JACOJ'ES CHASTF.NET

JOSEPH CAILLAUX,

• UN HOMME D'ETAT AUX VUES PROPHÉTIQUES

vril 1925. Les élections législatives intervenues un an aupa- ravant ont donné la majorité au Cartel des gauches. Le prési• dent du Conseil, Raymond Poincaré, s'est spontanément démis. Le président de la République, Millerand, s'est vu contraint d'en faire autant et a été remplacé par le jovial . La prési• dence du Conseil a échu à Edouard Herriot. Très vite la situation financière est devenue inquiétante. Le budget est en déséquilibre. En présence de ces difficultés le mi• nistère finit par se disloquer. Pour former un nouveau cabinet le président de la République s'adresse à Paul-Prudent Painlevé. Savant mathématicien (« le seul qui me fasse aimer Pytha- gore » soupire la poétesse Anna de Noailles), Painlevé est aussi un politicien expert. Sachant, dans les circonstances, le ministère des Finances le plus difficile à gérer, il a l'idée d'en confier la direction à . Caillaux vient d'avoir soixante-deux ans et ne les paraît pas. Ne perdant pas un pouce de sa taille, le geste décidé, parfois sacca• dé, le menton volontaire, une courte moustache ombrageant sa lèvre supérieure, il est affligé d'une calvitie qui ne nuit pas à sa silhouette d'une élégance un peu affectée que complète un monocle tantôt vissé à l'œil droit, tantôt brinquebalant au bout d'un cordon• net. Il a déjà été plusieurs fois ministre des Finances et une fois président du Conseil. Encore qu'issu d'un milieu fort conservateur et ayant personnellement des goûts d'aristocrate, il était, dès avant la guerre de 1914-1918, très mal vu de la droite, voire des modérés, parce qu'il était le promoteur de l'impôt général sur le revenu et JOSEPH CAILLAl'X 277 aussi parce qu'il prenait le contre-pied du nationalisme chauvin qui régnait dans toute une partie de l'opinion. Les haines dont il était l'objet, jointes à certaines maladresses par lui commises, lui valurent, en janvier 1918 Clemenceau étant chef du gouvernement, d'être jeté en prison puis traduit, pour intel• ligence avec l'ennemi, devant le Sénat constitué en Haute Cour. L'instruction dura longtemps sans que rien de sérieux fût prouvé. Finalement la Haute Cour condamna Caillaux à la perte de ses droits civiques et à cinq ans d'interdiction de séjour dans les grandes villes. Libéré, il se retira à Mamers, chef-lieu de son ancien fief électoral. En 1924 il bénéficia d'une loi d'amnistie. On peut pourtant croire sa carrière politique terminée quand Painlevé fait appel à lui. C'est le jeune inspecteur des Finances — il sera plus tard ministre des Affaires étrangères — que Painlevé charge de porter son message à Mamers. Caillaux accepte, et avant de partir il fait déjeûner Baudouin non pas à sa table, ni à celle des domesti• ques, mais sur un guéridon séparé. Tous deux gagnent ensuite , où Caillaux, après un brève visite à Painlevé, se rend au ministère des Finances. Il y pénètre salué par le personnel de service et commence à gravir le court escalier menant au cabinet du ministre. En haut est campé un huissier qui ouvre un des deux battants de la porte fermant ce cabinet. A l'étonnement des spectateurs on voit Caillaux, qui a gravi quelques marches, s'arrêter soudain, son crâne devenant tout rouge et son œil flamboyant derrière le monocle. D'une voix stridente il s'adresse à l'huissier : — Eh bien, mon ami ! Et ce second battant ! De la part d'un homme qui tout récemment encore était privé de ses droits civiques et interdit de séjour, l'exclamation est assez belle. Elle met en lumière tout un côté du personnage. Caractéristiques seront aussi les sous-titres que Caillaux donnera aux trois volumes des ses Mémoires : / — Ma Jeunesse orgueilleuse ; II — Mes Audaces ; III — Clairvoyance et force d'âme dans les épreuves. Cette superbe n'est heureusement pas seule à caractériser l'homme. A côté brillent de rares qualités. Si rares qu'elles font de Caillaux un des plus lucides hommes d'Etat qui aient paru au cours du présent siècle. 278 JOSEPH CAILLAUX

our évoquer ces qualités, sans doute convient-il de rappeler la carrière du personnage. Joseph Caillaux est né en 1865 dans une famille de bourgeoisie aisée, cultivée et rompue au service public. Son père, Eugène Cail• laux, député de la Sarthe à l'Assemblée nationale, siégea sur les bancs orléanistes, et il va juger à leur piètre valeur les rodomonta• des du général Boulanger. Son fils Joseph incline vers la gauche : d'abord parce qu'il pressent qu'elle a pour elle l'avenir, ensuite parce que sa jeune clairvoyance lui montre les dangers du nationa• lisme auquel se laisse aller la droite française et qui pourrait dégé• nérer en bellicisme. Au terme de solides études il a passé le difficile concours de l'Inspection des Finances. Pendant dix ans il va appartenir à ce grand corps et il s'y initiera à tous les arcanes non seulement de la fiscalité, mais de l'administration. Ce qui ne l'empêchera pas d'en• tretenir ce qu'il appellera dans ses Mémoires « une liaison élé• gante ». L'ambitieux qu'il est ne saurait cependant se contenter d'une carrière administrative. La politique ouvre un champ autrement vaste. Lors des élections de mai 1898 il se présente à Mamers comme candidat républicain, au grand scandale des anciens amis de son père, et il est brillamment élu, battant le vieux duc de La Rochefoucauld. La est alors déchirée par l'affaire Dreyfus. Les manifestations pour et contre se succèdent avec violence. Deux coalitions s'opposent farouchement : celle des droites, que soutient une partie du clergé et qui prétend avoir le monopole du patriotisme ; celle des gauches, qui va des républicains modérés aux socialistes. Caillaux, impatient de jouer un rôle, a l'adresse de gagner l'amitié d'un homme politique de premier plan, René Waldeck- Rousseau. Waldeck-Rousseau a été ministre de Gambetta puis de . Comme tel il a fait voter la loi légitimant les syndicats. Grand bourgeois, remarquable avocat, ses manières sont froides, et quand il descend de la tribune après un succès oratoire il met ses mains dans ses poches pour ne pas avoir à en serrer. Son intégrité est au-dessus de tout supçon et il est, selon son expression, de « ces républicains modérés qui ne sont pas modérément républicains ». Il paraît indiqué pour constituer un ministère de « défense JOSEPH CAILLAUX 279

républicaine » qui, sans effrayer la bourgeoisie possédante, sache tenir tête à la subversion qui menace à droite. Le 26 juin il parvient à constituer un tel gouvernement. Onze ministres seulement et point de sous-secrétaires d'Etat. A la surprise de beaucoup, et à la sienne propre, Caillaux, qui n'est député que depuis un an, reçoit le portefeuille des Finances. Le nouveau ministère comprend deux hommes que personne n'attendait : et le général de Galliffet. Millerand est député socialiste dans un temps où les huit dixiè• mes des Français tremblent encore au seul mot de socialisme. Ce n'est qu'à titre tout à fait exceptionnel que son parti l'a autorisé à entrer dans un gouvernement bourgeois. Il ne tardera d'ailleurs pas à commencer une évolution qui finira par faire de lui le champion de la droite. Le général marquis de Galliffet, prince des Martigues, est un ancien, « beau sabreur » du temps de la fête impériale. Désinvol• ture, impertinence, peau tendue sur l'arête des os, teint couleur brique, moustache de chat, ravages dans les alcôves, folle bravoure sur les champs de bataille, il est connu du grand public pour la rigueur impitoyable avec laquelle il participa à la répression de la Commune. Aristocrate jusqu'au bout des ongles et sans préjugés, il a fait, par l'intermédiaire du prince de Galles, la connaissance de Gam- betta et il est tombé sous le charme du tribun. Boulanger et son chauvinisme démagogique l'ont dégoûté ; les manœuvres menées par l'état-major autour de l'affaire Dreyfus lui paraissent absurdes. Waldeck-Rousseau et ses ministres visent un premier but : liquider l'Affaire. Rappelé de l'île du Diable, Dreyfus comparaît devant un nouveau conseil de guerre siégeant à Rennes. La majorité des membres du conseil de guerre hésitent à désa• vouer les généraux qui se sont portés garants de la culpabilité de Dreyfus. Aussi celui-ci est-il derechef reconnu coupable mais, cette fois, avec circonstances atténuantes. Le gouvernement espérait un acquittement qui, prononcé par les juges militaires, eût imposé silence aux défenseurs de « l'hon• neur de l'armée ». Déçu, il rend un décret faisant bénéficier Drey• fus d'une mesure de grâce intégrale. Caillaux a, bien entendu, participé à la décision. En 1900 un grand spectacle apaise un moment les passions politiques : l'Exposition universelle ouverte à Paris. Triomphe du modem style. Des constructions élevées à cette occasion, trois sont 280 JOSEPH CAILLAUX destinées à subsister : le Grand Palais, le Petit Palais et le pont Alexandre. Prêtant moins à critiques sera le métropolitain dont la première ligne — Vincennes-Porte Maillot —est inaugurée le 16 juillet. L'Exposition n'est pas close que les passions politiques se déchaînent de nouveau. Waldeck-Rousseau désire mettre l'armée à l'abri des colères de la gauche. Mais quelle cible proposer ? Le « clé• ricalisme » est sans doute la meilleure, ce cléricalisme qui a pendant longtemps servi de dénominateur commun aux fractions du parti républicain. Et plus spécialement les congrégations religieuses d'hommes qui forment l'esprit d'une grande partie de la jeunesse bourgeoise. En 1901 le gouvernement fait voter par les Chambres une loi sur les associations qui met les congrégations hors du droit commun : elles devront être autorisées par un texte législatif. Inter• diction en découle d'enseigner à tout membre d'une congrégation non autorisée. Galliffet n'est nullement clérical mais il souffre de se sentir en désaccord avec son milieu. Entrant un jour au Jockey-Club, il a le sentiment qu'on s'écarte de lui : « Je ne sens pourtant pas la m..., s'écrie-t-il, je ne sors pas du conseil des ministres... » Le 28 mai il se démet et s'en va à la campagne retrouver une de ses maîtresses — il a soixante-dix ans. Caillaux est loin d'être indifférent à l'opinion des gens de son monde, mais son ambition le pousse à gauche et il se solidarise entièrement avec le président du Conseil. Il administre très utile• ment les Finances, mais il ne donne pas son approbation aux diffé• rents projets d'impôt sur le revenu élaborés par ses prédécesseurs. A propos de l'un d'eux il va jusqu'à écrire à une très chère amie : n J'ai écrasé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le soutenir. » Phrase qui lui sera véhémentement reprochée quand il sera devenu l'actif champion de cet impôt. Au printemps de 1902 ont lieu les élections législatives. Cail• laux est réélu et il se fait inscrire au parti radical-socialiste qui va constituer l'axe de ce qu'on nommera le « bloc républicain ». Craignant d'être entraîné dans la lutte anticléricale plus loin qu'il ne voudrait, et d'ailleurs fatigué physiquement, Waldeck- Rousseau donne sa démission et celle du cabinet. Caillaux a, bien entendu, participé à la décision. C'est un ministère présidé par Emile Combes qui lui succède. Caillaux, qui vénère Waldeck-Rousseau, le suit dans sa retraite. Il JOSEPH CAILLAUX 281 soutiendra pourtant, tout en faisant certaines réserves, la politique hargneusement anti-cléricale que pratique le « petit père » Combes. Au début de 1905 « petit père » est acculé à la démission et c'est le vétéran , politicien un peu cynique, qui forme le nouveau gouvernement. Caillaux se sent alors assez seul. Le monde auquel il se flatte d'appartenir lui bat froid à cause de son attitude politique et il a des troubles nerveux. Il se rend aux sollicitations d'une jeune femme qui est depuis plusieurs années sa maîtresse et qui, divorcée en 1904, a repris son nom de jeune fille : Gueydan. Elle le presse de l'épouser ; il se repentira d'y consentir. Au ministère Rouvier vient de succéder un ministère présidé par Sarrien. « Sarrien, cette borne à laquelle on attache le char de l'Etat quand les chevaux sont fatigués », ironise Clemenceau. Peu de mois après, Sarrien, malade, se démet, et c'est Clemen• ceau qui est désigné pour lui succéder. Poincaré, qui était ministre des Finances, ne se soucie pas de servir sous un chef aussi imprévi• sible. Pour le remplacer Clemenceau fait choix de Caillaux. Le ministère Clemenceau aura une durée de deux ans et neuf mois pendant lesquels la France connaîtra une agitation constante : l'anti-cléricalisme a obtenu victoire complète avec l'expulsion d'un grand nombre de congrégations religieuses et avec la séparation de l'Eglise et de l'Etat. La question sociale se pose désormais avec acuité, les grèves se multiplient et, au sein de la Belle Epoque, une révolution apparaît possible. Clemenceau fait front avec un empi• risme qu'il reconnaît lui-même être parfois « incohérent ». Pendant ce temps, Caillaux, maintenant converti au principe de l'impôt sur le revenu, en a fait l'objet d'un projet de loi inspiré de l'Income Tax britannique. Projet qui paraîtra plus tard singulière• ment bénin : 3 % sur les revenus du travail, 4 % sur ceux de la fortune acquise ; une taxe complémentaire graduée de 0,1 à 4 % (ce dernier taux applicable seulement aux très gros revenus). Mais les possédants ne s'y trompent pas : le principe une fois admis, l'aggravation est certaine. Aussi les journaux bourgeois fulminent-ils et rien n'est négligé pour ralentir l'examen du projet par le Parlement. Caillaux, qui jusque-là bénéficiait d'une certaine indulgence dans les milieux capitalistes, tend à devenir leur bête noire. Il réussit pourtant à faire voter son projet par la Chambre, mais ce projet s'enlisera ensuite dans les cartons du Sénat. Caillaux cependant ne se confine pas dans sa spécialité finan• cière. Ne partageant pas la germanophobie croissante de l'opinion, 282 JOSEPH CAUSAUX il contribue au succès de la négociation aboutissant à l'accord du 9 février 1909 : à la France l'influence politique dans l'empire marocain ; à elle et à l'Allemagne conjointement l'exploitation économique. En juillet de la même année le ministère Clemenceau est renversé et un gouvernement Briand est formé, mais en février 1911 il est contraint de démissionner.

eux successeurs sont possibles : Caillaux ou le riche agent de D change Berteaux qui a su se constituer à gauche une clientèle étendue. Pour éviter un choix difficile le président de la République charge l'honnête sénateur de constituer un gouverne• ment. Berteaux y sera ministre de la Guerre, Caillaux des Finances. Le 11 mai, sur l'aérodrome d'Issy-les-Moulineaux, un avion heurte Berteaux et Monis. Le premier est tué, le second grièvement blessé. Le ministère ne tarde pas à s'effondrer. Cette fois c'est à Caillaux qu'est dévolue la mission de former un gouvernement. Avec la présidence du Conseil il assume le minis• tère de l'Intérieur. Les Affaires étrangères sont confiées au sénateur , personnage décoratif mais dont la principale qualification est d'être le petit-cousin du patriarche Freycinet, oracle toujours écouté.

Caillaux est alors âgé de quarante-huit ans. Frisant parfois la démagogie il reste d'allure très talon rouge. Son crâne luisant, sa voix de tête, ses gestes saccadés, son monocle, son élégance vesti• mentaire et son imperturbable assurance lui composent une silhouette de dandy balzacien qui tranche sur la grisaille des bancs radicaux. L'originalité de ses vues n'y tranche pas moins, et il est peut-être, avec Jaurès, le seul homme politique français de l'époque qui pense « européen » et se rende compte des épouvantables conséquences qu'entraînerait un conflit armé généralisé.

Le lendemain de la constitution du nouveau ministère, l'am• bassadeur d'Allemagne remet au Quai d'Orsay une note dans laquelle il est dit que, pour protéger les intérêts allemands dans le Sud marocain, le gouvernement impérial a décidé l'envoi, en rade d'Agadir, d'une canonnière, la Panther. Il s'agit en réalité, par réaction contre la récente occupation de Fès par les troupes françaises, d'obliger la France à consentir à l'Al• lemagne, en Afrique noire, les plus larges concessions. JOSKPH CAIl.l.AUX 283

Le geste est ressenti comme un soufflet par une grande partie de l'opinion française. Les Français ne se sont jamais bien consolés de la défaite de 1870 et de la perte de l'Alsace-Lorraine ; beaucoup n'ont cessé de nourrir des espoirs de revanche. Bismarck a forgé la Triple-Alliance. En face, la conclusion de l'Alliance franco-russe et de l' a rétabli l'équilibre, mais c'est un équilibre précaire. Entre la France et l'Allemagne le Maroc a servi de pomme de discorde. En 1905 la première a dû provisoirement s'incliner devant la seconde, mais les Français en ont été profondément blessés. Depuis, leurs succès sportifs et leurs triomphes dans le domaine aérien leur ont donné une nouvelle confiance, et, en 1911, ils sont mal préparés aux concessions. Aux yeux mêmes de quelques-uns la perspective d'une guerre ne paraît nullement effrayante.

Le sentiment de Caillaux est tout à l'opposé. «Jeter, écrira- t-il dans ses Mémoires, les uns contre les autres des peuples arrivés au même stade de l'évolution humaine, liés par une trame d'idées communes et d'intérêts semblables, risquer, en précipitant les conflits, de briser la cohésion européenne qui se formait petit à petit, s'exposer à endommager, peut-être à blesser mortellement une civilisation dont il fallait être aveugle pour ne pas s'apercevoir qu'elle était fragile, c'était, à mes yeux, crime et démence. » Cette vue, dont l'ampleur et la justesse seront plus tard démon• trées par l'événement, n'est en 1911 point partagée par la grande majorité de l'opinion française. En particulier elle ne l'est pas par les bureaux du Quai d'Orsay, qui sont persuadés — comme ils le seront en 1939 — que l'Allemagne bluffe. Cependant une conversation s'est nouée entre le secrétaire d'Etat allemand des Affaires étrangères, Kiderlen-Waechter, et notre très raisonnable ambassadeur à Berlin, Jules Cambon. Pour nous laisser les mains libres au Maroc, l'Allemagne ne demande rien de moins que la cession de la totalité du Congo français. Prétention inadmissible. Les bureaux du Quai d'Orsay penchent pour une rupture, quand Caillaux, passant par-dessus la tête du ministre des Affaires étrangères, donne directement à Cambon des instructions conciliantes. Il souhaiterait amorcer une négociation de grand style tendant à une liquidation générale des litiges franco-allemands, peut-être même à une entente permanente entre les deux pays — la question d'Alsace-Lorraine restant réservée. 284 JOSEPH CAILLAUX

Le gouvernement de Berlin ne le suit pas, mais l'atmosphère a été détendue et lorsque Cambon déclare la France disposée à céder non point tout le Congo, mais un morceau de celui-ci, le gouverne• ment allemand accepte de négocier sur cette base. Négociation pénible. Une grande partie de l'opinion allemande juge la conces• sion insuffisante ; une grande partie de l'opinion française est hostile à tout abandon. Au pied de la statue de Strasbourg, place de la Concorde, les manifestations ne cessent pas. Cependant Caillaux a demandé à Joffre, chef de l'état-major général, si, en cas de guerre, nous aurions soixante-dix pour cent de chances de succès. La réponse négative l'a affermi dans sa volonté de paix. Le 4 novembre l'accord est enfin signé. Le gouvernement alle• mand reconnaît à la France le droit d'établir son protectorat sur le Maroc ; en échange nous cédons à l'Allemagne la partie intérieure du Congo français entre le Cameroun et le Congo belge. La paix est sauvée. C'est là l'épisode majeur de la carrière de Caillaux, seul homme d'Etat de l'époque à pressentir qu'une guerre franco-allemande (laquelle, par le jeu des alliances, ne pourrait manquer de s'étendre) non seulement entraînerait la fin de la prépotence mondiale de l'Europe, mais encore porterait un coup peut-être mortel à sa civilisation. L'accord du 4 novembre est ratifié, sans grande difficulté, par la Chambre des députés. Mais le Sénat nomme, pour l'examiner, une commission spéciale dont font partie Poincaré et Clemenceau, qui tous deux détestent Caillaux. Ils ont été mis au courant de ses initiatives et ils conduisent de Selves, le ministre des Affaires étran• gères, à laisser entendre qu'elles ont été prises à son insu. En suite de quoi éclate une crise que Caillaux ne réussit pas à surmonter et qui le conduit à apporter à l'Elysée la démission du gouvernement. Clemenceau, qui renversa tant de ministères, vient de réaliser un chef-d'œuvre du genre : l'étouffement de l'un d'eux entre les portes capitonnées d'une salle de commission séna• toriale. Poincaré est chargé de constituer un nouveau gouvernement. Sa qualité de Lorrain et son patriotisme ombrageux lui valent la sympathie de tous ceux qu'a inquiétés la politique de détente franco-allemande. Son hostilité à l'impôt sur le revenu lui attire la faveur de la grande presse et des intérêts économiques ; son « laïcis- me » éprouvé rassure les hommes de gauche. Bref il est porté par un courant d'opinions. JOSEPH CAILLAUX 285

Ministre des Affaires étrangères en même temps que président du Conseil, il va pratiquer une diplomatie empreinte de dignité mais sans vues très amples. C'est avec sincérité qu'il affirme vouloir la paix, mais c'est en avocat qu'il en sert la cause. Quand l'accord franco-allemand vient devant le Sénat, il le défend sans chaleur, cependant que Clemenceau l'attaque furieuse• ment. La ratification finit pourtant par être votée. Le 16 mars 1912 le protectorat français est établi sur le Maroc, la zone d'influence espagnole étant exclue. Le général Lyautey va être le premier rési• dent général. Cependant la paix européenne, provisoirement sauvée à l'Ouest, apparaît menacée dans le Sud-Est où une Ligue balkanique s'est constituée ayant pour objet le dépècement des provinces euro• péennes de l'Empire ottoman. Cette Ligue est patronnée par la Russie mais très mal vue par l'Autriche-Hongrie que soutient l'Alle• magne. A la différence de Caillaux, Poincaré ne croit pas à la possibili• té de combler le fossé qui coupe l'Europe en deux. En août 1912 il se rend en Russie et donne aux ministres du tsar l'assurance qu'en tout cas la France restera fidèle à la lettre comme à l'esprit de l'al• liance. Ses interlocuteurs interprètent le propos comme constituant un blanc-seing. Au début de 1913, le président de la République, Armand Fallières, dont le septennat arrive à terme, ne se représente pas. Qui le remplacera ? On pense surtout à Poincaré, dont le prestige est au zénith. Caillaux et Clemenceau, pour des motifs très différents, font contre lui une ardente campagne. Il n'en est pas moins élu. n Je crains bien que la guerre n'entre avec lui à l'Elysée », confie Fallières à un intime. En Allemagne un projet de loi est déposé augmentant considé• rablement les effectifs de l'armée. En réplique un texte est préparé par l'état-major français portant de deux à trois ans la durée du service militaire. Le ministère Briand, constitué après l'élection de Poincaré, a été renversé au Sénat. est chargé d'en former un autre qui aura pour mission de faire voter la loi des trois ans. Caillaux est hostile à la mesure parce qu'elle lui paraît inspirée par une politique nationaliste qu'il réprouve et aussi parce qu'il voit là une occasion de s'affirmer leader de la gauche. A la rentrée s'engage au Palais-Bourbon la discussion du projet d'emprunt présenté par le gouvernement pour assurer l'application 286 JOSEPH CAILLAUX de la loi des trois ans. Opposition de Caillaux qui soutient que l'adoption définitive de l'impôt sur le revenu doit précéder toute autre mesure financière. L'emprunt est cependant voté, mais Cail• laux revient à la charge pour demander la suppression de l'immuni• té fiscale dont jouissent les rentes sur l'Etat. Barthou pose la ques• tion de confiance. Il est battu. La règle du jeu voudrait que Caillaux fût appelé à la prési• dence du Conseil. Mais les inimitiés passionnées dont il est l'objet ne le permettent guère. Il accepte d'être ministre des Finances dans le cabinet que va présider Gaston Doumergue. Au début de 1914 l'agitation belliqueuse qui vient de secouer l'Europe paraît en régression, et l'ambassadeur britannique à Paris, en présentant ses vœux de nouvel an au président de la République, croit pouvoir dire : « L'année qui vient de s'écouler a vu se rétablir la paix et tout nous permet d'espérer qu'elle ne sera plus troublée dans l'année qui commence. » Les élections législatives en France doivent avoir lieu au prin• temps. Caillaux espère qu'elles seront un succès pour les gauches et qu'il pourra alors, dominant de haut ses adversaires, prendre la tête du gouvernement et pratiquer une politique de réconciliation euro• péenne. En attendant, il s'efforce d'arracher aux sénateurs le vote définitif de l'impôt général sur le revenu. A côté de ses vues sur la politique extérieure, voilà de quoi exaspérer les inimitiés dont il est l'objet. A la fin de 1913 le journal , de nuance conservatrice, entame, sous la signature de son directeur , une violente campagne contre lui. Dans une série d'articles il est repré• senté comme un « cumulard » de confortables conseils d'adminis• tration et comme ayant protégé un financier véreux. A ces accusa• tions il oppose de brefs démentis. Mais voici que la campagne du Figaro prend un tour nouveau. Caillaux, après quatre années d'une union quelque peu orageuse, a divorcé de sa femme, née Gueydan. Il s'est ensuite remarié à Henriette Rainouard, depuis assez longtemps sa maî• tresse. Il lui écrivait souvent, et ses lettres, signées Ton Jo, contenaient, à côté de plaisantes allusions à la politique, des passa• ges amoureux souvent extrêmement corsés. La première épouse avait mis la main sur cette correspon• dance. Dans un désir de vengeance elle l'a communiquée à Cal• mette et celui-ci n'hésite pas à s'en servir. Le 13 mars paraît dans le Figaro une première lettre ; celle-ci n'est que politique, mais on JOSEPH CAILLAUX 287

Joseph Caillaux, par L. BONSPARD (juillet 1914) peut penser que d'autres suivront. La seconde Mme Caillaux est affolée. Le 16 mars après-midi elle se rend au Figaro, se fait intro• duire dans le cabinet de Calmette et abat celui-ci de six coups de revolver. Aussitôt arrêtée, elle est incarcérée dans la prison de Saint-Lazare. A la stupeur suscitée par la nouvelle du crime succède un déchaînement de passions ; Maurice Barrés fait paraître, sous le titre Dans le cloaque, une série d'articles vengeurs ; dans les salons et dans les rues on prend violemment parti pour ou contre la meur• trière. Cependant que l'instruction se poursuit, la politique intérieure ne chôme pas. En avril ont lieu des élections législatives. Caillaux est réélu. Mais c'est maintenant Doumergue qui a des raisons de craindre de violentes attaques de presse. Il apporte à l'Elysée la démission du cabinet. 288 JOSEPH CAILLAIJX

Pour former un nouveau gouvernement Poincaré s'adresse à René Viviani, socialiste indépendant, somptueux orateur, intelli• gent mais paresseux, mal embouché et dangereusement nerveux. A la fin de juin l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d'Autriche-Hongrie, et sa femme sont assassinés dans une petite ville de Bosnie par deux individus appartenant à une société secrète serbe, laquelle a des relations avec le gouvernement de Belgrade. Fureur à Vienne, où les milieux dirigeants estiment que le crime fournit l'occasion de « régler son compte » à la turbulente Serbie. On n'ignore pas que cela provoquera une réaction violente de la Russie et que, par le jeu des alliances, cette réaction détermi• nera peut-être une guerre européenne. Mais mieux vaut s'y exposer que de se résigner à la dislocation de la Double-Monarchie. Les choses en sont là quand, le 16 juillet, Poincaré, flanqué de Viviani, s'embarque sur le cuirassé France à destination de la Russie.

A peu près en même temps s'ouvre, devant la cour d'assises de la Seine, le procès de Mme Caillaux. La salle est archi-comble et les abords du Palais de justice sont noirs d'une foule frémissante. Pour s'opposer aux camelots du roi, qui réclament la mort de sa femme, Caillaux a recruté une « garde corse » composée d'individus peu recommandables. De même, pour répondre aux attaques de presse, il a subventionné un journal, le Bonnet rouge, dont le directeur, Almereyda, un ancien anarchiste, est un assez triste sire. Cependant qu'au Palais les débats se poursuivent, souvent houleux, Poincaré est l'objet de la part du tsar d'une magnifique réception.

Sa visite terminée, il s'est rembarqué sur le France, et il est déjà en haute mer quand il apprend, par radio, que, la veille au soir, le représentant de l'Autriche-Hongrie a remis au gouverne• ment serbe un ultimatum d'une extrême dureté. Sur le conseil du représentant de la Russie, ce gouvernement a repoussé un des points de l'ultimatum. Le cabinet de Vienne a aussitôt rompu les relations diplomatiques avec la Serbie et lui a déclaré la guerre. Les chancelleries européennes s'affairent. Poincaré et Viviani décident de rentrer d'urgence à Paris. La veille, Mme Caillaux a été acquittée. Cet acquittement, qui quelques jours avant eût soulevé des tempêtes, est passé presque inaperçu. JOSEPH CAILLAUX 289

L'ultimatum notifié par l'Autriche-Hongrie à la Serbie a préparé la conflagration générale. Un geste de la Russie va ajouter à sa probabilité. Le 30 juillet après-midi, à la nouvelle du bombardement de Belgrade par l'artillerie austro-hongroise, le tsar signe un ukase de mobilisation générale. Cette décision, qui fait définitivement passer le conflit austro- serbe au plan européen, a été prise, contrairement aux termes du traité d'alliance de 1891, sans entente préalable avec le gouverne• ment de Paris. Mais, depuis la visite de Poincaré, le cabinet de Pétersbourg s'estime fondé à pouvoir compter en tout cas sur la solidarité de la France. Le tragique automatisme va maintenant jouer. Rares, parmi lés responsables européens, sont ceux qui veulent véritablement la guerre. Mais les autres ne font rien d'efficace pour arrêter la .ma• chine infernale. Le 3 août tout est consommé. Pour reprendre l'expression dont se sert alors Lyautey, une grande guerre civile commence. S'il avait été au pouvoir en France, Caillaux eût tenté d'éviter la catastrophe. Eût-il réussi ? C'est douteux. Les opinions publiques étaient beaucoup plus montées en 1914 qu'elles ne l'avaient été en 1911 lors du « coup d'Agadir ». Et puis, selon le mot de Luther que Cail• laux citera dans ses Mémoires : « Il est des jours où Dieu se lasse de la partie et jette les cartes sous la table. » Le 31 juillet Jaurès a été assassiné. Caillaux craint le même sort et il se fait donner une vague mission commerciale au Brésil. Il n'a d'ailleurs rien perdu ni de sa superbe, ni de son défaut de prudence. C'est ainsi qu'il confie à un agent allemand, un certain Minotto, son désir d'une paix très prompte, fût-elle blanche. De retour en France, il est révolté par les inutiles massacres qu'entraînent les offensives lancées par l'état-major français en 1915 et ne cache pas son sentiment. A la fin de 1916 il séjourne quelque temps en Italie et y tient des propos inconsidérés. Dans le coffre-fort d'une banque florentine, il enferme des dossiers dont l'un, intitulé Rubicon, contient le projet d'instaurer, au besoin par la force, un gouvernement résolu à faire la paix. Cette paix, voici que la laisse entrevoir le prince Sixte de Bourbon-Parme, beau-frère de l'empereur d'Autriche mais servant dans l'armée belge. Venu à Paris, il remet à Poincaré une lettre de 290 JOSEPH CAILLAUX l'empereur dans laquelle on peut lire : «J'appuierai de tout mon pouvoir les justes revendications françaises relatives à l'Alsace- Lorraine. » On peut espérer que l'Autriche-Hongrie, si elle ne parvient pas à convaincre l'Allemagne, conclura une paix séparée. En présence de l'opposition de l'Italie, les gouvernements français et britannique décident de ne pas donner suite à la sugges• tion. Et Caillaux, non sans raison, de s'indigner. A la suite de l'échec sanglant de la grande offensive menée en avril 1917 sur l'ordre du général Nivelle, de graves mutineries ont éclaté parmi les combattants français. Elles ont été jugulées, mais depuis les mauvaises nouvelles se sont succédé : l'armée italienne a subi un désastre ; les bolcheviks, qui en Russie se sont emparés du pouvoir, ne cachent pas leur intention de conclure une paix sépa• rée ; l'intervention américaine paraît d'une efficacité encore loin• taine. Les tenants du « jusqu'au-boutisme » réclament un gouverne• ment fort. Le ministère Painlevé est renversé, et Poincaré, qui pour• tant n'aime guère Clemenceau, se résout à faire appel à lui. Les deux hommes s'entendent au moins sur un point : à leurs yeux, la cheville ouvrière du défaitisme c'est Caillaux. Les charges positives pesant sur ce dernier sont, à vrai dire, assez vagues : propos impru• dents, pessimisme affiché, contacts suspects. Défaitisme ? Bien plutôt préférence donnée à la paix, même médiocre, sur la guerre, même victorieuse. Poincaré n'en considère pas moins Caillaux comme un traître et voudrait le voir condamné à mort. Inculpé d'intelligence avec l'ennemi et de complot contre la sûreté de l'Etat, l'imprudent est, le 14 janvier 1918, incarcéré dans la prison de la Santé. L'instruction dure longtemps. En dépit de la partialité de l'offi• cier instructeur, il finit par apparaître que les faits reprochés et prouvés sont d'ordre uniquement politique. En conséquence l'auto• rité militaire est dessaisie au profit du Sénat constitué en cour de justice. Le procès ne s'ouvre que le 17 février 1920, c'est-à-dire quinze mois après la fin de la guerre. Sa longue détention n'a rien fait perdre à l'accusé de sa superbe et, au procureur général qui l'appelle : « Monsieur Caillaux », il rétorque : « Dites Monsieur le Président ». La Haute Cour refuse de le condamner pour crime de trahison mais elle le reconnaît, avec circonstances atténuantes, coupable d'avoir eu de nombreux contacts avec des agents de l'ennemi. Il est, JOSEPH CAILLAUX 291 en conséquence, condamné à la privation de ses droits civiques pendant dix ans et à cinq ans d'interdiction de séjour (une peine d'emprisonnement est aussi prononcée mais elle se confond avec les vingt-sept mois d'internement cellulaire que le condamné vient de subir). Sentence mitigée, qui souligne la légèreté dont a trop souvent fait preuve Caillaux, mais qui n'entache en rien son honneur, et qui ne prouve pas qu'il ait eu tort de vouloir arrêter l'effusion du meil• leur sang français.

C'est la tête haute, le monocle vissé à l'œil, qu'il sort de prison pour se rendre à sa maison de Mamers, cette maison où Painlevé l'enverra quérir pour en faire de nouveau un ministre des Finances.

y es désastreuses conséquences de la guerre prédites par Cail- laux commencent à se manifester : les quelque quatorze cent mille Français dans la force de l'âge qui ont trouvé la mort font cruellement défaut, tant comme producteurs que comme reproduc• teurs. Les ruines accumulées sont loin d'être toutes relevées, et le slogan « l'Allemagne paiera » s'avère dérisoire. Le franc va à la dérive, les prix ne cessent de monter, l'inflation est galopante. Quant à l'Europe, elle a pratiquement cessé d'exister : le bolchevisme étend sa domination sur tout l'ancien Empire russe ; l'Autriche-Hongrie s'est disloquée ; l'Allemagne est en proie aux plus graves difficultés internes ; la France et la Grande-Bretagne se disputent continuellement, et la puissance américaine ne cesse de grandir aux dépens de la leur. En Asie, enfin, la victorieuse rébel• lion de la Turquie kemaliste contre le traité de Sèvres a inauguré le déclin de la prépotence européenne. Pour la Société des Nations, elle n'est qu'une tribune aux harangues. Valéry a eu raison d'écri• re : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Dans le ministère que préside Painlevé, Briand, ministre des Affaires étrangères, va s'efforcer de mettre en pratique une au moins des idées de Caillaux : le rapprochement franco-allemand. C'est l'objet des traités signés à Locarno le 16 octobre 1925. Mais ces traités sont timides, ils comportent des contradictions et se révé• leront inopérants. Pendant que Briand négocie, Caillaux se consacre aux Finan• ces. 292 JOSEPH CAILLAUX

Pour tenter le redressement d'une situation très compromise, deux politiques peuvent être envisagées : l'une, prônée par les socia• listes, consisterait à suspendre le remboursement des bons du Trésor et à équilibrer le budget par un prélèvement sur les fortunes acquises ; l'autre, celle des économistes orthodoxes, s'attacherait à rétablir la confiance des épargnants en n'augmentant que les impôts indirects et en procédant à des économies massives. Caillaux se révèle plus orthodoxe que gauchiste et il choisit la seconde méthode. Mais il ne l'emporte à la Chambre que grâce à l'appui d'une partie du centre et de la droite. Les gauches ne lui pardonnent pas cette « majorité de rechan• ge » et, pour se débarrasser de lui, Painlevé apporte à l'Elysée la démission du ministère. Il en forme aussitôt un autre, dans lequel il assume le portefeuille des Finances. Caillaux a une compensation : il vient, dans la Sarthe, d'être élu sénateur et il rentre en maître dans ce Luxembourg qui a vu naguère sa condamnation. Les finances sont en situation de plus en plus mauvaise et on ne trouve pas de majorité parlementaire pour voter les nécessaires mesures de redressement. Les ministères tombent les uns après les autres. En juin 1926, pour la dixième fois Briand devient président du Conseil et, pour le portefeuille des Finances, fait appel à Cail• laux. Celui-ci accepte mais exige le titre de vice-président du Conseil. Il commence par « mettre au pas » le conseil de régence de la Banque de France. Il se rend ensuite à Londres, où il conclut un accord relatif à notre dette de guerre. Puis il établit un projet de redressement financier comportant une stabilisation monétaire, obtenue grâce à des économies massives et à des impôts nouveaux. Sachant que ce plan risque de s'enliser dans les discussions parlementaires, il demande l'autorisation de le mettre à exécution par des décrets-lois. Des décrets-lois ! Jamais la Troisième République n'y a eu recours. Au Palais-Bourbon l'émotion est intense. Néanmoins, à la suite d'une adjuration pathétique de Caillaux, truffée de citations verlainiennes, on s'attend à un voté favorable quand Herriot, prési• dent de l'Assemblée, descend de son fauteuil pour dénoncer le « des• saisissement du Parlement » et combattre le projet. On passe au vote. Le ministère est à terre. C'est Herriot qui l'a renversé. Aussi le président de la République l'oblige-t-il à former un gouvernement. Mais celui-ci ne tarde pas à s'effondrer et Poin- JOSEPH CAILLAUX 293 caré constitue un ministère d'union nationale qui va redresser la situation. Caillaux, que Poincaré voulait naguère faire fusiller, n'en fait naturellement pas partie. En 1929 Poincaré se voit obligé, pour raison de santé, de quit• ter le pouvoir. Il mourra en 1934, Clemenceau, Briand et Barthou l'ayant précédé dans la tombe. Caillaux est, lui, toujours vif, toujours actif, toujours insolent. Il continue à prôner à l'intérieur « la grande pénitence financière », à l'extérieur la conciliation euro• péenne. Il n'est guère écouté ; ni le Parlement ni la majorité de l'opinion ne se résolvent à adopter une politique cohérente, et les ministères se succèdent en vain. En juin 1935 c'est le président .de la Chambre, , qui est chargé d'en constituer un. La combinaison qu'il met sur pied est d'apparence brillante puisque Herriot et le maréchal Pétain y figurent comme ministres d'Etat. Caillaux consent à y assumer le portefeuille des Finances. Hélas ! dès son premier contact avec une Chambre de plus en plus nerveu• se, ce cabinet est renversé.

Caillaux a maintenant soixante-douze ans. Il ne sera plus ministre, mais son rôle n'est point terminé. Président de la commis• sion sénatoriale des Finances, il jouit au sein du Sénat d'une immense autorité. Plus orthodoxe que jamais en matière financière et revenu à des idées quasi conservatrices, il s'oppose avec véhémence en 1937 aux projets présentés par le ministère de Front populaire que pré• side le socialiste Léon Blum. Ce dernier ayant manifesté l'intention d'avoir recours à des décrets-lois, Caillaux suscite contre lui, au Luxembourg, une opposition qui l'oblige à se démettre.

En mars 1938 la menace hitlérienne se précise et l'Allemagne nazie annexe l'Autriche. La France, qui compte moins de quarante- deux millions d'habitants, voit désormais se dresser à côté d'elle une Allemagne en dénombrant soixante-douze. Le faible ministère Chautemps s'est démis et Léon Blum est rappelé aux affaires. Cette fois encore Caillaux le crible de traits, tant en commission qu'en séance publique. Ces traits font mouche, et le ministère doit se démettre. Il n'a duré que vingt-six jours. C'est le dernier succès remporté par Caillaux. Désormais, encore que toujours alerte physiquement et intellectuellement, il ne jouera plus de grand rôle politique et se contentera d'écrire ut) épilogue puis une conclusion aux Mémoires qu'il avait arrêtés en 1930. 294 JOSEPH CAILLAUX

Il considère avec une lucide tristesse le déroulement des événe• ments qui aboutissent en 1939 à la Deuxième Guerre mondiale. Tout en en faisant retomber la principale responsabilité sur la mégalomanie hitlérienne, il ne dissimule pas les fautes commises dans l'autre camp. Ecrivant la dernière page au début de 1944, alors que l'Allemagne apparaît déjà condamnée à la défaite, il forme le vœu que, la paix revenue, on sache enfin construire une Europe. Il n'est cependant pas optimiste, et voici les dernières lignes de sa conclusion : « Quoi qu'on présume pour l'avenir, nous apparaissons aujourd'hui comme au couchant d'une civilisation où tout menace de s'effondrer dans les ruines. » Peu de mois après il rend le dernier soupir : il avait quatre- vingt-un ans. Quelque graves qu'aient été les défauts de Caillaux — superbe, vanité parfois puérile, légèreté —, on ne saurait lui refuser ni le courage ni un véritable don de prophétie. Ce bon Européen était en même temps un patriote français passionné pour le service public. Il est grand dommage que les circonstances — l'affaire d'Agadir exceptée — ne lui aient pas permis de donner toute sa mesure.

JACQUES CHASTENET de l'Académie française