de percepteur surnuméraire, rédigé conformément au programme officiel réglé par l’arrêté ministériel du 3 octobre 1873, Paris, Berger-Levrault, 1878 (2e éd.) [BNF : 8° F 569]. C’est sans doute à cette occasion qu’il découvre l’ouvrage du percepteur rural du Doubs dont il est fait mention supra. 43. Nancy, Berger-Levrault, 1885 [BNF : 4° Lf155 22]. 44. Paris, Berger-Levrault, 1889-1893, 2 vol. [BNF : 4° R 1003]. 45. Kristiania (Copenhague, Suède), Impr. de T. Steen, 1900 [BNF : Lf31 34]. 46. Paris, Berger-Levrault, 1890 [BNF : 8° Lf154 37]. 47. Conférence faite le 3 février 1900 à la Société de statistique et d’économie politique de Lille, Lille, Impr. de G. Dubar, 1900 [BNF : 4° Lf154 58]. Il annonce également une Histoire du Trésor public en 2 volumes qui ne sort finalement jamais des presses. 48. Paris, F. Dupont, 1900 [BHVP : 916 333]. 49. CAEF, 1C 5583. 50. Eugène Trollard, Mémoires d’un inspecteur des finances au XIXe siècle, introd. et notes d’Emmanuel Chadeau, Paris, CHEFF, 1998 ainsi que Emmanuel Chadeau, Les inspecteurs des finances au XIXe siècle (1850-1914). Profil social et rôle économique, Paris, Economica, 1986. 51. De fait, il habite même dans la capitale, au 31 de la rue Marbeuf (8e arr. actuel). 52. Il s’agit de MM. Sauvage et Cordier. Le recours à des fondés de pouvoir n’est pas inhabituel, mais il a pour effet de réduire d’autant le contrôle qu’exerce le titulaire. 53. L’inspecteur des Finances lui reproche par exemple de surévaluer la valeur locative de l’immeuble qu’il occupe, de majorer de 200 F les dépenses de « contributions, eaux et

Comptabilités, 1 | 2010 96

assurances » ou encore de ne pas défalquer les frais d’éclairage de la part afférente à son hôtel particulier. 54. Il existe un système de caution solidaire entre les comptables supérieurs destiné à ne pas léser le Trésor public. 55. CAEF, 1C 5583 : lettre au ministre des Finances du 13 septembre 1905. Archives départementales du Nord, M 121/45 : lettre au préfet du Nord du 30 septembre 1905 et réponse du 2 juillet 1906. 56. C’est moi qui souligne. 57. CAEF, 1 C 5583. Les éléments qui suivent sont tirés du même dossier. 58. Lettre du directeur général de la Comptabilité publique au directeur du Personnel du ministère des Finances, 18 avril 1906. 59. Situation du passif de M. de Swarte avec indication des répartitions faites aux créanciers, 29 décembre 1909. 60. Lettre du trésorier-payeur général du Nord Le Gall, 28 août 1908.La « collocation » est le fait pour les créanciers d’être « appelés ensemble ». Il s’agit d’une procédure par laquelle les créanciers d’un même débiteur qui ont obtenu un jugement ordonnant la vente publique de ses biens et qui du fait de l’insuffisance du prix pour couvrir l’ensemble de leurs créances, sont réunis pour assister à la distribution du produit de cette vente. La Loi déterminant le rang de chaque créancier pour déterminer l’ordre dans lequel, compte tenu de la qualité de sa créance, il participera à la distribution, il est dressé un document dit « état de collocation », chaque créancier se voyant remettre un « bordereau ». 61. Lettre au ministre des Finances du 11 août 1905 : « N’ayant d’autres ressources, je crois que vous voudrez bien vous rappeler les services que j’ai rendu dans le passé et ne pas me léser au détriment des miens qui ont fait de généreux sacrifices ». 62. Note du ministre des Finances, 8 février 1910. 63. Lettre précitée du directeur général de la Comptabilité publique à celui du Personnel, 18 avril 1906. 64. Lettre de Swarte au ministre des Finances, 3 août 1909. 65. « Me présenter le dossier de M. de Swarte afin de voir si on peut le caser quelque part (Entrepôt d’Auteuil) et le mettre ensuite à la retraite », note manuscrite du ministre des Finances, 17 mars 1909. 66. Réponse à l’abbé Lemire, 29 avril 1909. 67. Lettre au vice-président de la Chambre des députés Eugène Étienne, 19 août 1909. 68. Note anonyme adressée au directeur du Personnel, avril 1909.

RÉSUMÉS

Militant républicain sous l’Empire puis sous la République conservatrice, Victor de Swarte est récompensé de ses services en étant nommé trésorier-payeur général en 1880. Il exerce ces fonctions jusqu’en 1904, sans jamais s’investir totalement dans la gestion administrative et financière de son service, abandonnée à des fondés de pouvoir. Il préfère en effet se consacrer à ses travaux littéraires et historiques ; il publie en particulier un Traité des comptabilités occultes qui attire l’attention des élus et responsables municipaux sur les dangers de la gestion irrégulière et de la comptabilité de fait au moment où les communes disposent de pouvoirs élargis à la suite de

Comptabilités, 1 | 2010 97

la loi du 5 avril 1884. Parallèlement, des besoins pécuniaires croissants le poussent à mettre en place un système de détournement de fonds qui lui vaut d’être finalement suspendu et renvoyé de l’administration des Finances.

Republican militant under the Empire and the conservative Republic, Victor de Swarte, is rewarded for his services by being appointed as general paymaster in 1880. He remains in office until 1904, without being fully committed to the administrative and financial management of his service deserted to attorneys. He prefers to give himself to his literary and historical works. He published, in particular, a Treatise on secret accounts, that attracts elected officials and municipal leaders attention on the risks of improper management and “comptabilité de fait”, when municipalities have broad powers consecutively to the law of April 5th, 1884. Meanwhile, under financial needs, he establishes a process of embezzlement that led him to be suspended and finally dismissed from the service of Finance.

Las contabilidades ocultas del Tesorero-Pagador General De Swarte. Militante republicano durante el Imperio y la República conservadora, Victor de Swarte es premiado por sus servicios en 1880, cuando se le nombra Tesorero-Pagador General. Ejerce estas funciones hasta 1904, sin dedicar todo su tiempo a la gestión administrativa y financiera de su servicio, abandonándola a delegados suyos. En efecto, prefiere dedicarse a sus obras literarias e históricas. En particular, publica un Traité des comptabilités ocultes que llama la atención de los representantes elegidos y responsables municipales sobre los peligros de una gestión irregular de la contabilidad “de fait”, precisamente cuando la ley de 5 de abril de 1884 amplía los poderes de los municipios. Al mismo tiempo, sus crecientes necesidades financieras le obligan a organizar un sistema para divertir fondos, por lo que se le suspende, despidiéndole de la administración de Hacienda.

Die okkulten Buchführungen des Hauptrent-und Zahlmeister de Swarte. Wie republikanischer Kämpfer unter dem Reich dann unter der konservativen Republik, Victor de Swarte war durch die Funktion von Hauptrent-und- Zahlmeister 1880 belohnt gewesen. Er übt diese Funktion bis 1904 aus, ohne sich jemals in der finanziellen Verwaltung, der zu ihren Bevollmächtigten verlassenen war, völlig einzusetzen. Er zieht vor, sich seinen literarischen und geschichtlichen Arbeiten zu widmen. Er veröffentlicht besonders einen Vertrag (Traité des comptabilités occultes), der die Aufmerksamkeit der gewählten Vertreter und der Stadtverantwortlichen auf die Gefahren der unregelmäßigen Verwaltung und der Buchhaltung der Tatsache lenkt, als die Gemeinden ihre Mächte infolge des Gesetzes vom 5. April 1884 dehnten aus. Zunehmende geldliche Bedürfnisse veranlassen ihn aber, ein Veruntreuungssystem einzurichten. Er wird schließlich seines Amtes entheben sein und von den Finanzbehörden wegschicken.

INDEX

Palabras claves : contabilidad oculta, hacienda departamental y municipal, diversión de fondos Schlüsselwörter : Okkulte Buchführung, Buchhalter der Tatsache, Stadt- und Departementsfinanzen, Veruntreuung Keywords : secret accounts, local and municipal finances, embezzlement Mots-clés : comptabilité occulte, comptable de fait, finances départementales et municipales, détournement de fonds

Comptabilités, 1 | 2010 98

AUTEUR

MATTHIEU DE OLIVEIRA

Maître de Conférences en histoire contemporaine, Université Lille Nord de France - Lille 3 - IRHiS (UMR CNRS 8529)– [email protected]

Comptabilités, 1 | 2010 99

Jean Fourastié, un expert en comptabilité

Régis Boulat

1 Dès le XIXe siècle, la plupart des entreprises françaises tiennent une comptabilité générale, présentent un bilan, un compte de pertes et profits à l’assemblée générale de leurs actionnaires, les pratiques évoluant au gré des besoins. Toutefois, au cours de l’entre-deux-guerres, face aux fortes variations d’une entreprise à l’autre des règles d’évaluation des actifs, des modalités de prise en compte des risques comme de la présentation des bilans et des comptes de pertes et profits, des voix s’élèvent pour réclamer l’adoption de règles communes susceptibles de donner aux dirigeants une image plus juste des entreprises et de protéger les tiers susceptibles de contracter ces dernières. Dans une logique différente, il s’agit également pour l’État (administration des contributions directes) d’améliorer son système fiscal1. Dans ce contexte, on assiste à un mouvement de normalisation progressive de la comptabilité industrielle (rôle de la Commission Générale d’Organisation Scientifique du Travail-CEGOS, d’Auguste Detoeuf, de Jean Milhaud)2, à la diffusion des pratiques du contrôle budgétaire (rôle du CNOF, de l’UIMM), alors que, de son côté, l’État exige des entreprises participant au réarmement la tenue d’une comptabilité de plus en plus rigoureuse avant d’imposer un premier plan comptable au secteur des assurances. Avec l’Occupation et les exigences de l’économie dirigée, qui se traduisent notamment par la mise en place de Comité d’organisation (CO)3 et d’offices de répartition, les pressions se multiplient pour obtenir l’unification des plans comptables des entreprises industrielles : alors que Detoeuf entend profiter des circonstances pour concrétiser ses projets, les autorités allemandes se doivent, pour leur part, de contrôler les prix de revient de leurs fournisseurs afin d’obtenir des baisses de tarifs. Finalement adopté en 1942, le premier plan comptable général – d’inspiration allemande – s’accompagne également d’un encadrement de la profession d’expert comptable.

2 Un homme au parcours singulier se dégage des experts qui participent à ce processus ; il s’agit de Jean Fourastié (1907-1990). La postérité retient surtout son action d’expert – en productivité ou en main-d’œuvre –, de vulgarisateur – il est à l’origine d’un genre littéraire nouveau, l’essai économique grand public – et d’enseignant – il forme les

Comptabilités, 1 | 2010 100

élites françaises au CNAM, à l’ENA, EHESS ou à Sciences-po – dans la France d’après- guerre4. Or, il existe un « Fourastié avant Fourastié »5, puisqu’il est, dès les années trente, commissaire-contrôleur des assurances à l’origine du plan comptable de 1938-1939. Fort de sa légitimité en matière d’assurances, il s’intéresse à la comptabilité pour comprendre le sens des mots « crédit » et « débit » (« lorsqu’il y a de l’argent dans la caisse, c’est un débit de caisse ») : « L’histoire m’a appris combien il était difficile de fixer le sens de ces mots crédit et débit de manière à ce que les comptes clients (comptes de tiers) soient compréhensibles pour le client. Si le banquier veut créditer le compte du client, il est bien forcé de le débiter de sa propre caisse. Par conséquent les signes du compte caisse et du compte de tiers sont inversés. Il faut que le banquier adopte la terminologie du client, qui n’est pas un professionnel et ne comprend que le sens littéraire des titres de colonnes »6. 3 Progressivement, il se forge une réputation d’expert en comptabilité grâce à sa participation aux travaux de la Commission du plan comptable et, surtout, grâce à la publication de plusieurs ouvrages salués par la critique dont un « Que sais-je ? » sur La Comptabilité qui paraît en 1943.

Un centralien atypique

Un commissaire-contrôleur à l’origine du plan comptable des assurances

4 Né en 1907 dans une famille aux origines paysannes et croyantes, Jean Fourastié intègre l’École Centrale mais, guère tenté par une carrière d’ingénieur, il poursuit ses études à l’École libre des sciences politiques (ELSP) où il suit peu les cours, sauf ceux de Charles Rist, qui lui décrit les théories de Keynes7, et de Jean Romieu8. En 1932, alors que le nombre d’ingénieurs diplômés des grandes écoles au chômage est de plus en plus important, il passe le concours de commissaire-contrôleur des compagnies d’assurances, mais doit attendre 1934 avant d’avoir un poste.

5 Il effectue au siège des compagnies d’assurances des vérifications financières et juridiques qui ont pour objet, d’une part, l’instruction des plaintes déposées par les assurés ; et de l’autre, l’étude de la situation financière des entreprises9. Aron, Inspecteur général des Ponts et Chaussées, Directeur des Assurances privées, service chargé au ministère du Travail du contrôle de l’État sur les compagnies d’assurances, lui confie deux enquêtes10 : la première, sous la direction de Gabriel Chêneaux de Leyritz (1899-1973)11, conduit au retrait d’enregistrement de la Lyonnaise de capitalisation et à la mise en faillite de huit sociétés du groupe ; la seconde aboutit à la liquidation de la Prévoyance, mutuelle française12. « Dans une période où les faillites financières étaient nombreuses, où la législation était à fonder », les directeurs successifs lui montrent comment on peut traduire en acte les enseignements de Jean Romieu. 6 En 1937, il soutient sa thèse sur le contrôle par l’État des sociétés d’assurances13, publiée chez Dalloz l’année suivante avec une préface de Paul Sumien14. Jean Fourastié y critique le régime légal en vigueur avant d’en appeler à une réforme : « Une grande partie de cette thèse a pour objet de mettre en évidence ce que sont les réserves mathématiques, et comment il faut les traiter en comptabilité ; il s’agit bien d’une dette à inscrire au passif et à couvrir par des placements d’actifs (…). Or,

Comptabilités, 1 | 2010 101

jusque-là, les compagnies avaient aimé laisser entendre qu’elles étaient riches de leurs immeubles. (…) Le nouveau vocabulaire a été difficile à mettre en œuvre, car il y avait des habitudes et une terminologie qui avaient un siècle d’existence »15. 7 Cette thèse connaît un certain succès puisque deux éditions successives sont épuisées en quelques mois et que des comptes rendus élogieux paraissent tant en France qu’à l’étranger dans les revues spécialisées. Lorsque la procédure des décrets-lois permet à Chêneaux de Leyritz, directeur des Assurances, de mettre en œuvre la réforme que Fourastié appelait de ses vœux en 1937, il est chargé des décrets d’application et envoyé en missions d’enquête auprès des autorités de contrôle suisses, allemandes et italiennes pour étudier la pratique administrative, l’organisation économique et la législation des autres États européens en matière d’assurance. C’est la Suisse surtout qui retient son attention : « Il n’y avait pas de plan comptable général en France, mais il y en avait déjà dans d’autres pays, notamment en Suisse et en Allemagne. Je les ai étudiés et j’ai même accompli une mission en Suisse. Dans ce pays, il y a une forte industrie de l’Assurance. Notre législation a institué en même temps qu’un plan comptable une procédure de transfert de portefeuille. Lorsqu’un agrément était retiré à une compagnie, d’après les lois du droit commun telles qu’elles s’appliquaient avant les décrets lois, il y avait liquidation judiciaire […]. Les assurés ne pouvaient avoir, en contrepartie que ce que donnait la liquidation de l’entreprise, ce qui était souvent faible. Or les Suisses avaient depuis de nombreuses années, un contrôle solide des assurances par l’État. Dans le cas d’un retrait d’agrément, ils avaient une disposition qui permettait le transfert de portefeuille de la Société en faillite à une Société solvable, celle-ci reprenait, pas toujours à 100 %, les contrats en cours de celle-là »16. 8 Cette réflexion aboutit au décret-loi du 14 juin 1938 qui crée un nouveau régime juridique d’assurance et institue en France, le transfert de portefeuille. Ce travail dans les assurances lui fait prendre conscience du fossé entre la science économique et la réalité concrète : « Je fus de plus en plus frappé par l’imperméabilité qui séparait l’activité économique concrète de la science économique, laquelle aurait dû décrire et guider cette activité. Dans les sociétés d’assurance que je contrôlais au nom de l’État et dont je vivais en détail les problèmes et les méthodes, on parlait avant tout de comptabilité, statistique, prix de revient ; dans les livres de science économique, lorsque sporadiquement, il en était question, c’était pour décrire des procédés entièrement ignorés des hommes d’action »17. 9 Les sociétés d’assurance sont les premières entreprises auxquelles l’État impose des règles comptables : depuis la loi du 17 mars 1905, les sociétés d’assurance sur la vie sont tenues de publier chaque année leur compte général de pertes et profits et leur balance générale au Journal officiel (dispositions étendues aux autres sociétés d’assurance par le décret du 8 mars 1922). Toutefois, pour Fourastié et son collègue Maxime Malinski18, des améliorations sont possibles : « Il s’agissait d’énoncer des règles et des terminologies que doit employer une entreprise pour établir sa comptabilité. (…) La comptabilité, le bilan, le compte de profits et pertes annuels des Compagnies avaient beaucoup d’importance pour le contrôle, puisqu’il s’agissait de juger de leur solvabilité et de la manière dont elles respectaient les règlements relatifs aux placements et aux garanties données aux assurés. Or, les compagnies rendaient les comptes comme elles l’entendaient ». 10 Fourastié est donc associé à la rédaction d’un plan cohérent, ne paralysant pas la gestion des entreprises mais la rendant plus claire, applicable tant à des sociétés d’assurance-dommage qu’à des sociétés d’assurance-vie. Le groupe de travail dont il fait

Comptabilités, 1 | 2010 102

partie rédige deux projets détaillés soumis au Conseil supérieur des assurances qui est composé de hauts-fonctionnaires et de représentants des sociétés19. Si les compagnies jugent d’abord les textes inapplicables, les tensions se calment rapidement, ce qui rend possible la publication du décret du 28 juillet 1939, faisant suite au décret-loi du 14 juin 1938 : toutes les entreprises d’assurances doivent désormais avoir des règles uniformes de comptabilité, elles ont aussi l’obligation de fournir un compte rendu annuel de leurs opérations contenant le bilan, le compte-général des pertes et profits, l’état de placements à toute personne le réclamant20. Dès 1939, plusieurs sociétés appliquent, sans y être obligées, les dispositions relatives à la comptabilité générale et à la publication des bilans et des comptes de pertes et profits. En 1940, plus de cent sociétés suivent cet exemple. Dans ces conditions, la direction des Assurances n’hésite pas à rendre obligatoire, au 1er janvier 1941, les prescriptions du plan relatives à la comptabilité générale et à compter du 1er janvier 1942, les dispositions concernant la comptabilité des prix de revient21.

11 Lorsque la guerre éclate, Jean Fourastié est donc « un fonctionnaire en vue dans sa spécialité et a commencé à se faire une réputation d’expert en assurance, par son action de conseiller et ses publications »22. Après une période de mobilisation, il est remis en octobre à la disposition du ministère du Travail et participe alors à la rédaction des textes sur l’assurance contre les risques de guerre et est plus spécialement chargé de régler le contrôle des changes en matière d’assurance23. Il effectue un voyage d’étude en Suisse début mai 1940 au cours duquel il fait « la tournée des grandes sociétés » d’assurance24. Son retour en France coïncide avec le déclenchement de l’offensive allemande. 12 Après la débâcle, il est notamment désigné pour représenter la direction des Assurances en zone occupée et participer aux négociations économiques franco- allemandes de Paris, tout restant un rédacteur en vue au ministère où il rédige le texte organisant la profession de l’assurance25. À l’automne, alors que Chêneaux de Leyritz est nommé commissaire du gouvernement auprès du Comité d’Organisation des Assurances (COA), c’est lui qui le remplace dans la plupart des réunions. Enfin, au printemps 1942, sur les conseils et à la demande de Chêneaux de Leyritz, afin de faciliter la signature de nombreux textes qu’il désirait voir « sortir », Fourastié entre au cabinet d’, ministre des Finances, assurant ainsi la liaison avec la direction des Assurances26. Ce passage assez court au cabinet, Bouthillier démissionnant le 10 avril 1942, permet à Fourastié de faire signer deux textes, qui se révèlent toutefois être très importants et symboliques de l’action qu’il entend poursuivre : les arrêtés des 2 et 3 avril 1942 supprimant le tarif minimum dont bénéficiaient, depuis 1907, les compagnies d’assurance sur la vie. Après la nomination de Chêneaux de Leyritz en juillet 1942 à la tête du COA, Fourastié reste commissaire adjoint du gouvernement auprès de ce dernier jusqu’en août 194427.

L’arrivée du CNAM

13 Sa réputation grandissante d’expert ouvre à Fourastié les portes de l’enseignement supérieur. Bien qu’il ne se sente pas une « vocation d’enseignant », il supervise la préparation, organisée par le ministère des Finances, des candidats au concours de commissaire contrôleur et donne quelques cours à l’Association philotechnique et

Comptabilités, 1 | 2010 103

l’École polytechnique d’assurances28. Mais c’est avec le CNAM qu’il fait son entrée officielle dans l’enseignement.

14 La loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs obligeant Maxime Malinski à quitter son poste au CNAM où il faisait un cours d’assurances au point de vue économique et juridique depuis 1938, Chêneaux de Leyritz et Guerard, alors président du COA, proposent le nom de Fourastié au directeur du CNAM. C’est ainsi qu’il devient chargé de cours suppléant (la charge de travail est analogue à celle d’un professeur titulaire, avec la même procédure d’élection, mais il travaille à mi-temps et reçoit mi-traitement)29. Son premier cours a lieu le 27 janvier, il précède de quelques mois l’élection « officielle » qui n’intervient qu’au printemps. Dès le premier semestre 1941, son cours hebdomadaire du lundi rencontre un certain succès30 : cette affluence inédite s’explique non seulement par la publicité faite auprès des compagnies mais aussi parce que Fourastié conçoit ce cours comme « un moyen, pour les jeunes employés d’assurance, de chercher à s’évader de la petitesse de leurs occupations habituelles, pour montrer leur savoir et leur valeur ». Il avait été frappé, en effet, lors d’une enquête qu’il avait été chargé de faire sur « l’état d’esprit dans le monde de l’assurance », de la mentalité du « petit employé des sociétés d’assurances » qui a « l’impression d’être le rouage infime d’une énorme machine »31. Les matières traitées sont celles « dont la connaissance est nécessaire à un bon chef ou sous-chef de service et qui ne sont en fait enseignées dans aucune autre école ou faculté française ». 15 Son cours se concentre sur l’étude des questions économiques se rapportant à l’assurance, domaine assez mal connu tant pour la France que pour l’étranger. Il décrit notamment l’évolution depuis 1900 de la notion de risque assurable, les répercussions sur l’assurance de l’évolution économique et sociale de la nation ou la puissance économique de l’assurance (vie, réassurance, accidents du travail) dans divers pays. À partir de ces comparaisons internationales, Fourastié est conduit à présenter « une conception modeste de l’action de l’assurance en France » et à « désirer assez vivement les réformes que le Comité d’organisation est en train, non pas d’imposer, mais d’appliquer en matière d’assurance »32. Dans ses cours Fourastié revient également sur la place de l’assurance dans la doctrine économique, mettant en évidence le contraste existant entre une abondante littérature juridique et une littérature économique presque inexistante et se montrant déjà très critique vis-à-vis de l’économie politique traditionnelle : « Les lois dégagées par les économistes ne sont guère que des théories. Les démonstrations rationnelles sont floues. Elles ne retiennent de données complexes qu’un petit nombre d’éléments arbitraires. De plus ces lois sont trop peu nombreuses pour intéresser toute la matière. Enfin, elles ne comportent aucune vérification expérimentale. Les applications des lois ne conduisent ni à la prévision des faits ni à la détermination des moyens d’action, mais à des explications contradictoires et dont la synthèse reste à faire »33. 16 Fourastié a donc très tôt pour ambition, moins d’imposer des théories que de « décrire des faits », en particulier les transformations importantes accomplies depuis 1938 dans le monde de l’assurance, grâce à l’action de Chéneaux de Leyritz qui comme président du COA poursuit sur le plan économique ce qu’il a commencé sur le plan juridique. C’est donc tout naturellement qu’il est conduit à s’intéresser de plus près aux problèmes comptables.

Comptabilités, 1 | 2010 104

Aux origines de sa légitimité en matière de comptabilité

La commission du Plan comptable

17 Le Plan comptable est élaboré à partir de la fin de l’année 1940 par Jacques Chezleprêtre, administrateur des contributions directes et directeur de la Documentation économique34. Cette direction a été créée en juillet 1939 pour regrouper des experts capables de rechercher dans les comptabilités des entreprises des renseignements utiles à l’action gouvernementale ; son organisation est retardée par les événements de 1940 et ce n’est qu’en avril 1941 qu’elle se met vraiment au travail, apportant son concours aux services de l’Économie générale dans la détermination des prix de revient comptables. Ce travail de recherche de la documentation statistique professionnelle tirée des comptabilités privées souligne la nécessité de mettre au point des règles normalisées de comptabilité et la préparation d’un plan comptable général.

18 Le projet élaboré par Chezleprêtre à partir d’études réalisées à la direction générale des contributions directes, est adopté comme base de travail par les membres de la commission interministérielle du plan comptable créée le 22 avril 1941 qui y voient « une position moyenne entre les points de vue opposés »35. Si Chezleprêtre est secrétaire général de cette commission, elle est vice-présidée par l’incontournable Auguste Detoeuf, président du CO de la construction électrique et homme d’influence à la CEGOS36. Jean Fourastié y représente de son côté la direction des Assurances ; Pierre Dieterlen, le Comité d’Information Interprofessionnelle ; François Bloch-Laîné37, la direction du Trésor. On y retrouve également plusieurs experts comptables actifs dans l’organisation de leur profession, au moins trois membres de la CEGOS (dont Jean Parenteau), le président de l’AFNOR…38. Ces hommes ont des avis divergents. Si Fourastié estime qu’on pourrait, « comme en matière d’assurance, se borner à réglementer le bilan, le compte d’exploitation et le compte des pertes et profits », Auguste Detoeuf, au contraire, pense « que les buts de la comptabilité (détermination du prix de revient, renseignements à fournir à l’exploitant, aux actionnaires et aux prêteurs) ne peuvent être atteints que par l’établissement d’un plan normalisé »39. 19 Le premier projet de Chezleprêtre sert donc de base à la sous-commission des règles où s’effectue le véritable travail d’élaboration40. Fourastié n’y participe pas, ce qui confirme sa position marginale et ses handicaps aux yeux de Detoeuf : il n’est pas polytechnicien, il a délaissé une carrière d’ingénieur au profit du droit et des assurances, enfin, il n’est pas spécialiste de la question des prix de revient et de la comptabilité industrielle, qui sont, finalement, les enjeux majeurs des débats de la commission car les décisions prises en ce domaine conduisent à la révision du plan initial. Deux conceptions s’affrontent en effet. La première entend construire un plan « qui donne du point de vue financier, une présentation impeccable, qui sépare les existantes des résultats, les comptes d’actifs des comptes de passifs, et qui prépare, par anticipation le bilan annuel »41. 20 Cette conception du Plan comptable a le grave inconvénient pour des hommes comme Detoeuf de ne réserver à la comptabilité industrielle qu’une seule classe alors que les travaux de la sous-commission des règles précisent bien ce que le cadre comptable doit comprendre : une classe de comptes de dépenses, une classe de comptes parallèles de dépenses réparties ; une classe de comptes de frais par sections, une classe pour les

Comptabilités, 1 | 2010 105

comptes de prix de revient. C’est pourquoi, une seconde conception tend à limiter en revanche l’aspect financier pour s’attacher, avant tout, « à enregistrer les opérations, dans les comptes et dans les classes, par analogie, de telle manière qu’elles puissent se totaliser facilement pour servir de base à des opérations de comparaison d’entreprise à entreprise »42. 21 Cette dernière conception est solidement défendue par Detoeuf. Ainsi, le Plan comptable de 1942 intègre dans un même cadre la comptabilité générale et la comptabilité industrielle, pratique répandue dans les entreprises et diffusée par des manuels de comptabilité avant la Seconde Guerre mondiale43. Conçu pour permettre le contrôle économique dans un contexte de pressions allemandes, il s’inspire également du plan comptable allemand44, bien que ses concepteurs s’en défendent, et ne doit pas grand chose à Jean Fourastié. Ce dernier assiste aux séances plénières, bénéficie de l’appui de Chezleprêtre, mais il ne siège pas dans les deux sous-commissions où s’effectue le travail de préparation et se trouve en décalage par rapport à l’homme fort de la commission, Auguste Detoeuf, partisan d’un plan comptable normalisé où les prix de revient occupent une place centrale. Ce déficit de reconnaissance au sein de la commission du plan comptable n’empêche pas Fourastié de se forger une légitimité en matière de comptabilité : la vulgarisation et l’enseignement vont l’y aider.

La pensée comptable de Fourastié et sa réception

22 En effet, fort de sa réputation d’expert en assurances, Jean Fourastié profite de la naissance de la Collection « Que sais-je ? » aux PUF pour proposer un ouvrage sur la comptabilité à Paul Angoulvent dont il tire la matière de la préparation de ses cours. Le « brillant petit volume destiné aux gens du monde »45 censé réconcilier le grand public avec la comptabilité, paraît donc en février 1943 (21 éditions et 161 000 exemplaires vendus jusqu’en novembre 1998, ce qui est un cas unique dans l’histoire de l’édition comptable française46). Dans sa préface, Chezleprêtre insiste sur le fait que la comptabilité constitue un moyen d’encadrer le progrès technique et le machinisme afin qu’ils ne se retournent pas contre leurs auteurs et il trouve intéressant de suivre, avec Fourastié, l’évolution qui a préparé cette nouvelle étape. Pour Chezleprêtre, l’intérêt s’accroît du fait que l’ouvrage de Fourastié, « comme son remarquable enseignement », ne s’adresse pas seulement aux élites, aux cadres de direction, « qui en France, ont malheureusement jusqu’à présent, été tenus éloignés de l’enseignement, et surtout de la pensée comptables ».

23 Dès l’introduction consacrée au rôle juridique et au rôle économique de la comptabilité, Jean Fourastié donne une définition opératoire de la comptabilité qui a pour but l’enregistrement en unités monétaires des mouvements de valeurs économiques, en vue de faciliter la conduite des affaires financières, industrielles et commerciales. Pour l’objectif économique de la comptabilité, il rappelle le rôle du bilan, « qui n’est pas exactement un état patrimonial » et énonce l’aspect dynamique du compte d’exploitation industrielle et du compte global des résultats commerciaux. Il observe également que l’économie dirigée et la guerre entraînent une modification des pratiques comme des théories : il ne s’agit plus d’établir une comptabilité répondant aux besoins plus ou moins conscients de l’entrepreneur et variable d’une entreprise à l’autre, mais d’imposer à toutes les entreprises une comptabilité répondant aux besoins de la collectivité.

Comptabilités, 1 | 2010 106

24 La première partie traite du perfectionnement continu des méthodes comptables sous l’influence des besoins de l’entreprise : la comptabilité simple, la comptabilité primitive à partie double, les perfectionnements apportés à la méthode à partie double de 1400 à 1939. Il termine sur les perfectionnements apportés en cinq siècles en revenant sur le parallèle entre bilan et budget. Pour que le bilan ait une fonction budgétaire, il est nécessaire de prévoir des réserves et de faire des provisions (il utilise là sa connaissance des provisions en matière d’assurance). Pour Jean-Guy Degos, il fait une approche intéressante de la notion de risque couvert par les provisions, mais il oublie l’amortissement et ne peut pas généraliser les notions de charges décaissées et de charges calculées. La seconde partie de l’ouvrage détaille la révolution de la technique comptable sous l’influence des besoins nouveaux de la collectivité et de l’État (le plan comptable, les comptes rendus annuels…). Il précise notamment que le plan comptable français a bénéficié des enseignements du plan allemand et distingue les comptes de bilan (la première classification comprenant les comptes de valeurs, les comptes de tiers, les comptes de correction ou de provision, les comptes d’ordres et une seconde les comptes d’actifs, de passif et les comptes mixtes) des comptes de situation nette (scindés en comptes de résultat dont le plus important est le compte de profits et pertes et en comptes de classements). Il insiste également sur la numérotation des comptes du plan comptable. 25 L’ouvrage se termine par une discussion des comptes rendus annuels, du compte général de profits et pertes, qui décrit la vie économique à court terme de l’entreprise, de l’évaluation des inventaires. Présentant le bilan comme une conséquence de la comptabilité, il en montre également les limites et introduit la question de l’exactitude… Ainsi, pour Jean Fourastié : « La révolution économique et sociale que subit le monde redonne au vieil art comptable une troisième jeunesse. Sans rien perdre de son intérêt privé, la comptabilité acquiert un intérêt général ; elle devient indispensable à la direction de l’économie, à la répartition des matières premières et des biens de consommation, à la justice et la paix sociales ». 26 Cette « révolution » consacre la profession de comptable, « que beaucoup considéraient naguère encore comme un employé subalterne, auquel on dicte les ordres les plus propres à tromper le fisc et à endormir les actionnaires » et qui se voit confier le rôle de « témoin public »47. Dans sa version originale de 1943, l’ouvrage est, pour Jean-Guy Degos, celui d’un auteur qui a assimilé l’essentiel de la comptabilité, qui a compris sa perspective historique et qui a pressenti certains de ses développements futurs48. Dans les 19 éditions suivantes, on assiste à la disparition de la préface de Chezleprêtre, épuré 49, et la deuxième partie tient compte de la situation d’après-guerre : l’exposé introductif ne parle plus de Detoeuf alors qu’Aymé Lepercq fait son apparition. L’auteur supprime les passages concernant l’inspiration allemande du plan comptable de 1942, valorisant ainsi l’originalité du plan comptable français, et ajoute des renvois bibliographiques à ses propres publications. Si l’édition de 1946, la première après la Libération, est intéressante par son arrière-plan politique, elle contient aussi une note relative au décret du 5 février 1946 sur la dévaluation, dans laquelle Fourastié voit « une première quoique modeste étape dans la voie de l’adoption du plan comptable général ». C’est avec la quatrième édition de 1947, juste après la publication du premier vrai plan comptable, que les modifications sont les plus importantes. Lepercq, résistant, membre de la première commission du plan comptable mais éphémère ministre des Finances, rejoint Chezleprêtre aux oubliettes. Il fait place à l’analyse du travail de la

Comptabilités, 1 | 2010 107

Commission de normalisation des comptabilités sous la tutelle d’André Philip, ministre de l’Économie nationale, qui n’a pas toujours été tendre pour le plan comptable. Un chapitre désormais consacré au « Plan comptable de 1947 ».

27 Pour Degos, « Fourastié avait pressenti beaucoup de choses essentielles en comptabilité : on ne peut vraiment comprendre sa logique qu’en ayant une approche historique ; les opérations de trésorerie sont primordiales sans être uniques ; les états financiers sont la conséquence et non la cause des mouvements comptables et il est facile de les manipuler légalement ; l’éducation est indispensable à la comptabilité qui est autre chose qu’une simple technique administrative »50. 28 En 1944, Jean Fourastié fait paraître un autre ouvrage sur la comptabilité, La comptabilité générale conforme au plan comptable général, manuel qui, à la différence du « Que sais-je ? », s’adresse moins au grand public qu’aux étudiants et aux professionnels, mais la doctrine exposée et la méthode utilisée sont les mêmes. Reste à savoir comment sont reçus ces deux ouvrages, qui différent par leur but, leur poids et leur public, mais nullement par leur contenu, organisé autour de deux éléments essentiels, dont on peut suivre l’élaboration à partir des cours au CNAM : il s’agit d’abord de la théorie des parties doubles basée sur la classification des comptes en deux séries hétérogènes, et d’autre part d’une prise de position nette en faveur d’un plan comptable général, uniforme, obligatoire.

29 En ce qui concerne le « Que sais-je ? », des comptes rendus favorables paraissent dans diverses revues professionnelles et économiques51 : tous soulignent qu’il s’agit d’une synthèse historique, dans laquelle les chefs d’entreprise, les comptables et le grand public trouveront une utile mise au point « car les renseignements manquent à peu près complètement sur l’esprit et le but réel du plan comptable »52. Pour Lucien Febvre aussi, le livre de Fourastié, « vient à son heure » car le changement de structure de l’économie entraîne un bouleversement total des méthodes comptables : « La comptabilité n’est pas ce qu’un vain peuple pense, nous démontre avec force Jean Fourastié, tout au long du petit livre qu’il lui consacre, […], nous sommes gagnés d’avance aux Annales, à cette démonstration »53. À l’instar de l’article qui paraît dans le numéro de Production de mars 1944, tous s’accordent donc pour reconnaître que la comptabilité occupe « une position centrale dans la technique des réformes économiques et sociales de demain » et que les discussions autour du plan comptable et de la réforme de l’entreprise lui ont donné encore plus de poids et d’actualité : « Aussi le petit livre de vulgarisation intelligente que Jean Fourastié a consacré à la comptabilité dans l’excellente collection « Que sais-je ? » des PUF vient-il à son heure. « Petit livre » dont l’intérêt s’accroît du fait qu’il donne de la comptabilité une explication historique et entièrement nouvelle »54. 30 À propos de la deuxième partie, Production reconnaît qu’il s’agit de « l’aspect moderne du problème » dont Fourastié étudie l’évolution la plus récente, plan comptable compris, en indiquant, chemin faisant, ses sources et ses références modernes55. Conclusion : il s’agit d’un « précieux petit livre, d’une bonne tenue et d’une bonne venue, qui rendra la comptabilité intelligible au profane et au semi- profane, au chef d’entreprise, à l’étudiant, à l’honnête homme, en un temps où son intelligence n’a jamais été plus nécessaire à la juste appréciation des problèmes de la profession »56. 31 En 1947, à l’occasion de la parution de la troisième édition du « Que sais-je ? », leJournal de laSociété Statistique de Paris57, publie l’étude la plus intéressante, la plus technique aussi, car elle intègre les deux ouvrages sur la comptabilité publiés par Fourastié. Cet

Comptabilités, 1 | 2010 108

article, élogieux, présente d’abord Fourastié comme « l’un des hommes qui, chez nous, auront le plus contribué à la défense et l’illustration de la comptabilité » : « par le succès de ses ouvrages, l’éclat de son enseignement, par l’efficacité aussi de ses réalisations pratiques, il a réhabilité en quelque sorte la technique séculaire autrefois inventée par les vieux scrivanidu trecento ». Torti aborde notamment les deux idées maîtresses de Fourastié : la théorie des parties doubles et le plan comptable. En ce qui concerne la première, Torti essaie, à partir des formes successives de l’enseignement de Fourastié, de suivre les progrès d’une pensée qui redécouvre la théorie dualiste en retraçant l’histoire de la comptabilité et en prenant appui sur les idées du Suisse Hugli58. Dans son premier exposé de la technique comptable au CNAM, Fourastié s’attache uniquement à expliquer l’inversion des signes du compte de caisse. La recherche de cette explication le conduit à effectuer des recherches historiques sur les comptes de tiers qui apparaissent pour la première fois dans sa première série de cours à l’ELSP en 1941 : « La description du mécanisme de cette inversion des signes sous l’influence des comptes de tiers est l’élément premier, fondamental et original de la pensée de l’auteur ». Cet élément est seul retenu dans la Comptabilité de 1943, « dont l’objet essentiel est de faire comprendre comment l’esprit humain est passé et peut passer de la comptabilité simple, dite de cuisinière, à la technique plus complexe de la comptabilité à partie double. Ce n’est que l’année suivante dans La Comptabilité générale, « première exégèse du plan comptable contribuant à une indispensable unification de doctrine et d’action que la théorie de la dualité des comptes, qui se trouvait en germe antérieurement, prend de l’ampleur sous forme de notes ayant plus valeur de compléments que de développement essentiel » »59. 32 Ainsi, Fourastié abouti à la Zweikonten Theorie par une voie toute personnelle, et il enseigne moins cette théorie « qu’une méthode qui y conduit ». Pour Torti, ces idées qui se rattachent à la Zweikonten Theorie par opposition à la Geschäftstheorie, tout en restant distinctes des travaux du Suisse Hugli, justifient la réputation et l’autorité acquises par Fourastié auprès des professionnels. Cependant, le consensus disparaît lorsque l’on aborde le plan comptable général obligatoire.

33 Fourastié est en effet l’objet de vives critiques dans les milieux opposés à l’institution d’un plan comptable : l’Association nationale des sociétés par actions (ANSA) prend même le soin de publier pour ses adhérents une présentation synthétique de ses idées et fait de lui un « idéologue chimérique et un révolutionnaire utopique »60. L’auteur de la brochure qui se décrit lui-même comme un « partisan attardé » du libéralisme économique (qui à la lecture se révèle un libéralisme sans concurrence : « Si une organisation professionnelle se maintient, sa principale préoccupation sera la répartition des marchés »), critique d’abord ouvertement les « conséquences désastreuses de la transparence comptable ou de la comptabilité sur la place publique », même s’il reconnaît que la Commission de 1941 a prévu certaines précautions en établissant une distinction entre la communication réservée à certaines administrations publiques et aux CO, et la publication qui s’adresse à tous les tiers (mais tout de même, la distinction lui paraît spécieuse…) ; toute aussi vive est sa critique d’une publication éventuelle des états annexes précisant le contenu de chacun des postes des bilans ; enfin, il reproche (nous sommes en juin 1944) au Plan français d’imiter le plan allemand. À cette dernière objection, Fourastié, on l’a vu, oppose le nom de Lepercq dans l’édition de 1946 du « Que sais-je ? » sur la comptabilité et, sur un plan plus technique, affirme que « le plan comptable allemand et le plan français n’ont guère en commun que le système de numération des comptes »61.

Comptabilités, 1 | 2010 109

34 Alors qu’en septembre-octobre 1944 la commission d’épuration du ministère des Finances classe sans suite la procédure entamée contre Fourastié (cet examen n’a donné lieu à aucune suspension, même provisoire, ni à aucune autre sanction), il est toutefois suspendu temporairement de ses fonctions au CNAM le 30 octobre 1944. À l’origine de « l’affaire », il y aurait une lettre anonyme indiquant son passage au cabinet de Bouthillier alors qu’un « entrefilet de journal »62 l’accuse d’avoir dispensé un enseignement « conforme à l’esprit de la nouvelle Europe ». Soutenu par Malinski, par le directeur du CNAM et par ses collègues des Assurances63, il démonte facilement ces accusations et, en ce qui concerne ses cours, montre qu’il a abordé chaque année, depuis 1941, des problèmes « nouveaux et difficiles » : « J’ai rénové l’enseignement de la comptabilité en lui donnant un sens historique et social, j’ai clarifié l’étude des réserves techniques et créé l’étude économique de l’assurance »64. 35 Parallèlement, alors qu’il veut démissionner de son poste au CNAM afin de permettre une « nomination en loyale compétition »65, Malinski lui demande d’appuyer auprès de la direction du CNAM la création d’un nouveau cours d’assurance, spécialisé dans les questions pratiques : on assiste donc à la création d’un cours d’assurances double66.

La consécration et l’arrivée au Plan

36 À la Libération, Jean Fourastié est un expert reconnu tant en matière d’assurance que de comptabilité puisqu’avec les remaniements qui interviennent au sein de la commission du plan comptable (en premier lieu l’éviction de Detoeuf), il joue un rôle de premier plan dans la commission de normalisation des comptabilités, créée en 1946, les vœux de , président de la commission, s’accordant bien avec sa capacité de synthèse. Toutefois, c’est avec l’Économie française dans le monde que la consécration arrive. Cet ouvrage qui regroupe les traits essentiels de sa prise de conscience des faits économiques67 veut expliquer comment la France « qui avait gagné presque seule la guerre de 1914-1918, avait pu subir la déconfiture de 1940 »68. Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle « géographie économique » mais d’un essai « d’économie géographique » dont l’optimisme tranche avec le pessimisme des essais du même genre parus pendant les années trente. Remarqué par Jean Monnet, Fourastié intègre le Plan où il commence par s’occuper de comptabilité nationale avec Gavanier, Froment et Dumontier : ensemble, ils dressent quelques comptes nationaux « avec les moyens du bord » mais semblent vite mesurer qu’il faut des moyens importants : « Si j’ai mauvaise conscience, c’est qu’aussi bien Sauvy que Monnet ont beaucoup insisté pour que je prenne au Plan ce travail en charge. Je me sentais assez capable de le faire, étant donné mon expérience antérieure, mais j’étais trop occupé à d’autres tâches. Or l’orientation que je voulais donner à la comptabilité nationale eut été radicalement différente de ce qu’elle a été »69. 37 Pour Jean Fourastié qui travestit légèrement la réalité, ce serait sur ses conseils que Monnet « abandonne » finalement la comptabilité nationale, or, c’est au début de l’année 1950, au cours d’un déjeuner réunissant Bloch-Laîné, Gruson et Monnet, que ce dernier se laisse convaincre, au demeurant assez facilement, « d’abandonner » une comptabilité nationale qui résulte, en fait, « d’initiatives dispersées, de trajectoires individuelles diversifiées » auxquelles de nouvelles structures donnent de la cohérence70. Parallèlement, il effectue, à sa demande, une mission d’étude en Suède et aux États-Unis sur les questions de comptabilité nationale, de progrès technique et de

Comptabilités, 1 | 2010 110

productivité. Comme il l’explique lui-même, ce voyage de trois mois aux États-Unis explique l’apparition du troisième facteur constitutif de ses premiers travaux sur la productivité, la disparité entre prix français et américains : « à Paris une paire de chaussures valait 20 coupes de cheveux, tandis qu’à New York, une paire de chaussures ne valait que cinq coupes ». Sa formation d’ingénieur et de comptable lui permet, à partir de cette constatation, de saisir l’importance des prixde revient : «Ainsi, ces trois facteurs (prix de revient, progrès technique et dépopulation des campagnes) joints à une quantité d’autres qui les corroborent, évoquent directement la notion aujourd’hui connue sous le nom de productivité, que je désignais dans les premières éditions de mes livres par le mot rendement »71. 38 Au final, l’expertise de Fourastié en matière de comptabilité joue un rôle prépondérant dans sa prise de conscience progressive de l’importance de la notion de productivité qu’il contribue à mettre sur orbite à partir de 1948 grâce à ses essais économiques grand public, son action d’expert au Plan où il organise les missions de productivité avec l’Economic Cooperation Administration chargée d’administrer le Plan Marshall et grâce à son rôle dans la formation des élites françaises.

NOTES

1. Béatrice Touchelay, « La France des mots, la France des chiffres ». Fiscalité et comptabilité des entreprises entre état et organisations patronales (1916-1959), mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches, 2009. 2. Antoine Weexsteen, Le conseil aux entreprises et à l’État en France, le rôle de Jean Milhaud (1898-1991) dans la CEGOS et l’ITAP, thèse d’histoire, Patrick Fridenson (dir.), Paris, EHESS, 1999. 3. Sur les CO, voir Hervé Joly (dir.), Les comités d’organisation et l’économie dirigée du régime de Vichy, Caen, CRHQ, 2004. 4. Nous nous permettons de renvoyer à Régis Boulat, Jean Fourastié, un expert en productivité, Besançon, PUFC, 2008. 5. Olivier Dard, « Fourastié avant Fourastié : la construction d’une légitimité d’expert », French Politics Culture and Society, 2004, vol. 22, n°1, p.1-6. 6. Jacqueline Fourastié et Béatrice Bazil, Jean Fourastié entre deux mondes. Mémoires en forme de dialogues avec sa fille Jacqueline, Paris, Beauchesne, 1994, p. 70. 7. Sur l’adhésion de Charles Rist puis son rejet des idées de Keynes jugées « opportunistes, simplistes et archaïques », voir Olivier Dard, « Economie et économistes des années trente aux années cinquante : un tournant keynésien ? », Historiens & Géographes, 1998, n°361, mars-avril, p. 173-196. 8. Ancien élève de l’école Polytechnique, Jean Romieu (1858-1953) entre en 1881 au Conseil d’État. Maître des requêtes, conseiller d’État, il est d’abord commissaire du gouvernement avant de présider la Section du Contentieux où il contribue à élargir le champ du contentieux administratif, renforçant par là le contrôle du Conseil d’État sur les institutions publiques, au profit des particuliers. Son enseignement à l’ELSP est considéré comme un « modèle de dialectique », il est surtout consacré aux travaux publics, aux grands services concédés.

Comptabilités, 1 | 2010 111

9. Pour un aperçu de l’histoire du corps des commissaires-contrôleurs des assurances qui a fêté son centenaire le 19 octobre 2000, voir l’article de Michel Crinetz, « Le centenaire du corps de contrôle des assurances », Notes bleues de Bercy, n°134, novembre 2000. 10. La Direction est au ministère du Travail car le contrôle a commencé par celui des opérations d’assurances d’accidents du travail. La loi de 1898 avait rendue obligatoire l’assurance des employeurs pour les accidents du travail, au profit des salariés. 11. Successeur d’Aron, c’est lui qui, ancien des Finances, fait rattacher sa direction à ce ministère. Sur Chêneaux de Leyritz, voir sa notice biographique dans Roland Drago et alii. [2004], Dictionnaire biographique des membres du conseil d’État, 1799-2002, Paris, Fayard, p. 441. 12. CAEF PH 181-94-1, Note sur la carrière de M. Fourastié. 13. Jean Fourastié, Le Contrôle de l’État sur les sociétés d’assurances, Paris faculté de droit, 1937, 275 p. 14. Docteur en droit, chargé de conférences aux facultés de droit de Paris et de Caen, il devient commissaire-contrôleur adjoint au ministère du Travail en 1902. Chef du service du Contrôle des assurances privées en 1918, il est promu directeur et conseiller d’État en 1922. Directeur honoraire au ministère du Travail en 1931, Paul Sumien est aussi professeur à l’ELSP ; voir Roland Drago et alii. (dir.), op. cit., 2004, p. 606. 15. Jacqueline Fourastié et Béatrice Bazil, op. cit., 1994, p 66. 16. Ibid., p. 67. 17. Jean Fourastié, « Le progrès technique et les activité économiques », Revue Économique, n°1, 1966, janvier, p.115-126. 18. D’origine russe, reçu au baccalauréat à seize ans, entré à Polytechnique en 1926, Maxime Malinski (1907-1993) est reçu en 1935 au concours du corps de contrôle des assurances du ministère du Travail. Nommé chargé de mission au cabinet du ministre Spinasse en 1936, il fait ensuite partie, avec Fourastié, de la petite équipe qui entoure Chêneaux de Leyritz. Voir Bertrand Balaresque, « Maxime Malinski », in Claudine Fontanon et André Grelon (dir.), Les professeurs du Conservatoire National des Arts et Métiers : Dictionnaire biographique, 1794-1955, Paris, CNAM/INRP, 1994, p. 204-214. 19. CAEF, B 59 661 pour les dossiers et procès verbaux des séances d’un Conseil composé d’une centaine de membres qui se réunissent pour la première fois le 21 février 1938. 20. CAEF, B 62 298, Comptabilité des sociétés d’assurances, travaux préparatoires et application (1939-1960) et Jacqueline Fourastié et Béatrice Bazil, op. cit., 1994, p. 65. 21. Véronique Dussauze et Jacques Chezleprêtre, Organisation professionnelle comparée, cours de l’ESOP, Paris, CII, 1943, p. 165 et suivantes. 22. Olivier Dard, art. cit., 2004, p.6 ; voir également Pierre Martin, Histoire du groupe Azur : les mutations d’un groupe d’assurances mutuelles 1819-2000, thèse pour le doctorat d’histoire, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2003, Jacques Marseille (dir.), [publiée sous le titre Deux siècle d’assurance mutuelle : le groupe Azur, Paris, Éd. de CTHS, 2009], p. 379-384. 23. CAEF, PH 181-94-1, Note sur la carrière de M. Fourastié. 24. Cette annotation figure dans son carnet de rendez-vous à la date du 6 mai 1940. Cette tournée le conduit via Berne et Bâle à Zurich, Winterthur, Lausanne, Archives personnelles de Mademoiselle Fourastié (APF), carnet de rendez-vous de Jean Fourastié, 16 mai 1940. 25. Olivier Dard, art. cit., 2004, p. 7. 26. Le ministre qui a besoin d’un « expert » choisit le commissaire-contrôleur dont on lui dit qu’il sortait, comme lui, de Centrale. 27. Sur l’action de Fourastié au COA, voir Olivier Dard [2004], art. cit., et « Le comité d’organisation des sociétés d’assurances et de capitalisation entre technique et politique », in Hervé Joly (dir.), Les Comités d’organisation et l’économie dirigée du régime de Vichy, Caen, CRHQ, 2004,p. 191-199.

Comptabilités, 1 | 2010 112

28. Jean et Jacqueline Fourastié, op. cit., 1994, p. 116-117. Voir aussi Anne Reverdy-Berthet, « L’enseignement de Jean Fourastié », in Jean Fourastié, 40 ans de recherche, Paris, Dalloz, 1978, p. 81-84. 29. CAEF, PH 181-94-1, Arrêté du 22 février 1941 le nommant remplaçant du cours d’Assurances au CNAM à compter du 1er janvier. Voir aussi Raymond Saint Paul, « Jean Fourastié professeur au CNAM, 1941-1978 », Chroniques d’actualité de la SEDEIS, 15 décembre (numéro spécial, « Hommage à Jean Fourastié »), 1990, p. 7-8. 30. Archives CNAM, Chemise « Cours Assurances ». 31. Archives CNAM, Jean Fourastié, Cours d’assurances aux point de vue économique et juridique, plan résumé et documentation statistique des cours des années 1942-1944, Paris, 1944. 32. Archives CNAM, Jean Fourastié, op. cit., 1944, p.18. 33. Archives CNAM, Jean Fourastié, op. cit., 1944 34. CAEF, 1CC 33 526, dossier personnel de Jacques Chezleprêtre. Né en 1897, combattant de la Première Guerre mondiale (Croix de Guerre, chevalier de la Légion d’Honneur à titre militaire), docteur en droit, contrôleur adjoint stagiaire dans le Nord en 1920, contrôleur dans la Seine en 1926, rédacteur principal à la direction générale en janvier 1929, sous-chef de bureau jusqu’en 1937, chef de bureau en 1939 avant de devenir directeur (de troisième classe) de la Documentation économique. 35. CAEF, B 55 187, étude du projet de M. Chezleprêtre, compte rendu de la commission plénière du plan comptable, 29 mai 1941, p. 5. 36. Antoine Weexsteen, op. cit., 1999, p. 200-204. 37. Sur ce dernier voir François Bloch-Laîné, fonctionnaire, financier, citoyen, Paris, CHEFF, 2005. 38. CAEF, voir la liste en B 55 187. 39. CAEF, B 55187, interventions de Fourastié et Detoeuf, compte rendu de commission plénière du plan comptable, 29 mai 1941, p. 4 . 40. Jacques Chezleprêtre, « Les raisons d’être d’un plan comptable général », Revue de l’économie contemporaine, 1942, p.1-8. 41. CAEF, B 55 187, note sur le Projet de plan comptable mis au point par le Comité de rédaction, lue à la séance du 2 octobre 1941 adressée à tous les membres de la commission. 42. Ibid. 43. Sur la préparation du plan de 1942, voir Peter E.M. Standish, « Les origines du plan comptable général français, rapport du centre de recherche et de documentation des experts- comptables et commissaires aux comptes », Dossier Minerve, 1992, n°4, janvier. 44. Jean-Guy Degos, Histoire de la comptabilité, Paris, PUF, 1998, p. 102-103 et Jacques Richard, « Plans comptables », in Bernard Colasse (dir.), Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit, Paris, Economica, 2000, p. 943-959. 45. Journal de la Société Statistique de Paris, n°5-6, mai-juin 1947, p. 211. 46. Chiffres fournis par Jacqueline Fourastié. 47. Voir la conclusion, p. 115. 48. Jean-Guy Degos, « L’essentiel et l’accessoire dans la diachronie d’une pensée comptable », op. cit. 49. CAEF 1C 33 526, suspendu dès le 21 août 1944, révoqué sans pension pour faits d’intelligence avec l’ennemi et port de la francisque. Le procès verbal de la Commission d’épuration des Finances relève ses rapports avec les autorités d’occupation (« un caractère personnel déplacé, un zèle particulièrement apprécié de ces autorités, tente d’intéresser les Allemands à plusieurs reprises à l’application d’une loi sur le plan comptable dont la mise en vigueur avait été reconnue inopportune en période d’occupation par les pouvoirs publics ») et ses appuis politiques (relations suivies avec l’entourage du Maréchal). Chezleprêtre dépose une requête en 1946 avant de se désister de son pourvoi en 1952. Il finit sa carrière comme directeur financier (flamboyant) du Bon Marché.

Comptabilités, 1 | 2010 113

50. Jean-Guy Degos, Introduction à la pensée comptable de Jean Fourastié, Centre de Recherches et d’Études en Gestion, 1997, n°9703, 26 p. 51. CAEF, 5 A 131, liste détaillée des comptes-rendus des premiers ouvrages de Fourastié. Outre les articles principaux détaillés ci-dessus, on peut se reporter à la liste suivante : « Les bases et l’avenir de la comptabilité », Bulletin quotidien d’études et d’informations économiques, 25 mars 1943 ; Voix françaises par F.F. Legueu, 16 avril 1943 ; Argus des Assurances, 30 janvier 1944 ; Journal de la Bourse, 5 février 1944. 52. X, « La comptabilité par M. Fourastié », Temps Nouveaux, 20-21 juin 1943, p.3. 53. Lucien Febvre, « Techniques intellectuelles », Mélanges d’histoire sociale, V, 1944, p.74. 54. Production, mars 1944, 4e année, n°29, p. II. 55. Et parmi celles-ci, Detoeuf, Strohl, Dumerckez, Chezleprêtre, dont certaines, on l’a vu, disparaissent dans les éditions suivantes. 56. Production, mars 1944, 4e année, n°29, p. II. 57. Marcel Torti, Journal de la Société Statistique de Paris, mai-juin, 1947, p. 210-222. 58. Ancien contrôleur financier du canton de Berne, considéré dans les pays de langue allemande comme le chef de l’Ecole « Zweikontiste ». 59. L. « La comptabilité générale », La vie industrielle, 26 janvier 1944, n°801, p. 1. Cet article tente d’expliquer le paradoxe de « la vive faveur dont jouissent les études sur la comptabilité dans les temps que fleurissent les transactions irrégulières ». 60. Auteur anonyme, « Le plan comptable », Bulletin de l’Association nationale des sociétés par actions, n°56, juin 1944. 61. Journal de la Société de Statistiques de Paris, n°6, mai-juin 1947, p 221. 62. Faute de références plus précises, nous n’avons pas retrouvé cet article qui ne figure dans aucun des fonds d’archives Fourastié, tant au CNAM qu’au CAEF ou dans les archives du Plan. 63. Le nouveau directeur des Assurances assure que, « de notoriété publique », « M. Fourastié ne saurait encourir, de près ou de loin, la moindre critique quant à son attitude et à son activité pendant les années d’Occupation ; au contraire, il a eu une attitude très ferme en mainte occasion et notamment à propos des déportations en Allemagne ». 64. Archives CNAM, dossier personnel de Jean Fourastié, « Note relative aux faits qui auraient motivé la suspension de mon emploi de chargé de cours au Conservatoire », novembre 1944. 65. Archives CNAM, dossier personnel J. Fourastié. 66. Archives CNAM, Chemise « Cours assurances », extrait du procès verbal de la réunion du 27 juillet 1945 du Conseil d’administration. 67. Jean Fourastié et Henri Montet, L’Économie française dans le monde, Paris, PUF, 1945, Coll. « Que Sais-je ? » n°191, 136 p. 68. Jacqueline Fourastié et Béatrice Bazil, op. cit., 1994, p. 70-71. 69. Henry Rousso (dir.) [1986], De Monnet à Massé, Paris, Editions du CNRS, p. 211et suivantes. 70. Le témoignage de Fourastié est, par ailleurs, fortement contesté par Claude Gruson lors de la table ronde organisée par l’Institut pour l’Histoire du Temps Présent en 1983 : « Ce colloque n’est pas destiné à étudier l’histoire de la comptabilité nationale. A propos de la question que m’a posée Jean Fourastié, je n’ai pas besoin de dire que je ne suis pas d’accord avec lui. Il faut prendre cette critique en considération, mais je ne peux pas le faire en cinq minutes. J’aime autant me taire complètement, d’autant que je n’ai pas le même témoignage que lui concernant la manière dont le SEEF a pris en charge la responsabilité de la comptabilité nationale » in Henry Rousso (dir.) [1986], op.cit., p. 211 et suivantes. Voir Aude Terray, Des francs-tireurs aux experts, l’organisation de la prévision économique au ministère des Finances 1948-1968, Paris, CHEFF, 2002, p. 72 ; sur l’histoire de la comptabilité nationale voir, André Vanoli, Une histoire de la comptabilité nationale, Paris, La Découverte-Repères, 2002. 71. Jean Fourastié, « Remarques sur l’introduction de la notion de progrès technique dans la science économique », Économie appliquée, 1961, p. 173-188.

Comptabilités, 1 | 2010 114

RÉSUMÉS

Qui ne connait pas Jean Fourastié, auteur de la formule des “Trente Glorieuses” et de plusieurs essais économiques grand public qui, en décrivant les mécanismes économiques de long terme, ont dévoilé aux Français le sens et la portée des transformations que leur pays connait après la guerre ? Pourtant, les amalgames les oublis et les simplifications montrent qu'il est un “inconnu célèbre”. Dans ce contexte, et à la lumière de recherches récentes, son rôle dans l'harmonisation des pratiques comptables dans le domaine des assurances, son champ d'expertise originel, comme sa participation aux différents comités à l'origine de la comptabilité nationale pendant la Deuxième Guerre mondiale doivent être réévalués.

Who doesn’t know Jean Fourastié, author of the famous "Trente Glorieuses” and of several brilliant essays which, giving to understand long term economic mechanisms, revealed to the French meaning and scope of the transformations their country experienced after the war ? But amalgams, omissions and simplifications show that he's, somehow, famous but unknown. In that context, his role in the harmonization of accounting practices in the insurances business in the thirties as well as his participation to different committees dealing with national accounting during World War II need to be re-evaluated.

INDEX

Palabras claves : expertos cuentas, los mecanismos económicos, cuentas nacionales Mots-clés : expert en comptablité, mécanismes économiques, comptabilité nationale Schlüsselwörter : experten Rechnungswesen, wirtschaftlichen Mechanismen, die Volkswirtschaftlichen Gesamtrechnungen Keywords : expert in accounting, economic mechanisms, national accounting

AUTEUR

RÉGIS BOULAT

LARHRA, Université Pierre Mendès-France, Grenoble

Comptabilités, 1 | 2010 115

Is National Accounting Accounting? National Accounting between Accounting, Statistics and Economics1

André Vanoli

1 Look at the international System of National Accounts 1993. SNA 93 states in its par. 2.60 “…national accounts…. are based on a principle of quadruple entry….”. However, the title of this paper is interrogative “Is National Accounting Accounting?”. So what?

2 In order to try to answer this question and to deal with what could appear as a contradiction, I look firstly at history, secondly at accounting framework issues, thirdly at the use of business accounts in implementing national accounts, fourthly at the big issue of valuation.

History2

The times of national income estimates

3 During the long history of intermittent national income estimates, since William Petty (1665) to, say, Simon Kuznets in the thirties of the twentieth century, accounting plays no role at all. Nor does it play any role in the scarce estimates of wealth. Both types of research work are not at all connected.

4 There had been actually a remarkable quasi-exception, soon after Petty (1623-1687). Gregory King (1648-1712), without using the term, prepared some accounts, including an account by social category (“A scheme of the income and expence of the several families of England calculated for the year 1688”), a link between flows and stocks (“The Stock of the Kingdom 1688, Remaining Stock anno 1695, Remaining Stock anno 1698, and Decreases in between”), an annual series of Income and Expence of the

Comptabilités, 1 | 2010 116

Nation from 1688 to 1698 and even an international comparison (Income and Expence, totals and per head, of England, France and Holland, 1688 and 1695). 5 On the basis of King’s work, the English economic historian and national accounts compiler Phyllis Deane presented King’s estimates in a modern format in 1955 showing them as a set of articulated and balanced set of accounts for England and Wales in 1688. 6 This was an exception however, and Richard Stone may rightly regret, in his Nobel Memorial Lecture 1984 (p. 9), that “after this brilliant start, all thoughts of balanced accounts seem to have evaporated”, and this will be so until the eve of World War II3. 7 Truly, as long as attention was focussed primarily on the measurement of a single concept, national income, there was no incentive to thinking in terms of accounting and interrelations. In practice, estimating the national income of a country consisted in gathering the largest possible amount of data, processing it ingeniously and filling the considerable gaps in the availability of data. Those were the days of enlightened amateurs. Methods of estimates were diverse, depending on the nature of the available information. Compilers usually combined elements of what will later be called the three approaches for the compilation of national income: output, income and expenditure. However, they were thought of as combined partial methods of estimating national income, not as attempts to measuring three different concepts and aggregates standing for themselves, income, production and expenditure.

Emergence of an accounting approach in the thirties and the forties

8 Concerns about economic and social policy and demand for statistical data widen in the 20th century, the 1929 crisis and the Great Depression marking a first turning point. In the thirties, some national income compilers start thinking in terms of accounting, by analogy to business accounting. Earlier actually, Irving Fisher in his theoretical works (1906, 1928) had formerly evoked the extension of the accounting treatment of individuals and businesses to society as a whole and the possibility in principle of obtaining the capital and income of society as a combination of balances of businesses and income accounts of individuals. It was however without any connection with actual quantitative estimates4.

9 More directly in relation with national income estimates, Morris A. Copeland, an American economist with institutional inspiration, shows (1932, 1935, 1937) the benefits to be expected in the formulation of the problems related to the estimation of national income, if a double-entry bookkeeping system is used5. By 1936, another American, Robert F. Martin, from the Department of Commerce, presents the idea of an accounting system for the national economy6. This idea was clearly manifesting itself. In France in 1939, André Vincent publishes his first ideas regarding the application of accounting principles to the national economy considered as an entity7. In the Nederlands, Ed van Cleeff makes his estimates for 1938 (published in 1941) within a format of a national accounting system8. He explicitly sees national accounts “as the business accounts of the nation” and compares the national government “with the directors of a big firm” (Bos, 2006, p. 233). 10 One may note, in these first presentations of the idea of a system of national accounting during the thirties, two rather different approaches. The first seems mostly operational (Copeland, Martin), emphasizing the technical advantages of such an approach for making better estimates of national income. The other one (Vincent, van Cleeff) also

Comptabilités, 1 | 2010 117

conveys, in addition to the former, a concern in a better economic organization for the nation and a certain planning orientation after the disorders of the Great Depression. 11 However, in practice, in the sphere of the studies on national income, the 1930s will mainly witness improvements in methods, the beginning of a trend toward official status, regularity in the publication of series, and the emergence of expenditure, representing the use of national income for consumption and capital formation, as a full-scale aggregate. 12 Moreover, during the second part of the thirties, the seminal influence that will lead to the use of an accounting format at the macroeconomic level will be macroeconomics itself rather than business accounting. Macroeconomics that emerged in this period of time induces the creation of a new economlic object, - the economy of a nation as a whole -, a theory applied to this object and a set of interrelated quantitative measures of basic concepts in monetary terms. The equations that describe their mutual relationship are formulated by John Maynard Keynes in his General Theory of Employment, Interest and Money (1936). They will become classical and form the skeleton of National Accounting: “In summary: Income = Value of output = Consumption + Investment Saving = Income – Consumption Therefore, Saving = Investment” (Book II, Chapter VI) 13 This fruitful approach will generate however some ambiguities. Firstly, it leads to emphasize the aggregates and their main breakdowns. Of course, they are three now instead of the single national income of the previous centuries. Nevertheless they will generally be presented as “the three approaches to national income” which, later on, are changed to “the three measures of Gross Domestic Product”. Both formulations are incorrect as the numerical identities, under certain conditions, of the three aggregates do not mean that they measure the same concept.

14 Secondly, and this is a bigger inconvenience, the keynesian reference, when closely followed, favors a top-down conception of national accounts and their system as a very condensed accounting scheme, describing mainly the relationship among large aggregates with limited subdivision. The concept of account is then rather far from the concept of accounting. 15 As soon as 1941 however, James Meade and Richard Stone, in the first british official publication in the White Book on April 7, 1941, and moreover the technical article soon published in The Economic Journal, go far beyond such a narrow view. Their set of tables brings into play businesses, persons, government and the rest of the world. This framework is still incomplete. The sector accounts remain implicit. Neither the structure of the productive system nor the financial transactions appear and of course no balance sheets. Nevertheless this set of tables represents already a rough system of national accounts, in the form of a linkage among a coherent set of macroeconomic totals (totals, not only large aggregates)9. 16 Some years later, by the end of World War II, Stone presents the proposal of a much more elaborated accounting system. It serves as a basis for a meeting of a subcommittee of statisticians of national income from the League of Nations (Princeton, December 1945). Stone’s memorandum is revised after the meeting and published in 1947 by the United Nations, under the title “Definition and Measurement of National Income and Related Totals”, as an appendix to the subcommittee’s report

Comptabilités, 1 | 2010 118

(referred to below as Stone 1945). À summary of this accounting framework is provided for in Vanoli, 2005, p. 24-25, the full set of accounts is reproduced p. 32-40. “In the presentation of the proposed accounting system (see the appendix to this chapter), sectors are the result of aggregation of accounting entities according to their function; these accounting entities are the basic economic units that perform the transactions. For each category of accounting entity it might be necessary to establish more than one account. Transactions are classified according to the nature of the counterpart to the money flows. Five main sectors are identified: productive enterprises; financial intermediaries, insurance and social security agencies, final consumers (including the general government) and the rest of the world. The first four are subdivided: business enterprises and persons (home- ownership); banking system and other financial institutions; insurance companies and societies, private pension funds and social security funds; persons and public collective providers. The list of the five sub-accounts is unique, but their size depends on the sub-sectors, and two of them might in some cases be combined. The main accounts used are the following: an operating account, an appropriation account, a revenue account (for current income and expenses of persons and public collective providers), a capital account, and a reserve account (p. 24-25).” 17 The financial transactions are recorded in the reserve account. “Each transaction is entered twice in the system, following the double-entry principle, but there is no systematic description of the bilateral relationship between sectors (dummy accounts are therefore implicit). The link between the accounts of each sub-sector is sometimes a complex issue. For instance, for productive enterprises, the surplus of the appropriation account enters the reserve account and then, once combined with the net financial transactions, passes on to the capital account. Another case is that of realised net capital gains, recorded only for business enterprises, which appear in the reserve account, and are transferred to the appropriation account, from where they return to their point of origin as part of the net result of this account, finally to be sent to the capital account with the other financing means (p. 25)”.

18 Though not embracing balance sheets, the proposed system is well in advance of its time. The influence of business accounting can be easily detected. For example, sales and purchases are recorded, an entry is included in respect of bad debts between business enterprises and persons, as well as realised capital gains for business enterprises. It should be stressed also that Stone’s 1945 system includes the idea of conceiving national accounts as the result of aggregation of accounting entities and transactions, at least potentially. 19 In spite of this outstanding 1945 contribution by Stone, it is not paradoxically this orientation that is followed in most emerging systems of national accounts at country level or in the first steps of the international standardization by the end of the forties, beginning of the fifties. I said “paradoxically” because Stone himself leads the preparation of the first standardized system (OEEC 1952). For instance, in the 1947 National Income and Product Accounts (NIPAs) of the United States or the 1952 OEEC system, and it was also the case in Meade and Stone 1941, a certain degree of confusion is introduced between the accounting structure and a framework for presenting a convenient summary of main statistical results. As a consequence, a good understanding of what is conceptually a system of national accounting is made uneasy. Paradoxically again, one may find appropriation accounts for persons, government and the rest of the world, when the accounts of enterprises tend to disappear as such and merge into the national product and expenditure account. Any relation between these

Comptabilités, 1 | 2010 119

first schemes of national accounts and business accounting is made hardly virtual10. Moreover, groups of units (sectors) are built up on a functional basis. They not always aggregate complete economic units, when those units may be deemed to keep accounting records in economic life. 20 So, at the beginning of the fifties, in the prevalent stream of national accounts, the concept of a system of national accounting seems rather fuzzy and the use of the word accounting almost improper. This perhaps explains why “national accounts” (or social accounts at the beginning) is more often used in English than “national accounting” (whereas “comptabilité nationale” soon becomes familiar in French). 21 Basically, it is a period of transition from the traditional national income estimates approach, more or less extended to other aggregates (called significantly “related totals”), toward a national accounting methodology putting institutional sector accounts at the center. Not a short-lived transition indeed. Brief in certain countries, much longer in others, it will take forty years before a really full-fledge system of national accounting is normalized at the world level with the 1993 SNA. 22 By the end of the forties, the usefulness of the accounting approach is still questioned. Paul Studenski in The Income of Nations (1958) reflects some hesitations of the time. Noting that “The response to [the ‘sector accounts’ or ‘complete Social Accounting Approach’] was generally favorable”, he shows himself some reluctance: “In fact, in some countries it was taken up with such enthusiasm that national income estimates as such were almost completely submerged”, and he adds: “Some national income analysts expressed reservations, however, concerning the extent of usefulness of this new type of presentation of national income data” (p. 154). The reference is made explicit, in a foot-note, to the August 1948 discussion between Simon Kuznets and Milton Gilbert and his associates in the U.S. National Income Division (The Review of Economics and Statistics). 23 Kuznets’ very critical comments to the new Income Series published in the Survey of Current Business, Supplement, July 1947, are made from the point of view of a national income compiler and analyst. However, they also point at the ambiguity noted above in the NIPAs approach. For instance, looking at Table 1 in NIPAs, that is entitled “National Income and Product Account”, Kuznets remarks: “A national income estimator might have compiled a similar table in the days before a ‘system of accounts’ had been developed, but he would have labeled it ‘two estimates of gross national product’” (p. 152). 24 Kuznets’ main criticism however (p. 153) is that the system of economic accounts does not solve any problem linked to a proper definition of national income (for Kuznets, the purpose of national income is the measurement of welfare). Nevertheless, Kuznets does not deny the usefulness of a system of accounts in two directions: “….the basic principle and great usefulness of the system of accounts is that it recognizes distinct group of transactors; calls for a complete census of transactions of such groups through the accounting period; and, under the double entry system, compels a distinction between transactions that represent ‘borrowing’ (in the widest sense of the word) by the given transactor unit from others and those involving ‘lending’ by it to others” (p. 154); “the development of entire families of gross totals of volumes of transactions, without any attempt at the ‘netness’ that is associated with national income” (ibidem). “All students would welcome a detailed set of accounts that would distinguish groups of business, governmental, and family units characterized by different pattern of economic behavior; and that would, therefore, show as fully as data permit the input-output or sale-purchase relations

Comptabilités, 1 | 2010 120

among different industries and economic institutions. It is in the direction of developing such fuller reflections of the workings of our economy, with whatever gross transaction totals can be derived from them, that the emphasis on a system of accounts naturally leads” (p. 155). Note that, in the same page, Kuznets refers explicatly to Morris A. Copeland for the money approach and Wassily Leontief for the input-output tables. 25 The last quotation from Kuznets is precisely the program that the development of national accounting will try to fulfil in the second part of the century. It could have been signed, for instance, by those in France who, some years later, designed the French National Accounting system.

26 It is clear from this last quotation that Kuznets reservations were not against, but on the contrary obviously in favour of such an orientation. Taken in isolation, his sharp criticisms to the NIPAs, from the point of view of a national income analyst11, often led to a certain misinterpretation of his views from a broader perspective. 27 Anyway, the understanding of national accounting by many compilers of national accounts will be during a more or less long period of time much narrower than that of Kuznets! This situation can be explained by limited experience, unavailability of data and scarce resources in many countries. It is also due to the fact that the international standardized system, that played a central role as the implementation of accounts extended to an increasing number of countries, lagged during decades behind the stage of development of more advanced national systems (for instance among the Scandinavians, the British, the French). This situation changed progressively. In this respect, two milestones in international standardization were the 1968 SNA/1970 ESA12, about which both the approaches followed by Stone 1945 and the French system of the fifties13 were particularly influential, and moreover the 1993 SNA/1995 ESA14. With the latter, the national accounting framework is finally completed, half a century after the British 1941 White Book.

Accounting Framework

From a truncated sequence to a complete accounting structure

28 In order to best understand the main difference in N.A. between before and after the 1993 SNA, it is convenient to have a look to the two following diagrams15.

29 The first diagram shows what I called the “traditional truncated sequence of accounts”.

30 Since their emergence at the beginning of the 1940s until the beginning of the 1990s, national accounts look essentially in pratice as a directed, significant but truncated, sequence which goes from production to income and its uses, as shown in figure 1.

Comptabilités, 1 | 2010 121

Fig. 1: Traditional truncated sequence

31 Very often actually, even this truncated sequence was not totally implemented. When financial accounts were missing, the sequence ended with the net lending/net borrowing of institutional sectors and the national economy. 32 For most compilers and users, national accounting was limited to this basic scheme, although many national accountants had, in the back of their mind, the idea that the system should be complemented by balance sheets (which a very limited number of countries had already developed). 33 In this diagram, saving appears linked to current transactions, of which it is the balance. Its use for capital formation (non-financial and financial) is shown. On the other hand, its linkage to the change in net worth does not appear, as the latter is influenced by other elements beyond (net) capital formation. 34 À more complete scheme is gradually worked out, and emerges with the 1993 SNA. It is represented in figure 2 below in a simplified way (for instance relations with the rest of the world have been left out).

Comptabilités, 1 | 2010 122

Fig. 2: Accounting framework 1993 SNA/1995 ESA, without relations with the rest of the world

35 Actually the accounting structure of the 1993 SNA is made up of three parts: current accounts, accumulation accounts and balance sheets. Balance sheets have been included, as well as two more accumulation accounts, the “other changes in volume of assets” account and the revaluation account. These new parts of the accumulation accounts are shown on the right side of figure 3 below. At the bottom are the balance sheets. For sake of simplicity opening net worth stands for opening assets, liabilities and net worth; change in net worth stands for changes in assets, liabilities and net worth; closing net worth stands for closing assets, liabilities and net worth.

Comptabilités, 1 | 2010 123

Fig. 3: Accounting framework 1993 SNA/1995 ESA, without relations with the rest of the world

National accounting versus business accounting: accumulation issues

36 A significant difference between national accounting and business accounting is easily perceivable. National accounting (N.A.) excludes all capital gains/losses from the balancing item of its current accounts. The latter (saving, net) is situated for corporations in between Business accounting (B.A.) operating income and net income from continuing operations, less dividends payable. Excluded capital gains/losses cover both realized gains/losses, various allowances, like for bad-debt (I turn later to this point), and extraordinary gains/losses. This N.A. treatment is linked on one hand with the emphasis put on production (evidently a difference with the national income estimates tradition) and the income derived from production. On the other hand, it is rooted in the long lasting principle of excluding capital gains/losses from income (a position already taken by national income compilers).

37 Of course, one may understand the reason why the conventional basic identity was introduced in B.A. between the balancing item of the profit and loss account and the change in the owners’ equity, before any transaction between the owners and the firm is recorded. Both magnitudes are in principle the result of all events, except the latter, that happened during the accounting period and led to the new value of equity at the end of it (in principle, because in practice this is subject to a number of qualifications - see IV valuation). 38 National income and national accounts compilers asked in substance: “Well, these two magnitudes are important and significant, but why to call them measures of income? If a natural disaster happens, the wealth of a country is reduced, but why to say that its

Comptabilités, 1 | 2010 124

income is reduced, if income has to be a measure connected with, say, the economic current performance of an economy?” 39 So, behind the different views between B.A. and N.A. in this respect there are various ideas about the relation between income and wealth. Of course not all cases are as simple as the natural disaster example. There has been and there still exists a lot of controversies among economists and national accountants about the concept of income, often taking in the last decades John Hicks 1939 definition as a starting point16. Insofar as N.A. is concerned, the bordeline between capital gains/losses and current transactions is debatable in some respects and could change in the future, for instance in relation with the extraction of non-renewable natural resources17. 40 By introducing the accumulation accounts as one of the three main components of its accounting structure, N.A. achieves two purposes. The first one is to complete, in addition to saving, the measurement of changes in net worth with those due to changes in volume of assets18 and holding gains/losses. Le second one is to give a description of the changes occurred in the composition of assets and liabilities by type19. 41 In contrast, when B.A. financial statements are limited to the income statement and the balance sheet, certain items that are indispensable for economic analysis, like gross fixed capital formation, are less easy to grasp. The difficulty for estimating GFCF from two successive balance sheets only is well known by statisticians. Of course, when a well designed statement of changes in financial position (or a statement of cash flows) is also available, the difficulty vanishes. However such a statement is not always produced. 42 In short, in N.A., no acquisition or disposal of assets and liabilities and no change in their value is recorded directly in the balance sheet. All flows are first entered in the accumulation accounts. 43 In spite of the differences stressed above, and leaving aside for the time being the valuation issues, the foundations of N.A. and B.A. insofar as balance sheets and accumulation accounts/statement of changes in financial position are concerned, are very similar.

National accounting versus business accounting: curent accounts issues

44 The conclusion is different when N.A. current accounts and B.A. income statement/ profit and loss account are looked at. In this case, the differences in the economic functions performed by the various types of economic agents have consequences on the optimal structuring of their current transactions. For market producers, the first purpose is to measure operating surplus. There is no equivalent balancing item for non-market producers as a measure of their performance. In addition the economic functions of government are much wider than the provision of non-market products. Its role is central in the redistribution of income. For households as consumers, the principal function is consumption. Operating surplus is not relevant for them whereas disposable income and saving are essential concepts.

45 Historically micro accounting systems for various types of economic agents, when developed, followed different, often inconsistent patterns. However, as soon as N.A. started, in the forties, the choice was made to design only one accounting frame,

Comptabilités, 1 | 2010 125

common to all types of economic agents. At least one alternative approach could have been preferred. It would have consisted in restricting the scope of national accounts to a limited set of coherent large aggregates and their main interrelations (in fact this has long been in practice the case of the simplified accounts for the nation, when they were considered self-sufficient). Detailed accounts for the various institutional sectors, if needed, would have followed the specific requirements of these sectors, closely linked to actual sectoral accounting standards, if any. 46 The flaws of such a choice would have been twofold. Firstly, the analytical uses of national accounts would have been limited, for instance as a basis for model-building. Secondly, their operational usefulness for checking the consistency of the estimated figures and guiding the develoment of statistical information in a coordinated way would have been low graded. As a matter of fact, no system of N.A., as such, would have existed. 47 Anyway the choice was in favour of an integrated N.A. system. This means that, at the country level, a single accounting frame had to be designed, with a unique sequence of accounts, common classifications, and identical rules of recording, including methods of valuation. The same orientation was followed regarding international harmonization. Such an orientation implied some kind of compromise. There was a price to be paid as a counterpart of the integration process. It must be recognized that the loss of specifity felt mostly on non-financial enterprises, banks and insurance corporations. The way their operations are depicted in N.A. are less convenient for them than for other sectors, like households, government or the rest of the world. 48 Paradoxically the prominence given in N.A. to the measurement of output, as the starting point in the sequence of accounts, does not reflect immediately the content of the business accounts of those transactors that are precisely the main producers in the economy. For non-financial market producers, B.A. recording is in terms of sales, purchases and changes in inventories. At the very beginning N.A. hesitates. Stone 1945 also records sales and purchases. However, soon (OEEC 1952, but already Meade and Stone 1941), the emphasis is put on value added. Later on it will be on output and value added. Output, the result of the production process, is considered more basic than exchanges. The connection is more direct with input-output tables. 49 Thus for non-financial market producers, N.A. concepts of output and intermediate consumption are more compacted than items directly recorded in B.A. However, for banking and insurance activities, it is the other way round. Interest and insurance premiums are composite items, more heterogenous than sales. Then N.A. breaks them down in various components, one of which is output. In order to get a better representation of production activities, N.A. is thus obliged to deviate from the usual perceptions of agents active in these fields. 50 More generally, an integrated N.A. system must use a classification of transactions, assets and liabilities which is common to all economic agents. As regards transactions, they have to be necessarily classified by type according to their nature. The nature of a bilateral transaction for instance is the same for both transactors concerned. Wages, taxes, interest, etc.… are economic objects recognizable by all transactors. Afterwards they can be analysed according to the purpose they serve. B.A. view is different when a functional classification of expenses is given preference in the income statement, which happens most commonly in anglo-american B.A.. In that case, wages (more generally compensation of employees) for example are scattered among composite

Comptabilités, 1 | 2010 126

items like cost of goods sold, selling expenses and general expenses. Possibly a part of them can also be entered directly in the balance sheet when own account capital formation takes place. Obviously such a functional classification of business expenses, directed to internal management purposes, cannot fit the requirements of a classification of transactions common to all economic agents. 51 When, on the contrary, the B.A. income statement gives priority to a classification of expenses by nature, which is the case for instance in the French Chart of Accounts (Plan comptable général), there are no major divergences between N.A. and B.A. classifications of current flows. Under such circumstances, the SNA sequence of accounts, beyond mainly differences in terminology, is significant also for businesses. Without entering into details, a look at the 1993 SNA sequence of balancing items for non-financial corporations is illuminating: Value added Operating surplus Entrepreneurial income (after property income receivable and interest and rent payable) Balance of primary incomes (after property income payable to shareholders; that is, basically, retained earnings before tax) Disposable income, equal to saving (basically, retained earnings after tax) By convention, in the 93 SNA, all these balancing items are measured both gross and net. Differences between the measures of retained earnings by N.A. and B.A. are mostly due to the treatment of capital gains/losses, already touched upon, and the issue of valuation to which I turn in part IV of this paper. 52 Now it is useful to review briefly some rules of recording. I look at three of them.

National accounting rules of recording

Terminology for the two sides of the accounts: from debit/credit to uses/ resources

53 In the beginning of N.A., it seems natural to use the B.A. terminology. It can be found for instance in Kuznets 1948, Aukrust 1949, the OEEC Standardised System 1952 or Ohlsson 1953. However, Stone 1945 does not use these terms and simply speaks of the left-hand side or the right-hand side of the accounts. In the first chapter of the 1968 SNA also, drafted by Stone, he uses incomings and outgoings. However, the description of the actual 1968 system of accounts is for current accounts in terms of receipts and disbursements. Obviously standardized N.A. hesitates and uses ambiguous terms, reflecting different practices among countries. Nevertheless the trend is in the direction of no longer referring to B.A. terminology. N.A. increasingly prefers a terminology which, though being conventional, speaks by itself, instead of being purely formal. The European System 1970 (ESA 1970) introduces, under a French influence, the words uses and resources for the sequence from production account to capital account, and changes in assets/changes in liabilities for the financial account.

54 The 1993 SNA/ESA 1995 systematizes a similar orientation at the world level for the three parts of the accounting structure designed. Resources and uses are utilized in the current accounts. “The SNA utilizes the term resources for the side [the right side by convention] of the current accounts where transactions which add to the amount of economic value of a unit or a sector appear… The left side of the accounts, which

Comptabilités, 1 | 2010 127

relates to transactions that reduce the amount of economic value of a unit or a sector, is termed uses” (1993 SNA, 2.54). “Balance sheets are presented with liabilities and net worth (the difference between assets and liabilities) on the right side and assets on the left” (2.55). “The accumulation accounts and balance sheets being fully integrated, the right side of the accumulation accounts is called changes in liabilities and net worth and their left side is called changes in assets” (2.56).

Accrual basis versus cash basis

55 There has been a lot of ambiguity and confusion in the history of N.A. before the issue is fully clarified. It was sometimes because of the terminology used. For instance, the presentation of the system of accounts in Stone 1945 utilizes the terms receipts and payments that are used throughout. This gives the impression of recording transactions on a cash basis. However, Stone clearly states concerning sales: “the mode of presentation here adopted [i.e. receipts and payments] must not be allowed to obscure the fact that a ‘receivable-payable’ system of entries is necessary for social accounting purposes just as it is universally adopted in private accounting” (p. 54). The same indication is given for purchases (p. 58). However, Stone speaks of “interest payments”, “payments to employees” (p. 56, etc.…)20.

56 Sometimes, the conceptual principle and the practical implementation due to the type of data available were confused. This was especially frequent when dealing with government accounts, because during decades public accounting data were established on a cash basis. In this case, the confusion was also a consequence of the first 1986 Government Finance Manual of the IMF recommending the recording of government transactions under a cash basis (this was changed in the second, 2001 version of this Manual, when harmonized with the 1993 SNA). 57 The lack of clarity was perhaps a consequence of tackling the issue under the discussion of “the time of recording transactions”. The general principle is formulated in the 1952 OEEC Standardised System: “The magnitudes appearing in the system must therefore in principle be considered not as actual payments and receipts but as flows of payables and receivables in respect of the economic activity of each accounting period” (p. 45). Then the recommended treatment is elaborated further for various types of transactions. This procedure is followed later on by the 1968 SNA/ESA 1970. However what is recommended is sometimes intermediary between recording on an accrual basis and recording on a due to be paid basis (which leads at a time to the misleading distinction between full accruals and accruals). The case of interest provides a good case in point. ESA 1970 states… “interest…. is recorded at the time it falls due. If the interest relates to several accounting periods it is not necessary to distribute it among the different periods” (ESA 708). The 1968 SNA tells the same in substance, in a firmer way “no attempt should be made to apportion these flows to each of the periods [to which interest relates]” (1968 SNA 7.47). 58 The 1993 SNA tries to clarify, on the ground of principles, the ambiguity that was conveyed by the terms payables/receivables: “The general principle in national accounting is that transactions between institutional units have to be recorded when claims and obligations arise, are tranformed or are cancelled - that is, on an accrual basis” (1993 SNA, 2.64). In order to cover also internal, or intra-unit, transactions (2.25), a more general formulation is used farther on: “Accrual accounting records flows at the

Comptabilités, 1 | 2010 128

time economic value is created, transformed, exchanged, transferred or extinguished” (3.94; see also 2.24). A straightforward application to interest of the principle as it is now formulated changes the 1968 SNA/ ESA 1970 treatment: “Interest is recorded on an accrual basis, i.e., interest is recorded as accruing continuously over time to the creditor on the amount of principle outstanding” (1993 SNA 7.94). 59 There remain practical difficulties of course, notably when the available data do not follow strictly the principle. More substantial difficulties may arise in situations where the probability to not recover the full amount of certain claims can be estimated (see part IV - Valuation).

Single, double or quadruple entry principle?

60 By assumption this question is not directed to the daily practice of national accounts compiler. There is no “big accountant brother” keeping the records of the nation from exhaustive, elementary events certified by supporting documents. National accountants behave neither as business accountants nor as government accountants. From this viewpoint, they are not at all accountants. The question raised may make sense only for the conceptual national accounting framework itself.

61 Since the beginning of the fifties, it was usual to state that N.A. was based on a double entry principle of accounting. However this view was generally trivial, meaning that, in the set of balanced accounts how limited in scope it was, an item in an account had always a counterpart in another account. To illustrate this, it was a current practice to indicate after a given item the code of the counterpart item. See for example the OEEC 1952 Standardised System of National Accounts (p. 38-43). It is stated (p. 12) that “the accounting system…. Is drawn up on an articulated or double-entry principle….”. However the simple basic accounting structure ends up with net lending. No financial transactions are included. 62 Commenting inter alia on the works by Stone, from the 1945 memorandum to the 1952 OEEC System, Ohlsson 1953 stresses the point that “Most frequently only single-entry accounting has been used for each sector in NA-works”. He concedes though that “The NA may, however, be seen as accounts for the nation as a unit. In that case they may be considered as constituting double-entry accounting….” (p. 123). This is doubtful in the case of the 1952 system and links up with the trivial view characterized above. 63 Aukrust 1949 was also critical, along the same line, to Stone’s 1945 memorandum. Without using the expression single-entry accounting for each sector, he thinks that among the authors he refers to, including Stone, “the principles of double-entry book- keeping are misinterpreted, or rather incorrectly applied to the problems considered” (p. 170). Whereas this is true in my view in respect to the 1952 system, it may be based, as far as the 1945 Stone’s accounting system is concerned, on a… misinterpretation of the latter which is said by Aukrust to follow a “money-flow approach”21 in social accounting (p. 170). 64 Aukrust 1949, as well as Ohlsson, both following Ragnar Frisch approach22 makes a basic distinction between real transactions, flows, assets (real objects) and financial transactions, flows, assets (financial objects). Aukrust designs a system of accounts according to which, for each sector, real and financial objects are distinguished. It thus introduces real current accounts, real capital accounts, financial current accounts, financial capital accounts, income accounts. This structure allows him to explicitly

Comptabilités, 1 | 2010 129

record every real flow and its financial counterpart (every flow twice). For instance households purchases to private enterprises are recorded in their real current accounts (as a debit) and in their financial current accounts (as a credit). At the end, the “net increase in claims against other sectors” balances both the current financial account and the capital financial account of each sector (on two different sides of course). 65 As Aukrust 1949 system does not proceed beyong this point, it is difficult to see the benefit gained from introducing this double recording of real and financial flows (both are in monetary values of course). The logical implication would have been to push the recording toward an analysis of the monetary and financial counterpart, by type of financial instrument, of the real (non-financial actually) flows, themselves by type (goods and services purchased by households etc.…)23. Claude Gruson in the fifties in France had in mind an objective of this type. However it did not prove feasible. 66 The conclusion to be drawn from these reflections is that Stone’s 1945 system, by introducing financial transactions by type of instrument in its revenue account, built up a system based in priciple on the double entry bookkeeping principle. This conclusion holds in spite of the absence of balance sheets because his capital and reserve accounts covered changes in assets and liabilities (capital gains/losses being left out). 67 It comes from the previous paragraph that the ultimate criterion for judging if a set of integrated accounts follows virtually a double entry principle of recording is the presence of an account for financial transactions in which the financial counterparts of all flows from the production account to the capital account are indistinctly reflected in changes in financial assets and liabilities by type, in combination with purely financial transactions and their counterparts. 68 As a matter of fact, B.A balance sheets and statement of changes in financial position do not provide more, that is, they do not provide a cross-classification between types of financial instrument and types of non-financial transactions, though the full set of individual accounting entries potentially could. 69 After some countries had introduced financial accounts, like the United States, France, the United Kingdom, they were included in the 1968 SNA/ESA 1970 sequence of accounts, at the same time that the institutional sector accounts were given a noticeable impulse. 70 The 1993 SNA/ESA 1995, by introducing balance sheets, completing the accumulation accounts and unambiguously defining the accrual basis of accounting, made the whole picture clearer. For the first time probably in an official handbook on N.A, it was explicitly stated: “In principle, national accounts - with all units and all sectors - are based on a principle of quadruple entry, because most transactions involve two institutional units. Each transaction of this type must be recorded twice by the two transactors involved” (SNA 1993, 2.60). The idea of four entries, as reciprocal double entries, when double entry accounts for each sector are established, is present in the litterature for a long time (Aukrust 1949, p. 172; Ohlsson 1953, p. 123). Richard Ruggles would have used the term quadruple entry book keeping for the first time in 1949, according to Postner 1994. Morris A. Copeland did it also in 1949, however in the somewhat different context of its money-flows accounting. Stone never utilizes the term which often remains implicit in the N.A. litterature (Postner, p. 237).

Comptabilités, 1 | 2010 130

71 This quadruple entry principle provides the conceptual basis for the consistency of national accounts. N.A. however cannot take full advantage of this characteristic. 72 Firstly, as already stressed above, national accountants are not in a position to keep the records of the nation starting from individual elementary events. They must rely on information data from many sources. Not all economic agents keep themselves microeconomic accounts. When they do, these accounts are not always each other consistent. Furthemore, very often, especially regarding businesses, they are not individually accessible to statisticians. Practical difficulties are innumerable. 73 One of the main types of practical dificulties is of special importance because it concerns the criterion itself for cheching the existence of double entry accounting at the sector level. The problem is that the information used for preparing the non- financial accounts and that used for building up the financial accounts are, for most economic agents, mainly households and businesses, coming from different sources. Between these different sources, coming on one hand from financial institutions and on the other hand from a great variety of non-financial providers, there is no direct relation whatsoever based on any double entry bookkeeping principle. The reconciliation between these two bodies of data sometimes is not even pursued until it is completed, and global adjustments between non-financial and financial accounts are shown. In this case, the quadruple entry principle is obviously frustrated, possibly even when business accounts are utilized (see part III). 74 Less important perhaps numerically, but more embarrassing conceptually, is the fact that, in so far as valuation is concerned, the principle itself of reciprocal identical entries in different units/sectors accounts may in certain circumstances be questioned (see part IV). 75 Before leaving the bookkepping issues, it is useful perhaps to stress the fact that the working of the double entry/quadruple entry principle of recording is not always straightforward in N.A. (something that may happen also in B.A.). Let’s take the case of output. Output of goods produced by a non-financial corporation is recorded as a resource in the production account of this corporation. Its counterpart is an entry in the capital account as a positive change in inventories. When the ouput is sold, there is a negative change in inventories, that is, a negative change in assets balanced by a positive acquisition of assets, as a claim against purchasers under Trade credits and advances (I refer to the 1993 SNA classification of financial instruments). When a claim is settled (it may be immediately of course), there is a decrease in Trade credits and advances and an increase for instance under Currency and deposits. It is not the full story though, if there is a time lag between the time a part of the output enters inventories and the time it leaves them, and there is a change in prices in the meanwhile. In such a case, the revaluation account comes into play and a holding gain or loss is recorded under inventories. Of course, many -but not all- of these entries have counterparts in the accounts of the purchasers. 76 This rather complex example allows us to illustrate a number of points: 1. recording in N.A. is based on the underlying principle of the perpetual inventory method. My own view, not shared by many national accountants I suppose, is that, insofar as output is concerned, this principle conceptually applies also to services 2. as a consequence of this principle, revaluation happens also continuously. An implication of this statement is that a truncated system of N.A., ending with the financial account, is a balanced but not a complete system, contrary to what some people probably have in mind

Comptabilités, 1 | 2010 131

3. many steps in the chain of entries described above are virtual; they are not visible at the level of the accounting framework. The last is true also for B.A. financial reports. However, when B.A. applies the perpetual inventory method, the micro entries are actual ones (subject to conventions of valuation), when in N.A. they remain virtual. Perceiving the full picture is nevertheless indispensable for a good understanding of N.A.

Uses of actual business Accounts for Compiling national Accounts

77 B.A. was one of the main sources of inspiration for the conception of N.A. In spite of many differences between them, the potentialities of using directly business accounts for compiling national accounts were obviously large. It was even possible to conceive of national accounts for businesses as being the result of a proces of actual aggregation of individual business records, of course with a number of adjustments.

A complex issue

78 Surprisingly however, the number of countries who actually engaged in such a process is very small, at least for non-financial businesses (government units, as well as financial institutions records, are frequently aggregated by government accounting offices, central banks or other regulatory bodies). This explains the difficulty met by most countries in implementing the institutional sector accounts, even after the latter had become a major component of the 1968 SNA/ESA 1970. In effect, after the accounts for government, financial institutions (including insurance companies) the rest of the world (through the Balance of payments) and possibly some large non-financial public corporations are established, the finalization of the breakdown of the private sector between households and non-financial corporations depends on the preparation of accounts for the non-financial corporations sector.

79 During the first decades of the history of N.A., little attention was paid to complete accounts of corporations or enterprises as such. Attention was focussed on the estimate of value added by industry, generally on the basis of industrial statistics, like economic censuses. At that time the estimate of aggregates, in the tradition of national income estimates though extended to other main aggregates, attracted most attention, not the building up of a full system of accounts. 80 When the sector accounts were given more prominence, two difficulties prevented a direct and integrated use of business accounts: the lack of standardization of B.A. and the unavailability of individual business accounts for statisticians. 81 As a consequence, three types of situations were met: countries where business accounts were not accessible neither directly nor indirectly; countries where they were not directly accessible to statisticians but they were processed in order to get general information statistical results (USA, UK for instance); finally countries, very few in number (France notably), where they were directly accessible on an individual basis to statisticians who were able to process them by themselves, applying all statistical editing procedures. 82 The last situation referred to above was and still is exceptional. However, as soon as 1945/1946, Stone had understood the potentialities of using business accounts. He

Comptabilités, 1 | 2010 132

developed an extensive collaboration with Frank Sewell Bray, an accountant who provided him with a detailed knowledge of accounting. Bray and Stone arranged a series of meetings (over 20) from June 1946 to June 1947 between accountants and economists (the members from the economists’ side were John Hicks, James Meade and Stone). The intention of the economists was to make business accounts more useful for the purpose of macroeconomic management (not only macroeconomic accounting). Eventually all company accounts would have been centralized in a standard form. However the economists tried to exert a too much direct influence on corporate accounting (something the French did also at a time), neglecting the conventions of business accounting and supposing their reform. Finally the project did not succeed (the reform of the government accounts was more successful). The history of this failed attempt is reported in Suzuki 2003. 83 This frustration is probably one of the reasons why the Stone’s 1945 system of accounts appeared to be during twenty years an isolated proposal in Stone’s contributions to the international standardization of N.A.

French specific experience and the concept of an intermediate system

84 In contrast, the French national accountants, who elaborated at the beginning of the fifties their own N.A. system, with an explicit micro/macro linkage24, were able to implement their ideas, of course with many adjustments. Fortunately, they had not to argue in favour of business accounting standardization. An official standardized chart of accounts (CoA - in French Plan comptable général or PCG) yet existed since 1947 (after a first attempt in 1942, in a very special context of course)25. This CoA has from the outset provided for general economic information requirements, in particular by recording expenses by nature. In 1965 a decree decided that the tax authorities should use the CoA language, classifications and codes. Soon after, in 1967, INSEE statisticians were given access to data from tax returns (and thus based on the CoA) for each reporting business.

85 Because of these three factors, French national accountants have been able to make especially intense use of the individual business accounts of non-financial firms, both directly and indirectly, insofar as the system of annual business surveys itself uses CoA concepts and categories (for financial firms, the sources are different). 86 The experience led French statisticians to develop the concept of an intermediate system of business accounts. Here, CoA categories are reorganised in line with the conceptual framework of national accounting, but the data are still from the firms’ own accounts. These intermediate accounts are then adjusted, either in the aggregate or by sector of activity, in order to add additional information, such as an estimate of tax avoidance, or to alter valuation methods, as in the case of changes in inventories and the calculation of fixed capital consumption. The individual business accounts are then combined with the survey results in a data base which includes about three millions units since the end of the sixties. 87 Later on, the influence of statisticians and national accountants, who were associated to the B.A. standardization process, led to an interesting, though limited in scope, innovation in the 1982/1986 version of the CoA (PCG). Optionally, businesses had the possibility in the context of a developped version of the system of accounts to prepare,

Comptabilités, 1 | 2010 133

on a complementary basis, a table of intermediary balances for management purposes (tableau des soldes intermédiaires de gestion), including output and value added (see Conseil national de la comptabilité, Plan comptable général, 4e Edition, 1986, P. II.110).

Late U.N. move in this direction

88 Quite late, this experience gained some recognition on a world level. In 2000, in a series of handbooks on national accounting, the United Nations published a remarkable volume on the Links between Business Accounting and National Accounting. Its introduction makes a distinction between the Anglo-American tradition and the German-French one. Under the latter the formulation of common standards for business accounting, and for public information in particular, makes it much easier to use business accounts to compile national accounts. In contrast, the general Anglo- Americain format, while useful for analysing costs by function in business analysis, “hides the information required by national accounts behind functional terms like selling and administrative expenses” (0.10). The paper also notes the complications stemming from the lack of standardisation (differences from one country to another, but also from one business to another, difference between accounting systems for tax purposes and those for business analysis or public information) (0.8, 0.15 and 0.16), and difficulties arising from the consolidation of accounts (0.17 and 0.18). The strong preference of the business community and the accounting profession in the United States and Canada for flexibility in both the format and content of accounts is highlighted (0.14). The paper presents an intermediate-system approach, the concept of which is introduced explicitly (Chapter 1: Compilation of National Accounts from Business Accounts: Non-Financial Corporations, by Vu Quang Viet of the United Nations Statistics Division who coordinated the work and prepared the final draft). Useful for users in their own right, intermediate accounts constitute a first step towards national accounts. Writing in the general context of Anglo-Americain accounting, the author, taking a highly analytical approach, shows how to define an intermediate system, and then the series of adjustments needed to move on to national accounts. In practice, however, the use of such an approach to compile national accounts requires highly detailed information on corporate accounts which is not normally available in a public form26.

89 These different approaches taken by accounting methods - and in particular the fact that Anglo-American accounting does not present expenses by nature - explain why most countries, including large developed ones, cannot make direct and integrated use of business accounts to compile their national accounts. Moreover, statisticians in these countries do not have access to individual accounting data themselves. The aforementioned UN publication contains a presentation of American practices (Chapter V, Use of Business Accounts in the Compilation of United States National Economic Accounts, by Robert P. Parker). US national accountants make extensive use of statistical data processing by the tax authorities (including reports on income statistics prepared by the Internal Revenue Service on the basis of a statistically controlled sample). In contrast, little use appears to be made of financial reporting data, except in respect of public enterprises and certain information collected by supervisory authorities and statistical services. The above data, and many others as well, are used to estimate national accounts item by item, but they cannot serve as the basis for comprehensive and integrated analysis and use of business accounts.

Comptabilités, 1 | 2010 134

Valuation Issues

Historical cost versus up-to-date valuation

90 The general principle for valuing assets and liabilities in the SNA balance sheets is clearly formulated in the 1993 SNA (it was implicit before): “… a particular item in the balance sheet should be valued as if it were being acquired on the date to which the balance sheet relates including any associated cost of ownership transfer….” (1993 SNA, 13.25). Asset transactions are recorded at their transaction prices, whether these are actual market prices or one-off transaction prices. Later on, after the time of acquisition, the issue is less simple in practice. Insofar as only a fraction of existing assets, following their external acquisition or initial internal constitution, are the subject of transactions in any given accounting period, the establishment of balance sheets requires that other assets be estimated indirectly, which implies an always questionable modeling. This prompted John Hicks to write that “the values of the goods which enter into the capital stock are characteristically imputed values”27

91 The SNA thus never followed the traditional business accounting rule that assets be carried at historical cost, less accumulated depreciation, whenever relevant, and any recognised impairment. 92 From the very beginning this valuation principle was adopted by N.A. in order to measure output, intermediate consumption, value added, operating surplus, and subsequent income concepts more significantly. On the contrary, due to the existence of inflation, B.A. rules led to results that were strictly speaking uninterpretable. In certain circumstances revaluation of balance sheets was allowed or imposed, either intermittently or, under high inflationary conditions, permanently. However, in spite of an extensive discusssion at the time of two-digits inflation in OECD countries by the end of the seventies, first part of the eighties, the basic historical cost rule was not abandoned by B.A. Attempts were made though in the US (SFAC 3) and the UK (FRS 3) to go beyond the historical cost approach in the direction of introducing an economic result (comprehensive income in SFAC3, 1979, and SFAC 5, 1984; total recognised gains and losses in FRS 3). 93 In the last decade, the institutional and conceptual picture changed drastically with the official recognition in the European Union of the IASC (now IASB) international accounting standards -IASs- (re-dubbed international financial reporting standards - IFRSs) as a set of standards to be followed, beginning in 2005, by listed companies when compiling their consolidated accounts. In paralled, IASs and US GAAPs are being brought closer. 94 Insofar as valuation is concerned, the present period is obviously transitional. The IASB pushes the concept of fair value for the valuation of assets and liabilities (“Fair value is the amount for which an asset could be exchanged, or a liability settled, between knowledgeable, willing parties in a arm’s length transaction”). This concept is fairly close to the SNA valuation principle for balance sheet items. 95 Concerning non-financial assets however, IAS recommendations are still of a mixed type. In the case of tangible assets, the “revaluation model” (estimated market value or, in its absence, e.g. for production facilities, replacement cost net of depreciation) is

Comptabilités, 1 | 2010 135

identical to the conceptual N.A. treatment. Nevertheless, IAS 16 Property, Plant and Equipment (2004 version) leaves open the use of the “cost model” (historical cost, etc.…). 96 As regards intangible assets, that play an increasing economic role and were, for part of them, included in fixed assets by the 1993 SNA, IAS 38 Intangible assets (2004 verion) is still highly conservative, both in terms of initial recognition of such assets and application of the revaluation model, which is subject to very stringent conditions. 97 It is interesting to highlight the fact that, at this stage, IAS 16 and IAS 38 do not lead towards across-the-board authorisation of revaluation via more direct use of the theoretical asset valuation method (present value of expected future economic benefits). Such an approach is called for, by IAS 36 Impairment of assets, only to check whether the recoverable value of an asset has fallen below its carrying amount in the balance sheet (in which case an impairment loss entry must be made). Recoverable value is the higher of the asset’s estimated net selling price, or its value in use. The latter is the present value of the future cash flows expected from continuing use of an asset and from the proceeds of its ultimate disposal. The very interesting, lengthy methodological discussion that IAS 36 then devotes to assessing value in use (1998 version 26 to 56, 2004 version 30 to 57) illustrates the complexities of an approach that seeks to apply theoretical admonitions in an uncertain environment, as well as the inaccuracies and subjective elements inherent in estimating future flows. 98 Actually the challenge to fair value estimates for B.A. is much more difficult at a single entity level than N.A. meso or macro estimates of the value of stocks of fixed assets and the related calculation of consumption of fixed capital. N.A. uses the perpetual inventory method based on historical series of fixed capital formation, statistical series of price indexes for capital goods and a modeling procedure. At a time, discussions about possible revaluation of assets in B.A. were considering resorting to price indexes, a procedure actually followed by intermittent revaluations after long periods of high inflation. 99 Insofar as potential intangible fixed capital expenditures are concerned, N.A. can be more open to their recognition as gross fixed capital formation because it often adopts a statistical point of view. By and large it is assumed that for instance R & D expenditures, mineral exploration costs or film making expenses are leading to the creation of assets at the meso or macro level, though they may be successful or unsuccessful at the micro level, that is, the level of individual undertakings. Even at the level of large business entities, both successful and unsuccessful attempts may be deemed to contribute to the eventually obtained positive outcome. 100 In general, N.A. equates capital expenditures with the creation of assets of the same value, as does B.A. In the context of imperfect expectations however, this assumption does not necessarily holds. Conceptually there may be a case for distinguishing the value of capital expenditures in a given period and the value of the corresponding created assets. Practical reasons however make it unfeasible. 101 In the absence of generalized markets for the existing assets, subsequent measurement of the value of non-financial assets supposes in most cases applying a modeling procedure. This is already the case, in the context of the historical cost approach, when calculating depreciation and possibly estimating impairment. Modeling plays necessarily a wider role when N.A. applies the present-day rule of valuation or when B.A. tries to estimate the fair value of assets.

Comptabilités, 1 | 2010 136

102 Nevertheless, from an economic point of view, the historical cost approach seems indefensible. On the other side, the fair value measurement in B.A. is obviously a much more complex exercise, open to margins of approximation and possible manipulation attempts. Analysing how it will be handled in the future, especially if it has to become the prevalent method in use, will be fascinating from the point of view of economic observation. 103 The measurement at market fair values of financial assets and liabilities seems at first glance easier, because of the much more frequent existence of active markets. However, this issue was the most debated in the last decade in financial circles in relation with the introduction of the IASs in the European Union. 104 The difficulty here is in a sense opposite to the one met when the measurement of non- financial assets was concerned: too many, too frequent prices available in financial markets with day to day variations. In substance, the following question was raised: does applying systematically market prices as of the end of the accounting period to each single type of financial instruments permit to get the fair value of the net worth of a financial business as a whole (a bank, an insurance corporation) and consequently a significant measure of its performance (basically, possible increased volatility is questioned)? The last question permits to stress the point that, behind the difficulties involved in the fair value estimates of assets, possibly liabilities, at an entity level implicity lies the broader issue of trying to estimate the “true value” of a business, a corporation or a group of corporations as a whole.

The issue of bad debt allowances: a difficult challenge for national accounting

105 I will not go any deeper in this issue28. I limit myself to some remarks concerning N.A. in respect of its measurement of financial assets and liabilities. Here N.A. is sometimes in a difficult position in front of B.A. The main problem is due to the fact that N.A. does not record bad debt allowances, because they are considered of a contingent nature, when B.A. adopts in a way a more statistical attitude. Even at an entity level, especially a financial entity, it is possible to estimate in advance the probability for a certain part of its financial claims not to be recovered. Everybody agrees that the N.A. treatment is unsatisfactory as regards the compilation of lenders’ accounts. An intense international discussion took place in recent years on the problem of “non-performing loans”. However, no change will probably be made in the international system of national accounts in the near future.

106 This conservative attitude may look surprising. The problem is however more far reaching than it may seem at first glance. The obstacle to a more satisfactory solution is indeed…. the quadruple entry principle of accouting itself! An integrated system such as SNA/ESA imposes, as a matter of principle, symmetrical methods of recording and valuation for creditors and debtors. 107 Under this rule, recording loans carried by banks at the probable amounts recoverable would imply valuing debtors’ liabilities at the same amounts even in the absence of any agreement between creditors and debtors. 108 B.A. is not facing the same difficulty. In the context of accounting for individual entity following the double entry principle, nothing obliges B.A. to require symmetrical

Comptabilités, 1 | 2010 137

valuation by creditors and debtors, after the initial transaction values. There is little chance anyway that the views and estimates of lenders and borrowers will coincide for subsequent valuations except in case of negotiation about debt forgiveness. 109 In any case, there is for the time being a lot of uncertainties as to the extent of the application of fair value estimates to financial liabilities. The general rule in IAS 39 is valuation at amortized cost. The possibility of designating a financial liability at fair value through profit and loss seems narrowly limited according to the June 2005 wording of IAS 39. Nonetheless, it would be hard to imagine that B.A. standards would recommend that debtor entities carry purely and simply their borrowings or other debts at merely the amount they deem capable of paying back in the future. 110 N.A. for its part is facing a dilemma. Either keep the present unsatisfactory treatment and have in addition memorandum items somewhere. Or drop the rule on compulsory symmetrical regognition of identical values by creditors and debtors for subsequent valuations, after initial recognition at transaction amounts. If this alternative solution were adopted - I personally favour it - an adjustment of the SNA accounting structure would be required. Formal balance for the line “loans” for instance would be ensured by introducing a notional unit, outside the accounts of institutional sectors. A little speciously perhaps, such a treatment could fit a somewhat enlarged interpretation of the quadruple entry principle. Not so speciously maybe, as subsequent valuations by creditors and debtors are not the result of transactions between them. They are internal entries. 111 N.A. is also challenged by the last decades evolution of B.A. toward an exhaustive coverage of all types of an entity’s commitments to pay certain amounts in the future, for instance retirement pensions to their employees, or more generally any commitment which reduces an entity’s net worth (like employee stock options). In such a context, even traditional contingent liabilities are called for inclusion in the BA at their estimated present value as soon as the probability of the occurrence of certain events can be estimated. The extension of this approach to government, especially as regards pension schemes, is currently intensively debated. 112 In brief, insofar as valuation is concerned, the contrast is striking between the field of non-financial assets, where B.A. is primarily challenged by the new trends in international business standards, and that of financial assets and liabilities where both B.A. and N.A. tend to be in trouble due to, inter alia, financial innovations and a more acute financial analysis under the pressure of financial markets on one hand and economic theory, especially via corporate finance, on the other hand.

What future Relations between N.A. and B.A. ?

The development of international accounting standards: opportunities and risk

113 IAS standards stress valuation problems of assets and liabiities in a perpetual revaluation approach at market prices or in more general terms at fair value. They aim at covering all claims and commitments which influence an enterprise’s net worth (owner’s equity). Thus they propose an approach to business accounting, which encompasses financial firms as well, that seeks to be economically more significant than traditional accounting. This is also what national accounting always claimed to

Comptabilités, 1 | 2010 138

offer as compared to business accounting, in respect of a number of points. On some aspects, there is thus a factor of convergence. At the same time, however, it can be seen through certain potential developments of IAS standards, currently among the most controversial, that it is the standards’ ambition to take a more systematically economic approach than that of today’s national accounting. In this sense there is convergence with the positions advocated by some national accountants themselves in recent debates, on behalf both of the pre-emincence of economic theory and the reference to markets.

114 Anyway, the body of recommendations that they represent - many of whose possibilities for options having been eliminated after sharp criticism of their large number - is going to constitute an extremely precious set of references. In the process, national accountants may lose certain degrees of freedom, but in return they will gain significant expertise because of the unchallenged technical quality of these standards. In many respects, they are nearer to the approaches customarily taken by national accountants than standardised charts of accounts had been traditionally. But national accountants, and more generally economic statisticians, may have no say over the accounting standards that are going to enhance their work. For many of them, in an immense majority of countries, the change in this respect will be imperceptible, since very few of them have developed co-operative relations with standard setter bodies, as has been the case in France. But the difference for all of them will be that these standards, while not compulsory for national accounting, will probably exert a great deal of influence. It is striking to notice that references to international accounting standards became increasingly frequent during the current process of updating the 1993 SNA. Moreover the ongoing elaboration of standards for public sector accounts are closely influenced by business enterprises standards. 115 One can thus foresee that, in the future, national accountants will have to look much more than in the past to the relationship between N.A. standards and B.A. standards, at least on a piecemeal basis. 116 On the other hand, it is doubtful whether the integrated use of business accounts in the compilation of national accounts - following the French and the UN 2000 approach - will extend. Actually the present state of IAS standards does not encourage such a move. IAS 1 Présentation of Financial Statements provides a minimum list of items and accounts to be shown, but it does not provide any standardised models for presenting income statements, balance sheets or notes. No classification plan is proposed. Expenses must be broken down in either the income statement, which is deemed preferable, or in the notes to the financial statements, according to a classification by nature of expense or by function in the business. There is a clearly stated preference for the method of expenses by function, in line with dominant Anglo-American practice. Even if it is stated that, in this case, additional information should be provided regarding expenses by nature, it is doubtful whether this recommendation would be implemented effectively and consistently in the absence of strict standardisation. Clearly, measuring output and value added - categories absent from IAS standards - is not a concern of the standards, which seek above all to address the needs of financial market investors. It is open to doubt whether the statement (in the preface to the Framework for the Preparation and Presentation of Financial Statements) that financial statements “meet the common needs of most users” reflects a fundamental orientation. Businesses are thus encouraged to present additional statements on value added in

Comptabilités, 1 | 2010 139

cases in which “employees are considered to be an important user group” (par. 9 of IAS 1). 117 There is even the risk of a step backward if IAS standards, in their present orientation, were to be applied in the future to any category of firms without the requirements of general economic information being taken into consideration. Countries with standardized chart of accounts would have to face serious difficulties29.

Argument for the design of B.A. standardized financial statements and classifications

118 In a more positive prospect, the emergence and dissemination of world accounting standards may provide the opportunity of revisiting the all issue of the standardization of models for presenting financial statements. For the convenience of various types of users of business accounts, it would be very useful to strive for a significant level of intelligibility in conveying the results of a business to a large number of varied constituencies. To this end, the existence of standardized syntheses and a standardized classification chart for flows, and for assets and liabilities, is vital.

119 Insofar as the primary purpose of standards such as the IASs is to govern and standardise the substance of accounting entries, is it not possible to imagine that, within the very context of such a set of standards, accounting syntheses would be required to conform to a structuring (and codification) - one of the possible requirements being a dual presentation of expenses by nature and by function - that would seek to exploit both the international standardisation achieved by the IASB and the experience acquired by normative systems such as the French CoA? 120 The revision of IAS 1, in relation with the reconsideration of the Conceptual Framework by the IASB, may give room to an in-depth discussion of these issues. Among others, national accountants and more generally economic statisticians should be encouraged to take part in this discussion. 121 If a satisfactory solution is not attainable for the time being at the world level, I do not see why it would not be attempted at a country level or, preferably, at the level of the European Union as a whole. I see personally no insurmountable contradiction whatsoever between the orientation that I favour and the information needs of financial investors and other users of financial data.

BIBLIOGRAPHY

Aukrust, O. (1949-1950), “On the Theory of Social Accounting”, The Review of Economic Studies, 41, p. 170-188.

Aukrust, O. (1994). “The Scandinavian Contribution to National Accounting”, in Z. Kenessey, The Accounts of Nations, p. 16-65.

Comptabilités, 1 | 2010 140

Bakker, G.P. den (1994), “Dutch National Accounts: A History”, in Z. Kenessey, The Accounts of Nations, p. 66-92.

Bos, F. (2006), “The development of the Dutch national accounts as a tool for analysis and policy”, Statistica Neerlandica, vol. 60, 2, p. 225-258.

Commission of the European Communities, International Monetary Fund, Organisation for Economic Co-operation and Development, United Nations, World Bank, System of National Accounts, 1993.

Dawson, J.C. (1996), Flow-of-Funds Analysis, A Handbook for Practitioners, M.E. Sharpe.

Eurostat, European System of Integrated Economic Accounts ESA, 1970; Second Edition, 1979.

Eurostat, European System of Accounts ESA, 1995.

Hicks, J. (1961). “The Measurement of Capital in Relation to the Measurement of other Economic Aggregates”, in F.A. Lutz, and D.C. Hague, The Theory of Capital, Macmillan, p. 18-31.

IASB site: www.iasb.org.uk

International Accounting Standards Board (2003). International Financial Reporting Standards, Incorporating International Accounting Standards and Interpretations.

Kenessey, Z. (1994), “American Contributions to the Development of National Accounts”, in Z. Kenessey, The Accounts of Nations, IOS Press, p. 109-123.

Kuznets, S. (1948), “National Income: a New Version”, in Discussion of the New Department of Commerce Income Series, p. 151-179, with Gilbert M., Jaszi G., Denison E.F., Schwartz Ch. F., p. 179-195, Objectives of National Income Measurement: A Reply to Professor Kuznets. The Review of Economics and Statistics, August.

Meade J.E. and Stone R. (1941), “The Construction of Tables of National Income, Expenditure, Savings and Investment”, The Economic Journal, june-september, p. 216-233.

Ohlsson, I. (1953), On National Accounting, Konjunkturinstitutet Stockholm.

Organisation for European Economic Co-operation. A Standardised System of National Accounts, 1952.

Postner, H.H. (1994), “A Historical Note on Quadruple-Entry Bookkeeping”, in Z. Kenessey, The Accounts of Nations, p. 237-245.

Prou, Ch. (1956), Méthodes de la comptabilité nationale française, Armand Colin.

Stone, R. (draft 1945), Definition and Measurement of the National Income and Related Totals, appendix to Measurement of National Income and the Construction of Social Accounts, United Nations 1947.

Stone, R. (1986), Nobel Memorial Lecture 1984, The Accounts of Society, Journal of Applied Econometrics, vol. 1, p. 5-28.

Studinski, P., (1958), The Income of Nations, New York University Press.

Suzuki, T. (2003), “The epistemology of macroeconomic reality: The Keynesian Revolution from an accounting point of view”, Accounting, Organizations and Society, 28, p. 471-517.

Touchelay, B. (2005), « À l’origine du plan comptable français des années 1930 aux années 1960, la volonté de contrôle d’un État dirigiste? », in Comptabilité-Contrôle-Audit, numéro thématique Histoire de la comptabilité, du management et de l’audit, juillet, p. 61-88.

United Nations (1968), A System of National Accounts ST/STAT/SER.F/2/Rev. 3.

Comptabilités, 1 | 2010 141

United Nations (2000), Links between Business Accounting and National Accounting, Handbook of National Accounting, Studies in Methods, Series F, n° 76.

Vanoli, A. (2002), Une histoire de la comptabilité nationale, La Découverte; (2005) english translation, A History of National Accounting, IOS Press.

Vanoli, A. (2004), « La comptabilité nationale face aux transformations de la finance et de la comptabilité », Revue d’économie financière, 76, p. 287-333.

NOTES

1. Paper prepared for the Eleventh World Congress of Accounting Historians, Nantes (France), July 19-22, 2006. 2. On the history of national income estimates, see Studinski, 1958 ; on the history of national accounting, see Vanoli, 2002/2005. 3. On King's works, see Studenski, 1958, p. 30-37 ; Stone, 1984, p. 9; Vanoli 2005, p. 5-10. 4. Short presentations of Fisher's ideas are in Ohlsson, 1953, p. 48-51 ; Kenessey, 1994, p. 116-118. 5. On Copeland, various papers including by himself in Dawson, 1996 ; see also Vanoli, 2005, box 12, p. 64-65 ; Kenessey, 1994, p. 114. 6. On Martin, see Kenessey, 1994, p. 115-116. 7. On Vincent, see Prou 1956, p. 30-48, 93-103. 8. On van Cleeff, see den Bakker, 1994, p. 70-71, Bos, 2006, p. 232-234. 9. See a brief analysis of Meade and Stone 1941 in Vanoli 2005, p. 20-21. 10. A presentation and analysis of some first schemes of national accounts are found in Vanoli 2005, p. 45-55. In particular, the six accounts of the 1952 OEEC Standardised System and the six tables of the 1947 NIPA (with figures) are reproduced. 11. "Indeed, examination of the report fails to convey the impression that the setting up of accounts assisted in any way in solving these problems of definition and distribution. On the contrary, the impression is that these problems were solved without benefit of the system of accounts and that the system of accounts was constructed to fit the solution" (p. 153). 12. On the 1968 SNA, see Vanoli 2005, p. 90-100 ; on the 1970 ESA , see Vanoli 2005, p. 96, 100. 13. See Vanoli 2005, p. 56-61. 14. See Vanoli 2005, p. 104-124. 15. Vanoli 2005, p. 313-314. 16. See Vanoli 2005, p. 364-370, for a short review of literature ("Hicks'concept of income and national accounts : intrepretation issues", appendix to chapter 8) 17. - Short review of issues in Vanoli 2004, p. 324-327 ; more in Vanoli 2005, chapter 8 - Production, Income and Wealth. 18. This rather dull terminology intends to draw the borderline with holding gains/losses that are due to price changes. Other changes in volume of assets cover inter alia catastrophic losses, uncompensated seizures, economic appearance or disappearance of non-produced assets. 19. See a presentation of the Assets and liabilities accounts of the 1993 SNA in Vanoli 2005, Box 55, p. 315-317. These accounts cross-classify in rows the transactions and other flows making up the accumulation accounts and in column the various types of assets/liabilities. 20. It seems probable that these caveats were introduced in the revised draft of Stone's 1945 memorandum, before it was published in 1947. A foot-note to page 54 alludes to the influence of Bray : "Since this memorandum was first drafted, researches have been started at the Department or Applied Economics, Cambridge, into the correct method of formulating the system outlined from a professional accounting standpoint". Then Stone refers to a forthcoming publication by F.S.Bray.

Comptabilités, 1 | 2010 142

21. The formulation used by Aukrust regarding Stone should not be confused with Copeland's money flows accounts for the United States which will soon appear. Copeland is interested in "moneyflows" on a strict cash basis. The idea is to describe the flows that will later be called "non-financial" (wages, dividends, taxes, etc…), using the corresponding payments/receipts during a given period and excluding all items not reflected in monetary transactions. On this basis, Copeland accounts rest on a quadruple-entry system because all payments or credit flows go from one transactor to another for the same amount. 22. On Ragnar Frisch's approach see Ohlsson 1953, p. 51-58 ; also Aukrust 1994, p. 18-23, 63-64. 23. Again, this would have been different from Copeland's objective, because the latter's accounts are built up on a cash basis,not an accrual one as Aukrust 1949' system. 24. Vanoli 2005, p. 57 25. The history of French business accounting standardization is studied thoroughly by Béatrice Touchelay, 2005. 26. The French experience is presented in chapter IV of the UN publication : Using Business Accounts to Compile National Accounts : the French experience, by Patrick Augeraud and Jean- Etienne Chapron. 27. Hick 1961, p. 19. 28. Some reflections on this issue are in Vanoli 2004. 29. In Europe, various options are possible regarding any application of IAS standards to the individual accounts of various categories of firms, whether or not belonging to groups. The present position in France is that all individual accounts will have to be published at year-end using national standards. In the long run however things may evolve.

ABSTRACTS

After centuries of national income estimates, an accounting approach emerged in the thirties and the forties, leading to the birth of national accounting. Half a century was necessary however before a standardized national accounting framework was completed, with the 1993 international System of National Accounts encompassing both current accounts, accumulation accounts and balance sheets. The relationships between national accounting and business accounting are investigated, regarding accounting framework issues, uses of actual business accounts for compiling national accounts and valuation issues, in context of the development of international accounting standards.

La comptabilité nationale est née dans les années 1939-1940 au terme de plusieurs siècles d’efforts pour estimer le revenu national. Encore a-t-il fallu attendre un demi-siècle pour que le premier système de calculs (1941) devienne le « système international de comptabilité nationale » (1993) couvrant à la fois les comptes courants, les comptes d’accumulation et les comptes de patrimoine. Cet article analyse les relations entre la comptabilité nationale et la comptabilité d’entreprise à travers le problème de la définition du cadre comptable, celui de l’utilisation effective de comptes d’entreprises pour l’établissement des comptes nationaux et celui de la valorisation, le tout apprécié dans le contexte du développement de normes comptables internationales.

Comptabilités, 1 | 2010 143

Die nationale Buchhaltung ist in den Jahren 1939-1940 mehrere Jahrhunderte intensiver Anstrengung lang nach geboren, um das Nationaleinkommen zu schätzen. Jedoch war noch ein halbes Jahrhundert nötig, damit das erste Rechensystem (1941) das « nationaler Buchhaltung internationale System » (1993) wird, das gleichzeitig die Kontokorrente, die Anhäufungskontos und die Kontos von Erbe berücksichtigt. Dieser Artikel analysiert die Beziehungen zwischen der nationalen Buchführung und der Firmenbuchführung durch das Problem der Definition des RechnungsRahmens, derjenige der wirksamen Benutzung von Firmenkontos für die Ausstellung der nationalen Kontos und derjenige der Aufwertung. Diese Probleme sind in ein Entwicklungszusammenhang der internationalen Normen aufgetaucht.

INDEX

Keywords: national income estimates, relationship between national accounting and business accounting Schlüsselwörter: Nationale Buchführung, Volkswirtschaftliche Gesamtrechnung, FirmenBuchführung, Verbindungsschema Mots-clés: comptabilité nationale, plan comptable, comptabilité d’entreprise, schéma de liaison

AUTHOR

ANDRÉ VANOLI

Né en 1930, ancien directeur à l’INSEE et retraité très actif, André Vanoli (études de droit, économie et sciences politiques) a été recruté en 1957 au Service des études économiques et financières (SEEF) dirigé par Claude Gruson et accueilli à la direction du Trésor du ministère des finances par François Bloch-Lainé depuis 1951 pour développer une comptabilité nationale française originale et ses applications. Extérieur à l’administration des finances, Vanoli suit Gruson à l’INSEE lorsque celui-ci en devient directeur général en 1961 et que la responsabilité de la comptabilité nationale y est transférée. Il y fait ensuite toute sa carrière. André Vanoli a dirigé à l’INSEE la comptabilité nationale, la coordination statistique et les relations internationales (sauf les activités de coopération auxquelles il a participé comme expert). Outre son rôle dans le développement de la comptabilité nationale en France (y compris la conception des comptes satellites et des systèmes intermédiaires), il a participé étroitement aux travaux d’harmonisation internationale du système de comptabilité nationale, en particulier à ceux qui ont abouti au SEC 70, puis au SCN 93/SEC 95, lequel a représenté un progrès décisif de la comptabilité économique nationale an niveau de l’ensemble du monde. Il a guidé le développement des comptes nationaux de plusieurs pays (Colombie, Équateur, Pérou, Brésil, Tunisie, Grèce). Vanoli a mis en place le Conseil national de la statistique créé en 1972 et devenu en 1984 le Conseil national de l’information statistique. Président de l’International Association for Research in Income and Wealth (1977-1979), il préside l’Association de comptabilité nationale (ACN) qu’il a créée en 1983 avec Edith Archambault et Jean-Étienne Chapron. André Vanoli a beaucoup travaillé, dans les dernières décennies, sur les questions de comptabilité environnementale, il est membre de la Commission des comptes et de l’économie de l’environnement et du Conseil scientifique du Service de l’observation et des statistiques du ministère chargé de l’environnement de l’écologie et du développement durable.Il continue de suivre cependant les évolutions et les débats de la comptabilité nationale dans son ensemble, en particulier ce qui concerne les questions de définition et de mesure de la qualité de vie (bien-être) et de la durabilité du développement. Dans ce contexte, il a présenté au dernier Colloque de l’ACN (juin 2010) un texte de commentaire

Comptabilités, 1 | 2010 144

approfondi sur le Rapport de la Commission Stiglitz, Sen, Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Il a publié en 2002 Une histoire de la comptabilité nationale (La Découverte, Paris, 655 pages) traduction anglaise A History of National Accouting, IOS Press, Amsterdam, 2005.

Comptabilités, 1 | 2010 145

Comptes Rendus

Comptabilités, 1 | 2010 146

Comptes Rendus

Rencontres

Comptabilités, 1 | 2010 147

Sources pour une histoire économique européenne. Comptabilités et formes de l’entreprise (Europe occidentale, XIVe-XVIIe siècle) Arezzo, 2nde École doctorale d’été, Arezzo, Fraternité des Laïcs, 29 juin-4 juillet 2009

Mathieu Arnoux

L’Université Paris-Diderot (Paris 7) et l’École française de Rome, en collaboration avec l’École Normale Supérieure (Paris), l’Université de Sienne, l’Istituto storico italiano per il medioevo et la Fraternità dei laici d’Arezzo, aidées par une subvention du Ministère de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur français, ont organisé du 29 juin au 4 juillet 2009 cette école doctorale rassemblant chercheurs confirmés et doctorants ou postdoctorants de la Communauté européenne qui mènent des recherches sur des thèmes relatifs à l’économie européenne pré-industrielle. L’entreprise est d’abord séduisante par son objectif de familiariser les participants à l’utilisation d’une documentation souvent négligée à cause des difficultés techniques que pose son interprétation ; elle l’est aussi par l’offre de 15 bourses permettant de couvrir les frais de séjour des jeunes chercheurs : elle l’est encore par l’organisation des sessions qui alternent des leçons à caractère général sur les sources comptables, des séances pratiques sur les archives et la présentation par les participants de leurs recherches. Les enseignements sont délivrés en italien, français et anglais et, pour faciliter la communication entre les participants, les interventions sont accompagnées d’une présentation informatique dans une autre langue que celle de l’oral.

Comptabilités, 1 | 2010 148

Les trois organisateurs de la session, Franco Franceschi (Université de Sienne), Mathieu Arnoux (Université de Paris 7) et Jacques Bottin (École Normale Supérieure, Paris), ont ainsi réuni un beau panel de sept communications : • Antonella MORIANI (Université de Sienne), L’Archivio della Fraternita dei Laici : organizzazione generale e serie contabili. • Kurt WEISSEN (Université de Heidelberg), The Administration of the Papal Finances (1300-1550). Camera Apostolica and mercatores romanam curiam sequentes. • Mathieu ARNOUX (Université Paris 7 - Denis Diderot, IUF), Comptabilités en milieu rural : seigneuries et exploitations. • Gabriella PICCINNI (Université de Sienne), Gli ospedali come imprese della pubblica carità. Il caso del Santa Maria della Scala di Siena. • Jacques BOTTIN (CNRS - École Normale Supérieure, Paris), Comptes de commission, opérations de change et de marchandises (France-Pays-Bas, XVIe-XVIIe siècle). • Enrique CRUSELLES GÓMEZ (Université de Valence), Organización y contabilidad empresariales en los ambientes mercantiles catalanes (siglos XIV-XV). • Margaret HAINES (Harvard Center for Italian Renaissance Studies. Villa I Tatti, Florence), Una contabilità on line : i libri dell’Opera di Santa Maria del Fiore di Firenze nel primo Quattrocento. Les 17 interventions de boursiers ont montré les mêmes diversités et donc complémentarités institutionnelles, géographiques et chronologiques :

• Matthieu SCHERMAN (Université Paris-7-Université de Venise « Cà Foscari »), La comptabilité de Zuan lo Zoppo, da Scutari, savetier de Trévise, (1450-1470). • Ilaria BECATTINI (Université de Sienne), Attività economiche e struttura sociale ad Arezzo nei primi decenni del ‘400. • Paolo CHIAPPAFREDDO (Université de Rome « Tor Vergata »), Analisi delle professioni e maestranze su un cantiere romano della fine del ‘500. • Daniel VELINOV (Université de Berlin, Université Paris-1), Les affaires de change du banquier anversois Jean-Baptiste de La Bistrate avec Paris (1654-1674). • Geltrude MACRÍ (Université de Palerme), Innovazioni contabili per l’amministrazione patrimoniale della città di Palermo (sec. XVI-XVII). • Nadia MATRINGE (IUE, Florence), Les hommes d’affaire toscans sur la place de Lyon au milieu du XVIe siècle. • Carmen SFERUZZI (Université de Salerne), Gli « atti demaniali » come fonte complementare per lo studio della realtà preindustriale nel regno di Napoli. • Harmony DEWEZ (Université Paris-1), Pratiques scripturales et logiques gestionnaires au prieuré cathédral de Norwich (1258-1348). • Pauline LEMAIGRE (Université Paris-1), Les comptes des Menus Plaisirs du Roi (1682-1789). Formes et usages d’un système documentaire administratif et comptable. • Julien VILLAIN (Université Paris-1), Le rôle des grandes foires régionales dans les approvisionnements des marchands lorrains (1er moitié du XVIIIe siècle). • Stefano PASTORINO (Université de Valence), Marchands génois à Valence au début du XVIe siècle. • Dario DELL’OSA (Université de Chieti), Il caso Stefani : un azienda mercantile ragusea della seconda metà del ‘500. • Francesco AMMANATI (Université de Florence), La contabilità industriale delle compagnie dell’arte della lana toscana (sec. XIV-XVI).

Comptabilités, 1 | 2010 149

• Giampaolo SALICE (Université de Cagliari), Accumulazione di capitale e ascesa sociale in contesto rurale nella Sardegna moderna. • Alessandro SILVESTRI (Université de Palerme), L’ufficio finanziario della conservatoria del real patrimonio come strumento politico in mano ai sovrani aragonesi in Sicilia (1412-1458). • Jérôme JAMBU (Université de Caen), Les comptes de l’institution et des entreprises monétaires françaises (XVIe-XVIIe siècles). • Marcella LORENZINI (Université d’état de Milan), La comptabilité du couvent franciscain Sainte- Anastasie de Vérone (XVIIe-XVIIIe siècles). C’est ainsi qu’aux spécialistes des comptabilités commerciales qui formaient l’essentiel des participants à la session 2008, se sont ajoutés en 2009 des doctorants travaillant sur d’autres types de sources, publiques, urbaines et domaniales en particulier. Cet élargissement du spectre a permis de montrer comment des sources apparemment comparables ont des modes de fonctionnement et des objectifs très différents, selon qu’elles sont conçues comme des instruments pragmatiques de gestion individuelle ou comme des éléments de procédures de contrôle seigneurial, urbain ou souverain. Les débats ont, en particulier, mis l’accent sur la coexistence dans différentes sociétés européennes de ces divers types de pratiques comptables, souvent mises en œuvre, de surcroît, par les mêmes acteurs. C’est donc l’analyse des choix de mise en écriture par ces derniers qui s’est trouvée placée au centre des débats. Elle le sera sans doute encore au rendez-vous pris pour 2010 tant le champ d’investigation est vaste.

Comptabilités, 1 | 2010 150

Comptables et comptabilités au Moyen Âge 2 : codicologie des documents comptables Paris 1-Panthéon-Sorbonne, Table-ronde organisée par Olivier Mattéoni, 1er et 2 octobre 2009

Patrice Beck

Fondé en octobre 2008 à l’occasion d’une rencontre organisée à l’Université de Lille 3 dans les locaux de l’Institut de Recherches Historiques du Septentrion (IRHiS-UMR 8529), le groupe de travail sur les « Comptabilités médiévales » a tenu sa première rencontre internationale à Paris, en Sorbonne. Olivier Mattéoni, s’appuyant sur la logistique et le financement du Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LaMOP-UMR 8589), en a assuré une parfaite organisation. En s’attachant à confronter les résultats d’études codicologiques menées aussi largement que possible dans des séries comptables princières, ecclésiastiques ou communales de la fin du Moyen Âge, il s’est agi de révéler les conditions matérielles de constitution et les formes de ses outils de gestion, de montrer combien l’analyse des supports et des formats, de l’organisation des rouleaux ou des cahiers, de la réglure et de la mise en page, de l’ornementation et de l’organisation de l’information, peut aider à révéler les buts poursuivis par les institutions émettrices, à mesurer les compétences de leurs agents, à établir les modalités de mise en place des normes techniques comptables. Après l’introduction rappelant les buts généraux poursuivis par une telle démarche, 12 communications ont été entendues et débattues, traitant de la définition du document comptable, du statut de la copie et des pratiques d’institutions différentes : artésiennes et lilloises, parisiennes et bourguignonnes, normandes et clermontoises, anglaises et portugaises. Elles ont montré la diversité des procédés mais aussi la recherche partout partagée d’une efficacité toujours plus grande dans l’enregistrement pour un meilleur contrôle et usage de l’information, la mise en place progressives de normes précises préfigurant le formulaire, la circulation évidente de modèles. • Olivier Mattéoni (Université de Paris 1), Introduction.

Comptabilités, 1 | 2010 151

• Paul Bertrand, (CNRS - IRHT-Orléans), Codicologie comparée des censiers et des comptabilités dans le domaine français aux XIIIe et XIVe siècles. • Marie-Laure Jalabert, (Université Paris 1), L’écriture comptable des bayles des archevêques de Narbonne Bernard de Fargues (1311-1314) et Gaubert du Val (1341-1347) • Christine Jéhanno (Université du Littoral-Côte d’Opale), Les aspects codicologiques de la série des comptes de l’Hôtel-Dieu de Paris à la fin du Moyen Âge (dernier quart du XIVe-début XVIe siècle) • Sylvie Bepoix (Université de Franche-Comté), Fabienne Couvel (Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) et Matthieu Leguil (Université de Franche-Comté), La fabrique des comptes des châtellenies dans les duché et comté de Bourgogne aux XIVe et XVe siècles : entre exercice imposé et particularismes locaux. • Jean-Baptiste Santamaria (Université de Lille 3), Ruptures politiques et mutations comptables au bailliage d’Hesdin en Artois au XIVe siècle. • François Duceppe-Lamarre (Université de Lille 3), Copier des comptes à l’époque de Mahaut d’Artois. • H. Dewez (Université de Paris 1), Le rouleau comme support des comptes manoriaux au prieuré cathédral de Norwich (mi XIIIe-mi XIVe siècle). • Denise Angers, (Université de Montréal - Canada), Codicologie des comptabilités de la vicomté de Caen à la fin du Moyen Âge. • Emmanuel Grélois (Université de Rennes 2), L’usage du papier en Basse-Auvergne (ca 1250-ca 1320). Autour de trois comptabilités conservées des consuls de Montferrand (1259-1319), des bénédictines de Beaumont (1294-1311), de l’évêché de Clermont (1316-1319). • Patrice Beck (Université de Lille 3), Les comptabilités de la commune de Dijon. • Arnaldo Melo (Université de Minho - Portugal), Comptabilités municipales : les livres des comptes de Porto dans la deuxième moitié du XVe siècle. Les actes de ce colloque seront publiés dans le prochain numéro de cette revue (Comptabilité(S), n° 2 – juin 2011).

Comptabilités, 1 | 2010 152

Quinzièmes Journées d'Histoire de la Comptabilité et du management Paris IX – Dauphine, 24, 25 et 26 mars 2010

Yannick Lemarchand

Depuis leur création en 1995, les Journées d'Histoire de la Comptabilité et du management, sont l'un des rares lieux de rencontre pluridisciplinaire autour de l'objet « management des organisations » et de son histoire. Elles rassemblent non seulement des chercheurs des diverses sous-disciplines de la gestion, mais leur associent aussi des spécialistes d'autres secteurs des sciences humaines et sociales — historiens, sociologues, juristes ou encore économistes26 mars 2010, qui plus est avec une large ouverture internationale1. Leur quinzième édition s’est déroulée à l’Université Paris IX Dauphine, les 24, 25 et 26 mars 2010. Organisée par le Centre de Recherche Européen en Finance et Gestion (CREFIGE), la manifestation était placée, comme chaque année, sous le parrainage de l’Association Francophone de Comptabilité. Une soixantaine de participants ont suivi ces Journées, ce qui les place exactement dans la moyenne des précédentes en termes de fréquentation. Elles s’en distinguent en revanche par le nombre de communications — 32 cette année contre 21 en moyenne —, une augmentation qui confirme une tendance observable depuis les Journées d’Orléans en 2008. Autre élément positif : sept historien(ne)s figurent parmi les auteurs de communications, soit plus d’un cinquième, et deux ont collaboré avec des gestionnaires, mettant ainsi en œuvre une interdisciplinarité que les Journées n’ont cessé d’encourager. Enfin avec six communications présentées par des collègues venus de Grande-Bretagne, d’Italie et du Portugal, la participation étrangère se situait dans la moyenne des années précédentes Les organisateurs avaient proposé comme thème « la structuration de l’économie et de la société par les dispositifs de gestion », tout en précisant que l’expression « dispositifs de gestion » devait être entendue au sens large : « des outils comptables et financiers aux techniques des ressources humaines, de la stratégie ou du marketing. » Les auteurs l’ont interprété tout aussi largement et comme, à l’instar des années précédentes, il était loisible de soumettre des propositions portant sur d’autres thématiques, l’ensemble finalement obtenu se révèle assez varié, tant par les périodes concernées

Comptabilités, 1 | 2010 153

que par les thématiques abordées. Une vingtaine de communications, dont la liste est donnée ci-dessous, se rattachent à l’histoire des comptabilités, c’est à elles que nous allons consacrer notre propos. Plus des trois-quarts portent sur l’époque contemporaine et quelques-unes relèvent quasiment de l’histoire immédiate. On note d’ailleurs une influence directe de l'actualité sur le choix de certaines des questions abordées. Ceci témoigne d’un souci légitime de relier la recherche historique aux préoccupations actuelles et l’on doit s’en féliciter. On peut cependant regretter que depuis le début des Journées, le Moyen-Âge en soit quasiment absent, la période moderne n’y fasse que de rares apparitions et que les contributions se rapportant à ces deux périodes émanent plus souvent d’historiens que de gestionnaires. La technicité requise, notamment pour le Moyen-Âge, et l’importance des investissements de connaissance expliquent certainement le fait que ces derniers hésitent à aborder ces périodes. Mais c’est aussi en raison de l’idée fausse mais répandue, selon laquelle il ne serait guère pertinent de reculer au-delà de la Révolution industrielle pour examiner des situations de gestion et en tirer des enseignements. Il est permis d’espérer que la fréquentation des historiens et de leurs travaux fera évoluer l’attitude des gestionnaires à cet égard. Abordé de manière directe ou indirecte par la majorité des communications, le thème de « la structuration de l’économie et de la société par les dispositifs de gestion » ne fournissait pas un critère de partition pertinent. Nous avons donc choisi de présenter ces interventions de façon classique, selon leur répartition en trois domaines principaux — comptabilité financière, comptabilité et contrôle de gestion, professions comptables26 mars 2010, auxquels nous avons adjoint une inévitable rubrique «varia ». Près de la moitié des communications sont consacrées à la comptabilité qualifiée, aujourd’hui, de « financière » car essentiellement tournée vers la production d’informations destinées aux investisseurs potentiels. Cependant, les investisseurs ne sont pas les seuls utilisateurs des informations issues de cette comptabilité, elles concernent de fait l’ensemble des « parties prenantes », c’est-à-dire tout individu ou groupe d’individus susceptibles d’être affecté par les décisions de l’entreprise ou d’influencer ces décisions. Une première série d’interventions s’intéresse à ces utilisateurs, tandis que deux autres séries concernent les informations elles-mêmes, d’abord eu égard à leur contenu, puis relativement aux conditions sociales et politiques de la mise en œuvre d’une réglementation les concernant. Les entreprises ont appris à prendre en compte la variété des parties prenantes et de leurs attentes, ainsi que le montre une étude de la communication financière de la Société générale à l’occasion de trois crises ayant touché cette banque entre 1988 et 1999 (Chekkar et Onnée). Il est dommage qu’elle n’ait pas su réellement tirer profit de ces expériences, lors d’une crise plus récente ! Incapables de peser sur les décisions par le seul biais de leurs votes, les petits actionnaires des sociétés américaines et anglaises et leurs associations ont rapidement compris que leur présence dans les assemblées générales était importante et tenté de mettre en place une amorce de contre-pouvoir à la toute puissance des conseils d’administration (Rutterford). Les salariés figurent eux aussi au premier des parties prenantes et la diffusion d’informations à leur intention a été officialisée, en France, par la création des comités d’entreprise après la seconde guerre mondiale. À la lumière d’une analyse des publications professionnelles comptables, on voit qu’après une période plutôt favorable à cette diffusion et à son élargissement, le débat se concentre à partir des

Comptabilités, 1 | 2010 154

années quatre-vingt sur les aspects juridiques et fait f des objectifs initiaux de la mesure (Floquet). Paradoxalement, l’accent mis depuis une vingtaine d’années sur les besoins des utilisateurs externes finirait par faire oublier que les données de la « comptabilité financière » peuvent aussi avoir une utilité interne. Le cas de la société Pechiney-Ugine-Kuhlmann (1971-1982) vient à juste titre le rappeler, en témoignant de l’intérêt que la direction du groupe portait aux comptes consolidés pour sa propre gouverne (Bensadon). La question de la fiabilité et de la pertinence de ces informations continue d’être, d’année en année, au centre des préoccupations des chercheurs. C’est ainsi que deux communications abordent le problème de l’évaluation. L’une le fait en termes de pratiques, à travers une étude du comportement des différents acteurs de la procédure de faillite à partir du fonds d’archives de la juridiction consulaire parisienne pour la seconde moitié du XIXe siècle (Labardin). L’autre se place d’un point de vue plus théorique, en étudiant les apports des auteurs italiens des XIXe et XX e siècles aux concepts de valeur d’échange et de coût historique (Gonella). Délaissant les aspects techniques pour aborder l’influence du politique, d’autres contributions viennent éclairer l’histoire de la normalisation comptable « à la française ». De nouvelles investigations permettent de démontrer que le plan comptable 1942 est le fruit d’une initiative française antérieure à la Guerre et ne résulte nullement d’une intervention de l’Occupant, bien qu’il ait été plus tard qualifié de « plan allemand » et abandonné comme tel après la Libération (Ouriemmi). L’histoire de ce plan et de ceux qui lui succédèrent, en 1947 et 1957, est intimement liée à l’histoire de la comptabilité nationale. L’idée d’un usage macro économique des données issues des comptabilités privées, présente dès avant 1940, a joué un rôle déterminant dans la normalisation de ces comptabilités (Touchelay). C’est là un phénomène que l’on ne retrouve, semble-t-il, nulle part ailleurs. Mais à partir des années quatre-vingt, l’interventionnisme est quelque peu passé de mode ainsi qu’en témoigne le récit édifiant de l’importation de l’institution des comités d’audit, des États-Unis à la France (Compernolle). Le lecteur y constate sans grande surprise que les arguments des adversaires de cette réforme sont très proches de ceux qu’avancèrent les opposants à la loi du 17 juillet 1856, sur la mise en place de conseils de surveillance dans les sociétés en commandite par actions. Second centre d’intérêt des intervenants, la production et les usages de l’information comptable interne, ainsi que les dispositifs de surveillance et de contrôle qui leur sont associés, ont suscité quatre communications. L’écrit est longtemps resté le vecteur obligé du contrôle à distance et c’est par le biais d’une correspondance administrative standardisée, nourrie de données comptables, que passe le contrôle exercé par le propriétaire d’une grande propriété agricole italienne du XIXe siècle26 mars 2010 la Casa Spaletti26 mars 2010 sur l’ensemble de ses régisseurs et métayers (Rossi). Avec la seconde Révolution industrielle et le développement du management scientifique, les mêmes préoccupations vont conduire à la mise au point de divers outils combinant statistiques et graphiques comme le contrôle budgétaire, né aux États-Unis, ou le tableau de bord français, dont les histoires respectives ont déjà fait l’objet d’investigations. Mais il faut ajouter à la liste l’expérience britannique du Higher Control, dont le concept a été développé durant l’entre-deux-guerres par Thomas Gerald Rose et sur lequel les historiens ne s’étaient guère penchés jusque-là (Boyns). L’histoire a parfois tendance à se répéter, même si ce n’est jamais à l’identique bien sûr, et les méthodes de calculs de coûts en offrent au moins deux exemples. Après l’introduction

Comptabilités, 1 | 2010 155

de l’analyse coût - volume - profit dans les années cinquante, vue par certains comme un substitut aux sections homogènes, le récent renouveau des méthodes d'équivalence, après le succès de l’ABC, montre que la technique ne cesse d’osciller entre complexification et simplification, à la recherche d’un difficile équilibre entre précision et pertinence (Levant et Zimnovitch). Les tentatives d’uniformisation des méthodes de calcul de coût se succèdent et ne se ressemblent pas nécessairement. Surtout lorsque trois quarts de siècle les séparent, comme les expériences de l’entre-deux-guerres et le calcul réglementé des coûts, mis récemment en place par l’État, dans certains secteurs comme la santé ou les télécommunications. Dans les deux cas cependant, l’objectif, avoué ou non, est bien d’en faire un instrument de régulation de la concurrence à l’échelle de la branche d’activité (Nikitin, Zelinschi et Delouis). Nous en arrivons au troisième domaine d’investigation : les professions comptables. De nombreux travaux leur ont déjà été consacrés en Grande-Bretagne, mais les teneurs de livres et maîtres écrivains britanniques de l’époque moderne restaient relativement méconnus. Ils font pour la première fois l’objet d’une étude approfondie et largement documentée, en tant qu’enseignants, auteurs de manuels et praticiens de la comptabilité (Edwards). Il est à souhaiter qu’une recherche analogue soit entreprise en France, où seul le rôle des maîtres écrivains dans la normalisation de l’écriture française a vraiment été étudié. L’organisation des professions comptables varie d’un pays à un autre mais il est encore, en ce domaine, une spécificité bien française que seule l’histoire permet de comprendre. Il s’agit de l’existence de deux professions réglementées séparées26 mars 2010 experts comptables et commissaires aux comptes26 mars 2010, alors que la plupart du temps les mêmes individus relèvent des deux statuts et réalisent tantôt des missions d’expertise, tantôt des missions d’audit légal ! À ce jour toutes les tentatives d’unification ont échoué (Rossignol et Saboly). Si l’institution du commissariat aux comptes a été relativement longue à se mettre en place — il a fallu attendre les années 196026 mars 2010, l’expérience de la période d’autorisation gouvernementale de la création des sociétés anonymes (1807-1867), montre qu’à défaut d’être toutes résolues, nombre de questions essentielles du contrôle légal des comptabilités étaient posées (Dattin). Les choses auraient donc pu avancer plus rapidement, si les divisions des organisations professionnelles, leur absence de réelle légitimité, la résistance des entreprises attachées au secret des affaires et la passivité des politiques n’en avaient voulu autrement. Nous terminerons avec deux communications qui n’étaient guère susceptibles d’entrer dans l’une ou l’autre des rubriques précédentes. À l’heure de la normalisation comptable internationale et de l’alignement de son vocabulaire sur celui des comptables anglo-saxons, par le biais de traductions souvent discutables, une remarquable analyse étymologique et sémantique des termes utilisés pour désigner la comptabilité dans 65 langues différentes vient heureusement rappeler les multiples finalités de l’outil (Richard). Un second travail s’appuie sur les techniques d’analyse des réseaux sociaux pour reconstituer, à partir de données issues d’une comptabilité, la trame et les logiques de fonctionnement du réseau d’affaires d’un marchand du XVIIIe siècle. L’outil mathématique permet d’en repérer les acteurs clés et d’identifier ses principales lignes de force, tandis que l’enquête historique approfondie aide à valider et expliciter les résultats et à enrichir la représentation obtenue. (MCWatters et Y. Lemarchand).

Comptabilités, 1 | 2010 156

Liste des communications portant sur (ou en relation avec) l’histoire des comptabilités ; accessibles, sauf exception, à l’adresse suivante : http://halshs.archives-ouvertes.fr/ • Bensadon Didier, Information comptable consolidée et mesure de la position concurrentielle : Le cas Pechiney-Ugine-Kuhlmann (1971-1982). • Boyns Trevor, The development of managerial control in British firms, c.1880-c.1940. • Chekkar Rahma et Onnée Stéphane, Gestion de la relation avec les parties prenantes et communication financière dans un contexte de crise : le cas de la Société générale de 1988 à 1999. • Compernolle Tiphaine, Les tribulations du comité d’audit des États-Unis jusqu’à la France. • Dattin Christine, Censeurs, commissaires, contrôleurs et inspecteurs des SA autorisés : les ancêtres du commissaire aux comptes. • Jean-Guy Degos, Christian Prat dit Hauret, Le Canal du Midi au XVIIe siècle : lacunes comptables et innovations financières. • Edwards John Richard, Writing masters and accountants in England – a study of occupation, status and ambition in the early modern period. • Floquet Mathieu, Généalogie de la diffusion de l’information aux salariés : l’institutionnalisation du débat par la profession comptable. • Gonella Enrico, The Problem of Financial Accounting Measurement in Italian Accounting Thought between the 19th and the 20th Century From “Exchange Value” to “Historical Cost”. • Labardin Pierre, Comprendre le comportement des acteurs dans les faillites à partir de l’évaluation comptable. Une étude dans le département de la Seine (1847-1887). • Levant Yves et Zimnovitch Henri, L'évolution contemporaine du calcul des coûts : un éclairage par les méthodes d'équivalence en France ? • McWatters Cheryl et Lemarchand Yannick, Réseaux marchands et comptabilité au XVIIIe siècle. • Nikitin Marc, Zelinschi Dragos, et Delouis Béatrice, La normalisation du calcul des coûts : un dilemme récurrent ? • Ouriemmi Oussama, Le plan comptable de 1942 : un plan « de » ou « sous » l’Occupation ? • Platonova Natalia, La codification du droit et la comptabilité publique en Russie impériale : le « Recueil des règlements comptables » de 1848. • Richard Jacques, Meanings and Roots of the Word “Accounting” A Comparative Study of Sixty Five Languages. • Rossi Marie-Lucie, Gouvernance d’entreprise à la Casa Spaletti au XIXe siècle : le contrôle de gestion par l’emprise de la correspondance. • Rossignol Jean-Luc et Saboly Michèle, La profession comptable libérale française à la recherche de l’unité : tentatives et échecs au XXe siècle. • Rutterford Janette, The Place to be Seen ? Annual General Meetings in the UK 1890 to 1965. • Touchelay Béatrice, Le développement de la normalisation comptable et de la comptabilité nationale en France entre les années 1920 et les années 1960, des analogies singulières.

NOTES

1. Pour un bref historique de cette manifestation, cf. Yannick Lemarchand, "Les Journées d'histoire de la comptabilité et du management 1995 – 2008 : Rétrospective et perspectives",

Comptabilités, 1 | 2010 157

Revue française de gestion, 2008, vol. 34, n° 188-189, p. 31-52. http://www.cairn.info/resume.php? ID_ARTICLE=RFG_188_0031

Comptabilités, 1 | 2010 158

Comptables et comptabilités au Moyen Âge 3 : Le vocabulaire et la rhétorique des comptabilités médiévales. Modèles, innovations, formalisation Archives municipales de Dijon le 30 septembre 2010 - Université de Franche-Comté le 1er Octobre 2010

Patrice Beck

Cette rencontre de deux jours a été organisée en partenariat par l’UMR 5594-ARTeHIS de l’Université de Bourgogne (Eliana Magnani et Daniel Russo), L’EA 2273 de l’université de Franche-Comté (Sylvie Bepoix), le Service des Archives municipales de Dijon (Éliane Lochot), l’UMR 8589-LAMOP de l’Université de Paris1Panthéon-Sorbonne (Olivier Mattéoni) et l’UMR 8529-IRHiS de Université de Lille 3 (Patrice Beck). Il s’agissait de révéler les manières dont les institutions comptables et leurs agents ordonnent, justifient, décrivent, présentent et se représentent leur activité, dans les administrations publiques des Etats et des communes, dans les domaines seigneuriaux laïcs et ecclésiastiques, comme dans les entreprises artisanales et marchandes. Ont été interrogés les documents normatifs (les ordonnances portant création des Chambres des comptes, les lettres de commission instituant aux offices …) comme les comptabilités elles mêmes qui, dans leurs préambules comme dans leurs arrêts et l’organisation de l’information, énoncent des choix et donc les valeurs qui sous-tendent l’activité. La confrontation des différents dossiers présentés doit permettre d’établir des points de comparaison tant en diachronie qu’en synchronie pour révéler des évolutions et des variations géographiques et/ou sociales, étudier ainsi la circulation des modèles, les conditions de l’innovation et les modalités de formalisation de l’écriture comptable. Les actes doivent être prochainement publiés dans cette revue.

Comptabilités, 1 | 2010 159

Interventions • Denise ANGERS (Université de Montréal – Canada), Le vocabulaire des comptabilités normandes : l’exemple des vicomtés de Caen et d’Auge. • Martine AUBRY (Université de Lille 3 - IRHiS), Le comptable au travail : les signes techniques en marge des comptabilités lilloises (1291-1369). • Sylvie BEPOIX (Université de Franche-Comté), Rendre bon compte en Bourgogne à la fin du Moyen Âge : le dire au travers des ordonnances et le faire selon les mots des receveurs. • François DUCEPPE-LAMARRE (Université de Lille 3 – IRHiS), Le vocabulaire de la copie : les doublons de comptes de la comtesse Mahaut d’Artois (début du XIVe siècle). • Laure-Hélène GOUFFRAN (Université de Provence), L’écriture comptable d’un marchand provençal au tournant du XVe siècle : les comptabilités de Bertrand de Roquefort. • Marie-Laure JALABERT (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne), Des ’comptes à régler’ avec les archevêques de Narbonne au milieu du XIVe siècle. • Sophie JOLIVET (Université de Bourgogne), Justifier les dépenses vestimentaires dans la recette générale de toutes les finances du duc Philippe le Bon. • Matthieu LEGUIL (Université de Franche-Comté), À la recherche de la comptabilité disparue de Regnault Gastellier, marchand et officier de finance du duc de Bourgogne. Un exemple de documentation de gestion privée dans la Bourgogne de la fin du XIVe et du début du XVe siècle. • Olivier MATTÉONI (université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne), Mots, langue et discours dans les comptes d’Etienne d’Entraigues, trèsorier de Forez (2e moitié du XIVe siècle). • Arnaldo MELO (Universidade do Minho – Portugal), Le vocabulaire des comptabilités communales de Porto au XVe siècle. • Juliano PINTO (Università di Firenze – Italie), Considérations sur la comptabilité des hôpitaux de la Toscane des XIVe et XVe siècles. • Daniel RUSSO (Université de Bourgogne), ‘Ars et ratio’. Écrire, composer et voir les « grands joyaux » au temps de Philippe le Hardi. • Isabelle THEILLIER (Université de Toulouse 2-Le Mirail), Le vocabulaire des comptes et des comptables en Normandie orientale entre XIVe et XVIe siècle. • Aude WIRTH (Université catholique de Louvain - Belgique), La rhétorique des comptabilités lorraines : l’exemple des comptes du receveur de Châtel-sur-Moselle (1431-1507) • Jean-Marie YANTE (Université catholique de Louvain - Belgique), Des comptabilités luxembourgeoises de la fin du XIVe siècle aux comptabilités bourguignonnes en Luxembourg au milieu du XVe siècle. Permanences et mutations.

Comptabilités, 1 | 2010 160

Comptes Rendus

Thèses

Comptabilités, 1 | 2010 161

Christelle Balouzat-Loubet, Le gouvernement de la comtesse Mahaut en Artois (1302-1329) Thèse de Doctorat en Histoire préparée sous la direction de Claude Gauvard et soutenue à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne le 19 octobre 2009

Patrice Beck

1 Comptables et comptabilités sont à l’honneur dans ce beau travail d’analyse des pratiques de gouvernement de la comtesse Mahaut en son pays d’Artois. De cet apanage qui a joué un grand rôle dans la crise dynastique que traverse le royaume de France au temps des derniers capétiens, les séries conservées, émanant tant du receveur général des finances et de l’Hôtel que des Bailliages d’Arras et de Tournehem, sont généreuses : elles nourrissent abondamment la seconde partie de la thèse qui, entre la présentation suggestive de l’assise territoriale et de ses ressources d’une part (partie I), celle de l’exercice de la justice comme fondement de l’autorité et de la pratique de l’enquête pour mesurer l’opinion publique d’autre part (partie III), est consacrée aux structures administratives de la principauté et à ses revenus. On y trouve tous les détails des institutions mises en place et une précieuse présentation des agents de gouvernement : la part respective des « parents » et des techniciens est mesurée, la personnalité de Thierry d’Hireçon est présentée et, en de précieux tableaux prosopographiques, les carrières des baillis, des receveurs des finances et des châtelains artésiens sont reconstituées. Les questions d’ascension sociale, de professionnalisation du personnel et de circulation des personnes dans l’ensemble des possessions de Mahaut, entre Paris, le Comté de Bourgogne et l’Artois, trouvent ainsi de solides arguments. Avec l’étude classique des flux des recettes et des dépenses, l’auteure offre aussi une lecture codicologique des documents : elle approche ainsi les techniques comptables en vigueur et livre de passionnants développements sur l’art et les difficultés de tenir les comptes et de les contrôler

Comptabilités, 1 | 2010 162

Jean-Baptiste Santamaria, La chambre des comptes de Lille (1386-1419) Thèse soutenue sous la direction de Bertrand Schnerb (Université de Lille 3) le 10 décembre 2009 – 3 vol.(1325 p.) : cartes, fac-similés

Patrice Beck

1 1325 pages réparties en trois volumes, 920 pages de texte incluant 10 cartes, 8 tableaux, 15 graphiques et 3926 notes infrapaginales, 405 pages d’annexes présentant 24 autres tableaux de données sérielles, un répertoire photographique des mains, 292 transcriptions de documents, 28 références de sources imprimées et 9 pages d’index des archives dépouillées à Bruxelles (Archives générales du royaume), Paris (Archives Nationales et Bibliothèque Nationale), Dijon, Lille et Arras (Archives Départementales et Municipales), 25 pages de références bibliographiques, 28 pages d’index des noms de lieux et de personnes : le travail ici accompli et offert est abondant, généreux. Il atteint largement la masse critique nécessaire au développement raisonné et argumenté du projet de présenter l’une des institutions centrales des principautés bourguignonnes du nord aux temps des deux premiers ducs Valois : de la suivre au moment de sa naissance et donc d’en explorer les héritages, d’en comprendre tant le fonctionnement que les fonctions et donc de mesurer son impact sur les pratiques administratives, le monde politique et la stratégie princière. S’insérant clairement dans une interrogation majeure de l’historiographie médiévale actuelle, celle de la « genèse de l’Etat moderne », cette belle thèse y vient à la fois combler une lacune en explorant les premiers pas de cette Chambre des comptes de Lille et y apporter un saisissant tableau de ces tensions qui animent alors les sphères gouvernementales entre exercice de l’autorité publique et celle du « bon plaisir du prince », éthique du « bon gouvernement » et principe de réalité. De ce mémoire foisonnant, qui devrait rapidement se transformer en un puissant livre, quelques bonnes pages ont été « à chaud » particulièrement distinguées : le bilan historiographique exposant les rôles respectifs de l’archivistique, de la construction des histoires nationales, des apports de l’histoire des institutions et de l’histoire sociale ; la

Comptabilités, 1 | 2010 163

présentation des différents « héritages de culture administrative » issus de Flandre, d’Artois, de France et de Bourgogne, nourrissant une subtile analyse du double mouvement de centralisation et de spécialisation qui s’opère ainsi au sein de l’administration ; les curiosités « archéologiques » permettant de dresser de stimulants tableaux matériels des espaces fonctionnels et des documents produits, des savoirs tant linguistiques que mathématiques mobilisés, des modalités du contrôle et de la vie quotidienne des agents ; l’analyse des extensions du domaine de compétences de la Chambre des comptes lilloise, en terme d’autorité administrative et judiciaire sur les agents, de gestion des archives et de conseil du prince, montrant au sein de la « gouvernance » les jeux entremêlés du principe d’accommodement et des décisions destinées à répondre aux nécessités bien comprises de la raison d’Etat dans le contexte d’un accroissement considérable du nombre et de la complexité des affaires.

Comptabilités, 1 | 2010 164

Comptes Rendus

Livres

Comptabilités, 1 | 2010 165

Dubet Anne, Jean Orry et la réforme du gouvernement de l’Espagne (1701-1706) Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2009

Marie-Laure Legay

RÉFÉRENCE

Dubet Anne, Jean Orry et la réforme du gouvernement de l’Espagne (1701-1706), Clermont- Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2009.

Comptabilités, 1 | 2010 166

1 Avec ce Jean Orry, Anne Dubet nous livre une analyse ciselée des prodromes des réformes de la fin de la guerre de Succession d’Espagne (1711-1715) en étudiant les papiers laissés par l’émissaire français. Concentrée sur les années 1701-1706, l’étude restitue avec finesse la genèse du Secrétaire d’État et des Dépêches chargé de la Guerre (septembre 1703), puis de la Guerre et des Finances (juillet 1705), l’apparition simultanée d’un Trésorier Général pour les dépenses de la Guerre (octobre 1703, puis juin 1705) et de commissaires des guerres (novembre 1703, puis juillet 1705) et, de façon plus informelle, l’entrée en activité de quelques intendants (1705 ?). Mais l’histoire construite n’est pas une histoire institutionnelle. La démarche heuristique est triple. Elle radioscopie les modèles politiques, le positionnement des groupes d’acteurs, et les évolutions organisationnelles sans omettre d’apprécier l’environnement culturel dans lequel se prennent les décisions. Ce faisant, l’auteur revient sur la notion même de modèle politique, paradigme mis en exerce lors d’un colloque sur La circulacion de modelos políticos en Europa occidental. Las monarquías española y francesa (siglos XVI-XVIII), organisé par la Casa de Velázquez et le Centro de Estudios Constitucionales en 2008.

2 L’auteur présente d’abord le parcours d’Orry en France (chapitre I). Il s’agit d’une trajectoire classique de financier du XVIIe siècle, dont les ancêtres directs étaient des hommes d’affaires. Ses études de droit à Paris lui donnent un vernis de culture académique, mais l’essentiel de sa formation est acquise sur le tas grâce à ses activités de financier. Il maîtrise le savoir des marchands : « Il sait additionner les monnaies différentes et calculer les proportions, connaît la méthode traditionnelle de tenue des livres des gens de finances, dresse régulièrement des tableaux synthétiques ». Son mariage avec Jeanne Esmonin en 1678 s’avère décisif car il entre alors en relation avec Louvois. Il est d’abord associé à son beau-frère dans un contrat de fournitures de chevaux destinés à l’acheminement de matériaux pour l’aqueduc de Maintenon (1685), prend en charge la direction des travaux de restauration du Havre de Brouage (1687) et finit par entrer dans la compagnie des munitionnaires des vivres de l’armée d’Italie au moment de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La compagnie mobilise les fonds des receveurs généraux de finances et du trésorier de l’Extraordinaire des guerres, circuits d’argent qu’Orry observe avec attention. Il est désigné Général des Vivres, supervise pour la compagnie les opérations d’achat et de transport depuis Grenoble, rend compte au Contrôleur général des finances et au Secrétaire d’État de la guerre. L’expertise d’Orry en matière comptable doit être soulignée. L’auteur nous rappelle qu’en 1698 et 1699, il fut chargé de dresser le compte de la compagnie des vivres rendu de clerc-à- maître et que ce compte servit de modèle aux arrêts du Conseil rendus sur les comptes des autres traités de vivres. Les bénéfices réalisés permettent l’acquisition de la

Comptabilités, 1 | 2010 167

seigneurie de La Chapelle Godefroy (1697). L’habile financier est encore sollicité par Pontchartrain qui lui confie la ferme d’Occident, mais le couronnement de cette carrière, l’obtention de lettres d’anoblissement, doit encore passer par le service en Espagne. 3 Dans le chapitre II, Anne Dubet présente le diagnostic sur les finances espagnoles tel qu’il est établi par les contemporains de Jean Orry, chargé précisément de les rétablir. Aux thèmes classiques de la décadence développés par les arbitristes (de la surcharge fiscale, de la Castille misérable et dépeuplée, du mauvais usage des majorats, de l’accaparement des terres par le clergé, des abus des officiers, de la balance commerciale déficitaire, de l’endettement chronique, de l’engagement trop contraignant des recettes ordinaires et du domaine…), se joint celui non moins éculé du mauvais gouvernement, organisé en conseils dominés par les Grands d’Espagne tous à leurs intérêts. Cette forme de gouvernement où les avis sont multipliés à l’infini et où la procédure trop lente des consultes enraye le processus de décision, est attribuée à la tradition habsbourgeoise et justifie le remède bourbonien. À consulter mémoires et correspondances du temps, Anne Dubet relève la prégnance de cette dialectique, qui n’exclut pas néanmoins les idées de parenté, d’aspiration commune, de complémentarité entre les deux monarchies. En réalité, le paradoxe se résout dans l’histoire : l’Espagne de 1700 ressemble à la France d’avant et doit prendre le même chemin que celle-ci. Philippe V doit « agir » en maître comme son grand-père Louis XIV. Anne Dubet nous met en garde sur la nécessité de dissocier les projets politiques formulés à la cour d’Espagne et les fidélités dynastiques : les partisans des Habsbourg ne défendent pas nécessairement le gouvernement polysynodal, ni les partisans des Bourbons le projet d’administration « à la française ». 4 L’auteur en vient au travail préparatoire mené par Jean Orry à partir d’août 1701. Elle souligne l’immédiate association de la réforme financière et de la réforme politique dans l’esprit du financier dont les cahiers envoyés en France en décembre 1702 portent tout autant sur le réaménagement des impôts que sur « l’arrangement des conseils ». Bourreau de travail, Orry s’entoure de commis compétents (trois ou quatre Français et un Espagnol) qui bénéficient d’une certaine autonomie dans la mise en œuvre des contrats de fournitures aux armées, mais ne semblent pas être intervenus dans la rédaction des mémoires. Orry s’attache en outre les services de son fils, Philibert, le futur contrôleur général des finances de Louis XV, et ceux de son ami José Grimaldo, officier au Conseil d’État et au Conseil des Indes. Ses informateurs sont choisis avec soin. Parmi eux, don Joseph de Eguizábal, du Secrétariat des Finances, et don Prudencio Gregorio de la Fuente, procureur du Tribunal des Comptes, dont il tire les données comptables pour ses mémoires. Ces deux informateurs étaient en liaison avec Francisco Antonio de Quincoces, un autre officier de la Grand Chambre des Comptes. Quincoces fera partie de ceux qui, avec trois autres membres du « conseil privé » de Portocarrero, collaboreront avec Orry en 1703 à la recherche de fournisseurs des vivres pour l’armée. Anne Dubet identifie en outre quatre collaborateurs consultés régulièrement pour leur avis sur la faisabilité des projets. 5 Le bilan sur les finances espagnoles adressé en France en décembre 1702 est un digeste d’une trentaine de cahiers (dont 7 seulement sont numérotés) portant sur toutes les branches de recettes et de dépenses de la monarchie. La classification n’est pas neutre. Elle est tirée pour partie des comptes de districts qui, depuis la réforme comptable de février 1688 initiée par Charles II, doivent faire apparaître distinctement chaque

Comptabilités, 1 | 2010 168

catégorie de recette, et pour partie des comptes des « comptables des relations » du Conseil des finances, qui depuis 1689 tiennent un livre des retranchements sur les juros et du capital resté libre sur chaque recette. Concernant les recettes de Castille et de Léon, Orry distingue les regalias, les servicios et les gracias apostolicas qu’il définit précisément, et met en regard les modes par lesquels ces revenus sont aliénés, engagés ou assignés, concluant très clairement que « ce n’est pas le Roi qui jouit du produit de ses droits, mais les rentiers auxquels les fermiers comptent de tout ce qu’ils doivent au- delà de la partie du Roi, d’où il s’ensuit que, les rois n’ayant plus d’intérêts à l’augmentation ou à la diminution de ces produits, on n’a donné aucune attention à la régie des finances ». Anne Dubet souligne l’utilité de l’assignation des dépenses sur les caisses locales des districts (partido) en indiquant que non seulement elle permet le paiement des rentes des juros sur place, mais quelle constitue en outre un moyen de limiter l’engagement de toutes les recettes dans la mesure où, si une caisse de district se déclare défaillante, la caisse voisine ne peut se substituer à elle pour le paiement. La monarchie fonctionne ainsi grâce à l’organisation systématique du retard des paiements des rentes de juros dont le volume ne cessa pourtant de gonfler. La conversion de la dette flottante (asientos) en une dette consolidée répartie sur l’ensemble des caisses locales provoqua un processus vicieux de fraude fiscale liée à l’augmentation des impôts et de ruine des trésoriers de districts. L’intérêt des tableaux d’Orry est de lier étroitement l’analyse sur cette organisation défectueuse des finances et la réflexion politique. Il aboutit à des propositions de réformes concernant tant le recouvrement des recettes, proposant notamment une régie provisoire des domaines, la liquidation de la dette consolidée et finalement, la réorganisation de la décision politique et du contrôle des dépenses. Il se tourne évidemment vers les pratiques usitées en France. Il défend par exemple la création de deux charges de receveurs généraux des finances par généralité et deux charges de receveurs particuliers par district, deux charges de trésoriers alternatifs pour la guerre, une pour la Marine, pour la Maison du roi… De même, l’administration centrale est calquée sur le conseil royal versaillais, tandis qu’intendants et gouverneurs, directement dépendants du Conseil royal, régiraient les provinces. Le mimétisme est déconcertant, même si l’on sait par ailleurs que partout en Europe, des efforts pour concentrer la décision financière, notamment l’ordonnancement, et le contrôle des dépenses étaient entrepris. Le projet de réforme mené dans les Pays-Bas au temps du « régime anjouin » cité par l’auteur, en fait foi, mais aussi, rappelons-le, la création d’embryons de ministères de finances dans d’autres États comme la Prusse ou l’Autriche. 6 Le chapitre V se concentre sur les projets de 1703. Les cahiers de 1702 resteront lettre morte en effet, et Jean Orry, pragmatique, circonscrit sa réflexion à la dépense de guerre. Cette réforme associe un ministre qui donne les ordres de paiement, un trésorier chargé de faire les dépenses et relayé localement par des agents et un contrôleur des comptes. Dans les armées, les commissaires des guerres étaient chargés de dresser les extraits de revues mensuelles pour la distribution des soldes et de toutes les fournitures. L’objectif était de limiter le nombre de caisses de guerre qui existaient et de concentrer la décision sur les dépenses. Là encore, le modèle est explicite : Orry calque son schéma, classique au demeurant, sur les procédures françaises et toutes les réformes intervenues en France entre 1661 et 1702 sur la gestion des fonds militaires, particulièrement sur la soumission des trésoriers provinciaux aux Trésoriers généraux, à qui ils doivent rendre compte selon des normes nouvelles, sur le contrôle des intendants d’armées sur les commis des trésoriers, sur les inspecteurs généraux pour

Comptabilités, 1 | 2010 169

chaque arme. Orry traduit le modèle français en termes institutionnels espagnols et propose à l’automne 1703 d’établir trois entités nouvelles : le Secrétaire des Dépêches universelles chargé de la guerre, pour l’ordonnancement des dépenses, la Trésorerie générale de guerre qui encaisse et exécute les ordres, relayée par les payeurs (pagadores) et les commissaires des guerres. 7 La mise en œuvre de la réforme fait l’objet du chapitre suivant. Orry désigne le marquis de Canales pour Secrétaire des Dépêches universelles chargé de la guerre dont les compétences empiètent sérieusement sur celles jusque-là dévolues aux Conseils : les consultes remontent par lui et il a la correspondance avec les autorités locales. Il est l’ordonnateur des fonds destinés à la guerre et gérés par le Trésorier général. C’est le comte de Moriana qui occupe le premier cette fonction. Avec les payeurs des troupes tenus de lui rendre compte, sa trésorerie ne forme qu’une seule caisse aux ordres du Secrétaire des dépêches. Le Trésorier général rend compte par-devant la Grand chambre des comptes. Anne Dubet insiste particulièrement sur la liberté donnée au Trésorier général de la guerre pour l’exécution des ordres de paiement du Secrétaire des dépêches : le contrôleur chargé d’enregistrer ses opérations ne dispose pas d’une des clefs de son coffre, comme c’est le cas pour le trésorier général ordinaire. En outre, il peut émettre des lettres de change sur ses correspondants et des assignations sur les recettes qui lui sont confiées, nommer des agents locaux qui font des paiements et encaissent des fonds pour lui, sans compter que certaines recettes gérées par le trésorier de la guerre échappaient à tout contrôle de la chambre des comptes comme les produits des prises faites sur l’ennemi et les produits de la vente des offices. Cette relative liberté du nouveau Trésorier général de la guerre équivalait à celle du trésorier de l’Extraordinaire des guerres en France. Enfin, les contrôleurs présents dans les armées sont flanqués de cinq commissaires de guerre créés le 23 novembre 1703 pour viser les reçus des payeurs. 8 Annulée lors de la disgrâce d’Orry en août 1704, la réforme est à nouveau mise en place un an après. Le retour en grâce de Marie-Anne de la Trémouille, princesse des Ursins, protectrice d’Orry, permet en effet une consolidation du réseau français dans le gouvernement madrilène. L’équipe renoue contact avec les interlocuteurs espagnols acquis à la cause. Concrètement, la relance de la réforme aboutit au retour des commissaires des guerres et aux ordonnances du 28 juillet 1705 sur la revue mensuelle des troupes et les extraits de revue. Le comte de Moriana est nommé pour la seconde fois trésorier général de la guerre, tandis que le ministère évolue à cette époque en un « Secrétaire pour la guerre et les finances », titre donné le 11 juillet 1705 à José Grimaldo, sans doute pour élargir les possibilités de financement de la guerre en utilisant notamment les recettes tirées des territoires périphériques. Ce qui caractérise cette deuxième vague de décisions est le pragmatisme avec lequel les réformateurs agissent. Forts de leur première expérience, qui avait soulevé bien des tensions, ils adaptent l’esprit de la réforme aux institutions espagnoles et aux usages locaux. Ainsi en Aragon, une partie des fonctions d’un intendant est confiée à l’évêque de Gironda. Au final, les résultats acquis ne sont pas négligeables. Le nouveau dispositif de décision par la « voie réservée », à défaut d’être systématiquement utilisé par les autorités locales, ne rencontre plus d’opposition de principe. Les Conseils perdent bien une partie de leur superbe au profit d’administrateurs liés davantage au roi et capables, en certaines circonstances, de régler plus efficacement les situations d’urgence. Les bureaux du Secrétariat de la guerre et des finances, soucieux d’ordre dans la tenue de la correspondance, le classement des ordres transmis, définissent un nouveau style

Comptabilités, 1 | 2010 170

administratif tout à fait révélateur. En outre, le contrôle des dépenses de la guerre paraît plus probant. La tenue des comptes est plus rigoureuse grâce à l’unification de l’enregistrement des recettes par le Trésorier et l’adaptation de la méthode en « recette, dépense et reprise » en usage dans les finances. Enfin, les procédures de contrôle imposées aux armées sont peu à peu adoptées. Les extraits de revues deviennent réguliers. 9 L’ouvrage d’Anne Dubet a donc le grand mérite, grâce à la profondeur des analyses, de faire apprécier les liens étroits qui unissent réformes politiques et réformes du contrôle financier et comptable. L’étude du contrôle administratif révèle les véritables liens de tutelle qui existent entre les administrateurs, éclaire les voies de la décision et de l’exécution financière au sein d’une organisation. Le respect des nouvelles normes administratives et comptables s’impose lentement. Comme le montre l’auteur, il s’obtient par l’effort d’adaptation des tenants du nouveau style aux réalités politiques du moment. Anne Dubet va même plus loin, suggérant qu’on ne peut parler sans nuance de modèle français : « l’analyse du fonctionnement interne des bureaux du Secrétariat de Grimaldo et de la Trésorerie Générale de la Guerre confirme que les réformateurs ont fait du neuf avec de l’ancien ». À l’appui de cette conclusion, l’auteur rappelle que si la réforme a bien été initiée par les agents français sur le modèle d’administration colbertiste, les Espagnols ont été associés dès le début au projet. Un certain nombre d’entre eux n’avait pas attendu Orry pour condamner la lenteur des conseils. L’auteur analyse des lignes de faille entre partisans et ennemis de la réforme qui ne recoupent ni les fidélités dynastiques, ni les appartenances régnicoles. 10 À défaut de modèle politique, on peut se demander si ces réformes, qui visent à garantir une voie de décision financière unifiée, centralisée et hiérarchisée, ne procèdent pas d’une logique de développement interne des États. Il convient en effet de signaler que les mêmes objectifs gestionnaires ont été poursuivis dans les grands États européens au même moment, c'est-à-dire au lendemain de la guerre de Succession d’Espagne, non seulement en France avec la création de la banque Law, mais aussi la réforme de l’administration des journaux et de la comptabilité en partie double initiée par les frères Pâris, en Autriche avec l’expérience d’introduction de la même méthode comptable et la naissance de la Bancalität, en Prusse avec la création du Grand Directoire de la guerre et des finances, dans les Pays-Bas… En d’autres termes, les dernières guerres louis-quatorziennes ont inauguré un cycle de financement nouveau en mobilisant une masse de capitaux inédite et de là, nécessité une mue administrative qui définit partout en Europe l’État de finances. Ce dernier est fonctionnel et n’a ni fondement théologique, ni idéal politique. Il n’a pas de modèle.

Comptabilités, 1 | 2010