Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

1285 | 2010 L'appel du pied Foot et immigration

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/1166 DOI : 10.4000/hommesmigrations.1166 ISSN : 2262-3353

Éditeur Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2010 ISSN : 1142-852X

Référence électronique Hommes & migrations, 1285 | 2010, « L'appel du pied » [En ligne], mis en ligne le 29 mai 2013, consulté le 11 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/1166 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/hommesmigrations.1166

Ce document a été généré automatiquement le 11 décembre 2020.

Tous droits réservés 1

Les stratégies de recrutement international des footballeurs en Europe dessinent de nouvelles diasporas sportives dont le dossier analyse les particularités et les conséquences sur la vie des clubs et les relations avec les supporters. Football and immigration The strategies of international recruitment of football players in Europe is followed by the drawing of new « sports diasporas ». This issue analyzes the peculiarities and the consequences of this new diaspora as well as the life of clubs and the relations with the supporters.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 2

SOMMAIRE

Le football, miroir de la société Marie Poinsot

Dossier L’appel du pied

Pour le Mondial 2010. La fin de la génération “black-blanc-beur” ? Entretien avec Yvan Gastaut, réalisé par Marie Poinsot Yvan Gastaut et Marie Poinsot

Les Bleues Les Bleues. À la recherche d’une icône de l’immigration Claude Boli et Yvan Gastaut

Les footballeurs noirs africains en Des années cinquante à nos jours Claude Boli

Yeso Amalfi (1950-51) Une vedette brésilienne à l’OGC Yvan Gastaut

L’internationalisation du marché des footballeurs Le cas français (1960-2010) Raffaele Poli et Loïc Ravenel

La migration des footballeurs africains en France Le cas des Ivoiriens (1957-2010) Claude Boli

Les effets symboliques des migrations dans le football de la Caraïbe Harry P. Mephon

“Made in France” L’influence des footballeurs et entraîneurs français en Angleterre depuis 1992 Claude Boli

Les pratiques mafieuses dans le recrutement des jeunes footballeurs en Afrique Entretien avec Pierre Cherruau réalisé par Marie Poinsot Pierre Cherruau et Marie Poinsot

“Tête d’or” et “Cœur d’acier” Éléments sur l’histoire du football à La Courneuve Jean-Michel Roy

Les champions des cités Les champions des cités Parcours migratoires et effets de quartier William Gasparini

La perception des joueurs africains en France Projection et imaginaire colonial Claude Boli

Discriminations vécues et ancrage territorial dans les quartiers prioritaires en France Le cas des clubs de football Benjamin Coignet et Gilles Vieille-Marchiset

Hommes & migrations, 1285 | 2010 3

Des terrains aux tribunes : sortir le racisme Entretien réalisé par Marie Poinsot avec Carine Bloch Marie Poinsot et Carine Bloch

Chroniques

Collections

Quand les parcours de vie de footballeurs entrent au musée L’itinéraire de Jean-Marc Adjovi-Boco en quatre objets Fabrice Grognet

Repérages

Voyage au bout de la mer : les boat people en France Martine Gayral-Taminh

Mémoires

Saïd Bouziri et Mohamed “Mokhtar” Bachiri Deux figures de l’immigration aux parcours contrasté Mogniss H. Abdallah

Kiosque

“Le scepticisme est l’élégance de l’anxiété” Mustapha Harzoune

Musiques

Camel Zekri et le diwân de Biskra François Bensignor

Cinéma

Femmes du Caire Film égyptien de Yousry Nasrallah André Videau

Hommes & migrations, 1285 | 2010 4

Aisheen – Chroniques de Gaza Film documentaire helvético-qatari de Nicolas Wadimoff André Videau

Les mains en l’air Film français de Romain Goupil André Videau

Livres

Nouvelles d'Afrique Nouvelles de foot, Enfants de la balle Nouvelles réunies et présentées par A. A. Waberi, JC Lattès, 17 euros Élisabeth Lesne

William Gasparini et Gilles Vieille-Marchiset, Le Sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques , PUF, 2008, 172 pages, 21 euros Marie-Carmen Garcia

Le prix littéraire de la Porte Dorée consacre Alice Zeniter

Luis Sepulveda, L’Ombre de ce que nous avons été Traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg. Edition Métailié, 150 pages, 17 euros Mustapha Harzoune

Michèle Tribalat, Les Yeux grands fermés. L’immigration en France Paris, Denoël, 2010, 222 pages, 19 euros Mustapha Harzoune

Stephen Wright, La Polka des bâtards Paris, Gallimard, 2010, 416 pages, 23 euros Mustapha Harzoune

Hommes & migrations, 1285 | 2010 5

Le football, miroir de la société

Marie Poinsot

1 Au moment où l’ensemble de la planète suit avec fougue et parfois emportement les résultats de la Coupe du monde de football qui se déroule pour la première fois sur le continent africain, la revue interroge ce sport populaire comme révélateur des mutations de nos sociétés.

2 Hommes et Migrations accompagne l’exposition “Allez la France : football et immigration, regards croisés” réalisée par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, en partenariat avec le Musée national du sport qui relate comment le destin des joueurs étrangers, amateurs ou professionnels, a marqué la vie des clubs français. Claude Boli et Yvan Gastaut prolongent les orientations thématiques du catalogue de l’exposition par des analyses sur les réalités plus contemporaines du football. Les articles de Rafaelle Poli et Loïc Ravenel, William Gasparini ou Jean-Michel Roy développent ici les textes publiés dans le catalogue à la demande de la rédaction.

3 Depuis les années trente, la France se distingue des autres nations européennes par la dimension cosmopolite des équipes locales et de l’équipe nationale en s’ouvrant très largement aux compétences sportives venues d’ailleurs, notamment des anciennes colonies. Avec la mondialisation, les stratégies de recrutements des joueurs s’intensifient, prenant parfois l’allure de pratiques mafieuses au détriment des jeunes sportifs attirés par l’illusion d’une carrière flamboyante. Par la qualité de ses centres de formation, la France constitue une étape nécessaire vers les grands clubs européens, financièrement mieux dotés que les clubs français. Cette réalité n’échappe pas aux joueurs d’origine française qui ont marqué par leurs personnalités le football en Angleterre. De nouvelles diasporas sportives se dessinent donc et le recrutement de talents devient l’enjeu de la concurrence internationale. La France pourra-t-elle continuer à être une nation attractive, condition indispensable aux meilleures performances dans ce domaine ?

4 L’évolution des pratiques amateurs dans les quartiers populaires où le football est fortement ancré comme levier d’intégration sociale est elle-même significative. Peu de loisir opère des brassages identitaires sur le terrain en transmettant aux jeunes générations des valeurs sportives et citoyennes, et en créant un esprit de solidarité qui fait tellement défaut sur des territoires enclins au délitement des relations sociales, aux

Hommes & migrations, 1285 | 2010 6

conflits culturels, à l’exclusion du marché du travail. Les politiques publiques investissent toujours dans le football pour son effet d’entraînement dans les cités. Mais les conditions de cette pratique sont-elles encore assurées ?

5 Miroir de la société, le football révèle aussi dans les tribunes, lors des matchs, les violences, préjugés et discriminations qui ciblent les immigrés et leurs enfants. Certains cercles de supporters font aujourd’hui du football le défouloir des comportements les plus xénophobes et racistes. D’autres en profitent pour recruter de nouveaux sympathisants à leurs idées extrémistes. Carine Bloch nous explique pourquoi la Licra depuis longtemps alerte les instances dirigeantes des clubs sur les nécessités de développer des actions répressives et préventives à l’échelle européenne.

6 La rédaction a confié à Camille Millerand, un jeune photographe de l’agence Ressources urbaines, l’illustration du dossier. Son reportage nous livre des situations du football amateur en banlieue avec l’optimisme qui sied à ce sport populaire.

AUTEUR

MARIE POINSOT Rédactrice en chef

Hommes & migrations, 1285 | 2010 7

Claude Boli et Yvan Gastaut (dir.) Dossier L’appel du pied

Hommes & migrations, 1285 | 2010 8

Pour le Mondial 2010. La fin de la génération “black-blanc-beur” ? Entretien avec Yvan Gastaut, réalisé par Marie Poinsot

Yvan Gastaut et Marie Poinsot

Hommes & Migrations : Que pensez-vous de l’annonce de la sélection de l’équipe de France pour la Coupe du monde 2010 ? Yvan Gastaut : On peut d’abord insister sur l’impact médiatique de cette sélection, avec la mise en scène de l’annonce au journal de 20 heures sur TF1. Malgré les critiques, cela semble revêtir une importance capitale, comme lorsque les hommes d’État annoncent une grande décision politique. Il y a une identification forte entre l’opinion française et l’équipe de France : toutes les étapes de son parcours, de la qualification aux matchs, vont être suivies par des millions de gens. Ce rituel de la sélection s’organise à présent sur quatre ans avec les éliminatoires, les aléas de la préparation et de l’annonce. On a rappelé la manière dont a été annoncée la liste des 30 joueurs sélectionnés par Aimé Jacquet en 1998 en insistant sur le fait qu’il en avait éliminé 7 par la suite, qui ont connu des carrières difficiles et des problèmes psychologiques, comme Ibrahim Ba que l’on découvre dans l’exposition. Ce rituel bien ordonné et bien huilé conserve une part de hasard, d’intrigue et d’aléatoire. De nombreux joueurs n’étaient pas au courant de leur sélection par . Par exemple, Yann M’Vila, joueur rennais de 19 ans et d’origine congolaise, qui n’a pas été retenu par la suite dans la liste des 23.

H&M : Retrouve-t-on dans cette sélection la même configuration qu’en 1998 ? Y. G. : On parle beaucoup dans l’exposition de la génération de 1987 qui a connu une ascension fulgurante en 2004-2005, avec et , tous deux d’origine algérienne, et , d’origine tunisienne. Sur ces trois joueurs, aucun n’a été sélectionné pour jouer en Afrique du Sud. Une vraie surprise, à tel point que le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, Éric Besson, a signalé cette “anomalie” selon laquelle aucun joueur d’origine maghrébine ne fait partie du groupe. Premier événement, la grande vedette, Benzema, actuellement au Real Madrid, n’est pas sélectionné en raison des relations très conflictuelles qu’il

Hommes & migrations, 1285 | 2010 9

entretient avec Raymond Domenech et de ses difficultés à évoluer régulièrement dans le collectif des Galactiques où les places sont chères. Être écarté de la sélection nationale, comme l’a été Robert Pirès, d’origine espagnole et portugaise, depuis plusieurs années, est vécu comme un échec par ces joueurs. Domenech préfère choisir des remplaçants, des animateurs du groupe qui vont accepter d’avoir très peu de chances de jouer. Le second événement, c’est la non-sélection de , grande figure du football, français d’origine capverdienne, ancien capitaine des Bleus avec 107 sélections à son actif et qui, compte tenu de son âge, a vu s’envoler sa dernière occasion de participer à la Coupe du monde. Au total, ce sont cinq grandes figures issues de l’immigration qui ne sont donc pas sélectionnées pour 2010.

H&M : Cette sélection caractérise-t-elle la diversité de la société française ? Y. G. : Au mépris des conversations de café du commerce reprenant l’antienne “trop de Noirs en équipe de France”, l’annonce de la sélection apparaît, il faut bien le dire, comme un non-événement quant aux origines des joueurs. Les médias n’ont pas abordé le visage des Bleus sous cet angle qui semble un brin dépassé. On ne retient à juste titre que les compétences sportives, alors que la plupart sont issus de l’immigration par leurs parents ou leurs grands-parents. Se pose aussi la question des joueurs originaires de l’Outre-mer : sont-ils ou pas des représentants de la diversité ? Le débat est ouvert. Quoi qu’il en soit, le stage de préparation des Bleus à La Réunion est emblématique d’une tendance à aller chercher du soutien dans les DOM-TOM. Sur ce point, il n’est pas inutile de faire un parallèle avec la sélection de l’équipe algérienne qui a été annoncée quelque temps auparavant. La question était de savoir s’il fallait prendre des joueurs évoluant dans le championnat local ou des binationaux évoluant à l’étranger. Une partie de l’opinion algérienne aurait préféré avoir des joueurs “purement nationaux”. Mais, logiquement, la plupart des joueurs sélectionnés viennent de clubs européens, ce qui fait dire à certains que l’équipe des Fennecs est principalement composée d’“étrangers”. Malgré les critiques et les atermoiements, les Français restent néanmoins profondément attachés aux Bleus. Une élimination au premier tour serait vécue comme un échec national.

H&M : Mais l’équipe de France est aussi composée de joueurs évoluant à l’étranger ? Y. G. : Il est vrai que le Onze de France est composé de joueurs évoluant au sein des grands clubs étrangers, tout particulièrement anglais ou espagnols. Toutefois, on remarque que l’équipe de 2010 accorde une part plus importante que précédemment à des joueurs issus de clubs français. C’est peut-être une tendance de cette sélection de privilégier les joueurs restés en France dans la mesure où les clubs semblent en progression sur l’échiquier européen.

H&M : L’équipe de France résulte-t-elle d’un choix pour des joueurs ayant la double nationalité ? Y. G. : Certains joueurs binationaux ont été sollicités par les équipes de leur pays d’origine, mais ils ont pour la plupart fait le pari de la sélection française. Sur le plan du règlement, le choix de la nationalité sportive du joueur est définitif pour tout le reste de leur carrière professionnelle, ce qui suscite de nombreuses transactions auprès des jeunes pousses : on peut noter le cas de Francisco Higuain, né à Brest parce que son père argentin était un joueur du stade brestois. Il a longuement hésité après avoir été approché par Raymond Domenech, mais a choisi l’équipe argentine.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 10

La France et l’Argentine étant de niveau équivalent dans le classement international, son choix a pu être motivé par des raisons sentimentales. Pour certains joueurs qui n’ont pas accès à l’équipe de France, la double nationalité peut favoriser une carrière internationale. Par exemple, le Lillois Ludovic Obraniak, petit-fils de Polonais, défend les couleurs de la Pologne alors qu’il n’y a jamais vécu et ne parle pas polonais.

H&M : La Coupe du monde se déroule cette année en Afrique du Sud. Cette localisation a-t- elle une portée symbolique ? Y. G. : C’est la première fois qu’un pays africain accueille la compétition internationale. Cela comporte une force symbolique très grande. Tout d’abord, parce qu’elle est organisée sur le sol africain en soulignant la capacité d’accueil ainsi que la performance sportive du football sur l’ensemble du continent africain. Deuxièmement, nous devons comprendre les dynamiques à l’œuvre en Afrique du Sud. Dans ce pays qui est sorti de l’apartheid depuis vingt ans, le sport a une force formidable. Le soutien de Nelson Mandela à la première Coupe du monde de rugby – sport associé aux Blancs – en Afrique du Sud en 1995 et aujourd’hui au football, qui connaît avec l’organisation de la Coupe du monde un véritable engouement, montre l’importance du sport dans ce pays. L’organisation de la Coupe du monde est certainement très dispendieuse pour l’économie sud-africaine, mais laissera sans doute des traces très positives pour le pays, comme nous l’avons vu avec les Jeux olympiques de Pékin en 2008.

H&M : Cette Coupe du monde va-t-elle compenser le manque d’éclat de la Coupe d’Afrique des Nations qui s’est déroulée début 2010 en Angola ? Y. G. : Pendant très longtemps la Coupe d’Afrique des Nations a été une coupe cantonnée à son continent. Avec la Coupe du monde, cette compétition bénéficiera d’un nouveau regard de la part de l’extérieur, regard que nous commençons déjà à modifier par apport à l’évolution des pays africains. La Coupe du monde sera donc une manière de valoriser le football africain dans le monde.

H&M : On ne découvre pas le football africain en 2010 ? La place des footballeurs africains dans l’histoire du football français est pourtant ancienne ? Y. G. : Depuis le début, l’histoire du football français est effectivement caractérisée par une présence africaine très forte. Nous pouvons prendre 1932, une date importante qui marque à la fois le début du championnat professionnel français de football et la présence des Africains dans le championnat pour leurs qualités de footballeurs. Par exemple, , fils de Blaise Diagne, député des colonies, est l’un des meilleurs footballeurs de son époque. C’est le point de départ d’une histoire commune du championnat français : les clubs de métropole et ensuite l’équipe de France ont été régulièrement animés par des joueurs du continent africain. Ces joueurs venaient des colonies jusqu’à la fin des années cinquante, notamment des attaquants avec beaucoup de talent qui ont joué dans l’équipe nationale à l’époque coloniale. Ils bénéficient de leur statut de “sujets” français leur permettant de circuler librement au sein des clubs. Après la décolonisation, la présence africaine ne faiblit pas, elle reste même une présence décisive dans les clubs jusqu’à aujourd’hui, à la différence près qu’un certain nombre de ces joueurs jouent également dans leurs équipes nationales.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 11

H&M : Comment sont-ils recrutés ? Y a-t-il un repérage de ces jeunes joueurs en Afrique, ou bien est-ce ces joueurs qui montrent d’abord de l’intérêt pour rejoindre nos équipes en France ? Y. G. : L’originalité concernant le recrutement des footballeurs africains jusqu’à aujourd’hui renvoie à l’idée que l’Afrique est un vivier où l’on peut venir se “servir”, comme pour les travailleurs immigrés. Dans ce contexte, les clubs ont considéré qu’il fallait avoir des agents sur place pour découvrir des talents qui ne pouvaient pas forcément s’exprimer sportivement dans leur village d’origine. Cette situation date des années trente et n’a jamais cessé avec des formes différentes. Aujourd’hui, on ouvre des écoles de football dans le continent africain et on crée, au sein des clubs, des postes d’agent recruteur spécialisés. L’Afrique constitue donc un réservoir pour le football français.

H&M : La réception de ces joueurs africains dans les clubs est-elle toujours facile ? Quels sentiments provoquent cette présence de figures africaines dans le football ? Y. G. : Les footballeurs venus d’Afrique suscitent un comportement ambigu de la part des supporters. Lorsqu’ils sont efficaces sur le terrain, ces derniers n’hésitent pas à les acclamer, et il n’y a pas d’expression de racisme lorsque le succès sportif est à la clef. En revanche lorsqu’il s’agit de regarder un match de football où l’adversaire est composé d’un certain nombre de footballeurs venus d’Afrique, les tribunes sont le lieu d’un racisme parfois très primaire, d’un comportement stéréotypé de violences verbales. Cela s’est manifesté dès les années trente en France, prenant une ampleur à partir des années quatre-vingt, à tel point qu’un gardien ivoirien, Joseph Antoine Bell, a mobilisé la Fédération française de football et un certain nombre de clubs qui ont commencé à prêter attention à ce problème de racisme dans les stades. Une prise de conscience du problème est en cours depuis une vingtaine d’année.

H&M : La France est-elle particulière en Europe sur cette histoire de recrutement des Africains dans son ancien Empire ? Y. G. : Il faut revenir à l’histoire de la colonisation africaine où, effectivement, la France a une prépondérance sur le continent dès la fin du XIXe siècle. Sur le plan du football, l’originalité française fait que les liens des pays africains avec la France sont beaucoup plus forts qu’avec d’autres pays. Après la décolonisation, dans les années soixante et soixante-dix, la France était le seul pays à accueillir des footballeurs venus du continent africain, comme le montre le sommet Afrique-France organisé à Nice début juin 2010. À partir des années quatre-vingt, l’ouverture du marché des footballeurs fait que la France reste un réceptacle de nombreux footballeurs africains, mais aussi un espace de transit avant de partir jouer dans d’autres pays européens comme l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie. Si par le passé la France a été le pré carré des footballeurs africains, aujourd’hui c’est l’Europe dans son ensemble qui reçoit ces footballeurs.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 12

RÉSUMÉS

Le 24 mai dernier, depuis Tignes où les Bleus achèvent leur stage de préparation, le sélectionneur de l’équipe de France, Raymond Domenech, dévoilait la liste des 23 joueurs en partance pour l’Afrique du Sud. Les Bleus version 2010 ont-ils quelque chose en commun avec la sélection victorieuse de 1998 ? Derrière la question de la performance se pose celle du lien passionné qui, à chaque grand rendez-vous de la planète football, se renouvelle entre la société française et son équipe nationale.

AUTEURS

YVAN GASTAUT Maître de conférences, université de Nice

Hommes & migrations, 1285 | 2010 13

Les Bleues Les Bleues. À la recherche d’une icône de l’immigration

Claude Boli et Yvan Gastaut

1 Depuis les premières participations aux compétitions internationales, dans les années soixante-dix, l’équipe de France féminine est le reflet d’une nation où l’immigration constitue un élément incontournable. Lancée en 1921 par la persévérance et l’obstination de femmes engagées dans le processus d’émancipation1, l’équipe de France féminine obtient véritablement une reconnaissance médiatique dans le prolongement de la création du championnat féminin (1974) et du championnat d’Europe (1982). Certainement moins remarquable et moins mis en valeur que dans le cas des Bleus de Kopa, Platini et de Zidane, le poids de l’immigration est néanmoins présent dans la composition des équipes nationales féminines.

2 Si l’on compare, depuis une dizaine d’années, avec les autres sélections telles que le basket-ball, le handball ou le volley-ball, il est indéniable que la composition des Bleues est nettement moins marquée du sceau d’une France de la diversité, surtout quand on prend comme élément d’observation les joueuses d’origine africaine. Dans l’équipe de handball qui remporte la médaille d’argent du dernier championnat du monde en 2009, Claudine Mendy (née à Mantes, originaire du Sénégal), Siraba Dembele (née à Dreux, originaire du Mali), Mariama Signate (née à Dakar, originaire du Sénégal) sont les représentantes de l’africanisation croissante de la composition des équipes de France depuis le début des années quatre-vingt-dix. Parmi les filles qui remportent la médaille de bronze de l’Euro Basket des 16 ans et moins, en Italie, en 2009, Christelle Diallo, Olivia Epoupa, Marie Bernadette Mbuyamba, Esther Niamké-Moisan renforcent l’influence des joueuses originaires de l’Afrique subsaharienne.

Une diversité en quête de reflet

3 Au sein de l’équipe de France de football, la présence des joueuses noires est moins marquée, et par conséquent l’influence de l’immigration dans l’image que le grand

Hommes & migrations, 1285 | 2010 14

public se fait de cette équipe est quasiment méconnue. D’autre part, l’imposante place des légendes du football féminin, françaises de souches, minimise le poids de joueuses d’origines étrangères. Les époustouflants palmarès et carrières de Michèle Wolf (vedette des années soixante-dix), Élisabeth Loisel, , Marinette Pichon et surtout qui détient le record des sélections en équipe de France (143 contre 142 de ) renforcent l’idée d’une équipe peu imprégnée par les mutations démographiques, et différente dans sa configuration, de l’équipe de France masculine. Le trophée UNFP (Union nationale des footballeurs professionnels) de la meilleure joueuse du championnat, commencé en 2001, dans une manifestation éminemment médiatisée, n’a jamais été remporté par une Française d’origine étrangère. La figure emblématique d’une joueuse de l’équipe de France issue de l’immigration est dès lors attendue.

4 Cependant, il suffit d’observer de près les 229 joueuses internationales (de 1971 à 2003)2 pour s’apercevoir que la présence de certaines joueuses nous rappelle la force de vagues migratoires de quatre principaux pays (Italie, Pologne, Espagne, Portugal) dans l’Hexagone depuis plus d’un siècle. Manucci, Olejnik, Golawski, Puentes, Dos Santos ont été les pionnières. Les joueuses d’origine maghrébine relativement absentes dans les équipes nationales premières dans certaines disciplines (handball, basket-ball, volley- ball) apparaissent davantage dans le football. Les sélections de Meriame Ben Abdelwahab, et Louisa Necib durant l’Euro 2005 signalent un fait de plus en plus remarquable, dans les clubs, qui touche désormais les équipes nationales. Louisa Necib, l’une des vedettes du championnat, milieu de terrain de l’Olympique de , titulaire en équipe de France, est originaire d’Algérie mais née à Marseille. Elle est le symbole d’une nouvelle génération de joueuses que l’on compare à certaines icônes de l’immigration maghrébine, telles que Benzema3.

NOTES

1. Laurence Prudhomme-Poncet : Histoire du football féminin au XXe siècle, Paris, l’Harmattan, 2003. 2. Pascal Grégoire-Boutreau : Au bonheur des filles, Saint-Étienne, Editions des Cahiers intempestifs, 2003, p. 273. 3. Foot Mag. Le magazine de la fédération française de football, n° 3 novembre 2008, pp. 14-15.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 15

AUTEURS

CLAUDE BOLI Historien et sociologue, responsable des départements Recherche et Collection au Musée national du Sport

YVAN GASTAUT Maître de conférences, université de Nice

Hommes & migrations, 1285 | 2010 16

Les footballeurs noirs africains en France Des années cinquante à nos jours

Claude Boli

1 Absents des effectifs des clubs d’élite dans les vingt premières années du professionnalisme, instauré en 1932, les joueurs d’Afrique de l’Ouest vont progressivement remplacer ceux d’Afrique du Nord et modifier le profil de la population de footballeurs étrangers en France au début des années soixante. Trois aspects pris dans leurs multiples dimensions (historique, politique, économique, culturelle) montrent la complexité des relations entre la France et le continent noir. L’enquête de la présence des Africains dans le championnat français renvoie expressément à cette singularité qui interpelle l’observateur avisé de l’histoire coloniale et post-coloniale, c’est-à-dire un fort appel de la France et conjointement un besoin d’Afrique1 de la part des clubs hexagonaux. Une partie de cette relation singulière s’illustre dans le statut des joueurs. Des ressortissants de certains pays (Côte d’Ivoire, Sénégal) échappent aux restrictions imposées au nombre de joueurs étrangers puisqu’ils sont considérés comme membres de la Communauté française2 (de 1959 à 1960). Aujourd’hui, l’arrivée des joueurs est facilitée par les retombées de l’accord de coopération (accord de Cotonou, depuis juin 2000) entre la France et les principaux fournisseurs de footballeurs (Côte d’Ivoire, Sénégal, Mali, Cameroun).

2 L’attraction de nouvelles recrues de la “Grande France” devient un choix de l’air du temps dès la moitié des années cinquante et dans les années soixante. Les Noirs africains deviennent à la mode, comme ce fut le cas des Scandinaves (Suède, Danemark) ou des Latino-Américains (Argentine, Brésil)3.

3 Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la personnalité et la réussite d’un joueur, Salif Keita, modifient profondément la perception des médias. L’hebdomadaire y contribue de manière très active. Le profil des arrivants change profondément.

4 La réussite d’équipes nationales sur la scène internationale durant les années quatre- vingt-dix et deux mille préfigure une nouvelle forme de migration vers l’Europe. La

Hommes & migrations, 1285 | 2010 17

France dans ce contexte constitue un eldorado, un appel irrésistible pour une partie de la population masculine africaine souvent préparée au métier de footballeur professionnel.

De la communauté à la coopération

5 En tant que principal organe de l’actualité footballistique, France football constitue le média idéal pour suivre le mouvement de la vague noire africaine du milieu des années cinquante aux années soixante. C’est sous des expressions qui touchent au champ sémantique de l’“extraordinarité”, du phénoménal, du mystérieux que les footballeurs entrent dans les colonnes de l’hebdomadaire. C’est en qualité de “diables”, de “sorciers”, de “magiciens”, de “perles”, de “terreurs”, de “merveilleux” qu’ils sont consacrés. Le premier à être élevé au rang de vedette étrangère est sans aucun doute l’attaquant camerounais Eugène N’Jo Léa. Dès son passage dans les équipes amateurs de Roanne puis de Roche-la-Molière, l’étudiant footballeur devient une figure emblématique. Les avis sont dithyrambiques, et il est très souvent comparé aux stars étrangères du moment, notamment au Brésilien Amalfi4. La présence remarquée de joueurs d’origine étrangère5 au sein des Bleus (l’équipe de France de football) au début des années cinquante (Cisowski, Ujlaki, Jacowski) et la quête d’une nouvelle “perle noire6” influent sur les commentaires. Sait-on jamais, N’Jo Léa est peut-être celui qui permettra à l’équipe de France de rivaliser avec les grandes nations du football. Dès sa première année dans le club professionnel de l’AS Saint-Étienne, N’Jo Léa bénéficie d’une abondante couverture médiatique. En septembre 1954, une photo du joueur en pleine action fait la une de l’hebdomadaire : “N’JO LÉA, le diable noir. L’arrière central lillois Pazur a été beaucoup à l’ouvrage et souvent à la peine dans son duel avec l’avant-centre stéphanois N’Jo Léa. Venant du Cameroun en passant par Roche-la-Molière, l’étudiant du Forez s’impose à chaque match comme un grand espoir. Ne l’a-t-on pas déjà surnommé ‘le diable noir7’.”

6 Comme l’effet d’un écho de la montée des footballeurs de la Communauté française dans l’opinion publique, l’essor du football sur le continent africain, surtout quand il s’agit des zones françaises, est amplement documenté. La création de la jeune ligue de l’Afrique-Équatoriale Française en 1953 (dans laquelle figure le Cameroun) permet de mesurer la popularité du football insufflé par les missions catholiques8. La possibilité d’un “retour sur investissement” et l’apport de la civilisation par le sport sont peu voilés dans les commentaires. Dans ce contexte, le développement du football à Brazzaville (28 clubs, environ 600 joueurs) donne un espoir à la France de consolider son rayonnement et de constituer une pépinière de futurs talents pour la sélection nationale.

7 Les prouesses de N’Jo Léa deviennent donc une source d’espérance pour une équipe de France de football peu rayonnante dans les compétitions internationales. Jean-Philippe Rethacker, l’une des plumes les plus respectées, n’hésite pas à battre campagne pour la sélection du joueur de l’Afrique-Équatoriale Française en équipe de France9. N’jo Léa et le défenseur international Robert Jonquet10 sont choisis à la une pour symboliser l’opposition entre le grand et l’équipe montante de l’AS Saint-Étienne. Deux joueurs différents : l’espoir et le confirmé, le Français d’ici et celui d’ailleurs. La notoriété du joueur camerounais dépasse le cercle du ballon rond quand celui-ci apparaît en médaillon photo dans un jeu de mots croisés11. Les récits d’exploits sportifs

Hommes & migrations, 1285 | 2010 18

et le parcours intellectuel font de N’Jo Léa une véritable figure médiatique. En 1957, Victor Denis lâche le mot de “mode” : “La mode est aux ‘merveilles noires’. Aussi les trompettes de la renommée font-elles valoir sans réserve les exploits des Tokpa, Edimo, N’Jo Léa, Wognin, Zokoua et consort12.” Plusieurs Ivoiriens sont promus vedettes. Le FC Sète est le lieu où se tisse une véritable filière ivoirienne, qui remplace celle d’Afrique du Nord en vogue une dizaine d’années auparavant13.

L’Afrique à la mode

8 À partir de 1956, les difficultés économiques poussent les dirigeants à un recrutement de joueurs non onéreux. À l’été 1956, sous les conseils d’un certain Guy Fabre, Sétois émigré en Côte d’Ivoire et entraîneur d’une équipe corporative, Louis Michel, le président du club, décide de faire venir Ignace Wognin et Gaston Zokoua, deux des meilleurs éléments de l’équipe “corpo”14.

9 L’“opération Côte d’Ivoire”, comme elle est appelée dans l’hebdomadaire France football, apporte une grande satisfaction. Les deux joueurs s’adaptent parfaitement aux réalités du football professionnel et participent au sauvetage du club, comme l’indique Max Urbini. Durant la saison 1957-1958, Benjamin Akouaté (Africa Sport d’Abidjan), Yapi (Africa Sport d’Abidjan), Pierre Anoh (Stade d’Abidjan) et Dioulo Hilaire (Africa Sport d’Abidjan), tous recrutés dans la capitale ivoirienne, renforcent le contingent d’Ivoiriens dans l’effectif du FC Sète.

10 La tendance africaine dans le recrutement de joueurs immigrés est assez nouvelle pour ne pas échapper à la quête d’exotisme des médias. Accompagnées de leur entraîneur, Gaston Plovie, les recrues ivoiriennes posent sur le port de Sète. “Voici l’escadron noir du FC Sète” sort en pleine page au dos de France football15. Dans une envolée teintée d’exotisme, Jean-Philippe Rethacker évoque l’arrivée de Wognin et Tokpa, ces joueurs “venus du pays du cacao16”. Les prestations de l’Alésien Jean Tokpa accentuent les remarques portées sur les footballeurs ivoiriens. Comme dans le cas de N’Jo Léa, la presse se charge (L’Équipe et France football) de proposer sa candidature dans l’équipe de France. , la “parole” de l’hebdomadaire, est l’initiateur qui désigne l’Ivoirien meilleur ailier droit français, avant d’ajouter qu’“il convient de recommander très vivement l’ailier […] à l’attention du comité de sélection français 17”. La pression des journalistes est à moitié entendue puisque Tokpa figure dans la liste des 40 présélectionnés pour la Coupe du monde de 1958. L’actualité footbalistique du côté d’Abidjan retient également l’attention des journalistes. Dans la section “monde”, un tournoi organisé par le club de l’ASEC d’Abidjan fournit l’occasion de vérifier l’intérêt du football dans les colonies : “La Côte d’Ivoire, qui vient en tête des territoires d’AOF, ayant fourni à la métropole des joueurs professionnels, vient une fois de plus de prouver sa vitalité18 .”

11 En octobre 1959, c’est l’apogée. Un long article est entièrement dédié aux footballeurs noirs africains des colonies. Le titre est assez parlant : “Le Football Français : celui de la communauté”, et l’encadré encore plus éloquent : “Les joueurs d’Afrique noire, qui opèrent au sein des équipes de la métropole, sont maintenant plus d’une centaine… et tous des attaquants dans la proportion de 98 %. […] Cette ‘légion noire’ occupe aujourd’hui une place de choix (chez les professionnels et chez les amateurs) qu’il convient de situer dans le cadre de la Communauté. Nous vous présentons donc l’élite de ces joueurs noirs avec un chef de file19.” Une carte permet d’identifier la provenance des joueurs. Chaque photo de joueur est légendée d’un sobriquet. Du côté de l’Afrique- Occidentale Française, le Sénégal est représenté par

Hommes & migrations, 1285 | 2010 19

Wade : la “flèche de St Louis”, le Soudan (l’actuel Mali) par Barrou : l’“hercule de ”, la Côte d’Ivoire par Tokpa : la “perle de Bahibi”, le Bénin par Gaulon : l’“enfant de Cotonou”. Les représentants de l’Afrique Équatoriale Française sont pour le Cameroun : Edimo, la “terreur de Bonamikengue” ; pour le Gabon : Ossey, le “battant de Bitam” ; pour le Congo : Bob, l’“homme de Brazzaville”. Les visages de certains (très souvent avec le sourire) paraissent régulièrement en couverture et ouverture de page. La comparaison de styles et son lot de caractéristiques raciales constituent des motifs à discourir sur ces joueurs venus d’Afrique20. La notoriété de Jean Tokpa s’envole quand son nom apparaît sur des chaussures de football21. Enfin, la caricature va constituer un élément déterminant dans le processus de familiarisation des joueurs, en particulier de N’Jo Léa22.

L’“effet Keita” et la visibilité internationale

12 La particularité des joueurs migrants africains des années soixante-dix et quatre-vingt par rapport aux périodes précédentes est qu’il y a parmi eux des gloires nationales. Les Maliens Salif Keita et Fantamady Keita, l’Ivoirien Laurent Pokou, le Congolais François M’Pelé et plus tard le Camerounais Roger Milla sont dotés d’une forte réputation en Afrique avant d’être reconnus en France. La médiatisation des compétitions africaines23, notamment de la Coupe d’Afrique des nations, sert à mieux connaître les stars locales. Une véritable “fuite” des footballeurs les plus célébres dessine une tendance nouvelle. Une transition mentale s’opère dans l’approche des appréciations des nouveaux arrivants. Le natif de Bamako Salif Keita, arrivé en septembre 1967 à l’âge de vingt et un ans, est celui par qui cette mutation s’est produite. Peu de joueurs africains ont eu un impact aussi important dans le regard des journalistes et du public. Comme un signe du temps, l’ascension de Salif Keita à Saint-Étienne coïncide avec le déclin relatif de l’Algérien , l’une des figures de proue de la présence remarquée des footballeurs maghrébins. L’arrivée de Keita en France, en particulier à Saint-Étienne, constitue déjà un fait propice à le mythifier. Il est raconté qu’il débarqua un jour de septembre 1967 à l’aéroport d’Orly, et peu informé de la distance, prit un taxi pour le conduire à Saint-Étienne24. Ses exploits et titres sportifs sont des plus impressionnants. À peine quelques mois après son arrivée, il fait parler de lui en inscrivant un but, et laisse une forte impression lors de son premier match professionnel.

13 Déjà les journalistes ne tarissent pas d’éloges. Le reporter de France football titre “Une nouvelle perle noire”, puis poursuit de façon apologétique : “Il ne fait aucun doute que l’AS Saint-Étienne vient d’engager un joueur de tout premier ordre. Rarement avons-nous pu voir en France un garçon qui, à peine adapté à la vie européenne et encore moins au climat rude de Saint-Étienne à cette époque, fait étalage d’autant de qualités.” L’article s’achève ainsi : “Il y a gros à parier qu’on en reparlera à peu près tous les dimanches25.”

14 Rapidement, il devient la figure emblématique d’une nouvelle génération d’Africains. Dans un article intitulé “l’Afrique sous le feu de l’actualité. L’or noir du football26”, portant sur les individualités noires du football mondial, il est placé aux côtés du Brésilien Pelé et du Portugais Eusebio (originaire du Mozambique). À quelques jours de l’ouverture de la Coupe d’Afrique des nations, son avis est requis à propos de cette compétition et des caractéristiques du football de ce continent27. Au grand plaisir des médias, il se découvre et offre ainsi des éléments pour nourrir sa réputation. Dans un

Hommes & migrations, 1285 | 2010 20

long entretien donné à Jean-Philippe Rethacker, le “Monsieur Afrique” de France football, l’“étoile noire28” évoque les moments et les personnages décisifs dans sa jeune carrière. On apprend plusieurs aspects qui méritent attention. Il débute à dix-sept ans dans la sélection malienne, lors d’un tournoi en Indonésie. L’équipe nationale est entraînée par Émile Loréal, un Français “inconnu” qui joua un rôle important dans sa formation. À l’instar d’une majorité d’Africains, l’arrivée de Keita est l’œuvre d’un émigré français29 passionné de football. Le choix de Saint-Étienne est l’effet du hasard puisqu’il aurait pu arriver à Rennes ou à Marseille, deux clubs contactés par l’entraîneur français de la sélection. L’Espagne pouvait être également sa destination, le club de Las Palmas l’ayant approché en 1965. Enfin, l’une des principales raisons de son départ du Mali est la difficulté d’assumer un statut de gloire nationale. Les récits de prouesses ne cessent de grandir à tel point qu’un lecteur s’étonne des appréciations sur Keita, comparé “sans modération” aux grands noms du football mondial, Pelé, Puskas. La réponse de la rédaction est sans équivoque : “Nous nous gardons de surestimer Keita. […] Il nous apparaît, sur ce que nous avons vu, comme le footballeur africain noir le plus doué opérant en France depuis Ben Barek30.” Le palmarès donnera raison aux journalistes.

Tableau 1 : Évolution du nombre de joueurs africains dans les championnats français de 1re et 2e Division, 1953-54/2005-06

15 En 1968, à tout juste vingt-deux ans, il devient le premier joueur noir africain élu “meilleur joueur étranger de France31”. Les journalistes ne sont pas les seuls à l’encenser ; les joueurs sont également sous le charme. , son coéquipier chez les Verts, fait état d’un “joueur d’exception”, de “ses traits de génie et de son phénoménal instinct du geste ou de la passe32”.

16 Sans être affirmatif, il est indéniable que les succès de Keita ont accéléré l’intérêt pour le football d’Afrique noire. Parler d’un “effet Keita” n’est point usurpé. À partir du 1er octobre 1968, France football lance une édition africaine. L’élargissement d’un nouveau marché est certainement une aspiration non négligeable, mais, ce qui retient l’attention ici, c’est le double objectif teinté de paternalisme. Il s’agit d’une part de permettre aux lecteurs africains d’Algérie, du Cameroun, du Maroc ou de Côte d’Ivoire de “mieux connaître le football de leur continent” et ainsi “ils pourront mesurer les progrès accomplis et ceux qui restent à réaliser”. D’autre part, les lecteurs “trouveront des nouvelles des Africains installés en France, des joueurs en particulier, si nombreux dans nos clubs professionnels et amateurs33”. Après la création du “ballon d’or europée” établi par France football en 1956, un autre trophée qui honore le meilleur joueur du continent africain voit le jour en 1970. Le “ballon d’or africain” constitue un autre élément de l’impact de Salif Keita. La rédaction ne cache guère sa fierté d’avoir créé deux événements à dimension universelle. Dans le cas du footballeur africain, Max Urbini, au nom du

Hommes & migrations, 1285 | 2010 21

journal, se dit “heureux, et fier à la fois, de franchir cette nouvelle étape34”. Sans étonnement, Salif Keita recouvre toutes les faveurs des 14 pays votants (tous africains). D’ailleurs, le joueur reçoit avec lucidité son trophée et avoue “avoir bénéficié d’une grande publicité dans France football” réduisant les chances de joueurs évoluant en Afrique de l’emporter. La France est désormais l’endroit où il faut jouer pour être reconnu en Afrique et en Europe.

L’Afrique noire : un réservoir de joueurs

17 Dans la saison 1963-1964, le nombre de joueurs d’Afrique noire dépasse légèrement celui des Maghrébins (23 contre 22). Une décennie plus tard, l’écart est plus net. L’Afrique subsaharienne fournit 30 joueurs dans les championnats d’élite contre 11 Maghrébins. Les Camerounais assurent aux Noirs africains une position de force obtenue durant les années soixante-dix.

Tableau 2 : Principale origine géographique des joueurs africains dans les championnats français de 1re et 2e Division, 1953-1954/2005-2006

18 Les excellentes prestations des sélections nationales lors des Coupes du monde 1982 et 1986 accélèrent le processus d’exode des meilleurs éléments du football africain. Au Mundial espagnol de 1982, l’Algérie et le Cameroun surprennent le public européen, très sceptique sur la valeur des représentants africains. L’Algérie réalise l’exploit de battre l’équipe d’Allemagne de l’Ouest, grande favorite du tournoi. Les Camerounais terminent la compétition invaincus et font jeu égal avec l’Italie, qui en sort gagnante. Dans l’équipe camerounaise, plusieurs piliers (Grégoire M’Bida, Théophile Abega) qui découvriront le football professionnel en France, viennent du glorieux club de Canon de Yaoundé, l’un des plus titrés d’Afrique35. Au lendemain de la Coupe du monde de 1986, le Canon de Yaoundé fournit une nouvelle fois ses meilleurs éléments à des équipes de faible renommée du championnat de France. C’est le cas d’Emmanuel Kundé et de François Omam-Biyik, qui signent dans la modeste équipe de Laval. Les tableaux (1

Hommes & migrations, 1285 | 2010 22

et 2) sur l’évolution du nombre et les provenances géographiques offrent une idée de la position des Camerounais dans le contingent de joueurs étrangers africains36.

19 Quand on observe de près le développement des migrations des footballeurs durant les années quatre-vingt-dix et deux mille, un fait s’impose : l’Afrique noire est devenue le principal pourvoyeur de joueurs étrangers. Une véritable mutation s’est produite et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Dans la saison 1996-1997, on dénombre 65 joueurs. Les footballeurs en provenance majoritairement d’Afrique de l’Ouest arrivent loin devant ceux d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie (53 contre 12). Parmi les “fournisseurs en footballeurs” sont grandement représentés le Sénégal, nouvelle place forte du football africain, et les ravitailleurs historiques, que sont le Cameroun et la Côte d’Ivoire. L’entrée du Nigeria, pays anglophone et donc plus proche culturellement du voisin anglais, donne à considérer la diversité géographique des migrants. Dix ans plus tard, la configuration des provenances rappelle à la fois l’importance de l’immigration sénégalaise, malienne, ivoirienne ou camerounaise37 et écarte tout lien direct avec l’émigration sportive.

20 Selon le recensement de 1999, les ressortissants les plus nombreux dans l’Hexagone sont respectivement ceux du Sénégal (53 859), du Mali (35 978), du Congo (35 318), de Côte d’Ivoire (29 879), de Madagascar (28 272), de l’île Maurice (27 806), du Cameroun (26 890)38. L’immigration sportive a sa propre logique. Elle est structurellement liée à l’histoire de la pratique du football dans chaque pays (date de création de la fédération, affiliation à la FIFA) et à la place des joueurs africains dans le marché footballistique mondial (classement annuel accordé par la FIFA, résultats en Coupe d’Afrique des nations et Coupe du monde).

21 Les années quatre-vingt-dix et deux mille sont différentes des périodes précédentes parce qu’elles imposent de considérer plusieurs facteurs nouveaux. Dans les motivations à venir en France, l’aspect économique est toujours déterminant. Le rêve de faire de sa passion son métier et ainsi de modifier un destin social de précarité est régulièrement évoqué chez les footballeurs migrants. Le football est un moyen de vivre et de faire vivre plusieurs membres d’une famille. La création de véritables réseaux entre des clubs français et africains est également un facteur important. Très souvent, ce lien est entretenu par une personnalité africaine qui a marqué le club français. La longue carrière de joueur (1973-1983), puis d’entraîneur, de l’Ivoirien Mama Ouattara au sein de l’équipe de Montpellier-Hérault facilite l’arrivée de plusieurs joueurs confirmés ou de jeunes prometteurs du club de ses débuts, le Stade d’Abidjan (Emmanuel Moh, Ibrahima Bakayoko). À la fin des années quatre-vingt-dix, l’aide matérielle (principalement en équipement sportif) moyennant une facilité dans l’acquisition de joueurs ivoiriens renforce ce nouveau type de coopération France- Afrique. Quelquefois, il s’agit d’un ancien joueur qui a laissé une trace importante dans l’esprit des personnes. Le Camerounais Joseph-Antoine Bell, ancien gardien des Girondins de Bordeaux et de l’, participa activement à l’arrivée à Lille de l’international Jean II Makoun formé au Cameroun39. Durant les années quatre-vingt-dix, s’ouvrent des écoles de football au Cameroun, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, dont l’objectif est d’alimenter les clubs européens. Un véritable marché dont bénéficient autant les clubs européens que les clubs africains. Six des joueurs sénégalais de l’effectif du FC Metz de la saison 2006-2007 sont repérés à l’école de football de Dakar, Génération Foot, créée en 2000 par un ancien footballeur sénégalais de Metz, Mady Touré. Un accord de partenariat permet de souder les deux institutions40.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 23

Toujours au Sénégal, à Dakar, l’institut Diambars a été inauguré en octobre 2005. Les directeurs sont les anciens joueurs non originaires du Sénégal, Jimmy Adjovi-Boco (Bénin) et (Guyane)41. L’ancien attaquant légendaire de Saint-Étienne Salif Keita42 ouvre à la fin des années quatre-vingt-dix, un centre de football, duquel est sorti Mahamadou Diarra, l’ancien Lyonnais et désormais joueur du prestigieux Real Madrid.

Des expériences variées : succès et désillusion

22 Comme toute expérience de déplacement lointain, la migration sportive est synonyme d’immense joie pour certains et de grande tristesse pour d’autres. S’il est un point commun entre tous les footballeurs africains, c’est sûrement celui d’avoir quitté son pays, sa famille, son club formateur et ses habitudes pour la découverte de l’inconnu. Espoir et angoisse sont souvent liés. Les histoires sont faites de circonstances prévues ou inattendues. L’inattendu, c’est Jean Tokpa qui est prévu à Sète et qui au dernier moment est enrôlé par un dirigeant de Montpellier. L’expérience sportive est avant tout une expérience humaine. Didier Otokoré, international ivoirien ayant évolué à Auxerre dans les années quatre-vingt-dix, désormais dirigeant du Stade d’Abidjan, garde de sa carrière française un “goût mitigé43”. Un autre Ivoirien, Bernard Allou, formé au Paris Saint-Germain et qui a connu l’Angleterre, parle de “chance extraordinaire44”. D’autres insistent sur la rencontre de l’épouse européenne. Les récits biographiques sont éloquents. Le Ghanéen Abedi Pelé, pourtant pourvu d’une notoriété importante en Afrique (champion d’Afrique des nations en Libye à l’âge de dix-sept ans), ressent durement son échec à Saint-Étienne, lors d’un essai. Les dirigeants, dit-il, préfèrent choisir un Bulgare, qui s’adapterait plus aisément au football français qu’un Africain45. Heureusement, il connaît la gloire à l’Olympique de Marseille et devient le premier Ghanéen à remporter la célèbre Coupe d’Europe des clubs champions, en 1993. En observant de près les expériences de vie des footballeurs en France depuis un demi- siècle, il paraît essentiel d’insister sur un certain nombre d’aspects qui renvoient à la réalité du vécu.

Les étudiants-footballeurs

23 Une des particularités des footballeurs africains des années soixante et soixante-dix est la présence fort remarquée d’étudiants. Un mouvement qui n’est guère étonnant quand on pense au contexte de l’époque. Le séjour en France pour plusieurs jeunes, notamment ceux issus de familles relativement aisées, est motivé par les études à Paris ou dans les villes universitaires (Bordeaux, Lyon, Toulouse, Poitiers)46. Le football, sport roi en Afrique, l’est également pour une partie des étudiants. Le Sporting Club universitaire africain, formé d’étudiants de pays différents, va notamment se distinguer en niveau amateur dans la région parisienne. Il remporte à la surprise générale la Coupe de Paris en 1955, et, parmi les joueurs, on trouve des étudiants en droit, médecine, lettres modernes, travaux publics47. Parmi eux, il y a Monday Ossey, étudiant en licence de lettres, qui joue à Limoges. Dès sa première année, les journalistes font de lui l’intellectuel du club, comme si le cas était extrêmement rare. Une photographie le montrant en train de lire un ouvrage est régulièrement utilisée pour marquer sa singularité48.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 24

24 Zacharie Noah (le père de Yannick Noah) arrive en tant qu’étudiant avant d’entamer une carrière de joueur, d’abord dans le club amateur de Saint-Germain, puis en professionnel à Sedan49. Les plus célèbres étudiants-footballeurs sont incontestablement les Camerounais Eugène N’Jo Léa et Gabriel Abossolo.

25 En 1956, le quotidien de l’étudiant N’Jo Léa est grandement exposé dans France football. À la une de l’hebdomadaire, il est dit qu’il a trois buts : “Se marier avec une étudiante lyonnaise, devenir docteur et remporter le titre de champion avec Saint-Étienne50.” À l’intérieur du magazine, on en apprend davantage sur ses activités extrasportives. On le voit déambuler à la faculté de droit de Lyon, où il est étudiant en deuxième année. Une pose est prise à l’entrée de la faculté, en compagnie d’amis étudiants. Une autre photo le montre dans une allure studieuse, en train de travailler. On le voit aussi à l’intérieur d’une salle d’amphithéâtre en compagnie de sa fiancée. En tant que spécialiste en droit, il participe activement à la création du syndicat des footballeurs professionnels français en 1961, et plus tard occupe de hautes fonctions de l’État en tant qu’ambassadeur. Abossolo (fils de médecin) est un autre licencié en droit qui a les faveurs des journalistes quand il s’agit de parler des intellectuels africains du football français. Sa différence au sein du club des Girondins de Bordeaux est soulignée par un dirigeant qui justifie son absence dans les pratiques de sociabilité : “Gabriel Abossolo, c’est l’intellectuel de l’équipe, il est étudiant en droit ; il mène conjointement football et études, c’est pourquoi il participe rarement aux jeux de ses camarades, il n’en a pas le temps51.”

26 L’édition africaine de France football livre chaque semaine l’expérience d’un footballeur dans une rubrique intitulée : “Les Africains de France”. Tout comme celui du Malien Fantamady Keita, qui poursuit des études de chimie52, le portait d’un étudiant- footballeur centrafricain se dévoile ainsi : “Jean-Louis M’boé. Bel athlète (1,83 mètres pour 85 kilos). Jean-Louis M’boé est né le 12 avril 1953 à Bangui. Capitaine des ‘Diables rouges’ de Fatima avant de quitter Bangui pour Paris, où il séjourne depuis trois mois, il est l’un des footballeurs centrafricains les plus doués de sa génération. Ses yeux clairs pétillants d’intelligence, ce jeune footballeur, venu en France pour ses études supérieures, espère s’imposer dans des clubs français53.”

27 D’autres font le choix de ne pas céder aux sirènes des clubs professionnels. L’obtention du diplôme puis le retour au pays sont dans leur esprit. Il arrive qu’ils refusent les propositions de clubs importants. C’est le cas exemplaire du Congolais Gilbert Itsa, dont l’engagement avec le club amateur de Juvisy surprend un journaliste : “J’ai effectivement reçu des propositions concrètes de deux équipes de première division. Il s’agit de Reims et de Lille, qui voulaient à tout prix me faire signer un contrat pro. À ces deux formations, j’ai répondu par la négative car je n’entends pas faire du football mon métier. Je suis venu en France pour poursuivre des études supérieures. J’entends réussir sur le plan universitaire avant de regagner mon pays54.” L’échec de certains joueurs pousse des internationaux confirmés à ne même pas envisager de carrière professionnelle en France. L’international malien Sory Diakité, dès son arrivée en France, s’inscrit à l’école d’architecture de Paris et, pour garder la forme, signe une licence amateur dans le club banlieusard d’Issy-les- Moulineaux55. La pression familiale pousse l’Ivoirien Vincent Kouadio à cumuler études et carrière professionnelle pour espérer aider ses proches : “Deuxième gosse d’une famille de huit enfants, je me dois de réussir dans mes études d’électronique pour pouvoir aider financièrement ma famille56.” La volonté d’apprendre un métier est l’objectif principal de certains joueurs. Bako Touré (le père de José Touré) abandonne le haut niveau pour rejoindre l’équipe amateur de l’AAJ Blois et le centre de formation pour adultes, afin

Hommes & migrations, 1285 | 2010 25

d’apprendre le métier de la limousinerie dans le bâtiment57. L’Ivoirien Sylvestre Gnohité pose dans sa venue au Stade brestois la condition de poursuivre son métier d’électronicien58.

L’illusion médiatique

28 Dans l’édition africaine de France football, Igor Follot alerte les Africains qui rêvent d’une réussite évidente en France : “Venir en France pour faire carrière est une chose. Mais s’imposer dans un club professionnel de première ou deuxième division en est une autre. Il est grand temps que ceux qui ont cette idée dans la tête sachent que ce n’est pas facile de se faire un nom dans le football professionnel. Et une nouvelle fois, nous disons que la réussite spectaculaire des Tokoto, Salif Keita, M’Pelé, Pokou, Dahleb, et autres Djadaoui, Boubacar, est une exception59.” Dix ans près, un autre journaliste souligne l’extrême difficulté de joueurs africains à s’adapter, en dépit des réussites de certains. La saison en demi-teinte de celui que les Camerounais appellent “Docteur” Théophile Abega dans l’équipe de Toulouse démontre qu’une excellente réputation construite dans les compétitions africaines peut être insuffisante en France60. Trente ans après, ce constat reste d’actualité. De nombreux joueurs, souvent très jeunes, tentent l’aventure européenne pour échapper à une existence difficile ou tout simplement pour espérer goûter aux délices de la renommée internationale des Drogba, Eto’o, Kalou, qui évoluent dans les grands clubs. C’est au prix d’énormes sacrifices que certains joueurs africains se laissent emporter par l’illusion médiatique. Comme pour Madické, l’un des personnages du roman de Fatou Diome61, Le Ventre de l’Atlantique, l’Europe, et plus particulièrement la France, est la destination obsessionnelle pour de nombreux footballeurs d’Afrique de l’Ouest qui aspirent à la célébrité. Les exemples de terribles échecs ne suffisent pas à décourager les afflux de joueurs. Les succès des joueurs ont une dimension internationale, grâce en particulier à la télévision qui retransmet dans les foyers de Yaoundé, Dakar, Abidjan ou Bamako, les exploits du week-end des footballeurs émigrés. Les malheurs de joueurs sont très vite mis sur le compte de la mauvaise fortune. Les trajets sinueux pour atteindre les sommets des joueurs emblématiques sont complètement cachés. Les aventuriers ne se rappellent pas ou ne veulent pas savoir que l’illustre Roger Milla, tout auréolé de ses titres au Tonnerre de Yaoundé, connaît d’énormes difficultés à ses débuts en 1978 à Valenciennes, puis à . Abedi Pelé, “ballon d’or africain” à trois reprises (1991, 1992 et 1993), subit l’humiliation des essais à Saint-Étienne et à Nantes, joue dans de modestes clubs de deuxième division (Niort et Mulhouse) avant de connaître la réussite à Marseille. D’autres joueurs moins connus ont des destins plus ardus. Le retour dans le pays d’origine devient l’unique sortie. En 2004, l’histoire de Boris Ngouo62, jeune joueur camerounais très prometteur, dont le parcours est entaché de promesses d’agents véreux, alerte l’opinion. Plusieurs articles de presse parlent sans discernement de ce nouveau “trafic négrier63”, d’“esclavage” ou d’“exploitation humaine”, en évoquant l’exode massif de jeunes footballeurs africains piégés par des intermédiaires sans scrupule qui les envoient dans divers endroits impensables il y a quelques années, pour poursuivre une carrière de footballeur (Lituanie, Bosbie- Herzégovine, Malte, Géorgie). L’association Foot Solidaire est créée en 2000. Elle est présidée par Jean-Claude Mbvoumin, un ancien professionnel camerounais qui a dû interrompre prématurément sa carrière après une grave blessure. Il est l’instigateur d’une campagne de sensibilisation sur l’urgence de protéger les jeunes joueurs africains brisés par les mirages du football professionnel64. La lutte contre l’expatriation

Hommes & migrations, 1285 | 2010 26

anarchique des jeunes joueurs est en première ligne du combat à mener. Autour de l’association, se mobilisent plusieurs institutions (Licra, Union européenne, Unesco) résolues à lutter contre ce fléau65.

Conclusion

29 Depuis un demi-siècle, les footballeurs noirs africains ont profondément modifié le profil des joueurs étrangers dans le championnat de France. Après une période d’invisibilité dans les années cinquante, on assiste aujourd’hui à la présence massive de joueurs en provenance du Sénégal, du Cameroun ou de Côte d’Ivoire. Le lien historique entre l’ancien pays colonisateur et les pays longtemps sous tutelle française est remarquablement inscrit dans la pérennité des mouvements migratoires. Cela situe la France dans une situation d’exception. Cependant, les perceptions héritées de l’idéologie coloniale mettent à nu les rapports ambigus entre la France et ses anciennes colonies. Le footballeur africain va ainsi cristalliser un certain nombre de préjugés proches des discours racialistes. Le nouveau marché mondial du football a accéléré la fuite des joueurs africains vers l’Europe, et plus particulièrement en France, ce qui en fait le premier pays d’immigration de footballeurs. La marche paraît inéluctable, tant la France fait encore rêver une partie des Africains. Le footballeur professionnel pourrait devenir le principal produit d’exportation d’Afrique, mais à quel prix ?

NOTES

1. Jean-Pierre Dozon, Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Paris, Flammarion, 2003, p. 98. 2. Jean Martin, Lexique de la colonisation française, Paris, Dalloz, 1988, p. 87. 3. Alfred Wahl, Pierre Lanfranchi, Les footballeurs professionnels, des années trente à nos jours, Paris, Hachette, 1995, p. 132. 4. France football, 10 mars 1953, n° 364 ? ; France football, 26 janvier 1954, n° 410. 5. Pierre Delaunay, Jacques Ryswick, Jean Cornu, Dominique Vermand, Cent ans de Football en France, Paris, Atlas, 1997, p. ?201. 6. Le premier joueur affublé du surnom de “perle noire” est le Marocain Larbi ben Barek né en 1917 à Casablanca. Il connaît une brillante carrière avec l’Olympique de Marseille, le Stade français, à l’étranger avec l’Atlético de Madrid. Il se distingua aussi avec l’équipe de France, où il débuta à l’âge de vingt-quatre ans et connut sa dernière sélection à quarante ans. Voir Jacques Chauvenet, Larbi Ben Barek. La légende de la “perle noire”, Toulon, Presses du Midi, 1994, p. 5. 7. France football, 21 septembre 1954, n° 444. 8. France football, 29 juin 1954, n° 432 ; une historienne américaine s’est intéressée au cas spécifique des sports à Brazzaville : Phyllis M. Martin, Loisirs et société à Brazzaville pendant l’ère coloniale, Paris, Karthala, 2005, pp. 137-171. 9. France football, 18 septembre 1954, n° 548. 10. France football, 25 septembre 1956, n° 549. 11. France football, 12 mars 1957, n° 573.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 27

12. France football, 8 octobre 1957, n° 603. 13. Gilles Gauthey, Le Football professionnel français, Tome 1, Paris, édité par l’auteur, 1961, p. 111. 14. France football, 20 août 1957, n° 596. 15. France football, 20 août 1957, n° 596. 16. France football, 10 septembre 1957, n° 599. 17. France football, 26 août 1958, n° 650. 18. France football, 16 septembre 1958, n° 653. 19. France football, 27 octobre 1959, n° 711. 20. France football, 3 janvier 1961, n° 773 ? ; France football, 8 août 1961, n° 804. 21. France football, 14 février 1961, n° 779. 22. France football, 21 novembre 1961, n° 819. 23. La rédaction de France football lance, en 1965, une chronique consacrée au football d’Afrique noire, en évoquant le motif suivant : “C’est une nécessité, car l’Afrique est en marche.” France football, 2 novembre 1965, n° 1025. 24. Eugène Saccomano (dir.), Larousse du football, Paris, Larousse-Bordas, 1998, p. 276 ; Monique Pivot, La Passion des Verts, Paris, La Manufacture, 1987, p. 110. 25. France football, 21 novembre 1967, n° 1132. 26. France football, 27 octobre 1967, n° 1133. 27. France football, 12 décembre 1967, n° 1135. 28. France football, 30 janvier 1968, n° 1142. 29. Il s’agit de Charles Dagher, un commerçant d’origine libanaise installé de longue date à Bamako. Fervent supporter de l’AS Saint-Étienne, il recommanda Keita aux dirigeants stéphanois. Igor Follot, Gérard Dreyfus, Salif Keita. Mes quatre vérités, Paris, Chiron, 1977, p. 7. 30. France football, 6 février 1968, n° 1143. 31. Précisons que les Indépendances ont modifié le statut des footballeurs africains en France. À partir du 17 mars 1962, ils entrent dans la catégorie des joueurs étrangers. Toutefois ? ceux qui sont arrivés avant 1962 bénéficient du statut de sujets de la Communauté française. France football, 27 novembre 1962, n° 872 ; France football, 31 décembre 1968, n° 1187. 32. Robert Herbin, On m’appelle le Sphinx, Paris, Robert Laffont, 1983, p. 91. 33. France football, 24 septembre 1968, n° 1173. 34. France football, 5 janvier 1971, n° 1292. 35. Gérard Dreyfus, Le guide du football africain, Paris, MMP éditions, 2004. 36. Comme il est souvent le cas, un tableau a ses limites et ouvre fréquemment plus de questions que de réponses sur une réalité. Il y a tout d’abord la question des saisons choisies. La saison 1953-1954 est le premier almanach découvert dans les archives de France football. La sélection des joueurs est l’autre difficulté. Le nombre de joueurs algériens est en ce point intéressant sur les choix. Fallait-il retenir comme Algérien Norredine Kourichi, Abdahla Liegeon, tous deux nés Français et devenus Algériens sur “le tard” ? La réponse est oui, dans le sens où le type de classification adoptée tient sur deux cas de figure ? : celui du migrant sportif, c’est-à-dire qui décide de venir en France pour poursuivre une carrière de footballeur entamée en Afrique ; celui qui opte pour la sélection du pays dont il est originaire. 37. Moustapha Diop, “Notes sur la présence africaine en France”, Migrations Société, vol. ?8, n° 44, mars-avril 1996, p. 33. 38. Jacques Barou, “Les immigrations africaines en France au tournant du siècle”, Hommes et migrations, n°1239, septembre-octobre 2002, p. 12. 39. L’Équipe Magazine, n° 1263, 9 septembre 2006. 40. L’Équipe, vendredi 16 mars 2007. 41. Le Monde, 10 septembre 2005. 42. France football, 20 janvier 2006, n° 3119 bis. 43. Entretien réalisé en octobre 2004.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 28

44. Entretien réalisé en juillet 2000. 45. Abedi Pelé, Ballon d’or. Le Ghanéen de Marseille se raconte, Paris, Solar, 1992, p. 82. 46. Catherine Coquery-Vidrovitch, “Colonisation, coopération, partenariat. Les différentes étapes (1950-2000)”, in Michel Sot (ed.), ?Étudiants africains en France 1951-2001. Cinquante ans de relations France – Afrique, quel avenir ? ? Paris, Karthala, 2002, pp. 29- 48. 47. France football, 5 juillet 1955, n° 485 ; France football, 28 juin 1955, n° 484. 48. France football, 12 novembre 1957, n° 608 ; France football, 4 août 1959, n° 699. 49. France football, 23 avril 1957, n° 579. 50. France football, 27 novembre 1956, n° 558. 51. France football, 16 octobre 1962, n° 866 ; France football, 7 mai 1963, n° 895. 52. France- Football, Édition africaine, 27 janvier 1976, n° 1553. 53. France football, Édition Africaine, 3 février 1976, n° 1556. 54. France football, Édition africaine, 20 janvier 1976, n° 1554. 55. France football, 17 février 1976, n° 1558. 56. France football, Edition africaine, 24 février 1976, n° 1559. 57. France football, 27 mai 1969, n° 1208. 58. France football, 23 septembre 1969, n° 1225. 59. France football, 6 janvier 1976, n° 1552. 60. Francis Le Goulven, Sélection Football 85-86, Paris, éditions PAC, 1985, p. 71. 61. Fatou Diome, Le ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003. 62. Boris Ngouo, Terrain miné ? : Football, la folie aux illusions, Paris, Michel Lafon, 2004. ? 63. The Independent, 7 november 2000. 64. Rapport et synthèse des travaux de la conférence internationale Le jeune footballeur africain à l’horizon 2010 ? : enjeux et perspective, le 2 novembre 2006, à Enghien-les-Bains. 65. Le Monde, 4 novembre 2006.

RÉSUMÉS

La migration de footballeurs venus d’Afrique subsaharienne en France démarre dans les années cinquante. L’histoire des footballeurs noirs africains évoluant dans l’Hexagone est marquée par de grands joueurs, parmi lesquels Eugène N’Jo Léa, Salif Keita ou Abedi Pelé. Depuis un demi- siècle, leur trajectoire dans les clubs français, faisant fi des préjugés et des relents de paternalisme bien ancrés dans le monde du sport, jalonnent un chapitre méconnu du parcours migratoire des Africains en France.

AUTEUR

CLAUDE BOLI Historien et sociologue, responsable des départements Recherche et Collection au Musée national du sport

Hommes & migrations, 1285 | 2010 29

Yeso Amalfi (1950-51) Une vedette brésilienne à l’OGC Nice

Yvan Gastaut

1 Le football est une composante importante de la vie sportive et culturelle azuréenne depuis les années vingt. Amateurs ou professionnels ont foulé les pelouses de la région avec un engouement partagé1. Le ballon rond est aussi une source de passion pour l’opinion azuréenne et la commémoration des cent ans de l’OGC Nice, ponctuée par une remarquable exposition en 2004-20052 ainsi que par un ouvrage de Michel Oreggia, président du club des supporters saluant également le centenaire3, a prouvé combien ce club a marqué l’identité locale. Des moments forts, des figures ont jalonné l’histoire du “gym”, devenu professionnel dès la mise en place d’un premier championnat de ce type en 1932.

2 La plus belle séquence du club se situe incontestablement dans les années cinquante : Nice qui jusqu’alors n’avait jamais été sacré Champion de France de première division a remporté à quatre reprises le titre (1950-51 ; 1951-52 ; 1955-56 ; 1958-59), à deux reprises la Coupe de France (1951-52 ; 1953-54) et a disputé deux quarts de finale de la Coupe des clubs champions (1956-57 ; 1959-60).

3 Faire de l’OGC Nice l’un des meilleurs clubs de la France d’après-guerre relève d’une ambition politique. À la fin des années quarante, la municipalité, sous l’impulsion de Jean Médecin, décide de tout mettre en œuvre pour que la ville possède une grande équipe. Elle n’hésite donc pas à financer abondamment le club qui fonctionne alors autour d’un comité tripartite de gestion rassemblant la municipalité, le Comité des fêtes et les représentants effectifs du “gym” dirigé par un triumvirat composé par le président François Sattegna, l’avocat Jacques Cotta et Jean Médecin lui-même. Lors de la saison 1947-48, un gros effort de recrutement porte immédiatement ses fruits : l’OGC Nice devient champion de France de deuxième division (37 victoires, 10 nuls, 9 défaites) et accède à l’élite. Jean Médecin prolonge les efforts de la municipalité : le club finit à la 7e place avec des hauts et des bas lors de la saison 1948-49 et à la 5e place lors de la saison 1949-50.

4 Avec le professionnalisme, le football a provoqué depuis les années trente un intensif déplacement de joueurs suscitant un cosmopolitisme original, peu commun à la société

Hommes & migrations, 1285 | 2010 30

française de la période d’après-guerre. Les nations les plus diverses sont représentées dans les équipes dans la limite d’une réglementation qui évolue sans cesse. Club d’élite, l’OGC Nice, sans jamais oublier le vivier local, a cherché à enrôler les plus brillants joueurs étrangers disponibles sur le marché, capables à la fois d’apporter un atout supplémentaire dans le jeu et d’attiser la curiosité des supporters. Chaque nouvel arrivant offre l’occasion de se plonger, non sans stéréotypes, dans une autre culture du football, technique et tactique et par ce biais dans la culture de l’Autre.

5 Plusieurs joueurs étrangers ont marqué de leur empreinte l’équipe niçoise du premier titre en 1950-51, d’autant que le règlement autorisait désormais chaque club à aligner non plus deux mais trois étrangers sur la feuille de match. Si on ne peut prendre en compte les quatre joueurs “indigènes” ou “musulmans”, Abdelaziz Ben Tifour4, Moktar Ben Nacef5, Hassan M’Jid6 et Mohammed Firoud 7 qui font encore partie de l’Empire français, il faut compter trois Suédois, Per Uno Bengtsson8, Ake Robert Hjamarlsson9, Lennaert Samuelsson10 considérés comme efficaces, rugueux et combatifs, et surtout un Brésilien, Yeso Amalfi, véritable vedette du monde du football, qui défraye la chronique par son comportement imprévisible et par ses frasques en dehors des terrains.

6 Grâce au football, Nice vit à l’heure brésilienne pendant une saison et, à l’instar de leur intérêt constant dans l’histoire pour cette lointaine terre sud-américaine11, les Niçois profitent de la présence de Yeso Amalfi pour exprimer plus qu’un attachement, une véritable passion. Il faut dire que les contours du personnage vont largement contribuer à cet enthousiasme pour un sport, le football, un pays, le Brésil et une vedette facétieuse, Amalfi.

Une arrivée remarquée, des débuts difficiles

7 Yeso Amalfi, né en 1925 à Sao Paulo, est le fils d’une Italienne et de l’un des plus importants pharmaciens de la ville qui possède quatre drugstores et un laboratoire. Chez les Amalfi, on est pharmacien de père en fils : Yeso, doué à l’école, a presque fini ses études en 1949, il ne lui reste qu’une année de faculté pour qu’il obtienne son diplôme et puisse ainsi succéder à son père. Mais il est aussi bon athlète : adolescent, il pratique la boxe et devient champion du Brésil amateur des poids moyens. Lors d’un combat officiel, il étale son adversaire au second round : sa mère, effarée par la violence de ce sport et inquiète pour son avenir lui fait jurer de raccrocher les gants. Il se tourne alors vers le football où il excelle également.

8 Il devient champion du Brésil junior puis trois fois champion du Brésil en 1945, 46 et 47 avec le FC Sao Paulo où il joue avec le célèbre avant-centre Léonidas. À cette époque, il porte à 15 reprises le maillot de la prestigieuse équipe du Brésil dont il est la coqueluche. Les gens viennent au stade spécialement pour le voir, certains tirent en l’air des coups de feu en scandant son nom, signe d’enthousiasme. Lorsqu’il quitte le stade, c’est du délire : un jour la foule s’en empare, des centaines de gens l’embrassent au risque de l’étouffer. Transféré en Argentine à Boca Junior de Buenos Aires, il devient l’idole du public et se lie d’amitié avec le président Juan Domingo Peron et sa femme Evita avec laquelle il entretient une relation de séduction, lui offrant souvent des fleurs lorsqu’elle se rend au stade. Puis il émigre en Uruguay au Penarol de Montevideo où il côtoie la plupart des internationaux qui remportent la Coupe du monde de 1950 au Brésil : il connaît un premier exil et s’éloigne de la sélection nationale. D’autant que sa saison 1949-50 est assez terne dans la mesure où son père le réclame dans sa boutique

Hommes & migrations, 1285 | 2010 31

de Sao Paulo : Yeso se plie à l’autorité paternelle et ne joue plus au football que par intermittences au Palmeiras de Sao Paulo, parlant même d’arrêter sa carrière. Mais il se marie et veut voyager, rêvant de la France, de Paris, de la Côte d’Azur où il aimerait s’installer pour quelque temps.

9 Trois hommes principalement ont réglé le transfert d’Amalfi à Nice : le dirigeant niçois, Mario Albert, chaud partisan de recruter une vedette brésilienne, l’ex- entraîneur antibois, Valère de Besvocony, fixé en Amérique du Sud dans les milieux du football et doté d’un solide réseau de relations, et surtout l’agent arménien d’Amalfi, Arthur Bogossian, bottier de luxe à Paris dans le quartier de Passy et spécialisé dans le placement des joueurs sud-américains.

10 Le 2 août 1950, Yeso Amalfi arrive en rade de Cannes à bord du paquebot Conte Grande Biancamano en provenance de Rio. Immédiatement, journalistes sportifs comme Émile Laurence de Nice-Matin ou Jean Allègre de L’Espoir, supporters et curieux accueillent ce bel athlète aux cheveux noirs ondulés arborant une moustache en “coup de pinceau” qui lui donne des allures de Mexicain et l’accompagnent en direction d’un restaurant cannois Le Petit Brouant rue Deloye où il est attendu par les dirigeants niçois 12. Son premier souci : la condition physique qu’il craint avoir perdue après quinze jours de traversée.

11 Installé dans un hôtel sans confort près de la gare, il est convié dès le lendemain au stade du Ray pour y subir des tests physiques et techniques : les dirigeants veulent s’assurer de la qualité de la “marchandise” avant de le faire signer. Le Brésilien s’en trouve humilié comme il l’avouera par la suite13, mais les tests sont concluants : sa démonstration technique impromptue, et notamment la qualité de ses jongles, impressionne les journalistes présents à l’image de Tony Bessy de Nice-Matin et correspondant de France Football14. Il signe dans la foulée son contrat professionnel au siège de l’OGC Nice sous le regard de l’adjoint aux sports de la municipalité Auguste Vérola.

12 Quelques jours plus tard, le 12 août au stade de St-Augustin, Yeso Amalfi est la principale attraction d’une rencontre de pré-saison entre les professionnels et les amateurs du “gym”. On le décrit comme une “authentique vedette15” mais aussi comme un “fantaisiste” doutant de ses capacités d’adaptation. Saura-t-il se plier aux exigences de la rigoureuse mais efficace méthode du “WM” telle qu’on la pratique en France et qui laisse peu de place aux artistes ? Quoi qu’il en soit, le public ne regrette pas d’être venu voir ce phénomène qui livre un véritable récital de football (les professionnels l’emportent 5 buts à 0), très élégant sur le terrain, paraissant jouer avec une “déconcertante facilité” et parfois une “incroyable aisance”. C’est selon les propos des quotidiens niçois à l’unisson une “excellente opération” pour le club16.

13 Pourtant, Amalfi connaît de rapides problèmes d’adaptation, souffrant du mal du pays, à tel point qu’il parle de quitter Nice dès le début septembre, avant même d’avoir pu jouer en match officiel17.

14 En moins de deux mois, le joueur est parvenu à diviser dirigeants et supporters niçois en deux clans, entre admirateurs et détracteurs. Ceux qui pensent que le succès de l’OGC Nice passe par l’effort et le travail rejettent ce “danseur inefficace” et fustigent sa dédaigneuse désinvolture, tandis que ceux qui sont sensibles au beau jeu et aux artistes le défendent contre cet “ostracisme tenace”.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 32

15 Elly Rous, l’entraîneur des Aiglons, fait partie de la première catégorie et n’aime pas Amalfi. Il refuse de l’aligner lors des premières journées de championnat en septembre, estimant tantôt que sa licence n’était pas encore homologuée ou qu’il n’était pas encore en forme : en réalité, le Brésilien est mis sur la touche parce qu’il refuse de se plier à la discipline imposée.

Un phare à éclipses

16 Après maintes polémiques, la vedette brésilienne fait ses débuts lors de la quatrième rencontre à Sochaux, perdue (2-3) début octobre 1950. Le commentaire de Fernand Albaret dans France Football est mitigé : certes la classe, la félinité, l’autorité dans la conduite de balle, la précision dans les passes ; mais aucun effort, un joueur immobile, “victime de la mouche tsé tsé”, qui a fini le match “avec sa chemisette intacte”, ce qui aggrave encore les problèmes d’une attaque niçoise peu performante. L’entraîneur sochalien Paul Wartel livre son analyse : “Amalfi est certainement un joueur de classe. Encore faut-il qu’il s’assimile à un football qui va encore beaucoup trop vite pour lui”. En comparaison, le Norvégien de Sochaux Paulsen se situe à l’opposé : laborieux, accroché au ballon, épuisé par ses courses. Elly Rous déclare, désabusé : “Je vous échange Paulsen contre mon phénomène Amalfi18.” L’entraîneur, préoccupé par le mauvais classement de l’équipe, supporte mal les caprices de sa vedette.

17 Pourtant, fin novembre, la belle victoire sur Strasbourg 4 buts à 1 révèle enfin le talent du Brésilien qui, devenu remplaçant et ne s’entraînant qu’avec les amateurs, profite de la blessure de Bengtsson pour retrouver l’équipe professionnelle et produire une partie exceptionnelle. Il régale les spectateurs en faisant marquer trois buts et en signant lui- même le quatrième sur une reprise de volée fulgurante. À la fin du match, le préfet des Alpes-Maritimes, Georges Hutin, ancien footballeur et boxeur toujours passionné de sport et le député-maire Jean Médecin sont tellement éblouis qu’ils viennent saluer la vedette sud-américaine dans les vestiaires19. Les “amalfistes” de la première heure prennent alors sa défense en raillant les “néo-amalfistes” qui se révèlent “aussi nombreux que les FFI au soir de la Libération”. Nice-Matin milite pour la reconnaissance définitive du talent d’Amalfi : “Il faut que l’on s’adapte à ce grand footballeur et pas le contraire20.”

18 Mais l’ambiance reste mauvaise et faute d’avoir pu redresser la barre, Elly Rous en conflit avec Amalfi et depuis quelque temps avec la direction du club est écarté. Et en janvier 1951, après quelques semaines de tentative d’une direction collective, Numa Andoire, ancien joueur de l’équipe de France, Antibois revenu d’Afrique du Nord est nommé entraîneur, assisté du directeur sportif Jean Lardi. Les tensions s’apaisent : Andoire comprend beaucoup mieux Amalfi avec lequel il noue une réelle complicité. Il décide de planifier les entraînements : les défenseurs viennent à 9 h, les milieux de terrain à 10 h et les attaquants à 11 h pour des exercices spécifiques. Cette stratégie porte ses fruits : Amalfi et Bergtsson sont définitivement associés en attaque avec le buteur Courteaux qui marquera à 27 reprises au cours de la saison 1950-51 et les Aiglons enchaînent désormais les bons résultats21.

19 Les progrès de l’OGC Nice ne mettent toutefois pas un terme aux frasques de son Brésilien qui n’exprime son talent que par intermittences. En janvier 1951, considérant que le match à Montpellier n’est pas important, il a failli ne pas prendre le train22. Quelques jours plus tard, lors d’un match de préparation sur la pelouse boueuse du

Hommes & migrations, 1285 | 2010 33

stade de Saint-Maurice, il réussit à ne pas se salir, évitant tout contact avec l’adversaire. À la fin du mois, Yeso Amalfi obtient des dirigeants niçois qu’ils lui octroient quinze jours de repos pour “lassitude générale”.

20 Lors du match décisif pour la course au titre contre Lille, Amalfi enflamme le match et les Aiglons l’emportent brillamment 4 à 1. “Pour la première fois dans l’histoire du football européen” selon Paris Match23, les 20 000 spectateurs du stade du Ray ont fait une ovation “enthousiaste et délirante”, debout les bras au ciel pendant dix minutes à leur idole lorsqu’il marque le troisième but, un “chef-d’œuvre sensationnel”. Amalfi l’obtient à la suite d’une passe d’Antoine Bonifaci et après avoir esquivé à l’aide de ses seules feintes de corps cinq adversaires. Une fois le ballon dans les filets, le Brésilien fait un saut en l’air tout à fait excentrique qu’il répète à trois reprises puis renouant avec la tradition des athlètes antiques vainqueurs d’un marathon ou d’une épreuve de javelot, s’agenouille et prostré au sol, baise le gazon. À quelques minutes de la fin, exaspéré par le talent du Brésilien, le défenseur néerlandais de Lille Van Den Hart blesse intentionnellement la vedette niçoise d’un violent coup de pied au mollet gauche : la foule menace d’envahir le stade pour s’en prendre au bourreau.

21 Dernière surprise avant le titre de champion de France lors de la dernière journée le 27 mai 1951, l’OGCN doit jouer son match décisif à Paris contre le Stade Français, lanterne rouge du championnat et condamné à la descente en deuxième division. La victoire est indispensable et le club mobilise ses énergies. Or, contre toute attente Amalfi demande au Comité de gestion, sous couvert de son entraîneur, de ne pas jouer car les terrains parisiens et surtout le “maudit” terrain de Colombes lui sont défavorables et il ne veut pas porter la responsabilité d’une médiocre prestation.

22 À l’annonce de la victoire des Aiglons 4 buts à 0, synonyme de sacre de champion de France à la différence de but devant Lille24, les supporters niçois défilent spontanément en ville à la recherche d’Amalfi que l’on retrouve facilement puisqu’il se trouve dans les bureaux de Nice-Matin qui a mis en place un système de relais technique avec Colombes permettant de suivre l’évolution du score en direct25. Sans avoir pris part au match décisif, la vedette est portée en triomphe dans toute la ville : absent sur le terrain, il apparaît pourtant comme le grand triomphateur du jour. France Football ne peut s’empêcher d’ironiser sur la situation : “Nous comprenons mieux qu’il n’ait pas jugé utile de se déplacer26.” Le retour des héros le 4 juin 1951 se fait dans une ambiance de liesse27(27) : un cortège rassemblant les joueurs accompagnés par une foule dense de plusieurs milliers de personnes parade en ville, sur la promenade des Anglais aux abords du siège du Comité des fêtes28. Avec le capitaine Désir Carré et l’enfant de Villefranche, André Bonifaci, Amalfi, parmi les plus acclamés, n’hésite pas à mettre en scène sa popularité. Reçu avec son équipe au cours d’une réception organisée par le maire Jean Médecin à la villa Masséna, le 6 juin, le Brésilien reçoit une récompense pour son talent. Sous l’égide du club des supporters, une fête populaire est organisée au bar Le Rallye rue Pertinax : Amalfi s’y rend de bonne grâce pour se mêler à ses admirateurs.

23 Au total, la vedette brésilienne, si décisive pour l’équipe selon les observateurs, n’a joué en championnat que 17 matchs sur 38, ne marquant que 6 buts : son rayonnement est aussi décisif sur le terrain qu’en dehors. Cette inconstance a incité un journaliste parisien à le nommer “monsieur 20 minutes” pour signifier son temps d’investissement dans une rencontre.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 34

L’OGC Nice avec son Brésilien à la Copa Rio : une consécration

24 Auréolé de son titre de champion de France, l’OGC Nice a la bonne surprise d’être invité à la “Coupe des champions” de Rio de Janeiro29 au début du mois de juillet 1951 à la suite de la défection de Barcelone. Ce tournoi lancé par Jules Rimet comme complément à la Coupe du monde des nations, rassemblant huit des meilleurs clubs de la planète, préfigure d’une certaine manière l’émergence des compétitions internationales et intercontinentales entre les clubs, comme la Coupe des clubs champions sur le continent européen quelques années plus tard.

25 Honorés, les Niçois acceptent de relever le challenge et prennent les choses au sérieux. Deux Aiglons sont particulièrement heureux : Numa Andoire qui retrouve vingt ans après le Brésil où il avait joué un match amical avec l’équipe de France avant la Coupe du monde uruguayenne de 193030 et surtout Yeso Amalfi auquel on accorde la faveur exceptionnelle d’être accompagné de son épouse, qui retrouve son pays. Pour se préparer au mieux, c’est à La Bollène Vésubie que les Niçois font un stage de “mise au vert”. Seul Amalfi manque à l’appel, préférant rester sur le littoral et s’entraîner tous les matins au stade Saint-Maurice avec deux Argentins récemment recrutés, César (dit Pancho) Gonzalès et , qui participeront au tournoi de Rio. On apprend que l’OGC Nice rencontrera le Palmeiras de Sao Paulo, ancien club d’Amalfi et l’une des meilleures équipes brésiliennes, la Juventus de Turin et l’Étoile Rouge de Belgrade.

26 Ce tournoi est pour tous les Niçois l’opportunité de faire un long voyage aérien, ce qui relève encore de l’aventure et fait rêver le public. L’épopée est narrée dans la presse niçoise et parisienne dans les moindres détails. Découvrir le “pays du football” est un émerveillement : le capitaine niçois Désir Carré est sollicité par France Football pour livrer aux lecteurs ses impressions dans un feuilleton en quatre épisodes intitulé “Les quinze jours d’un Niçois au Brésil”. Dans le premier, Désir Carré raconte dans les moindres détails la manière dont se passent les 36 heures du voyage aérien Nice-Rio : la cérémonie officielle organisée au départ de l’aéroport de la Californie duquel s’envole le “constellation” affrété par la Pan American World Airways ; le comportement d’un Amalfi tout de blanc vêtu, très prolixe dans l’avion, paradant et monopolisant l’attention sur sa personne et son pays depuis qu’il sait qu’il portera le brassard de capitaine pour la circonstance. La vedette des Aiglons juge impossible qu’une équipe européenne puisse l’emporter dans la Copa Rio31, mais cela ne l’empêche pas d’échafauder un plan pour battre son ancienne équipe : Pancho Gonzales doit absolument charger la plaque tournante de cette équipe, l’attaquant Jair, associé à Rodrigues, qu’il ne faut pas laisser filer…

27 Le match contre Palmeiras à Sao Paulo, futur vainqueur de l’épreuve, est entouré de fièvre : les 50 000 supporters brésiliens font une ovation à Amalfi qui reçoit tous les honneurs de son ancien club32. Dans cette ambiance au parfum particulier, les Aiglons font une excellente première mi-temps, faisant jeu égal avec leurs adversaires sous la houlette de leur vedette brésilienne. Mais, au repos, Amalfi, pour des raisons inexpliquées, est remplacé par Courteaux et Nice s’incline trois buts à zéro. Également battus dans les dernières minutes par la Juventus qui accèdera à la finale (2-3), les Aiglons sauvent l’honneur en disposant de l’Étoile Rouge de Belgrade (2-1) sans pouvoir se qualifier pour les demi-finales.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 35

28 Selon de nombreux observateurs et le maire, Jean Médecin, au-delà du club, c’est la ville de Nice dans son ensemble qui a beaucoup gagné avec ce voyage : mieux connue et appréciée, possible lieu de destination touristique voire d’ancrage professionnel pour les footballeurs à l’image de Yeso Amalfi. La presse brésilienne est unanime, l’OGC Nice a porté haut les couleurs de la Côte d’Azur et de la France.

Fantaisiste et facétieux, une vedette hors du commun

29 Tout au long de la saison 1950-52, les comportements du Brésilien en dehors du terrain défrayent autant la chronique que son imprévisibilité sur le terrain. À tel point que l’hebdomadaire Paris-Match lui consacre un article en mai 1951 le présentant comme un “héros moderne et romantique” en titrant “La saison 1951 a révélé aux Français un dieu du stade : Amalfi33”.

30 Sa vie privée est exposée. Depuis 1946, il est lié à l’une de ses admiratrices, Sully Costa qu’il rencontre à la fin d’un match au Brésil. Ils se plaisent, vont au dancing et tombent amoureux. Sully Costa devient Miss Brésil fin 1947 sur la plage de Copacabana et suit son compagnon en Argentine et en Uruguay où ils se marient.

31 À Nice, avec son épouse, Amalfi vit rue Amiral de Grasse dans un appartement cossu. Son quartier général est situé au cœur de la ville à la brasserie Le Madrid près de la place Masséna. Malgré sa vie de couple, celui que l’on surnomme “le beau Yeso” reste un séducteur au physique d’hidalgo à la Ramon Novarro et n’hésite pas à s’afficher en public avec d’autres femmes, actrices comme Madeleine Lebaut, danseuses ou mannequins. D’autant qu’il est un danseur admirable : à Copacabana, il a eu pour partenaire Lana Turner avec laquelle des liens d’amitié se sont noués ; à Nice, il danse avec la “bombe argentine” Tilda Thanar.

32 Aimant les sorties nocturnes, il fréquente les différents cabarets jouant de la samba brésilienne ainsi que les boîtes de nuit de Juan-les-Pins. Un soir, dans un night club de la promenade des Anglais il s’installe tout de blanc vêtu au beau milieu de la pièce et commande du champagne. Face au refus du maître d’hôtel, il menace “Je suis Yeso Amalfi, si on ne me sert pas, je ne jouerai pas dimanche”. Le Brésilien est l’une des personnalités les plus en vue du réveillon de la Saint Sylvestre 195034.

33 Avant l’entraînement, fervent catholique, il se rend à l’église avec un bouquet de fleurs qu’il apporte à la Sainte Vierge. Le dimanche, avant chaque match, il assiste à la messe et prie longuement. Puis parfois, après une rencontre, il lui arrive de sauter dans le train et de filer en Italie pour visiter des églises. Par superstition, il joue toujours avec la même culotte usagée depuis plusieurs années, maintes fois reprisée et sa mascotte est un briquet en or que lui ont offert deux frères boulangers-pâtissiers du quartier Masséna, les frères Pellero, ses supporters et amis de la première heure.

34 Coquet, Amalfi est particulièrement sensible à sa coiffure, fréquentant plusieurs salons niçois. Lors des déplacements, il tient absolument à se rendre chez un coiffeur avant le match. Il lui arrive de jouer avec un peigne dans la poche de son short afin de plaquer sa noire chevelure lorsqu’une mèche s’est légèrement déplacée. Lors d’un match amical à St-Raphaël, “le beau Yeso” décide de ne jamais toucher le ballon de la tête pour éviter d’être décoiffé, car les dirigeants locaux souhaitent le photographier à la fin de la partie pour le placer dans leur salle d’honneur.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 36

35 C’est aussi un bon vivant : toute la semaine il fume des cigarettes qu’il coupe en deux pour limiter la consommation mais s’arrête deux jours avant le match. Amateur de spaghettis, d’escalopes bolognaises et de steaks saignants, il ne refuse jamais une coupe de champagne. Ses manies sont nombreuses : entraînement en chaussures bleu marine à fine semelle de caoutchouc ; match en souliers spéciaux si flexibles que l’on peut les plier et les mettre dans une poche. Sa garde-robe, magnifique et excentrique, s’apparente à celle d’un étudiant brésilien fils d’une riche famille : plusieurs dizaines de complets et de gabardines claires parmi lesquels certains sont d’une blancheur immaculée.

36 Dès son arrivée, il se lie d’amitié avec le tailleur de Picasso, Sapone qui lui donne un conseil dont il tiendra régulièrement compte : “Pour réussir en France, tu dois miser sur ton côté extravagant afin d’attirer l’opinion publique35.” En octobre 1950, pour alimenter le conflit avec son entraîneur Elly Rous, les deux hommes montent un “coup médiatique” qui restera dans les annales du football azuréen : à la fin d’un entraînement, Yeso Amalfi se rend dans le bazar d’un gros commerçant niçois, décroche un matelas et l’installe au beau milieu de la rue. Il s’allonge et fait mine de s’endormir. Les voitures klaxonnent et Yeso hurle : “Voilà ce qu’il résulte d’un entraînement à la française.” Sapone ayant convoqué les journalistes, l’affaire remonte jusque dans la presse sportive nationale et internationale. Emmené au poste par la police, il raconte les misères que lui inflige Elly Rous et gagne la confiance du public niçois qui non seulement découvre des gestes de footballeur qu’il ne connaît pas et qui en plus se délecte de ses frasques en dehors du terrain.

Une passion niçoise éphémère mais inoubliable

37 À Nice, la popularité de Yeso Amalfi a pris des proportions exceptionnelles d’autant que sa présence dans le club s’est limitée à une seule saison et la moitié des matchs. Dans l’ouvrage Les Cent Ans de l’OGC Nice” Henri Barbaroux de Lamper, supporter inconditionnel du club entre 1947 et 1957, se souvient avant tout d’Amalfi qui a laissé dans sa mémoire un souvenir impérissable, tant ses gestes et son jeu étaient spectaculaires et hors du commun36.

38 Le “gâteau Amalfi” s’arrache le dimanche dans les pâtisseries de la ville, une nouvelle mode se développe chez les jeunes hommes : se laisser pousser la moustache “à coup de pinceau” en laissant onduler ses cheveux noirs. Le Brésilien est le héros d’une chanson diffusée à partir de décembre 1950 sur les ondes de radio. Un air de samba intitulé “Le Beau Yeso” est joué dans les cabarets niçois par quelques musiciens locaux, inspirés par leurs homologues brésiliens.

39 Selon les journalistes de Paris Match, “à Nice, il est à la fois le dieu, la vedette, le prophète, l’âme, le clown et le tragédien37”. Le culte que les Niçois lui vouent prend parfois des résonances américaines. Pour ses supporters, c’est un inspiré du football qui a quelque chose de magique dans son jeu. On s’extasie sur le fait qu’il ne regarde jamais le ballon, mais plutôt l’homme adverse qui le marque. À l’entraînement, il est capable de garder la balle un quart d’heure en l’air sans qu’elle ne tombe dans un exercice intitulé le “jonglage papa”.

40 Le journaliste et ancien joueur Gabriel Hanot le présente comme “le meilleur technicien ayant jamais opéré dans une équipe française”. Jean Cocteau, qui assiste rarement à un

Hommes & migrations, 1285 | 2010 37

match de football, est traîné au stade de Saint Maurice par ses amis pour qu’il prenne connaissance du phénomène sud-américain lors d’une rencontre amicale. Le poète est enchanté : “J’ai rarement vu un spectacle aussi beau. Entre le ballon et Amalfi, il y a de secrètes correspondances, une sorte de pacte robuste et délicat. C’est un génie… !” Pablo Picasso présent dans les tribunes pour les matchs des Aiglons est tout aussi admiratif et avoue s’inspirer des figures de style d’Amalfi pour sa propre création.

41 Le Comité des traditions niçoises le sollicite au moment du carnaval : il apparaît sur le char le plus prestigieux du défilé pour le plus grand bonheur de la population et anime une soirée de gala en février 1951. “Le Beau Yeso” s’essayera même au cinéma en janvier 1953 dans un court-métrage sur son propre personnage, intitulé Monsieur Amalfi dans une réalisation de Gilbert Cocanas sur un scénario de Jean Cornu. Il fréquente à cette occasion les acteurs Micheline Presle et Gino Cervi.

42 Les supporters sont tellement passionnés qu’un certain nombre d’entre eux créent le “Club des Amalfistes de Nice” dont le slogan est : “Si Yeso quitte Nice, ce ne sera pas vivant”. En fin de saison, ce “fan-club” n’a qu’un objectif : faire en sorte qu’Amalfi reste à Nice une saison supplémentaire. Le “Club des Amalfistes” se mobilise notamment pour trouver de l’argent qui permettrait à l’OGC Nice de s’aligner sur les propositions financières les plus importantes concernant le joueur brésilien.

43 Signe supplémentaire d’inquiétude, à la fin de la Copa Rio, Amalfi annonce qu’il ne rentre pas à Nice : est-ce provisoire, le temps des vacances ? Est-ce définitif38 ? Durant l’été 1951, l’incertitude et la confusion règnent sur l’avenir niçois de la vedette des Aiglons.

44 Fin juillet des nouvelles rassurantes arrivent de Sao Paulo, Yeso reviendra à Nice au début du mois d’août. Son agent, Arthur Bogossian confirme : “Yeso n’est pas homme d’argent, c’est surtout un sentimental et un émotif : il faut savoir le comprendre et l’aimer39”. Mais son retour se fait attendre. Yeso Amalfi atterrit finalement le 22 août en fin de soirée à l’aéroport de Nice. De nombreux supporters sont sur place, un défilé de voitures est organisé40. Le Brésilien parcourt la promenade des Anglais et l’avenue de la Victoire debout dans une Cadillac, faisant penser selon certains journalistes ironiques à “Jules César rentrant à Rome après la conquête de la Gaule” ou à “Einsenhower défilant dans la Cinquième Avenue après la victoire des Alliés41”. Amalfi est surpris et gêné par cet accueil chaleureux qui reste ancré dans sa mémoire comme l’un des plus beaux souvenirs de sa vie42 : des milliers de personnes scandent “Yeso, reste avec nous, reste ici !”, jettent des fleurs sur son passage, agitent drapeaux niçois et brésiliens, brandissent son portrait.

45 Pendant plus d’une semaine, des discussions serrées s’engagent entre les dirigeants niçois, les émissaires du Torino et l’agent Bogossian. Le 30 août, l’issue est officielle : Yeso sera Turinois la saison suivante. Quelle est la part de décision personnelle du joueur dans la négociation ? Difficile de le dire puisque, l’OGC Nice affirme avoir cédé à toutes ses exigences et accuse Amalfi qui a disparu sans prévenir, d’avoir trahi ses engagements et ses supporters43. Les journalistes, après avoir annoncé le prolongement du contrat, doivent démentir, non sans amertume, à l’image d’un Émile Laurence furieux : “Après avoir manqué dix fois à sa parole, Yeso vient de nous quitter pour se rendre à Turin où il espère obtenir un contrat fastueux. Nous voulons bien y croire et nous le lui souhaitons, mais il laissera dans l’esprit des sportifs niçois le regret d’avoir connu un personnage médiocre, sans parole se dérobant à tous ses engagements. C’est profondément triste car nous espérions beaucoup mieux de lui44”. Les propos d’Amalfi apportent une autre vision des choses45 : sans avoir rien décidé le Brésilien apprend par l’intermédiaire de Bogossian

Hommes & migrations, 1285 | 2010 38

qu’il part pour Turin. Après un retour aussi triomphal, il n’a pas eu le courage d’annoncer son départ autrement que par une lettre adressée au Comité de gestion du club quelques jours plus tard. Il quitte Nice en pleine nuit, le cœur gros.

46 Au Torino, malgré des prestations en demi-teinte, Amalfi est considéré comme le joueur le plus spectaculaire du championnat italien46. Mais il s’ennuie, estimant que le championnat français est meilleur et considérant que la vie turinoise est monotone.

47 À la fin de la saison 1951-52, il propose ses services à l’OGC Nice qui cette fois-ci refuse sans ménagement. Amer et revanchard, Amalfi décide de signer à l’AS Monaco qui joue en deuxième division pour attirer “ses” supporters niçois. Amalfi ne resta que quelques semaines au pied du rocher, le temps de se frotter à l’OGC Nice lors de rencontres amicales comme ce tournoi sans enjeu à Grasse où, en présence “de nombreuses jolies filles” et de l’OGC Nice, Amalfi livre un récital de football47.

48 Dès l’automne 1952, il retrouve la première division en rejoignant le Racing de Paris pour presque trois saisons jusqu’en 1955. En novembre, avec son nouveau club, Amalfi revient à Nice pour une rencontre de championnat un peu particulière. Personne ne l’a oublié : la vedette est acclamée et réitère ses manies d’antan tout en jouant un superbe match à tel point que le Racing l’emporte au stade du Ray (2-1). Yeso avoue avoir voulu faire regretter aux dirigeants niçois leur mépris lorsqu’il a exprimé le désir de revenir à Nice la saison précédente48.

49 Pendant la guerre d’Algérie, la moustache rasée pour ne plus être arrêté parce qu’on le prend pour un Arabe, le Red Star en 1955-57 et l’Olympique de Marseille en 1957-59 sont ses deux derniers clubs. Le Brésilien arrête sa carrière en 1959 à 34 ans pour devenir agent de joueur jusqu’en 1964 en France, découvrant notamment Nestor Combin. Nostalgique de sa première année en France passée sur la Côte d’Azur, Yeso revient quelquefois à Nice assister à des matchs, toujours adulé du public laissant toujours espérer un retour possible qui ne viendra jamais. Après avoir quitté la France, il fait le tour du monde puis s’installe dans sa ville natale de Sao Paulo en 1965. En possession de deux propriétés et cinq appartements, il devient grand propriétaire terrien, producteur de café dans l’État de Sao Paulo, puis vit de ses rentes, en demeurant toujours attentif au monde du football.

Conclusion

50 L’étude du passage éclair à Nice de Yeso Amalfi, footballeur le plus extraordinaire de son temps, se structure autour de trois axes de réflexions dans le champ de l’histoire culturelle.

51 Quel statut pour la vedette dans le monde du football ? Jean Eskenazi dans un article de France football, “De l’art d’être vedette” en 1954, évoque Yeso Amalfi comme la vedette par excellence, c’est-à-dire un mal indispensable, un mélange de talent, de popularité et de caprice hollywoodien49. Comme d’autres figures du football et du monde des arts, le Brésilien a cristallisé une attention passionnée et partagée par un grand nombre de Niçois amateurs de ballon rond. Les médias, attentifs à ses moindres gestes, alimentent une notoriété qui n’est pas nécessairement en rapport avec les performances effectives du joueur. Amalfi est un personnage à part dont le sens de l’esthétique sur le terrain est poussé jusqu’à la caricature et dont les frasques dans sa vie privée suscitent admiration et curiosité. L’idolâtrie s’exprime avec une intensité qui a beaucoup de points communs

Hommes & migrations, 1285 | 2010 39

avec notre actualité concernant les “stars” du football. Parmi ses caractéristiques les plus nettes, l’ancrage mémoriel : “Le beau Yeso” est resté dans la légende, dans le souvenir de nombreux supporters, de génération en génération.

52 Amalfi, Niçois d’adoption, artiste et vedette est aussi une “valeur“ monnayable de premier choix. La carrière française d’Amalfi est ainsi motivée par des intérêts financiers incontournables dont l’OGC Nice sera partie prenante. Sa venue à Nice, ses transferts ultérieurs mettent en lumière des pratiques déjà bien installées dans les milieux du football d’après-guerre.

53 Dans cette belle décennie cinquante de l’OGC Nice, elles seront encore nombreuses les vedettes étrangères venues de pays dotés des meilleures cultures du football pour passionner le public. Mais dans le cœur des Niçois, comme beaucoup plus récemment Éric Cantona chez les supporters de Manchester United, Yeso Amalfi conserve une place à part dans le panthéon des joueurs qui ont marqué le club. La superposition de plusieurs images a permis de faire d’Amalfi la figure emblématique du football azuréen d’après-guerre : un talent à l’état pur dans le jeu, une capacité à mettre sa vie privée en scène et surtout une bonne adaptation à la vie niçoise et aux traditions locales.

NOTES

1. Voir le mémoire de maîtrise en histoire de Pierre Magnificat, Le football à Nice dans l’entre-deux- guerres, à travers L’Eclaireur de Nice, sous la direction de Ralph Schor, 2003 et le mémoire de maîtrise à l’UFR STAPS de Valère Tricard, Les belles années de l’OGC Nice (1951-52) à travers deux quotidiens locaux ? : Nice-Matin et L’Espoir, sous la direction d’Yvan Gastaut, 2004. 2. Voir le catalogue de l’exposition présentée à l’Acropolis du 11 décembre 2004 au 30 janvier 2005, “Les 100 ans de l’OGC Nice”, Nice, Rom éditions, 2004. 3. Michel Oreggia, OGC Nice, 100 ans de passion, Nice, Giletta Nice-Matin, 2004. 4. Tunisien né à Hammam-lif. 5. Tunisien né à Bizerte. 6. Marocain né à Casablanca. 7. Il s’agit du frère de le capitaine nîmois, originaire comme lui d’Oran. 8. Attaquant adroit et puissant d’un haut niveau, il arrive en septembre 1950, transféré du Torino. 9. Cet attaquant solide n’est arrivé à Nice qu’en cours de saison en janvier 1951, prêté par le Torino. 10. Cet arrière n’a joué que 9 matchs de championnat en provenance du Torino avant de rejoindre le club de Göeteborg, mais son passage a été remarqué chez les supporters qui l’ont accompagné avec ferveur à la gare le jour de son départ. 11. Voir le site de la ville de Nice, évoquant “Les Niçois et le Brésil”, http://www.nice.fr/ mairie_nice_5824.html. 12. Nice-Matin, 29 juillet 1950. 13. Voir Roger Driès, “OGC Nice de toujours”, Paris, Solar et Nice, Alpazur éditions 1977 et Roger Driès, Jean Chaussier, “OGC Nice, le roman des Aiglons”, Paris, Solar, Alpazur éditions, 1985. Roger Driès évoque dans cet ouvrage les souvenirs de Yeso Amalfi retrouvé par Jean Chaussier,

Hommes & migrations, 1285 | 2010 40

journaliste de Nice Matin en 1976 au Brésil. Chaussier est fébrile à l’idée de le retrouver l’idole de sa jeunesse à Sao Paulo. ?À 51 ans, marié à une femme de 24 ans et père de deux jeunes enfants, il habite dans un immeuble bourgeois. 14. Nice-Matin, 30 juillet 1950. 15. Nice-Matin, 11 août 1950, article de Tony Bessy et France football, 9 août 1950, article de Fernand Albaret. 16. Nice-Matin, 15 août 1950. 17. Nice-Matin, 9 septembre 1950. 18. France football, 6 octobre 1950. 19. Nice-Matin, article de Mario Brun, 28 novembre 1950. 20. Nice-Matin 13 décembre 1950. 21. Nice-Matin, 28 décembre 1950. 22. Nice-Matin, 14 janvier 1951. 23. Paris Match, 19 mai 1951, op. cit. 24. Cinq équipes peuvent encore prétendre au titre lors de la dernière journée : Nice, Le Havre, Lille, Reims et Nîmes. 25. Nice Matin, 29 mai 1951. La Ligue nationale de football décide d’interdire toutes les retransmissions radiodiffusées pour conserver l’équité des rencontres. 26. France football, 29 mai 1951. 27. L’Espoir, 5 juin 1951. 28. Voir les images dans le catalogue de l’exposition, “Les 100 ans de l’OGC Nice”, op. cit. 29. Ce sera la dernière édition de cette Coupe qui, contestée et coûteuse, disparaît l’année suivante ?faute de soutiens suffisants. Toutes les équipes présentes dans ce tournoi ne sont pas championnes de leur pays. 30. Numa Andoire a été du voyage lors de la Coupe du monde en Uruguay, mais, cantonné au rôle de remplaçant, il n’a pas joué. 31. France football, 26 juin 1951. 32. Nice-Matin, 29 juin 1951. 33. Paris Match, 19 mai 1951, reportage d’Yves Salgues et Willy Rizzo. 34. Nice-Matin, 3 janvier 1951. 35. Roger Driès, OGC Nice de toujours, op.cit.. 36. Les 100 ans de l’OGC Nice, op. cit. 37. Paris Match, 19 mai 1951, op. cit. 38. À la une de Nice-Matin, 8 juillet 1951. 39. Nice-Matin, 7 août 1951. 40. Nice-Matin, 24 août 1951 41. Nice-Matin, 26 aout 1951, article de Mario Brun. 42. Roger Driès, OGC Nice de toujours, op. cit. et Roger Driès, Jean Chaussier, OGC Nice, le roman des Aiglons, op. cit. 43. Nice-Matin, 31 août 1951. 44. Nice-Matin, 1er septembre 1951. 45. Roger Driès, OGC Nice de toujours, op. cit. et Roger Driès, Jean Chaussier, OGC Nice, le roman des Aiglons, op. cit. 46. France football, 10 juillet 1952. 47. France football, 12 aout 1952. 48. France football, 25 novembre 1952. 49. France football, 5 novembre 1954.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 41

RÉSUMÉS

Au début des années cinquante, l’OGC Nice embauche un joueur originaire du Brésil, Yeso Amalfi, qui va profondément marquer l’histoire du club. Talentueux et fantasque, cet attaquant enflamme les foules et cristallise les passions. Alliant le génie du jeu et un sens certain de la mise en scène, Amalfi est adulé par les médias à l’image des “stars” contemporaines. “Le beau Yeso” n’est pourtant resté à Nice qu’une seule saison. Le temps de construire son image, d’asseoir sa valeur sportive et de négocier son transfert. Le temps pour la Côte d’Azur de vibrer à l’heure brésilienne.

AUTEUR

YVAN GASTAUT Maître de conférences, université de Nice

Hommes & migrations, 1285 | 2010 42

L’internationalisation du marché des footballeurs Le cas français (1960-2010)

Raffaele Poli et Loïc Ravenel

NOTE DE L'AUTEUR

Les données utilisées dans cet article ont été collectées par le recoupement d’une multitude de sources dans le cadre des activités de l’Observatoire des footballeurs professionnels. Il s’agit d’un groupe de recherche franco-suisse créé en 2005 réunissant des géographes des universités de Lausanne, de Neuchâtel et de Franche-Comté. Plus d’informations sous www.eurofootplayers.org

1 L’importation de footballeurs professionnels en France remonte au moins à l’origine de la Ligue de football professionnel (1932). Selon Pierre Lanfranchi, entre 1932 et 1939, les clubs français de première division ont employé 329 footballeurs étrangers, dont un grand nombre depuis l’ancienne Yougoslavie1. L’importation de joueurs est néanmoins restée pendant longtemps limitée par l’existence de quotas stricts sur l’emploi de non nationaux. Avant 1960, de nombreux joueurs ont été importés depuis les anciennes colonies africaines, en particulier l’Algérie2. Ces footballeurs étaient alors considérés comme des nationaux et n’étaient de ce fait pas soumis à des quotas. Cette situation a changé après les indépendances des pays anciennement colonisés. Cet article se concentre sur la période qui s’étend de 1960 à 2010.

L’importation de joueurs

2 Entre 1960 et 1985, le nombre de footballeurs importés présents dans les équipes du premier niveau de compétition français est relativement stable. Certes, la présence d’expatriés est plus forte dans les années soixante-dix que dans les années soixante, mais le nombre moyen de ces joueurs par club ne dépasse jamais les trois unités

Hommes & migrations, 1285 | 2010 43

(graphique 1). Ce résultat est directement lié à l’existence de quotas qui limitent drastiquement la présence de joueurs ne possédant pas de passeport français. La situation change à partir de la fin des années quatre-vingt, lorsque le nombre de footballeurs non nationaux tolérés passe à cinq : trois “étrangers” et deux “assimilés”. Ces derniers sont des joueurs étrangers présents en France depuis au moins cinq saisons (cf. graphique 1).

Graphique 1 : Nombre de joueurs expatriés par club, (1960-2010)

3 Une autre décision juridique explique la forte augmentation observée après 1995 : l’arrêt Bosman de la Cour de justice des Communautés européennes. Cette sentence a aboli les quotas jusque-là appliqués pour les footballeurs détenant un passeport communautaire3. Depuis cette date, un ressortissant d’un pays membre de l’Union européenne est considéré comme national et bénéficie à ce titre de la libre circulation au sens des articles 48 et 49 du Traité instituant la Communauté économique européenne (Traité de Rome du 25 mars 1957).

4 Fin 2002, l’arrêt Malaja émis par le Conseil d’État français pousse la Ligue de football professionnel française à élargir encore davantage le cercle des pays dont les ressortissants ne sont plus soumis à des quotas. Désormais, tout joueur originaire d’une centaine de pays extérieurs à l’Union européenne, dont beaucoup d’anciennes colonies françaises, n’est plus comptabilisé dans les quotas limitant le nombre de non- communautaires, dans la mesure où il a déjà disputé un match dans la sélection nationale de son pays de provenance, même au niveau junior4.

5 Grâce à ces changements réglementaires, les clubs français ont pu importer un nombre inégalé de footballeurs. Lors de la saison 2005-2006, les équipes de Ligue 1 comptaient dans leurs rangs en moyenne 9,6 joueurs arrivés en France dans le cadre d’un recrutement effectué en lien direct avec le football. Les expatriés représentent alors 34,6 % de l’ensemble des footballeurs employés par les clubs de Ligue 1, un niveau jamais atteint par le passé. Depuis 2005, le nombre et le pourcentage de joueurs expatriés par club s’est stabilisé. Lors de la saison 2009-2010, ils sont en moyenne 9,2 par club, soit 31,8 % des effectifs.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 44

Graphique 2 : Rapport entre le nombre d’expatriés par club en France et celui dans les quatre autres grandes ligues européennes (Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie) (1960-2010)

La France comparée aux quatre grandes ligues européennes

6 Jusqu’en 1990, les clubs français emploient un nombre de joueurs expatriés relativement plus élevé que les équipes des quatre autres grandes ligues européennes (graphique 2). Ce résultat peut s’expliquer par la combinaison de différents facteurs : un régime de quotas parfois moins strict qu’ailleurs, des critères d’acquisition de la nationalité moins restrictifs, ou encore une plus grande ouverture au monde héritée du passé colonial. À partir de 1995, la proportion de footballeurs arrivés dans l’Hexagone pour exercer leur métier devient similaire à celle observée ailleurs, voire plus faible. Ainsi, lors de la saison 2009-2010, l’indice de présence d’expatriés dans les équipes françaises par rapport aux quatre autres grandes ligues européennes n’est plus que de 0,7, un minimum historique.

Tableau 1 : Pourcentage de joueurs expatriés dans l’effectif (2005-2010)

7 La particularité de la France apparaît encore avec la prise en compte des pays de manière individuelle (tableau 1). Les chiffres montrent d’importants écarts entre pays latins et pays non latins, les premiers employant significativement moins de footballeurs expatriés que les seconds. Entre 2005 et 2010, le pourcentage d’expatriés a

Hommes & migrations, 1285 | 2010 45

augmenté partout sauf en France, où les clubs réunissent désormais en moyenne le plus faible nombre de joueurs importés. Cette situation reflète à la fois l’excellence du système de formation français, qui agit positivement sur l’offre locale de talents, et la relative paupérisation des clubs hexagonaux vis-à-vis notamment des équipes anglaises et des meilleurs clubs espagnols.

8 Ce double constat peut aussi se lire en analysant la balance des flux internationaux intervenus entre les équipes des cinq principales ligues européennes entre la saison 2005-2006 et la saison 2009-2010 (tableau 2).

Tableau 2 : Les flux de joueurs entre les cinq grandes ligues européennes (2005-2010)

9 Entre 2005 et 2010, les clubs de Ligue 1 française ont cédé 140 joueurs à des équipes des quatre autres grandes ligues européennes. Seuls 85 footballeurs ont par contre parcouru le chemin opposé. À l’inverse, en Angleterre, le bilan est très positif avec 188 joueurs importés contre 129 exportés5. Néanmoins, si la France est exportatrice vis-à- vis des autres puissances européennes, elle reste un pays importateur à l’échelle mondiale.

Graphique 3 : évolution de la répartition des footballeurs expatriés en France par zone d’origine (1960-2010)

Hommes & migrations, 1285 | 2010 46

L’origine des expatriés en France

10 Afin de faciliter la lecture des données, l’analyse des origines des joueurs importés se base sur le regroupement des pays dans quatre grandes zones géographiques : l’Europe de l’Ouest, l’Europe de l’Est, l’Amérique latine et l’Afrique. L’Europe de l’Ouest comprend l’ensemble des pays de la partie occidentale du continent, ainsi que la Grèce. L’Europe de l’Est réunit tous les pays ayant fait partie du bloc soviétique. L’Amérique latine regroupe les pays anciennement colonisés par l’Espagne et le Portugal. L’Afrique comprend tous les pays de ce continent, y compris ceux du Maghreb. De ces quatre zones sont presque exportés la totalité des joueurs expatriés présents dans les clubs français.

11 À l’aube des indépendances, plus de la moitié des footballeurs expatriés présents dans les clubs de Ligue 1 française proviennent d’Afrique, tant du Maghreb (du Maroc principalement) que d’Afrique subsaharienne (surtout du Cameroun). À cela s’ajoutent des joueurs d’autres nations d’Europe de l’Ouest (surtout des Pays-Bas et d’Autriche) et d’Amérique latine (surtout d’Argentine), alors que les joueurs d’Europe de l’Est sont presque absents. Au total, 16 pays sont représentés.

12 Lors de la décennie qui suit les indépendances, l’importation de joueurs africains est d’abord remplacée par des recrutements effectués en Amérique latine (en Argentine et au Paraguay), puis en Europe de l’Est (en ancienne Yougoslavie pour la plupart) et en Europe de l’Ouest (surtout au Danemark et, dans une moindre mesure, en Suède). En 1970, les ressortissants européens représentent 80,4 % des expatriés, contre 30,3 % dix saisons auparavant. La part des Africains a dans le même temps diminué de 54,5 à 14,3 %. Ces chiffres reflètent l’existence d’un processus de substitution ayant fait suite aux indépendances. Lors de la saison 1970-71, 21 pays sont représentés en première division française.

13 La présence de footballeurs importés depuis l’Europe de l’Est reste longtemps prédominante. Entre 1970 et 1985, ces footballeurs représentent toujours au moins 31 % des effectifs d’expatriés, avec au final presque autant de Polonais que de Yougoslaves. Durant cette période, nous observons également une reprise des recrutements en Amérique latine d’abord, puis en Afrique. Ces derniers s’effectuent surtout au détriment des footballeurs d’autres pays d’Europe occidentale. En 1985, le pourcentage de joueurs africains (principalement du Cameroun et de la Côte d’Ivoire) et latino- américains (surtout d’Argentine) parmi les expatriés remonte à 50 %. Le nombre de pays représentés est de 19, deux unités de moins qu’en 1970.

14 La période entre 1985 et 1995 se caractérise par deux étapes distinctes. Lors des cinq premières années, la présence relative de footballeurs d’Europe de l’Ouest (surtout des Pays-Bas et du Danemark) augmente au détriment de celle des joueurs africains et latino-américains. On observe par contre une tendance opposée entre 1990 et 1995, lorsque la part des Africains parmi les expatriés s’accroît de nouveau fortement. Malgré la chute du mur de Berlin, la part de joueurs d’Europe de l’Est continue de diminuer, en passant de 31 % en 1985 à 26,2 % en 1995. À la veille de l’arrêt Bosman, les footballeurs expatriés en France proviennent de 33 pays, un nombre jamais atteint par le passé reflétant l’augmentation générale des importations.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 47

Les effets de l’élargissement des quotas

15 La décennie de 1995 à 2005 peut aussi être divisée en deux étapes. Dans un premier temps, la part des joueurs africains et d’Europe de l’Est diminue au profit des footballeurs d’Europe de l’Ouest (surtout de Belgique) et, plus encore, d’Amérique latine (surtout d’Argentine et de Brésil). Cette situation s’explique par le fait que le nouveau régime juridique régissant les migrations internationales des footballeurs favorise les joueurs possédant un passeport communautaire. Les footballeurs d’Amérique latine détiennent en ce sens un avantage dans la mesure où ils peuvent souvent faire valoir des origines européennes et acquérir de ce fait un passeport communautaire.

16 L’abandon progressif des quotas limitant le nombre de joueurs non communautaires à partir de l’arrêt Malaja de 2002 explique le nouveau renversement de tendance intervenu entre 2000 et 2005 en ce qui concerne les Africains. Leur proportion parmi les expatriés passe de 33,1 % à 46,1 %. L’augmentation la plus notable concerne les Sénégalais et les Ivoiriens. Entre 2000 et 2005, alors que la part de footballeurs d’Amérique latine (surtout du Brésil) continue de s’accroître, celle des joueurs d’Europe de l’Est et d’Europe de l’Ouest diminue sensiblement. Lors de la saison 2005-06, 71,8 % des footballeurs expatriés proviennent d’un pays situé en dehors de l’Europe, un pourcentage qui n’avait plus été aussi élevé depuis 1965. En 2005, le nombre de pays représentés atteint une nouvelle valeur maximale de 41.

17 Les données les plus récentes (saison 2009-2010) montrent que l’importation de footballeurs en France se fait toujours prioritairement depuis des pays non européens. Les joueurs extra-européens représentent 66,7 % des expatriés, avec une grande stabilité au niveau des Latino-Américains (25,7 % des effectifs) et une diminution relative des Africains (-5,1 % par rapport à 2005). Si l’Afrique reste la principale zone d’origine des expatriés, nous observons leur substitution partielle par des footballeurs d’autres origines. Cette tendance peut s’expliquer par les plus fortes restrictions intervenues au niveau du transfert de mineurs, une pratique jusque-là courante, surtout depuis l’Afrique. Elle peut aussi être interprétée comme le reflet d’une diversification des réseaux de recrutement mobilisés par les clubs français dans le contexte de la mondialisation du marché des footballeurs6.

Les Français à l’étranger

18 La France a été l’un des premiers pays en Europe à mettre en place un système de formation de footballeurs. En 1973, les clubs professionnels ont dû se doter de structures assurant une formation de très haut niveau. Si cette obligation a été levée en 2003, les équipes françaises restent des références en matière de formation. Le savoir- faire acquis par les expériences passées a permis de créer un avantage compétitif durable.

19 Lors de la saison 2009-2010, avec 106 joueurs expatriés, la France se classe à la troisième place des pays ayant le plus grand nombre de footballeurs dans les quatre autres grandes ligues européennes, juste derrière le Brésil (139, dont 23 en France) et l’Argentine (120, dont 15 en France). Les Français constituent la première nationalité

Hommes & migrations, 1285 | 2010 48

étrangère représentée en Angleterre (51 joueurs), la deuxième en Allemagne (19), ainsi que la troisième en Espagne (22) et en Italie (16).

Tableau 3 : Les dix principaux pays exportateurs dans 36 ligues de première division de pays membres de l'UEFA, octobre 2009

20 L’importance de la France en tant que pays de formation et d’exportation de footballeurs peut aussi se lire à plus vaste échelle par l’analyse de la présence de joueurs expatriés dans 36 ligues de première division de pays membres de l’UEFA. Selon le recensement effectué au mois d’octobre 2009, il y avait alors 239 joueurs français à l’étranger, ce qui situe la France en deuxième position, derrière le Brésil et devant l’Argentine (tableau 3)7.

21 L’analyse des clubs dans lesquels évoluent les joueurs sélectionnés par Raymond Domenech pour la phase finale de la Coupe du monde 2010 confirme cette tendance à l’exportation des joueurs français. Parmi les 23 convoqués, 12 jouent dans des clubs étrangers, dont 7 en Angleterre et 3 en Espagne. À titre de comparaison, aucun joueur des équipes italienne et anglaise n’évolue dans des clubs étrangers.

Conclusion

22 Entre 1960 et 2010, nous observons une augmentation générale de l’importation de footballeurs en France, étroitement liée à l’affaiblissement des limites juridiques ayant longtemps maintenu les flux internationaux à un niveau artificiellement bas. Comme dans les années soixante, les joueurs expatriés proviennent toujours principalement des pays africains (surtout du Cameroun, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et du Mali) et latino-américains (Brésil et Argentine).

23 Depuis une quinzaine d’années, nous observons également une forte exportation de footballeurs de la France vers les autres grands championnats européens. Ces flux interviennent dans le contexte d’un processus de polarisation économique qui favorise notamment les clubs anglais. La France tend ainsi à devenir un espace tremplin destiné à lancer des talents locaux, souvent issus des milieux défavorisés de la société, et à accueillir des jeunes joueurs importés depuis des pays éloignés dans l’optique d’un transfert vers des clubs plus riches, dont beaucoup se situent Outre-manche.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 49

24 Le plus faible taux d’expatriés dans les clubs français par rapport aux équipes des autres principales ligues européennes témoigne de l’excellence du système de formation mis en place depuis les années soixante-dix, mais aussi des difficultés rencontrées par les clubs hexagonaux pour garder leurs meilleurs éléments dans un contexte économique qui leur est relativement défavorable.

NOTES

1. P. Lanfranchi, “The Migration of Footballers : The Case of France, 1932-1982”, in J. Bale et J. Maguire, The Global Sports Arena : Athletic Talent Migration in an Interdependent World, London, Frank Cass, 1994, pp. 63-77. 2. S. Frenkiel et N. Bancel, “The Migration of Professional Algerian Footballers to the French Championship, 1956-82 : The ‘Desire for France’ and the Prevailing National Contexts”, International Journal of the History of Sport, vol. 25, n° 8, 2008, pp. 1031-1050. 3. J.-P. Dubey, La Libre Circulation des sportifs en Europe, Berne, Stämpfli, 2000. 4. R.Poli, “Les politiques migratoires dans le football européen. Quotas et naturalisations dans une optique géopolitique”, Histoire et Sociétés, n° 18-19, pp. 46-61. 5. R. Poli, L. Ravenel, et R. Besson, Étude annuelle du marché du travail européen des footballeurs, Neuchâtel, CIES, 2010. 6. R. Poli, Le Marché mondial des footballeurs, Berne, Peter Lang, 2010. 7. R. Besson, R. Poli, et L. Ravenel, Étude démographique des footballeurs en Europe, Neuchâtel, CIES, 2010.

RÉSUMÉS

Du début des années trente à nos jours, le recrutement international des clubs français de Ligue 1 a dû compter avec les dispositifs juridiques encadrant l’entrée des joueurs non nationaux dans l’Hexagone. À l’heure actuelle, la disparition des quotas draine un nombre important de joueurs expatriés provenant en grande partie du continent africain et d’Amérique latine. Pays importateur de longue date, la France alimente également les grands championnats européens grâce à la qualité de ses structures de formation.

AUTEURS

RAFFAELE POLI Institut des sciences du sport (université de Lausanne) ; Centre international d’étude du Sport (université de Neuchâtel)

Hommes & migrations, 1285 | 2010 50

LOÏC RAVENEL Laboratoire ThéMA (université de Franche-Comté)

Hommes & migrations, 1285 | 2010 51

La migration des footballeurs africains en France Le cas des Ivoiriens (1957-2010)

Claude Boli

1 “En AOF ; Football et chasse à l’éléphant. Quinze mille kilomètres en huit jours, quatre victoires, succès complet, impression profonde’, voici résumé en style télégraphique la tournée de nos deux équipes amateurs en Afrique occidentale française. C’est la première fois qu’une sélection de la métropole venait dans ces régions. Le football, malgré les difficultés du climat, y est devenu populaire1...” Importé par les colons français, le football s’est développé en Côte d’Ivoire durant les années trente et quarante. La colonisation par le jeu a été promue par les aventuriers de l’expansion coloniale : militaires, ecclésiastiques, commerçants, enseignants, voyageurs. Restreint à l’élite blanche, le football s’est progressivement étendu à la population locale, d’abord aux cadres autochtones désireux d’embrasser le sport des maîtres, et ensuite aux jeunes garçons de conditions très modestes. Au milieu des années trente se créent trois clubs pionniers. Sous contrôle de colons français se fonde la Planification industrielle Christian (PIC), l’Union sportive des fonctionnaires d’Abidjan (USFA) qui est une fusion entre Français et Ivoiriens, et l’Union sportive des indigènes (USI) entièrement formée par les fonctionnaires ivoiriens. En 1947 sont fondés les principaux clubs ivoiriens, l’ASEC d’Abidjan et l’Africa Sport d’Abidjan. C’est de ces deux équipes que proviennent les premiers Ivoiriens du championnat de France. Les villes des alentours de Sète, Alès, Montpellier constituent les principales zones d’arrivée de Jean Tokpa, Benjami Akouaté, Sékou Touré.

La filière sudiste, 1957-1972

2 En août 1957, la Une de France football fait état de “l’escadron noir du FC Sète”. Parmi les six joueurs présents, figurent les Ivoiriens Anoh, Yapi, Akouaté et Zokoua. Au milieu des années cinquante, des difficultés économiques poussent les clubs hexagonaux à un recrutement de joueurs non onéreux. À l’été 1956, sous les conseils de Guy Fabre, Sétois émigré en Côte d’Ivoire et entraîneur d’une équipe corporative, Louis Michel, le président du club de Sète, décide de faire venir Ignace Wognin et Gaston Zokoua, deux

Hommes & migrations, 1285 | 2010 52

des meilleurs éléments de l’équipe “corpo2”. Le président risquait peu puisque le prix de leur transfert était juste un billet de voyage par bateau Abidjan-Sète. “L’opération Côte d’Ivoire” comme elle est appelée dans l’hebdomadaire France football apporte une grande satisfaction. Les deux joueurs s’adaptent parfaitement aux réalités du football professionnel, et participent au sauvetage du club en seconde division.

3 De cette première vague d’Ivoiriens, celui qui marqua les esprits de l’opinion publique est certainement Jean Tokpa. C’est le “chef de file” des footballeurs ivoiriens, comme l’écrit Max Urbini de France football. Prévu à Alès, il est “détourné” par un dirigeant de Montpellier à l’été 1955. À Montpellier, puis à Sète, il s’illustre par ses talents de buteur. Lors des saisons 1957-58 et 1958-59, avec Alès en première division, il inscrit 31 buts en 65 rencontres. Très vite, il devient l’un des joueurs emblématiques de l’impact des footballeurs venus d’Afrique noire.

4 “Perle noire”, “sorcier”, “le Brésilien”, “le magnifique”, les qualificatifs explosent. Une campagne médiatique est menée pour qu’il intègre l’équipe de France en Coupe du monde 1958, étant considéré français en tant que membre de la Communauté française. Gabriel Hanot, l’une des voix du football français, l’élit meilleur attaquant à la fin de la saison 1958-59. En juillet 1959 il est transformé en vedette quand il signe dans la grande équipe du Racing Club de France pour la somme de 26 millions de francs (transfert record à l’époque). Le footballeur n’intéresse pas que les journaux. Sa vie privée est divulguée dans la presse, notamment son mariage et les avis de son épouse sur sa carrière. À l’instar de vedettes de l’époque, une paire de chaussures de football porte son nom. Après cinq saisons au Racing, Jean Tokpa met fin à sa carrière et rentre en Côte d’Ivoire pour devenir entraîneur de l’équipe nationale.

Le moment Pokou, 1973-1983

5 Après les réussites de Tokpa et d’autres talents qui ont bâti leur réputation dans le sud de la France, plusieurs recruteurs hexagonaux vont s’intéresser de plus près au championnat ivoirien lancé en 1960. Les excellentes prestations de l’équipe nationale et des clubs dans les compétitions africaines augmentent l’intérêt d’une attention particulière au football ivoirien. En 1966, le stade d’Abidjan remporte la seconde édition de la toute récente Coupe d’Afrique des Clubs Champions. Deux années plus tard, lors de la CAN (Coupe d’Afrique des nations) organisée en Éthiopie, les Ivoiriens réalisent un excellent parcours en terminant à la troisième place. Un jeune joueur ivoirien est la révélation du tournoi : il s’agit de Laurent Pokou, formé par l’entraîneur français Paul Gévaudan, entraîneur des Éléphants de Côte d’Ivoire. La presse va s’intéresser à celui qui termine en tête des meilleurs buteurs avec six réalisations. Le nom de Pokou sort progressivement du cercle des initiés du football ivoirien pour devenir un nom connu en France. En 1970, dans une volonté de promouvoir l’universalité du football, France football lance le Ballon d’or africain qui couronne le meilleur joueur du continent. Laurent Pokou termine à la seconde place, devancé par le Malien Salif Keita. Jean Philipe Rethacker, le “monsieur Afrique” de l’hebdomadaire écrit : “Il est évident que ce gaillard d’une classe exceptionnelle a reçu, depuis deux ans, bon nombre de propositions alléchantes de la part de clubs pros français. Ainsi et Marseille en 1968, Nantes ensuite, et Monaco enfin, à Khartoum, lui offrirent de signer un contrat pro. Mais Pokou ne se laissa pas convaincre, préférant rester à Abidjan où il bénéficie de grands avantages matériels et, surtout, d’une gloire, d’une popularité assez extraordinaires3.”

Hommes & migrations, 1285 | 2010 53

6 En décembre 1973, après plusieurs années d’hésitations4 et d’offres refusées de clubs français, Laurent Pokou accepte de venir en France, au Stade Rennais plus précisément, afin de poursuivre sa carrière de footballeur. En trois saisons à Rennes, il impressionna journalistes, supporters, dirigeants et joueurs. Peu de temps après ses débuts, il fait l’unanimité auprès de la presse footballistique qui le place parmi les meilleurs attaquants mondiaux. Ses exploits sont soigneusement relatés dans la presse locale (Ouest France) et nationale. Le “Pelé africain” est le surnom qu’il reçoit de France football. Un entraîneur le comparait au fameux Ben Barek, le fabuleux joueur marocain des années quarante. La saison 1975-76 est celle où il démontre ses qualités de finisseur hors pair en marquant dix-sept buts en douze rencontres. La carrière de Pokou prend fin brutalement en 1979. Lors d’une rencontre de Coupe de France, le joueur est accusé d’avoir porté volontairement un coup à l’arbitre. Le joueur clame son innocence mais il est suspendu deux ans puis six mois. Pokou crie au racisme5. Des blessures récurrentes l’obligent à écourter sa carrière française.

Désir de France : Monaco un club “ivoirien”, 1984-1992

7 Les années quatre-vingt marquent le début de l’exil des meilleurs joueurs du championnat ivoirien. Un désir de France se fait de plus en plus remarquer dans l’esprit de footballeurs peu connus comme très connus. Les transferts de Youssouf Fofana en 1984, d’Abdoulaye Traoré en 1988 constituent de véritables moments cruciaux.

8 En 1984, Youssouf Fofana, alors âgé de 18 ans, signe à l’AS Cannes entraîné par Jean- Marc Guillou. Le transfert du joueur est fortement débattu. Il faut l’aval du président Houphouët-Boigny pour permettre le départ de celui qui fit ses débuts à l’ASEC d’Abidjan à l’âge de 16 ans. Après quelques mois à Cannes, il rejoint l’AS Monaco où il est pris sous la coupe d’Arsène Wenger. Avec Youssouf Fofana s’entament diverses relations avec la Côte d’Ivoire qui aboutissent à un “partenariat” entre le club monégasque et l’ ASEC d’Abidjan. Des joueurs évoluant en Côte d’Ivoire sont suivis par les dirigeants monégasques. Dans le cadre de cette relation privilégiée, plusieurs joueurs ivoiriens sont appelés à faire des essais. Le club monégasque devient le “destinataire” potentiel des meilleurs éléments de l’équipe de la capitale ivoirienne. Une aide matérielle (ballons, chaussures) permet aux deux clubs de tirer profit de cette situation.

9 En 1988, Abdoulaye Traoré le meilleur joueur ivoirien de la fin des années quatre-vingt décide de venir en France. Il signe à Toulon en 1988 puis poursuit une courte carrière à Metz. Son parcours français se solde par un échec. Plusieurs joueurs vont également choisir de migrer en France, en temps de crise du football ivoirien, notamment à cause du recul des investissements des présidents.

Ivoire en Bleus et Bleus en ivoire, 1993-2004

10 En 1993, quand l’Olympique de Marseille remporte le premier trophée d’un club français dans une compétition européenne, l’originaire de Côte d’Ivoire est le héros de la finale. Naturalisé français, il est le premier joueur d’origine ivoirienne à porter le maillot bleu de l’équipe de France, et aussi l’auteur du but qui permet aux Marseillais de soulever la prestigieuse Coupe d’Europe des Clubs Champions. L’enfant

Hommes & migrations, 1285 | 2010 54

d’Adjamé (quartier de la capitale ivoirienne) arrive en France pour poursuivre sa scolarité en 1982 à l’âge de 15 ans. Sous l’influence de son frère Roger, il prend une licence au CA Romainville, club de la banlieue est parisienne. C’est lors d’une rencontre de championnat de France cadet qu’il est repéré par les clubs d’Auxerre, Sochaux, Nantes et de Paris Saint-Germain. Il signe finalement à l’AJ Auxerre où il effectue neuf saisons au sein de la défense. Cependant, la carrière de Boli est fortement liée à la Coupe d’Europe avec l’Olympique de Marseille. Grâce à ce titre, il va connaître une notoriété tant auprès des médias sportifs que non sportifs (premier footballeur invité dans l’émission 7 sur 7). Élevé comme un symbole de “la France qui gagne“ et surtout de la France de la diversité, il est approché par le gouvernement socialiste pour jouer un rôle de trait d’union entre la France et la Côte d’Ivoire lors de certains voyages diplomatiques.

11 Djibril Cissé et , tous deux nés respectivement à Arles et à Paris, sont d’autres joueurs originaires de Côte d’Ivoire qui brillent en Bleus.

12 Depuis les années deux mille, l’équipe de Côte d’Ivoire est composée de joueurs nés et formés en France. Choix de raison et de cœur se mêlent dans les décisions des joueurs qui optent pour la sélection de Côte d’Ivoire. Emerse Faé (avant lui Boris Diecket) né à Nantes, formé au FC Nantes, champion du monde des moins de 17 ans en 2001 avec l’équipe de France, opte pour la sélection ivoirienne “pour avoir une chance de disputer une Coupe du monde”.

Une présence affirmée, 2005-2010

13 À l’été 2005, la rencontre amicale entre la France et la Côte d’Ivoire à Montpellier permet de découvrir six pensionnaires de l’académie de football créée en 1994 par le Français Jean-Marc Guillou. Les journalistes créent autour d’eux le mythe d’une génération exceptionnelle. La Côte d’Ivoire devient tout à coup le pays qui possède un réservoir de joueurs prodigieux. Parmi ces joueurs, il y a Bakari Koné. Le petit “ailier de poche” est né en 1981. Il a été repéré dans le quartier de Williamsville par Jean-Marc Guillou. C’est en 1994 qu’il rentre à l’académie. En 2002, il est prêté au club Al Ittihad (Qatar). Une année plus tard il se pose à Lorient pour deux ans, puis rejoint l’OGC Nice pour deux autres années, avant de signer à l’Olympique de Marseille.

14 Il est pratiquement impossible de parler des footballeurs ivoiriens aujourd’hui sans évoquer Didier Drogba. En mai 2010, le mensuel américain Time le désigne parmi les 100 personnalités les plus influentes de la planète. En tant que footballeur, l’image de Drogba est liée à celle de l’Olympique de Marseille et dans une moindre mesure au club où il débuta, au Mans, à Guingamp. Hors du stade, Drogba est investi dans des causes humanitaires.

15 Les réussites des Drogba, Koné ne doivent pas faire oublier des centaines de jeunes joueurs qui, au prix d’énormes sacrifices des parents, ont voulu tenter l’expérience étrangère par l’entremise d’agents. Des rêves de joueurs brisés par des agents peu scrupuleux qui rappellent les difficultés de devenir footballeur professionnel.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 55

Conclusion

16 Les Ivoiriens constituent une composante importante du paysage footballistique français. Ils représentent l’un des principaux groupes parmi les 67 joueurs africains de la ligue 1 lors de la saison 2009-2010. Grâce à l’exceptionnelle réussite de Didier Drogba, ils sont l’attraction de nombreux recruteurs étrangers. Les Ivoiriens se distinguent autant par leur présence dans les clubs hexagonaux que par leur place dans l’équipe nationale française. La Coupe du monde 2010 offre l’occasion de voir les prestations des Ivoiriens de France qui évoluent avec les Éléphants et aussi des Français de Côte d’Ivoire qui brillent avec les Coqs gaulois.

NOTES

1. France football, 30 mai 1950, n° 219. 2. France football, 20 août 1957, n° 596. 3. France football, 5 janvier 1971, n° 1292. 4. France football, 3 mars 1970, n° 1248. 5. France football, 23 janvier 1979, n° 1711.

RÉSUMÉS

Depuis les années cinquante, dans le contingent de joueurs venus d’Afrique noire, la présence des footballeurs ivoiriens s’est maintenue et représente, un demi-siècle plus tard, l’une des plus importantes dans les championnats français de ligue 1 et 2. De Jean Tokpa “l’Alésien” à Bakary Koné l’un des joyaux des “académiciens”, en passant par l’incontournable Didier Drogba, et les Bleus Basile Boli ou Djibril Cissé, le terrain du football est l’expression d’une longue histoire et des relations singulières entre la Côte d’Ivoire et la France.

AUTEUR

CLAUDE BOLI Historien et sociologue, responsable des départements Recherche et Collection au Musée national du sport

Hommes & migrations, 1285 | 2010 56

Les effets symboliques des migrations dans le football de la Caraïbe

Harry P. Mephon

1 Malgré la présence de trois Guadeloupéens dans l’équipe championne du monde en 1998, il a fallu qu’un avion s’écrase en 2005 au Venezuela pour qu’une équipe de France A, se déplace pour la première fois dans la Caraïbe, en , pour rendre un hommage mortuaire. Au-delà des émotions, les relations développées et entretenues entre les départements français de la Caraïbe et l’Hexagone ne permettent pas de penser la réalité des hommes impliqués dans le football guadeloupéen et martiniquais. En situant notre point de vue depuis la Caraïbe, il s’agit de présenter les migrations des populations comme une condition déterminante dans la diffusion du football dans la Caraïbe francophone, en Haïti – nation déjà présente en Coupe du monde en 1934 –, en comparaison avec ce qui débute en Guadeloupe à la même époque.

2 La présence d’une communauté antillaise en France, qui trouve dans le sport un moyen d’affirmation sociale, sera appréhendée à partir de la transformation de sa dynamique migratoire et ses récentes significations dans les investissements de ses membres au sein de la sélection régionale de football, les Gwada Boys.

La diffusion des sports à l’époque coloniale

3 Les îles de la Caraïbe se situent au carrefour de flux migratoires importants, incessants et multidirectionnels, créant des phénomènes sociaux culturels d’une grande singularité. Les premières migrations son très anciennes. Elles débutent dès 5 000 av. J.- C., avec les Arawak, une peuplade originaire de la région du bassin de l’Orénoque, dans l’actuel Venezuela. Ce sont les Taïnos, souvent appelés Caraïbes, un groupe arawak, qui entrent en contact avec les premiers conquérants européens. Ce contact est fatal aux indigènes – qui refusent la soumission et le travail forcé – et à leur culture. Ils sont exterminés progressivement.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 57

Les joueurs guadeloupéens, martiniquais et guyanais dans la sélection nationale de football

4 Au XVIe siècle, les îles à sucre captent des mouvements de population liés à la colonisation, qui repose sur le modèle économique des plantations de canne à sucre, nécessitant une importante main-d’œuvre à bas prix. Nous sommes aux prémices des dynamiques de la mondialisation du système capitaliste, au moment où se joue la mondialisation des jeux traditionnels britanniques, qui à partir du XVIIe siècle, prennent le nom de “sport”, à l’exemple du cricket, du rugby, du base-ball et du football. La diffusion des jeux, loin de rester cantonnés à leur espace d’origine, s’adapte et s’insère dans les idéologies impériales, en particulier celle de la puissance britannique. Les premiers matchs de cricket se déroulent en 1 806 dans la garnison de la Barbade ; en 1865 le premier match intercolonial regroupe de riches planteurs et oppose une équipe de la Barbade et une du . Le fait colonial reste essentiel dans la compréhension de l’universalité des sports et de la diversité des pratiquants.

5 En ce qui concerne les colonies françaises, la Guadeloupe, la Martinique, trois grandes phases migratoires se succèdent : une phase de peuplement, une phase d’enracinement des populations sur les îles et, la dernière, une phase de “transbord”, étape de rupture migratoire située en Europe, essentiellement en France.

6 La première, la phase de peuplement initié au départ de l’Europe, s’amorce au XVIIe siècle et dure trois siècles. Cette période esclavagiste marquée par la traite correspond, après la disparition des Amérindiens, à des vagues continues d’immigration. Se succèdent des arrivées permanentes de colons libres blancs (les habitants), de travailleurs semi-contraints (les engagés) et d’esclaves. Ces derniers constituent une main-d’œuvre forcée majoritaire en nombre, composée de populations noires d’Afrique et un peu plus tard, après la deuxième libération des esclaves (1848), de travailleurs contractuels venus d’Afrique, d’Inde et d’Asie. Cette période met en

Hommes & migrations, 1285 | 2010 58

place les conditions sociales nécessaires à la pratique des sports. La fin de l’esclavage et ses corollaires – la pacification de manière durable de la société, la promulgation de droits civiques, la représentation parlementaire – sont autant d’éléments sociopolitiques qui rendent possible une vie associative.

7 La seconde période correspond au développement des populations des îles de la Caraïbe. Un enracinement des populations dans les îles dû à l’accroissement naturel plus qu’à l’arrivée de nouveaux migrants. Cette période débute au premier tiers du vingtième siècle (1920-1930) et dure trente ans. Le vélo et l’escrime sont les premières pratiques sportives dans la colonie. Les premiers clubs de football, créés à partir d’initiatives privées (1910), peinent à s’imposer face à la concurrence des gymnastiques patriotiques prônées par l’armée et l’Église.

8 “Tous les gens chics de la colonie résident, quand ils le peuvent, à Saint-Claude où sont les plus belles villas. Beaucoup de ces demeures comportent un tennis. C’est même à peu près la seule trace d’accession au sport que j’ai vue dans nos Antilles, où le triomphant, l’universel football a à peine pénétré(1).” En 1931, cette vision immédiate d’un grand voyageur, le directeur de la Ligue maritime et coloniale française, Maurice Rondet-Saint, lors d’une visite dans la Caraïbe, atteste la marginalisation de la diffusion du football en Guadeloupe.

Les débuts du football dans la Caraïbe francophone

9 Alors que le cricket se diffuse dans toutes les îles anglophones de la Caraïbe, le rugby et le football s’implantent au début du vingtième siècle en Haïti. Vers 1904, soit un siècle après l’indépendance, ce jeu, importé par des étudiants de retour après des études dans les universités européennes, débute à La Saline, dans l’ouest d’Haïti. Des jeunes fondent, en 1905, l’Union sportive haïtienne (USH). Les raisons pour lesquelles le football l’emporte sur le rugby sont peu connues. On peut supposer que l’action conjuguée des apports de jeunes plus influents, la construction du stade du Pont-Rouge et la création de nouveaux clubs ont été des éléments déterminants. Le premier match de football en Haïti oppose l’Union Sportive Haïtienne à l’Union Athlétique de Port-de- Paix. Les premières fédérations sportives s’organisent au sein de la Direction générale des sports en Haïti, de l’Union des sociétés sportives haïtiennes peu de temps après (1912), puis de la Fédération haïtienne de football amateur, l’actuelle Fédération haïtienne de football.

10 Le football forme les premiers grands champions internationaux haïtiens des années vingt notamment Silvio Cator (1900-1952). Il joue au Tivoli Athletic Club et au Racing Club haïtien, avant d’être sélectionné aux Jeux olympiques de Paris (1924) en saut en hauteur et en saut en longueur, et médaillé d’argent aux Jeux d’Amsterdam (1928). Il invente la technique moderne du double ciseau et bat le record du monde du saut en longueur le 9 septembre 1928 à Colombes, en réalisant 7,93 mètres. Sa carrière se termine aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1932. À son retour en Haïti, il devient maire de Port-au-Prince en 1946, et “immortel” dans la mémoire collective de son île. L’actuel stade de Port-au-Prince, anciennement parc Leconte, porte son nom depuis 1952.

11 En 1934, la sélection nationale haïtienne participe à la Coupe du monde en Uruguay et devient ainsi la première équipe de la Caraïbe qualifiée à cet événement mondial. De la “perle des Antilles” viennent deux figures marquantes de la compétition mondiale.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 59

Joseph Édouard Gaetjens (1924-1964), né à Port-au-Prince d’une mère haïtienne et d’un père belge, porte le maillot de l’équipe des États-Unis lors de la Coupe du monde de 1950 au Brésil. Son but de la victoire contre l’Angleterre (1-0) reste à jamais dans l’histoire du football transatlantique. Emmanuel Sanon (1951-2008), dit “Manno”, est le seul buteur haïtien en Coupe du monde (2 buts). Son premier but au stade de Munich en 1974 achève une série de 19 matchs officiels durant lesquels le portier italien n’avait encaissé aucun but. Sanon passe six saisons au Germinal Beerschot d’Anvers, où il remporte la coupe de Belgique en 1979.

Le foyer guadeloupéen et la création des premières ligues de football

12 Comparé à Haïti, le football en Guadeloupe se diffuse différemment sur d’autres logiques migratoires, plus complexes. Durant les années vingt, les premiers étudiants guadeloupéens de retour de métropole, les fonctionnaires français ainsi que les nouveaux migrants italiens, libanais, syriens, véhiculent de nouveaux apports culturels. Ces hommes en recherche d’intégration sociale contribuent à la création des premiers grands clubs de football à Basse-Terre et Pointe-à-Pitre.

13 Dans les milieux bourgeois blancs et mulâtres de Basse-Terre, le Racing Club2 est créé en 1924. La scission de ce club en raison de tensions raciales provoque la création de deux clubs en 1930 : le Cygne Noir et la Gauloise. À Pointe-à-Pitre, les logiques sociales et raciales se reproduisent dans les plus grands clubs. Les Sonis constituent le club des catholiques ; la Solidarité scolaire (1917) regroupe une bourgeoisie intellectuelle noire ; les mulâtres s’organisent au Redoutable ; les classes populaires quant à elles se retrouvent en forte proportion au Red Star et à l’Athlétique Club Darboussier, le club de la plus grande usine de l’île.

14 En 1923, durant ses études, Édouard Chartol, un mulâtre, fonde à Paris, avec un Martiniquais, le docteur Zizine, et un autre Guadeloupéen, Gérard Alfred, le Racing Club Antillais3. Ce club rassemble des ressortissants coloniaux – des étudiants essentiellement – et exprime dans le football national une affirmation identitaire. Edouard Chartol retourne dans la colonie en 1928. En 1929, il crée un organisme omnisports, le Club guadeloupéen des sports généraux, puis la Fédération guadeloupéenne des sports athlétiques4. Deux structures voient le jour sous son impulsion, la Ligue sportive de la Grande-Terre (LSGT) en 1931 à Pointe-à-Pitre et l’Union sportive basse-terrienne (USBT) en 1933 à Basse-Terre. Les deux organismes fédérateurs fusionnent en 1939 dans la Fédération sportive de la Guadeloupe (FSG), chargée d’organiser les épreuves pour l’ensemble du territoire. Ces ligues développent une rivalité brutale, à caractère raciste, entretenue par une opposition “de clochers” entre Pointe-à-Pitre et Basse-Terre. Il faut attendre 1936 et l’arrivée du gouverneur du Front populaire, le Guyanais Félix Éboué, pour initier la construction des premiers stades réglementaires, un à Basse-Terre, le stade Éboué, et l’autre à Pointe-à-Pitre, le stade Darboussier.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 60

La Caraïbe, premier lieu d’expression internationale du football guadeloupéen

15 Le football guadeloupéen s’organise en marge du football français : la métropole ne porte aucun intérêt aux sportifs coloniaux, d’autant qu’ils n’apportent aucun prestige à la nation. Le jeu se popularise progressivement par l’action de la presse, des mécènes et par l’activité des prosélytes. La Caraïbe est le lieu d’expression des premiers footballeurs guadeloupéens. En 1946, des sportifs et des dirigeants de la Dominique (Dominica Amateur Sport Association)5 visitent la Guadeloupe ; en 1947, le Violette Athlétique Club d’Haïti fait une tournée6. L’année suivante, la Guadeloupe organise la première compétition de football intercaribéenne francophone : le Trophée Caraïbe. Cet affrontement oppose quatre îles – Haïti, la Dominique, la Martinique, la Guadeloupe – et les trois Guyane (hollandaise, anglaise et française). Le 19 décembre 1948, la Guadeloupe remporte le Trophée ; elle défait en finale la Martinique avec 3 buts à 0. Le capital symbolique de cette victoire offre aux Guadeloupéens une légitimité sportive dans la Caraïbe. À ce titre, en 1951 à Porto Rico, la Guadeloupe, représentée par Max Caberty et Gaston Adélaïde, devient membre fondateur de la Caribbean Football Association avec la Jamaïque, la République dominicaine, Haïti, Porto Rico, Trinidad, Aruba, la Guyane anglaise. Les deux frères Banguillot, Jack et Charles, sont sélectionnés dans la première équipe intercaribéenne. La sélection, dont Charles est le capitaine, dispute un tournoi en Jamaïque7.

16 La loi du 19 mars 1946 transformant la colonie en département a pour conséquence majeure d’amplifier les pressions exercées par la France pour la mise en conformité administrative des ligues sportives, sans tenir compte des réalités locales. En ce qui concerne le football, les discussions avec la Fédération française de football débutent en 1951 et s’achèvent en 1952 avec la création de la Ligue guadeloupéenne de football. La Guadeloupe se détourne de la Caraïbe. Les compétitions s’orientent exclusivement vers la France, sans réels moyens et ni considération.

17 Bruno Dulac, professeur d’éducation physique guadeloupéen, président de l’association La Colombe, organise, en prenant tout à sa charge, le premier déplacement d’une équipe guadeloupéenne en France8. Le 3 juin 1952, l’équipe guadeloupéenne embarque sur le Colombie, pour une traversée de dix jours jusqu’au Havre.

18 Quatre matchs sont organisés contre trois clubs français et un club suisse. La Guadeloupe gagne un match contre l’, et perd les autres – Olympique Lyonnais-Guadeloupe : 2-3 ; Le Havre-Guadeloupe : 2-1 ; Servette- Guadeloupe : 4-1 ; Red Star-Guadeloupe : 2-0.

19 Après cette compétition, trois joueurs tentent l’aventure à Lyon : Joseph Aucourt et les frères Banguillot. Jean Sorel, lui, fait carrière dans le sud-est de la France et reçoit des propositions du Real Madrid. Cette initiative privée laisse place à une émigration massive organisée par l’État dans les années soixante.

L’émigration caribéenne francophone de 1960-1980

20 De 1920 à 1960, la population de la Guadeloupe double. Elle passe de 154 755 à 281 640 habitants9, ce qui représente un fort potentiel migratoire, tant en nombre d’effectifs qu’en caractéristiques sociales : une population jeune et sous-qualifiée. La pression

Hommes & migrations, 1285 | 2010 61

démographique de l’après-guerre devient considérable. L’économie locale, incapable de se diversifier après le déclin des plantations, ne peut pas absorber dans le marché du travail les générations de plus en plus nombreuses issues de cette “explosion démographique”. Cet argument prédispose la mise en place d’une politique migratoire. Les pouvoirs publics, confrontés aux premiers conflits sociaux liés à la fermeture des usines sucrières et au mécontentement général (la montée des nationalismes), assimilent le problème du développement de la Guadeloupe et de la Martinique à une question d’équilibre démographique. Cette émigration massive favorise des chômeurs appelés à occuper des emplois peu qualifiés dans la fonction publique (Assistance publique, PTT) à laquelle la main-d’œuvre étrangère ne pouvait prétendre. À cela s’ajoutent des incitations diverses, l’Armée, les créations d’organismes spécialisés, le Bumidom10. Le développement considérable des transports aériens et l’attrait mythique de niveaux de vie supérieurs pour les migrants facilitent les départs11. La vie en France était réputée plus facile, d’autant que l’on croyait que la citoyenneté française était plus déterminante que l’appartenance ethnique et ses corollaires culturels. L’acquisition de la culture française était identifiée à l’ascension sociale et celle-ci à la mobilité géographique, avec pour principe : “La migration est une chance pour les Antilles12 !”

Le foot à l’épreuve des communautarismes

21 À partir des années soixante-dix, les possibilités d’emplois diminuent. La “migration organisée” entame un net recul : de 35 621 migrants de 1962 à 1965 on passe à 1 426 pour l’année 1981, soit une baisse de près de 25 %. Cependant, les problèmes d’insertion sociale des migrants d’outre-mer et la permanence des crises structurelles des îles suscitent un renversement de la tendance. En France, les Guadeloupéens et les Martiniquais prennent conscience du fait que la couleur de peau transforme un Français de couleur en étranger. Les “domiens” se considèrent comme des “Français à part entière devenus des Français entièrement à part”. Cette perception de “Français entièrement à part” renforce l’adhésion des ressortissants d’outre-mer aux sentiments communautaristes et pose concrètement le problème de l’intégration des populations ultramarines. Cette subjectivité s’objective dans la statistique nationale par un traitement spécifique des hommes : l’existence d’une catégorie particulière, les originaires des “DOM-TOM” dotée de caractéristiques sociologiques proches des immigrés13 : une population jeune, résidant dans les habitations à loyers modérés des zones défavorisées (les quartiers), fortement touchée par le chômage, dotée de faibles capitaux scolaires, sur laquelle s’exerce une forte discrimination raciale14. On comprend aussi le rôle de la sélection sociale inconsciente à laquelle sont soumis les meilleurs sportifs guadeloupéens. Tout est mis en place pour que la pratique du sport, notamment celle du football, paraisse de manière inconsciente la seule chance de réalisation sociale pour les jeunes les plus démunis. L’attrait d’une carrière sportive amène bon nombre d’entre eux, encouragés par leurs professeurs, leurs parents et leur entourage, à placer tous leurs espoirs dans le sport professionnel.

Quand les joueurs deviennent des symboles

22 La politique migratoire révèle dans le domaine du sport une masse critique de pratiquants en métropole. Autrement dit, elle rend visible de manière progressive un

Hommes & migrations, 1285 | 2010 62

plus grand nombre de sportifs talentueux des anciennes colonies dans les équipes de France. Ces internationaux contribuent activement à fabriquer de nouvelles conceptions dans la manière de penser les identités insulaires et les solidarités ethniques et culturelles. Ils construisent un imaginaire collectif, replacé dans les effets symboliques de l’ensemble des migrations des années cinquante15. Le sens commun qualifie cette réalité sportive fortement appréciée des entraîneurs de “sport antillais”. Arsène Wenges résume en partie cette spécificité française : “Nos joueurs noirs ont des qualités spécifiques. Là, on profite à la fois de l’immigration et de l’apport des ex-colonies. Tous les pays ne peuvent disposer aujourd’hui d’athlètes de cette qualité16.”

23 L’émigration exprime l’intensité des luttes que mènent les hommes avec leur corps pour l’accès aux pratiques, mais surtout leurs possibilités d’ascension sociale. Ces luttes dans le football débutent en 1931 avec le Guyanais Raoul Diagne, le premier Noir en équipe de France, qui joue une Coupe du monde en 1938. Le Martiniquais Xercès Louis joue à Lyon en 1941 et en équipe de France en 1954. D’autres luttes se mènent dans l’armée, à l’exemple de celle de Flavien Kancel, un militaire guadeloupéen qui joue dans l’équipe du Vietnam en plein conflit colonial17. À la même époque, l’Armée donnera à Jean Mathurin la possibilité de devenir le premier conseiller technique de football de la Guadeloupe. D’autres joueurs talentueux évoluent en France, tels Albert Couriol et Luc Sonor, pour ne citer que les plus célèbres.

24 Mais c’est la carrière du Guadeloupéen Marius Trésor18 qui symbolise le plus cette période migratoire. Ses exploits ont pour effet symbolique de transformer de manière durable les représentations françaises. Marius Trésor débute dans le football à la Juventus de Sainte-Anne et sa carrière professionnelle dure quinze ans. Il devient, dans les années quatre-vingt, un modèle de réussite et d’identification pour la communauté antillaise et les jeunes footballeurs. Défenseur central intraitable, le plus réputé au niveau international, détenteur du record de sélections en équipe nationale, capitaine de l’équipe de France, Trésor construit un mythe grâce à ses exploits en Coupe du monde (1982).

Le temps du “transbord” ou la rupture migratoire

25 Le ralentissement de l’émigration n’empêche pas la communauté antillaise de s’accroître en France. Une nouvelle dynamique sociodémographique est à l’œuvre, à laquelle les naissances en France d’enfants de parents nés dans les îles portent une contribution déterminante entre 1982 et 1990. Le nombre des naissances est supérieur aux nouvelles installations durables de migrants arrivant de la Caraïbe francophone. Les potentialités de croissance de la population des îles ne dépendent plus des seules potentialités de l’émigration au départ des Antilles. Ces naissances hexagonales transforment l’émigration de travail des Antillais en France en une immigration de peuplement, localisée fortement dans la région parisienne sur un axe nord/nord-est. En mars 1999, 357 000 natifs des DOM-TOM habitaient en métropole19, soit légèrement moins que la population de la Guadeloupe (447 000). La constitution de cette population des originaires des “DOM-TOM” révèle des caractéristiques sociologiques propres.

26 Dans le football, ce fait s’incarne dans la présence d’un grand nombre de joueurs nés en France, évoluant dans les clubs et au plus haut niveau dans les clubs européens, qui revendiquent une identité autre que celle de leur lieu de naissance. Mikaël Silvestre, et illustrent cette tendance. Thierry Henry, enfant d’un

Hommes & migrations, 1285 | 2010 63

Guadeloupéen et d’une Martiniquaise, est en fait un banlieusard né aux Ulis, où il grandit et débute sa carrière. Attaquant au FC Barcelone, après une carrière à Arsenal, Henry est considéré comme le meilleur attaquant de sa génération ; actuellement, il est le meilleur buteur français de l’histoire, toutes compétitions confondues. Il revendique fortement ses origines insulaires et son attachement à la Guadeloupe, où il retourne souvent, à la Désirade : “Quand j’y débarque, j’enlève alors mes chaussures et mon tee-shirt et je redeviens un gars de là-bas. Je pars me balader pied nus, je rencontre des gens qui me connaissent depuis que je suis tout petit20.” William Gallas porte sa revendication dans l’action qu’il mène auprès des jeunes dans le football en organisant tous les ans un trophée en Guadeloupe : le Trophée Gallas.

De nouvelles formes d’expression identitaires : les Gwada Boys

27 En 2010, les footballeurs guadeloupéens sont reconnus bien au-delà de la Guadeloupe et de la France. C’est dans la Caraïbe que d’autres enjeux se jouent. L’éloignement du football guadeloupéen de la Caraïbe est dû en partie à la faible considération donnée aux voisins et surtout aux rapports de force politiques qui, de manière générale, prônent une assimilation du sport guadeloupéen au sport national. Ce rapport institutionnel empêche et limite les échanges internationaux. L’absence de considération des sportifs locaux au niveau national, les difficultés récurrentes rencontrées par les clubs, les ligues, le cadre compétitif restreint et le sous- développement des infrastructures amènent à partir des années quatre-vingt un retour dans la Caraïbe. Les luttes personnelles menées alors par le docteur Jacques Rugard, président de la Ligue guadeloupéenne de football, aboutissent à l’entrée de la Guadeloupe dans l’Union de football de la Caraïbe. En 2007, aux États-Unis, la sélection guadeloupéenne s’incline 1 à 0 contre le Mexique en demi-finale de la Gold Cup. Cette sélection, les Gwada Boys21, menée par Jocelyn Angloma, un ancien international de retour en Guadeloupe, est renforcée par des joueurs guadeloupéens évoluant localement, en France : Stéphane Auvray, Aurélien Capoue, David Sommeil, et en Europe : Loïc Loval et Franck Grandel (FC Utrecht). Cette sélection a révélé contre toute attente les potentialités de l’équipe de la Guadeloupe, l’une des meilleures de la Caraïbe. Plus que du sport, cette performance a cristallisé les passions autour d’une nouvelle identité recentrée sur le territoire insulaire : les Gwada Boys, nom donné par la presse américaine, récupéré et adopté par toute l’île. Tout en posant de graves questions institutionnelles et politiques – la participation de la Guadeloupe à une coupe intercontinentale, la libération des joueurs internationaux guadeloupéens évoluant dans les grands clubs français pour honorer une sélection régionale –, elle a donné de la fierté à toute une population et laisse entrevoir de nouvelles perspectives de pouvoir se penser et s’affirmer dans le football.

28 À ce titre, en 2008, les Gwada Boys, en se déplaçant au Sénégal dans le cadre de “Football et mémoire”, constituent la première équipe antillaise à se déplacer en Afrique. En 2010, Stéphane Auvray, en signant aux Kansas City Wizards, dans la Major League Soccer (ligue professionnelle américaine), ouvre d’autres voies migratoires, en rupture avec les anciennes.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 64

NOTES

1. Maurice Rondet-Saint, Des Antilles à Panama et à Costa-Rica, notes et croquis, Société d’éditions géographiques maritimes et coloniales, Paris, 1931. 2. M. Micaux, G. Huguette, D. Édouard, Le Racing Club de 1925 à 1987, document dactylographié, 1987. 3. Voir Le Bec du 24 avril 1936, “Un bienfaiteur au Bec” ? ; Le Bec du 5 juin 1936, “Le Docteur Zizine et le Racing-Club Antillais” ? ; Le Bec du 14 mai 1937, “Le Racing Club Antillais à Bordeaux”. 4. E. Chartol (1901-1992), ancien éclaireur de France et moniteur de la préparation militaire de 1916-1918. 5. Voir Le Dimanche sportif et culturel n° 32 du 10 novembre 1946, “Deuxième visite en Guadeloupe des sportifs et touristes de la Dominique”. 6. Voir Le Dimanche sportif et culturel du 4 mai 1947, “Reportage de la croisière sportive haïtienne”, pp. 202-207. 7. Voir Le Dimanche sportif et culturel du 9 mars 1952, “Les frères Banguillot de retour de Jamaïque”. Composition de la sélection caribéenne : Gardiens : Joey Gonsalves (Trinité), Mateo Reyes (Aruba. Arrières : Gerry Parsons (Trinité), André Dieudonné (Haïti,) Manny Desouza (Guyane Anglaise). Demis : Delbert Charleau (Trinité) Allan Joseph (Trinidad), Yvon Dorceans (Haïti), Rafael Baez Guillen (Porto-Rico), Humphey Mynals ( Surinam). Avants : André Vieux (Haïti), Adrian Brokke (Aruba), Juan Briezen (Aruba), M Moore (Guyane anglaises), Paul Derosiers (Haïti), Michel Kruin (Surinam), Rudie Kamperveen (Surinam) Jack Banguillot, Charles Banguillot. 8. Voir à ce sujet H. P. Mephon, “La venue de la première équipe guadeloupéenne en France”, Les enjeux des activités physiques et sportives dans la construction d’une culture identitaire guadeloupéenne, Thèse de troisième cycle de sociologie, université de Nantes, 2003, pp. 243-245.La sélection de l’équipe guadeloupéenne de La Colombe : Jean Seytor (Solidarité Scolaire), Anatole Doressamy (Club Sportif capesterrien), Pierre Fifi (Red Star), Roger Plantier et Etienne Palmin (Cygne noir), Jojo Bride, Gérard Casalis et Pierre André (Gauloise), Joseph Aucourt, Charles et Jack Banguillot (Racing), Ido Obidol, André Sannier, Jean Sorel et Jacques Pontremy (Club sportif moulien). 9. Source J.-P. Guengant, Insee. 10. La mise en œuvre concrète de l’immigration des ressortissants des départements d’outre-mer a conduit la création d’un organisme ad hoc, le Bureau des migrations des départements d’outre- mer (Bumidom), par l’arrêté du 26 avril 1963. Société d’État dotée de la personnalité civile et de l’autonomie financière, le Bumidom est placé sous tutelle du ministère des Finances. Il se voit confier le soin de contribuer à résoudre les problèmes démographiques relatifs aux départements d’outre-mer. Ses missions consistent à informer les futurs migrants (sélection, mise en route et accueil des candidats), à trouver des formations professionnelles et à placer la main-d’œuvre migrante, à faciliter les implantations à caractère familial, à gérer des centres d’accueil et de transit, à coordonner les différents organismes concernés. 11. A. Anselin, L’ Émigration antillaise en France, la troisième île, Paris, Karthala, 2000 ? ; Du bantoustan au ghetto, Paris, Editions Anthropos, 1979. 12. Paul Dijoud, secrétaire d’État aux Départements et Territoires d’outre-mer en 1981. 13. Voir à ce sujet C. Valentin-Marie, “Les populations des DOM-TOM, nées et originaires, résidant en France métropolitaine”, Résultats, Démographie et société n° 24, Insee, 1993. Le moyen imaginé par C. Valentin-Marie consiste à reconstituer une origine par filiation sur une génération. Cependant, le procédé bute sur les limites imposées par le formatage initial des données : l’auteur indique que la définition donnée ici est avant tout subordonnée à l’information statistique disponible.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 65

14. Source : “Les discriminations dans le monde du travail”, Cahier de recherche n° 171, Crédoc, mai 2002. 15. Voir sur ces questions M. Barreaud, Élite sportive et immigration : les footballeurs professionnels étrangers en France et leur intégration dans la société, 1945-1992, thèse de doctorat, université de Reims, 1996 et E. Cashmore, Black Sportmen, London, Routledge & Kegan Paul Ltd, 1982. 16. A. Wenger, “On a dix ans d’avance”, L’Équipe du 19 juin 2000. 17. Voir à ce sujet H. P. Mephon, “Le seul joueur français sélectionné dans l’équipe du Vietnam”, Corps et Société en Guadeloupe. Sociologie des pratiques de compétitions, Presses universitaires de Rennes, 2007. 18. Voir à ce sujet H. P. Mephon, “Marius Trésor”, Corps et Société en Guadeloupe. Sociologie des pratiques de compétitions, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 338. 19. Voir à ce sujet C. V. Marie, L. Qualité, “Un quart des personnes nées aux Antilles vit dans l’Hexagone”, Antiane éco n° 52, INSEE, mai 2002, pp. 15-18 ; C. V. Marie, S. Signori, “La population des DOM-TOM vivant en métropole”, Insee-Première n° 204, juin 1992. 20. “Henry, la France au cœur des Antilles”, France football n° 3109 du 8 novembre 2005. 21. http://www.gwadaboys.net/gwadaboys.html

RÉSUMÉS

Marius Trésor, Thierry Henry, Lilian Thuram, William Gallas ou : autant de noms rattachés aux plus belles pages de l’équipe de France de football ou à celles de grands clubs européens. Le rôle et l’implication de ces talents dans l’équipe nationale résultent d’un long cheminement sociohistorique et de raisons complexes qui se situent hors des terrains, voire hors du territoire national. Peu d’analyses interrogent les inconscients collectifs et les conditions sociales en jeu. Car, entre la Caraïbe et la France, le football est au cœur des migrations des populations et de leurs effets symboliques.

AUTEUR

HARRY P. MEPHON Sociologue

Hommes & migrations, 1285 | 2010 66

“Made in France” L’influence des footballeurs et entraîneurs français en Angleterre depuis 1992

Claude Boli

1 En avril 2004 dans le cadre du centenaire de l’Entente cordiale1, les quotidiens anglais et français, The Guardian et Libération, décident de mener conjointement un sondage croisé sur la façon dont chacun perçoit l’autre. Dans un des questionnaires posés aux Anglais, il est demandé “de citer trois personnalités françaises vivantes qui viennent à l’esprit”. Dix personnes sont plébiscitées. Aux côtés de Brigitte Bardot, Sacha Distel, ou Jacques Chirac, apparaissent les footballeurs Thierry Henry (la seconde personnalité la plus citée), Zinédine Zidane, Éric Cantona, et Patrick Vieira2. À l’exception de Zidane, les trois autres joueurs ont bâti leur renommée en Angleterre : à Arsenal, le club de la capitale londonienne pour les cas de Henry et de Vieira, et dans la grande ville du Nord, Manchester, pour Éric Cantona.

2 Depuis le début des années quatre-vingt-dix, pour de nombreux Anglais, les représentations de la France et du Français en général sont façonnées par l’arrivée de footballeurs hexagonaux dans les trois niveaux des championnats d’élite. Ce changement de regard s’inscrit dans un cadre général qui renvoie à la mutation structurelle du football anglais, au nouveau contexte du football européen et, enfin, à la réussite des footballeurs français sur la scène internationale. Les dirigeants de la toute nouvelle (le championnat anglais), lancée durant la saison 1992-93, vont véritablement transformer l’image du football anglais. Parmi les mesures les plus significatives, il y a l’arsenal juridique mis en place afin d’endiguer ce que Margareth Thatcher appelait “la honte du pays” : le hooliganisme. L’octroi des droits de retransmissions télévisées aux puissantes chaînes à péages (SkyB) marque un moment décisif dans le désir de capitaliser l’engouement populaire du football avec une diffusion planétaire des rencontres, notamment en Asie (Chine, Malaisie, Thaïlande, Hong-Kong). Le football, paradoxalement, devient l’un des espaces où le pays affirme

Hommes & migrations, 1285 | 2010 67

un fort lien avec le versant libéral de l’Europe3. La vague de footballeurs français contribue à se rapprocher du continent, et de la France plus particulièrement.

“L’effet” Cantona

3 Depuis la vague relative de footballeurs étrangers au début des années quatre-vingt, l’Angleterre reste profondément sceptique à l’égard des footballeurs recrutés en dehors de la sphère britannique. Les survivances de la “splendide isolation” dont parlent les historiens à propos des périodes où les Anglais, se jugeant supérieurs aux autres nations de football, ne participèrent guère, ou tardivement, aux compétitions internationales (Coupe du monde, Jeux olympiques) s’estompent difficilement. Le joueur étranger et le football continental sont peu considérés dans l’opinion publique anglaise4. Hormis les exploits du court passage de Didier Six5 dans le club d’Aston Villa en 1984, le joueur français est très peu connu et très peu coté en Angleterre. Les résultats des confrontations entre équipes nationales, ou entre clubs anglais et français dans les diverses compétitions européennes ne plaident nullement en faveur d’une reconnaissance du footballeur français6. Il reste sous- évalué par rapport aux joueurs de grandes nations du football (Allemagne, Italie).

4 Le titre de meilleur joueur décerné par les footballeurs professionnels à Éric Cantona en 1994 constitue donc un moment historique à double valeur. Il ouvre une brèche dans le regard porté sur les footballeurs étrangers en brisant les préjugés autour de leur impossibilité à s’imposer dans le difficile football anglais (nombre important de matchs, jeu très physique, grande attente des supporters).

5 D’autre part, il permet de repositionner la vision portée sur les Frenchies en particulier sur l’idée qu’ils peuvent réussir dans le championnat le plus relevé selon les Anglais.

6 L’effet de ce sacre est important car il marque véritablement un moment de rupture mais aussi d’évocation de stéréotypes. À la suite de son titre, la presse encense Éric Cantona et voit en lui toutes les singularités réelles et surtout imaginées du “vrai Français7”. On le trouve arrogant, prétentieux, intelligent, imaginatif. Il est aussi décrit comme ambivalent, lunatique ; doté d’un caractère qui oscille entre le talent inventif et le talent destructif. Les dons d’artiste émergent également, ceux-ci étant renforcés par le fait qu’il peint et se déclare être un passionné de poésie, d’Arthur Rimbaud et d’autres artistes de génie (Picasso, Miles Davies). Pour corroborer l’image d’un joueur “extraordinaire”, plusieurs biographies sans vérification aucune le décrivent comme né à Paris et éduqué dans un milieu de musiciens et d’artistes.

7 L’histoire d’Éric Cantona en Angleterre est le produit “d’un accident heureux”. C’est en décembre 1991 que tout commence. Lors d’une rencontre de championnat avec le maillot du Nîmes Olympique, où il évolue après avoir joué à l’AJ Auxerre, l’Olympique de Marseille, aux Girondins de Bordeaux et à Montpellier Hérault, Éric Cantona, énervé par une faute jugée injustifiée à son encontre, décide de balancer le ballon en direction de l’arbitre. Il est suspendu un mois et envisage d’abandonner le football à 25 ans. Il déclare : “J’ai durement ressenti cette sanction et j’avais perdu la flamme de continuer le football de haut niveau. J’étais un peu dégoûté par un certain nombre d’aspects qui entouraient le football professionnel et j’avoue que l’idée de mettre fin prématurément à ma carrière de footballeur m’avait effleuré l’esprit. C’est une série de circonstances heureuses et aussi une certaine volonté ou plutôt une fierté de ma part de ne pas complètement lâcher ma passion du ballon en acceptant d’aller à l’étranger. L’Angleterre m’intriguait et c’est l’une des raisons pour

Hommes & migrations, 1285 | 2010 68

lesquelles j’ai accepté de faire un essai à Sheffield, en dépit de mon statut d’international confirmé à l’époque8.” Sur les conseils de , alors sélectionneur de l’équipe de France et de Gérard Houllier, adjoint du sélectionneur, l’idée de l’arrêt définitif se dissipe. Houllier use de ses relations en Angleterre pour lui trouver des contacts. Cantona effectue un essai à Sheffield Wednesday puis est recruté à Leeds United. Pour sa première année à Leeds (1992), il rencontre la réussite avec un titre de champion d’Angleterre. L’année suivante, il permet au club de remporter un second titre d’affilée. La relation entre Éric Cantona et l’Angleterre s’expose. Il est adulé par les supporters qui lui consacrent une chanson dont le refrain devient légendaire : Oo-ah Cantona9. En décembre 1992, à la surprise générale, il signe à Manchester United pour une somme “dérisoire” de 1 million de livres (1,5 million d’euros). Pendant cinq années, ses performances lui permettent d’entrer dans le cercle restreint des joueurs mythiques des Red Devils. Dans le musée de Manchester United, il apparaît aux côtés des joueurs de légende tels que le Gallois Billy Meredith des années dix, Georges Best, Denis Law et Sir Bobby Charlton, joueurs des années soixante.

Une notoriété qui dépasse le cadre sportif

8 À titre individuel, Éric Cantona obtient plusieurs récompenses impressionnantes venant des footballeurs (meilleur joueur en 1994) et de la presse (meilleur footballeur en 1996). Après vingt-six ans d’attente, il permet à Manchester United d’obtenir le titre de champion d’Angleterre. Les témoignages de l’entraîneur, des joueurs et des supporters permettent de mesurer la popularité du Français. L’entraîneur Sir Alex Ferguson confie : “Éric a profondément apporté une touche différente au sein de l’équipe. Son influence était perceptible sur le terrain et sur les jeunes joueurs tels que Ryan Giggs, David Beckham ou Paul Scholes10.” Du côté des joueurs, les expressions d’exemple et de professionnalisme sont celles qui reviennent le plus souvent11. Peter Boyle, supporter de longue date de Manchester United, auteur d’une chanson intitulé Éric The King12, pousse son attachement au Français en prénommant l’une de ses filles Laura Jane Cantona. Un autre fan de Cantona depuis son passage à Leeds décide de tatouer le portrait du Français dans son dos. Peintres, musiciens, enseignants d’université feront d’Éric Cantona une icône. En 1997, Mickael Brown, un des artistes nominés parmi les 100 meilleurs peintres anglais réalise une impressionnante toile (3 048 sur 2 435 mm) intitulée The Art of the Game (figurant Éric Cantona comme le Christ en majesté), qui fut exposée au Manchester Art Galleries. L’ex-chanteur du groupe The Smith, Morrisey, évoque le nom du Français lors de nombreux concerts13. La compagnie de bière locale, Boddingtons choisit le Français pour une campagne de publicité. Éric Cantona devient le leader des campagnes football de l’équipementier américain Nike.

9 L’avènement d’Éric Cantona marque une certaine époque d’une Angleterre redevenue conquérante, pays modèle. L’Angleterre retrouve une santé économique avec un recul du chômage. L’organisation de l’Euro 96 permet au pays de retrouver une place respectable parmi les grands pays de football. Les clubs s’enrichissent grâce aux dépenses consenties par les fans et aux droits de retransmissions télévisées. Les clubs anglais sont régulièrement classés dans le top 10 des clubs les plus riches au monde. Manchester United devient le modèle d’excellence en matière de foot-business, en diversifiant ses activités économiques (lancement d’un magazine traduit en plusieurs langues, augmentation de la capacité d’accueil du stade, création d’un site Internet)14.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 69

La réussite de Manchester United avec Éric Cantona correspond également au retour au premier plan de la ville de Manchester, durement marquée par la politique d’austérité des années quatre-vingt et la fermeture d’usines, notamment de textile, qui ont fait la fierté de la cité anciennement surnommée Cottonpolis15.

10 En 1997, Éric Cantona décide de mettre fin à sa carrière. Une décennie plus tard l’aura du “King” subsiste. Les supporters de Manchester l’ont élu joueur du siècle (en 2001) et un sondage commandité par la banque Barclays, sponsor principal du championnat, consacre le Français comme meilleur joueur de l’histoire de la Premier League (2005). C’est certainement avec le film Looking for Eric, du réalisateur britannique Ken Loach, dans lequel le Français occupe le principal rôle que l’on constate la fascination toujours présente du Français dans le cœur des Anglais autant dans les milieux d’élite que populaires16.

Quand les Français remplacent les “experts” écossais

11 Durant les premières années du professionnalisme, officialisé en 1885, les joueurs écossais surnommés les “experts” pour leur habilité technique, sont les plus demandés en Angleterre. Le désir de faire du football son métier, la concentration de clubs de haut niveau et l’appât du gain conduisent de nombreux footballeurs écossais, en particulier ceux des environs de Glasgow, à aller en Angleterre pour rejoindre les prestigieux clubs des cités industrielles. Dans certains clubs, il est de tradition de disposer dans son effectif d’un contingent d’Écossais. C’est le cas de Preston North End, Sunderland, Newcastle ou Chelsea17. Chaque équipe digne de sa réputation disposait d’un superviseur en Écosse afin de repérer “l’oiseau rare”.

12 Un siècle plus tard, la géographie de la composition des joueurs de la Premier League a profondément changé. Les joueurs en provenance de France constituent le plus fort contingent d’étrangers. L’arrêt Bosman en 1995, qui, en regard de l’article 48 du traité de Rome, précise la liberté de circulation des ressortissants européens et l’absence de limite de recrutement de joueurs dans les clubs de la Communauté, facilite l’exode des joueurs français18. D’autres caractéristiques saillantes telles que le prix relativement peu élevé des transferts et une certaine mode du joueur français depuis les succès des Bleus en Coupe du monde 98 et à l’Euro 2000 accélèrent l’arrivée massive des Frenchies à la fois en Angleterre et en Écosse. En dépit de certaines voix contre “l’invasion des étrangers” risquant de bloquer l’éclosion de jeunes joueurs locaux19, la présence des Français s’est maintenue dans les trois divisions d’élite. Des journalistes de la presse sérieuse ou à scandale, des anciens joueurs et Gordon Taylor, président du syndicat de footballeurs professionnels, ont chacun à leur manière milité pour réduire le nombre d’étrangers, principalement dans les clubs de Premier League, en vain !(20) Le nombre de joueurs étrangers passe de 11 en 1992 à 166 en 1998, avec une montée fulgurante durant la saison 1996-97 due à “l’effet Bosman20”.

13 Entre fascination21 et réelle inquiétude, l’opinion publique s’interroge sur “l’identité” du football anglais avec l’influence des joueurs du continent. En général, les succès sur et en dehors du terrain des joueurs minimisent les effets négatifs du recrutement des “compatriotes européens”. Le Français se distingue. Entre 1995 et 2006, le titre de meilleur joueur du championnat décerné par les journalistes sportifs a été remis à quatre Français. Aucun pays ne fait mieux. Thierry Henry remporte le trophée à trois reprises (consécutivement), et devient ainsi le premier joueur à l’obtenir trois fois. Les

Hommes & migrations, 1285 | 2010 70

autres lauréats sont : Éric Cantona, et . Au retour de la victoire des Bleus en Coupe du monde, Frank Lebœuf, arrivé à Chelsea durant l’été 1996, obtient une chronique hebdomadaire dans le prestigieux journal The Times pour livrer “son expertise sur le football anglais et européen22”. Il est également invité dans plusieurs émissions très populaires de divertissement qui se veulent toutefois intellectuelles. Sur le terrain du jeu, l’influence française est remarquable. Éric Cantona, Thierry Henry, Patrick Vieira sont choisis par leurs pairs pour être capitaine de leur équipe, un signe de confiance et de respect. À Manchester United, le rôle de capitaine est donné à Éric Cantona car selon l’entraîneur : “Il incarne au mieux l’esprit de Manchester : le beau jeu et une capacité à se transcender sans pour cela être un leader de parole. Éric était un leader inaudible. Sa présence suffisait à rassurer les autres joueurs23”. En 2003, avec 53 joueurs en Premier League, les Français sont les plus représentés24. Parmi ces joueurs, huit ont remporté le Mondial 98.

14 Les transferts vers l’Angleterre sont de véritables “ponts d’or” pour les clubs hexagonaux qui quelquefois survivent grâce à “un gros coup” réalisé avec un club anglais. En 2005, les départs de joueurs ont rapporté 39 millions d’euros25. Dans la période du marché de transferts d’hiver 2006, la facture payée par les clubs de la Premier League a représenté 95 % – soit 23,65 millions d’euros – des ventes des clubs français26. Sunderland, un club du Nord-Est, proche de l’Écosse, devient en dix ans (1996-2008) une équipe “française” avec l’arrivée régulière de plusieurs joueurs confirmés (Djibril Cissé) ou en phase d’éclosion (David Bellion). Certains ont été recrutés en Angleterre (Steed Malbranque), d’autres ont été repérés en France (Jean- Yves Mvoto-Mvoto)27.

15 Le succès des Français d’Angleterre constitue une manne lucrative pour les médias français. Éric Cantona est certainement celui qui a permis aux abonnés de Canal Plus de ressentir la passion du football en Angleterre. Pour certains joueurs, tels que Christian Karembeu et Frank Leboeuf, les diffusions des rencontres de Manchester United avec les exploits d’Éric Cantona leur ont donné l’envie d’y jouer. La presse écrite, notamment L’Équipe, depuis 2000, livre une actualité (lundi et samedi) des Bleus de l’étranger. Une grande part est évidemment consacrée aux Frenchies.

Arsenal : la marque de la french connection

16 S’il y a un club où l’empreinte française est la plus marquante c’est bien celui d’Arsenal entraîné par Arsène Wenger depuis septembre 1996. L’entraîneur alsacien a transformé l’équipe réputée pour son jeu ennuyeux28 en une véritable formation de panache conduite par de jeunes joueurs. Recruté lorsqu’il entraînait l’équipe japonaise de Grampus Eight Nagoya, il arrive à Arsenal en pleine période de doute depuis le départ de l’entraîneur écossais George Graham. Premier entraîneur à avoir remporté le championnat, Wenger s’illustre par ses nouvelles approches de travail, le recrutement d’assistants français, la mise en place d’une structure de recrutement avec des superviseurs français, le recrutement d’une équipe-monde où la France est bien représentée.

17 Le 3 mai 1998, le Français connaît la consécration. Deux ans après les interrogations de joueurs, journalistes sur le choix de nommer un “inconnu” à la tête d’un club aussi prestigieux, Wenger si discret exulte de son banc : Arsenal est champion. La presse, si dure avec lui durant ses premières années, le découvre tel un génie29 qui a réussi le pari

Hommes & migrations, 1285 | 2010 71

fou de mêler jeunes et anciens joueurs, et surtout de créer un “esprit Arsenal” inspiré de diverses expériences de joueurs et d’entraîneurs. On parle de lui comme initiateur d’une “révolution française” au sein du club londonien. L’une des premières mesures qu’il prend est l’attention portée aux conditions de travail : lieu d’entraînement, changement de la pelouse, rigueur diététique. Concernant le dernier point, l’ancien Capitaine d’Arsenal, l’Anglais Tony Adams souligna que l’apport du Français fut incontestablement l’attention que tout joueur professionnel devait porter à l’alimentation, au risque d’avoir plusieurs blessures30.

18 D’autres décisions complètement nouvelles pour les footballeurs anglais (restriction de l’usage de la bière avant et après un match, séances de nutrition) surprenaient les joueurs. Le recrutement de Français, souvent de très jeunes joueurs, renforce le poids des Français dans le club. Grâce à un réseau de recruteurs dans l’Hexagone, il est pratiquement impossible de manquer les prestations d’un talent précoce du côté des “gunners”. Le Français Gilles Grimandi, ex-joueur du club, a la charge de la cellule de recrutement qui reçoit des scouts31 informateurs qui opèrent en France, mais également en Afrique, et notamment en Côte d’Ivoire.

19 En 1996, l’ossature de l’équipe est principalement formée d’Anglais. Dix ans plus tard, aucune équipe du championnat n’a autant de Français et de nationalités différentes dans sa composition. Le lundi 14 février 2005, Arsenal fait sensation. Lors d’une rencontre de championnat contre Crystal Palace l’équipe d’Arsène Wenger ne comporte aucun joueur anglais. Sont présents sur la feuille de match : six Français, trois Espagnols, deux Néerlandais, un Allemand, un Suisse, un Camerounais, un Ivoirien et un Brésilien. À la fin de la rencontre interrogé sur “cet événement” Wenger répond : “Je ne regarde pas le passeport des joueurs, je regarde leur qualité32.” L’entraîneur s’est imposé comme un visionnaire dans le club. L’idée du stade et la formation des jeunes sont ses initiatives : “Quand j’ai fait construire le nouveau stade d’Arsenal, l’Emirates Stadium, je me suis dit : comment peut-on rester au haut niveau en jouant avec les meilleurs joueurs, contre les meilleurs clubs, tout en respectant l’équilibre financier ? La seule solution pour moi était de créer une équipe de jeunes et, petit à petit, l’amener au haut niveau33.”

20 La variété des nations n’empêche guère une règle imposée par l’entraîneur : l’usage de l’anglais comme la langue des vestiaires. Joueurs et entraîneurs doivent s’exprimer en anglais. Pour les Français tels que William Gallas ou Mikael Silvestre, venus respectivement de Chelsea (Londres) et de Manchester United, s’exprimer en anglais est perçu comme une façon de maintenir l’âme anglaise de l’équipe34. D’autres joueurs ont usé de l’environnement français pour une meilleure adaptation au jeu anglais, comme Nasri qui évoque ainsi son premier match : “J’avais anticipé ce premier match physiquement. J’avais suivi un programme de musculation particulier pour pouvoir répondre aux attentes de la Premier League. J’avais travaillé énormément le haut du corps et les cuisses, pour supporter les duels. Et là, pour ma première à l’Emirates Stadium, le 16 août 2008, sous d’autres couleurs que celles de Marseille, je marque dès la 3e minute de jeu (contre West Bromwich Albion 1-0). Je ne pouvais pas rêver mieux. Le coach m’avait beaucoup parlé avant le match pour m’aider à bien me sentir. Et en match, j’avais derrière moi Gaël (Clichy) qui me parlait en français. Ça ne pouvait pas mal commencer35.”

21 Le 27 mars 2008, pour sa visite officielle à Londres, le président Sarkozy rencontre Arsène Wenger sur la pelouse de l’Emirates Stadium en compagnie de Gordon Brown, le Premier ministre britannique36. C’est certainement le plus bel hommage que l’on puisse

Hommes & migrations, 1285 | 2010 72

faire à Wenger qui, par son travail en Angleterre, agit comme un trait d’union avec la France.

Footballeur en Angleterre : une expérience singulière

22 “Dès mon premier match, j’ai su que j’étais fait pour ce championnat, pour cette pelouse toujours bien soignée, pour ce pays, pour ses supporters qui sans cesse affluent aux matchs quelle que soit la météo. C’est très particulier de jouer en Angleterre. Tous les footballeurs professionnels devraient avoir dans leur CV : expérience en Angleterre.” Ces mots d’Éric Cantona sont communs à de nombreux propos tenus par des joueurs dans une enquête que nous avons réalisée auprès des footballeurs français évoluant en Angleterre et en Écosse entre 1995 et 2005.

23 Le changement d’environnement constitue une première raison de signer dans un club anglais. La brutalité du changement est un aspect très souvent évoqué par les joueurs. Le terrain constitue un lieu où s’exacerbent toutes les composantes de la singularité du football anglais. Tandis qu’en France et dans d’autres pays européens les rencontres sont souvent en nocturne, les rencontres en Angleterre se déroulent plutôt le samedi à 15 h, en pleine après-midi où la lumière resplendissante du soleil croise pluies fines et vent agité. L’engagement physique, la vitesse des actions, le degré de violence acceptée et bannie, la proximité avec les supporters, la configuration des enceintes fait du jour de match37 et du match lui-même un moment particulier. écrit : “C’est spécial, un match anglais. Ça ne ressemble à aucun autre. Le jeu est plus violent, plus aérien, plus rapide. Pas le temps de souffler, l’adversaire est déjà de retour ! Pas le temps de se plaindre, la ‘gagne’ est à ce prix ! Il faut batailler, résister, s’imposer. Perdu en défense centrale, je fais peine à voir. Trop lent, le ‘Frenchy’ ! Trop appliqué ! Trop douillet ! Trop italien ! Les actions s’enchaînent, comme dans un film en accéléré … À droite ! À gauche ! En l’air ! Et un, et deux, et trois coups de tête ! Les ballons passent, volent, repassent38.”

24 La gestion des rencontres est une caractéristique à relever. Pour toute rencontre à 15 h à domicile, les joueurs se réunissent à 10 h. Ensuite, ils partagent un repas ensemble et à 11 h partent pour le stade. Ceci est différent des équipes françaises. À Auxerre, le programme s’établit de la façon suivante : pour un match le samedi à 20 h, “la mise au vert” est prévue le vendredi en fin d’après-midi dans un hôtel ou un lieu de retraite loin du centre-ville.

25 Dans le choix d’un départ en Angleterre, les raisons économiques sont non négligeables. En 2004, le salaire mensuel de joueurs de la Premier League était estimé à 65 000 euros contre 30 490 du côté français39. Certains joueurs français ont multiplié leur salaire par cinq en acceptant de jouer en Angleterre. En 2007, les stars du championnat émargeaient à 600 000 euros mensuels ou plus (770 000 euros pour l’Ukrainien Chevtchenko et l’Allemand Ballack)40.

26 L’expérience singulière peut également s’entendre dans les paroles des compagnes ou épouses des joueurs. La femme d’une des stars françaises d’un club hautement médiatisé racontait : “Depuis que je suis ici, le rythme de vie est complètement différent. La vie de famille n’est pas très chamboulée par les rencontres. Mon mari, après le match, je le vois vers 20 h, ce qui était inimaginable en France. En plus, le lendemain des matchs, le décrassage (soin du lendemain des matchs) n’est pas obligatoire, ce qui signifie que le dimanche est vraiment consacré aux enfants et à toutes les activités ludiques”. D’autres trouvent que le mari joueur

Hommes & migrations, 1285 | 2010 73

est moins stressé par les rituels d’avant-match, puisqu’il ne pense vraiment au match qu’une fois qu’il est au stade le samedi ; avant, il est en famille.

27 Pour la nouvelle génération de joueurs français, l’Angleterre est devenue la première destination pour une expérience étrangère. À l’instar des 300 000 Français41 qui vivaient à Londres en 2009, les footballeurs ont fait du championnat anglais le lieu d’une expérience unique tant pour les raisons footballistiques qu’économiques. La mode du “Frenchy” dans les clubs est un élément moteur de cette migration par le ballon.

NOTES

1. Afin d’apaiser la rivalité des deux pays dans leur ambition d’expansion coloniale en Afrique du Nord (Égypte et Maroc), le 8 avril 1904, la France et l’Angleterre signent un accord baptisé “Entente cordiale”. 2. Libération, lundi 5 avril 2004, p. 6. 3. Tony Blair, New Britain. My Vision of a Young Country, London, Fourth Estate, p. 284. 4. James Walvin, The People’s Game, London, Mainstream Publishing, p. 128. 5. Avant , seulement deux Français évoluèrent dans le championnat anglais, Paul Langenove à Walsall en 1922 et Jean Praski à Notts County en 1949. Nick Harris, The Foreign Revolution. How Overseas Footballers Changed the English Game, London, Aurum, 2006, p. 314. 6. Football magazine, “Wembley Waterloo. Kopa et les tricolores : la leçon d’un autre football”, 12 mars 1969. 7. Claude Boli, Manchester United, l’invention d’un club. Deux siècles de métamorphoses, Paris, La Martinière, 2004, p. ?336. 8. Entretien avec Éric Cantona, 6 septembre 1995, à Manchester. 9. Tim Hill, English Football. A Photographic History, Bath, Parragon, p. 236. 10. Entretien avec Sir Alex Ferguson, 17 octobre 1996, Manchester. 11. David Beckham, Mon but, Paris, Chronosports, 2003, p. 90 ? ; Keane, The Autobiography, London, Penguin, 2003, p. 153. 12. Voici le refrain de la chanson : “Weeeee, drink a drink, a drink to Eric the King, the king, the king ? ; He’s the leader of our football team. He’s the greatest French footballer that the world has never seen…”, 1996. 13. Les Inrocks 2, “Morrissey & the Smiths”, 2006, p. ?41. 14. Claude Boli, op. cit., pp. 282-288. 15. Alan Kidd, Manchester, Keele University Press, 1996, p. ?229. 16. The Independent on Sunday, 19 avril 2009 ? ; Le Figaro, 27 mai 2009. 17. Matthew Taylor, The Leaguers. The Making of Football Professional Football in England, 1909-1939, Liverpool University Press, 2005, p. 207. 18. Claude Boli, Football. Le Triomphe du ballon rond, Paris, Quatre Chemins/Musée National du Sport, 2008, pp. 98-101. 19. The Express, 22 juillet 1997 ; The Guardian, 21 avril 1998. 20. John Williams, Is it all over ? ? Can football survive the Premier League ?, Reading, South Street Press, 1999, p. ?41. 21. L’un des signes de la fascination des joueurs est démontré par le titre de “meilleur joueur du championnat” décerné par les journalistes à un joueur étranger pendant cinq années de suite

Hommes & migrations, 1285 | 2010 74

(1994-1999). The Times, 15 février 1995 ? ; The Times Magazine, 29 août 1998 ? ; Sport First, 3 mai 1998. 22. The Times, 26 septembre 1998. 23. Entretien avec Sir Alex Ferguson, Manchester, 17 octobre 1996. 24. L’Équipe, 14 novembre 2003. 25. Footpro magazine, octobre 2006, n° 21, pp. 8-9. 26. Footpro magazine, mars 2006, n° 15, pp. 18. 27. France football, 12 aout 2008, n° 3253. 28. Nick Hornby, Carton jaune, Paris, 10/18, 1992. 29. The Guardian, 4 mai 1998. 30. Tony Adams, Addicted, London, CollinWillow, 1998, p. 239. 31. Afin de pointer l’intérêt des Anglais pour les joueurs français, il faut savoir que Arsenal, Chelsea, Liverpool ou Manchester United ont chacun un scout français spécial qui parcourt toute la France à la quête du joueur d’exception. Voir Le journal du Dimanche, 27 décembre 2009. 32. Le Figaro, 16 février 2005. 33. L’Équipe Magazine, 17 octobre 200 9, n° 1442, p. 48. 34. Entretien avec William Gallas, réalisé le 19 septembre 2009, à l’Emirates Stadium, Arsenal FC 35. L’Équipe Magazine, n° ?1389, 28 février 2009, p. 28. 36. Le Monde, 29 mars 2008. 37. Claude Boli, “Jour de match à Manchester ? : supporters de football et appropriation urbaine”, in Nicolas Hossard et Magdalena Jarvin ?(dir.), “C’est ma ville”. De l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 95-105. 38. Marcel Desailly, Capitaine, Paris, Stock, 2002, pp. 274-275. 39. L’Équipe, 14 septembre 2004. 40. L’Équipe, 12 avril 2007. 41. Challenges, n° 175, 2 juillet 2009, p. 42.

RÉSUMÉS

À partir du milieu des années quatre-vingt-dix, la France est devenue le premier fournisseur de joueurs étrangers dans les championnats d’élite anglais. S’y ajoute le recrutement de cadres techniques (entraîneurs, physiothérapeutes, préparateurs physiques) dans la direction des clubs. Ces caractéristiques font du football anglais un lieu où s’exprime un savoir-faire français hautement demandé. D’Éric Cantona, l’emblématique “King” de Manchester à Arsène Wenger, l’entraîneur alsacien de l’équipe d’Arsenal, chacun à sa façon contribue à nourrir l’idée d’un french flair.

AUTEUR

CLAUDE BOLI Historien et sociologue, responsable des départements Recherche et Collection au Musée national du sport

Hommes & migrations, 1285 | 2010 75

Les pratiques mafieuses dans le recrutement des jeunes footballeurs en Afrique Entretien avec Pierre Cherruau réalisé par Marie Poinsot

Pierre Cherruau et Marie Poinsot

Hommes & Migrations : Votre roman, Ballon noir1, s’adresse au public français et mêle une intrigue sur le recrutement d’un jeune footballeur avec la prise en compte des intérêts économiques du Delta du Niger, associés à l’exploitation du pétrole, sur fond de corruption et de violence extrême : pourquoi associer ces thèmes et comment les avez-vous approchés ? Pierre Cherruau : Comme beaucoup d’écrivains journalistes, j’ai fait des reportages sur le football au Nigeria en rencontrant de nombreux joueurs et entraîneurs. C’est un sujet que je connaissais particulièrement bien. Le roman noir se doit de s’ancrer dans le réel : on ne peut se contenter d’une intrigue et il faut aller à la source de l’information. Il y a peu de recherches en Grande-Bretagne sur le football africain, alors qu’il y a une immigration nigériane importante. Dans les années soixante et soixante-dix, on ne faisait pas confiance aux footballeurs africains. En France, le recrutement des footballeurs africains se faisait aussi pour des raisons économiques car les clubs n’avaient pas les moyens financiers des clubs britanniques pour recruter des joueurs de haut niveau. Un certain nombre de joueurs africains ont d’abord fait leurs preuves en France avant d’être recrutés en Grande-Bretagne. Il y avait donc une filière nigériane qui passait par des clubs français ou belges, ou néerlandais. Et, en vertu des relations toujours difficiles entre ex-colonisateurs et ex- colonisés, le fait de ne pas être britannique était plutôt un atout car il supprimait le contentieux historique.

H&M : Pourquoi avoir choisi la fiction pour aborder ce thème plutôt que l’essai journalistique ? P. C. : Avec la fiction, on peut aller beaucoup plus loin que dans le reportage. Par exemple, je sais que certains matchs sont truqués au Nigeria, avec des arbitres qui vont jusqu’à ne pas publier les scores des matchs. La corruption est très étendue et

Hommes & migrations, 1285 | 2010 76

des gens très importants font des paris sur des matchs, à la fois en Afrique mais aussi en Asie. Mais il est très difficile de recueillir des témoignages sur cette dérive mafieuse. Donc la fiction permet d’être plus proche de la réalité qu’un essai journalistique. Il s’agit moins de dénoncer des individus mais plutôt d’expliquer des structures globales et des modes de fonctionnement. Au Nigeria, on s’aperçoit que les gens sont obligés de jouer le jeu et de fermer les yeux sur un certain nombre de pratiques pour survivre physiquement ou économiquement.

H&M : Les médias parlent-ils du recrutement de ces jeunes joueurs ? P. C. : Les médias commencent à en parler, mais de manière assez anecdotique en évoquant des cas de jeunes recrutés et rackettés par des Européens. Ils se retrouvent dans la rue après un échec dans un club ou un centre de formation. Ils sont démunis et souvent ne peuvent pas rentrer chez eux au risque de décevoir leur famille qui a misé sur eux dans tous les sens du terme. Ce qui me dérange dans la façon dont les médias abordent cette question, c’est qu’on oublie la part de responsabilité de l’Occident. Si on parle des gamins à Dakar ou Lagos qui rêvent de venir en Europe, c’est aussi parce que le continent africain est devenu une vaste prison. Or certains jeunes veulent aussi partir pour avoir une expérience de la vie et pas seulement pour s’enrichir. Chez les Peuls, le fait de voyager permet de devenir un homme, c’est un rite initiatique. Mais pour ceux qui n’appartiennent pas à l’élite qui peut aller faire des études en Europe ou aux États-Unis, le mythe du footballeur reste très actif. Pour un garçon des classes populaires ou des classes moyennes, le seul moyen de partir reste de devenir footballeur, comme pour une fille, de devenir une prostituée.

H&M : Les footballeurs africains ayant fait carrière en France ont longtemps été des étudiants venus y faire leurs études. Avec la fin des visas pour études, la seule liberté des jeunes Africains n’était-elle pas de négocier leur compétence physique et sportive ? P. C. : Cest pour cela que le sport est une belle métaphore pour évoquer l’évolution des rapports Nord-Sud. On a longtemps dit que l’Afrique échappait à la mondialisation, or le continent africain y revient, mais encore une fois de manière inégalitaire. On s’arrache ses matières premières. L’Afrique reste le terrain d’expression d’une certaine force brute comme du temps de la traite négrière, si on peut tenter cette comparaison. Cela m’avait frappé quand j’étais allé interviewer un grand joueur nigérian qui jouait dans un club français. Son entraîneur français, très connu, m’avait dit que ces joueurs africains étaient très costauds, qu’ils étaient une bonne “race”. J’avais l’impression d’entendre un discours de négrier même si le verni est différent.

H&M : Les agents recruteurs en Afrique sont-ils envoyés par des clubs ou sont-ils surtout des francs-tireurs ? P. C. : Il y a un peu de tout. Des aventuriers ou des journalistes qui font des repérages sous couvert de reportages pour les grands clubs. Dans la pratique, agents recruteurs et journalistes se confondent. L’envie de quitter le pays est telle que un Blanc qui débarque dans un club africain est un peu considéré comme le messie qui va permettre aux jeunes de partir en Europe. La vie dans un pays comme le Nigeria est extrêmement violente. D’ailleurs on m’avait raconté qu’un joueur béninois qui jouait dans un club de Lagos avait dû fuir le pays car il sortait, sans le savoir, avec l’ancienne copine d’un gangster local. Les mafias sont extrêmement puissantes et les étrangers peuvent se faire tuer sans s’y attendre.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 77

H&M : Les anciens entraîneurs français vont parfois poursuivre leur carrière en Afrique. N’est-ce pas encore un facteur de stimulation au départ ? P. C. : C’est un phénomène intéressant à plus d’un titre. Le choix d’un entraîneur européen montre que les relations coloniales n’ont pas encore disparu. Les joueurs vont davantage accepter l’autorité d’un entraîneur européen qui a aussi certainement de meilleures connaissances dans le domaine technique. Il y a également un facteur plus rationnel : l’entraîneur européen va être considéré plus facilement comme neutre, ce qui n’est pas le cas d’un entraîneur local au Nigeria où le facteur ethnique est tellement important. Si l’entraîneur est Ibo, on va l’accuser de faire jouer plus de Ibos que de Haoussas ou de Yorubas et c’est un sujet extrêmement sensible. D’ailleurs il y a beaucoup de bons joueurs originaires du Sud, du pays Ibo où le football s’est implanté depuis longtemps, alors que dans le Nord musulman, avec la charia, le football était déconsidéré par les imams. En même temps, quand il s’agit de l’équipe nationale, les Haoussas veulent voir jouer des Haoussas. J’avais rencontré un entraîneur dans le Nord dont l’équipe était principalement composée de joueurs ibos et le public n’acceptait pas cette sélection. Cela posait des problèmes terribles, surtout avec la recrudescence des conflits ethniques. La composition de l’équipe nationale relève d’une stratégie géopolitique. Le football est tellement important de nos jours en Afrique que les hommes politiques ne peuvent pas s’empêcher d’intervenir. Souvent, l’entraîneur occidental peut constituer une sorte de rempart. Dans un pays comme le Nigeria, les matchs de l’équipe nationale sont les seuls moments fédérateurs avec l’ensemble des ethnies qui soutiennent leur équipe.

H&M : Est-ce que les joueurs africains sont fatalement condamnés à partir. Peut-on parler d’un phénomène de brain drain sportif ? P. C. : Le joueur est éphémère et il va essayer de gagner le plus d’argent le plus vite possible, sachant que sa carrière est fragile et courte. C’est un peu du capitalisme sauvage. En fait, la gestion de la carrière d’un footballeur qui a du succès dans son pays devient très compliquée pour lui, car il est sollicité par énormément de gens et la pression est très forte. A fortiori, quand un joueur africain qui a une belle carrière en Europe revient dans son pays : les attentes sont telles qu’il doit avoir des gardes du corps car on va essayer de l’agresser ou de l’enlever. Lorsque l’équipe nigériane a perdu la finale de la Coupe d’Afrique des Nations, à Lagos, face au Cameroun, elle s’est fait agresser par ses supporters. La violence du pays est aussi présente dans les stades. On comprend pourquoi un footballeur nigérian se sent plus en sécurité à Londres qu’à Lagos.

H&M : Les clubs européens ont-ils conscience des abus qui peuvent être faits dans ces recrutements sauvages ? Des formes de régulation sont-elles mises en place ? P. C. : Il y a eu un changement dans les mentalités grâce à la médiatisation d’un certain nombre de drames. Des centres de formation essayent d’être plus sérieux dans l’éducation de ces jeunes. D’ailleurs, les footballeurs africains sont souvent moins désarmés que les jeunes footballeurs français qui ont quitté très tôt leur famille et peuvent être très naïfs. J’ai interviewé Taribo West qui venait du sud-est du Nigeria puis a fait une carrière à l’AJ Auxerre puis en Italie. Il avait appris à se battre dans les rues de Port Harcourt et n’avait pas peur de foncer comme attaquant. Leur parcours est tellement dur qu’ils peuvent survivre. Les clubs ne rendent pas de compte et ce qui domine est le règne de l’argent. Du moment qu’un joueur est une bonne “gagneuse”, personne ne se pose de question.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 78

Ce qui est frappant quand on assiste à un match de football en France, c’est qu’on entend beaucoup de propos racistes parmi les supporters, sauf si le footballeur africain marque un but et gagne. C’est une règle dans le monde du football : l’instrumentalisation des joueurs qui est particulièrement forte quand il s’agit des Africains, quel que soit leur niveau. Le racisme est très présent dans le football. Mais les choses changent : le PSG a pris un entraîneur d’origine canaque et le club de Bordeaux a pris un entraîneur malien () ce qui montre que l’on commence à leur faire confiance. C’est un milieu assez conservateur. Les évolutions sont lentes, mais elles se font.

NOTES

1. Pierre Cherruau & Claude Leblanc, Ballon noir, Marseille, L’Écailler du Sud, coll. “Spéciales” n°21, 2006.

RÉSUMÉS

Un jeune et brillant joueur de football africain disparaît durant son transfert d’un club européen vers le Japon. S’il ne s’agissait de l’intrigue d’un roman, on pourrait verser l’événement au compte de l’opacité qui entoure le recrutement des joueurs africains vers l’Europe. Après deux ans passés au Nigeria, Pierre Cherruau revient sur les liens troubles entre le monde du foot, ses grands clubs, l’argent et la mafia, qui, en Afrique, décident du sort international des surdoués du ballon rond.

AUTEURS

PIERRE CHERRUAU Journaliste à Courrier International, chef du secteur Afrique

Hommes & migrations, 1285 | 2010 79

“Tête d’or” et “Cœur d’acier” Éléments sur l’histoire du football à La Courneuve

Jean-Michel Roy

1 La Courneuve est une ville dont le destin industriel a été scellé lors du premier conflit mondial. De village agricole1, aux hameaux dispersés, elle est devenue un centre industriel prospère puis une ville ouvrière et populaire, dans les années vingt. L’arrivée relativement massive d’une population immigrée a nourri la forte croissance démographique à cette période avec le triplement de la population entre 1921 et 1931, passant de 5 000 à 15 000 habitants. C’est une des villes les plus cosmopolites de la banlieue nord avec 27 % d’étrangers en 19312. Ce cosmopolitisme a nourri l’exceptionnelle vitalité du football local. Comme au niveau national, le premier contingent d’étrangers qui arrive au début du XXe siècle est celui des Belges qui ont pris l’habitude, depuis le XIXe siècle, attirés par les hauts salaires français, de venir effectuer les travaux des champs en région parisienne. Ils viennent par leur débouché naturel, la route de Flandre, actuelle RN2 et s’établissent temporairement à l’auberge des Quatre Routes avant de se loger ailleurs dans la ville. Après les moissons, ils se font parfois embaucher dans les usines qui s’installent puis repartent chez eux.

2 La Première Guerre mondiale transforme ces migrations saisonnières en migrations permanentes. Les Belges fuient l’occupation de leur pays et les dévastations opérées par les troupes allemandes. Après la guerre, ils sont rejoints principalement par les Italiens et les Espagnols, mais une bonne douzaine de nationalités se côtoient alors. Le territoire de la ville, encore largement agricole, est à conquérir et à bâtir, notamment vers ses marges. Des dizaines de lotissements voient le jour, surtout dans le quartier des Quatre Routes. Ils s’appellent Paris-Bourget, L’avenir Parisien, La Courneuve-Bobigny, Les Quatre Routes, Le Village ou encore Le bien-être. Tous ceux qui arrivent dans cette ville sont en quête du bonheur et veulent se construire un nouvel “avenir parisien”. Ils étaient locataires d’appartements dans les arrondissements du nord de Paris ou d’Aubervilliers, habitants de baraques de la “zone” et ils décident de s’installer et de construire leur pavillon ou, pour les plus aisés et les plus entreprenants, leur immeuble. Des rues entières et des impasses se bordent de petites maisons et c’est là, au cœur de rues où résonnent les langues italiennes et espagnoles, que naissent les futurs jeunes sportifs, boxeurs pour certains et footballeurs pour la plupart.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 80

Quand le monde industriel favorisait le sport

3 Dans cette ville en formation, voire en ébullition, se développent les pratiques sportives3. Le football arrive dans la première décennie du XXe siècle avec l’installation des usines et notamment avec l’arrivée des premiers ouvriers anglais, écossais et irlandais de l’entreprise Babcock et Wilcox, dès 1898. En 1907, une carte postale du Red Star Courneuvien, où posent patrons d’usines, édiles et joueurs, concrétise et matérialise l’irruption de ce sport dans l’espace courneuvien. En 1911, la société Babcock et Wilcox déclare son équipe aux instances nationales du football. Lors de la fête d’automne du quartier de la gare, un tournoi de foot est organisé en 1913 par le Belleville amical club de foot qui a son siège dans le XIXe arrondissement de Paris. Après- guerre, dès les années vingt, on joue au foot partout dans la ville, dans les patronages religieux, dans les clubs et dans les associations sportives de la plupart des nombreuses entreprises de la ville : Nord-Paris, Babcock, Ferbois, Norton, SIMB, SGCM, SNCASE, SATAM, etc. C’est ainsi que toutes les fins de semaine, des centaines de jeunes hommes se rendent sur les stades de la ville et jouent le samedi en “corpo”. La pénurie de stade conduit les principales entreprises de la ville à aménager elles-mêmes leurs propres équipements. Ainsi, la Société générale de construction mécanique (SGCM), la société Huntley & Palmers, ainsi que Rateau utilisent une partie de leurs vastes emprises foncières à l’installation d’équipements sportifs et principalement des stades de foot et des terrains de tennis. La plupart de ces stades ont depuis été acquis par la ville et ont servi de base à la création de nouvelles installations sportives.

4 Chaque grande entreprise dispose d’un centre d’apprentissage professionnel dans ses murs. Les jeunes y sont admis, dès 14 ans. Formés aux métiers et techniques, ils reçoivent aussi une formation “maison” à l’éthique d’entreprise où la pratique sportive tient une grande place. Les jeunes apprennent les valeurs sportives et collectives en jouant dans l’équipe des apprentis. À l’âge adulte, ils sont incorporés aux équipes seniors. Durant la Seconde Guerre mondiale, certains patrons embauchent les jeunes joueurs dans leurs entreprises afin qu’ils ne partent pas en Allemagne pour le service du travail obligatoire4. De nombreuses usines sont réquisitionnées par l’armée allemande et travaillent pour leur industrie de guerre. Cette période d’Occupation permet le développement du foot à La Courneuve car les hommes, restés sur place, travaillent dans les usines et parce que les rassemblements sportifs sont tolérés par les troupes occupantes. C’est aussi parce que les jeunes gens n’ont pas grand-chose d’autre à faire que jouer au ballon et se consacrer aux entraînements. Après la guerre, le Challenge Duban, du nom du trésorier du syndicat local de la CGT, fusillé par les Allemands, réunit les équipes des entreprises. Des phases éliminatoires sont organisées par la FSGT5 et une finale oppose les deux meilleures formations. L’équipe qui règne sur le challenge est celle des “Diables rouges” de la SATAM. La plupart des joueurs des “Diables” jouent aussi au Club olympique courneuvien parce que le directeur de la SATAM, Daniel Leclerc, est aussi le président du COC. C’est ainsi que sur les 10 000 ouvriers qui travaillent dans les usines, quelques centaines pratiquent quotidiennement cette activité sportive populaire et ouvrière. Voici un extrait du Journal d’Aubervilliers en 1949 :

5 “Comme les années précédentes, le syndicat des travailleurs de la métallurgie de La Courneuve et de Stains organise une grande manifestation sportive. Cette journée sportive aura lieu samedi

Hommes & migrations, 1285 | 2010 81

7 mai 1949 au stade Rateau. Déjà les footballeurs ont commencé les éliminatoires du challenge Duban, ancien trésorier du syndicat fusillé par les Allemands. Les demi-finales vont avoir lieu incessamment entre les équipes Satam-Rateau d’une part et CN CASE-SGCM, d’autre part. La lutte est serrée et le Challenge Duban est quelque chose qui tient au cœur des équipes de football. Le 7 mai aura lieu la finale de cette coupe Duban mais le basket sera aussi à l’honneur. À cette manifestation sportive, des exhibitions de gymnastique auront lieu et une épreuve pédestre à travers la ville avec arrivée et départ chez Rateau6.”

Les équipes “corpo” : un vivier de joueurs professionnels

6 La population masculine travaillant dans les usines et pratiquant le football corporatif est donc un formidable vivier pour les clubs locaux et principalement pour le COC qui domine le paysage footbalistique de la ville, durant plus de cinquante ans. Créé en 1933, à l’initiative de cinq habitants de la ville, Carton, Gontier, Lacombe, Figeac et Palais, c’est au départ un club de marche qui choisit, comme couleurs, le jaune et le bleu. En sus de la marche, d’autres activités sont pratiquées et le club s’organise en sections : cyclisme, boules, athlétisme, boxe et foot. Créée en 1934, la section de foot engage plusieurs équipes dans les championnats locaux, puis cinq équipes durant la saison 1937-38, avec 70 joueurs. Cette saison semble d’ailleurs marquer un tournant avec le recrutement de Bernard Ulloa (cf. encadré), qui affiche un brillant palmarès et qui possède surtout des qualités humaines et sportives rares7. Ulloa veut que le COC devienne le plus grand club régional ! Le club affiche dès lors ses ambitions et attire de nombreux joueurs des villes voisines. Il vide de ses forces vives le club de Drancy tout proche qui connaît ensuite “les derniers sursauts d’un mort !”. Il pille aussi deux clubs d’Aubervilliers, le CRS 4 Chemins et le CO Aubervilliers, le CA du Bourget ainsi que de l’US Nord, la SCNF et le SO de l’ouest. Drainant toute la région, dès la saison 1938-39, le club compte plus de 100 licenciés et voit affluer des jeunes talents prometteurs que le club va désormais couver. Le COC veut transformer La Courneuve en ville sportive en imposant ses règles : la camaraderie, la franchise et la politesse. Devant l’affluence et les ambitions, le club éprouve quelques difficultés et connaît une certaine agitation parfois exacerbée par des concurrents. Le président du COC, Daniel Leclerc, directeur de la SATAM dénonce certaines dérives sportives “le sport corporatif ne doit pas tuer la jeunesse !” De force, ce lien étroit avec le monde industriel peut aussi devenir une faiblesse, voire compromettre l’avenir du football à La Courneuve et ailleurs.

7 Outre Bernard Ulloa (Fribourg, Courtray…), Marcel Nuevo (Racing Club de Paris, Cercle athlétique de Paris) joue aussi un grand rôle dans l’essor du club en tant que joueur puis entraîneur. Le club parvient après la Seconde Guerre mondiale au meilleur niveau amateur (équivalent à la 4e division) et de nombreux jeunes espoirs sont recrutés par des clubs professionnels. Louis Girard8, journaliste sportif, a dressé la liste des joueurs du COC qui sont devenus professionnels. Marc Barreaud a écrit un dictionnaire des professionnels étrangers évoluant en championnat de France9. La liste des joueurs courneuviens est longue et des joueurs espagnols y figurent surtout : Justo et Marcel Nuevo, Santiago Bravo, José Pardo, Victor Rivero, Manuel Esteban et José Lopez. La famille Tellechéa a fourni sept joueurs au COC, dont trois sont devenus professionnels et deux internationaux en équipe de France, Raphaël et Joseph. Joseph a eu l’immense mérite de marquer un but à Lev Yacine lors d’un match, France-URSS ! Christian

Hommes & migrations, 1285 | 2010 82

Labalette est lui aussi devenu international et il serait sans doute devenu un gardien de but légendaire, sans une fin tragique et prématurée. N’oublions pas non plus Jo Ben Amar !

La vitalité du football à La Courneuve a tiré sa force du tissu industriel et du creuset migratoire. Le COC, au départ club de quartier, transforme la cité en ville sportive, imposant ses valeurs fondamentales que sont la camaraderie, la franchise et la politesse. L’emploi des surnoms, en gommant les origines nationales, a certainement été un puissant instrument d’intégration au-delà du seul milieu du football. Tout le monde, à La Courneuve, connaissait Bebert “tête d’or” et toutes les “stars” locales du club. Même devenus professionnels ou internationaux comme les frères Tellechéa, ils sont restés proches des Courneuviens. C’était le temps des idoles à têtes d’or et à cœur d’acier.

Des valeurs sportives au service de l’intégration

8 Natacha Lillo s’est intéressée à ce phénomène de professionnalisation des joueurs espagnols que Louis Girard et Marc Barreaud ont décelé sans toutefois identifier la filière10. Et c’est dans ce peuple des Quatre Routes, dans cette proximité entre les Espagnols et les Italiens qu’il faut chercher l’explication et la clef. Angelo Grizzetti, joueur du Racing Club de Paris, à partir de 1940, recruté à Sochaux en 1943, puis à Angoulême de 1945 à 1947, au Cercle Athlétique de Paris (CAP) 1950-52, habite avec sa famille le quartier des Quatre Routes. Il connaît tous les jeunes auxquels il prodigue ses conseils. Son fils, Gérard, est né dans le quartier en 1943 et y joue au football11. À partir de 1952, devenu entraîneur d’équipes de première et deuxième divisions (Monaco, Red Star, CAP, AS Angoulême, Racing Paris-Neuilly), Angelo Grizzetti recrute de très nombreux joueurs du COC qu’il connaît, pour certains, depuis qu’ils sont nés. Il fait venir Joseph Tellechéa à Sochaux lorsqu’il y joue. Raphaël Tellechéa commencera lui aussi sa carrière à Sochaux avant de jouer au CAP. Il fera débuter Edouard Kula au CAP, qui disputera plus tard 108 matchs avec l’Olympique de Marseille. José Pardo et Santiago Bravo lui doivent leur début au CAP, etc. C’est un pillage en règle des meilleurs éléments du COC, mais cela libère des places et permet aussi à de nombreux jeunes talents d’éclore et de jouer en équipe première. Et si certains signent des contrats chez les pros, d’autres, pourtant assez doués, préfèrent jouer en amateurs, parfois après une courte expérience chez les professionnels. C’est le cas des frères Delagarde, par exemple, ou de José Pardo qui effectuera uniquement une saison, en deuxième division, avec le CAP en 1951-52, immortalisée par une photographie conservée au service documentation-archives de La Courneuve12.

Bernard Ulloa : Uno Senor de la pelota, par Géo Lillie

“Le 13 mai 1909, à San Sebastien, dans la belle Espagne, qui aujourd’hui est hélas sanguinolente, naissait un de nos meilleurs joueurs de football : Bernard Ulloa. Ses parents vinrent s’établir en France et à 14 ans, celui qui est le rénovateur de notre football entrait dans les minimes du FCA Dyonisien, de là il passa à Deportivo Espanol, puis au CA 14°, où il joua en 1re division de promotion d’honneur, comme d’ailleurs au CO Aubervilliers, où il participa à l’ascension des Rouge et Blanc, en jouant dans l’équipe champion de Paris 1935

Hommes & migrations, 1285 | 2010 83

puis dans celle de 1936. De nombreux déplacements ont émaillé déjà la vie sportive de notre capitaine et parmi les plus marquants, ceux de Fribourg, Courtray, Roubaix, Saint-Malo et une tournée sur la Côte d’Azur avec l’Excelsior de Tourcoing et Langillier comme capitaine d’équipe. Ulloa habite La Courneuve depuis huit ans, c’est-à-dire qu’il a vu naître le COC auquel il appartient depuis octobre dernier. Dès qu’il a pris le commandement de notre équipe première, un notable et bienfaisant changement s’est fait sentir dans le jeu et les résultats de notre team. Ce qui est beau à voir, chez ce bel athlète qu’est Ulloa, c’est son coup de pied sûr, son shoot puissant, qu’il dirige à sa guise et ce que j’admire en lui, c’est qu’il joue au ballon non seulement avec ses pieds et sa tête, mais avec son cœur. Ulloa voudrait voir le COC devenir un grand club, et notre vœu le plus cher, à nous, ça serait de trouver beaucoup de joueurs comme lui, des joueurs qui jouent vraiment, que l’on entend à peine, qui ne critiquent jamais sans amener de remède. Bref de vrais sportifs13.”

Couvons nos espoirs, par Georges Houant

“Combien sont-ils, les sérieux ‘espoirs’ du sport français, dont jamais plus on n’a parlé après des débuts pourtant prometteurs, parce qu’on les a claqués aussitôt qu’ils ont fait leurs premiers pas ? Nous ne le savons pas. Toujours est-il que la faute en incombe à certains dirigeants, qui impunément livrent au sport de compétition des jeunes gens doués pour faire des champions, mais qui en réalité, ne restent que des avortons, parce que sans les préparer on les a poussés à faire des efforts qui n’étaient pas en rapport avec leur âge. Pour notre part, nous avons au club quelques joueurs de football qui peuvent et qui doivent devenir de grands champions. Nous avons par exemple un Cortesi, ‘Mouton’ si vous préférez, qui a des capacités certaines, des dons qu’on ne peut nier. Il a à peine 14 ans, il a sa place en juniors, nous le savons, et nous savons aussi qu’il est en pleine formation, et c’est pourquoi, nous ne voulons pas le pousser à faire de gros efforts, et que nous préférons le faire jouer en minimes. Nous voulons en faire un athlète, avant d’en faire un champion. Personne ne peut nous le reprocher, car c’est notre rôle de dirigeant, c’est notre devoir, et ce devrait être celui de tous les dirigeants de veiller à la formation de la jeunesse. Il y a des centaines de Cortesi dans les clubs, mais il y a peu de dirigeants qui ont la patience d’attendre. Si les poules n’avaient pas la patience de couver, il n’y aurait bientôt plus de poulets. Nous l’avons compris et c’est pourquoi nous ‘couvons nos jeunes’14.”

9 Dans ce club fraternel, chaque joueur reçoit un surnom qui le suit toute sa carrière. Qu’ils soient français, italiens, espagnols, polonais, marocains, etc., ils s’apprécient et ils écrivent ensemble les plus belles pages de l’histoire du club. “Ils pratiquent un jeu d’équipe et surtout ils sont de bons camarades à la ville” n’hésite pas à écrire le journaliste de la page des sports du Journal du canton d’Aubervilliers15. L’équipe effectue de nombreux déplacements en Coupe de France et les voyages sont propices à tisser ou à resserrer des liens amicaux dont l’album photographique de Solange Coussinet témoigne admirablement. Philippe Tellechéa, dit Bébert, est un avant-centre réputé, doté d’un formidable coup de tête et ainsi appelé “Tête d’or”. Le jeune Couvrant est nommé “Cœur d’Acier”. Paul Lopez est appelé “Pablito”. Cortesi est surnommé “Mouton”, dès 14 ans, en raison de sa chevelure. Quarante ans plus tard, presque chauve et devenu entraîneur de l’équipe, personne ne le connaît autrement que comme “Mouton”. Fernandez est surnommé “Le Chinois” sans que l’on sache vraiment pourquoi. Cadon est dit “La Pioche” en raison de sa propension à labourer le terrain. Baccigalupo est “Baci”. Il y a aussi Gigi, Joby, Vévé et les autres. Ce recours au surnom

Hommes & migrations, 1285 | 2010 84

crée un sentiment d’appartenance au groupe, assure une cohésion et permet la reconnaissance du groupe et de la collectivité excluant de fait l’état civil et la nationalité. C’est une identité intégrative ! “Tête d’or” et “Cœur d’acier” : ne peut-on rêver meilleur titre pour une ville qui s’est bâti sur l’industrie et le travail du métal, transformant parfois l’acier en or !

Le COC et La Courneuve : le temps des changements

10 Mais l’excellence a un prix, celui de l’hémorragie des joueurs. À partir de la fin des années cinquante, le club amorce son déclin. Dans un baroud d’honneur, les anciens gagnent la Coupe de Paris en 1960. Le club descend ensuite du meilleur niveau amateur vers le plus faible tout en remportant quelques trophées mineurs. Il fête ses 50 ans, en 1983. On célèbre alors “le temps des idoles, et les grands moments du Club olympique courneuvien16”.

11 Le COC fusionne en 1987 avec les Yvoniens Sport, le club sportif du patronage de l’église Saint-Yves, aux Quatre Routes. Ces deux clubs donnent naissance à l’Association sportive courneuvienne (ASC) qui connaît depuis une histoire tumultueuse sans retrouver le niveau ni l’esprit du COC de jadis.

12 Au moment où le COC connaît ses dernières grandes heures de gloire, l’OPHLM de la ville de Paris devient propriétaire de 40 hectares à La Courneuve et lance le programme connu sous le nom des “4 000 logements” qui modifie profondément la vie et l’image de la ville. En quelques années, la population de la ville double passant de 17 000 à 34 000 habitants. Le paysage sportif subit de profondes transformations. La population et les mentalités changent. Le club omnisport de la ville, le JSC, explose à la fin des années soixante. L’individualisme semble prendre le pas sur “l’esprit clubiste” cher au COC. Cependant, la vitalité sportive, notamment dans le football, existe bel et bien dans le sport corporatif. Et malgré les difficultés que rencontrent les entreprises, plus d’une dizaine d’équipes “corpo” se retrouvent sur les stades. C’est l’AS Rateau qui brille jusque dans les années quatre-vingt-dix17.

13 La désindustrialisation de la ville, à partir des deux chocs pétroliers, conduit à une profonde transformation du tissu économique et social de la ville. Dès les années quatre-vingt, les “4 000 logements” deviennent le laboratoire de la politique de la ville en gestation et des actions sont engagées en faveur de la jeunesse, notamment à travers le football. Une convention est signée entre le Red Star de Saint-Ouen et la ville en 1984. Les joueurs pros rencontrent les jeunes joueurs à La Courneuve, à Saint-Ouen ou à Clairefontaine. Deux internationaux soviétiques viennent jouer au Red Star et sont logés aux “4 000” dont Oleg Blokhine, international russe. La presse locale se fait l’écho de ce “Red Star système, entre communisme et professionnalisme” dans deux articles : “Un Soviétique à l’Orme seul18” et “Deux soviets à l’étoile rouge19”. Steeve Marley, lors de son passage au Red Star, habite lui aussi les “4 000”. Le football prend un caractère international et métissé à partir de ce moment avec des tournois ou des rencontres internationales. La rencontre “Mali-Lituanie” se déroule à Marville et l’on peut lire dans la presse locale que le Mali joue à domicile20. Le foot du monde converge vers La Courneuve, principalement le foot d’Afrique noire.

14 Un écart se creuse entre ce milieu professionnel, celui des internationaux, et le foot amateur. La pression du foot professionnel, par la passion et les enjeux financiers qu’il

Hommes & migrations, 1285 | 2010 85

engendre, bouscule le foot amateur. Le COC couvait ses petits et réussissait à les protéger jusque dans les années cinquante, alors que c’est presque impossible aujourd’hui, pour l’ASC, tellement la pression est forte. L’esprit du sport semble s’être perdu dans le consumérisme et l’individualisme ambiant.

NOTES

1. Située au cœur de la Plaine des Vertus, plus de 90 ? % du territoire de la ville est en culture au début du XXe siècle. Les usines s’installent au milieu des champs le long de la ligne de chemin de fer. La coexistence des deux n’est pas sans poser de problèmes de nuisances, fumées polluantes, contamination de l’eau, etc… Voir “1910-2010, La Courneuve, il y a 100 ans”, Regards, La Courneuve 1910, n° 312, 27 mai 2010, pp. 8-9. 2. Sur ces questions d’immigration, on peut se reporter à la collection “Lieux uniques du patrimoine de l’immigration en Seine-Saint-Denis”, Le Cinéma l’Étoile et les Italiens à La Courneuve, première moitié du XXe siècle, 2009, 12 p., et le texte de l’exposition Un siècle d’immigration espagnole ? à La Courneuve, aux archives du ministère des affaires étrangères, 2009. 3. Dans la collection “Histoire et patrimoine de La Courneuve”, Jean-Michel Roy, Un siècle de pratiques sportives (1906-2009), septembre 2009, 24 p. 4. Entretien d’Henri Gastignes, cité dans “Les grands moments du Club olympique courneuvien : le temps des idoles”, Regards, La Courneuve, 1989, pp. 20-21. 5. Fédération sportive et gymnique du travail. 6. Journal d’Aubervilliers, 19 mars 1949, La Courneuve. 7. Voir la notice consacrée à ce joueur dans le bulletin du COC à la fin de l’article. 8. Cité par Natacha Lillo, Thèse de doctorat sous la direction de Gérard Noiriel, “Les Espagnols en banlieue rouge”, 2004. Nous la remercions de nous avoir communiqué des extraits de sa thèse. 9. Marc Barreaud, Dictionnaire des footballeurs étrangers du championnat professionnel français, 1932-1997, Paris, L’Harmattan, 1997. 10. Natacha Lillo, ibid. 11. Gérard Grizzetti est toujours aujourd’hui le meilleur buteur de seconde division avec 55 réalisations durant la saison 1968-69 avec l’AS Angoulême. Il a débuté sa carrière professionnelle dans l’équipe du Cercle athlétique parisien en 1961 lorsque son père l’entraînait. Toute sa carrière s’est déroulée dans des clubs que son père a entraîné à un moment ou un autre mais leurs routes se sont parfois simplement croisées. Deux numéros de France Football ont consacré des articles à cet attaquant de talent ? : n° 1190, 21 janvier 1969 et n° 1211, 17 juin 1969. 12. Entretien réalisé avec Mme Coussinet en 2009, conservé au service Documentation-archives. 13. Bulletin mensuel d’information du Club olympique courneuvien, n° 4, juin 1938, p. 3, Service Documentation-archives, Série 4R, carton n° 16. 14. Bulletin mensuel d’information du Club olympique courneuvien, n° 7, septembre 1938, p. 2, ibid. 15. Journal d’Aubervilliers, 9 décembre 1955, article sur le COC. 16. “Les grands moments du Club olympique courneuvien : le temps des idoles”, Regards, La Courneuve, 1989, pp. 20-21. 17. Hervé Delouche, Rateau ? : histoire d’une entreprise, La Courneuve, Comité d’entreprise de Rateau, pp. 220-23. 18. Regards, La Courneuve, numéro de Décembre 1989.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 86

19. Regards, La Courneuve, numéro de Septembre 1990. 20. “Marville, l’autre nid des aigles”, Regards, 15 février 2007.

RÉSUMÉS

À La Courneuve, l’histoire du football est en prise directe avec celle de l’industrialisation de la ville. Moteur de la diffusion et de la vitalité du foot, le monde industriel a attiré les ouvriers qui ont construit des logements et donné naissance à de nouveaux quartiers. C’est dans le quartier cosmopolite des Quatre Routes, aux confins de Drancy, Bobigny et Aubervilliers, qu’est créé le Club olympique courneuvien (COC). Durant les cinquante années de son existence, il forme des générations de jeunes issus de l’immigration en leur transmettant des valeurs et un esprit de club qui font la fierté du football amateur.

AUTEUR

JEAN-MICHEL ROY Docteur en histoire, attaché de conservation du patrimoine, mairie de La Courneuve

Hommes & migrations, 1285 | 2010 87

Les champions des cités Les champions des cités Parcours migratoires et effets de quartier

William Gasparini

1 Bien que portant le même maillot bleu, Michel Platini1 Luis Fernandez 2 ou Zinédine Zidane3 appartiennent d’abord à des âges différents du football et de l’immigration. Platini, de la troisième génération d’une famille immigrée italienne (son grand-père s’est fixé à Jœuf, en Lorraine, dans les années vingt), représente le dernier fleuron du football des corons miniers. Né à Tarifa (Espagne), Luis Fernandez est, quant à lui, issu de la vague d’immigration qui arrive en France dans les années soixante. Élevé dans la ZUP des Minguettes à Vénissieux, il est le pur produit des nouvelles banlieues populaires. Fernandez obtient la naturalisation française en 1981 pour pouvoir jouer en équipe de France. Né à Marseille dans le quartier multiculturel et ouvrier de la Castellane, Zinédine Zidane appartient enfin à la deuxième génération issue de l’immigration algérienne postcoloniale.

2 À travers l’évocation de ces trois champions, on peut voir l’exceptionnelle contribution de l’immigration au football français. Pourtant, parmi eux, seul Fernandez n’est pas né sur le sol français. Michel Platini rappelle dans un entretien qu’il s’est toujours senti français : “Un jour, j’étais reçu par un adjoint au maire à Belfort en tant qu’entraîneur de l’équipe de France. Dans son discours, l’élu a parlé de moi comme d’un bon exemple d’intégration. J’ai été très surpris parce que je ne me suis jamais considéré comme étranger. Je n’avais jamais parlé italien, mon père non plus. Mon grand-père parlait lui aussi français. Je suis de la troisième génération4.” De même, les origines kabyles du Français Zidane et son attachement à la “mère patrie” algérienne ne sont rappelés que tardivement, à l’occasion du match France-Algérie en 2001. Les médias le sollicitent alors fortement sur ses origines et ses sentiments “patriotiques” et, à force d’être interrogé par les journalistes sur ses racines algériennes, il concède qu’il aura un “pincement au cœur” en rentrant sur le terrain.

3 On le voit, l’absence de définition précise du terme “immigré” et l’instrumentalisation (même bienveillante) des origines risque non seulement de masquer les contrastes essentiels qui marquent les trajectoires des joueurs ainsi désignés, mais nous conduit

Hommes & migrations, 1285 | 2010 88

aussi à oublier le poids des conditions sociales d’existence dans la production du talent sportif. Au-delà de leurs différentes origines nationales et de l’incorporation du parcours migratoire de leur famille, ces footballeurs ont un point commun : l’apprentissage du football dans les rues d’une cité populaire avant leur prise en charge par le club et l’institution sportive fédérale.

4 Pour comprendre les raisons qui expliquent l’influence conjointe de l’immigration et de la vie dans les quartiers populaires sur le football français depuis plus de soixante-dix ans, il faut d’abord sortir des analyses superficielles sur “l’immigré qui réussit par la volonté de s’en sortir” pour étudier les trois âges de l’encadrement populaire par le football. Il est ensuite nécessaire de rappeler que l’espace des sportifs issus de l’immigration est lui-même situé dans l’espace social tout en étant marqué par l’empreinte des politiques publiques dites “d’intégration5”.

Occuper les ouvriers et les jeunes des cités industrielles

5 En France, les immigrés représentent depuis longtemps une composante importante de la classe ouvrière, et plus particulièrement de l’univers des ouvriers les moins qualifiés. C’est pendant l’entre-deux-guerres que le football commence à se répandre dans les milieux ouvriers suite, notamment, à l’action décisive des milieux patronaux “paternalistes” qui voient dans ce sport collectif un moyen d’encadrement et d’“éducation” des salariés, mieux adapté aux nécessités de la grande usine que des activités plus individualistes, comme la gymnastique6.

6 Les enfants de l’immigration se retrouvent souvent dans les clubs sportifs, dont le développement est encouragé par les industriels, qui se lancent alors dans une campagne d’équipement en construisant des terrains de football et en aménageant des vestiaires. Ainsi en est-il du club de Jœuf dans lequel évolue le père de Michel Platini, situé dans le bassin houiller de Briey et dont les mines et l’usine sidérurgique appartiennent à l’une des grandes familles de l’acier, les Wendel. La diffusion du football parmi les ouvriers immigrés et leurs fils apparaît comme un bon moyen de réduire les tensions sociales. Instrument de discipline, de moralisation et de socialisation, le football permet aussi d’intégrer les immigrés plus étroitement à l’entreprise autour de laquelle se développent la solidarité et l’“esprit maison”7.

7 Le club de football joue enfin un rôle d’assimilation pour des ouvriers déracinés : la sociabilité de quartier se développe à travers les réseaux sportifs constitués dans les sociétés cyclistes ou de quille et les clubs de football. La cité ouvrière structure la vie économique, sociale et culturelle au travers de relations de voisinage, fondées sur l’homogénéité d’une “famille” élargie, premier élément d’une “conscience de classe” qui permet néanmoins de renouer pour des déracinés avec la sociabilité villageoise. École de moralité – au sens de Durkheim8 –, le club de football fabrique l’attachement au groupe, l’ethos masculin et le sens de la compétition, dans une société très hiérarchisée sur le plan social. Pour les fractions populaires, l’appartenance au club devient aussi la marque tangible de l’acceptation dans une confrérie qui permet de s’arracher à l’anonymat de la masse et, partant, de s’attirer (si le niveau sportif est bon) l’admiration et l’assentiment de la société autochtone locale. Ainsi, par les rencontres qu’il suscite dans le cadre de la compétition, le football des cités industrielles conduit

Hommes & migrations, 1285 | 2010 89

fréquemment à une interpénétration tant des communautés immigrées entre elles que des immigrés et des Français “de souche”.

Des cités ouvrières aux banlieues populaires

8 Après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit dans les mines de fer, dans le bassin houiller, dans l’industrie textile puis automobile, le football devient un loisir qui va faire partie intégrante de la vie culturelle des ouvriers issus de l’immigration. Les clubs des cités minières de Lorraine et du Nord vont ainsi fournir au football professionnel français de très nombreux joueurs d’origine italienne ou polonaise. À titre d’exemple, dans la même rue de la cité de Calonne sont nés Wisnieski, Budzinski, Synakowski, qui comptèrent 57 sélections en équipe de France à eux trois alors que la mine d’Auchel, dans le Pas-de-Calais, a donné une pléiade de grands joueurs professionnels9. Le magazine France football écrivait à ce sujet en 1955 : “L’élite du football français grandit à l’ombre des terrils”10.

9 Avec les nouvelles vagues d’immigrants qui ont gagné la France à partir des années soixante (en provenance d’Algérie, mais aussi d’Espagne et d’Afrique noire), le développement économique de la France puis la crise des années soixante-dix, la carte du football ouvrier et immigré se déplace. Les nouveaux immigrants et leurs familles se sont dirigés vers les nouveaux lieux de concentration du prolétariat démuni : les grands centres urbains, c’est-à-dire le monde des ZUP et des grandes banlieues. Pour faire face à la crise du logement qui accompagne les trente glorieuses, les premières “tours” des grands ensembles apparaissent à proximité des villes de Paris, Lyon, Marseille. Avec l’anonymat propre aux grandes villes, le club de football n’est plus au centre de la sociabilité locale. Cependant, la nouvelle source de richesse du football français va désormais se situer dans les banlieues. Bien qu’ils n’appartiennent pas à la même génération de l’immigration, les exemples de Fernandez et de Zidane sont significatifs de ce changement.

Endosser les stigmates du quartier

10 Après la mort de son père (camionneur de profession) et un passage à Barcelone, Luis Fernandez s’installe en 1968 avec sa famille de six enfants au onzième étage d’une des premières tours édifiées dans le quartier des Minguettes. Symbole de la modernité, cette zone à urbaniser en priorité (ZUP) va pourtant progressivement devenir le symbole de l’exclusion urbaine. Dans son autobiographie, Luis Fernandez rappelle cette stigmatisation liée à la banlieue : “Dans toute la région, notre équipe avait mauvaise réputation. Partout on disait que les Minguettes, c’était le quartier des loubards. Les autres équipes avaient peur de venir chez nous et lorsque nous allions chez l’adversaire, nous étions accueillis presque comme des pestiférés11.” Dans ce qu’il définit lui-même comme une “tour de Babel” qui reçoit, aux côtés des Espagnols et des Portugais, le flux migratoire croissant de Nord-Africains, Luis Fernandez apprend difficilement le français : l’espagnol est la langue familiale et le jeune Luis se rend en Espagne chaque été pendant les vacances12. Dans ces conditions, au collège, comme nombre d’enfants de migrants, il entre en sixième de transition avant d’être orienté rapidement vers une filière technique.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 90

11 Quelques années plus tôt, au cours de l’hiver 1953, arrivait en France le père de Zidane, dans des conditions un peu différentes. Originaire du village d’Aguemoune en Kabylie (Algérie), Smaïl Zidane travaillait dans la culture et la vente des fruits et légumes produits sur le terrain familial13. À l’âge de dix-sept ans, il émigre vers la métropole pour fuir la misère dans ce qui était encore l’Algérie française. Pour de nombreux Algériens, “la seule porte qui reste, c’est la France… On dit qu’elle est le pays du bonheur14!” Faisant partie de la première génération d’immigrés maghrébins venus travailler par nécessité, Smaïl Zidane arrive à Paris pour travailler comme manœuvre sur des chantiers de construction. Il mène alors la vie d’un travailleur immigré ordinaire, partageant un garni avec trois amis du village natal, faisant les trois-huit et expédiant la moitié de son salaire à ses parents15. En 1962, à l’heure de l’indépendance, il décide de rentrer au pays. Mais, avant de prendre le bateau, il séjourne pendant quelques semaines auprès de membres de sa famille à Marseille et rencontre sa future épouse, Malika, arrivée en France à l’âge de six ans, grâce à la politique de regroupement familial. Le couple Zidane s’installe à Marseille, dans la cité Brassens d’abord, puis à la Castellane (quartiers nord), où Yazid “Zinédine” a vu le jour en 1972. Après avoir joué au foot au pied des immeubles de la Castellane dès son plus jeune âge, Zinédine rejoint à dix ans un club de quartier, puis prend sa première licence à l’US Saint-Henri (le club où jouait son père) dans le nouveau contexte des années quatre-vingt. Avec la politique de développement social des quartiers (DSQ), puis la politique de la Ville, le “quartier” devient, sous l’appellation “quartier sensible”, “quartier en difficulté” ou encore “quartier difficile”, une nouvelle catégorie de l’action publique. C’est à partir de cette période que le sport devient l’un des moyens politiques d’encadrer la jeunesse (masculine) des banlieues.

Encadrer les jeunes des quartiers par le sport

12 La montée du chômage, l’arrivée de populations immigrées précarisées, le repli sur le quartier, l’émergence de nouvelles exclusions et la montée des violences urbaines à partir des années quatre-vingt conduisent les pouvoirs publics à utiliser le sport comme outil de développement social dans les banlieues16. Profitant de la médiatisation des figures immigrées de la réussite sportive, l’État puis les collectivités locales organisent, soutiennent financièrement les clubs et favorisent les pratiques sportives à caractère populaire à proximité des grands ensembles urbains. Sous l’impulsion conjointe des politiques de la ville et du ministère de la Jeunesse et des Sports, de nouveaux dispositifs de prévention et d’encadrement de la jeunesse voient ainsi le jour, parmi lesquels les dispositifs “sociosportifs” à destination des “jeunes des cités”17. Avec les sports de combat, le football est particulièrement intéressant pour les pouvoirs publics, car il attire nombre de garçons issus de l’immigration, permettant ainsi la mixité sociale prônée par le modèle républicain d’intégration, qui ne fonctionne souvent que dans les clubs sportifs et les collèges. Cependant, tout comme dans les banlieues, le brassage dans les clubs ne se réalise qu’entre populations des couches populaires habitant les cités.

13 Les politiques d’insertion par le sport peuvent être analysées comme une nouvelle forme d’encadrement et de contrôle des jeunes issus des classes populaires face aux effets non maîtrisés des politiques néolibérales amorcées en France au début des années quatre-vingt18. À partir de cette période, l’État est confronté à la fois à un

Hommes & migrations, 1285 | 2010 91

chômage structurel élevé désorganisant les milieux populaires ouvriers et transformant les cités HLM en quartiers de relégation (sociale et urbaine), mais également aux effets du regroupement familial lié aux politiques d’immigration et faisant apparaître une jeunesse française de plus en plus “métissée” d’origines ethniques diverses. Mais les quartiers de grands ensembles ne sauraient simplement se caractériser par l’absence de sociabilité et d’identité collective. À travers les “sous- cultures urbaines” (qui vont du rap au basket de rue, en passant par le football de pied d’immeuble ou des clubs de quartier), mais aussi les regroupements à base ethnique, de nouvelles formes de solidarité et de pratiques culturelles se développent, entre liens communautaires et modes d’intégration de proximité.

14 Après la victoire de l’équipe de France “Black-Blanc-Beur” au Mondial de football en 1998, le conseiller du ministre de l’Intérieur de l’époque déclarait : “Zidane a fait plus par ses dribbles et ses déhanchements que dix ou quinze ans de politique d’intégration19.” L’immigré – et, plus généralement, le “jeune des quartiers qui a réussi grâce au sport” – apparaît ainsi comme la nouvelle figure médiatique qui émerge progressivement à partir de la fin des années quatre-vingt. Entre un Platini d’origine italienne et un Zidane des quartiers nord de Marseille, on peut observer un changement de regard de l’opinion : sans cesse rappelée par les médias, l’origine territoriale – la cité – devient le symbole d’une probable réussite sportive, surtout dans des sports populaires comme la boxe ou le football.

15 Les footballeurs “issus de l’immigration” et des banlieues, placés au centre de la construction médiatique de la figure de l’immigré, deviennent progressivement représentatifs des jeunes exclus du système éducatif mais “intégrés” par le sport. Pour certains, dotés d’aptitudes physiques et d’expériences corporelles accumulées dans les quartiers populaires, c’est dans le football qu’ils convertissent ce capital spécifique et qu’ils trouvent une promotion sociale de substitution. Moins riches en ressources économiques et culturelles, possédant de surcroît un capital symbolique “négatif” lié à la stigmatisation, ils trouvent dans le sport de haut niveau un espace qui reconnaît leur compétence et qui tire profit de dispositions, qualités et savoirs pratiques valorisés dans les milieux populaires.

L’acquisition du capital sportif de rue

16 On a souvent célébré chez les trois joueurs le “flair”, l’“intuition” et l’“intelligence du jeu”, qui seraient à la croisée d’une “nature” et d’une “culture de la rue”. Il s’agit là d’une sorte d’idéologie du don qui est mise en avant au détriment de l’effort et du travail sportif pour acquérir ces compétences. Le niveau sportif acquis est en réalité la production d’une triple conjonction de facteurs : un rapport au monde transmis par la famille, une technique instituée, transmise par l’institution sportive (le club, le centre de formation, les stages de sélection…) et un rapport pratique au football acquis grâce à l’expérience du foot de rue et de pied d’immeuble dès le plus jeune âge. Considérer le “talent” comme un capital au sens de Bourdieu20 revient ainsi à l’analyser comme une compétence qui se transmet par le biais d’un héritage (familial ou de “grands frères”), qui s’active au travers d’expériences accumulées du quartier au club, et qui permet de dégager des profits selon l’opportunité qu’a son détenteur d’opérer les placements les plus rentables (accéder à un centre de formation puis à un club professionnel, par exemple).

Hommes & migrations, 1285 | 2010 92

17 Les trois footballeurs apprennent d’abord la technique du dribble dans la rue avant de se licencier en club. Fils d’Aldo Platini (joueur de football professionnel du FC Nancy puis entraîneur), Michel apprend d’abord le football dans la cité ouvrière de Jœuf, avec les quelques conseils du père. C’est sur la place Tartane, entourée des immeubles du quartier de la Castellane que le jeune Yazid jouait au football avec ses frères et copains du quartier après l’école et pendant les vacances.

18 Dans les banlieues et les cités populaires, le football se structure souvent autour du duel entre des partenaires-adversaires le temps du jeu21. Parce qu’elle est propice à la réalisation de “petits ponts”, de “roulades”, de “râteaux” ou de “passements de jambe”, la situation de “un contre un” rend possible la performance de rue et l’exploit. Mais le duel et l’affrontement peuvent aussi constituer un mode de rapport social privilégié chez des garçons et jeunes adultes exclus du système scolaire ou du monde du travail mais “intégrés” dans leur quartier. Depuis les années quatre-vingt, la vie quotidienne des “jeunes des cités” dans les banlieues se caractérise par l’intensification des rivalités pour le contrôle des ressources locales qui se sont raréfiées et le développement de microsociétés emboîtées (équipes, bandes et classes d’âge, principalement). D’après Thomas Sauvadet22, cette situation permet l’accumulation d’un capital spécifique aux banlieues que l’auteur a baptisé “capital guerrier”. Ne se réduisant pas aux seules aptitudes mobilisables dans des situations violentes, ce capital est également formé par des ressources relationnelles, telles que la création et l’entretien d’un réseau ou la maîtrise de la “tchatche”. Convertie dans le combat sportif (le match de football ou de basket), cette ressource permet aux jeunes d’être “agressifs” et respectés dans le jeu tout en respectant le code sportif.

L’honneur chevillé au corps

19 Dans ces quartiers de relégation, le corps est aussi le vecteur par lequel se construit une identité figurée. Pascal Duret a montré que si l’engagement corporel des classes populaires se dévalue à mesure que croît le niveau d’instruction et de diplôme, des “espaces de jeu” célébrant la force subsistent cependant, notamment dans les cités23. Dans les banlieues, nombre de jeunes adolescents valorisent le corps musclé et sportif car il constitue un “capital”. Les valeurs de virilité sont au principe de l’estime de soi et de la reconnaissance des autres. Quand Luis Fernandez dit que “le foot, ce fut la chance de ma vie24”, il évoque autant un aiguilleur détournant des voies de la délinquance et des combats de rue qu’un formidable ascenseur social (avant d’être joueur professionnel, il occupait un emploi d’aide-électricien dans une chaudronnerie). La force physique en milieu populaire est d’autant plus sacralisée qu’elle constitue souvent (pour les garçons) l’ultime ressource qui puisse être mise en avant pour se définir socialement25. Le corps pour les ouvriers représente souvent la première des richesses et le premier réservoir de forces : “Il est outil de travail et principe d’affirmation de soi26.” Pour les hommes, la rapidité des bagarres et la fréquence des coups découlent d’un état où la démonstration de force est encore la meilleure arme pour l’emporter dans un conflit. L’exemple du “coup de boule” de Zidane donné à l’Italien Materazzi en finale de la Coupe du monde de 2006 est assez significatif : rappelant le “code de l’honneur”, ce geste fait immédiatement penser à certains “jeunes des quartiers” qui, lorsqu’on leur manque de “respect”, n’hésitent pas à recourir à la force. Pour sauver son honneur, il faut se faire justice. Qu’il le veuille ou non, Zidane a fait passer un message : un homme

Hommes & migrations, 1285 | 2010 93

insulté n’attend pas. Il faut frapper sinon l’absence de réaction justifie, dans cette logique, la domination27. Cet ethos de l’honneur dépasse les murs des stades et renvoie à des valeurs inculquées durant la socialisation. Avec le “coup de boule”, l’icône des stades est redevenue un transfuge de classe issu de l’immigration et rattrapé par sa condition initiale.

20 François Dubet avait déjà remarqué la récurrence du thème de la “force” dans les discours des jeunes “galériens” de banlieues28. Seulement, il analysait la force comme une composante de la “rage”, c’est-à-dire essentiellement comme un signe d’anomie et de désorganisation sociale et non pas comme un trait culturel spécifique. Cet attrait pour la puissance physique se retrouve aussi bien dans le style des consommations culturelles adolescentes (goût prononcé pour les personnages et héros à la force extraordinaire dans les jeux vidéo, à la télévision, dans les bandes dessinées…) que dans l’orientation du choix des pratiques sportives (musculation, sports de combat, sports collectifs “virils”). Christian Pociello l’avait déjà montré en 1981 : la force est l’une des quatre grandes catégories autour desquelles se structure l’espace des choix sportifs29.

Du foot de pied d’immeuble au foot institué

21 Parce que les “jeunes des cités” ne s’engagent que dans des pratiques où ils se reconnaissent a priori quelques compétences, cette proximité des pratiques, des ressources, des dispositions, des habitus requis permet de comprendre que les sports de rue en général, le football de pied d’immeuble en particulier, puissent être un moyen de “repêchage” et le vecteur d’une réhabilitation symbolique. Ensuite, de la rue au club, il n’y a qu’un pas à faire, surtout quand les copains le fréquentent aussi. L’intégration en club ne signifie pas pour autant l’abandon de la pratique autonome, qui ressource les joueurs dans un cadre plus convivial, moins sérieux. L’affiliation peut donc être double, à la fois dans le système fédéral et dans des groupes informels. La majorité des jeunes, licenciés et prêts à le (re)faire, s’approprie les modèles normatifs de ces deux modalités de pratique. Ces capacités adaptatives sont étonnantes, au creuset de la rigueur et de l’académisme fédéraux, d’une part, et des règles, des rites et des codes précis des pratiques urbaines auto-organisées, d’autre part. Ainsi, comme pour quelques autres jeunes des cités passionnés de football, le club a permis à Zidane et à Fernandez de s’accrocher à un projet, voire de bénéficier d’un capital social susceptible d’être reconverti en emploi. Ainsi en est-il d’un autre footballeur professionnel, issu comme Fernandez des Minguettes, Alim Ben Mabrouk. Échappant à l’“engrenage de la délinquance”, il obtient à dix-sept ans un emploi de photograveur grâce au football. À dix-huit ans, il débute sa carrière professionnelle, qui le mènera durant quatorze années sur tous les terrains hexagonaux et internationaux.

22 Le “capital corpo-sportif” de Platini, Fernandez et Zidane se développe et se formalise au contact des entraîneurs et animateurs sportifs de petits clubs de quartier, mais aussi du père (c’est le cas de Platini et de Zidane), qui pratique aussi le football. C’est au petit club local de l’Association sportive jovicienne que Michel Platini signe sa première licence en pupille, le 10 septembre 1966. Il ne passera pas par un des centres de formation, alors tout juste naissants en France. Fernandez commence le football de club à l’AS Minguettes, où il signe une licence portant la mention “étranger”. Cette référence à son altérité, le jeune Fernandez la subit sur les terrains de football, où il est fréquemment traité d’“espinguoin”, quolibet auquel il réagit souvent violemment,

Hommes & migrations, 1285 | 2010 94

déclenchant des bagarres30. Quant à Zidane, il commence à jouer dès dix ans à l’AS Foresta (son club de quartier), puis prend sa première licence à l’US Saint-Henri. Il rejoint ensuite les Sports olympiques de Septèmes-les-Vallons puis accède au centre de formation du club de Cannes (sous la direction de ). L’entrée en formation constitue à la fois une promotion sportive élective, marquée par un rapprochement avec l’espace strictement professionnel du football, et une rupture, plus ou moins nette, avec le cadre de la pratique et la façon de jouer antérieurs. En tant que “rite d’institution”, le recrutement au centre de formation des apprentis footballeurs participe à la construction de la vocation, c’est-à-dire la croyance dans le fait “d’être fait pour ça”31.

23 Au contact de leurs pairs, la vocation et le capital footballistique des trois jeunes footballeurs se consolideront tout au long de leur parcours professionnel dans les clubs successifs qu’ils fréquenteront, français d’abord, européens ensuite. Naviguant entre plusieurs marchés footballistiques, ils intériorisent leurs différentes règles et apprennent à ajuster la façon de jouer. La formation ne se résume donc pas à une simple amélioration de compétences techniques, mais elle requiert aussi une transformation de la façon de jouer, nécessitant des dispositions adéquates, comme l’autodiscipline. Toutefois, au-delà d’une uniformisation, cette socialisation sportive est toujours marquée par la socialisation passée.

Capital familial et environnement social : l’exemple de Zidane

24 Interviewé par Le Nouvel Observateur en décembre 2008, Zidane avoue : “Ce que je suis, je le dois à mon père et à ma mère. Je leur dois tout, par ce qu’ils m’ont appris à travailler et à être respectueux envers les autres […]”. Et d’ajouter : “Mes frères et sœur, ils ont tous une situation et n’ont besoin de personne.”

25 Issu d’une famille de cinq enfants, Zinédine raconte : “Mon père et ma mère nous ont sauvés. Ce n’est pas facile quand tu es dans un quartier, que tu subis beaucoup d’influences négatives. Sans ma famille, je ne suis rien. Sans l’éducation, sans la vision de la vie que m’ont donnée mes parents, j’aurais pété un boulon. […] Mon père bossait dur. Il n’avait qu’une seule après-midi pour se reposer. Au lieu de prendre du temps pour lui, il nous sortait de la cité, nous emmenait à la plage ou prendre l’air. Il était toujours derrière nous, ne nous laissait jamais traîner dans le quartier32.” Sauf sur la place Tartane, entourée des immeubles de la Castellane, où Yazid jouait au football avec ses frères et copains du quartier après l’école et pendant les vacances. Avec les autres jeux de pied d’immeuble, le football participe à l’animation de la cité et occupe une grande partie du temps libre de ces jeunes garçons. Représentant 51,7 % de la population totale de la cité, les moins de vingt-cinq ans sont majoritaires à la Castellane. Mais le quartier connaît aussi un important échec scolaire qui fait entrer très tôt les adolescents et les jeunes adultes sur le marché du travail. L’échec scolaire est plus imputable à l’origine ouvrière de la population du quartier(33), majoritaire chez les parents immigrés, qu’à une culture d’origine étrangère. Les 15-25 ans sont les plus durement touchés par le chômage par rapport à la moyenne marseillaise (60,3 % des actifs de la Castellane contre un taux de 12,9 % pour Marseille).

Hommes & migrations, 1285 | 2010 95

26 Malgré ce contexte, l’enfance de Zidane semble plutôt heureuse, dans un univers bien encadré par les siens et loin de la terre algérienne de ses ancêtres ; enfant, il ne s’y rendra qu’une fois, en 1985, à l’occasion d’un voyage familial. Il fréquente pourtant de nombreux autres enfants dont les parents sont originaires d’Algérie. Au collège de la Castellane, les Algériens représentent 44,52 % de la population étrangère et 32,27 % du total des élèves du quartier. L’effectif des élèves de la Castellane révèle la présence à la cité d’au moins 23 origines différentes34.

27 C’est dans ce contexte multiculturel vécu que Zidane parle souvent de ses parents algériens d’origine modeste et de ses amis du quartier. Selon lui, “pour faire sa place, un étranger doit se battre deux fois plus35”. Avant d’ajouter : “Mes trois mots clés : travail, sérieux, respect. Avec ça, tu vas loin, tu vas très loin36.” La famille, le travail et le sens de l’effort personnel, la discipline et l’obéissance, la modestie, la fidélité et la solidarité : les valeurs somme toute fort traditionnelles véhiculées par Zidane semblent tout droit sorties d’un manuel d’instruction civique37. Bizarrement, il est peu question de l’école publique dans le parcours de Zidane. Comme si, par avance, l’école était disqualifiée en matière sportive. Même si l’on reconnaît à la “culture sportive” les vertus d’une “véritable école de la citoyenneté”, sa place comme matière à part entière reste sujette à caution. Pour les “immigrés”, le club est en effet souvent considéré comme une école.

Conclusion

28 Les exemples de Michel Platini, Luis Fernandez et Zinédine Zidane nous montrent qu’à la différence de la culture, de l’économie ou de la politique, le sport fonctionne comme un ascenseur social pour des jeunes adultes issus de l’immigration. Comme le soulignent Beaud et Noiriel, le football n’échappe pas à la logique du système français d’intégration38. Si de nombreuses équipes de quartiers ont été fondées spontanément à partir de l’origine nationale (les “squadra azzura” en Lorraine, les équipes de “polacks” dans le Nord ou, plus récemment, les clubs “algériens”, “portugais” ou “turcs39”), très vite les meilleurs éléments sont aspirés par des clubs fondés sur d’autres principes, où les origines se mélangent. Dans ces conditions, le club de football peut être considéré comme un “creuset d’intégration”. Si l’on s’en tient à l’étude des vedettes du sport issues de l’immigration, on pourrait conclure à l’efficacité du rôle assimilateur du sport. Mais cette réussite (largement médiatisée) ne masque-t-elle pas une autre réalité : les discriminations vécues sur les terrains par de jeunes footballeurs ou encore les sévères désillusions de nombre d’aspirants footballeurs issus de l’immigration ? La réussite des quelques footballeurs sélectionnés dans l’équipe de France de football, si elle contribue au mythe du “salut social” par le sport, fait aussi écran à la réalité de l’impasse dans laquelle se trouvent nombre de jeunes issus de l’immigration en difficulté d’insertion socioprofessionnelle. La conviction que le football serait un espace “naturel” d’intégration des immigrés ne constitue-t-elle pas finalement l’un des inconscients culturels qui fonde le sens commun ?

Hommes & migrations, 1285 | 2010 96

BIBLIOGRAPHIE

ABDALLAH M. H., “L’effet Zidane ou le rêve éveillé de l’intégration par le sport”, Hommes et migrations n° 1226, 2000.

BEAUD S., NOIRIEL G., “L’immigration dans le football”, Vingtième siècle n° 26, 1990, pp. 83-96.

BOURDIEU P., Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

DURET P., Anthropologie de la fraternité dans les cités, Paris, PUF, 1996.

FAURE J.-M. et SUAUD C., Le Football professionnel à la française, Paris, PUF, 1999.

GALLOIS J.-S., PIROT P., “Football et engagement associatif des immigrés italiens et polonais en Lorraine”, Migrance n° 22, 2003.

GASPARINI W., VIEILLE-MARCHISET G., Le Sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, PUF, 2008.

GASPARINI W., “L’intégration par le sport ?”, Sociétés contemporaines n° 69, Presses de Sciences Po, mars 2008.

GASPARINI W., WEISS P., “La construction du regroupement sportif ‘communautaire’. L’exemple des clubs de football turcs en France et en Allemagne”, Sociétés contemporaines n° 69, mars 2008, pp. 73-99.

GASTAUT Y., “Sport et immigration : parcours individuels, histoires collectives”, Migrance n° 22, 2003.

GASTAUT Y., Le Métissage par le foot. L’intégration, mais jusqu’où ?, Paris, Autrement, 2008.

MAUGER G., “Précarisation et nouvelles formes d’encadrement des classes populaires”, Actes de la recherche en sciences sociales n° 136-137, mars 2001, pp. 3-4

MOURLANE S., “De Tarifa à Paris via les Minguettes, un parcours migratoire : Luis Fernandez”, Migrance n° 22, 2003, pp. 80-88.

NOIRIEL G., Le Creuset français. Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècles. Paris, Éditions du Seuil, 1988..

SAYAD A., La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du Seuil, 1999.

SCHWARTZ O., Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.

TRAVERT M., L’Envers du stade. Le football, la cité et l’école, Paris, L’Harmattan, 2003

WAHL A., LANFRANCHI P., Les Footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Paris, Hachette, 1995.

WILLIS P., “L’école des ouvriers”, Actes de la recherche en sciences sociales n° 24, 1978, pp. 50-61.

NOTES

1. Né en 1955, Michel Platini est un footballeur français régulièrement cité parmi les plus grands joueurs de football de tous les temps. Après avoir été sélectionné plus de 72 fois en équipe de France A (capitaine à 50 reprises), il est actuellement président de l’UEFA.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 97

2. Né en 1959 à Tarifa (Espagne), Luis Fernandez a joué en première division au Paris Saint- Germain (1978-1986), au Matra Racing Club de Paris (1986-1989) et à Cannes (1989-1992) ; il a été international à 60 reprises de 1982 à 1992. 3. Né en 1972 à Marseille, Zinédine Zidane fut classé à trois reprises meilleur joueur mondial de l’année par la FIFA, en 1998, 2000 et 2003, et “ballon d’or” en 1998. 4. Michel Platini, extrait d’entretien, L’Humanité, 9 décembre 2005, p. 20. 5. Voir à ce sujet William Gasparini, “L’intégration par le sport. Genèse politique d’une croyance collective”, Sociétés contemporaines n° ?69, Presses de Sciences Po, mars 2008, pp. 7-23. 6. Le discours sur le football permet d’entretenir le culte de l’équipe, du chef et du patriotisme d’entreprise comme relais du patriotisme national ? ; voir Patrick Fridenson, “Les ouvriers de l’automobile et le sport”, Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1989. 7. Jean-Sébastien Gallois., Pierre Pirot, “Football et engagement associatif des immigrés italiens et polonais en Lorraine”, Migrance n° ?22, 2003, p. 21. 8. Emile Durkheim, L’Éducation morale, Paris, PUF, (cours de 1902-1903), 1963. 9. Voir Didier Braun, “Football et immigration”, L’Équipe, 28-31 janvier 1986. 10. Alfred Wahl, Pierre Lanfranchi, Les Footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Paris, Hachette, 1995. 11. Luis Fernandez, Le Ballon rouge, Paris, Carrère-Michel Lafon, 1986, p. 97. 12. Stéphane Mourlane, “De Tarifa à Paris via les Minguettes, un parcours migratoire ? : Luis Fernandez”, Migrance n° ?22, 2003, pp. 80-88. 13. Voir Yvan Gastaut, Le Métissage par le foot. L’intégration, mais jusqu’où ? ?, Paris, Autrement, 2008, pp. 40-41. 14. Extrait de l’interview d’un immigré kabyle, Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999. 15. Benjamin Stora, Et ils venaient d’Algérie, histoire de l’immigration algérienne, Paris, Fayard, 1992. 16. William Gasparini, “L’intégration par le sport. Genèse politique d’une croyance collective”, op. cit. 17. On date habituellement la naissance de la Politique de la ville en 1977 avec les dispositifs Habitat et vie sociale (HVS). Elle s’élargit dans la décennie suivante, avec la création de la Commission nationale de développement social des quartiers (CNDSQ) en 1982, la mise en place des conventions Développement social des quartiers (DSQ) à partir de 1984, puis avec la création de la délégation interministérielle à la ville (DIV) en 1988 et du ministère de la Ville en 1991, qui pilotent des dispositifs nouveaux et plus nombreux ? : les contrats de ville. 18. Voir à ce sujet Gérard Mauger, “Précarisation et nouvelles formes d’encadrement des classes populaires”, Actes de la recherche en sciences sociales n° ?136-137, mars 2001, pp. 3-4. 19. Interview de Sami Naïr, Le Nouvel Observateur, 24 décembre 1998. 20. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Editions du Seuil, 1994 ? ; Bourdieu Pierre “Comment peut-on être sportif ?”, in Questions de sociologie, Paris, Éd de Minuit, 1984, pp. 173-195. 21. Maxime Travert, L’Envers du stade. Le football, la cité et l’école, Paris, L’Harmattan, 2003. 22. Thomas Sauvadet, Le Capital guerrier. Concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Amand Colin, 2006. 23. Pascal Duret, Anthropologie de la fraternité dans les cités, Paris, PUF, 1996. 24. Cité dans L’Équipe, 28 janvier 1986. 25. Paul Willis, “L’école des ouvriers”, in Actes de la recherche en sciences sociales, n° ?24, 1978, pp. 50-61. 26. Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990, p. 478. 27. Voir Pascal Duret, Sociologie du sport, Paris, PUF, coll. “Que sais-je ?”, 2008, p. 69. 28. François Dubet, La Galère. Jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 98

29. Christian Pociello, “La force, l’énergie, la grâce et les réflexes. Le jeu complexe des dispositions culturelles et sportives”, in Pociello (dir.), Sports et société : une approche socioculturelle des pratiques, Paris, Vigot,1981, pp. 171-237. 30. Dans sa biographie, Luis Fernandez raconte qu’une bagarre ainsi déclenchée sur le terrain lui vaut une suspension de six mois, (Le Ballon rouge, op. cit., p. 53). 31. Voir Jean-Michel Faure et Charles Suaud, Le Football professionnel à la française, Paris, PUF, 1999. 32. Extrait d’entretien, L’Équipe Magazine, 2 avril 2005, p. 20. 33. La surreprésentation ouvrière s’explique par le recrutement jusqu’à la fin des années quatre- vingt dans les usines alentour ou sur le port de Marseille. 34. Nadine Roudil, Normes et déviances dans l’espace urbain marseillais. Étude du mode de désignation des déviants à la cité de la Castellane, Thèse de doctorat en sociologie, université de Marseille, 2003. 35. Dan Franck, Zidane. Le roman d’une victoire, Robert Laffont-Plon, Paris, 1999. 36. Entretien avec L’Équipe Magazine, le 2 avril 2005, p. 16. 37. Mogniss H. Abdallah, “L’effet Zidane ou le rêve éveillé de l’intégration par le sport”, Hommes et migrations n° ?1226, 2000, p. 9. 38. Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, “L’immigration dans le football”, Vingtième siècle, n° ?26, 1990, pp. 83-96. 39. Voir William Gasparini, Pierre Weiss , “La construction du regroupement sportif ‘communautaire’. L’exemple des clubs de football Turcs en France et en Allemagne”, Sociétés contemporaines n° ?69, mars 2008, pp. 73-99.

RÉSUMÉS

En France, chaque grande vague d’immigration a donné son contingent de footballeurs d’exception. Des cités ouvrières aux banlieues des grandes métropoles, la carte de leur répartition géographique reproduit assez fidèlement celle de l’implantation des communautés immigrées sur le territoire français. Tous issus de quartiers populaires, les footballeurs d’origine étrangère n’ont pourtant pas vécu les mêmes expériences sportives, urbaines, sociales, culturelles et immigrées. De la Lorraine à Marseille en passant par Vénissieux, trajectoires croisées de trois artistes du ballon rond.

AUTEUR

WILLIAM GASPARINI Sociologue, professeur des universités en STAPS, directeur de l’équipe de recherche en sciences sociales du sport (EA 1342), Université de Strasbourg

Hommes & migrations, 1285 | 2010 99

La perception des joueurs africains en France Projection et imaginaire colonial

Claude Boli

1 En 1954, France football, l’hebdomadaire de référence pour les passionnés de football, livre les caractéristiques saillantes de René Gaulon, le premier joueur originaire d’Afrique noire. On lit : “Espoir devenu vedette. René GAULON (Stade français), demi. Né le 7 juillet 1927 à Cotonou (Dahomey), marié, deux garçons. C’est Diagne qui le présenta au Stade. On eut quelque peine à croire que ce garçon frêle, timide, s’imposerait dans une équipe pro. […] S’il approche de la grande consécration sans tout à fait l’atteindre (il n’a joué qu’un match ‘officieux’ en équipe de France contre les pros hollandais le 12 mars 1953), c’est qu’il a beaucoup de mal à discipliner ses instincts.”

2 La relation entre la France et ses anciennes colonies est présente ici à travers le Dahomey (l’actuel Bénin). La vague de médiatisation de joueurs noirs africains prend un essor considérable sous l’impulsion des exploits sportifs du Camerounais Eugène N’Jo Léa ou de l’Ivoirien Jean Tokpa. Une des personnalités les plus marquantes du football français tient une place importante. Il s’agit de l’ancien joueur du Racing Club de France des années 1930, Raoul Diagne, fils de l’illustre Blaise Diagne, premier député noir, originaire de Saint Louis au Sénégal. Le joueur deviendra pour la postérité le premier footballeur noir de l’équipe de France. Les remarques sur les capacités de Gaulon donnent un aperçu de représentations profondément enfouies des discours sur le footballeur noir.

3 Les approches essentialistes (d’ouvrages d’histoire, de société savantes, dictionnaires, chansons populaires, cartes postales, exposition)1 consistant à penser l’Autre, et notamment le Noir africain, comme un être typique sont solidement présentes dans le champ sportif. Les joueurs des années cinquante et ceux d’aujourd’hui, sans subir les mêmes attaques discriminantes, ne sont pas moins proches dans certains comportements différentialistes qui perdurent. Trois aspects sont révélateurs des postures qui renvoient à la culture coloniale : le poste occupé est un lieu qui constitue un véritable marqueur racial. La position d’attaquant, et dans un degré moindre celle de défenseur, est en ce sens riche d’informations sur le regard porté sur les qualités

Hommes & migrations, 1285 | 2010 100

“naturelles” du footballeur africain. La relation entre la performance et l’environnement climatique est l’autre aspect où les préjugés se découvrent. Le Noir est perçu comme forcément plus à l’aise quand le niveau de température se rapproche de ce qu’il connaît sous les tropiques. Enfin, dans les discours sur la personnalité des joueurs surgissent les propos d’une situation de phase progressive de développement. Le caractère du joueur serait comme son pays : “en voie de développement”.

Le poste d’attaquant : un marqueur racial

4 Tout d’abord, il y a ce constat incontournable quand on s’intéresse à la présence des joueurs africains en France depuis les années cinquante : la part de recrutement des attaquants est impressionnante avec près de 100 % (96 % plus exactement). Dans l’ensemble des portraits observés, les joueurs portés vers l’attaque sont majoritairement privilégiés dans les médias, car pour certains on y trouve forcément les particularités les plus proéminentes de la race noire. Dans la vague d’admiration pour le Brésil, couronné champion du monde en 1958 avec notamment plusieurs joueurs noirs (Pelé, Garrincha, Didi), Gabriel Hanot évoque le “côté brésilien du football français” en parlant des Noirs africains. “Presque tous avants” note Hanot. Il précise ce qui unit les Noirs d’Afrique et ceux du Brésil : “Force physique, nerfs à fleur de peau, souplesse musculaire et articulaire : qualités communes aux Topka, Ossey, N’Jo Léa et aux Garrincha, Pelé, Djalma Santos, Didi2.” À propos de l’attaquant ivoirien de Sète, Wognin, le journaliste Jean-Philippe Réthacker ne tarit pas d’éloges marqués des caractéristiques spécifiques du joueur noir africain : “Wognin a révélé dimanche […] les qualités qui font de lui, comme de tous ses amis noirs, une énigme, un mystère du football et du sport en général. Qualités physiques et athlétiques d’abord : sa souplesse d’articulations extraordinaire qui lui permet dans les feintes des écarts de jambes démesurés, dans les dribbles des changements brusques de direction et un balancement continuel du buste, dans les contres des répliques efficaces et jamais inutiles. Sa détente aussi (jeu de tête), sa vitesse enfin et surtout, qui est pourtant une qualité rare chez les footballeurs noirs d’Afrique3.” Tout y est dit ou presque sur les qualités essentielles, naturelles de l’attaquant africain. Ce sont la souplesse articulaire, le dribble, la fantaisie, la détente qui sont retenus comme propriétés racialement distinctives du footballeur africain. Autour d’eux se construit un imaginaire bestiaire (discours, images) proche des caractères attachés à certaines espèces animales, notamment les félins (panthère, guépard),ou les bovidés (antilope, gazelle). Les prouesses techniques et physiques de N’Jo Léa ou de Jean Topka sont évoquées comme le fait d’un sacré “coup de patte4”. Sékou Touré, l’attaquant ivoirien de Forbach, devient l’“antilope noire” pour avoir dérouté la défense d’Aix5.

5 Le Sénégalais Wade est l’“araignée” parce qu’il possède de longues jambes. L’attaquant ailier devient celui qui fascine, celui qui démontre aux mieux les dispositions et les aptitudes du footballeur africain. L’Ivoirien Jean Tokpa et les Camerounais Edimo et N’Doumbé “les ailiers de Douala6” attirent le regard pour leur virtuosité en matière de dribble, de contre-pied et leur volonté d’assurer le spectacle. L’avis de l’écrivain Roger Chabaud assure aux ailiers une place de premier ordre ; ce sont des “cavaliers” précise- t-il7. Plusieurs illustrations pleine page de joueurs en pose acrobatique renforcent les visions d’une population physiquement différente8. Tentant de donner une explication à la position d’attaquant du joueur africain, Rethacker souligne : “Encore dans l’enfance du football, n’est-il pas d’ailleurs comme les enfants attiré par l’attaque ? Tous les grands

Hommes & migrations, 1285 | 2010 101

footballeurs noirs et africains ont été et sont encore des avants, des dribbleurs et des marqueurs de buts. […] C’est que l’attaquant conserve son autonomie et son indépendance. C’est qu’il n’est pas contraint – comme l’est le défenseur – de se plier à des consignes sévères et à une discipline collective. C’est qu’il peut donner libre cours à sa fantaisie9.” La vision racialiste ne change guère au cours des décennies suivantes. Salif Keita, Laurent Pokou, sont régulièrement décrits comme des joueurs d’instinct, “racés”, dotés de qualités naturelles inhabituelles chez les footballeurs européens.

6 L’argument comparatif est très souvent approché. La comparaison du profil entre deux joueurs est souvent utilisée, soit pour pointer les correspondances entre joueurs noirs, soit pour marquer les différences entre joueurs noirs et joueurs blancs, Africains et Européens. Ainsi, on rassemble par leurs qualités “naturelles” le Brésilien Pelé et l’Africain Keita (détente et souplesse de chat)10. Un portrait croisé entre le Yougoslave Skoblar et le même Keita permet de signifier les oppositions (sang-froid/ décontraction)11.

7 Salif Keita est représenté comme un pur produit de la “classe africaine”, mais en général les commentaires révèlent un étonnant esprit collectif, qui le distinguerait des autres joueurs de couleur. Il devient à la fois semblable aux autres joueurs de race noire mais comme un fait inexplicable il est aussi doté de qualités qui se rapprochent de celles du footballeur européen12.

8 La représentation importante de joueurs noirs durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix modifie peu la perception figée du Noir africain dans l’opinion. Le surgissement médiatique de l’immigration de ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal, notamment les Soninké du Sénégal ou du Mali, et tous les aspects qui y sont associés (mariages forcés, polygamie, excision, “sans papiers”, difficulté d’intégration)13 se superposent avec les stéréotypes lointains profondément enfouis dans la mémoire collective. La xénophobie ambiante14 atteint le football. Dans le magazine Mondial, le Camerounais Roger Milla évoque sans ambages le problème du racisme et brise ainsi un tabou15. Les médiocres prestations de certaines équipes sont quelquefois attribuées aux attaquants africains, qui, soi-disant, ne font pas preuve d’un esprit de gagnants ou rechignent aux tâches défensives16. Durant la saison 2006, les commentaires qui précédent les mauvais résultats du Paris Saint-Germain n’épargnent guère l’attaquant ivoirien Bonaventure Kalou, accusé d’être nonchalant, inconstant ou peu concerné. Les commentateurs de télévision renforcent également les truismes sur le joueur africain, en tentant de lier une méforme, un but raté, une longue blessure à des dispositions forcément raciales. Comme un jeu de miroir, certains joueurs africains, consciemment ou inconsciemment, nourrissent certains clichés en avouant réellement une propension à la nonchalance, à une façon d’être “propre aux Africains”17.

Des performances au gré des saisons

9 Les Africains sont performants à l’arrivée des températures clémentes et inexistants en période de grand froid. Voici un truisme communément admis dans les mentalités. Le climat aurait une incidence déterminante sur les performances des footballeurs africains ; le comportement sur le terrain dépendrait donc du temps qu’il fait. À propos d’un match particulièrement réussi par N’Jo Léa et Rachid Mekhloufi, il est dit : “Il faisait dimanche, à Sedan, une chaleur à ne pas mettre un Africain dehors ! Mais ce sont deux Africains qui ont dansé devant les défenseurs sedanais médusés. […] Sans doute est-ce le soleil

Hommes & migrations, 1285 | 2010 102

[...] qui raviva les forces d’Eugène N’Jo Léa et de Rachid Mekhloufi, les deux Africains de Saint- Étienne18”. Le soleil aurait des bienfaits immédiats sur les joueurs de couleur. La valeur individuelle de chacun se trouve doublée par un phénomène extérieur, de l’ordre de la nature, en fait rationnellement inexplicable. Sans présumer du lieu de naissance du joueur noir, on suppose qu’il est forcément plus à l’aise au soleil que sans soleil. Ceux qui évoluent dans le sud de la France fournissent régulièrement des exemples de la correspondance entre le climat et l’état de forme. Un journaliste s’étonnait de la situation de remplaçant du Niçois Omar Keit,a dit Barrou, alors “qu’il régnait sur la Côte d’Azur une chaleur tropicale19”.

10 Les réussites des Ivoiriens de Sète sont forcément liées aux conditions climatiques de la ville héraultaise. Les performances individuelles de toute une saison sont évidemment soulignées, mais elles se complètent très souvent par l’“effet météorologique”.

11 Même Keita n’y échappe pas : “Samedi, Salif Keita avait décidé de bien jouer. Le printemps revenu [...] à la douce température d’une soirée qui le remettait dans son ambiance africaine20.” Les propos des journalistes sont quelquefois confirmés par les joueurs eux-mêmes. Keita avoue qu’il n’apprécie pas la neige21. Pour les journalistes, l’arrivée de la neige devient une occasion de recueillir les impressions des joueurs exotiques22, et des photos sont prises pour mesurer le contraste blanc/noir. L’hiver comme signe de déclin des footballeurs africains est également évoqué à propos de Jules Bocandé, l’attaquant sénégalais des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix qui évolua dans différents clubs (FC Metz, Paris Saint-Germain, Lens, Nice)23. On associe son inconstance aux difficultés à s’adapter à la vie d’un “vrai” footballeur professionnel.

12 Les défenseurs sont pris à partie également pour leur nonchalance et leur tendance à perdre leur concentration. Roger Mendy du Sporting de Toulon, puis de l’AS Monaco, et plus près de nous le Nigérian Taribo West d’Auxerre ont été la cible de régulières appréciations négatives.

Le footballeur africain : une personnalité en voie de développement

13 Le rapprochement entre l’état politique, économique, culturel des pays et le niveau mental et physique des joueurs est un fait qui s’ajoute à la vision coloniale. Les remarques portées sur les footballeurs sont imprégnées de plusieurs rapports duels : colonisateur/colonisé, pays développé/pays en voie de développement, parent/enfant. Dans le domaine du football, ces rapports sont remarquablement exposés dans l’évolution du football en Afrique, sous le regard paternaliste de techniciens français et dans les commentaires sur les joueurs migrants. Les récits de voyages d’entraîneurs sur le sol africain se révèlent intéressants à suivre. Dans le cadre de la promotion éducative du football au Togo, Joseph Mercier, entraîneur du Stade français, est invité à livrer de précieux conseils sur le football professionnel. Dans ce qui ressemble à un véritable carnet ethnographique, l’entraîneur, appelé par les services chargés de l’enseignement de la jeunesse et des sports (administrés par deux colons français) pour son expertise, fournit quelques notes sur ce qu’il a observé. L’enseignement tactique est perçu de la façon suivante par les autochtones : “Les causeries et séances d’applications sur l’occupation du terrain ont révélé aux joueurs et dirigeants togolais des principes qu’ils ignoraient, mais ces lois simples et néanmoins importantes du football moderne les ont énormément intéressés24.” Le

Hommes & migrations, 1285 | 2010 103

football prolonge en quelque sorte la mission civilisatrice. L’entraîneur joue le rôle de guide. Des confrontations sont organisées entre l’équipe française et des sélections indigènes. L’État organise la tournée de l’équipe de France amateur dans les territoires de l’Afrique-Occidentale française pour célébrer le dixième anniversaire de la création de la ligue d’AOF. Comme lors du voyage de Joseph Mercier au Togo, la rédaction de France football livre le récit de voyage de l’entraîneur . De minutieux détails exposent les conditions de voyage (avec une fierté de l’aviation, le Super Constellation d’Air France). L’encadrement chargé du sport est majoritairement français, à l’exception du président de la ligue d’AOF, un fonctionnaire du Sénégal. À la fin du récit, l’entraîneur dresse un bilan de ce qui reste à faire. Le constat ne sort guère des sentiers de la perception coloniale, et évoque un état de retard à combler. Le joueur correspond exactement à cette situation. Boulogne écrit : “Le jeune noir est un joueur paradoxal promis à un bel avenir” et ajoute en parlant du style : “Son jeu révèle davantage de l’esprit de cirque que celui du football. Il n’a pas encore accédé à l’échelon sport25.”

14 Une série d’articles est consacrée aux entraîneurs français qui se sont lancés dans l’aide au développement sportif. Ainsi, on apprend que les principaux clubs de la capitale ivoirienne, l’Africa, l’ASEC et le Stade, sont entraînés respectivement par l’ancien joueur nîmois Paul Gevaudan, le Montpelliérain Guy Fabre et l’international autrichien Ignace Tax26. Paul Gévaudan est rencontré à la suite de sa nomination à la tête de l’équipe nationale ivoirienne lors de la Coupe d’Afrique des nations de 1968. Le titre et la fonction de Lucien Jasseron, ancien joueur du Racing et international français, nommé au Mali, reflètent parfaitement un état des rapports entre le pays africain et la France. À la question d’un journaliste parti l’interviewer sur son rôle au Mali, Jasseron répond : “Mon titre exact est ‘conseiller pédagogique et technique itinérant pour l’Afrique de l’Ouest’ au titre du ministère de la Coopération. Ma vocation principale est de former des cadres pour le football dans cette partie de l’Afrique, avec lieu de résidence à Bamako. Je dirige des stages d’entraîneurs à Gao, Ségou, Mopti, Tombouctou, Sikasso, Kayes. Je participe aussi aux travaux techniques de la fédération malienne et je me mets techniquement à la disposition des clubs participant à la Coupe d’Afrique des champions27.”

La pérennisation des représentations coloniales

15 La culture coloniale, en particulier l’attitude paternaliste, n’est pas l’exclusivité de l’ancien colon français. Sir Stanley Rous, président de la Fédération internationale de football (FIFA), porte un avis hautement pessimiste sur les progrès des joueurs et l’organisation générale du football africain. En parlant des joueurs, il souligne le fait d’un jeu irréfléchi où il y a de “gros progrès à accomplir” pour son évolution28. La presse participe à cette catégorisation évolutionniste du joueur africain. Le Malien Amadou Dabo de Monaco est décrit de la façon suivante : “Il lui faut maintenant apprendre à discipliner son jeu, à jouer collectivement et à continuer son apprentissage du football. On lui reproche souvent de se complaire dans le football spectacle, ne jouant que pour la galerie. Certes, le Malien est un peu fantaisiste sur les bords, mais il doit se rendre à l’évidence qu’aujourd’hui ce genre de football est dépassé29.” Les Coupes du monde sont les événements où les poncifs sur le joueur en phase de maturité s’énoncent clairement. La régularité du Cameroun dans les phases finales de Coupe du monde (5 participations) et le fait que la majorité de joueurs sélectionnés évoluent dans les meilleurs championnats européens n’empêchent pas l’étalage de discours sur la naïveté de leur jeu, l’absence de

Hommes & migrations, 1285 | 2010 104

professionnalisme, la nonchalance des joueurs30. En fait les joueurs subissent les contrecoups de stéréotypes persistants, qui font fi des résultats individuels et collectifs.

Conclusion

16 Des années cinquante à nos jours, les représentations et les perceptions autour des joueurs africains ont été nourries par divers préjugés inscrits dans le corpus de l’idéologie coloniale. Le regard a généralement changé, mais la tendance au “réflexe” racialiste perdure. Le Sénégalais, Malien, Camerounais ou Ivoirien qui évolue dans le championnat hexagonal est toujours perçu comme un et semblable à tous les Africains. Le football n’échappe guère aux terrains des idées fixes.

NOTES

1. ?Louis Gallouédec, Fernand Maurette, La France et ses colonies. Programme de troisième année, Paris, Hachette, 1927, p. 336 ; Francis Arzalier, Images de l’Afrique et des Africains en France de 1914 à 1962, Beauvais, Centre de documentation pédagogique de Picardie, 1994, pp. 15-37 ; Carole Reynaud Paligot, La République raciale 1860-1930, Paris, PUF, 2006, p. 136 ; Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, pp. 202-204. 2. ?France football, 9 septembre 1958, n° ?652. 3. ?France football, 10 septembre 1957, n° ?599. 4. France football, 26 août 1958, n° ?650 ? ; France football, 30 décembre 1958, n° ?668. 5. France football, 11 octobre 1961, n° ?761. 6. France football, 5 mai 1959, n° ?761. 7. France football, 19 décembre 1961, n° ?823. 8. France football, 14 janvier 1958, n° ?617 ; France football, 21 janvier 1958, n° ?618. 9. France football, 28 novembre 1967, n° ?1 133. 10. ?France football, 30 mars 1971, n° ?1 304. 11. France football, 8 juin 1971, n° ?1 314. 12. France football, 31 décembre 1968, n° ?1 187. 13. Mahamet Timera, “L’immigration africaine en France ? : regards des autres et repli sur soi”, Politique Africaine, n° ?67, octobre 1997, p. 45. 14. Janine Ponty, L’Immigration dans les textes. France, 1789-2002, Paris, Belin, 2003, p. ?377 ? ; Gérard Noiriel, Gens d’ici venus d’ailleurs. La France de l’immigration, 1900 à nos jours, Paris, Édition du Chêne, 2004, p. ?167. 15. Mondial n° ?25, avril 1982 ? ; Mondial n° ?26, mai 1982 ? ; Mondial n° ?64, juillet 1985. 16. Onze mondial n° ?201, octobre 2005. 17. Marcel Desailly, Capitaine, Paris, Stock, 2002, p. 34. 18. France football, 25 septembre 1956, n° ?549. 19. France football, 20 janvier 1959, n° ?671. 20. France football, 21 avril 1970, n° 1 ?255 21. France football, édition africaine, 21 avril 1970, n° ?1 255.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 105

22. France football, 2 septembre 1969, n° 1222. 23. Jean-Philippe Réthacker, Jacques Thibert, La fabuleuse histoire du football, tome 2 (de 1967 à nos jours), Paris, Nathan, 1984, p. 374. 24. France football, 8 juin 1954, n° ?429. 25. France football, 26 juin 1956, n° ?536 ? ; France football, 3 juillet 1956, n° ?537 ? ; France football, 17 juillet 1956, n° 539. 26. France football, 20 septembre 1960, n° ?758. 27. France football, 10 février 1976, n° ?1 557. 28. France football, 17 février 1970, n° ?1 246. 29. France football, édition africaine, 10 février 1976, n° ?1 557. 30. France football, 14 juillet 1998, n° 2727.

RÉSUMÉS

S’il est un domaine où les discours changent peu ou prennent des formes différentes sans fondamentalement être dénués de préjugés raciaux, c’est bien celui des représentations autour du footballeur noir africain. L’imagerie coloniale et racialiste qui s’est fabriquée au cours des siècles de relations virtuelles et réelles entre la France et ses anciennes colonies trouve dans l’immigration des footballeurs venus d’Afrique un terreau idéal d’expression.

AUTEUR

CLAUDE BOLI Historien et sociologue, responsable des départements Recherche et Collection au Musée national du sport

Hommes & migrations, 1285 | 2010 106

Discriminations vécues et ancrage territorial dans les quartiers prioritaires en France Le cas des clubs de football

Benjamin Coignet et Gilles Vieille-Marchiset

1 Durant trois ans, cinq clubs de football ont été étudiés à partir d’une méthodologie ethnographique, dans le cadre d’une sociologie compréhensive1. Situés sur quatre quartiers populaires français, ils ont été sélectionnés notamment pour leur positionnement dans l’espace urbain (au cœur ou en périphérie du quartier), pour leur ancienneté et pour leur réputation. Des entretiens semi-directifs individuels et collectifs avec un faisceau d’acteurs internes (licenciés, adhérents du club) et externes (partenaires, institutions, habitants) ont été réalisés à plusieurs reprises. Leurs principaux thèmes d’analyse étaient le quotidien du club, la démocratie interne et la représentativité du groupe, l’évolution du projet associatif, l’ancrage dans le quartier ou encore les relations interinstitutionnelles. De plus, une participation observante2 est venue compléter les données ethnographiques constituées régulièrement lors des différentes phases de l’enquête.

2 Dans une perspective ethnosociologique, notamment à la suite des travaux de Norbert Elias sur les logiques de l’exclusion3 ainsi que des théories interactionnistes de l’étiquetage et de la stigmatisation4, les conduites discriminatoires sont caractérisées comme des relations sociales déséquilibrées par des préjugés et des marquages négativement perçus et ressentis en raison d’un attribut lié à une couleur de peau, à un parcours migratoire, à une appartenance sexuée, à un ancrage territorial. Les “établis” et les “marginaux” vont, de part et d’autre, ériger des frontières symboliques et identitaires, construire des représentations négatives et véhiculer des réputations dégradées, qui généreront des attitudes et comportements porteurs de discriminations.

3 À la lecture des relevés de terrain effectués, notre hypothèse est la suivante : l’étiquetage territorial est omniprésent et paraît prévaloir sur d’autres formes de conduites sexistes, racistes et xénophobes. Tout se passe comme si l’ancrage territorial,

Hommes & migrations, 1285 | 2010 107

autrement dit l’appartenance au quartier, était ressenti comme dépréciatif, engendrant une disqualification de l’intérieur comme à l’extérieur. L’étiquetage territorial devient alors un générateur de comportements discriminants.

Cinq clubs de football à la loupe

4 Le premier club est une association d’origine ouvrière de Calais, dont les dirigeants ont entretenu des liens de proximité avec l’ancienne municipalité communiste. En 2005, avec le soutien du maire, une poignée de dirigeants se sont approprié une friche industrielle en périphérie du quartier. Ils en ont fait un équipement sportif avec deux terrains et un club house. Le club est aujourd’hui connu à la fois pour son parcours exceptionnel en Coupe de France en 2006, mais aussi pour les incidents qui émaillent régulièrement les rencontres sportives.

5 Le second club de l’échantillon est situé à Trappes et bénéficie d’une médiatisation depuis les années 2000 grâce au parrainage de personnalités issues de l’immigration. L’association cherche aujourd’hui à constituer un espace de formation citoyenne, notamment pour les jeunes d’origine immigrée des quartiers de la ville.

6 En Alsace, deux associations ont été étudiées. Un premier club est situé au bord de la zone marécageuse du quartier de la Montagne Verte à Strasbourg. Dans l’attente d’une rénovation des installations sportives, le club est en concurrence avec un club de football “portugais” présent dans le quartier. Séparées d’une centaine de mètres, les deux associations jouissent d’équipements dont l’usage leur est exclusivement réservé, mais entretiennent un rapport de force régulier au niveau du recrutement des joueurs dans l’espace urbain et social. Le second club alsacien est implanté au cœur de la ZUS du Neuhof, au sud-est de Strasbourg, et revendique, dans ses statuts, une affiliation sociale et territoriale avec le quartier. Cette structure est perçue comme un terrain propice à l’expression de la violence urbaine, avec des rencontres sportives souvent entachées par des débordements, soit sur le terrain, soit parmi les spectateurs.

7 Enfin, en Franche-Comté, l’association étudiée a été constituée en 2000 sous l’impulsion d’une famille franco-tunisienne habitant dans le secteur pavillonnaire du quartier de la Petite Hollande à Montbéliard. Elle a pour but de fédérer des jeunes adultes en ascension sociale et revendique un comportement collectif irréprochable, par opposition à l’offre des clubs communautaires du quartier.

8 Les discours des acteurs associatifs, politiques et institutionnels font ressortir diverses formes de discrimination. Des situations vécues, des paroles rapportées, des sentiments partagés et des réactions collectives constituent les différentes facettes du même processus discriminant. Ce dernier ne peut se limiter aux seuls discours des dominés et/ou des dominants, mais doit également être appréhendé à travers l’observation et la justification des actes des différents groupes. Dès lors, il convient de distinguer ce qui relève de faits objectifs et visibles rapportés, et ce qui s’apparente à des formes subjectives intériorisées de discrimination vécues.

Des stratégies d’évitement

9 Des faits discriminants clairement identifiés sont fréquemment relevés dans les clubs de football implantés dans les quartiers populaires. Ils forgent le positionnement

Hommes & migrations, 1285 | 2010 108

identitaire des individus et des groupes en présence et induisent un sentiment de disqualification et de relégation. Ainsi, des conduites collectives et individuelles peuvent être vécues comme une forme d’injustice, notamment dans le cadre des rencontres sportives : “Il y a des équipes qui ne viennent pas jouer au Neuhof. Quand on y va, ça se passe bien, mais ils ne veulent pas venir ici. Ils pensent que c’est pareil que le quartier. Nous, ça nous a coulé une équipe cette année parce que même les gars de notre club ne voulaient plus venir jouer ici. C’est vrai que parfois il y a des problèmes, mais ce ne sont pas les gens du club, ce sont les spectateurs” (entraîneur, Neuhof). Un sentiment d’exclusion et d’enfermement se greffe alors aux formes d’injustice vécues : “J’ai voulu entrer en contact avec les écoles primaires du quartier pour faire des projets pour les gamins. Mais comme je n’ai pas les diplômes et qu’on est un club de foot pas très bien vu, ils n’ont pas voulu travailler avec nous. Avec la maison de quartier, c’est pareil, c’est hyperfermé. Pas moyen de discuter avec eux” (président, Calais).

10 La sociabilité associative se forge par des rencontres quotidiennes durant lesquelles des actes et des discours sont produits dans une relative cohérence. Le club devient un lieu de palabre, où se mêlent divers sujets de discussion tels que les performances sportives, les relations avec la mairie, la vie privée de chacun, les finances de l’association ou encore le rapport aux autres clubs du quartier, de la ville et du championnat. Au détour de ces échanges, des propos racistes peuvent ainsi circuler ouvertement à l’intérieur du club : “Le souci quand on rencontre des mecs de ZUP comme nous, c’est que les racines reviennent. Tu vois, on a des Serbes. Ça marche bien avec eux, mais c’est quand même des mentalités un peu à part” (entraîneur, Montbéliard). Des discours racistes produits à l’extérieur du club peuvent également être rapportés en interne, générant de vives tensions, notamment lorsque ceux-ci proviennent d’institutions ou de clubs concurrents.

Une mise à distance révélatrice

11 Si certains discours et processus sont visibles et marquent le quotidien des clubs, des faits subjectifs dissimulés laissent entrevoir des formes intériorisées, plus subtiles, de discrimination. C’est le cas notamment du rejet de l’appartenance au quartier pour le club de Montbéliard, qui tente de s’approprier des espaces de pratique en dehors de la ZUS. En effet, depuis la création du club, les jeunes dirigeants souhaitent se différencier de l’offre footballistique du quartier de la Petite Hollande en se développant en dehors du territoire : “On ne veut pas être un club de ZUP. Il y a déjà les Algériens et les Marocains qui ont leur club. On les connaît, on a des amis qui y jouent, mais c’est un peu fermé comme fonctionnement. C’est pas ce qu’on veut. C’est pour ça qu’on essaie d’avoir notre terrain, mais en dehors de la Petite Hollande pour pas qu’il y ait d’amalgames avec les autres clubs du quartier” (secrétaire, Montbéliard). La volonté de ne pas être assimilé au quartier se traduit aussi, chez les acteurs associatifs, par une mise à distance de l’affiliation au territoire : “En dehors des entraînements dans la ZUP, je n’y mets jamais les pieds. Je suis comme le Français moyen, je l’évite. Et puis, je vais être honnête, je n’ai surtout pas envie de m’y intéresser plus que ça. Je ne sais pas ce qu’il s’y passe en dehors de ce que les gens disent et des faits divers que je lis dans le canard” (entraîneur, Montbéliard).

Hommes & migrations, 1285 | 2010 109

La responsabilité des politiques publiques

12 Les politiques publiques peuvent également être productrices de discours5 confondant logique territoriale et logique ethnique : “Le problème qu’on a, avec les clubs des quartiers, c’est qu’on a déjà un club d’Algériens et un club de Marocains. Là, c’est une famille, mais ça peut être une tribu ou un immeuble qui monte un club” (fonctionnaire territorial du service des sports, Montbéliard). Dès lors, les interventions des politiques publiques seront guidées par des critères objectifs de répartition budgétaire, de disponibilité et de mise aux normes des installations sportives6, mais aussi par des éléments non officiels tels que la confiance, la capacité de coopération du club avec la ville, la transparence de la gestion associative ou encore la volonté politique : “Nous, c’est clair, on est de la Montagne Verte donc on aura jamais autant [de subventions] que les autres clubs, ceux qui sont pas dans les quartiers sensibles, même si on joue à un meilleur niveau qu’eux. C’est la politique de la ville. Tu vois ce que je veux dire ?” (président, Montagne Verte, Strasbourg). Les équipements sportifs dans les quartiers peuvent également être considérés par les élus comme des points d’ancrage du politique dans les zones de relégation, occasionnant un traitement administratif spécifique qui permet d’entretenir une capacité d’intervention dans des zones urbaines considérées à risque : “La municipalité d’avant, elle laissait faire n’importe quoi dans le quartier. Nous, depuis qu’on est là, on tente de reprendre la main progressivement parce qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il s’y passe. […] Même si on sait qu’ils font un travail éducatif auprès des jeunes, on veut que le club de foot s’ouvre et qu’il partage les installations avec d’autres associations du quartier. [...] On va réglementer les lotos parce qu’au Beau-Marais ils en font plusieurs dans l’année et on ne sait pas trop à quoi sert l’argent” (adjoint Sport, Calais).

Le rôle de la presse

13 Une posture de méfiance face aux médias semble se généraliser dans l’ensemble des clubs de notre échantillon. La presse locale est considérée comme une menace potentielle permanente pour l’image du club et du quartier : “Nous, on garde nos distances avec les médias parce que ce qu’ils montrent ce n’est pas la réalité. Le quartier, ce n’est pas que la misère et la violence. Dans le club, on se bat pour changer l’image du quartier” (président, Trappes). Après chaque match de championnat, une attention particulière est portée aux journaux locaux, notamment lorsque des incidents ont perturbé la rencontre. Au lendemain d’une bagarre lors d’un match de championnat, le président du club de Calais évoque sa crainte de voir un article qui dégraderait l’image et agirait sur la réputation du club : “On va voir ce que ça va donner. De toute façon, c’est encore l’image du club qui va en prendre un coup, c’est sûr. Tout ça, ça va dépendre du club, de comment il va faire véhiculer l’incident. Et puis la presse. Si ça vient aux oreilles de la presse [il lève les bras en l’air]…” Pour le club du quartier de la Montagne Verte à Strasbourg, le sentiment d’être instrumentalisé par les médias vient renforcer une absence de reconnaissance des actions en faveur des jeunes du quartier : “Les médias se déplacent quand ça les arrange, quand ils ont envie. On a déjà essayé plein de fois de les contacter pour qu’ils fassent un article sur ce que l’on fait avec les jeunes, mais c’est rare qu’ils viennent. C’est dommage” (président, Montagne Verte, Strasbourg).

Hommes & migrations, 1285 | 2010 110

Une vigilance permanente comme réponse aux discriminations subies

14 Les formes objectives et subjectives de discrimination semblent durablement installées dans le quotidien des groupes. La saison sportive est rythmée par des rumeurs, des faits vécus et/ou relatés qui agissent sur la réputation du collectif et des acteurs. Comme une saga, la vie du club est marquée par des épisodes glorieux ou laborieux induits par les événements passés, associés au club ou au quartier, et dont les conséquences sont soit à craindre, soit à espérer : “Avant, Trappes était associée à un quartier sensible, avec un lourd passé, des clichés bien définis qui existaient antérieurement, avec des trafics et des violences qui gangrenaient la ville. Cette image a basculé de la ville sur le club. Nous, on hérite de ça et on fait avec au quotidien” (coordinateur sportif, Trappes). Malgré de nombreuses tentatives de valorisation des performances sportives et la mise en place d’actions citoyennes, les clubs ont des difficultés à faire évoluer leur image. Des références constantes à des histoires tragiques ou à des problèmes de violence semblent freiner le développement du club : “On essaie de gommer cette image qu’a le club. Tous les jours, on essaie de gagner même si on perd sur le terrain, on veut gagner en crédibilité par rapport aux gens en face. On essaie d’avancer comme ça, mais il faut être à l’affût du moindre problème” (président, Neuhof, Strasbourg).

15 Dès lors, une vigilance interne s’installe quant aux différentes conduites discriminatoires. Tout d’abord, des formes d’autocontrôle des activités associatives se mettent en place afin de limiter les dérapages qui pourraient ternir la réputation du club : “L’image du club, c’est comme beaucoup de choses. Ça s’améliore un certain temps et il suffit d’une bricole pour que ça se redégrade. On doit faire tout le temps attention à ce qu’il se passe parce que sinon ils ne vont pas nous louper” (président, Calais). Une veille sur le traitement administratif s’organise à des moments clés de la saison sportive. C’est le cas notamment lors de l’attribution des subventions par la municipalité : “On sait que, si on ne fait pas attention, on peut être complètement lésés par rapport à d’autres clubs qui jouent à des niveaux inférieurs au nôtre. C’est pas normal, ils nous prennent pour des cons. Du coup, on se renseigne sur ce qu’ils font” (président, Montagne Verte, Strasbourg).

16 Les faits objectifs et subjectifs de discrimination marquent le quotidien et rythment les saisons sportives des clubs de football dans les quartiers. L’étiquetage territorial et les conduites discriminatoires placent les clubs dans une tension contradictoire entre l’obligation de lutter contre une image forgée par l’assimilation au quartier et celle de constamment produire une réputation positive.

Du sport au quartier : une question de terrain

17 L’étiquetage territorial apparaît alors comme un double processus discriminant. Tout d’abord, des discours produits sur un quartier semblent agir sur la réputation des associations sportives situées au sein ou en périphérie du territoire. Le club et le quartier sont assimilés dans une même catégorie de pensée où fusionnent des valeurs et des représentations, créant ainsi des discours négativement perçus par l’ensemble des acteurs. Cette catégorie de pensée n’est pas une simple production externe dont les habitants seraient un réceptacle passif. Elle s’autoconstruit et s’autoalimente en interne quotidiennement. Il en découle des pratiques sociales discriminantes. C’est le

Hommes & migrations, 1285 | 2010 111

second processus discriminant de l’étiquetage territorial qui frappe les clubs de football. Il se traduit par des stratégies d’évitement du quartier tout au long de la saison sportive, notamment lors des rencontres de championnat.

18 L’assimilation identitaire entre le club et le quartier crée alors une logique de justifications intériorisées, basée sur des discriminations territoriales induites. La porosité entre un système de conduites sociales spécifiques au quartier7 et un système de valeurs propres au club est donc soit défendue, soit rejetée. Tout se passe comme si l’implantation du club au sein de la ZUS créait un devoir de justification ou de distinction identitaire par rapport aux réputations et aux images véhiculées sur le quartier. En se rattachant à un territoire, les clubs prennent le risque d’accentuer les préjugés, voire de dériver vers le repli identitaire. À l’inverse, l’éloignement du quartier par une référence footballistique exclusive peut aboutir à un déracinement ou même à une exclusion progressive. Les logiques territoriale et sportive se retrouvent ainsi mises en conflit dans le positionnement identitaire du club. La reconnaissance du club (en interne et à l’extérieur) s’opère selon une distinction nette entre une affiliation particulariste territoriale où prédomine un attachement au quartier, et une identification universaliste fédérale où prédomine un attachement à l’“orthodoxie sportive associative8”. Les réputations et images véhiculées sur le club sont dès lors constamment comparées au système de référence choisi, plaçant le club tantôt sur le versant du sport, tantôt sur celui du quartier.

19 La dichotomie territoire/sport intervenant dans le positionnement identitaire des clubs de football va générer différentes postures associatives vis-à-vis de l’environnement institutionnel et social. Des formes de repli peuvent apparaître lorsque les groupes souhaitent s’écarter de la chose publique pour développer des actions souterraines de solidarité à destination des membres du club et des habitants du quartier. Ces clubs sont le plus souvent ignorés ou marginalisés par les pouvoirs publics. À l’inverse, des postures de résistance et de conflits ouverts avec d’autres institutions peuvent émerger. Une catégorie d’acteurs est alors créée (“eux”, “les autres”) par opposition au groupe d’appartenance, générant un refus de coopération et un constant sentiment de menace. Au centre se trouve le principal enjeu de la défense et de l’appropriation des équipements. Enfin, certains clubs vont réussir à créer une synthèse entre les systèmes de référence au sport et au territoire par la mise en place d’actions innovantes. La créativité devient ici un moteur qui permettra au club de dépasser l’étiquetage territorial et l’enfermement identitaire par l’action. Cette posture nécessite l’intégration du club dans un monde “connexioniste9”, où le réseau surpasse le territoire10 sans pour autant le faire disparaître complètement11.

20 Le double processus discriminant de l’étiquetage territorial produit ainsi un devoir de justification identitaire par rapport au quartier d’implantation. Les associations de football doivent se positionner entre un système de références locales en relation avec le quartier et un système de références universelles liées aux “valeurs” du sport12. Dès lors, les rapports que vont entretenir les clubs avec leur territoire dépendront de leur positionnement identitaire et induiront une volonté de s’investir ou non pour le développement du quartier.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 112

Diversité de l’ancrage territorial et persistance des préjugés

21 Dans les clubs de football implantés au cœur ou en périphérie des quartiers populaires se négocie en permanence ce que Brigitte Girard-Hainz appelle l’“ancrage territorial” associatif. Pour elle, l’ancrage territorial est “la volonté [d’une association] de s’inscrire dans un espace résidentiel urbain, quelle que soit la manière dont elle délimite cet espace et quelle que soit la taille de cet espace13”. Au-delà du lieu d’habitation des adhérents, de l’adresse du siège social ou de la localisation des actions, l’ancrage territorial s’apparente à la production d’un imaginaire collectif qui véhicule de puissants mythes associatifs et urbains. Les clubs de football vont ainsi avoir un attachement plus ou moins fort avec leur territoire, tout en produisant une mythologie urbaine sur celui-ci. Certains chercheront la fusion entre le club et le quartier : “Nous et le quartier, c’est la même chose. On ne fait pas de différences, on a les mêmes valeurs” (président, Neuhof). D’autres vont, au contraire, ériger des frontières entre l’organisation et son environnement. Ils déplorent une forme de porosité : “Ce qu’il se passe dans le quartier, c’est sûr qu’on le retrouve aussi un peu dans le club. C’est pas bon pour le club, mais c’est inévitable parce qu’on est quand même du quartier” (joueur, Montbéliard). Ils peuvent également justifier une certaine plus-value citoyenne et éducative pour le quartier : “Un gamin qui va jouer dans le quartier, il sera meilleur techniquement. Mais s’il vient jouer au club régulièrement, il sera plus à l’écoute et il sera plus intelligent dans le jeu” (président, Calais).

Choix du territoire et justification identitaire

22 La diversité des ancrages territoriaux associatifs montre qu’une vision homogène et réductrice du quartier, entretenue par les médias, les politiques et les scientifiques14, s’effrite au profit d’une vision plus complexe de la réalité où persistent des formes d’étiquetage et de discrimination. Dès lors, pour rendre compte de cette complexité, nous proposons de mettre en lumière quatre idéaux types15 des ancrages territoriaux associatifs sous l’angle de l’étiquetage et des discriminations vécues.

23 L’ancrage territorial hérité se réfère, tout d’abord, à une histoire locale et à une pluralité de traditions, notamment lorsque le quartier était encore un faubourg. L’identité du club par rapport à son quartier est ici stabilisée autour d’une image fusionnelle entre le territoire et l’organisation sportive en raison de l’ancienneté de l’association. L’image du club sera ainsi dépendante de celle du quartier, et les discriminations seront perçues comme intemporelles : les discriminations d’hier et d’aujourd’hui constituent celles de demain.

24 Des clubs de football font également le choix opportuniste de s’implanter dans les quartiers populaires afin d’étendre leurs activités associatives et d’élargir leur base de recrutement. Le territoire stigmatisé se transforme en un réservoir d’adhérents potentiels et devient une zone de migration où se joue l’appropriation d’équipements sportifs proches des habitations. L’étiquetage ne frappe pas l’association dans son ensemble, mais des sous-groupes (sections) composés de résidents des quartiers. Des débats internes peuvent apparaître quant à la légitimité d’accueillir de nouveaux

Hommes & migrations, 1285 | 2010 113

membres, notamment lorsque ces derniers n’intègrent pas les équipes prestigieuses du club.

25 D’autre part, depuis les années quatre-vingt et les premières émeutes urbaines, des clubs de football se sont créés dans le but d’avoir une action éducative auprès d’une jeunesse révoltée16. L’ancrage militant se limite au périmètre d’un quartier dans de nombreux cas, mais peut aussi s’étendre sur différents quartiers de la ville. Le collectif cherchera à produire une image et un discours basés sur la créativité de la jeunesse, la citoyenneté et l’égalité des chances. L’étiquetage et les formes de discrimination feront écho à la vie politique locale : ils se justifieront par l’absence du politique ou par l’instrumentalisation qui est faite de la population des quartiers.

26 Enfin, on peut parler d’ancrage imposé, notamment lorsque des clubs de football sont transférés périodiquement (le temps d’une saison sportive) ou durablement sur un équipement du quartier. Les collectifs vont investir le quartier pour pérenniser le projet associatif, mais justifieront leur implantation sur un autre espace de la ville. Les discours internes produits insisteront sur l’absence de liens avec le quartier, notamment lors des rencontres de championnat.

27 Dès lors, la diversité des appartenances au quartier génère un mode de perception des discriminations subies et intériorisées. Repli, révolte ou mise à distance se combinent alors pour faire face à l’étiquetage territorial discriminant.

Conclusion

28 L’analyse des discours des acteurs intervenant dans le champ footballistique des quartiers populaires montre diverses formes de discrimination. Des faits objectifs et subjectifs sont durablement inscrits dans les rapports que les clubs entretiennent avec leur environnement sportif, institutionnel et politique. Un étiquetage différencié au territoire semble fixer l’identité de l’association et de ses membres et induit pour ces derniers un choix entre un système de référence localiste ou universaliste, territorial ou sportif. Si des associations réussissent à faire une synthèse, notamment à travers le développement d’innovations socio-éducatives17, la plupart vont choisir la fusion avec le référentiel “quartier” ou, inversement, vont le rejeter. L’ancrage territorial de l’association oscillera alors entre diverses formes d’attachement, qui n’échapperont pas à l’étiquetage territorial.

29 La référence au discours des acteurs permet d’expliciter la discrimination vécue dans les clubs de football des ZUS en France : celle-ci est d’abord d’ordre territorial, à la source d’un dilemme identitaire. Cependant, le discours politiquement correct invoquant constamment l’appartenance au quartier peut masquer des préjugés raciaux ou ethniques plus difficiles à déceler.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 114

BIBLIOGRAPHIE

Attali Michaël (dir.), Le Sport et ses valeurs, Paris, La Dispute/Snédit, 2004.

Bayeux Patrick, Le Sport et les Collectivités territoriales, Paris, PUF, 2006.

Badie Bertrand, La Fin des territoires. Essai sur le désordre international et l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 1995.

Beaud Stéphane, Weber Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.

Becker Howard-Saul, Outsiders. Essai de sociologie de la déviance (1963), Paris, Métailié, 1985.

Boltanski Luc, Chiapello Ève, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

Dubet François, La Galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987.

Elias Norbert, Scotson John Lloyd, The Established and the Outsiders. A Sociological Enquiry into Community Problems, London, Frank Cass & Co, 1965.

Gasparini William, “Stratégies des organisations sportives locales et de leurs dirigeants”, actes du colloque “Sport, relations sociales et action collective” des 14 et 15 octobre 1993 à Bordeaux, MSHA, 1995.

Gasparini William, Vieille-Marchiset Gilles, Le Sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, PUF, 2008.

Gastaut Yvan (dir.), dossier “Pratiques sportives et relations interculturelles”, Migrations Société, vol. 19, n° 110, 2007.

Girard-Hainz Brigitte, Rêves de ville. Récits d’une vie associative de quartier, Paris, L’Harmattan, coll. “Logiques sociales”, 2005.

Goffman Erving, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Éd. de Minuit, 1975.

Lapeyronnie Didier, Ghetto urbain, Paris, Robert Laffont, 2008.

Mucchielli Alex, Les Méthodes qualitatives, Paris, PUF, 1991.

Musso Pierre (dir.), Le Territoire aménagé par les réseaux, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002.

Schnapper Dominique, La Compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 1999.

Tissot Sylvie, L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil, 2007.

Vieille-Marchiset Gilles, Coignet Benjamin (dir.), Accompagner des innovations socio-éducatives dans les clubs sportifs dans les zones urbaines sensibles, rapport intermédiaire de recherce à la Délégation interministérielle à la ville et à l’Agence nationale pour l’éducation par le sport, septembre 2009.

Vieille-Marchiset Gilles, “Le sport face aux révoltes urbaines dans les banlieues françaises : impuissance de l’Étatet émergence de sociabilités autorégulées”, Les Annales de la recherche urbaine, n° 105, mars 2010.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 115

NOTES

1. Cette recherche s’inscrit dans une étude menée en partenariat avec la Direction interministérielle à la ville et l’Agence pour l’éducation par le sport (24 associations sportives analysées dans 12 zones urbaines sensibles au niveau de 6 régions françaises). 2. Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003. 3. Norbert Elias, John Lloyd Scotson, The Established and the Outsiders. A Sociological Enquiry into Community Problems, London, Frank Cass & Co, 1965. 4. Howard Saul Becker, Outsiders. Essai de sociologie de la déviance (1963), Paris, Métailié, 1985 ? ; Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Éd. de Minuit, 1975. 5. William Gasparini, Gilles Vieille-Marchiset, Le Sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, PUF, 2008. 6. Patrick Bayeux, Le Sport et les Collectivités territoriales, Paris, PUF, 2006. 7. Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain, Paris, Robert Laffont, 2008. 8. William Gasparini, “Stratégies des organisations sportives locales et de leurs dirigeants”, actes du colloque “Sport, relations sociales et action collective” des 14 et 15 octobre 1993 à Bordeaux, MSHA, 1995. 9. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 10. Bertrand Badie, La Fin des territoires. Essai sur le désordre international et l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 1995. 11. Pierre Musso (dir.), Le Territoire aménagé par les réseaux, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002. 12. Michaël Attali (dir.), Le Sport et ses valeurs, Paris, La Dispute/Snédit, 2004. 13. Brigitte Girard-Hainz, Rêves de ville. Récits d’une vie associative de quartier, Paris, L’Harmattan, coll. “Logiques sociales”, 2005, p. ?18. 14. Sylvie Tissot, L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil, 2007. 15. Dominique Schnapper, La Compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 1999. 16. François Dubet, La Galère ? : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987 ? ; Gilles Vieille-Marchiset, “Le sport face aux révoltes urbaines dans les banlieues françaises ? : impuissance de l’État et émergence de sociabilités autorégulées”, Les Annales de la recherche urbaine, n° ?105, mars 2010. 17. Gilles Vieille-Marchiset et Benjamin Coignet (dir.), Accompagner des innovations socioéducatives dans les clubs sportifs dans les zones urbaines sensibles, rapport intermédiaire de recherche à la Délégation interministérielle à la ville et à l’Agence nationale pour l’éducation par le sport, septembre 2009.

RÉSUMÉS

Les clubs de football en banlieue sont porteurs de préjugés relevant du racisme, du machisme, générateurs de violence. Pour assurer sa place dans un quartier, l’association sportive est en négociation permanente avec l’identité du territoire sur lequel elle propose ses pratiques. Dans les clubs situés en zones urbaines sensibles (ZUS), la pratique du foot cristallise ainsi des situations de violence, de discrimination vécues ou intériorisées. Les clubs offrent ainsi une caisse de résonance inédite à l’étude sociologique des fantasmes et des a priori qui marquent les quartiers populaires et leurs habitants.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 116

AUTEURS

BENJAMIN COIGNET Doctorant en sciences du sport, Laboratoire de sociologie et d’anthropologie, université de Franche-Comté

GILLES VIEILLE-MARCHISET Maître de conférences, HDR, Laboratoire de sociologie et d’anthropologie, université de Franche- Comté

Hommes & migrations, 1285 | 2010 117

Des terrains aux tribunes : sortir le racisme Entretien réalisé par Marie Poinsot avec Carine Bloch

Marie Poinsot et Carine Bloch

Hommes & Migrations : Vous avez travaillé sur les questions de violence et de discrimination liées au sport ? Carine Bloch : De 1993 à 2003, j’ai d’abord travaillé dans le secteur du sport. J’ai débuté ma carrière au service des sports de la mairie de Strasbourg (de 1993 à 1997). J’ai remarqué à cette occasion beaucoup de problèmes dans le domaine du sport, mais j’ai constaté également que le sport pouvait être un outil de prévention et de sensibilisation. La Licra ne travaillait pas sur le sport à l’époque. En mai 1998, juste avant la Coupe du monde, j’ai proposé au comité directeur de la Licra de s’engager sur ces questions, avec un double objectif : utiliser, d’une part, le sport comme outil de prévention et, d’autre part, lutter contre les dérives qu’il y avait dans le sport même, et notamment dans le football.

H&M : Quel était, en 1998, votre diagnostic concernant les actes de racisme, les violences et les incivilités ? C. B. : Malheureusement, le même qu’aujourd’hui. Il y a de l’activisme politique dans des tribunes de football professionnel. Il y a aussi des problèmes de racisme dans le sport amateur, en particulier dans le football. Ce racisme existe dans la société, mais il est exacerbé autour des terrains. Enfin, on remarque des dérives extrémistes, et notamment les pratiques de sectes et d’intégristes qui viennent recruter par le sport dans les quartiers. La Licra s’intéresse à tous ces problèmes, et aussi au fait qu’il n’y ait pas dans les pôles décisionnels la même diversité que celle que l’on trouve sur les terrains. En revanche, il faut toujours rappeler que le sport est exemplaire à l’égard de l’égalité des chances, en termes d’accès à la pratique sportive. Au niveau de la pratique loisir, de la pratique de haut niveau ou de la formation, on a une véritable égalité des chances : on départage les sportifs par rapport à leur talent et à leur travail, sans

Hommes & migrations, 1285 | 2010 118

tenir compte de leur origine sociale ou de leur couleur de peau. Il y a un bémol tout de même, au niveau du genre : lorsque l’on compare la place des femmes à celle des hommes, on n’est plus dans un rapport d’égalité.

H&M : Une femme a-t-elle moins de chance de faire carrière dans le sport ? Rencontre-t-elle plus de difficultés dans son parcours ? C. B. : Déjà, il faut dire qu’une fille, on doit aller “la chercher”. À l’adolescence, les jeunes filles sont moins demandeuses. À l’opposé, il y a une forte demande des garçons, à laquelle il est difficile de répondre. Certains freins cultuels et culturels face à la pratique féminine du sport interviennent également. Enfin, le sport féminin de haut niveau n’étant pas très valorisé, cela entraîne moins de vocations, que chez les garçons. Si on ne met pas en place de politique volontariste par rapport aux filles, elles pratiquent moins. C’est dommage car le sport est un véritable facteur d’émancipation. Le vivier est moins important, donc les résultats des filles sont moins bons par rapport à ceux des garçons. On a un manque de valorisation du sport et par conséquent des jeunes filles qui le pratiquent. C’est le serpent qui se mord la queue. Il est aussi important de faire comprendre aux garçons que le sport est également fait pour les filles. Enfin, tant que l’on n’aura pas des femmes nombreuses dans les pôles décisionnels (au niveau des dirigeants, arbitres, entraîneurs, etc.), on n’aura personne pour se focaliser sur cette question.

H&M : En 1998, lorsque vous avez commencé votre travail à la Licra, comment était identifié le problème du racisme et des discriminations dans les médias ? C. B. : Le racisme dans le football ne s’est pas arrêté en 1998. Je dirais même que la Coupe du monde et le discours tenu sur l’équipe “Black Blanc Beur” nous a desservis et a compliqué la tâche dans nos relations avec les instances dirigeantes du football. On voulait surfer sur cette image positive, sans vouloir voir les dérives. Du coup, la question du racisme dans le football professionnel et amateur est restée un sujet tabou, et ce jusqu’en 2004 au moins.

H&M : La question du racisme dans le football s’est pourtant posée au Royaume-Uni bien avant cette période… C. B. : Oui, mais là le problème n’était pas lié uniquement au racisme, mais plus largement à la violence autour du sport. De plus, en France on se disait que c’était un problème britannique. À cette époque, on voulait donner une image très positive du football, le racisme était tabou et beaucoup de portes se fermaient devant nous. Si, par exemple, on venait voir une instance dirigeante, on nous renvoyait vers les services de la communication, comme on l’aurait fait avec une association de santé publique ou sociale, sans lien avec le sport. Or, nous ne voulions pas de cela, nous voulions parler avec des personnes chargées de la sécurité et de l’éducation.

H&M : Dans le domaine de la recherche, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de chercheurs qui travaillent sur la question et mettent en avant le recrutement permanent de joueurs d’origine étrangère et le ratio très conséquent dans le football français. Est-ce que, à l’époque, vous vous êtes appuyés sur ces travaux ? C. B. : Si la Licra s’est lancée dans des études, ce n’est pas parce qu’elle avait l’habitude de le faire, mais parce qu’on nous disait qu’on amplifiait le phénomène et

Hommes & migrations, 1285 | 2010 119

qu’il n’y avait pas de travaux fiables là-dessus. On avait une large production sur la violence dans le football, mais rien sur les questions de racisme. Nous avons donc mené des enquêtes. Nous avons notamment interrogé les communes. Nous avons également commandé un sondage Ipsos, ainsi qu’une étude à l’INSEP sur les problèmes de diversité dans les pôles décisionnels. Or, pour dénoncer les problèmes de racisme, il n’y avait pas d’autre voie. Les premières enquêtes ont permis de parler du problème. Pour le football professionnel, des événements majeurs en 2004-2008 ont conduit les médias à insister sur ce que nous dénoncions depuis un moment.

H&M : Sur les supporters, il y a peu d’études disponibles. On dénonce le problème sans l’analyser vraiment. Qu’est-ce qui a été mis en avant pour expliquer ces actes de racisme ? C. B. : En 2009, on a fait un sondage Ipsos avec l’Union des clubs professionnels de football (UCPF) qui est intéressant par rapport à la perception que les Français ont du racisme dans le football professionnel. Aujourd’hui, ils pensent qu’il y en a davantage, mais cela est dû à la médiatisation : je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui plus d’actes de racisme dans les clubs, mais leur médiatisation a beaucoup changé, donc leur perception. C’est vrai qu’on parle d’une minorité de personnes concernées, et c’est le cas, mais il ne s’agit pas d’un épiphénomène de violence : quand on va sonder des personnes intéressées par le football en leur demandant si elles ont déjà commis de ces actes de racisme, 10 % répondent positivement.

H&M : Quels sont les différents actes racistes rencontrés ? C. B. : En France, notamment, on n’a presque plus dans les stades de symboles clairs, tels que des croix gammées. Par contre, il y a des codes. Nous avons d’ailleurs réalisé un guide qui les recense, comme, par exemple, le “88” pour “Heil Hitler” ou des choses de ce type. On a des cris de singe, des bras tendus. La répression étant désormais très importante dans les stades, il y a beaucoup plus d’actes commis autour du stade, ce qui est inquiétant. Vous pouvez donc voir des personnes de couleur se faire poursuivre ou même des ratonnades. Les agressions commises en dehors du stade sont plus graves.

H&M : Le football serait-il une sorte de défouloir ? C. B. : Le football, ce n’est pas la guerre. Mais il y a une minorité de supporters qui pose problème. Cela est d’autant plus énervant qu’on n’arrive pas à le régler de manière systématique. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que dans le football professionnel il y a des groupes organisés qui font de l’activisme politique. Il y a des militants qui viennent faire du recrutement puisqu’ils ont constaté que le sport, tout comme la musique, donnent lieu à des rassemblements qui peuvent être des réservoirs de jeunes malléables. Ils se servent de cette caisse de résonance pour faire de l’activisme politique, et c’est très organisé autour de réseaux nationaux et internationaux. Dans le football amateur, le phénomène n’est pas aussi organisé, mais est plus la traduction exacerbée du racisme ordinaire. Nous sommes les premiers à dire que le sport peut être un outil de mixité sociale, transgénérationnel, doté de nombreux atouts positifs, mais, pour que cela sait vraiment le cas, il faut que tous les moyens soient mis en place pour limiter les forces perturbatrices, les aspects négatifs.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 120

H&M : Par rapport à ces problèmes, qu’est-ce que la Licra a pu développer comme actions de prévention ou de lutte ? C. B. : Par rapport aux problèmes du football professionnel, il faut agir sur le volet répressif, puisque nous avons affaire à des délinquants organisés. Pour ce qui est de la prévention, on essaye de travailler sur l’esprit critique des jeunes, pour qu’ils ne se laissent pas recruter ; on les sensibilise sur les problèmes qu’ils peuvent rencontrer et sur le fait qu’il est mieux de rejoindre certains groupes de supporters plutôt que d’autres. Concrètement, sur la partie répressive, on a fait en sorte que le problème du racisme ne soit plus un tabou, que ce soit médiatisé afin que l’on se mobilise pour ensuite le réprimer. Il a fallu demander un arsenal législatif ; une série de lois a été votée à ce niveau-là. Par exemple, en 2000, la Licra a demandé une modification dans la loi sur le sport pour que les associations antiracistes puissent se constituer partie civile dans certains cas, parce que les instances sportives ne le faisaient pas. Nous avons aussi travaillé, par exemple, sur la loi visant la dissolution non seulement d’associations, mais aussi de groupements de faits, car la plupart des groupes de supporteurs ne veulent pas se constituer en associations justement pour ne pas être mis en cause. Nous avions été entendus par le ministre de l’Intérieur. Sur le plan pénal, nous avons obtenu au niveau international et national qu’il y ait un barème particulier pour les actes racistes, qu’ils soient isolés des actes de violence et reconnus à part entière, avec des sanctions individuelles pour les auteurs. Nous avons obtenu aussi que la responsabilité du club soit mise en cause, non seulement avec des sanctions financières – qui ne marchent pas –, mais aussi éventuellement avec des retraits de points, des exclusions de compétition, si le club en question ne met pas tout en œuvre pour empêcher une partie de ses supporters de commettre de tels actes.

H&M : Est-ce que vous êtes suivis par l’ensemble du réseau associatif mobilisé contre le racisme ou est-ce qu’il y a un débat au sein de ce milieu ? C. B. : Nous travaillons plus avec d’autres associations spécialisées dans le milieu du sport. On travaille notamment avec des associations qui luttent contre l’homophobie, le trafic de jeunes footballeurs sur les questions d’immigration, d’autres encore qui travaillent sur l’éducation par le sport. Nous travaillons en réseau avec des associations spécialisées dans ce domaine à la fois dans le milieu français et dans le milieu international. Étant donné que nos “ennemis” travaillent au niveau international, il est important que nous puissions en faire de même. Nous faisons ainsi partie du bureau de FARE, Football Against Racism in Europe.

H&M : Ce réseau est-il soutenu par l’Union européenne ? C. B. : Il est soutenu surtout par l’UEFA. Il y aussi des financements de la Commission européenne sous forme d’un appel à projets.

H&M : Est-ce qu’on peut établir un panorama européen, avec des pays qui seraient très performants en la matière et pourraient donc servir d’exemple ? C. B. : Il y a le modèle britannique, dont on parle beaucoup, mais le problème dans ce cas est qu’il y a moins de racisme dans les stades dans la mesure où les personnes issues des milieux populaires sont moins nombreuses à y venir. Le prix des places a tellement augmenté qu’une sélection s’est opérée par le niveau de revenu, ce qui fait que la composition sociologique dans les stades n’est plus la même. Or, il faut comprendre que, dans la plupart des pays, la situation du football n’est pas forcément comparable. En France, il n’y a pas le même engouement pour le football : Lens,

Hommes & migrations, 1285 | 2010 121

Marseille et Saint-Étienne sont des exceptions. À Londres, il y a six clubs professionnels, tandis qu’à Paris on imagine mal un deuxième club professionnel. Ce n’est pas le cas en Europe : à Barcelone et Madrid il y a deux clubs par ville, même chose à Munich, Rome ou Milan. Si vous prenez les pays du sud de l’Europe, comme l’Espagne ou l’Italie, ou les pays de l’Est, les problèmes qu’on y rencontre sont sans commune mesure avec ceux qu’on trouve en France. Ils y sont beaucoup plus graves, il y a beaucoup plus de racisme et de violence. De même, il y a de gros problèmes de nationalisme en l’Europe de l’Est, ce qui est très inquiétant par rapport à l’Euro qui va se tenir en 2012 en Pologne et en Ukraine.

H&M : Est-ce que cela reflète un état de la société nationale ? C. B. : Oui. En Italie, par exemple, on n’arrive pas à accepter Mario Balotelli, qui est un joueur italien noir, âgé de dix-neuf ans, de l’Inter de Milan. Une grande partie de la population italienne ne le veut pas dans l’équipe nationale, ce qui va à l’encontre des intérêts de l’équipe. Ils préfèrent ne pas avoir un Noir et il subit fréquemment des propos racistes.

H&M : Pouvez-vous évoquer le phénomène du recrutement des jeunes joueurs étrangers, et notamment africains ? Quelles sont vos actions dans ce domaine ? Peut-on parler de trafic, avec parfois des destins tragiques pour ces jeunes ? C. B. : Notre but est de faire sortir les questions taboues, mais nous ne sommes pas une association spécialisée dans les questions de droit d’asile ou autre. Nous travaillons donc avec d’autres organismes spécialisés dans ce domaine. On a réussi à faire émerger la question et on aimerait maintenant travailler sur le volet prévention, en Afrique, afin de sensibiliser les équipes et les jeunes par rapport à ces phénomènes, mais on n’arrive même pas à avoir de chiffres précis de la part des associations.

H&M : Êtes-vous plutôt alertés sur des situations personnelles ? C. B. : Nous sommes alertés, mais, lorsque nous demandons à ces associations des dossiers ou des informations, nous avons de plus en plus de mal à en avoir, donc c’est quelque chose de très compliqué à quantifier. Néanmoins, il est très important de pouvoir travailler sur les pays d’origine.

H&M : L’idée n’est pas de limiter des transferts de compétences venant de l’étranger, qui ont toujours existé et qui font la vitalité du football en France, mais de mieux organiser ce phénomène, d’assurer les droits de ces jeunes. C. B. : Oui, le problème est que les jeunes amenés sur le territoire sont engagés avec des contrats sans véritable valeur juridique. Lorsqu’ils se blessent ou que leur niveau baisse, ces mineurs se retrouvent sans contrat, sans logement, sans papiers. C’est là un problème qui relève du respect des droits de l’homme. Si le jeune en question est protégé, son transfert ne pose pas de problème en soi, mais il doit être réalisé dans les règles de l’art. Parfois, on compare cette pratique à celle des jeunes Français recrutés par les clubs anglais. Or, cela n’est pas du tout la même chose à mon avis. Dans ce cas, le public est suffisamment alerté, nous ne sommes pas du tout confrontés aux mêmes problèmes de droits de l’homme que ceux induits par ces migrations Sud-Nord.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 122

RÉSUMÉS

En marge des rencontres ou dans les tribunes, les actes racistes, les violences et les discriminations se multiplient. Les stades sont le lieu choisi par certains groupes de supporters pour développer leur activisme politique. Face à eux, la Licra met en œuvre des partenariats avec les instances dirigeantes du football. L’objectif est de développer des actions tant sur le plan préventif que sur le plan répressif, afin de défendre les victimes et de faire passer un message : dans le sport, l’intolérance doit rester hors-jeu.

AUTEURS

MARIE POINSOT Rédactrice en chef

CARINE BLOCH Vice-présidente de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), responsable de la commission sport.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 123

Chroniques

Hommes & migrations, 1285 | 2010 124

Chroniques

Collections

Hommes & migrations, 1285 | 2010 125

Quand les parcours de vie de footballeurs entrent au musée L’itinéraire de Jean-Marc Adjovi-Boco en quatre objets

Fabrice Grognet

Le temps du football amateur

1 “Je suis né en 1963 à Cotonou, au Bénin. Mon père était béninois et ma mère était métisse hispano-béninoise. Je suis donc un vrai ‘quarteron’. On est venu en France en 1965, en bateau. Le dernier port que l’on a quitté était au Sénégal, à Dakar. Cela a une grande importance pour moi, car le Sénégal est aussi le premier pays que j’ai visité quand je suis retourné sur le continent africain.”

2 Jean-Marc grandit dans la région parisienne. D’abord du côté de Saint-Denis, puis à Orry-la-Ville, dans l’Oise : “J’ai grandi là avec mes six sœurs et mon frère. On était la seule famille ‘noire’. Toute la famille était sportive et on faisait tous de l’athlétisme, mes sœurs étant même des championnes. Sans l’athlétisme, nul doute que notre intégration aurait été plus compliquée... Mais le club d’athlétisme reposait sur la famille, alors ça aide.

3 À l’époque, le football n’était qu’un jeu auquel je jouais après l’école, avec les copains, comme tous les petits garçons. Et puis pour mon père, qui était ingénieur, la priorité allait aussi d’abord aux études. À ce moment, le football ne pouvait pas être un métier. C’était juste un jeu.”

4 Après une année en lycée, à Creil, Jean-Marc passe le concours pour entrer dans l’École technique d’Air France où sont formés les techniciens de la compagnie : “J’ai fait trois ans à l’École technique, où j’étais spécialisé dans les instruments de bord. J’étais passionné d’électronique. Pendant cette période, le football était encore un loisir. Lors de ma dernière année à Air France, j’ai décidé de tenter l’aventure avec la section ‘amateurs’ du Paris Saint-Germain. J’ai joué une année là-bas, mais l’objectif était mes études”.

5 Après son service militaire, Jean-Marc reprend son emploi à Air France : “Je faisais les 3/8 et, en parallèle, je jouais à Creil, en quatrième division, pour le plaisir. On est monté de quatrième en troisième division. On a failli monter en deuxième division mais c’est

Hommes & migrations, 1285 | 2010 126

Amiens qui est monté. Le club d’Amiens m’a alors proposé de devenir semi- professionnel. Et cela a été le début…”

6 Jean-Marc pose une disponibilité auprès d’Air France. Il joue une première saison à Amiens, puis part à Rouen, toujours en deuxième division, avant de rejoindre le club de Tours. Ses performances lui permettant d’envisager sérieusement une carrière professionnelle, il quitte son emploi à Air France et signe au Racing Club de Lens pour ses “six plus belles années de footballeur professionnel”.

La rencontre avec les “gens du Nord” et le retour vers les origines africaines

7 Adopté par les supporters, le défenseur aux dread locks devient rapidement une icône du Stade Bollaert. Au cours des matchs, les supporters des Sang et Or arborent une perruque à l’image de la chevelure “rasta” de leur défenseur et une chanson – Rasta lensois – lui est même dédiée : “J’ai vécu des moments exceptionnels avec les supporters de Lens. Je crois que cela vient d’une attitude. À partir du moment où il y a quelques qualités de sportif et que l’on a une attitude d’ouverture, les choses se passent bien. Je n’ai jamais connu de problème d’acceptation. Après, c’est l’homme qui est derrière le joueur qui est apprécié ou pas, pas forcément parce qu’il est noir.

8 Le racisme existe au sein du football, il ne faut pas se le cacher. Mais j’ai surtout été témoin de tentatives de déstabilisation de l’adversaire. On utilise une couleur de peau et l’on appuie là où ça fait mal, mais dans 80 % des cas, il s’agit plus de provocations que d’un véritable racisme. Au Royaume-Uni, un comportement ou des propos racistes sont vivement condamnés. Là-bas, le racisme est vraiment inacceptable, beaucoup plus qu’en France.”

9 “Mascotte” du club, Jean-Marc lie également de profondes amitiés avec ses coéquipiers. Et au cours de discussions avec Babacar M’Baye, à Amiens, avec Bernard Lama, Roger Boli, Jules Bocandé ou François Oman-Biyik, ses coéquipiers au RC Lens, Jean-Marc renoue avec ses racines africaines : “On parlait toujours de l’Afrique. Ils m’ont fait revivre, ressentir, toutes ces odeurs, toutes ces musiques, cette culture africaine. Avec Babacar M’Baye, après l’entraînement, on partait chez lui, et c’était l’Afrique au cœur d’Amiens. Cela a été ce qui a un peu réveillé en moi tous ces souvenirs de l’Afrique. J’ai retrouvé mes racines, tout simplement. Et en 1992, avec Roger Boli je suis parti en vacances au Sénégal. Cela a été un déclic. Chaque année, je suis reparti en vacances en Afrique. Je ne voyais pas la suite de ma vie sans faire quelque chose pour ce continent. Pas forcément pour le Bénin, mais pour le continent.”

10 Ce “retour aux sources”, ainsi que l’établissement d’un régime démocratique au Bénin, l’incite à prendre la nationalité béninoise alors qu’il achève sa carrière de joueur au club d’Hibernian, à Édimbourg. Jean-Marc Adjovi-Boco devient ainsi le capitaine de l’équipe nationale des “Écureuils du Bénin”.

Après la carrière, l’engagement

11 Dès cette période, Jean-Marc commence à penser à “l’après-carrière”. À travers ses discussions avec Bernard Lama, Pap Diouf ou encore Saër Seck, il envisage de rester dans le monde du football, avec l’envie conjuguée de “faire quelque chose” pour les jeunes et pour l’Afrique. Sans le savoir véritablement, c’est le projet “Diambars” qui commence à se dessiner : “Peu à peu, les choses se sont mises en place. Je suis revenu en

Hommes & migrations, 1285 | 2010 127

France en 1999 et j’ai repris des études à l’École supérieure de commerce de Lille. À partir de ce moment, j’ai consacré mon temps à la mise en place du projet qui est aussi devenu le sujet de mon mémoire de fin d’études en 2001. Le projet associe le sport et les études, car je ne pouvais concevoir de former des jeunes sans inscrire cette partie éducative. Mais pour construire pour l’avenir, il faut aussi fédérer les joueurs africains, au-delà de l’idée convenue de la ‘solidarité africaine’. Il faut se dire que nous ne sommes pas seulement des joueurs qui tapont dans le ballon. On a la chance – quand on arrive à un certain niveau – de représenter quelque chose pour pas mal de gens. Le foot à un réel pouvoir et ce pouvoir, il faut l’utiliser à bon escient. Quand on voit le poids du foot sur le continent africain et que l’on sait que l’éducation pourrait être un moyen de développement, l’équation et vite faite.”

12 Mais, comme le souligne le tee-shirt représentant le “pavé du nord”, posé comme pierre fondatrice à l’Institut “Diambars” de Saly en mai 2003, ce projet scelle aussi les liens entre Jean-Marc et le Nord-Pas de Calais, partenaire du projet : “J’ai toujours eu pour habitude de comparer l’équipe de foot à la société. Et dans cette comparaison, je trouve que le Racing Club de Lens est une terre d’accueil – à l’image de la région Nord-Pas de Calais – une vraie terre de travail, des valeurs de solidarité. Pour moi, ce sont toutes ces valeurs que j’ai essayé de transposer dans le projet ‘Diambars’. Les racines de ce projet sont dans le Nord-Pas de Calais, même si le baobab [logo du projet] pousse sur le continent africain, les racines sont là- bas, les valeurs sont là-bas. Et ce sont des valeurs que mon père m’a inculquées et que j’ai retrouvées dans le Nord-Pas de Calais. On en a souvent parlé avec Bernard [Lama] : ce projet ne pouvait pas naître en dehors du Nord-Pas de Calais.”

Construire sa personnalité au-delà des identités supposées exclusives

13 À l’image de l’exposition, le parcours de Jean-Marc Adjovi-Boco invite donc à penser les “identités” en termes de “construction continue” et non comme des entités figées et immuables, voire exclusives : “Je pouvais prendre la nationalité béninoise à 18 ans. Mais la nationalité n’a jamais été un problème pour moi. Je suis né au Dahomey, une ancienne colonie française et j’ai donc la nationalité française. Certains se posent la question de savoir s’ils sont blancs ou noirs, alors que je me suis toujours dit que j’avais eu la chance d’être l’un et l’autre. Pour moi, cela a toujours été une richesse et surtout pas un handicap. Mon père – qui était toujours un peu en révolte – nous avait dit : ‘Si vous voulez réussir, il faudra faire plus que les autres, parce que vous êtes noirs’. Ce n’est pas normal, mais c’est un fait. J’ai été élevé avec cette approche, mais aussi avec celle de ma mère, qui était assistante sociale, basée sur l’écoute des autres et la compréhension.

14 Ce que je trouve dommage, c’est pourquoi nous demander, quand on a la chance d’avoir des origines diverses, de choisir ? On se construit, on est une somme de rencontres. Aujourd’hui, quand je parle de l’Écosse, j’en suis fou de ce pays. De son passé, de son histoire aussi. J’ai construit ma vie, ma personnalité au travers de la chance que j’ai eue de naître au Bénin, avec tout cet apport culturel que mon père m’a inculqué. J’ai eu la chance de vivre en France, en Écosse, avec toutes mes rencontres. Dans tous les clubs où je suis passé, le plus important a toujours été les rencontres. À Édimbourg, j’allais dans les clubs de supporters. Pas pour me montrer, mais pour apprendre l’histoire du club. Cela a été la même chose à Lens. En Écosse, cela a été une relation, avec les supporters, presque aussi forte qu’à Lens. Je pense que pour donner tout ce que l’on a, en tant que footballeur, il faut savoir avec qui on est, avec qui on travaille, l’histoire du club, de la ville, de la région. Il est dommage de passer à Lens sans connaître son

Hommes & migrations, 1285 | 2010 128

passé. Quand on le connaît, on est vraiment dans un rapport – avec le club, avec les supporters – différent. Quand on porte des couleurs, ce n’est pas anodin. On joue pour le maillot.”

NOTES

1. Du 26 mai au 17 octobre 2010 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. 2. Voir à ce propos : Christian Bromberger, “Football, l’exaltation des identités, l’expression d’une vision du monde”, L’Ena hors les murs, n° 401, mai 2010, pp. 30-32.

RÉSUMÉS

La préparation de l’exposition “Allez la France ! Football et immigration : histoires croisées1” a été l’occasion de rencontrer plusieurs personnalités du football afin de constituer une collection inédite d’objets et d’archives autour du rapport social liant football et immigration. À bien des égards, cette exposition fait en effet la part belle aux acteurs mêmes de cette histoire, à leurs “parcours de vie”, cherchant, au-delà des performances sportives, les logiques personnelles et les questionnements identitaires que ne manque pas d’engendrer la pratique du football, propice à l’exaltation – voire à l’exacerbation – des identités2. Parmi ces figures marquantes du sport français, Jean-Marc Adjovi-Boco, ancien joueur franco-béninois et actuel président cofondateur de l’association “Diambars”, a accepté de revenir sur son parcours et de prêter, le temps de l’exposition, quelques objets “témoins” retraçant sa carrière de joueur et son itinéraire d’homme.

AUTEUR

FABRICE GROGNET Ethnologue, chargé de mission au Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration, CNHI

Hommes & migrations, 1285 | 2010 129

Chroniques

Repérages

Hommes & migrations, 1285 | 2010 130

Voyage au bout de la mer : les boat people en France

Martine Gayral-Taminh

1 Avant 1975, peu de Vietnamiens quittaient leur pays pour des raisons économiques et de façon définitive. L’émigration des Vietnamiens en France était essentiellement le fait d’étudiants qui rentraient au pays à la fin de leurs études. Après le départ des Français en 1956, l’aggravation de la guerre a contraint des étudiants, plus souvent originaires du Sud, à prolonger leur séjour et à s’établir en France. Le changement politique radical du “Vietnam du Sud”, qui accompagne la fin de la guerre du Vietnam (avril 1975) et l’unification du pays sous l’autorité du Nord communiste (officiellement acquise le 2 juillet 1976), provoque une vague d’émigration vers la France et différents pays d’Europe ou d’Amérique du Nord et vers l’Australie.

2 De façon proprement tragique, ce n’est ni à l’ancestral ennemi chinois, ni au colonisateur français, ni aux désastres de la surpuissante armée américaine, mais au frère du Nord que le Sud doit de connaître le pire exode de son histoire, un exil en France de plus de 100 000 personnes, phénomène unique dans toute l’histoire du Vietnam1. L’installation du nouveau pouvoir politique ne rencontre pas au Sud de réelle opposition et se fait sans véritable violence. Confrontés à de graves difficultés, notamment économiques(2), les dirigeants laissent d’abord filer à l’étranger ceux qui le désirent.

3 Il s’agit le plus souvent d’immigration familiale. Toute une parentèle, fratrie et surtout parents âgés, fuyant le nouveau régime, rejoint la fraction de la famille émigrée avant elle. Avec l’ouverture politique du pays dans les années quatre-vingt-dix, certains, parmi les rares qui ont conservé là-bas des parents et leur maison familiale, retournent définitivement au pays. “Ils aimeraient mourir là-bas”. D’autres s’essaient à pratiquer pour un temps l’aller-retour. Beaucoup vieillissent auprès de leurs enfants et petits- enfants français. Les plus nombreux sont morts aujourd’hui. Tous sont restés inconnus des services sociaux et de la société française.

4 Puis, débordés au tournant des années quatre-vingt par la contestation sociale et par les demandes d’autorisation de quitter le pays qui affluent comme autant de désaveux,

Hommes & migrations, 1285 | 2010 131

le pouvoir répond par la fermeture des frontières et la répression policière. Une sorte de folie collective s’empare alors de franges entières de la population qui se jettent à la mer, prêtes à tout pour fuir. Suivant une stratégie.

5 Des motivations économiques et familiales

6 Le récit de vie de trois de ces immigrés vietnamiens venus en France au milieu des années soixante-dix, un homme et deux femmes, ne prétend pas rendre compte de la diversité des situations. Au travers de ce que leur parole nous apprend de leurs trajectoires d’immigration, des circonstances et des motifs de leur venue, des parcours de leur installation, de leur histoire en France, se dessine un modèle d’immigration.

7 Madame Li appartient à la première vague d’immigration. Tout juste 60 ans aujourd’hui, après avoir partagé son enfance entre Phnom Penh et Saigon, son mariage unit deux familles de commerçants sino-vietnamiens. Alarmé par des difficultés professionnelles, mais aussi par le climat général de guerre larvée, le couple anticipe l’avenir et gagne sans peine la France en 1973, accompagné de leur jeune enfant. Madame Li avait 24 ans. “Je suis venue par mes propres moyens, j’ai acheté le passeport, le billet d’avion.” Prenant appui sur le réseau familial en place, trois frères de son mari venus poursuivre des études en France et installés depuis lors, elle ouvrira à son tour la porte de l’immigration à ses sœurs dont elle se portera caution. Elle est ainsi partie prenante d’une stratégie familiale d’immigration qui réussit, demeurant en cela fidèle au modèle asiatique sino-vietnamien, aux valeurs confucéennes de la famille et du travail.

8 La communauté familiale unit ses forces pour mettre en valeur un restaurant. “On n’avait pas de maison, on mangeait au restaurant, on dormait au restaurant”. Deux ans plus tard, le couple monte sa propre affaire. Face à des débuts difficiles, leur travail acharné laisse peu de place aux enfants et aux considérations de santé. Le succès vient enfin avec la nouvelle clientèle des boat people. “On travaillait, on ne demandait pas de sous. Je n’aime pas les gens qui demandent des sous.” On trouve là non seulement l’expression d’une fierté d’un travail bien fait et reconnu comme tel, mais aussi la revendication d’une autonomie qui ne doit rien à personne, qui ignore l’aide sociale. Ces immigrés asiatiques qui participent ainsi fortement à l’économie locale, à la création d’emplois, même si c’est sur le mode de l’entre-soi et qui paient des impôts, par cette forme de citoyenneté concourent à la représentation positive de l’immigré vietnamien.

9 Déployée au bénéfice de trois enfants, la réussite économique du couple est aussi celle du projet parental, celle de l’ascension sociale par les études et l’activité professionnelle. Le fils aîné, âgé de 21 ans, effectue aujourd’hui “un stage à la banque au Japon” et le plus jeune poursuit des études à Paris, tous les deux dans le cadre d’écoles de commerce.

10 L’inscription sociale de Madame Li par le travail ne se double cependant d’aucune inscription relationnelle : “Je n’ai pas d’amis, ni français, ni… J’ai des clients, des relations.” En revanche, l’attitude d’un mari entreprenant et généreux qui finance, ici, en France, des associations vietnamiennes préoccupées de développement pour le Vietnam, donne lieu à une reconnaissance sociale de la part de la communauté vietnamienne locale. L’inscription sociale de Madame Li se fait en France par des voies transgénérationnelles et d’alliance familiale. Limitée jusqu’alors dans sa pratique à des intérêts commerciaux, elle ne parle que médiocrement le français. Sa fille ayant épousé un Français, elle souhaite l’améliorer, car ses deux petites filles sont françaises.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 132

11 Madame Li n’a plus de liens avec le pays de son enfance où elle ne se rend qu’à des fins purement touristiques. Reste la France, où, au fil de sa vie, se sont développées ses véritables racines : “Je n’ai que des souvenirs en France […] et j’aime la France”. Ignorant toute forme de revendication identitaire, elle n’a cependant rien cédé des fondamentaux de la culture traditionnelle qu’elle a transmise à ses enfants, reproduisant ainsi le modèle reçu de ses propres parents : “La valeur du travail et le respect des ancêtres.”

12 Chinoise vietnamienne par la morale traditionnelle qui l’anime, elle est définitivement française par son vécu : “En France j’ai connu le malheur, le bonheur. Mes enfants, mes petits-enfants sont en France. Maintenant j’ai la maison, j’ai l’argent, tout s’est fait avec la France. C’est ma vie la France.” L’alliance se dit ici sans réserve.

Les boat people à la recherche d’une vie meilleure

13 Chaque famille du Sud peut faire état d’un boat people. La recherche d’un meilleur niveau de vie, l’aspiration à la liberté et à l’instruction pour les enfants sont déterminants dans la décision de partir. Le voyage conduit les plus nombreux dans les camps gérés par le HCR avant d’être accueillis par un pays occidental. Face aux difficultés rencontrées dans la gestion de camps surpeuplés, les pays frontaliers mettent en place, à la fin des années quatre-vingt, des mesures de restriction de l’accueil. De telles mesures s’accompagnent d’un ralentissement du flux, mais c’est avec le développement économique et l’ouverture politique du Vietnam que le mouvement s’éteint de lui-même.

14 Lam témoigne pour tous ceux dont la tentative de départ a échoué. Né dans une riche famille de commerçant, devenu professeur de philosophie, il est victime de la discrimination politique exercée à l’encontre des intellectuels. “En 1975, tous les professeurs ont été mis dehors, sauf les professeurs de maths.” Il survit un temps de petits boulots : “On vendait du café, des pelles, on faisait un peu de tout.” Mais la disqualification sociale, la restriction des libertés ainsi que le manque de perspectives familiales vont avoir raison de lui et le poussent à contrecœur à quitter le Vietnam. “Les enfants sont la vraie raison du départ. Il fallait qu’ils puissent étudier.”

15 Mesurant le danger de l’entreprise – “sur deux millions de partis, seulement la moitié est arrivée” –, la famille se scinde. Âgé alors de 37 ans, marié et père de trois enfants, attendu en France par une de ses sœurs, Lam tente sa chance avec les deux aînés. Seuls les enfants réussissent. Lui paie son échec de 10 mois de rétention dans les prisons vietnamiennes. La famille ne se reconstitue en France que neuf ans plus tard. “Nous sommes venus ensemble, ma femme et ma fille, en 1990 comme réfugiées politiques”. L’installation s’effectue alors sur le modèle de tous les demandeurs d’asile : accueil en CADA, aide à la recherche d’un emploi et d’un logement indépendant, aide alimentaire et pécule de soutien, etc. Toute la famille obtient sans délai la nationalité française.

16 Lam témoigne d’efforts certains pour gagner son autonomie. “J’ai fait un peu de bricolage, j’ai donné des cours de guitare. [...] J’ai commencé par travailler dans un restaurant, mais après un an il a déposé le bilan. Puis j’ai travaillé à la chaîne dans une entreprise fabriquant des machines à couper l’herbe, un travail temporaire”. Efforts partagés par sa femme : “Elle a travaillé deux ans dans une école primaire, là-bas elle était sage-femme.” Dans l’impossibilité de trouver un travail stable et suffisamment rémunéré, le couple se lance au bout de

Hommes & migrations, 1285 | 2010 133

deux ans dans un commerce de restaurant-traiteur sur le modèle de nombreux compatriotes. Mais le succès se fait attendre.

Du déclassement professionnel au déracinement

17 Lam n’en fait pas moins que les autres, mais il ne s’en sort pas. Tombé dès son arrivée dans l’aide sociale, il la sollicite pour tout : des papiers d’abord, puis des vêtements, des denrées alimentaires. “Une assistante sociale m’a cherché une maison”. Il ne se départira jamais du statut d’assisté et s’en réclame encore aujourd’hui pour sauver son entreprise de la faillite. Une telle situation, en contradiction avec la revendication d’autonomie que nourrissent la plupart de ses compatriotes, le coupe de ses pairs, faisant de lui un homme isolé, privé de vie sociale. La non-équivalence des diplômes vietnamiens est directement responsable du déclassement professionnel de Lam. Sachant le discrédit dont souffre le travail manuel dans la tradition vietnamienne qui classe au premier rang les lettrés, au second les paysans et artisans, au dernier les commerçants(3) ; sachant aussi le rang que se flattait d’avoir atteint Lam, fils d’un riche commerçant, nanti par la suite de diplômes et exerçant une profession d’intellectuel, on imagine sans peine le sentiment de disqualification qui est aujourd’hui le sien. Et quand l’ouverture d’un commerce ethnique assure pour d’autres l’autonomie et l’insertion économique de la famille, semblable démarche constitue pour lui un nouvel échec. La situation financière et le statut social de Lam ne sont aujourd’hui guère supérieurs à ceux qu’il connaissait au Vietnam avant son départ. “En venant ici, ma femme et moi, nous sommes devenus des zéros.” Pourtant, fidèle à la tradition vietnamienne qui privilégie la réussite scolaire des enfants, il a en cela rempli son contrat parental. Ses trois enfants ont réussi leurs études et exercent des professions intellectuelles. Lam trouve là quelques raisons de réconfort. Tous les siens se sont engagés dans l’occidentalisation. Chacun des enfants a fondé une famille. L’aînée est mariée avec un Vietnamien. Les deux autres ont épousé un ou une Français(e) et ont chacun un enfant. Aucun d’eux n’envisage de quitter la France. “Seul mon fils est venu avec moi là-bas mais il n’aime pas. […] Ma femme non plus ne veut plus retourner là-bas”.

18 Voué à un mal-être permanent, âgé de 64 ans aujourd’hui et à la retraite depuis peu, Lam n’aspire plus qu’à rentrer chez lui, au Vietnam, et à retrouver sa maison familiale. “J’ai une villa là-bas, je vis toujours avec mes souvenirs, je pense que je vais retourner dans deux ou trois ans au Vietnam”, seul s’il le faut, “tout le monde est enchanté d’être français. […] Moi, je ne suis français que par les papiers, mais pas dans la tête”.

Reconquérir la liberté d’entreprendre

19 Dans le même contexte historique, la conduite du projet d’immigration de Em est tout autre. Comme son mari, elle appartient à la classe populaire des petits commerçants du delta du Mékong. Sa décision résulte des difficultés rencontrées dans son travail suite à l’interdiction d’exercer toutes formes de commerce, en l’occurrence pour elle celui du poisson. En 1979, à 28 ans, Em ouvre avec son mari la voie de l’immigration familiale, confiant sa petite fille aux soins de sa belle-mère. Une séparation de six ans. Em ne fait pas mystère sur les conditions du départ et du voyage qui conduit le couple dans un camp de réfugiés en Malaisie où il attend 12 mois la décision française de l’accueillir4. Le moment venu, le HCR organise son départ vers la France où Em rejoint son oncle, un

Hommes & migrations, 1285 | 2010 134

ancien combattant. Avec le statut de réfugié, le couple s’inscrit dans une installation définitive. “J’avais la carte de réfugié, maintenant je suis française.”

20 D’emblée, le couple manifeste des réserves vis-à-vis de l’assistance auquel leur donne droit leur statut. En quête d’autonomie – ils remboursent leur voyage en avion – le couple souhaite limiter au minimum le temps de l’assistance. “Après trois mois dans le foyer pour apprendre un petit peu de français, et préparer les papiers, j’ai demandé un travail intérim et j’ai commencé dans les usines X”.

21 Em enchaîne en effet les travaux d’ouvrière postée, les horaires en 3x8, etc. “Toutes les choses que je pouvais faire.” Au même moment, son mari travaille tour à tour comme manutentionnaire dans une entreprise, puis comme ouvrier dans un atelier de couture, avant d’être licencié pour raisons économiques. Peinant à obtenir un emploi salarié durable, le couple ouvre un petit restaurant de 28 couverts, empruntant ici sa démarche au modèle vietnamien des “familles confrontées à des difficultés d’intégration professionnelle […] qui ouvrent des restaurants de taille réduite, avec une organisation de type familial et un fonctionnement artisanal5”. L’acquisition du restaurant se fait au prix de beaucoup de travail, de quinze ans de bonne gestion de vie et d’économie. Sa vente toute récente, puis la location des murs assurent la retraite du couple dans le cadre d’une vie simple et indépendante. “Nous, Asiatiques, on ne demande pas beaucoup de choses”. Une réflexion qui témoigne de l’engagement bouddhiste du couple. La vie sociale de Em se partage ici entre des relations françaises dans le cadre d’activités sportives et des relations avec ses compatriotes dans le cadre d’activités religieuses (bouddhistes) et associatives tournées vers le Vietnam. Et, à la faveur de fréquents séjours au Vietnam, elle entretient des liens de solidarité ordinaires avec ses frères et sœurs restés sur place.

22 Le projet d’immigration tel que le réalise Em demeure fidèle au modèle de la tradition vietnamienne qui valorise la réalisation individuelle par le travail et le rôle social d’une éducation parentale centrée sur l’instruction. À ce titre, Em a privilégié la réussite scolaire, pilier majeur de la promotion sociale de la famille confucéenne, d’autant que ni elle ni son mari n’ont suivi une scolarité qualifiante. Sa fille unique vit aux États-Unis avec “un Chinois de Taïwan. Elle a fini ses études et trouvé du travail dans le commerce international”. L’ascenseur social par les études a bien fonctionné, lui ouvrant les voies de l’intégration au modèle sociétal occidental qui dépasse en l’occurrence les frontières françaises. Il a, ce faisant, fonctionné pour la famille entière.

23 C’est dans le respect de telles valeurs que Em a accompli une ascension sociale et acquis la reconnaissance de sa communauté d’origine, au Vietnam aussi bien qu’ici. Statut et reconnaissance sociale paraissent en l’occurrence bien supérieurs à ceux qu’elle aurait pu attendre en dehors de l’immigration.

Une immigration qui fait souche

24 Ces trois récits décrivent tous une immigration familiale qui déplace plusieurs générations et s’appuie sur le réseau familial et ethnique en place. Ils soulignent le rôle déterminant que jouent les motivations et l’engagement déployés au service d’un projet dont le véritable enjeu est l’intégration dans le pays d’accueil. Pour aucun d’eux, plus généralement pour la plupart des boat people, quelles que soient les conditions dramatiques du départ, le motif ne répond pas aux critères définis par la Convention de

Hommes & migrations, 1285 | 2010 135

Genève. Deux des récits arguent de raisons strictement économiques et le dernier invoque le regroupement familial.

25 Pourtant, Lam et Em se présentent comme des demandeurs d’asile et obtiennent le statut de réfugié, un statut d’exception qui ouvre à des droits singuliers6. Tous trois obtiennent la nationalité française à la demande et sans délai7. Un tel privilège dans le traitement pose la question des raisons d’un tel engagement de la part de l’État français à leur égard. Il pose aussi la question du bénéfice pour ces immigrés définitifs. En d’autres termes, un tel privilège constitue-t-il un avantage initial pour la réussite ultérieure du projet d’immigration ? Est-il susceptible, hors toutes considérations d’ordre sociologique ou politique, de favoriser l’accès à titre individuel à un “autre” modèle de société ainsi qu’à des valeurs culturelles pour certaines “partagées”, pour d’autres antinomiques ? En d’autres termes de faciliter le processus d’intégration ?

26 Sur le rôle de la motivation et de l’engagement dans le projet de migration, les parcours des commerçantes Madame Li et Em sont exemplaires. En dépit de conditions de départ bien différentes(8), toutes deux partagent la même détermination dans la réalisation d’un projet d’installation définitive. La réalisation d’un tel projet se déroule en deux temps, sur deux générations. L’enjeu à court terme est la réussite professionnelle des parents. Celle-ci, chez Madame Li, prend appui sur le réseau familial ; chez Em, sur les aides offertes aux réfugiés. Pour toutes deux, il s’agit là d’une étape obligée, mais de courte durée, limitée à l’accès au travail, à des conditions économiques qui assurent l’autonomie et permettent d’engager l’ascension sociale, en même temps que l’exercice d’un métier et la construction d’une famille, une famille aux “normes” traditionnelles s’entend. Il incombe à la seconde génération de franchir la seconde étape, par là d’assurer la promotion sociale de chacun des membres de la famille et celle de la famille tout entière. Initiée par une scolarité exemplaire (exigée telle par les parents), poursuivie par des études supérieures (ici demeurées inaccessibles aux parents) donnant accès à des professions intellectuelles, cette seconde étape constitue l’étape ultime du projet d’immigration. Un tel défi est à la portée de Madame Li et de Em. Reste sa mise en œuvre qui ne soulève aucune hésitation de leur part, quel que soit le prix à payer. Et c’est dans le succès de l’entreprise familiale, toujours conformément aux normes traditionnelles d’inspiration confucéenne, que l’immigration prend tout son sens, que gratification et fierté sont au rendez-vous.

27 On observe dans le cas de Lam une situation, certes plus complexe, mais comparable par certains points. Le sens pour lui d’une migration reportée de dix ans demeure incertain. Nanti de diplômes non reconnus en France, il demeure dans l’incapacité d’acquérir son autonomie et reste condamné à vie à l’aide sociale, par là disqualifié aux yeux de ses pairs. Absents au Vietnam, les dispositifs institutionnels de l’assistance sont inconnus des Vietnamiens. Le recours à de telles pratiques sont inconciliables avec le code de bonne conduite confucéen où travail et études constituent le socle de la construction personnelle et de la promotion sociale. En dépit du malaise que la plupart des Vietnamiens expriment dans leur rapport à l’aide sociale, cette aide a accompagné l’installation de certains mais est restée temporaire. Les assistantes sociales se plaisent à dire qu’il n’existe pas ou peu de Vietnamiens dans leurs dossiers9.

28 Lam vit le drame de celui qui, faute de réussite dans son travail, doit renoncer à tout espoir d’ascension économique, et plus encore à la promotion sociale, seule susceptible de mettre fin à la disqualification personnelle, familiale et sociale qui est la sienne et celle de sa famille tout entière, depuis la perte de son poste d’enseignant au Vietnam.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 136

Sa trajectoire d’immigration ne trouve sens qu’à la faveur de deux médiations, l’une matérielle, l’autre intellectuelle, assurées toutes deux par la génération des enfants. C’est en effet par l’intermédiaire de ses propres enfants, à travers leurs études, puis à travers leur réussite professionnelle, marquée par l’accès à des professions intellectuelles, à travers enfin les mariages et naissances que Lam renoue en quelque façon avec la richesse, résultat du travail, signe de la dignité. Il renoue aussi avec le savoir savant, indice de la supériorité intellectuelle et morale dans la hiérarchie confucéenne, il retrouve enfin la voie du succès et de la promotion sociale familiale. Une voie en tout point conforme à la doctrine. En cela, Lam, bon père, sauve la face.

29 Des exigences de la morale confucéenne aux nécessités de l’intégration

30 On voit combien, pour les vertus qu’elle prône, la culture confucéenne est convoquée pour son rôle dans l’intégration des Vietnamiens. “La morale confucéenne apparaît bien vivace dans leur esprit et se révèle une des clés de leur intégration10.” Un tel partage de mêmes valeurs et de pratiques ne doit pas être confondu avec un fait communautariste. Si tous partagent les codes de cette morale qui marque leur mental et guide leurs comportements personnels et sociaux, il ne faut pas s’y tromper, les Vietnamiens sont avant tout individualistes, peu enclins à aucune sorte de collectifs. En cela, ils demeurent fidèles aux leçons du bouddhisme, autre référence culturelle d’importance.

31 Spontanément, les Vietnamiens ne se regroupent pas territorialement, sauf pour des raisons de commerce. “Ils ne vivent pas repliés sur leur communauté. Ils sont disséminés et intégrés dans le tissu social français11”. Et s’ils font volontiers appel aux réseaux communautaires, ces derniers jouent le rôle de facilitateur pour l’insertion professionnelle et pour l’installation des personnes et des familles.

32 Par ailleurs, les Vietnamiens ignorent tout ce qui concerne les revendications identitaires : “nhâp gia tuy tuc”, “quand tu entres dans une maison, suis ses coutumes”. On touche là à une nouvelle clé de l’intégration des Vietnamiens : pragmatisme et syncrétisme, deux qualités dont les origines plongent aussi loin que l’on remonte dans l’histoire du peuple vietnamien, depuis ses relations avec la Chine, et plus récemment à l’œuvre pendant la colonie française. D’après Le Huu Khoa, “selon la conjoncture, l’immigré vietnamien doit résoudre le conflit entre les identités d’origine et celles acquises au contact de la société d’accueil [...] selon une stratégie spécifique qui relève du pragmatisme 12”. Tout au long de l’histoire de sa construction, le Vietnam s’est enrichi de l’Autre, à son profit, entremêlant tour à tour doctrines religieuses et philosophiques asiatiques et philosophie européenne des Lumières.

33 La première génération de cette immigration des années 1975-1985 fait le plus souvent preuve d’une bonne insertion dans le tissu économique et professionnel en continuant d’emprunter aux conseils de maître Khong Tu. Un processus d’intégration qui s’ancre dans la culture d’origine ; une sphère privée où langue et cuisine vietnamienne sont la règle et où, dans chaque maison, l’autel des ancêtres témoigne de la fidélité au culte. Autant de signes d’un fort attachement à la culture d’origine. Et si intégration rime avec perte de la culture d’origine, alors, certainement non, les Vietnamiens considérés dans cette étude ne sont pas intégrés. Pourtant, c’est à travers la voie offerte à leurs enfants que cette génération participe à l’intégration “totale”, voire l’acculturation progressive de cette nouvelle lignée d’immigrés vietnamiens. C’est ce vers quoi s’acheminent les générations suivantes, notamment à la faveur de mariages mixtes, bien acceptés13. Un tel processus d’intégration-acculturation est la réponse paradoxale qu’apportent ces immigrés restés fidèles à leur culture vietnamienne. “La morale

Hommes & migrations, 1285 | 2010 137

confucéenne apparaît bien vivace dans leur esprit et se révèle une des clés de leur intégration. [...] ‘Dans un ballon on s’arrondit, dans un tube on s’étire’, ‘o bau thi tron, o ong thi dai’14”.

BIBLIOGRAPHIE

Fourgeau Catherine, “L’insertion en France des communautés asiatiques”, Migrations Études, n° 80, avril-mai, 1998, pp. 1-13.

Gayral-Taminh Martine, “Une immigration invisible, gage d’intégration ? Récits de vie d’étudiants vietnamiens émigrés en France dans les années 1955-1970”, Ethnologie française, XXXIX (4), 2009, pp. 721-732.

Raullin Anne, L’ethnique est quotidien, Paris, L’Harmattan, coll. “Connaissance des hommes”, 2000.

Bergeret Pascale, Paysans, État et Marchés au Vietnam. Deux ans de coopération agricole dans le bassin du Fleuve Rouge, Paris, Karthala. coll. “Hommes et Sociétés : Sciences économiques et politiques”, 2002

Le Huu Khoa, “L’immigration asiatique : espaces communautaires et stratégies d’ascension professionnelle”, Migrations Études, n° 56, mars-avril 1195, pp. 1-12.

Le Huu Khoa, “Femmes asiatiques en France. Places familiales, placements professionnels et déplacements sociaux”, Migrations Études, n° 134, mars 2006, pp. 1-12.

Simon-Barouh Ida, “Les Vietnamiens en France”, in Hommes et Migrations, Hors-Dossier, n° 1219, 1999, pp. 69-89.

Morillon Anne, “Les réfugiés politiques face à la naturalisation”, Hommes et Migrations, n° 1234, 2001, pp. 50-57.

Schnapper Dominique, Qu’est-ce que l’intégration ?, Paris, Gallimard, coll. Folio Actuel, 2007.

Rafaï Kadija, Mantovani Jean, Duchier Jenny, Gayral-Taminh Martine, Le vieillissement des migrants. Situation en Midi-Pyrénées, rapport ORSMIP, octobre 2007.

Le Huu Khoa, L’immigration confucéenne en France. On s’exile toujours avec ses ancêtres, Paris, l’Harmattan, 1996.

Vidal Mai Lan, “L’immigration à la vietnamienne”, Esprit, mai 1997, pp. 171-178.

NOTES

1. Entre 1975 et 1989, 122?093 Vietnamiens auraient été accueillis en France au titre officiel de “réfugiés”. D’après un responsable de l’Ofpra, ils seraient aussi nombreux sur la période à s’être introduits en France selon d’autres procédures 2. Ils ont à faire face à des situations de famine résultant des destructions de la guerre, de l’arrêt de l’aide soviétique, de la gestion catastrophique des ressources sur le modèle collectiviste soviétique et de la faible collaboration des gens du Sud, grenier à riz du pays.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 138

3. Simon-Barouh Ida, “Les Vietnamiens en France”, in Hommes et Migrations, Hors-Dossier, n° 1219, 1999, pp. 69-89. 4. Tempêtes, attaques, vols et viols par des pirates et des policiers thaïlandais. Dans un bateau surpeuplé, sans moteur et à la dérive, ils doivent leur salut à des pêcheurs de Thaïlande qui les remorquent à proximité de l’île du camp qu’ils rejoignent à la nage pour échapper à la police malaise chargée de les refouler à la mer. 5. Le Huu Khoa, “L’immigration asiatique : espaces communautaires et stratégies d’ascension professionnelle”, op. cit. 6. Les étrangers reconnus “réfugiés” bénéficient de plein droit d’une carte de résident de 10 ans, renouvelable automatiquement, qui vaut double titre, de séjour et de travail. Elle permet au titulaire de circuler librement sur le territoire français et d’exercer un travail, et donne droit à la protection sociale, prestations sociales et familiales, au même titre qu’un Français. À leur arrivée en France, les réfugiés bénéficient d’un accueil en CADA(Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) ou en CPH (Centre provisoire d’hébergement) dont la mission, outre le logement, est de préparer les personnes par un suivi personnalisé à leur installation et leur insertion sociale et professionnelle en France : informations et aides aux démarches administratives, aide à l’accès à un logement indépendant, à l’emploi et à la formation …). Un suivi en santé physique et psychique leur est assuré. Ils sont affiliés de droit à la CMU. Les réfugiés doivent renoncer à retourner dans leur pays d’origine. Ils peuvent demander à acquérir la nationalité française. http://www.forumrefugies.org/fr/content/view/full/1909 7. Morillon Anne, “Les réfugiés politiques face à la naturalisation”, Hommes et Migrations, n° 1234, 2001, pp. 50-57. 8. La première anticipe les difficultés locales et son intégration professionnelle est facilitée par la présence dans le pays d’accueil de ressources économiques et humaines (familiales) ; la seconde immigre dans des conditions dramatiques, et son intégration professionnelle est rendue difficile par l’absence de qualification professionnelle, les problèmes linguistiques et le manque de relais familial. 9. Rafaï Kadija, Mantovani Jean, Duchier Jenny, Gayral-Taminh Martine, Le vieillissement des migrants. Situation en Midi-Pyrénées, rapport ORSMIP, octobre 2007. 10. Vidal Mai Lan, “L’immigration à la vietnamienne”, Esprit, mai?1997, pp. 171-178. 11. Vidal Mai Lan, “L’immigration à la vietnamienne”, op. cit. 12. Le Huu Khoa, L’immigration confucéenne en France. On s’exile toujours avec ses ancêtres, Paris, l’Harmattan, 1996. 13. “Les migrants de la première génération gardent les valeurs et coutumes de leur pays d’origine, [...] alors que dès la seconde génération l’assimilation se fait”. En l’absence d’apports démographiques dans la durée du pays d’origine, “la seconde génération ne peut que s’assimiler”, Fourgeau Catherine, “L’insertion en France des communautés asiatiques”, op. cit. 14. Vidal Mai Lan, “L’immigration à la vietnamienne”, op. cit.

RÉSUMÉS

Dès la fin des années soixante-dix, plusieurs centaines de milliers de Vietnamiens décident de fuir leur pays où le régime communiste mène une politique de nationalisation des entreprises et de collectivisation des terres. Pour échapper à cette pression économique et au manque de

Hommes & migrations, 1285 | 2010 139

liberté, certains tentent de reconstruire leur vie en France. Ce faisant, ces travailleurs tenaces et indépendants cherchent moins un refuge qu’un lieu où accomplir leur quête de réussite sociale. Parfois au prix d’une rupture avec leur pays d’origine.

AUTEUR

MARTINE GAYRAL-TAMINH Anthropologue, INSERM

Hommes & migrations, 1285 | 2010 140

Chroniques

Mémoires

Hommes & migrations, 1285 | 2010 141

Saïd Bouziri et Mohamed “Mokhtar” Bachiri Deux figures de l’immigration aux parcours contrasté

Mogniss H. Abdallah

1 La disparition soudaine de Saïd Bouziri, le 23 juin 2009, a abasourdi ceux qui l’ont connu. Figure incontournable de l’histoire de l’immigration, il était aussi un personnage respecté du milieu associatif, tant au niveau local à Barbès que sur le plan national. Nombreux ont donc été les gens venus lui rendre hommage salle Saint-Bruno, là même où, trente-sept ans auparavant, il avait défrayé la chronique en menant avec sa femme Fawzia une grève de la faim contre une mesure d’expulsion du territoire prise à leur encontre.

2 À la levée du corps, parmi les amis, compagnons de route, personnalités politiques ou représentants de la société civile, on a remarqué la présence de Mohamed Bachiri, dit “Mokhtar”. Beaucoup avaient perdu de vue ce tribun tumultueux qui forma avec Saïd un tandem contrasté lors des grandes luttes du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dans les années soixante-dix. L’un tissait des réseaux tout en montant les dossiers juridiques et en gérant l’intendance, l’autre galvanisait les foules par sa parole crue lors des A. G., puis au micro de Radio Soleil Goutte d’Or. Mais courant des années quatre-vingt, l’un et l’autre ont emprunté des voies différentes et, depuis la brusque fin de “sa” radio en 1987, Mokhtar était retourné travailler à l’usine comme tôlier intérimaire en France ou ailleurs en Europe.

3 Depuis, il était devenu injoignable. Les ponts semblaient définitivement rompus. Et son mutisme laissa planer comme un angoissant non-dit collectif. Aussi, de par sa seule présence pour saluer une dernière fois Saïd, il a provoqué parmi l’assistance un soulagement réparateur, signifiant par là même qu’au-delà des conflits passés, les uns et les autres pouvaient se reparler dans le respect mutuel. À cette occasion, il a pu reprendre langue avec son compatriote Driss El Yazami, un des plus proches collaborateurs de Saïd Bouziri au sein de l’association Génériques. Mais Mokhtar était malade, et c’est avec une grande tristesse que ses amis retrouvés ont appris sa disparition le 3 février 2010.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 142

4 À travers l’émotion suscitée par l’évocation de Saïd Bouziri et Mokhtar Mohamed Bachiri, tout un pan de l’histoire commune remonte à la surface, fait de parcours singuliers et d’expériences croisées.

Le coordinateur et le tribun

5 Né à en 1947, Saïd Bouziri est l’aîné des enfants d’une famille de commerçants réputés. Il arrive en France en 1966 et poursuit à Lyon des études d’économie, avant de s’installer à Paris où il exercera toute sa vie professionnelle comme comptable, pour l’essentiel à l’Unédic. Après la guerre israélo-arabe de juin 1967 et Mai 68, il s’engage pour la cause palestinienne et s’intéresse à la condition sociale des travailleurs immigrés. Il côtoie les cercles universitaires marxistes-léninistes arabes et français, se rapprochera de la “Gauche prolétarienne” (GP) sans forcément en partager toutes les idées ou pratiques. Il s’attache ainsi davantage à la situation de non-droit des immigrés dans les quartiers et au racisme qui en découle. Saïd Bouziri et son frère Hamza iront souvent, à la porte des usines, au contact des ouvriers parfois méfiants vis-à-vis des militants extérieurs. C’était le cas de Mohamed Bachiri qui, déjà débordé par les conditions de travail à Chausson Gennevilliers ou à Renault Flins et par les premières bagarres dans les foyers Sonacotra, se montra d’abord réticent face aux sollicitations des frères Bouziri, qui pressentaient en lui “le plus grand tribun chez nous qui déplaçait les foules”1. Ils devront user de beaucoup de persuasion pour le convaincre de devenir le porte-parole des Comités Palestine puis du MTA.

6 Mokhtar, né en 1947 à Sidi Boubker près d’Oujda (Maroc), est l’aîné dans une famille dont le père militant nationaliste et syndicaliste travaillait dans les mines de Zellidja, découvertes par l’architecte alsacien Jean Welter. Mokhtar se fera virer de la mine pour avoir rossé un policier. Jeune et rebelle au chômage, il ne quitte alors plus le poste de radio de son père. Sa formation politique, il la fera d’abord à l’écoute de la Voix des Arabes du Caire, et des radios qui couvrent Mai 68 en France. Son assiduité radiophonique et la culture orale traditionnelle qui lui est transmise développent ses capacités de mémorisation et son sens de la formule qui galvanise. Puis il est recruté à Casablanca en 1969 pour aller bosser à Chausson où “ça commence à travailler dans la tête ; je vais à l’usine, le travail est dur, les chefs gueulent, les cadences me rendent fou, la paye est mauvaise. Je reviens chez moi, le gérant gueule, j’ai pas le temps de faire la cuisine… Alors à peine le contrat fini – un contrat de six mois – on quitte tous Chausson. On dit qu’on va aller autre part.” Au contact des maos, il se dit que “pour résister… il fallait s’organiser”2.

7 Entre 1971 et 1973, les mobilisations immigrées vont se bousculer : meurtre raciste du jeune Djillali Ben Ali, quadrillage policier de Barbès, entrée en vigueur des circulaires Marcellin-Fontanet, mesure d’expulsion à l’encontre de Saïd et Fawzia Bouziri, mort de Mohamed Diab au commissariat de Versailles, grèves de la faim des sans-papiers pour la carte de travail et la régularisation… Sur tous ces sujets, Saïd Bouziri et Mokhtar se révéleront de redoutables agitateurs. Il s’agissait aussi de “bombarder l’opinion publique et les moyens d’information”3. Or, selon l’administration, les étrangers sont alors tenus à la neutralité politique, et c’est pour avoir enfreint cette règle que les Bouziri ont été menacés d’expulsion. Dans le même temps, des divergences de vues sur la question palestinienne renforcent l’idée de la nécessaire autonomie du MTA naissant, tant sur le plan de l’organisation politique que de l’action culturelle. Pas question pour autant de repli communautaire, ni de distendre les liens étroits tissés avec les milieux chrétiens

Hommes & migrations, 1285 | 2010 143

ou syndicaux et les intellectuels. Ces derniers, parmi lesquels Claude Mauriac, Jean-Paul Sartre et Michel Foucault, participent au Comité de défense de la vie et des droits des travailleurs immigrés (CDVDTI ), constitué dans le prolongement de la campagne “victorieuse” pour les Bouziri. Saïd contribue ainsi au lancement du quotidien Libération, s’investit pour les droits des chômeurs et fréquente des leaders médiatiques qui deviendront plus tard des décideurs, de gauche ou de droite, arpentant les allées du pouvoir.

8 Mokhtar fonde pour sa part avec Geneviève Clancy et Philippe Tancelin du CDVDTI la troupe Al Assifa, qui présentera pour la première fois son “journal théâtral” intitulé “Ça travaille, ça travaille et ça ferme sa gueule” dans l’usine Lip occupée (été 1973). Cette troupe, qui se produira aussi au festival d’Avignon, connaîtra de multiples déclinaisons, y compris une version en cassette audio, “Radio Assifa”, coréalisée en 1975 avec Hamza Bouziri. Elle participera à différentes éditions du Festival du théâtre populaire des travailleurs immigrés entre 1975 et 1982. Enfin, Mokhtar donnera volontiers un coup de main à La Kahina, Week-end à Nanterre ou Mohamed Travolta, des groupes montés par les nouvelles générations héritières de l’immigration4.

Crise du militantisme et enjeux mémoriels

9 Cependant, une crise récurrente couve au MTA. Saïd Bouziri critique “l’opportunisme militant” et “l’esprit de bande” qui vit en “vase clos”5. Plus tard, il reconnaîtra avoir beaucoup fonctionné sur le mode de “l’évitement”, pour ne pas engendrer une organisation autoritaire et ne pas alimenter les zizanies interpersonnelles. En même temps, “avec le recul, je peux dire qu’on n’avait aucune idée de nos objectifs”6.

10 Il se recentre sur Barbès, autour de l’Association socioculturelle de la Goutte d’Or, siège du journal Sans Frontière en 1979, et d’où émettra Radio Soleil en 1981. Mokhtar, virtuose au micro, anime l’antenne et gagne un vaste auditoire immigré et populaire aux ressources insoupçonnées. Mais il se montre réservé vis-à-vis du journal et son équipe composée en partie d’anciens du MTA. D’après lui, Sans Frontière dégénère en instrument de négociation avec les pouvoirs publics et se compromet avec la nouvelle politique officielle de “la fin des immigrés”7. Ressurgit alors en Mokhtar son aversion épidermique pour la politique politicienne. Les relations s’enveniment au point de voir deux Radios Soleil concurrentes, l’une à la Goutte d’or, l’autre à Ménilmontant. Saïd Bouziri estime lui, qu’avec le droit d’association et d’expression désormais acquis, il faut continuer le “grignotage” pour obtenir plus. Fin négociateur ayant le souci du long terme, il intègre les comités d’administration du FAS et de la Fonda, fort de l’idée qu’il faut désormais investir les institutions et les associations généralistes afin d’établir un partenariat actif avec elles. Il se méfie en effet de la logique du “deuxième collège” qui confierait aux associations un rôle subalterne ou supplétif. Aussi se hisse-t-il à la direction de la Ligue des droits de l’homme, où il tente de mener de pair luttes locales ou spécifiques et luttes générales. Jusqu’à la fin de sa vie, il impulsera ainsi au nom de la LDH la campagne “Votation citoyenne” en faveur du droit de vote des résidents étrangers, et le collectif national Associations en danger. Néanmoins, malgré un parti pris institutionnel de plus en plus affirmé, il gardera une réelle affection pour l’expression spontanée du militantisme d’antan, nourrissant le secret espoir qu’elle réémerge sous des formes renouvelées. Comment expliquer autrement sa participation

Hommes & migrations, 1285 | 2010 144

discrète mais assidue à une kyrielle de petites associations et sa présence aux côtés des nouveaux sans-papiers chinois ou autres ?

11 Mokhtar, lui, malgré ses désillusions et son retrait de la scène publique, semblait presque apaisé suite à ses voyages sans encombre au Maroc à partir de 1986. Selon ses proches, il avait aussi renoué avec la fraternité ouvrière auprès de ses amis et collègues de travail. Enfin, à Zellidja, il aidait ses copains d’enfance à monter des micro-projets et partageait son savoir-faire original en tôlerie. À sa manière, il poursuivait ainsi, autrement, le combat du MTA pour redonner de l’importance aux gens ordinaires, dont l’histoire mérite d’être racontée au même titre que celle des militants. Malheureusement, au terme d’une vie tourmentée, ses archives ont été dispersées8. Par anticipation, Saïd Bouziri avait, dès 1990, déposé une partie de ses archives propres à la BDIC de Nanterre. Et, avec Génériques, il a encouragé les autres à faire de même, en soulignant bien que les dépôts publics n’entraînaient pas une dépossession mémorielle. À condition sans doute que la réappropriation des histoires de vie par les acteurs eux- mêmes et leur inscription dans la mémoire collective soient partagées comme un enjeu majeur. Les parcours de Saïd Bouziri et de Mokhtar Mohamed Bachiri invitent à ce partage, et nous incitent à la poursuite d’une réflexion encore parcellaire et inachevée sur l’évolution de l’engagement personnel dans des contextes en constante mutation.

NOTES

1. Saïd Bouziri, in Migrance n° 25, 1er trimestre 2005. 2. Cf. entretien avec Michèle Manceaux in Les Maosen France, Paris, Gallimard, 1972. 3. In APL informations n° 59, 8 octobre 1972. Voir aussi Jean Benoît, E comme Esclaves, Paris, éd. Alain Moreau, 1980. 4. Sur l’histoire d’Al Assifa, voir Geneviève Clancy et Philippe Tancelin in Les Tiers idées, Paris, éd. Hachette 1976. 5. Crise ouverte dans le MTA à Paris, juillet 1976, document ronéotypé. 6. Cf. Migrance, op. cit. ; et Saïd Bouziri par lui-même : www.dailymotion.com/Agence_Im-media. 7. Le dernier numéro collector de Sans Frontière, en avril 1984, titre “Tchao l’immigration ! ?” 8. Un appel à contribution pour le recueil d’archives (photos, écrits, films…) a été lancé le 13 mars 2010 à Paris. L’association Les Enfants de Zellidja a mis en ligne les premiers documents retrouvés : www.zellidjaboubeker.net/forum.html.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 145

Chroniques

Kiosque

Hommes & migrations, 1285 | 2010 146

“Le scepticisme est l’élégance de l’anxiété”

Mustapha Harzoune

1 Le 6 mars, dans l’émission Salut les terriens de Thierry Ardisson, sur Canal+, Éric Zemmour entretenait son don d’ubiquité et du même coup ses intérêts “professionnels” en expliquant pourquoi certains de nos concitoyens bénéficiaient d’un traitement de faveur de la part de la maréchaussée : “Mais pourquoi sont-ils contrôlés 17 fois ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ! C’est un fait.” Et voilà ! Emballé c’est pesé ! Ni une ni deux ! L’air de rien, sans le dire, tout en le suggérant, tout le monde est jeté dans le même sac, même ceux qui n’ont rien à y faire. Quant aux autres, l’explication ne s’embarrasse d’aucune fioriture. Télégénique à souhait. Audimat garanti. Simplification à gogo. M. Zemmour est un bon “client” comme disent les “pros”. Pas sûr que cela éclaire la lanterne des téléspectateurs. Sûr en revanche que le trublion du PAF fit son buzz. Sa sortie ayant irrité les moins belliqueux, il s’en est même trouvé pour voir en lui une victime sur qui aurait, un temps, pesé une menace de licenciement au… Figaro.

2 Chacun y est allé de sa plainte : le Mrap bien sûr, le Cran itou, SOS-Racisme, cela va de soi, mais aussi le confidentiel Club d’Averroes dont l’indignation frisa le dérapage : nous “souhaitons proposer au législateur que les discours nauséabonds de certains invités, journalistes ou chroniqueurs, soient surveillés et sitôt exposés à sanctions lorsque ceux-ci propagent une idéologie haineuse”.

3 Et même la Licra – bien décidée selon son nouveau président, Alain Jakubowicz à “amener le ‘r’ au niveau du ‘a’. En clair, donner autant de place à la lutte contre le racisme qu’à celle contre l’antisémitisme” – se mit à poursuivre M. Zemmour en justice, avant de se rétracter. Une hésitation procédurière provoquée par le talent épistolaire de ce dernier qui, dans une missive adressée au président de la Licra, évoque “un malentendu”, “une confusion” et un “déchaînement médiatique à [son] encontre”. Le temps de se rendre compte que son auteur ne retirait rien, la Licra remit le couvert et choisit de dialoguer dans un tribunal plutôt que sur un plateau télé, comme prévu.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 147

“Ces jeunes sont français”

4 L’intérêt de cette plaisanterie serait de pouvoir distinguer le fond des jeux et enjeux du cirque médiatique. M. Alain Jakubowicz fut donc gratifié de quelques explications : “Il y a quelques années, une enquête commandée par le ministère de la Justice, pour évaluer le nombre d’imams nécessaires, évaluait le pourcentage de ‘musulmans dans les prisons’ entre 70 et 80 %. En 2004, l’islamologue (sic) Farhad Khosrokhavar, dans un livre L’islam dans les prisons (Balland) confirmait ce chiffre. En 2007, dans un article du Point, qui avait eu accès aux synthèses de la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP) et de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) on évaluait entre 60 et 70 % des suspects répertoriés issus de l’immigration. Il y a près de dix ans, la commissaire Lucienne Bui Trong, chargée des violences urbaines à la Direction centrale des RG relevait que 85 % de leurs auteurs sont d’origine maghrébine. Dans un article du Monde, du 16 mars 2010, les rapports des RG sur les bandes violentes, établissaient que 87 % étaient de nationalité française ; 67 % d’origine maghrébine et 17 % d’origine africaine. La ‘plupart’ est donc, au regard de ces chiffres, le mot qui convient.”

5 Dans Le Nouvel Observateur du 25 mars 2004, le sociologue (et non islamologue) Farhad Khosrokhavar expliquait : “Les musulmans forment la grande majorité de la population carcérale française. 50 % à 80 % des détenus dans les établissements proches des grands centres urbains et des quartiers sensibles sont musulmans. Certes, nous ne disposons pas de statistiques officielles, puisqu’il est interdit de distinguer les gens selon leur confession, mais il nous est possible de recouper un certain nombre de données et d’indices. […] En fait les musulmans en prison désignent surtout les habitants masculins des banlieues (les femmes sont très peu nombreuses), parmi lesquels les jeunes, entre 18 et 35 ans, forment la grande majorité.”

6 Ces “établissements proches des grands centres urbains et des quartiers sensibles” n’étaient pas des données nationales puisqu’ils n’en n’existent pas. Seuls existent des “recoupements”. Quant à ces “musulmans” – Éric Zemmour était parti des “Noirs” et des “Arabes”… – ce sont en fait les jeunes des banlieues qui se bricolent une identité avec les moyens du bord et que l’administration pénitentiaire et laïque va abandonner aux bons soins de prêcheurs islamistes chevronnés.

7 Christophe Deloire, également cité, écrivait le 5 avril dernier sur le site du Monde.fr : “En 2007, journaliste au Point, j’avais tenté de révéler ‘ces statistiques qui dérangent’. Après avoir compulsé des liasses de notes de synthèse de la Direction centrale de la sécurité publique et de la Direction centrale de la police judiciaire, j’avais estimé que 60 à 70 % des crimes et délits en France sont commis par des enfants de l’immigration africaine ou nord-africaine. Comme la délinquance est, au moins en partie, corrélée avec la relégation sociale ou culturelle, la statistique n’épuise pas la réalité, et surtout ne justifie pas l’excès de contrôles policiers. Mais le chiffre correspond (de manière plus ou moins pertinente) à un fait.”

8 Denis Salas, magistrat et auteur de La Volonté de punir : Essai sur le populisme pénal (Hachette, 2008) répondait aux questions du Parisien le 25 mars. Que pense-t-il de la sortie de Zemmour ? : “On retrouve le vieux stéréotype qui assimile la délinquance à l’immigration. C’est de la discrimination, mais on retrouve aussi chez lui, dans de nombreuses déclarations publiques, une idéologie raciale. Il rétablit la notion de race comme étant un critère d’analyse. Tous ceux qui tiennent ce genre de discours oublient également que ces jeunes d’origine étrangère sont français. La pensée de Zemmour est un cas typique de populisme pénal : ça a l’apparence du bon sens, donc on imagine que c’est la vérité. Alors que la réalité est autre. On ne peut pas ramener la délinquance à un faciès. Selon les infractions, on retrouve des profils différents. Et puis surtout, les déterminants de la délinquance sont nombreux : les conditions

Hommes & migrations, 1285 | 2010 148

socio-économiques, les carences éducatives, le type d’habitat… Il y a de multiples éléments qui prédisposent une personne à rentrer ou non dans un tribunal correctionnel. Invoquer la seule origine n’est donc pas pertinent. Quant aux rares études effectuées sur la question, elles ne permettent pas de confirmer ces propos : les variations locales sont très fortes. Entre un département rural et un autre très urbanisé, la population pénale n’est pas la même. Rappelons enfin qu’on retrouve autant de Noirs et d’Arabes parmi les victimes que parmi les auteurs.”

9 Le sociologue Laurent Mucchielli, interroge : “Quel est l’objet fondamental de ce débat et où se trouve la polémique ? S’agit-il simplement de dire que certaines formes de délinquance qui sont concentrées dans les quartiers pauvres sont le fait de ceux qui les habitent, en majorité des jeunes descendants d’immigrés ? Non bien sûr, car cela, chacun en serait d’accord. Ce que M. Zemmour suggère en disant ‘la plupart des trafiquants sont noirs et arabes’, c’est que ce qu’il appelle ‘les races’ sont un facteur d’explication de la délinquance. Voilà ce qu’il ne faut pas cautionner. On ne peut que regretter amèrement la banalisation de l’usage de catégories dites ‘ethniques’ comme si elles étaient en elles-mêmes explicatives de quoi que ce soit. Si l’on prétend qu’il existe une relation entre la couleur de la peau et la délinquance, alors il faut expliquer la nature de cette relation, ou bien se taire. Car, faute d’explications, on ne fait que renforcer les préjugés racistes de ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.” (L’Humanité, 3 avril).

Longuet, Delattre, Meurant et les autres…

10 Éric Zemmour, qui a tenu la corde tout le mois de mars, n’était pas seul dans la course. À propos du remplacement de Louis Schweitzer à la tête de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), voici ce que Gérard Longuet, président du groupe UMP au Sénat, disait de Malek Boutih dont le nom circulait dans le microcosme : M. Boutih est “un homme de grande qualité mais ce n’est pas le bon personnage”. “La Halde, cela veut dire que c’est la France qui s’ouvre aux populations nouvelles. Schweitzer, c’est parfait ! Un vieux protestant, parfait ! La vieille bourgeoisie protestante, parfait !” À la question de savoir pourquoi M. Boutih n’avait pas le profil, il répondait : “Parce qu’il vaut mieux que ce soit le corps français traditionnel qui se sente responsable de l’accueil de tous nos compatriotes. Si vous voulez, les vieux Bretons et les vieux Lorrains – qui sont d’ailleurs en général italiens ou marocains – doivent faire l’effort sur eux-mêmes de s’ouvrir à l’extérieur.” “Si vous mettez quelqu’un de symbolique, extérieur, vous risquez de rater l’opération”… (“Questions d’Info LCP/France Info/AFP”, 10 mars). Finalement, le 23 mars, Nicolas Sarkozy nommait la conseillère d’État Jeannette Bougrab, candidate UMP aux législatives de 2007.

11 À quelque temps de là, la campagne législative bruissait d’autres propos bien étranges. Raillant la tête de liste socialiste dans le Val-d’Oise, Francis Delattre, maire UMP de Franconville déclara : “C’est assez surprenant la liste socialiste du département. Elle est conduite par Monsieur Soumaré. Dans un premier temps, j’ai cru que c’était un joueur de l’équipe réserve du PSG. Mais non, il est troisième premier secrétaire de la section de Villiers-le- Bel, ça change tout.” Bien sûr ! Un Noir (Ali Soumaré est d’origine malienne) ne peut faire de la politique… Francis Delattre était en meeting lorsqu’il prononça ces paroles. Rama Yade n’était pas loin. Sans doute qu’Ali Soumaré, comme la plupart de ses frères de couleur, est prédisposé à n’être qu’un “trafiquant”. Comme dirait Zemmour, “c’est un fait”. Et d’ailleurs, ni une ni deux ! Francis Delattre et Sébastien Meurant, le maire de Saint-Leu-la-Forêt, suivi par Axel Poniatowski, le député-maire de L’Isle Adam

Hommes & migrations, 1285 | 2010 149

accusèrent Ali Soumaré d’être… un “délinquant multirécidiviste chevronné” (Le Parisien, 20 février). Les accusations firent plouf, mais les éclaboussures souillèrent quelques beaux esprits.

12 À tout seigneur tout honneur, dans cette course folle comment ne pas évoquer les affiches électorales du FN censées dénoncer “l’islamisme” : une femme voilée à côté d’une France peinte aux couleurs du drapeau algérien et couverte de minarets aux allures de missile. Les tribunaux jugèrent que ces affiches constituaient “un trouble manifestement illicite” et obligèrent le FN à remballer et fissa ! (Le Figaro, 12 mars).

13 À propos de voile, le débat – qui s’éternise – sur la burka, participait-il de ce climat nauséeux ? Pas sûr, sauf à faire de quelques converties les parangons de l’islam et des musulmans de France. Il y a loin de la coupe aux lèvres. Un projet de loi se dessine. Il faudra bien revenir sur le sujet.

Un débat sur l’immigration est-il possible ?

14 Peut-on avoir un vrai débat sur l’immigration ? Sujet “tabou”, “débat interdit”, la réponse est clairement négative pour la démographe Michèle Tribalat dont le nouvel essai, Les Yeux grands fermés, fit sensation : “Il est difficile. C’est sans doute en partie lié au passé (colonisation, Shoah...). Je crois aussi que nous n’avons pas, comme les Anglo-Saxons, le culte de la libre expression. […] En France, s’interroger sur les bienfaits annoncés comme inévitables de l’immigration, c’est déjà pécher. Être en faveur d’une politique migratoire plus restrictive est forcément répréhensible. On fait alors immédiatement partie des ‘méchants’ qui ne veulent pas accueillir des malheureux, et l’accusation de racisme n’est jamais bien loin. Nous n’avons pas le goût de la vérité. Du coup, le débat est monopolisé soit par l’extrême droite, qui clame qu’il faut fermer les frontières, soit par ceux qui pensent que l’ouverture totale des frontières est notre destin. Les deux positions étant totalement chimériques”. (L’Express.fr, 18 mars).

15 Selon Jean Sévilla dans Le Figaro Magazine du 20 mars, “Directrice de recherche à l’Ined, Tribalat travaille chez elle, hors unité et sans budget. Autrement dit, elle est placardisée.” En cause ? “Le tribunal des bien-pensants” : “C’est la plume tremblante qu’en France on écrit sur l’immigration, tant ‘le moindre faux pas risque de conduire devant le redoutable tribunal des bien-pensants’, écrivait ici même le regretté Jacques Marseille. Mais l’immigration ne fait pas trembler Michèle Tribalat. Voilà trente ans qu’elle compte les immigrés, en particulier les musulmans” écrit Le Point (18 mars).

16 Michèle Tribalat – seule contre tous ? – dévoilerait “une face cachée de l’immigration” selon Régis Soubrouillard de Marianne : “Celle que la France ne veut pas voir sous des prétextes aussi bienveillants que fallacieux. […] ‘Le modèle français’ assimilationniste s’effondre sous nos yeux, et le pays s’interdit les analyses et débats scientifiques qui permettraient de regarder cette France en voie de ‘désintégration’ en face” (29 mars).

17 De son côté, Le Monde, tancé en décembre 2009 sur le site de Marianne par la démographe, rendait compte de son livre en termes plus critiques : “Nul ne contestera la quasi-inexistence, en France, des études d’impact, notamment économique, de l’immigration. Pour autant, la réflexion ne se réduit pas à des chiffres. L’usage de la statistique n’est lui-même jamais neutre, même si la directrice de recherche à l’Ined affirme en rester aux faits. Derrière sa dénonciation de l’aveuglement, de la ‘falsification ou présentation incorrecte’ de la réalité, elle- même s’inquiète d’une supposée perte de souveraineté de l’État-nation, prenant ainsi une

Hommes & migrations, 1285 | 2010 150

posture idéologique.” Et d’ajouter : “Michèle Tribalat pourfend, avec des accents souverainistes, ‘l’idéologie progressiste transnationale’ que véhiculerait l’idée de gouvernance mondiale, associant pays de départ, pays d’accueil et migrants. Mais la gestion des migrations peut-elle relever exclusivement des seuls États nationaux, et a fortiori des seuls pays d’accueil ? La réponse de Michèle Tribalat est, de ce point de vue, un peu courte. Regarder lucidement l’immigration n’interdit pas d’adopter à l’égard de cette réalité sociale une approche plus constructive.” (Le Monde.fr 29 mars 2010).

Gourmandises statistiques

18 À propos de statistiques, l’Insee publiait le 30 mars son enquête “Trajectoires et origines” (TeO), menée en 2008 avec l’Ined sur la population née en France d’au moins un parent immigré. On y apprend que la France comptait en 2008 quelque 3,1 millions d’enfants d’immigrés âgés de 18 à 50 ans et nés en métropole, ce qui représentait 12 % de la population de cette tranche d’âge. Le nombre total d’enfants d’immigrés était de 6,5 millions en 2008, pour cinq millions d’immigrés. La moitié des 3,1 millions d’enfants d’immigrés âgés de 18 à 50 ans ont deux parents immigrés. Parmi ces derniers, 5 % n’ont pas la nationalité française, mais 25 % d’entre eux ont fait une demande de nationalité et 35 % ont l’intention de le faire. Ainsi, selon les auteurs “seuls 2 % des descendants de deux parents immigrés n’ont pas la nationalité française et ne souhaitent pas la demander”.

19 Près de 40 % des enfants d’immigrés âgés de 18 à 50 ans, soit 1,3 million de personnes, ont au moins un père ou une mère originaire d’Algérie (20 %), du Maroc ou de Tunisie (15 %), ou d’Afrique subsaharienne (4 %). Ils représentent plus de la moitié des moins de 30 ans.

20 Selon l’Insee, “les flux migratoires les plus récents sont concentrés sur l’Ile-de-France”, où vivent 32 % des descendants d’immigrés. Dans cette région, 37 % des 18-20 ans sont descendants d’immigrés, contre 8 % des 41-50 ans.

21 Michèle Tribalat était particulièrement ravie de la publication de ces chiffres. Tellement ravie qu’elle s’est laissée aller à quelques gâteries supplémentaires. Selon elle, “la population d’origine étrangère sur deux générations (immigrés + enfants d’au moins un parent immigré), statistique courante dans d’autres pays européens, serait […] de 11,7 millions en 2008, soit près de 19 % de la population totale” soit une progression, écrit-elle, de “33 %” de 1999 à 2008 (Marianne2.fr, 31 mars). Et d’ajouter, insatiable : “On attend avec impatience que l’Insee collecte, sur une base régulière, des données dont on dispose aisément ailleurs pour suivre l’évolution de la population d’origine étrangère sur deux générations.”

22 À ce propos de cette gourmandise statistique consistant à “suivre l’évolution de la population d’origine étrangère” et ce “sur deux générations”, Hervé Le Bras, dont une controverse musclée l’opposa il y a quelques années à M. Tribalat, ne désarme pas. Voici ce qu’il écrivait de son nouvel essai : “[…] Michèle Tribalat désire se consacrer à une science des migrations, pure et objective, qui les surplombe. Mais, pour cela, il faudrait faire preuve de rigueur dans les chiffres et surtout dans les concepts. Elle s’accroche à celui d’origine immigrée mesuré par le fait d’avoir au moins un grand-parent étranger (le protocole de Wannsee utilisait la même définition pour catégoriser les juifs : un grand-parent sur quatre). La force héréditaire de l’étranger serait donc telle qu’un seul grand-parent étranger éclipserait trois grands-parents français. Il est permis d’en douter. La définition des concepts est centrale dans les

Hommes & migrations, 1285 | 2010 151

sciences de la nature. L’étude concrète des migrations actuelles a besoin de chiffres précis, mais une science des migrations n’est envisageable qu’avec des concepts précis” (Le Point, 18 mars).

23 L’enquête TeO montrait aussi que “40 % des personnes ayant déclaré une discrimination sont immigrées ou enfants d’immigrés alors que ces deux catégories ne représentent ensemble que 22 % de la population adulte résidant sur le territoire métropolitain”.

24 Les motifs de discriminations sont : l’origine (37 %), la couleur de leur peau (20 %), le sexe (17 %) et l’âge (12 %). Libération relève d’ailleurs que “ceux qui souffrent le plus d’un traitement inégalitaire, ce sont les 25-34 ans. Au moment du premier appartement et du premier salaire, la discrimination est plus fréquemment évoquée. Même ressentie chez les chômeurs qui, dans leur recherche d’emploi, vivent plus intensément l’injustice. Enfin, ceux qui détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur ont 39 % de risque en plus de se sentir discriminés, notamment parce qu’ils sont plus conscients de l’existence de ces inégalités. Et parce qu’un haut niveau de diplôme conduit les minorités à des positions où leur rareté les rend plus visibles” (30 mars).

Sous le règne du chiffre-roi

25 C’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’immigration “choisie” à qui l’on fait les yeux de Chimène, snobe les molles avances cocardières (voir le “success” de la carte de séjour “compétence et talents”). A contrario, côté immigration subie, il convient d’actionner vigoureusement la pédale de frein, de lever quelques barrières infranchissables et, pourquoi pas, de réexpédier à la case départ en passant par la case prison ou CRA. Ici, point de sentiment ! Du chiffre ! Le chiffre omnipotent, omniprésent et omniscient. Mais voilà, sur son blog, Catherine Coroller de Libération, annonce “le grand retour des expulsés” : “Ça devient une habitude. Après Mohamed Abourar et Salima Boulhazar, Najlae Lhimer devrait être bientôt de retour en France.” (Hexagone, 9 mars). Pour Le Monde, “les défenseurs des sans-papiers poussent un ‘ouf’ de soulagement. Deux jeunes Marocaines, expulsées ces derniers mois, vont pouvoir revenir en France. Nicolas Sarkozy a en effet fait savoir que Najlae Lhimer, lycéenne marocaine sans papiers, expulsée le mois dernier, pourrait revenir dans l’Hexagone.” (9 mars). Et de préciser : “Expulsée le 20 février vers son pays d’origine, Najlae Lhimer a déclaré l’avoir fui en 2005 afin d’échapper à un mariage arrangé. Elle vivait depuis à Château-Renard, dans le Loiret, chez un frère qu’elle accuse de violences. Des associations de soutien rapportent qu’elle a été arrêtée alors qu’elle venait porter plainte pour ces violences, une version contestée par la préfecture du Loiret.” Idem pour Salima Boulhazar, jeune marocaine expulsée au Maroc et qui “a pu retrouver sa famille dimanche soir en Auvergne. […] Salima Boulhazar, arrivée à Clermont-Ferrand à l’âge de 13 ans, avait été renvoyée au Maroc début février afin d’obtenir un visa long séjour lui permettant de régulariser sa situation en France.”

26 Le chiffre-roi est ubuesque. Ainsi, selon Chloé Leprince du site Rue 89, en 2010 “déjà 32 Marocains qui rentraient chez eux” ont été… “expulsés” ! “Des Marocains en route vers le Maroc arrêtés par la police française à la frontière franco-espagnole, placés en rétention, pour finalement être expulsés vers leur pays alors qu’ils en prenaient la route… Cela peut sembler complètement absurde. C’est pourtant arrivé à 32 d’entre eux depuis le début de l’année” (15 février).

27 Le chiffre-roi est despotique. En effet, tout le monde n’a pas la chance de pouvoir revenir d’une expulsion, de voir son expulsion invalidée, ou d’être expulsé là où on

Hommes & migrations, 1285 | 2010 152

avait justement décidé de partir. Ainsi, et la liste n’est pas exhaustive, l’expulsion guette Elena Ten, 29 ans, étudiante russe à la faculté de droit de Strasbourg dont le titre de séjour n’a pas été renouvelé (DNA du 3 avril). Abraham Mehari Gebremesked, un Érythréen à qui l’administration refuse le statut de réfugié, risque d’être renvoyé malgré les mauvais traitements qu’il risque de subir en Érythrée (association Terre des Hommes). Wael El Abed, étudiant tunisien de 25 ans, est aussi sous la menace d’une expulsion, “ses amis étudiants, ses professeurs et les associations se mobilisent pour demander un sursis au préfet des Pyrénées-Orientales jusqu’à la fin des examens universitaires” (L’indépendant.com, 23 avril). Guilherme Hauka Azanga, Angolais de 37 ans et père de deux enfants français, a refusé son expulsion. Le préfet du Rhône après avoir décidé de mettre fin à sa rétention administrative précise qu’il reste toujours “en situation irrégulière” et “ne revient pas sur la décision d’obligation de quitter le territoire (OQTF) qui le concerne”.

28 Le chiffre-roi est carcéral. “Le plus grand centre de rétention de France ouvre près de l’aéroport de Roissy”. “De conception carcérale, ce centre a une capacité d’accueil de 240 places”. “La Cimade le qualifie de ‘camp d’internement pour étrangers’. […] L’association se dit d’autant plus inquiète que 40 places sont réservées à des familles, ce qui induit l’accueil d’enfants.” Et le quotidien de faire le point : “Au total, le ‘plan de rénovation’ des CRA engagé en 2006 portera le nombre de places disponibles de 943, en 2005, à 1 959 fin” (Le Monde, 17 mars).

Le chiffre-roi est aveugle

29 Des sans-papiers vivent cachés, sous la menace d’une expulsion. D’autres décident d’apparaître au grand jour. Ainsi, 6 000 travailleurs sans papiers poursuivent une grève depuis plus de six mois pour demander leur régularisation. Le 6 mars “quelque 6 000 personnes selon les organisateurs, 1 700 selon la préfecture de police, ont manifesté à Paris pour réclamer la régularisation des sans-papiers […]” (Le Figaro, 6 mars).

30 Le 1er mai un Paris-Nice original se mettait en branle. Non pas en vélo mais à pied pour une centaine de marcheurs au départ de la capitale. “Une marche de près de 1 000 kilomètres, […] organisée par le ministère de la régularisation de tous les sans-papiers qui rassemble plusieurs collectifs de défense des sans-papiers, la manifestation vise à obtenir la régularisation de tous les immigrés clandestins. Les marcheurs comptent arriver à Nice juste à temps pour l’ouverture du sommet France-Afrique” des 31 mai et 1er juin. Les marcheurs comptent ne pas marcher pour rien. Pour être vus et peut-être entendus, des reportages seront diffusés sur un blog et sur dailymotion. “‘Il faut sans cesse inventer de nouvelles formes d’actions pour se faire entendre’, constate un membre du ministère, qui rappelle que le combat pour une régularisation massive dure depuis 1996” (Libération, 1er mai).

31 Lutter contre l’immigration “subie”, irrégulière, serait un gage d’une meilleure intégration pour les immigrés régulièrement installés en France. C’est du moins l’argument servi au chaland. Qu’en pensent les associations de terrain ? Qu’en pensent les responsables de l’association Elele dont le but est d’aider à l’intégration des Turcs en France ? Qu’importe ! Le chiffre-roi est aveugle. Elele est obligée de mettre la clef sous le paillasson. Association symbolique du fait de sa longévité (26 ans), de ses activités, de son engagement aux côtés des femmes turques victimes de violences ou de mariages forcés, symbolique enfin par la personnalité et les convictions de sa présidente et fondatrice, Gaye Petek. Exit donc Elele. Merci M. Besson. Merci Mme Amara. Plus de subventions (voir Hexagone du 9 avril). Les machistes, tendance méditerranéenne ou

Hommes & migrations, 1285 | 2010 153

islamiste, pourront plastronner et les femmes turques rentrer dans le rang ! La gérontocratie triomphe et les jeunes n’auront qu’à baisser les yeux et la voix.

32 “Depuis vingt-cinq ans, nous défendons une vision globale de l’intégration, une culture du respect de l’autre, de l’échange qui sont aujourd’hui détruites par la vision négative et misérabiliste de l’immigration comme un ‘problème’ que le gouvernement entretient, en encourageant ainsi la xénophobie”, assure Gaye Petek. Elle prévoit qu’“une charrette d’associations [va] faire les frais de la politique gouvernementale”. “D’ores et déjà, l’Adamif (Association départementale pour l’accompagnement des migrants et de leur famille), implantée dans le Loiret, a mis la clé sous la porte en janvier. Quant à la Faceef (Fédération des associations et centres d’Espagnols émigrés en France), ‘nous sommes en grande difficulté compte tenu du fait qu’il y a eu un désengagement partiel et non annoncé de l’Acsè en 2009’, reconnaît Gabriel Gasó, son directeur.” (Le Monde, 13 avril).

33 Le Midi-Libre du 15 avril annonce qu’à Millau l’association Myriade, “spécialisée dans l’accompagnement des Millavois issus de l’immigration” “n’exclut pas le dépôt de bilan”. Selon La Voix du Nord du 11 mai, la délégation du Nord de l’Association service social familial migrants, Assfam, “implantée à Lille et Dunkerque, a fermé début janvier. Depuis, ses treize salariés ont été licenciés. Il ne reste plus que leur directrice, Aouregan Catherine, dans des locaux lillois vides. Elle s’attend au même sort […]. Triste fin pour cette association historique présente à Lille, avec un rayonnement dans la métropole, depuis 1952. Cette décision a été prise par le conseil d’administration de l’Assfam, en raison d’une baisse de crédits de l’État”. Et oui le malaise gagne certains. Le malaise ou le scepticisme qui est, selon Cioran, “l’élégance de l’anxiété”.

RÉSUMÉS

Les retombées du redoutable débat, convoqué pour établir l’estampille garantissant l’honorable appellation d’origine contrôlée, commenceraient-elles à se faire sentir ? Pourtant, l’arrêt, péremptoire et élyséen, avait sonné la fin du défouloir national. Basta et fissa ! Les élections régionales approchant, il fallait éviter la sortie de route. Le ridicule d’une conduite dangereuse n’a certes pas été évité, mais enfin il restait à sauver les meubles et l’argenterie. Il fallait éviter de valser dans le décor. Mais voilà ! Le 14 mars, au soir du premier tour électoral, il y eut un premier choc – celui de l’abstention – suivi d’un autre, le FN, qu’une rhétorique démagogique pensait avoir jugulé, reprenait des couleurs et sa voix de rogomme. Mais ce ne fut pas tout. Aux chocs électoraux s’ajoutèrent une série d’embardées et de tonneaux. Le débat, paré de munificence, retomba tel un vulgaire soufflet. Raplapla, il laissa encore s’exhaler quelques nauséeux effluves. Le malaise grandit.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 154

Chroniques

Musiques

Hommes & migrations, 1285 | 2010 155

Camel Zekri et le diwân de Biskra

François Bensignor

1 Titulaire d’un premier prix de guitare classique et d’un diplôme de musicologie, Camel Zekri a grandi en France, où s’est forgée sa réputation dans le domaine des musiques improvisées et des rencontres expérimentales. Mais sa curiosité et sa culture musicales l’ont empêché de s’enfermer dans un seul domaine d’expression. Il figure aujourd’hui parmi les rares passeurs éclairés qui savent faire le lien entre la profondeur de musiques de traditions orales portant le témoignage de grandes civilisations passées et l’expression globalisée des musiques actuelles. Cette personnalité hors du commun, il a su l’affirmer dans son travail de direction artistique auprès de musiciens africains pétris de leurs cultures traditionnelles, comme les chanteuses Hasna El Becharia d’Algérie et Malouma de Mauritanie, ou les groupes Mamar Kassey du Niger et Oudaden du Maroc.

2 Cette aptitude particulière pour appréhender le champ des traditions musicales orales, Camel Zekri la doit probablement à son grand-père, disparu au milieu des années quatre-vingt-dix, le raïs Hamma Moussa, maître de cérémonie du diwân de Biskra. Patriarche de la famille Temtaouï, il était le dernier à en maîtriser tous les éléments, dont le hejmi, langue ancienne utilisée dans les parties chantées du rituel. Ayant servi autrefois à commercer entre le nord et le sud du Sahara, le hejmi est fait de mots tirés des différentes langues des peuples habitant ces régions : Bambara, Zerma, Haoussa, Peul, etc. Le répertoire de Biskra est très riche en expressions et mots issus de cette langue, mais on en a perdu le sens et l’on ne les chante plus qu’en onomatopées. Alors que son grand-père s’apprêtait à suspendre définitivement son activité à la tête du diwân de Biskra, Camel Zekri décidait d’enregistrer dans leur intégralité les deux cérémonies qui le composent, l’une diurne, l’autre nocturne. À partir de ces enregistrements, il allait porter cette forme algérienne du rituel popularisé par les Gnaoua du Maroc à la connaissance des amateurs de musiques du monde. Une initiative qui a eu pour effet de perpétuer en la dynamisant la pratique ancestrale du diwân à Biskra, laquelle aurait tout aussi bien pu disparaître.

3 Avec l’installation récente d’un Centre dédié aux praticiens des grandes traditions musicales qui se sont maintenues jusqu’à nos jours à Biskra, grande cité oasis aux

Hommes & migrations, 1285 | 2010 156

portes du désert, une nouvelle étape se dessine dans la démarche patrimoniale et artistique de Camel Zekri.

Le diwân

4 À l’origine de notre “divan” – sur lequel le patient du psychanalyste est en quelque sorte convié à évoquer les conflits entre les esprits qui l’habitent – le terme arabe “diwân” se réfère à la poésie écrite rassemblée en recueils, aux lieux où elle est dite, à la pièce où l’on se réunit pour débattre d’idées. À Biskra, et plus généralement en Algérie, le “diwân” est aussi le nom donné à l’équivalent des cérémonies menées par les Gnaoua au Maroc et par les Stâmbali en Tunisie. On retrouve les mêmes structures de musiques et de danses dans les pratiques cérémonielles de ces confréries familiales. Celles-ci perpétuent l’héritage de rites animistes propres aux populations subsahariennes razziées par les Berbères et les Arabes afin de servir leurs propriétaires dans une Afrique du Nord islamisée. Les relations étroites que ces groupes à peau sombre entretiennent avec le monde des génies se manifestent à l’occasion des rituels de guérison, au cours desquels les patients, entraînés par la musique et les chants, font l’expérience de la transe, guidés par des femmes initiées.

Particularités et instruments

5 Tout comme la langue, la musique, les chants et les danses accompagnant les cérémonies ont évolué de manières différentes dans chacun des pays du Maghreb. Au Maroc, on peut constater une certaine unité des pratiques chez les Gnaoua. Un phénomène que Camel Zekri attribue à la structuration politique du pays en royaume. “Cette unité n’est pas la règle en Algérie, où chaque diwân s’est perpétué dans une certaine autarcie au sein de chacune des différentes régions, développant ses propres particularités, explique-t-il. À l’Ouest, les pratiques sont très proches de celles des Gnaoua du Maroc. À l’Est, où se trouve Biskra, elles ressemblent beaucoup plus au stâmbali des Tunisiens, avec lesquels nous partageons aussi la langue. Les instruments des deux traditions se ressemblent : le guembri, luth à trois cordes emblématique joué par le maître de cérémonie, le maâlem, est rond, alors qu’il a une forme allongée et rectangulaire à l’Ouest et au Maroc, où on le nomme aussi “hajouj”. À Biskra, cet instrument a également la particularité de n’apparaître que dans le diwân nocturne, la cérémonie diurne étant accompagnée des seules percussions.”

6 “Le diwân de Biskra utilise un instrument qui lui est exclusif, le qouretou, petite percussion ressemblant à un pot de terre recouvert d’une peau de chèvre et que l’on joue avec de fines baguettes en olivier, poursuit Camel Zekri. L’architecture des percussions pour le répertoire de jour est constituée d’un qouretou, qui produit des fréquences très aiguës, et de trois autres tambours, alors qu’ailleurs, notamment au Maroc, il n’y en a souvent que deux.” Ce sont des tambours circulaires tendus de peaux sur les deux faces et que l’on joue avec des bâtons recourbés. Le petit, appelé “kolo”, joue dans l’aigu, le moyen, “sereh”, dans le medium et le grand, “benga” dans les graves. Le mot “benga” est également utilisé pour désigner le rituel. À ces quatre percussions s’ajoutent les fameux crotales métalliques qarqabou (pluriel de qraqeb), dont s’accompagnent les chanteurs et qui jouent un rôle central dans les rituels des trois pays.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 157

L’importance des femmes

7 La famille qui a la maîtrise du diwân ne l’organise que si on l’a sollicité. “Il peut s’agir d’apporter une sorte de bénédiction chez soi, ou bien d’avoir recours à la thérapeutique liée au diwân, explique Camel Zekri. Dans ce cas-là, la personne va rencontrer une femme du diwân, qui lui concocte des herbes susceptibles d’apporter la guérison. Et si la guérison ne vient pas, alors on appelle les hommes afin d’organiser la cérémonie. Le diwân touche les personnes qui l’ont demandé ainsi que leurs proches, qui à Biskra constituent un public essentiellement féminin. Dans le diwân, les hommes jouent des instruments et chantent. Tout le reste, c’est-à- dire une partie importante du dispositif, est de la responsabilité des femmes : l’organisation de la cérémonie comprenant le thé et les dattes, la danse, le lien avec la personne qui vient danser et qui est possédée.”

8 La ’arifa (c’est-à-dire “celle qui sait”) est chargée d’établir et de gérer la relation entre les femmes de l’assistance et le rituel qui se déroule aux sons des musiques et des chants. Durant tout le temps de la cérémonie, elle veille à ce que brûle l’encens, qu’elle fait circuler, afin de purifier le lieu et les personnes de l’assemblée. Le plus souvent, il s’agit d’une pièce carrée, sans meubles. Les musiciens s’installent sur un côté, l’assistance se répartissant le long des trois autres murs, afin de laisser l’espace central dégagé pour la danse. Pendant que le kanoun, d’où s’élève la fumée de l’encens, circule dans l’assistance, des femmes s’avancent pour danser. La ‘arifa leur recouvre la tête d’un voile et les guide. Elle fera arrêter la musique lorsqu’une femme possédée s’écroulera au sol. Elle l’aidera à se relever, puis à retrouver ses esprits, pendant que la cérémonie reprendra son cours. “Le rôle de la ‘arifa est aussi important, voire plus important que celui du maâlem, le maître de cérémonie”, affirme Camel Zekri.

Le renouveau du diwân

9 Au début des années quatre-vingt-dix, l’Algérie s’enflamme. Dans ce contexte malsain de guerre civile, le raïs Hamma Moussa décide d’arrêter le diwân. Camel Zekri en est profondément choqué. “À l’époque, j’étais en faculté d’ethnomusicologie et je voulais étudier le diwân. Mais, bizarrement, mes professeurs ne voulaient pas me laisser travailler sur mon sujet. Alors, plutôt que d’aller étudier les Indiens d’Amérique du Sud, j’ai abandonné mes études pour aller m’occuper du diwân… Depuis des années, je prenais des notes auprès de mon grand- père. Je le faisais pour mon plaisir, sans penser à la musicologie. Cela faisait partie de mon patrimoine familial. Je ne pouvais pas rater un diwân : j’adorais ça. Mais je n’avais jamais imaginé qu’un jour je m’en occuperais. J’avais mon activité de musicien en France, que je ne connectais pas avec l’Algérie. C’est à la suite de la décision de mon grand-père que je lui ai demandé si l’on pouvait enregistrer. Il ne m’a dit ni oui, ni non. Je suis reparti en France et suis revenu avec un ingénieur du son. Nous avons rassemblé mon grand-père, mes oncles et mes cousins pour enregistrer le répertoire complet de jour et de nuit. Alors tout le monde est venu, les femmes comme les hommes. J’avais demandé de le faire pour l’enregistrement, mais c’est devenu un vrai diwân, avec les danses et tout le rituel. J’ai même failli tomber en transe : c’était très fort !”

10 De cet enregistrement réalisé en 1993 sera extraite la matière d’un album, publié sur le label Ocora/Radio France en 1996. Reconnaissance de cette musique algérienne et consécration du travail de Camel Zekri, la même année le diwân de Biskra est invité à se produire à Paris sur la scène de l’Institut du monde arabe. “Entre-temps, mon grand-père

Hommes & migrations, 1285 | 2010 158

est décédé, se souvient-il. Mes grands-mères et tous mes oncles sont venus : c’était très émouvant. Sur la scène, ils faisaient un vrai diwân. Les gens venaient danser et les organisateurs me demandaient de les faire arrêter de jouer…”

11 L’expérience de 1996 dessine un nouveau projet. Camel Zekri réunit toutes les branches de sa famille. Dans chacune d’elles, au moins un homme est choisi afin de constituer un groupe capable de présenter en concert la musique du diwân de Biskra sur les scènes internationales. “Nous avons travaillé sur le plan musical en enregistrant ce que nous faisions, afin que chacun puisse se rendre compte du son produit par l’ensemble : une sorte d’éducation par l’écoute”, dit Camel Zekri.

Expériences au Sud et au Nord

12 Afin de compléter la culture musicale et d’élargir l’horizon artistique des membres de ce nouvel ensemble, Camel Zekri conduit ses cousins aux sources de leur musique, à la rencontre des musiciens des pays du Sud du Sahara. “Au Mali, nous avons rencontré le guitariste Djelimady Tounkara. Au Niger, nous avons retrouvé mes amis du groupe Mamar Kassey. Nous sommes allés en Mauritanie, où nous avons rencontré la chanteuse Malouma. Nous sommes aussi allés dans l’Ouest algérien voir la joueuse de guembri et chanteuse Hasna El Becharia, héritière du diwân de Bechar. Et au Maroc, j’ai invité plusieurs fois à jouer avec nous Majid Bekkas, célèbre dans le monde entier pour sa version intelligemment modernisée de la musique des Gnaoua… Ce tour nous a permis de nous interroger sur la question de la racine africaine du diwân et a considérablement enrichi et renforcé notre approche de cette tradition.”

13 Le groupe s’est également confronté aux musiques contemporaines d’Europe, en travaillant notamment avec l’Ensemble Ars Nova, ainsi qu’aux musiques improvisées à travers des expériences de rencontres avec des musiciens de jazz. Depuis sa fondation en 1996, le groupe n’a jamais cessé de jouer et d’expérimenter de nouvelles formes de rencontres. Chaque année, le diwân de Biskra se produit en Europe. Et s’il n’a pas publié d’album depuis l’enregistrement qui a présidé à sa constitution, il n’est pourtant pas en reste en termes d’expérience de studio, comme l’explique Camel Zekri : “Parfois, plutôt que de recevoir le peu d’argent qu’une ville peut offrir en échange d’ateliers pour le jeune public, je préfère demander du temps de studio dans un équipement géré par la ville. J’ai ainsi pu accumuler beaucoup d’heures d’enregistrements, qui nous ont permis de construire une technique musicale très performante.” Certains d’entre eux vont constituer la matière d’un tout prochain disque.

Les effets induits

14 La reconnaissance et l’activité pérenne du diwân de Biskra dans les circuits internationaux de musique ont eu des effets très positifs. “Nul n’est prophète en son pays” dit le proverbe, ainsi ses succès à l’étranger ont considérablement renforcé la notoriété du diwân de Biskra dans sa ville d’origine. La demande a tellement augmenté qu’il existe aujourd’hui deux diwân à Biskra. Le rapport à la transmission s’est également transformé dans les familles. Lors des tournées en France, les musiciens algériens ont été amenés à communiquer leur savoir dans des ateliers de formation. De retour en Algérie, ils ont commencé à former des jeunes, pratique qui n’existait pas dans la société traditionnelle, où le musicien doit révéler ses dons par lui-même. Par ailleurs, précise Camel Zekri : “les concerts à l’étranger ont permis à mes cousins de faire

Hommes & migrations, 1285 | 2010 159

construire leurs maisons. En une tournée, ils parviennent à gagner l’équivalent d’un an de salaire. Chacun garde son activité professionnelle en Algérie. Je leur ai fait comprendre qu’il est bien plus avantageux pour eux de rester vivre à Biskra.”

Un Centre musical à Biskra

15 En 2010, Camel Zekri franchit un nouveau palier dans son investissement personnel en faveur des musiques patrimoniales, avec la réalisation de son projet de Centre musical dans la ville de Biskra. Il est situé dans une palmeraie au milieu de laquelle est dressée une très belle khaïma, tente berbère pouvant accueillir jusqu’à deux cents personnes.

16 “Pour moi, Biskra est située au centre de l’Algérie, dit-il. En une journée, on peut aller visiter les sites romains des Aurès, admirer des sites troglodytes magnifiques ou encore s’avancer dans le désert jusqu’à El-Oued. Biskra se trouve à 2 h de Paris, comme de Niamey. C’est une situation assez privilégiée : les gens du Sud peuvent y venir sans trop de problème et ceux du Nord y accéder facilement. Se trouvant en Afrique, Biskra bénéficie d’une temporalité différente. Obtenir un visa pour l’Algérie pose moins de problèmes aux artistes africains avec lesquels je souhaite travailler. Les coûts de production y sont moins élevés qu’en Europe. Et les diffuseurs européens seront très heureux de venir à Biskra écouter et voir si un projet peut les intéresser.”

17 Le Centre s’inscrit aussi dans le prolongement de sa démarche familiale. “Après avoir monté le groupe, avoir permis aux musiciens de gagner leur vie grâce aux tournées, il fallait ancrer cette activité dans le territoire de Biskra, affirme Camel Zekri. C’est le rôle du Centre, autour duquel pourront se développer des activités associées, comme la facture instrumentale, la cuisine, la couture, etc. Mais aussi tout ce qui sert à créer et alimenter les relations avec l’international : Internet, un équipement informatique permettant de communiquer avec les réseaux intéressés.” Pas seulement réservé au diwân, le Centre s’ouvre aux autres familles de traditions musicales anciennes de Biskra : les sonneurs de cornemuses, les joueurs de flûtes berbères et les ensembles de chants religieux soufis. Ces quatre familles sont conviées aux Nuits musicales organisées dans le Centre.

18 Camel Zekri précise que cette initiative strictement privée fonctionne de manière autonome. “Je ne m’inscris ni dans un cadre commercial, ni dans une forme de politique culturelle. Dans cette aventure, je reste à l’échelle humaine. Les musiciens que j’invite vivent à Biskra. Mon grand-père les a tous connus de son vivant et chacun d’entre eux pratique la musique dans le cadre de cérémonies. Jusqu’à présent je n’ai organisé que des Nuits musicales, mais l’objectif est d’ouvrir le lieu à ces familles qui, comme la nôtre auparavant, vont chez les gens faire des cérémonies, mais n’ont pas un lieu où pratiquer. Dans un premier temps, j’ai donc l’intention d’ouvrir le Centre aux cérémonies traditionnelles qui se font à Biskra. Les Nuits servent à faire connaître l’endroit, à donner l’habitude aux musiciens appartenant à ces familles de se côtoyer et de jouer ensemble. Quant au public, il est le même que celui qui traditionnellement sollicite les cérémonies : ce sont les femmes.” “J’organise les Nuits comme je le ferais pour un mariage. Je rémunère les musiciens, mais je ne fais pas payer de droit d’entrée. J’offre aussi le repas. Ma vie professionnelle se déroulant ailleurs, je n’ai pas d’enjeu économique particulier lié à ce Centre. Mon objectif est essentiellement de créer de l’activité dans ce lieu, en espérant qu’à partir des habitudes d’échanges qui vont se prendre puissent naître d’autres choses. Le Centre vient d’ouvrir avec les premières Nuits musicales. De petites choses s’installent, la dynamique est lancée.”

Hommes & migrations, 1285 | 2010 160

BIBLIOGRAPHIE

Discographie

Le Diwân de Biskra (Ocora/Radio France)

Camel Zekri, producteur et coordinateur d’enregistrements du patrimoine musical du Niger :

Épopées Zarma et Soghay par Jibo Baje (Ocora/Radio France)

Musique Dendi par Harouna Goge (Ocora/Radio France)

Chasseurs du Dallol Mawri (Ocora/Radio France)

Camel Zekri, producteur artistique des albums :

Denké-denké de Mamar Kassey (Daqui)

Djazair Johara de Hasna El Becharia(Indigo / Label Bleu)

Dunya de Malouma (Marabi)

RÉSUMÉS

Alors que, parmi les signataires de la charte de l’Unesco sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, de nombreux pays tardent à mettre leurs politiques culturelles en conformité avec les textes signés, certaines initiatives privées d’artistes ouvrent la voie. La démarche entreprise depuis près de vingt ans par le musicien Camel Zekri pour permettre la survie harmonieuse, dans un contexte moderne, de la pratique traditionnelle du diwân à Biskra, est un exemple riche d’enseignement pour ceux qui souhaitent préserver une pratique patrimoniale sans la couper de son assise populaire. Retour sur une aventure à échelle humaine.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 161

Chroniques

Cinéma

Hommes & migrations, 1285 | 2010 162

Femmes du Caire Film égyptien de Yousry Nasrallah

André Videau

1 Longtemps proche collaborateur de Youssef Chahine (Adieu Bonaparte, 1985 ; Alexandrie encore et toujours, 1990 ; Le Caire raconté par Youssef Chahine, 1991), Yousry Nasrallah a su s’imposer comme l’un des réalisateurs majeurs du cinéma égyptien, débusquant, dans une demi-douzaine d’œuvres, les tabous d’une société sclérosée, sans reculer devant les audaces politiques, sociales, sexuelles... L’autre force de ses films, qui leur confère une sorte d’immunité, leur épargnant les foudres d’une censure tatillonne, est qu’ils s’inscrivent dans des trames romanesques conformes aux traditions d’un cinéma oriental souvent sentimental et mélodramatique, qui a toujours eu les faveurs du public. Citons pour mémoire : Vols d’été (1988), film intimiste qui fut une révélation ; À propos des garçons, des filles et du voile (1995), film enquête préparant un cinéma de fresques et de chroniques : La Ville (1999), La Porte du soleil (2004)…

2 Les Femmes du Caire empruntent ainsi des éléments narratifs aux reality-shows et à la presse à sensation, tout en faisant de Heba (Mona Zaki, souveraine du petit comme du grand écran) une captivante disciple de Shéhérazade, l’héroïne mythique des Mille et une nuits, distillant ses “histoires de survie” pour obtenir la clémence du sultan. Dans une trilogie fictionnelle montée comme une série télévisée, les aventures des candidates choisies et de leurs comparses vont se télescoper avec des sujets d’actualité et avec des événements touchant à la vie publique ou privée de la présentatrice.

3 Le succès de l’émission est exceptionnel. Il va bientôt faire planer une menace sur la carrière de Heba. Misogynie ? Jalousie ? La classe politique déteste et prend peur. La contestation pourrait être contagieuse. Heba est intraitable mais on pourrait agir sur son mari/amant. Le sémillant Karim (Hassan El Raddad) est un journaliste ambitieux. On lui fait miroiter un possible avancement dans la presse gouvernementale si sa femme change de registre. Cela ne fera qu’envenimer les choses et pourrir le climat conjugal.

4 Le public jouera les arbitres, à la télévision comme au cinéma. Loin de s’offusquer des thèmes audacieux des trois émissions retenues (dont la très sensuelle histoire des trois sœurs célibataires se disputant les faveurs de Saïd (Mohamed Ramadan) commis très

Hommes & migrations, 1285 | 2010 163

sexy dans l’exiguïté de l’arrière-boutique de la quincaillerie familiale). Plus ils sentent le soufre, plus les téléspectateurs sont fidèles aux rendez-vous de Heba. Comme par un effet de miroir, et sans doute pour les mêmes motifs, plus de 500 000 spectateurs cairotes, bravant l’opprobre officiel, auront vu le film de Yousry Nasrallah qui doit beaucoupà la collaboration de Waheed Ahmed, le brillant scénariste de L’immeuble Yacoubian d’après le roman de Alaa El-Aswany.

5 Ce film réussi, d’auteurs en renom, est à porter au crédit d’un certain cinéma arabe qui tente, avec le soutien d’un public populaire et cinéphile, d’échapper aux carcans moralisateurs et répressifs. On pourrait citer par exemple Le Fil, film tunisien de Mehdi Ben Attia, avec la vedette icône Claudia Cardinale, qui aborde hardiment l’homosexualité.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 164

Aisheen – Chroniques de Gaza Film documentaire helvético-qatari de Nicolas Wadimoff

André Videau

1 L’auteur pouvait espérer avoir saisi, au cours d’une quinzaine de jours ordinaires, les perspectives d’un bonheur fragile sous les bombes et en temps de disette. Mais voilà, la bande de Gaza, 41 km de terre surpeuplée entre mer et Israël, est à nouveau un point d’ébullition dans la chaudière du Proche-Orient.

2 Les forces héliportées de Tsahal ont arraisonné la flottille humanitaire qui tentait d’enfreindre le blocus auquel le territoire est soumis depuis “l’opération Plomb Durci”. Neuf morts et de nombreux blessés parmi les assaillants (ils étaient 642 de toutes nationalités) et un tollé général.On ne sait pas de quoi demain sera fait, mais le passé récent tel qu’il est filmé par Nicolas Wadimoff, ne peut que nous aider à mieux comprendre les emballements dramatiques de l’actualité et à nous empêcher de désespérer au plus bas de l’effondrement moral et au comble de l’adversité.

3 La ville écrasée par les bombes est comme frappée de stupeur. Le luna-park n’est plus que ruines. Le zoo déserté. La ménagerie décimée. Les manèges ne tournent plus. Le vieux gardien propose aux garnements désœuvrés de visiter Gaza, la ville fantôme. La passivité a gagné les batailles que n’ont pas remportées les armes. On soutient ce qui reste des murs. On rabâche ce qui reste des paroles. On berce de vieux rêves, des projets avortés au rythme poussif d’une balançoire. Mais ce qui frappe le plus l’observateur attentif et bienveillant, par-delà une certaine résignation au malheur, un certain consentement à la mort et au martyre, énoncé comme un vœu pieux auquel on ne croit guère, une rengaine que l’on récite pour tromper le silence et l’impuissance, c’est paradoxalement l’enracinement de l’espoir et la résistance au malheur.

4 Il n’y a pas à proprement parler de discours, mais des cartels qui fixent la proximité des lieux, l’enchaînement du temps, des conduites, des anecdotes qui mettent en évidence plus que des colères ou des révoltes, des remparts de résistance inexpugnable.

5 Il suffira de l’obstination d’un artisan pour bricoler une pièce défectueuse qui enclenchera la poulie pour qu’à nouveau les nacelles s’ébranlent, que roule la jeunesse et que la terre tourne. La réparation aura duré le temps de la représentation.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 165

6 Dans l’école sinistrée, les enfants exorcisent chagrin et haine en mimant les catastrophes qui ont frappé les adultes. Les clowns n’auront plus qu’à provoquer le rire.

7 De dynamiques adolescents inventent un rap à leur convenance qui affirme leur ouverture au monde, proclame leur lutte contre les préjugés. Dans un modeste studio d’enregistrement, ils préparent un disque, s’invitent sur les ondes malgré un calamiteux radiotrottoir, trouvent une groupie sous les voiles de la pétillante présentatrice.

8 Il y a tant d’autres pièces du puzzle pour reconstituer l’histoire en miettes, comme la carcasse de la baleine échouée, victime collatérale d’un tir de missile et qui finira en objet d’art et d’études. L’une des idées matrices du film selon le réalisateur. C’est d’ailleurs à une femme, la plus improbable, laïque, optimiste qu’il livrera l’espace de la plage abandonnée et l’espérance d’une Gaza aux beautés indestructibles. Film encore plus nécessaire dans les désordres que nous traversons. Certes il s’agit d’une commande (pour Al Jazeera Children Channel). Unilatéral, diront certains. La suite des événements prouve qu’il ne cédait en rien à la propagande.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 166

Les mains en l’air Film français de Romain Goupil

André Videau

1 Une voix-off nous apprend que nous sommes en 2067. C’est celle de Milana, une femme d’origine tchétchène, qui se souvient de ce qui lui est arrivé il y a soixante ans. Le ton est celui du conte et les événements sont à peine croyables. En ce temps-là le gouvernement en place, dont on ne se souvient même plus du nom du président (rires garantis dans la salle de projection qui a pigé le coup de l’anticipation/fiction, de l’ironie au second degré) avait promulgué des lois scélérates concernant la reconduction aux frontières des travailleurs étrangers sans papiers, y compris de leurs enfants mineurs dans une politique globale de quotas d’expulsion.

2 Dans leur quartier populaire et leur école métisse, Milana et ses camarades d’une dizaine d’années, sont violemment perturbés par l’application des mesures répressives qui menacent certains d’entre eux. La chasse aux clandestins est ouverte. Elle va avoir des répercussions sur la vie et les comportements de chacun.

3 Parents et enseignants, selon leurs convictions, essaient maladroitement d’organiser la résistance. Cendrine, la jeune maman de deux jolis bambins – Blaise et Alice –, est la plus motivée. Elle préconise, malgré les réticences d’un mari timoré (joué en parfait décalage par le réalisateur) et l’opposition, encore plus argumentée d’un frère ancien gauchiste (Hyppolite Girardot, dans un contre-emploi féroce) une stratégie radicale : l’adoption provisoire, au sein des familles, des enfants les plus en danger. Ironie (calculée ?) du casting, c’est Valéria Bruni-Tedeschi, belle-sœur de qui vous savez, qui au mieux de sa forme, porte le discours le plus véhément contre la politique gouvernementale. Il va s’ensuivre une période de détente au cours de vacances bucoliques où le bonheur est dans le pré, la liberté dans la rivière et la sérénité relative dans les familles sélectivement recomposées.

4 L’expulsion sans appel de leur copain Youssef prouve que les palabres et la bonne volonté des adultes se mènent à rien. Il faut passer à une stratégie autonome. Prendre le maquis. Autour de Milana, prochaine victime toute désignée puisque appartenant à une famille nombreuse de Tchétchènes, peut-être en voie de régularisation, mais néanmoins, dans le collimateur des autorités, la résistance s’organise. La petite bande

Hommes & migrations, 1285 | 2010 167

investit une cave qui n’a qu’un soupirail pour communiquer avec la rue. Le secret, bien préparé et bien gardé, provoque l’inquiétude et bientôt l’angoisse et la panique. Le film, lui, prend des allures de manuel de survie dans la bonne humeur et de formation citoyenne pour petits rebelles.

5 Sujet, on en conviendra, rarement traité avec ce mélange de sérieux et ces pirouettes d’ironie qui caractérisent le dernier film de Romain Goupil, comme une rupture heureuse et inattendue.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 168

Chroniques

Livres

Hommes & migrations, 1285 | 2010 169

Nouvelles d'Afrique Nouvelles de foot, Enfants de la balle Nouvelles réunies et présentées par A. A. Waberi, JC Lattès, 17 euros

Élisabeth Lesne

RÉFÉRENCE

Nouvelles d'Afrique Nouvelles de foot, Enfants de la balle, Nouvelles réunies et présentées par A. A. Waberi, JC Lattès, 17 euros

1 Ils pourraient former une équipe de foot, ces onze écrivains nés en Algérie, au Maroc, à Djibouti, au Congo, au Togo, au Nigeria, à l’île Maurice et en Afrique du Sud. Mais, réunis par Abdourahman A. Waberi, ils nous offrent quelque chose de bien plus rare qu’un match en ces temps de Coupe du monde : onze nouvelles qui restent dans la tête, onze fragments d’univers singuliers, quoique tous traversés, de façon plus ou moins fugace, par le ballon rond.

2 Dans “Esprit de corps”, de Mark Behr, Douglas, père de famille, est réveillé en pleine nuit par un rêve. Émergeront peu à peu les images d’une scène traumatisante de son enfance : deux collégiens sont forcés de faire des pompes jusqu’à épuisement devant tous leurs camarades, parce qu’ils ont osé faire l’école buissonnière “pour aller sur le parking jouer au foot avec des nègres” – Nous sommes en Afrique du Sud...

3 Les deux nouvelles situées en Algérie sont d’une grande violence. Yahia Belaskri raconte dans “Blanc et noir” la balade d’après match d’un supporter ravi de la victoire de son équipe : viols et vols en série avec des potes avant le retour chez l’épouse apeurée et soumise. Quant à Anouar Benmalek, dans “Le penalty”, il nous plonge dans la confusion mentale de Bachir : celui-ci assiste à un match de foot, mais sa mémoire lui joue des tours, et l’imam du coin, “un ancien délinquant d’au moins vingt-cinq ans”, a profité de sa “tête qui pourrissait si vite” pour lui insuffler “la passion du djihad”.

4 “Le clan des voleurs” de la Mauricienne Ananda Devi et “Ballon de poussière” du Congolais Wilfried N’Sondé évoquent les désillusions des jeunes joueurs repérés par des

Hommes & migrations, 1285 | 2010 170

rabatteurs en Afrique. Amenés en Europe dans des centres d’entraînement, ils sombrent dans la détresse alors que leur famille s’étonne de ne pas les voir à la télé et de ne pas recevoir d’argent. “Soka mangea enfin à sa faim, mais dépérit de l’intérieur. [...] Curieusement, les attraits du monde occidental ne l’atteignaient pas. Il avait trop froid pour s’intéresser aux téléphones mobiles ou aux voitures, les boîtes de nuit où l’entraînaient ses coéquipiers lui apparurent comme des cauchemars sonores et visuels”, écrit Ananda Devi.

5 Ces quelques exemples donnent une idée de la diversité de ce recueil. Rien à voir avec les commentaires des journalistes sportifs et les joueurs couverts de dollars, sûrement parce que la plupart de ces écrivains ont pratiqué dans leurs,jeunes années un football de pauvres, à l’instar de Waberi, qui écrit dans la préface : “Né dans un bidonville au plein mitan de Djibouti, le football a accompagné ma jeunesse et mon adolescence. Je me suis adonné à ce sport parce qu’il était le seul à ma portée : après tout on n’a besoin que d’un bout de plastique ou d’un tas de chiffon rassemblé en boule.”

6 Ce livre est aussi une invitation à découvrir l’œuvre de ces onze écrivains présentés par une courte introduction, car tous ne sont pas encore aussi connus qu’Alain Mabanckou, qui signe dans ce recueil “Nous gagnerons la Coupe du monde 2010”.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 171

William Gasparini et Gilles Vieille- Marchiset, Le Sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques Paris, PUF, 2008, 172 pages, 21 euros

Marie-Carmen Garcia

RÉFÉRENCE

William Gasparini et Gilles Vieille-Marchiset, Le Sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, PUF, 2008, 172 pages, 21 euros

1 Le sport est-il vraiment un vecteur d’intégration sociale ? L’ouvrage de William Gasparini et de Gilles Vieille-Marchiset permet de répondre à cette question en déconstruisant, d’une part, les discours institutionnels “d’intégration par le sport” développés depuis plus de vingt ans en France et, d’autre part, en examinant les modes de socialisation travaillant les pratiques sportives juvéniles dans les quartiers. Articulant de manière pertinente une sociologie des politiques publiques et une sociologie du sport, les auteurs partent de l’hypothèse que “les politiques d’insertion par le sport peuvent être analysées comme une nouvelle forme d’encadrement et de contrôle des jeunes issus des classes populaires face aux effets non maîtrisés des politiques néolibérales amorcées en France au début des années quatre-vingt1”. Le livre est structuré autour de trois chapitres dont l’ambition est ainsi de mesurer les effets des dispositifs d’action publique convoquant les pratiques sportives dans les “cités”. Après avoir montré que les “vertus intégratives” du sport constituent une croyance largement partagée dans la société française et chez nos voisins européens, les chercheurs précisent qu’ils ne s’adressent pas uniquement aux spécialistes des sciences sociales, mais aussi aux décideurs et acteurs institutionnels intéressés par les politiques d’intégration par le sport.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 172

2 William Gasparini et Gilles Vieille-Marchiset soulignent que le sport n’est pas socialement neutre. Il est l’apanage des groupes sociaux favorisés dont les pratiques sportives sont plutôt individuelles et hors encadrement institutionnel. Les jeunes de milieux populaires sont, quant à eux, relativement peu nombreux à faire du sport et leurs activités sont plutôt encadrées institutionnellement (dispositifs d’éducation populaire ou fédérations sportives principalement). Dans un contexte marqué par la décentralisation, la crise de l’État providence, le chômage, l’échec scolaire, le sport “citoyen” apparaît ainsi à de nombreux acteurs politiques en charge comme une clef pour l’insertion sociale, scolaire et professionnelle d’une jeunesse devenue un “problème social”.

3 Concernant les pratiques sportives des jeunes des banlieues, les chercheurs observent tout d’abord qu’elles sont très diverses et qu’elles s’organisent à la fois autour d’associations sportives et de pratiques autodidactes. William Gasparini et Gilles Vieille-Marchiset classent les structures associatives réglementées en trois catégories : les clubs sportifs “traditionnels” (autrefois ceux des patrons des industries locales devenus ceux des comités d’entreprise), les associations “sport-insertion” et les associations dont la vocation première n’est pas le sport mais qui proposent aussi des sports (par exemple les MJC). À côté de ces pratiques sportives réglementées, il existe des pratiques “de rue” que les pouvoirs publics s’efforcent de circonscrire en construisant des “espaces sportifs ouverts”. En effet, les élus et les responsables institutionnels perçoivent le sport “encadré” comme étant le meilleur moyen de “socialiser” les jeunes et dévalorisent les activités “hors cadre institutionnel”. Pourtant, il n’est pas rare que des individus développent des pratiques physiques à la fois dans des clubs et dans des groupes de pairs. Les entraîneurs sportifs et les acteurs éducatifs apprécient peu ces doubles appartenances. Mais les chercheurs signalent qu’il serait plus opportun de ne pas “forcer” les jeunes à abandonner leurs pratiques autogérées mais, au contraire, de les prendre en compte dans les logiques de l’insertion sociale.

4 Malgré les résistances du monde sportif à l’instrumentalisation du sport à des fins de développement social, le champ institutionnel de la Jeunesse et des Sports a progressivement développé un secteur “socio-sportif” à la suite des émeutes urbaines de 1981. En ce sens, l’intégration du sport dans les politiques publiques constitue une spécificité française. Les collectivités territoriales sont les principales intervenantes dans le domaine du “sport social”. Elles convoquent les pratiques sportives en vue d’une “pacification sociale”. Pourtant, aucune recherche scientifique ne valide les “vertus” sociales supposées du sport.

5 Les chercheurs soulignent les incohérences qu’il y a entre les idéaux de cohésion et d’intégration sociale par le sport, les valeurs sportives fondées sur l’excellence et la performance individuelle et les aspirations politiques à la responsabilisation individuelle et à l’autonomie des jeunes de quartier populaire. La position de l’État apparaît ainsi comme très ambiguë, car l’utilisation du sport comme outil d’insertion laisse dans l’ombre les véritables facteurs de précarité et de désaffiliation sociale tout en renforçant, dans certains cas, l’exclusion et la précarité des populations visées.

6 Les contradictions de “l’esprit du capitalisme” semblent être exacerbées dans les dispositifs d’intégration par le sport. Ces derniers sont en effet fondés sur des représentations implicites de l’individu “inséré” et leurs mots d’ordre sont l’autonomisation et la responsabilisation, d’une part, la soumission à l’ordre établi,

Hommes & migrations, 1285 | 2010 173

d’autre part. Ainsi, d’un côté, on pousse les jeunes à “s’individualiser”, de l’autre on les pousse à “s’insérer” dans un collectif qui les dépasse. Cet ouvrage n’est donc pas seulement une contribution aux analyses sociologiques du sport mais aussi, plus largement, un support de réflexion à propos des ambivalences des politiques françaises d’intégration sociale des jeunes de quartiers populaires. L’idée centrale de ces politiques n’est évidemment pas de “professionnaliser” les jeunes, mais de les conduire, via le sport, à rompre avec la culture de rue informelle pour entrer dans la “logique du projet” et devenir des “entrepreneurs d’eux-mêmes”, notamment en raccrochant avec la culture scolaire.

NOTES

1. William Gasparini et Gilles Vieille-Marchiset, Le sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, PUF, 2010, p. 11.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 174

Le prix littéraire de la Porte Dorée consacre Alice Zeniter

1 Le prix littéraire de la Porte Dorée, créé cette année par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, a été remis pour la première fois le 12 juin dernier à Alice Zeniter pour son roman Jusque dans nos bras (Albin Michel). Doté de 4000 euros, ce prix récompense un récit écrit en français, ayant pour thème l’exil, qu’il soit volontaire ou imposé, intime, économique ou politique.

2 “Au fil des séances, un roman s’est imposé par son culot et son audace. Un livre écrit comme un coup de poing”, a déclaré Mohamed Kacimi, le président du jury, lors de la remise du prix.

3 Jusque dans nos bras raconte l’histoire d’un mariage blanc : Alice a décidé de se marier avec son copain d’enfance, Mad, pour qu’il ne soit pas expulsé vers le Mali. Un nouveau chapitre de “la grande histoire du racisme”, à laquelle travaille Alice, de père algérien et de mère normande (comme l’auteur), depuis l’époque du bac à sable où elle s’est fait traiter de “bougnoule”. Ce roman très contemporain, dans son inspiration comme dans son style et ses références, ne cède pas aux clichés : si les jeunes gens se sont préparés avec angoisse au questionnaire destiné à déceler les mariages blancs, l’enquêtrice, qui n’a rien d’une inquisitrice, souhaite à ce joli couple tout le bonheur du monde.

4 Malice et humour dans le regard sur soi, échappe au pathos et aux bons sentiments. “Idéalisme de la jeunesse”, “éloge de la justice et du devoir de protestation”, “optimisme et dynamisme”, “joie, élan et légèreté”, voilà ce que les membres du jury ont apprécié dans ce roman.

5 Dans son discours de remerciement, la jeune auteure de 23 ans a insisté sur la nécessité d’accomplir, sans attendre, ce qui nous tient le plus à cœur. “Depuis que le livre est sorti, je n’ai cessé d’entendre des commentaires sur mon jeune âge. On devrait faire ce que l’on a envie de faire le plus vite possible. 23 ans, finalement, c’est peut-être déjà trop tard”, a-t-elle déclaré. L’assemblée a souri, et pris soudain un sacré coup de vieux.

6 Composé de Mehdi Charef, écrivain et cinéaste, Arlette Farge, historienne, Mehdi Lallaoui, cinéaste, Florence Lorrain, libraire, Alain Mabanckou, écrivain, Valérie Marin La Meslée, critique littéraire au Point et au Magazine littéraire, Léonora Miano, écrivain, Jacques Toubon, président du conseil d’orientation de la Cité, et Henriette Walter,

Hommes & migrations, 1285 | 2010 175

linguiste, le jury a dû choisir parmi neuf autres romans : L’Arabe d’Antoine Audouard (L’Olivier), Le Tombeau de Tommy d’Alain Blottière (Gallimard), Murmures à Beyoglu de David Boratav (Gallimard), Missak de Didier Daeninckx (Perrin), La Mer noire de Kéthévane Davrichewy (Sabine Wespieser), En direction du vent de Fawaz Hussain (Non- Lieu), Le Silence des esprits de Wilfried N’Sondé (Actes Sud), Tâche de ne pas devenir folle de Vanessa Schneider (Stock) et Ru de Kim Thúy (Liana Levi).

Hommes & migrations, 1285 | 2010 176

Luis Sepulveda, L’Ombre de ce que nous avons été Traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg. Edition Métailié, 150 pages, 17 euros

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Luis Sepulveda, L’Ombre de ce que nous avons été, Traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg. Édition Métailié, 150 pages, 17 euros

1 Santiago du Chili. Une nuit grise. Hivernale. Des hommes convergent vers un lieu de rendez-vous. “Plus gros, plus vieux, chauves et la barbe blanchie, ils projetaient encore l’ombre de ce qu’ils avaient été” écrit Luis Sepúlveda. À leur manière, en cette nuit du 15 au 16 juillet, ils sont là pour commémorer un événement. Cacho, Lucho et Lolo sont déjà arrivés. Ils attendent “le Spécialiste”,”L’Ombre”, Pedro Nolasco Gonzalez. Manque de chance, Pedro, le maître de cérémonie, le cerveau de cette ultime opération, est allongé raide mort sur un trottoir arrosé par la pluie. Une “fatalité verticale” vient de défoncer la boîte crânienne du bonhomme. Une scène de ménage entre Conception et Coco, son rêveur de mari, a provoqué une pluie de disques, de livres, de vidéos et surtout d’un antique et fatal tourne-disque Dual. Coco ne pourra que constater le décès de ce passant qui portait un vieux révolver sur lui. Sur cette trame, vient se greffer l’enquête sur la mort de Pedro menée par Crespo, un vieil inspecteur et sa jeune collègue. Lui a connu le temps de la dictature, un mot “banni” des dictionnaires aujourd’hui. Elle, toute fraîche appartient à cette première génération aux mains propres et la dernière aussi car demain… on privatise. Crespo connaît la victime. Il est intrigué par cette pétoire retrouvée sur Pedro, lui qui tout au long de sa longue existence militante n’a jamais tiré un seul coup de feu ou eu recours à la violence pour défendre le faible contre le puissant, la justice ou la liberté. Le défunt, maître ès qualités, incarnait la “rigueur morale des anars”.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 177

2 Dans le n° 1270 qu’Hommes et Migrations consacrait aux migrations latino-américaines, Fanny Jedlicki abordait la question du retour des exilés au Chili. C’est aussi la toile de fond de ce roman. Un livre enchanteur, comme peuvent l’être les récits d’Albert Cossery, où l’auteur réalise un tour de force : évoquer les années de dictature, les luttes passées, l’optimisme d’une “jeunesse partie en lambeaux”, l’exil des uns, les tortures ou la mort des autres, le difficile retour des exilés dans un pays méconnaissable, à la”normalité factice”… dans une sorte de clair-obscur émotionnel et littéraire où l’humour, l’élégance et la légèreté, émergeant du brouillard de l’Histoire, dominent.

3 “Les anciens exilés étaient désorientés (…). Sans les prévenir on avait changé le pays.” Qu’ils débarquent de Berlin, comme Conception et Coco, de Paris comme Cacho Salinas ou d’un périple plus chaotique comme Lolo Garmendia, ces “vétérans”, “naufragés d’un même bateau” sont deux fois exilés. En Europe, ils ont laissé qui une femme qui un enfant “aux racines aériennes”. Au Chili, les valeurs portées par ces magnifiques spécimen d’une humanité d’avant la mondialisation à la sauce libérale des marchés - et des esprits -, vont à contre-courant d’une société qui déshabille les filles du peuple pour vendre un peu plus de (mauvais) café à des consommateurs mi voyeurs mi amorphes. Alors oui, cela vaut sûrement la peine, peut-être une dernière fois, de “tenter le coup”, c’est-à-dire de “faire son devoir” et d’arrêter, même un bref instant, la pluie sur Santiago.

4 Il faut lire, toute affaire cessante, L’Ombre de ce que nous avons été. Des ombres qui “existeront aussi longtemps qu’il y aura de la lumière”.

Hommes & migrations, 1285 | 2010 178

Michèle Tribalat, Les Yeux grands fermés. L’immigration en France Paris, Denoël, 2010, 222 pages, 19 euros

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Michèle Tribalat, Les Yeux grands fermés. L’immigration en France, Paris, Denoël, 2010, 222 pages, 19 euros

1 Michèle Tribalat, rigoureuse démographe du sérieux Institut national d’études démographiques (INED), spécialiste de l’immigration et auteur de plusieurs essais, reprend, dans son nouveau livre, une réplique de L’Homme qui tua Liberty Valance du réalisateur John Ford. Voilà qui n’est pas banal. À la fin du film, après avoir entendu le témoignage-confession de Ransom Stoddard (interprété par James Stewart) sur les circonstances réelles de la mort de Liberty Valance, le rédacteur du Shinborne Star décide de ne pas imprimer ce qu’il vient d’entendre : “Quand la légende dépasse la réalité, il faut imprimer la légende.” Exit donc la réalité… Michèle Tribalat serait-elle amateur de westerns ? Pour les fans (du genre cinématographique s’entend) voilà une bonne nouvelle et pour tous, une nouvelle façon d’aborder la présence immigrée en France.

2 Car Michèle Tribalat, à l’instar du merveilleux James Stewart, entend rétablir la vérité sur certaines légendes qui auraient cours en matière d’immigration. Michèle Tribalat n’a pas froid aux yeux et quelques duels, sous le soleil des médias ou sur des tribunes surchauffées, ne l’impressionnent pas. Elle décoche des flèches assassines contre les ONG, la presse et même certains de ses collègues. Cela donne un scénario qui a du rythme, un texte qui ne manque pas de panache et, que l’on partage ou non ses propos, une lecture qui tranche avec le ronron éditorial.

3 Quelles sont les vérités qu’entend rétablir notre démographe ? Qu’il s’agisse de croissance, de démographie, du financement des retraites (sur ce dernier point, Hervé Le Bras1 disait récemment la même chose, les effets de manche en moins),

Hommes & migrations, 1285 | 2010 179

l’immigration n’offrirait aucune solution miracle au pays. Après s’être appuyée sur des études étrangères, anglo-saxonnes pour la plupart, elle adopte une posture où elle tiendrait (à son avantage) le rôle de celle qui dit la vérité – et qui selon Guy Béart doit être exécutée. Elle part, arborant l’étendard de la connaissance, pourfendre l’ignorance, même si cela est impopulaire. Une connaissance en soi, bien proprette, expurgée de toute contingence. Sujet pour philosophe s’il en est. Pour autant, si l’immigration n’est pas une solution, elle ne constitue pas non plus un problème rédhibitoire. Comme elle le montre, statistiquement, tout se joue à la marge, à l’exception peut-être de la pression à la baisse sur les plus bas salaires.

4 “On nous cache tout on nous dit rien” donc : l’immigration en France ? Les chiffres d’abord pour cette spécialiste qui se plaint tout au long de son ouvrage de “l’insuffisance de l’appareil statistique français” au point que “l’Insee n’a, en vérité, plus aucune boussole pour fixer le solde migratoire”. Un solde qui ne serait au mieux qu’une vulgaire “estimation” et au pire d’“aucun intérêt statistique” étant donné entre autres qu’il est impossible de déterminer le nombre des étrangers et des nationaux qui quittent la France. À cette inanité statistique, elle préfère utiliser les données sur les flux des entrées d’étrangers. Qu’apprend-on alors ? Que si les flux ont baissé, aussi bien en termes absolus qu’en termes relatifs (c’est-à-dire comparés à la population française), ils restent néanmoins comparables à ceux des années soixante-dix et donc bien supérieurs aux flux des années 75-90.

5 Pour l’auteur ce n’est pas tant la taille des flux qui aujourd’hui diffère que leur objet. Et de montrer que les entrées en France au titre des motifs familiaux, et notamment pour rejoindre un conjoint français (60 % viennent du Maghreb) sont aujourd’hui bien plus importantes que les entrées de “travailleurs”. Rien de vraiment nouveau sous le soleil. L’auteur pointe ici le fait que les flux familiaux s’auto-engendreraient, échappant ainsi aux décisions des politiques et que la catégorie des “mariages mixtes” serait à relativiser et ne pourrait pas être enregistrée comme une donnée en faveur de l’intégration. La majorité des étrangers qui entre en France pour y rejoindre un conjoint vient du Maghreb de sorte que ces mariages dits “mixtes” célèbreraient l’union de Maghrébin(e)s et de Français(es) issus de l’immigration nord-africaine, autrement dit de la même origine culturelle. Michèle Tribalat écrit que “le mariage avec un(e) Français(e)” serait devenu un “sésame”. Autre temps fort du livre, le constat du déclin de la mixité, marqué par une concentration importante des populations d’origine étrangère en Ile-de-France, (elle serait ainsi passée de 16 % à 37 % entre 1968 et 2005) ou la croissance du nombre de jeunes d’origine étrangère dans une ville comme Blois où un tiers des jeunes serait d’origine étrangère contre un sur vingt à la fin des années soixante. À cette concentration géographique s’ajoute une “ségrégation ethnique” qui condamne les jeunes d’origine algérienne ou autres à ne pas ou peu pouvoir fréquenter des jeunes “d’origine française”. Voilà pourquoi Michèle Tribalat justifie la nécessité de recourir à des statistiques précises sur la population française d’origine étrangère : pour justement mettre en œuvre des politiques sociale, éducative, urbaine… idoines. L’argument ne lève pas la crainte de voir des jeunes français à part entière, devoir être perçu, sur une, deux, voire trois générations, comme des Français “entièrement à part”.

6 Ensuite Michèle Tribalat ne révèle rien. Elle défend un point de vue souverainiste qui verrait les États perdre leur souveraineté en matière de politique migratoire du fait de l’empiétement de la Commission européenne, d’une interprétation extensive de la

Hommes & migrations, 1285 | 2010 180

notion des droits de l’homme et du forcing des partisans d’une gouvernance mondiale des migrations internationales. Elle a pour ces derniers des mots durs comparant l’utopie de la diversité et du métissage aux promesses des lendemains qui chantent du XXe siècle qui se sont transformées en cauchemar. Ceci est un point de vue, l’objet d’une discussion et d’échanges d’arguments, non la révélation d’une vérité cachée. Michèle Tribalat ne croit pas à ces perspectives et s’élève “contre la justification à l’impuissance (ou au manque de volonté) à réguler les flux migratoires”. Cela est son droit et, forte de ses convictions, elle ne pense pas que la liberté de circulation ou l’immigration en soi, puisse égayer nos horizons sociaux, identitaires ou culturels… Elle installe le débat sur un mode conflictuel. Il est vrai aussi qu’elle fut hier la cible de bien des critiques. En tout cas dans Les Yeux grands fermés (référence à Kubrick) si Liberty Valance est mort, rien ne permet de croire qu’une légende entoure sa disparition.

NOTES

1. Gérard-François Dumont, Hervé Le Bras, Doit-on contrôler l’immigration ? éditions Prométhée, collection “Pour ou contre”, 2009

Hommes & migrations, 1285 | 2010 181

Stephen Wright, La Polka des bâtards Paris, Gallimard, 2010, 416 pages, 23 euros

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Stephen Wright, La Polka des bâtards, Paris, Gallimard, 2010, 416 pages, 23 euros

1 Liberty Fish ! Voilà qui s’appelle choisir le nom de son personnage. Libre et insaisissable à l’image de ces poissons qui filent et qu’on ne peut retenir. La Polka des bâtards raconte dans une langue protéiforme et majestueuse, inventive et truculente, les USA. Un pays et un peuple aussi insaisissables que n’importe quelle autre nation. Un pays et un peuple irréductibles à une formule et dont le devenir se nourrit des bâtardises et des contradictions des temps présents.

2 Ici Stephen Wright revient sur une question centrale de la société américaine, la question raciale. La Polka des bâtards a pour théâtre la guerre de Sécession. Liberty Fish est le rejeton d’un couple d’abolitionnistes convaincus et militants. Le père est new- yorkais, quant à la mère, elle est issue d’une famille d’esclavagistes de la Caroline. L’État du Sud, comme la parentèle, figurent parmi les pires suppôts de la relégation du Noir à l’état de bête sauvage. De quoi donner des nausées à la jeune Roxana qui décide de quitter la plantation familiale, Rédemption Hall, et les siens.

3 Pas étonnant alors, quand éclate la guerre de Sécession, que Liberty Fish s’engage du côté Yankee et participe à ce qu’il croit être une guerre contre l’esclavagisme et pour l’égalité entre Blancs et Noirs. Le jeune homme sortira vivant du carnage. Ce sera-là son seul acte d’héroïsme, et pas des moindres à lire les descriptions dantesques des batailles et tueries.

4 Fatigué sans doute des boucheries dont il a été le témoin, revenu de ses illusions sur la nature humaine et sur ses camarades de combats, titillé aussi par ses troubles origines familiales, une fois de plus, Liberty s’esbigne, il déserte ! Il part à pied, en direction de la proche Caroline, à la recherche de Rédemption Hall et de ses grands-parents. Histoire de comprendre et peut-être de faire payer le mal qu’ils ont fait à leur fille, sa mère. Ce

Hommes & migrations, 1285 | 2010 182

qu’il va découvrir dépasse l’entendement, le grand-père expérimente ses théories raciales sur les esclaves encore en sa possession : pour se débarrasser de “la maladie de la différence raciale”, “lever la malédiction de la couleur en éradiquant complètement toute couleur”. Ce n’est pas un programme, mais un délire !

5 Stephen Wright met à mal bien des mythes qui participent de la gloriole nord américaine et joue du bistouri pour faire remonter à la surface les non-dits de l’histoire américaine, les héritages et les illusions de son histoire raciale. Il faut lire Stephen Wright pour ce qu’il raconte, d’une actualité étonnante, mais aussi et peut-être surtout pour son écriture torrentielle et vertigineuse.

Hommes & migrations, 1285 | 2010