L'AFFAIRE DU MASSILIA DU MÊME AUTEUR

Le Procès de Riom (en collaboration avec Pierre Béteille) Plon, 1973 La Gazette d'un Parisien sous la Révolution (de Nicolas Ruault, éditeur de Voltaire) présentation Perrin, 1976 52 Millions d'enfants au travail Plon, 1980 Participation à la rédaction du Dictionnaire de Perrin 1981 92

CHRISTIANE RIMBAUD

L'AFFAIRE DU MASSILIA ÉTÉ 1940

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, VI ISBN 2-02-006764-1 © ÉDITIONS DU SEUIL, MARS 1984. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. A la Libération, devant la Haute Cour de justice, Édouard Herriot salua la mémoire de , « parti là-bas, préférant aller servir en Afrique plutôt que de se laisser faire prisonnier en France », et celle de , « patriote admirable, patriote inflexible, patriote indomptable » - tous deux passagers du Massilia, tous deux assassinés par la Milice. Félix Gouin devait déclarer de son côté : « L'épisode du Massilia, à mon sens, doit être considéré comme le symbole de la prérésistance, le sursaut conscient de la Nation représentée par ses élus devant l'abîme creusé sous ses pas par la complaisance et la trahison », tandis que Paul-Boncour, voyant une seule et même démarche dans le voyage du Massilia et le refus des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, écrivait : « C'est par eux (les 80 parlementaires qui ont voté contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain) et par ceux des embarqués du Massilia, partis sur la terre d'Afrique pour y continuer la lutte que, dès la première heure, s'est d'abord affirmée la volonté de résistance. » Pourtant un doute a subsisté dans l'esprit de nombreux contem- porains de l'événement sur les conditions réelles de ce voyage et sur les mobiles de ceux qui y participèrent. La conviction est même encore largement répandue que cette affaire n'était pas tout à l'honneur de ceux qui y furent mêlés et qu'il était plus sage et plus prudent de la laisser dormir au fond d'un des tiroirs oubliés de l'Histoire. Rétablir la vérité sur les circonstances exactes du voyage du Massilia était une nécessité. La recherche et l'étude des docu- ments d'archives, les récits des témoins directs de l'événement ont à la fois permis d'établir avec le réalisateur Philippe Prince un scénario de film pour la télévision et d'écrire ce livre. Ce travail est aussi un hommage rendu aux passagers du Massilia, particulièrement à Georges Mandel, Jean Zay, Pierre Viénot et Pierre Mendès France. Le 16 mai 1940, lorsque le jour se lève sur Paris, rien ne peut laisser supposer que, pour le gouvernement, le moment de vérité est arrivé. Rappelé en toute hâte de Louveciennes, où il habite, le président du Conseil , livide, vient d'entendre Game- lin, commandant en chef des Armées françaises, confirmer par téléphone à Édouard Daladier, ministre de la Défense nationale et de la Guerre, que « les Allemands peuvent être à Paris le soir même », qu'aucune fortification, aucune armée ne s'interposent plus entre Paris et les Panzerdivisionen qui se sont engouffrées dans la brèche de Sedan le 13 mai. Quelques heures plus tard, les passants s'étonnent de voir s'élever de la cour du palais d'Orsay un nuage bas qui laisse pleuvoir des fragments de papier noir : les archives du ministère, précipitamment jetées par les fenêtres, sont brûlées sur les pelouses. On s'interroge, l'anxiété monte, menace de déferler; il faudra que le président du Conseil démente à la radio le départ du gouvernement pour que la tension retombe. Pieux mensonge. Pendant quelques heures la situation a été jugée si alarmante qu'ordre a été donné de transférer à le siège du gouvernement. Envisageant même le pire, Reynaud a annoncé à son entourage son intention de continuer, s'il le faut, la guerre en Afrique du Nord. Mais il s'apercevra vite que tout le monde n'a pas la même « idée » sur la conduite à tenir si la formidable offensive allemande ne peut être contenue. Une autre éventualité est bientôt évoquée, celle d'une cessation des hosti- lités, d'un armistice. Les deux termes du dilemme dans lequel l'étau allemand va enfermer la France : armistice ou repli en Afrique, sont dès lors posés. Lorsque Churchill, alarmé par le message que vient de lui envoyer Reynaud, accourt à Paris, il s'indigne du pessimisme de ses hôtes français. Il ne peut croire que le danger soit si pressant. En obliquant vers le nord pour prendre dans sa nasse les armées alliées du front des Flandres, ce qui épargne Paris, Hitler lui donne provisoirement raison. Mais la gravité de la situation n'a pas été surestimée et ce que le Premier Anglais qualifiait de défaitisme le 16 mai deviendra le seul choix possible lorsque les succès foudroyants de la Wehrmacht rendront impos- sible toute poursuite de la guerre sur le sol métropolitain. Le 25 mai, le coup de filet d'Hitler est sur le point de réussir. Les armées du Nord sont pratiquement encerclées, leurs commu- nications coupées. La situation n'est guère meilleure sur le reste du front où les troupes françaises en sont réduites à tenter de tenir coûte que coûte sur leurs positions. La pénible tâche d'informer le Comité de guerre 1 de ces tragiques nouvelles revient au général Weygand que Reynaud a appelé quelques jours plus tôt pour remplacer Gamelin comme généralissime. Un silence pesant accueille son exposé. La tension est extrême. C'est alors que le mot d'armistice est « officiellement » prononcé pour la première fois. Mot chargé de honte que le président de la République , le président du Conseil et le géné- ralissime se reprocheront mutuellement d'avoir lancé. « Tous considéraient que la défaite était inévitable, notera l'Américain William L. Langer, mais nul n'osait exprimer encore cette pen- sée. » Les trois hommes s'opposeront des démentis passionnés, finalement dérisoires, l'attitude de chacun dans les jours qui suivront se révélant suffisamment éloquente. 1. Assistaient à cette réunion du Comité de guerre : Paul Reynaud, président du Conseil, ministre de la Défense nationale; le maréchal Pétain, vice-président du Conseil; Campinchi, ministre de la Marine; , ministre de l'Air; Rollin, ministre des Colonies; le général Weygand, commandant en chef des Armées; l'amiral Darlan, amiral de la flotte; le général Vuillemin, commandant les Forces aériennes; le général Bührer, commandant les troupes coloniales, , secrétaire du Comité de guerre. Le 29 mai, l'issue de la bataille des Flandres ne faisant plus de doute, Weygand remet au président du Conseil une longue note. En cas de dislocation de la nouvelle ligne de résistance qu'il s'est fixée, sur la Somme et l'Aisne, il sera de son devoir, souligne-t-il, d'« examiner, en raison de la gravité des circons- tances, toutes les hypothèses ». Rien de précis n'est suggéré, mais le maréchal Pétain et lui-même ne laissent aucun doute, dans leurs conversations privées, sur la seule issue qu'ils envisagent. En réponse, Reynaud lui demande d'étudier la mise en état de défense d'un « réduit breton », ultime forteresse d'où le gouver- nement pourrait continuer à diriger la guerre si le reste du territoire national était occupé. Proposition assez inattendue, accueillie avec le plus grand scepticisme par l'état-major, mais qui avait le mérite d'être « l'étape vers les décisions énergiques », c'est-à-dire avant tout le repli en Afrique du Nord. L'appréciation est du général de Gaulle 1 que personne, ou presque, ne connaît alors. Seuls quelques initiés savent qu'il avait prévu la guerre des chars dont Hitler est en train de donner une magistrale démonstration. Reynaud avait été le premier homme politique à prendre conscience, envers et contre la quasi-totalité de l'état-major, de la valeur de sa théorie militaire. Il connaît aussi l'inébranlable volonté de lutte qui anime l'homme. Il vient enfin de juger de son efficacité sur le terrain, à Montcornet et devant Abbeville, où il a mené la vie dure aux Allemands pendant quelques jours, à la tête de la 4e division cuirassée. Lors du remaniement de son cabinet, le 5 juin, il l'appelle au sous- secrétariat d'État à la Guerre et le charge immédiatement des liaisons avec la Grande-Bretagne. Le 10 juin, il est désormais certain que rien ne pourra plus sauver Paris. Dans le dramatique message qu'il adresse au président Roosevelt quelques heures avant de quitter la capitale, Reynaud réaffirme sa détermination : « Nous lutterons en avant

1. , Mémoires de guerre, tome I, L'Appel 1940-1942, Paris, Plon, 1954, p. 55. de Paris, nous lutterons en arrière de Paris, nous nous enfermerons dans une de nos provinces et, si nous en sommes chassés, nous irons en Afrique du Nord et au besoin dans nos possessions d'Amérique... » Mais lorsque, peu avant minuit, les convois minis- tériels quittent Paris, tous feux éteints, c'est pour prendre la route d'Orléans et non celle de Quimper. Réflexe « historique » partagé par des centaines de milliers de réfugiés qui ne verront de salut que par-delà la Loire, suprême obstacle opposé à l'en- vahisseur. En réalité, Reynaud n'a pas encore renoncé au « réduit breton ». Il choisit Tours comme premier lieu d'asile pour son gouvernement car c'est un point de bifurcation ouvert à toutes les éventualités. L'hypothèse bretonne ne sera abandonnée que le 13 juin, avec la décision de transférer les pouvoirs publics à . « Je n'en fus que plus acharné, devait déclarer de Gaulle, à réclamer, tout au moins, la signature d'un ordre prescrivant au commandement en chef de prévoir et de préparer les transports en Afrique. C'était bien là, je le savais, l'intention ultime de M. Paul Reynaud. Mais si pressantes et si lassantes étaient les intrigues et influences contraires qui accédaient à lui, que je voyais d'heure en heure disparaître ce suprême espoir 1 » Était-ce intrigues et influences destinées à décourager les partisans d'une résistance encore possible, les amener à un renoncement coupable, ou langage de raison et de réalisme, de sincérité et d'humanité pour épargner des souffrances inutiles, comme le soutenaient les partisans de l'armistice? Devant le Conseil des ministres réuni au château de Cangé le 12 juin, le général Weygand estime le moment venu d'exposer sans détour sa position et provoque le premier grand choc entre les deux thèses adverses dans une discussion pénible, confuse et violente. Son plaidoyer s'appuie sur des raisons d'ordre militaire terriblement évidentes et fait appel à des arguments humains qui ne peuvent laisser insensible. Pourtant, seuls le maréchal 1. Ibid. Pétain et Jean Prouvost, ministre de l'Information, l'appuient sans réserve 1 et, lorsqu'il croit tirer argument du souci de préserver l'ordre public, lorsqu'il soutient que le gouvernement devra accepter de se laisser faire prisonnier, lorsqu'il ajoute que si on l'oblige à porter la guerre en Afrique il refusera 2 un silence pesant accueille ses paroles. Silence bientôt interrompu par de nombreuses protestations. Plusieurs ministres inter- viennent pour marquer leur désapprobation et Reynaud semble être le fidèle porte-parole d'une équipe ministérielle soudée par une même volonté de résistance quand, prenant à son tour la parole, il rappelle que la France conserve des atouts de poids : la flotte, l'Empire, une grande partie de son aviation et qu'elle est engagée d'honneur avec l'Angleterre par l'accord du 28 mars 1940 qui exclut toute paix séparée. Georges Mandel, Louis Marin, César Campinchi et 3 sont et resteront les plus fermes soutiens de ce « front du refus ». Le Massilia sera leur dernier espoir.

1. D'après Weygand (Rappelé au service, p. 212) un autre ministre l'aurait également approuvé. 2. Beaucoup redoutaient qu'à la faveur du désastre les communistes ne tentent un coup de force. Il est certain que cette crainte pesa pour beaucoup dans le plaidoyer de Weygand en faveur de l'armistice. L'armistice était dans son esprit le seul moyen de posséder, dès la cessation des hostilités, une armée capable de maintenir l'ordre dans le pays. Il aurait déclaré qu'on lui mettrait les fers aux pieds plutôt que de le faire aller en Algérie. Dans sa déposition devant la Commission d'enquête parlementaire sur les événements survenus en France de 1933 à 1945, Louis Rollin lui a prêté une formule encore plus imagée : « Je ne vais pas chez les nègres » (tome V, p. 1398). 3. Respectivement ministre de l'Intérieur, ministre d'État, ministre de la Marine, ministre de l'Éducation nationale. 1

Dans la fraîcheur et le silence des châteaux et des immenses manoirs perdus dans la campagne qu'une singulière organisation leur a attribués, pour prendre quelques heures de repos, les ministres de Paul Reynaud ont tout loisir de méditer sur ce dramatique Conseil du 12 juin qui a encore accru leurs alarmes. Mais l'unanimité a semblé si forte autour du président du Conseil qu'aucun d'entre eux, sans doute, n'a conscience que l'interven- tion du général Weygand vient de marquer un tournant décisif. Loin d'être clos, le débat ouvert le 12 juin va en effet se pour- suivre, pratiquement ininterrompu, soit entre tous, soit entre quelques-uns, et - l'avance irrésistible de la Wehrmacht aidant - tourner progressivement à l'avantage du maréchal Pétain et du généralissime. Dès le 13 juin au matin pourtant, dans une longue note, Reynaud prend la précaution de rappeler et de confirmer à Weygand sa décision de continuer la lutte en Afrique. Mais ce coup de semonce n'est suivi d'aucune instruction précise. « Une intention salutaire, mais pas un ordre catégorique », note le général de Gaulle que Weygand parlera de mettre aux arrêts pour avoir pris les premières mesures d'exécution d'un plan de repli en Afrique du Nord de certaines unités, sans lui en avoir référé 1 Bien au contraire, il apparaît déjà, au cours de cette sombre 1. Ce plan concernait les classes de réserve encore dans les dépôts, les spécialistes des divisions légères motorisées revenues de Belgique, les 3 divisions des Alpes, soit environ 500 000 hommes. journée, dont une petite pluie fine accentue la tristesse et la mélancolie, que le plaidoyer de Weygand a été plus entendu qu'il ne paraissait. Le ministre des Finances, , commence à faire campagne pour l'armistice. Il est bientôt suivi par le sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Paul Bau- douin. Lorsque Churchill, qui vient d'arriver à Tours pour assister à ce qui sera la dernière réunion du Conseil suprême franco- anglais, s'inquiète de la position de ce dernier, la réponse du général Spears ne laisse aucun doute : « Il fait tout ce qu'il peut pour convaincre Reynaud que le moment est venu de jeter l'éponge. Il travaille pour le compte de Weygand et Pétain, ajoute-t-il. - C'est bien ce que je pensais, rétorque Churchill. Il est venu nous rejoindre au Grand Hôtel et a gâché notre déjeuner, déjà exécrable, en le noyant sous un flot d'huile défaitiste. » Churchill n'en est que plus impressionné par la détermination du ministre de l'Intérieur, Georges Mandel - « l'énergie et le défi personnifiés », notera-t-il dans ses Mémoires. « Mandel était comme un rayon de soleil, poursuit-il avec lyrisme. Un téléphone dans chaque main, il ne cessait de donner des ordres, de prendre des décisions. » Le caractère et la volonté de Mandel sont connus et appréciés des Anglais depuis longtemps. Churchill ne peut oublier aussi que le ministre français, avec lequel il a toujours personnellement entretenu des rapports très chaleureux, a été un antimunichois de la première heure et s'il sait que sa ténacité et sa redoutable combativité lui ont attiré bien des inimitiés, il pense aussi que ce sont les qualités nécessaires pour conduire une guerre. Lorsque Reynaud, considéré comme le symbole de

1. La protection de Clemenceau, dont il se considérait comme le fils spirituel, avait été à l'origine de sa carrière politique. Attaché en 1908 à son cabinet, il était devenu son bras droit lorsque le vieil homme d'État avait été appelé à la présidence du Conseil (novembre 1917). Député de la Gironde (1919-1924, 1928- 1940), il siégeait parmi les modérés. Ministre des PTT de 1934 à 1936, puis des Colonies de 1938 à 1940, il avait été chargé par Reynaud du portefeuille de l'Intérieur en raison de son patriotisme intransigeant, de son opposition à tout compromis avec le nazisme et de sa réputation solidement établie d'homme énergique et de caractère. la résistance à outrance, avait formé son cabinet le 22 mars, Churchill lui avait câblé : « Je me réjouis de vous voir à la barre avec Mandel à vos côtés. » Plus que jamais, l'énergique ministre de l'Intérieur lui paraît indispensable pour faire barrage aux pressions qu'il voit s'exercer sur Paul Reynaud. Son inquiétude serait encore plus vive s'il savait que le maré- chal Pétain a décidé de peser à son tour de tout son poids sur la balance. Ce même 13 juin, pendant le Conseil des ministres, interrompant une nouvelle discussion dont la véhémence et l'ou- trance en disent long sur le désarroi général, le Maréchal se lève. Puis il lit de sa voix monocorde une déclaration : « ... Il est impossible au gouvernement, sans émigrer, sans déserter, d'abandonner le territoire français. Le devoir du gou- vernement est, quoi qu'il arrive, de rester dans le pays, sous peine de n'être plus reconnu pour tel. Priver la France de ses défenseurs naturels... c'est la livrer à l'ennemi. C'est tuer l'âme de la France, c'est par conséquent rendre impossible sa renais- sance. » Sa péroraison ne peut être plus nette : « Je déclare, en ce qui me concerne, que, hors du gouvernement s'il le faut, je me refuserai à quitter le sol métropolitain. Je resterai parmi le peuple français pour partager ses peines et ses misères. L'armis- tice est, à mes yeux, la condition nécessaire à la pérennité de la France. » La forme inhabituelle de cette intervention - il n'était pas d'usage de lire des papiers au Conseil des ministres 1 - en accentue la force et la solennité. Reynaud sent comme un gouffre se creuser sous ses pieds. « Ce que vous proposez là est contraire à l'honneur de la France », réplique-t-il d'un ton cassant. Mais il hésite à entrer en confit ouvert avec les deux grandes gloires nationales qui ont la confiance et l'admiration du pays et qu'il a lui-même appelés comme ses sauveurs. 1. «Depuis vingt ans que j'assistais à des Conseils de ministres, c'était la première fois que je voyais un ministre lire un papier », devait déclarer le président Lebrun dans sa déposition au procès du maréchal Pétain (tome I, p. 154). Ce coup de théâtre, qui survient au moment même où la tension et l'accablement atteignent une intensité difficilement supportable, produit l'effet escompté. A l'issue du Conseil, Man- del constate avec amertume que le nombre des « hésitants » augmente dangereusement. Passant ses collègues en revue devant le général Spears pour les classer en deux catégories, les « durs » et les « mous », il range parmi les premiers Louis Marin, Cam- pinchi, Rollin, Rio, Sérol, Dautry 1 et, parmi les « mous », outre Baudouin et Bouthillier, Ybarnegaray, Pomaret, Queuille et Chichery 2 Mais le plus dangereux de tous, à ses yeux, est le vice-président du Conseil, : « Il a une voix suave dont il se sert pour dépeindre d'un ton larmoyant la misère des réfugiés sur les routes. Il termine toujours son exposé en racontant l'histoire de la pauvre vieille grand- mère, assise sur le siège arrière de la voiture, écrasée sous le poids des enfants et de la cage à oiseaux. Cette pauvre vieille dame a toujours " très mal au ventre ". C'est avec ce récit qu'il s'efforce d'apitoyer ses collègues. » « Je quittai Mandel, écrit Spears, plus fortement impressionné par lui que jamais. Son détachement et son objectivité, au milieu de toute cette confusion, étaient vraiment surprenants. Quel homme curieux! Une partie de son esprit observait ses collègues avec un amusement ironique. Le spectacle de leurs faiblesses le fascinait tandis qu'il était absorbé dans la tâche compliquée d'analyser les motifs de chacun d'eux, car c'était un jeu dans lequel il était passé maître, depuis le temps où il était au service 1. Louis Marin, ministre des Colonies; Alphonse Rio, ministre de la Marine marchande; Albert Sérol, ministre de la Justice; Raoul Dautry, ministre de l'Armement. 2. Jean Ybarnegaray, ministre d'État; Charles Pomaret, ministre du Travail; , ministre du Ravitaillement; Albert Chichery, ministre du Commerce et de l'Industrie. de Clemenceau. L'autre partie de son esprit observait les évé- nements à travers ces yeux qui étaient comme deux gobelets remplis d'eau de mer, derrière lesquels était tapie la froide vigilance d'une pieuvre prête à bondir sur tout ce qui passait à portée de son regard. J'aurais aimé Mandel, si l'on pouvait aimer un poisson. Car il ressemblait étrangement à un poisson, si l'on pouvait en imaginer un ayant de longues mèches de cheveux humides et noirs, pendant sur ses ouïes. Je m'attendais à tout moment à le voir foncer sur les défaitistes pour les dévorer. Pourtant, il ne le fit pas, soit que l'occasion propice ne se présenta pas à temps, soit qu'il fut retenu par le sentiment que sa religion 1 lui enlevait l'autorité nécessaire 2 » Son inquiétude est pourtant grande. D'autant plus vive que, contrairement à tout ce qu'on pouvait imaginer, le Conseil suprême de Tours a fourni aux partisans de l'armistice l'occasion, qu'ils ne laisseront pas échapper, de prendre un nouvel avantage. Par leur maladresse mutuelle, Churchill et Reynaud ont réussi l'inconcevable, faire progresser l'éventualité d'un armistice. Rey- naud par le simple fait d'avoir demandé à Churchill quelle serait l'attitude anglaise si un gouvernement français - autre que le sien - recherchait une paix séparée, Churchill en donnant une réponse suffisamment imprécise pour que Pétain et son entourage puissent faire mine de l'interpréter, quelques jours plus tard, comme une autorisation donnée à la France d'entamer des négo- ciations avec l'Allemagne. Cette surprenante réaction de Churchill avait évidemment une explication. Churchill entendait en réalité réserver sa position tant que ne serait pas connue la réponse du président Roosevelt à l'appel qu'il avait l'intention de lui adresser pour appuyer la demande, déjà faite par la France, d'une aide directe des Etats- Unis. Mais Reynaud, de son côté, n'avait posé cette question cruciale que parce qu'il s'attendait à un refus net et sans appel. 1. Mandel était juif. 2. Général Spears, Témoignage sur une catastrophe, Paris, Presses de la Cité, 1964, tome II, p. 222. Comprenant le parti que pourraient tirer ses adversaires de cette situation ambiguë, il manœuvrera alors pour éviter que Churchill vienne exposer lui-même devant le Conseil des ministres la position anglaise. Mais ce sera la source d'un nouveau malen- tendu. L'absence du Premier ministre anglais sera interprétée comme une dérobade et contribuera à alimenter le ressentiment contre les Anglais auxquels beaucoup reprochaient déjà de n'avoir accordé leur aide qu'avec parcimonie pendant la campagne 1 Le président de la Chambre, Édouard Herriot, et le président du Sénat, Jules Jeanneney, tous deux « résistants » convaincus, sont eux aussi atterrés lorsqu'ils apprennent la teneur inattendue des propos échangés entre Churchill et Reynaud. Quant à de Gaulle, il est tellement déçu de l'attitude « compréhensive » de Churchill qu'il envisage de démissionner. Mais Mandel est là pour l'en dissuader : « ... (Il) me parla sur un ton de gravité et de résolution dont je fus impressionné, écrira de Gaulle. Il était, tout autant que moi, convaincu que l'indépendance et l'honneur de la France ne pouvaient être sauvegardés qu'en continuant la guerre. " Qui sait, dit-il, si finalement nous n'obtiendrons pas que le gouver- nement aille tout de même à Alger?... Vous avez de grands devoirs à remplir, général!... Ne pensez qu'à ce qui doit être fait pour la France et songez que, le cas échéant, votre fonction actuelle pourra vous faciliter les choses. " Je dois dire que cet argument me convainquit d'attendre avant de me démettre 2 » Mandel ne croit pas si bien dire. Mais les « grands devoirs » qu'il évoque sont encore du domaine des hypothèses les plus gratuites. Dans l'immédiat, il songe pour de Gaulle à des tâches moins glorieuses mais qui ne peuvent être confiées qu'à un homme

1. Ils ne leur pardonnaient pas d'avoir fait « cavalier seul » pendant la campagne des Flandres en décidant, sans en avoir référé au haut commandement français, le repli de leurs effectifs sur la mer et de n'avoir que rarement répondu aux demandes de renforts en troupes et en avion formulées à maintes reprises par le gouvernement français. 2. Charles de Gaulle, op. cit., p. 58-59. sûr. Le jour même, de Gaulle reçoit pour mission de trouver à Londres des transports pour l'évacuation des restes de l'armée française en Afrique du Nord, soit, selon les projets du ministère de la Guerre 1 000 recrues, puis 900 000 hommes. Pour mener à bien un programme d'une telle ampleur, l'aide de l'Angleterre était effectivement indispensable. L'Amirauté française aurait été incapable de faire face à ce projet avec les seuls moyens de la Marine nationale. Mais force est de constater qu'elle ne mit de toute façon guère d'empressement à prendre les mesures nécessaires à la réalisation de ce plan. Tout son concours se borna pratiquement à ordonner la réquisition de huit paquebots.

Parmi ces huit bateaux qui reçoivent l'ordre le 13 juin de rallier Bordeaux figure un majestueux bâtiment de 176 mètres surmonté de trois hautes cheminées, le Massilia. Construit par les Forges et Chantiers de la Méditerranée à La Seyne, lancé le 30 avril 1914, il n'avait été livré qu'en 1920 car la guerre avait interrompu les travaux d'aménagement. Il appar- tenait à la compagnie Sud-Atlantique, elle-même gérée par les Chargeurs réunis, et avait été longtemps l'un des quatre paque- bots de luxe rapides qui assuraient le service de la ligne France, Brésil, Uruguay, Argentine, dite ligne « Brésil-Plata ». En dépit d'une rude concurrence, car il était techniquement surclassé par les paquebots allemand et italien Cap Arcona et Conte di Savoia, il avait su acquérir et conserver la faveur d'une riche clientèle sensible au confort de son aménagement et à la perfection de son service. Tout ce que l'Église, l'Armée, la politique, les affaires, la littérature et les arts comptaient de plus éminent à Buenos Aires, Montevideo ou Rio de Janeiro avait traversé l'Atlantique 1. Dont le titulaire était Reynaud lui-même, depuis le remaniement ministériel du 5 juin. LE MASSILIA Caractéristiques techniques Longueur 182,63 mètres Largeur 19,57 mètres Jauge brute 16 161 tonneaux Puissance des machines 26 800 cv Vitesse 18,5 nœuds Capacité de transport en passagers 441 luxe et 1 classe 130 2 classe 634 3 classe La construction du Massilia, interrompue par la guerre de 14-18, est achevée en 1920. Paquebot de luxe, rapide, il est destiné à assurer le service commercial de la ligne Sud-Atlantique Bordeaux-Brésil-Plata. Sa ponctualité a été proverbiale pendant vingt ans. Sa carrière se termine en juillet 1939. Mais dès octobre, réquisitionné et réarmé, il subit des modi- fications pour le transport de troupes : salons et salles à manger sont désaffectés, deux ponts entiers des premières classes sont transformés en dortoirs; deux canons de 75 sont installés sur le pont arrière, sa coque est peinte en gris, couleur de la marine de guerre. Le 21 août 1944, il est coulé par les Allemands dans le port de Marseille. Il ne sera pas renfloué mais dépecé sur place par explosifs par le génie de l'armée américaine après la Libération.

à son bord. M. de Alvea, ambassadeur d'Argentine à Paris, l'avait utilisé pour rejoindre Buenos Aires après son élection comme chef de l'État. Le cardinal Verdier s'y était embarqué pour aller présider en Argentine, comme légat du pape, le Congrès eucha- ristique. Il avait aussi connu des drames. Le comte d'Eu, duc de Bragance, héritier des empereurs du Brésil, était mort au cours d'une traversée. En 1939, un nouveau paquebot plus moderne, le Pasteur, l'avait remplacé et il avait été désarmé sans idée d'une quelconque reprise de son exploitation. Mais la guerre en avait décidé autrement. Réquisitionné en octobre 1939 et pourvu de deux canons de 75, il reçoit pour première mission de ramener en France les réser- vistes se trouvant en Amérique du Sud. La récolte est maigre. A peine un bataillon. Deux mois plus tard, en février 1940, on l'affecte au transport de troupes. Ses canons de 75 sont alors remplacés par des 90 encore plus démodés, mais, en contrepartie, il est équipé de deux mitrailleuses de 13,2 mm. A deux reprises il relève de Bordeaux sur Dakar pour y embarquer chaque fois environ 3 000 tirailleurs sénégalais à destination de la métropole. Puis, le 19 avril, il gagne Brest où, après renforcement de sa défense antiaérienne, il prend en charge une demi-brigade de chasseurs alpins destinée à la campagne de Norvège. Pendant la bataille des Flandres, il transporte également des renforts anglais de Glasgow et Liverpool jusqu'à Brest. Il convoie enfin de Bizerte à Marseille, dans les premiers jours de juin, des éléments du 67e bataillon de chars et de la 83e DI, la seconde et dernière division acheminée d'Afrique du Nord en métropole. Aucun autre chargement n'étant prévu, il est immobilisé depuis six jours à Mers el-Kébir lorsqu'il reçoit l'ordre de rejoindre Bordeaux au plus vite. Par un amer retour des choses, les revers d'une campagne désastreuse l'affectent désormais à l'évacuation de troupes de la métropole sur l'Afrique du Nord. Le jour même, à 18 heures, il prend la mer. Sans escorte, l'amiral ne disposant pas de navires assez rapides. Sa destination devait être tenue secrète jusqu'à Gibraltar et c'est la joie à bord lorsque l'équipage apprend enfin le but de la traversée. On va revoir le pays et la famille.

Le général de Gaulle n'a pas reçu pour seule mission de demander à Londres de l'aide pour l'évacuation des troupes sur l'Afrique. Il a surtout été chargé de garder contact avec Churchill et l'inciter - c'est du moins ce qu'affirmera Reynaud - à faire une déclaration officielle déniant aux Français le droit d'entamer des négociations séparées. De même Reynaud espère-t-il encore obtenir des Américains une déclaration publique suffisamment explicite pour soutenir sa position de résistance devant une opinion publique peu préparée à l'éventualité d'un départ du gouvernement. Le 14, alors que Paris est investi par les troupes du groupe d'armées von Bock, il adresse à Roosevelt un suprême message. C'est l'appel d'un homme arrivé à la limite de l'espérance. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en France, Drexel Biddle, ne s'y trompe pas. Il câble le jour même à la Maison-Blanche : « Il m'apparaît clairement qu'en l'absence de toute action positive de notre part dans les 48 heures à venir, le gouvernement français considérera qu'il ne lui reste aucun autre choix que la reddition 1 » C'est dans ce climat de découragement total que le gouver- nement se décide à prendre la route de Bordeaux. Mandel ayant pris soin de préparer un itinéraire dégagé, le voyage se fait sans encombre. Mais l'installation à Bordeaux, gagné par une cohue indescriptible, est beaucoup plus difficile. « Petit désordre dans un désordre immense, note Bouthillier. Les liens invisibles que les génies tutélaires de la cité tissent mystérieusement dans l'ombre pour faire d'un amas d'hommes une société, déjà, se détendent. Nous sommes à l'heure où les populations, ne se sentant plus dirigées, ni garanties, sont prises d'un étrange vertige, où les peuples hallucinés devant un État qui se défait, sont prêts à sombrer dans le désespoir 2 » Adrien Marquet, le maire de la ville, préside non sans mal à la répartition des locaux et des logements. Le président Lebrun et Georges Mandel trouvent asile à la Préfecture. C'est là que se tiendront les réunions ministérielles. Paul Reynaud élit domi- cile au quartier général de la XVIIIe région militaire, rue Vital- Carles. A peine installé, le maréchal Pétain prend une initiative étrange à plus d'un égard. A l'insu de ses collègues, il envoie à Weygand 1. Télégramme à Cordell Hull, 14 juin 1940, War and Peace, n° 168. 2. Yves Bouthillier, Mémoires, tome I, Face à l'ennemi, face à l'allié, Paris, Plon, 1950, p. 72. un message réclamant sa présence à Bordeaux le lendemain matin, en le convoquant au domicile de Paul Baudouin avant le Conseil des ministres. Bien que le télégramme n'émane pas de son chef hiérarchique, le ministre de la Guerre, mais simplement d'un vice-président du Conseil qui n'a pas le commandement direct des armées, Weygand obtempère immédiatement. Il prend certes soin d'avertir de sa venue le président du Conseil, mais ce dernier reste dans l'ignorance du rendez-vous que lui a fixé Pétain avant l'ouverture du Conseil. En raison des imprévus d'un voyage difficile, Weygand ne pourra pas être à Bordeaux à l'heure dite. Mais il arrive assez tôt pour participer, en compagnie de l'amiral Darlan et d'Yves Bouthillier, au Grand Hôtel où réside le Maréchal, à la réunion au cours de laquelle Baudouin qui, du côté français, a été le seul ministre à être témoin de l'entrevue de Tours entre Reynaud et Churchill 1 en révèle le contenu en l'interprétant abusivement comme un aval donné par ce dernier à d'éventuelles négociations séparées de la France 2 Tous sortent de l'entretien renforcés dans leur désir de voir l'armistice demandé le plus vite possible. La réaction de Weygand n'en est que plus vive lorsque Reynaud, qui l'a prié de passer le voir, lui déclare que, puisqu'il est impossible de poursuivre le combat en métropole, il ne voit d'autre solution qu'une capitu- lation militaire, qui n'engagerait que l'armée et permettrait au gouvernement de garder sa liberté, c'est-à-dire de passer en Afrique du Nord. Tous les autres pays belligérants, rappelle-t-il, se sont rangés à ce parti qui leur permet de continuer la guerre aux côtés de leurs alliés et il lui donne en exemple la Hollande où le général Winkelman a conclu un cessez-le-feu unilatéral tandis que la reine Wilhelmine partait pour Londres. Lui aussi compte partir et ainsi la légitimité française sera sauvegardée. Mais Weygand refuse catégoriquement. Il lui réplique avec vivacité que si la reine Wilhelmine peut prétendre incarner la 1. De Gaulle n'avait assisté qu'à la fin de l'entretien. 2. Churchill s'était contenté de dire : « I understand », ce qui signifiait : « Je prends note. » pérennité du pays néerlandais, il ne saurait en être de même pour lui, représentant éphémère d'une République éphémère. « Je refuse et je me refuserai toujours, quoi qu'il puisse arriver, poursuit-il, à couvrir nos drapeaux de cette honte. » Ces argu- ments trahissent un état d'esprit peu « républicain », qui laisse entendre que la Nation ne se confond pas nécessairement avec la République et que l'armée n'est pas partie intrinsèque de la Nation et à son service mais constitue un corps en quelque sorte à part, qui répond à des règles particulières. Pour justifier sa position, Weygand s'en tient à ces principes. Il ne saurait en effet avouer que sa position intransigeante est également déter- minée par la volonté de faire porter la responsabilité de la défaite par le gouvernement, à qui incombe par conséquent la charge de demander l'armistice. L'ombre du futur État français se profile. Son opiniâtreté à discréditer la troisième République et ses hommes politiques est en germe.

Après cette violente confrontation, Reynaud semble acculé à cette seule alternative : relever le généralissime de ses fonctions ou démissionner. Il redoute la première solution, persuadé qu'il lui sera difficile de garder le pouvoir sans l'appui de Pétain et de Weygand, dont le prestige est intact. Va-t-il alors démission- ner? Non, car le vice-président Chautemps, spécialiste incontesté des solutions nègre-blanc, propose un habile compromis qui reprend, en la développant, une idée lancée par Frossard : deman- der aux Allemands leurs conditions d'armistice et, pour ne pas manquer aux engagements qui lient la France à la Grande- Bretagne, informer le gouvernement britannique de cette démarche; les conditions allemandes seront certainement inac- ceptables; les Français qui, dans leur détresse, n'aspirent qu'à une chose, la cessation des hostilités, et ont le sentiment qu'on leur demande de continuer à se battre uniquement pour faire plaisir aux Anglais comprendront alors qu'il n'y a pas d'autre issue pour le gouvernement que de quitter la France. Devant l'insistance de Lebrun, Reynaud accepte, à son corps défendant, de se rallier à cette solution : « Ce furent peut-être, devait-il déclarer lors de sa déposition au procès du maréchal Pétain, les secondes les plus graves de ma vie politique. Je me suis dit : " Si je persiste dans ma démission, le président Lebrun va sans doute choisir Camille Chautemps. Alors c'est l'armistice certain. Si au contraire j'ac- cepte, en spécifiant que c'est au nom de la majorité car je ne saurais personnellement me déshonorer vis-à-vis des chefs du gouvernement britannique, qui sont mes amis, en me présentant comme l'auteur de la proposition d'armistice - quand je viendrai demain devant ce même Conseil des ministres je lui dirai : ' Vous avez implicitement reconnu hier, en me faisant demander l'au- torisation du gouvernement britannique, qu'elle était nécessaire; vous ne l'avez pas : il faut donc continuer la lutte. ' " » Ce faisant, Reynaud non seulement interprète l'esprit et peut- être même la lettre de la proposition Chautemps, qui parlait uniquement de prévenir les Anglais, mais ouvre un pari sur l'avenir bien dangereux. Il oublie que rien n'est plus redoutable, dans les moments difficiles, que ces transactions apparentes qui créent l'illusion de l'unanimité et qu'il est à peu près fatal que le mécanisme de la négociation, une fois mis en marche, parvienne à son terme. En se laissant impressionner par l'écho favorable que semble trouver la proposition Chautemps dans une partie du gouvernement, il admet implicitement l'affaiblissement de sa position personnelle et commence à céder sous la pression terrible, à la fois physique et politique, de la débâcle et de l'exode. Spears, qu'il reçoit dans la soirée en même temps que l'am- bassadeur d'Angleterre Sir Ronald Campbell, remarque combien il paraît fatigué. « Il est très pâle, note Spears, lessivé serait l'expression exacte. » Il trouve pourtant encore assez de ressources en lui-même pour encaisser « magnifiquement » - selon l'expres- sion du même général Spears - le coup cruel que lui porte la réponse négative de Roosevelt à son message. Il est vrai qu'il avait peu d'espoir d'en recevoir une autre et qu'elle ne le surprend donc pas 1 La seule véritable surprise de la journée, c'est l'amiral Darlan qui la crée par sa conversion personnelle à l'armistice. Jusque- là, il n'y avait rien de plus certain que la fermeté de l'amiral de la flotte. Le 3 juin, il avait déclaré à Jules Moch qui faisait partie de son cabinet : « Si l'on demande un jour l'armistice, je finirai ma carrière par un acte de splendide indiscipline en partant avec la flotte. » Une note secrète du 13 juin 2 confirmait sa détermination : « Si l'on est acculé à l'armistice, je désirerais être prévenu avant, pour donner des ordres à la flotte, qu'il y aurait intérêt à ne pas comprendre dans l'armistice et que, en tout cas, je me refuse à livrer. » Le lendemain 14 juin, il précisait au général d'aviation d'Astier de la Vigerie : « On se battra jusqu'au bout et, s'il le faut, je mettrai toute la flotte sous pavillon britannique. » Le même jour, il donnait sa parole d'hon- neur à Reynaud qu'il partirait dès qu'il le faudrait. Dans la matinée du 15 juin, il entraînait encore Herriot dans l'embrasure d'une fenêtre pour lui dire avec colère : « Est-il vrai que ces c... de Pétain et Weygand veulent demander l'armistice? S'il en est ainsi, je vous préviens que je f... le camp avec la flotte... » Mais le lendemain soir, lorsque Herriot l'interpelle à son tour dans l'antichambre du président de la République : « Alors, amiral, vous préparez le départ du gouvernement? », la réponse est tout autre : « Non, un gouvernement qui part ne revient jamais 3 » L'importance de ce brusque revirement n'échappe à personne. Tout le monde sait que la flotte française, intacte et invaincue, a des capacités nettement supérieures à celles de sa rivale allemande. Tout le monde sait aussi que Darlan la tient

1. On ne voit pas comment Roosevelt aurait pu faire une autre réponse alors qu'il était en pleine campagne pour sa réélection et que l'opinion américaine était résolument hostile à toute intervention. 2. Cette note a été publiée en photocopie dans L'Aurore des 3-4 décembre 1949. 3. Édouard Herriot, Épisodes 1940-1944, Paris, Flammarion, 1950, p. 74. Le 21 juin 1940, 27 parlementaires, dont Édouard Daladier, Georges Mandel, Jean Zay, Pierre Mendès France..., s'embarquent sur le Massilia à destination de Casablanca. La raison? « Pour fuir les Allemands », s'empresse d'affirmer le gouvernement Pétain, qui les désigne aussitôt à l'opprobre des Français. « Non, répliquent les passagers du Massilia, c'est avec l'accord du gouvernement dans le cadre de son transfert en Afrique du Nord et, en tout état de cause, dans un esprit de "résistance". » Toute la trame de cette « ténébreuse affaire » a pu être reconstituée ici grâce à des archives jusque-là inexploitées. Elles en confirment l'enjeu et jettent une lumière crue sur les débuts cyniques du régime de . Christiane Rimbaud, née en 1944, est auteur de plusieurs livres, notamment le Procès de Riom, en collaboration avec Pierre Béteille (Plon, 1973). Elle est également coauteur, avec Philippe Prince, d'une série d'émissions de télévision, Presse, pouvoir et société (1981) sur l'histoire de la presse en France de 1939 à 1958. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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