Pierre Mendès France Au Dernier Acte
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ÉTUDES ET RÉFLEXIONS PIERRE MENDÈS FRANCE AU DERNIER ACTE . ÉRIC ROUSSEL . $ était le samedi 16 octobre 1982, un matin d'automne bru meux, déjà froid. Le quartier de la Muette était encore un peu C assoupi. Au 23, rue du Conseiller-Collignon, Pierre Mendès France occupait un assez vaste appartement dont les fenêtres don naient sur un hôtel particulier, réplique miniature du Grand Trianon. Rien n'avait changé depuis une précédente visite deux ans aupara vant. Dans l'entrée, on remarquait toujours une curieuse moquette figurant de grands carreaux noir et blanc. Partout des rayonnages, des livres à l'infini. Meublé de sièges Restauration, le salon, imper sonnel et intemporel, faisait penser à une salle d'attente d'un pros père médecin parisien des années cinquante. Cette fois, la conver sation devait avoir lieu dans le bureau, pièce de dimension plus modeste, bien éclairée par une baie vitrée, décorée d'une assez belle tapisserie ancienne. Pierre Mendès France avait la réputation de négliger toute recherche vestimentaire. Ses complets sombres, souvent usés jus qu'à la corde, faisaient partie de sa légende. Ce jour-là, il était au contraire très élégant, vêtu d'un cardigan en cashmere beige ; la 147 DEUX MONDES ÉTUDES ET RÉFLEXIONS Pierre Mendès France au dernier acte chemise bleue et une cravate sombre accentuaient la pâleur du visage. Son allure était presque immatérielle, comme si son corps malade, amaigri, était prêt à se rompre au moindre choc. Avec l'âge, le profil s'était accusé mais le magnifique regard avait pris une étrange douceur. Le sourire de Pierre Mendès France avait quelque chose d'irrésistible ; émouvant, il exprimait une humanité profonde. Le personnage ne s'imposait pas par sa prestance, un maintien étu dié, le souci de l'effet. Contrairement à François Mitterrand, il n'es sayait ni de séduire ni de mettre mal à l'aise. Tout entier dans cha cune de ses paroles, il impressionnait en revanche par un accent de vérité, la netteté de son propos, l'effort qu'il faisait aussi pour juger avec équité, sans ressentiment sinon sans passion. La vérité guidait leur pas, avait-il d'ailleurs intitulé l'ouvrage où, quelques années plus tôt, il avait réuni pour leur rendre hommage des figures admirées et aussi différentes que Jaurès et Caillaux. Georges Pompidou, sujet de l'entretien ce matin-là, ne faisait évidemment pas partie de ce panthéon personnel. Sous de Gaulle, les deux hommes s'étaient opposés, parfois durement. Au vrai, ils n'avaient vraisemblablement pas grand-chose à se dire, aucun lan gage commun ne les réunissait. Mendès, ma précédente visite cen trée sur François Mauriac me l'avait appris, avait peu de goût, contrairement au second président de la Ve République, pour la lit térature pure. Avait-il lu Thérèse Desqueyroux, le Mystère Frontenac ? Peut-être, mais sans en avoir été marqué, du moins apparemment. En Mauriac, il appréciait surtout le commentateur politique, la haute conscience qui l'avait soutenu à un moment décisif. Son intelligence le portait vers les grands analystes, les créateurs de systèmes. Keynes est peut-être celui qui l'a le plus influencé. Tout jeune, il avait été conquis par sa conception de la politique financière de l'État, fondée non plus, comme autrefois dans les doctrines écono miques classiques, sur le rendement mais sur la nécessité de garantir un certain ordre social et, le cas échéant, d'en corriger les injustices. Jusqu'au bout ce credo, avec quelques nuances, restera le sien. Pompidou, lui, était à des années-lumière de tout cela. De son expérience de banquier, il avait tiré un aimable scepticisme et beaucoup de pragmatisme. « Son projet industriel ? Une suite de décisions ponctuelles, observait avec une pointe de dédain Pierre Mendès France. Il savait étudier un dossier. Il pensait qu'il était ÉTUDESElRÉFLEXIONS Pierre Mendès France au dernier acte nécessaire que l'action des grands patrons enrichisse le tissu indus triel français. Il voyait les problèmes un par un. Il n'avait pas de vue globale. Il ne croyait pas au Plan. » C'était là, on le sentait bien, un péché majeur aux yeux de Pierre Mendès France. Détail assez peu connu, les deux chefs de gouvernement s'étaient croisés dans leur jeunesse, le plus à gauche n'étant pas alors celui que l'on croit. « Pompidou était à l'École normale quand j'étais à Sciences Po, racontait plaisamment Mendès. J'étais déjà radical. Il était socialiste. Nous militions dans la même organi sation antifasciste, la LAURS [Ligue d'action universitaire républi caine et socialiste]. Il était parmi les membres les plus remuants. Nous nous sommes assez peu fréquentés. » Une école du possible et du réel Radical, Pierre Mendès France l'était resté en fait plus qu'on ne le croit, plus qu'il ne le croyait peut-être lui-même, alors que son nom demeure attaché à une doctrine proche du socialisme. Très tôt, l'un de ses maîtres avait été Edouard Herriot dont l'élo quence l'avait subjugué dans un congrès. Étrangement tout en proclamant : « Gouverner, c'est choisir », il ne rompra jamais avec le maire de Lyon qui toute sa vie préféra les mots aux actes, les sentiments aux décisions. Par la suite, un autre radical bien différent, Joseph Caillaux, l'attira par son modernisme, son goût de l'écono mie, son ouverture sur le monde. Et bien que Caillaux, tout-puissant président de la commission des Finances du Sénat, ait donné le coup de grâce, en 1937, au premier gouvernement dont il fit partie, celui de Léon Blum, il salua toujours en lui le « modèle vigoureux et altier de l'homme d'État républicain ». Entre Pierre Mendès France et le vieux parti de la place de Valois qu'il quitta très tardi vement, avant d'adhérer au Parti socialiste unifié, il y eut en défini tive une relation assez forte. Avec les notables du Sud-Ouest, ama teurs de cassoulet et de motions nègre-blanc, Mendès avait évidemment peu de choses en commun. Cependant, le radicalisme demeurait à ses yeux une école du possible et du réel, et surtout il se confondait dans son esprit avec l'idée de la République à laquelle |l49 ÉTUDESEJRÉFLEXIONS Pierre Men'dès France au dernier acte il était attaché. Plus encore que des divergences sur telle ou telle question financière ou sociale, ce qui l'aura séparé de De Gaulle, en 1958, c'est bien cette fidélité aux grands ancêtres et à leurs principes. Dans cet attachement, un peu irraisonné en apparence, à une forme de gouvernement dont il avait pu constater les tares, il y avait comme un mystère. On ne peut l'élucider qu'en ayant conscience que pour un homme de sa génération et de son origine idéologique le combat pour la démocratie politique était toujours d'actualité. Lorsqu'il était devenu député de l'Eure, en 1932, il y avait seulement trente ans que le premier parti de France - le sien précisément : le Parti républicain radical et radical-socialiste - avait été fondé, les souvenirs de la crise du 16 mai et du boulangisme étaient encore vivants, le césarisme était perçu comme une menace par une bonne partie de l'opinion. « Des hommes se sont battus, pour assurer des fondations à un régime républicain, équilibré, contrôlé et dont on voudrait croire qu'il va de soi maintenant, qu'il fait partie d'un acquis irréversible, écrivait-il en 1976 (1). Pourtant jamais depuis qu'ils ont vécu, la lutte pour la République n'a perdu de sa nécessité et de sa vérité. Ceux qui veulent conjuguer l'égalité et la liberté, construire le socialisme à visage humain, doivent tou jours mettre et remettre au premier plan le souci et l'exigence de la démocratie politique. » En dépit du 18 juin, de la France libre, le général de Gaulle resta ainsi pour lui un militaire de formation maur- rassienne peu enclin à admettre spontanément les exigences du droit et des libertés. Parfois, il regrettait sans doute secrètement l'intran sigeance à son endroit qu'il avait observée à partir de 1958. L'ex pression presque douloureuse de son visage lorsqu'il évoquait cette rupture trahissait sa nostalgie. Mais il n'était pas homme à transiger avec ses principes. Avec le temps, cette propension s'était même accentuée, comme si insensiblement le personnage était devenu un peu pri sonnier de sa légende. J'en eus la preuve ce matin-là quand il évo qua les événements de mai 68 et singulièrement cette fameuse soi rée du 27 mai, où on l'avait vu se mêler aux étudiants en révolte, rassemblés au stade Charléty - ce qui devait lui être durement reproché par ses détracteurs : « J'ai eu très peur à la fin du mois de mai. Je crois que Georges Pompidou s'est énervé et que son impuissance à venir à ÉTUDESETRÉFLEXIONS Pierre Mendès France au dernier acte bout du mouvement de contestation l'a beaucoup énervé. Je crois qu'il aurait été capable de faire tirer. Grimaud, le courageux préfet de police, a joué un rôle apaisant. Il n'a pas suivi toutes les instruc tions. De Gaulle a eu un moment d'effondrement. Il répétait : "La situation est insaisissable." Il voulait se retirer. Il est d'ailleurs parti pour Baden Baden avec sa femme et ses enfants. Même s'il a eu plus de sang-froid que le général qui, pendant quarante-huit heures, a été au fond de l'abîme, Pompidou à ce moment-là n'a pas été dur comme un roc, ainsi qu'on le prétend souvent. Je vois bien quelle a été sa tactique : il a pensé qu'il fallait traiter le problème ouvrier à tout prix, ce qui impliquait de satisfaire certaines revendications, des hausses de salaire importantes notamment.