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Décembre 2019 | N° 032

Dossier VOIR LA RUE AUTREMENT

Varia ALEXIS DUMONT SAINT VERHAEGEN LA RUE VUE PAR LES ARTISTES DE LA FIN DU XIXE SIÈCLE

DOSSIER L'ART DANS TOUT ET L'ART POUR TOUS

CÉLINE CHÉRON HIstORIEnnE dE L’ARt Et uRBAnIstE

Le mât de Lalaing à schaerbeek, traitement artistique à échelle monumentale d’un mobilier urbain (photo de l'auteur).

078 Au tournant des XIXe et XXe siècles, la rue est profondément marquée par un mouvement général pour l’esthétisation de la ville. La composition de la rue, son tracé, les bâtiments, la végétation et les éléments qu’elle accueille font l’objet de recherches esthétiques. Les lignes, les formes, les matériaux et les techniques sont source de riches et constantes expérimentations. La rue

NOTE DE LA RÉDACTION est aussi considérée comme un medium, un support qui permet d’amener l’art dans le domaine public. Elle est le lieu, l’endroit où peut s’exprimer un art accessible et utile à tous. L’art dans la rue constitue l’aboutissement de décennies de recherches dans le domaine des arts, de l’architecture et de l’urbanisme, pendant lesquelles on s’applique à intégrer l’art et les principes esthétiques dans tout ce qui constitue la vie quotidienne.

À Bruxelles, le sujet de l’embellisse- s’exprime alors avant tout dans l’ar- Créer une émulation entre ment de la rue et de l’espace public chitecture, mais plusieurs associa- les artistes, en traçant une en général anime de nombreux po- tions artistiques s’intéressent aux voie pratique où leurs travaux litiques, pouvoirs publics, citoyens, objets urbains en particulier. Elles se s’inspirent de l’intérêt général ; architectes, artistes et artisans. La nomment L’Œuvre de l’art appliqué à Revêtir d’une forme artistique question esthétique est incluse dans la rue et aux objets d’utilité publique, tout ce qui se rattache à la vie les programmes de construction et De kunst in het openbaar leven et L’Art publique contemporaine ; de développement des communes et dans la vie publique. Elles s’attachent Transformer les rues la qualité des nouveaux quartiers est à donner une forme artistique aux en musées pittoresques stimulée à l’aide de concours de fa- objets de la vie moderne, issus pour constituant des éléments variés çades organisés entre 1872 et 1915. la plupart de l’industrie, tels que les d’éducation pour le peuple ; Ce mouvement d’embellissement réverbères électriques, les kiosques Rendre à l’art sa mission sociale d’autrefois, en l’appliquant à l’Idée moderne dans tous les domaines régis par les pouvoirs publics.

Épigraphe de la revue 2019 DÉCEMBRE N°032 - L’Art public

Fig. 1 Place de la Bourse vers 1905-1907. L’Œuvre juge laids et inadaptés à l’endroit qu’ils décorent, les kiosques à journaux, les abris de trams et les appareils d’éclairage de cette place. (Coll. Belfius Banque-Académie

royale de Belgique © ARB - urban.). BRUXELLES PATRIMOINES

079 La rue vue par les artistes de la fin du XIXe siècle

Il y découvre aussi des techniques décoratives extérieures, comme les sgraffites et les faïences peintes. Ces découvertes présentent pour lui autant d’exemples d’art dans la rue. Dans un essai intitulé L’Art régénéra- teur2, il demande une réforme de l’art et de ses institutions, encore trop orientés vers la production d’œuvres de salon. Il explique son souhait de voir un art nouveau émerger, plus rationnel et plus utile. Il donne à cet art « régénéré » sur le plan esthé- tique et social, le nom d’« art public ».

Eugène Broerman trouve des col- laborateurs séduits par ses idées Fig. 2 au sein du Cercle des arts et de la Photographie, 1900 (© KIK-IRPA, A124850). presse qu’il fréquente et dont il est le vice-président. Théo Hannon, Julien Dillens, Jef Lambeaux, Francis Nautet et forment un comité dès juin 1894. Ils sont re- joints par Alfred Cluysenaar, Maurice Frison et Jean Robie. Ils sont peintre, sculpteur, architecte, écrivain et avocat de profession. Charles Buls, bourgmestre de Bruxelles, est choisi comme président d’honneur. Jules De Borchgraeve, député de Bruxelles, se joint à eux dès décembre, ainsi qu’Edmond De Vigne, délégué par la Société centrale d’Architecture de Belgique. En 1895, l’association pour L’Œuvre de l’art appliqué à la rue et aux objets d’utilité publique est créée et Fig. 3 Léon De Bruyn, ministre des Beaux- Le mobilier urbain de la place Madou est cité en mauvais exemple par L'Œuvre. En cause, l’abri de trams, les appareils d’éclairage et les enseignes dites « américaines» peintes Arts, prend le titre de président sur les façades. Carte postale, s.d. (Coll. Belfius Banque-Académie royale de Belgique d’honneur aux côtés de Charles Buls. © ARB - urban.brussels). Dès décembre 1894, L’Œuvre obtient à journaux, les aubettes de trams, lité publique (1895-c.1905) s’ins- le soutien financier de la province de les auvents, les enseignes, les boîtes crit au cœur du parcours du peintre Brabant, de la Ville de Bruxelles, de postales, les poteaux-indicateurs, les Eugène Broerman (1861-1932) (fig. 4). la Ville d’Anvers et des communes téléphones ou encore les plaques in- Premier lauréat du prix Godecharle de Saint-Gilles, de Molenbeek-Saint- dicatrices de rue1. (fig.1, 2 et 3) en 1881, il obtient une bourse qui Jean, de Saint-Josse-ten-Noode lui permet de visiter les plus belles et d’. En 1895, elle bénéficie villes d’Italie dont il est marqué par la des subsides du gouvernement, de NAISSANCE D’UNE beauté et l’harmonie. Chaque détail la Société centrale d’Architecture de ASSOCIATION ARTISTIQUE y est soigné, du porte-flambeaux Belgique et de la Société pour l’en- sur les palais florentins et siennois, couragement des arts décoratifs, des La naissance de L’Œuvre de l’art aux porte-drapeaux et aux candé- communes de Schaerbeek, d’An- appliqué à la rue et aux objets d’uti- labres sur les places vénitiennes. derlecht et de la Ville de Nivelles.

080 LE PROGRAMME

Charles Buls joue un rôle impor- tant dans la prise de conscience générale de l’esthétique urbaine en Belgique. Dans son ouvrage intitulé L’Esthétique des villes (1893), il dé- fend l’idée d’un paysage urbain qui s’adapte aux besoins de la vie mo- derne tout en restant fidèle à ses caractéristiques locales. Il soutient le principe esthétique d’une parfaite harmonie entre la forme et la desti- nation, qui s’applique aussi bien aux plans des villes, qu’à l’architecture et aux objets industriels4. L’art urbain est un acteur important de l’amélio- ration de la société et revêt une mis- sion sociale et éducative : la confron- tation quotidienne avec la beauté contribue à créer une harmonie entre Fig. 4 les citadins5 et permet à chaque in- Dessin réalisé pour le quotidien Le Petit Bleu (rubrique « Nos artistes chez eux ») dividu de s’élever socialement. Grâce représentant Eugène Broerman au travail, 1895 (Collection particulière). à sa position de bourgmestre, Buls souligne le rôle des pouvoirs pu- UN PROFIL ORIGINAL quelque sorte, elle joue le rôle d’in- blics : c’est leur responsabilité de DANS LE PANORAMA DES termédiaire entre les pouvoirs pu- développer et de promouvoir l’em- ASSOCIATIONS ARTISTIQUES blics et les créateurs. bellissement de la ville. Sur le plan DE LA FIN DU XIXE SIÈCLE théorique, L’Œuvre s’est largement L’Œuvre ne franchit jamais le pas de nourrie des travaux de Charles Buls. « La pensée qui préside à notre la réalisation d’art public, elle confie En militant pour l’introduction de œuvre est de faciliter et de hâter les épreuves des projets primés aux l’art dans l’espace public, elle ex- une rénovation esthétique par un administrations participantes qui plore une voie déjà ouverte par le système d’encouragement oppor- choisissent ensuite de les produire bourgmestre6 (fig. 5). « Ce n’est donc tun, alimenté par la contribution de ou non. Elle ne s’associe ni aux pe- point à l’"Œuvre nationale" qu’il faut ceux qui, en l’occurrence, doivent tites entreprises artisanales, ni attribuer le mérite d’une résurrection être les premiers bénéficiaires. aux industries cependant actives à de l’art public. Cependant, l’associa- L’Œuvre ne produit pas des appli- l’époque dans la production d’objets tion a permis à toutes les bonnes vo- cations d’art public, mais elle en d’art décoratif ou d’éléments de dé- lontés de se grouper ; elle a éveillé encourage la production ».3 Hormis cors pour l’architecture. la curiosité des particuliers sur ces Eugène Broerman, les artistes du questions d’embellissement que de- comité fondateur ne créent pas dans L’association présente une structure puis nombre d’années les autorités le cadre de L’Œuvre. Cette dernière hiérarchisée et administrative, avec avaient coutume de résoudre sans 7 se situe en amont de la création et un comité central, des comités locaux discussion ». 2019 DÉCEMBRE N°032 - poursuit le principal objectif de sen- répartis dans les communes belges, sibiliser un large public à la question un conseil et plusieurs sections de L’Œuvre publie un ouvrage intitulé de l’art appliqué aux objets d’utilité travail chargées d’aider à son organi- L’Art appliqué à la Rue et aux Objets publique. Pour ce faire, elle organise sation, à sa gestion et à sa diffusion. d’Utilité Publique en novembre 18958. des conférences, des expositions et Les membres de la société ne sont L’auteur, Eugène Broerman, défend publie. Elle stimule les réalisations pas tous des artistes, il y a aussi de l’art public avec fougue et démontre par le biais de concours : elle pro- nombreux représentants des pou- combien on peut tirer avantage de pose des sujets, implique les pou- voirs publics, des journalistes, des la présence de la beauté dans l’es-

voirs publics et juge les projets. En avocats ou encore des industriels. pace public. Il puise de nombreux BRUXELLES PATRIMOINES

081 La rue vue par les artistes de la fin du XIXe siècle

Fig. 5 Document réalisé en hommage à Charles Buls, 1895. L’illustration d’Eugène Broerman sert également de frontispice à la revue L’Ar t public : au centre la Tempérance sépare l’homme manuel et l’artiste tenant l’équerre et le compas. La Ville de Bruxelles apparait à l’arrière-plan (© AVB, Fonds Buls, dossier VIII).

exemples dans les objets et l’archi- Pour favoriser la création d’art pu- les colonnes servant à l’affichage pu- tecture de la Renaissance italienne et blic, L’Œuvre recourt au système du blicitaire, les affiches publicitaires, flamande (porte-drapeaux, candéla- concours. Ouvert à tous, il permet de les pièces de monnaie et les timbres bres, puits et enseignes en fer forgé). créer une émulation générale, d’unir postaux. Il défend un art nouveau au niveau de les efforts et engage les autorités la conception et du procédé de réali- publiques à soutenir la production sation, lié à la science et à la logique : d’œuvres d’art public. Concrètement, LES RÉALISATIONS l’objet créé doit répondre aux lois de les communes choisissent les sujets la matière qui le constitue, à son mi- des concours en concertation avec À partir de 1896, L’Œuvre publie la lieu et à son époque. L’harmonie et L’Œuvre et fournissent les fonds pour revue L’Art Public qui lui permet de le style découlent d’une unité ration- les récompenses. Le programme véhiculer ses idées à plus grande nelle entre ces éléments. Il insiste des concours est joint au manifeste. échelle. Elle y parle de ses activités sur la mission sociale de l’art public Il porte sur un ensemble très varié et présente des exemples d’art ap- à laquelle tous doivent contribuer : d’objets faisant partie de la ville mo- pliqué qu’elle affectionne comme artistes, pouvoirs publics et citoyens. derne et de la vie quotidienne, tels les affiches, les enseignes ou les L’art a pour mission d’embellir le que les enseignes de commerces, drapeaux. Elle décrit des techniques cadre de vie et il n’a de sens que les appareils d’éclairage public, les décoratives extérieures comme la lorsqu’il est appliqué dans un intérêt fontaines, les plaques de rue, les majolique, le sgraffite et la peinture à public, à la rue et aux objets utiles à abris de tram, les distributeurs au- fresque. Des bâtiments à l’architec- la vie quotidienne. tomatiques, les kiosques à journaux, ture remarquable comme l’hôtel de

082 ville d’Audenarde et des personna- lités « qui appliquent l’art à la rue » comme l’architecte Jean-Jacques Winders sont mis à l’honneur à tra- vers les articles. L’importance des plantations comme éléments d’em- bellissement des rues et des espaces publics est également argumentée.

L’Œuvre publie un second ouvrage en décembre 1896, intitulé L’Œuvre nationale de l’Art appliqué à la rue. Au public !, dans lequel elle publie les résultats des premiers concours, précise ses objectifs et affine ses arguments en faveur de l’art public. Pour justifier la nécessité de donner une dimension artistique aux objets de la rue, elle oppose des exemples contemporains à Bruxelles, de formes basiques, à ceux richement ornementés produits jadis lors de la Renaissance italienne et flamande. Elle compare ainsi les enseignes dites « américaines », peintes en aplat sur les façades, aux enseignes en fer forgé et aux exemples sculp- tés des maisons des corporations de la Grand-Place. Elle confronte encore les fontaines-abreuvoirs, les lanternes et les réverbères de la capitale aux fontaines, lanternes, candélabres et porte-flambeaux flo- rentins. Elle déplore la banalité et la laideur des kiosques à journaux, des cadrans horaires électriques et des bornes postes des rues bruxelloises et relève quelques belles façades aux rez-de-chaussée en pierre de taille Fig. 6 travaillée et aux panneaux d’allèges Détails de façades de la rue de Flandre (A. de Ville de Goyet © urban.brussels). de fenêtres sculptés rue de Flandre (fig. 6) et rue du Marché aux Poulets. sins et photographies et une section Entre 1898 et 1905, L’Œuvre prend

L’association organise et participe à contemporaine, où sont exposés des une orientation exclusivement 2019 DÉCEMBRE N°032 - plusieurs expositions dont la plus im- documents, des photographies et théorique et se tourne vers l’étran- portante est réalisée à l’occasion de des modèles grandeur nature des ger. Elle organise le premier l’Exposition universelle de Bruxelles projets récompensés à l’occasion des congrès international de l’Art pu- de 1897. Pour cette démonstration, concours. Beaucoup d’œuvres en fer blic à Bruxelles en septembre 1898. elle dispose d’un petit compartiment forgé sont mises à l’honneur, dont Parmi les participants, on compte dans la section des arts appliqués l’enseigne du ferronnier Louis Van des responsables politiques et (fig. 6). Elle y présente une section Boeckel qui représente un dragon, administratifs, des hommes de rétrospective qui illustre l’art public ainsi que des bas-reliefs et des frises lettres, des artistes et des so- 9 dans le passé avec de nombreux des- décoratives en plâtre. ciétés artistiques de tous pays . BRUXELLES PATRIMOINES

083 La rue vue par les artistes de la fin du XIXe siècle

Fig. 7 Vue générale du compartiment de l’Œuvre de l’art appliqué à la rue et aux objets d’utilité publique à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1897. Image provenant de l’ouvrage Premier Congrès International de l’Art Public, Bruxelles, 24-29 septembre 1898, p.172 (© urban. brussels).

D’éminentes personnalités sur le LES CONCOURS classique, néo-Renaissance et néo- plan international font l’honneur de gothique côtoient toutefois quelques leur présence : citons parmi elles L’Œuvre organise plusieurs concours œuvres à courbes, contre-courbes Walter Crane et Joseph Stübben. pour des créations d’objets issus et à la ligne en « coup de fouet » Deux autres congrès sont organisés de la vie moderne : un concours qui relèvent du vocabulaire de l’Art en même temps que les expositions concernant les enseignes commer- nouveau. La qualité des réalisations universelles de (1900) et de ciales des artères formées par la est aussi très variable, des œuvres Liège (1905). rue de la Madeleine, rue du Marché médiocres y côtoient des créations aux Herbes et rue du Marché aux plus abouties, réalisées par des ar- Un Institut international d’art public Poulets (fig. 8a-b), un autre pour des tisans ou des artistes plus connus est fondé au terme du troisième projets d’enseignes, trois concours comme les ferronniers d’art Louis congrès10. Le siège social est fixé à pour la création d’affiches publici- Van Boeckel, Prosper Schrijvers et Bruxelles. Dès la fondation de l’Ins- taires (fig. 9), un concours de pro- les affichistes Léon Mignon, Médard titut, on ne parle plus de L’Œuvre. jet pour des appareils d’éclairage Tytgat et Privat Livemont. Une nouvelle revue, à nouveau nom- public (fig. 10) et un dernier pour la mée L’Art public, est créée afin de réalisation d’un timbre-poste pour diffuser les travaux des différents l’Exposition universelle de 1897. LA RÉCEPTION DE L’ŒUVRE congrès. Elle sort huit numéros Les œuvres produites recourent à jusqu’en 1909. L’Institut organise de multiples références stylistiques « L’idée de l’art appliqué à la rue est un quatrième et dernier congrès à le plus souvent issues du passé. Le bonne, tout y est à faire »11 « On le Bruxelles en 1910. style Louis XVI de la ferronnerie du voit, L’Œuvre est belle et digne de XVIIIe siècle, les styles rocaille, néo- tous les encouragements. Elle est du

084 Fig. 8a Fig. 8b Maison Roupcinsky (Estaminet à la Rose), 97 rue du Marché aux Herbes. Enseigne primée à Le même édifice photographié en 1944 l’occasion du concours d’enseignes de 1895 pour les maisons de commerce dans les rues (© KIK-IRPA, cliché A02978). de la Montagne de la Cour, du Marché aux Herbes et de la rue de la Madeleine. Une autre enseigne primée au concours subsiste au numéro 35 de la rue de la Madeleine (A. de Ville de Goyet, 2019 © urban.brussels).

reste tellement dans les vœux de tout ce qui, en Belgique, a à cœur notre vieux renom artistique, que rien […] ne l’empêchera de triompher. [...] lorsqu’un mouvement est dans l’air comme celui-là, il doit triompher. Et il triomphera. »12

L’Œuvre est bien accueillie à ses dé- buts, les revues artistiques ainsi que la presse « grand public » relaient avec enthousiasme son programme. Fig. 9 Mais ce succès est de courte du- Affiche de Willem Bataille (1867-1933) rée, un article paru dans l’Art mo- primée au concours pour une affiche annonçant les manifestations de derne en 189513 déplore la mauvaise L’Œuvre de l’art appliqué à la rue et aux qualité des réalisations primées au objets d’utilité publique. Documentation personnelle de Marie-Laurence Bernard premier concours d’enseignes. Les (Ma maison de papier).

œuvres produites ne répondent pas 2019 DÉCEMBRE N°032 - aux principes de logique, de ratio- nalité et d’adaptation à la destina- tion défendus dans le manifeste. D’autres revues comme L’Émulation suivent le pas. Seuls quelques in- Fig. 10 tellectuels comme l’historien de Frietz Meyer, projet de réverbère pour la place Rogier. Création primée à l’occasion l’art Fierens Gevaert et la revue La du concours pour appareils d’éclairage Fédération artistique conservent leur public de 1897 (L’Art Public, n°4, 19 décembre 1897, p. 5) (L’Art appliqué,

enthousiasme. n°12, 1897, planche 50 (© KBR). BRUXELLES PATRIMOINES

085 La rue vue par les artistes de la fin du XIXe siècle

En 1896, la critique s’accentue. Paul D’autres raisons, plus implicites, ex- pants au référendum donnent une Hankar, défenseur de la première pliquent le rejet de l’association par place prépondérante à l’architecte et heure des idées de l’association, les artistes, comme la personnali- aux artistes qu’ils considèrent comme déçu par son organisation et par les té particulière d’Eugène Broerman des acteurs clés. Le point de vue qui résultats du premier concours, en- qui critique de manière virulente les revient le plus souvent est celui qui voie un courrier à une soixantaine artistes qui pratiquent les arts ma- situe l’architecte en amont de la pro- d’artistes. Il les invite à s’exprimer jeurs ; le principe de concours qui ne duction : il crée des modèles et dis- sur le bien-fondé de L’Œuvre, son sied pas à tous car il met en concur- tribue en sous-ordre des travaux aux organisation, sa façon de promou- rence artistes confirmés et inconnus, sculpteurs, peintres, artisans et ou- voir la création et son influence ce qui peut engendrer un certain vriers. La création est clairement dis- sur l’art. Des artistes de toutes in- malaise en cas d’échec ; le déplaisir tinguée de l’exécution. D’où le besoin fluences et de tous mouvements pour les artistes de devoir répondre d’une collaboration entre les acteurs prennent la plume, citons parmi les au jugement d’autres artistes ; l’or- et d’offrir à chacun une formation de plus connus : Henry Van de Velde, ganisation des concours qui mo- qualité aux arts appliqués. Cela im- Georges Hobé, Gustave Serrurier- nopolise les subsides publics et plique d’orienter l’enseignement des Bovy, Fernand Khnopff, Max Delville concurrence la commande publique. arts industriels et décoratifs vers plus et Émile Verhaeren. Leurs ré- de pratique, de mettre en place des ponses sont publiées dans la revue écoles d’architecture et d’art appliqué La Ligue artistique14 sous le titre L’ART DANS LA RUE : ou encore d’ouvrir la formation aca- « Référendum ». D’autres revues ENJEUX ET DIFFICULTÉS démique aux artisans et aux ouvriers. comme Le Peuple, L’Art moderne ou encore La Jeune Belgique se font La lecture des réponses au « ré- L’Œuvre, quant à elle, souligne bien l'écho du référendum et publient férendum » permet également de malgré elle la difficulté de concilier leur avis sur les questions posées. comprendre comment les artistes une approche artisanale et le ca- perçoivent leur rôle dans le mou- ractère industriel des objets de la L’analyse des réponses nous en- vement de l’art dans la rue. Ils ex- rue. À la suite d’une conférence sur seigne que presque tous les interve- priment les difficultés auxquelles l’éclairage public artistique donnée nants sont acquis à l’idée défendue ils sont confrontés et leurs interro- par Eugène Broerman, Le Journal de par L’Œuvre de donner un caractère gations. Qui va prendre en main ce Bruxelles écrit ceci : « […] comment artistique aux façades et aux objets nouveau domaine de la création qui s’y prendra-t-on, avec les charges de la rue. Mais les artistes désap- nécessite à la fois des connaissances énormes qui pèsent sur nos admi- prouvent le mode de fonctionnement techniques bien spécifiques et l’œil nistrations publiques, pour doter une de la société. Outre la mauvaise de l’artiste ? Quels sont la place et grande ville dont l’éclairage néces- qualité des réalisations du premier le rôle de l’artiste, de l’architecte, de site dix mille réverbères, de dix mille concours, ils reprochent à L’Œuvre l’artisan et de l’ouvrier et comment réverbères qui soient beaux, ce qui son organisation et son mode de articuler leurs interventions respec- exclut, remarquons-le, la répartition fonctionnement peu en rapport avec tives ? « C’est une tâche importante infinie, bientôt fastidieuse du même le monde de la création artistique. qui exige le concours des architectes, type ? »18 Invitée à s’exprimer sur L’Œuvre donne aussi l’impression de sculpteurs et peintres de talents. le projet de ligne de tramway sur le monopoliser l’idée de l’art public : […]. Les grands artistes doivent être boulevard central, actuel boulevard elle reconnaît peu les évolutions ré- les artisans de cette rénovation ».16 Anspach, la société rêve d’embellir centes et le travail de ses pairs en « C’est [leur] rôle de redresser le goût les arrêts (kiosques), les voitures et matière d’art décoratif et d’archi- des industriels et des ingénieurs ».17 les poteaux électriques. Ces der- tecture. « [Eugène Broerman] ne niers seraient de belles œuvres d’art paraît pas s’être aperçu de l’effort, La réalisation d’art public requiert variées, combinées utilement avec déjà très productif, de nos artistes, la compétence de différents acteurs. l’éclairage électrique, des cadrans architectes, peintres et sculpteurs. Conférer un aspect artistique aux ob- horaires et des plaques indicatrices. Il a un peu l’air de croire que l’art jets fonctionnels de la rue nécessite Mais L’Œuvre ne sait que faire des ne commencera à être appliqué à à la fois les compétences de l’archi- câbles qui sont laids, impossibles à l’industrie qu’à partir du 5 janvier de tecte, de l’artiste, des ingénieurs, des embellir et qui modifient fortement l’an de grâce 1895. »15 artisans et des ouvriers. Les partici- l’aspect des boulevards19.

086 CONCLUSION 11. SERRURIER-BOVY, G., La Ligue THE STREET AS SEEN BY artistique, 17 mai 1896. THE ARTISTS OF THE LATE Si L’Œuvre n’a pas laissé de réalisa- 12. HANKAR, P., « L’Art dans la rue », 19TH CENTURY L’Émulation, n° 1, janvier 1895, tions majeures, elle marque toutefois col. 4. Art in everything, art for all son époque en diffusant la question 13. Anonyme, « En voulez-vous des de l’art appliqué à la rue auprès … enseignes ? », L’Art moderne, At the turn of the 19th and 20th d’un large public et en invitant les n° 32, 11 août 1985, p. 249-251. centuries, the streets were artistes à se positionner par rap- 14. La Ligue artistique, du mois de profoundly marked by a general port à ce nouvel espace de création. mars au mois de juillet 1896. movement to render cities more Moderne dans ses idées, L’Œuvre ne 15. HANKAR, P., op. cit. aesthetically pleasing. The parvient pas à s’affranchir d’une ap- 16. FIERENS GEVAERT, H., op. cit., streets were considered a means proche traditionnelle de la création p. 426. or medium to bring art into et de l’idée de la variété comme élé- 17. Ibid., p. 428. the public domain. The streets ment important de la beauté. Cette 18. Extrait repris dans : LETTENS, H., were a place where art that was approche artisanale est difficile à « Sculpture et lumière électrique à accessible and useful to all could la fin du 19e siècle », Les Cahiers de concilier avec l’extension fulgurante la Fonderie, n° 23, décembre 1997, find expression. In Brussels, de la ville qui nécessite du mobilier (Les Lumières dans la ville), p. 23. this vision was supported by en nombre et le caractère industriel 19. BROERMAN, E., « À propos d’un numerous policies, public de plus en plus marqué de cette fin projet d’ingénieurs », L’Art public, authorities, citizens, architects, 6 mars 1898, n° 11. de siècle. artists and craftspeople. Several artistic associations took an interest in urban objects in NOTES particular, the Œuvre de l’art appliqué à la rue et aux objets 1. Cette contribution est basée sur un d’utilité publique being one of travail de fin d’étude, CHÉRON, C., L’Œuvre de l’art appliqué à la rue et them. By means of competitions, aux objets d’utilité publique, mémoire exhibitions and publications, this présenté à l’ULB, 2006-2007. association contributed to the 2. BROERMAN, E., « L’art régénérateur », promotion of art applied to the s La Fédération artistique, n° 2-6, streets to a wide audience and by 20 novembre 1892, p. 15-16, 27-29, 39-41, 51-52. inviting artists to adopt a position 3. BROERMAN, E., « Œuvre on this new area for creation. d’encouragement », L’Art public, n° 13, 20 novembre 1896,. 4. SMETS, Ch., Charles Buls. Les principes de l’art urbain, Mardaga, Liège, 1995, p. 130. 5. Ibid., p. 229. 6. Ibid., p. 130. 7. FIERENS GEVAERT, H., « L’Art public », Revue de Paris, 15 novembre 1897, p. 439. 8. BROERMAN, E., L’Art appliqué à la Rue et aux Objets d’Utilité publique, Castaigne, Bruxelles, 1895. N°032 - DÉCEMBRE 2019 DÉCEMBRE N°032 - 9. Les États-Unis d’Amérique, la France,

la Grande-Bretagne, la Hollande, la Hongrie, le Luxembourg, la Suède et la Belgique. 10. À propos de la fondation de L’Institut international d’art public, voir : Troisième Congrès International de l’Art public, Liège, 15-21 septembre 1905, p. 34-40. BRUXELLES PATRIMOINES

087 COLOPHON DÉJÀ PARU DANS BRUXELLES PATRIMOINES

COMITÉ DE RÉDACTION ÉDITEUR RESPONSABLE 001 - Novembre 2011 Stéphane Demeter, Paula Dumont, Bety Waknine, directrice générale, Rentrée des classes Murielle Lesecque, Griet Meyfroots, urban.brussels (Service public régional 002 - Juin 2012 Valérie Orban et Cecilia Paredes Bruxelles Urbanisme & Patrimoine) Porte de Hal 10-13, 1000 Bruxelles RÉDACTION FINALE EN FRANÇAIS 003-004 - Septembre 2012 L’art de construire Stéphane Demeter Les articles sont publiés sous la responsabilité de leur auteur. Tout 005 - Décembre 2012 RÉDACTION FINALE EN NÉERLANDAIS L’hôtel Dewez Paula Dumont droit de reproduction, traduction et adaptation réservé. Hors série 2013 SECRÉTARIAT DE RÉDACTION Le patrimoine écrit notre histoire Cecilia Paredes CONTACT Urban.brussels 006-007 - Septembre 2013 COORDINATION DU DOSSIER Mont des Arts 10-13, 1000 Bruxelles Bruxelles, m’as-tu vu ? Cecilia Paredes et Christophe Loir www.patrimoine.brussels 008 - Novembre 2013 (ULB) [email protected] Architectures industrielles

COORDINATION DE L’ICONOGRAPHIE CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES 009 - Décembre 2013 Cecilia Paredes Malgré tout le soin apporté à la Parcs et jardins recherche des ayants droit, les 010 - Avril 2014 AUTEURS / COLLABORATION éventuels bénéficiaires n’ayant pas été Jean-Baptiste Dewin RÉDACTIONNELLE contactés sont priés de se manifester 011-012 - Septembre 2014 Marion Alecian, Aurélie Autenne, auprès d’Urban.brussels. Céline Chéron, Paula Cordeiro, Marie Histoire et mémoire Demanet, Quentin Demeure, Thibaut LISTE DES ABRÉVIATIONS 013 - Décembre 2014 Jossart, Isabelle Leroy, Murielle AOE - Archief Onroerend Erfgoed Lieux de culte Lesecque, Christophe Loir, Griet ARAU – Atelier de Recherches 014 - Avril 2015 Meyfroots, Marc Meganck, Muriel et d’Action Urbaines La forêt de Soignes Muret, Cecilia Paredes, Thomas AVB – Archives de la Ville de Bruxelles Schlesser, Christian Spapens, Francis CIDEP Centre d’information, de 015-016 - Septembre 2015 Tourneur, Tom Verhofstadt documentation et d’étude du patrimoine Ateliers, usines et bureaux CD.U.B – Centre de documentation 017 - Décembre 2015 RELECTURE urban.brussels Archéologie urbaine Françoise Cordier, Martine Maillard, ERU asbl Centre d’Études et de Anne Marsaleix, Marc Meganck, Brigitte 018 - Avril 2016 Recherches Urbanistiques Les hôtels communaux Vander Brugghen F.R.S. - FNRS – Fonds de la recherche Scientifique 019-020 - Septembre 2016 TRADUCTION Recyclage des styles Gitracom, Hilde Pauwels, Eric Tack, KBR Koninklijke Bibliotheek Ubiqus NV/SA – Bibliothèque royale 021 - Décembre 2016 KIK-IRPA – Koninklijk Instituut voor Victor Besme CARTOGRAPHIE het Kunstpatrimonium / Institut 022 - Avril 2017 Maxime Badard, Philippe Charlier, royal du Patrimoine artistique Art nouveau Cecilia Paredes MVB – Musées de la Ville de Bruxelles– Maison du Roi 023-024 - Septembre 2017 GRAPHISME PMW asbl -Pierres et Marbres de Nature en ville Polygraph’ Wallonie 025 - Décembre 2017 CRÉATION DE LA MAQUETTE RTC - Royal Trust Collection Conservation en chantier The Crew communication sa ISSN 026-027 - Avril 2018 Les ateliers d’artistes IMPRESSION 2034-578X Graphius Brussels 028 - Septembre 2018 DÉPÔT LÉGAL Le Patrimoine c’est nous ! DIFFUSION ET GESTION DES D/2019/6860/018 Hors-série - 2018 ABONNEMENTS La restauration d’un décor d’exception Cindy De Brandt, Dit tijdschrift verschijnt ook in het Brigitte Vander Brugghen Nederlands onder de titel “Erfgoed 029 - Décembre 2018 [email protected] Brussel”. Les intérieurs historiques 030 - Avril 2019 REMERCIEMENTS Bétons Martin van Berkel, Frédéric Hoebeeck, Frank Scheelings, Thomas Schlesser, 031 - Septembre 2019 René Laurent. Un lieu pour l’art Avec la collaboration de l’équipe du Centre de documentation urban. brussels Merci aussi aux étudiants du cours La ville des XVIIIe et XIXe siècles : paysages urbains historiques et enjeux actuels, ULB, 2019 Résolument engagé dans la société de la connaissance, urban.brussels souhaite partager avec ses publics, un moment d’introspection et d’expertise sur les thématiques urbaines actuelles. Les pages de Bruxelles Patrimoines offrent aux patrimoines urbains multiples et polymorphes un espace de réflexion ouvert et pluraliste. Voir la rue autrement est l’occasion de questionner la cohérence des missions d’urban. brussels sur cet objet urbain incontournable et de rendre visible l’approche intégrée de ses actions sur le paysage bruxellois.

Bety Waknine, Directrice générale

15 €

ISBN 978-2-87584-183-4 9 782875841834