Journal de la Société des américanistes

97-1 | 2011 tome 97, n° 1

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jsa/11631 DOI : 10.4000/jsa.11631 ISSN : 1957-7842

Éditeur Société des américanistes

Édition imprimée Date de publication : 5 octobre 2011 ISSN : 0037-9174

Référence électronique Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011, « tome 97, n° 1 » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2014, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/jsa/11631 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jsa.11631

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SOMMAIRE

Articles

Varia

Des quartiers chez les Mayas à l’époque classique ? Éva Lemonnier

Classic Maya Settlement Clusters as Urban Neighborhoods: A Comparative Perspective on Low-Density Urbanism Michael E. Smith

Dossier : Discours rituels en Amazonie

Note de la rédaction

Présentation : les discours du rituel Pierre Déléage

As Spirits Speak: Interaction in Wauja Exoteric Ritual Christopher Ball

Les cours d’eau dans les incantations chamaniques des Indiens yucuna (Amazonie colombienne) Laurent Fontaine

Invention et interprétation : chants de boisson et chants chamaniques chez les Suruí du Rondônia Cédric Yvinec

Sisyawaytii tarawaytii : sifflements serpentins et autres voix d’esprits dans le chamanisme quechua du haut Pastaza (Amazonie péruvienne) Andréa-Luz Gutierrez-Choquevilca

Entre la parole et l’image : le système mythopoétique marubo Pedro de Niemeyer Cesarino

Ujnarone Chosite: Ritual Poesis, Curing Chants and Becoming Ayoreo in the Gran Chaco Lucas Bessire

Pourquoi chanter les ragots du passé ? Itinéraire historique d’un chant rituel trumai (Mato Grosso, Brésil) Emmanuel de Vienne

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Comptes rendus

MCANANY Patricia and Norman YOFFEE (eds), Questioning collapse. Human resilience, ecological vulnerability, and the aftermath of empire Florent Kohler

VIDAL LORENZO Cristina y Gaspar MUÑOZ COSME (eds), Los grafitos mayas: cuadernos de arquitectura y arqueología maya Claude-François Baudez

THOMPSON Judy, Recording their story, James Teit and the Tahltan Matthieu Charle

SAUMADE Frédéric, Maçatl. Les transformations mexicaines des jeux taurins Virginie Baby-Collin

GALINIER Jacques et Antoinette MOLINIÉ, Les Néo-Indiens. Une religion du IIIe millénaire Edilene Coffaci de Lima

BOROFSKY Robert et al., Yanomami: The Fierce Controversy and What We Can Learn From It Philippe Erikson

KOPENAWA Davi et Bruce ALBERT, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami José Antonio Kelly Luciani

LE TOURNEAU François-Michel, Les Yanomami du Brésil. Géographie d’un territoire amérindien Xavier Arnauld de Sartre

CHIRIF Alberto y Manuel CORNEJO CHAPARRO (eds), Imaginario e imágenes de la época del caucho: los sucesos del Putumayo Lorena I. Córdoba

FONTAINE Laurent, Paroles d’échange et règles sociales chez les Indiens yucuna d’Amazonie colombienne • FONTAINE Laurent, Récits des Indiens yucuna de la Colombie. Textes bilingues Cédric Yvinec

HILL Jonathan D., Made-from-bone. Trickster myths, music, and history from the Amazon Emmanuel de Vienne

DÉLÉAGE Pierre, Le chant de l’anaconda. L’apprentissage du chamanisme chez les Sharanahua (Amazonie occidentale) Philippe Erikson

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Articles

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Articles

Varia

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Des quartiers chez les Mayas à l’époque classique ?

Éva Lemonnier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Manuscrit reçu en septembre 2010, accepté pour publication en avril 2011

1 L’archéologie des structures de l’habitat des Basses Terres mayas de l’époque classique (600-900/1000 apr. J.-C.), avec le concours de l’ethnographie, l’ethnohistoire et l’ethnoarchéologie, a pour finalité d’étudier les structures sociales. Elle se fonde, aujourd’hui encore, sur la classification des unités de regroupement proposée par Ashmore (1981b). Cette classification théorique résulte des données de terrain obtenues entre les années 1950 et 1980 par la settlement pattern archaeology. De façon résumée, elle comporte deux niveaux d’analyse, ou deux types d’unités de regroupement internes aux établissements, qui correspondent en fait à deux catégories d’unités sociales référencées par les ethnologues et les ethnohistoriens travaillant en zone maya (catégories émiques) : l’unité d’habitation (household unit), unité sociale élémentaire, et le settlement cluster, unité sociale intermédiaire entre la première et l’établissement (Figure 1).

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FIG. 1 – Classification des unités de regroupement dans les sociétés mayas classiques (d’après Ashmore 1981b, pp. 49-51, figures 3.1 à 3.6) ; unités d’habitation (variantes a et b), complexes de composition homogène (c et d) et complexes de composition hétérogène (e, f, f’ et f”).

2 L’unité d’habitation a largement été documentée à partir des années 1980 par le développement de la household archaeology (Wilk et Ashmore 1988). Elle correspond archéologiquement à ce qu’on désigne communément comme le groupe à patio (patio group. Ashmore 1981b, p. 49 ; voir Figure 1.b). On considère, sur la base des données archéologiques, ethnographiques et ethnohistoriques, qu’il s’agissait de l’unité élémentaire de production et de consommation (ibid., p. 44 ; Manzanilla 1986 ; Wilk 1991), de transmission des ressources, des propriétés et des droits, de co-résidence et de reproduction (Ashmore et Wilk 1988, pp. 4, 6). Sur le plan économique, il s’agissait donc du groupe d’activités fondamental. Sur le plan social, elle représente la maisonnée ou le groupe domestique (household) et abritait une famille étendue (Willey 1981 ; Ashmore 1981a ; Manzanilla 1986 ; Winter 1986). La morphologie du groupe à patio reflète donc l’évolution spatio-temporelle de la famille (Tourtellot 1983) et l’archéologue peut percevoir la croissance de la maisonnée verticalement et horizontalement : la séquence d’occupation non seulement constitue une véritable généalogie (Haviland 1981, p. 110), mais elle restitue également les modalités d’une expansion spatiale – les rénovations, les constructions successives et la multiplication des édifices (« structures »), dans le patio d’abord, puis dans un patio voisin, permettaient à la famille, nucléaire d’abord, puis élargie, de croître dans le temps et de s’étendre dans l’espace.

3 Le cluster, comportant plusieurs maisonnées, est une concentration d’unités minimales, semblables entre elles ou différentes (Ashmore 1981b, p. 51) : il est donc de composition homogène (ibid. ; voir Figures 1.c et 1.d) ou hétérogène (ibid. ; voir Figures 1.e et 1.f). Socialement, les clusters de composition homogène incluaient des familles de rang plus ou moins équivalent, les clusters de composition hétérogène regroupaient des familles

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de rangs sociaux distincts, perceptibles dans les formes de leur habitat. D’emblée, cette catégorie d’unité a été assimilée, par analogie, aux barrios des communautés mayas historiques et contemporaines (Marcus 1983, p. 469 ; Sharer 1998, pp. 456-457). Cela dit, ce qu’énonçait William Fash en 1983 vaut toujours aujourd’hui : pour la zone maya à la période classique, il n’y a pas de consensus clair sur l’universalité des regroupements supérieurs au groupe à patio ou à la famille étendue et, moins encore, sur la façon dont ces regroupements étaient liés les uns aux autres et aux « centres » ou aux cités dont ils faisaient partie (Fash 1983, p. 262).

4 Depuis trente ans maintenant, les termes de cluster, complex, compound, suprahousehold division, community subdivision, multihousehold grouping, neighborhood , ward, district, conjunto, barrio, sector, distrito, et même des noms vernaculaires recensés par l’ethnologie et l’ethnohistoire tels que china, cuchteel, chinamit, sont utilisés par les archéologues pour désigner, plus ou moins indistinctement, les unités de regroupement intermédiaires qu’ils ont repérées sur le terrain. Il règne donc une certaine confusion des termes, des unités déterminées, en bref des niveaux hiérarchiques et analytiques identifiés et utilisés, à quoi s’ajoute un problème d’ordre conceptuel dépendant des modèles culturels mobilisés par les chercheurs pour tenter de rendre compte de la structure et de l’organisation des unités repérées. En fait, les typologies sur l’habitat et, surtout, les modèles d’organisation sociale, économique et politique montrent que cette catégorie a été assez peu travaillée par les archéologues. Peut-être que la difficulté des mayanistes à reconnaître des limites aux établissements et à démontrer leur caractère urbain a longtemps bloqué la recherche sur les unités de regroupement intermédiaires (ci-après URI ou, dans un sens équivalent, « quartiers »).

5 Ce peu d’intérêt pour les URI peut paraître paradoxal au vu de la richesse des données ethnographiques sur la question et du fait que des quartiers ont bien été identifiés archéologiquement pour les périodes récentes, entre 1400 et 1600 apr. J.-C. dans les Hautes Terres mayas (Hill et Monaghan 1987 ; Arnauld 1993). On dispose aujourd’hui de données nouvelles sur les sociétés mayas classiques qui invitent à se pencher sur le sujet. Certains indices archéologiques (par exemple l’identification des « grandes maisons » et d’édifices « siège du pouvoir », voir Arnauld 2001 ; Michelet et Becquelin 1995) et certaines inscriptions glyphiques, plus ou moins tardives, laissent penser maintenant que le pouvoir pouvait être « partagé » et « négocié » entre le gouvernant et une élite puissante, dont les palais étaient dispersés dans la ville en signe de leur relative autonomie, plutôt que concentrés autour du palais royal (Martin 2000). Cela n’est pas sans évoquer les sociétés à maisons (Lévi-Strauss 1979), modèle transposé récemment aux sociétés mayas classiques par Gillespie (2000) et, depuis plus longtemps, aux structures sociales postclassiques, qui auraient correspondu à des groupements du type « Maison » plutôt que du type « lignage » au sens anthropologique du terme (Farriss 1984 ; Hill et Monaghan 1987 ; Okoshi s. d. ; Restall 1997). Ce modèle, déduit de données ethnographiques amérindiennes, a pour avantage de rapporter les habitats à la structure sociale et permet d’expliquer les mécanismes d’intégration sociale à l’œuvre dans de grands groupes résidentiels, en ayant recours à des recrutements stratégiques (parents, alliés et clients) pour se reproduire, s’enrichir et perdurer. Il offre des perspectives et des directions de recherche pour les sociétés mayas classiques et pose fondamentalement la question de leurs URI. Mais, pour l’heure, celles-ci continuent de poser deux problèmes majeurs : leur délimitation sur le terrain et leur interprétation socio-économique. D’abord, comment en repérer les

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limites physiques ? Ensuite, quelle était leur nature ou comment qualifier la population qui les formait et quel était son recrutement ?

6 Après un bref historique des recherches qui ont fait état de la question des « quartiers » dans les Basses Terres mayas préhispaniques, lequel permettra d’insister sur les caractères d’ordre morphologique et socio-économique de ces unités, nous tenterons, d’une part, de démontrer, par l’étude de ses composantes, que la petite cité classique de La Joyanca (Petén, Guatemala) a pu être organisée en unités de regroupement intermédiaires et, d’autre part, de caractériser lesdites unités dans ce site : cet exemple constitue un cas d’étude particulièrement pertinent du fait que l’établissement urbain a, ici, pu être délimité et circonscrit de façon précise sur le terrain, grâce à sa taille moyenne et à la forte densité des vestiges qu’il présente.

7 L’étude des URI a plusieurs intérêts : d’abord, celles-ci renvoient à la question de l’organisation interne des établissements et à celle de l’intégration politique de groupes sociaux plus ou moins dispersés. Si plusieurs modèles d’organisation socio-politique ont été proposés sur la base de schémas spatiaux, il faut reconnaître qu’on dispose de peu de données sur celui qui aurait correspondu à la ville organisée en « quartiers » dotés chacun d’un « centre », un modèle « polycentrique » en somme, ou « décentré ». Ensuite, le travail sur la question des « quartiers » fait directement partie de l’étude des processus de formation et de développement des cités mayas classiques et postclassiques. Cela touche donc à deux problématiques traditionnelles de la recherche maya : celle du statut urbain ou non des cités mayas, lesquelles sont souvent contrastées avec les véritables villes denses des Hautes Terres mexicaines et andines préhispaniques (Drennan 1988, pp. 273-274 ; Killion et al. 1989, p. 275 ; Arnauld 2008 ; Arnauld et Michelet 2004 ; Feinman et Nicholas s. d.), et celle de l’effondrement de la fin du Classique (aux IXe-Xe siècles), si on admet que certaines structures sociales fondamentales, internes aux communautés, de type quartier, ont pu fragiliser, voire renverser, l’organisation dynastique (Webster et al. 2000 ; Manahan 2004). Enfin, travailler sur les URI permet de reposer, dans de meilleurs termes, la question de la parenté en archéologie, soulevée il y a maintenant plus de quarante ans (Haviland 1968). Le sens social de l’unité de regroupement archéologique fait difficulté (Ashmore 1988, p. 156) et dépend en réalité d’une notion confuse de parenté : les « quartiers », ou unités identifiées comme telles par les archéologues, sont généralement interprétés comme des groupes de familles apparentées. Or l’ethnohistoire et l’ethnologie de l’aire maya montrent, d’une part, que la notion de parenté est culturellement toute relative vis-à-vis de la co-résidence – comme dans les sociétés à maisons où tous les membres de chacune d’entre elles, apparentés ou recrutés, ont une identité commune. D’autre part, les quartiers des villages mayas étaient, et sont encore, des unités de formes variées, fondées sur des principes mêlés de parenté, de territorialité, de hiérarchie et liées par des fonctions économiques, politiques, religieuses et/ou sociales (Annereau-Fulbert 2003, p. 12).

Les « quartiers » dans les Basses Terres mayas préhispaniques : un bilan

8 À la suite de Diego de Landa (in Tozzer 1941) et des études de Ralph L. Roys (1943, p. 63), Michael Coe (1965) avait proposé que les villes postclassiques du Yucatán étaient segmentées en quatre parties. Son modèle de division quadripartite, qui combine la

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morphologie des établissements et le système politico-religieux postclassique récent (après 1400 apr. J.-C.), est construit sur des données ethnographiques et ethnohistoriques : la rotation des charges politico-religieuses entre représentants des lignées dominantes de la communauté, étudiée chez les Tzotzil de Zinacantán (Chiapas) par Vogt (1964, 1969), est censée prendre tout son sens quand on observe l’application du calendrier de 365 jours sur des cycles de quatre ans et, plus particulièrement, les rites uayeb célébrés à la fin de chaque année solaire tels qu’ils sont relatés par Landa (in Tozzer 1941, pp. 135-150). Pour résumer, le rituel lui-même aurait déterminé la forme des villes, impliquant une certaine structuration de l’habitat perçue par les habitants, sinon une véritable planification urbaine visible pour l’archéologue. Les quatre « quartiers » (quarter, ward, barrio), associés à une couleur et à un point cardinal propres à l’année que chacun symbolisait, auraient donc matérialisé quatre années successives et ordonné l’alternance des charges au sein de la ville : une alternance annuelle, mais réglée sur un cycle de quatre ans, et qui aurait concerné les quatre principales chacun à la tête d’un quartier (ah cuch cab et/ou holpop). Sur le modèle des altepexexeloliz aztèques et de la cité maya tardive de Tayasal (Petén) décrite par les Espagnols, Coe (1965, pp. 107-108) suggère en outre que les quartiers des grandes cités postclassiques comme Mayapán auraient été subdivisés en « sous-quartiers » (district, ward). Quartiers et sous- quartiers auraient été des unités résidentielles et sociales enchâssées, la première ayant été endogame et composée de « patrilignages exogames » hiérarchisés, les familles issues des lignées les plus anciennes détenant le pouvoir (ibid., pp. 106-107, 110). Coe précise que l’endogamie de quartier n’aurait concerné sans doute que les lignées de rangs inférieurs, les lignées de rangs supérieurs ayant été susceptibles de consolider leur pouvoir par des mariages hors du quartier, avec des conjoints provenant même d’autres cités (ibid., p. 108). Reste évidemment à se demander si ce modèle tardif peut être appliqué à l’époque classique, antérieure de cinq à six siècles au moins : « Je ne vois pas pourquoi un grand centre cérémoniel comme Tikal […] n’aurait pas pu être divisé […] en quatre parties, contenant chacune des sous-quartiers endogames »1 (ibid., p. 110).

9 La transposition proposée par Coe de la configuration en quartiers des établissements postclassiques aux établissements classiques repose sur des données très indirectes. À vrai dire, la publication de cet auteur, au milieu des années 1960, était plus une invitation à rechercher des unités de regroupement intermédiaires de type quartier dans les sites classiques qu’une démonstration véritable de leur existence. L’hypothèse d’une division quadripartite des établissements classiques n’a cependant jamais été réfutée : depuis quarante ans, elle est évoquée ponctuellement et elle l’a encore été très récemment pour Ek Balam et Cobá (et peut-être El Naranjal et T’isil) par Mathews et Garber (2004) – lesquels argumentent, par l’ethnohistoire, l’ethnographie et l’archéologie, que la division quadripartite, en tant que métaphore de l’ordre cosmique et du mode de création du monde, est un principe d’organisation fondamental dans les sociétés mayas, présent à tous leurs niveaux (élite et non-élite) et régissant nombre de leurs « constructions » (caches, autels, édifices, sépultures, milpas, patios, centres politico-religieux, établissements et régions). Quant à l’existence de subdivisions ou de sous-quartiers, le site classique de Cobá, dans le nord du Quintana Roo, non loin des cités plus tardives observées par Landa, en serait une assez bonne illustration.

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FIG. 2 – Plan du Barrio I de Cobá, constitué de 20 clusters modestes et de 16 clusters hiérarchisés, appelés autrement chinas ou neighborhoods pour les moins peuplés (15-40 personnes avec 5,6 personnes/unité d’habitation), cuchteelob ou wards pour les plus peuplés (plus de 40 personnes) (d’après Kintz 1983, figure 12.1).

10 Les travaux réalisés à Cobá à la fin des années 1970 représentent, de fait, une étude pionnière en matière de zonation des sites en pays maya et ils marquent l’évolution de la recherche vers l’étude des structures sociales, un courant qui se développa durant toute la décennie suivante (Netting et al. 1984 ; Sabloff et Andrews 1986 ; Vogt et Leventhal 1983 ; Wilk et Ashmore 1988 ; Wilk et Rathje 1982). Au moyen d’analyses spatiales, Ellen Kintz (1978, 1983) démontre que se superpose à la configuration concentrique générale de la ville (Folan et al. 1979, 2009) un mosaic pattern : Cobá aurait été divisé en barrios comportant eux-mêmes des subdivisions (Figure 2). L’idée de départ de Kintz a été d’utiliser une composante importante de l’urbanisme de Cobá (mais rare dans les autres sites mayas), une série de chaussées radiales, pour délimiter physiquement et spatialement de possibles quartiers sur le terrain. Correspondant aux espaces situés entre les chaussées, les barrios auraient dessiné des zones rayonnantes s’étendant du centre vers la périphérie. Sa deuxième décision méthodologique a consisté à utiliser un calcul simple de distances pour segmenter l’espace : les subdivisions des barrios, morphologiquement conformes aux clusters d’Ashmore, tantôt hétérogènes, tantôt homogènes, sont séparées les unes des autres par une distance d’au moins 70 m ; elles sont désignées comme chinas (ou neighborhoods) et cuchteelob (ou wards) selon l’évaluation démographique que le même auteur en fait. Il existe donc, chez Kintz à Cobá, une véritable approche archéologique sur le terrain de la question des unités de regroupement intermédiaires, incontestablement facilitée par l’existence des chaussées radiales.

11 Quand on passe à l’interprétation sociale de Kintz, qui a été présentée à nouveau très récemment (Folan et al. 2009), il semble bien que la seule institution qui aurait structuré

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les groupes sociaux des clusters ait été la parenté : ils « représentent des familles étendues qui exerçaient des fonctions politiques, sociales et économiques à l’échelle de Cobá, en tant que maisonnées liées entre elles par la consanguinité ou l’affinité »2 (ibid., p. 64). Les liens sociaux entre membres des différents clusters, eux, ne sont pas explicités. Kintz tente néanmoins de localiser les résidences de l’élite (à l’intérieur des clusters et en dehors) pour y situer les lieux de pouvoir : « les unités dotées d’une architecture voûtée de haut statut, localisées en dehors des clusters, servaient probablement à concentrer les activités religieuses ou politiques à l’échelle du barrio (Folan 1975), activités qui étaient menées en coordination avec les élites qui vivaient dans les clusters hétérogènes, parmi des maisonnées de rangs inférieurs »3 (Kintz 1983, p. 188). En bref, il faut sans doute comprendre qu’à l’échelle de chaque barrio il existait plusieurs lignées dominantes, probablement hiérarchisées entre elles (selon la position de la lignée vis-à-vis de celles du roi et de la société entière), car Kintz stipule que les élites résidant près du centre étaient probablement de statut supérieur à celles qui vivaient loin du centre.

12 Depuis la monographie de Cobá, plusieurs travaux ont abondé dans le sens d’une structuration des communautés mayas anciennes en quartiers. Aucun n’a cependant poussé aussi loin l’analyse, et ce type d’unité n’a pour ainsi dire jamais fait l’objet d’une problématique de recherche en soi sur le terrain. L’archéologie maya des années 1990 a été axée sur l’agriculture, les moyens de subsistance et l’impact des activités humaines sur l’environnement. L’organisation sociale a, en quelque sorte, été délaissée jusqu’en 2000, date à laquelle la publication de Gillespie sur le modèle des sociétés à maisons marque un retour en force du social. Auparavant, et bien qu’il se soit agi toujours d’études ponctuelles ou isolées, des unités intermédiaires ont toutefois pu être identifiées dans des agglomérations urbaines des Basses Terres du Nord et du Sud aux différentes périodes de l’histoire maya : on peut citer, pour le Préclassique, Cerros (Cliff 1988), pour le Classique, Quiriguá (Ashmore 1988), Copán (Webster et al. 2000 ; Sanders 1989 ; Hendon 1991), Tikal (Becker 2003), mais aussi Seibal (Tourtellot 1970), Dzibilchaltún (Kurjack 1974), Lubaantún (Hammond 1975), Chunchucmil (Vlcek et al. 1978 ; Hutson et al. 2004), Río Azul (Culbert et al. 1990b), Sayil (Smyth et al. 1995), La Milpa (Estrada Belli et Tourtellot 2000), Calakmul, Palenque et Uxmal (Arnauld 2008), pour le Postclassique, Topoxte, Zacpeten et Isla Cante dans la région des lacs du Petén (Rice 1988), mais aussi Isla Cilvituk (Alexander 2000) et Santa Rita Corozal (Chase 1986, 1992).

13 Toutes ces études que l’on peut citer au sujet des unités intermédiaires (quartiers), bien que très inégales dans leur démonstration, montrent d’abord qu’il est possible de les délimiter sur le terrain. Mais ce seul fait n’a pas vraiment retenu l’attention des chercheurs, peut-être à cause des variations dans leur identification. Ensuite, si leurs formes, les termes les désignant et les modèles utilisés pour rendre compte de leur organisation interne varient d’un site à l’autre et d’un chercheur à l’autre, il n’y a guère, au fond, que le seul modèle de la parenté (kinship model) qui ait été mobilisé, encore que certains chercheurs introduisent des notions comme celles de « clientèle » (Sanders 1989) ou de « solidarités économiques » (Alexander 2000, 2005 ; Cliff 1988 ; Becker 2003). Quant au principe de co-résidence, selon lequel les gens sont liés (« apparentés » ?) entre eux par le partage d’un même espace habité (Ashmore et Wilk 1988, p. 6), il est souvent avancé dans les cas où on ne peut pas saisir, à partir des données matérielles, la nature des liens sociaux unissant les membres des unités de type quartier. Cela dit, la co-résidence n’a pas été vraiment étudiée sur le terrain, en

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dépit des multiples études ethnohistoriques et ethnographiques qui montrent la richesse des mécanismes d’intégration sociale qui s’y jouent4.

Caractères morphologiques et socio-économiques des unités de regroupement intermédiaires : les données

14 De l’étude des sept cas les plus probants d’établissements dans lesquels ont été délimités des « quartiers » ou des unités de regroupement intermédiaires (URI) reconnues comme telles – Cobá, Cerros, Quiriguá, Copán, Tikal, Zacpeten, Isla Cilvituk (Lemonnier 2009, pp. 16-29, 59-73) – émerge d’abord un problème de terminologie. Ce problème, évoqué en introduction, traduit en fait des difficultés de définition et d’échelle. En bref, d’un site à l’autre, à des catégories de vestiges similaires sont assignées des dénominations distinctes, et inversement. Autrement dit, la quantité de termes utilisés par les chercheurs pour désigner toutes sortes de concentrations spatiales d’unités d’habitation, intermédiaires entre la maison et le site, et la recherche implicite de désignations appropriées reflètent bien les lacunes de l’archéologie sur la question des quartiers (Robin 2003, pp. 330-331 ; Marcus 2004, pp. 273-276) et, en particulier, l’absence de définitions consensuelles. L’attribution de mêmes termes à des catégories de vestiges qui diffèrent dans leurs dimensions et leurs composantes morphologiques, architecturales et sociales révèle plutôt l’existence d’unités différentes d’analyse et de regroupement sur le terrain – donc de plusieurs niveaux d’URI comme l’ont proposé Coe et Kintz. En dépit de ces problèmes et malgré l’inégalité des informations fournies par les chercheurs, il est possible toutefois de dégager quelques grands caractères des URI, ainsi que d’en proposer une typologie et des critères d’identification.

15 Morphologiquement, l’URI se définit comme une subdivision interne à un établissement donné, consistant en un ensemble d’unités d’habitation, localisé plutôt dans ce qu’on appelle les zones résidentielles d’un site archéologique maya, dans lesquelles il apparaît délimité par des barrières naturelles (topographie, bajo) et/ou artificielles (sacbe, « vacant spaces »). Par ailleurs, elle occupe une surface relativement importante de l’établissement pris dans sa globalité, puisqu’elle en constitue l’unité de regroupement la plus vaste. L’URI est hiérarchisée de manière interne, c’est-à-dire qu’elle est organisée autour d’une composante dominante, résidence de catégorie supérieure, de type élitaire. Ses composantes sont supposées être contemporaines, ce qui, pour être vérifié, impose un programme de sondages. En outre, il semble, au moins dans quelques établissements, qu’il y ait eu, dans chaque URI, le partage par les habitants d’édifices religieux (Kintz 1983 ; Cliff 1988 ; Hendon 1991 ; Alexander 2000, 2005 ; Becker 2003) et/ou de réservoirs d’eau du type aguada (Arnauld 2008 ; Davis- Salazar 2003).

16 Autre caractère morphologique des URI, seules celles de l’époque classique auraient comporté un niveau d’URI inférieur, à situer entre l’unité d’habitation et le quartier. Ces « sous-URI », ou « complexes » – en référence aux clusters d’Ashmore auxquels elles sont parfaitement conformes –, sont des petits regroupements d’unités résidentielles hiérarchisés entre eux. Ils n’existent pas a priori dans les sites préclassiques, ni postclassiques. À vrai dire, c’est le seul trait qui paraît différencier les URI classiques de celles des périodes antérieures et postérieures. Car, selon l’étude que nous avons effectuée de notre échantillon de sites de toutes périodes, les superficies des URI, le

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nombre d’unités d’habitation qu’elles comportent et les densités de leurs structures ne varient guère d’une période à l’autre. Ces paramètres dépendent plutôt des dimensions de l’établissement, de son histoire locale et des configurations spatiales de l’habitat caractéristiques de chaque période. D’un site à l’autre, les quartiers peuvent donc paraître très distincts les uns des autres, très grands ou très petits (de 3 à 400 ha dans notre échantillon), très compacts ou dispersés (de 2 à 64 str./ha). L’absence/présence de complexes, une différence entre URI d’ordre chronologique comme nous l’avons dit, et la hiérarchie interne, caractère morphologique qui est commun à toutes les URI, sont à la base de la typologie que nous proposons. Cette typologie simple à caractère morphologique est inspirée de celle des regroupements, proposée en son temps par Ashmore (1981b). Elle détermine trois types d’URI, tous hiérarchisés, c’est-à-dire comportant un ensemble résidentiel dominant (unité d’habitation ou complexe) et plusieurs unités résidentielles de rangs inférieurs, organisées en groupes à patio ou en complexes (Figure 3).

FIG. 3 – Types morphologiques des unités de regroupement intermédiaires (ou « quartiers ») dans les sociétés mayas préhispaniques (figuration théorique et minimale).

17 Sur le plan social, les archéologues qui ont traité ce thème mettent tous au premier plan, à l’exception d’Ashmore, les liens de parenté. En d’autres termes, aucun ne conçoit que la hiérarchie sociale interne à l’URI puisse exprimer d’autres relations que de parenté ou que la co-résidence puisse être indépendante de celle-ci ; si dans une unité d’habitation les membres vivaient à la fois en co-résidence et en parenté, dans un complexe ou dans un quartier, ces deux liens n’ont rien d’évident. Pour Kintz (1983, p. 188), les barrios de Cobá comportaient des « neighborhood name-group lineages » (complexes de petites et moyennes dimensions) et des « wards […] under the control of headmen residing in the larger households » (complexes de grandes dimensions). Pour Rice (1988, pp. 241-242), un barrio à Zacpeten ou à Isla Cante aurait correspondu à un « lineage kin group ». C’est bien aussi la parenté qui aurait expliqué la cohésion des

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quartiers de Copán selon Hendon (1991, p. 912) et selon Webster et al. (2000, p. 58) : ils qualifient les membres d’un quartier respectivement comme un « localized, ranked lineage » et un « large kinship group » – ce qui ne s’accorde pas avec la notion de « maximal lineage » introduite par Sanders (1989, pp. 102-103) puisqu’il inclut sous ce vocable des relations de type « clientèle », dépassant la stricte parenté.

18 Sur un plan davantage économique, Alexander (2000, pp. 370-372 ; 2005) et Cliff (1988, p. 221) privilégient le caractère « corporate » des sectors (ou wards) d’Isla Cilvituk et des neighborhoods de Cerros. Ces unités, comprenant des familles de rangs sociaux distincts, apparentées ou non, mais unies par la co-résidence et des activités économiques communes, auraient constitué un groupement résidentiel de travail collectif contrôlé par un chef. Les relations sociales auraient donc été fondées davantage sur l’économie, bien que seule la production de nature agricole soit évoquée par Alexander (ibid.). Une certaine forme de parenté n’est cependant pas exclue : les familles auraient été reliées entre elles, soit par des liens de « parenté fictive » impliquant des obligations réciproques qui auraient favorisé des relations de dépendance, de subordination, d’exploitation, de protection… (Cliff 1988, pp. 211, 213), soit par une identité commune que sous-tend la notion de « maison » (Alexander 2000, p. 371), entendue comme un grand groupement multifamilial reconnaissant un chef de famille (ibid., p. 370 ; 2005). Dans sa définition du barrio à Tikal, Becker (2003, p. 105) combine parenté avec économie : cette unité aurait été formée par un groupe de filiation dont les membres constituaient une « craft guild » pratiquant une ou plusieurs formes de spécialisation économique exercée collectivement (en l’occurrence, ici, la production de céramiques polychromes). Signalons au passage qu’à Cobá les unités d’habitation modestes incluses dans les complexes – c’est-à-dire dans les neighborhoods ou les wards pour Kintz – auraient fonctionné « […] comme des unités de travail collectif pratiquant une ou plusieurs formes de spécialisation économique »5 (Kintz 1983, p. 188).

19 Dans l’ordre rituel maintenant, les données archéologiques attestent que, dans les sociétés mayas anciennes, les familles de tous rangs sociaux pratiquaient un culte des ancêtres (McAnany 1995 ; Le Guen 2003). L’identité généalogique a sans doute fait partie de la structure fondamentale des URI. Dans certaines communautés actuelles, il est avéré que les quartiers possèdent chacun leur confrérie religieuse (Breton 1979, p. 169), rendant un culte à un saint qu’on est tenté d’assimiler à un ancêtre du groupe. Les choses sont cependant bien souvent plus compliquées, et considérer le quartier comme l’équivalent d’un « groupe de filiation » pose beaucoup de problèmes. En tant qu’unité élémentaire des sociétés mayas classiques, la famille étendue a certainement pu former, dans le temps et dans l’espace, une petite concentration d’unités d’habitation de type « complexe ». En revanche, on peut douter que, dans une société pré-industrielle ayant une démographie caractérisée par un taux de reproduction très faible et une mortalité infantile élevée, elle ait eu une croissance suffisante par filiation pour former des quartiers. Même si la consanguinité jouait son rôle dans la cohésion du groupement localisé, les fonctions de ce dernier devaient dépasser celles du groupe de filiation.

20 L’ethnologie (Breton 1979 ; Mulhare 1996), l’ethnohistoire (Hill et Monaghan 1987) et les études réalisées dans des sites postclassiques des Hautes Terres k’iche’, kaqchikel ou pokomam (Fauvet-Berthelot 1986 ; Arnauld 1993) remettent en cause une notion trop étroite de parenté et reconnaissent une certaine primauté aux liens socio-économiques sur les liens familiaux. En majorité, ces travaux s’accordent pour montrer que les

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groupements intermédiaires localisés étaient, et sont encore, le plus souvent, endogames, ou du moins, correspondent assez bien à des groupes d’intermariage. Affinité, parenté symbolique, clientélisme sont des notions utilisées pour décrire les relations unissant les familles aux lignées nobles dominantes. Les quartiers sont d’abord des groupes co-résidentiels localisés, c’est-à-dire regroupant des gens vivant dans un même espace et, de ce fait, travaillant plus ou moins ensemble, certains apparentés, d’autres non, se mariant communément entre eux. En archéologie, il semble préférable, sur le terrain, de se concentrer, avant tout, sur les caractères morphologiques de la co-résidence et de l’hétérogénéité interne aux groupements intermédiaires, plutôt que de recourir d’emblée à des interprétations en termes de parenté généalogique.

21 En bref, les études archéologiques dont on a effectué le bilan permettent de préciser malgré tout une sorte de modèle assez consensuel, quoique rarement explicité, de ce que l’on entend par unité de regroupement intermédiaire, ou quartier, d’un établissement maya ancien. Les quartiers classiques auraient chacun rassemblé des familles étendues de rangs sociaux inégaux, dont certaines appartenaient peut-être à des groupes de filiation cohérents, toutes impliquées dans des fonctions collectives d’ordre économique sous l’autorité du chef de la famille noble ; la nature des activités économiques, autres qu’agricoles, reste à déterminer, peut-être sur l’exemple du barrio de potiers identifié par Becker (2003). Le quartier aurait donc combiné la hiérarchie interne et la solidarité économique (avec, peut-être, parfois une spécialisation des activités), mais aussi probablement un certain degré d’endogamie avec une identité collective liée à des aspects rituels, dont un culte des ancêtres ou de patrons tutélaires. Les données archéologiques matérielles sont particulièrement explicites sur la hiérarchie interne, au point que le modèle peut, à la limite, se résumer en disant qu’un quartier aurait été un groupement co-résidentiel (localisé), lié étroitement à une famille hiérarchiquement supérieure. Plus avant, les données disponibles sont quasiment muettes, par exemple quant au contrôle des familles nobles sur les activités économiques de leurs quartiers et, évidemment, quant aux liens familiaux entre membres des unités d’habitation internes aux quartiers, donc quant au caractère endogame de ces derniers.

22 Ce modèle étant ainsi grossièrement établi, il s’agit maintenant d’explorer, muni de cet outil, les données archéologiques de terrain d’un cas d’étude récent, développé à La Joyanca, établissement de dimension moyenne qui posait en préalable, de par sa configuration générale, la question des quartiers (Lemonnier 2006, 2009, s. d.a).

La Joyanca : contexte géographique, histoire de l’établissement et description des composantes

23 Le site de La Joyanca est localisé dans le nord-ouest des Basses Terres mayas du Petén (Figure 4). Il occupe le troisième rang dans la hiérarchie des sites classés en cinq rangs selon leur degré de complexité (Arnauld et al. 2004). Géomorphologiquement, la région du Nord-Ouest du Petén est caractérisée par des plateaux calcaires, de 100 à 300 m d’altitude, alignés NO-SE, séparés entre eux par des cours d’eau, des lacs et des marais. Comme tous les établissements préhispaniques de la région, La Joyanca est implanté sur un de ces plateaux, à 120 m d’altitude (Figure 5). Un second plateau, celui de Tuspán, se situe au sud de celui de La Joyanca. Les deux plateaux forment une unité géographique

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de 150 km2 environ, bien circonscrite par des zones humides. À cette échelle locale, La Joyanca, avec ses 635 structures réparties sur 1,68 km2, aurait été le centre « urbain », ou le gros village, d’une petite région rurale composée de hameaux.

FIG. 4 – Carte du Nord-Ouest du Petén, Guatemala (Projet Petén Nord-Ouest-La Joyanca, d’après Arnauld et al. 2004, carte en 2e de couv.).

FIG. 5 – Carte de la micro-région de La Joyanca (Projet Petén Nord-Ouest-La Joyanca, d’après Arnauld et al. 2004, p. 43).

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24 Le site montre une séquence d’occupation longue de 1 800 ans, de 800 av. à 1000 apr. J.- C. (Forné 2006). Son histoire est marquée par la fondation probable, à la fin du Ve siècle de notre ère, d’une dynastie royale qui aurait gouverné jusque vers 850 et dont les membres vivaient dans le complexe résidentiel le plus important du site, nommé « Guacamaya » (Gámez 2003, 2004 ; Arnauld et al. 2004 ; Breuil-Martínez et al. s. d.). L’apogée de La Joyanca se situe au Classique récent et au début du Classique terminal, entre 600 et 900. Durant cette période, un centre politico-religieux, la Place Principale, bien caractéristique de la tradition des Basses Terres mayas centrales, a été construit en bord de plateau, ainsi qu’une zone résidentielle s’étendant au nord-ouest, au nord et à l’est de ce centre (Figure 6). La Place Principale (3 ha et 24 structures) avait un caractère monumental du fait des dimensions de la place (100 x 60 m) et de ses édifices qui sont les plus grands du site. Deux temples sur soubassements pyramidaux, de 10-12 m de hauteur, se faisant face sur l’axe est-ouest (str. 6E-12 et 6E-6), et un édifice long, du type « siège du pouvoir » politique (str. 6E-13 ; Arnauld et al. 2004, pp. 111-115), lui conféraient un caractère religieux et politique. La zone résidentielle, révisée systématiquement au moyen de deux prospections (Lemonnier 2009, pp. 132-134), couvre 165 ha de superficie et compte 611 structures, organisées autour de patios (155 unités d’habitation) ou non (44 structures « isolées », considérées chacune comme un groupe à patio en formation). Globalement, elle présente une pente douce descendant du sud vers le nord-est, qui correspond à l’axe de drainage des eaux de pluie, dont l’écoulement par secteurs aboutit cependant à de nombreux marais saisonniers. La zone résidentielle est surtout caractérisée par la présence d’habitats monumentaux dispersés, assez semblables, mais moins développés que Guacamaya.

FIG. 6 – Plan du site de La Joyanca au Classique récent-terminal, Petén Nord-Ouest, Guatemala.

25 D’après les données chrono-céramiques (Forné 2006 ; Arnauld et al. 2004), la période d’occupation maximale s’est située au début du Classique terminal, autour de

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850 apr. J.-C., à la charnière des phases Abril 2 (750-850) et Tuspan 1 (850-900). En extrapolant à l’ensemble du site les données chronologiques obtenues des fouilles de 22 unités d’habitation (groupes à patios), on estime qu’à cette période 85 % des unités étaient occupées de manière simultanée (voir les données similaires obtenues sur d’autres sites : Culbert et al. 1990a, p. 115 ; Webster et Freter 1990, p. 47). Les données chrono-céramiques ont aussi permis de restituer la dynamique spatio-temporelle (entre 600 et 900) de la zone résidentielle en formation (Forné 2006, pp. 226-232, 240-242) : après le développement du complexe Guacamaya qui semble bien avoir été pionnier, l’extension s’est faite en phase Abril 1 (600-750) vers le nord (habitats dénommés Venado, Tepescuintle, Ardilla et Gavilán, distants de 200 à 400 m de la Place Principale), en Abril 2 vers le nord-ouest (Armadillo et Loro Real, entre 350 et 600 m) et, finalement, en Tuspan 1 vers l’extrême nord-est (Saraguate à 800 m ; Pisote n’a pas pu être daté). Cette dynamique de peuplement paraît confirmée par la localisation des habitats du Classique ancien dans la partie méridionale du site ; dans la partie nord, les sondages réalisés dans les espaces extérieurs ont livré du matériel céramique daté essentiellement du Classique récent-terminal (Mélanie Forné communication personnelle 2007).

26 La zone résidentielle de La Joyanca se caractérise donc par la dispersion d’habitats monumentaux, entre lesquels on observe des habitats plus petits. Les morphologies contrastées entre ces deux grandes catégories d’habitats reflètent une nette hiérarchie sociale à l’intérieur de La Joyanca, avec, d’un côté, des unités d’habitation élitaires totalisant 25 % des structures de la zone résidentielle (la plupart à voûte maçonnée) et, de l’autre, des unités d’habitation modestes (75 %). Ces deux catégories d’habitats sont considérées comme les deux composantes résidentielles de La Joyanca. En ne comptant que les unités d’habitation contemporaines (85 % de la totalité) et en déduisant les superficies des secteurs impropres à l’installation de maisons ou restés inoccupés à l’époque classique, c’est-à-dire les affleurements rocheux (2 ha), les marais saisonniers (29 ha) et les « zones vides », ou secteurs dépourvus de vestiges visibles en surface (17 ha), la zone résidentielle de La Joyanca présente une densité de 1,4 unités d’habitation contemporaines à l’hectare (85 % des 155 unités d’habitation et 85 % des 44 structures isolées dans 117 ha) – ou de 4,2 structures contemporaines à l’hectare (80 % des 611 structures, Place Principale exclue).

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FIG. 7 – Les espaces « vides » et les marais saisonniers de la zone résidentielle de La Joyanca, Classique récent-terminal.

27 Compte tenu de leurs superficies et de leur localisation, les marais saisonniers du plateau (bajos de alto) et les zones vides ont été considérés comme les deux composantes environnementales majeures de la zone résidentielle de La Joyanca (Figure 7). Les premiers, orientés grosso modo sud-nord (29 ha au total), sont d’anciens chenaux dont l’essentiel du remplissage résulte de l’occupation du site à partir de 600 apr. J.-C. (Carozza in Métailié et al. 2003). Outre leur possible potentiel agricole (réserves d’eau, aires de cultures), ces dépressions, inondées en saison des pluies, formaient des barrières naturelles et peut-être des limites entre groupements de maisons : elles circonscrivent effectivement des zones au sein desquelles il existe un seul habitat monumental et plusieurs habitats modestes. Les zones vides (17 ha environ) sont planes, sans affleurement rocheux et assez élevées, donc parfaitement habitables. Elles présentent cependant deux traits qui suggèrent qu’elles ont été utilisées plutôt à des fins agricoles : des sols épais et riches en matières organiques et des superficies d’un à plusieurs hectares, supérieures aux espaces séparant les unités d’habitation. De plus, comme à Sayil (Smyth et al. 1995) ou à Lubaantún (Hammond 1975), elles sont disséminées dans la zone résidentielle, plus particulièrement près des habitats monumentaux. Bien que ces zones vides, découvertes en fin de prospections, n’aient pu être sondées pour vérifier qu’elles étaient bien inoccupées (Johnston 1993) et peut-être cultivées, leur répartition spatiale, et notamment leur contiguïté avec les habitats monumentaux, suggèrent que les occupants de ces derniers auraient pu exploiter ces surfaces qui s’étendaient dans leur environnement immédiat et qui auraient été laissées volontairement libres de constructions maçonnées.

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La Joyanca : l’identification des complexes

28 Les onze habitats monumentaux, dispersés dans la zone résidentielle de La Joyanca, comportent chacun au moins un quadrilatère, c’est-à-dire un grand ensemble de bâtiments entièrement maçonnés de pierres taillées, fermant, sur ses quatre côtés, un grand patio de superficie supérieure à 1000 m2. Pour sept d’entre eux (dénommés Venado, Loro Real, Cojolita, Oropéndula, Ardilla, Tepescuintle et Guacamaya), le quadrilatère est associé à d’autres groupes à patio, de dimensions inférieures. Les quatre autres habitats monumentaux, à « patio unique » (c’est-à-dire constitués seulement d’un quadrilatère : 4D-40-43, Armadillo, Saraguate et Pisote), sont moins développés car plus récents, selon les données chrono-céramiques obtenues pour deux d’entre eux, la modélisation spatiale et chronologique du peuplement de La Joyanca et les résultats des fouilles de Guacamaya qui indiquent que le complexe s’étendait dans l’espace et dans le temps par addition de groupes à patio (Breuil-Martínez et al. 2004, p. 80). Les habitats monumentaux de La Joyanca sont donc majoritairement conformes aux complexes définis précédemment. Quant aux habitats modestes, situés entre les complexes monumentaux, ils sont constitués de monticules relativement petits et bas (structures non voûtées), organisés en patios de dimensions nettement inférieures à ceux des complexes monumentaux. Les fouilles exploratoires réalisées dans cinq de ces derniers (au total 17 tranchées et 39 sondages), dont Guacamaya (11 et 10 ; Breuil- Martínez et al. 2004) et Venado (2 et 6 ; Arredondo 2001, 2002), ainsi que la fouille complète de l’unité d’habitation modeste appelée Gavilán (Lemonnier 2009, chapitre 5), ont confirmé qu’il s’agissait bien, d’un côté, de palais voûtés habités, de l’autre, de maisons beaucoup plus simples, en partie faites de matériaux périssables.

29 Les habitats modestes forment aussi, du fait de la présence des marais saisonniers qui les séparent, plusieurs concentrations. Mais, contrairement aux habitats monumentaux qui apparaissent clairement délimités dans l’espace, ces concentrations sont moins évidentes visuellement, car moins compactes et dotées d’une quantité d’unités élémentaires plus variable. Nous avons donc eu recours à une analyse des distances, fondée sur le principe de co-résidence. Bien documentée pour l’aire maya de toutes les périodes (Flannery 1976 ; Breton 1979 ; Hayden et Cannon 1982 ; Wilk et Ashmore 1988), la co-résidence permet de postuler que les distances spatiales séparant les unités d’habitation reflètent des distances sociales, mesurant le degré d’interaction entre maisonnées (Kintz 1983 ; Tourtellot 1988 ; Peterson et Drennan 2005). Appliquée aux unités d’habitation modestes de La Joyanca, cette analyse des distances a révélé que toutes, ou presque (99 %), ont leur plus proche voisin à moins de 60 m. Autrement dit, chaque unité d’habitation a toujours, dans un périmètre de 60 m maximum, au moins une autre unité, de catégorie similaire. Considérant que cette régularité dans les espacements entre unités a une forte signification sociale et que les 60 m correspondent à la distance maximale séparant deux unités voisines, nous avons distingué 28 complexes, en reliant chaque unité à sa voisine distante de moins de 60 m (Figure 8). Chaque complexe est donc constitué d’unités d’habitation distantes de leur(s) voisine(s) de moins de 60 m. Une même analyse des distances appliquée cette fois-ci aux unités d’habitation des complexes monumentaux confirme que ces derniers sont plus compacts, puisque la distance maximale séparant deux unités voisines à l’intérieur d’un même complexe est de 50 m.

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FIG. 8 – Les complexes de La Joyanca, Classique récent-terminal : complexes des Classes I-II (habitats monumentaux représentés par les ensembles de carrés noirs) ; complexes de Classe IIIA (en gris clair) ; complexes de Classe IIIB (en gris foncé) ; complexes de Classe IV (en gris très foncé).

30 En résumé, un premier niveau d’unités de regroupement intermédiaires a pu être déterminé à La Joyanca à partir de données morphologiques et spatiales de l’habitat. Ces complexes se distinguent toutefois les uns des autres par les caractéristiques de leurs composantes résidentielles. Quatre classes ont été définies selon la forme, les dimensions, le degré de regroupement et la quantité de leurs unités d’habitation. Les onze complexes monumentaux représentent les Classes I et II : ce sont de grands groupements compacts, hiérarchisés de manière interne et pourvus de longues et hautes structures formant plusieurs unités d’habitation aux dimensions monumentales. Les 28 complexes des Classes III et IV sont des concentrations, assez étendues mais plus lâches, d’unités d’habitation plus petites, relativement semblables les unes aux autres et de construction moins élaborée ; les critères de différenciation entre les complexes des Classes III-IV se résument au nombre d’unités qu’ils comportent (voir tableau ci- dessous).

Typologie des complexes de La Joyanca et leur composition en structures, groupes à patio et unités d’habitation (* groupes à patio + structures « isolées »).

Superficie du Nombre de Nombre Nombre de Attribution groupes à d’unités quadrilatère structures (m2) patio d’habitation*

Complexe de Guacamaya > 1 500 30 5 5 Classe I

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Complexe de autres habitats 1 000 < x < 4-27 1-5 1-5 Classe II monumentaux 1 500

A 31-45 8-15 11-19 Complexe de Classe III Bpetit patio : < 8-26 2-7 2-10 habitats modestes 500 Complexe de 2-5 0-1 0-3 Classe IV

31 Cette classification des composantes résidentielles de La Joyanca par complexes a une dimension sociale plus grande qu’une classification par types de maisons (Arnauld et al. 2004, p. 44) : elle permet d’identifier d’hypothétiques groupes sociaux, tout en aidant à discerner leurs dynamiques démographique, chronologique et socio-économique. Les fouilles ont, en effet, indiqué que les complexes monumentaux présentent des séquences chronologiques longues (occupations antérieures datées du Préclassique ou du Classique ancien) et que la construction de leurs unités s’est échelonnée dans le temps, durant toute la période classique. Les unités des complexes des Classes III-IV auraient connu des occupations de plus courte durée ; dans les quatre unités d’habitation fouillées par décapage extensif ou par sondages, aucune étape d’occupation antérieure au Classique récent n’a été identifiée. Autrement dit, il existerait une certaine antériorité des complexes monumentaux sur les petites unités (voire sur les complexes des Classes III-IV correspondants). Et, parmi les premiers, ceux dotés de plusieurs patios sont plus anciens que ceux à patio unique ; de même, parmi les complexes de catégories inférieures, ceux de Classe IIIA auraient été fondés avant ceux des Classes IIIB et IV (Lemonnier et Arnauld 2008). Ces indications chronologiques sont cohérentes avec les données spatiales et la dynamique de peuplement évoquée précédemment : les complexes des Classes I-II à patios multiples et les complexes de Classe IIIA se trouvent dans la partie sud du site, la plus anciennement occupée ; les complexes de Classe II à patio unique et les complexes de Classe IIIB sont situés dans la partie nord du site, la plus tardivement peuplée. Les types de complexes de La Joyanca ne seraient donc pas seulement morphologiques, mais aussi « génériques », reflétant la croissance démographique du groupe.

La Joyanca : l’identification des grandes unités de regroupement intermédiaires

32 Les complexes monumentaux sont localisés à des distances variant de 200 à 1000 m de la Place Principale, ce qui est beaucoup à l’échelle de l’établissement qu’était La Joyanca. D’après d’autres cas d’étude, à Sayil (Smyth et al. 1995), à La Milpa (Estrada Belli et Tourtellot 2000), à Copán (Fash 2005 ; Webster 2005) ou encore à Río Bec (Arnauld et al. s. d. ; Nondédéo et al. s. d.) par exemple, il faut considérer cette dispersion comme l’indice d’une certaine autonomie des groupes sociaux correspondants. À La Joyanca, pour les plus anciens d’entre eux (Guacamaya, Cojolita, Venado), leur implantation fut sans doute dictée par la topographie et le cibal, qui est la meilleure ressource en eau, située au pied du plateau. Pour les autres groupes sociaux, les marais saisonniers et les zones vides, en tant que limites et domaines fonciers,

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semblent avoir été tout autant déterminants. L’hypothèse de groupes sociaux relativement autonomes est confortée par la répartition spatiale assez régulière de leurs résidences : bien que la construction des complexes monumentaux se soit échelonnée dans le temps à partir de 600 apr. J.-C. (Forné 2005, pp. 225, 239-240 ; 2006, p. 226), elle s’est faite en respectant des intervalles assez réguliers de 150-200 m entre eux. Quant à l’implantation des unités d’habitations modestes, elle semble avoir été déterminée par la proximité des complexes monumentaux : les complexes de Classe III ou IV sont séparés les uns des autres par au moins 60 m (89 m en moyenne) ; en revanche, ils se trouvent chacun à 30 m en moyenne du complexe de Classe I ou II le plus proche. Ces relations spatiales suggèrent une concentration des complexes modestes autour des résidences élitaires, dans la mesure où chacun est toujours plus proche d’un complexe monumental que de son plus proche voisin de même rang.

33 Le modèle d’organisation concentrique de Landa (Tozzer 1941, pp. 62-63), issu de sa description des villes du XVIe siècle selon laquelle les habitats étaient répartis, du centre vers la périphérie, selon le rang social des habitants, ne s’applique donc pas à La Joyanca au Classique récent-terminal. Rien a priori n’empêchait pourtant de construire les complexes monumentaux autour de la Place Principale, dans les espaces occupés par les complexes de classes inférieures ou laissés libres de construction. La topographie des lieux autour du centre ne s’y oppose pas vraiment : les complexes monumentaux auraient seulement été à des hauteurs différentes et probablement de construction plus compacte, formant un réseau plus serré. Les unités d’habitation de rangs modestes auraient été implantées au-delà, vers le nord, peut-être de manière plus régulière en l’absence des grandes zones vides contiguës aux complexes monumentaux – encore que la présence des bajos aurait sans doute impliqué la formation de concentrations.

FIG. 9 – Représentation schématique des quatre composantes de la zone résidentielle de La Joyanca, Classique récent-terminal.

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34 Quoi qu’il en soit, ce modèle concentrique n’a pas été appliqué et la configuration de La Joyanca est, à l’inverse, « polycentrique », avec une structure spatiale « éclatée » et une distribution « intercalée » de ses quatre composantes (Figure 9) : à chaque complexe résidentiel élitaire (Classe I ou II), situé plus ou moins loin de la Place Principale dans la zone résidentielle, correspond spatialement un ensemble (ou, si l’on préfère, un paysage) comportant au moins un complexe résidentiel modeste (Classes III-IV), un marais saisonnier et un terrain plat vierge de constructions, tous deux cultivables et limitrophes. L’association spatiale de ces quatre composantes, la hiérarchie sociale existant entre les deux composantes résidentielles (complexes des Classes I-II et complexes des Classes III-IV) ainsi que la présence de limites formées par les deux composantes environnementales du site (marais et espaces vides) permettent de définir un deuxième niveau d’unités de regroupement intermédiaires (URI), qui sont conformes aux « quartiers » tels qu’ils ont été définis ci-dessus, sur la base des travaux antérieurs ayant traité du sujet. Chaque URI (de type c dans la typologie présentée en Figure 3 : concentration de complexes mineurs autour d’un complexe de catégorie supérieure) est délimitée par des marais saisonniers et des espaces vides cultivables et composée d’un seul complexe monumental auquel sont associés spatialement les complexes des Classes III-IV les plus proches (Figure 10)6.

FIG. 10 – Les 11 unités de regroupement intermédiaires (de niveau supérieur) à La Joyanca, Classique récent-terminal. La délimitation de celles de Loro Real et de Tepescuintle respecte la topographie.

35 Les plus grandes URI, ou les plus peuplées, correspondent aux complexes monumentaux les plus élaborés, les plus proches de la Place Principale et les plus anciens, Guacamaya, Tepescuintle, Venado et Ardilla : ils contiennent les complexes de Classe IIIA, tandis que les complexes de Classe IIIB sont associés aux complexes monumentaux à quadrilatère unique situés en périphérie, construits plus tardivement (d’après leur datation par sondages, leur morphologie et leur localisation). Par plusieurs traits, Guacamaya se démarque tout de même des trois autres complexes

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monumentaux les plus anciens : un volume construit plus grand (Classe I versus Classe II), la proximité du cibal, donc de la ressource en eau permanente, une situation privilégiée par rapport à la Place Principale (à moins de 200 m à l’est et dans son axe central ouest-est marqué par une grande allée d’entrée) et une URI de dimensions supérieures aux autres puisqu’elle est associée au plus grand complexe d’unités modestes de Classe IIIA. De plus, le groupe social correspondant jouissait d’un accès direct aux terres du sud-est du plateau hors de l’agglomération, en plus de disposer de cinq hectares « vides » à l’intérieur de celle-ci (sur les modes de délimitation de l’établissement de La Joyanca par plusieurs types de prospections, voir Lemonnier et Michelet 2004). Cette supériorité au niveau de l’habitat et de son contexte immédiat, qui vient confirmer en quelque sorte le statut supérieur de ce groupe à l’époque classique, est cependant relative : les URI de Venado et de Tepescuintle étaient presque autant peuplées, à en juger par le nombre d’unités d’habitation et de structures qu’elles regroupent, ce qui signifie que les familles nobles correspondantes représentaient vraisemblablement des groupes sociaux rivaux (voir Arnauld et al. 2004, pp. 52, 123-124 ; Lemonnier s. d.b). L’URI de Guacamaya comporte 29 unités d’habitation (84 structures), tandis que celles de Tepescuintle et de Venado en contiennent respectivement 27 (78 structures) et 18 (74 structures) ; les huit autres URI de La Joyanca comptent de 6 à 20 unités d’habitation chacune (22 à 58 structures). Cependant, ces données quantitatives ne sont valables qu’après une rectification à la baisse d’au moins 15 %, compte tenu du fait que chaque complexe a dû comporter une proportion d’unités abandonnées de cet ordre de grandeur. Malgré cette légère imprécision, le nombre d’unités d’habitation incluses dans les URI est une donnée qui, ajoutée à leur composition (les types de complexes) et à leurs relations spatiales (vis-à-vis de la Place Principale et entre eux), permet d’aborder leur dimension sociale.

La Joyanca : tentative d’interprétation socio- économique des unités de regroupement intermédiaires

36 Compte tenu des composantes résidentielles de chaque URI et de leur hiérarchie interne, chacune aurait constitué un groupe social de co-résidence composé d’une famille de rangs supérieurs et de plusieurs familles de rangs inférieurs. À l’échelle de l’agglomération, chaque famille de rangs supérieurs aurait été une lignée « noble » (ou une maison ; Gillespie 2000), plus ou moins autonome vis-à-vis de la famille royale occupant le complexe Guacamaya. La séquence de formation de la zone résidentielle de La Joyanca (en particulier l’existence de groupes sociaux puissants dès le Classique ancien) suggère en effet que la dispersion spatiale des complexes monumentaux résulte de la croissance in situ de groupes sociaux locaux, plutôt que de la fission lignagère de la famille royale (voir Arnauld et al. 2004, pp. 46, 52 ; Lemonnier et Arnauld 2008). Admettons cependant que les corollaires matériels de l’une plutôt que de l’autre hypothèse sont encore mal maîtrisés (en termes de dispersion/concentration des habitats respectifs et de séquences de construction). Caractère peut-être plus pertinent, chacune de ces différentes familles de l’élite locale aurait été un facteur d’attraction des populations rurales, ayant organisé le peuplement de La Joyanca et déterminé la formation des complexes des Classes III-IV et des URI. À ce sujet, outre la configuration spatiale de la zone résidentielle du site, on ne dispose véritablement que de quelques

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données environnementales, palynologiques surtout. Ces dernières témoignent d’une déprise agricole au voisinage du lac Tuspán datant du début de l’apogée de La Joyanca (vers 550-600 apr. J.-C.). Elle a été interprétée dans le sens d’« un transfert de population des plateaux vers La Joyanca » (Galop et al. 2004, pp. 64, 70-71). Cette hypothèse d’une immigration au milieu du Classique paraît cohérente avec toutes les données chronologiques et spatiales dont on dispose pour La Joyanca (voir Lemonnier et Arnauld 2008). Cela dit, elle mérite plus de travail, en particulier la datation précise d’un échantillon représentatif d’unités d’habitation minimales dans tous les complexes des Classes III et IV et sur le plateau Tuspán.

37 À l’échelle de chaque URI, les données archéologiques disponibles ne permettent pas de caractériser les liens qui unissaient les familles de rangs inférieurs aux familles dominantes, ni même entre elles. Une organisation lignagère est toujours envisageable, encore faudrait-il pouvoir modéliser une croissance locale, par descendance et par mariage, de la famille noble et des familles des complexes de Classes III-IV sur une durée de 300 ans, entre 600 et 900. Outre un résultat négatif pour une telle modélisation, le seul contre-argument à opposer à ce type de dynamique serait la preuve (par la chronologie) d’une immigration massive venue de l’extérieur de l’agglomération. Pour l’heure, les quatre petites unités d’habitation fouillées par sondages et décapages, qui ont fourni une date de fondation postérieure à 600 apr. J.-C. (Forné 2006, pp. 269-270, 293, tableau 55), ne représentent pas un échantillon significatif prouvant l’hypothèse de l’immigration. Les habitats précoces du Classique ancien, apparemment limités à la partie méridionale du site, nous sont peu connus. Bien que ces données permettent d’amorcer un début de validation de l’hypothèse, il faudrait envisager de nouvelles fouilles avec un programme de sondages systématiques dans les URI de La Joyanca pour appréhender plus finement leur dynamique de formation. Provisoirement, les raisons pour lesquelles nous rejetons a priori le modèle de la stricte croissance locale intérieure peuvent se résumer ainsi : 1) en contexte pré- industriel, la croissance démographique naturelle ne semble pas pouvoir rendre compte de l’extension de la zone résidentielle de La Joyanca à son apogée telle que nous l’appréhendons ; 2) la filiation bilinéaire opérant au Classique dans les familles de rangs supérieurs (Gillespie 2000, pp. 470-473 ; Marcus 1983, pp. 470-471 ; un caractère cependant beaucoup mieux connu pour la société maya tardive) aurait favorisé un recrutement d’immigrants par mariages, ce qui aurait fourni la main d’œuvre indispensable aux travaux agricoles et surtout à la construction, à partir de 600 apr. J.- C., des édifices monumentaux.

38 Par le biais de cette argumentation nécessairement indirecte, on est conduit à considérer qu’à La Joyanca, les familles de rangs inférieurs vivant dans chaque URI se trouvaient dans une relation de subordination vis-à-vis de la famille noble locale, certaines d’entre elles lui étant apparentées par filiation ou par affinité. On admet que l’évaluation de l’endogamie à l’intérieur des URI représente pour l’archéologue un défi encore insurmontable, même si quelques calculs démographiques peuvent en poser d’utiles préliminaires (Lemonnier 2009, p. 200). Mais La Joyanca ne devait guère dépasser les 1 500 habitants à son apogée, soit une moyenne de 100-150 individus par URI, ce qui semble insuffisant pour une unité vraiment endogame. À titre de comparaison, signalons ici que le barrio I de Cobá, deux fois plus grand que La Joyanca même (350 ha contre 168 ha), comporte proportionnellement un nombre équivalent de structures et d’unités d’habitation (respectivement 1299 et 351, contre 611 et 155 + 44 à

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La Joyanca). Quiriguá, de superficie deux fois supérieure à La Joyanca (300 ha), comptait a priori un nombre semblable de barrios (10) et de structures (600 str. formant 128 unités d’habitation). Isla Cilvituk (50 ha) présente aussi dix sectors, mais ils apparaissent deux fois moins peuplés (300 structures au total). Ces données comparatives, et leur remarquable cohérence d’un site à l’autre, tendent à confirmer l’existence des URI de La Joyanca et leurs dimensions sociales et démographiques.

39 Sur le plan rituel, il est vraisemblable que la lignée noble, ou la Maison, conférait une identité commune à tous les membres de l’URI (au Postclassique, elle leur donnait son nom). Les familles modestes qui ne lui étaient pas apparentées directement étaient peut-être considérées comme liées à la famille noble, en vertu d’une parenté symbolique ou fictive. Dans le patio sud de Guacamaya, réservé au culte des ancêtres de la famille royale (Gámez 2003, pp. 51-69 ; Arnauld et al. 2004, pp. 46-48, 122), il est possible que les habitants des complexes associés des Classes III-IV aient été autorisés à pratiquer des rituels. Une telle pratique expliquerait pourquoi nous avons trouvé, lors de nos décapages de la petite unité d’habitation Gavilán (située non loin de Guacamaya), la structure rituelle et l’espace funéraire associé abandonnés pendant ses deux dernières étapes d’occupation, au moment de l’apogée de Gavilán et de Guacamaya. Antérieurement, la plus ancienne sépulture de Gavilán fouillée dans l’espace funéraire (près du patio) a fourni un bol polychrome de grande qualité, type mataculebra. Cet artefact peut surprendre dans une unité d’habitation tout à fait minimale à l’époque. Il serait possible de recenser systématiquement ce type d’associations rares dans les contextes rituels des unités d’habitation classiques, de façon à vérifier si elles peuvent refléter des relations spécifiques, temporelles et spatiales, dans le cadre de groupements de co-résidence (Forné 2006, pp. 82-83). Ce sont là toutefois des arguments limités, qui ouvrent néanmoins des pistes de recherche.

40 Sur le plan économique, les membres des URI étaient vraisemblablement impliqués dans des activités collectives contrôlées par le chef de la famille noble, la co-résidence favorisant la création de groupes de travail (Wilk 1991). La base économique des URI était essentiellement agricole, si l’on considère que toute unité d’habitation dans les Basses Terres mayas classiques constituait en soi une unité d’exploitation agricole (Wilk et Ashmore 1988 ; Dunning 1992 ; Robin 2002) et que les familles vivant dans les complexes des Classes III-IV devaient être subordonnées aux habitants des complexes monumentaux. Sur les terrains vides cultivables associés à chaque URI, des cultures étaient possibles, parallèlement à l’agriculture pratiquée sur des champs situés en dehors de La Joyanca, sur le plateau (selon le système mixte infield/outfield, aujourd’hui admis par ceux qui travaillent sur le sujet dans les Basses Terres mayas classiques ; Lemonnier 2009, pp. 30-31). Deux arguments archéologiques plaident en faveur de l’existence d’une structure foncière sous-jacente assez contraignante dans la zone résidentielle de La Joyanca : la régularité des espacements et l’orientation de presque toutes les structures à 15-20°. Ce sont là des données importantes à mettre en rapport avec d’anciens parcellaires agricoles plus ou moins orthogonaux, identifiés récemment à Río Bec (Vannière et al. 2006 ; Lemonnier et Vannière 2007, s. d.).

41 Par conséquent, une URI à La Joyanca aurait été une unité sociale et économique intermédiaire, comportant plusieurs groupes de filiation de rangs sociaux inégaux vivant en co-résidence sur un espace restreint, délimité par des espaces d’usage agricole et des marais naturels (aussi cultivables au moins sur leurs marges), sous l’autorité d’une famille dominante, à laquelle certaines familles de rang inférieur

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auraient été apparentées. Elle aurait été dotée de probables fonctions collectives et marquée par des solidarités économiques ainsi que par une probable identité commune. Son caractère de groupe d’inter-mariage demeure le plus difficile à cerner au moyen de données archéologiques.

Conclusion

42 L’analyse du cas de La Joyanca proposée ici est une contribution à l’étude des « quartiers » mayas classiques, leur identification et leur interprétation, utile également à l’échelle mésoaméricaine (voir Lemonnier s. d.a). Les URI de cet établissement classique bien circonscrit permettent de cerner les corollaires matériels des quartiers sur les plans tant morphologique que socio-économique, ce qui tend à confirmer leur caractère opératoire. Évidemment, beaucoup de travail reste à faire pour valider ces critères. Après avoir renoncé à prendre la structure pour unité de recherche en faveur du groupe à patio (ou maisonnée ; Ashmore 1981b), c’est maintenant ce dernier qu’il faut dépasser pour fouiller une URI entière. Les critères d’identification, rappelons-le ici, sont : des frontières naturelles ou culturelles, une hiérarchie interne, au moins une structure rituelle partagée et, d’après l’exemple de La Joyanca, un domaine agricole associé spatialement à la résidence élitaire. Par contre, les réservoirs d’eau (aguadas) semblent avoir été partagés, à La Joyanca, par les membres des complexes plutôt que par ceux des URI – ce qui était a priori aussi le cas à Cobá (Kintz 1981). Selon leur répartition spatiale et leur capacité de stockage, les réservoirs permettraient donc d’identifier des complexes dans certains cas, des URI dans d’autres, comme à Tikal (Scarborough 1996, p. 313) et à Copán (Davis-Salazar 2003, pp. 293-295).

43 Autre caractère des URI, celles de l’époque classique auraient comporté des complexes, premier niveau d’unités de regroupement intermédiaires identifié à La Joyanca, consistant en une concentration d’habitats élémentaires. Ce type d’unités, sous réserve de vérification, semble être une caractéristique du Classique ; leur présence peut refléter le fait que les groupements familiaux seraient restés plus stables et cohérents, donc plus fortement nucléés en co-résidence au Classique que dans les périodes antérieures et postérieures. Comme ceux de Tikal, de Copán ou de Cobá, les complexes de La Joyanca sont, les uns de composition hétérogène (complexes hiérarchisés des Classes I-II), les autres de composition homogène (Classes III-IV). En outre, pour cette même catégorie modeste de complexes, il est intéressant de remarquer la récurrence des distances ou des espacements d’un site à l’autre : à La Joyanca, à Cobá (Kintz 1983) et à Tikal (Becker 2003), dans les complexes de catégories inférieures, les unités d’habitation sont séparées de leur plus proche voisine par 50-70 m. Les distances entre complexes varient de 60 à 200 m à La Joyanca et de 70 à 190 m à Cobá, tandis qu’elles sont supérieures à 75 m à Tikal.

44 Concernant les relations sociales entre membres des URI, il ne convient plus de s’en tenir aux seuls « liens de parenté », à la fois trop vagues et trop spécifiques en archéologie. Les unités de regroupement identifiées avaient probablement une cohésion sociale mettant en jeu des relations de parenté symboliques et fictives fondées sur la co-résidence, comme l’indiquent l’ethnologie et l’ethnohistoire. Il est possible que diverses activités et pratiques rituelles ou ritualisées aient contribué à cette cohésion et que les membres des URI aient été liés entre eux par les relations qui les

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unissaient à leurs ancêtres communs, la question de la relation généalogique étant secondaire. Il semble qu’il n’y ait pas lieu de reprendre le modèle qui était, encore très récemment, le plus appliqué aux sociétés mayas classiques, celui des « lignages », alors que celui des « sociétés à maisons » (Lévi-Strauss 1979), transposé par Gillespie (2000) aux sociétés mayas classiques, présente un double intérêt : d’une part, il inclut la résidence physique et le domaine foncier en tant que biens matériels de la maison ; d’autre part, il donne un certain relief aux stratégies par filiation et par mariage entre maisons, en tant que moyens multiples de recrutement et de reproduction sociale (Lévi-Strauss 2002), ouvrant de meilleures perspectives (que celles du lignage) à l’archéologue pour expliquer la croissance et l’expansion des unités d’habitat et de regroupements au Classique.

45 La notion de « maison », appliquée aux sociétés mayas classiques, combinerait plusieurs concepts : co-résidence et hiérarchie interne, culte des ancêtres fondateurs et identité sociale partagée, filiation et alliance, subordination du travail et exploitation collective plus ou moins intensive d’un domaine foncier, dont une partie s’inscrirait au sein même de l’établissement. En bref, toutes les données et les interprétations mobilisées dans le cadre de l’étude des URI de La Joyanca trouvent place dans le modèle de la « Maison », à ceci près que le domaine foncier demeure une réalité très difficile à cerner en archéologie : malgré la répétition, d’un site à l’autre, de données qui suggèrent l’existence d’une agriculture intra-résidentielle de type intensif, il n’est pas simple d’en fournir les preuves directes (Lemonnier 2009, pp. 73-83). Par conséquent, la société du Classique récent-terminal de La Joyanca peut être conçue comme une société à Maisons. Assimiler les URI de niveau supérieur à des maisons permet de mieux comprendre l’organisation sociale de La Joyanca, comme dans d’autres sociétés agraires du monde (Kahn et Kirch 2004). Cela permet même d’intégrer les hypothèses formulées au sujet de la formation et de la croissance des URI, tout en justifiant la soudaine dynamique socio-économique et politique qu’a connue La Joyanca au début du Classique récent – dynamique qui refléterait les stratégies développées par ces groupes sociaux à fortes ambitions.

46 Sur le plan politique, dont il a été fort peu question dans cette étude centrée sur La Joyanca, la coexistence d’URI au sein d’une même cité suppose une organisation particulière, dépendante des modalités d’interactions entre URI, donc en partie du degré d’autonomie de leurs chefs vis-à-vis du système socio-politique global. Pour le Classique récent, il est possible de montrer dans beaucoup de sites mayas que le roi avait autorité sur toute la communauté que la cité représentait. Il n’en reste pas moins que les familles nobles administrant leurs URI de manière interne, ayant de fortes ambitions, devaient jouer directement ou indirectement un rôle politique à l’échelle des cités. Elles devaient donc représenter des factions qui menaçaient le pouvoir en place (voir, pour Copán, Webster et al. 2000). Certaines données de La Joyanca ont été interprétées en ce sens (Arnauld et al. 2004, chapitre 5 ; Arnauld 2002). À la supériorité relative de l’URI royale (Guacamaya) vis-à-vis de certaines autres proches de la Place Principale, s’ajoutent les conditions d’abandon de l’édifice long de la Place Principale (6E-13). Cet édifice est interprété comme un bâtiment siège du pouvoir politique, destiné à réunir autour du roi courtisans, conseillers ou guerriers (Arnauld et al. 2004, p. 112 ; Michelet et Becquelin 1995 ; Arnauld 2001), c’est-à-dire probablement les chefs des URI de La Joyanca. Or, il a connu une courte durée d’utilisation (environ 100 ans), au cours de laquelle sa pièce unique, avec trône central, a été progressivement divisée en six chambres. On peut interpréter cette division comme reflétant l’existence de

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factions, correspondant au moins à certains regroupements présents dans l’agglomération depuis fort longtemps. Abandonné vers 850 apr. J.-C., après la destruction du trône et de la voûte, l’édifice a reçu dans la pièce centrale une « sépulture » témoignant de violences fort peu ritualisées. La disparition du système dynastique est datée grosso modo de ce moment, autour de 850 apr. J.-C., alors que la zone résidentielle et toutes ses URI furent encore occupées durant quelques générations, ce qui suggère bien la résistance politique des unités de regroupements intermédiaires de la cité.

47 Remerciements : Cet article est le fruit de ma recherche doctorale (2000-2005), menée dans le cadre du Projet archéologique et géographique « La Joyanca-Petén Nord-Ouest, Guatemala » (1999-2003). Mes plus vifs remerciements s’adressent à ma directrice de thèse, Madame Marie-Charlotte Arnauld, ainsi qu’à tous les membres du projet. Je tiens également à remercier les lecteurs anonymes du Journal de la Société des Américanistes qui, par leurs commentaires et suggestions, m’ont permis d’améliorer grandement la forme et le fond du travail présenté ici.

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NOTES

1. « I see no reason why a great ceremonial center like Tikal, along with its supporting district (Bullard 1960), could not have been organized […] with four major divisions made up of endogamous wards » [traduction en français de l’auteur dans le texte]. 2. « […] represent extended family groups exercising political, social, and economic functions in Coba as corporate households related through kinship or affinity » [traduction en français de l’auteur dans le texte]. 3. « relatively isolated units with high-status, vaulted architecture probably served intrabarrio religious or political coordinating activities at this level (Folan 1975) with those elite units associated with commoner dwellings » [traduction en français de l’auteur dans le texte]. 4. Des approches récentes, mais totalement distinctes de celles que l’on vient de citer et de l’étude qui a été faite des unités de regroupement intermédiaires de La Joyanca, ouvrent des perspectives nouvelles sur le sujet de l’organisation socio-politique des cités mayas en relation avec leur structuration spatiale. D’un côté, il s’agit d’une large analyse (Bazy 2010) sur un nombre important de sites et sur le rôle structurant qu’ont pu avoir, au sein de ceux-ci, des familles dirigeantes ou qui aspiraient à l’être (qualifiables peut-être de « factions ») et les ensembles résidentiels qu’elles édifièrent. De l’autre (Becquelin et Michelet s. d.), le cas traité ne concerne qu’un seul site (Xcalumkín) et au cours d’une brève période (650-725 apr. J.-C.) : dans cet établissement, ont été repérés des indices forts d’une vraisemblable organisation dualiste, ce qui doit avoir impliqué l’existence, d’une part, de deux moitiés (unités intermédiaires supérieures) et, d’autre part, de possibles subdivisions internes, envisagées par les auteurs de l’étude comme structurées chacune autour d’un possible lignage. 5. « […] as [a] cooperative work unit practicing one or more forms of economic specialization » [traduction en français de l’auteur dans le texte]. 6. Le complexe de Classe IIIA situé au sud de la Place Principale a été considéré comme les vestiges du peuplement initial, d’après la localisation des unités d’habitation en bord de plateau, leur morphologie et la forte quantité de structures individuelles. La configuration de l’URI de Pisote, avec des complexes très éloignés du groupe monumental et assez peuplés (3 complexes de Classe IIIB au total), alors que Pisote fut probablement l’un des derniers groupes monumentaux construits, est sans doute imputable à l’absence de prospection dans cette zone.

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RÉSUMÉS

Des quartiers chez les Mayas à l’époque classique ? En dépit de la richesse des données archéologiques, ethnographiques et ethnohistoriques sur la question des quartiers (ou unités définies comme telles) dans les sociétés mayas postclassiques, historiques et contemporaines, pour la période classique, ce type d’unité de regroupement, intermédiaire entre l’habitat élémentaire (la famille étendue) et l’établissement (la communauté), est loin d’être avéré. Depuis trente ans, ce modèle d’organisation sociale, économique et même politique est pourtant évoqué ponctuellement, mais rares sont les travaux qui en ont posé les corollaires archéologiques. L’étude menée à La Joyanca tente de démontrer que cette petite cité classique a pu être structurée en de telles unités et de les caractériser : elle fournit donc des critères d’identification archéologique ainsi qu’une interprétation d’ordre socio-économique des unités de regroupement intermédiaires qui ont pu exister au Classique.

Did neighborhoods exist in Classic Maya societies? In spite of the wealth of archaeological, ethnographical and ethnohistorical data on the topic of neighborhoods (or units defined as such) in the Postclassic, Historic and Modern Maya societies, the existence of this kind of settlement unit, an intermediary category between the household (the extended family) and the settlement (the community), is far from established for the Classic period. This model of social, economic and political organization has been proposed sporadically over the past thirty years. However, few studies have established the archaeological corollaries of such units. Through fieldwork conducted at La Joyanca, we attempt to demonstrate that this small Classic city could have been structured in neighborhoods and to characterize these settlement units. Thus, it presents criteria for the archeological identification and socio-economic interpretation of such Classic units.

¿Existían barrios en las sociedades mayas del Clásico? A pesar de la importancia de los datos arqueológicos, etnohistóricos y etnográficos sobre los barrios, o unidades definidas como tales en las sociedades mayas postclásicas, históricas y contemporáneas, para el período Clásico, la existencia de este tipo de unidad de agrupamiento, que se ubica entre la unidad habitacional (o sea familiar) y el asentamiento (la comunidad), no está realmente atestiguada. Desde hace treinta años, este modelo de organización social, económica e incluso política ha sido evocado en varias ocasiones. Sin embargo, son pocos los estudios que han planteado los corolarios arqueológicos de tales unidades. Los trabajos llevados a cabo en La Joyanca tienden a demostrar que esta pequeña ciudad del Clásico ha podido ser estructurada con unidades de asentamiento intermediarias. Intentan también caracterizarlas de modo que se pretende proporcionar no sólo criterios de identificación arqueológica sino también una interpretación socio-económica de este tipo de unidades que pudo haber existido durante la época clásica.

INDEX

Keywords : settlement units, cluster, neighborhood, social organization, Maya Classic society Index géographique : Mayas, Mésoamérique, Mexique, Guatemala, La Joyanca Palabras claves : unidades de agrupamiento, barrio, organización social, sociedad maya clásica Thèmes : Archéologie, Ethnoarchéologie Mots-clés : habitat, unités de regroupement intermédiaires, quartiers, organisation sociale, sociétés mayas classiques

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AUTEUR

ÉVA LEMONNIER

Chercheur associé au laboratoire « Archéologie des Amériques », Maison René-Ginouvès (Archéologie et Ethnologie), 21 allée de l’Université, 92023 Nanterre [[email protected]]

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Classic Maya Settlement Clusters as Urban Neighborhoods: A Comparative Perspective on Low- Density Urbanism

Michael E. Smith

EDITOR'S NOTE

Manuscrit reçu en novembre 2010, accepté pour publication en janvier 2011

1 Although most Mayanists now accept the notion that the large settlements of the Classic lowland Maya were cities, scholars have been slow to analyze the residential areas of these sites using the concepts and methods of urban studies. Instead of employing urban concepts such as residential segregation, spatial zoning, or neighborhood structure, archaeologists have focused on concepts like lineage, house society, and heterarchy. The non-urban focus of Mayanist social analysis may have contributed to the lingering view that the large Maya sites were not quite urban in character.

2 In order to advance understanding of the social dynamics of ancient Maya cities, scholars need to apply the kinds of concepts that inform urban research on modern and other historical urban societies. As a step in that direction, I describe several comparative case studies to support the claim that Classic Maya settlement clusters functioned as urban neighborhoods. A number of authors have suggested this interpretation, but without presenting any analysis or discussion (Hammond 1991, p. 266; Marcus 2004; Robin 2003, pp. 330-331; Smith 2010, p. 148). More recently, several studies of Maya urban centers have combined spatial analysis with the results of excavation data to interpret settlement clusters as neighborhoods (Arnauld et al. 2004; Arnauld et al. s. d.; Lemonnier 2011, s. d.). The present paper is intended to advance this line of research by providing a broader comparative framework.

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3 Most analyses of past social processes and conditions by archaeologists depend on the use of analogical reasoning, and the interpretation of settlement clusters as neighborhoods is no exception. As pointed out by Wylie (1985), one way of strengthening arguments by analogy is to improve the quality, quantity, and detail of the comparative, or « source-side », data. This paper contributes to such a task by showing that settlement clusters in a number of historically and ethnographically documented low-density cities in fact served as neighborhoods. Low-density cities have received far less comparative analysis than have their high-density counterparts, and most theoretical treatments of neighborhoods and urban society have ignored low- density cities1. A more detailed exploration of neighborhoods and other social institutions at Classic Maya cities will not only improve our understanding of ancient Maya society, but will also contribute important data to the comparative analysis of low-density urbanism in the past.

Preindustrial Urban Neighborhoods

4 In another work, I define neighborhood as follows: « A neighborhood is a residential zone that has considerable face-to-face interaction and is distinctive on the basis of physical and/or social characteristics » (Smith 2010, p. 139). In most or all premodern cities, neighborhoods are relatively small spatial zones whose creation and maintenance result from social interaction, mutual support, and other bottom-up or generative social processes. They often co-exist with larger residential zones created by municipal or state authorities for administrative purposes. I call these latter units districts. In this paper I focus primarily on social neighborhoods.

5 In densely populated cities, neighborhoods are typically small in areal extent. They may correspond to a single street segment, an area around the intersection of two streets, or perhaps a secluded cul-de-sac (a common pattern in precolonial Islamic cities). Neighborhood residents typically know one another by sight and they interact in a variety of ways, often focused on local facilities (Suttles 1972, pp. 55-56). In many (but by no means all) premodern cities, one or more social parameters tend to be specialized at the neighborhood level. The most common of these parameters are ethnicity or race, place of origin, occupation, and social class (Saunier 1994; York et al. 2011). This is another way of saying that neighborhood residents often share one or more social attributes, and these attributes often distinguish the residents of one urban neighborhood from those of another.

6 In many premodern (and modern) cities, neighborhoods are created by rural-to-urban chain migration (Greenshields 1980; York et al. 2011). They can also be created when commoners build their houses in the immediate vicinity of the residence of a noble or other important individual (see discussion of Addis Ababa below). In newly-settled urban areas such as shantytowns, neighborhoods are often formed through bottom-up processes of social interaction among neighbors. In the recently formed squatter settlement of George in Lusaka, for example, Schlyter and Schlyter (1979, pp. 50-53) report that neighbors helped one another in numerous ways and they socialized within small areas that can be considered neighborhoods. Alternatively, neighborhoods can be created through external, top-down processes, as in contemporary planned housing developments or ancient cities with planned, walled residential zones such as T’ang- period Chang’an (Heng 1999, pp. 22-29).

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7 Sometimes civic officials are present in neighborhoods for record-keeping, taxation, organization of labor, or other oversight activities. These may be local residents serving as officials, or they may be state or municipal functionaries imposed from above. Neighborhood members often participate in collective work projects involving maintenance of common facilities, and they typically take part in common ceremonies or festivities at the neighborhood or city level.

8 As a result of these various forms of collective activity, day-to-day interaction, and shared social characteristics, neighborhood residents may develop a sense of common identity, and these identities may be expressed in informal or formal labels for neighborhoods (Smail 2000). The neighborhood attributes discussed above have been documented most fully for high-density premodern Old World cities and for contemporary western cities. In the remainder of this paper I argue that these same social processes and conditions characterized settlement clusters in premodern low- density cities, a category that includes the cities of Classic Maya society.

Lowland Maya Settlement Clusters

9 Most scholars today agree that the large Maya settlements of the Classic period can be called cities (Arnauld and Michelet 2004; Chase et al. 1990; Ciudad Ruiz et al. 2001). For several decades this classification was resisted by many archaeologists, in large part because the population size and population density of the Maya sites were much lower than other Mesoamerican cities such as Tenochtitlan or Teotihuacan (Sanders and Webster 1988; Willey 1956b). Fletcher (2009; 2011) recently proposed « low density urbanism » as a phenomena that existed in a number of lowland tropical areas before the modern era, including Southeast Asia, India, Africa, and the Maya Lowlands (see note 1). One of the features of many low-density cities is the occurrence of spatial clustering in the distribution of houses, with large open areas between clusters.

10 Gordon Willey, a pioneer in the introduction of settlement pattern research in the New World, was the first scholar to explicitly discuss and analyze settlement clusters in and around lowland Classic Maya sites. Willey (1956a) presented a three-part typology of the spatial configuration of Maya settlement around monumental centers (Figure 1). His Type C, which he noted corresponded most closely to settlement in the Belize Valley, consists of multiple clusters of houses and patio groups. Some of the clusters focus on civic architecture and others lack such features2.

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FIG. 1 – Willey’s classification of Maya settlement patterns (modified after Willey 1956a, p. 111).

11 In 1960, Bullard (1960) synthesized the growing body of data on Maya settlement patterns with two typologies. His classification of « archaeological remains » included house ruins, minor ceremonial centers, major ceremonial centers, and special-purpose features, and his classification of « ruin groupings and settlement organization » consisted of clusters, zones and districts3. To Bullard (ibid., p. 367), [t]he clusters may be thought of as small hamlets, varying in their degree of isolation from one another, and sometimes including an apparently specialized building which may have been used in common by the residents of the cluster. The size of the grouping suggests occupation by a kinship group.

12 The next major synthesis of Maya settlement patterns was the volume Lowland Maya settlement patterns (Ashmore 1981a). In her conceptual introduction to the book, Ashmore (1981b) stated that the cluster « is an extended household or aggregate of households and sometimes other units, and may occur as part of a larger settlement or in isolation ». She presented a four-type classification of Maya settlement clusters: informal cluster; homogeneous patio cluster; structure-focused patio cluster; and group-focused patio cluster. The latter type has several variants, shown here in Figure 2.

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FIG. 2 – Ashmore’s depiction of variants of the « group-focused patio cluster » (Ashmore 1981b, p. 53).

13 Unfortunately, Mayanists made little progress in the social analysis of settlement clusters after 1981. Although Ashmore’s typology provides a solid basis for spatial and social research, few researchers adopted it (although see Ashmore 2007, pp. 54-55). Many scholars use terms like « house cluster » or « residential cluster » without formally defining the term (Fox and Cook 1996; Killion et al. 1989). One strand of research has tried to validate Bullard’s model of the cluster as a kinship group through analogy with modern Maya settlements (Freter 2004; Willey 1981), an interpretation that can be criticized as lacking a strong ethnographic basis (Watanabe 2004). Other scholars have used data on settlement clusters to make speculative arguments about topics such as domination and resistance (Pyburn et al. 1998).

14 A group of French archaeologists has revived the study of Maya settlement clusters through the application of spatial analysis and excavation. At the site of La Joyanca, Arnauld et al. (2004, p. 77) produced a map of clusters and interpreted them as neighborhoods4. More recently, Éva Lemonnier (2011; s. d.) has carried out a more detailed study of the clusters at La Joyanca; this is the most sophisticated analysis of Maya neighborhoods to appear. In a current edited book on Mesoamerican neighborhoods, Annereau-Fulbert (s. d.) and Arnauld et al. (s. d.) contribute similar analyses of neighborhoods at Highland Maya sites and Río Bec sites. The case studies presented here are intended to support and extend this line of research.

Case Studies: Mesoamerica

15 Two contexts within Mesoamerica provide illuminating comparisons for Classic Maya house clusters. The Aztec calpolli is a well-described pre-Spanish social unit whose spatial expressions are quite similar to Classic Maya clusters and minor ceremonial

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centers. The waterhole group among the contemporary Tzotzil Maya peoples of Highland Chiapas also shows spatial similarities with Classic Maya clusters, although today is it a rural feature, lacking urban expression. These two cases were chosen because they are the archaeological and ethnographic cases of Mesoamerican clustered settlement with the most extensive data.

The Aztec calpolli

16 The Nahuatl term calpolli had a variety of meanings in 16th century central Mexico (Reyes García 1996), and it was the topic of a lengthy (and largely unproductive) scholarly debate on the nature of Aztec social organization (reviewed in Offner 1983, pp. 163-175). Here I focus on the dominant meaning of the term: a spatially localized group of households with a common economic basis. Two distinct levels of calpolli are documented in both the historical and archaeological records: a small unit of some ten to twenty households, and a larger unit of 100 to 200 households. The term tlaxilacalli is often used in Nahuatl-language documents for both types of unit, and in documents from Morelos the term chinamitl is often used for the smaller category. The most detailed information on Aztec calpolli is found in a series of early colonial Nahuatl- language census documents from Morelos; these are summarized in several secondary sources (Carrasco 1964; Smith 1993). Major works on the calpolli include Reyes García (1996), Hicks (1982), Offner (1983), and Lockhart (1992, pp. 16-20).

17 Five features of the Aztec calpolli are particularly relevant for understanding neighborhoods in low-density cities. First, calpollis existed in both urban and rural contexts. The imperial capital Tenochtitlan was organized in calpolli (Reyes García 1996), which served as neighborhoods. The smaller but more numerous city-state capitals also contained calpolli (Smith 2008, passim). In rural areas, a calpolli was a village. The communities represented in the Morelos census documents include city- state capitals and smaller, rural villages. There is no indication that the organization or social dynamics of calpolli in these settings differed significantly in rural and urban contexts. Second, the members of a calpolli often engaged in common economic activities. In rural contexts (and probably in city-state capitals as well) calpolli members farmed a contiguous area of fields (typically owned by a noble), and in Tenochtitlan craft specialists were organized by calpolli.

18 Third, the calpolli was a unit of taxation and administration. Officials known as calpixque resided in the calpolli and organized corvée labor and tax payments (Smith s. d.). Lockhart (1992) calls officials in the smaller calpollis « minor functionaries », whereas the large calpolli typically had a resident noble in charge. Fourth, membership and social organization in the calpolli were structured more by social class and by space or territory than by kinship. In the Morelos documents, the members of a calpolli were integrated through residence and through common relations of subjection or servitude to a noble who owned the land farmed by calpolli members. At the site of Cuexcomate, an Aztec town in western Morelos, a large residential compound on the central plaza was the residence of a noble household, probably the individual who owned the farmland worked by the commoner residents of the site (Smith 1993). According to some documents, calpolli councils oversaw local affairs, including the distribution of land. Fifth, the large calpolli typically contained a temple that provided a focus for common ceremony (Calnek 1976, p. 297).

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19 In an earlier paper (Smith 1993) I show that the small and large calpolli, as described in the Morelos census documents, correspond rather precisely in size and organization to two levels of settlement clustering at Cuexcomate (Figure 3). The four clusters (drawn informally by hand) correspond to the small calpolli or chinamitl, and the entire site corresponds to the large calpolli. Although the imperial capital Tenochtitlan is often taken as the archetypical Aztec urban settlement, in fact it was completely anomalous in size, density, layout, and organization (Smith 2008). The site of Cuexcomate is far closer to the structure and density of most Aztec cities (the city-state capitals), which can be considered medium-density urban centers. The median population density of Aztec city-state capitals is 50 persons per hectare (ibid., p. 152), which is closer to the density of Classic Maya cities (generally between 5 and 10 persons per hectare, see Culbert et Rice 1990) than it is to the density of Tenochtitlan (over 150 persons/ha).

FIG. 3 – House clusters (calpolli) at the Aztec town of Cuexcomate in Morelos (map by the author, M. S.).

20 Like Classic Maya settlement patterning, Aztec settlement (outside of Tenochtitlan) was spatially clustered. As in the Maya Lowlands, clusters (calpolli) sometimes served as isolated hamlets or villages, and sometimes they served as the spatial building-blocks of dispersed urban centers. In both contexts, the members of clusters engaged in activities and shared the kinds of conditions typical of the residents of urban neighborhoods in areas with high-density cities: they interacted frequently, they worked together on common economic tasks, and they were part of a named social unit with an identity within a larger urban and political structure.

The Waterhole Groups of the Tzotzil Maya

21 Many scholars have made comparisons between Highland Tzotzil social organization and that of the Classic Maya (e.g., Barnhart 2008; Vogt 1961, 1983). In contrast to most prior comparisons, however, my use of the ethnographic data as an analogy for the Classic Maya is highly specific. I wish to avoid the drawn-out debate over whether the modern Tzotzil cargo system is a useful model for Classic Maya society (Ashmore and

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Willey 1981). I argue, first, that the ethnographic settlement clusters are similar to Classic Maya clusters in their form and spatial configuration; and, second, that the modern features are characterized by the kinds of behavioral and institutional features described above for neighborhoods in low-density cities5.

22 In the Tzotzil villages around Zinacantan, houses are clustered at three levels (Collier 1975, pp. 79-85; Vogt 1969, pp. 127-149). The smallest cluster is the sna, a small group of households living in close proximity. In most sna, the households are related through kinship ties and joint participation in ceremonies. The next larger level of clustering is the waterhole group, a collection of snas and households that live in proximity to one another. They are organized around naturally occurring waterholes that have both pragmatic and symbolic significance. Figure 4 shows the waterhole groups and snas of the hamlet of Paste. The population of these six waterhole groups varies between 10 and 523 persons, with a mean of 180; the standard deviation is 180 (Vogt 1969, p. 176). The third and largest level of clustering is the hamlet. The hamlet of Paste has 1,086 inhabitants. Hamlets vary from 121 to 1,227 persons, with a mean of 650 and standard deviation of 360 (ibid., p. 162).

FIG. 4 – Tzotzil hamlet of Paste in 1964, showing waterhole groups and snas (modified after Vogt 1969, p. 173).

23 Of these three levels, the waterhole group seems closest to Classic Maya house clusters in its size and scale. Members of the Tzotzil waterhole groups are integrated through social interaction and through activities and institutions in the realms of economics, politics, and religion. Access to water is dependent upon membership in a waterhole group. Members participate in a number of collective labor projects, and an informal governing group of shamans have the authority to fine non-contributors. Waterhole groups maintain a number of cross shrines in and around the group’s land, and periodic ceremonies contribute to social integration.

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Case Studies: Africa

24 Most pre-European cities in sub-Saharan Africa had low population densities relative to European and Mediterranean urban centers (Coquery-Vidrovitch 1993; Fletcher 1993, 1998; Hull 1976). Houses were typically arranged into clusters that functioned as wards or neighborhoods (Hull ibid., pp. 74-76). The Mossi capital of Ouagadougou, mapped by Binger in the late nineteenth century, is a typical example (Figure 5). Skinner (1974, p. 19) notes that « early travelers reported that precolonial Ouagadougou was a whole complex of villages scattered over 12 kilometers ». This was a typical reaction of Europeans when they saw African low-density cities. When safari hunter Percy Powell- Cotton visited Addis Ababa in 1900, it was a city of 100,000 and capital of a powerful empire (see discussion below). Yet he was not impressed with the size or grandeur of the city: « Dotted across the plain were clusters of huts, many stockaded enclosures – large and small – and several camps, but all very much scattered and more resembling a collection of villages and farmsteads than the capital of a great empire » (Pankhurst 1985, p. 213). One might imagine a similar reaction if residents of Teotihuacan visited Maya cities like Tikal and Copan.

FIG. 5 – Clusters of houses at Ouagadougou, the Mossi capital in the 18th century (Binger 1892, vol. 2, p. 397).

25 This view of African cities as mere collections of villages exemplifies a long-standing western bias in urban interpretation. More than two millennia ago the Athenian Thucydides disparaged the Spartan capital as follows: « Since, however, the city is not regularly planned and contains no temples or monuments of great magnificence, but is simply a collection of villages, in the ancient Hellenic way, its appearance would not come up to expectation » (Thucydides 1972, p. 41, book 1, section 10). The same

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metaphor was expressed by Sanders (1979, p. 397) who, in his effort to portray Maya cities as non-urban settlements in comparison with Teotihuacan, called Tikal « a gigantic cluster of hamlets with intervening areas of light settlement ». Yet these clusters of houses in low-density African cities exhibited the major features of urban neighborhoods as documented in higher-density cities. In the published literature on pre-colonial African cities (e.g., Connah 2001; Coquery-Vidrovitch 1993; Hull 1976; Shaw et al. 1993) I have located two examples whose house clusters are described in sufficient detail to examine neighborhood characteristics: Bida and other settlements of the Nupe in West Africa, and Addis Ababa in Ethiopia6.

The Nupe efu

26 Nadel’s (1942) ethnographic study of the Nupe kingdom in West Africa contains scattered descriptions of a unit – the efu or ward – that resembles the Aztec calpolli in structure and function. Like the Aztec calpolli, the Nupe efu was a basic level of settlement in both rural and urban settings. In the words of Nadel (ibid., p. 34), [t]he local arrangement of the Nupe village, large or small, is nearly always the same: clusters of compounds scattered comfortably over an area, each « cluster » consisting of a number of walled compounds, « houses » in native terminology, and forming what the Nupe call an efu, or ward. These village wards are separated by stretches of open land, spacious cultivated fields, studded with clumps of trees.

27 Figure 6 is Nadel’s sketch map of settlement clusters in the town of Doko (unfortunately this is the most detailed plan available). The 800 inhabitants of Doko were divided into five efu. One of the efu had three clusters, and the others a single cluster each. The capital city, Bida, contained between 25,000 and 30,000 people during Nadel’s fieldwork in the 1920s. Although the lack of scales on Nadel’s maps limits precise calculations, his estimate of the circumference of the city wall (12 miles) produces a density of approximately 10 persons per hectare within Bida. One reason for the low population density was the presence of infield gardens within the city. Nadel (ibid., p. 206) notes that, « Cultivation is also to some extent carried on inside the villages and even inside Bida town ».

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FIG. 6 – House clusters (efu) at the Nupe town of Doko in Nigeria (modified after Nadel 1942, p. 35).

28 Nadel provides little information about the built environment or spatial organization of Bida. He does not give the number of efu within the city, and information about these wards is scattered throughout his book. Several features of the efu of Bida do stand out, however. First, most of the craft specialists (blacksmiths, other metalsmiths, weavers, bead makers, glass producers) were concentrated within specific efu. Second, foreigners were also concentrated within efu. Such occupational and ethnic clustering or concentration is common (but by no means universal) in urban neighborhoods throughout the world (York et al. 2011). Third, the efu had leaders that Nadel calls « ward-heads » (Nadel 1942, pp. 120,162), but we are told little about these officials. Bida was also divided into larger administrative districts called ekpa (ibid., passim).

Neighborhood clusters in Addis Ababa

29 Although Addis Ababa had 100,000 inhabitants and was the capital of a powerful empire that defeated European armies, its built environment around 1900 did not much impress British visitors (see the quotation from Percy Powell-Cotton above). Indeed, it would be difficult to identify Addis Ababa as a city rather than a village from early photographs. Figure 7, for example shows an area of the city close to the royal palace (visible at the top of the hill) in 1897. Although there are large crowds of people, housing is widely scattered and there are significant empty areas.

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FIG. 7 – Photograph of Addis Ababa in 1897, showing the scattered distribution of houses. The houses in the foreground are a settlement cluster, and the structures behind the wall at the top of the hill are the royal palace compound (Giorghis and Gérard 2007, p. 55; reproduced with permission).

30 Unlike Bida and most other low-density African cities, Addis Ababa was well mapped at its height in 1897 (Gleichen 1971, endpiece). Figure 8 (redrawn from the original published plan) shows the clustering of residences in a pattern that resembles many Classic Maya settlement maps. Commoners were clients of nobles, and their houses were clustered around the compounds of their patrons (Figure 8). Gleichen (ibid., p. 157) described this clustering, and noted that « the importance of the individual [was] measured by the size of the enclosure and the number of smaller huts grouped around it ». Sefer is the Amharic term for these clusters, which are referred to by urban historians as neighborhood in English and quartier in French (Giorghis et Gérard 2007, pp. 42-43). Individual sefer were separated by open space and by roads and streams (ibid., pp. 122-123). Figure 9 shows a road that separated two neighborhoods in early Addis Ababa. The clustering of commoner houses around noble compounds recalls Maya settlement at several levels, including Ashmore’s group-focused patio clusters (Figure 2) and Bullard’s minor ceremonial center.

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FIG. 8 – The city of Addis Ababa, Ethiopia, in the 1890s, showing the clustering of houses and the locations of elite residential compounds [map by Miriam Cox; redrawn from Gleichen (1971, endmap) and Johnson (1974, p. 88)].

FIG. 9 – A street and a river that separated neighborhoods in Addis Ababa around 1900 (Giorghis and Gérard 2007, p. 123; reproduced with permission).

31 Like other tropical low-density cities (Fletcher 2009; 2011), including Bida (see above) and ancient Maya cities (Isendahl 2002), there was significant intensive infield cultivation in Addis Ababa (Gascon 1995, p. 15). This was one of the reasons for its appearance to European visitors as a « collection of villages ». Indeed, Giorghis and Gérard (2007, p. 122) include a subheading in their book on Addis Ababa called « The Rural Character of the City ». There is frustratingly little information about the

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settlement clusters or sefer at Addis Ababa, although scattered data suggest the presence of the kinds of ethnic and occupational clustering characteristic of urban neighborhoods in other areas (Garretson 2000, pp. 67, 87; Pankhurst 1985, p. 212).

Conclusions

32 The argument of this paper can be summarized in three points. First, spatial clusters of houses in three historically-documented traditions of low- and medium-density urbanism (Aztec, Addis Ababa, and Bida) exhibited activities and conditions typical of urban neighborhoods in both premodern and modern cities. These include frequent and regular social interaction among residents; shared social characteristics such as ethnic origin or occupation; an administrative role within the city; a ceremonial focus for social integration; and an indigenous term that European visitors translated as neighborhood or a synonym (e.g., ward, quartier, barrio). In two of the three cases (Aztec and Nupe), the neighborhood clusters were features of settlement in both rural and urban settings. My second point is that modern Tzotzil Maya rural settlement clusters – waterhole groups – exhibit these same spatial and social characteristics. Third, because Classic Maya settlement clusters resemble the historical and ethnographic cases in their spatial form and scale, these comparative data strengthen the interpretations of some Mayanists that they served as urban neighborhoods.

33 The recognition that settlement clusters at Classic Maya cities served as urban neighborhoods has several implications. First, this helps archaeologists in their analyses of social patterns within Maya cities and improves our understanding of Maya urban life. The French research outlined above can serve as a model for neighborhood analysis at other sites. Second, the existence of neighborhoods adds strength to the interpretation of Maya settlements as cities, and this aids the comparative analysis of cities around the world. The sample of premodern cities that can be compared is greatly enlarged by the inclusion of the Classic Maya as a fully urban social tradition. Third, the study of Maya neighborhoods contributes to a growing understanding of life in low-density tropical cities (Connah 1987; Fletcher 2009, 2011; Miksic 2000). Maya cities provide examples of a distinctive and successful form of urbanism that flourished for many centuries in a tropical lowland setting. Why were Maya cities successful for such a long period of time? Perhaps a better understanding of neighborhoods and social life will permit this question to be answered in the future.

34 Acknowledgments: This paper was written as part of the project, « Urban organization through the ages: neighborhoods, open spaces, and urban life » (http://cities.asu.edu/), and I thank my colleagues for their support. Several colleagues provided helpful comments on an earlier draft; for this I thank M.-Charlotte Arnauld, Juliana Novic, Cynthia Robin, and Barbara Stark. Maëlle Sergheraert kindly translated the abstract into French. The comments of two anonymous reviewers were very helpful in improving the paper.

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NOTES

1. I use the term « low-density city » loosely to describe settlements with the following traits: 1) central institutions that affect a hinterland beyond the settlement. These central institutions, in the realms of administration, religion, and economy, are often called « urban functions » (Fox 1977; Marcus 1983; Smith 2008, pp. 4-7); 2) population density under 10 persons/hectare. This is the upper density limit of « low-density agrarian cities » as discussed by Fletcher (1995, p. 93; 2009). 2. Although Willey’s research on settlement patterns provided a foundation for the analysis of Maya urbanism, for many decades Willey himself resisted classifying Maya centers as cities, maintaining instead that the Maya should be called a « civilization without cities » (Willey 1962, p. 96). The 1950s and 1960s was a time of much activity in the comparative study of ancient urbanism, and Willey was an important participant, often an organizer, in the major events of the time (Braidwood and Willey 1962; Willey 1956a, 1960). His denial of Maya urbanism thus presents a historical puzzle that scholars have yet to address. 3. In this paper I use the terms « house cluster » and « settlement cluster » interchangeably to refer to spatial groupings of nearby houses that are located at some distance from other houses. This is distinct from the term « urban cluster » proposed by McIntosh (1999), a broader concept

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that would seem to include a variety of Bullard’s categories, including clusters, zones, minor ceremonial centers and major ceremonial centers. 4. Arnauld et al. (2004) use the Spanish term barrio for neighborhood. Smith and Novic (s. d.) argue that barrio is not an appropriate term for neighborhoods in ancient Mesoamerica because its meanings in Colonial-period and modern Mesoamerica can be quite different. 5. The similarity of Tzotzil and Classic Maya settlement clusters was pointed out some time ago by Vogt (1961, p. 142; 1983, pp. 90-95), who attributed this to the notion of an unchanging, timeless Maya culture: « the Maya are basically a hamlet-dwelling people » (Vogt 1983, p. 90). In contrast, I would attribute the similarities to the spatial, social, and demographic constraints on social life in Mesoamerican tropical settings. 6. Mapping and excavation at the Iron Age site of Begho, Ghana, also show residential clustering (Anquandah 1993; Connah 2001, pp. 152-153), suggesting some time depth to this pattern in West Africa.

ABSTRACTS

Classic Maya Settlement Clusters as Urban Neighborhoods: A Comparative Perspective on Low- Density Urbanism. Some archaeologists have suggested recently that clusters of houses at Classic Maya sites functioned as urban neighborhoods. This article presents comparative historical and ethnographic data from low-density cities to support this interpretation. I review two Mesoamerican cases: the Aztec calpolli and the modern Tzotzil house cluster; and urban clusters in two African cases: the Nupe city of Bida in West Africa and Addis Ababa in Ethiopia. The kinds of social relationships, activities, and conditions that characterize neighborhoods in high-density cities are also found in the comparative examples of house clusters. This comparative information strengthens the argument that clusters of houses served as neighborhoods in Classic Maya cities.

Groupes de maisons mayas classiques et quartiers urbains: étude comparative de l’urbanisme de faible densité. Certains archéologues ont récemment suggéré que les groupements de maisons observés dans les sites mayas classiques auraient pu fonctionner comme des quartiers urbains. À l’appui de cette interprétation, cet article propose plusieurs comparaisons avec des données historiques et ethnographiques relatives à des cités à faible densité de population. Deux cas mésoaméricains sont d’abord examinés: le calpolli aztèque et le « groupe de maisons » tzotzil; puis deux cas africains: Bida, cité nupe d’Afrique de l’Ouest et Addis-Abeba en Éthiopie. Ces exemples montrent que, dans tous ces cas, il existait des types de relations, activités et situations sociales similaires à celles observées dans les quartiers de cités densément peuplées. Ces informations renforcent donc l’argument selon lequel les groupes de maisons ont constitué des quartiers dans les cités mayas classiques.

Agrupamientos de casas en las ciudades clásicas mayas y vecindarios urbanos: una perspectiva comparativa en el urbanismo de baja densidad. Recientemente unos arqueólogos han sugerido que los agrupamientos espaciales de casas en los sitios clásicos mayas funcionaron como vecindarios. En este artículo se presentan datos comparativos, sacados de la historia y la etnografía, sobre algunas ciudades de baja densidad para dar apoyo a esta interpretación. Se presentan primero dos ejemplos mesoamericanos: el calpolli azteca, y los grupos de casas entre

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los tzotziles de Chiapas. Luego vienen dos ejemplos africanos de asentamiento agrupado: la ciudad nupe de Bida y la ciudad de Addis Ababa en Etiopía. Los tipos de relaciones, actividades, y condiciones sociales que caracterizan los vecindarios en las ciudades de alta densidad, también existen en los ejemplos que se presentan de agrupamientos de casas. Esta encuesta comparativa apoya pues la idea según la cual los agrupamientos de casas en las ciudades mayas funcionaban al igual que los vecindarios urbanos.

INDEX

Palabras claves: ciudades de baja densidad, vecindarios, barrio, estudios comparativos, sociedad maya clásica Keywords: low-density cities, cluster, neighborhoods, settlement patterns, comparative analysis, Maya Classic society Mots-clés: habitat, cités à faible densité de population, quartiers, analyse comparative, sociétés mayas classiques Subjects: Archéologie, Histoire Geographical index: Mayas, Mésoamérique

AUTHOR

MICHAEL E. SMITH

School of Human Evolution and Social Change, Arizona State University, Tempe, Arizona 85287, USA [[email protected]]

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Articles

Dossier : Discours rituels en Amazonie

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Note de la rédaction

Ce dossier n'aurait pas pu être publié sans le concours du Laboratoire d'Anthropologie Sociale et de l'ANR « Anthropologie de l'art : création, rituel, mémoire »

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Présentation : les discours du rituel

Pierre Déléage

I’m not particularly interested in « smoothed-over » versions of native culture. I like the stuff in the raw, as felt and dictated by the natives […] the genuine, difficult, confusing, primary sources. These must be presented, whatever else is done […]. There are too many glib monographs most of which time will show to be highly subjective performances. We need to develop in cultural anthropology that anxious respect for documentary evidence that is so familiar to the historian, and the classical scholar. Edward Sapir, correspondance de 1938 (cité in Foster 2005, p. 237)

1 En 1949, à l’occasion d’un essai synthétique sur le chamanisme destiné au Handbook of South American Indians, Alfred Métraux (1949, p. 583) remarqua que si l’on savait depuis longtemps que toutes les cérémonies rituelles de la région comportaient des incantations et des chants, il n’existait cependant aucun moyen de les étudier, faute de publication. Seul le recueil élaboré chez les Taulipáng et publié en 1923 par Theodor Koch-Grünberg faisait exception. Métraux dut donc se contenter d’inférer, à partir de la lecture de récits mythiques amazoniens, les principes et les entités qui auraient pu correspondre à ce qu’on lui avait demandé de décrire, à savoir une « religion ».

2 La mythologie des peuples d’Amazonie1 commençait alors depuis peu à être disponible dans les bibliothèques d’Europe et d’Amérique. Il vaut d’ailleurs peut-être la peine de rappeler qu’en dehors des courts extraits que l’on pouvait glaner, ça et là, dans la littérature des missionnaires et des explorateurs, l’entreprise de collecte, de traduction et de publication de ce genre de récits avait été commencée par un Amérindien, Maximiano José Roberto, d’ascendance partiellement tariana. Ce dernier disposait, pour mener à bien ce type de travail, d’indispensables compétences linguistiques en tukano, tariana et ; de plus, son village, Tarumãmiry, formait un point de

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convergence par lequel passaient de nombreux Amérindiens de la région du Vaupès. Dans ces conditions, il entama, à partir des années 1870, une collecte de récits mythiques auprès de ses nombreux visiteurs, n’hésitant pas de temps à autre à accompagner des explorateurs de passage afin d’accroître encore ses connaissances. Il traduisit en nheengatu l’ensemble des textes recueillis, les collationna et les mit en ordre afin de soumettre au jugement des anciens une version qui puisse faire autorité, suivant ainsi une procédure qui devait peut-être moins à la méthodologie des études folkloriques qu’à celle, plus traditionnelle, de l’acquisition de prestige parmi les caciques (tuxáua) de la région. Autre fait notable, les produits de ses efforts ne furent jamais publiés sous son nom : on les retrouve, traduits en italien ou en portugais, dans des ouvrages signés par João Barbosa Rodrigues, Ermanno Stradelli ou Antonio Brandão de Amorim (Orjuela 1983, pp. 127-140 ; Sá 2002).

3 Malgré cette abondance, très relative, de récits mythiques publiés, on reste aujourd’hui surpris par le nombre restreint des sources auxquelles Claude Lévi-Strauss fit appel lorsqu’il s’engagea dans une vaste exploration des mythes amazoniens, peu après que le Handbook fut complété2. Et on comprend mieux la nécessité de sa stratégique transition aux cultures d’Amérique du Nord : il existait en effet dans cette région une longue et riche tradition de publication de mythes et de discours rituels. Comme dans le Vaupès, elle avait commencé à l’initiative d’Amérindiens : tout au long du xixe siècle, les premiers ouvrages portant sur la mythologie de la région furent rédigés et souvent publiés par des auteurs tels que le Seneca Benjamin Williams, les Tuscarora David Cusick et Elias Johnson, les Ojibwa William Warren et George Copway, les Ottawa Francis Assikinack et Andrew Blackbird, ou encore le Penobscot Joseph Nicolar, le Wyandott Peter Dooyentate Clarke et le Potawatomi Simon Pokagon (Déléage 2009 ; Round 2010). Par la suite, l’importante entreprise de documentation des traditions orales des Indiens d’Amérique du Nord, entamée par le Bureau of American Ethnology et poursuivie par l’école de Franz Boas, s’appuya très largement sur des auteurs amérindiens afin d’élaborer les magnifiques corpus de récits mythiques et de discours rituels dont la richesse et la précision restent à ce jour inégalées3. Les Mythologiques, mais aussi les rares réflexions que Lévi-Strauss consacra aux discours rituels, ne pouvaient guère trouver un meilleur environnement afin de s’épanouir complètement.

4 Le fossé quantitatif et qualitatif qui séparait l’étude des traditions orales dans l’Amérique du Nord et dans les basses terres d’Amérique du Sud s’expliquait évidemment par des conditions historiques très hétérogènes – moins hétérogènes cependant que celles de la Mésoamérique ou des hautes terres d’Amérique du Sud où l’entrelacement de l’oral et de l’écrit date des premières décennies de la colonisation hispanique. Jusque dans les années 1960, l’Amazonie demeura de loin le least known continent de l’atlas ethnologique et les premières générations d’anthropologues professionnels qui partirent observer ces sociétés désiraient avant tout faire reconnaître l’originalité et les caractères propres de ces ensembles culturels alors méconnus en les affranchissant des modèles explicatifs importés d’autres régions du monde. Le dernier tiers du siècle passé donna ainsi lieu à une avalanche de travaux de qualité qui non seulement comblèrent d’immenses lacunes ethnographiques, mais élaborèrent aussi des problématiques qui prirent rapidement place à l’avant-garde des débats anthropologiques. S’il n’est pas question ici de retracer les enjeux de cette histoire récente, on remarquera qu’il ne serait pas trop difficile de montrer que la divergence entre les deux grandes modélisations de l’ontologie propre aux collectifs amazoniens trouve une part significative de ses origines dans les différences qui

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séparent les traditions orales à partir desquelles elles furent élaborées : il est ainsi très possible que l’animisme selon Philippe Descola soit aux chants anent des Achuar ce que le perspectivisme d’Eduardo Viveiros de Castro est aux chants rituels des meurtriers et des chamanes araweté.

5 Nonobstant, il faut bien avouer que le patient travail de transcription, de traduction et d’analyse des discours rituels resta marginal dans le principal courant des études amazoniennes tout au long de ces années. Souvent, ces traditions discursives ne faisaient l’objet que d’un bref article ou d’un court chapitre d’une monographie ; presque toujours, elles n’étaient évoquées qu’en passant, la voix originale du chamane ou du spécialiste rituel demeurant recouverte par celle de l’anthropologue. Parallèlement, le volume de traditions mythologiques amazoniennes publié s’accrût à une vitesse fulgurante. L’œuvre de Lévi-Strauss stimula clairement ces recueils, mais la perspective structuraliste conduisit souvent à se contenter des seules traductions des récits (sans leur transcription en langue vernaculaire), voire de simples résumés. Si le corpus est devenu immense, la qualité des éditions reste extrêmement inégale, et la réflexion comparatiste sur la mythologie amazonienne est aujourd’hui à peu près au point mort.

6 Edward Sapir avait beau déplorer la rareté des travaux ethnologiques fondés sur l’analyse détaillée de corpus de discours correctement transcrits (voir l’exergue de cette présentation), il n’en demeure pas moins que c’est aux États-Unis, et en grande partie grâce à lui, qu’il existe une tradition de recherche alliant expertise linguistique et perspective anthropologique. On ne s’étonnera donc pas que ce soit dans ce pays, pour l’essentiel à partir des années 1980, que s’est constitué un groupe d’anthropologues linguistes travaillant en Amazonie : ils s’attachèrent avant tout à l’étude de genres tels que les mythes, les récits « ordinaires » et l’art oratoire. Leur perspective était massivement ethnopoétique, leur permettant ainsi à la fois d’identifier les propriétés distinctives des différents genres discursifs et d’analyser avec précision les variétés du parallélisme, le dialogisme des récits, les modulations tonales des paroles chantées ou les usages indexicaux de certains modes d’expression. Parmi les membres de ce groupe qui écrivirent d’importantes monographies, on ne fera que mentionner Ellen Basso, Greg Urban, Laura Graham, Janet Hendricks, Janis Nuckolls ou Suzanne Oakdale, auxquels on joindra des anthropologues de formation plus classique, mais qui s’inspirèrent de leurs problématiques pour étudier des chants rituels tels qu’Anthony Seeger, Jonathan Hill, Robin Wright ou Dale Olsen4. En dehors des États- Unis, les recherches sur ces phénomènes discursifs restèrent le plus souvent l’apanage des linguistes et leurs publications demeurèrent en grande partie confinées à la revue Amerindia, ce qui en fait un véritable trésor pour tout anthropologue à la recherche d’analyses fines et précises des traditions orales amazoniennes5. Ce courant de recherche est toutefois resté marginal en Amazonie : trop rares encore sont les anthropologues qui font l’effort de publier les transcriptions et les traductions précises des discours à partir desquels ils formulent leurs spéculations et de très nombreuses traditions orales amazoniennes restent encore largement inconnues, faute d’enquête6.

7 À l’origine de ce dossier du Journal de la Société des Américanistes, un simple constat : un groupe de jeunes anthropologues travaillant en Amazonie, sur le point d’achever leur thèse de doctorat ou l’ayant tout juste défendue, avait pour caractéristique commune d’élaborer ses recherches à partir des difficult, confusing, primary sources qu’évoquait Sapir. Leur intérêt pour les pratiques discursives des sociétés qu’ils étudiaient passait

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par l’enregistrement, la transcription, l’analyse linguistique, la traduction et l’édition de ces discours oraux sous forme de textes ; leurs lecteurs pouvaient ainsi évaluer leurs analyses en se rapportant à des sources dorénavant réinterprétables et améliorables à l’infini. Au cours de leurs enquêtes, tous avaient eu en particulier l’occasion d’éditer et d’étudier les discours rituels des sociétés qui les accueillirent – discours qui s’inscrivaient dans le cadre de cérémonies thérapeutiques, de fêtes de boisson, de rituels de chasse ou de liturgies propitiatoires. C’est donc autour de ces discours du rituel que s’est organisé ce dossier.

8 Chaque auteur a ensuite développé à sa guise sa propre approche théorique. D’une manière générale, il est vrai que tous, certains plus que d’autres, font appel aux principaux outils de l’anthropologie linguistique, ce qui leur permet de décrire précisément des phénomènes tels que le parallélisme, l’opacification des discours, le symbolisme sonore, l’indexicalité ou les relations formelles entre mythes et chants. Leurs problématiques d’ensemble s’élaborent néanmoins à partir d’horizons très variés : analyse interactionniste dans la lignée de Goffman, théorie critique, perspectivisme poétique, ethnolinguistique ou encore anthropologie pragmatique. C’est ainsi que, d’emblée, il est possible d’apercevoir un autre trait commun à l’ensemble de ces textes, trait qui n’avait pas été prévu : tous effectuent un saut immédiat de l’ethnographie linguistique la plus fine aux interprétations théoriques les plus générales, sans passer par la généralisation régionale en termes d’aires culturelles. Il ne faut pas voir là un quelconque anti-américanisme, mais plutôt une étape dans le déroulement de la recherche en Amazonie, les générations antérieures ayant assez profondément balisé le champ des spécificités sociologiques, ontologiques ou historiques des sociétés de la région.

9 En dehors de ces aspects généraux, il me semble qu’une problématisation largement partagée constitue le fil conducteur de ce dossier. En effet, les analyses de discours rituels amazoniens qu’on y trouvera ne se limitent jamais à la recherche des éléments d’une métaphysique, ni à celle d’une clef de lecture de la réalité sociale, ni à une comparaison des structures poétiques des genres discursifs. Si l’ensemble de ces aspects est bien évidemment présent, il apparaît néanmoins subordonné à une recherche de ce que pensent les Amérindiens de leurs propres discours traditionnels. C’est pourquoi chaque auteur a éprouvé le besoin de procéder à une confrontation entre des registres discursifs hétérogènes d’une même société : afin de mettre au jour les propriétés réflexives qui, aux yeux des détenteurs de ces savoirs, permettaient de répartir leurs traditions discursives en domaines distincts. Cette approche réflexive se déploie tout au long de ce dossier en deux volets complémentaires : au nom de quelle autorité les discours rituels sont-ils énoncés et transmis ? qu’est-ce qui, au sein de ces discours, est pensé comme traditionnel ? D’une certaine manière, les auteurs de ce dossier ont souhaité confier aux Amérindiens eux-mêmes la définition de ce sur quoi ils travaillaient. Cette prise en compte doit être comprise à partir de la situation historique nouvelle au cours de laquelle ces enquêtes se sont déroulées.

10 En Amazonie, les anthropologues commencent enfin à être confrontés à la crise d’autorité qui a secoué la plupart des ethnologies régionales depuis déjà un certain temps. Si les spécialistes des cultures d’Amérique du Nord ont depuis longtemps assimilé les virulentes critiques d’un Vine Deloria Jr., le problème ne s’est posé qu’assez récemment dans les sociétés amazoniennes, en partie en raison de rythmes différents dans les processus de scolarisation et d’accès à l’espace médiatique public. Cette crise

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d’autorité s’y est d’abord introduite par le biais de conflits concernant la biopiraterie et diverses formes de propriétés intellectuelles (Carneiro da Cunha 2010). Mais elle est aujourd’hui présente à l’esprit de tout anthropologue souhaitant étudier et publier des traditions orales : ses collaborateurs amérindiens ne tarderont souvent pas à soulever la question de la propriété intellectuelle de ces discours traditionnels, des modalités de leur publication, des noms qui doivent apparaître sur la couverture d’un livre ou sur la première page d’un article, de la répartition des droits d’auteur, de la teneur des interprétations que l’anthropologue va se permettre de proposer ou encore de la future « restitution » de son enquête à la communauté où elle a été effectuée. Ainsi, la question de l’autorité ou, si l’on veut, de l’auctorialité des discours traditionnels, est devenue pressante en Amazonie : parmi les indices de ce nouvel air du temps, on ne fera que mentionner la multiplication des publications, par les Amérindiens eux- mêmes, de versions de leurs propres traditions, suivant les exemples de Maximiano José Roberto et des écrivains iroquois ou algonquiens du XIXe siècle (Wright 2005 ; Hugh-Jones 2010) ou, encore, l’inflexion récente de l’anthropologie linguistique de la région vers la problématique de l’autobiographie (Oakdale 2007).

11 Toute crise d’autorité est une bonne nouvelle : il ne doit pas être question d’en sortir, elle doit être choyée. C’est pourquoi il est heureux que de nombreuses alternatives fassent leur apparition : si les enquêtes issues du point de vue monologique d’un anthropologue ne doivent pas perdre leur légitimité, elles commencent à aménager une place pour les publications où l’anthropologue s’efface devant ses co-auteurs amérindiens ou pour celles où la relation dialogique est d’emblée clairement affichée (Kopenawa et Albert 20107). Il serait aujourd’hui impensable de publier les élaborations cosmologiques idiosyncrasiques et quasi ogotemmêliennes du Desana Antonio Guzmán sans que son nom apparaisse sur la couverture du livre et sans qu’il soit crédité, au moins en partie, de la propriété intellectuelle de l’œuvre (Reichel-Dolmatoff 1973). Une autre option, peut-être rendue possible par cette nouvelle crise d’autorité, consiste à effectuer un pas de côté et à problématiser les discours que tiennent les Amérindiens sur les auteurs de leurs traditions orales. Les discours traditionnels internalisent généralement cette problématique : dans la mesure où ils sont « hérités » d’une « tradition », leur auteur originel, garant de la légitimité de ces discours, est souvent pensé au croisement des frontières ontologiques, qu’il s’agisse des êtres des temps passés pour les récits mythiques ou d’entités surnaturelles pour les discours chamaniques.

12 On trouvera ces phénomènes divers d’attributions d’autorité étudiés dans toutes les contributions de ce dossier ; certains s’y attachent cependant plus que d’autres. À partir d’une approche dissolvante de la notion de ritualisation, qui ne peut être que bienvenue dans un dossier consacré aux discours rituels, Christopher Ball décrit de très brèves interactions cérémonielles wauja au cours desquelles de courts énoncés thérapeutiques sont échangés dans le cadre d’un dialogue entre un malade et des représentants d’esprits. L’étude détaillée de l’usage rituel des pronoms indexicaux de ces énoncés montre la complexité à la fois des positions d’autorité qui sont assumées par les participants et l’enchevêtrement performatif des relations de transformation et d’échange qui sont ainsi signifiées. Cédric Yvinec étudie les conséquences de l’attribution des chants rituels suruí à deux types d’auteurs distincts : les esprits chamaniques et les grands hommes. Elles apparaissent aux niveaux des contextes rituels de leur énonciation, de leurs modes d’apprentissage, de leur poétique ou encore de leurs effets perlocutoires. Andrea-Luz Gutierrez-Choquevilca analyse, quant à elle,

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deux genres de chants, cynégétiques et thérapeutiques, chez les Quechua du Pastaza en focalisant son attention sur la complexité des usages des onomatopées à l’intérieur de ces chants. En prenant en compte les modalités de l’apprentissage et de la transmission de ces incantations, elle montre que le symbolisme sonore joue un rôle comparable à celui des pronoms indexicaux dans le processus d’accumulation d’autorités surnaturelles distinctes qui forme l’enjeu principal de ces rituels.

13 Liées de près aux problèmes d’autorité, les réflexions amérindiennes sur la notion de « tradition » sont également devenues un enjeu majeur en Amazonie. Cela est particulièrement vrai au sein des sociétés dont les traditions tendent à s’effacer pour faire place à de nouveaux intérêts. Là aussi, pour les auteurs de ce dossier, il s’agit d’effectuer un pas de côté : délaisser la stérile opposition entre les approches essentialistes et relativistes de la tradition afin de prendre comme objet la notion de « tradition » que les Amérindiens formulent et utilisent. Pour ce faire, il est impossible de disjoindre deux questions complémentaires : qu’est-ce qui, dans une tradition amérindienne, est effectivement transmis ? qu’est-ce qui, dans l’ensemble de ce qui est transmis, est pensé par les Amérindiens comme « traditionnel » ? Les anthropologues ne vont plus dans les sociétés amérindiennes avec, dans leurs bagages, leurs notions de culture, de tradition ou de rituel : ils attendent d’abord qu’on les leur fournisse. C’est alors seulement qu’il devient pertinent d’objectiver les traditions discursives amérindiennes : en considérant que ces phénomènes sont d’emblée réflexifs et qu’ils comportent leur propre définition. Plusieurs des auteurs de ce dossier ont par ailleurs été accueillis par des sociétés qui avaient indéniablement un problème avec leur culture traditionnelle, soit qu’elles la pensaient comme perdue, soit qu’elles la rejetaient avec virulence. Dans ces situations, leurs observateurs ne pouvaient guère que prêter attention à la manière dont la notion de « tradition » était problématisée par les Amérindiens eux-mêmes (Fausto s. d.). Cette réflexivité vis-à-vis des traditions et du traditionalisme n’est toutefois pas l’apanage des sociétés en transition culturelle : on la retrouve chez des peuples dont les discours rituels continuent à être transmis et elle forme un second horizon problématique que partagent, à des degrés divers, tous les auteurs de ce dossier.

14 Laurent Fontaine présente ainsi une longue invocation yucuna, employée dans de nombreuses incantations thérapeutiques, qui entrelace deux genres de discours : le premier est constitué de l’invocation elle-même, extrêmement formalisée, dont l’ordre séquentiel correspond à des trajets spatiaux formant une véritable cartographie de l’espace social et surnaturel des Yucuna ; le second se compose des exégèses normatives de l’énonciateur sur sa propre invocation, commentaire réflexif, parfois d’ordre mythologique, qui, de manière surprenante, est lui aussi assez rigidement structuré. Cédric Yvinec prend comme point de départ des chants rituels qui, aujourd’hui, n’existent que dans la mémoire des Suruí, massivement convertis au protestantisme évangélique ; ce faisant, il reconstruit les régimes réflexifs de la mémoire des traditions suruí autour des idées d’événement et de durée. Pedro de Niemeyer Cesarino élabore une réflexion sur les conditions de production et de transmission des différents genres de chants chamaniques marubo en restituant le système schématique de formules virtuelles à partir duquel ils sont produits, chacun avec sa propre configuration réflexive. Le processus de création perpétuelle au fondement de cette esthétique transcendantale ne se limite pas à la seule sémiotique discursive : il fonctionne également dans la production des danses cérémonielles et des innovations iconographiques des chamanes. Lucas Bessire part de la critique, par les Ayoréo, de la

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notion essentialiste de « tradition » qu’ont importée les diaboliques anthropologues ; il poursuit en montrant que, ce qui se transmet dans le chamanisme ayoréo, ce sont moins des corpus de chants que des techniques schématiques de construction des incantations ujnarone à partir de données mythiques, traditionnelles ou chrétiennes. Les Ayoréo se sont en grande majorité convertis aux rituels chrétiens et à la communication par radio et Lucas Bessire propose de voir, dans ces derniers phénomènes, une adaptation de ces techniques de médiation temporelle à leur nouvel environnement. Emmanuel de Vienne étudie, quant à lui, la résurrection des chants rituels des Trumai qui envisagent leur « culture » sur le mode du manque et de la perte. À partir d’une reconstruction de l’histoire d’une grande cérémonie collective aujourd’hui disparue, il montre comment certains Trumai ont entièrement reconfiguré les propriétés réflexives de leurs traditions orales, transformant des compositions contextuelles en corpus rigides.

15 Espérons, au moment de clore cette brève présentation, que l’exigeant travail fourni par l’ensemble des auteurs de ce dossier contribuera à faire reconnaître la valeur, la complexité, l’intérêt et, parfois, la beauté des discours rituels amazoniens ; et que sa lecture n’aurait pas déplu à Edward Sapir, le linguiste, l’anthropologue mais aussi le poète.

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NOTES

1. Dans cette présentation, le terme « Amazonie » est utilisé, pour des raisons de commodité, en référence à l’ensemble des basses terres d’Amérique du Sud. 2. D’autant plus que les œuvres les plus philologiques produites jusque-là, telles que celles de João Capistrano de Abreu ou de Konrad Theodor Preuss, étaient à peine prises en compte. 3. Sur certains de ces auteurs amérindiens, voir Liberty (1978). On trouvera quelques aperçus synthétiques de cette entreprise dans les premiers chapitres de Goddard (1996). 4. Voir aussi Sherzer et Urban (1986), Basso et Sherzer (1990) et Senft et Basso (2010). 5. Voir aussi Becquelin et Molinié (1993), Monod Becquelin et Erikson (2000), Monod Becquelin et Vapnarsky (2010). 6. Voir notamment Beier, Michael et Sherzer (2002). On trouvera dans cet article une liste assez exhaustive des travaux des linguistes et anthropologues que nous n’avons pas mentionnés ici. Les auteurs ont toutefois choisi d’écarter de leur recension les travaux des missionnaires, ce qui exclut certaines œuvres de grande qualité, telles que celles de Siro Pellizzaro ou de Cesareo Armellada. 7. Voir, dans ce volume, le riche compte rendu de cet ouvrage (NDLR).

INDEX

Index géographique : Amazonie Thèmes : Anthropologie

AUTEUR

PIERRE DÉLÉAGE

CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, 52 rue du cardinal Lemoine, 75005 Paris [[email protected]]

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As Spirits Speak: Interaction in Wauja Exoteric Ritual

Christopher Ball

EDITOR'S NOTE

Manuscrit reçu en octobre 2009, accepté pour publication en janvier 2011 « The world, in truth, is a wedding ». (Goffman 1959, p. 36) « Felicity’s Condition: to wit, any arrangement which leads us to judge an individual’s verbal acts to not be a manifestation of strangeness ». (Goffman 1983a, p. 27)

1 This paper approaches the connections between ritual and discourse in an Amazonian society through a microanalysis of one instance of talk. I examine a Wauja (Xingu Arawak) ritual session of « bringing spirits », wherein a sick person is aided by a conversation he has with the spirit-monsters1 that are afflicting him, whom he hopes by virtue of this very conversation to turn from pathogenic to guardian spirits. The conversation is facilitated by a group of representatives from the village, consociates who agree to speak as spirits, and in so doing enter into a contractual relationship of exchange with the sick person and the spirits that involves various obligations and rewards that may span a lifetime, in sickness or in health. In view of the gravity of the circumstance and the weight of the obligation it creates, the ritual interaction is a surprisingly inelaborate and quotidian counterpart to more regimented esoteric Wauja shamanic practice (Barcelos Neto 2004), and elaborate collective rituals involving music and dance (Mello 2005; Piedade 2004). I question how it is that Wauja ideology supports the practice of regular folk verbally channeling spirits, and suggest that in fact Wauja cultural ideologies of illness, language, and cosmology emerge in precisely such interactive texts as this. The Wauja practice of bringing spirits highlights issues of agency in relation to ritual performativity because it demonstrates how multiple

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agencies, of persons and spirits, are linked through texts that construct social reality. The ritual aspect of this linguistic act makes its performative potential reproducible in recognizable and unmarked iterations (Keane 1997).

2 My analysis can be located among discourse-centered ethnographies of Amazonian societies (Sherzer and Urban 1986; Urban 1991). I take seriously Urban’s (1996) example that analysis of apparently minute elements of discourse such as pronouns as they function in ritual and quotidian life contributes to our understanding of how collectivities are constructed in Lowland South America. I follow Graham’s (2003) linguistic anthropological analysis of the ways that expressive performance by people in Central builds indexical continuities with the past and facilitates control over present circumstances. My orientation to discourse is also grounded in the work of Erving Goffman, whose ideas have seen previous application in the anthropology of Amazonia, specifically in Gregor’s (1973) work among the Wauja’s close neighbors the Mehinaku.

3 Consider the two quotations from Goffman (1959, p. 36) presented above. In the first statement, « The world, in truth, is a wedding », I take Goffman’s use of « wedding » as opposed to « marriage » to invite the inference that he refers to the ritual aspects of performance that permeate everyday interaction, his way of saying that all the world’s a stage, that reality is ceremony and vice versa. The quote raises the connections between ritual performance and performativity properly speaking, as it reminds that social relationships are interactional achievements founded in pattern and authority. I hope to pivot on Goffman’s observation, now widely attested, that interaction is thoroughly ritualized, to show that Wauja ritual, and ritual writ large, is also thoroughly interactional. I guard as fundamental that language use is dialogic, and I show the same to be true of ritual.

4 The second quote comes from Goffman’s reformulation of Speech Act Theory’s insight, in spite of its other limitations, that meaning something by saying something is a performative act. Goffman suggests that at the base of the very possibility of any felicitous language-mediated interaction lays the presupposition that participants must constantly and mutually display to one another that they are not insane. This he calls « Felicity’s Condition: to wit, any arrangement which leads us to judge an individual’s verbal acts to not be a manifestation of strangeness » (Goffman 1983a, p. 27). I add to this that what conclusions actors can derive in terms of an interlocutor’s sanity from talk and comportment, measured by standards of what it means to be strange, are matters of culture that display documented variability. I aim to elucidate something of Felicity’s Condition among the Wauja as it applies to this case, such that people speaking as spirits may not for a moment be presumed a manifestation of strangeness.

5 These two quotes frame what I take to be Goffman’s relentless toggling back and forth between the conditions of possibility of social order, evidenced at once in the institutional and role and status categories that are the usual objects of sociological analysis, and also in the conditions of possibility of real-time lived experience, of the intersubjective unfolding of dialogicity as the basic fact of social being2. I hope to elaborate upon the intellectual contributions gestured at in each of these quotations, and I do so through consideration of the same sorts of data that occupied Goffman; interpersonal interaction mediated by talk.

6 My attention focuses on two aspects of this Wauja practice. First I focus on the actual micro text and context of the spoken interaction that unites the patient and his family

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with the spirit representatives and thus the spirits. In this part of the analysis I am concerned with demonstrating the ways in which person deixis and voicing structure the transformation of people into spirits, as men take the perspective of others and the intentions of those others. I also focus on the discourse features that frame this ritual act, those qualities such as laughter, brevity, etc. that make this ritual moment exoteric as opposed to esoteric. Second I focus on the web of Wauja social relations that supports spirits speaking through men as a possible condition of reality. I develop a semiotic analysis of the Wauja process of illness and healing to show how spirits come into contact with humans, and how humans manipulate the conditions of such contact through talk, consumption of drink and smoke, through dance and song. The techniques that make it possible for humans to be(come) spirits, techniques that I analyze as involving indexical iconicity, are essentially the same techniques that make discursive interaction possible. That is to say, indexical linkage between iconic frames is the basic structure of interdiscursivity and it is the basic structure of ritual as interactional text (Silverstein 2005). By showing the semiotic parity of these forms, and in addition their actually existing, and therefore indexical, connections to one another in Wauja practice, I hope to show how Wauja speak as spirits.

7 I argue that this analysis of Wauja interactional ritual may teach us two comparative theoretical lessons. First, that ritual structure is to a large extent emergent in interaction, and thus that it is formally and causally in dialectic with interactional textuality (Bauman 1996). I pursue formal connections in terms of iconicity and causal connections in terms of indexicality. My second point is that because ritual and interaction are thus structurally related, analysis of their connections helps to clarify, helps to explain even, the particular cultural ideological conditions that make any sociohistorically specific speech acts, conversations, pronouncements, prayers, plays, etc. possible. By this I mean to question the utility of ritual « efficacy » as an analytic by turning attention to ritual « possibility », the normative cultural presuppositions about subjectivity, cosmology, and the principles (also principals for that matter) of intersubjective business that underlie dyadic communication and the accomplishment of creative, transformational performance3. The ideological presuppositions that possibilitize interaction of certain cultural kinds are reproduced and themselves transformed in discourse and ritual (Silverstein 1976). So in investigating how Wauja ritual interaction that purports to bring spirits is made possible ideologically, I am also concerned with how it is effective as a performative act, but not so much in whether or how it effects a cure by its channeling, but rather how it effectively (re)produces the possibility of its own discursive normalcy.

8 As Keane (1997, p. 24) points out « performatives seem to express the intentions of speakers (it is not just anyone but I who hereby wed thee). But their institutional force depends on certain conventions (“I hereby do thee wed” is by social and legal convention how one weds somebody) ». In order to be felicitous ritual language must express the agency of the speaker and of the agents invoked therein such as ancestors, spirits, or divine authority (Austin 1962). Ritual discourse exemplifies the difference between performance and performativity. Kulick (2003, p. 140) poses the distinction as follows, « performance is something that a subject does. Performativity, on the other hand, is the process through which the subject emerges » (see also Butler 1993). I consider how speaking as spirits is not just a performance, but a ritually authorized performative act, an act through which subjects emerge and are transformed. Because Wauja, like other Amazonian peoples, attribute agency to beings like spirit-monsters,

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the speech of these subjects is just as performative as ours. Humans speaking as spirits is not mere performance, it meets Felicity’s Condition and goes further to the constitution and potential transformation of agentive subjects.

Bringing Spirits

9 Wauja people participate in the Upper Xingu multilingual culture area located in the Xingu Indigenous Park in Central Brazil. The Upper Xingu contrasts with other Amazonian multilingual culture areas such as the Vaupés where a system of language group exogamy helps to produce thoroughly plurilingual communities and individual speakers (Franchetto 2001). The Upper Xingu, instead, operates on a preference for language group endogamy that reinforces an ideology of individual and language group monolingualism. This produces a unique situation where genetically unrelated languages from the South American Arawak, Tupí(-Guarani), and Carib stocks are spoken in communities of people who actively maintain regular social contact with one another, who share a core mythical, ritual, and material culture, but who keep linguistic purity as a distinctive badge of identity within the system (Franchetto and Heckenberger 2001). Intergroup factional alliances and rivalries crosscut this unity. The Xingu Indigenous Park should not be seen as merely a container for a system that pre-dates contact however, since the constitution of the park has contributed historically to some of these salient regional sociological and cultural features through a process Menezes de Bastos (1989) refers to as pax Xinguensis.

10 The Wauja speak an Arawak language related to but different from the Arawak languages spoken by other members of the Upper Xingu such as the Mehinaku or the Yawalapiti. They regularly host and travel to intergroup ritual events that work across the language and marriage boundaries in the social system to reproduce exchange relationships and to reinforce a mix of social solidarity and competition. Ritual exchange events also serve as public reminders that Upper Xinguans share the basic outlines of an ideology of ritual agency and performativity. Upper Xinguan intergroup meetings operate on the principle that this ideology is put into practice in the same way by all Upper Xinguans when they are back in their own communities. It is this practice and the ideology that emerges with it in a Wauja setting that concerns the rest of this paper4.

11 In the Wauja context, as in the rest of the Upper Xingu, illness brings a patient into conjuncture with spirits, kin, and shamans. Spirit-monsters may not necessarily intend to harm humans, but they are attracted to us, and when they come into contact with people they cause a part of the soul to become separated from the person. This is the root of Wauja disease, and curing requires convincing the spirit to leave the human, which makes shamanic retrieval of the separated soul possible. At the base of illness and curing then is dialogic interaction between humans and spirits that has the goal of reestablishing the proper separation of their agencies. These interactions, mediated by specific forms of talk and exchange, are part of a ritual process that projects relations across ontological levels as it reproduces political structures and accomplishes psycho- social repair. The ritual process from illness to health, or death, also calls for the constitution and employment of a group of people who are neither kin nor shamans, but who represent afflicting spirits through the curative and celebratory phases of ritual performance. I focus on the interactional moment when this group first comes

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together, assumes spirit identities, and introduces itself to the victim by speaking as pathogenic-cum-protecting spirits. This act is called atuwata apapatai in Wauja, literally meaning to bring spirit-monsters.

12 The first researcher to describe the Wauja practice of bringing spirits was Barcelos Neto (2004, 2009). Barcelos Neto (2004, p. 145) recognizes that the social actors nominated to the role of what I call representative of the spirit-monsters have the capacity to « personify » the spirit-monster that have taken fractions of the patient’s soul, and in such a role, to return the fractions to the patient. The spirit-monsters are brought through the representatives to the exact site and time of the meeting with the patient, wherein the representatives embody the spirit-monster and have the agency of these. They speak to the patient as spirit-monsters, not interpreting their messages, but animating their voices. As such the representatives stand in for the afflicting agents and are seen to (ideally) turn the direction of the « attack » for the benefit of the patient. Barcelos Neto (ibid., italics in original) summarizes that with respect to the patient, representatives are « indices of a therapeutic power, the maximum concentration of which is found in the apapaatai/yerupuhu ». Barcelos Neto’s (2009) discussion of bringing spirits among the Wauja argues that material objects involved in this and related rituals are the foci of exchange relations between humans and humans and spirits. I complement this insight with attention to the iconic and indexical function of transacted material items, and I argue in addition for the discursive construction of the actors and axes of these relations of exchange.

13 Bringing spirits is only one of the curing techniques Wauja people may employ during illness. As a remedy, bringing spirits is part of a cluster of curative actions involving both shamanic treatment and public ceremony such as dances accompanied by masks, singing and music that celebrate spirits. While it is connected to these and complements them, it also differs from visionary shamanism and other varieties of individually practiced shamanism involving a charismatic healer operating with esoteric knowledge, as well as ritual musicianship and singing that require long and expensive apprenticeship in a store of proprietary song. In contrast, bringing spirits is a kind of healing that may be practiced by anyone, even young people and women5, and while it does have a ritual script, the words are simple, quotidian, and no secret is made of their content. Bringing spirits is an opportunity for regular folk in the village, mostly but not exclusively men, who may not be ritual experts by virtue of age or experience, to aid an ill person by channeling the afflicting spirits, encouraging them to leave the victim alone.

14 Three parallel transformations are the desired effect of this act. First the kauki-tsupa « (spirit-monster’s) victim » should be transformed into o-wekeho « (spirit-monster’s) owner or master ». This is in shorthand a change from victim to master. The spirit- monster should change from apapatai « (pathogenic) spirit-monster », to o-kawoka-la « his (the master’s) guardian spirit ». We can summarize this as a change from pathogen to guardian. The representatives undergo their own transformation from human to spirits, and from representative to performer as they act as the victim/ master’s o-kawoka-la-mona, which in the first instance refers to « the victim’s pathogenic spirit-monster’s representative », and in the second instance to « the master’s guardian spirit representative ». This can be characterized as a change from representative to performer. The illness stage of the ritual healing process brings together the victim, the representative, and the pathogen. Through this act and

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possibly individual sessions of shamanism, the spirit-monsters afflicting the victim may be convinced to leave him alone. The victim is cured, and in his new role as master he will owe the formerly pathogenic spirit-monsters, now his guardian spirits, a debt he repays through later celebration. The performers of a contracted celebratory dance will ideally be the same individuals who were contracted to bring the spirits when the victim was still ill. The interaction between victim, representative and pathogenic spirit-monsters, correctly articulated in bringing spirits, moves eventually to the celebration phase turning these into the spirit master, his spirit performer, and his guardian spirit (Figure 1).

transformation from the illness phase Subjectivity performed in to the celebratory phase through bringing spirits

o-wekeho, Remains kaukitsupa, becomes « its (the spirit-monster’s) human as… « victim » → master »

Alternates o-kawoka-la-mona « his (the o-kawoka-la-mona between victim’s) pathogenic becomes « his (the master’s) human and spirit-monster → performer of dance, song, spirit as… representative » flute, etc. »

o-kawoka-la Remains apapatai, pathogenic « spirit- becomes « his (the master’s) spirit as… monster » → guardian spirit »

FIG. 1 – Ideal process of subject transformation through bringing spirits.

15 Terms referencing the representative/performer as well as the guardian spirit are typically but not exclusively grammatically possessed, as indicated in Figure 1 with o-, the 3rd person possessive proclitic. In addition, possessed forms based on the noun stem kawoka « guardian spirit » also take the suffix -la, which marks possession on the Wauja grammatical class of alienable nouns. This references the victim/master’s relationship to both of these roles, he contracts them and persuades them to help him, and in exchange he is bound to sustain them with gifts including food, drink, and tobacco6. Note also that the only difference between the Wauja linguistic forms for guardian spirit and guardian spirit representative is the addition of the clitic -mona, which denotes a mere copy of an original, a token of a type7. This supports the way in which Wauja describe the representatives as individual and admittedly necessarily degenerate manifestations of generalized and purer spirit subjectivities8.

16 As can be seen in Figure 1 the victim/master role remains filled by a human subject throughout, and the apapatai/kawoka (pathogen/guardian) role remains filled by a spirit-monster subject throughout, while the representative/performer role, as mediator, moves back and forth between these subjective positions. It straddles the boundary between them. This happens in relatively tight and relatively loose cycles, as the kawoka-mona moves between human and spirit identities over the course of one ritual session of bringing spirits or dancing with masks, but he also moves between

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those same identity positions over the long term because bringing spirits and dancing with those spirit’s masks are activities that may be separated by months or years as part of the same ongoing exchange relation.

17 I now describe the scene of one ill man’s call for spirits. I begin by outlining the basic contours of the players involved, combined with description of the ethnographic context. I then focus on presentation of texts recorded that day that make up the session of bringing spirits. Peheke is a shaman. As a shaman he has gone through the process of guarding within his body a ball of illness. This ball, called yalawo in Wauja, is the source of any shaman’s power. Not unlike a vaccine, it is a defeated pathogen now under its master’s control. It represents a bridge between the spirit and the human domains. Originally the material effect of Peheke’s contact with a malevolent spirit- monster, it is now put to positive use, giving him the power to intervene in other people’s bodily encounters with spirits, the cause of illness. Wauja shamans sacrifice wellness for this power, they are described as perpetually sick. The ball gnaws at them, and while it is normally under control it is always a discomfort at best, agonizing at worst. In extraordinary circumstances, the black matter may fester and the shaman who once was a patient may relapse and become ill again. This has happened to Peheke. He was seen by another more senior shaman the night before who confirmed that Peheke’s yalawo was rising in his throat, threatening to exit through his mouth, which he told me, would cause Peheke to die. The shaman identified a group of spirit- monsters that were the cause of this condition. These included Yamurikuma, a female spirit, Yuwejokui-xuma, Yakui, and Kojoma. Even though Peheke is a shaman, in his current state he is a victim like anyone else and his family members seek help in the community to make him well.

18 At this point in a diagnosis, the patient and his family face a choice. They may choose to continue contracting the services of an individual shaman beyond diagnosis to treatment, and/or they may call for regular village folk to assist in curing by representing the spirits that the shaman has identified. This is bringing spirits, and it is relatively inexpensive in the short run, as the family only has to provide drink and tobacco to representatives immediately, whereas treatment by an individual shaman or shamans requires payment of valuables such as shell ornaments, feather diadems, ceramics, cash, etc. The representatives channel the spirits and work to get them to leave the victim. As Peheke’s son Walaku put it to me while he was in the center calling his father’s representatives, people call spirits so that they will go away, the representatives smoke the tobacco given to them, the representatives drink the porridge given to them, and the spirits simultaneously smoke and drink. They are happy so they go away. The fact that the representatives speak as spirits is bound up with the fact that they receive drink and tobacco from the ill person’s family. They smoke, drink, sing, and speak as spirits. Later they will dance as spirits in celebration of recovery and in prevention of relapse. The tobacco and drink offerings are first pair parts directed to the spirits through the representatives. The spirits are pleased to smoke and drink, and the representatives, speaking as spirits when they vocalize their identity as guardians, complete a second pair part reply. This is an exchange relation between the victim/master and his pathogenic/guardian spirits mediated by material and verbal indexical signs.

19 Among the spirits the shaman saw that are afflicting Peheke and that Walaku needs to call are spirits called Yuwejokui-xuma. I followed Walaku to the center of the circular

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Wauja village and recorded in digital audio as he called to and interacted with the representatives. Walaku also offered explanations of the process to me on tape as it was going on. He describes the spirit Yuwejokui-xuma to me as a family; there is Yuwejokui- xuma proper who is an old man, his wife who is an old lady, and their two children. Standing in the center of the village, prepared with an offering of porridge, he calls for a young man named Puixa to represent one of the children now.

1 W Puixaaaaa... maniu toyaaaaa... Puixa come here friend

2 P-atuwa-ta apapaataiiiii... (You) bring a spirit

3 P Natsi? What is it?

4 W O-tain pitsu-wiu You are the child

5 P Katsa o-tain? Whose child?

6 W Yuwejokui-xuma o-tain Yuwejokui-xuma’s child

7 P Yuwejekui-xuma o-tain? Yuwejokui-xuma’s child?

8 Ahan All right

9 W Siyai kaliu-han Siyai there

10 Opawa pitsu-wiu Is your sibling

11 P Siyai? Siyai?

12 W Eh heh Yes

20 Walaku stands in the center of the circular village and calls out to the people he seeks as representatives. The call in line 1 is broadcast in a very loud voice with extremely elongated final . This is a summons, a maximally public announcement in the manner of a town crier9. Although it is available to anyone in earshot, this call does not have the same generalized audience as its object that a public announcement might. Rather the call is always directed at a specific addressee. In this way the social relation initiated by this summons is from the beginning available for public scrutiny. Village members know who is calling for spirit representatives, they may deduce who is ill, and they may hear directly who the representatives are.

21 What is not divulged at this point to the audience of public overhearers is the identity of the spirits. That is the subject of the intimate conversation that follows the summons. In this case, Walaku summons Puixa, who was conveniently hanging around near the men’s house in the village center. Note that even if the distance to the addressee does not require yelling for the whole village to hear, it is still formally required that the summons be broadcast to all houses. Puixa arrives after about 20 seconds, and greets Walaku in line 3 with the utterance natsi? « what is it? », the standard Wauja reply to being hailed. Walaku replies in line 4 by telling Puixa that he is assigned the identity of a child. « Whose child? » asks Puixa in line 5. Walaku completes

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the assignment by stating in line 6 that Puixa is to be Yuwejokui-xuma’s child. Puixa quickly agrees in line 8, and Walaku informs him in lines 9 and 10 that Siyai will be his sibling.

22 In this initial phase, Walaku uses the second person singular pronominal clitic p(i)- in line 1 and the second person singular pronoun pitsu in lines 4 and 10 to address the representative. Here he addresses him initially as a human, but in the act of assigning a spirit-monster identity to him, the second person pronoun also comes to reference that spirit. Before being called and having his spirit identity assigned, saying « you » in reference to Puixa references the man. However, after the first equation of « you » with the identity of a spirit-monster in line 4 with the statement « you are the child (of Yuwejokui-xuma) », when Puixa is next addressed as « you » in line 10 the referent is the spirit. We know this because Puixa and Siyai are not brothers, so when Walaku says to Puixa that Siyai is « your sibling » he refers to the relation between the children of Yuwejokui-xuma, not the relation between the two young men. This is the first evidence that person deixis, particularly its inherent indexical component, is key to creating the interactional fact of people speaking as spirits. Deixis is a fundamental component of the participation frames that bridge interaction and ritual (Hanks 1990). As a paragon of ritual performativity, the act that Walaku and Puixa have loudly, and then quietly, completed in the center of the village is a baptism.

23 Walaku continues calling out to various people and assigns spirit roles to them as they arrive in the center. At this point Walaku offers porridge to the gathered representatives. On this occasion it is akain-ya, a drink made from fruit of the pequi tree. Drinking this offering is the first act the representatives perform as spirits. They must drink in this role so that the spirits may also drink. Since the female spirit Yamurikuma was included in the diagnosis, a group of women has already been called and gone to the victim’s house. The women visit separately from the men, so the representatives assembled now are all male and most are young. That does not mean that they are all novices. The youngest Wauja visionary shaman is in this group, but here he is contracted not for his more expensive treatment based in esoteric knowledge, rather he is asked as a spirit representative to help in the same ways as the laymen. Bringing spirits has a leveling effect, because no prior special relationship with spirits is assumed, needed, nor even useful in channeling. When the representatives have all arrived and drank porridge, they casually organize themselves and proceed in more or less single file from the center to Peheke’s house (Figure 2).

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FIG. 2 – The representatives proceed from the village center to the ill person’s house. The leader sings while some of the younger men imitate monkey vocalizations and laugh.

24 Some carry walking sticks and some tie reeds into makeshift crowns that they wear on their heads. These are rudimentary decorations, appropriate to the exoteric feeling of this ritual, but they aid in the transformation of men into spirits. Leading the men is a respectable young adult who is apprenticing with his father in shamanism, while the visionary shaman brings up the rear of the procession. The leader sings one of the afflicting spirit’s songs, and some of the young men laugh and affect monkey noises in their role as spirits. The rowdy young boys walk with the young shaman and they joke together, perhaps already invoking unruly spirits. In the course of their movement from the center of the village to the patient’s house on the periphery of the village, the representatives cross from a public space to a relatively private one.

25 Upon their arrival at Peheke’s house, a senior family member named Ajapu greets the spirits in line 14 by encouraging them to come into the house.

13 Reps Yuhiyu hiyu hiyu hiyu… Singing

14 A Maniu, maniu, maniu Come, come, come

15 Reps Cough/sigh Cough/sigh

16 A P-iye-ne p-uku-la-uya Yuwejokui-xuma (You) take your arrow Yuwejokui-xuma

17 Reps Hawauyaaaaa...

18 A P-iye-ne p-uku-l-iu Yuwejokui-xuma (You) take your arrow Yuwejokui-xuma

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26 As the representatives enter the house in single file, they stop singing, and mark the end of the song with a collective cough and sigh chorus in line 15. This is a typical Wauja utterance that signals a transition between ritual phases of performance, used especially when a task has just been completed. The spirits have arrived, and they are prepared to smoke tobacco and speak with the victim. Ajapu distributes tobacco cigarettes that he has pre-rolled. He says in lines 16 and 18 for the spirits to accept their « arrow », here a metaphor for the cylindrical cigarette. He addresses the spirits in the second person using the proclitic p(i)- to reference both the subject of the verb « take » and the possessor of the noun « arrow ». He reinforces the identity of the receiver and smoker through direct addresses as Yuwejokui-xuma. The spirits accept their tobacco with a ritual sighing vocalization of hawauyaaaa, and they begin to smoke. The manner in which they exhale the smoke is also stylized. When they approach the victim in turn and smoke over him, they simultaneously blow the smoke out and vibrate their vocal chords to produce a « voiced » exhale. It is at this point that the representatives speak to the patient while they smoke.

27 There is still a sense of levity, shuffling around, engaging in small talk. A few of the younger men who are not regular tobacco users cough and sputter as the older men tease them, not for performing the ritual incorrectly, but for being inexperienced smokers. As the representatives move towards the victim, Ajapu offers me a cigarette and instructs me how to manually and verbally receive it. He moves quickly between explicit technical instruction in the mechanic aspects of the ritual moment to a casual conversational footing. Ajapu explains that he has less tobacco than he would like, having smoked and shared much of what he had on a recent trip to the park’s post. He jokes a little bit with me about some Brazilian nurses who have recently come to the post, laughingly teasing that I would like to meet them. Other representatives awaiting their turn laugh along. This sort of banter fulfills the common Wauja and wider Upper Xinguan conversational expectation of sharing news obtained from intervillage travel. It also is a common type of male gendered talk that presumes salacious motives as it reinforces masculine camaraderie. It is typical in the staging and especially rehearsal of ritual, marking the backstage space-time of preparation, waiting, and rest that punctuates entrance to and performance on the stage. Such offstage joking is a necessary counterpart to the concurrent curing happening one meter away onstage at the victim’s hammock. The men enter that arena one by one, each hovering over the victim as they blow smoke and identify themselves as spirits.

19 Y Pi-xawoka-la natu-wiu I am your guardian spirit

20 Yakui natu-wiu I am Yakui

21 P Ahan All right

22 Y Pi-xawoka-la natu-wiu I am your guardian spirit

23 Yowejokui-xuma natu-wiu I am Yowejokui-xuma

24 P Ahan All right

25 K Pi-xawoka-la natu-wiu uwa I am your guardian spirit uncle

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26 Kojoma natu-wiu I am Kojoma

27 P mmhm ok

28 K mmm au (vocalizing)

29 A Auwiu? Finished?

30 K Auwiu Finished

31 Reps Cough/sigh Cough/sigh

32 Yuhiyu hiyu hiyu hiyu… Singing

28 The statement that the representatives make in lines 19-26 explicitly identifies both speaker and addressee through person deixis. The representative refers to himself using the first person singular pronoun natu « I » in lines 20, 23, and 26. The use of « I » here figures the representative not only as a spirit, but specifically as guardian spirit. The representative states that he is a kawoka. This positions the representative as non- human, and it specifies the spirit-to-victim relation as that of a guardian spirit to its master. The victim is addressed using the second person singular proclitic p(i)- « your » in lines 19, 22, and 25 marking that the guardian spirit who is speaking belongs to the addressee. This positions the patient as a master, for the spirit identifies himself as no longer malevolent, he is now a protector. This utterance signals entry into a new social relation whereby the spirit breaks contact with the victim’s body, in exchange for contact mediated by the master’s giving sustenance in the form of drink and tobacco to the spirit. The victim-turned-guardian-spirit-master verbally consents to each proclamation in lines 21, 24, and 27. The spirit’s statement that it is now a guardian would seem to mark the transition accomplished in the whole ritual context of drinking, singing, and then smoking as spirits, but of course this statement is crucially not merely a report on a given state of affairs, however immediately accomplished. It is a performative statement that works to create the social relation it describes (Austin 1962).

29 I appeal to Urban’s (1989) scalar analysis of the first person pronoun « I » in discourse in the Brazilian Gê language Shokleng. Urban builds on Benveniste’s (1971) recognition that the true pronouns you and I blend indexical and semantic properties to refer to whoever is uttering « I » at the present moment. Urban adds a number of uses attested in Shokleng discourse and in other languages that form a cline from this prototypical indexical reference to the everyday self to the assumption of a non-ordinary self. In Urban’s scalar scheme, simplified and quantified here for ease of explication, the types of « I » are 1) the indexical-referential used to index the everyday self; 2) the anaphoric and 3) the de-quotative « I » used to index a reported self; 4) theatrical « I » that hides the everyday self; and finally 5) the projective « I » where a non-ordinary self is assumed. The « I » of type 1 represents the normal case where « I » refers to the present speaker. The « I » of type 2 is found in direct quotation as in « He said “I am leaving” » where « I » refers to another speaker. Urban states that the « I » of type 3 can be seen in Shokleng when narrators lapse into voicing characters in myth without explicit quotatives. The theatrical « I » of type 4 is found in performances such as when a

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Shokleng myth narrator says « It was I who emerged first », voicing the original ancestor. The final projective « I » of type 5 can be exemplified by the same statement « It was I who emerged first » in the case that the narrator is not merely focused on the audience and the quality of his performance. Rather, if the speaker is sufficiently inwardly directed the use of « I » reflects and supports what Urban calls « subjective changes » whereby the narrator becomes the ancestral hero. Urban describes this projective « I » as common to ritual moments of possession and trance. Course (2009, pp. 305-306) has used this model to suggest that use of « I » in Chilean Mapuche singing that accomplishes « habitation within the subjectivity of another » falls somewhere in between mere quotation and total possession.

30 I argue that the difference between the theatrical « I » and the projective « I » parallels the difference between performance and performativity in that projective « I » is not just something the subject does, but that it is a process through which the subject emerges. It is important to note that Urban’s (1989, p. 38) scalar model is also a circle or loop, since « the actor can become so immersed in another “I” that that other “I” becomes once again virtually indexical referential ». The use of the Wauja first person pronoun « natu » in bringing spirits is just that type of projective « I » that is at once the invocation of another subjectivity and a return to the basic indexical referential function of person deixis. It appears here as both highly ritually regimented, like more familiar instantiations of projective « I » in trance and shamanic possession, but also a moment in quotidian interaction wherein indexical referential « you » and « I » talk to one another. This is one important way that the ritual of bringing spirits is interactionalized.

31 Immediately after the last representative speaks to Peheke, the host Ajapu asks if he is finished in line 29. The representative of Kojoma replies that he is finished, at which point the men once more emit the simultaneous cough and sigh that signals completion in line 30. The group begins singing the same song as before in line 31 and they exit the house to return to the center where the session of bringing spirits concludes, marked once more by a cough and a sigh.

32 At every stage of the ritual there is a mix of quotidian and ritualistic linguistic elements. Ritualistic elements I consider to be those that have a marked intonation, volume, pitch, morphology, etc. that either cannot be accounted for by idiosyncratic circumstance, by regularly observable discursive function such as emphasis, clandestine whispering, etc., or that, where possible, can be accounted for by testimony or metapragmatic reflection of speakers. For example, speakers identify some of the utterance partials of these texts as only possibly usable in ritual. For example, the stylized cough that marks entry into and exit from the house and the termination of the total ritual sequence is clearly described by Wauja whom I asked, although like a cough in form, as clearly not a functional cough. Speakers recognize it as an index of metricalization, in this case marking the end and beginning of a song sequence. The huwauyaaaa sighing performed upon receiving tobacco, and the monkey call pantomime that the young men engage in while walking are specific to ritual. People do not sigh like that when leisurely sharing a smoke in a moment of rest, it is specific to receipt of tobacco offered in an exchange relation with a spirit. The initial calling of representatives in a long, drawn out, and loud voice has similarities to chief’s speech, which involves a more elaborated version of ritualized Wauja summons from the village center.

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33 Contrast these elements with the relatively quotidian and conversational moments as in the exchange between the newly contracted representative and his sponsor. Conducted immediately after the hailing, the assignment of a spirit identity uses normal voice, pitch, and no special morphology. It is even brief to a point, a fully colloquial and matter of fact affair. Perhaps we might say that in this very brevity it too is ritualistically scripted or regimented. Ajapu welcomes representatives on behalf of the victim’s family in a stylized way inside the house, intoning a welcome as he distributes tobacco. Elements of tobacco reception, both inhaling and exhaling, involve highly ritualized vocalizations such as huwaoyaaaa. When the representatives speak to the patient they do so in hushed tones but with colloquial . The phrase that they utter is relatively set; « I am your guardian spirit, I am X », but it is hardly ritualized to the point of denotational or obvious interactional or sociolinguistic unintelligibility. This ritual is verbally approachable and intelligible for average Wauja speakers. Even though there are ritualized elements of discourse throughout, it uses what we might deem an entry-level ritual Wauja language. Unlike the genres of chief’s speech, song, or curing by cigar and prayer, all of which require individual verbal expertise achieved through intensive formal training and apprenticeship, this discourse exemplifies formally and interactionally common Wauja language, with an accompanying well known set of intonational, phonic, gestural, and onomatopoeic overlays. It is so simple that children can do it. So they do.

34 They may be a little nervous, they may mess it up, and they laugh throughout, and this attitude of slight risk and levity is totally acceptable. Like young men who apprentice on what are called tankuwara flutes for weeks at a time before performances, they stumble and joke throughout their rehearsal with a sense of whimsy. In contrast, more serious and regimented practice is appropriate in connection to other Wauja sacred flutes that may only be played by experts and out of the sight of women. Bringing spirits is a thoroughly verbal ritual, it is a ritualized discourse. It is clearly exoteric because it is anything but inaccessible and unintelligible. One must only be called to stand in as a spirit to participate fully, and chances are for any Wauja person past puberty that this request will come soon and often throughout adulthood10.

Wauja Semiotic Ideology of Ritual

35 I now want to fit this ritual interaction into the wider nexus of relations between victims of illness who become masters of guardian spirits, spirit-monster representatives who bring spirits and who dance in ritual performances afterwards, and spirit-monsters who attack humans and then become their guardians. Let me clarify that after bringing spirits occurs, the victim’s health may or may not improve. If it does not then shamanic curing and/or celebratory dance for the spirits may also be performed. Shamanism is outside the scope of my analysis here. Furthermore, whether or not the victim’s family contracts the representatives to perform celebratory dance before he gets better, if he does not die, the victim who becomes a guardian spirit master will sponsor celebratory dance for his guardian spirit after recovery. Thus, although celebratory dance can occur before a spirit has become a guardian, when I discuss celebratory ritual performance here I have in mind the prototypical case where the dance is contracted by a guardian spirit master who has been made well, at least in part by bringing spirits. In this way I locate bringing spirits in the full cycle of illness

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through to ritual performance in celebration of guardian spirits that can span decades. My goal is to show how the specific act of bringing spirits is framed by a Wauja semiotic ideology that underlies long-term connections between humans and spirits, and to suggest that this ideology is reproduced through ritual discourse of just the sort as bringing spirits. Wauja cosmological structure is invoked in instances of quotidian talk and exoteric ritual discourse in addition to full-blown esoteric ceremony.

36 In order to consider the specific semiotic sign modalities that establish and reproduce this process in terms of social relations, it is first necessary to distinguish between icons and indices as sign types. Both are considered here under the Peircean definition of signs, where a sign is any thing that stands in some relation between an object and its interpretant, itself another sign in the mind of a conscious observer. I emphasize here the relation between sign and object. An icon is defined as a sign that stands for its object (to its interpretant) through a relation of formal similarity or « likeness ». An index is defined as any sign that refers to its object by being actually modified by it. An index occurs in contiguity with its object and in fact is always in « dynamical (including spatial) connection both with the individual object, on the one hand, and with the senses or memory of the person for whom it serves as a sign on the other » (Peirce 1932, p. 170). These categories may combine, such that a photograph would be analyzed as an index primarily, as it is causally produced through the spatiotemporal contiguity of light and film. It is, however, an index of its object that may be interpreted by the viewer as an icon of its object. Thus the interpretation of the image as signaling through formal similarity or likeness is secondary, and we may designate such a sign as a photograph as an iconized index11.

37 Figure 3 below presents three pairs of semiotic relations that mark the social relations observed in the previous descriptions of the illness-to-ritual process. It is crucial to distinguish between semiotic relations and social relations here. In this analysis « semiotic relations » are modes of connection between sign and object (and interpretant), whereas « social relations » are the objects of signs. When I use the term « relations » without the modifiers « semiotic » or « social », this refers equally to both. Social relations are defined here as relations between social roles, roles that may be potentially inhabited by different subjects or biographical individuals in different places and times. This separation of relations between roles and the subjects occupying those roles is evidenced by the switching of roles, say from victim to master, by the same inhabiting biographical subject, or by the passing of role responsibilities and prerogatives from one biographical subject to another, as when a father who was a spirit representative years ago may pass the responsibility of being a spirit performer in celebratory ritual to his son (Figure 3).

Semiotic Sign(s) Object Relation

social relation of victim symptoms (fever, dreams, trance, a indexical to nasal bleeding, etc.) pathogenic spirit-monster 1

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social relation of master alimentation exchanged for b indexical to health guardian spirit-monster

social relation of victim alimentation exchanged for to a indexical curing pathogenic spirit-monster representative 2

social relation of master alimentation exchanged for b indexical to performance guardian spirit-monster performer

social relation of pathogenic spirit- monster representative a speech, crown, comportment iconic to pathogenic spirit-monster 3 social relation of guardian spirit-monster dance, music, song, paint, performer b iconic decoration, dress to guardian spirit-monster

FIG. 3 – Signaling of social relations in illness-to-ritual process.

38 Figure 3 shows how specific signs signal social relations in Wauja ritual. In this way we may read 1a, for example, as describing an indexical semiotic relation whereby symptoms index a social relation between the victim and a pathogenic spirit-monster12. Symptoms index a pathogen in spatiotemporal contiguity with the sign causing it directly. In this case, the Wauja theory of illness recognizes pathogens as spirit- monsters, and more precisely, the approximation of spirit-monsters to humans. In other words, what is indexed by symptoms here is the positioning of spirit-monsters in a specific social relation with human persons. This demonstrates why I analyze the objects of the indexes here as social relations as opposed to mere terms in social relations. It also shows the double causative property of indexicality, because when the cause of a symptom is seen to be the social relation of a spirit-monster to a patient, this relationship’s existence has been semiotically caused by the interpretation of the symptom’s significance. The indexing of social relations can effectively bring them into being then, and their iterative indexing or changes in the patterns of their indexing can serve to maintain or transform these social relations.

39 In the pair of social relations in Figure 3 boxes 1a and 1b the victim or patient and then the master stands in an evolving indexical relation to the spirit-monsters. First he is afflicted by them and later they become his guardians. In the illness stage in 1a the sign is in connection with the senses of the victim and other observers as manifested in fever-induced dreams and other symptoms of the social relation of pathogen to patient. The social relation between master and guardian spirit in 1b is indexed most saliently

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by exchange whereby the victim, through the assistance of his family members, offers tobacco and drink to the spirits through the representatives. After the victim has become a guardian spirit master in 1b the social connection is maintained in memory and this spirit-monster may be recalled after years when the spirit’s master decides to honor the spirit-monster in dance. There is risk involved in not honoring the guardian spirit-monsters through ceremony, a potentially harmful misrecognition of the second indexed relation that threatens reversion to the first. Also, masters may feel the intervention of their guardian spirits in « saving » them from harmful situations (see Barcelos Neto 2004, p. 143), thus there is a sense that these spirit-monsters remain in potential contiguous proximity.

40 Consider the connection between the victim and the representative in Figure 3 boxes 2a and 2b constructed during and after the cure. The first relation in 2a consists in the exchange of food for the work of curing, whereby, when the victim is sick, a family member of the victim offers food in the center of the village and requests and assigns spirit-monster roles to contracted representatives in bringing spirits. This index stands for, as it conjures, an exchange relation between victim and representative. At this point I reiterate that indexes are reflective as well as potentially creative signs, so that where some social relation is the indexical object of a perceivable juncture of social action between participants, the signaling serves to reinforce and to create the social relation itself.

41 The social relation in Figure 3.2b is indexed through the asymmetric flow of resources from the master to the performer in payment for the return of the spirit-monsters who are invoked by ritual dance in their honor. This basic exchange relation of payment is reproducible whenever the ritual sponsor should decide to pay his former representative(s) with food, drink, and tobacco for their ritual performance of music and masked dance. Payment mediates the relation of master to performer as it did in the relation between victim and representative. This economic relation is an indexical relation because it is established in and successively mediated by spatiotemporal co- presence in the act of giving. For example, during a section of the performance of the matapu celebratory ritual individual performers (former representatives) carry bullroarers depicting the matapu fish spirit from the center of the village to the patio in front of their master’s house. This is done for every matapu guardian spirit master (former matapu victim) who chooses to pay. When the bullroarers have been spun in front of the masters’ houses, the representatives/performers return to the center where they stand with their sponsor who then personally offers a lit tobacco cigarette from his mouth to theirs. This is an indexical relation of spatiotemporal contiguity precisely because the sign-vehicle, the tobacco payment, marks or makes visible the victim/master to representative/performer social relation through a co-present exchange. Looking within the pairs comprised by Figure 3 boxes 1a and 1b and also in boxes 2a and 2b note that each contains similar semiotic relations in that they are almost all signs embodied in the exchange of alimentation, including tobacco. Further, each contains similar social relations in that the identities of the inhabiting subjects tend to remain constant while the roles switch13.

42 I have described the relations between the master and the spirit-monster and the master and the representative as at base indexical. I next describe the relation between representative and spirit-monsters in Figure 3 box 3 and the particular way that the representatives stand for and speak as the spirit-monsters. I argue that this is at base

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an iconic relation of similarity in form or likeness. Evidence for this is varied. First consider the very Wauja term for representatives, kawoka-mona. In this nominal construction, kawoka refers to the guardian spirit, and the modifier -mona denotes an instance or likeness of the guardian spirit.

43 Viveiros de Castro (2002) analyses four modifiers in Yawalapiti, an Arawak language spoken by Upper Xinguan neighbors of the Wauja. In my interpretation of Viveiros de Castro’s analysis, the four modifiers, including the Yawalapiti equivalent of Wauja - mona, indicate points on two axes. The Y-axis is a scale of super- to sub-, to use the Standard Average European prefixal terminology. On this axis -kumã (Wauja -kuma) « excessive », or « superlative » is opposed to -malú (Wauja -malun) « inferior », or « deficient ». The X-axis distinguishes between type and token. Here -rúru (Wauja -yajo) « authentic », or « archetypical » is opposed to -mína (Wauja -mona) which designates the mere instantiation of a type, a « token », an iconic relationship of similarity in form, a « replica ». Note the exact parallel in terminological modification between the Wauja terms apapatai(-yajo) « (true) spirits » and apapatai-mona « animals » that take their image. Also, Wauja people often joked with me that while they were Wauja-yajo « true Wauja » I was Wauja-mona « like a Wauja », or a « token Wauja » person. The application of -mona to kawoka « guardian spirit » in the term kawoka-mona for guardian spirit representatives similarly signals that these are like the spirits or that they are token spirits14.

44 Evidence from the forms of practice associated with this role supports the evidence for iconicity provided by linguistic coding. The guardian spirit-monster representatives are called and paid to iconically reproduce the spirit-monsters. They voice the spirit- monster, reproduce a simulacrum of spirit-monster talk, promising to leave. Barcelos Neto (2004, p. 138) emphasizes the iconic, onomatopoeic character of the verbalizations of the representatives in the practice of curing. The content of the phrases converges on the enunciation that the visiting apapaatai will no longer harm the victim. These are the few words that the apapaatai pronounce during the ritual visit, all the rest of the oral communication is onomatopoeic. In the majority of cases, the victim does not perceive what was said to him, as the intention of the visit is not to establish communication at the linguistic level, the speech here is practically rhetorical without any explicit therapeutic effect.

45 As I have demonstrated, the denotational message consistently communicated during such visits is the identity of the representative. This enunciation usually takes the form of two successive expressions juxtaposing the first person pronoun with the second person possessed form of kawoka, « guardian spirit », followed with the name of a particular spirit-monster and the first person pronoun, e.g.; pi-xawoka-la natu-wiu, Kojoma natu-wiu « I am your guardian spirit, I am Kojoma ». Recall that the victim does perceive what was said to him if he is conscious, and may indicate such perception with a sigh of agreement. That the representative voices the identity of the spirit-monster as though he were the spirit-monster is clear from the following points. First of all, the representative identifies himself as named spirit-monster X, as the case may be. Second, the representative does not say that he is the victim’s kawoka-mona, which would indicate that he was merely a representative, but he states that he is the victim’s kawoka, indicating that he is a guardian spirit. The representative voices a role occupied by spirits rather than a social role occupied by humans. Third, the representative should not address the victim with any terms indicating his kin relation to the victim.

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On one occasion I witnessed a representative address a victim who was a young boy with the appropriate statement of identity followed by the kin term (used as a vocative) nowa, « my nephew », the term that he would normally use with the boy in human interaction. This produced much laughter as it was seen as a mixing of the expression of spirit-monster with human, kin based relations. The representative had to do it over in this case, without the explicit reference to his humanity, in order to produce the appropriate voice. In this light the language practice in such curing sessions is not merely « rhetorical » without therapeutic effect. Rather the positive and linguistically coherent voicing of a spirit-monster identity works to the therapeutic end of producing a transition from pathogenic to guardian roles in relation to the victim.

46 After the verbal exchange in bringing spirits, the representatives subsequently diagram the spirit-monsters’ exit with their own15. So rather than « bring » and « send » the spirit-monsters away, we may say that the representatives at this stage come and leave as images of spirit-monsters. Likewise, when this iconic relation is repeated in the production and performance of relatively esoteric celebratory ritual, great attention is paid to presentation of the performers in the form of spirit-monsters through elaborate body decoration, dress, and dance. That this is an independent and iconic relation is attested by the sheer amount and importance of the iconography and aesthetics of spirit-monster performance in Wauja ritual16.

47 Up to this point I have referred in some instances to the victim and the master, or the representative and the performer, or the pathogen and the guardian as though they were separate roles. Sometimes, however, I have referred to combined victim/master, or representative/performer, or pathogen/guardian roles. This reflects an important tendency in the Wauja semiotic ideology I describe here to see these roles as equivalent and to subsequently laminate them on top of one another. Since the victim and owner role are inhabited by the same individual at successive stages the roles are read as alike, and since the pathogen and guardian roles are inhabited by the same subject, these are read as alike. Similarly, the role of representative and performer are read as alike. This can be thought of as a process of iconization of the roles, a process that leads to iconization of the relations between them17. I represent this tendency in Figure 4 with pair-wise collapsing of participant roles into one inhabiting subject and the concomitant collapsing of four indexical relations from Figure 3 boxes 1 and 2 into two indexical relations (Figure 4).

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FIG. 4 – Dynamic system of relations in illness-to-ritual process.

48 In Figure 4, the boxes represent social roles, the connecting lines represent social relations. The social relations remain the objects of signs here. Note that Figure 3 boxes 1a and 1b have been collapsed and are represented together in the connection between the left and the upper right of Figure 4, and that Figure 3 boxes 2a and 2b have been collapsed and are represented in the connection between the left and the lower right of Figure 4. The set of relations in Figure 3 box 3 have likewise been collapsed and now are represented vertically on the right side of Figure 4. The reformulation of the relations in Figure 3 into the schematic representation in Figure 4 is meant to show the results of the first process of iconic lamination just described, and further to allow for a subsequent analysis of the way this semiotic system as a whole dynamically produces the apparent reality of humans personifying spirits and vice versa.

49 The performance of representatives/performers using talk, song, flute, dance, clothing, painting etc. is not mere performance. It is performative because it is productive of subjects and is potentially transformative action. I argue that what makes it performative is the mutual integration of iconic and indexical elements in this system of relations. On the one hand, the two indexical relations in Figure 4 are read as like one another and on the other hand the likeness in the iconic relation on the right of Figure 4 is read as spatiotemporally grounded and causal.

50 Recognition of iconic similarity in the spirit-monster and representative/performer roles leads to interpretation of the relations between them and the victim/master as alike. Because they are iconically related, as depicted in the vertical relation on the right of Figure 4, they may be seen to enter together into the indexical relations depicted from left to right in Figure 4. The culmination of the Wauja ideological tendency to treat these roles and relations iconically results in the two indexical relations in Figure 4 collapsing into the same relation between the same roles. Indexical acts of exchange and speaking performed between people come to be interpreted as identical to and simultaneous with acts performed between people and spirit-monsters. This simply means that Wauja ideology treats exchange between a victim/master and representative/performer as the same as exchange between victim/master and

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pathogen/guardian. What is important to see is that it is a complex semiotic accomplishment that is produced through ritual.

51 Deictic pronominal person reference in particular grounds the iconic similarity between spirit-monster and representative/performer roles in the addresser and addressee frame and makes the similarity an actuality18. When the representative says « I » and « your » as a spirit this is interpretable as having the potential to transform the victim into a master. The iconic setup of people as -mona versions of spirits is fully leveraged by the indexical properties of person deixis to make this performance of spirits a performative statement by agentive spirits. The full performativity of bringing spirits and performance of celebratory dance later in the illness to ritual cycle depends upon the interplay between the iconic similarity of roles and the indexical creativity of relations between them.

52 The victim/master’s exchange activities in indexing and thus maintaining his relations with representatives/performers simultaneously index and thus maintain his relations with spirit-monsters. In the case of celebratory ritual sponsorship, the master pleases the representatives through payment and through encouraging communal artistic and spiritual activity. Likewise he pleases the spirit-monsters through feeding them and making them visible and grand. The performers smoke tobacco, eat, and drink at the same time the spirit-monsters do. The converse follows from this, when a master fails to maintain an appropriate relation with either spirit-monsters or representatives he fails to maintain the appropriate relation with the other. Thus, when an owner does not feed his performers, the spirit-monsters suffer and may become displeased, which risks an undesirable mode of co-presence. Recall that this is the type of relation that produces sickness in the first place, and in such a case of poor sponsorship by a master the danger is that the indexical relation of master to guardian spirit performer might in fact revert to the initial indexical relation between victim and pathogen. This is a semiotic ideology within which a particularly Wauja notion of « Felicity’s Condition » applies to the act of bringing spirits. This ideology underwrites a frame in which persons speak as spirits in the same way that they smoke and dance as spirits. Speaking performatively as a spirit under the right circumstances is a reaffirmation of Wauja sanity and enacts a hoped for restoration of human and spirit subjectivities19.

Conclusion

53 Boas (1940) reminded in 1902 that anthropological research on esoteric ritual in the indigenous societies of the Americas, valuable as it is, must be complemented by analytic attention to the exoteric doctrines from which esoterica emerges. This prefigures the later view in linguistic anthropology that ritual of the stereotypical sort is a by degrees maximization along a gradient of ritualization present in all social interaction. Even fleeting, apparently private « self-talk » such as uttered upon righting oneself after a stumble, or the basic dyadic achievement of shared correct reference between two partners in talk should be seen, not merely as thoroughly social, but specifically ritual(ized), as institutionally buttressed instances of practice that sketch as they invoke in the here and now shared conventional regimes of knowledge about the world. If this line of research has increasingly shown that daily interaction is more or less ritualized, then the complementary approach to explicit ritual forms might ask to what degree these are « interactionalized ». And what better place to investigate the by

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degrees creep of principles of interaction into ritual performance than in exoteric mini-rituals that fall out of prescriptive inclusion in the sphere of ordained sacred rites? These may seem for actors to be somehow more structured and thus available for reflexive engagement than everyday talk, while they share with the colloquially mundane a sense of consequential contrast to the high stakes of risky ritual cosmic manipulation. In the Wauja case, bringing spirits prefigures but is distinct from larger and more elaborate celebratory rituals. It is situated at a midway point on a gradient from quotidian interaction to song and dance accompanied by masks and musical instruments.

54 The Wauja practice I have examined wherein lay people interact with victims of illness as spirits is exoteric in the sense that it is done by non-specialists and its ritual script is not proscribed knowledge. In distinction to the contingency of the curative success of the overall ritual illness process, Wauja describe this particular mini-rite as one that is not at risk of failure (Barcelos Neto 2004). Furthermore, the success of people standing- in for spirits is assumed throughout Wauja ritual, and it has been my goal here to explore this as a semiotic accomplishment. I have analyzed the verbal interchange between subject positions in terms of transpositions in voicing (Bakhtin 1981 ; Hanks 1990) and person deixis (Urban 1989). I utilize the concept of interactional frame (Bateson 1972 ; Goffman 1981), along with the semiotic principle of indexical iconicity (Peirce 1932) to describe ritual efficacy in terms of how Wauja people come to speak as spirits and how this is perceived as possible. At stake is the realization of social relations in a culturally specific universe and the reproduction of causal relations that underlie all such embedded action. Anthropological theorization of ritual requires an understanding of the micro-communicative economies that frame what can so often appear to be the seamless invocation of macro orders. Ritual is then seen as a key site of the practice of diagramming-while-creating interaction, a space where cultural ideologies of communication, and semiosis more broadly (Keane 2003), emerge and become institutionally validated.

55 My analysis has taken a brief conversation between a victim and spirit representatives as an example not of ritualized interaction, but rather as an interactionalized ritual. The difference may seem trivial, but I hope to pull out some important consequences from this alternative characterization. These consequences exist at two levels of abstraction. First, and most obviously, interaction as a modifier of ritual allows us to see the plastic, goal oriented, and purposive aspects of rituals as social action. Second, by casting ritual moments as interactional partials, we may see how spatiotemporally disjunct ritual acts, such as people bringing spirits and the same people dancing the same spirits years later, may fit together into larger structures. Here I avoid accounts that might cast ritual sequence across seasonal permutations for example as mimetic representations of a natural or social order. This avoidance is based in the same rationale that rejects theoretical organization of discursive interaction at units above the individual utterance in structural models derived from syntax or other formal or grammatical linguistic bases. Instead, I appeal to the sui generis character of interaction as a collaborative co-construction of dialogic text, grounded in context and connected to other interactive texts through indexicality. Seeing ritual as interaction then, links ritual to the linguistic anthropological category of text, and treats the performance of ritual as entextualization, the connections between rituals and ritual moments as intertextuality.

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56 The Wauja practice of bringing spirits is successful as a curing ritual – not that it always cures, but that it always has the perceived ability to cure – because it is successful as interaction between humans and as interaction between humans and spirits. It counts as a possible cure because it counts as a conversational channel between humans and spirits. This is all to say that the ritual of curing embodied in bringing spirits is an example of how interaction works to reproduce the conditions of its very possibility, and that these conditions are in intimate connection with ritual structure. Recall that Goffman called this Felicity’s Condition, as he implied that interaction is ceremony and vice versa. In this Wauja case, the sanity, the utter presupposability of persons speaking as spirits is supported by an indexical iconic semiotic ideology in which likenesses take on causal power, and the actualization of those presuppositions in interaction becomes the causal reproduction of likenesses: ritual.

57 Acknowledgements: The research upon which this article is based was supported by a Fulbright-Hays Dissertation fellowship and by Doolittle Harrison and Tinker travel grants from the University of Chicago. I thank my Wauja hosts for allowing me to share their lives. I owe thanks to Pierre Déléage for soliciting this piece and helping to guide its direction. I also thank two anonymous reviewers for the Journal de la Société des Américanistes for their insightful feedback. Any errors are of course my own.

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NOTES

1. I use the hyphenated term « spirit-monsters » to highlight the supernaturally dangerous aspect of these beings in Wauja and Upper Xinguan cosmology (see also Barcelos Neto 2004; Basso 1973). I also use the term « spirit » as a shorthand for this. 2. Goffman (1983b) theorized this as « the interaction order ». I use the term « dialogicity » and the adjectival form « dialogic » in this paper to include not only physical co-presence in dialogue, but also the more general process of social negotiation of multiple perspectives or voices (Bakhtin 1981). 3. A challenge by Pierre Déléage to critique ritual efficacy in concert with emphasis on the interactional aspects of ritual aided this formulation. 4. In this treatment of Wauja ritual practices of healing I do not have space to attend to two important questions related to the fact that the Wauja are members of Upper Xinguan society. First I do not discuss further how these practices and ideologies compare to and differ from other Upper Xinguan groups with similar shamanic and ritual systems (Basso 1973). Second, I do not address the important part of Upper Xinguan ritual practice that regulates, not only human and spirit relations, but relations between Upper Xinguan groups. Elsewhere I address Wauja ritual practice as oriented towards alters in general, be they spirits, Upper Xinguan friends and rivals, or Whites (Ball 2007). 5. Women can in principle be shamans, but I know of no historical cases of female shamans in the Wauja context. Also, as is the case with Wauja public ceremonial dancing and musical performance, women tend to represent many fewer kinds of spirit-monsters than men, centering principally on the spirit named Yamurikuma. For a detailed analysis of the Yamurikuma complex, see Mello (2005). 6. I treat connections between Wauja grammatical marking of (in)alienable possession and Upper Xinguan ideologies of personhood, collectivity, and exchange in a forthcoming article (Ball 2011). 7. See Viveiros de Castro (2002) for a description of the related Yawalapiti modifier. 8. In addition, kaukitsupa, the term for victim is based on the stem kau « pain, illness, or fear » plus the nominalizer -ki and a classifier -tsupa. Some informants suggested to me that kau as a term for pain, illness, or fear is a contraction of kawo, and in turn of fearsome and potentially harmful kawoka « guardian spirits », making an explicit lexical connection between the state of victimhood and contact with the spirit-monster. Though these terms may be diachronically or even derivationally related, I have no more formal evidence than homophony and speculation. 9. It is a stylized version of a general cultural permissiveness with regard to volume and distance of acceptable hailing of potential interlocutors. That is to say that Upper Xinguans have less reservation about hailing consociates or even strangers in a manner that members of Euro- American society might deem more appropriate for vehicles, as in calling out « Taxi! » or perhaps calling animals such as pigs, for example with the cry « sooie! ». I was often surprised to be yelled at from large distances, summoned and expected to drop everything and proceed to engage the caller, not in any urgent matter, but often in simple chit-chat. 10. Men are much more likely to be frequent kawoka-mona than women, in part because the spirit pantheon is mostly male, but anytime Yamurikuma or a few other exclusively female spirits is involved, women will be called. 11. The third trichotomy of signs in Peirce’s theory includes the possibility that the interpretant of a sign’s relation to its object may represent it to be other than it actually is and he gives names to such interpretations such that the technical term for an index taken as an icon would be a « rhematic index ». 12. The example of symptoms as indexes of disease is a classic example in the semiotic literature on indexicality. See Peirce’s (1885) statement that in indexicality « the sign signifies the object

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solely by virtue of being really connected with it. Of this nature are all natural signs and physical symptoms ». See also historian Ginzburg’s (1989) essay on the developmental relationship of hunting, divination, Hippocratic medicine, history and the interpretive (social) sciences to the principle of generalizing to the unobservable through indexical sign (including symptom) interpretation in the individual case. 13. The passing of role inhabitance prerogatives can occur, especially when an owner keeps the right to celebrate his guardian spirit-monsters for many years and the individuals who served as representatives during his illness have since grown old or died, requiring able replacements. 14. See Barcelos Neto (2004, p. 142 et passim; 2009) for an alternative application of Viveiros de Castro’s analysis of these modifiers, where the emphasis is placed on the distinction between - kuma and -mona as representing « spirit » versus « body » respectively. 15. Simulacra and diagrams are icons in that they both represent their objects through similarity in form. In the case of a diagram the likeness is in the formal, possibly dynamic, arrangement of constituents. 16. Consider some distinguishing characteristics of the social role of representative in comparison to that of the shaman, in particular that the role of representative is defined by access to largely aesthetic knowledge related to the practices involved in the manufacture, design and use in music and dance of ritual paraphernalia, and that anyone, even children, can perform in this temporary capacity, as opposed to access to the relatively permanent and restricted class of esoteric knowledge that defines the role of shaman (Barcelos Neto 2004, pp. 144-146). While shamans are « translators/mediators/negotiators », the kawoka-mona are what Barcelos Neto calls in Portuguese « presentificadores », what we might render as « presentators » in English. 17. In Peircean terminology this should technically be referred to as rhematization (Gal 2005). 18. In line with the technical term rhematization to describe taking a sign as an icon, I term taking a sign as an index to be dicentization. The terms rheme and dicent come from Peirce’s third trichotomy. For simplicity I refer to these processes as iconization and indexicalization here. I develop the comparative semiotics of dicentization in ritual elsewhere (Ball 2010). 19. Much of the analysis in this section is reproduced from my dissertation (Ball 2007) where I formulated it to analyze transformations of semiotic ritual function in a Wauja performance of the Atujuwa mask dance in France. The basic frame for understanding how Wauja representatives and performers channel spirits remains the same in this analysis, and so I apply it here. In the case of ritual show abroad I claim that the indexical connections grounding the embodiment of spirits in the here and now are potentially de-linked, allowing for some performers to claim that cosmological risk of ritual failure is irrelevant to mere show. Other aspects of the same Wauja performance in France are described in Fiorini and Ball (2006).

ABSTRACTS

As Spirits Speak: Interaction in Wauja Exoteric Ritual. This paper approaches the connections between ritual and discourse in an Amazonian society through a microanalysis of one instance of talk. I examine a Wauja (Xingu Arawak) ritual session of « bringing spirits », wherein a sick person is aided by a conversation he has with the spirit-monsters that are afflicting him, whom he hopes by virtue of this very conversation to turn from pathogenic to guardian spirits. The conversation is facilitated by a group of representatives from the village, consociates who agree

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to speak as spirits, and in so doing enter into a contractual relationship of exchange with the sick person and the spirits that involves various obligations and rewards that may span a lifetime, in sickness or in health. In view of the gravity of the circumstance and the weight of the obligation it creates, the ritual interaction is a surprisingly inelaborate and quotidian counterpart to Wauja esoteric shamanic practice and elaborate collective rituals involving music and dance. I question how it is that Wauja ideology supports the practice of regular folk verbally channeling spirits, and suggest that in fact Wauja cultural ideologies of illness, language, and cosmology emerge in precisely such interactive texts as this. The Wauja practice of bringing spirits highlights issues of agency in relation to ritual performativity because it demonstrates how multiple agencies, of persons and spirits, are linked through texts that construct social reality.

Paroles d’esprits: interaction dans un rituel exotérique wauja. Cet article aborde les relations entre rituel et discours dans une société amazonienne à partir de la micro-analyse d’un acte de parole: la cérémonie wauja (Arawak, Haut Xingu) permettant « d’attirer les esprits ». Le patient y est soulagé par une conversation avec les monstres-esprits qui l’ont rendu malade: il espère par ce moyen les transformer d’esprits pathogènes en esprits gardiens. Cette conversation est menée avec un groupe de représentants du village, des compagnons qui acceptent de parler en tant qu’esprits et, ce faisant, d’entrer dans une relation contractuelle d’échange avec la personne malade et les esprits, relation qui implique diverses obligations et compensations en maladie ou en santé susceptibles de s’étendre sur une vie. Compte tenu de la gravité des circonstances et du poids de l’obligation créée, l’interaction rituelle est étonnamment ordinaire et peu élaborée en regard des pratiques chamaniques ésotériques et des complexes rituels collectifs, comportant danses et musique, de cette société. En examinant comment l’idéologie wauja rend possible une communication verbale avec les esprits de la part de personnes ordinaires, je suggère que les idéologies culturelles wauja relatives à la maladie, au langage et à la cosmologie émergent justement dans ces textes interactifs. La pratique wauja « d’attirer les esprits » éclaire ainsi la relation entre agentivité et performativité rituelle dans la mesure où elle permet de montrer comment des agentivités multiples, de personnes et d’esprits, sont liées à travers des textes construisant la réalité sociale.

Como falam os espíritos: a interação em um ritual exotérico dos Wauja. Este artigo aborda as conexões entre ritual e discurso em uma sociedade amazônica através de uma micro-análise de um evento de fala. Examino uma sessão ritual de « trazer espíritos » entre os Wauja (Arawak, Alto Xingu), quando uma pessoa doente é ajudada por uma conversa com os espíritos-monstros que estão molestando-o e que ela deseja transformar de espíritos patogênicos em espíritos guardiões graças a essa mesma conversa. Esta é facilitada por um grupo de representantes da aldeia, parceiros que concordam em falar como espíritos, e que, ao fazê-lo, entram em uma relação contratual de troca com o doente e com os espíritos que implica varias obrigações e retornos e que pode continuar durante toda a vida, na doença ou na saúde. Apesar da gravidade da circunstância e do peso da obrigação gerada, a interação ritual é surpreendentemente muito pouco elaborada e prosaica se comparada com o xamanismo esotérico e com os rituais coletivos envolvendo música e dança. A pergunta central do texto é: como a ideologia Wauja possibilita a comunicação verbal com espíritos por parte de pessoas não especialistas? Sugiro que, de fato, as ideologias culturais Wauja da doença, da linguagem e da cosmologia emergem precisamente desses textos interativos. A pratica Wauja de « trazer espíritos » destaca questões da agencia em relação à performatividade ritual e mostra como agencias múltiplas, de pessoas e de espíritos, estão ligadas através de textos que constroem a realidade social.

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INDEX

Palavras-chave: interação, ritual, semiótica, xamanismo Mots-clés: chamanisme, interaction, rituel, sémiotique Keywords: exoterica, interaction, ritual, semiotics Subjects: Anthropologie, Ethnologie Geographical index: Wauja, Amazonie, Brésil, Arawak, Alto Xingu

AUTHOR

CHRISTOPHER BALL

McKennan Postdoctoral Fellow, Dartmouth College, Department of Anthropology, HB 6047, Hanover, NH 03755 [[email protected]]

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Les cours d’eau dans les incantations chamaniques des Indiens yucuna (Amazonie colombienne)

Laurent Fontaine

NOTE DE L’ÉDITEUR

Manuscrit reçu en novembre 2009, accepté pour publication en juillet 2010

FIG. 1 – Le cheminement de l’invocation de l’eau.

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1 Dans une société sans écriture et sans iconographie de l’espace (Figure 1) comme celle des Indiens yucuna1 d’Amazonie colombienne, on peut se demander comment ces derniers peuvent parcourir de longues distances au sein de leur milieu naturel, en sachant s’orienter et en anticipant ce qu’ils vont y trouver. En étudiant les incantations de plusieurs soigneurs yucuna, nous avons pu nous rendre compte que les incantations chamaniques de ces Indiens ne sont pas uniquement composées de « paroles magiques » censées avoir des effets sur le monde, mais qu’elles constituent également un immense domaine de connaissance du territoire, en relation avec la faune et la flore. L’étude de ces incantations montre que leur connaissance s’étend bien au-delà du domaine de la chasse et de la pêche, de la cueillette et de l’horticulture de chaque famille, et qu’elles sont extrêmement utiles pour comprendre les rapports que les Yucuna entretiennent avec leur milieu naturel2. En effet, elles constituent une manière d’organiser et d’ordonner une gigantesque accumulation de savoirs, grâce à leur haut niveau de structuration permettant de se référer au monde dans toute sa complexité.

2 Nous proposons de présenter dans leur langue d’origine les « invocations de l’eau » des Yucuna, ainsi que les commentaires du thérapeute, Mario Matapi, qui a accepté de nous les exposer3. L’ensemble fut recueilli fin février 2008. Ces incantations constituent normalement un langage secret qu’il est rare de pouvoir recueillir, même avec les autorisations nécessaires4. En langue yucuna, l’invocation étudiée est nommée juní maná (« appel de l’eau »). Elle ne forme jamais à elle seule une incantation complète ; elle est toujours dirigée vers un objectif particulier. Elle ne constitue que l’un des éléments fondamentaux de beaucoup d’incantations, surtout parmi les plus longues. Ces dernières sont généralement considérées comme très difficiles à mémoriser et à maîtriser compte tenu de leur durée (parfois plus de douze heures) et des risques encourus pour celui qui les prononce, ainsi que pour ses proches, en particulier si l’incantation est mal préparée (manque de coca à mâcher) ou mal formulée (oubli de certains ancêtres ou esprits importants). Les invocations de l’eau sont utilisées partiellement ou intégralement dans différents types d’incantations : celles destinées au développement d’un enfant en bas âge, censées le protéger et lui permettre d’absorber toutes sortes de nourritures ; celles destinées à son développement initiatique et chamanique, requises pour la mémorisation des paroles rituelles (mythes, chants, incantations, dialogues cérémoniels) ; celles destinées à la neutralisation des effets potentiellement nuisibles des aliments, pour clore une diète, particulièrement lorsque les adolescents terminent le rite de Yuruparí5 ; les incantations annuelles (reproduites chaque année) ayant pour but d’éviter et de prévenir les dangers de la nature se répétant spécifiquement à chaque nouvelle saison (Fontaine 2010a).

Juni maná Invocation de l’eau

On commence l’invocation de l’eau à partir du delta 1 Juni ji’lami6 chiyá iná keño’ó juní maná. de l’Amazone.

2 Iná kemá eyá juni ji’lami chiyá : On dit à l’origine du delta de l’Amazone :

3 « Kana ñakeló Weí ñakelo, « Jaillissement de l’eau, de [l’arbre] Weí,

4 Kana to’keló Weí to’keló, Étendue de l’eau, de [l’arbre] Weí,

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5 Kana tama’kelo Weí tama’(ka)kelo7. » Division de l’eau, de [l’arbre] Weí. »

6 Wejí keleno wáija. Ils ne sont que trois [vers].

7 Reyá iná ja’pá Puis on continue.

8 Iphari Mawiná8 numajé. On arrive à l’embouchure de Mawiná [l’Amazone].

Kele Mawiná Mirawara neká ña’ñó Les Mirabaras prirent le fleuve Mawiná et le 9 nañakelo richuwá. remontèrent.

10 Aú iná kemá rijló rimaná chu : On l’invoque ainsi :

11 « Me’taká ñakeló, « Jaillissement de l’Amazone,

12 Me’taká to’keló, Étendue de l’Amazone,

13 Me’taká tama’(ka)kelo. » Division de l’Amazone. »

14 Eya iná ja’pá Sulimó9 : Puis l’on continue jusqu’au fleuve Sulimó [Solimões] :

15 « Pajorí ñakeló, « Jaillissement du Solimões,

16 Pajorí to’keló, Étendue du Solimões,

17 Pajorí tama’(ka)kelo. » Division du Solimões. »

De là, on poursuit jusqu’à l’embouchure du Kawemí 18 Reyá iná ja’pá Kawemí10 numajé. [Caquetá].

19 « Wépuru ñakeló, « Jaillissement du Caquetá,

20 Wépuru to’keló, Étendue du Caquetá,

21 Wépuru tama’kelo. » Division du Caquetá. »

22 Eyá iná ja’pá Puré numajé. On continue jusqu’à l’embouchure du Puré.

Mamú chi’narikana ña’rí riñakelo Puré 23 La divinité Sábalo remonta le fleuve Puré. chuwá i’maká.

24 Aú iná kemá rijló : On lui dit :

25 « Makera’pá11 ñakeló, « Jaillissement du Puré,

26 Makera’pá to’keló, Étendue du Puré,

27 Makera’pá tama’kelo. » Division du Puré. »

28 Eyá iná ja’pá Apapú numajé. On poursuit jusqu’à l’embouchure de l’Apaporis.

Karipú lakena ika’ño Wa’yuja ainami C’est là que les Karipú lakena abattirent l’arbre 29 i’maká. patriarche Wa’yuja12.

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30 Kojno’ri jewiña’ró Apapú penaje i’maká. En tombant, il devint l’Apaporis.

E neka’ké wakaje juni i’maká. Riká kojno’ri L’eau vient de ce jour où ils l’abattirent. Et l’arbre 31 i’maká bascula.

Comme Jamerú ne voulait pas leur donner l’eau Jamerú micho’yo naliyá i’maká. Kawaka’la 32 qu’elle cachait à l’intérieur, elle le [l’arbre] fit passer jakoje ro’pachiya naliya i’maká. à travers la terre13.

C’est pourquoi nous disons que cette mère de l’eau 33 Aú kajruni kele juni alomi wemá nakú. est si puissante.

34 Reyá Apapú tamaka’ó i’maká. De là, l’Apaporis s’est divisé.

35 Aú iná kemá rijló rimaná chu : Alors on lui dit en termes invocatoires :

36 « Karipú lakena ñakeló, « Jaillissement des Karipú lakena,

37 Karipú lakena to’keló, Étendue des Karipú lakena,

38 Karipú lakena tama’(ka)kelo. » Division des Karipú lakena. »

39 « Juni micho’jné ñakeló, « Jaillissement de l’Eau [qui fut] dissimulée,

40 Juni micho’jné to’keló, Étendue de l’Eau [qui fut] dissimulée,

41 Juni micho’né tama’(ka)kelo. » Division de l’Eau [qui fut] dissimulée. »

De là, on se sépare [bifurque] plus haut sur 42 Eyá wa’wajó Apapú chuwá yenojó. l’Apaporis.

Apapú numaya iná ja’pá Ero’jóphaya14 De l’embouchure de l’Apaporis, on continue jusqu’à 43 numaje. celle de Taraira.

Ero’jopa chi’narikana ña’rí riñakelo Comme la divinité Taraira [un poisson] remonta cet 44 richuwá i’maká, aú na’a rií Ero’jópaya. affluent [pour aller s’installer], on l’appela Taraira.

45 Kajrú ero’jopana ja’kú. Les poissons taraira y abondent.

46 Aú iná kemá rijló : Alors on lui dit :

47 « Ro’yé poko15 ñakeló, « Jaillissement de la fosse de Taraira,

48 Ro’yé poko to’keló, Étendue de la fosse de Taraira,

49 Ro’yé poko tama’(ka)kelo. » Division de la fosse de Taraira. »

50 Eyá iná ja’pá richuwa yenojó. De là on le remonte jusqu’en haut.

Au bord des rives, on trouve alors des palmeraies 51 Re itáupe16 richá Yaúna chi’narikana. d’aguaje qui furent des grands ancêtres Yaúna.

52 Rií Ne’ekawá, Ne’ewíruwa. Ils s’appellent Ne’ekawá et Ne’ewíruwa.

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53 Aú pimá reyá junijlo : À l’eau de là-bas, on dit alors :

54 « Ne’ekawá ñakeló, « Jaillissement de Ne’ekawá,

55 Ne’ekawá to’keló, Étendue de Ne’ekawá,

56 Ne’ekawá tama’(ka)kelo. » Division de Ne’ekawá. »

57 « Ne’ewíruwa ñakeló, « Jaillissement de Ne’ewíruwa,

58 Ne’ewíruwa to’keló, Étendue de Ne’ewíruwa,

59 Ne’ewíruwa tama’(ka)kelo. » Division de Ne’ewíruwa. »

60 Eyá iná pa’ó iná yámojo. Puis l’on redescend.

Ja’pari ero’jopaya numaya Kariyaka17 On passe l’embouchure de Taraira, puis on arrive à 61 numaje. celle du lac Kariyaka « sauce tucupi » [Caparú].

62 « Makariyárena ñakeló, « Jaillissement de Kariyaka,

63 Makariyárena to’keló, Étendue de Kariyaka,

64 Makariyárena tama’kelo. » Division de Kariyaka. »

65 Eyá iná ja’pá Pirá numaje. On continue jusqu’à l’embouchure du Pirá-Paraná.

66 Kari ña’ri riñakelo rinumaya. Kari remonta ce fleuve [pour aller y vivre].

67 Ina’uké chi’narikana ke ri’maká. Il était un grand ancêtre des humains.

68 « Kari ñakeló, « Jaillissement de Kari,

69 Kari to’keló, Étendue de Kari,

70 Kari tama’kelo. » Division de Kari. »

Richuwa yenojo iná i’jná yenojo Komeyaká En le remontant, on arrive à l’embouchure du 71 numaje. Komeyaká [Caño Comeyacá].

Re Makuna chi’narikana ña’rí nañakelo Un grand ancêtre makuna [qui était une tortue 72 richuwa. terrestre] le remonta pour aller s’y installer.

73 Aú iná kemá rijló : Alors on lui dit :

74 « Iyáruri18 yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de la tortue,

75 Iyáruri yani to’keló, Étendue des enfants de la tortue,

76 Iyáruri yani tama’kelo. » Division des enfants de la tortue. »

On passe [l’embouchure du Comeyacá] pour aller 77 Eyá iná ja’pá richuwá yenojo, ripómojo. jusqu’en haut [du Pirá-Paraná].

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Re ripomo yájena chi’narikana ña’rí 78 C’est en haut que la divinité toucan alla s’installer. nañakelo richuwá.

79 Aú iná kemá rijló : Alors on lui dit :

80 « Aiyapa19 yani ñakeló, « Jaillissement des enfants du toucan,

81 Aiyapa yani to’keló, Étendue des enfants du toucan,

82 Aiyapa yani tama’kelo. » Division des enfants du toucan. »

83 Eyá iná ja’pá richuwá yenojó, ripomi waní. Puis l’on poursuit jusqu’à sa source.

Ukatekuwa20 chi’narikana ña’rí riñakelo 84 L’ancêtre du « laurier » prit pour lui cet endroit. ripómojo.

85 Aú iná kemá júnijlo re’iyá : Alors on invoque ainsi l’eau qui s’y trouve :

86 « Makaperé ñakeló, « Jaillissement du laurier,

87 Makaperé to’keló, Étendue du laurier,

88 Makaperé tama’kelo. » Division du laurier. »

89 Eyá iná pa’ó yámojo. Iphari rinumajé. Puis l’on revient en arrière jusqu’à l’embouchure.

Iná kuwa’a kuwani keja pa’najo Po’peyá En traversant pour passer de l’autre côté du fleuve, 90 numaje on arrive à l’embouchure du Po’peyá [río Popeyacá].

Letua chi’ná ña’ñó nañakeló Po’peyá 91 Les ancêtres des Letuama prirent cette rivière. chuwá.

Piyute nachi’narikana, wachi’narikana Nous avons en commun avec eux un même grand 92 najwa’té. ancêtre anaconda.

93 Aú iná kemá Po’peyajlo : Alors on dit au Popeyacá :

94 « Makuwachi21 iwamá ñakeló, « Jaillissement du milieu de Makuwachi,

95 Makuwachi iwamá to’keló, Étendue du milieu de Makuwachi,

96 Makuwachi iwamá tama’kelo. » Division du milieu de Makuwachi. »

Makuwachí rií wachi’narikana pe’iyó Makuwachi est le nom de notre ancêtre, les Letuama 97 ri’wami nakú Letua kerato’o. sont sortis de son milieu.

98 Aú iná kemá ñaké Letua maná. Alors on invoque les Letuama de la même manière.

99 « Makuwachi iwamá yani ñakeló, « Jaillissement des Enfants du milieu de Makuwachi,

100 Makuwachi iwamá yani to’keló, Étendue des Enfants du milieu de Makuwachi,

101 Makuwachi iwamá yani tama’kelo. » Division des Enfants du milieu de Makuwachi. »

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Ainsi ils sont de notre famille, ils sont nos grands- 102 Aú weká’ana neká wa’jutaya neká. parents.

103 E iná i’jná yenojo richuwa. Puis on remonte cette rivière.

104 Iphari Letua jewaka ejé. On arrive aux terres d’ocre des Letuama.

La divinité de l’ocre des Letuama s’appelle 105 Mañekuni rií Letua jewaka chi’narikana. Mañekuni22.

106 « Mañekuni ñakeló, « Jaillissement de Mañekuni,

107 Mañekuni to’keló, Étendue de Mañekuni,

108 Mañekuni tama’kelo. » Division de Mañekuni. »

109 Ñaké kaja kemaka jewajlo : On dit également à cette ocre :

110 « Mañekuni pitajné « Substance de différentes tailles de Mañekuni,

111 Mañekuni pitakelo, Substance amoncelée de Mañekuni,

112 Mañekuni puichata. » Substance plate de Mañekuni. »

113 Eyá iná ja’pá richuwa yenojo. Et l’on remonte encore cette rivière.

114 Iphari pujú jewané ejé. On arrive à l’ocre de l’acouchi.

115 Eyá iná kemá Po’peyajlo : Alors on dit au Popeyacá :

116 « Yáweka23 ñakeló, « Jaillissement de l’acouchi,

117 Yáweka to’keló, Étendue de l’acouchi,

118 Yáweka tama’kelo. » Division de l’acouchi. »

119 Eyá iná pa’ó yámojo iphari rinumaje. Puis l’on revient jusqu’à l’embouchure.

Eyá iná ja’pá. Iphichari numajé Yawi En continuant, on arrive à l’embouchure de la rivière 120 chi’narikana ipari riwakapare nakiya où le jaguar a lavé sa massue. ja’koje i’maká.

121 Aú ñáta’pe riká. Alors cette rivière est dangereuse.

Unká iná i’rala manupeja riká. Unká kaja 122 On ne peut ni boire son eau, ni manger ses poissons. ajñala jíñana jakujena.

Ñáta’pena neká, iná ajñaka chu neká, Si on les mange sans avoir affaibli leur pouvoir, on 123 makajwáta’kenaru iná aparaka nanupami. jaunit.

124 Manupeja iná wo i’jnaka nanupami. Ils affectent notre estomac.

125 Aú iná kemá junijlo : Alors on dit à cette eau :

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126 « Jáñawainaka24 puichata ñakeló, « Jaillissement de la massue du Jaguar,

127 Jáñawainaka puichata to’keló, Étendue de la massue du Jaguar,

128 Jáñawainaka puichata tama’kelo. » Division de la massue du Jaguar. »

Eyá iná ja’pá Ináwaya numaje ke Ináwaya Puis on arrive à l’embouchure de Ináwaya, une autre 129 juni ñáta’pe riká. rivière sacrée.

Je’chúmeru ipayo rupujaruka, rupá rakoje 130 Je’chúmeru y lava son vagin en menstruation. i’maká.

Aú ñáta’pe kele juni. Riyajné ñáta’pe kaja. L’eau y est donc dangereuse. De même que ses 131 Unká iná ajñala riyajné jíñana. Ñáta’pe poissons. waní neká. Unká kaja iná i’ralá juni.

Iná i’raká chu juni pajñaka chu riyajné, Si on mange les poissons, ou si on boit l’eau, on aura 132 puwareruna iná yani jácho’ko iná jlo des enfants difformes. rinupami.

Jíñana ra’kojena ne’iyajena chu’takeja Certains poissons sont collés entre eux. D’autres ont 133 neká panakojechaka. Iyama ta najipí, deux queues, ou deux têtes. iyamala newílaru.

Re’iyaje mejluru, re’iyajé unká takú aphú D’autres encore n’ont pas d’yeux, pas de narines, ou 134 i’malá, re’iyaje manumaru, ke nanupami pas de bouche, et ainsi sera la malédiction pour ceux iná ajñaka chu jíñana rakiyajena. qui mangent les poissons de cette rivière.

135 Aú iná kemá rimaná chu rijló : Alors on s’adresse ainsi à cette rivière :

« Jaillissement du vagin en menstruation de 136 « Je’chúmeru pujaruka ñakeló, Je’chúmeru,

137 Je’chúmeru pujaruka to’keló, Étendue du vagin en menstruation de Je’chúmeru,

138 Je’chúmeru pujaruka tama’kelo. » Division du vagin en menstruation de Je’chúmeru. »

Puis l’on continue jusqu’à la marmite à poissons- 139 Re’iyá iná a’pá. Iphichari Jiñáñapa25 ejé. chats.

140 Re kajruni jipa. Il y a un gros rocher.

Riká re Karipú lakena la’á jiñañana ajruna C’est là que les Karipú lakena firent leur marmite à 141 i’maká. poissons-chats.

Riká chojé wachi’ná michuna i’jnaké 142 C’est là qu’ils allaient les pêcher. jiñañana ña’jé najluwa.

Là, il y a un palmier aguaje [appartenant au monde 143 Re itewi pajlúwana. spirituel].

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Riká arúka’ri, ra’kó wakaje kajrú jiñáñana Quand l’aguaje charge ses fruits, les poissons-chats 144 naphú chu ruwakaje, ke jiñaña kajrú abondent là où ils tombent dans la rivière. nanakoje nakaje puraka’jo.

Pajñaka neká wakaje ka’jná pako’chako Si, après les avoir mangés, on a la diarrhée, il ne faut 145 ka’jná. Unká iná kemala : « Noko’chako pas dire : « ces poissons m’ont donné la chiasse ». jíñana aú ».

Ñaké pimaka chu chajé waní pako’ó 146 Cela empirerait. rejechami.

Ñaké pikeño’ka chu ako’kajo naú e iná Quand ils commencent à nous donner la diarrhée, 147 kemá : l’on dit [comme les Karipú lakena] :

148 « Ja’yukumú. Nujilá a’charó. « Frère. J’ai mal supporté cette huile.

149 Kamachani wani nojo’chaka. » Je crotte vraiment trop dur. »

Ñaké iná ejo’ká, kaja unká iná ako’ló 150 Et la diarrhée se termine. rejechami.

Namaja’ko chu : unká iná kemalá « kaja Quand ces poissons pourrissent : on ne dit pas « mes 151 nuñátena maji’chó ». poissons sont avariés ».

Iná kemaka chu ñaké kaja piyuke iná 152 Sinon ils vont pourrir encore plus. jiñatena maja’kó.

Aú iná kemá : « Ja’yukumu. Palá wani Il faut dire : « Frère. Mes poissons sont vraiment bien 153 nuñatena a’michiyako. boucanés.

154 Kaja nameri’chó. Aú ñaké jiña a’mitako. » Et ils vont sécher. »

Piña’ka chu kapajauna, unka iná kemala Si l’on en pêche des petits, il ne faut pas dire : « J’ai 155 « kapajauna waní nuji’chá ». pris des poissons trop petits ».

Pimaka chu ñaké e kapajauna newiña’ko Sinon ils vont se rapetisser encore davantage, et 156 inajlo rejechami. Iñaphina nala’kó inajló même devenir squelettiques. raú.

Ñaké iná amaka chu jiñañana aú iná En regardant de tels poissons-chats, il faut dire : kemá : 157 « Frère. Ils sont beaux et gros, ces poissons que j’ai « Ja’yukumu. Kajrú nojena waní nuji’chá attrapés. jiñañana. Ijmuláruna waní.

158 Kajrú najilá nawó chu. » Et ils deviennent déjà plus gras. »

Ejechami iná ña’ká ijmuláruna jiñañana Après cela on attrape des poissons-chats plus gros et 159 kejiláuna. plus gras.

Ne’raka chu iná, unká iná kemala : Lorsqu’ils nous piquent [de leurs nageoires], on ne dit 160 « Jiñañá i’richari nuká ! » pas : « Un poisson-chat m’a piqué ! »

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Aú iná kemá : « Ja’yukumu. Pácho’ta Il faut dire : « Frère. Ce poisson a levé les bras pour 161 pa’napitá nojló. » moi »26.

E unká ne’rala iná ke nanakoje re’iyajena 162 Et on ne sent plus leur piqûre. jiñañana.

Re kaja Karipú lakena kátaño pajwa’teka C’est là [sur le rocher] que les Karipú lakena jouèrent 163 re. Natewíyokako re i’maká. à lutter [avec les vagues qui les frappent].

« Maare wakátajo, yuríjero walakena [ils dirent :] « Ici nous allons faire un jeu, qui restera 164 i’majikaño maare imajikañojlo penaje pour nos descendants. » riyurojo i’majika. »

Aú rimicha re’wejlo : « Ja’rikumi. Maare 165 Lajmuchí dit à son frère : « Frère. Attends-moi ici. piwata nuká.

166 Chuwa watewíyo’kajiko. » Nous allons montrer notre force. »

167 E ra’chó junapeje tapujlú. Il plongea dans l’eau.

E rimicha re’wejló : « Chuwa Ja’yukumu, Puis il ajouta : « Nous allons nous mesurer l’un à 168 chuwa watá’kajiko pijwa’té. l’autre.

Kaphí nuwátaka piphaka nunaku Je veux que tu viennes me rentrer dedans en te 169 kamacha pitára’ko ilere. tenant solidement sur tes jambes.

170 E juni yokó’la jecho’ko iná loko’pani. Les vagues vont venir sur nous.

Kaphí riphaka iná nakú iná ika’ka jwilá ke Quand elles arrivent, il faut en profiter pour frapper 171 rijña’a iná rinakuwa. » l’autre27. »

Jusqu’à ce qu’une vague emporte l’un des deux qui, Eyá ripata iná. E rika’a iná wichá Apapú 172 en tombant au milieu des rapides de l’Apaporis, ja’kojé. Sujwí iná ja’kó junapejé. disparaîtra sous les eaux.

Iná amaka chu ñaké ra’kó junapejé, unká Quand on voit ce dernier tomber à l’eau, il ne faut pas 173 iná kemalá « rikapi’cho ke ». dire : « il a disparu ».

Aú iná kemá : « Yee ! Ja’yukumu i’jichá Mais « il est parti vivre dans le monde des 174 i’majo ». profondeurs. »

Aú ripa’ta iná apumi chuwá piñó. E Ainsi il [le maître du lieu] le laissera ressortir de l’eau 175 napa’ta iná taka’ka piyá junapejé. avant qu’il ne se noie.

176 Aú iná kemá juni Apapujlo re’iyá : Alors l’on s’adresse ainsi à l’eau de l’Apaporis :

« Iná a’juna Karipú lakena puichajlo 177 « Jaillissement de la marmite des Karipú lakena, ñakeló,

178 Iná a’juna Karipú lakena puichajlo to’keló, Étendue de la marmite des Karipú lakena,

Iná a’juna Karipú lakena puichajlo 179 Division de la marmite des Karipú lakena. » tama’kelo. »

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Et l’on continue jusqu’à l’embouchure du Yapiyá 180 Eyá iná ja’pá. Iphichari Yapiyá numajé. [Quebrada Guacayá].

Kele Yapiyá juni ipura’lane riká jamarani L’eau du Yapiyá est transparente, sa couleur est bleu 181 juni. clair.

Je’chúmeru ru’maká, ruká amo’yó juni C’est Je’chúmeru qui, en allant puiser de l’eau, en 182 a’kunami chojé apú juni nakiyana i’maká, renversa à cet endroit qui devint le Yapiyá. riká rujláma’a rejé i’maká Yapiyá penaje.

Kajrú nojena po’jona rakú, mamuna rakú, On y trouve beaucoup de sabaletas et sábalos, qui 183 manupamiruna neká. ceux-là sont inoffensifs.

Unká ñáta’pe kalé Yapiyá ya’jné pheñáwilá Ils peuvent être mangés sans danger, disaient les 184 kemajika rinaku. anciens.

185 Aú iná kemá kele Yapiyajlo : Alors on dit au Yapiyá :

186 Wana28 chojé romo’ó juni i’maká. Eau qu’elle puisa avec un bambou.

187 Riká rujláma’a rejé i’maká. Ce qu’elle renversa.

188 « Jíwaru29 puichaku ñakeló, « Jaillissement du bambou évidé de Je’chúmeru,

189 Jíwaru puichaku to’keló, Étendue du bambou évidé de Je’chúmeru,

190 Jíwaru puichaku tama’kelo. » Division du bambou évidé de Je’chúmeru. »

191 « Jíwa náneru30 ñakeló, « Jaillissement de Je’chúmeru,

192 Jíwa náneru to’keló, Étendue de Je’chúmeru,

193 Jíwa náneru tama’kelo. » Division de Je’chúmeru. »

Reyá iná i’jná richuwa yenojó. Iphari Puis l’on remonte cette rivière jusqu’à l’embouchure 194 Kunami numaje. du Kunami31.

C’est cette rivière que les premiers ancêtres des 195 Kunami Jatímaja ña’ñó nañakelo richuwá. Jatímaja32 prirent pour s’installer.

196 Aú iná kemá Kunámijlo rinumaya : On dit alors à cette rivière Kunami :

197 « Jañunaké yani ñakeló, « Jaillissement des descendants du jaguar Iyánuna,

198 Jañunaké yani to’keló, Étendue des descendants du jaguar Iyánuna,

199 Jañunaké yani tama’kelo. » Division des descendants du jaguar Iyánuna. »

« Jaillissement des descendants du jaguar Iyánuna 200 « Jañunaké kapiri33 yani ñakeló, kapiri,

201 Jañunaké kapiri yani to’keló, Étendue des descendants du jaguar Iyánuna kapiri,

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202 Jañunaké kapiri yani tama’kelo. » Division des descendants du jaguar Iyánuna kapiri. »

Yáwi chi’narikana, aú marichuna ne’maká Comme il était une divinité jaguar, ils [ses 203 i’maká. descendants Jatímaja] étaient de grands chamanes.

Re kaja Pe’iyojona chi’narikana ña’ño Puis se furent les premiers ancêtres des Tanimuca 204 nañakelo Kunami numaya. qui occupèrent [les rives du] Kunami.

205 Aú iná kemá reyá Kunámijlo : Alors l’on dit également à cette rivière :

« Jaillissement des descendants du jaguar d’eau 206 « Weipa yani ñakeló, Weipa34,

207 Weipa yani to’keló, Étendue des descendants du jaguar d’eau Weipa,

208 Weipa yani tama’kelo. » Division des descendants du jaguar d’eau Weipa. »

« Jaillissement des descendants du jaguar d’eau 209 « Yarumákaru yani ñakeló, Yarumákaru,

Étendue des descendants du jaguar d’eau 210 Yarumákaru yani to’keló, Yarumákaru,

Division des descendants du jaguar d’eau 211 Yarumákaru yani tama’kelo. » Yarumákaru. »

« Jaillissement des descendants du jaguar d’eau 212 « Wiyanumá yani ñakeló, Wiyanumá,

213 Wiyanumá yani to’keló, Étendue des descendants du jaguar d’eau Wiyanumá,

Division des descendants du jaguar d’eau 214 Wiyanumá yani tama’kelo. » Wiyanumá. »

Eyá iná ja’pá Kunani chuwá yenojó. Iphari Puis l’on remonte encore le Kunami jusqu’à 215 Machiyá numaje. l’embouchure du Machiyá.

Pupuchí chi’narikana ña’ñó nañakelo rejé 216 C’est là que Me’chiwirú, la divinité raie, s’installa. rinumaya. Me’chiwirú rií.

217 Aú ina kemá Machiyajlo rinumaya : On dit à cette rivière Machiyá :

218 « Me’chiwirú ñakeló, « Jaillissement de Me’chiwirú,

219 Me’chiwirú to’keló, Étendue de Me’chiwirú,

220 Me’chiwirú tama’kelo. » Division de Me’chiwirú. »

Eyá iná ja’pá yenojó kunami chuwá. Iphari En remontant encore le Kunami, on arrive à 221 Ejakelájimi ejé. Ejakelájimi, le lieu des noyés.

E ina’uké ne’maká i’maño re i’maká ií 222 C’est là que vivaient des gens appelés Kejepu. i’maño Kejépuna.

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[Leurs enfants sont devenus] des suye35, des divinités 223 Suye. Re to’jmana chi’narikana. enfants d’eau.

Juni ya’jné ejátake wakajé ina’uké re 224 Ce furent les poissons qui noyèrent ces gens36. i’maká.

Wakaje yuwaná ina’uké yani i’mañó Ceux qui étaient des enfants à ce moment le 225 yuwaná jo’ó. restèrent.

Neká esa’ñó, jewiña’ñó to’jmana penaje Ils se noyèrent et devinrent des divinités enfants en 226 rejé i’maká. ce lieu même.

227 Aú iná kemá re’iyá kunámijlo : Alors l’on dit à ce Kunami :

228 « Wa’kuní ñakeló, « Jaillissement des enfants d’eau Wa’kuní37,

229 Wa’kuní to’keló, Étendue des enfants d’eau Wa’kuní,

230 Wa’kuní tama’kelo. » Division des enfants d’eau Wa’kuní. »

231 « Kejépuna ñakeló, « Jaillissement des Kejepu38,

232 Kejépuna to’keló, Étendue des Kejepu,

233 Kejépuna tama’kelo. » Division des Kejepu. »

234 « Suye ñakeló, « Jaillissement des enfants d’eau Suye,

235 Suye to’keló, Étendue des enfants d’eau Suye,

236 Suye tama’kelo. » Division des enfants d’eau Suye. »

237 Eyá iná ja’pá ripómojo. Puis l’on remonte jusqu’à la source de cette rivière.

Wachi’narikana Wájrina yuriño ripomo Wájlina, l’un de nos grands ancêtres, resta là sous 238 i’maká. forme d’un palmier aguaje à larges feuilles.

239 Waphina pechu riká jlo iná kemá : À cet os spirituel de notre ethnie, on dit :

240 « Yárau ñakeló, « Jaillissement de l’os spirituel39,

241 Yárau to’keló, Étendue de l’os spirituel,

242 Yárau tama’kelo. » Division de l’os spirituel. »

E ripomo kaja penaje Kuna’pí40 Tout en haut de la rivière, c’est la divinité barbasco 243 chi’narikana ña’rí riñakelo i’maká Kunami sauvage qui s’installa. pomi kaja penaje.

244 « Ma’parena ñakeló, « Jaillissement de Ma’parena41,

245 Ma’parena to’keló, Étendue de Ma’parena,

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 117

246 Ma’parena tama’kelo. » Division de Ma’parena. »

247 Eyá iná pa’ó iná yámojo. Et on revient en arrière.

Yapiyá numaya iná ja’pá yenojo Apapú De l’embouchure du Yapiyá, on continue de remonter 248 chuwá. Iphari Kalanarí numaje. l’Apaporis jusqu’à l’embouchure du Kalanarí.

Káwiya chi’narikana ña’ño nañakelo C’est sur les rives de cette rivière que le grand 249 richuwa. ancêtre des Kabiyari s’est installé.

250 Aú iná kemá rijló : On dit à cette rivière :

251 « Ñamí wayuma42 yani ñakeló, « Jaillissement des enfants du jaguar poudre de nuit,

252 Ñamí wayuna yani to’keló, Étendue des enfants du jaguar poudre de nuit,

253 Ñamí wayuna yani tama’kelo. » Division des enfants du jaguar poudre de nuit. »

Lapi makapé eyá nachi’narikana keño’taro Comme leur grand ancêtre est né de la poudre de 254 i’maká, aú iná kemá najló : « Ñamí nuit, on appelle les Kabiyari : « les enfants du jaguar wayuma yani ». poudre de nuit ».

Ejena iná i’jná Apapu chuwa Kalanarí De cette embouchure du Kalanarí, on revient 255 numajeja. Eyá iná pa’ó iná yámojo. Ja’pari jusqu’au Caquetá, puis on le remonte. Kaweni chuwá yenojo.

Iphari inaatana ipuré ja’pejé to’kó numajé. On arrive à la rivière de la colline43 où s’est installé 256 Wakapheri chi’narikana ña’rí riñakelo Wakapheri, le Yuruparí. richuwa.

257 Aú iná kemá rijló : On dit à cette rivière :

258 « Je’chú i’rí wa’pherí ñakeló, « Jaillissement du fils aîné de Je’chú44,

259 Je’chú i’rí wa’pherí to’keló, Étendue du fils aîné de Je’chú,

260 Je’chú i’rí wa’pherí tama’kelo. » Division du fils aîné de Je’chú. »

261 Ripómojo : Et à sa source :

262 « Je’chú i’rí wa’phenó ñakeló, « Jaillissement du second fils de Je’chú45,

263 Je’chú i’rí wa’phenó to’keló, Étendue du second fils de Je’chú,

264 Je’chú i’rí wa’phenó tama’kelo. » Division du second fils de Je’chú. »

265 Eyá iná ja’pá. Puis l’on continue.

266 Yawi jwílaromijlo iná kemá : Au crâne du Jaguar46, on dit :

267 « Jáñawainaka puichala ñakeló, « Jaillissement de la tête de Jáñawainaka47,

268 Jáñawainaka puichala to’keló, Étendue de la tête de Jáñawainaka,

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269 Jáñawainaka puichala tama’kelo. » Division de la tête de Jáñawainaka. »

Et l’on continue jusqu’à l’embouchure de Kawáwiriya 270 Eyá iná ja’pá. Iphari Kawáwiriya numaje. [Quebrada San Francisco].

271 Je’chú i’rí i’maká Kawáwiri. Kawáwiri48 était [aussi] un fils de Je’chú.

272 Riká ña’rí riñakelo richuwá. C’est lui qui prit cette rivière.

273 Aú iná kemá rijló : Alors on lui dit :

274 « Kawáwiri ñakeló, « Jaillissement de Kawáwiri,

275 Kawáwiri to’keló, Étendue de Kawáwiri,

276 Kawáwiri tama’kelo. » Division de Kawáwiri. »

Puis l’on remonte jusqu’à la demeure de Jamerú49 [les 277 Aú iná ja’pá yenojo Jamerú ñakero ejó. rapides de Córdoba].

278 « Jamerú ñakeló, « Jaillissement de Jamerú,

279 Jamerú to’keló, Étendue de Jamerú,

280 Jamerú tama’kelo. » Division de Jamerú. »

281 « Jamerú pitakelo ñakeló, « Jaillissement de l’amoncellement de Jamerú,

282 Jamerú pitakelo to’keló, Étendue de l’amoncellement de Jamerú,

283 Jamerú pitakelo tama’kelo. » Division de l’amoncellement de Jamerú. »

On poursuit jusqu’à l’embouchure de Pichaniyá, la 284 Eyá iná ja’pá yenojo Pichaniyá numaje. rivière de Tonnerre [Quebrada Córdoba].

285 « Perí yupí ñakelo, « Jaillissement du maître du curare50,

286 Perí yupí to’keló, Étendue du maître du curare,

287 Perí yupí tama’kelo. » Division du maître du curare. »

Puis l’on poursuit jusqu’à l’embouchure du Mirití- 288 Eyá iná ja’pá Eja numaje. Paraná.

289 « Wáipuru51 ñakeló, « Jaillissement de l’ancêtre des pierres de foudre,

290 Wáipuru to’keló, Étendue de l’ancêtre des pierres de foudre,

291 Wáipuru tama’kelo. » Division de l’ancêtre des pierres de foudre. »

292 Eyá iná ja’pá Kawáirimi itápure52 ejé. Puis l’on continue jusqu’au Raccourci de Kawáirimi.

293 « Imariweló ñakeló, « Jaillissement de Je’chúmeru Imariweló53,

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 119

294 Imariweló to’keló, Étendue de Je’chúmeru Imariweló,

295 Imariweló tama’kelo. » Division de Je’chúmeru Imariweló. »

On continue jusqu’à l’embouchure du Kawinarí [río 296 Eyá iná ja’pá yenojo Kawinarí numajé. Cahuinarí].

Mirañana chi’narikana ña’ñó nañakelo Ce sont les premiers ancêtres des Miraña qui 297 richuwá. occupèrent cette rivière.

298 Aú iná kemá Kawinarijlo : Alors on dit au Kawinarí :

299 « Makuwaí yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Makuwaí54,

300 Makuwaí yani to’keló, Étendue des enfants de Makuwaí,

301 Makuwaí yani tama’kelo. » Division des enfants de Makuwaí. »

302 « Mérayu yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Mérayu,

303 Mérayu yani to’keló, Étendue des enfants de Mérayu,

304 Mérayu yani tama’kelo. » Division des enfants de Mérayu. »

305 « Thupí mekówa’a yani ñakeló, « Jaillissement des enfants du coco55,

306 Thupí mekówa’a yani to’keló, Étendue des enfants du coco,

307 Thupí mekówa’a yani tama’kelo. » Division des enfants du coco. »

Eyá iná i’jná Kawinarí chuwá yenojó Pamá Puis l’on remonte le Kawinarí jusqu’à l’embouchure 308 numaje. du Pamá [río Pamá].

Bora nachi’narikana ña’ñó nañakelo Pamá Les premiers ancêtres des Bora se sont installés le 309 chuwá i’maká. long de cette rivière.

310 Bórajlo iná kemá: À ces Bora, l’on dit :

311 « Merapuku yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Merapuku,

312 Merapuku yani to’keló, Étendue des enfants de Merapuku,

313 Merapuku yani tama’kelo. » Division des enfants de Merapuku. »

314 « Makawaroka yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Makawaroka,

315 Makawaroka yani to’keló, Étendue des enfants de Makawaroka,

316 Makawaroka yani tama’kelo. » Division des enfants de Makawaroka. »

317 Eyá iná pa’ó iná yámojo. Après, on redescend.

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De l’embouchure du Kawinarí, on continue jusqu’à 318 Kawinari numaya iná ja’pá Uphé numajé. celle de Uphé [Quebrada El Tigre].

Perí chi’narikana ña’rí riñakelo richuwá 319 La divinité aigle harpie prit cette rivière. i’maká.

320 Aú iná kemarí Uphejlo : Alors on dit à Uphé :

321 « Juni numari56 ñakeló, « Jaillissement de l’aigle venu de la mer,

322 Juni numari to’keló, Étendue de l’aigle venu de la mer,

323 Juni numari tama’kelo. » Division de l’aigle venu de la mer. »

324 Uphé chuwá iná i’jná yenojo. Puis l’on remonte cette rivière Uphé.

Re a’pá Peri chi’narikana jala’kari ja’pá Sur ses rives, on trouve des plantes à curare, car c’est 325 Uphé wa’pojó i’maká. Karipú lakena noke là que l’aigle urina lorsqu’il se fit toucher par la wakaje ri’maká kapichiri aú. flèche empoisonnée des Karipú lakena57.

Wakajé riká inami rala’ká ja’pá inami Comme son urine était affectée par leur curare, des 326 Uphé wa’pojó i’maká. Kaja penaje ka ja’pá plantes à curare finirent par pousser à cet endroit. yuriro Uphé wa’pojó.

327 Aú iná kemá ñaké rijló : Alors on lui dit également :

328 « Juni numari jipají58 ñakeló, « Jaillissement de l’urine de l’aigle venu de la mer,

329 Juni numari jipají to’keló, Étendue de l’urine de l’aigle venu de la mer,

330 Juni numari jipají tama’kelo. » Division de l’urine de l’aigle venu de la mer. »

331 Eyá iná ja’pá yenojo ripómojo. Puis l’on remonte le haut de la rivière.

Les esprits telluriques Jarechina prirent le haut de la 332 Jarechina ña’ñó nañakelo ripómojo. rivière.

333 Aú iná kemá rijló : Alors on dit à cette rivière :

334 « Lainúiri ñakeló, « Jaillissement de Lainúiri59,

335 Lainúiri to’keló, Étendue de Lainúiri,

336 Lainúiri tama’kelo. » Division de Lainúiri. »

Perikana la’yana chi’narikanajlo iná En nommant le grand ancêtre tellurique La’yana, on 337 kemá : dit :

338 « Perikana yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Perikana60,

339 Perikana yani to’keló, Étendue des enfants de Perikana,

340 Perikana yani tama’kelo. » Division des enfants de Perikana. »

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341 Ripomo kaja penaje : Enfin, à la source de la rivière :

342 « Kuyerí yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Kuyerí61,

343 Kuyerí yani to’keló, Étendue des enfants de Kuyerí,

344 Kuyerí yani tama’kelo. » Division des enfants de Kuyerí. »

Tels sont les esprits telluriques qui s’installèrent en 345 Kele jarechina yuriño Uphé pomo i’maká. haut de la rivière Uphé.

Aú kajrú eja’wá minaná yuriko rejó, Uphé Ainsi, le haut de cette rivière est peuplé de nombreux 346 pomo. maîtres de la forêt.

347 Eyá iná pa’ó iná yámojo. Puis l’on redescend.

De l’embouchure du Uphé, on continue jusqu’à celle 348 Uphé numaya iná ja’pá Yanayá numajé. du Yanayá [Caño Solarte].

349 Pá’yumi ña’rí riñakelo richuwa napu riká. Pá’yumi, le maître de l’eau s’y installa.

350 Aú iná kemá Yanayajlo: Alors on dit au Yanayá :

351 « Wapheno62 ñakeló, « Jaillissement de Wapheno,

352 Wapheno to’keló, Étendue de Wapheno,

353 Wapheno tama’kelo. » Division de Wapheno. »

Sur le Yanayá, il y a le passage de Pá’yumi, que ce Kele Yanayá chuwá Pá’yumi63 apu jo’rí 354 dernier creusa pour aller jusqu’à l’embouchure du Ko’rena numajé ejá chojé. Ko’rena sur le Mirití-Parana.

Yanayá numaya iná ja’pá U’wiyá64 De l’embouchure du Yanayá, on continue jusqu’à 355 numajé. celle de la rivière de farine de manioc.

Yanawirí ña’rí riñakelo richuwa i’maká 356 Yanawirí65 prit cette rivière. rinumaya.

357 « Yanawirí ñakeló, « Jaillissement de Yanawirí,

358 Yanawirí to’keló, Étendue de Yanawirí,

359 Yanawirí tama’kelo. » Division de Yanawirí. »

On continue ensuite jusqu’à l’embouchure du 360 Reyá iná ja’pá Kúmuka numaje. Kúmuka, le tambour manguaré.

361 « Makumuyá ñakeló, « Jaillissement de Makumuyá66,

362 Makumuyá to’keló, Étendue de Makumuyá.

363 Makumuyá tama’kelo. » Division de Makumuyá. »

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 122

C’est un anaconda, l’esprit [se voit comme] un 364 Piyute riká re kumu ripechu. manguaré.

De l’embouchure du Kúmuka, on continue jusqu’à 365 Kúmuka numaya iná ja’pá Irá numaje. celle de la rivière Irá « Sang ».

366 « Kawanakú ñakeló, « Jaillissement de Kawanakú,

367 Kawanakú to’keló, Étendue de Kawanakú,

368 Kawanakú tama’kelo. » Division de Kawanakú. »

Eyá iná ja’pá yenojo Irá chuwá Mújala En prenant cette rivière, on arrive ensuite à 369 numaje. l’embouchure du Mújala.

370 « Ma’riweló ñakeló, « Jaillissement de Je’chúmeru Ma’riweló67,

371 Ma’riweló to’keló, Étendue de Je’chúmeru Ma’riweló,

372 Ma’riweló tama’kelo. » Division de Je’chúmeru Ma’riweló. »

Puis l’on poursuit jusqu’à l’embouchure du 373 Eyá iná ja’pá Wayuriya numaje. Wayuriya68.

374 « Ma’ínaniru ñakeló, « Jaillissement de Je’chúmeru Ma’ínaniru69,

375 Ma’ínaniru to’keló, Étendue de Je’chúmeru Ma’ínaniru,

376 Ma’ínaniru tama’kelo. » Division de Je’chúmeru Ma’ínaniru. »

On continue jusqu’aux [autres] lieux de la mère des 377 Eyá iná ja’pá Jíñana aló ejé. poissons.

378 « Junirú ñakeló, « Jaillissement de Je’chúmeru Junirú,

379 Junirú to’keló, Étendue de Je’chúmeru Junirú,

380 Junirú tama’kelo. » Division de Je’chúmeru Junirú. »

381 « Junirú weló ñakeló, « Jaillissement de Je’chúmeru Junirú weló,

382 Junirú weló to’keló, Étendue de Je’chúmeru Junirú weló,

383 Junirú weló tama’kelo. » Division de Je’chúmeru Junirú weló. »

De l’embouchure de la rivière Sang, on va jusqu’à 384 Eyá iná ja’pá Irá numaya Ipatuya numaje. Ipatuya, rivière de la coca [Quebrada Yupurí] du grand ancêtre des poissons sábalos.

385 « Makuwapá ñakeló, « Jaillissement de l’ancêtre Sábalo,

386 Makuwapá to’keló, Étendue de l’ancêtre Sábalo,

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387 Makuwapá tama’kelo. » Division de l’ancêtre Sábalo. »

On poursuit jusqu’à l’embouchure du Waniyá 388 Eyá iná ja’pá Waniyá numaje. [Quebrada El Sol].

Je’chúmeru ipayo rujimá chiya ruwijune 389 Je’chúmeru y lava son visage avec des feuilles wiju70. rakoje i’maká.

390 Aú ipurala’ni waniyá. C’est pourquoi l’eau est si bleue.

391 « Yámularu wijomálare71 ñakeló, « Jaillissement du wiju de Je’chúmeru,

392 Yámularu wijomálare to’keló, Étendue du wiju de Je’chúmeru,

393 Yámularu wijomálare tama’kelo. » Division du wiju de Je’chúmeru. »

De cette embouchure, on passe ensuite à celle du 394 Waniyá numayá iná ja’pá Metá numaje. Metá.

395 Kuwañé ña’rí riñakelo richuwá. C’est le grand singe kuwañé qui prit cette rivière.

396 Aú iná kemá rijló : Alors on lui dit :

397 « Machi’nari72 ñakeló, « Jaillissement de l’orphelin Makeratú,

398 Machi’nari to’keló, Étendue de l’orphelin Makeratú,

399 Machi’nari tama’kelo. » Division de l’orphelin Makeratú. »

Metá numaya iná ja’pá piño Iñapúraje De cette embouchure du Metá, on va ensuite jusqu’au 400 aro’kela ejé. bassin de Iñapúraje.

C’est là qu’Iñapúraje y déversait les poissons qu’il 401 Re Iñapúraje aro’o jíñana rijluwá i’maká. puisait.

402 Aú iná kemá rijló : On lui dit :

403 « Mamikuri73 ñakeló, « Jaillissement de la guêpe,

404 Mamikuri to’keló, Étendue de la guêpe,

405 Mamikuri tama’kelo. » Division de la guêpe. »

406 Jai chi’narikana i’maká kele Iñapúraje. Iñapúraje était une divinité guêpe.

407 Reyá iná ja’pá Yarí numaje. On va ensuite jusqu’à l’embouchure du Yarí.

Les premiers ancêtres des Karijona prirent cette 408 Kaipuná chi’narikana ña’ñó nañakelo. rivière.

409 « Máluwaru yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Je’rí Máluwaru74,

410 Máluwaru yani to’keló, Étendue des enfants de Je’rí Máluwaru,

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411 Máluwaru yani tama’kelo. » Division des enfants de Je’rí Máluwaru. »

412 « Kuwáñami ñakeló, « Jaillissement de Je’rí Kuwáñami75,

413 Kuwáñami to’keló, Étendue de Je’rí Kuwáñami,

414 Kuwáñami tama’kelo. » Division de Je’rí Kuwáñami. »

415 Eyá iná ja’pá La’rú aphú76 ja’pejé. Puis l’on va jusqu’à la rivière du Trou des Aras.

Piraiwa chi’narikana ña’rí riñakelo rejé 416 La divinité silure lechero prit cette rivière. i’maká.

C’est pourquoi beaucoup de ces silures vivaient 417 Aú kajrú piraiwana i’maké kele jipa a’pí. autrefois sous la falaise [de l’Araracuara77].

418 Aú iná kemá reyá rijló : Alors on dit :

419 « Je’chú i’rí ñakeló, « Jaillissement du fils de Je’chú,

420 Je’chú i’rí to’keló, Étendue du fils de Je’chú,

421 Je’chú i’rí tama’kelo. » Division du fils de Je’chú. »

Cette divinité silure torche était l’un des fils de 422 Je’chú i’rí i’maká Piraiwa78 chi’narikana. Je’chú.

423 Reyaya kaja iná kemá re’welojlo : On nomme aussi sa sœur [Je’chúmeru] :

424 « Iñáwelo ñakeló, « Jaillissement de Je’chúmeru Iñáwelo,

425 Iñáwelo to’keló, Étendue de Je’chúmeru Iñáwelo,

426 Iñáwelo tama’kelo. » Division de Je’chúmeru Iñáwelo. »

Re La’rú chi’narikana ña’rí riñakelo jipa 427 La divinité Ara s’installa dans la falaise. chojé.

C’est pourquoi beaucoup d’aras se nichent dans ses 428 Aú kajrú la’runa i’majika jipa aphú chu re. trous.

429 Kuwá rií kele La’rú chi’narikana. La divinité Ara s’appelait Kuwá.

430 Aú iná kemá ñaké rijló : Alors on lui dit ceci :

431 « Kuwá ñakeló, « Jaillissement de Kuwá,

432 Kuwá to’keló, Étendue de Kuwá,

433 Kuwá tama’kelo. » Division de Kuwá. »

Ñaké iná kemá la’runajlo, riyani la’runa 434 On nomme également ses enfants aras qui y habitent. ne’maká aú.

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435 « Kuwá pirakú, « Animaux familiers de Kuwá,

436 Kuwá pilajné, Qui furent transformés par Kuwá,

437 Kuwá lajmaní, Répartis par Kuwá,

438 Kakamulajla jwilá, À la tête calebasse,

439 Kakumupítare takú, Au bec pointe noire,

440 Kakanátare ri’kú, Au torse rouge carayurú79,

441 Kepirátare wajlé, Au dos bleu argile,

442 Kakajyú ji’má. » Aux pattes de caïmans. »

Il y a également Luwichi nakuruna, la divinité 443 Re kaja Luwichi nakuruna chi’narikana. mouche.

444 Re kaja Kanapare rií. On l’appelle aussi Kanapare.

445 Aú iná kemá : Alors on dit :

446 « Kanapare ñakeló, « Jaillissement de Kanapare,

447 Kanapare to’keló, Étendue de Kanapare,

448 Kanapare tama’kelo. » Division de Kanapare. »

449 Aú iná kemá Luwichi nakurúnajlo : On dit à Luwichi nakuruna :

450 « Kanapare pajané, « Celui qui fut collé par Kanapare,

451 Kanapare ma’kú, Cendre de Kanapare,

452 Kanapare luúta’pare, Mouches cendriers,

453 Kamape’lare takú, Au nez piquant,

454 Kapiyúitare wichá, Aux ailes brillantes,

455 Kalúta’pare nakú. » Au corps cendrier. »

456 ke Luwichi nakuruna maná. Ainsi invoque-t-on Luwichi nakuruna.

L’invocation du fleuve Caquetá s’arrête à ce Trou 457 Ejena juni maná tajnó la’rú aphú ja’pejé. d’Ara.

458 Eyá iná pa’ó iná yámojo. Puis l’on revient.

459 Wa’ró ejá chuwá. Et l’on prend le Mirití-Paraná.

Kawáirimi itápure eyá iná ja’pá Kaítaya Du raccourci de Kawáirimi, l’on va jusqu’à 460 numaje. l’embouchure de Kaítaya [Quebrada Negra]80.

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461 Arewetuna ña’ñó nañakelo chuwá. Les Arewetú prirent cette rivière.

Itewí nachi’narikana yuriro Kaítaya Leur premier ancêtre était un dieu aguaje qui resta 462 wapojó i’maká. en haut de la rivière.

463 Yé’ekuri rií. Il s’appelle Yé’ekuri.

464 Awetu chi’narikanajlo iná kemá : À ce premier ancêtre Arewetu, on dit :

465 « Yé’ekuri ñakeló, « Jaillissement de Yé’ekuri,

466 Yé’ekuri to’keló, Étendue de Yé’ekuri,

467 Yé’ekuri tama’kelo. » Division de Yé’ekuri. »

À la source de cette rivière, le cadet de ce dernier est 468 Ripómojo apú nachi’narikana yuró i’maká. resté.

469 Kajruni itáupe riká. Il devint une grande palmeraie d’aguaje.

470 « Ichíkuri ñakeló, « Jaillissement de Ichíkuri,

471 Ichíkuri to’keló, Étendue de Ichíkuri,

472 Ichíkuri tama’kelo. » Division de Ichíkuri. »

Kaítaya numaya iná ja’pá piño Wakayá Puis l’on va jusqu’à l’embouchure du Wakayá81 [Caño 473 numaje. Guacayá].

474 « Jewerú ñakeló, « Jaillissement de Jewerú82,

475 Jewerú to’keló, Étendue de Jewerú,

476 Jewerú tama’kelo. » Division de Jewerú. »

Ukapé chi’narikana ña’rí riñakelo Wakayá 477 La divinité de l’argile prit cette rivière. chuwá.

478 Aú kajrú ukapé Wakayá jakú. C’est pourquoi on y trouve beaucoup d’argile.

Wakayá numaya iná ja’pá piño Ja’riyá Puis l’on va jusqu’à l’embouchure de la rivière Ja’riyá 479 numaje. 83.

480 Ja’rí chi’narikana ña’rí riñakelo rinumaya. C’est la divinité des grues qui prit cette rivière.

481 Ja’rí chi’narikana, piyuté riká. C’est un anaconda.

482 Aú iná kemá reyá Ja’riyajlo : Alors on dit à ce Ja’riyá :

483 « Kunu’ú yani ñakeló, « Jaillissement des enfants de Kunu’ú,

484 Kunu’ú yani to’keló, Étendue des enfants de Kunu’ú,

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485 Kunu’ú yani tama’kelo. » Division des enfants de Kunu’ú. »

486 Ñaké i’makalé iná kemá Ja’rinajlo : Car on dit aux grues :

487 « Kunu’ú yaní, « Enfants de Kunu’ú,

488 Kunu’ú pilajné, Transformations de l’anaconda Kunu’ú,

489 Kunu’ú yaní lajmaní, Enfants éparpillés de Kunu’ú,

490 Kalejilare takú, Au bec pointe de flèche,

491 Kepiréjela ijlú, À l’œil brillant,

492 Kapiyutenare nu’pi, Au long cou de boa,

493 Kakaimane i’kú, Ventre blanc,

494 Kalamekere tajné. » Aux longues pattes frêles. »

Puis l’on va jusqu’à l’embouchure du Sautoir des 495 Eyá iná ja’pá Mamú eñó’karu84 numaje. sábalos.

496 « Mamú murímuri (i)waka, « Chef sábalo frétillant,

497 Mamú murímuri waka puichata, Substance plate du chef sábalo frétillant,

498 Mamú murímuri waka alapá’tare, Allongés du chef sábalo frétillant,

499 Mamú murímuri waka pilajné, Transformations du chef sábalo frétillant,

500 Mamú murímuri waka pituka’né Bancs du chef sábalo frétillant,

501 Mamú murímuri wákaru Chef femelle sábalo frétillante,

502 Mamú murímuri waka irawajné85 Poisson doux du chef sábalo frétillant,

503 Mamú murímuri waka murímuri, Frétillant du chef sábalo frétillant,

504 Mamú murímuri wákaru irawajné Poisson doux de la chef sábalo frétillante,

505 Mamú murímuri wákaru murímuri. » Frétillant de la chef sábalo frétillante. »

506 Eyá iná ja’pá Ichari numaje. Puis on arrive à l’embouchure du Ichari.

507 « Kuwápuwelo ñakeló, « Jaillissement de Kuwápuwelo86,

508 Kuwápuwelo to’keló, Étendue de Kuwápuwelo,

509 Kuwápuwelo tama’kelo. » Division de Kuwápuwelo. »

510 « Je’rí tutúwajne ñakeló, « Jaillissement du barrage de Je’rí,

511 Je’rí tutúwajne to’keló, Étendue du barrage de Je’rí,

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512 Je’rí tutúwajne tama’kelo. » Division du barrage de Je’rí. »

Je’rí ajño’rí Ichari numá i’maká, riwejlá ke C’est là que Je’rí resserra l’embouchure le jour de la 513 wákaje Majnori i’maká. pêche à la nivrée où il voulait attraper Majnori87.

Majnori ñaako piyá riká richuwá aú 514 C’était pour l’empêcher de s’échapper. rajño’chá rinumá reyá i’michaka.

Eyá iná i’jná yenojo Ichari chuwá Itewaya On prend ensuite cette rivière Ichari jusqu’à 515 numaje. l’embouchure de Itewaya88 [Quebradon de Uva].

516 « Riyáwana ñakeló, « Jaillissement de Riyáwana89,

517 Riyáwana to’keló, Étendue de Riyáwana,

518 Riyáwana tama’kelo. » Division de Riyáwana. »

On remonte encore jusqu’à arriver à l’embouchure 519 Iná ja’pá yenojo. Iphari Iphiya numajé. Iphiya.

Re Yawi chi’narikana ipicha piño Comme la divinité Jaguar y lava encore sa massue, les 520 riwakapare nakiyá rakoje, aú ñáta’pe poissons et l’eau sont sacrés. riyajné. Juni ñáta’pe kaja.

Unká pheñawila michuna ajñake Iphiya 521 Nos ancêtres ne mangeaient pas les poissons. ya’jné i’majika.

522 Unká kaja ne’raké juni. Et ils ne buvaient pas cette eau.

Kamejerina riwapuwájena, unká kaja Les animaux habitant sur les rives, ils ne les 523 najñake naparaka piyá. mangeaient pas non plus pour éviter l’anémie90.

524 Aú iná kemá rijló : On lui dit :

525 « Áñawainaka ñakeló, « Jaillissement du Jaguar Áñawainaka,

526 Áñawainaka to’keló, Étendue du Jaguar Áñawainaka,

527 Áñawainaka tama’kelo. » Division du Jaguar Áñawainaka. »

On poursuit jusqu’à l’embouchure de Kamuriya91, la 528 Eyá iná ja’pá piño Kamuriya numaje. rivière du bourdon.

529 Pupuchí ña’rí riñakelo. La raie prit cette rivière.

530 Rewá rií. Elle s’appelle Rewá.

531 Aú iná kemá Kamuríyajlo : Alors on dit à cette rivière Kamuriya :

532 « Rewá ñakeló, « Jaillissement de Rewá,

533 Rewá to’keló, Étendue de Rewá,

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534 Rewá tama’kelo. » Division de Rewá. »

Puis l’on va jusqu’à l’embouchure du Je’peya92, la 535 Eyá iná ja’pá Je’peya numaje. rivière du copai.

Comme une autre raie se trouve à cette embouchure, 536 Pupuchí kaja re rinumá iná kemá rijló: on lui dit :

537 « Wamárami ñakeló, « Jaillissement de Wamárami93,

538 Wamárami to’keló, Étendue de Wamárami,

539 Wamárami tama’kelo. » Division de Wamárami. »

On va ensuite jusqu’à l’embouchure du Phiriyá94, la 540 Eyá iná ja’pá Phiriyá numajé. rivière de l’achiote.

541 Ñujú chi’narikana ña’rí riñakelo. La divinité Chundú prit cette rivière.

542 Manamí rií. On l’appelle Manamí.

543 Aú iná kema reyá rikárijlo : On dit alors à Rikari95 :

544 « Manamí ñakeló, « Jaillissement de Manamí,

545 Manamí to’keló, Étendue de Manamí,

546 Manamí tama’kelo. » Division de Manamí. »

Ripomojo Kuna’pí chi’narikana ña’rí À la source de cette rivière, Kuna’pí, l’ancêtre du 547 riñakelo i’maká. barbasco sauvage, s’est installé.

548 « Wapá yajeru ñakeló, « Jaillissement de Wapá yajeru96,

549 Wapá yajeru to’keló, Étendue de Wapá yajeru,

550 Wapá yajeru tama’kelo. » Division de Wapá yajeru. »

551 Reyá iná pa’ó iná yámojo. Puis l’on revient en arrière.

552 Reyá iná ja’pá Pará chojé. On continue jusqu’au Pará97, la rivière qui paralyse.

553 « Yuirú ñakeló, « Jaillissement de Yuirú98,

554 Yuirú to’keló, Étendue de Yuirú,

555 Yuirú tama’kelo. » Division de Yuirú. »

556 Eya iná ja’pá Esá numaje. On va ensuite jusqu’à l’embouchure du Esá.

557 Re pá’yumi. Il y a des pá’yumi, êtres de l’eau99.

558 Eyá iná ja’pá Kumajrú iyóka’ta. Puis l’on va jusqu’au ravin de Kumajrú le sábalo.

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Mamú chi’narikana ña’rí Kaweni te’rí Cette divinité sábalo y mit de la terre du Caquetá pour 559 i’maká riwitúka’ta rejé i’maká y faire sa demeure100. riñakajelawa penaje.

560 Rijló iná kemá : On lui dit :

561 « Maleleíwaka ñakeló, « Jaillissement de Maleleíwaka101,

562 Maleleíwaka to’keló, Étendue de Maleleíwaka,

563 Maleleíwaka tama’kelo. » Division de Maleleíwaka. »

564 « Maleleíwakari ñakeló, « Jaillissement de Maleleíwakari102,

565 Maleleíwakari to’keló, Étendue de Maleleíwakari

566 Maleleíwakari tama’kelo. » Division de Maleleíwakari. »

Ensuite on continue jusqu’à l’embouchure du Jará, la 567 Eyá iná ja’pá Jará numajé, Pipirí103 ji’lami. rivière du tronc sec du palmier pêche.

568 « Juriyé ñakeló, « Jaillissement de Juriyé104,

569 Juriyé to’keló, Étendue de Juriyé,

570 Juriyé tama’kelo. » Division de Juriyé. »

571 Eyá iná ja’pá Manurí chojé. Puis l’on va jusqu’au rocher manurí105.

572 « Iñaweló ñakeló, « Jaillissement de Iñaweló106,

573 Iñaweló to’keló, Étendue de Iñaweló,

574 Iñaweló tama’kelo. » Division de Iñaweló. »

On continue ensuite jusqu’à l’embouchure de la 575 Eyá iná ja’pá Kupirá numajé. rivière qui va jusqu’au lac Kupirá.

576 « Karí yaní ñakeló, « Jaillissement des Kamejeya, enfants de Karí107,

577 Karí yaní to’keló, Étendue des enfants de Karí,

578 Karí yaní tama’kelo. » Division des enfants de Karí. »

579 Eyá iná ja’pá Kechirapí numajé. On va ensuite jusqu’à l’embouchure du Kechirapí108.

580 « Makuwachí ñakeló, « Jaillissement de Makuwachí109,

581 Makuwachí to’keló, Étendue de Makuwachí,

582 Makuwachí tama’kelo. » Division de Makuwachí. »

583 « Mapeyo ñakeló, « Jaillissement de Mapeyo110,

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584 Mapeyo to’keló, Étendue de Mapeyo,

585 Mapeyo tama’kelo. » Division de Mapeyo. »

Tuweréna eje Mamuna chi’narikana yuro L’ancêtre des sábalo s’est installé plus haut dans l’île 586 i’maká Tuwerena chojé. Tuwerena.

587 « Matupí machípana puichata, « Substance plate de Matupí machípana111,

588 Matupí machípana alapá’tare, Substance allongée de Matupí machípana,

589 Matupí machípana pilajné, Transformations de Matupí machípana,

590 Matupí machípana lajmaní. » Répartis par Matupí machípana. »

Sewayá chi’narikana yurero Tuwerena Les premiers ancêtres sewayá112 restèrent aussi en ce 591 choje i’maká Mamuná chi’narikana penaje. lieu, ils devinrent également des divinités sábalos113.

592 « Mapurerí matupí machípana puichata, « Substance plate de Mapurerí matupí machípana114,

593 Mapurerí matupí machípana alapá’tare, Substance allongée de Mapurerí matupí machípana,

594 Mapurerí matupí machípana pilajné, Transformations de Mapurerí matupí machípana,

595 Mapurerí machípana lajmaní. » Répartis par Mapurerí matupí machípana. »

596 « Karipú lakena ñakeló, « Jaillissement des Karipú lakena115,

597 Karipú lakena to’keló, Étendue des Karipú lakena,

598 Karipú lakena tama’kelo. » Division des Karipú lakena. »

599 Rejena juni ya’jné maná tajnó. Ici s’arrête l’invocation de l’eau.

3 Toutes les incantations des Indiens de langue yucuna ont une structure composée de plusieurs parties enchâssées, souvent de manière assez complexe, les unes dans les autres. On rencontre deux types de vers : des vers invocatoires qui appellent une entité et des vers descriptifs qui la qualifient. Dans les incantations, les vers invocatoires sont fondamentaux, car toute entité doit en priorité être nommée pour pouvoir être manipulée.

4 Le type d’invocation le plus souvent rencontré est composé de trois vers désignant successivement un fleuve, ou une rivière, par les substantifs ñakelo « jaillissement », to’keló « étendue » et tama’kakelo « division ». Cette invocation forme une matrice comportant une première partie constante et une seconde variable. Ainsi, dans le tableau ci-dessous, v.1, v.2 et v.3 sont les trois vers successifs d’une même strophe invocatoire et α est une constante qui constitue leur partie fixe.

v.1 α ñakeló,

v.2 α to’keló,

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v.3 α tama’kakelo.

5 La constante α ajoute des informations permettant d’identifier le lieu selon différents procédés. Les uns donnent les noms (généralement secrets ou réservés à l’incantation) des ancêtres ou créateurs, ou des entités impliquées ; les autres y font simplement allusion sans les nommer. Ainsi, α peut désigner un ou plusieurs agents jouissant en quelque sorte d’un « droit » en tant que « propriétaires » ou « maîtres » (paminá) du lieu. Il s’agit de « (grands) ancêtres » ou « divinités » (chi’narikana), le plus souvent en référence à un récit (mythe ou histoire ethnique). Il arrive également que α renvoie à une chose (ancestrale par rapport à l’entité) créée ou possédée par une divinité, ce qui est indiqué par le nom propre (noté NP) de cette dernière, suivi directement par le substantif désignant la chose, par exemple Ro’yé poko (47-49) – Lit.{NP fosse} ; Je’chúmeru pujaruka (136-138) – Lit.{NP [vagin en menstruation]}. On peut aussi éviter de nommer non seulement les ancêtres ou divinités impliqués, mais encore leurs choses (réputées dangereuses). Dans ce cas, on a comme une invocation dans l’invocation. On évite de nommer non seulement l’entité invoquée, mais encore l’entité ancestrale.

6 En comparant les vers de l’eau avec les autres vers invocatoires, nous pouvons dégager d’autres caractéristiques plus générales de leur structure. Tout d’abord, ceux-ci sont toujours composés de deux parties. La première partie α de ces vers invocatoires correspond toujours à certains des cas vus avec les appels de l’eau. Il s’agit en l’occurrence d’un ancêtre ou d’un maître de l’entité invoquée, référé soit par son nom propre (parfois noté en plusieurs mots), soit par une formule métaphorique. Cette première partie est répétée à chaque vers de la strophe invocatoire. Quant à la seconde partie, il s’agit toujours d’un substantif qui désigne métaphoriquement l’entité à invoquer en le qualifiant (de par son sens) d’une forme particulière. L’ensemble du vers indique alors une relation d’appartenance ou d’origine entre l’entité invoquée et son ancêtre.

Première partie (constante α) du vers Seconde partie (variable) du vers

ancêtre de l’entité entité invoquée nom propre ou proposition nominale substantif métaphorique de forme

7 Dans la strophe invocatoire de l’ocre (110-112), on trouve pour constante de première partie, le nom de son ancêtre Mañekuni, puis trois variables en tant que substantifs de seconde partie se référant précisément à l’ocre. De même que pour les substantifs ñakelo, to’keló et tama’kakelo, se référant à tout fleuve ou rivière du point de vue yucuna, certains substantifs permettent de désigner métaphoriquement l’ocre. Il s’agit de : pitajné (110), « substance de différentes tailles » ; pitakelo (111), « substance amoncelée » ; puichata116 (112), « substance plate ». Ces termes nous donnent, comme pour les désignations métaphoriques de l’eau, une certaine manière de définir et de catégoriser l’entité désignée, en l’occurrence l’ocre.

8 On trouve un autre exemple intéressant aux séquences 435-442. Après avoir invoqué la rivière de l’Araracuara avec le nom de la divinité ara appelée Kuwá (constante α), suivie des substantifs métaphoriques de l’eau (431-433), la même divinité est nommée

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(toujours comme constante) pour désigner « ses enfants » aras, avec cette fois les substantifs métaphoriques spécifiques de cette espèce d’oiseau : pirakú (435), « animaux familiers » ; pilajné (436), « substance transformée » ; lajmaní (437), « substance répartie ». Ces quelques termes décrivent plus clairement ici les rapports entre la divinité et sa progéniture. Ils indiquent que celle-ci entretient avec eux un rapport maître/animal familier, qu’elle les a créés et éparpillés dans le monde.

9 Aux séquences 496-505, les poissons sábalos117 sont invoqués pour désigner leur « sautoir » (eñó’karu). De nouveau, on se réfère à leur ancêtre sans le nommer. Ce dernier est alors désigné métaphoriquement comme « chef sábalo frétillant » (mamú murímuri waka), de même que sa femelle (mamú murímuri wákaru)118. En dehors des termes puichata et pilajné déjà vus, de nouveaux termes métaphoriques désignent leurs descendants sábalos : alapá’tare (498), « substance allongée » ; pituka’né (500), « bancs » ; irawajné (502, 504), « poisson doux » ; murímuri (503, 505), « qui frétille ». On remarque que le terme murímuri peut se rencontrer à la fois dans le terme métaphorique désignant l’ancêtre et dans celui désignant l’entité invoquée (503, 505).

10 Le second type de vers sera appelé ici « vers descriptif ». Ces vers se distinguent des vers invocatoires proprement dits, même si l’on peut considérer qu’ils appartiennent également à la partie invocatoire d’une incantation. Ils ne sont jamais prononcés indépendamment des vers invocatoires. Lorsqu’ils apparaissent, ils constituent le prolongement de ces derniers. Comme les vers invocatoires, les vers descriptifs ont une structure facilement reconnaissable et, surtout, un vocabulaire particulier revenant régulièrement pour tous les éléments qui, du point de vue indigène, partagent les mêmes caractéristiques.

11 La première partie des vers descriptifs est un substantif transformé en adjectif par le préfixe ka-119 qui décrit directement une partie corporelle de l’entité invoquée. Le substantif employé désigne toujours un élément de la nature ou une partie de celui-ci. La seconde partie est un substantif désignant la partie corporelle décrite par le premier lexème. Contrairement aux vers invocatoires, aucune partie des vers descriptifs n’est répétée pour une même entité. Toutefois, on peut retrouver exactement la même série de vers descriptifs pour plusieurs entités perçues comme ayant des formes similaires, et donc regroupées et classées dans une même catégorie indigène. À ce titre, la transcription des incantations des Yucuna se révèle être un matériel fondamental pour étudier leurs modalités de classification des éléments de la nature. La structure grammaticale d’un vers descriptif est donc toujours :

Première partie du vers Seconde partie du vers

qualification partie corporelle substantif adjectivisé par ka- substantif de partie corporelle

12 Contrairement à d’autres invocations riches en vers descriptifs, comme celle des poissons, celle de l’eau présentée ici ne comporte que deux exemples formulés à l’occasion des mentions de deux espèces d’oiseaux impliqués dans l’appel des rivières qu’ils sont censés peupler : les aras (438-442) et les grues (490-494). Les aras, comme les grues, ont été impliqués en invoquant la rivière de leur divinité. De ce fait, ils doivent être invoqués en particulier par des vers invocatoires similaires à ceux qui ont été vus

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plus haut. Viennent ensuite les vers descriptifs. Reprenons comme exemple la strophe invocatoire des aras étudiée plus haut (435-437). Voici les vers descriptifs qui la suivent :

438 Kakamujlala jwilá, ADJ_calebasse_(sphérique) tête À la tête calebasse,

439 Kakumupítare takú, ADJ_pointe_(couleur) noire Au bec pointe noire,

440 Kakanátare ri’kú, ADJ_[peinture végétale]_(couleur) son_torse Au torse rouge carayurú,

441 Kepirátare wajlé, ADJ_argile_(couleur) dos Au dos bleu argile,

442 Kakajyú ji’má. ADJ_caïman patte Aux pattes de caïmans.

13 Chaque strophe descriptive qualifie les parties qui semblent les plus caractéristiques de l’espèce du point de vue indigène. Dans chaque vers, le second lexème nomme chacune de ces parties selon un ordre qui va de haut en bas dans le sens de la longueur du corps ; en l’occurrence pour un oiseau : de la tête (jwilá) aux pattes (ji’má). En outre, les parties de face (le torse) sont nommées avant celles du dos. Quant à chaque premier lexème, il décrit du point de vue indigène un aspect morphologique de la partie désignée par le lexème qui le suit. Outre le préfixe ka- qui adjectivise (noté ADJ) le substantif employé pour décrire chaque partie corporelle, un suffixe classificateur est souvent ajouté. Ce suffixe a pour fonction de préciser l’aspect qui est retenu, dans la chose référée par le substantif, pour décrire la partie corporelle désignée. Ainsi pour l’aspect « calebasse » de la tête d’ara (438), le suffixe -la est utilisé en tant que classificateur de sphéricité (déjà vu plus haut avec puicha-la) afin de signaler que c’est la caractéristique sphérique de la calebasse qui est retenue pour décrire la tête de l’ara. Autre exemple, pour l’aspect « argile » du dos, le suffixe -tare signale que c’est la couleur de l’argile (et non pas autre chose) qui caractérise le dos de l’ara (441). Séquence 442, le premier lexème n’a aucun suffixe. On remarque alors que c’est la partie corporelle correspondante de l’animal référé par le substantif, qui est censé composer la partie corporelle désignée. Ainsi, les pattes « caïman » des aras seraient des pattes que ces derniers auraient directement prises au caïman, selon Mario.

14 Les explications de Mario sont extrêmement précieuses, au point d’être indispensables à la compréhension de ces vers invocatoires. Elles constituent le métalangage d’un indigène sur un langage secret propre à sa culture. Analysons les formes récurrentes de ce métalangage. Elles sont de différents types.

15 Tout d’abord, une phrase de présentation du point de départ. Elle présente le lieu d’origine d’où part l’invocation de l’eau : « On commence l’invocation de l’eau à partir du delta de l’Amazone ». Mario explique que son commencement verbal correspond à un point de départ topographique. Ce type de phrase est bien sûr unique dans cette invocation, puisqu’elle ne peut avoir qu’une seule origine. Ensuite, on rencontre une phrase d’explicitation de l’invocation, qui annonce que l’on s’adresse à l’eau de ce lieu : « On dit à l’origine du delta de l’Amazone ». Ce qui suppose que cette eau soit une entité apte à écouter les paroles qu’on lui adresse. Ce type de phrase est rappelé avant presque tous les vers invocatoires. Séquence 6, on trouve une phrase descriptive de la forme de l’invocation : « Ils ne sont que trois [vers] ». Ce type de phrase est assez rare

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dans le matériel recueilli. Il manifeste une préoccupation formelle dans la répétition des vers.

16 Séquence 7, nous avons une phrase décrivant un déplacement, en partant du lieu nommé précédemment : « Puis on continue ». Ce type de phrase considère ainsi que prononcer un mouvement revient d’une certaine manière à le réaliser. La propriété performative du langage – où l’action repose sur le fait même d’énoncer cette action – fonctionne ici de manière exemplaire. Ce type de phrase clôt tout commentaire sur une strophe invocatoire d’un lieu, afin de passer au suivant. Séquence 8, on a ensuite immédiatement le nom du lieu d’arrivée : « On arrive à l’embouchure de Mawiná [l’Amazone] ». Il s’agit du nouveau nom de lieu (noté NL) auquel va s’adresser l’invocation. Il commence tout commentaire sur les strophes d’un nouveau lieu. Il arrive fréquemment que la description du déplacement et l’indication du nom du lieu d’arrivée soient prononcées en une seule phrase constituant à la fois la clôture de l’explication des vers invocatoires précédents et l’initiale de celle qui suit : « On continue jusqu’à l’embouchure du Puré » (22).

17 Séquence 23, on a une phrase de révélation de l’acte de l’ancêtre sur le lieu : « La divinité sábalo remonta le fleuve Puré ». Dans ce type de phrase, on peut également nommer plusieurs ancêtres, comme par exemple les Karipú lakena (29). Cette phrase présuppose toujours un droit du maître sur le lieu, reposant sur un certain pouvoir de faire respecter ce droit par sa capacité à sanctionner (en tant qu’être surnaturel), sur le fait d’avoir été le premier à en faire usage (parfois à le créer), et souvent sur sa capacité à être encore censé l’habiter (comme un être immortel). Ce type de phrase dit le plus souvent que l’ancêtre « a pris » le lieu (en premier). Parfois, il s’agit d’un événement mythique fondateur : « C’est là que les Karipú lakena abattirent l’arbre patriarche wa’yuja » (29). Certaines phrases rappellent le passage du mythe où est révélée la transformation en question : « En basculant, il devint l’Apaporis » (30). D’autres phrases résument ce passage du mythe : « Comme Jamerú leur dissimulait [l’eau] à l’intérieur, elle le [l’arbre] fit passer à travers la terre » (32). L’allusion au passé mythique peut expliquer une situation contemporaine, notamment un danger120 ou une recommandation : « C’est pourquoi nous disons que cette mère de l’eau est si dangereuse » (33). Plus précisément, nous dirons que le récit mythique est souvent explicatif des règles à appliquer encore de nos jours. Quiconque ignore ou transgresse ces règles peut donc en subir les conséquences néfastes. Par exemple : 130-134 (notamment 132, « Si on mange les poissons, ou si on boit l’eau, on aura des enfants difformes »), 145-162. Parfois Mario apporte une information complémentaire en rapport avec l’une des entités impliquées dans l’incantation, mais ne traitant pas directement des vers invocatoires en question : « Nous avons en commun avec eux un même grand ancêtre anaconda » (92). Telle une visite guidée, l’énumération des cours d’eau faite par Mario permet également de situer des éléments de la nature, généralement évoqués dans la parole mythique : « Il y a un gros rocher » (140).

18 En suivant ce parcours des différents fleuves et rivières invoqués par les soigneurs de langue yucuna, nous avons tenté de montrer que leurs incantations sont riches en informations sur leur territoire, ainsi que sur la faune et la flore. Elles constituent en quelque sorte des encyclopédies orales du savoir indigène qui posent un véritable défi aux anthropologues et linguistes voulant en rendre compte car leur structure (très imbriquée) est complexe, des connaissances mythologiques sont nécessaires pour leur compréhension, enfin des conditions particulières sont requises pour y avoir accès.

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Elles sont généralement réservées aux initiés aptes à les mémoriser et, de préférence, aux descendants d’une même filiation patrilinéaire.

19 Pour les jeunes cherchant à apprendre ces incantations, une difficulté essentielle consiste à répéter de mémoire leurs interminables invocations qui, en raison même de leur dimension encyclopédique, sont censées garantir le respect des conditions de formulation des paroles magiques. En effet, aux yeux des Yucuna, il est impossible de prodiguer des soins chamaniques importants sans réciter ce gigantesque savoir, capacité qui forme une des conditions préalables aux effets souhaités des paroles magiques. De plus, il est, selon eux, impensable d’acquérir cette faculté de mémorisation sans respecter un ensemble d’interdits (principalement alimentaires et sexuels) nécessaires pour passer les différents rites d’apprentissage et d’initiation (Yuruparí). Par conséquent, on peut dire que, chez les Yucuna, c’est la sévérité même des conditions de mémorisation d’une telle quantité de savoir qui garantit le respect des conditions d’emploi des paroles magiques. Cela pose un problème pour l’avenir d’un tel savoir. En effet, d’un côté, les jeunes yucuna acceptent rarement de s’astreindre à de telles ascèses pour acquérir ces facultés, alors que, précisément, la société englobante offre en permanence de nouveaux palliatifs au chamanisme (notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’exploitation des ressources naturelles) ; de l’autre, cette même société englobante est encore loin de valoriser suffisamment ce savoir (ou de lui reconnaître une certaine utilité). Du coup les recherches dans ce domaine ne sont pas développées pour profiter du savoir des derniers soigneurs avant leur disparition et les méthodes traditionnelles d’apprentissage qui existent encore ne sont pas assez renforcées. Il devient donc urgent pour les anthropologues et linguistes d’en rendre compte pour relever ce défi.

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VAN DER HAMMEN Maria Clara 1991 El manejo del mundo, Tropenbos, Bogota.

NOTES

1. Les Yucuna sont généralement définis par rapport à la langue qu’ils parlent habituellement : le yucuna, langue appartenant à la famille linguistique arawak. Ces Indiens sont répartis en cinq « tribus » ou groupes de filiation patrilinéaires (Van der Hammen 1991 ; Schackt 1994 ; Fontaine 2008a) auto-dénommés Kamejeya, Je’rúriwa, Jimíkepi, Jurumi et Jupichiya, entretenant entre eux des relations d’alliance exogamique. Autrefois chacun de ces groupes parlait une langue distincte, mais aujourd’hui, après de multiples guerres tribales se terminant par des rapprochements avec les Kamejeya, seule la langue de ces derniers aurait survécu pour constituer la langue yucuna contemporaine. Ces différents groupes de filiation entretiennent une exogamie linguistique avec d’autres groupes voisins, principalement avec les Tanimuca et les Letuama (Jacopin 1972 ; 1981). Originairement éparpillés autour de l’axe du fleuve Mirití-Parana, entre le Caquetá et l’Apaporis, ces groupes étaient autrefois des chasseurs horticulteurs semi- nomades, mais, depuis l’influence des exploiteurs de caoutchouc (caucheros) du tout début du xxe siècle, les Yucuna se sont peu à peu rapprochés des rives de la partie navigable du Mirití- Parana. Depuis le milieu des années 1970, les Yucuna ont tendance à se sédentariser de plus en plus sur le Bas Caquetá à proximité du village de La Pedrera, le centre de l’économie locale (Fontaine 2008a), et à tirer leur subsistance de la pêche. Comme beaucoup d’autres groupes du Nord-Ouest de l’Amazonie, les Yucuna habitent de manière traditionnelle dans de grandes

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maisons collectives appelées malocas (Jacopin 1972 ; Schackt 1994), ils mâchent de la coca qui occupe une place centrale dans les rituels et les institutions (Fontaine 2008c) et pratiquent le Yuruparí, rite d’initiation où les jeunes hommes jouent des flûtes et des trompes sacrées que les femmes n’ont pas le droit de voir (Mich 1994). 2. Sur les rapports que les Yucuna entretiennent avec leur territoire, voir Jacopin (1972) et Van der Hammen (1991). 3. Ce thérapeute nous fournit ici une version un peu spécifique de ce genre de vers appartenant aux incantations, puisque son langage chamanique comporte de nombreux termes propres aux Matapi (auto-dénommés Jupichiya), dont la langue usuelle a aujourd’hui quasiment disparu au profit de la langue yucuna. De nombreux termes sont néanmoins empruntés au yucuna. Dans les notes faisant référence aux termes en langue indigène, les mots proprement matapi réservés à l’incantation seront notés (mat. I), à la différence des mots matapi non réservés aux incantations notés (mat.). 4. Ce type de langage secret ne pouvait absolument pas être recueilli officiellement, c’est-à-dire avec l’accord de la communauté dans laquelle j’ai travaillé. L’interdit de transmission de ces paroles m’a donc contraint à les transcrire également « en secret » sous la responsabilité de Mario Matapi, le soigneur qui nous les a divulguées. Par ailleurs, j’ai également pu enregistrer ces paroles, ce qui fut critiqué par Milciades Yucuna, qui m’avait également dicté en secret des incantations, mais sans que celui-ci ne m’autorise à les enregistrer. Selon ce dernier, cela pourrait déclencher la colère des divinités impliquées et sanctionner non seulement celui qui les écoute, mais surtout celui qui les divulgue. 5. Rappelons que ce rite est connu pour être pratiqué dans le Nord-Ouest de l’Amazonie en l’honneur de la divinité Yuruparí. Les hommes y jouent des flûtes et des trompes sacrées, et apportent dans leur maison collective et cérémonielle des fruits sylvestres en offrande à la divinité (Mich 1994). Durant le rite, les femmes ne sont pas autorisées à voir ou à s’approcher des ritualistes et de leurs instruments, ni même à marcher sur le sol qu’ils ont foulé de leurs pieds. Selon les Indiens, les femmes pourraient mourir de leurs menstruations à la simple vue des trompes sacrées. Les hommes pratiquant le rituel doivent d’ailleurs se soumettre à d’importantes restrictions alimentaires durant de longues périodes et s’abstenir de toutes relations avec les femmes. 6. Juni ji’lami (en yucuna, noté yuc.) : lit.{eau [manche coupé]}, « manche coupé de l’eau » ; lieu d’origine de l’eau. 7. Lorsqu’une partie d’un mot peut ne pas être prononcée (en langage rapide), nous la mettons entre parenthèses. 8. Mawiná (yuc.) : Me’taká (en langue matapi d’incantation, noté mat. I) ; Amazonas (en espagnol, noté esp.) ; l’Amazone. 9. Sulimó (yuc.) : Pajurí (en langue matapi, noté mat.) ; Solimões (en portugais brésilien, noté br.). 10. Kawemí (mat.) : Wépuru (mat. I) ; Kamaweni (yuc.) ; Caquetá (esp.). 11. Makera’pá (mat. I) : divinité poisson Sábalo ; Brycon melanopterus (nom scientifique, noté sc.). 12. Wa’yuja (yuc.) : palo pelusa (en espagnol vernaculaire, noté esp. ver.) ; arbre (non identifé) ; on dit que « ses branches ne brûlent pas bien » (kawirí riná). 13. Comme Jamerú avait attaché cet arbre au ciel par une liane, l’arbre fut projeté dans le ciel en tournant (comme un pendule) et en versant son eau partout dans le monde. Ensuite Lajmuchí se transforma en écureuil pour ronger le lien du second arbre à eau, mais Jamerú fit un sortilège pour qu’il passe à travers la terre (jusqu’au monde tellurique), au moment où les Karipú lakena l’abattirent. Cet extrait du mythe des Karipú lakena diffère de la version de Milciades que nous avons transcrite par ailleurs car, dans cette dernière, Jamerú leur cache l’arbre Weí (du delta de l’Amazone), tandis que l’arbre Wa’yuja, également abattu par les Karipú lakena, était chaque nuit rebouché par la fille de Je’chú, Mananiyó (il semble que ce soit l’inverse pour Mario).

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14. (J)ero’jopha (yuc.) : mocho dormilón (esp. ver.) ; traíra (br.) ; ro’yé (mat.) ; ro’yéa (en tanimuca, noté tan.) ; Hoplias malabaricus (sc.) : poisson qui donna son nom au fleuve Taraira (yuc. ero’jópaya ), terme d’origine tupi (nheengatu). 15. Poko (yuc.) : pozo (esp.) ; fosse fluviale. 16. Itáupe (yuc.) : cananguchal (esp. ver.) ; palmeraie d’aguaje ; Mauritia flexuosa (sc.). 17. Karikaya (mat.) : ce terme signifie tucupi, sauce à base de manioc ; Lac Caparú (esp.). Le nom colombien de ce lac fut donné récemment par des biologistes ayant installé leur station biologique. Il reprend le mot yucuna pour signifier « singe laineux » Lagothrix lagothricha (sc.), en raison de leur grand nombre à proximité du lac. 18. Iyáruri (mat. I) : Mojocoy (esp. ver.) ; ancêtre tortue terrestre des Macuna. 19. Aiyapa (mat. I) : Picón (esp. ver.) ; ancêtre toucan. Ses descendants sont, comme leur nom l’indique, les Tucano. 20. Ukatekuwa (mat. I) : ancêtre d’un arbre (non identifé) qui ressemble au laurier (esp. ver. : laurel). On en tire de l’encens (yuc. : naika). Les Karipú lakena utilisèrent cet encens pour faire « revivre » des gens. Les soigneurs disent qu’il contient de « l’esprit de cœur ». 21. Makuwachi (mat. I) : Po’peya (yuc.) ; nom du grand ancêtre anaconda. Les Letuama seraient sortis du milieu de son corps. 22. Mañekuni (mat. I) : Jewa (yuc.) ; divinité de l’ocre. 23. Yáweka (mat. I) : grand ancêtre de l’acouchi ; Myoprocta acouchy (sc.). 24. Jáñawainaka (mat. I) : nom tribal des divinités jaguar. Ici, il s’agit du méchant oncle jaguar de Jiyánama (mythe de Jiyánama). 25. Jiñáñapa (yuc.) : olla de picalón (esp. ver.) ; « marmite à poissons-chats », Pimelodella sp. (sc.). 26. Le poisson-chat a des pointes à chaque « bras » [ou nageoire]. 27. Mario dit que, de nos jours, plus personne n’a ni la force, ni le courage d’antan pour s’affronter ainsi sur le rocher. 28. Wana (yuc.) ; guaulo, bambú (esp. ver.) : ces bambous sont aussi utilisés pour faire les bâtons de rythme de certaines danses. 29. Jíwaru (mat. I) : l’un des noms de Je’chúmeru, la mère des poissons, voir le mythe de Kanumá (Fontaine 2010b). 30. Jíwa náneru (mat. I) : l’un des autres noms de Je’chúmeru. 31. Mario rappelle que Yuwinata, la terre d’origine des Matapi, est proche de cet endroit, puisqu’elle se situe entre les deux rivières Kunami et Ke’chirapí. 32. Jatímaja (yuc.) : nom d’un clan aîné des Tanimuca, aujourd’hui disparu. 33. Jañunaké kapiri (mat. I). Il s’agit du Jaguar Jiyánama (appelé aussi Iyánama ou (J)iyánuma) qui est ici nommé à deux reprises : la première fois avec son premier nom Jañunaké, la seconde avec ses deux premiers noms Jañunaké kapiri. 34. Weipa, Yarumákaru, Wiyanumá (mat. I) : il s’agit des trois noms donnés au même « jaguar d’eau » (tigre de agua), aussi appelé en yucuna : junijimani. 35. Suye (yuc.) : enfants surnaturels habitant dans l’eau de la rivière. Ils ont la particularité de gonfler subitement pour devenir gigantesques dès que l’on essaie de les attraper. 36. Mario fait référence à l’histoire célèbre du bal des poissons qui, selon lui, serait originaire des Arewetú (une tribu aujourd’hui disparue) : l’histoire du coffret des poissons qui apparut à une jeune fille au moment de ses premières règles (Jíñana maranare ya’taro pajluwajaru inanarú a’takewarujlo yukuna). Un jour, la jeune fille trouva en allant se baigner dans la rivière Kunami un coffret rempli de plumes de danse. Elle alla prévenir sa famille, mais ses oncles ne parvenaient pas à l’attraper car, à chaque tentative, la boîte plongeait au fond de la rivière. Comme la petite était la seule à pouvoir la toucher, elle l’attacha, et ils purent ainsi s’en emparer. Un étranger (qui était en fait un poisson transformé en humain) recommanda de ne laisser que les hommes adultes toucher à ces plumes, mais les Kejepu ne suivirent pas son conseil. Comme il y en avait beaucoup, tous, femmes et enfants compris, se parèrent de ces plumes pour danser. Alors, durant

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la nuit de leur danse, une pluie torrentielle fit monter le niveau de l’eau sans qu’ils s’en rendent compte, et ils furent tous noyés. 37. Wa’kuní (mat. I) : suye (yuc.) ; divinité enfant d’eau. 38. Les Kejepu adultes, à la différence de leurs enfants, se convertirent en poissons. 39. Yárau (mat. I) : pensamiento de hueso (esp. ver.). Il s’agit de ce palmier aguaje qui, dans le monde spirituel, est censé être l’os du grand ancêtre matapi appelé Wájlina. 40. Kuna’pí (yuc.) : barbasco de monte (esp. ver.). Plante utilisée pour asphyxier les poissons dans la pêche à la nivrée, Lonchocarpus Nicou DC. spp. (sc.). 41. Ma’parena (mat. I) : divinité barbasco sauvage. 42. Ñamí wayuma (mat. I) : lit.{[poudre de nuit] jaguar}, « poudre de nuit du jaguar ». La nuit est censée être obscurcie par une poudre magique. Cette divinité est probablement un jaguar noir. 43. C’est la colline qui fait face au village de La Pedrera, de l’autre côté du fleuve Caquetá (réserve indigène de Comeyafú). On dit que ce lieu est peuplé de nombreux esprits yuruparí, c’est pourquoi on entendrait, lorsqu’il y a du vent, le chant du Yuruparí. 44. Selon Mario, le Yuruparí serait, comme il est dit ici, le fils aîné de Je’chu. Pour Milciades Yucuna, il serait le fils de Waruwachí qui apparaît dans le mythe de Kari i’rimi. Pour des versions résumées de ce mythe, voir Van der Hammen (1991) et Robayo (2007, p. 106). 45. Le second fils de Je’chú serait un autre Yuruparí. 46. Yáwi jwílaromi (yuc.) : « crâne du Jaguar ». Non loin de La Pedrera, il s’agit d’un rocher ayant la forme d’une tête de jaguar que l’on aperçoit sur la gauche en remontant le fleuve par bateau. 47. On retrouve le nom tribal des divinités jaguars auxquelles appartenait l’oncle de Jiyánuma. Celui-ci était un jaguar qui tua beaucoup de gens en dépit des recommandations de son frère aîné. Il finit par être tué par les hommes qui jetèrent son corps dans le fleuve (mythe du Jaguar ancestral). 48. Kawáwiri et son frère Imarí sont les maîtres du chant de pupurá. Leur histoire dit qu’ils se seraient battus au-dessus de la planche de danse (yuc. : puru ; esp. : tablón). 49. Jamerú, la tante des Karipú lakena, habiterait sous les rapides de Córdoba (mythe des Karipú lakena ; mythe de Kawáirimi). Tous ceux qui se noient dans ces rapides sont censés aller vivre et travailler pour elle dans son monde. 50. Pichaní, le Tonnerre, est aussi le maître du curare, ce qui expliquerait pourquoi l’on rencontre beaucoup de plantes à curare (yuc. : ja’pá) à proximité de cette rivière. L’actuel resguardo (réserve indigène) où elle se trouve est appelé Curare. 51. Wáipuru (mat. I) : divinité ou ancêtre des pierres de foudre. Mario dit que ce sont des pierres rouges que l’on rencontre sur les plages. D’après lui, elles éclatent quand elles ont été touchées par la foudre. Il est probable que ces pierres soient des fulgurites, c’est-à-dire des morceaux de verre, formés par les impacts de foudre dans le sable. 52. Itapu (yuc.) : brazuelo (esp. ver.). Bifurcation servant de raccourci pour éviter de suivre les larges méandres d’un fleuve lorsque le niveau des eaux est haut. Pour ce raccourci de Kawáirimi, il s’agit d’une bifurcation du Caquetá débouchant sur le fleuve Mirití. Kawáirimi l’aurait fait avec Kanumá pour rattraper les Ñamatu dans leur fuite. Voir le mythe de Kanumá (Herrera Angel 1975 ; Fontaine 2010b). 53. Imariweló (mat. I) : l’un des multiples noms de Je’chúmeru. Elle porte souvent un nom spécifique en tant que mère des poissons d’une rivière particulière. 54. Selon Mario, Makuwaí et Merayú seraient deux grands ancêtres des Miraña, probablement des ancêtres animaux permettant de distinguer leurs clans. 55. Mario dit que les Miraña mâchent la coca en utilisant une espèce de petite noix de coco (yuc. : tuphi). 56. Juni numari (yuc.) : « celui qui est venu de l’embouchure de l’eau ». On dit que, de cette région, seraient venus la divinité aigle harpie et, aussi, beaucoup d’autres gigantesques animaux, ancestraux ou divins.

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57. Mythe des Karipú lakena, épisode de l’aigle suprême. 58. Jipají (mat.) : íiji (yuc.) ; urine. 59. Lainúiri (mat. I) : nom du grand ancêtre Jarechina. 60. Perikana (mat. I) : nom d’un grand ancêtre La’yana. 61. Kurerí (mat. I) : nom d’un autre grand ancêtre La’yana. 62. Wapheno (mat. I) : nom de Pá’yumi, le maître de l’eau (mythe des Karipú lakena). 63. Pá’yumi apu (yuc.) : passage de Pá’yumi. Il s’agit d’un passage secret que seuls les chamanes seraient aptes à emprunter grâce à leurs pouvoirs particuliers de déplacement. 64. U’wiyá (yuc.) : du terme u’wí ou « farine de manioc ». Comme dans beaucoup d’autres noms de rivière, le suffixe -yá signifie « rivière ». 65. On se réfère ici au mythe de Yanawirí, l’homme qui, après avoir mangé les poissons de la « lune sanglante », perdit ses membres et même son tronc, jusqu’à ne plus devenir qu’une tête encore en vie. Au début, il s’enracine sur l’épaule de son frère, puis après que ce dernier ait réussi à s’en débarrasser, il finit par s’installer définitivement sur le dos d’un tapir. 66. Makumuyá (mat. I) : Kúmuka (yuc.) ; divinité anaconda appelée manguaré (esp. ver.). Le manguaré est une paire de grands cylindres de bois (troncs évidés) que l’on martèle sur leurs longueurs comme des xylophones. Chaque mélodie rythmée est un message codifié transmis aux populations environnantes. 67. Ma’riweló (mat. I) : Je’chúmeru. Celle-ci y aurait laissé ses enfants poissons. 68. Wayuriya (yuc.). En remontant cette rivière, puis en prenant un sentier en forêt, on arrive à l’ancien lieu de Campoamor (Fontaine 2008b, pp. 136-197). 69. Ma’ínaniru (mat. I) : autre nom de Je’chúmeru. Celle-ci est nommée différemment pour chacune des rivières qu’elle a prises. 70. Wiju (yuc.) : feuille (non identifée) utilisée par les jeunes filles pour se graisser le visage et ainsi le rendre plus brillant lors de leurs premières menstruations. Celles-ci sont appelées par Mario primer arroyo (« premier ruisseau ») au lieu de primer desarrollo (« premier développement »), courant en espagnol. 71. Yámularu wijomálare (mat. I) : lit.{NP [wiru_POSS]}, « feuille wiju de Yámularu ». Yámularu est le nom de Je’chúmeru pour cette rivière. 72. Machi’nari (yuc.) : orphelin ; lit.{[Sans_parent_SUBS]}, « sans parent ». Ici il s’agit de Makeratú, le fils orphelin d’un singe géant kuwañé tué par les hommes. 73. Mamikuri (mat. I) : jaí (yuc.) ; la guêpe (mythe de Kawáirimi, voir Jacopin 1981). 74. Máluwaru (mat. I) : Je’rí (yuc.) ; grand ancêtre des Carijona. Il est aussi celui qui mangea Mananiyó (fille de Je’chú) et tenta de tuer le fils qu’elle eut avec la Lune (mythe de Majnori). 75. Kuwáñami (mat. I) : Je’rí (yuc.) ; ce terme désigne Je’rí comme un « jaguar ». 76. La’rú aphú (yuc.) : lit.{ara trou}, « les trous des Aras » (lieu appelé Araracuara en espagnol). Il désigne une gigantesque falaise dans laquelle viennent se nicher de nombreux aras. 77. Comme l’Araracuara est devenu un lieu de peuplement et donc de pêche relativement important surtout depuis le milieu des années 1970, les grands silures s’y sont raréfiés. 78. Piraiwa (yuc.) : lechero (esp. ver.) ; ordre des siluriformes, la torche, Brachyplatystoma filamentosum (sc.). 79. Le carayurú (yuc. kena) est une peinture végétale produite à partir des feuilles d’une certaine plante (non identifiée). Les Yucuna se la procurent généralement auprès des Macuna. Elle est utilisée dans certains soins chamaniques. 80. Kaítaya (yuc.) : quebrada negra (esp. ver.), ce qui signifie la « rivière noire ». 81. Wakayá (yuc.) : Caño Guacayá (esp. ver.). 82. Je’weru (yuc.). La divinité de l’argile. Mario dit qu’il s’agit de Je’chúmeru et/ou Jamerú. Peut- être hésite-t-il entre les deux. 83. Ja’riyá (yuc.) : lieu où se trouvent l’internat et le corregimiento (centre administratif de l’État) du Mirití.

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84. Mamú eñó’karu (yuc.), Brincadera de los sábalos (esp. ver.) : « Sautoir des sábalos ». Ce lieu est plus connu en espagnol sous le nom de Chorro de Tequendama, c’est-à-dire chute de Tequendama. 85. Irawajné (yuc.) : transformation du sang de l’eau. Il s’agit du pez dulce (esp.), soit « poisson doux », Hoplerythrinus unitaeniatus (sc.). 86. Kuwápuwelo (mat. I) : Je’chúmeru. 87. Cela fait référence au mythe de Majnori, le fils de la Lune et de sa sœur Mananiyó (Van der Hammen 1991 ; Robayo 2007, p. 72). 88. Itewaya (yuc.) : rivière du petit poisson itewa. 89. Riyáwana (mat. I) : nom de Je’chú lorsqu’il créa à cet endroit beaucoup d’uva, Pourouma sapida (sc.). C’est pourquoi on appelle aussi cette rivière quebradon de uva (« rivière de l’uva »). 90. Aparákaje (yuc.) : devenir anémique. On dit que cela donne une maladie du sang qui « rend jaune » et paralyse en gênant les mouvements et la respiration. 91. Kamuriya (yuc.) : « rivière du bourdon » (quebradon del abejon) ; du nom du bourdon kamuyari. 92. Je’peya (yuc.) : « rivière du copai ». Terme dérivé de je’pé (esp. ver. copai) qui est un bois résineux utilisé pour faire des torches. 93. Wamárami (mat. I) : nom de cette raie. 94. Phiriyá (yuc.) : terme dérivé de phirí, le roucou (esp. ver. achiote ; Bixa orellana (sc.) qui signifie « rivière du roucou ». Le roucou est un fruit à graines rouges très colorantes utilisées comme peinture pour le corps ou l’artisanat. 95. Rikari est le nom de la divinité Chundú. Certains êtres disposeraient du dangereux pouvoir du chundú (qui rend follement amoureux) : hocco, ara, amazone farineuse, daguet, singe géant kuwañé, démons et, même, le caimillo (yuc. je’pela), Pouteria sp. (sc.). Mario dit que c’est lié aux os des morts (yuc. warumí) qui ne peuvent pas être touchés, surtout par celui qui les a tués. 96. Wapá yajeru (mat. I) : nom de cet ancêtre du barbasco sauvage (esp. ver. barbasco de monte). 97. Pará (yuc.) : rivière sacrée qui, à l’instar d’Iphiya, inflige l’anémie et la paralysie ; terme dérivé d’Aparákaje. Je’chúmeru y aurait peut-être lavé son vagin en menstruation comme pour le Ináwaya. 98. Yuirú (mat. I) : nom de Je’chúmeru. 99. Mario avait manqué de nous indiquer cette rivière. Il dit qu’« il n’y a rien », c’est-à-dire pas d’incantation ou de danger particulier pour la consommation de l’eau et des animaux, mais qu’« il y a des pá’yumi », des êtres de l’eau qui sont réputés dangereux et qui sont les ancêtres des Kamejeya. Il est possible qu’il n’ait pas voulu nous en dire plus. 100. Cela explique pourquoi la terre y est la même que sur le Caquetá. C’est aussi l’ancien lieu de Campoamor. 101. Maleleíwaka (mat. I) : nom de cette divinité sábalo. 102. Maleleíwakari (mat. I) : nom de l’épouse de Maleleíwaka. 103. Pipirí (yuc.) : chontaduro (esp. ver.) ; palmier pêche, Bactris gasipaes (sc.). 104. Júriye (mat. I) : nom de l’ancêtre du palmier pêche. Selon Mario, il aurait aujourd’hui l’apparence d’un « tronc mort » ou « sec » (yuc. ji’lami) de ce palmier. 105. Manurí (yuc.) : rocher qui gêne la progression par canoë sur le Jará. 106. Iñaweló (yuc.) : nom de la « mère des poissons », soit Je’chúmeru. 107. Les enfants (ou descendants des enfants) de Kari sont les Kamejeya. 108. Sur les bords de cette rivière Kechirapí se sont installés jadis les premiers Matapi (Jupichiya) à Yuwinata (Matapi et Matapi 1997). 109. Makuwachí (mat. I) : ancêtre boa des Matapi. 110. Mapeyo (mat. I) : autre ancêtre des Matapi, cadet du premier. 111. Matupí machípana (mat. I) : nom de ce grand ancêtre sábalo. 112. Sewayá (yuc.) : petit poisson ressemblant d’après Mario au bocachico, Prochilodus sp. (sc.). 113. On dit qu’ils prennent parfois une apparence humaine, mais ce sont des poissons.

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114. Mapurerí machípana (mat. I) : nom des ancêtres sewayá. 115. D’après Mario, pour se référer à la dernière source du Mirití-Parana, il faut terminer l’incantation en nommant les Karipú lakena, car ils furent les premiers à passer par là. 116. Il s’agit du même terme utilisé pour désigner la massue plate (126-128) du jaguar dont il a été question un peu plus haut. On peut donc utiliser ce terme aussi bien en première partie constante d’un vers, qu’en seconde partie variable. 117. Mamú (yuc.) : sábalo (esp. ver.) ; Brycon melanopterus (sc.), voir Galvis et al. (2006, p. 190). 118. -ru est un suffixe marquant le féminin. 119. Le préfixe ka- devient ke- devant la racine d’un lexème en -e ou -i. Ce préfixe qui change le lexème en adjectif est connu comme caractéristique de la plupart des langues de la famille linguistique arawak. 120. Jamerú est considérée comme dangereuse notamment près des rapides de Córdoba, où elle est censée habiter. Ce serait elle qui ferait disparaître de nombreuses personnes dans ces rapides. Par ailleurs, elle est particulièrement mentionnée dans les invocations où il est question de se prémunir de ses malédictions : par exemple, lors de l’incantation de préparation du lieu de la maloca que l’on souhaite construire.

RÉSUMÉS

Les cours d’eau dans les incantations chamaniques des Indiens yucuna (Amazonie colombienne). Chez les Yucuna, chaque cours d’eau a une histoire, des maîtres ou des habitants d’origine. Tous sont mentionnés dans des invocations, appelées juní maná (« invocations de l’eau »). Ces invocations énumératives sont fondamentales dans le chamanisme yucuna : elles constituent une structure de base reprise dans de nombreuses incantations, lesquelles sont complétées en fonction du type de cure à prodiguer. Elles rappellent, expliquent et situent l’origine de chaque élément naturel en l’associant souvent à un extrait d’histoire ou de récit mythique bien précis, envisagé en fonction de ses conséquences dans la vie quotidienne. Nous présentons ici ces « invocations de l’eau » dans leur langue d’origine ainsi que les commentaires du thérapeute.

Rivers in shamanic incantations of Yucuna Indians (Colombian Amazon). For Yucuna Indians, every river has its history, its masters or original inhabitants. They are mentioned in invocations called juní maná (« invocations of water »). These invocations are one of fundamentals of the shamanism of the Yucuna : they constitute a basic structure repeated in many incantations, which are supplemented with other invocations depending on the type of treatment to be provided. They recall, explain and situate the origin of every natural element referring to some particular extract of history or myth, considered with its consequences in everyday life. In this text, the « invocations of water » are presented in their original language with the comments of the therapist.

Los ríos en las oraciones chamánicas de los indígenas yucuna (Amazonía colombiana). Para los yucuna, cada río tiene su historia, sus maestros o sus habitantes originales. Todos son mencionados en unas invocaciones llamadas juní maná (« invocaciones del agua »). Estas invocaciones son fundamentales en el chamanismo yucuna : constituyen una estructura básica utilizada en muchas oraciones chamánicas, las cuales son complementadas según la curación que se hace. Recuerdan, explican y localizan el origen de cada elemento natural asociándolo a

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menudo con una parte específica de historia o de mito, considerada con sus consecuencias en la vida cotidiana. Aquí se presentan las « invocaciones del agua » juntas con los comentarios del curandero.

INDEX

Index géographique : Amazonie, Colombie, Yucuna Thèmes : Ethnolinguistique, Ethnologie Mots-clés : chamanisme, incantation Palabras claves : chamanismo, oración Keywords : incantation, shamanism

AUTEUR

LAURENT FONTAINE

Laboratoire des langues et civilisations à tradition orale (Lacito, UMR 7107 du CNRS), 7 rue Guy- Môquet (bâtiment D), 94801 Villejuif cedex [[email protected]]

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Invention et interprétation : chants de boisson et chants chamaniques chez les Suruí du Rondônia

Cédric Yvinec

NOTE DE L’ÉDITEUR

Manuscrit reçu en septembre 2009, accepté pour publication en janvier 2011

1 Dans les ethnographies amazoniennes, sont souvent distingués deux grands genres lyriques. L’un est dénommé « magique » ou « chamanique » selon des critères assez variables : tantôt parce que ces chants sont réputés efficaces, tantôt parce qu’ils recourent à une langue hermétique, tantôt aussi parce que les auteurs de ces énoncés sont des entités surnaturelles, tantôt encore parce que leur énonciation requiert l’usage d’hallucinogènes. L’autre genre lyrique reçoit la qualification, un peu par défaut, de « profane » (par exemple, Surrallés 2003, pp. 225-231) – bien que l’importance rituelle et la richesse rhétorique de ce dernier genre ne soient parfois pas moindres. Il est donc essentiel de saisir ces différences comme un système qui ne se limite pas au niveau rhétorique. Elles peuvent en effet exprimer une opposition entre différentes figures sociologiques, propre au groupe considéré, telles celles du chamane et du guerrier (Viveiros de Castro 1992, pp. 218-248 ; Oakdale 2005). C’est le cas chez les Suruí du Rondônia, un groupe d’Amazonie brésilienne parlant une langue tupi-mondé1. Ceux-ci opposent deux types d’excellence : le « savoir » (kobamne) du grand homme ( ğarbaiway : « maître de la lumière »), attesté avant tout en matière politique et guerrière, et le « savoir intime » (agõa-kobamne : cœur-savoir), compétence spécifique du chamane (wãwã). Définir ainsi ce second savoir signifie, en suruí, que ses principes ne sont pas accessibles au regard d’autrui et ne peuvent être explicités. L’excellence du grand homme et la compétence chamanique sont entièrement indépendantes, elles ne s’impliquent, ni ne s’excluent mutuellement. Chacun de ces savoirs s’exprime par des

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chants rituels qui présentent un certain nombre de similarités formelles et de différences systématiques.

2 Les attitudes à l’égard de ces chants sont nettement contrastées, aujourd’hui encore, alors que leur pratique est fortement inhibée depuis la conversion au protestantisme dans les années 1990. Les chants qui attestent le « savoir » des grands hommes sont composés par ces derniers – nous les désignerons donc comme « chants humains » – et, malgré la conversion, restent volontiers entonnés par leurs auteurs ou leurs descendants. Admiratifs des chants chamaniques, œuvres immuables des esprits, et appréciant leur écoute, les Suruí n’évoquent cependant tout ce qui relève du chamanisme qu’avec la plus grande réticence et répugnent à cette pratique. L’immense majorité d’entre eux s’affirment dépourvus de ce « savoir intime » – les Suruí ne comptent actuellement parmi eux que deux chamanes.

Contextes d’énonciation

3 L’énonciation des chants humains comme chamaniques est toujours déterminée par des contextes rituels spécifiques. Bien que ce ne soit pas le seul, il existe un contexte idéaltypique de la production de chants humains (merewá) : les fêtes de boisson, rituel jouant un rôle sociologique important dans la régulation des tensions entre les quatre clans patrilinéaires et exogames. Lors de ces fêtes, un « maître de la bière » (ihiway), tout au long d’une année, est défié par certains de ses affins, membres d’un autre clan : il doit, avec l’aide de ses parents, produire pour ces affins de la bière de maïs (ih) en quantité supérieure à ce qu’ils peuvent ingérer. Les producteurs de bière ne peuvent en consommer, les consommateurs (ihot) ne peuvent en produire. Les buveurs, qui affichent une hostilité provocante au début du rituel, doivent être « vaincus » par la bière que le maître les contraint à ingurgiter. Incapables de résister aux producteurs qui s’emparent de leurs armes et ornements, ils s’effondrent sous l’emprise de l’ivresse, réduits à un état de faiblesse que les Suruí comparent à un état infantile, attesté par des vomissements, des diarrhées, une démarche titubante, puis une somnolence vagissante. Seuls les buveurs masculins chantent. C’est sous l’effet de la bière que les chants humains sont produits (aparija eka : « quand on est ivre »). Le chant apparaît à la fois comme le résultat de l’ivresse débilitante et comme une proclamation de résistance, puisque le moment idoine pour chanter est « lorsqu’on est sur le point de tomber » (aar yakadeka), comme s’il s’agissait de montrer qu’on parle encore (comme un adulte) et de proclamer sa résistance face à la bière. Ces chants sont soumis à un double idéal d’originalité et de mémorabilité. Chaque buveur doit produire au moins un chant nouveau lors de chacune de ces fêtes, différent de ceux qu’il a produits précédemment et de ceux des autres buveurs. Chacun chante tour à tour son chant en dansant, les autres buveurs le reprenant en chœur. Lorsque, par la suite, un cycle rituel sera évoqué, ce sera par les chants qui y ont été produits : ils seront rechantés comme conclusion de récits, en fonction de l’aisance avec laquelle on se les remémore. De ce fait, au sein d’un groupe de buveurs-chanteurs, les chants de chacun d’entre eux seront évalués les uns par rapport aux autres : on ne retiendra que les plus mémorables, c’est- à-dire ceux qui, tout en répondant à l’idéal esthétique de cet art lyrique, se montreront les plus originaux. C’est en effet là que réside le véritable enjeu de la fête. Sous l’opposition mise en scène entre les clans exogames, par l’aspect agonistique de la consommation de bière, la fête permet en fait l’expression d’oppositions plus réelles

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entre des factions politiques (non nommées). Chaque faction repose sur l’association de groupes familiaux issus de deux clans distincts, qui permutent entre eux la position de producteurs et celle de buveurs d’une année sur l’autre. Ces factions rivalisent entre elles par les cycles festifs qu’elles réalisent parallèlement, de manière plus ou moins simultanée. Le prestige de ces cycles concurrents est mesuré, non seulement par le volume de bière et d’objets produits et échangés, mais aussi par la qualité des chants produits en chacun d’eux. En outre, la participation à la fête n’est pas un droit, c’est un enjeu : il faut ou bien intégrer une faction existante, qui dispose déjà d’un partenaire habituel, ou bien en constituer une nouvelle autour de soi et trouver une faction opposante-partenaire, sans quoi on sera réduit au rang peu glorieux de spectateur. La position de chanteur apparaît donc comme celle d’une soumission infantilisante à la fois recherchée – par la participation volontaire au rituel – et contestée de manière agonistique – par l’acte même de chanter comme témoignage de résistance2.

4 Le contexte d’usage du chant chamanique est très différent. Tout d’abord parce que les chants chamaniques ne sont pas produits : chaque chant a un esprit chamanique (so) propre pour auteur, et le chamane ne fait que reprendre ces chants à l’identique. Cet acte énonciatif est désigné par un terme différent : non pas mere-ewá (itératif-parler) « chanter », mais mere-iga (itératif-cueillir), terme difficile à traduire, « recueillir », « comprendre », « interpréter » – mais ce n’est pas simplement « répéter » (-koe-abo-iga : voix-à.côté-cueillir)3. Les chamanes, toujours masculins, chantent soit lors de cures individuelles (palo-ma-táğa : indéfini.humain-causatif-fort), soit lors de rituels chamaniques collectifs et préventifs (so-ey-atẽ : esprit-pluriel-convoquer). Ces deux contextes s’opposent aux fêtes de boisson en ce qu’ils sont dénués de tout caractère agonistique entre groupes d’affins et de toute rivalité factionnelle : le chamane peut soigner n’importe qui, parent ou non-parent ; les rituels collectifs s’adressent à la totalité du village.

5 Cette opposition est toutefois moins profonde qu’il n’y paraît. En effet le chamane ne se trouve jamais en position de chanteur de sa propre initiative. Il ne met jamais en œuvre ses pouvoirs à son profit, mais toujours au service d’un individu ou d’un groupe qui, de sa seule initiative, lui aura demandé d’accomplir la cure ou le rituel. Or ces demandes émanent généralement de quelqu’un qui, à l’instar du « maître de la bière » pour les chants humains, est en possession d’une ressource indispensable à l’énonciation chamanique : le tabac. Tout chamane dépend du « maître de son tabac » (ximayxoiway). Ce dernier est un homme fort à la faction duquel le chamane s’est affilié et dont il reçoit le tabac nécessaire à son activité – consommer son propre tabac serait fatal à ses pouvoirs. Le tabac produit une « ivresse » et une perte de conscience, toutes deux perçues comme identiques à celles induites par la bière – leurs effets sont dénotés par un terme unique : aparija. En outre, l’accomplissement de ces rituels, et plus encore des cures, est inévitablement une mise à l’épreuve de la compétence du chamane, comme les fêtes de bière le sont des capacités des chanteurs humains. Dans ces conditions, la position du chamane chanteur est marquée par une ambivalence homologue à celle du chanteur humain. Tout en contrôlant une technique fort utile, il se trouve placé dans une double dépendance : à l’égard des esprits auteurs des chants et à l’égard du commanditaire de leur énonciation. Le contexte d’énonciation des chants chamaniques apparaît ainsi comme une forme dérivée et complexifiée du modèle des fêtes de boisson.

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L’apprentissage

6 La maîtrise des chants, humains comme chamaniques, est toujours fondée sur la dénégation explicite de l’apprentissage. Il est « théoriquement » impossible d’apprendre à chanter, du moins à bien chanter. L’acquisition des chants chamaniques tient en effet de la révélation subie (soey deor oğay e : « les esprits sont venus à moi »). L’accès à cette compétence ne peut s’obtenir que par voie d’élection. Tout processus initiatique est explicitement proscrit : s’entraîner au chant chamanique serait « mortel », car cela susciterait la colère vengeresse des esprits. Cette révélation présente deux caractères importants. Elle est d’abord solitaire et involontaire. L’apparition des esprits ne peut survenir que lors d’un affaiblissement affectant le novice contre son gré : elle se fait souvent pendant le sommeil, à l’occasion d’un accident ou d’une maladie, et entraîne une réclusion du néophyte, qui doit rester isolé pendant plusieurs mois. S’il se met à chanter, l’élu accepte le statut de chamane par un engagement libre, mais définitif : on peut refuser de chanter, mais si l’on s’engage dans cette voie, alors on devra veiller à chanter correctement et sans relâchement, sous peine de vexation et de vindicte mortelle des esprits – ou du moins de commentaires désobligeants, accablants ou alarmants des auditeurs.

7 Cette révélation est en outre conçue comme abrupte, en termes de tout ou rien. Toutes les descriptions que j’ai recueillies, tant auprès d’un chamane que de non-chamanes, confirmées par celles de Mindlin (1995, pp. 115-117), insistent sur ce point : « tous les esprits » (baga so-ey : exhaustif esprit-pluriel) défilent devant le novice et lui enseignent tous leurs chants en un temps assez bref – de ce fait aucun chamane ne peut prétendre connaître plus d’esprits et de chants qu’un autre. Ce phénomène est assimilé à l’acquisition d’une « langue (-koe) étrangère » (mã-ey-e-koe : autre-pluriel-conjonction- voix). Le terme -koe, polysémique, peut ici être traduit par « langue ». En effet, il désigne une compétence générale à la compréhension et à la production d’énoncés en nombre illimité ou, du moins, très élevé. De plus, ces énoncés sont formulés dans un lexique distinct du suruí ordinaire (pa-iter-ey-e-koe : 1pl.incl-intensif-pluriel- conjonction-voix, « langue des humains »), violent un certain nombre de ses règles grammaticales et permettent de communiquer, d’interagir avec un ensemble déterminé d’entités, les esprits chamaniques. Enfin, ces derniers sont présumés utiliser ce -koe pour parler entre eux. Cependant, les interactions chamaniques sont toujours signalées au moyen du préfixe agõa, « cœur », qui dénote l’intériorité et l’inaccessibilité à autrui. Le seul élément de vérification de cette compétence linguistique est donc l’énonciation « correcte » des chants chamaniques. Par comparaison avec d’autres traditions chamaniques amazoniennes, la modalité d’acquisition de ces chants peut donc être qualifiée d’« anti-initiatique », en un double sens. D’abord parce qu’elle refuse qu’un individu particulier contrôle la transmission de ses compétences (par contraste, voir Déléage 2009, p. 222) – de ce fait la reconnaissance de la prétention chamanique est entre les mains du groupe ou, du moins, de l’ensemble des chamanes confirmés. Ensuite, parce que ce mode d’acquisition refuse que la compétence chamanique puisse être l’objet d’un processus d’acquisition progressif et cumulatif, admettant des degrés et des hiérarchies (par contraste, voir Oakdale 2005, pp. 78-80). Dans ces conditions, la prétention à chanter chamaniquement apparaît donc comme un coup d’éclat.

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8 L’apprentissage des chants humains est aussi l’objet d’une dénégation, quoique de manière moins nette. Il n’existe aucune technique, aucun procédé objectivé et reproductible, pour produire des chants. Ceux-ci sont supposés n’être composés que dans l’instant, par une inspiration spontanée, sous l’effet de la bière. Cette capacité est considérée comme inséparable de la grandeur : il n’existe pas de processus d’apprentissage, de parcours rituel avec des étapes. Les facultés lyriques sont implicitement le résultat des actes du chanteur, un effet parmi d’autres de la majesté du grand homme ; le chant n’est pas une technique isolable et objectivable séparément des capacités à diriger, à chasser, à ouvrir des essarts et surtout à tuer, seul un tueur pouvant être un « maître de la lumière ». L’idée qu’un individu de second rang puisse, par l’effet de la réflexion, produire des chants plus beaux que ceux d’un grand homme est inconcevable pour les Suruí, car la réflexion ne peut être décrite que par des termes connotant le doute, l’irrésolution, l’impuissance, voire le déni de réalité – ces locutions signifient aussi « désirer », « imaginer », « rester figé », « rêver ».

9 En dépit des restrictions évoquées, il existe un certain nombre de dispositifs préparant objectivement à la maîtrise des chants – certains étant explicitement reconnus, d’autres non. Dans le cas du chant humain, on admet qu’il existe des règles et des recettes. Chacun reconnaît assez facilement qu’il « pense » à ses chants avant de les révéler dans la fête – mais on ne les répète pas avant, pour une raison simple : on risquerait de se les faire voler par des rivaux, sanction moindre, mais plus immédiate que la vengeance des esprits en cas d’entraînement au chant chamanique. Tous savent que le chant obéit à des règles. À chaque étape du cycle festif correspond un « ton » ou « genre » propre (xi-koe : 3sg-voix) – le terme -koe désigne ici, non pas la « langue » propre à un collectif stable (les humains, les esprits, etc.), mais un air et un certain nombre de thèmes et métaphores, expressément indissociables dans un contexte rituel spécifique. Ainsi, un chant de la fête dite « des paresseux » doit associer un air plutôt traînant et des allusions aux monstres peyxo, tandis qu’un chant de la fête dite « d’essartage » évoquera l’être mythologique Pic sur un air impétueux. On reconnaît enfin l’élaboration de styles individuels (yakad-ani : 3sg.imperfectif-généralité, « c’est ainsi qu’il fait »), que certains chanteurs développent progressivement et sur lesquels ils acquièrent une forme de propriété intellectuelle tacite – les imiter serait un aveu d’impuissance lyrique et de médiocrité. Ces styles s’affirment par l’exploration continue d’une veine métaphorique, qu’on filera par exemple à partir d’un mythe. Ainsi, lors de notre séjour chez les Suruí, un chanteur semblait être le seul à s’inspirer du récit du premier contact légendaire avec les Blancs dans les divers genres lyriques humains auxquels il s’essayait.

10 Il existe enfin une pression assez nette en faveur d’un entraînement précoce au chant humain. Les Suruí montrent une tendance prononcée à pousser les jeunes gens à s’engager dans des activités de prestige. Les hommes accomplis adoptent notamment une telle attitude dans le cadre des fêtes de bière. On désigne souvent comme leaders rituels des gens fort jeunes et peu expérimentés, parfois âgés d’à peine vingt ans et encore célibataires. Certes, ce pourrait être, de la part des gens au prestige déjà établi, un calcul dans les rivalités internes à la faction rituelle, qui viserait, en prenant pour partenaire un jeune, à diviser ses rivaux potentiels pour mieux régner. Il s’agit toutefois plutôt d’une tendance générale à l’« anti-ésotérisme », à faire du « savoir » (kobamne) moins un secret qu’on protège qu’un spectacle qu’on offre et qu’on met au défi d’égaler – tendance homologue de l’anti-initiation du chamanisme, en ce qu’elle

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repose sur le refus qu’un savoir puisse être détenu et contrôlé par un individu. Ce défi de démonstration du savoir repose sur le pari que le candidat n’y réussira probablement pas parfaitement et devra reconnaître sa faiblesse. Cette tendance peut s’observer dans tout champ d’activité impliquant du « savoir », c’est-à-dire toute œuvre permettant de démontrer sa « grandeur », de la guerre à la construction de maisons : les jeunes gens sont invités à s’y lancer, quitte à devoir faire appel à des seconds expérimentés – ce qui est déjà un aveu d’incapacité. Néanmoins, c’est dans le cas des fêtes de bière et de la production de chants humains que cette propension des vieux à laisser la place aux jeunes se trouve poussée à son comble : lors d’une fête, les chanteurs les plus âgés et les plus admirés restent souvent silencieux, les jeunes hommes malhabiles étant les plus loquaces. Il y a sans doute une raison objective à cela. Alors que, dans les autres domaines, il s’agit d’objets matériellement équivalents et comparables – un meurtre en vaut un autre, une maison reste une maison –, le chant est un objet qui doit à chaque fois être différent – du fait de l’exigence d’originalité. Celui-ci peut donc être constamment rabaissé par rapport à des modèles déjà connus, soit qu’il les imite trop, soit qu’il s’en écarte trop4.

11 Dans le cas des chants chamaniques, tous les hommes bénéficient dès l’adolescence d’un exercice inévitable, en participant au rituel collectif où les non-chamanes reprennent en chœur certaines parties des chants chamaniques. On reconnaît par ailleurs des prédispositions claniques au chamanisme, héréditaires en ligne agnatique – il est peu surprenant que des individus fréquentant des chamanes soient familiarisés avec cette « langue ». En outre, le modèle de la révélation chamanique est bien connu de tous : chacun sait repérer certaines situations particulièrement favorables et légitimes. Aussi certaines situations typiques – morsures de serpent en particulier – suscitent-elles systématiquement des vocations chamaniques – presque tous les mordus ont connu un début de révélation. Enfin et surtout, la réclusion consécutive à la révélation fonctionne de fait comme un dispositif d’entraînement : seul, à l’abri de sa hutte, on peut chanter sans mettre à l’épreuve sa maîtrise lyrique des esprits, en déterminant librement la fréquence et l’ordre d’énonciation des chants, sans objectif assigné (à la différence d’une cure, par exemple) ; on peut être entendu par les autres, mais on peut feindre d’ignorer leur jugement éventuellement négatif, voire se laisser guider par leurs commentaires. Il ne semble pas rare qu’un chamane confirmé vienne discuter avec le néophyte des expériences de ce dernier, sans néanmoins rien lui enseigner.

12 Du point de vue de l’apprentissage, la distinction entre chants chamaniques et chants humains apparaît donc avant tout comme une différence de degré. Dans les deux cas, apprentissage et entraînement sont impossibles ou interdits, mais il subsiste des possibilités pour contourner ces restrictions. La démonstration de son « savoir » par le chant humain comme la prétention au « savoir intime » du chant chamanique sont des ambitions qui sont libéralement proposées aux jeunes. La différence réside avant tout dans le délai et la brutalité de la sanction : le chant humain autorise des essais successifs plus ou moins heureux, alors que les chants chamaniques doivent être réussis d’emblée et ne tolèrent pas l’échec. Le chant chamanique apparaîtrait donc de ce point de vue comme une forme plus forte de chant.

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Le chant comme forme

13 En dépit de l’opposition entre chant humain et chant chamanique, le chant comme forme possède une unité indéniable, sous ses aspects musicaux, linguistiques et stylistiques. Il s’agit toujours de chants a cappella, d’une durée d’environ 5 à 20 minutes5. Tout chant se définit aux oreilles des Suruí par une « voix » propre : un - koe, et ce, à un double niveau. Le -koe d’un chant désigne non seulement la langue où celui-ci puise son vocabulaire et sa syntaxe, mais encore une spécificité musicale et sémantique, à laquelle il doit se conformer. Tout chant humain, quoique librement composé dans la « langue ordinaire » (pa-iter-ey-e-koe : 1pl.incl-intensif-pluriel- conjonction-voix), doit relever d’un « genre » ou « ton » (xi-koe : 3sg-voix) associant un air précis, un noyau de thèmes et métaphores (i.e. un ensemble d’instruments signifiants) et un contexte rituel particulier (donc un champ d’énoncés pertinents relativement restreint). Pour les chants chamaniques, la notion de -koe désigne, outre la « langue » commune à tous les esprits (so-ey-e-koe : esprit-pluriel-conjonction-voix), l’« air » musical ou le « ton » propre à un chant et à son esprit auteur (ce qui restreint le champ des significations qu’on peut inférer de ce chant aux caractères spécifiques à son auteur – par exemple son appartenance au monde aquatique, terrestre ou céleste, son mode d’action, ses intentions bienveillantes ou non, etc.).

14 Linguistiquement, tout chant, humain ou chamanique, exige des modifications par rapport à la langue ordinaire. La plus importante consiste dans l’usage systématique de la particule évidentielle ya. Celle-ci a ordinairement une valeur non-testimoniale (ouï- dire ou non-assertif, contrastant avec de, testimonial et emphatique). Bien qu’aucune motivation ne puisse en être apportée par les informateurs, il s’agit là d’un principe que certains informateurs peuvent formuler explicitement : tout chant qui ne la respecterait pas serait jugé incorrect. Cet usage est pourtant paradoxal : il s’agit de chanter sur des faits déjà réalisés – l’ingestion de bière – dont on est par excellence l’auteur et donc, pourrait-on présumer, le témoin. Dans le cas du chant chamanique, le mode non-testimonial pourrait certes dénoter la distinction entre l’énonciateur humain et l’esprit auteur du chant ; mais, là encore, le chant est considéré comme le discours direct de l’esprit, qui y décrit ses faits et gestes6. Bien que sa valeur signifiante soit restreinte par son caractère obligatoire, cet usage ne peut manquer de créer un effet d’implication des auditeurs, puisqu’ils se trouvent potentiellement inclus parmi les auteurs de ces énoncés, placés sous l’autorité d’un « on dit » général et indéterminé. Cela induit un dédoublement ou une dispersion de l’énonciateur du chant, dégageant partiellement le chanteur de ses affirmations (Desclés et Guentchéva 2000) tout en y impliquant virtuellement le destinataire, ce qui interdit toute détermination simple et univoque de la vérité et de la légitimité de ces énoncés.

15 C’est d’un point de vue stylistique que la similitude structurale la plus importante se manifeste : tout chant est construit sur une structure paralléliste, opposant un leitmotiv à des développements. La distinction constante/variable y dépend toutefois du point de vue qu’on adopte. Au sein d’un chant, le leitmotiv constitue par définition un élément constant, tandis que les développements procèdent par ajout de variations. Entre plusieurs chants, en revanche, les leitmotive constituent les variables permettant de distinguer un chant d’un autre, tandis que les développements présentent de nombreuses récurrences d’un chant à l’autre, au sein d’un même genre.

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Leitmotiv Développements

Au sein d’un chant Constante Variable

Entre plusieurs chants Variable Constante

16 On peut constater cette relative invariance des développements en comparant deux à deux ces extraits de chants humains (A et B), produits par deux frères pour fêter la construction d’une maison, où les leitmotive sont en gras et les constantes des développements sont soulignées :

17 (A) homme de 40 ans, chant composé et recueilli en 2005

Owener axiter, owener axiter a, ikõrey xi C’est moi qui le dis vraiment, c’est moi qui le dis i vraiment, disent les aigles-harpies, n’est-ce pas

C’est moi qui le dis vraiment, disent bien les aigles- Owener axiter, ikõrey xa mammóyheperẽ harpies en apportant l’ossature de leur maison jusqu’à la kabi ter asabakãhresahraã kaled i, tasa ye fourche du grand châtaigner du Brésil, disent-ils, n’est-ce i pas

Owener axiter, owener axiter a, ğamebey C’est moi qui le dis vraiment, c’est moi qui le dis xi i vraiment, disent les guêpes noires, n’est-ce pas

Owener axiter, ğamebey xa C’est moi qui le dis vraiment, disent les guêpes noires en mammóyhekãyataga ye i, maloypóyhpami perçant le grand châtaigner sec, par peur du déluge, n’est- beka ye i, tasa ye i ce pas

Ãter bo pala maloypóyhpami beka palade C’est ceci que nous faisons par peur du déluge, nous pamawatãrapataga te ani ena ana po perçons notre arbre sec, disent-elles bien, n’est-ce pas yedekoy aye, la kaled i

18 (B) homme de 45 ans, chant composé et recueilli en 2005

Kanater ğamebey ağa kaytxer Sont-elles nombreuses les guêpes noires

Kanater ğamebey ağa kaytxer amawatãrapaã, Sont-elles nombreuses les guêpes noires à arranger te ikayã boliyã, te oliyã leur arbre sec, lui demandé-je, demandé-je, dit-on

Kanater ikõrey ağa kaytxer Sont-ils nombreux les aigles-harpies

Sont-ils nombreux les aigles-harpies à apporter Kanater ikõrey ağa kaytxer mammóyheperẽ leurs branches jusqu’à la fourche du grand kabi ter amaipeneposahraã asabakãramoga châtaigner du Brésil pour rassembler l’ossature de ikayã, te boliyã leur maison, lui demandé-je, dit-on

19 Cette stabilité des développements s’observe à l’identique entre ces deux extraits de chants chamaniques d’esprits aquatiques (C et D), distingués par leurs leitmotive :

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20 (C) Esprit Ğorpatih, « Crabe », chant recueilli en 2006

Soleba araaki, soleba araaki wa Les touffus arrivent, les touffus arrivent, oui

Les touffus sont arrivés, les touffus sont Soleba araaki, soleba araaki a ya arrivés, dit-on

Tu m’as invité à faire cela et à ce moment-là même, marchant sur notre eau immense et Enama yepere yeka te te oya tiga pamaihkinima ayugey infinie, je suis arrivé à ton invitation pour les yexipob yemãtẽ labaeykanarpõ gens des maisons en chantant ce que je chante maintenant

Les touffus sont arrivés, les touffus sont Soleba araaki, soleba araaki a ya arrivés, dit-on

Soleba araaki, soleba araaki wa Les touffus arrivent, les touffus arrivent, oui

Tu m’as invité à faire cela et à ce moment-là Enama yepere yeka te te oya tiga pamaihkinimaamadĩ même en face de notre eau immense j’étais pamaiporkãypabepesahr ã une plaque d’écume large d’une brasse

21 (D) Esprit Wabewewãrtih, « Celui qui reste dans la rive », chant recueilli en 2006

Les [esprits] ğoaney festoient, les ğoaney Ğoyaney jari, ğoyaney jari i festoient bruyamment, n’est-ce pas

Ğoyaney jari a ya Les ğoaney festoient bruyamment, dit-on

Tu m’as invité à faire cela et à ce moment-là Enama yepere yeka te te oya tiga pamaihkinima ayugey même, alors que les palmes d’eau marchaient yexipob yemãtẽ tiga yoikãr ğasopob yemãtẽ bruyamment, marchant sur notre eau labaeydawera immense et infinie, je suis arrivé à ton invitation au milieu des gens des maisons

Les ğoaney festoient, les ğoaney festoient Ğoyaney jari, ğoyaney jari i bruyamment, n’est-ce pas

Ğoyaney jari a ya Les ğoaney festoient bruyamment, dit-on

Tu m’as invité à faire cela et à ce moment-là Enama yepere yeka te te oya tiga pamaihkinima ayugey même je suis arrivé marchant sur notre eau yexipob yemãtẽ tiga pamaihkinimaamadĩ immense et infinie et alors même, en face de pamaiporkãypabepesahr ã notre eau immense, j’étais une plaque d’écume large d’une brasse

22 Leitmotive et développements permettent chacun de démontrer des compétences complémentaires. Les développements attestent toujours d’une compétence générale, tandis que les leitmotive relèvent d’une mise en œuvre particulière. Dans un chant

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humain, les développements certifient la capacité à produire un chant conforme aux lois du genre, car il faut respecter l’air et les métaphores le définissant ; le leitmotiv est le lieu de l’inventivité, où doit se dévoiler l’excellence singulière du chanteur. De même, dans les chants chamaniques, la capacité à conduire des développements démontre la maîtrise de la « langue des esprits » (soeyekoe), tandis que la mobilisation de nombreux leitmotive apparaît comme l’indice de la puissance du chamane – ou, du moins, de sa bonne volonté conjoncturelle, dans telle cure ou tel rituel – à convoquer de nombreux esprits.

23 Il existe enfin une certaine unicité des principes d’évaluation esthétique. La valeur esthétique du chant se concentre toujours dans le leitmotiv. Dans les chants humains, c’est par définition le leitmotiv qui permet le plus de liberté et d’inventivité mélodique et sémantique. Plus encore dans les chants chamaniques, où les développements suivent tous le même air, le leitmotiv constitue l’identité du chant et de l’esprit. Enfin les pratiques de chœur portent presque exclusivement sur les leitmotive – seuls ceux-ci sont repris en chœur par les gens ordinaires dans les rituels chamaniques. Il existe en outre une échelle de valeur esthétique commune aux chants humains et chamaniques. Ces derniers sont en effet explicitement désignés comme le degré suprême de l’activité lyrique et l’étalon de sa « beauté » (paor). Cela n’a rien de fortuit si l’on considère que le chant humain aspire à la longévité mnémonique : les chants chamaniques ne sont-ils pas répétés à l’identique depuis toujours ?

La langue des chants chamaniques

24 En dépit de la reconnaissance esthétique dont ils jouissent, les chants chamaniques sont considérés par les gens ordinaires comme des discours relativement incompréhensibles (kobahr : « ignorer »), particulièrement dans leurs leitmotive. Ils restent cependant des énoncés dotés d’une signification, potentiellement traduisibles en langue ordinaire. Une telle « traduction » systématique des chants chamaniques en suruí ordinaire permet de mettre en évidence un certain nombre de procédés d’obscurcissement du sens, qui peuvent être classés en trois types : linguistiques, logiques, sémantiques.

25 Les premiers de ces procédés affectent la compréhension à un niveau purement linguistique, de manière plus ou moins radicale. Au niveau phonologique, on note des déformations consonantiques : le terme ğannih, « ciel », devient ainsi kattih. On repère aussi des phénomènes de métanalyse, par exemple le syntagme soey-ikin-ikin-i (esprit- pluriel-voir-voir-non.assertif) devient soey-kini-kini, le morphème *kini n’existant pas. Au niveau lexical, la langue chamanique use de mots « inconnus ». Certains sont inconnus de tous, même des chamanes, comme le terme mağoratiğ, leitmotiv auquel nul ne sut donner un sens. D’autres, dans des développements, peuvent recevoir un sens hypothétique, inféré, par les chamanes, d’un contexte très large. Ainsi, par exemple, l’hapax motopkor reçoit le sens de « cuirasse de résine » dans l’énoncé motopkor yesapẽ yemani opiekamidna, « revêtir mes pieds d’un motopkor » d’après un épisode mythologique où un personnage s’enduit les pieds de résine. Certains mots subissent un changement de valeur aspectuelle : -akĩ désigne ainsi un état (« être grand ») et non plus un processus (« grandir »). Des particules syntaxiques subissent des altérations systématiques : le suffixe datif -kay devient -kayba, l’ablatif -pi devient -piba. L’usage des suffixes classificateurs est brouillé : ainsi dans le syntagme tamari-kihr-e-xeb (agami-

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blanc-conjonction-feuille), -seb, « feuille », se substitue à -sin, « poil, plume », donnant le syntagme inusité « feuille d’agami ». Enfin, au niveau syntaxique, certaines particules sont systématiquement surajoutées comme le démonstratif lointain ye- ou l’itératif - pere-, tandis que d’autres sont supprimées, comme les anaphoriques ee- et yed-. Ainsi l’énoncé : Ena-ma ye-pere yeka te te o-ya tiga o-mere-sabatẽ anaphorique-causatif [=inviter] démonstratif-itératif conjonction intensif intensif 1sg-non.testimonial conjonction 1sg-itératif-partir

26 serait en langue ordinaire : *Ena-ma yed-eka te o-ya ee-tiga o-labatẽ anaphorique-causatif [=inviter] anaphorique-conjonction intensif 1sg- non.testimonial anaphorique-conjonction 1sg-partir Tu [m’y] as invité [à] cela sans relâche alors même [que] je partais sans relâche

27 S’y ajoutent des modifications de l’ordre des mots : l’expression mere-oy-ka-saba (itératif-homme-datif-imperfectif), complément courant du syntagme précédent, serait en langue ordinaire oy-esaba-ka (homme-imperfectif-datif), « vers là où l’homme se trouvait ».

28 L’obscurcissement du sens induit par ces procédés linguistiques est renforcé par l’usage de procédés logiques, qui produisent des énoncés auxquels aucun sens non ambigu ne peut être attribué. On rencontre, dans les chants chamaniques, des contradictions de divers ordres. Les plus évidentes sont de simples contradictions in adjecto, telle l’expression ğara-peh-kata (forêt-espace-couper) « enclore la forêt », c’est-à-dire, dans le contexte suruí, « encercler l’environnement ». Plus perturbantes pour les auditeurs sont sans doute les antinomies portant sur les déictiques personnels. Dans cette catégorie, on relève non seulement des énoncés contradictoires, du genre pa-nağ-ey o-or (1pl.incl-ancêtre-pluriel 1sg-venir) « moi l’un de nos ancêtres à nous tous je viens », mais aussi des phénomènes d’inclusion paradoxale de l’auditeur dans des énoncés l’excluant : tout locuteur du suruí ne peut manquer de se considérer comme destinataire d’un discours où il identifie sans ambiguïté le pronom de la première personne inclusive du pluriel pa-, extrêmement récurrent dans ces énoncés qu’il ne comprend pourtant pas, paradoxe dont le sommet est l’expression typique des chants chamaniques pa-mere-ye-koe (1pl.incl-itératif-démonstratif-voix), « notre langue “toujours” à nous tous ». Cette difficulté d’identification des référents des déictiques se trouve souvent renforcée par l’indiscernabilité entre les énonciateurs potentiels du discours chamanique, l’esprit et le chamane. Les chants sont supposés être le discours direct de l’esprit, mais celui-ci y apparaît parfois à la première et à la troisième personnes dans la même phrase : l’esprit nommé Kadorotih, « Plumeau », chante : o-ya ye-bona pa-nağ-ey Kadoro-tih ye-mamner ka-xiter pa-mere-ye-koe ye-mãri 1sg-non.testimonial démonstratif-effort 1pl.incl-ancêtre-pluriel plumeau-esprit démonstratif-intensif datif-intensif 1pl.incl-itératif-démonstratif-langue démonstratif-parler Je me suis efforcé, moi, l’un de nos ancêtres à nous tous, ce Plumeau, de lui parler en personne dans notre langue de toujours à nous tous

29 L’esprit supposé parler par la bouche du chamane y décrit ce que, de fait, le chamane entend faire en le faisant parler. Enfin, certaines contradictions sont de nature performative, principalement par l’usage d’énoncés autoréférentiels, autoréférentialité souvent dénotée par des locutions adverbiales comme dans ce cas : Enama yepere yeka te bokosa tiga omerealape yeoga wá-xiter (parler-intensif) tiga yoikãr yesodug meykayba

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Tu m’as invité à faire cela et à ce moment-là même je n’ai pas fermé l’œil jusqu’à cette aurore-là en disant vraiment ce que je dis maintenant même et j’ai secoué les palmes pour vous

30 En outre s’ajoutent à ces procédés linguistiques et logiques des procédés sémantiques qui enrichissent et complexifient le sens – pour autant que l’auditeur ait surmonté les obstacles précédents. Outre l’évocation d’objets inconnus – tamarikihr, « agami blanc » –, ayant parfois un sens métaphorique – wakarob, « héron rouge », c’est-à-dire « ara » –, on rencontre des expressions dont il est difficile d’élaborer une interprétation pertinente, comme me-ey-ayxoh (chemin-pluriel-éteindre), « éteindre des chemins ». Certaines locutions semblent même relever du jeu de mots, sur le principe du calembour, tel le qualificatif ğapomnihpetor, « portant en diadème (ğapetor) l’obscurité (ğapomnih) ».

31 L’incompréhensibilité des chants chamaniques n’est cependant pas totale. En effet le nombre limité de ces figures finit par en rendre certaines au moins partiellement maîtrisables, à la manière d’un code assez basique. Certaines expressions très récurrentes peuvent être assez facilement décodées : beaucoup d’auditeurs ordinaires savent que la locution mere-oy (itératif-homme) désigne le chamane ou que le terme kador se substitue systématiquement au terme narayip, « plumeau rituel ». De même, par un raisonnement en termes d’oppositions contrastives, la plupart des adultes savent déduire que les expressions pamaihkinima et pağattih, apparaissant respectivement et systématiquement dans les chants des esprits aquatiques et des esprits célestes, ont trait l’une à l’eau (« notre eau infinie à tous ») et l’autre au ciel (« notre ciel à tous »). Une part considérable des procédés détaillés précédemment, qui s’appliquent à un petit nombre d’éléments ensuite combinés pour former les énoncés des chants, peut ainsi être partiellement décodée. Cette limite à l’inintelligibilité de la langue chamanique est nécessaire pour en faire une compétence vérifiable, sur laquelle un certain nombre de gens – au minimum l’ensemble des chamanes – peut s’accorder pour reconnaître un chant comme conforme et donc chamanique. Cette vérification intéresse tous les auditeurs car, si la vindicte qui menace les mauvais chanteurs est celle des esprits, nul ne souhaite bien sûr employer un mauvais chamane à son service.

32 Au regard de ces procédés d’obscurcissement du langage ordinaire et de leur champ d’application, le chant chamanique pourrait sembler se réduire à une technique de codage sommaire. De fait la langue chamanique diminue considérablement le nombre d’énoncés possibles : pour rester « compréhensibles », c’est-à-dire « traduisibles » en langue ordinaire, le nombre de métaphores et autres torsions doit rester limité. Cette langue tendrait à se réduire à une combinatoire avec un nombre relativement faible d’éléments. Il est donc surprenant que les Suruí persistent à décrire le pouvoir du chamane, non comme l’acquisition d’un nombre fini d’objets, mais comme l’accès à une compétence ayant un champ d’application potentiellement infini. En effet, la notion de « cœur » (agõa), à laquelle on fait appel pour désigner toute activité chamanique en tant que telle, dénote en suruí tout ce qui relève de l’intériorité, de l’inaccessible à autrui et donc de l’indétermination. La notion polysémique de -koe (« voix, langue, genre, ton, air »), utilisée pour décrire le discours chanté des chamanes, implique certes une réduction du champ sémantique couvert par un « genre » discursif (les esprits ne peuvent « dire n’importe quoi », pas plus que les chanteurs humains lors d’un rituel festif). Cependant cette notion désigne toujours une forme expressive, une « langue », qui ne peut être réduite à un unique énoncé7. Sans spéculer excessivement sur le concept de « langue » des Suruí (qui ne disposent pas d’autre terme que -koe pour

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désigner leur langue ou celle des étrangers), on peut se demander si le -koe chamanique mérite cette qualification : est-il plus que la somme des énoncés du nombre limité des chants connus ? permet-il encore de produire des énoncés à l’infini ? ou ne fait-il que répéter des énoncés fixes ? Questions délicates, puisque les Suruí affirment aussi refuser toute innovation en matière de chant chamanique. Or l’ensemble des chants chamaniques n’est pas un ensemble clos, notamment du fait de la distinction entre leitmotiv et développement. Dans les développements, une fois respectées certaines exigences qui attestent de la compétence linguistique à produire des énoncés susceptibles de passer pour chamaniques, on peut, dans une certaine mesure, recourir à la langue ordinaire ou à des structures tirées de celle-ci. Par exemple, à partir du terme tororo, idéophone substitut de mõbo, « cascade », un chant peut former le syntagme tororo-iway-ey (idéophone-maître-pluriel), « maîtres du glouglou » (i.e. autres esprits), sur le modèle de mõbo-iway-ey (cascade-maître-pluriel), « maîtres de la cascade », locution désignant ordinairement les ennemis humains. Quant aux leitmotive, où le sens compte peu, puisqu’il s’agit d’une simple identité, d’une sorte de nom propre lyrique, il existe une possibilité de les multiplier presque à l’infini, par des modifications minimes, portant notamment sur les idéophones. Ainsi l’esprit Ikõrnih, « Aigle-harpie », chante kattih xõrũ xõrũ, kattih xõrũ oğoy ; son « cousin » Ikõrud, « Petit Aigle-harpie », s’en distingue uniquement en substituant à l’idéophone xõrũ, « glatir », l’idéophone wuga, « battement d’ailes » dans son leitmotiv : kattih wuga, wuga, kattih wuga oğoy. Une dose d’« invention » de nouveaux esprits par ce procédé n’est pas à exclure.

33 Sous ses proclamations de fixité et de répétitivité – indéniables –, le chant chamanique paraît contraint de maintenir une certaine inventivité et des possibilités de renouvellement. En effet, privée de cette ouverture, la prétention à être « compris d’un coup » comme maîtrise pleine et entière d’une compétence linguistique, qui fait la spécificité de l’activité chamanique et la légitimité des chamanes, ne pourrait être maintenue : on pourrait aisément apprendre les chants un par un. La « langue » chamanique n’est donc que la résultante de la tension entre la nécessité de conserver une possibilité de vérifier une compétence, d’où découle une exigence de semi- compréhensibilité, et le refus de toute possibilité d’apprentissage initiatique.

Le style des chants « humains »

34 Visant à la singularité et à la perpétuation de son souvenir, le chant humain ne peut, lui non plus, se dispenser d’une certaine distinction par rapport au langage ordinaire, ce qui induit une opacification de son sens. Ici, seul le style peut jouer ce rôle de saillance : le contenu narratif d’un chant reste extrêmement pauvre et, concentré dans les développements, ne permet guère de distinguer un chant d’un autre au sein d’un même genre. Or cette exigence d’originalité doit être satisfaite au moyen d’un répertoire assez restreint, afin de rester conforme à un genre, défini par un petit nombre de métaphores contraintes. Dans ce cadre, l’originalité peut être produite de diverses manières. Dans les développements, les métaphores, bien qu’assez contraintes, s’engendrent parfois les unes les autres. Ainsi, à partir de la métaphore quasi obligatoire ikõr, « aigle-harpie », oiseau nidificateur, dans un chant de fête de construction de maison, d’autres métaphores ornithologiques, plus rares, peuvent parfois apparaître, comme kasar, « ara », entièrement immotivé dans ce contexte. Dans les leitmotive, on rencontre

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fréquemment des déformations phonologiques et des formules syntaxico-sémantiques idiosyncrasiques. Par exemple, l’énoncé onáhm, constituant presque à lui seul le leitmotiv d’un chant de fête d’essartage, réunit ces deux phénomènes : il s’agit d’une altération phonologique du syntagme o-náğ (1sg-tenir) « me tenir à la main », énoncé auquel il semble d’abord difficile d’attribuer un quelconque sens, avant que la suite du chant ne révèle qu’il faut y voir un jeu de mots condensant irrégulièrement o-nãbe-txáğ (1sg-hache-tenir) « tenir ma hache » – on aurait dû avoir i-txáğ (3sg-tenir) –, signifiant donc en quelque sorte « me tenir moi et ma hache en main [à son service] ». Ce cas répond pleinement à l’idéal esthétique qui régit ces innovations : la simplicité de la formule « bien trouvée », à la fois concise et sémantiquement riche.

35 Toutefois l’étude d’un grand nombre de chants, tant « beaux » que médiocres, révèle rapidement un style qu’on peut qualifier, d’un point de vue formel, de maniériste. Cela se marque par l’usage d’un registre lexical « soutenu », entièrement compréhensible, mais très peu usité dans le langage parlé ; ainsi les « ennemis » sont toujours désignés par le terme loykubey, vocable limpide, mais auquel le langage parlé préférerait lahdey. Le style chanté affectionne les périphrases, les tautologies et les génitifs autoréférentiels. Des expressions comme ğaratih-mağa-ba (grand.essart-faire- nominalisateur), « chose qui fait de grands essarts » (pour nãbea, « hache »), meko-ne- pami-b (jaguar-objet.second-peur-nominalisateur), « chose qui effraie le jaguar » (pour yab, « flèche ») ou ih-iway-ma-ih (bière-maître-possessif-bière), « bière du maître de la bière » sont caractéristiques de ce style. Cela peut produire des sortes de jeux de mots : Ikabi-ma-ih-kabi (mortier-possessif-bière-bénéfactif) eya lakatipereitxa te omaor a, omaor i Pour la bière de « ce qui est pour la bière » [mortier], tu m’as fait venir la faim au ventre, dit-on, tu m’as fait venir, n’est-ce pas

36 Cette tendance à la complexification syntaxique produit des énoncés comportant un bien plus grand nombre de subordonnées que le discours ordinaire (hypotaxe) : [Nan-ena bo-ğa, [ana bo-mere-ya sona], [[o-ma-ur-popi-ğar-e-maki sona po yedemi-ke] o-ya o-ma-xiener xa-ke-yã], [o-kere-ibita yã], o-ya ena yã] [interrogatif-anaphorique [1sg-datif démonstratif 1sg-itératif-non.testimonial souvent] [[1sg-possessif-arc-victime-chercher-conjonction-faire souvent intensif comme-pensée] 1sg-non.testimonial 1sg-causatif-prestigieux intention-pensée- non.testimonial] [1sg-dormir-sous non.testimonial] 1sg-non.testimonial anaphorique non.testimonial] Pourquoi, moi, de ce que je faisais toujours, j’y ai songé, songé que j’étais encore prestigieux, comme lorsque je traquais sans répit la victime de mon arc, pendant mon sommeil, dit-on ?

37 Ce maniérisme mène, dans certains cas, à une réversibilité quasi totale des métaphores, ainsi qu’en atteste la symétrie entre ce chant d’essartage [E], où le pécari, figure topique de l’ennemi, désigne l’arbre à abattre et ce chant de guerre [F] où la hache et l’arbre tiennent lieu de flèche et d’ennemi : [E] Ohgõakarniga meparayakadna mamẽbena yepi i Omaurpereka aar, aar oğabi L’angoisse a étreint mon cœur, de crainte de ce qu’il allait faire ensuite, cet ouvreur de piste, ce pécari, n’est-ce pas Il est tombé par le fait de mon arc, il est tombé pour moi [F] Kanater ğaratihmağaba ma aĩ Kanater onãbe ma aĩ, ippóyhka aĩ, aĩ oğabi Jusqu’où s’est-elle enfoncée la chose qui fait les grands essarts Jusqu’où s’est-elle enfoncée ma hache, dans le grand tronc, pour moi

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38 Du point de vue de leur forme linguistique et stylistique, les chants chamaniques semblent constituer un modèle implicite et inavoué que les chants humains n’arrivent jamais à égaler. Comme s’ils caressaient le rêve d’aboutir aux mêmes résultats que la langue chamanique – produire des objets aussi saillants et mémorables –, les chanteurs humains tentent de suppléer aux limites de leur inspiration en appliquant le même principe (torsions et altérations du langage ordinaire). Ces écarts doivent rester moindres, car ils ne peuvent se permettre de courir le risque de l’incompréhension – dans la mesure où ils doivent tout de même revendiquer des faits. Aussi, recourant à un petit nombre de techniques connues de tous, réussissent-ils rarement à produire des énoncés radicalement originaux.

Pragmatique : ironie et insolence

39 En revanche, sous l’angle pragmatique, les chants humains semblent mettre en œuvre une technique spécifique, s’écartant nettement des usages de l’énonciation ordinaire, en particulier par le type de relation qu’elle induit entre chanteurs et auditeurs. Ces chants se caractérisent par une structure énonciative complexe, qui affecte le jugement que les auditeurs peuvent porter sur le statut de ces énoncés, sur leur légitimité et sur le rapport entre ces énoncés et leurs énonciateurs. Le chant humain exploite largement les possibilités offertes par l’usage obligatoire du non-testimonial ya, qui englobe tout énoncé dans un « on dit » général. Nombre de chants renforcent ce désengagement de l’énonciateur et le complexifient par un enchâssement de citations de discours : on rencontre fréquemment des structures du type « on dit que je dis que j’ai fait », voire plus complexes, comme « on dit que je dis qu’il dit que j’ai fait ». Cela permet des énoncés auto-laudatifs qui se ménagent en quelque sorte une échappatoire au cas où ils apparaîtraient comme ridicules (Aikhenvald 2004, p. 226). En témoignent ces énoncés de chanteurs de prestige modeste, jeunes ou féminins : « “Ye bo paladnadetare sakah i, ğaratihmağa te paneikin ena i”, Ğurey ya oğay i », te boliyã. « “Oui, celui que nous connaissons bien va ouvrir un grand essart sous nos yeux à tous”, les Blancs diraient-ils de moi », c’est ce que je dis, dit-on. « One ikõrey ya mana téhreh mammóyheperẽkabi te, asabamaã te ana téhreh, awemamoga te, “Ãka paba maloypóyhpamibeka palabamaã ma” » awekay enareh, tasa enareh. « Ce n’est pas difficile pour les aigles-harpies de bâtir leur maison à la fourche du grand châtaigner du Brésil, de se rassembler pour dire “Bâtissons notre maison par crainte du déluge” », qu’ils le disent, qu’ils le disent tous.

40 Par un jeu sur les inversions de point de vue8, l’enchâssement des citations permet de produire des effets d’équivoque – d’autant plus déconcertants que la marque de la citation se place en suruí à la fin de la phrase. Ainsi, dans ce chant, l’auditeur ne découvre qu’au bout de trois minutes (sur six), que tout le discours qu’il a entendu jusqu’alors était énoncé du point de vue de l’ennemi : « “Alaatemiter, alaatemiter” oliyã, te oliyã… “Alaatemiter” oliyã », yaka makoy i. « “J’ai failli mourir, j’ai failli mourir”, dis-je, oui dis-je, dit-on… “J’ai failli mourir”, dis-je, dit-on », doit-il [= l’ennemi] dire là-bas

41 Cette même technique d’enchâssement peut engendrer un effet ironique – exploitant d’ailleurs une technique de plaisanterie courante chez les Suruí, la moquerie par citation du moqué. Cette ironie est particulièrement utilisée par les femmes qui se risquent à chanter :

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« Ana toyhxiyã » te ihiwayaihkanẽyey oğay ekanan ne kaledma ihiwayaihkanẽyeyibebnota te tamaihkabi oĩ ma ena, oma wa, oma ena. « C’est ainsi que nous autres faisons, dit-on » oui, bien que ceux qui désirent la bière du maître de la bière ne m’aient pas invitée ainsi, moi je suis entrée en le disant là où se trouve leur bière, à leur suite, ceux qui désirent la bière du maître de la bière, moi, oui, moi je l’ai déjà fait

42 Parmi les effets produits par l’usage de citations, on peut enfin noter l’ambivalence qu’induit l’insistance sur le statut du discours rapporté en tant que discours, pensée et représentation. Cela peut aussi bien signifier l’écart entre le discours et les faits que la puissance de l’intention modelant la réalité. Cette ambivalence se voit en particulier par le large usage d’un adverbe, kaled, qui problématise le rapport de l’énonciateur à son énoncé, avec un sens ambigu, allant de « il l’a dit à juste titre », jusqu’à « il n’a fait que le dire ». Ce terme reste toujours difficile à traduire, nécessitant généralement une glose tirée du contexte : « Paba agota eetiga ãikahbaã eid masayeyikahbpena eidğa yedeka eğay », kaled ola ikayã. Si nous allons prendre ces dents demain, alors nous te [fournirons] un collier de dents de singe à toi pour ta [femme], lui ai-je dit, moqueur [à un chasseur incapable], dit-on. Ete « Kixana ya iñan iter i » kaled ola tar ã. « Ce martin-pêcheur est un vilain » me répété-je amèrement, dit-on. « Iwekũyikin e oliyã » kaled tasa awekay i. « Cela me plaît » se disent-ils déjà, dirait-on. « Meyakadegeypi oğay ma » kaled ola takayã. « Donnez-moi de vos larves » leur dis-je sans espoir, dit-on. Ana bomereya sona, omaurmixakorka te omaurtáğ iter sona po yedemike oya omapağawarõm ne ke omaurtáğ iyã, oya ena yã, kaled oya ena yã. Ce que je faisais toujours, j’y ai songé, que j’étais [encore], arc en main, respecté de tous comme lorsque j’étais à la poursuite du tamanoir de mon arc, mon arc bien en main, oui dit-on, oui dans mon rêve dit-on.

43 Cette formulation ambiguë, cette énonciation équivoque et ce ton ironique des chants humains impliquent que leur tonalité générale, laissée partiellement à l’interprétation des auditeurs, peut osciller dans des nuances allant de la morgue à l’autodérision. Cette ambivalence ne va pas sans difficultés. L’ironie est un art qui exige une certaine modération pour ne pas tomber dans ce qu’on pourrait qualifier de bouffonnerie9, comme le montre le cas de chants jugés « ratés », tel celui-ci : « “Ano yakade mixağariga akerõm anie sakah i”, Ğurey ya oikin ena i », te boliyã. « “Voilà celui qui ne dort jamais de la nuit [= fait l’amour toute la nuit]”, les Blancs diraient-ils en me voyant », c’est ce que je dis, dit-on.

44 À rebours de ce que l’analyse montrait en matière linguistique et stylistique, sous l’angle pragmatique, ce sont les chants humains qui semblent offrir un modèle aux chants chamaniques. En effet les chants humains reposent sur une disposition assez simple : une opposition énonciateur vs auditeur, médiatisée par un « on dit », l’énonciateur cherchant à faire admettre au destinataire la vérité d’énoncés portant en dernière instance sur lui-même en les attribuant à ce « on dit » indéfini. Or les chants chamaniques complexifient ce face à face, du fait de l’ambiguïté propre à la langue chamanique. L’énonciateur y est ambigu – chamane ou esprit ? Le destinataire y reste indécidable – chamane ou patient ? L’auditeur y est à la fois nécessaire – comme patient ou commanditaire – et nié – par l’inintelligibilité. Étant donné les conditions d’énonciation – risque « mortel » pesant sur le chanteur – et les spécificités linguistiques de ces chants semi-incompréhensibles, cette configuration induit un

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registre chamanique distinct de celui des chants humains. À l’ironie laissant ouvertes les hypothèses de la morgue ou de l’autodérision, se substitue ici ce que, faute de terme mieux approprié, on pourrait qualifier d’insolence, narquoise et détachée : le chant suggère à l’auditeur des débuts d’interprétation, mais lui refuse un statut de destinataire et sape la légitimité de son interprétation, ou du moins de celle qu’il tenterait d’élaborer seul. Au lieu du « Vous savez ce que je dis et vous savez que vous ne pouvez le contredire parce que vous savez que cela pourrait vouloir dire autre chose » du chant humain, le chant chamanique propose un « Vous savez un peu ce que je dis mais vous savez ne pas pouvoir le dire ». C’est donc, semble-t-il, l’écart par rapport au langage ordinaire qui, par son degré et ses modalités, produit deux types d’attitudes spécifiques des auditeurs par rapport aux énoncés chantés : soumission à l’autorité du chant chamanique, contestation continuelle de la perfection du chant humain10.

Efficacité et fonctions du chant

45 On pourrait s’attendre à ce que ces attitudes aient un écho sur les fonctions de ces chants, notamment sur la présomption d’efficacité, thérapeutique ou autre, du chant chamanique – puisque c’est souvent un des critères motivant cette catégorisation au sein des genres lyriques. Or, pourtant, l’efficacité n’apparaît pas vraiment comme un caractère du chant, au sens où son énonciation serait susceptible de produire divers effets, bénéfiques ou nuisibles. Au contraire, non seulement les chants humains sont énoncés postérieurement à l’acte – ingestion de bière, meurtre, etc. – qui les motive, mais même les chants chamaniques semblent inutiles ou superflus aux fins explicites des activités dans lesquelles ils sont chantés : l’efficace de la cure est considérée comme reposant d’abord sur d’autres actes du chamane – ivresse tabagique et insufflations –, tandis que certaines activités constitutives de la puissance chamanique, comme l’agression magique, ne requièrent aucune énonciation verbale. Il existe d’ailleurs un statut de guérisseur silencieux (koro), distinct de celui de chamane (wãwã), décrit comme « quasi-chamane » (wãwã-kõb : chamane-presque), résultant d’une élection inaboutie. Celui-ci, qui ne maîtrise pas la langue chamanique et ne chante pas, exclu des rituels collectifs, ne traite les maladies que par une succion locale et muette, en état d’ivresse tabagique. Il est néanmoins réputé posséder un pouvoir thérapeutique équivalent, voire parfois supérieur à celui du chamane accompli et chanteur. Enfin, s’il y a un domaine où, chez les Suruí, on peut parler d’une évaluation « esthétique », au sens d’indépendante de critère d’utilité, c’est bien celui des chants chamaniques. Certains d’entre eux sont déclarés particulièrement « beaux » ou « bons en tant que chants » (ta-koe-paor iter : 3pl-voix-bon intensif), sans corrélation aucune avec la bienveillance et les vertus thérapeutiques des esprits qui en sont les auteurs et propriétaires. Ainsi le chant de l’esprit Winnih, très malveillant, est unanimement jugé magnifique, à l’égal de celui d’Ããritih, sans malice mais peu efficace, et au contraire de Mokóhba, entité dénuée d’animosité et au chant sans grâce, et d’Ikabitih, peu mélodieux et funeste.

46 Commentaire redondant ou postérieur à l’action, le chant ne semble avoir de prise que sur son inscription dans le temps. Le chant implique en effet un rapport spécifique au temps, en particulier par la constitution d’événements s’opposant à la routine de l’existence villageoise. Cela se remarque d’abord dans l’usage fréquent des chants humains comme repères temporels. Ceux-ci servent en effet de jalons « historiques »

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permettant d’ordonner les événements les uns par rapport aux autres : une anecdote – chasse miraculeuse, blessure, querelle, etc. – sera souvent située dans le passé par le cycle festif au cours duquel elle a eu lieu et par un chant qui y a été produit. Lorsqu’un chant est rechanté, un auditeur qui avait assisté à son énonciation initiale saura toujours indiquer « quand » celle-ci a eu lieu – i.e. l’âge qu’il avait, le lieu, le « maître » de la bière consommée, les autres chants chantés avant et après. Le rôle de jalon du chant n’apparaît probablement nulle part mieux que dans la toponymie – celle-ci est un instrument de datation, permettant de situer les événements en fonction du village où l’on résidait lorsqu’ils ont eu lieu. Alors que les villages récemment abandonnés sont dénommés d’après des traits matériels (végétation endémique, configuration des maisons, etc.), les désignations de villages anciens, dont la localisation spatiale est très incertaine – en particulier ceux dont tous les résidents sont aujourd’hui décédés –, sont souvent tirées de métaphores jugées originales d’un chant qui y a été composé : Yoykapsiwaba, « Lieu où l’on but du jus de patauá », Lorğapsiwaba, « Où l’on but du jus de lorğap » (n. i.), Marãyasiwaba, « Où l’on but du jus de canne à sucre », etc., chacune de ces boissons étant une métaphore de la bière inventée et chantée lors d’une fête en ces lieux.

47 Le rôle des chants humains ne se résume pas à un simple usage de repère. L’énonciation lyrique marque aussi l’accomplissement, la conclusion d’une série d’actes – au minimum, la mise au défi de la production de bière, la production de biens de compensation de celle-ci (colliers, flèches, viande) et, enfin, sa consommation. Aussi chaque genre lyrique est-il désigné par l’activité que la fête de boisson conclut : ğa- mağa-wewá (essart-faire-chant), « chant [de fête] d’essartage », mokãy-kar-ewá (feu- chercher-chant), « chant [de fête] de ramassage de bois », ğer-mabi-ewá (chasser-locatif- chant), « chant [de fête] de retour de chasse », etc. La postériorité du chant à son activité motivante s’inscrit dans une éthique générale de la lenteur et de la patience propre aux Suruí. Le propre d’un grand homme est de savoir attendre le moment opportun pour prendre une initiative et réaliser sans délai son objet, sans avoir pris le risque de dévoiler des désirs irréalisables qui attesteraient d’une part de faiblesse et d’impuissance – et non pas d’élucubrer des projets, de sombrer dans la vantardise velléitaire et vaine inhérente à la jacasserie féminine. Chanter après et, pour ainsi dire, « sur le socle » de l’événement accompli s’oppose au bavardage stérile précédant, différant, voire entravant, l’action fantasmée11. Ainsi la métaphore de prédilection des chanteurs pour s’auto-décrire est l’aigle-harpie, incarnation par excellence de la « grandeur » : tueur planant silencieux et impassible, dont la patience infinie n’a d’égale que l’action foudroyante. Dans un récit quelconque, le rappel du chant d’une fête pouvant apparaître comme l’aboutissement d’une série d’anecdotes sert d’ailleurs souvent de conclusion ou, tout au moins, de butée, sur laquelle le narrateur s’arrête, avant éventuellement de passer à une autre série narrative. On notera enfin qu’a contrario il existe tout un ensemble de (non-)événements qui ne peuvent être chantés, c’est-à-dire de faits qui, pour saillants qu’ils puissent paraître à un regard étranger, n’ont pas semblé aux Suruí dignes d’être célébrés : citons ainsi la naissance, le mariage, la mort. Ce dédain s’explique parce qu’il s’agit là, pour les Suruí, non pas d’accomplissements, mais d’amorces de processus – en l’occurrence, de formation d’individus, de familles, d’esprits ancestraux.

48 Il semble toutefois que cette analyse sied mal aux chants chamaniques. Ceux-ci, répétés quasiment à l’identique à chaque énonciation, semblent peu soucieux de distinguer des événements. Leur temps apparaît comme une durée distendue et exposée ; ils ont

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plutôt tendance à décrire des processus répétitifs que des actes isolés. Plus exactement, ils décrivent des événements relativement cruciaux – la venue de l’esprit au chevet du malade – comme des processus répétitifs. En atteste l’omniprésence d’une particule, - pere-, de valeur itérative, qui s’infiltre dans nombre de syntagmes de la langue chamanique, bien au-delà de sa fréquence ordinaire : Ena-ma ye-pere yeka te te o-ya tiga o-mere-sabatẽ mere-oy-ka-saba. anaphorique-causatif [=inviter] démonstratif-itératif conjonction intensif intensif 1sg-non.testimonial conjonction 1sg-itératif-partir itératif-homme-datif- imperfectif. Tu as invité à cela sans relâche alors même je partais sans relâche là où se trouvait l’homme sans relâche.

49 Paradoxalement, ce trait contamine fortement les chants humains, qui font eux aussi un large usage de la particule -pere-, ce qui pourrait sembler contradictoire avec le rôle qu’on vient de leur attribuer – paradoxe qu’on ne peut traiter à la légère, dans la mesure où ladite particule vient se nicher jusque dans le terme désignant la spécificité de l’énonciation lyrique : merewá (itératif-parler) !

50 Cette combinaison paradoxale d’une fonction de césure événementielle et d’une forme essentiellement répétitive s’explique dès lors qu’on prend en compte une autre dimension de l’accomplissement que dénote le chant, humain en particulier. Le chant est l’achèvement de l’individuation de l’individu (à laquelle contribuent bien d’autres facteurs, ses actes en premier lieu). L’énonciation lyrique dans le contexte festif est non seulement la preuve de la capacité d’un homme sinon à diriger, du moins à être accepté, au sein d’une faction rituelle, mais encore, en tant que composition d’un chant original, la démonstration de sa capacité à se singulariser au sein de ce collectif qui l’a accepté ou suivi. Le chant en tant qu’objet est la substance même de l’individu, son élément le plus durable : c’est par ses chants qu’on évoque un homme décédé – l’énonciation des noms personnels des morts est prohibée – et qu’il subsiste dans le souvenir de ses descendants. Les chants humains ne se limitent pas à dénoter la singularité de leur auteur par leurs différences stylistiques : à travers leur description d’un événement comme processus répétitif, ils paraissent viser, à partir de cet acte, à constituer ce haut fait en (auto-)définition de l’individu. Cet acte ponctuel et la manière de l’énoncer deviennent l’indice d’un mode d’être propre, celui de sa grandeur individuelle : Ye te o-ya o-ma ma-mokãy-ariga te o-mere-de sona epitxa te e-ğa-yã o-mere-kanẽ e-marija- be-maki e-ğa-yã, ye te wa ena e-ğa-yã. démonstratif intensif 1sg-non.testimonial 1sg-causatif indéfini-feu-chaque intensif 1sg-itératif-testimonial souvent conjonction intensif 2sg-datif-non.testimonial 1sg- itératif-vouloir 2sg-ivre-conjonction-faire 2sg-datif-non.testimonial démonstratif intensif exhortatif anaphorique 2sg-datif-non.testimonial. Je te dis que moi je t’ai enivré, toi qui aimes [ma bière] sans relâche, parce que je suis celui qui a sans relâche et toujours ramassé du bois sec de chaque espèce, je te le dis, dit-on.

51 Évoquer un événement relativement ancien, c’est donc concrètement citer les chants de son ou ses protagonistes, ce qui revient à décrire ces derniers selon leur style propre, en attribuant à chacun une manière d’être stable, idéale et singulière. Or, comme ces événements sont en tant que tels tous très semblables – il ne s’agit jamais que de boire de la bière –, ce qui subsiste dans la mémoire des participants, des spectateurs ou de leurs descendants, ce sont les chants dénotant et décrivant des individualités. Cette efficacité individuante est le propre du chant en tant que forme : si

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le chant humain est agent d’individuation du chanteur, c’est aussi le cas du chant chamanique, puisque le chant constitue presque toute la réalité de l’esprit auteur. Les descriptions morphologiques ou éthologiques que les chamanes peuvent donner des esprits sont assez pauvres et instables. Leur nom même, éponyme d’une espèce naturelle, s’explique souvent par le contenu du chant, tout lien « réel » (engendrement, élevage, etc.) avec les êtres naturels étant systématiquement refusé. Ainsi la seule motivation du nom de l’esprit Mekopebabtih, « Martre » (Eira barbara) est qu’il se décrit, dans son chant, comme lascif et amateur de miel.

Destin des chants et des chanteurs

52 Cette fonction individuante du chant, s’appliquant tantôt à l’auteur humain, tantôt à l’auteur spirituel, permet de comprendre la fortune mémorielle des chants et la destinée sociologique des chanteurs de chaque genre. D’un point de vue sociologique, le destin des chanteurs humains semble tendre vers le silence, ou du moins la réserve, attitude qu’adoptent les plus prestigieux d’entre eux. Dans la mesure où il prétend démontrer le savoir et énoncer la grandeur des actes de son auteur, le chant humain expose inévitablement cette réputation au risque d’être contestée, discutée ou rabaissée : tel chant était-il aussi beau que tel autre ? Les actes accomplis méritaient-ils une célébration si tapageuse ? L’excellence la plus évidente et assurée étant celle qui n’a pas à s’énoncer, l’achèvement du chant, au sens de son degré suprême, ou plutôt de la limite vers laquelle il tend, c’est donc logiquement le silence, lorsque la grandeur du grand homme n’a plus besoin d’être proclamée – d’où le silence relatif des « maîtres de la lumière ». Inversement, l’excès de chant chez les jeunes gens friands de genres mineurs (i.e. motivés par des actes triviaux : chasse, rêve, etc.) équivaut à sa dévaluation. Du point de vue mémoriel, le destin des chants humains semble être le recyclage : être repris et rechantés à diverses échelles. À court terme, ils sont repris, comme jalons de récits ou dans un simple usage récréatif (divertissement au travail, par exemple), par tous ceux qui, parmi les auditeurs, en ont apprécié la beauté. Cette reprise est la preuve de la « célébrité » et de la reconnaissance pour laquelle rivalisent les chanteurs d’une même faction. À plus long terme, au-delà de la durée de vie du chanteur, ses chants lui survivent par ces reprises. Au cours de ces citations successives, qui peuvent en préserver certains sur soixante-dix, voire quatre- vingts ans, les chants subissent cependant un processus de réduction, au terme duquel ne subsistera que leur leitmotiv – c’est presque tout ce qu’on peut reproduire des chants après deux générations d’écart. Enfin, lorsqu’au bout de deux ou trois générations, le souvenir du chanteur s’estompe de la mémoire de la plupart des auditeurs potentiels, les chants d’un mort finissent probablement par fournir un stock de figures, d’airs et de métaphores : une ressource dans laquelle ses descendants peuvent discrètement puiser leur inspiration. Ce recyclage sera d’autant plus légitime – moins contestable – que le plagiaire sera proche (en ligne agnatique) du plagié. De ce fait, on peut dire que le chant est non seulement le garant du souvenir des ancêtres, mais aussi leur substance même – d’où l’oubli nécessaire des ancêtres, comme auteurs propriétaires d’un certain nombre de styles, afin de pouvoir produire de « nouveaux » chants, c’est-à-dire de nouveaux individus.

53 Ce processus ne peut avoir lieu avec les chants chamaniques : ce principe d’oubli et de renouvellement est interdit par l’immutabilité des chants chamaniques, indéfiniment

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répétés à l’identique, directement inspirés par les esprits, empêchant ainsi l’individualisation du chamane en tant que chamane. En retour, cette immutabilité assure la constitution du groupe des chamanes en tant que collectif disposant de capacités spécifiques égalitairement possédées par ses membres, ce que proclame la théorie de l’accès à la compétence chamanique par voie d’élection. Aussi le chant chamanique apparaît-il comme un piège sociologique : par cette activité lyrique, on peut se faire soudainement reconnaître un statut non ordinaire, on peut en quelque sorte court-circuiter l’acquisition progressive et patiente du prestige du « savoir » à travers les fêtes et les chants, mais on s’enferme dans une technique qui tend à l’anonymat du chanteur et fait obstacle à son individuation. Un chamane ne laisse guère de souvenir en tant que chamane, s’il n’était pas aussi un grand producteur de chants humains. Les guerriers les plus prestigieux, ceux dont le souvenir subsiste plusieurs décennies après leur mort, se sont d’ailleurs souvent dispensés de maîtriser les pouvoirs chamaniques, construisant leur gloire sur leurs seuls exploits belliqueux et festifs. L’excellence du chamane (en tant que chamane) reste toujours inférieure à celle du grand homme chez les Suruí. Son activité est d’ailleurs toujours subordonnée, puisqu’il ne peut l’exercer qu’au service de l’homme fort de sa faction. Parallèlement, l’existence du chant chamanique reste toujours précaire, menacée par le pouvoir muet et efficace des koro, ces « quasi-chamanes » qui semblent prétendre, en se passant du chant dans leurs activités thérapeutiques ou agressives, pousser ce court-circuit à son degré ultime. Tout l’enjeu de la pratique du chamanisme, et en particulier la solidarité des chamanes dans les rituels collectifs et leur officielle égalité de puissance, est peut- être de conserver un espace propre, entre le chant humain qui n’a d’autre finalité que sa propre énonciation et l’efficacité directe et silencieuse du « quasi-chamanisme ».

54 Ces divergences de résultat entre ces formes lyriques et, au-delà, entre les destins de leurs énonciateurs, à partir d’une parenté indéniable, s’enracinent dans les possibilités d’écart par rapport au langage ordinaire que s’autorise chacun de ces genres et dans les usages que chacun en fait. En maximisant cet écart, le chant chamanique est condamné à la répétition à l’identique, donnant un pouvoir général et indifférencié entre tous les individus qui le pratiquent, formulé en termes de tout ou rien. En le minimisant, le chant humain suscite une exigence d’originalité et de renouvellement qui lui confère un pouvoir individuant et en fait un instrument au service de la grandeur personnelle. Dimensions sociologiques et techniques rhétoriques apparaissent ainsi intimement liées dans l’art lyrique suruí.

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VIVEIROS DE CASTRO Eduardo 1992 From the enemy’s point of view, University of Chicago Press, Chicago.

NOTES

1. Les Suruí, ou Paiter selon leur autodénomination, contactés en 1969, vivent depuis sur la Terre indigène Sete de Setembro (Rondônia et Mato Grosso) et comptent aujourd’hui environ un millier d’individus. Divisés en quatre clans exogames démographiquement très inégaux, traditionnellement chasseurs et horticulteurs, résidant concentrés en un ou deux gros villages, leur mode de vie a subi de profonds changements depuis le contact avec la société brésilienne : désormais dispersés en petits hameaux, insérés dans l’économie d’une région de colonisation agricole, vivant de la culture du café et de l’exploitation forestière, convertis au protestantisme, ils ont largement abandonné les activités rituelles décrites ici. Les seuls travaux ethnographiques publiés à leur sujet sont ceux de Mindlin (1985 ; 1995). On trouvera des informations sur les fêtes de boisson tupi-mondé dans les travaux de Dal Poz (1991) et sur leur musique dans ceux d’Ermel (1988), recueillies chez les Cinta-Larga, voisins orientaux des Suruí. Le corpus de chants sur lequel se fonde notre analyse rassemble une centaine de chants du type que nous désignons comme « humain » (recueillis auprès d’une vingtaine de chanteurs) et une cinquantaine de

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chants chamaniques (interprétés par un unique chamane). À l’exception d’un tiers du corpus humain, recueilli à l’occasion des festivités entourant la construction d’une maison, ces chants ont été recueillis hors contexte, à notre requête principalement, durant un terrain de quinze mois en 2005-2007 – dans le cas des chants humains, il s’agit alors toujours de chants ayant passé l’épreuve de la remémoration, parfois plusieurs décennies après leur composition. Ils ont été traduits mot à mot, avec l’aide d’informateurs et parfois des chanteurs eux-mêmes. Ce corpus, non seulement pour les chants humains, mais aussi pour les chants chamaniques, ne représente qu’une faible part de la somme des chants potentiellement disponibles. Toutes les analyses morphologiques et syntaxiques sont de notre responsabilité de non-linguiste. Je remercie Pierre Déléage pour la relecture de cet article, dont une première version avait été présentée au séminaire du Laboratoire d’anthropologie sociale en décembre 2008. 2. La fête de bière n’est certes pas le contexte unique de la production de chants humains. Outre sa diversité interne en espèces de fêtes liée chacune à une activité particulière (essartage, ornementation corporelle, etc.), d’autres contextes peuvent être prétextes au chant, la guerre au premier chef, mais aussi la chasse ou le rêve. Nous traiterons cependant ici l’ensemble de ces chants et contextes comme un genre unique, dont l’unité réside dans deux traits : d’une part, tous ces contextes incluent une relation agonistique à des êtres extérieurs au groupe des chanteurs potentiels (producteurs de bière, ennemis, proies), d’autre part, les relations entre ces chanteurs prennent la forme de la rivalité et de la lutte pour la reconnaissance. 3. Cette idée est récurrente dans les traditions chamaniques tupi (Viveiros de Castro 1992, p. 224 ; Oakdale 2005, p. 84). 4. Cette attitude se voit particulièrement dans un cas extrême : les tentatives féminines de chant. On incite parfois les femmes à se lancer dans cette activité masculine, tout en sachant qu’elles n’y arriveront pas, ne serait-ce que du fait de leur position et des métaphores contraintes des chants. Ces contraintes ne peuvent être contournées qu’à condition de parvenir à manier très audacieusement l’ironie, ce à quoi seules quelques femmes dotées d’une exceptionnelle assurance et souvent âgées se risquent. 5. Certains chants peuvent être occasionnellement accompagnés ou précédés par le son des flûtes. 6. Les chants chamaniques sont dépourvus des marques du discours rapporté, telles qu’on les trouve notamment dans la mythologie, et qui recourent à une combinaison des modes testimonial et non-testimonial (« j’ai été témoin [de] du fait qu’on rapporte [ya] ceci… »). 7. Même les -koe les plus rudimentaires sont susceptibles d’exprimer plusieurs significations : les cris des espèces animales (sobag-ey-e-koe : gibier-pluriel-conjonction-voix) peuvent en général exprimer tant le consentement à s’offrir au chasseur que le refus. Inversement, tout -koe, sauf peut-être la langue suruí ordinaire, conçue comme « notre langue à tous » (pa-ğoe : 1pl.incl-voix), est restreint à un champ d’énoncés pertinents plus ou moins limité : il y a des énoncés suruí qu’on juge impossibles à formuler en portugais (yara-koe : Blanc-voix), faute de lexique adéquat. 8. Phénomène fréquent dans les chants tupi liés aux activités agonistiques (Viveiros de Castro 1992, p. 243 ; Fausto 2001, p. 353 ; Oakdale 2005, p. 126). 9. La justesse du ton d’un chant dépend de conditions qui sont en partie au moins préalables au chant. C’est en fonction de son statut, de la « grandeur » qui lui est reconnue, qu’un individu peut s’autoriser tel ou tel degré d’ironie ou de vantardise. 10. Pour un phénomène comparable, voir Sherzer (1974). 11. On objectera à notre analyse le cas des chants de départ à la guerre, à la chasse, de construction de maison, qui sont chantés « avant » l’événement. Outre le fait qu’à chacun de ces chants correspond un genre postérieur à l’acte en question, en général plus valorisé, il nous semble que, dans la mesure où ces « chants d’avant-acte » s’appliquent à des activités collectives, il faut les considérer comme des moyens de réserver une initiative ou autorité sur des événements à venir et subséquemment sur les droits à chanter postérieurement sur ces faits.

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Cette assise du chant sur l’acte définit aussi les genres lyriques masculins chez les Cinta-Larga (Ermel 1988, p. 136).

RÉSUMÉS

Invention et interprétation : chants de boisson et chants chamaniques chez les Suruí du Rondônia. Cet article examine les techniques rhétoriques mises en œuvre par deux genres de chants rituels des Suruí du Rondônia, chants de fête de boisson et chants chamaniques, notamment les écarts par lesquels la langue et l’énonciation rituelles se distinguent du discours ordinaire. Ces procédés rhétoriques trouvent un écho au niveau sociologique, à travers le statut du chamane et celui du grand homme dans ce groupe.

Invention and interpretation: drinking songs and shamanic songs among the Suruí of Rondônia. This article compares the rhetorical techniques of two types of ritual songs among the Suruí of Rondônia: beer festival songs and shamanic songs, with regard to their specific ways of differentiating ritual language and enunciation from ordinary discourse. These rhetorical techniques echo the sociological statuses of great men and shamans among this people.

Invenção e interpretação : músicas de cauinagem e músicas xamânicas dos Suruí do Rondônia. Este artigo compara as técnicas retóricas de dois tipos de cantos rituais dos Suruí do Rondônia : cantos de cauinagem e cantos xamânicos, do ponto de vista das diferenças específicas que, em cada caso, distinguem a língua e a enunciação rituais do discurso ordinário. Estas propriedades retóricas parecem ligadas aos estatutos sociológicos respectivos do homem forte e do xamã nesse povo.

INDEX

Thèmes : Anthropologie, Ethnolinguistique Index géographique : Amazonie, Brésil, Rondônia, Suruí Palavras-chave : cantos rituais, cauinagem, xamanismo Keywords : beer festival, ritual songs, shamanism Mots-clés : chamanisme, chants rituels, fête de boisson

AUTEUR

CÉDRIC YVINEC

EHESS/Laboratoire d’anthropologie sociale, 52 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris [[email protected]]

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Sisyawaytii tarawaytii : sifflements serpentins et autres voix d’esprits dans le chamanisme quechua du haut Pastaza (Amazonie péruvienne)

Andréa-Luz Gutierrez-Choquevilca

NOTE DE L’ÉDITEUR

Manuscrit reçu en novembre 2009, accepté pour publication en décembre 2010

sisyawaytii sisyawaytii sisyawaytii sisyawaytii

tararawaytii tararawaytii tarawaytii

1 L’exorde de ce chant thérapeutique ikara dont nous sommes parvenus, à l’issue d’une exégèse concertée avec le récitant, à reconstituer l’ossature significative, peut paraître obscur au premier abord. Fondé sur le travail de la matière phonique du langage, cet exorde n’en est pas pour autant dénué de signification. Chaque image sonore évoque un aspect particulier de l’apparition de l’esprit de l’anaconda lors du rituel thérapeutique orchestré par le chamane quechua (yachak). L’élaboration phonique de cet énoncé contribue à modifier l’effet pragmatique obtenu dans la cure : l’esprit ophidien (référent et destinataire de la parole chamanique) n’est pas seulement désigné, il est

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littéralement rendu présent, ici et maintenant, par la voix du récitant. Notre tâche sera de restituer ici les implications d’une telle « mise en présence » inaugurée par la parole rituelle, en nous fondant sur quelques exemples issus d’un répertoire de chants quechua d’Amazonie péruvienne.

2 Si de nombreuses études consacrées aux traditions orales amazoniennes ont insisté sur le caractère ésotérique de certains corpus, peu d’attention a été accordée aux formes linguistiques onomatopéiques, à de rares exceptions près – dans les chants thérapeutiques urhnari des Ayoreo (Sebag 1965, pp. 96-99), les chants malikai des Wakuénai (Hill 1993, pp. 107-108) ou lors des transformations rituelles opérées par les vocalises monosyllabiques des Matis (Erikson 2000, p. 49). Ce n’est point faute de manquer d’exemples, parmi les langues amérindiennes, de l’usage de formes idéophoniques1 dans l’exercice de la parole vive. On trouve la trace de ce mode expressif dans de nombreuses langues amazoniennes : les langues carib, gê, tupi, jivaro ou quichua (Basso 1985 ; Popjes et Popjes 1986 ; Crofts 1984 ; Hendriks 1993 ; Nuckolls 1996 ; Kohn 2005). Néanmoins, la place exacte occupée par cette modalité expressive dans l’économie de la parole rituelle n’a fait l’objet, à ce jour, d’aucune étude détaillée. La particularité linguistique des images sonores – leur nature indexicale et iconique – exige de renoncer à une approche sémantico-référentielle stricte, dont les limites ont été déjà pointées dans la littérature (Graham 1994 ; Townsley 1993 ; Déléage 2009). Dans les Mythologiques, Claude Lévi-Strauss (1971, p. 601) traçait une ligne de recherche analogue lorsqu’il jugeait productif de s’abstenir « de rechercher ce que disent ces paroles rituelles, pour se limiter à la seule question de savoir comment elles disent ». Cette critique se fonde sur un constat : le sens attribué au discours rituel n’est pas tant de l’ordre d’un contenu explicite transmis par le spécialiste rituel – ce contenu étant la plupart du temps d’ailleurs, tout simplement inintelligible au néophyte2 –, que de l’ordre de la performance accomplie à travers l’énonciation et l’interaction rituelle. La parole rituelle est performative dans la mesure où elle transforme les partenaires réels ou fictifs de l’interaction et la nature même du dispositif communicatif mis en jeu, générant une série d’inférences nouvelles sur le statut des participants. Si, entre autres, une explication sociologique3 permet de mieux cerner l’efficacité des discours prononcés lors de cérémonies collectives en Amazonie, d’autres outils analytiques semblent requis par l’investigation des productions orales confinées à la sphère privée. Plusieurs travaux consacrés aux traditions orales des sociétés de langue carib (les Kalapalo et les Xavante), de langue arawak (les Wakuenai) ou de langue pano (les Sharanahua et les Marubo) ont démontré la nécessité d’inclure la dimension intersémiotique de ces productions rituelles (impliquant une pluralité de modes expressifs : gestes, sons onomatopéiques, musicalité), mais également l’articulation avec d’autres registres de savoirs, tels que mythes, récits de visions ou encore certaines compositions iconographiques où affleurent pléthore d’indices concernant la forme des énoncés rituels et la position pragmatique occupée par le récitant au cours de l’interaction (Basso 1985 ; Graham 1994 ; Hill 1993 ; Déléage 2009 ; Cesarino 2008)4. Une telle démarche sensible à la dimension réflexive qui émaille ces énoncés – un ensemble d’indices métadiscursifs – pourrait permettre de cerner plus précisément l’effet pragmatique produit par l’usage d’une langue obscure ou masquée sur la définition de l’autorité discursive. Qui parle et qui sont les partenaires réels ou fictifs de l’interaction rituelle ? Quelles conditions l’acte de parole doit-il satisfaire pour instaurer ce rapport communicatif ? C’est la voie que nous tenterons de suivre ici, en articulant une analyse

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linguistique détaillée avec une description du contexte d’énonciation et du mode d’apprentissage des chants rituels quechua du haut Pastaza péruvien.

3 Au sein du répertoire5 quechua, deux genres seront explorés : les chants cynégétiques kayachina et les chants thérapeutiques ikara qui ont pour dénominateur commun un usage intensif du symbolisme sonore. Quelle logique se trame derrière l’ensauvagement tout contrôlé de la voix du chasseur ou de celle du chamane, défiant les règles de l’expression humaine ordinaire ? La voix gutturale du maître du gibier « kurun kurun kurun », le sifflement serpentin de l’anaconda « sisya-waytii » ou le surgissement aquatique des dauphins « takarara-waytii » nous livrent autant de perceptions originales des entités peuplant l’univers chamanique des Quechua d’Amazonie. En l’absence de plus amples descriptions visuelles, ces images sonores mettent à nu le « visage acoustique » des esprits, réunissant peu ou prou toutes les caractéristiques d’un « masque » : le pouvoir de montrer et de dissimuler à la fois, dotant quiconque l’arbore d’une identité instable, plurielle, incertaine. À l’instar des cris stéréotypés amorçant la métamorphose féline des chasseurs matis, une curieuse transformation subjective se profile dans l’usage d’une langue saturée d’onomatopées animales. Sur le plan poétique, les icônes sonores contribuent à mettre en abîme la voix de l’énonciateur. J’examinerai successivement le rôle des mécanismes de citation d’une voix surnaturelle observés lors de la transmission des chants rituels, puis leur reconduction au sein de la structure poétique des énoncés, en dévoilant les implications mutuelles de ces deux types de savoirs : le discours sur l’apprentissage et le savoir constitué par les énoncés rituels proprement dits. La tension entre la valeur d’index et d’icône véhiculée par le langage expressif sera interrogée tout au long de l’analyse. Nous dévoilerons, en dernière instance, dans le contexte du chamanisme thérapeutique, comment une structure polyphonique se met en place à la faveur d’un dialogue subrepticement instauré entre le chamane et les esprits pathogènes tout au long de la séance rituelle.

Acoustique : « Grand-mère ! Pourquoi le petit duc rit-il ainsi : ku’ ku’ ku’ ? »

4 C’est en février 2008 au cours d’un séjour dans la communauté quechua de Sabalo Yacu sur le haut Pastaza péruvien6 que j’enregistrai presque par hasard une conversation entre l’une de mes amies et informatrices principales, Ignacia Butuna Pinche, et sa petite fille âgée de huit ans, Sisimpa. Ma vieille amie narrait un épisode douloureux de sa vie. Elle avait été victime d’un violent accès de fièvre diagnostiqué par le chamane Kisto du village voisin comme l’effet d’une attaque d’esprit petit duc urkututu supay, survenue à la suite d’un rêve. Comme pour ajouter quelque piquant à l’histoire, elle se mit à imiter le « rire » de l’esprit « ku’ ku’ ku’ », suscitant dans la maisonnée une vague de murmures hilares. Sa petite fille, Sisimpa, fort amusée et intriguée à la fois, s’immisça alors dans la conversation :

Sisimpa : - Grand-mère ! Pourquoi le petit duc (Otus choliba) rit-il ainsi : « ku’ ku’ ku’ » ?

- C’est qu’il arrive pour t’ensorceler [littéralement : « serrer ton âme »] peut-être. Tu as Grand- rêvé « sucré », il t’embrasse, te « fait jouer » et à ton réveil, c’est pour cela qu’il chante mère : encore…

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Sisimpa : - Mais pourquoi rit-il ainsi « ku’ ku’ ku’ » ?

Grand- - Depuis toujours, il rit ainsi véritablement. mère :

Sisimpa : - Riait-il ainsi de ton âme ?

Grand- - Heu… Là bas, paraît-il, à Soplin, j’ai été ensorcelée, je suis tombée malade. Kisto [le mère : chamane de Soplin] m’a soufflé [du tabac].

Sisimpa : - Était-ce une personne jadis ?

- Qui sait ? peut-être, je n’en sais rien… Regarde, il vient de loin pour nous ensorceler Grand- [ou « serrer »] lorsqu’il nous a repérés… L’esprit petit duc dit « ku’ ku’ ku’ ku’ » c’est son mère : pouvoir, dit-on. En chantant cela dans ton rêve, c’est ainsi, son rire ensorcelle. C’est tout ce que je sais.

5 En dépit des multiples précautions langagières dont use la grand-mère, ce dialogue révèle un trait singulier des représentations animistes des Quechua amazoniens7 : leur ancrage dans la dimension acoustique. Bien que l’assimilation de l’esprit petit duc à une « personne » véritable ne fasse l’objet d’aucune certitude, un fait est posé : « son rire ensorcelle », le dotant ipso facto d’une disposition prédatrice. Ce témoignage est validé par la mention d’une source (le diagnostic d’un chamane, la tradition « depuis toujours »), d’un contexte de rencontre précis, un « rêve sucré » (ou « agréable ») et d’un mode perceptif privilégié, le canal auditif. L’écho d’un simple rire « ku’ ku’ ku’ », définissant le pouvoir (yachay) de l’esprit petit duc, pourrait infliger d’âpres souffrances à son auditeur décontenancé. L’anecdote révèle la qualité sonore de la relation meurtrière tissée de façon impromptue entre les hommes et les esprits parmi les Quechua du haut Pastaza. Cette représentation s’articule avec une conception de l’univers sonore où la corrélation constante entre indices acoustiques et voix (définies par l’attribution d’une position énonciative) dans la praxis quotidienne semble fournir un point d’accroche singulier des représentations animistes, les performances idéophoniques s’acquittant aisément, d’après Nuckolls (1996), du transfert d’un sentiment de « shared animacy » avec les non-humains (Kohn 2005 ; Gutierrez Choquevilca 2010). Est considéré comme « sujet » quiconque sera doté effectivement ou virtuellement d’une disposition expressive au cours d’une interaction, et ce, quels qu’en soient les degrés variables ou la forme subjective revêtue. L’importance de cet imaginaire acoustique est révélée par l’usage de cris, de discours chantés et de paroles situées en marge de la socialité langagière ordinaire, visant à élargir le champ de la communication à une série d’interlocuteurs non humains. Déployés dans la pratique ordinaire de la chasse au leurre – l’imitation de la voix du singe alouate ou du tinamou – ou dans l’usage d’un « transspecies pidgin »8 à l’attention des compagnons canins des Quechua équatoriens, ces actes de communication alternatifs ont pour corollaire, dans le registre rituel, l’emploi de chants adressés cette fois à des interlocuteurs invisibles. Dans un contexte cynégétique ou thérapeutique, ces chants influeraient sensiblement sur les intentions de leurs destinataires, l’acte de chanter devenant l’équivalent logique de communiquer et d’interagir, à l’instar des célèbres « discours de l’âme » des aires jivaro et candoshi, abondamment décrits (Brown 1984 ; Taylor et Chau 1983 ; Surrallés 2003). C’est la cohérence de cet usage performatif de la

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parole rituelle, révélateur d’une dimension centrale de l’univers acoustique des Quechua d’Amazonie, qui retiendra notre attention dans ce travail.

Transmission : les chants de chasse kayachina

6 Sur le haut Pastaza, l’enjeu technique de l’art cynégétique semble occuper une place relativement minime comparée à l’importance des pratiques propitiatoires et des précautions rituelles accompagnant de près ou de loin la mise à mort du gibier. Certains rêves bénéfiques pourront annoncer que les esprits-maîtres du gibier amu (« maître ») ou mama (« mère ») ont lâché leurs « enfants »9, signe qu’il est temps pour les « marcheurs » purik runa (les chasseurs) d’arpenter la forêt. D’autres fois, la rencontre d’un spectre terrifiant mettra le chasseur au ban, châtié d’avoir laissé fuir un tapir blessé, enfreignant l’une des nombreuses règles cynégétiques établies par les maîtres du gibier. Dans tous les cas, mille précautions s’imposent, à commencer par l’instauration d’un rapport communicatif préliminaire avec les esprits tutélaires des espèces animales convoitées. L’acte de prédation ne saurait être mieux accompli que lorsqu’il est précédé d’une relation intersubjective sacrifiant à un idéal de connivence intime contiguë à l’acte de mise à mort effectif, ces deux aspects apparaissant inextricablement liés comme la face et l’envers d’une seule et même idéologie prédatrice. L’exercice quelque peu paradoxal de la chasse vient s’inscrire de ce pas dans un continuum de pratiques prédisposant par nature à l’exercice chamanique, l’enjeu de la mise à mort du gibier devenant, à bien des égards, une affaire diplomatique de commerce avec les esprits. C’est dans ce contexte relationnel éminemment instable que les chasseurs talentueux adresseront aux esprits-maîtres du gibier des incantations connues sous le taxon kayachina (/kaya-chi-na/ : appeler-causatif-inf. « faire appeler »), prononcées à haute voix (ou intérieurement) la veille et à l’aube d’une expédition en forêt, afin de les enjoindre de « lâcher » leur progéniture. Il est indispensable, pour comprendre la poétique de ces chants, de porter notre attention tout d’abord en amont, sur leur apprentissage et les élaborations métadiscursives attenantes. Comment s’opère la transmission de ces chants ?

7 Deux versions non exclusives coexistent sur l’apprentissage des chants cynégétiques kayachina. L’une trouve sa source dans une interaction entre humains, tandis que l’autre est le fruit d’une interaction mixte (humain/non-humain). De façon explicite, les dépositaires de ces incantations affirment avoir reçu leur apprentissage d’un proche parent issu du cercle des consanguins (père, mère, grands-parents, oncles ou tantes en ligne parallèle). Ainsi un vieux chasseur de Capawari, Hipuli Arawanaza K., avait coutume, enfant, d’accompagner son oncle Kashari lors des expéditions de chasse en forêt. Le rôle d’Hipuli se limitait alors à charger sur ses épaules les proies abattues et à rabattre le gibier. Au cours des nuitées en forêt, l’enfant entendait son oncle murmurer à voix basse une incantation adressée au kuraka des pécaris. Un jour, alors qu’Hipuli avait atteint l’âge de dix ans, Kashari l’invita à boire une potion de feuilles de tabac macérées (ohampa) à ses côtés, après quoi il joua un air sur sa flûte traversière pupuchi, puis prononça le chant à voix haute. Hipuli, l’écoutant attentivement, s’appliqua à reproduire les couplets après lui. L’opération fut renouvelée à chaque sortie en forêt, jusqu’à ce qu’après maintes répétitions, le jeune homme parvienne à retenir intégralement le chant adressé au maître du pécari10. Le récit que nous venons de

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résumer illustre un schème de transmission fort répandu, fondé sur la simple imitation des propositions entendues par le néophyte.

8 Cependant, une seconde version plus secrète de la transmission nous a été confiée par Hipuli. Selon ce dernier témoignage, c’est au cours d’une expérience de narcose induite par la prise de marikawa (Brugmansia sp.) – une variété de stramoine arbustive –, que les incantations sont véritablement léguées au néophyte. L’apprenti jeûne plusieurs jours11 et se retire dans un abri en forêt (tampu) où il absorbe le suc de plusieurs tiges râpées de cette solanacée aux propriétés toxiques. L’effet est immédiat (une affaire de minutes). Il s’enivre (machahun), entre dans une phase de transe et son corps s’effondrera bientôt pour un laps de temps indéterminé s’étalant de quelques heures à plusieurs jours consécutifs, selon la dose ingurgitée12. C’est ici que démarre le récit d’Hipuli.

9 Récit autobiographique d’initiation par prise de marikawa (H. Arawanaza K.) :

[1] La brume apparaît… la mère de la plante marikawa [1] Puyu rikurin… tutapi purichiwashkashi m’a fait marcher dit-on, à travers la nuit, elle est marikawa mama, uchilla runashina… uyarin semblable à un petit humain… on entend le tonnerre rayushina uyarin « pweeyy » ña kaymanta : qui gronde « pweyy » et ensuite « tak tak » voici que « tak tak » shunkuynita kampiachishka mon cœur a été transformé, « tak » […] à présent mon shunkuynika « tak » […] ñaaa yuyaynika iiillaan esprit s’évanouit, déjà je ne reconnais plus mon ña kumpayniruynita mana riksinichu, shuk compagnon, je vois d’autres gens : ces arbres sont runakunata rikuni : kay kaspikunaka pareils à des gens, ces petits arbustes apparaissent runashinashi rikurin kay kaspistukuna asiiih’lla comme des jeunes filles, dit-on, riant aux éclats, tous warmistukuna shipas warmi tukuy karikuna ces hommes coiffés de couronnes de plumes tawasampayu rikurin kay sisastukuna asta apparaissent, ces petites fleurs [les fleurs de warmi puka uyastushi rikurin. Brugmansia] semblent être les visages rouges des femmes [peintes au roucou], dit-on.

Je me suis enivré [sous l’effet du narcotique] et dans Machashkani asta machaynipi rikushkani mon ivresse, j’ai aperçu des pécaris à lèvres blanches, wankana, kawkuma, punchana, mahas, mutilu des pécaris à colliers, des acouchis, des agoutis, des machakuy, puma… mitayushkani marikawa tortues, des serpents, des jaguars… dans mon ivresse machashkapi illapashkanishi yanka kasna j’ai chassé, j’ai tiré [sur le gibier], dit-on, en makiniwa marikawa machashkapi chasna brandissant ma main ainsi, la marikawa enivre : machachin marikawaka : tuuukuyshi rikuchiin l’esprit de la marikawa fait voir toutes ces choses, dit- marikawa mama shutilla rikurin tutapi. on, elles apparaissent clairement dans la nuit.

[2] Je continue à marcher et soudain l’esprit de la marikawa m’attire par la main et me fait marcher [2] Ñukaka puriiirayani, kunkaymanta makinita dans la forêt profonde : « attends, attends, un aysan marikawa almaka y chayña… purichin serpent ! » il me conduit « prenons par ici, par là » il chawpima « chapanki chapanki machakuya ! » me conduit dans la nuit « là attention, des épines ! » à purichin : « kayta rishu kayta rishu » muyuchin travers les palmeraies épineuses de chambira tutapi « kayta kasha kasha » achka kasha (Astrocaryum sp.) elle me fait passer en zig zag, à champira kasha kinkrayma pasachin travers les marécages couverts de palmiers (Mauritia achwakunatapas muyuchikrin chasna sp.) elle me fait tourner comme cela, là où l’espace est chushaa’hlla, turuta chimpama, yakuta dégagé, de l’autre côté des marécages, traversant la chimpashpa, urku washama purichin, tukuy rivière, elle me fait marcher derrière la colline, par ñampita… chasnashi purichiwashka. tous les chemins… c’est ainsi, dit-on, qu’elle m’a fait marcher.

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[3] Wankana amu chasnashi rimawashka : [3] Le maître du pécari m’a parlé ainsi : « Ñukata kayanayashpaykika takinki » « Si tu désires m’appeler, chante », dit-il, nishkashi « kantanki maykanta « chante celui (ce chant) que je chante, imite-moi », kantahuni katichiwanki » chasna : « puh puh c’est ainsi : « puh puh puh puh puh » il [le chant de puh puh puh » shunkuynipi yaykushka. l’oiseau] a pénétré mon cœur. Ñuka kantahuni shamun kantahuni uyahun Je chante, il arrive, je chante, il entend cela… sa mère kayta… paypa mamanka ña shamun shamun arrive déjà les pécaris viennent en foule lorsque l’on wankanaka wankana achka marikawata a bu le breuvage de grande stramoine (Brugmansia sp.) upyashpa chunka puncha paktashka mamanpi en dix jours on atteint sa mère, et arrivé là : c’est cela chaypi paktashka : chaytami kantanchi ñuka même que nous chantons, je fais appeler les pécaris… kayachini wankanata… Chasna ñukami C’est ainsi que moi-même je chante encore jusqu’au kantahuni kayakama uyak shamun wankana. lendemain, jusqu’à ce que le pécari vienne écouter.

10 L’apprentissage s’enchâsse dans un récit de vision au cours duquel l’apprenti rencontre l’esprit « mère de la plante Brugmansia sp. » (marikawa mama), être hybride semi-humain semi-avien identifié par un signal sonore. Après quelques heures de déambulations hallucinatoires dans les sous-bois, guidé par cette créature, le chasseur découvre un lieu très isolé, inaccessible (encerclé de taillis épineux) où l’esprit lui livre son secret, l’enjoignant de reproduire son « chant ». Ce chant n’est autre, au sens littéral, que le hululement de la chevêchette pumputa (Glaucidum sp.) : « puh puh puh puh puh ». D’autres récits d’initiation de chasseurs évoquent le signal du petit duc urkututu (Otus choliba) « ku’ku’ku’ku’ku’ », ou du piauhau hurleur wiskunchu (Lipaugus vociferans) « wiii’skuun’chu ». L’imitation hallucinatoire de ce chant d’oiseau a le pouvoir de fixer dans la mémoire du néophyte une incantation articulée « pénétrant » dans son « cœur » (shunkunpi yaykushka)13.

11 Quelle est la spécificité de ce contexte de transmission ? Notons tout d’abord que ce procédé d’imitation onomatopéique fait écho à une technique cynégétique familière des Quechua d’Amazonie : la chasse au leurre. Cette technique de feinte sonore consiste littéralement à imiter la voix du gibier en se faisant « passer pour » l’un de ses « parents ». Elle a pour effet d’instaurer temporairement une relation symbolique de congénère avec la proie leurrée et « attendrie » par le chant du chasseur (Gutierrez Choquevilca 2010). Le terme désignant cette pratique (/kati-chi-na/ : /« suivre »- causatif-inf./ « faire suivre, imiter ») est employé ici pour décrire la transmission du chant rituel à l’initié, garantie par l’identification virtuelle de sa propre voix avec celle de l’esprit. On peut supposer que, dans le prolongement de l’économie des relations symboliques pertinentes dans le champ des pratiques cynégétiques, l’initié pourrait s’identifier « métaphoriquement » à l’esprit dont il cite ou intériorise la voix.

12 Cependant, le récit autobiographique met en place un contexte de transmission spécial dans lequel les caractéristiques de la déambulation hallucinatoire de l’initié se distinguent sensiblement de la norme des expéditions de chasse ordinaires. Les végétaux apparaissent sous une forme anthropomorphe et parés des ornements du peuple des esprits, les animaux sauvages semblent dociles, prêts à se livrer au chasseur. La transformation corporelle de l’apprenti en véritable prédateur est dévoilée par le déclenchement de la vision nocturne, l’usage de ses mains comme des armes devenues le prolongement de son propre corps : sa main vise des proies imaginaires, il « tue ». Les visions accompagnant ce voyage insolite pourront favoriser la mémorisation du chant : de nombreux lieux évoqués seront mentionnés dans le chant rituel (marais,

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forêts épineuses couvertes de palmiers de la famille des Arecaceae constituant la source de nourriture du gibier, collines, rivières…).

13 La partie finale du récit d’initiation d’Hipuli dévoile un savoir réflexif sur la nature performative du chant légué par l’esprit : « Je chante, il arrive, je chante, il entend cela […] les pécaris viennent en foule ». À l’instar des anen aguaruna, des anent achuar ou des incantations de chasse candoshi, la récitation de ces chants est investie d’une efficacité réelle : minimisant à l’extrême la violence prédatrice qui pourtant sera son unique issue, elle actualise un mode de communication spécifique visant à influer de manière implacable sur le désir et l’action de l’interlocuteur non humain (Brown 1984 ; Descola 1986 p. 321 ; Surrallés 2003, p. 227).

14 Que peut-on inférer du contraste entre ces deux explications de la transmission ? La distinction la plus notable entre les deux scénarios de transmission évoqués réside dans la nature de l’objet visé par l’imitation. S’il est question, dans la première version d’une proposition articulée, la seconde réduit cet objet à la matière sonore de la voix. Version n° 1 de la transmission : imitation d’une proposition A proposition énoncée > répétition verbatim > B chant articulé Version n° 2 de la transmission : imitation d’une voix A icône sonore > imitation hallucinatoire > intériorisation d’une voix > B chant articulé

15 On a donc, d’une part, un circuit intuitivement cohérent du savoir propositionnel (le chant sous sa forme articulée) transmis dans l’interaction entre deux locuteurs humains dans une relation hiérarchique de maître à disciple : l’émetteur est un ascendant proche tirant lui-même son savoir de son propre ascendant. D’autre part, l’expérience de narcose livrée dans la seconde version révèle un brouillage affectant l’identité du locuteur (l’émetteur est une créature « inconnue ») et celle du message transmis (à la formule propositionnelle de l’incantation se substitue la formule brève et condensée d’un chant d’oiseau). La définition pragmatique de la position de l’apprenti s’en voit modifiée. Dans un cas, il doit répéter littéralement ou « agir comme » l’autre, en l’occurrence un parent « qui sait » yachak pour mémoriser mécaniquement un savoir propositionnel. L’apprenti s’identifie à l’autre dans la stricte mesure où les règles de l’imitation fixent la bonne manière d’accomplir la récitation conforme du chant : paroles, cadence, intonation, posture. Dans l’autre cas cependant, un événement d’ordre subjectif a lieu. La voix de l’esprit-maître « pénètre dans le cœur » shunku de l’apprenti et il s’en voit durablement transformé. Le partage de la voix par le recours à la citation des onomatopées favorise l’identification paradoxale entre le récepteur et l’auteur (émetteur) idéal du chant. Ces deux types d’interactions (« agir comme » ou « être comme, s’identifier à ») sont organisés par des règles implicites distinctes. Ces règles peuvent être définies, dans un cas, comme « normatives », prescrivant les critères de conformité de la transmission, dans l’autre, comme « constitutives » au sens fort, générant une modification de l’identité de l’apprenti14. Nous suggérons que c’est à la faveur d’une tension entre ces deux modèles d’interaction ou d’identification possible avec l’auteur du chant que s’effectue la construction de l’autorité du discours rituel, fondée dès l’origine sur une figure ambiguë dédoublée de l’énonciateur.

16 Rappelons que cette technique de transmission ayant pour but d’engendrer une transformation constitutive du spécialiste rituel est monnaie courante en Amazonie. Le complexe cérémoniel qui accompagne l’acquisition cumulative des âmes arútam façonnant la destinée d’un guerrier chez les groupes jivaro et candoshi voisins offre un premier écho de ce type d’apprentissage modifiant de façon décisive l’identité des

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impétrants (Taylor 1993 ; Surrallés 2003, pp. 182-189). Bien que l’acquisition d’un chant rituel ne soit pas la cause finale de ces quêtes, on observe de nombreuses similitudes au niveau de la description des visions et de la transformation subjective cruciale qui s’y opère – excepté la dimension agonistique qui se révèle totalement absente du rituel initiatique quechua. L’indice d’une transformation symétriquement inverse est observé chez les Suya qui reçoivent, au contraire, les chants rituels akia et ngere au moment précis où leur « âme » leur est dérobée par des esprits animaux (Seeger 1987, p. 53). L’accès au savoir rituel reste en tout état de cause proportionnel à l’expérience de transformation spirituelle (perte de l’âme ou dédoublement de soi) qui résulte d’une interaction avec les esprits. C’est parce que l’âme ravie des maîtres de cérémonie suya persiste dans ce monde parallèle que leur identité se voit durablement redéfinie comme celle d’êtres « métamorphiques » capables au premier chef d’assumer la position d’un énonciateur non humain (ibid., pp. 53-56). C’est aussi le cas des Xavante qui reçoivent leurs « chants rêvés » da-ño?re transmis par leurs ancêtres dans un rêve initiatique, ou encore celui des guerriers kayabi recevant les chants jawosi des os de leurs victimes, dès lors plongés durablement dans une identification paradoxale avec le mort (Graham 1994, p. 728 ; Oakdale 2005, pp. 118-119).

17 Quelques pistes peuvent être d’ores et déjà avancées pour rendre intelligible l’emploi des onomatopées dans la transmission du savoir rituel quechua. Résumons-les en deux points. D’une part, dans une perspective pragmatique, on voit que l’objet pertinent de la transmission relève moins d’un savoir doctrinal, que d’une faculté d’interagir sur un mode spécifique (sonore) générant de nouvelles interactions entre le chasseur, la proie et l’esprit-maître du gibier. L’énonciation des chants empruntera au contexte relationnel établi par ces récits de visions hallucinatoires une assimilation ambiguë de la voix de l’initié avec celle de l’esprit, les voix venant se superposer paradoxalement. Cette configuration relationnelle complexe instaure une relation circulaire « récursive »15 entre un énonciateur idéal (l’esprit-maître) et un énonciateur réel ou actuel (le chasseur chamane). D’autre part, ces récits de vision dévoilent un univers référentiel caractérisé par un rapport spécifique au langage, dont la fonction communicative traditionnelle vient implicitement se subordonner à celle de « transformation ». Le langage rituel se voit marqué par une instabilité originaire liée à cette double nature du savoir transmis par l’esprit au néophyte : propositionnelle et onomatopéique. La possibilité de permuter entre ces deux formes expressives, en l’occurrence le recours possible à un langage masqué, apparaît ainsi encodée dans la forme pragmatique de l’apprentissage rituel.

Mise en abîme : la structure poétique des chants kayachina

18 Voyons à présent quelles sont les traces de ce dispositif dans la poétique des chants kayachina adressés par les chasseurs et, à l’occasion, par le chamane, aux esprits- maîtres du gibier. Nous observerons deux variantes qui diffèrent quant à l’emploi des images sonores et des propositions réflexives précisant le statut des énoncés rituels. Leur examen comparé mettra à nu un dénominateur commun situé au niveau d’une technique poétique de mise en abîme16 – reduplication ou multiplication de la voix et de la position ambiguë de l’énonciateur, accomplissant sous différentes modalités, la citation d’une voix surnaturelle. Précisons que la récitation des chants kayachina

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s’accompagne d’une discipline corporelle stricte, incluant l’observance d’un jeûne de courte durée (la restriction des substances douces, du piment et du sel, lesquelles sont contraires à l’usage du curare et du souffle) et, dans certains cas, la manipulation des odeurs visant à purifier le corps du chasseur et à dissiper un essaim de rêves malfaisants (pashurayananpa muskuy) auxquels peuvent être attribuées les causes de l’infortune cynégétique (afwasi). Le chasseur entreprend des ablutions au crépuscule et s’enduit les avant-bras et les jambes d’un jus visqueux extrait des fruits sphériques de l’arbre « tête de mort » aya uma17. Cette substance caractérisée par une odeur de pourriture entêtante (ismu) aurait la propriété de masquer la présence humaine et de « rendre docile » (mansuyachi-) le gibier. De même, certains chasseurs se couvrent le visage à gros traits d’une poudre issue d’un pigment végétal répandu, mantru (roucou, Bixa orellana L., Bixaceae), substance supposée éloigner les prédateurs et fondre la silhouette humaine parmi les autres créatures sylvestres. La récitation d’un chant kayachina est toujours solitaire et s’effectue la veille ou à l’aube d’un départ en chasse, lors d’une veillée en forêt ou à l’occasion des excursions consacrées à la prise de marikawa. Elle s’accompagne généralement de la prise de tabac et peut être suivie d’une courte mélodie jouée à la flûte traversière pupuchi. Voici une première version enregistrée et transcrite auprès d’Hipuli Arawanaza K. à Capawari18.

CHANT 1 Wankana kayachina Chant au maître kuraka des pécaris

A/ A/

« kurun kurun kurun » ta voix retentit [« kurun kurun 1.1 kurun kurun kuruuun uyarimunki kurun » tu te fais entendre]

1.2 atun turu washamanta de derrière le vaste marais

1.3 kurun kurun kuruuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

grand maître kuraka19 [chef politique, seigneur 1.4 wankananchi kurakayyy « señor »] de nos pécaris

Incise (parlée) : [ña llukshichishka ña llukshihun [Déjà il a fait sortir (son troupeau), il sort, il arrive il shamuhun, wirayahun ña entuns se couvre de graisse déjà, alors je chante, de derrière takihuni chay urku washamanta la colline, de derrière le marécage couvert de achwa washamanta llukshishka] palmiers bâche (Mauritia Flexuosa), il est sorti]

B/ B/

1.5 // atun urku puntamanta // de la cime de la grande colline

1.6 kurun kurun kuruuuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.7 wankananchi kurakayyyy // grand maître de nos pécaris //

C/ C/

1.8 // atun pampa chawpimanta // depuis le cœur de la vaste plaine

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1.9 kurun kurun kuruuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.10 wankananchi kurakayyyy // grand maître de nos pécaris //

D/ D/

1.11 shiya shiyaaa puma puma jaguar (rugissant) « shiya shiya »

ton vrai chant retentit [tu te fais entendre en 1.12 kantashpami uyarimunki chantant]

1.13 wankananchi puntapimi derrière la file de nos pécaris

ton vrai chant retentit [tu te fais entendre en 1.14 kantashpami uyarimunki chantant]

1.15 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

1.16 kurun kurun kuruuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.17 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

E/ E/

1.18 allpasikimanta pacha uyarimunki des entrailles de la terre ta voix retentit

1.19 wankananchi kurakay grand maître de nos pécaris

F/ F/

yana yaku chawpimanta chimpa’ du beau milieu de la rivière noire tu traverses et 1.20 chimpashpa traverses encore

1.21 kurun kurun kuruuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.22 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

[nin paypas] [dit-il, lui aussi]

A’/ A’/

1.23 atun turu chimpamanta d’une rive à l’autre du vaste marais

1.24 kurun kurun kuruuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.25 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

[nin paypas] [dit-il, lui aussi]

E/ E/

1.26 allpasikimanta pacha uyarimunki des entrailles de la terre ta voix retentit

1.27 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

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F/ F/

1.28 yana yaku chimpashpaya traversant la rivière noire

1.29 kurun kurun kurun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.30 wankananchi kurakayyyy grand maître de nos pécaris

A’/ A’/

1.31 atun turu chimpamanta d’une rive à l’autre du vaste marais

1.32 kurun kurun kuruuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.33 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

G/ G/

1.34 taraputu muyutami les fruits du palmier huacra pona20

1.35 mikushpami uyarimunki les dévorant vraiment ta voix retentit

1.36 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

C’/ C’/

1.37 atun pampa chawpitami passant au cœur de la vaste plaine

1.38 yarinalla chawpitami passant au cœur des palmeraies de yarina21

1.39 kurun kurun kurun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

1.40 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

H/ H/

tournoyant sur toi-même parmi les arbres épineux 1.41 ilasapita muyurimushpa ilamba22

1.42 uyarimunki ta voix retentit

1.43 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

H’/ H’/

1.44 ilasapita muyurishpa tournoyant parmi les arbres épineux ilamba

1.45 uyarishpa awaparti tu retentis dans les hauteurs

tournoyant et tournoyant encore [= ne cessant de 1.46 muyurishpa muyurishpa tournoyer]

1.47 kurun kurun kuruuun uyarimunki « kurun kurun kurun » ta voix retentit

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1.48 wankananchi kurakayyy grand maître de nos pécaris

19 Le chant se construit autour de l’interpellation répétitive et lancinante de l’esprit destinataire : le « grand maître de nos pécaris » (/wankana-nchi kuraka-y/)23 qui remplit, du point de vue de la structure du chant, le rôle d’« embrayage » entre chaque strophe, à la manière d’une scansion impulsant le rythme de la récitation. Cette formule verbale est associée à une formule onomatopéique décrivant la « voix » animalisée de l’esprit : « kurun kurun kurun ».

20 D’un point de vue sémantique, deux types d’évocation sont à l’œuvre : l’une de nature essentiellement auditive24, l’autre de nature visuelle, plus exactement topographique, constituée par une série d’indices spatiaux. Le texte développe ainsi une cartographie imaginaire déclinant les lieux de passage de l’esprit-maître des pécaris suivi de son « troupeau ». On doit noter une certaine ressemblance avec l’itinéraire décrit lors des visions25. Le trajet évolue d’un marais au sommet d’une colline, puis à travers une plaine, pour s’engouffrer dans les entrailles de la terre, franchir le cours d’une rivière aux eaux noires et finir tournoyant dans les hauteurs. À l’image des visions, il s’agit principalement d’espaces liminaux. Des micro-variations portent sur les adverbes de lieu (« derrière » washa, « à l’extrémité » punta, « au milieu » chawpi, « de l’autre côté » chimpa) qui peuvent contraster avec la constante réitération d’un même suffixe terminal de provenance /-manta/ (10 occurrences). La description de l’affluence du gibier et de l’esprit-maître se rapprochant du lieu où se situe l’énonciateur (confirmé par la récurrence du cislocatif /-mu/ exprimant l’orientation de l’action vers l’agent) est nuancée par la redondance des noms de lieux et le développement d’une métaphore du tournoiement (3 occurrences à la clôture du chant 1.41, 1.44, 1.46) venant rompre avec la linéarité du trajet et créant une impression de circularité semblable à celle qui est évoquée dans les récits d’initiation.

21 Fidèle à une logique formulaire, la structure interne de chaque strophe se compose globalement de la manière suivante26 : 1- adjectif + NOM (indice spatial) + suffixe de provenance ou adverbe de lieu ou syntagme verbal exemple : /atun turu washa-manta/ grand marais derrière-PROVENANCE « de derrière le vaste marais » 2- formule sonore iconique /kurun kurun kurun/ 3- formule verbale articulée représentation de la voix + NOM de l’esprit-maître /uyarimunki/ + /wankananchi kurakay/ « ta voix retentit » + grand maître de nos pécaris »

22 Une structure de type parallélistique, définie au sens large comme une combinaison d’invariants et de variables, est opératoire sur le plan sémantique et grammatical. Elle se caractérise par de nombreuses répétitions à l’échelle d’une strophe complète (B : 1.5-7 ; C : l.8-10), à l’échelle d’un vers (répété à l’identique l.18 et l.26 ou avec des micro- variations l.8 et l.36), ou encore à l’échelle des segments situés au sein d’un même vers (« traverser » /chimpa-/ l.20 et « tournoyer » /muyurishpa/ l.44). L’ordre de succession des strophes subit également un redoublement, repérable sous la forme de séquences de strophes enchaînées dans un ordre identique au cœur de la récitation (E : l.18, F : l.

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20, A’ : l.23 et juste après E : l.26, F : l.28, A’ : l.31) ou de strophes répliquées de manière isolée (B, C, H). La structure générale des strophes peut ainsi être schématisée : A B B C C D E F A’ E F A’ G C’ H H’

23 Chaque strophe (A, B, C etc.) fait varier un nom de lieu (A : marais, B : colline, C : plaine, E : entrailles de la terre, F : rivière noire, H : forêt épineuse ilamba)27. Cette composition qui allie mécanismes de sériation et de répétition ne paraîtra guère étrangère aux spécialistes des traditions chamaniques amérindiennes. Elle a pour effet de favoriser d’un même mouvement la récitation et le processus de mémorisation du chant28. Nous attirons l’attention sur la strophe D qui constitue une variante isolée dont la structure interne illustre remarquablement le style de l’ensemble du chant (une composition de type paralléliste et la citation directe d’une voix animale) : D/ jaguar (rugissant) « shiya shiya » ton vrai chant retentit derrière la file de nos pécaris ton vrai chant retentit grand maître de nos pécaris « kurun kurun kurun » ta voix retentit grand maître de nos pécaris

24 Quelle est la fonction assignée aux images sonores dans ce chant kayachina ? L’évocation de la voix retentissante /kurun kurun kurun/ semble jouer un rôle central dans l’identification du référent : l’esprit-maître se trouve individualisé par sa voix gutturale29. Le discours rituel se dote d’une « chair acoustique » perceptible par le locuteur et le destinataire (l’esprit-maître) avant d’accéder à la dimension sémantique du langage articulé. Il n’est pas anodin qu’un tel « en-deçà » du langage fasse écho aux conditions paradoxales d’apprentissage du chant lui-même, où nous avons vu l’initié « citer » d’une voix non humaine une formule onomatopéique « puh puh puh puh » et, de manière ambiguë, ce même initié s’identifier à l’esprit-maître. Le caractère performatif de ce genre discursif kayachina repose d’ailleurs, à entendre les commentaires d’Hipuli, sur la capacité même qu’a la voix vibrante du chasseur-chamane de se confondre avec celle du kuraka, l’esprit-maître des pécaris. Une seule voix se lève, dont l’écho éveille la mélancolie du gibier :

Karupi kashpanpas chasna takihushpayni Même s’il se trouvait loin lorsque je chante ainsi il kuskalla shamun […] achka wankana achka arrive tout droit […] une harde de pécaris. Sans achka. Nima mikushpa chay mamanshina avoir rien mangé, parce qu’il a entendu ce kaparihushkata uyashpan chayrayku shamun. hurlement semblable à celui de sa mère, il Chay kaparihushpan shamunan tiyan ansi yakuta accourt. Si elle hurle, alors il doit venir, qu’il faille waytashpa shamun […] chasna. Llakirin […] traverser le fleuve à la nage, il accourt […]. C’est chayta uyashpan llakirin, i shamunahun ainsi […] ils éprouvent de la tristesse en entendant imasnapas. cela et ils accourent quoi qu’il en soit.

25 La valeur attribuée aux images sonores oscille entre une fonction indexicale (en tant qu’expressions descriptives – quel qu’en soit le degré de vraisemblance, de la voix du gibier), et une fonction iconique devenant le support d’une ostension sonore de l’esprit destinataire kuraka lors de la récitation. L’analyse esquissée montre que la citation directe de la voix animale n’a rien de fortuit : elle est l’équivalent pragmatique pour le

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chasseur quechua de l’acte d’arborer un véritable « masque sonore » dont les parties « audibles » représentent simultanément l’identité du gibier et de l’esprit à la fois, la face humaine demeurant présupposée et dissimulée en tant que telle. La figuration d’un tel « masque » acoustique est par ailleurs tout à fait cohérente avec l’idéologie qui règne dans la chasse, où l’interpellation du gibier par des cris (la technique de feinte sonore katichina) met le chasseur dans une position de congénère (ou d’humain masqué) capable d’émouvoir et de séduire sa proie. C’est donc bien la manipulation d’un tel contexte relationnel que cette mue du langage semble opérer ici.

26 Cependant l’argument ne serait pas totalement convaincant si l’on ne mentionnait les cas qui semblent infirmer la règle, méritant l’attention par l’absence totale d’icônes sonores. Examinons à présent un second chant adressé à l’esprit-maître des pécaris, illustrant une autre option possible à l’emploi des symboles sonores, sans pour autant rompre avec le dispositif pragmatique de « citation » mis en évidence à l’examen de la transmission des chants kayachina. Ce chant a été enregistré auprès du chamane de Sabalo Yacu, José Chino K., intercédant auprès du maître du gibier en faveur des chasseurs de la communauté toute entière. La récitation s’accomplit à la demande d’un chasseur ou d’un apu (chef) de la communauté, contre une rétribution différée en venaison – les parties prestigieuses des dépouilles animales, têtes de pécari ou de singe pouvant faire office de paiement. Nous verrons se mettre en place une autre forme de réflexivité discursive manipulant par divers moyens poétiques la position de l’énonciateur rituel.

CHANT 2

A/ A/

2.1 //wankanitayni wankanitayni// //mon petit pécari, mon petit pécari//

2.2 atun ñampinchita chutachimuy fais-le s’étendre sur notre grand chemin

2.3 mamaykimiya kaparihun c’est ta mère vraiment qui hurle

B/ B/

2.4 yana kurmitaynita uyashpayki lorsque tu entends mon cornet noir

2.5 ama mikunata yuyarinkichu ne songe pas à la nourriture

2.6 mamaykipa chuchunmi nanahun le sein de ta mère est douloureux

chuchuchinayraykumi kanta 2.7 elle t’appelle en hurlant pour te donner le sein kaparihun

C/ C/

karupi kashpaykipas 2.8 si tu te trouvais loin mon petit pécari wankanitayni

2.9 yana kurmitayni uyarihushkata mon cornet noir qui a retenti

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2.10 uyashpayki ancha ñampita l’ayant entendu [sur] le large chemin

2.11 chutachimunki wankanitayni tu [le] feras s’étendre [près de moi] mon petit pécari

A’/ A’/

2.12 wawaykikunata apamunki emmène tes enfants

c’est ton père vraiment qui donne l’appel [littéralement 2.13 yayaykimi kayachihun « fait appeler »]

2.14 yayaykipa shiminta uyashpayki lorsque tu entends la voix de ton père

2.15 Inchichimi kaparihun c’est Inchichi vraiment qui hurle

B’/ B’/

2.16 sinchitami kurmitanta puissamment dans son cornet

2.17 pukumuhunyaa wankanitayni il souffle vraiment mon petit pécari

2.18 kuska ñampita shamunmiyaaa tout droit sur le chemin il arrive vraiment

2.19 ama mikunata yuyarinkichu ne songe pas à la nourriture

C’/ C’/

traverse à la nage les palmeraies marécageuses (Mauritia 2.20 atun achwata waytamunki flexuosa, Arecaceae)

2.21 atun yakukunata chimpamunki traverse les grands cours d’eaux

2.22 kaypi mikunaka achka tiyan ici se trouve de la nourriture en abondance

kanraykumi kiparishka 2.23 il en est resté pour toi, pour toi vraiment […] kanraykumi […]

27 Si, dans le premier chant adressé au kuraka des pécaris, la figure dédoublée de l’énonciateur s’établissait à la faveur d’un mécanisme de citation directe de la voix gutturale de l’esprit fondant l’autorité du discours, ce deuxième chant met en œuvre d’autres procédés poétiques mobilisant l’autoréférence, un acte de nomination explicite de l’esprit considéré comme l’auteur idéal du chant (Inchichi) enchâssé dans une structure paralléliste insinuant un certain télescopage des positions énonciatives. Le ton est celui de l’« exhortation argumentée ». Trois schémas relationnels étroitement liés se déploient dans le chant sous la forme de métaphores filées qui font intervenir les champs lexicaux de la communication sonore (toutes les strophes, excepté C’), de la relation de nourrissage (B, B’, C’) et de la filiation (A, B, A’, B’).

28 Comment s’élabore l’argument auto-référentiel de l’appel sonore ? L’absence d’onomatopées animales semble comblée par la surabondance d’indices appartenant au chant sémantique de l’expression sonore (2.3-4, 7, 9-10, 13-17)30. Ces indices ont pour

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effet de redoubler le point de vue du chanteur, décrivant, sous de multiples facettes la voix qui s’énonce, une « voix hurlante », glissant subrepticement de l’une à l’autre :

B/

2.3 c’est ta mère vraiment qui hurle

/mama-yki-mi-ya kapari-hun/

/mère-2POSS-ASS-EMPH hurler-DUR-3PERS/

B’/

2.13 c’est ton père vraiment qui donne l’appel

/yaya-yki-mi kaya-chi-hu-n/

/père-2POSS-ASS appeler-CAUS-DUR-3PERS/

2.15 c’est Inchichi vraiment qui hurle

/Inchichi-mi kapari-hu-n/

/Inchichi-ASS hurler-DUR-3PERS/

29 La structure de la formule31 peut être schématisée de la manière suivante, les variations venant se positionner sur le nom (père, mère, Inchichi) :

SYNTAGME VERBAL suffixe ASSERTIF /-mi/ NOM ou assertif /-mi -/ + emphatique /-ya/ (champ sémantique de l’expression sonore)

30 Le marquage épistémique/évidentiel présente la particularité de mobiliser massivement le suffixe assertif /-mi/ (parfois couplé au suffixe emphatique -ya) combinant la valeur d’un indicateur de l’expérience directe du référent et d’un focalisateur (2.3, 2.6-7, 2.13, 2.15, 2.18, 2.23). Cet usage contraste avec l’emploi du citatif /-shi/ au sein des récits mythologiques ou encore dans certains récits de rêve ou de visions dans lesquels l’énonciateur réel se dissocie implicitement du sujet percevant l’expérience onirique32. À l’opposé, la présence de l’assertif /-mi/ est la marque linguistique dont la fonction se rapproche le plus de l’expérience perceptive directe du référent que nous avons vu s’actualiser dans le premier chant par les onomatopées animales. On peut donc supposer qu’elle vise stratégiquement à soutenir l’expérience d’ostension à laquelle accède le chamane au cours de la récitation.

31 On observe dans ces formules (2.3, 2.13, 2.15) une double mise en abîme de la performance sonore et de la position idéale du chanteur. On voit en effet se multiplier, d’un côté, les représentations réflexives du chant, auquel il est fait allusion de manière oblique comme un « hurlement » /kapari-/ (2.3, 2.7, 2.15). La composante émotionnelle est dramatisée par la métaphore du cri de la mère du gibier appelant sa progéniture

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pour la nourrir de son sein (2.6-7). Cette métaphore dévoile la fonction perlocutoire de l’appel destiné à émouvoir le gibier assimilé à la « progéniture » de l’esprit. D’un autre côté, ces propositions définissent un espace dans lequel la position du chamane vient implicitement se superposer à celle des esprits invoqués : successivement, la figure de la « mère » du gibier (actualisant une relation d’engendrement et de nourrissage B) et celle de « père » (B’) dont le nom propre (Inchichi) est prononcé en dépit de la règle d’évitement appliqué aux vivants. Ce nom propre Inchichi fait appel à une figure d’ancêtre mythique dont la mention joue un rôle clef. On notera que la révélation des noms d’ancêtres ne figure, à de très rares exceptions près, nulle part ailleurs qu’au sein du discours mythologique ou dans les rituels thérapeutiques. On peut inférer qu’en inscrivant le nom de l’ancêtre dans la structure formulaire accompagnée de l’assertif /- mi/, marque de la perception directe de l’objet (2.15 /Inchichi-mi kapari-hu-n/ : Inchichi- ASS hurler-DUR-3P), l’énonciateur place stratégiquement ses paroles sous l’autorité d’une instance de légitimation ultime. C’est le fondement de l’autorité du discours qui est ici mise en exergue, procédant de cette relation unique que le chanteur établit avec l’ancêtre au moment de la performance verbale.

32 Un autre procédé favorable à la complexification de la figure de l’énonciateur repose sur le glissement indexical repéré sur l’usage des pronoms entre la marque de la première personne (/-yni/ 1POSS, lignes 2.4, 2.9) et celle de la troisième personne (/-n/ 3PERS en 2.16, /-n/ 3POSS en 2.17) dénotant la figure mythique de l’ancêtre Inchichi.

2.4 lorsque tu entends mon cornet noir

/yana kurmita-yni-ta uya-shpa-yki/

/noir cornet-1POSS-A entendre-ACT.SIM.-2POSS/

2.9 mon cornet noir qui a retenti

/yana kurmita-yni uya-ri-hu-shka-ta/

/noir cornet-1POSS entendre-REF-DUR-ACC-A/

2.16 puissamment dans son cornet

/sinchi-ta-mi kurmita-n-ta/

/fort-ADV-ASS cornet-3POSS-A/

2.17 il souffle vraiment mon petit pécari

/puku-mu-hu-n-ya wankan(a)-ita-yni/

/souffler-CISL-DUR-3PERS-EMPH pécari -DIM-1POSS/

33 On trouve ici dramatisée la tension entre un « je » indexical référentiel direct qui renvoie à l’identité actuelle du chanteur (chasseur) et un « je » imaginaire métaphorique (le chanteur brandissant virtuellement son « cornet ») dont l’accointance avec ce « il » dénotant l’esprit suggère un véritable enrichissement

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interne33. Les variations portant sur la signification que le « je » arbore dans ce chant peuvent être éclairées par le contexte d’apprentissage des énoncés rituels. Comme nous l’évoquions à la section précédente, la logique de cet apprentissage avait en effet pour but d’établir un lien nécessaire entre l’efficacité du discours et le paradoxe énonciatif instauré au travers de l’acte d’intériorisation d’une voix non humaine par l’initié. Par contraste avec le premier chant témoignant de la citation directe d’une voix non humaine, le dispositif de citation de la voix de l’esprit se trouve dans le second illustré non plus par des images sonores, mais par des propositions réflexives contradictoires. Sur le plan formel, cette fragile cascade de dédoublements engendrée par la tension croissante entre le « je » du chanteur (lui-même complexe) et le « il » de l’esprit-maître (divisible entre un « père » et une « mère ») est accentuée par un effet de parallélisme entre les vers mentionnés (2.4, 2.9, 2.16, 2.17). Le chant évolue ainsi vers l’établissement d’un énonciateur dont l’identité cumule différentes propriétés contradictoires : mère au sein douloureux, père mythique Inchichi, chamane prenant lui-même la position d’un maître du gibier, s’adressant directement à ses « enfants ». L’identité du locuteur vient se superposer à celle d’un sujet préexistant, énonciateur idéal dont dérive l’autorité du chant34.

34 Parallèlement s’élabore une figure complexe du destinataire, l’énonciateur adressant l’exhortation tantôt au gibier lui-même, tantôt à l’esprit-maître, selon la position implicitement adoptée (l’énonciateur est un chasseur humain ou un esprit), qui varie au long de la récitation.

35 Variations de la figure du destinataire :

PÉCARI ESPRIT-MAÎTRE

2.1 mon petit pécari, mon petit pécari 2.2 fais-le s’étendre sur notre grand chemin

2.3 c’est ta mère qui hurle 2.11 tu feras s’étendre (près de moi) mon petit pécari

2.6 le sein de ta mère est douloureux 2.12 emmène tes enfants

36 En somme, ce chant, qui n’a aucun recours direct au symbolisme sonore, mobilise trois procédés rhétoriques caractéristiques du discours rituel quechua. Le premier se résume dans une préférence pour un ordonnancement paralléliste du discours. Le second articule ce mode de composition avec un jeu sur les pronoms ouvrant la brèche d’une identification ambiguë de l’énonciateur avec les esprits invoqués. Le troisième procédé fonde l’autorité de ce chant sur un acte de nomination de l’ancêtre responsable de la « valeur de vérité » inconditionnelle du discours : Inchichi. Ces trois procédés sont mis au service d’une règle générale englobante qui gouverne l’élaboration de ces chants performatifs : la mise en abîme de la voix.

37 Les deux chants cynégétiques évoqués seraient-ils en un sens comparables ?

38 Aux images sonores brutes décrivant in praesentia la voix de l’esprit dans le premier chant, se substitue dans le second la construction d’une figure polymorphe de l’énonciateur, située au carrefour de plusieurs voix : celle du chamane, de la mère des pécaris et celle de l’ancêtre Inchichi. Une alternative entre deux formes de réflexivité rituelle s’exprime à travers ces deux chants kayachina : un style formulaire

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massivement paralléliste ayant recours à la mise en abîme littérale de la voix de l’esprit sous la forme d’une citation directe (chant 1) ou un chant (2) dont le contenu sémantique mobilise amplement l’évocation autoréférentielle, plaçant explicitement l’énoncé sous l’autorité d’une voix ancestrale. Dans un cas, c’est la citation directe (ayant recours à l’imitation de la voix de l’esprit) qui manipule le contexte de validité pragmatique et la position d’énonciation du locuteur mi-humain mi-bête dans son appel. Dans l’autre cas, le pouvoir de modifier le contexte de validité référentiel du chant est délégué à un mécanisme de citation indirecte. L’énonciateur idéal (par nature multiple : « Inchichi », « père », « mère ») est mentionné à la troisième personne avant de venir implicitement contaminer le « je » du chanteur actuel : il s’empare ainsi intégralement de la scène du discours, devenant objet et sujet de la parole chamanique.

39 À travers l’exploration du dispositif de mise en abîme de la voix des esprits-maîtres, on aura compris le subterfuge justifiant le taxon kayachina « [chants] pour faire appeler » (le détour par la forme causative : /kaya-chi-/, appeler-causatif) qui désigne ce genre discursif. Nous suggérons que ces chants cynégétiques remplissent l’un et l’autre la fonction pragmatique d’un « masque sonore » permettant au récitant de se faire passer pour un esprit auprès de sa « progéniture » (le gibier) supposée émue à l’appel de son « père ». Ce n’est guère le locuteur réel qui lance l’appel, qu’il soit chasseur ou chamane, mais son image redoublée dans l’énonciation, sensible et sournoise, en définitive implacablement efficace. C’est dans la brèche ouverte par cet intime échange de voix que viendra se fondre la violence de la mise à mort cynégétique.

La mise en place d’une polyphonie énonciative dans les ikara thérapeutiques

40 Que nous dévoile le travail de l’imaginaire sonore dans les chants thérapeutiques ikara, incluant cette fois une relation triadique entre un initié, des esprits et un patient ? Après avoir brièvement présenté le contexte thérapeutique et ses principaux acteurs, nous examinerons plusieurs fonctions endossées par les images sonores dans la poétique des chants ikara adressés par le chamane quechua aux esprits aquatiques yaku runa. En se substituant à l’acte de nomination des esprits, elles obéissent à une fonction d’ostension destinée à mettre le patient et le récitant en présence des entités surnaturelles lors de la performance rituelle. Nous verrons que cette technique du « masque sonore » qui se conjugue avec un marquage épistémique singulier contribue à l’instauration d’une structure polyphonique dans laquelle le chamane « prêtera » littéralement sa voix aux esprits invoqués.

41 Sur le haut Pastaza, le chamane yachak (« celui qui sait ») constitue le médiateur par excellence des interactions meurtrières nouées avec les esprits immortels yaku runa, ces peuples de l’eau ravisseurs d’âmes dont les caprices sont ressentis quotidiennement parmi les humains. Le statut de yachak vient couronner une longue et complexe initiation dont l’analyse nous mènerait loin du propos qui nous intéresse. À défaut d’exhaustivité, nous en retiendrons les étapes essentielles permettant d’introduire la figure du spécialiste rituel quechua. La transmission s’effectue en ligne directe (d’un père à son fils, comme c’est le cas de José Chino K.), collatérale (relation oncle-neveu) ou entre individus n’ayant aucun lien de parenté directe, contre paiement. Suite à la reconnaissance de signes prédisposant à la vocation chamanique (la réitération de certains rêves, l’expérience d’une maladie grave35 liée à un ensorcellement par des

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esprits animaux ou l’âme d’un défunt), le novice entre dans une phase de réclusion assortie d’une pléthore de restrictions (alimentaires et sexuelles) nommées sasina, visant à l’extraire de la vie mondaine et du tissu relationnel qu’il a noué avec ses parents et corésidents. La compétence du yachak, José C. K., se définit essentiellement par l’acte de réciter des formules rituelles (ikarana) concordant avec la maîtrise des principales substances chamaniques (tabac et plante psychotrope marikawa, Brugmansia sp.) qui lui permettent d’acquérir de nouveaux chants et de soigner, lors de ses multiples « voyages » dans le monde invisible des esprits36. La plupart des entités (pahu) rencontrées lors des pérégrinations de l’âme, induites par la prise répétée de marikawa et de tabac, sont considérées d’entrée de jeu comme pathogènes : elles peuvent apparaître lors de visions terrifiantes sous la forme de prédateurs (l’anaconda ou le jaguar mélanique) ou d’oiseaux (le vautour, certains rapaces, l’aigrette, le héron tigré, le kamichi cornu, entres autres) et se manifester par des sifflements aigus. Il appartiendra à l’apprenti chamane de faire de ces entités pathogènes pahu ses auxiliaires au terme d’un long processus d’incorporation : il devra les « boire » littéralement37. Le chamane nomme ses esprits auxiliaires incorporés wiwayni « mes animaux domestiques » et les considère comme partie intégrante de son propre corps, logés dans son foie ou son cœur (shunku). Il les « nourrit » (kara-) grâce à la prise quotidienne de substances chamaniques telles que le tabac, de nombreuses plantes médicinales et, plus rarement, certaines substances animales (le foie de la raie, certains œufs de tinamou tinti collectés en forêt, des fourmis tankarana, etc.) ayant la vertu d’accroître les pouvoirs de ses auxiliaires. En définitive, la puissance d’un yachak sera proportionnelle à la quantité d’esprits auxiliaires incorporés, dont la matérialisation n’est autre qu’un chant ikara lui permettant de guérir ses patients, en appelant, puis en répondant (ayni-) à l’agresseur dans sa propre langue. L’acquisition d’une âme jaguar puma runa constitue, en outre, une étape décisive de l’initiation, coïncidant avec la possibilité pour le yachak de communiquer avec les âmes des défunts et de prolonger post mortem une existence vagabonde auprès des esprits-maîtres du gibier.

42 Les Quechua font appel au chamane lorsqu’une maladie n’a pu être guérie par des remèdes végétaux et lorsqu’une constellation de signes (un rêve comparable à celui d’Ignacia cité en début d’analyse, la transgression de certaines prescriptions, un soupçon à l’égard d’un ennemi potentiel…) incite à privilégier l’hypothèse d’une attaque d’esprit, simple ou commanditée par un humain. Le diagnostic réalisé est rarement explicite de prime abord et demeure évolutif selon la persistance des symptômes. La sensibilité du yachak s’exprime au travers d’une attention constante prêtée aux confidences du patient, en particulier aux élaborations oniriques de ce dernier, ce, jusqu’au terme du processus thérapeutique. Une palpation du corps souffrant (tantyana) est susceptible de confirmer, par la sueur moite kitspa laissée sur la main, un premier diagnostic. Il arrive aussi que des capsules de coton utku (Gossypium barbadense L., Malvaceae) échevelées soient délicatement posées sur le corps du malade afin de localiser la blessure invisible : le yachak voit leur couleur virer au jaune ou au pourpre là où le « dard » wiruti aura pénétré le corps souffrant. Les symptômes caractérisant les sorts « dardés » (shitashka) par les esprits aquatiques yaku runa sont multiples : accès fébrile, convulsions et pénétration d’un « vent » froid (wayra chiri) à travers les os du patient, soif insatiable accompagnée de nausées et dessèchement progressif de la gorge, dysenterie.

43 Quelles sont les représentations communes dont les Quechua disposent sur ces esprits ravisseurs ? La mythologie abonde en descriptions captivantes de cette classe d’esprits

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yaku runa, à bien des égards semblable aux humains (ils sont « amoureux » ou « jaloux », boivent, jouent, cultivent, chassent, etc.), occupant des villages subaquatiques d’où ils aperçoivent les pêcheurs mortels postés sur la rive comme de petits oiseaux tsuwinki (espèce de tangara des palmiers Thraupis sp.) perchés dans la canopée. Ces esprits sont réputés séduire ou « voler » (chuwa-) les âmes humaines pour s’en faire des compagnons, des amants ou des enfants dans le monde subaquatique. La menace d’un « vol » est si prégnante dans la vie des Quechua que certaines plantes piripiri (Cyperus sp.) sont spécialement cultivées au bord des ondes afin de conjurer les mauvais sorts que les yaku runa jettent à l’envi. Par contraste, maintes narrations signalent des alliances fécondes de chamanes quechua avec des amantes aquatiques tsunki au profit d’un transfert de savoir thérapeutique, cette variante étant par ailleurs fort répandue parmi les groupes achuar, métis et canelos quichua (Descola 1986, pp. 346-348 ; Luna 1986, pp. 79-87 ; Whitten 1976). Auxiliaires chamaniques ou redoutables prédateurs à l’image de la duplicité inhérente qui caractérise leur figure maîtresse, l’anaconda, les yaku runa constituent la classe d’esprits par excellence, à laquelle seront adressés des ikara saturés d’images sonores.

44 L’enjeu du rituel thérapeutique consiste dès lors à obtenir la rétrocession de l’âme captive et il existe plusieurs recours possibles. Le yachak pourra, à travers les ikara, interroger les esprits ravisseurs, les exhorter à rendre l’âme ou encore simplement mettre le patient en présence de l’agent pathogène responsable de la maladie, la cure insistant alors sur le rôle agentif de l’esprit responsable de l’ensorcellement. Le principe dominant le système thérapeutique quechua reconduit dans ce cas de figure, comme il est de mise lors du traitement des maladies infantiles (Gutierrez Choquevilca 2010), une logique du semblable – le « poison » devenant à son tour « remède » une fois intégré dans un dispositif rituel déterminé.

45 Nous allons distinguer deux types de chants ikara d’après le critère de distribution des icônes sonores et des propositions articulées dans le texte. Le premier type est illustré par le chant de l’anaconda pratiquement réduit à sa forme sonore nue qui donne à entendre le sifflement du reptile. En dépit de son apparence énigmatique, ce chant n’est pas sans référent : il décrit le principe pathogène diagnostiqué et cette description vient se substituer intégralement à la mention du nom, par une sorte de « révélation acoustique » de l’identité de l’esprit. Le second type, étayé par trois ikara adressés aux dauphins et aux esprits aquatiques yaku runa, met en œuvre une formule mixte mêlant images sonores et paroles articulées pour laisser transparaître un contenu sémantique partiellement explicite : la quête de l’âme du patient38.

46 Observons le premier chant adressé à l’esprit de l’anaconda. José prononce l’ikara à mi- voix au-dessus d’une calebasse remplie de jus de tabac dont il se servira ensuite pour les opérations de succion. Il allume ensuite un cigare dont il recrache la fumée au- dessus du récipient. Puis, accroupi, il réitère le chant à voix basse en s’orientant cette fois vers les parties corporelles affectées du patient étendu sur une natte, s’arrêtant régulièrement pour inspirer, puis recracher la fumée en insistant sur le cœur, les articulations et le sommet du crâne. Le tabac pénètre les os du malade lorsque le yachak « souffle » (puku-) la fumée ou extrait par succion (chupa-) le principe pathogène hors du corps du patient et aurait ainsi la propriété de « faire ouvrir » (/paska-chi-/ : /ouvrir- causatif-/) le corps souffrant afin d’y réintroduire l’âme ravie, désignée dans ce contexte précis par le terme anima (« âme, reflet, image visible »)39. Sur le plan prosodique, l’intonation de cet ikara est douce et plaintive.

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CHANT 3 [Yaku mama ikara] Chant de l’anaconda

A/ A/

//l’esprit « sak sak sak sek sek »// [le sifflement 3.1 //sisyawaytii sisyawaytii// serpentin de l’esprit retentit]40

l’esprit « tarara tarara terere » [le chant de 3.2 tararawaytii tararawaytii tarawaytii l’anaconda attire sa proie]

l’esprit « tarara tarara terere » [le chant de 3.3 tararawaytii tararawaytii l’anaconda attire sa proie]

l’esprit « sak sak sak sek sek » [le sifflement 3.4 sisyawaytii sisyawaytii serpentin de l’esprit retentit]

B/ B/

l’esprit s’amoncelle au-dessus d’un amas de 3.5 palisarasawapi muntunariwaytii branches [sur la berge]

palisarasawapi muntunariwaytii l’esprit s’amoncelle encore au-dessus d’un amas 3.6 muntunariwaytii de branches [sur la berge]

warankañapi muntunariwaytii l’esprit s’amoncelle encore et encore sur la rive 3.7 muntunariwaytii muntunariwaytii escarpée

C/ C/

3.8 ///turun turun turunchi/// ///notre boue boue boue///

47 Le chant est composé de trois parties : l’exorde (A) est constitué d’un « masque sonore » décomposable en quatre images sonores décrivant par une métonymie dans le registre auditif l’identité de l’agent pathogène. S’ensuit une description de l’action prédatrice de l’agent pathogène (B), réduite a minima au mouvement de « se regrouper, s’amonceler ». La clôture (C) est explicitée par le chamane comme l’évocation du corps reptilien se mouvant dans la boue. L’usage des onomatopées dans ce chant thérapeutique remplit une double fonction d’invocation et de mise en présence. Les onomatopées « sisya-wayti » et « tarara-wayti » présentent autant de substituts possibles à la mention du nom de l’anaconda (yaku mama dans le langage commun). Comme dans les chants suya (Seeger 1987), une place importante est accordée à la description de l’action représentative du nom de l’entité visée, bien qu’ici aucune « révélation du nom » explicite ne soit livrée dans le chant. Cette technique d’évocation iconique par les onomatopées était déjà observée parmi les chants chamaniques uhrnari des Ayoreo avec pour fonction de transmettre au patient les qualités de l’objet invoqué par un élégant détour sonore (Sebag 1965, pp. 96-99). Ainsi les douleurs de jambes pouvaient être soignées par l’évocation d’une matière solide comme la hache dans cet uhrnari du métal : « je suis comme mok mok tiri tiri tiri [bruit d’une hache qui frappe la pierre] » (ibid., p. 96)41. Selon une logique curative opposée (le mal guérit le mal), mais semblable par le mode expressif employé, l’ikara de l’anaconda a pour enjeu, à travers l’évocation

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de l’attraction reptilienne, de construire le socle de l’identification du patient avec son propre agent pathogène, condition nécessaire à la guérison. Cette identification n’est possible qu’une fois accomplie l’individuation du référent (l’esprit de l’anaconda) à la faveur d’un détour quasi exclusif par le symbolisme sonore, devenu le substitut métonymique de la présence de l’esprit lors de la cure.

48 En l’absence de tout marquage épistémique, les images sonores construisent un champ démonstratif (semblable en ce point au mécanisme de deixis am phantasma dans l’analyse bühlerienne) qui participe à la mise en scène de l’expérience directe du spécialiste rituel. L’esprit est à la fois perçu et présentifié par la médiation du langage chamanique. Alors que le chamane émet les sifflements serpentins, il donne à entendre par la capacité transformative de sa voix la présence effective (auditive) de l’agent pathogène sur le lieu de la cure. Le patient bénéficiera du pouvoir de suggestion sonore, bien qu’il ne puisse accéder à une compréhension intégrale du contenu sémantique des ikara42. Cet acte de mimésis sonore, par conséquent, ne se limite pas à ouvrir un champ de communication spécifique entre le chamane et l’entité pathogène, il réalise un acte d’ostension43 en présence du patient et autorise un accès perceptif aux entités visées par le discours thérapeutique. Cette qualité de la parole rituelle trouve un écho dans le discours chamanique des Warao de l’Orénoque vénézuélien. Le chamane wisiratu emprunte une voix masquée afin de dramatiser la présence des esprits pendant l’acte thérapeutique (Olsen 1996, pp. 157-159). La description fournie par Olsen (1996, p. 159) est significative sur ce point : [le chamane] slowly releases the smoke and his spirit sons from his mouth with a masked voice, often producing the gravelly sounds « o, oi » (or « owai yae, yae ») and « e e e e e ». These masked vocables reflect the difficulty that the spirits encounter in passing through the larynx and pharynx, and are viewed by the Warao not as « invocations of spirits […], but audible traces of the participation of spirits […]. While the tobacco smoke gives a physical presence to the wisaratu’s breath, the masked vocables give it an acoustical presence ».

49 Il est clair qu’une telle stratégie verbale d’ordre iconique, simulant la présence des acteurs invisibles, joue un rôle central, comme dans les ikara quechua, dans l’efficacité du processus thérapeutique.

50 Nous avons vu que les images sonores peuvent, dans une certaine mesure, se substituer à l’usage du nom et satisfaire une fonction d’ostension. Quelles en sont les combinaisons possibles ? Parmi les onomatopées présentes dans la première partie du chant, trois d’entre elles sont identifiées par le chamane comme dotées d’un contenu sémantique précis :

1 /sisya-/ son émis par la langue de l’anaconda [le sifflement serpentin de l’esprit de l’anaconda]

2 /tarara-/ « chant » de l’anaconda émis lorsqu’il attire sa proie

3 /tara-/ variation sur le chant de l’anaconda [dérivé de /tarara-/ par retrait d’une syllabe]

51 L’image sonore /-waytii/ (répétée à 17 reprises) est traduite, quant à elle, de manière évasive par le récitant comme « cette personne, cet esprit [qui] » chay runa. Un examen de son rôle grammatical dans le corps du chant permet d’expliciter sa fonction poétique dans les ikara thérapeutiques quechua. En effet l’image sonore /-waytii/ vient s’adjoindre à une unité sémantique, qu’il s’agisse d’un idéophone simulant une action

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dans les vers 3.1, 3.2, 3.3, 3.4 ou d’un syntagme verbal (3.5, 3.6, 3.7 /muntuna-ri-waytii/ : /« former.un.groupe, s’amonceler »-réflexif-onomatopée/). Deux effets résultent de cette singulière combinaison. D’une part la répétition de la particule /-waytii/ impose un ordre formulaire, créant un effet de parallélisme entre chaque vers et un effet de reduplication interne au vers. D’autre part, l’emploi de cette icône sonore a pour effet de focaliser l’attention sur l’agent responsable de l’action décrite par le verbe. Il est possible d’inférer que le recours à cette image sonore, dont le sens n’est explicité par le chamane que par la périphrase chay runa (« cette personne, esprit [qui] »), joue le rôle d’un intensificateur du rôle agentif attribué aux entités ainsi nommées, usage qui pourrait être réservé spécifiquement au langage rituel, comme nous l’observerons dans les chants suivants.

52 La composition des images sonores s’articule avec une seconde caractéristique poétique des chants ikara. Celle-ci consiste à dévoiler le mouvement général de quête de l’âme ravie du patient, nommée dans ce contexte « anima » (correspondant à la description d’un « reflet » dans l’eau perçu par le chamane). Ce schéma narratif simple s’intègre dans une structure globalement paralléliste et caractérisée par un marquage épistémique singulier, ayant recours à la modalité dubitative ou à l’interrogatif. Nous examinerons ces aspects au sein de trois ikara adressés aux esprits aquatiques, en restant attentifs à la composition des images sonores et à leur articulation avec le contenu sémantique explicite de ces chants.

CHANT 4 [Puhuyu ikara] Chant des dauphins

A/ A/

l’esprit de l’ancien méandre « takarara ! » [l’esprit de l’ancien 4.1 pusawaytii takararawaytii méandre, les mères surgissent de l’eau bruyamment]

pusawaytii karawaytii l’esprit de l’ancien méandre « kara ! takara ! » [l’esprit de 4.2 takarawaytii l’ancien méandre, les mères surgissent de l’eau bruyamment]

l’esprit « kara ! takara ! » [les mères surgissent de l’eau 4.3 karawaytii takararawaytii bruyamment]

B/ B/

4.4 atun yaku chawpipichu au milieu de la grande rivière peut-être

atun pusapichu l’ayant fait pénétrer dans l’ancien méandre peut-être, il a 4.5 yaykuchishpa sakimushka abandonné

4.6 wawanchipa animanta le reflet (l’âme) de notre enfant

C/ C/

paypa sumprirunwachu 4.7 avec son chapeau peut-être il l’a mis à l’envers tuwa rurashka

yana yana sumprirunwachu 4.8 avec son chapeau tout noir peut-être il l’a mis à l’envers tuwa rurashka

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4.9 pusawaytiika l’esprit de l’ancien méandre

D/ D/

l’esprit noir, l’esprit de l’ancien méandre [l’esprit du dauphin 4.10 yanawaytii pusawaytii noir, l’esprit de l’ancien méandre]

l’esprit « kara ! takara ! » [les mères surgissent de l’eau 4.11 karawaytii takarawaytii bruyamment]

E/ E/

//pukawaytii //l’esprit rouge « takara ! »// [la mère des dauphins roses 4.12 takarawaytii// surgit à la surface de l’eau bruyamment]

l’esprit de l’ancien méandre « takara ! » [l’esprit de l’ancien 4.13 puzawaytii takarawaytii méandre surgit à la surface de l’eau bruyamment]

CHANT 5 [Yaku runa ikara] Chant des esprits aquatiques yaku runa

A/ A/

l’esprit de la rive escarpée, l’esprit « sak sak sak sek sek » [le 5.1 warankawaytii sisyawaytii sifflement serpentin retentit]

5.2 warankawaytii chiririwaytii l’esprit de la rive escarpée [l’esprit froid]

B/ B/

5.3 yura yura tinkunayuuu celui qui possède le tinkuna44 tout blanc

5.4 yana yana tinkunayuuu celui qui possède le tinkuna tout noir

5.5 yana yana tinkunayuuu celui qui possède le tinkuna tout noir

C/ C/

5.6 taksa playa puntapichu à l’extrémité du banc de sable où l’on lave peut-être

5.7 wawanchipa animanta le reflet (l’âme) de notre enfant

5.8 shayachishka playa runaka l’esprit du banc de sable l’a fait dresser

5.9 imapita pakamunka où donc le cachera-t-il ?

D/ D/

5.10 atun playa chawpipichu au milieu d’un long banc de sable peut-être

5.11 tiyachishpa sakimushka l’ayant fait asseoir, il l’a abandonné

5.12 paypa uchpa kamisanwachu avec sa chemise couleur de cendre peut-être

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5.13 tuwa rurashka playa runaka l’esprit du banc de sable l’a mis à l’envers [l’enfant]

53 On retrouve dans ces deux chants la même particule sonore /-waytii/ employée dans le chant de l’anaconda, qui vient cette fois s’adjoindre à de nouveaux éléments lexicaux :

1. icône sonore

2. nom } /-waytii-/ (/- ka/ : topicalisateur,

3. adjectif exemple 4.9)

54 En exorde ou en clôture de ces deux chants (chant 4 : A, D, E et chant 5 : A) s’élaborent des combinaisons innovantes d’images sonores avec des termes d’usage courant (« ancien méandre » pusa, « rive escarpée » waranka, « rouge » puka, « noir » yana) permettant à l’énonciateur de dresser, au fil de l’énonciation, une liste des esprits pathogènes responsables de l’ensorcellement. Ces esprits sont nommés par une métonymie mentionnant un espace qui leur est propre (l’ancien méandre, la rive escarpée), une qualité chromatique (rouge, noir, blanc), une qualité sonore de leur apparition (kara, takarara), ou une voix (sisya). Ces combinaisons mettent en évidence, ici encore, un système massif de dénomination oblique, dont on obtient le système de transposition suivant :

pusa-waytii celui qui est dans l’ancien méandre/l’esprit de l’ancien méandre LIEU waranka-waytii celui qui est sur la rive escarpée/l’esprit de la rive escarpée

takarara-waytii } celui qui fait « takarara », « takara », « kara » = les esprits aquatiques SON takara-waytii (les « mères ») surgissant de l’eau kara-waytii

puka-waytii celui qui est rouge/l’esprit rouge (= la « mère » des dauphins roses) COULEUR yana-waytii celui qui est noir/l’esprit noir (= la « mère » des dauphins noirs)

SENSATION chiriri-waytii celui qui est froid/l’esprit froid (= la maladie) FROID

55 Rappelons que la déclinaison progressive par le chamane des noms d’esprits dans ce langage masqué constitue l’un des supports principaux de l’acte de guérison. Le recours à des substituts lexicaux partiellement onomatopéiques (globalement obscurs à l’auditeur) se prolonge dans l’usage de métaphores dont le sens n’est guère intelligible au patient. Ainsi, la mention du « chapeau noir » renversant le reflet de l’enfant fait référence au dauphin (4.7, 4.8), l’analogie reposant sur le mouvement de retournement observé lors de sa plongée. Or cette métaphore spatiale du retournement ou de l’inversion (5.13) fait précisément écho à l’un des symptômes observés chez les enfants

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ensorcelés par les esprits aquatiques : l’œil révulsé dont la pupille devient presque invisible (ñawinka tikrarin awama ñawinpa yanaynin tukun). Le chamane peut ainsi pointer métaphoriquement une identification possible du patient avec l’esprit pathogène. La mention de la « chemise couleur de cendre » (5.12) pourrait servir de représentation métonymique de l’esprit d’un grand échassier, le héron uchpa karsa (Ardea cocoi), constamment associé à ce motif dans la mythologie quechua.

56 Comment se construit à présent le point de vue du récitant ? Comme nous l’avons dit, le yachak effectue, à travers la parole rituelle, un déplacement dans le monde des esprits, où son rôle de diplomate est d’instaurer un dialogue avec les esprits pathogènes (éventuellement avec l’aide de ses auxiliaires) et de localiser ce qu’il décrit comme le « reflet » de l’âme ravie de son patient pour en obtenir in fine la restitution. Le yachak instaure à cet effet une relation de filiation avec l’âme captive désignée comme le « reflet de notre enfant » (wawanchipa animanta). Le malade (enfant ou adulte) occupe en effet la place logique d’un « enfant » dont la capture est représentée par le spécialiste rituel comme une offense dirigée contre son « père » (le chamane). L’affirmation explicite de cette relation qui unit le patient au chamane autorise ce dernier à se réapproprier l’âme errante et participe directement au processus thérapeutique. Il est remarquable que le chamane occupe une position de « père », à de nombreux égards analogue à celle que nous avons vu occupée par les esprits-maîtres du gibier, le schème de la filiation caractérisant de manière paradigmatique la position de « maître » dans la cosmologie quechua.

57 Par contraste avec la relative opacité des formules sonores amorçant la récitation, les deux strophes centrales du chant des dauphins (4 : B et C) et les trois dernières du chants des esprits yaku runa (5 : B, C, D) embrayent sur la représentation d’une liste d’objets ou d’espaces qui suggèrent à l’auditeur (entre autres, le patient et les accompagnateurs éventuels) une compréhension minimale et un aperçu sensible de cet univers parallèle : l’ancien méandre, le banc de sable, la grande rivière, l’esprit « faisant dresser » l’âme ravie, la faisant « asseoir », puis la « renversant » (5.8, 5.11, 5.13). Une attention à la modalité épistémique des énoncés signale un usage particulier du suffixe /-chu/ (normalement interrogatif) pour exprimer le doute accompagnant l’attitude exploratoire du chamane en quête du lieu où réside l’âme captive45. Le suffixe /-chu/ semble endosser ici la valeur d’un dubitatif, se substituant à l’usage ordinaire du suffixe /-chari/ ou /-cha/ (Nuckolls 2008). Pareil marquage épistémique sera observé dans la quasi-intégralité des ikara destinés à « faire retourner » (kutichi-) l’âme du patient. Par contraste avec l’effet d’ostension produit par la représentation idéophonique des esprits, le doute se concentre sur la localisation exacte de l’âme du patient et sur le mode de capture : « avec son chapeau peut-être […] » ou encore plus loin « avec sa chemise couleur de cendre peut-être […] ». Nous voyons ici que le chamane conjugue dans son discours l’élaboration d’un diagnostic – suggéré par le doute et le questionnement – et d’une thérapie dans la mesure où ces ikara sont supposés « agir » de manière autonome sur le patient. La valeur dubitative du suffixe /–chu/ doit être nuancée, en particulier au vu de l’écrasante validation ostensive engendrée par la présence des symboles sonores dans ces chants. L’absence d’un marqueur de la perception directe (l’assertif /-mi/) peut être contrebalancée, comme le suggère Nuckolls (1993, p. 251) par la mobilisation massive du langage expressif, qui suggère la présence in situ (sur le lieu de la cure) des esprits invoqués. Alternant avec les images sonores, l’interrogation du thérapeute (5.9 « où donc le cachera-t-il ? ») serait par

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conséquent davantage motivée par l’instauration d’un dialogue que par son ignorance « réelle ». Nous suggérons que c’est bel et bien le contraste ou la tension permanente entre, d’un côté, les propositions dubitatives ou interrogatives (qui incarnent le point de vue du chamane) et, de l’autre, la mimésis sonore (simulant de manière ostensive la voix des esprits) qui favorise la mise en place d’une structure polyphonique dans l’énonciation, laissant transparaître plusieurs voix entrelacées au cours de la récitation. Le chant thérapeutique instaure ainsi une représentation où la parole est implicitement prêtée à plusieurs énonciateurs (chamane, esprits) générant un espace discursif où se réalise à proprement parler l’interaction rituelle46.

58 L’examen d’un dernier ikara adressé à l’esprit des eaux glauques (lantay) révèle avec clarté la structure de cette polyphonie énonciative. L’ostension sonore s’enchâsse, cette fois, de manière explicite dans un dialogue établi entre le chamane et le destinataire invisible dont il porte la voix :

CHANT 6 [Killu yaku runa ikara] Chant de l’esprit des eaux glauques

A/ A/

6.1 lantay lantay lantay lantay « lantay » ! « lantay » ! « lantay » ! « lantay » !

6.2 kanchu lantay est-ce bien toi ? « lantay »

B/ B/

6.3 killu yakuykipichu churamushkanki peut-être dans ton eau glauque as-tu déposé

6.4 wawaynipa animanta le reflet de mon enfant

C/ C/

peut-être au beau milieu de l’écume fais-tu 6.5 putsku chawpipichu muyuchirimunki tourbillonner

6.6 wawaynipa animanta le reflet de mon enfant

A’/ A’/

6.7 //lantay lantay lantay// //« lantay » ! « lantay » ! « lantay » !//

B’/ B’/

6.8 killu yakuykipichu peut-être dans ton eau glauque

peut-être dans l’ancien méandre de la rivière 6.9 pusapichu tiyachishpa sakimushkanki l’ayant installé [« fait asseoir »] tu as abandonné

6.10 wawaynipa animanta le reflet de mon enfant

D/ D/

6.11 fle fle… fle fle… fle fle… « fle fle… fle fle… fle fle… etc. »

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6.12 fle fle fle fle… fle fle fle fle [la brise effleure la surface aquatique]

E/ E/

kanchu wawaynipa animanta asna’ peut-être est-ce toi qui a fait pénétrer dans les 6.13 asna’ yakuykipi yaykuchishkanki miasmes des marais le reflet de mon enfant

F/ F/

sinchi ikarayniwami maskachishpanchi l’ayant fait poursuivre avec mon véritable ikara 6.14 kutichimushunchi puissant faisons-le resurgir

« fle fle… fle fle… » 6.15 fle fle… fle fle… [la brise effleure la surface aquatique]

6.16 puntamanta des limbes

59 Ce chant met en place le schéma narratif typique des ikara destinés à la réfection de l’âme du patient : il s’amorce par l’identification sonore de l’esprit pathogène (A), se déploie ensuite sous la forme d’une série d’hypothèses énumérant les lieux possibles de capture de l’âme (B, C, B’, E), pour se clore sur la représentation réflexive de l’efficacité du chant ikara (6.14) :

6.14 sinchi ikarayniwami maskachishpanchi kutimushunchi […] puntamanta

« l’ayant fait poursuivre avec mon véritable chant ikara puissant faisons-le resurgir […] des

limbes ».

60 Le chamane affirme ainsi sa capacité à instrumentaliser sa performance verbale, devenant lui-même principe causal de la guérison. Le marquage épistémique est significatif de cette évolution, puisque l’on passe de l’emploi de l’interrogatif-dubitatif /-chu/ (chant 6, lignes 3, 5, 8, 9, 13) suffixant les divers lieux de capture, à l’usage de l’assertif /-mi/ confirmant l’authenticité et le pouvoir du chant (6.14 /sinchi ikara-yni- wa-mi/ : /puissant « chant.ikara »-possessif.1p.-assertif/, « avec mon véritable ikara puissant »). La progression argumentative qui s’exprime avec l’interpellation initiale (« est-ce bien toi lantay ? »), l’usage d’une modalité interrogative, puis assertive, viennent ouvrir un espace propice à la multiplication des positions énonciatives au sein du discours. Les images sonores, quant à elles, contribuent à identifier stratégiquement l’allocutaire au sein d’un dialogue où la voix de l’esprit et celle du chamane se font écho :

6.1 « lantay » ! « lantay » ! « lantay » ! « lantay » !

6.2 est-ce bien toi ? « lantay »

6.5 peut-être au beau milieu de l’écume fais-tu tourbillonner le reflet de mon enfant

6.7 « lantay » ! « lantay » ! « lantay » !

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6.13 peut-être est-ce toi qui a fait pénétrer dans les miasmes des marais le reflet de mon enfant

61 L’image sonore lantay offre un substitut à la nomination de l’esprit dans la langue ordinaire killu yaku runa (l’esprit des eaux glauques) tout en traduisant sa voix telle qu’elle est perçue par le chamane, tandis que l’évocation de la brise effleurant la surface aquatique « fle fle… fle fle » identifiera métaphoriquement sa présence phénoménale en dénotant l’action de la maladie engendrée par l’ensorcellement47. L’usage des sons permet ainsi au chamane dans un même mouvement d’identifier et de prêter stratégiquement sa voix aux esprits invoqués. Les quatre ikara mentionnés dans l’analyse illustrent par divers moyens, sonores ou métaphoriques, un mode d’exploration perceptif original de l’univers référentiel propre au chamanisme thérapeutique quechua. Le caractère synesthésique du langage sonore organise pour les acteurs du rituel un accès perceptif singulier fondé sur l’ostension sonore du référent. Nous suggérons que ce recours aux images sonores venues se substituer aux noms d’esprits et imposer le rythme d’une alternance avec les interrogations du récitant joue, de manière pragmatique, un rôle décisif dans la mise en place d’une polyphonie énonciative dans le discours chamanique quechua.

62 Au terme de ce parcours, il pourra paraître difficile de tracer une limite franche entre l’acte de communication instauré par les chants de chasse kayachina et celui qui se met en place dans les ikara thérapeutiques. La citation directe d’onomatopées animales n’est le privilège exclusif ni du chamane, ni du chasseur, nous l’avons vu. Le second chant kayachina (dépourvu d’images sonores, mais parsemé d’énoncés réflexifs) était d’ailleurs prononcé par un chamane au bénéfice des chasseurs de la communauté entière. La pratique de la chasse comme celle du chamanisme thérapeutique semblent obéir à une idéologie structurellement homologue dans l’équilibre précaire qui s’établit entre connivence et prédation, mais aussi dans l’économie de la feinte – la capture d’une voix étrangère visant à susciter de nouvelles interactions. Cependant, pour ténue qu’apparaisse la distinction entre l’acte chamanique en tant que tel (accompli par un individu dont le statut est collectivement ou socialement reconnu) et l’acte de « chamaniser » qui est le propre du simple chasseur, deux points méritent d’être notés. Un premier critère distinctif apparaît dans la structure polyphonique qui semble un trait plutôt exclusif des ikara thérapeutiques. Se dessine en effet dans la poétique des ikara le squelette d’un dialogue soutenu par l’alternance entre les images sonores et les interrogations du chamane. Les ikara thérapeutiques ménagent un acte de communication avec les esprits au cours duquel la voix du yachak leur est « prêtée » afin d’en obtenir une réponse (ayni-) explicite et la restitution de l’âme ravie. Par contraste, l’énonciateur des chants cynégétiques n’assumera jamais la voix d’un répondant : le chasseur talentueux se pare d’un « masque » (la voix gutturale du kuraka) et le chamane intercédant pour la communauté entière ne fait guère que se substituer subrepticement au maître par d’autres procédés poétiques, espérant produire un effet semblable sur sa « progéniture », le gibier. Entre langage masqué – valant de substitut – et polyphonie énonciative – où la pluralité des voix vient s’épanouir dans une forme dialogique –, la différence est mince, mais elle mérite d’être notée. En outre, un second trait distinctif peut être relevé, lié au contexte d’interaction en tant que tel. Les chants cynégétiques kayachina ne sont jamais récités en présence d’un autre interlocuteur humain (sauf contexte de transmission), à la différence majeure de l’acte thérapeutique, au cours duquel la performance verbale est supposée agir directement

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sur le patient qui reste jusqu’au bout partie prenante de l’interaction, et ce, quel que soit la compréhension qu’il peut avoir du contenu sémantique des ikara. Seule la voix du chamane est en mesure d’ouvrir la voie à une multiplication des prises en charge énonciatives requise par l’acte thérapeutique, laissant entendre autant qu’elle met en scène la guérison du patient.

63 En somme, l’analyse des chants cynégétiques kayachina et des ikara thérapeutiques révèle le rôle prépondérant de l’expression acoustique dans la mise en forme du discours rituel quechua. Loin d’œuvrer dans l’anodin, l’emploi d’images sonores semble plutôt participer d’un dispositif général de mise en abîme de la voix dans le champ de l’énonciation rituelle. La citation directe ou indirecte d’une voix surnaturelle contribue à l’élaboration d’un masque sonore, démultipliant l’image de l’énonciateur (mi-humain, mi-esprit ou animal) et celle du chant (sous une forme articulée ou onomatopéique). Quelques aspects apparus au cours du développement seront brièvement résumés ici. En premier lieu, les icônes sonores semblent jouer un rôle décisif dans l’individuation du référent de la parole chamanique par le biais de la « révélation acoustique » ostensive d’une propriété saillante de leur apparition. Cette fonction de reconnaissance se conjugue, nous l’avons vu dans les ikara thérapeutiques, avec un rôle singulier dans l’économie de la nomination, puisque les images sonores viennent se substituer souvent intégralement à la mention explicite du nom des esprits invoqués. En second lieu, l’usage performatif des images sonores s’intègre dans un dispositif plus vaste de citation de voix qui constitue un mode privilégié de transmission du savoir (en particulier des chants cynégétiques kayachina obtenus par répétition d’une voix non humaine) et le point central d’élaboration du discours chamanique. Enfin, la technique du masque sonore qui vient s’adjoindre efficacement à d’autres mesures poétiques (le parallélisme, le jeu sur les pronoms, la structure polyphonique) aura pour effet d’instaurer une figure complexe de l’énonciateur, partiellement identifié avec les esprits visés au cours de l’interaction rituelle. S’il ne prétend guère à l’exhaustivité, pas plus qu’il n’épuise la réflexion sur le thème, ce travail espère du moins avoir soulevé de nouvelles interrogations invitant les spécialistes à accorder une attention plus soutenue aux productions sonores non articulées dans l’exploration des discours rituels amérindiens.

64 Remerciements : Cette étude a bénéficié du soutien de l’Institut français d’études andines, du Musée du quai Branly, ainsi que du CNRS (Legs Lelong). Je tiens à remercier Pierre Déléage, Valentina Vapnarsky, Carlo Severi, ainsi que les deux lecteurs anonymes du Journal de la Société des Américanistes pour la finesse et la pertinence de leurs commentaires.

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NOTES

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ño?re consacrés aux initiations masculines et les discours oratoires des chefs) selon le degré de socialisation et l’articulation croissante qui se met en place entre l’individu et le groupe et qui se répercute dans la poétique des énoncés rituels. L’analyse consacrée par Briggs (1992) aux lamentations funéraires sana chantées par les femmes warao œuvre dans une perspective analogue : l’auteur définit la poétique des sana par la mise en scène d’une dimension transgressive de la parole féminine ayant stratégiquement recours au « reported speech » pour parodier la voix masculine (ibid., p. 352). Erikson (2000) examine la signification des « cris » rituels des Matis sous l’angle de la complémentarité entre les sexes. Tous ces travaux ont pour dénominateur commun d’articuler la performance des discours rituels avec l’idéologie qui gouverne la reproduction des structures sociales, opposant de manière paradigmatique les pôles masculin et féminin, le centre et la périphérie, l’individu et le groupe, etc. Cependant, ce fil d’Ariane, productif dans l’analyse des rituels collectifs, présente un pouvoir explicatif extraordinairement limité dans le cadre du chamanisme où la reproduction des structures sociales n’est pas toujours l’enjeu véritable de l’interaction. 4. L’examen des implications du savoir mythologique dans la formulation des chants chamaniques malikai des Wakuenai (le mythe de Kuwai) ou dans les chants coshoiti des Sharanahua (le mythe de l’anaconda) dévoile certaines clefs d’interprétation du rituel thérapeutique (Hill 1993 ; Déléage 2010). De même, les élaborations oniriques des Xavante nous autorisent à envisager la forme syllabique des chants da-ño?re comme la réactualisation d’un « devenir esprit » expérimenté lors des rêves où les incantations sont précisément acquises par les initiés (Graham 1994). Un dernier exemple, celui des Marubo, révèle avec finesse la transposition d’une esthétique paralléliste dans les compositions graphiques et les chants chamaniques, démontrant toute la pertinence d’une approche intersémiotique (Cesarino 2008). 5. Le répertoire quechua se compose de quatre types de chants rituels. Précisons qu’il n’existe pas de taxon générique pour désigner un discours chanté, excepté le terme emprunté aux missionnaires pour désigner les chants accompagnant l’entreprise d’évangélisation /taki-/. Le taxon correspondant à chaque genre est formé à partir d’un substantif verbal (composé d’une racine verbale et d’un suffixe causatif /-chi/) décrivant la fonction attribuée à chaque type de discours. On distingue trois premiers genres dont le degré de partage parmi la population est relativement élevé : les chants kayachina (« faire appeler ») destinés à favoriser les pratiques cynégétiques, les chants llakichina (« rendre triste ») réservés à l’arrangement des relations entre humains (chant d’amour ou de communication à distance, etc.), et les chants de boisson upyachina (« faire boire ») composés de manière plus prosaïque pour accompagner gaiement les beuveries collectives. Enfin, le dernier genre constitué par les chants thérapeutiques ikara forme une catégorie de savoir hautement spécialisé, dont la maîtrise est réservée à « celui qui sait » yachak, le chamane. Si le premier ensemble de chants fait l’objet d’une transmission démocratique, se répartissant de manière relativement homogène dans la communauté, le second ensemble n’admettra que de rares élus (un chamane tout au plus par nexus de peuplement, pouvant rayonner sur trois à quatre communautés). Dans les deux cas, cependant, les modalités du discours rituel sont marquées par des règles d’énonciation et d’interaction hautement formalisées. 6. Les groupes quechua du Pastaza péruvien totalisent approximativement 4 000 individus regroupés sur les rives du fleuve Pastaza et de ses affluents (Manchari,

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Huasaga). Comme c’est le cas en Équateur, ces sociétés pluriethniques se sont formées à la période coloniale grâce à l’adoption spontanée ou « sollicitée » de la langue quechua comme lingua franca par les membres de groupes ethniques d’origine zaparo ou jivaro (principalement d’origine achuar ou candoshi dans le cas de la zone du Pastaza péruvien). Les groupes résidentiels (llakta) sont composés de quelques groupes cognatiques (ayllu) intermariés. La plupart des ayllu quechua sont liés par des relations d’alliance matrimoniale et d’amitié cérémonielle (kumpayana) avec les membres des communautés achuar voisines et des communautés candoshi situées plus en aval. Dans la région du haut Pastaza péruvien, ces groupes ont vu leur démographie augmenter par l’absorption de membres originaires de groupes ethniques quasiment ou totalement éteints à l’heure actuelle (Andoa, Shimigaye et Gaye à l’embouchure des fleuves Bobonaza et Pastaza ; Pinche sur le moyen Pastaza). Le dialecte inga parlé sur le Pastaza péruvien diffère du dialecte équatorien sarayaku ainsi que de celui du Napo, variantes du quechua II B. Nous conservons volontairement la distinction graphique entre quichua ou kichwa d’Équateur et quechua du Pastaza péruvien, par respect de la volonté des intéressés et conformément aux orthographies institutionnellement reconnues par les fédérations indiennes et le système d’éducation bilingue. 7. Comme nombre de sociétés amazoniennes, les Quechua disposent, entre autres, d’une ontologie animiste caractérisée, dans leurs interactions quotidiennes, par une véritable « écologie des subjectivités » (Kohn 2002). Le lecteur intéressé par une description plus étayée de cette cosmovision se tournera vers les ethnographies prolixes consacrées aux Quechua des basses terres : à commencer par l’œuvre pionnière de Whitten (1976) pour les Canelos Quichua équatoriens et les travaux plus récents de Kohn (2002) ou d’Uzendoski (2005) pour les Quichua du haut Napo, pour n’en citer que trois. Pour des raisons historiques, les groupes quechua du Pastaza péruvien entretiennent d’étroites relations avec les groupes jivaro voisins et l’on trouvera de nombreux points de contact sur le plan cosmologique, mythologique, mais également sur l’emploi de ces fameux « discours du cœur », anent ou anentar (Brown 1981, 1984 ; Taylor et Chau 1983 ; Surrallés 2003). Nous ne reviendrons pas en détail sur l’aspect métaphysique de cette ontologie qui ne concerne pas frontalement notre propos et se trouve par ailleurs bien documenté. La notion d’esprit à laquelle nous faisons appel constitue bien une catégorie indigène banalement glosée sous les termes vernaculaires amu (maître) ou alma (âme, esprit), s’appliquant à toute entité dotée d’une psychologie, d’un pouvoir d’affecter ou d’être affecté et susceptible d’occuper une position d’énonciation. Cette définition sommaire, bien qu’indispensable à la définition d’une ontologie animiste dont on trouvera dans la mythologie de remarquables illustrations, s’avère concrètement peu fructueuse en l’absence de données relatives au contexte d’interaction, au mode narratif et au type d’énoncés qui s’y réfèrent. 8. Kohn (2007) nomme « interspecies pidgin » une langue spéciale adressée par les Quichua de Ávila à leurs chiens de chasse afin de stimuler leur capacité à détecter le gibier. Ce « pidgin » est utilisé lors de l’administration d’une plante psychotrope injectée dans les narines de l’animal (tsikta) afin de lui permettre de communiquer par ses « visions » avec les esprits-maîtres. Cette langue se caractérise par l’emploi de formes impératives, d’hispanismes et par une structure grammaticale simplifiée reproduisant, selon l’auteur, la représentation quichua des interactions entre patrons et Indiens – expression de domination, etc.

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9. Le gibier est en effet invariablement décrit dans la mythologie quechua du Pastaza comme la progéniture des esprits-maîtres, parfois leur « cheptel » et, plus rarement, leurs « petits soldats ». De semblables descriptions sont attestées chez les Quichua équatoriens (Kohn 2002 ; Whitten 1976). 10. Un schéma de transmission similaire opère dans la transmission de chants cynégétiques aguaruna (Brown 1981, pp. 76-77), exception faite du transfert de salive que les Quechua ne mentionnent pas dans le cas des chants cynégétiques. 11. La diète précédant l’initiation se compose essentiellement de plantains grillés, l’ingestion de viande, de bière de manioc et de substances douces (bananes mûres, patates douces, etc.), salées ou pimentées étant proscrite jusqu’à la fin de l’apprentissage. 12. La présence d’un accompagnant est requise, du fait de l’extrême violence de cette drogue (en fonction du dosage) et des réactions imprévisibles de l’impétrant lors de la transe et à son réveil. Les Quechua redoutent par-dessus tout l’état de paranoïa aiguë, vestige du délire, entraînant la fuite de l’initié en forêt, incapable de retourner parmi les siens. 13. Rappelons que ces chants kayachina ainsi transmis sont effectivement décrits comme stockés métaphoriquement dans l’organe du cœur shunku, dont on sait l’importance symbolique parmi les groupes jivaro-candoshi voisins (Surrallés 2003, pp. 227-228 ; Brown 1981, p. 76 ; Descola 1986, p. 246 ; Taylor et Chau 1983). La transmission d’un savoir rituel acquis par la reproduction de la « voix » des esprits est une constante dans l’ethnographie des basses terres. On en trouve l’écho parmi les Xavante qui acquièrent les chants da-ño?re de leurs ancêtres en rêve (Graham 1994, pp. 727-728), parmi les Kayabi qui reçoivent les chants jowosi transmis par le spectre d’un ennemi en rêve (Oakdale 2005, p. 118) ou parmi les Piro d’Amazonie péruvienne pour qui l’acquisition d’un chant chamanique kayonakakalura shikale est explicitement désignée comme l’« imitation » (yimaka) d’un esprit lors des visions kawigawlu induites par la prise narcotique (Gow 2001, pp. 147-148). Ce qui est mis en avant dans ces discours réflexifs sur la transmission du savoir rituel consiste, à chaque fois, en une complexification de l’énonciateur, le « je » du chamane ou de l’acteur rituel venant se superposer au « je » de la vision qui n’est autre qu’un esprit ou un ancêtre. 14. L’application de cette distinction de filiation kantienne (puis searlienne) fait écho aux analyses de Houseman et Severi (1994, pp. 196-197) autour de la signification rituelle du Naven, suggérant de tenir compte du rôle constitutif (modificateur structurel du comportement) ou non exclusivement normatif (fixant la bonne manière d’accomplir un acte) dans l’apprentissage du rituel. 15. Dans une analyse de deux rites d’initiation africains, Houseman (2002, p. 88) situe la matrice de la réflexivité de l’action rituelle dans un processus complexe oscillant entre deux pôles de dissimulation et de simulation, soulignant le rôle constitutif de ces actes dans la validation et la transmission du savoir rituel. Je suggère ici que la description du voyage hallucinatoire des chasseurs présente des caractéristiques communes, particulièrement centrées sur l’attitude simulatoire, qui nous permettent d’inférer que telles expériences, bien que solitaires, jouent un rôle tout à fait analogue à celui d’un rite d’initiation. 16. La notion de « mise en abîme » peut se définir largo sensu comme un procédé poétique d’emboîtement (de type métareprésentationnel) par lequel un discours en vient à s’exprimer sur le discours, une représentation incorpore en son sein une

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représentation d’elle-même, entraînant le télescopage de deux niveaux énonciatifs ou figuratifs normalement séparés. Cette notion fait écho au champ de l’analyse picturale s’appliquant à des représentations de type « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte, où l’on voit opérer un redoublement d’images fondé sur la corrélation entre deux champs sémiotiques distincts (image et signe). Plus en amont, la notion emprunte au champ épistémologique de l’analyse littéraire, s’inspirant du texte précurseur extrait du Journal d’André Gide en 1893 (Gide 1951, p. 41) où cet auteur appréciait que « dans une œuvre d’art on trouve ainsi transposé à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre » (Genette 2004). Dans tous les cas, la mise en abîme opère un redoublement (ou une démultiplication) d’image, de représentation, de discours etc. ayant valeur de substitut mutuel provisoire et réversible, générant un certain paradoxe figuratif. L’introduction de cette notion nous permet de préciser comment la représentation du chant rituel se condense et s’enchâsse dans une représentation de second ordre du chant en tant que cri d’ancêtre, en tant que hurlement animal etc. Une mise en abîme de la voix est donc : l’image d’une voix redoublée, d’une voix « qui s’énonce », précisant le statut de sa propre performance, dont nous trouverons l’actualisation dans le recours poétique à la citation directe et indirecte. 17. Couroupita guianensis, Aubl. (Lecythidaceae). 18. La transcription tient compte des poses mélodiques permettant de séparer les strophes correspondant à des poses respiratoires. Les répétitions de lignes ou de strophes sont notées par des barres encadrant les énoncés (//) ou (///) quand la ligne est répétée trois fois. 19. Le terme kuraka (« seigneur » en quechua) désignait à la période coloniale les chefs politiques héréditaires associés à une zone géographique déterminée et dont l’autorité prévalait en période de crise, en particulier dans la région Quijos Quechua en Équateur. L’emploi du terme pour dénoter l’esprit-maître du gibier est avéré dans la région du Napo équatorien (Kohn 2002). 20. Palmier taraputu connu sous le terme « huacra pona » (Iriartea ventricosa Mart., Iriartea deltoidea, Ruiz et Pav. Arecaceae). 21. Palmier yarina (Phytelephas macrocarpa, Ruiz et Pav. Arecaceae). 22. Connu sous le terme « ilamba » en espagnol régional (espèce d’arbuste épineux non identifiée). 23. Dix-sept occurrences : l.4, 7, 10, 15, 17, 19, 22, 25, 27, 30, 33, 36, 40, 43, 48. 24. Citons pour exemples : a) les icônes sonores décrivant la voix du maître des pécaris : /kurun kurun kurun/ répétés 13 fois ; b) le rugissement du jaguar : /shiya shiya/ l.11 ; c) la mention explicite de la voix /uyarimunki/ répétée 19 fois. 25. Voir le récit autobiographique (voir supra). L’analogie entre le contenu des visions et celui des chants est par ailleurs également repéré parmi les anen aguaruna (Brown 1984, p. 555). 26. Ce modèle est représentatif des strophes A, B, C, E, F et H. Des variations sont introduites dans les strophes D et G. La strophe A fournit aussi une très légère variante puisqu’elle embraye directement sur la formule sonore. 27. À l’exception des strophes D et G, évoquant deux arguments étrangers à la liste de noms de lieux, soit respectivement l’arrivée du jaguar rugissant (l’esprit auxiliaire du maître du gibier ordonnant le défilé des pécaris 1.11-1.17) et la nourriture du gibier/des esprits (1.34-1.35).

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28. On consultera d’autres analyses linguistiques détaillées des modalités d’une poétique paralléliste, parmi lesquelles citons notamment celles de Sherzer (1983), Fox (1988), Urban (1986), Monod Becquelin (1987), Hill (1993), Franchetto (2003), Cesarino (2006, 2008) et Severi (2007). 29. Relevons un usage assez proche de l’imitation sonore parmi les incantations cynégétiques que les Candoshi adressent au tinamou (Tinamus sp.) ou au singe laineux (Surrallés 2003, pp. 144-145, 198-199). L’imitation sonore est clairement explicitée par le chasseur comme un moyen de s’adresser à un non-humain dans sa propre langue : « Tinamou je te parle de façon à ce que tu puisses m’entendre » (ibid., p. 145). L’ethnologue décrit cette onomatopée « yokokoro » employée pour nommer le tinamou (d’ordinaire appelé katamzi en candoshi) dans ce chant comme « un terme stéréotypé imitant le langage du tinamou ». Il n’est pas anodin que le terme yunkururu (probablement de formation idéophonique) soit précisément le terme qu’emploient les Quechua voisins pour désigner cette même espèce. L’auteur poursuit : « toutes les incantations destinées à favoriser la chasse et qui, par conséquent, s’efforcent d’établir une connexion avec l’animal concerné ou avec son maître, commencent invariablement par un mot cherchant à imiter le langage de l’espèce visée » (ibid.). Chez les Achuar équatoriens, les chants cynégétiques anent dédiés aux esprits tutélaires du singe laineux (amana) ne manquent pas également d’évoquer le cri de frayeur stéréotypé du primate « chururui » ou le son produit lorsqu’il agite les branches « waanta wanta » (Descola 1986, pp. 321-322). 30. Ces indices ne vont pas sans rappeler la formule qui ponctue le chant 1 : « ta voix retentit » (/uya-ri-mu-nki/ /entendre-réflexif-cislocatif-2p/) qui, loin de satisfaire uniquement une fonction mnémonique (par l’ordre formulaire qu’elle impose à la récitation), nous dirige plutôt vers la dimension réflexive du discours rituel, traversé de part en part par des voix. 31. Ce type de formule relativement stable qui met en scène la voix hurlante fait l’objet de variations, enrichissant la description de l’appel sonore ou traduisant un alignement sur le point de vue du destinataire réceptif à l’appel (2.7 elle t’appelle en hurlant pour te donner le sein ; 2.4 lorsque tu entends mon cornet noir ; 2.10 l’ayant entendu (sur) le large chemin ; 2.14 lorsque tu entends la voix de ton père). 32. On se reportera aux analyses détaillées de Nuckolls (1993 ; 2008) à propos du système évidentiel quichua équatorien. La présence de ce suffixe dans les récits de rêve et les narrations mythiques procède d’une séparation implicite entre le locuteur et l’énonciateur posé (les ancêtres dans le cas du discours mythologique) ou pressenti (le « je » du rêve aurait des affinités avec un « il »). Parmi les extraits cités dans la section précédente, nous trouverons quelques exemples : /wankana amu chasna-shi rima-wa- shka/ (pécari maître ainsi-CIT parler-1Pers.Obj-ACC) ou encore /puri-chi-wa-shka-shi/ (marcher-CAUS-1PersObj-ACC-CIT). 33. On se reportera à l’analyse d’Urban (1989, p. 43), qui distingue dans le discours rituel un continuum déclinant la valeur indexicale directe, anaphorique, dé-citative ou « projective » du pronom, à partir de l’étude linguistique d’un mythe d’origine shokleng (voir aussi le prolongement d’une analyse du phénomène de translation référentielle pronominale par Rumsey 2000). 34. En ce sens, le phénomène de contradiction énonciative est analogue au ressort de l’action rituelle en tant que les relations qui s’y expriment « condensent en elles une pluralité de relation qui, en dehors du rite, se réalisent de façon séparée » (Houseman

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et Severi 1994, p. 205). Sur la construction d’une position énonciative complexe dans le langage rituel, on consultera les analyses de Severi (2002 ; 2007, pp. 208-228), l’ethnographie des chants maraka des Kayabi par Oakdale (2005), l’analyse des chants chamaniques marubo (Cesarino 2006 ; 2008) ou ceux des Sharanahua (Déléage 2009). 35. L’autobiographie de Pablo Amaringo offre un exemple des motivations justifiant le choix d’entreprendre l’apprentissage chamanique (Luna et Amaringo 1999, p. 22). L’expérimentation d’un état liminal de quasi-mort est, dans bien des cas, un élément décisif, même si la liberté d’entreprendre une initiation reste entière. 36. On consultera le témoignage du chamane Alfonso Chango pour une description complémentaire de l’initiation chamanique chez les Quichua Canelos équatoriens (Chango 1984). Pour Alfonso Chango (ibid., p. 19), le diagnostic apparaît sous forme de « photographies » ou de « textes » identifiant l’esprit pathogène ou le commanditaire de la vengeance sorcellaire. 37. L’incorporation s’effectue au cours des états de narcose répétés et s’associe à l’ingestion de nombreuses décoctions de plantes médicinales et de larves ayant valeur de matérialisation des esprits animaux rencontrés lors des rêves et visions (muskuchi-). Chaque esprit animal est le véhicule d’un chant ou d’une partie de chant ikara, qui sera récité lorsqu’un ensorcellement peut lui être associé (ce qui n’est pas toujours le cas). L’acquisition des ikara relatifs à d’autres classes d’esprits (les esprits aquatiques yaku runa, les esprits noirs yana nikru, les âmes des défunts alma) s’effectue selon un procédé similaire : l’expérience d’une vision, d’une rencontre-transmission et d’une incorporation. 38. Il existe une troisième catégorie de chants thérapeutiques ikara, dont il ne sera pas question ici, qui inclut des énoncés composés dans un langage métaphorique dénué d’images sonores, énumérant les figures des esprits responsables de l’ensorcellement. Tous les chants analysés ont été recueillis auprès du chamane quechua de la communauté de Sabalo Yacu (Pastaza), José Chino K., puis transcrits et traduits avec sa précieuse collaboration. 39. L’usage de ce terme est exclusivement rituel et probablement hérité des prières employées par les missionnaires dans la région. 40. Les entretiens avec le chamane interrogé sur l’exégèse possible de son ikara permettent en effet de traduire l’image sonore /sisya/ comme un index se référant au sifflement serpentin (« sssss »), soit le sifflement émis par la langue de l’anaconda (yaku mama kallunka uyarin « sak sak sek sek » nin « sisya sss » silwahukshina : « la langue de l’anaconda retentit : “sak sak sek sek” il dit “sisya sss” comme un sifflement »). 41. Comme l’indique Sebag (1965, p. 96), les formules des chants uhrnari « se composent donc de phrases qui évoquent l’état initial de souffrance puis l’amélioration et la guérison, ainsi que d’onomatopées qui, de même, traduisent dans le domaine sonore l’acuité de la douleur et sa disparition ». 42. Précisons qu’une fois le diagnostic établi, le chamane peut transmettre provisoirement au patient l’identité de l’agent pathogène. Certaines images sonores peuvent par conséquent tout à fait présenter une certaine congruence avec les attentes perceptives de ce dernier, sans toutefois abolir le caractère globalement énigmatique des chants ikara. 43. L’ostension du référent (i.e. la représentation d’une perception directe de l’objet) est l’une des fonctions clefs du discours chamanique (Déléage 2009 ; Severi 2007). Tirant

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les conséquences d’une analyse du système évidentiel sharanahua, Déléage (2010) montre que ce qui distingue un énoncé chamanique d’un mythe relève d’un rapport distinct au savoir énoncé, fondé, dans un cas, sur l’ostension, dans l’autre sur la déférence de l’autorité du discours à des entités ancestrales (les ancêtres), disposant elles-mêmes d’un savoir ostensif sur les esprits. 44. Le terme tinkuna (de la racine verbale /tinku-/ « rencontrer, affronter ») recouvre dans son emploi rituel un contenu sémantique assez large : il dénote les « armes » du chamane (ses esprits auxiliaires) autant que les esprits pathogènes « affrontés » au cours du rituel thérapeutique. Cette ambivalence sémantique est attestée dans le chamanisme métis et quechua lamista (Luna et Amaringo 1999, pp. 33, 41) et trouve une représentation iconographique dans les peintures du chamane Pablo Amaringo (Luna et Amaringo 1999). 45. Voir dans le chant 4, les lignes 4 / atun yaku chawpi-pi-chu/ : /grand rivière « au.milieu.de »-locatif-dubitatif/ et 5 : /atun pusa-pi-chu yayku-chi-shpa/ : /grand « ancien.méandre »-locatif-dubitatif entrer-causatif-gérondif/ et, plus loin, les lignes 7-8 ; dans le chant 5, les lignes 6, 10, 12. 46. Le ressort et les implications d’une polyphonie énonciative au sein du discours rituel ont fait l’objet de brillantes analyses dans l’aire maya (Monod Becquelin 2000). 47. Les symptômes de l’ensorcellement sont en effet couramment représentés comme l’effet d’un « vent » wayra s’introduisant dans le corps du patient et produisant un refroidissement corporel et de fortes nausées.

RÉSUMÉS

Sisyawaytii tarawaytii : sifflements serpentins et autres voix d’esprits dans le chamanisme quechua du haut Pastaza (Amazonie péruvienne). L’article analyse les techniques d’interpellations sonores des esprits dans un répertoire de chants rituels quechua en contextes cynégétique et thérapeutique. Adoptant une perspective pragmatique, l’auteur décrit les conditions d’apprentissage du savoir rituel et focalise son attention sur un dispositif de mise en abîme de la voix des esprits dans l’énonciation rituelle. Une étude linguistique sensible aux variations discursives montre que cette technique de citation d’une voix non humaine, observée lors de la transmission des chants, trouve un écho remarquable au sein de leur structure poétique. L’auteur soutient, en s’appuyant sur l’analyse de ce dispositif énonciatif, que la manipulation indexicale du symbolisme sonore joue un rôle clef dans la performance accomplie, conférant au chasseur- chamane le pouvoir de prêter sa voix aux esprits invoqués. Une attention à l’emploi stratégique des masques sonores au sein des interactions rituelles pourrait ouvrir de nouvelles perspectives dans les recherches consacrées aux discours rituels amérindiens.

Sisyawaytii tarawaytii : snake hissing and other spirit voices in Quechua shamanism of the Peruvian Amazon (Pastaza). The article analyzes the sound symbolic and musical means of addressing spirits in Quechua ritual songs, in both therapeutical and cynegetical contexts. Adopting a pragmatic perspective, the author describes the learning context of ritual knowledge and pays close attention to the embedding of spirit voices in ritual discourse. A linguistic

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analysis, sensitive to the discursive variations, shows that this technique of quotation of a non- human voice, observed during the transmission of ritual songs, has a remarkable echo in its own poetic structure. Through the study of these enunciative devices, the author demonstrates that the indexical use of sound symbolism plays a key role in the performance achieved, allowing the hunter-shaman to lend his voice to the spirits invoked. The emphasis on the strategic use of acoustic masks in ritual interactions could open new perspectives for research on Amerindian ritual discourses.

Sisyawaytii tarawaytii : silbidos serpentinos y otras voces de los espíritus en el chamanismo quechua de la Amazonía peruana (Alto Pastaza). El artículo analiza las técnicas acústicas de interpelación de los espíritus en un repertorio de cantos rituales quechua, en un contexto cinegético y terapéutico. El autor describe desde una perspectiva pragmática las condiciones de transmisión del conocimiento ritual y presta especial atención a la representación de la voz de las entidades no-humanas en la enunciación ritual. A partir de un estudio lingüístico que toma en cuenta las variaciones discursivas, se pone en evidencia que la técnica de citación de una voz no- humana, observada en el marco de la transmisión de los cantos, ejerce una influencia mayor sobre la estructura poética de esos cantos. Basándose en el estudio del dispositivo enunciativo, el autor demuestra que la manipulación indexical del simbolismo sonoro cobra un papel clave en la performancia ritual, concediendo al chamán-cazador el poder de prestar su voz a las entidades invocadas. El énfasis sobre el uso estratégico de estas máscaras acústicas podría abrir nuevas perspectivas en el campo de investigación dedicado a los discursos rituales amerindios.

INDEX

Palabras claves : aprendizaje, cantos rituales, chamanismo, pragmática, simbolismo sonoro Mots-clés : apprentissage, chamanisme, chants rituels, pragmatique, symbolisme sonore Thèmes : Anthropologie, Ethnolinguistique Index géographique : Amazonie, Pérou, Quechua Keywords : learning, pragmatic, ritual songs, shamanism, sound symbolism

AUTEUR

ANDRÉA-LUZ GUTIERREZ-CHOQUEVILCA

Département d’ethnologie, Université de Nanterre/LESC/UMR 7186 (EREA), Université Paris Ouest Nanterre La Défense/CNRS, 21 allée de l’Université, 92023 Nanterre [[email protected]]

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Entre la parole et l’image : le système mythopoétique marubo

Pedro de Niemeyer Cesarino Traduction : Pierre Déléage

NOTE DE L’ÉDITEUR

Manuscrit reçu en octobre 2009, accepté pour publication en janvier 2011

Dans un article consacré à la pensée de Lévi-Strauss, Patrice Maniglier (2008, p. 39) remarque avec justesse que, pour comprendre un événement narratif, il est nécessaire d’avoir accès à son « système mythologique virtuel ». Si un tel système, qui « permet de savoir sur quelles différences particulières joue le narrateur », reste hors de portée, la narration n’apparaît guère que comme un « discours en langue étrangère ». Il s’agit là d’une description parfaite de ce que ressent l’auditeur lors des longues séances chamaniques des Marubo, assis sur les bancs parallèles kenã, l’espace rituel masculin situé à l’entrée des malocas (shovo). Gorgés de jus de tabac (rome) et d’ayahuasca (oni), les chamanes y associent une connaissance approfondie des récits mythiques à une agentivité rituelle et à un dispositif d’apprentissage. Ils actualisent, pour ainsi dire, un système virtuel par l’usage particulier de chants thérapeutiques, d’exégèses, de spéculations et d’autres registres sémiotiques, tous issus de processus de transmission stables1. L’étude de ce système virtuel est fondamentale, non seulement pour l’anthropologue qui tente de décoder un savoir cosmologique en grande partie élaboré dans le discours poétique, mais aussi et surtout pour les chamanes eux-mêmes et leurs apprentis. La transmission, dialogique et rituelle, de ce savoir se déroule pour l’essentiel au cours de l’apprentissage des chants shõki, chants de guérison, chants-pensées ou même chants- souffles dans une traduction plus radicale, et des chants-mythes saiti, longues narrations mythiques chantées et versifiées. Ces deux genres discursifs font partie de ce que l’on nomme « paroles pensées », chinã vana, une catégorie définie par un usage spécial du langage qui associe métaphores, énonciations polyphoniques et

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parallélismes. Cet article2 se propose d’étudier les articulations intersémiotiques qu’entretiennent ces arts de la parole avec les configurations rituelles et les schèmes graphiques dans lesquels ils s’inscrivent.

Les arts de la parole

Quelle est la relation entre les chants-mythes saiti et les shõki ? Comment le savoir mythologique virtuel peut-il s’actualiser en agentivité rituelle ? Du point de vue formel, les deux systèmes appartiennent à un ensemble plus large dans lequel des blocs de formules peuvent être séquencés et emboîtés dans des armatures distinctes. Nous verrons ainsi qu’un ensemble de formules ayant trait, par exemple, au mythe d’émergence des pécaris (yawa), peut être enchâssé dans un chant de chasse destiné à attirer ces animaux à proximité d’un village. Ou encore qu’un chamane souhaitant neutraliser les agressions d’un esprit (yochĩ) peut intégrer dans son chant shõki des vers décrivant la formation et les habitudes de l’entité en question3. Ces mêmes vers peuvent aussi avoir été transmis au chamane-chanteur par un chamane romeya ; dans ce cas, les vers appartenaient à un chant-citation iniki. Les romeya, qui appartiennent au second type de chamanes ou de chamanisme des Marubo, correspondant au chamanisme vertical défini par Hugh-Jones (1994)4, répètent ce qu’ils entendent des paroles et des chants lointains des esprits yovevo et yochĩvo. La personne marubo est conçue comme une maloca (shovo) : l’intérieur du corps reproduit la structure spatiale de la maison. Dans cet espace intérieur, les doubles (vaká) des chamanes romeya entretiennent des relations sociales analogues à celles que les Marubo établissent entre eux dans l’espace extérieur, c’est-à-dire dans les malocas où s’assoit l’auditoire des séances chamaniques. Lorsque le double du romeya sort de son corps- maloca pour explorer les régions du cosmos, un esprit ou le double d’un parent décédé prend sa place, et c’est ce dernier qui chante l’iniki. Dans l’exemple suivant, Esprit Coati-Ara (Kana Chichi), provenant de son territoire localisé dans le Monde Arboré (Tama Shavá)5, chante à travers le corps-maloca de Cherõpapa. Le chant est composé de termes de la langue des anciens et de formules métaphoriques6 dont le sens littéral est traduit dans la troisième colonne (ici comme dans les autres traductions de cet article7) :

1 kana tawa peiki de la feuille de roseau-ara /de ma maloca-ara8

pesotanairisho de là-haut /de l’intérieur

ẽ nĩkãkamẽi j’écoutai

« epavo mã epavo « pères, mes pères

5 ẽ yoe rakati venez ici

metsaai venawẽ! » réjouir ma maloca ! »

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txo iki vanamai ainsi parle le cadet

nokẽ awe shavovo et nos sœurs

Kana Vo aĩvo la jeune Kana Vo

10 yove mãse ̃ keneya arrive les mains chargées (11)9

vevo sanápakemãi de la calebasse-esprit ornée (10)

nori rivi ionã tandis que nous chantons10

vevo ikãwãki y a-t-il eu des changements

ẽ oĩpaoa depuis le temps

15 wetsa aya ravãra? de ma présence en ce lieu ?

ẽ anõ akara c’est ainsi que je pense

e e e yonãke j’ai fini de parler

ato pari kanisho ceux qui autrefois naquirent

shata ronõ tekepa morceaux de serpent-léger /les bancs parallèles11

20 pati ivevakĩsho les morceaux assis /les bancs entiers ils occupaient

vana matsaknãnãvo conversant entre eux

ẽ nĩkãpaoa c’est ainsi que j’entendis

awesaira mais pourquoi maintenant

vanama setesho restez-vous assis silencieux

25 ea nĩkãivo ? m’écoutant seulement ?

Kape Topa aĩvo Topa, la Femme Caïman

shokô nane nĩkãi ne comprit pas qu’elle pouvait (28)

nĩkã ichnárao prendre le génipa-pelé (27)

shokô paka kashkeno elle aiguisa un couteau

30 awẽ ana revo la pointe de la langue

te avarãsho la langue elle tira

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ari ashtekãi elle se la coupa

vana ama rakai et devint muette

iki kavi ara comme vous autres

35 e e e yonãke j’ai fini de parler

De manière ironique, Esprit-Coati emprunte un ensemble de formules du chant-mythe de Roka afin de provoquer ses auditeurs qui s’endorment sur les bancs de la maloca. Dans le mythe, l’ancêtre Roka décide de fuir la terre afin que ses parents ne soient pas brûlés : il part pour le Ciel-Pelé12 et emmène avec lui son épouse, des fruits de pupunha (Bactris gasipaes) et de génipa ainsi qu’une torche enflammée. Il appelle ensuite ses autres parents et leur demande de l’accompagner, mais ceux-ci refusent. Il offre alors le génipa à ceux qui resteront sur terre afin qu’ils puissent régénérer leur corps à l’aide de sa teinture. Topa, une Femme-Caïman, comprend mal les paroles de Roka et se mutile : elle croyait qu’il avait ordonné à chacun de se couper la langue – d’où l’origine de l’une des caractéristiques saillantes des caïmans jusqu’à ce jour. L’extrait est placé ici dans un but ironique et didactique : le mode narratif est déplacé ou enchâssé à l’intérieur du mode reportatif. De plus, le locuteur a commencé son chant par une polyphonie (trait général des chants chamaniques amérindiens13) : il a cité ce que le double du chamane (nommé « cadet ») lui avait dit, à savoir qu’il était invité pour réjouir son corps-maloca (vers 4 à 7). Accompagné par sa sœur, l’esprit arrive sur terre et est déçu par ce qu’il y trouve : les hommes ne s’y consacrent plus avec autant de persévérance qu’autrefois au chamanisme et à l’écoute de ses chants. Courts et mélodieux, les iniki contrastent avec le rythme régulier des longs chants shõki et saiti. Lorsqu’un esprit chante à travers le corps-maison du romeya, l’auditoire doit rester attentif au message de son discours. Les chamanes-chanteurs, pour la plupart des shõikiya, peuvent par exemple écouter un ensemble de formules versifiées où Esprit- Anaconda parle de sa formation ou de son surgissement, du lieu dans lequel il vit, de son nom ou de ses habitudes. Après avoir mémorisé ces informations versifiées, le chamane-chanteur pourra les utiliser dans d’autres circonstances afin de composer un chant shõki susceptible d’apaiser les maux engendrés par cet esprit en particulier. Les trois arts de la parole étudiés dans cet article, les chants-mythes saiti, les souffles- chants shõki et les paroles des esprits iniki, ne sont pas exactement des genres classifiés dans une typologie rigide. Tous utilisent un ensemble virtuel de formules poétiques indépendant de ses actualisations en modes narratifs (saiti), agentifs (shõki) ou reportatifs (iniki). En fonction d’un événement singulier, l’ensemble virtuel pourra être orienté vers un de ces trois modes qui sont, de surcroît, susceptibles de s’enchâsser les uns à l’intérieur des autres. Ainsi, un chant iniki pourra contenir un extrait de shõki qui, à son tour, pourra contenir un extrait de chant-mythe. Alternativement, un chant- mythe peut intégrer un souffle-chant ou un chant iniki dans une de ses séquences. Il ne s’agit pas, dans chacun de ces cas, d’analogies ou d’allusions ; il s’agit de modifications de l’orientation du système de formules.

Modes des arts de la parole

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chants-mythes saiti mode narratif

chants d’esprits iniki mode reportatif

souffles-chants shõki mode agentif

Au cours d’une conversation à propos des chants shõki et de la multiplicité des esprits du cosmos marubo, Armando Cherõpapa entonna le fragment de chant suivant. Ce faisant, il transmettait succinctement des ensembles de formules correspondant à la formation des doubles des anacondas, sous la forme d’un fragment susceptible d’être intégré au sein d’un long chant shõki.

1 atõ mane roeyai leurs haches de métal

roeyai oneki les haches ils cachèrent

vei tama niáki et arbre-mort

atõ vake reraa leurs fils abattirent

5 rakápakemaĩnõ et une fois tombé

vei tama tekeyai le tronc d’arbre-mort,

tekeyai oneki le tronc ils cachèrent14

vei waka shakĩni dans fleuve-mort

aya onepakeki ils l’y cachèrent

10 vei waka shakĩni dans fleuve-mort

aya shokoakesho ils l’y placèrent

vei tama tekeki le tronc d’arbre-mort

atõ aya onea ils le laissèrent caché

Ene Mai tsakamash dans Terre-Fleuve bouillonnante

15 ene meã tsakamash dans la rivière bouillonnante

rakãnavo atõ ash ils l’y laissèrent15

vei shõpa peiki et feuille de stramoine-mort

votĩki irinõ la feuille ils mélangèrent

mai rakákãisho et sur terre la placèrent

20 rakãnivo yochĩra – les esprits allongés –

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yochĩvoro eakiki c’est moi l’esprit, dit-on16

[…]

Comme le montre l’emploi de la particule -ki à la fin du fragment, Cherõpapa est bien en train de citer les paroles de l’esprit ou du double17 de l’anaconda. La formule de clôture de ce bloc (« les esprits allongés/c’est moi l’esprit, dit-on ») indique que l’histoire de la formation de l’esprit, issue d’un chant-mythe saiti, est focalisée ou orientée vers un mode agentif. Sachant comment l’esprit s’est formé, ce que celui-ci a lui-même relaté dans la séquence d’un mythe, Cherõpapa pourra faire usage du chant pour soigner une série de maux dont le spectre est probablement à l’origine. L’histoire explique comment, il y a très longtemps, les corps des grands anacondas se formèrent : des esprits démiurges (les tierces personnes auxquelles le chant fait allusion) placèrent les « troncs d’arbre-mort » dans le « Fleuve-Mort » et c’est ainsi qu’apparurent les corps des grands anacondas. Ce processus de formation aurait pu être raconté sous la forme d’une simple narration (yoã vana) ou d’un chant dénué d’intention agentive. En effet, il est issu du Kanã Mari mai vana saiti (« Kanã Mari, la formation de la terre »), un mythe qui raconte comment la terre a été formée par les esprits démiurges Kanã Mari. Cependant, dans le fragment cité, les modes reportatif et narratif ont été orientés vers un mode agentif. Les chants shõki sont ainsi en grande partie associés à des récits mythiques précis dont l’ensemble de formules poétiques est réorienté, en fonction des circonstances, vers la mythopraxis. L’inventaire de l’intégralité des chants-mythes correspondant à chacune des sections des chants shõki est pratiquement impossible à effectuer. Les Marubo connaissent des centaines de longs chants-mythes saiti comprenant les histoires des Wenía, les cycles de surgissement du cosmos, des fleuves, de la configuration actuelle de la Terre, des étrangers, des ancêtres, des animaux et des plantes ainsi qu’une kyrielle d’intrigues se déroulant dans l’espace-temps du surgissement (weníanamã). Dans la mesure où la transcription d’un seul chant s’étend sur un minimum de quelques dizaines de pages, il est difficile de rendre compte de manière exhaustive d’une telle tradition : la récitation correcte d’un seul saiti peut durer plusieurs nuits. Aujourd’hui, la plupart des chamanes ne les connaissent plus dans leur intégralité. Les souffles- chants, quant à eux, sont destinés à guérir certaines maladies ou à retrouver les doubles perdus (vaká rapakea). Ils permettent aussi de prendre en charge toute une série de problèmes d’ordre sociocosmique : congédier les esprits (yochĩ) qui tourmentent les vivants, rendre la chasse heureuse, modifier le climat et l’atmosphère, activer des remèdes et d’autres vecteurs de « pensée-vie » (chinã) comme le mingau de banane18, l’ayahuasca et le jus de tabac ou, encore, agir par la pensée sur divers collectifs tels que les étrangers, les esprits ou les ennemis.

Formules et classificateurs

Revenons aux propos de Cherõpapa concernant les anacondas et les autres doubles susceptibles d’être contrôlés par les chants shõki. L’appréhension rituelle complète des doubles agressifs des anacondas (responsables du redouté « mal de l’anaconda », vẽchã ichná, qui entraîne le dépérissement de sa victime) s’effectue en plusieurs étapes. Il est nécessaire de savoir chanter (1) la formation de ses corps (awẽ kaya) puis (2) celle de ses

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doubles qui implique la connaissance de leur lieu de surgissement (awẽ wenía), des trajectoires de leurs migrations (awẽ vai), du lieu où ils se sont installés (awẽ tsaoa), de leur nom et de leurs habitudes, en particulier alimentaires. Ainsi, comme les autres entités du cosmos, l’anaconda est composé de son extension corporelle ou de sa carcasse (awẽ kaya, awẽ shaká) et de ses doubles (awẽ vaká) qui, dans ce contexte, sont des personnes (yora) douées de sociabilité. À chaque action des esprits ancestraux Kanã Mari correspond une formule qui modifie l’axe paradigmatique du chant : plutôt que de mentionner la manière dont le tronc d’un « arbre-mort » (vei tama teke) a été caché, comme dans l’exemple cité, le chant aurait pu choisir d’évoquer les manipulations de troncs d’açai, de samaúma ou de tiges de stramoine qui tous donnèrent naissance à différents corps d’anaconda. La pensée mythopoétique des Marubo est un système complexe de substitution et de séquençage dont nous allons donner quelques exemples19. Le terme « mort », apposé à tous ces noms de fragments, est, nous l’avons dit, un classificateur précisant le champ référentiel du chant : la Terre, le Monde de la Terre-Mort (Vei Mai Shavaya) autrefois transformé par les esprits Kanã Mari. Pour chaque référence à la cartographie mythique (ainsi que pour d’autres variations non spatiales), la pensée marubo utilise un classificateur spécifique. Par exemple, les entités appartenant au Monde du Ciel-Sang (Imi Nai Shavaya) apparaissent toujours accompagnées du classificateur « sang » : imi awá, tapir-sang, imi vẽcha, anaconda-sang, imi shono, samaúma-sang, imi nawavo, peuple- sang, etc. Afin de penser et de contrôler les esprits issus de cette strate céleste, le chant combine les informations des axes syntagmatique et paradigmatique de telle sorte que l’appréhension des variations intensives de ce collectif d’esprits soit rendue possible20. Cherõpapa utilise un procédé similaire pour penser la nourriture (awẽ yanika) des doubles des anacondas :

1 vei shõpa eneki infusion de stramoine-mort,

ene yaniawai l’infusion21 ils viennent boire

rakãnivo yochĩra les esprits allongés

vei oni eneki infusion de liane-mort

5 ene yaniawai l’infusion ils viennent boire

vei oni sanĩni torpeur de liane22-mort

vei sanĩkãisho de torpeur ils s’enivrent

rakãnivo yochĩra les esprits allongés

vei shõpa eneki infusion de stramoine-mort

10 ene yaniawai l’infusion ils viennent boire

vei shõpa weki et vent de stramoine-mort

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we txiwamashõta le vent ils adjoignent23

rakãnivo yochĩra – les esprits allongés –

yochĩvoro eaki c’est moi l’esprit

15 vei kapi eneki infusion de mata-pasto-mort

ene yaniawai l’infusion ils viennent boire

vei kapi sanĩni torpeur de mata-pasto-mort

vei sanĩkãisho de torpeur ils s’enivrent

rakãnivõ yochĩra – les esprits allongés –

20 yochĩvoro eakiki c’est moi l’esprit, dit-on

vei rome eneki infusion de tabac-mort

ene yaniawai l’infusion ils viennent boire

vei rome sanĩni torpeur de tabac-mort

vei sanĩkãisho de torpeur ils s’enivrent

25 rakãnivo yochĩra les esprits allongés

vei rome paẽnõ avec la force de tabac-mort

ari merakãisho en eux, ils se transforment

Ene Mai chinãki et vers Terre-Eau

chinãtari awai vers la terre ils se dirigent

30 rakãnivo yochĩraki les esprits allongés, dit-on

[…]

Les doubles des anacondas (également nommés « spectres », yochĩ, puisque tout spectre est le double, vaká, d’un corps) consomment des substances équivalentes à celles qu’ingèrent les chamanes marubo : stramoine, mata-pasto (Senna alata), ayahuasca (Banisteriopsis caapi) ou tabac (Nicotiana tabacum). Ces substances possèdent des vertus transformationnelles comme la « force-tabac » (rome pae), les « vents » (we) et les « torpeurs » (sanĩ). Une fois transformés par ces puissances, les doubles des anacondas partent vivre dans leur monde subaquatique (Ene Mai Shavaya) comme l’indique la formule Ene Mai chinãki / chinãtari awai, « et vers Terre-Eau / vers la terre ils se dirigent ».

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Mes conversations avec Cherõpapa au sujet de la multiplicité inépuisable de doubles et d’esprits de la cosmologie marubo contiennent un autre exemple de transposition du mode mythique au mode agentif. Il me racontait l’histoire du surgissement des doubles du sapajou (chinõ vaká) : ce sont les doubles de ce singe lubrique qui, en se frottant aux personnes, les rendent dévoyées, libidineuses et potentiellement incestueuses. L’origine de ces comportements, typiques des jeunes et des prostitué(e)s des villes, remonte aux temps mythiques : pour réformer ces conduites inadéquates par une action rituelle efficace, cette origine doit être retrouvée. Encore une fois, le bloc formé par le long chant shõki utilisé pour contrôler les harcèlements des doubles lubriques du sapajou enchâsse une séquence du chant-mythe Wenía (« le surgissement des ancêtres »). Après avoir effectué un long trajet, de leur lieu de surgissement à l’aval, « au pied du ciel » (naí taeri, une région identifiée aujourd’hui à Manaus), jusqu’aux sources et au soleil couchant (vari katõ), les anciens chefs Waka Panã et Waka Võko se retrouvèrent devant le Pont-Caïman, élément que l’on retrouve dans d’autres mythologies pano. Les chefs et les chamanes, les savants, traversèrent en premier ce pont monstrueux dont les côtes étaient constellées de plantes comestibles. Une fois de l’autre côté, ils appelèrent leurs parents dévoyés (tanasmarasĩ) qui n’avaient pas écouté leurs paroles et qui, restés en arrière, jouaient avec leur pénis. Lorsque ces derniers atteignirent le milieu du pont, les chefs le tranchèrent et les « dévoyés » se noyèrent dans les eaux du grand fleuve Noa.

1 Rovõ Vake Nawavo Fils du Peuple Cassique

Waka Võko inisho Waka Võko accompagné

Waka Panã akavo de Waka Panã

Rovo Kape Tapãne au Pont-Caïman-Cassique24

5 vake onemashõta leurs fils ils conduisirent

Rovo Kape Tapãki et du Pont-Caïman-Cassique

atõ osho roenõ avec leurs haches-blanc

tetxoiki reraa le cou ils tranchèrent

Kape Tewã Tapãki et Pont-Caïman-Cassique

10 asoake kawãki fut alors renversé

atõ vake naoa et les fils se noyèrent

atõ mão vakaki leurs doubles solitaires

ene kewã inisho les lames-eau accompagnées

shawã make shetaya des piranhas-ara mordantes

15 atõ vake yashaa les fils déchiquetèrent25

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 222

atõ mão vakaki leurs doubles solitaires26

rapakekãi se détachèrent

noa tae irinõ et au pied du fleuve

ivai inivoita tous se dirigèrent

20 noa voro wetsanõ vers terre-fleuve27

ea yochĩ veonõ pour que moi spectre je m’y assois

iki awákãi ainsi ils demeurèrent

veõnivo yochĩraki les esprits allongés, dit-il

[…]

Après la chute du pont, les descendants du Peuple-Cassique (Iskonawavo)28 sont mis en pièces par les lames-eau et les piranhas-ara. Puis ils se dirigent vers l’aval du fleuve et s’installent au sommet d’une des collines de la « Terre-Fleuve », c’est-à-dire dans les demeures du grand fleuve Noa, identifiées aux villes des Blancs. C’est depuis cet emplacement que les doubles continuent jusqu’à ce jour à harceler les vivants et à les rendre lubriques. L’histoire est ici orientée vers une finalité cosmopratique (vers 21-23) : dans une composition complète, elle aurait été combinée avec une série de blocs propres aux chants shõki. Cette actualisation de contenus mythiques est inséparable d’une série de substitutions et de variations de schèmes de formules. En d’autres termes, la multitude d’entités potentiellement agressives qui peuplent le monde (« tout est source de mal », disait un chamane) rend nécessaire un exercice permanent d’actualisation des processus de formation des temps mythiques29, exercice qui ne devient possible que par les substitutions et les séquençages de stock de formules. Un autre chamane-chanteur, Antonio Brasil Tekãpapa, me raconta une autre version du processus de formation des anacondas. En guise d’explication, il ne composa pas de chant, mais énuméra une suite de formules poétiques : il s’agissait, une fois encore, de simples amorces de chants. Aux temps du surgissement, des morceaux de liane d’ayahuasca furent cette fois utilisés pour donner naissance aux grands anacondas (vẽcha tokopama). À nouveau, les classificateurs accompagnant les morceaux – ces signes de transformation – furent transposés aux sujets-anacondas : tous étaient classés comme « passereau »30, « ornement », « froid » ou « mort », au même titre que l’élément originel, les tiges de l’ayahuasca.

ABCDEF

vari oni tekepashõki vari vẽcha rasĩni

shane oni tekepashõki shane vẽcha rasĩni

matsi oni tekepashõki matsi vẽcha rasĩni

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 223

vei oni tekepashõki vei vẽcha rasĩni

kana oni tekepashõki kana vẽcha rasĩni

rane oni tekepashõki rane vẽcha rasĩni

CBAFED

fait de morceaux d’ ayahuasca soleil collectif anaconda soleil

fait de morceaux d’ ayahuasca passereau collectif anaconda passereau

fait de morceaux d’ ayahuasca froid collectif anaconda froid

fait de morceaux d’ ayahuasca mort collectif anaconda mort

fait de morceaux d’ ayahuasca ara collectif anaconda ara

fait de morceaux d’ ayahuasca ornement collectif anaconda ornement

Ces formules sont composées d’un élément transformationnel (teke-, « morceau d’ayahuasca »), d’une information grammaticale (-pashõki, « fait de ») et de classificateurs (soleil, passereau, froid, mort, ara, ornement). Tous ces composants sont ensuite regroupés dans une structure paralléliste. Chaque singularité est marquée par un classificateur qui indique le segment social auquel ses doubles appartiennent. Ce système de classification rituel est ouvert : il peut incorporer de nouveaux termes si l’entité l’exige. Dans l’exemple ci-dessus, Tekãpapa énuméra toute la série de variations des personnes et des collectifs issus du processus de transformation. En général, elle demeure implicite au cours de l’apprentissage puisque les classifications de l’élément transformationnel (la tige d’ayahuasca dans l’exemple) correspondent à celles de la singularité émergente (son corps et ses doubles). Les doubles des anacondas sont des personnes : elles assument une position d’énonciateurs des chants et entretiennent des relations sociales explicitées par les classificateurs. Ainsi, lorsqu’un double de l’anaconda-passereau (shane vẽcha) chante par le biais d’un romeya, les membres de l’auditoire sauront définir les relations de parenté que ces derniers entretiennent avec lui, une fois révélé son nom ou sa section (Peuple-Passereau, Shanenawavo). Dans le cosmos personnifié des Marubo, les relations de parenté s’étendent indéfiniment, bien au-delà du socius visible, ce qui rend possible l’enlèvement du double d’une personne vivante par un anaconda. Le système de classification régissant les variations parallélistes des formules poétiques constitue ainsi une des façons d’affronter la prolifération sociocosmique de parenté et ses risques potentiels. Les classificateurs ne peuvent toutefois pas être réduits à une transposition de qualités ou à la simple application d’un modèle sociologique aux collectifs du cosmos. Un anaconda-froid, matsi vẽcha, n’est pas un anaconda congelé, mais une entité appartenant à la classe « froid ». Ce qui est généralement explicité de manière laconique : « c’est son nom », « c’est ainsi que parlaient les ancêtres ». Tout se passe comme si les classificateurs formaient un système autonome : c’est pour cela que certains éléments du « parler-penser » ne proviennent pas directement de la

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mythologie, bien qu’ils partagent avec elle un même schème de formules. Les formules articulent poétiquement les transformations structurales qui transitent ainsi d’un art de la parole à un autre. Il importe de souligner que le terme « classificateur » se réfère ici à un phénomène de variation positionnelle et non à la problématique de la prototypicalité (présente dans la logique de termes qui ne seront pas abordés ici, tels que -ewa, kaya, koĩ, entre autres)31. Valenzuela (2000, p. 24) établit, pour le Shipibo-Conibo, une distinction entre composés (compounds) morphologiques et sémantiques : kashin mentsis, « griffes de chauve-souris », est un composé morphologique car il contient une combinaison de deux racines nominales, kashi et mentsis, qui interagissent sémantiquement au sein d’un unique processus métaphorique. Kashin mentsis est une espèce de liane qui possède, entre autres caractéristiques, des épines aiguisées, pensées par les Shipibo-Conibo en relation avec les griffes des chauves- souris. Par contraste, oxe bina ( oxe « lune » + bina « guêpe ») est un composé sémantique qui se réfère à une espèce de guêpe […] dont on dit que le nid ressemble à la lune. Dans le second cas, deux processus sémantiques sont présents : l’un, métaphorique, compare la forme du nid à celle de la lune tandis que l’autre, métonymique, identifie la « guêpe » au « nid ». La langue marubo connaît de nombreux composés de ce genre, comme yotá sheta (littéralement « dent de mygale », désignant métaphoriquement le treillis de paille qui sert de rideau à la porte principale de la maloca) ou shawã ina (littéralement « queue d’ara », une métaphore désignant spécifiquement les foyers). Comme pour la langue shipibo, la composition est également utilisée pour différencier les espèces (Valenzuela 1998). Le système chamanique de classification semble prendre appui sur ce fondement pour en présenter une inflexion originale car, s’il ne présuppose pas de relation génitive (comme dans la « dent de mygale »), il permet de former des noms composés (« tabac-brume » et non « tabac de la brume ») liés à des variations positionnelles. Mais revenons aux répertoires de formules et, en particulier, aux exemples des ordinateurs, de l’essence, des montres, des lampes torches et d’autres marchandises du monde des Blancs. Le système virtuel permet de les penser de la même manière que les anacondas ou les pécaris. « Tout est pensée de chamane » (katsese kẽchĩtxo chinãrivi) disait-on souvent, signifiant ainsi que les artefacts des Blancs ne constituaient pas d’authentiques nouveautés : le système virtuel se définit avant tout par son ouverture à la multiplicité et à sa traduction dans des schèmes préétablis. Voici une suite s’appliquant aux objets manufacturés :

ABCCBA

txi kamã shaõshki fait d’os de jaguar feu amonauti lampes torches

txi kamã verõshki fait d’yeux de jaguar feu vari oĩti montres

sĩki kamã voshká fait de tête de jaguar vertige vari oĩti ordinateurs, télévisions

sĩki kamã sheni fait de graisse de jaguar vertige veishti miroirs

vopi kamã sheni fait de graisse de jaguar mort veishti miroirs

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shetxi kamã sheni fait de graisse de jaguar tension veishti miroirs

tsoka kamã sheni fait de graisse de jaguar frisson veishti miroirs

Ces éléments provenant des Blancs sont « pensés » au moyen d’images verbales. Penser (chinã) signifie aussi faire (shovia) quelque chose : « cela fut fait par la pensée du chamane » (kẽchĩtxo chinã shovirivi), était-il souvent expliqué. Cette forme de pensée agentive et poétique mobilise ainsi des éléments déterminés et les articule dans des formules verbales afin de mieux les comprendre. Certaines des formules se référant au surgissement des choses (comme txi kamã verõshki, « fait d’yeux de jaguar-feux ») peuvent ensuite être simplifiées (en supprimant la séquence de morphèmes -shki, « fait de ») devenant alors des noms métaphoriques : txi kamã vero, « yeux de jaguar-feux », devient dans la langue ordinaire (veyô vana) vari oĩti, « chose pour voir le soleil », c’est- à-dire « montre ». Le terme « métaphore » a été traduit, ou reconceptualisé, de diverses manières par les jeunes professeurs marubo. L’une d’elles convient parfaitement au contexte : la métaphore est le nom d’une chose (awẽ ane) utilisé pour penser ou pour « déclencher son surgissement » (awe anõ shovima)32. Dans le tableau présenté ci-dessus, les classificateurs employés pour distinguer les artefacts des Blancs sont les mêmes que ceux utilisés dans plusieurs autres chants shõki destinés à apaiser les maladies. « Vertige », « mort », « tension », « frisson », en plus d’être des effets provoqués par de tels éléments (mais aussi par d’autres esprits agressifs), constituent aussi un ensemble de classificateurs grâce auxquels le chanteur identifie le monde ou la position particulière et vers lesquels se dirigera le chant, à savoir le « monde-mort ». La pensée marubo peut ainsi articuler noms et classificateurs afin de prendre en compte l’ensemble des existants. Même s’il emploie des moyens limités (des éléments sélectionnés pour penser un ensemble déterminé), le système s’applique potentiellement à un domaine infini (en intégrant tout ensemble potentiellement pensable). Les relations de voisinage entre les ensembles d’éléments permettent au système de penser des entités et des phénomènes aussi divers que les anacondas, les pécaris, les tapirs, mais aussi les escargots, les hannetons, les guêpes, le tabac, l’ayahuasca, les ennemis étrangers, les phénomènes météorologiques, les objets manufacturés ou les doubles des morts.

Rituel et intersémioticité

Lorsque survient la mort, les corps cessent d’abriter les doubles résidant dans leur maloca intérieure et quelques-uns parmi les plus intelligents doivent emprunter le dangereux Chemin-Mort (Vei Vai), qui relie le Monde de la Terre-Mort au Monde du Ciel-Mort. Les doubles y rencontrent une série d’obstacles et de tentations (fruits sucrés, femmes séductrices, jolis ornements à portée de main, trous remplis de sang, épines gigantesques, etc.) si terribles que fréquemment ils rebroussent chemin et reviennent sur terre. Épouvantés par l’aspect dantesque de ce trajet eschatologique, les doubles demeurent ici-bas et tourmentent leurs parents. Ne parvenant pas à rejoindre leur destination finale, ils ne réalisent pas qu’ils sont morts et leur proximité excessive avec les vivants provoque toutes sortes de maladies.

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Afin de neutraliser l’action de ces esprits de morts désorientés, les chamanes entonnent une série de chants semblables aux shõki. Ils ont pour effet soit d’effrayer les spectres en mobilisant l’armée d’esprits auxiliaires shoma, une multitude d’entités bardées de lances, de feux, de boucliers et de jaguars, soit de les balayer de la surface de la terre en invoquant de grandes tempêtes. Ces processus se déroulent au cours des rituels kenã txitõna et shavá saika qui permettent aussi bien d’expulser les doubles des morts et de les conduire à leur destination finale que de modifier les conditions atmosphériques. La première cérémonie fournit aussi l’occasion d’apprendre le chant du Chemin-Mort, Vei Vai Yoiya, qui prépare les vivants aux périls de leur traversée post mortem. Comme lors de la transmission des chants saiti, le chamane chante des séquences particulières de formules qui sont ensuite répétées par l’ensemble des participants. Les auditeurs répètent ces paroles et élaborent une chorégraphie imitant le dangereux cheminement. L’événement s’inscrit dans un dispositif intersémiotique : la chorégraphie reproduit, sur terre et dans le corps des danseurs, le parallélisme du chant. Les sections successives du chant du Chemin-Mort, délimitées par des blocs parallèles qui se distinguent les uns des autres par des substitutions et des concaténations, sont reproduites par les figures de danse. C’est ainsi que le parallélisme, technique de mémorisation et de visualisation33, devient pourvu d’une efficacité rituelle. Tout en leur communiquant un contenu narratif agencé par un schème virtuel de formules, les chamanes permettent aux participants du rituel de visualiser la scène décrite par le chant-panorama et de l’incorporer au cours d’une expérience musicale et chorégraphique. En plus de ces registres discursifs, graphiques et cinétiques, l’intersémioticité met en jeu le registre musical, puisque la structure des cellules du chant est également agencée par des variations et des réitérations34.

FIG. 1-6 – Chorégraphies de la fête Kenã Txitõna, village Alegria, Haut Ituí (clichés Cesarino 2006).

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En 2006, au cours de la fête Kenã Txitõna dirigée par le romeya Robson Venãpa, les participants, des chamanes guérisseurs expérimentés pour la plupart, élaborèrent une chorégraphie reproduisant la sinuosité du Chemin-Mort (Figures 1 à 6). De jour comme de nuit, ils entraient et sortaient des malocas dispersées tout du long de la place du village Alegria (Haut Ituí) et chantaient les vers du chant du Chemin-Mort et du chant pour l’Orientation des doubles (Vaká Yonoa), une version amazonienne du Livre des Morts tibétains. Harcelée par les doubles de parents récemment décédés qui avaient échoué dans leur traversée du Chemin-Mort, la communauté Alegria organisa une fête de quatre jours au cours de laquelle l’action rituelle s’accomplit en même temps que l’apprentissage d’arts de la parole plus narratifs. Voici un fragment de cette version du chant pour l’orientation des doubles des morts35 :

[…]

Ouverture du chemin

mĩ sheni txovo de tes anciens

anõ iti vairao le chemin menant

80 Vei Mai Shavaya ici sur Terre-Mort

shavá tapiakesho est ouvert

mĩ nete sanãti avec les yeux lucides

sanã koĩ inisho regarde bien

neri veso oanimai et ne te retourne pas

85 Vei Vai Shavaya ouvert, Chemin-Mort

shavá tapiakesho il est ouvert

vei rono ĩpapa par la queue de serpent-mort /par le chemin

kayainakãi entreprends l’ascension

kai koĩ katãwẽ pars immédiatement !

90 vei rono kashõno par la colonne de serpent-mort /par le chemin

kayainakãi entreprends l’ascension

neri veso oanimai et ne te retourne pas

kai koĩ katãwẽ pars immédiatement !

nea mai shavaya le monde de cette terre

95 shavá noitivisi le monde chéri

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 228

mĩ eneakõti tu vas l’abandonner

vei rono kashõno par la colonne de serpent-mort /par le chemin36

kayainakãi entreprends l’ascension

Pont-Mort

Vei Waka yapokash à travers Fleuve-Mort

100 vei awá shao os de tapir-mort /pont-mort37

rakãini otivo autrefois fut placé

vei awá shaono par l’os de tapir-mort /pont-mort

kaya ina ikirao entreprends l’ascension

kai koĩ katãwẽ ! pars immédiatement !

105 Vei Vai shavaya par Chemin-Mort

kayainakãi entreprends l’ascension

kai koĩ katãwẽ ! pars immédiatement !

neri veso oanimai ne te retourne pas

mi nete sanati avec les yeux lucides

110 sanã koĩ inisho regarde bien

Vei Vai Shavaya par Chemin-Mort

kayaina iriwẽ ! pars immédiatement !

Vei Vai Shavaya par Chemin-Mort

115 kayaina ikirao entreprends l’ascension

Tortue-Mort

vei shoni pei sur la feuille de taioba-mort

votĩ iki irinõ sur la feuille courbée

Vei Vai matoke de la colline du Chemin-Mort

vei tama shaká de l’écorce d’arbre-mort /cuir38

120 awẽ shasho atõ est faite sa carapace

vei shawe ativo tortue-mort autrefois

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Vei Vai kepomash ferma Chemin-Mort39

vei shawe ativo tortue-mort autrefois

mia vake tawẽmisi sa cheville voulut couper

125 « ẽ vero tsakánõ ! » « tortue je veux regarder ! »

mĩ kamẽ iamai ne pense pas ainsi

Singe-Mort

vei tama voro sur la souche d’arbre-mort /colline-mort40

masotaná irinõ là-haut

vei iso ativo singe-mort était41

130 tsaoini otivo autrefois assis

« vei yõká ativo « goyaves-mort ils firent

ẽ yanianõnã ! » pour me rassasier ! »

mĩ kamẽ iamai ne pense pas ainsi

mia veiyamisi tu pourrais mourir

Sang-Mort

135 vei rono imi sang de serpent-mort42

vei vai teamash ferme chemin-mort

vei rono shavã morceau de serpent-mort

nasotaná irino là, au fond

vei mai mĩkini de trou-mort

140 tsaoini otivo autrefois fut placé43

vei imi ativo par-dessus sang-mort

machitain vãin bondis immédiatement

vei moshô wenõ avec le vent d’arbre-mort44

145 teki inakãi léger, entreprends l’ascension

Vei Vai shavaya ouvert, Chemin-Mort

shavá tapiakesho il est ouvert

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 230

kayainakãirao entreprends l’ascension

neri veso oanimai ne te retourne pas

150 kai koĩ katãwẽ ! pars immédiatement !

mĩ otxi txovo tous tes frères45

mĩ txitxo txovo toutes tes sœurs

atõ merainii tu vas retrouver

kai koĩ katãwẽ ! pars immédiatement !

Fruits-Mort

155 « vei shãta ativo « fruit de la passion-mort ils firent

ẽ yanianõnã ! » pour me rassasier ! »

mĩ kamẽ iamai ne pense pas ainsi

« vei shõpa ativo « papaye-mort ils firent

ẽ yanianõnã ! » pour me rassasier ! »

160 mĩ kamẽ iamai ne pense pas ainsi

mia veiyamisi tu pourrais mourir

« ẽ yani anõnã ! » « je veux me rassasier ! »

a inãrao s’ils offrent des fruits

mechmiri kachkese de la moitié de gauche

165 ari aki avaikĩ de cette moitié, abstiens-toi

mekiri kachkese et de la moitié de droite

yaniain vain de cette moitié, rassasie-toi

kai koĩ katãwẽ ! pars immédiatement !

Feu-Mort

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vei shawã vake du petit d’ara-mort

170 Vei Vai teamash qui ferme Chemin-Mort

vei shawã ina de la queue d’ara-mort

ina tene amasho de la queue ils firent un diadème

vei shawã ina queue d’ara-mort

txipãniti amasho de la queue ils firent un pagne

175 nitxĩ ini otivo et là ils le laissèrent

vei txi ativo par-dessus l’ancien feu-mort

machit ainvãiwẽ ! bondis rapidement !

kayaina iriwẽ pars immédiatement !

[…]

C’est en dialoguant avec le double du mort récalcitrant que le chamane le conduit le long du dangereux chemin. Au début, le mort souhaite rester avec ses parents et il semble ne pas bien connaître les obstacles. C’est pour cela qu’il a besoin d’être orienté : probablement n’avait-il pas appris, au cours de sa vie, les paroles qui lui auraient permis de franchir ces obstacles. Chaque étape du trajet est divisée en blocs parallèles plus ou moins longs, indiqués par des sous-titres dans les extraits cités. Pendant la danse, les blocs chantés par le meneur sont répétés par les danseurs afin qu’ils mémorisent l’ordre fixe des séquences (Severi 2007). Dans le schème stable des formules, les substitutions se référant aux diverses étapes du chemin apparaissent progressivement, ponctuant un trajet continu par des pauses discontinues. La formule métaphorique pour le pont-anaconda glissant, vei tama voro, « tronc d’arbre-mort »46, sera suivie de formules conservant toutes, à gauche, le classificateur « mort », par exemple vei rono imi, « sang de serpent-mort ». Plusieurs enchaînements exposent également les processus de formation ou de composition des entités. Ainsi, les vers 171-176 décrivent la genèse du « feu-mort », qui fut formé grâce à un diadème fait des plumes d’un petit d’ara47. On trouve d’autres enchaînements de ce genre dans les versions intégrales du chant et dans d’autres arts de la parole marubo. L’apprenti du chamane (et, dans le cas du Chemin-Mort, tout le monde) doit connaître parfaitement ces enchaînements qui racontent la formation ou l’origine (shovia, wenía) des choses et des entités. C’est ainsi que l’on apprend l’art de manipuler les singularités. Celles-ci apparaissent scindées entre doubles et corps : c’est par la connaissance exacte des formules poétiques et de leur système de substitutions que le chanteur devient capable de manœuvrer le flux personnifié de cosmos lié à une telle scission. Le savoir mnémotechnique impliqué par l’usage de ces structures parallélistes et de ces compositions de formules ne doit pas être réduit à son aspect rhétorique ou à sa fonction de stabilisation de l’information, il constitue également une esthétique de l’intensité réitérative aux usages cosmopratiques.

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Les unités visuelles

Pour que le chanteur-penseur devienne capable d’utiliser ses chants, il doit avoir accès à un schème virtuel qui s’actualise dans divers registres sémiotiques. On ne s’étonnera donc pas que ces structures narratives puissent être transposées en signes graphiques, comme le montre une étude de quelques dessins réalisés à ma demande. Ainsi, le chamane-chanteur Tekãpapa accepta de dessiner le Chemin-Mort sous la forme reproduite Figure 7.

FIG. 7 – Le Chemin-Mort (Vei Vai), d’après un dessin d’Antonio Brasil Tekãpapa (2004), crayons de couleurs sur papier 210 x 297 mm.

La composition montre le Chemin-Mort qui relie la terre au monde du Ciel-Mort. En bas, on voit la maloca des doubles des yeux, où vivent les parents du défunt. Tekãpapa, également l’auteur de la version du chant pour orienter les morts, est analphabète. Il est incapable d’écrire son nom en entier et n’avait jamais produit de tels dessins avant ma demande. Or sa transposition des séquences narratives sur le papier apparaît rigoureusement schématique. Dans la section centrale du dessin, on peut observer une maloca entourée de trois figures humanoïdes : le singe au sommet de la maloca correspond aux vers 127-130 du chant (singe-mort ou singe atèle) ; la tache (rouge dans l’original) à gauche d’une figure humanoïde, au milieu du chemin, correspond aux vers 135-140 (sang-mort) ; la première figure (en rouge dans l’original) de la moitié du haut, au milieu du chemin se réfère, quant à elle, aux vers 169-170 (feu-mort), et ainsi de suite. Il est probable que certains schèmes graphiques (composés au minimum d’une ligne, sinueuse ou non, figurant un trajet et des traits parallèles représentant la superposition des strates célestes) étaient autrefois dessinés sur le sable par les chamanes marubo. Je

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n’ai vu qu’une seule fois Cherõpapa esquisser quelques traits parallèles sur le sol en contrepoint de ses explications cosmologiques. La précision avec laquelle Tekãpapa reproduit les éléments du chemin, sans même mentionner la dextérité de son tracé, n’est surpassée que par celle d’Armando Cherõpapa. Ce dernier réalisa un grand dessin du même chemin sur cinq feuilles de papier, collées les unes aux autres. Puisque son double avait vu le chemin alors qu’il était « suspendu dans le vent » (wẽs a ronorivi), Cherõpapa était en mesure de le décrire avec plus de précision que Tekãpapa qui n’en avait qu’entendu parler. Le schème préalable, acquis par l’expérience immédiate ou par le biais du discours des autres, rendit possible la reproduction des étapes du chemin sur le papier : toutes correspondent aux formules poétiques du chant. Il devient dès lors possible de présenter de manière plus systématique les moments et les unités minimales qui structurent à la fois les chants et les autres registres sémiotiques. Nous avons vu comment les doubles des anacondas se transformèrent après l’ingestion de leurs substances et se dirigèrent vers le monde subaquatique où ils vivent encore. Dans l’eschatologie, les morts partent aussi de leur maloca d’origine, située sur Terre, parcourent un trajet déterminé sur le Chemin-Mort, puis s’installent dans la maloca des doubles des yeux. Le schème général comprend donc trois moments : surgissement, trajet et installation. Les dessins ne sont pas le produit d’une libre inspiration : traduisant des formules poétiques en signes graphiques, ils transposent un schème général préexistant en faisant usage d’un ensemble précis d’unités visuelles. Le cercle (1) permet de désigner soit le lieu de surgissement d’un collectif ou du protagoniste d’un récit, soit les mondes, les demeures et les collines, respectivement shavá et matô, parfois représentés sous forme d’une maloca (2), shovo. Les traits (3), wichá, sont utilisés pour figurer les trajets de surgissement et de migration (wenía vai), que ceux-ci soient terrestres, fluviaux ou célestes. Les humanoïdes (4), yora, représentent des personnes et/ou des collectifs, parfois accompagnés de diacritiques indiquant leur appartenance à une configuration sociale donnée (emblèmes et ornements corporels, peintures faciales, couleurs, par exemple). Ces signes graphiques, dans la mesure où ils transposent des moments narratifs, correspondent à des formules particulières (voir, en annexe, les tableaux 1 à 4 qui comportent également d’autres types de signes). Manipulant ces correspondances, Armando Cherõpapa transposa sous forme de dessin-cosmogramme quelques vers du chant du Surgissement des Chamanes, Kẽchĩtxo Wenía (Figure 8)48.

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FIG. 8 – Le Chemin de la Tortue Blanche, d’après un dessin d’Armando Cherõpapa Txano (2006), feutres et crayons de couleurs sur papier 210 x 297 mm.

On y observe un chamane-chanteur, un « Pajé-Blanc », surgir du « nectar d’Arbre- Blanc » (tama osho nãkõsh wenía) pour ensuite s’installer dans son monde. Le lieu de surgissement est signalé par un petit cercle situé au niveau de la souche de l’arbre. Un premier trait indique le chemin parcouru jusqu’à la colline (une métaphore visuelle pour la maloca ou le village où vivent les humanoïdes). Cette séquence initiale, appartenant au chant-mythe du surgissement des chamanes, est la traduction de l’enchaînement de formules narratives suivant : « du nectar d’arbre-esprit / du nectar répandu / l’esprit surgit / et dans colline-esprit / là ils vont vivre » (yove tama nãko / nãko osõatõsho / yove shovivãini / yove mai matoke / nioi kaoi). Dans la section inférieure, Cherõpapa a dessiné le Pont-Caïman, précisant ainsi que la scène se déroule à l’aval du fleuve, sur l’autre rive du grand fleuve Noa, le « lieu du surgissement » (weníanamã), et non dans la région des sources où vivent aujourd’hui les Marubo. Après s’être installé dans la colline, le double du chamane se dirige vers le monde de la Cime des Arbres (Tama Shavá) comme le montrent les signes superposés humanoïde et cercle, dessinés au sommet de l’arbre. Il empruntera ensuite le chemin de la Tortue Blanche (Shawe Osho Vai) qui longe les diverses strates célestes (représentées par des cercles coloriés49) et atteindra la terre du Tabac Blanc (Rome Osho Mai), une « terre- esprit » (yove mai), la destination post mortem réservée aux chamanes et à leurs épouses. Ce schème visuel n’est pas seulement un cosmogramme, il est aussi caractérisé par une logique diachronique représentant un cycle vital. La temporalité marubo est pensée en fonction d’un axe aval/amont : les événements qui ont eu lieu « par là » (okiri, en direction de l’embouchure) sont les plus anciens et se rapportent, en général, aux « temps du surgissement » ; ceux qui se sont déroulés « par ici » (nekiri, en direction des sources) appartiennent au passé récent. Le cadre diachronique global du dessin- narration-cosmogramme correspond à un cycle vital particulier, celui du chamane, qui

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surgit du « nectar d’arbre-esprit », trouve son monde et entreprend le trajet qui le conduira à sa destination post mortem. Le terme « arbre » est une métaphore désignant « l’homme » (esprit), tandis que « nectar » signifie « semence ». Une fois décodé, ce discours métaphorique explique donc que le chamane fut engendré par le Peuple-Esprit de l’arbre, à partir de son sang et de sa semence. Le dessin transpose le sens métaphorique du discours qui reste la plupart du temps inaccessible aux Marubo novices ou non initiés. Comme dans les chants de la première partie de cet article, un même schème virtuel s’actualise dans diverses configurations fondées sur les moments- clés (surgissement, trajet et installation), et dans ses articulations à des signes graphiques et à des ensembles de formules. Il convient de distinguer au moins deux répertoires graphiques marubo : le premier se rapporte aux motifs kene et le second aux dessins ici étudiés. Les kene, motifs d’apparence géométrique dont l’étude précise nous mènerait trop loin, sont réalisés par les femmes dans des situations et sur des supports variés (peintures et ornements corporels, céramique, paraphernalia rituels, etc.). Les dessins qui nous intéressent ici ne forment pas, quant à eux, un répertoire ancien et ils ne sont exécutés que par les hommes, en particulier par les chamanes les plus vieux. Les premiers semblent se prêter à un usage agentif : la transformation ou l’altération des supports auxquels ils s’appliquent (par exemple, le corps)50. Les dessins des chamanes correspondent, pour leur part, à des transpositions visuelles précises de formules verbales et sont accompagnés par une pragmatique plus limitée issue de la relation à l’anthropologue et du projet d’élaboration d’un livre. Ces dessins sont composés de signes visuels qui constituent un système de différences et de relations (voir, en annexe, les tableaux 1 à 4)51. Ils ne sont pas des figurations ou des illustrations et ne peuvent pas être qualifiés de « dessins spontanés » (Déléage 2007, p. 117). Ils se restreignent à la figuration de listes et de séquences narratives et on y observe soit une « association conventionnelle entre un signe et un nom », soit une « homologie entre un ordre des signes et un ordre du discours » (Déléage 2011). C’est ainsi, par exemple, qu’une variante du signe humanoïde pourra être associée au nom d’un habitant particulier du cosmos marubo, ou qu’une séquence de signes composés pourra correspondre à une formule spécifique et à sa réitération paralléliste (voir, en annexe, les tableaux 1 à 4). Malgré l’absence d’une tradition locale ancienne et/ou stabilisée, cette iconographie partage plusieurs traits communs avec d’autres systèmes pictographiques amérindiens. Tout se passe comme s’il existait une matrice de pensée antérieure à sa transposition schématique sur un support ou dans un média particulier. À partir de cette matrice, il devient possible de contrôler une série de modes d’expression qui se retrouvent ainsi structurellement liés. Chants, dessins, mélodies et danses articulent, au moyen de procédures sémiotiques distinctes, les trois moments fondamentaux (surgissement, trajet et installation) dans de grands ensembles organisés par la réitération, la juxtaposition et la séquenciation52. C’est justement la présence de cette matrice ou de ce schème préexistant qui permet la création soudaine et apparemment mystérieuse d’un corpus iconographique systématique et rigoureux, dont les caractéristiques générales apparaissent similaires à celles de répertoires amérindiens stables (tels que ceux des Navajo, des Kuna ou des Ojibwa, par exemple). Mais comment une telle matrice peut-elle être transmise ? Il convient maintenant de proposer quelques éléments de réponse à cette question.

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Le champ sociocosmique

Au cours d’un long apprentissage, le chamane-chanteur acquiert petit à petit la maîtrise des schèmes de formules que lui transmettent ses maîtres. Ces derniers ont, eux aussi, appris ces vers en compagnie d’un chamane-chanteur ou, du moins, ils ont écouté ce qu’un chamane-esprit disait par le truchement d’un chamane. Les esprits sont aussi des chamanes, plus savants encore que ceux des Marubo. La composition spéciale de la personne chez les Marubo, où le corps reproduit à l’échelle interne la maloca et ses configurations sociales (Cesarino 2008), permet aux chamanes de s’emboîter les uns dans les autres, interférant ainsi à tous moments sur le processus de transmission de ce savoir. Dans une cérémonie collective d’initiation, un chamane des esprits-oiseaux, les esprits-grive (yove mawa), rendit visite au corps-maloca de Cherõpapa, participant ainsi à l’enseignement délivré. Une autre fois, un chamane kapanawa vint dans Robson Venãpa afin de transmettre ses longs chants. Le « double du cœur » (chinã nató) de Robson Venãpa, nommé Isko Osho, avait autrefois entretenu des relations avec ce chamane kapanawa, dont il avait appris plusieurs chants et danses53. « Nous ne pouvons achever ces paroles, des paroles comme celles-ci n’ont pas de fin », me disaient-ils. La prolifération des formules poétiques tend à l’infini et ce, pour au moins deux raisons : leurs variations syntagmatiques et paradigmatiques sont indéfinies et les sources d’énonciation et d’élaboration de leurs messages sont également virtuellement inépuisables. Il n’existe pas de centre (autorité du chef- sacerdote, subjectivité créatrice, intériorité responsable de projections animistes, etc.) à partir duquel puisse être énoncé le savoir chamanique54. Le schème est décentré ou excentré. Ce qui rappelle les systèmes de transformations des Mythologiques qui inspirèrent à Viveiros de Castro cette réflexion : « Le créateur n’est pas sujet ou substance mais pure relation : intermédiaire, véhicule, nœud, médiateur, transmetteur »55. Les émetteurs appartiennent potentiellement à ce que Viveiros de Castro (2002) décrit comme un « champ infini de virtualité sociale » : c’est à partir de ce champ, et à son encontre, que fonctionne la mythopoïesis marubo. Poiêin, poiêsis : les esprits démiurges « fabriquèrent » (shovima) le cosmos à partir d’éléments déjà épars dans les paysages primordiaux (morceaux d’animaux, lianes d’ayahuasca, entre autres). De nos jours, les chanteurs actualisent ce processus de transformation en employant les variations de formules verbivisuelles qui composent leur chinã, leur pensée ou leur principe vital, leur capacité de « fabriquer » virtuellement des singularités et de les manipuler par le biais de paroles transformatives. Le système mythopoétique marubo ne s’appuie pas seulement sur l’expérience visionnaire, comme chez d’autres peuples pano : il s’articule autour de problèmes d’action cosmopratique, de traduction et de citation. La consommation de l’ayahuasca (sans additif tel que la chacrona, Psychotria viridis) permet de contracter une alliance avec son esprit, Oni Shãko, « Pousse d’Ayahuasca », c’est-à-dire son « maître » ou son « double » (oni ivo, oni vaká). Situé auprès du chanteur qui ingère le breuvage, ce double va l’aider (takea, « s’accoter ») à chanter, par exemple un long shõki. L’objectif de l’ingestion constante de substances chamaniques, comme l’ayahuasca ou le jus de tabac, est d’obtenir de leurs maîtres et de leurs doubles qu’ils facilitent l’apprentissage et la manipulation des chants. Avec l’aide permanente de ces Autres (maîtres des substances, doubles des parents morts, esprits-oiseaux auxiliaires, etc.), le chamane devient

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progressivement capable de mémoriser et de manipuler les systèmes de formules. On pourrait dire qu’il est déjà multiple : sa pensée est « liée » (chinã ãtiya) à celle d’interlocuteurs autres qui se détachent du « champ infini de virtualité sociale » et qui s’allient à lui. Le vaste système de concaténations de formules exige un champ tout aussi vaste de relations sociocosmiques : alliés, parents, interlocuteurs, tels sont les protagonistes de cette épistémologie chamanique. Ainsi, les conditions de production du savoir chamanique trouvent leur fondement dans un champ relationnel décentré56. Une Babel complexe dans laquelle surviennent de nombreux esprits, des parents morts et d’autres subjectivités : c’est ainsi que l’on peut décrire une séance chamanique marubo typique. La maloca dans laquelle le romeya chante (et enseigne le schème de formules à son auditoire) n’est qu’un point dans l’interminable réseau de relations qui constitue le cosmos marubo. Ce que l’on voit du romeya, c’est sa carcasse (shaká), un genre de transmetteur acoustique (« il est comme un microphone », microfone keská) de dialogues entamés ailleurs, entre son double et ses interlocuteurs autres. Au cours du dialogisme chamanique, les interlocuteurs se détachent d’un arrière-plan virtuel et se mettent en relation grâce à l’idiome conceptuel de la parenté, marqué par le système de classificateurs qui oriente le sens et l’usage des formules poétiques. Une représentation du corps d’un chamane romeya, recueillie par Delvair Montagner, illustre parfaitement ce point (Figure 9).

FIG. 9 – Représentation du cosmos et du corps d’un chamane, Firmínio Marubo (Montagner 1996).

La maloca au centre du dessin (un cosmogramme qui reproduit les différentes strates célestes à l’aide de couleurs différentes) est le corps du chamane ou, plutôt, ce que ses doubles internes conçoivent, de leur propre point de vue, comme une maloca. Il ne s’agit pas d’une métaphore (« Le corps est une maloca », « Les Bororo sont des aras », etc.), mais de différences de position et de réflexivité. En suivant un chemin décoré de motifs en zigzag, les doubles internes du romeya ont accès aux n malocas des habitants

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du cosmos : les trajets de leurs voyages sont très précisément décrits par les chants iniki, dont les formules poétiques correspondent à des signes visuels particuliers (voir, en annexe, le tableau 3). C’est de cette myriade personnifiée que surgit le savoir, c’est- à-dire la maîtrise des formules ou plutôt du complexe mécanisme de variations et de concaténations par lequel elles sont engendrées, condition de possibilité du transit entre les multiples champs référentiels. Dans ce panorama, quel espace est laissé à l’invention ? À partir d’un schème préexistant, le chanteur recombine des éléments dans le cadre d’une armature que lui et ses pairs connaissent déjà. Ces éléments ne se restreignent pas à un ensemble clos puisque leurs variations sont potentiellement infinies, comme le sont les peuples, les mondes, les personnes et les esprits. Comme pour d’autres peuples amérindiens, l’extériorité est centrale et c’est d’elle que surgiront toujours de nouveaux éléments (noms de personnes, de lieux, de substances, de collectifs, etc.) au cours d’un événement chamanique. C’est précisément là ce qui fonde la réputation d’un chamane : savoir véhiculer, transmettre et rendre possible de telles actualisations d’un champ cosmique inaccessible en son entier, en les mettant au service d’une finalité pratique. La pensée marubo est une pensée du vertige : par l’effort rituel ininterrompu de ses chamanes, par la prolifération stupéfiante de ses schèmes mythopoétiques, elle apparaît préoccupée par ce qui toujours se dérobe et à jamais excède les possibilités des humains vivants, l’infini.

Annexes

Les tableaux qui suivent donnent à voir une systématisation des correspondances entre les formules narratives, provenant des arts verbaux, et les signes graphiques utilisés par les chamanes dans leurs dessins. Le tableau 1 ne contient que les formules les plus fréquentes des chants, puisque la reproduction de toutes les séquences dans lesquelles elles sont insérées déborderait largement de ses limites (on trouvera d’autres exemples dans les fragments traduits dans cet article). Les tableaux 2, 3 et 4 sont composés de dessins entiers ou de détails qui font référence à un répertoire sélectionné d’iconographie marubo. L’objectif est de fournir des exemples de l’articulation entre les signes graphiques et les formules verbales.

TABLEAU 1

Correspondances entre formules narratives et signes graphiques

Formules narratives Signes Référence Variation Moments correspondantes graphiques correspondante possible correspondants (quelques exemples)

awẽ colline shovia, sa formation a) lieu de trou awẽ son X oni nãko « nectar XY surgissement cercle nectar wenía, surgissement / nãko / du nectar b) lieu son osõatõsho émerge »* d’installation villages awẽ installation tsaoa

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chemins « et au owa x (terrestres, a) surgissement awẽ village x / au trajet son chemin shavaya / fluviaux, b) migration vai village ils s’en ivaini voita célestes) vont »

lieu x vake « fils du villages d’installation awẽ son lieu nawavo / peuples x / maloca (toponyme) (maloca, tsaoa d’installation anõ son lieu village) vesokãia d’éveil »**

« en haut du x voro souche villages lieu awẽ son lieu tronc x / là ils masotanairi d’arbre (toponyme) d’installation tsaoa d’installation vont / nioi kaoi vivre »***

fils du awẽ son nom, varĩ vake peuple-soleil, personne a) individu ane, son aliment nawavo fils du humanoïde (anthroponyme) b) collectif awẽ (et autres shanẽ vake peuple- yanika habitudes) nawavo etc. passereau, etc.

« nectar de x tama nãko personne a) individu awẽ l’arbre x / du arbre sa formation / nãko (anthroponyme) b) collectif shovia nectar osõatõsho émerge »****

* Référence à un des modes possibles de surgissement des doubles et des esprits : par l’action du principe transformationnel nãko, parfois utilisé comme une métaphore pour désigner le sperme (ere) d’un peuple-esprit donné. Nãko fait aussi référence à la sève sucrée de certains arbres ou encore à un hyper-aliment des esprits yovevo ayant la forme d’une pomme. Toutefois la formule en question est la plupart du temps utilisée dans son sens premier, celui de principe transformationnel. « XY » fait référence aux variations possibles de la formule : X aux classificateurs (comme « ara », « soleil », « passereau », entre autres) et Y aux éléments dont dérive le « nectar » (comme l’ayahuasca, l’arbre ou la terre). Vari mai nãko/nãko osõatõsho, « du nectar de l’arbre-soleil/du nectar ils surgissent » ; Shane oni nãko/nãko osõatõsho, « du nectar de l’ayahuasca-passereau/du nectar ils surgissent », entre autres. ** « Lieu d’éveil » est une métaphore désignant les malocas et les villages. *** « En haut du tronc-X » est une autre métaphore désignant villages ou malocas ; le X indique la place où doit être situé le classificateur. **** Voir la note 52. Dans ce cas, « arbre » est une métaphore visuelle pour les personnes (et leurs principes transformationnels respectifs).

TABLEAU 2

Répertoire de signes graphiques

humanoïde maloca trajet souche d’arbre cercle arbre

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TABLEAU 3

Signes composés (diachroniques, narration)

Sens de la Gauche > droite narration

Séquences de la Arbre > cercle > chemin > souche d’arbre > humanoïde narration

À partir du nectar (nãko), surgissement du maître des animaux (shane mĩshõ) du peuple passereau (Shanenawavo), qui suit son chemin jusqu’à son village (indiqué par le signe « tronc »). Explication La séquence graphique traduit précisément les formules verbales suivantes : « surgissant du nectar de mata-pasto- passereau / dans le tronc de mata-pasto-passereau / là ils sont allés vivre » (shane kapi nãkõsh wenía / shane kapi voro masotanáiri / nioi kaoi)*.

Sens de la Droite > gauche narration

Séquences Maloca > cercle > chemin > [cercle [humanoïde]] > chemin de la > [cercle [humanoïde]] > ∞ narration

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 241

Début du chemin-esprit (yove vai), qui conduit Cherõpapa aux villages des esprits du monde arboré (tama shavá). Chaque cercle relié par des traits indique le village (shavá) Explication d’un peuple-esprit représenté par le signe « humanoïde » inséré au milieu du cercle. La séquence de villages n’a pas de fin précise.

Sens de la Bas > haut narration

Séquences de la Cercle > trajet > maloca/ humanoïde narration

Après le surgissement dans une spirale de « vent de terre- brume », les esprits démiurges Kana Voã rejoignent leurs Explication malocas. Kana Voã est à gauche ; son neveu, Roĩ Iso, est à droite. Le dessin traduit les premiers vers du chant saiti « formation de la terre-brume » (koĩ mai vana).

* « Tronc de mata-pasto » est ici une métaphore pour les malocas et villages.

TABLEAU 4

Signes composés (synchroniques, énumération)

Composition Humanoïde + maloca

Esprits-chefs du monde du ciel-passereau (shane naí Explication shavaya) devant sa maloca.

Composition Humanoïde + maloca

Esprit-chef du monde du ciel-brume (koĩ naí shavaya) Explication devant sa maloca

Composition Cercle + humanoïde

Collectif d’esprits démiurges Kana Voã dans son lieu de Explication surgissement, la spirale de « vent de terre-brume » (koĩ mai we)

Composition Humanoïde + trace

Assis sur un pont-anaconda, Owa Mani (en grand) nomme Explication les ancêtres (en petit). Fragment du chant de surgissement des ancêtres, le Wenía.

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 242

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Les références au virtuel et à la multiplicité ont pour origine la cosmologie des Marubo (Cesarino 2008) et se rapportent, d’une manière générale, à la pensée de Deleuze (in Deleuze et Guattari 1991) et à son usage par Viveiros de Castro (2002 ; 2006 ; 2007). Cette référence n’est pas une nouveauté dans l’américanisme comme on peut le constater à la lecture de la célèbre « Ouverture » des Mythologiques de Lévi-Strauss (1964). Toutefois le virtuel ne se limite pas ici au seul ordre des transformations structurales : il concerne aussi le champ sociocosmique propre aux Marubo. 2. Cet article présente et approfondit certains des sujets développés dans ma thèse de doctorat (Cesarino 2008). Il a été traduit du portugais par Pierre Déléage. Les étapes successives de cette recherche ont reçu l’appui du CNPq et de la FAPERJ (PRONEX), du CNRS (EREA, Bourse du Legs Lelong), de la Wenner-Gren Foundation et de la FAPESP. 3. J’utilise ici la notion de « formule poétique » au sens de Lord (1981, p. 30) : « un groupe de mots employé régulièrement dans des conditions métriques identiques afin d’exprimer une idée

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essentielle ». La notion ne doit pas être confondue avec celle de « formule canonique du mythe » de Lévi-Strauss (analysée par Almeida 2008) même s’il existe des affinités entre les deux registres. Tout se passe comme si le système de formules des arts de la parole pouvait, à certains moments, être mis au service des transformations structurales qu’opère la « formule canonique » dans le registre narratif. Dans le cas marubo, les formules poétiques forment des dispositifs mythopoétiques dont la validité ne se restreint pas aux opérations essentiellement narratives repérées par Lévi-Strauss. 4. La distinction entre chamanisme vertical et chamanisme horizontal proposée par Hugh-Jones a fait l’objet d’une réinterprétation à partir de la notion de « chamanisme transversal » par Viveiros de Castro (2008). 5. Tama est un terme générique utilisé pour désigner les arbres. 6. Les formules poétiques marubo sont assez proches, selon plusieurs aspects (métrique, lexique, grammaire, sémantique), de celles d’autres traditions pano : sharanawa (Déléage 2006), kaxinawá (Guimarães 2002 ; Lagrou 1998), yaminawa (Townsley 1993 ; Naveira 2007) et shipibo-conibo (Tournon 1991). Une analyse comparative plus précise de ces ressemblances reste à effectuer. Une étude approfondie des formules marubo et de leurs régimes poétiques et métaphoriques dépasserait, quant à elle, de très loin les limites de cet article. 7. Les traductions de cet article sont des extraits révisés d’exemples issus de ma thèse de doctorat. Ce travail fut effectué en compagnie de Marubo bilingues et de chamanes-chanteurs à partir de mes propres enquêtes linguistiques et ethnographiques. Les traductions ont été pensées comme des re-créations littéraires, plutôt que comme des versions littérales ; elles sont ici adaptées du portugais par Pierre Déléage. Dans l’orthographe marubo, « e » est une voyelle centrale supérieure, « sh » une affriquée alvéopalatale et « ch » une rétroflexe. 8. Au vers 1, ce que nous percevons comme des feuilles de roseau (marquées ici par le classificateur « ara » car l’esprit appartient au Peuple-Ara, Kananawavo), l’esprit le voit comme sa propre maison. D’où la « torsion » du discours qui résulte moins d’une distinction entre un sens objectif (vrai) et un sens dérivé (fictif) que d’un problème de position : ainsi ce qui est dit d’une certaine manière par un locuteur, par exemple un esprit, doit parfois être considéré d’une autre manière par un autre locuteur, par exemple un Marubo vivant. 9. La numérotation indique une inversion de lignes dans la traduction libre. 10. Les esprits ne se déplacent pas seuls dans le cosmos : ils sont toujours accompagnés de leurs parents et de leurs sœurs qui arrivent en dansant, les mains chargées d’une calebasse d’ayahuasca. 11. Shata rono teke (ou, dans d’autres versions, shata rono tosha) signifie, pour les esprits, « bancs parallèles ». La métaphore semble fondée sur la ressemblance entre le corps des serpents et le bois utilisé pour les bancs. 12. « Pelé » (shokô) est également un classificateur marquant les éléments liés au niveau céleste du Monde du Ciel-Pelé (Shokô Naí Shavaya) et aux processus de régénération (comme la desquamation) qui y ont lieu. On reviendra plus loin sur le rôle des classificateurs dans la pensée marubo. 13. Pour une étude comparative, Cesarino (2003) ; pour les chants tupi, Viveiros de Castro (1986) et Oakdale (1996, 2005) ; pour les arts de la parole kuna, Sherzer (1990) et Severi (1996). 14. Depuis toujours, les esprits possèdent des instruments métalliques (et des armes à feu), disent souvent les chamanes. Il s’agit ici d’indiquer comment les esprits déplacèrent in illo tempore la matière première utilisée pour « faire » (shovima) les corps des anacondas. On remarquera la présence du classificateur « mort » qui fait référence non seulement aux entités et aux éléments du « Monde de la Terre-Mort » (Vei Mai Shavaya), c’est-à-dire notre monde, mais aussi aux processus de corruption et de désagrégation, aux maladies et aux phénomènes d’extinction qui le caractérisent (par opposition, par exemple, aux processus de renouvellement typiques du monde et des qualités liées au classificateur « pelé », shokô).

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15. « Terre-Fleuve bouillonnante » fait référence au monde (shavá) subaquatique, ses habitants le voyant comme une terre. « Fleuve-Mort » ne désigne pas un fleuve précis de la cartographie marubo, mais un fleuve générique ou exemplaire propre au « Monde-Mort ». 16. Les yochĩ, esprits particulièrement agressifs, apparaissent « debout » (niá) ou « allongés » (raká) : ces positions caractérisent différents types d’esprits associés à différents processus de surgissement (et d’agentivité). Les esprits provenant du vomi d’un malade desséché par le soleil, par exemple, apparaissent « allongés » sur le sol, prêts à attaquer les passants. Les esprits des maîtres morts des essarts sont, quant à eux, « debout », à côté de leurs bananeraies, enviant leurs parents. On remarquera également l’usage de la stramoine (Brugmansia sp.) comme substance transformationnelle susceptible de donner forme aux esprits. Les deux matières premières dont se servent les démiurges Kanã Mari sont les troncs d’arbre, pour la création des corps ou des carcasses (shaká) des anacondas, et les feuilles de stramoine, pour la création de leurs doubles ou esprits (vaká, yochĩ), c’est-à-dire de leurs « personnes » (yora). Pour plus de détails, voir Cesarino (2008). 17. Ce que je nomme « singularité » est une entité composée d’un corps (yora) d’une carcasse (shaká) ou d’une extension corporelle (kaya) et d’un ou de plusieurs doubles (vaká), humanoïdes ou non. À chaque support corporel correspond un double, relié au corps par des relations de possession et de réflexivité (Cesarino 2008). 18. Le mingau de banane (mani motsá), composé de banane crue ou cuite dissoute dans l’eau, est employé dans le cadre de divers rituels chamaniques des Marubo. 19. On trouvera dans Cesarino (2008) des traductions et des analyses détaillées. Voir aussi Montagner (1996) pour la traduction libre d’un chant shõki. 20. Dans cet article, le choix de traduction des noms composés a été longuement réfléchi. Comme on le verra, il s’est agi de transposer dans la langue cible une dynamique implicite de variation et de classification : c’est ce qu’il faut garder à l’esprit à la lecture de constructions du type « samaúma-sang », qui ne se réfère pas à un arbre ensanglanté, ou « papaye-mort », qui n’indique pas un fruit mort, mais une papaye de la terre-mort. L’effet recherché par ces traductions n’est pas de conduire le lecteur à imaginer des entités hybrides ou bizarres, mais de lui permettre d’appréhender la variation potentiellement infinie des entités et des éléments du cosmos marubo. Nous avons par ailleurs préféré des formes courtes ou abrégées, qui recréent l’économie poétique de l’original pano et rendent mieux sa compulsion de variation, à des traductions peut-être plus littérales (et beaucoup trop longues pour la construction rythmique des traductions). 21. Ne pas confondre « mingau » (motsá) et « infusion » (ene) : ce dernier terme renvoie à une décoction ou un thé de Brugmansia sp. ou d’autres plantes comme le tabac, l’ayahuasca ou le mata- pasto. 22. « Liane » désigne ici l’ayahuasca consommée par les esprits. 23. Ils adjoignent à la torpeur de l’ayahuasca (oni sanĩ) leurs vents (we). Le terme sanĩ désigne plus précisément la vision trouble, la sensation d’ivresse et les flashes de lumière issus de l’ingestion de l’ayahuasca. 24. Ainsi classifié puisqu’il s’agit du pont traversé par les Rovonawavo (Peuple-Cassique). Chaque peuple possède son propre pont marqué, au cours de la narration, par ses propres classificateurs (« soleil », vari, « ara », kana, « jaguar », ino, « passereau », shane, entre autres). 25. Les « lames-eau » sont des éléments coupants situés au fond des fleuves sur lesquels je n’ai pas obtenu plus d’informations. 26. « Doubles solitaires » (mão vaká) : il s’agit de l’un des (divers) composants de la personne qui survit, seul, après sa désagrégation. Une traduction alternative serait « doubles orphelins » (vaká mãoa). 27. Noa voro wetsã, littéralement « autre colline du fleuve », est une métaphore pour la Terre- Fleuve (Noa Mai), terre du grand fleuve situé à l’aval (le Solimões, Noa).

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28. Les Iskonawavo forment l’un des peuples ancestraux qui participèrent au voyage décrit dans le wenia saiti. Les autres étaient le Peuple-Soleil (Varinawavo), le Peuple-Ara (Kananawavo), le Peuple-Jaguar (Inonawavo) et le Peuple-Passereau (Shanenawavo). On observera que, selon le système de classification marubo, rovo et isko sont deux termes se référant à des espèces distinctes de cassiques (de la famille des Icteridae, Psarocolius spp.). 29. Dans les cosmologies amérindiennes, le « temps mythique » n’appartient pas à un passé inaccessible, mais constitue un champ de références virtuel parallèle à « l’actuel » (Viveiros de Castro 2002). 30. « Passereau » se réfère de manière générique à l’oiseau évêque bleu (Cyanocompsa cyanea). 31. Voir Viveiros de Castro (2002) pour les Yawalapiti ; Deshayes et Keifenheim (1994) pour les Kashinawa. 32. Pour une analyse plus approfondie de cet aspect, voir Cesarino (2008). 33. Sur le parallélisme dans les arts de la parole amérindiens, voir Monod Becquelin (1986), Severi (2007), Cesarino (2006) et Franchetto (2003). 34. L’étude des chants saiti par l’ethnomusicologue Werlang (2001) confirme ce point en ce qui concerne la relation entre structures musicales et compositions de formules. Il est possible que la musique constitue de fait le point de convergence des chaînes intersémiotiques et des codifications des formules, comme le suggère Menezes Bastos (2007). 35. Traduction d’un chant entonné par Tekãpapa à ma demande. Cette version est très proche de celles qui ont été chantées durant la cérémonie. 36. En plus de la ressemblance visuelle entre le chemin sinueux et le corps d’un serpent, ce dernier fut, encore une fois, utilisé dans les premiers temps par le Peuple-Esprit des Arbres (Tama Yove Nawavo) pour construire le chemin. D’où l’usage de ces images. Pour plus de détails, voir Cesarino (2008). 37. « Os de tapir » est une métaphore du Pont-Anaconda sur lequel le défunt peut glisser : il tombe alors dans le Fleuve-Mort. 38. La carapace de la tortue-mort, disent les chamanes, n’est pas faite, en réalité, de l’écorce de l’arbre-mort, mais seulement de son cuir (qui recouvre les os). L’allusion à l’écorce de l’arbre est, une fois encore, poétique ou métaphorique. 39. Tortue-mort inflige la « fatigue » (pini akaya) aux défunts qui l’observent, coupant les tendons de leurs chevilles. Elle est allongée sur une feuille de taioba et sa carapace est faite de l’écorce de l’arbre-mort. 40. « Souche d’arbre-mort » est une métaphore pour les collines dans lesquelles vivent les peuples du Chemin-Mort. 41. Assis en ce lieu, le défunt va se transformer en une termitière (nakashe) dont seule la tête émerge. Le singe-mort (singe atèle) considère comme sa colline (où sont construits malocas et villages) les souches des arbres. 42. L’odeur puissante du sang provoque la fatigue, elle épuise l’« âme », le « principe vital » (nokẽ chinã yomekaya). 43. L’étang de sang-mort fut formé à partir d’un morceau de serpent, laissé jadis sur le chemin par les esprits démiurges. 44. Il s’agit d’un puissant vent qui permet au défunt de passer rapidement, comme un avion : vents d’arbre-soleil, d’arbre-passereau, d’arbre-mort. 45. Référence aux anciens parents décédés (shenirasĩ). 46. Les chanteurs maubo peuvent substituer les formules vei tama voro et vei tama teke, « tronc d’arbre-mort », l’une à l’autre. Elles sont traduites de la même façon. Voro et teke désignent un morceau, un tronc ou une souche d’arbre (tama voro, tama teke). 47. C’est pourquoi la formule « queue d’ara-mort » (vei shawã ina) sera utilisée, dans d’autres arts de la parole marubo, comme une métaphore désignant les flammes du foyer (txi e).

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48. Ces considérations sont développées dans un autre article consacré aux relations entre dessins et arts verbaux chez les Marubo (Cesarino 2010a). 49. De haut en bas : le monde du Ciel-Mort (Vei Mai Shavaya), le monde du Ciel-Passereau (Shane Nai Shavaya), le monde du Ciel-Éclair (Kaná Nai Shavaya), le monde du Ciel-Sang (Imi Nai Shavaya) et le monde du Ciel-Dessin (Kene Nai Shavaya). 50. Voir Taylor (2003) pour une étude de ces genres d’expression. 51. Un répertoire de ce genre a été étudié chez les Walbiri par Munn (1986). Ce type d’iconographie développe très clairement une série de relations systématiques au langage. Les critiques de Gell (1998) à propos de l’inadéquation de la terminologie linguistique pour l’étude des expressions visuelles ne s’appliquent donc pas ici. 52. À propos des phénomènes d’intersémioticité associés aux graphismes, voir Vidal (1992), Van Velthem (2003), Barcelos Neto (2001). 53. La personne marubo possède plusieurs doubles parmi lesquels trois sont particulièrement importants : le double de la poitrine ou de la pensée (chinã nató), le double du côté droit (mekiri vaká) et le double du côté gauche (mechmiri vaká). Il s’agit d’une triade de frères, du plus vieux (et plus savant) au plus jeune (et plus insensé). Les doubles maintiennent des relations avec le champ sociocosmique : ils sont « presque comme des esprits » (yovepase) et c’est ainsi qu’ils développent les capacités intellectuelles de la personne. Isko Osho est le nom du double-frère le plus vieux de Robson Venãpa et donc le principal responsable du savoir transmis par ce chamane. 54. Voir aussi Course (2009), Viveiros de Castro (1986), Taylor (1983) et Fausto (2001). 55. Au cours d’une conférence donnée à l’Institut de Estudos Brasileiros de l’Université de São Paulo, cycle « Sentidos de Lévi-Strauss », 09 octobre 2008. 56. Voir Cesarino (2008, 2010a, 2010b) pour plus de développements sur ce point et d’une manière générale sur le mode de pensée chamanique marubo en relation avec les problèmes de la mémoire, de la transmission, de la création et de l’autorité.

RÉSUMÉS

Entre la parole et l’image : le système mythopoétique marubo. Les arts de la parole des Marubo (peuple pano du bassin du Javari, Amazonas, Brésil) entretiennent des relations intrinsèques avec des productions iconographiques et certains dispositifs rituels qui permettent d’identifier les conditions d’une pensée visuelle. L’étude des formules poétiques fait apparaître un schème structural préexistant transposable en signes graphiques et en configurations chorégraphiques. En actualisant un système de formules virtuel, les chamanes orientent trois de leurs arts de la parole vers des finalités spécifiques. Les récits mythiques chantés (saiti), les chants thérapeutiques (shõki) et les chants d’esprits (iniki) s’articulent les uns avec les autres au moyen de formules poétiques prédéterminées, issues d’un champ sociocosmique personnifié. Les relations de transformation et de composition de ces schèmes préexistants forment un savoir mythopoétique de spécialistes, caractérisé par des processus de transmission et d’acquisition qui résultent de la conformation excentrée des cosmologies amérindiennes.

Entre o verbal e o visual: o sistema mitopoiético marubo. As artes verbais dos Marubo (falantes de pano da bacia do Vale do Javari, Amazonas, Brasil) possuem vínculos intrínsecos com produções iconográficas e com certas configurações rituais, capazes de apontar para as condições de um pensamento visual. O estudo das fórmulas poéticas revela um esquema estrutural prévio

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transponível para signos gráficos e para configurações coreográficas. Atualizando um sistema formulaico virtual, os xamãs movimentam três dos modos das artes verbais de acordo com fins específicos. As narrativas míticas cantadas (saiti), os cantos de cura (shõki) e os cantos dos espíritos (iniki) se articulam em usos determinados das fórmulas poéticas, provenientes do campo sociocósmico personificado. As relações de transformação e composição dos esquemas prévios constituem um conhecimento mitopoético especializado, marcado por processos de transmissão e aquisição que remontam ao caráter exocentrado das cosmologias ameríndias.

Between the verbal and the visual: Marubo mythopoetic system. The verbal arts of the Marubo (a Panoan-speaking people from Vale do Javari, Amazonas, Brazil) are systematically connected with iconographic productions and with certain ritual configurations, which seem to indicate the conditions of a visual thought. The study of poetic formulas reveals a previous structural scheme that can be transposed to graphic signs and choreographic configurations. The shamans instantiate a virtual formulaic system by manipulating three of the verbal art modes according to specific ends. Chanted mythical narratives (saiti), curing chants (shõki) and spirit chants (iniki) are articulated in certain uses of the poetic formulae, related to the personified socio-cosmic field. The transformation and composition relationships of the previous schemes constitute a specialized mythological and poetic knowledge, characterized by transmission and acquisition processes that are connected to the exo-centered Amerindian cosmologies.

INDEX

Palavras-chave : artes verbais, cantos rituais, iconografia, xamanismo Index géographique : Amazonie, Marubo, Brésil, Pano Thèmes : Ethnopoétique, Ethnolinguistique Mots-clés : arts de la parole, chamanisme, chants thérapeutiques, chants rituels, iconographie Keywords : iconography, verbal arts, ritual chants

AUTEURS

PEDRO DE NIEMEYER CESARINO

Professeur de l’université fédérale de São Paulo (UNIFESP), à Guarulhos, Estrada do caminho velho 333, Bairro pimentas, Guarulhos, São Paulo, Brasil [[email protected]]

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Ujnarone Chosite: Ritual Poesis, Curing Chants and Becoming Ayoreo in the Gran Chaco

Lucas Bessire

EDITOR'S NOTE

Manuscrit reçu en octobre 2009, accepté pour publication en décembre 2010

Introduction

1 Any contemporary discussion of the « traditional culture » of « the Ayoreo Indians » of the Gran Chaco of Paraguay and Bolivia must begin by attempting to reconcile two rather awkward recognitions. First, that ethnographers have often located the authenticity of their cultural identity and alterity in the mythic consciousness indexed by mythic narratives and esoteric curing chants (Bórmida and Califano 1978; Casalegno 1985; Fischermann 2001), and second that the ritual forms, speech genres and performative practices often assumed to constitute such an Ayoreo tradition have been entirely abandoned as everyday practices among the contemporary Ayoreo Indians, with the exception of the few groups remaining in nomadic concealment in the dwindling remnants of forest. People no longer tell adode myths around nightly fires, nor do they heal one another by sucking out or blowing away (ore chubuchu nyane) sickness with sarode and ujnarone curing chants, nor do they smoke sidi tobacco and canirojnai roots to enter into shamanic trances, nor do they ritually define their gender and clan kinship through chugu’iji and chatai speech genres or perane, the wordless rhythms given to the Jnupemejnanie, Those-Whose-Bones-Are-Dust. The rare occasions that an elder may decide to narrate a myth or a curing chant are now usually catalyzed by the presence and money of a rotating cast of visiting ethnographers who, according

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to many Ayoreo-speaking people in Paraguay, have a deeply profane, anti-social and exclusive interest in extracting and collecting the cucha bajade, or original things.

2 Although his presence is usually excised from ethnographic descriptions, the figure of the anthropologist has now become an active presence in Ayoreo cultural life. The Ayoreo word for the category of anthropologists is abujadie, which literally means the bearded ones or whisperers1. Indeed, the abujadie are commonly said to be satanas utocaidie, or those sent by the devil. Such people are trickster figures in possession of hidden stacks of money and nefarious powers of persuasion. They are said to beguile people with their charm and smiles, but secretly plot against all that is moral and good.

3 Although they are difficult to spot at first, they will eventually give themselves away by their focus on tradition. Abujadie may be physically present, but they only see traces of the past. As one man pointedly asked me at the beginning of fieldwork, « Are you an abuja? Abujadie are only interested in collecting or recording cucha bajade, like ujnarone curing chants. They want to hear things like adode myths. They try to get people to tell those old bad things. It seems like they must sell them later. They don’t respect anything ». Some Ayoreo people, particularly those in the orbit of the New Tribes missions in the central Chaco, say they fear and despise abujadie. As one village leader told me in 2007, « If you see an abuja heading to an Ayoreo community, he is going to have problems. If he tries to go among the Ayoreo, the Ayoreo hate it. They hate him very much. Ore chijimiji dedai, they will cut him out of their community ». Even today, Ayoreo people sometimes use the word as an insult for other Ayoreo people engaging in morally suspect activities.

4 By linking the anthropological fetishization of tradition to the image of the devil, I believe that Ayoreo people level a fundamental critique against the phantom objectivity attributed to traditional culture, and reject the denial of human relations implicit in its constitution as an ethnographic object (Gordillo 2002; Keenan 1993; Taussig 1980, 1987). Taking my cue from them, this essay will suggest an alternate frame for understanding the ritual speech form of ujnarone curing chants, one of the principal genres of the prior ritual practice of Ayoreo-speaking people2. In contrast to other authors who presume that ujnarone operate according to western notions of cause and effect (Renshaw 2006), take them as evidence of an enduring and timeless « mythic consciousness » projected into the present (Bórmida and Califano 1978; Fischermann 2001), or treat these chants as a stable, self-contained ritual set indicative of Ayoreo cultural alterity (Sebag 1965a, 1965b; Bórmida 1973), this essay argues that the curing chants are better understood as an evolving media form carefully calibrated to poetically create and evoke the agencies and feelings of Ayoreo-speaking people vis- à-vis a historically dynamic set of encapsulating and ambivalent forces (Hill 1996). As such, I will attempt to show that the potency of ujnarone curing chants is not attributable to a circular, enduring and timeless tradition (easily opposed to the linear time of western progress), but rather, grew from the simultaneities and multiplicities of the « lived time » presumed within its performative contexts and Ayoreo language ideology (Fabian 1983; Mbembe 2001, 2003; Woolard and Schieffelin 1994). Thus, this paper argues against the ethnographic fetishization of traditional practices such as the curing chants, and provides a way to conceptualize ritual discourse as a precedent, not an opposite, to contemporary media practices and ways of understanding an Ayoreo place in modernity, often informed by reference to evangelical Christianity. In doing

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so, it aims to comment on change in Ayoreo ritual practice and the logics by which it has often been analyzed3.

5 First, I will offer a brief ethnographic context of Ayoreo-speaking people, and then explore how the general principles of ujnarone curing chants reveal them to be a politically consequent form of what Herzfeld (1997) has called « social poetics ». Then, I will briefly summarize the conditions for their abandonment, their relationship to evangelical Christianity and suggest their role as a precedent for the enthusiastic appropriation of electronic media technologies by contemporary Ayoreo people, specifically two-way dialogic radio. Such concerns are more than academic: they also illuminate certain long-standing dilemmas at the heart of contemporary Ayoreo political agency and the criteria by which their claims to rights and resources from the state gain traction or not (see Jackson and Warren 2005).

The Ayoreode

6 The people commonly known as the « Ayoreo Indians » are an emergent, cross-border ethnic group of approximately six thousand people, living in the Gran Chaco of Bolivia and Paraguay. They speak several mutually intelligible dialects of a language closely related to that of the Chamacoco, their neighbors to the east, but together these two languages comprise their own linguistic family. Seventy years ago the « Ayoreo » were not a recognizable tribe. Rather, these semi-nomadic people self-identified as part of extended matrilocal family units (jogasui), grouped into local bands (urasade), that were organized into several fluid, politically autonomous and often mutually hostile band confederations (gage). Ties of language and membership in one of seven cucherane, or exogamous patrilineal clans, linked these confederations together and made them mutually recognizable as human beings. Each confederation controlled specific territories, with joint use areas accessible to all other human beings. These gage groups lived on rainy-season squash, bean and corn horticulture and dry season foraging, and their yearly calendar was punctuated by a ritual of renewal and visits to the large saltpans in the center of their ancestral territory (see Bórmida and Califano 1978; Fischermann 2001).

7 Pressured by epidemics, colonial encroachment and internecine violence, northern Ayoreo-speaking groups made first contact with North American evangelical missionaries in 1947. A series of contacts with missionaries of six Christian denominations followed in the 1950s, 1960s and 1970s (see Escobar 1989; Hein 1991). The most recent contact was made in 2004, when a group of 17 Totobiegosode Ayoreo emerged from the forest in northern Paraguay, fleeing ranchers’ bulldozers. There are a handful of Ayoreo-speaking people that remain in hiding in the forest along the Bolivia-Paraguay border. The others live in 38 villages ringing their ancestral territories and separated by vast road-less distances in this rapidly industrializing region. These settlements include missions, communities partnered with humanitarian NGOs, several urban shantytowns and a number of temporary camps near highways, railroads and sites of wage labor upon which Ayoreo people uniformly depend for survival4. Throughout the following description, I take it for granted that the labels « Ayoreo » and « indigenous » emerge from specific political genealogies and mark projects of becoming. Both refer to the intense labors of translation that define contact situations, rather than any timeless internal essence or stable ethnic identity5.

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The social poetics of ujnarone

8 Envisioning contemporary Ayoreo realities as a function of timeless tradition – and thus, establishing a priori reasons to mourn the impending cultural demise of « the Ayoreo » or attribute a fundamental lack to them – is based on an ethnographic mis- interpretation of the ways past ritual practices reportedly achieved social effects. It is also insufficient to understand the complicated meanings that such discontinued practices have for contemporary Ayoreo people. Ethnographic representations have erroneously tended to take the narratives and responses of contemporary Ayoreo people as evidence of an unmediated encounter with the pure past of tradition, which rational ethnography is able to distill and reconstruct from the information produced through present relationships. However, if we take complex subjectivities or senses of being-in-the-world as the center and aim of analysis, a different sense of « tradition » or continuity may emerge.

9 I write as one who has also fallen under the spell of tradition. When I first arrived in the Chaco as a 22 years old, I too was well on my way to becoming an abuja. I had spent the year prior dreaming about adventures in Bolivia, and poring over accounts of « the Ayoreo » written by ethnographers and missionaries. What a shock it was to discover that none of the practices and forms that I had studied so closely seemed to exist, either as something that people did or even something that they talked about. Could this be actually the case? Like a good abuja, I resolved that it could not be true. There must be some substrate of true difference or hidden knowledge that I could, with dedication, intelligence and bonhomie, access. The deception was sealed when, lo and behold, there was a ready set of answers to my clever, probing questions. I left satisfied and proud that I had « gotten » many of these discontinued practices, pieced together between my desires and elders’ memories. Only through long-term fieldwork – which entailed a growing ability to understand the Ayoreo language – did I finally begin to realize that the enchantments of such a fetishized tradition themselves mark an analytic question.

10 If an « Ayoreo mythic consciousness » could be discovered anywhere, surely it would be in the performance of the curing chants and myth narratives by Samane of the Etacorei clan, a primary informant for all anthropologists who have written on so-called traditional ritual practices, including the great ethnographers Lucien Sebag, Marcelo Bórmida and Bernd Fischermann. Many Ayoreo people believe that he caused Sebag’s death by teaching him prohibited chants6. Yet lessons from him point instead to the ways that present memories of past practices presume complex, multiple and layered registers of time, space and sentiment. The motion between daily situations, personal experience, mythic time and moral order was constantly ordering and ordered by such ontological elements. The interweaving of the past, present and future is a marked characteristic of nearly all Ayoreo narrative performance. This is largely a function of setting: myths and curing chants were never told for transcription. They were spoken around a fire to and with a group of people, each of whom knew the main elements of the story, and nearly always had extensive personal experience with the narrator. As Sebag (1965a) noted more than 40 years ago, such performances of myths and chants are always multi-vocal, and audiences invariably interrupt narrators. This social setting

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does not detract from the myth or story, but rather, the narrative diversions prompt a movement between different plots, temporal trajectories and events.

11 According to ethnographic descriptions of Ayoreo tradition and oral histories from elders recalling their past beliefs, all plants, animals, natural phenomenon and abstract virtues once inhabited a human form (see Bórmida and Califano 1978; Fischermann 2001). These elements, called Jnani Bajade (Original Men) and Cheque Bajedie (Original Women), were compelled to transform themselves into the non-human visible forms they occupy today for a variety of reasons, often centered around group conflict. These transformations are at the heart of Ayoreo mythic narratives (see Bórmida 1973). The collection of narratives referred to as « myths » are called adode in Ayoreo. This word (singular adi) refers to manners or customary ways of acting, as well as the collective parts of a body and ejaculated semen. The telling of the adode associated with any ancestor being involves narratively summoning the key embodied elements of this being.

12 Many adode climax with the moment of transformation, when each being left behind one or more restrictions on human behavior (puyaque), and a prescriptive chant that could be used to cause a specific social effect, usually involving the transgression of the restricted behavior. These chants were called ujnarone, or breathed ones, and along with a certain number of songs, were known more generally as sarode. Ayoreo-speaking people reportedly did not use herbal remedies with the exception of poultices for wounds. Their traditional medicine was comprised of two primary techniques: extracting illness by sucking or expelling illness by the moving breath of the specialist (Sebag 1965b). In addition to initiated daijnane shamans who could use both techniques, there were others who could heal only with ujnarone. In both cases, the healer was reportedly required to possess not only the two forms of soul-matter universally animating humans (ayipie and ore gate), but also, to some degree, the esoteric soul matter of the healer, puhopie.

13 There were, apparently, hundreds of ujnarone applications ranging from matters of mundane daily concern to serious illness or existential emotional issues. For example, there were ujnarone to make hair grow longer (totai) and babies grow fatter (gano), to straighten out the legs of a child (nyimo), to cure rheumatism (buikai, anosecatade), fevers (ebe), coughs (fakio), anger (yote unei, ebe), to protect homes and camps from conflict and illness (chaboto), to induce abortion and aid in childbirth (pato) to make a woman infertile (docame), and to cause one to gain or lose the amorous attention of another (cokoi, cu’o). Ayoreo-speaking healers used the ujnarone to catalyze a vast range of desired effects, including healing the sick, protecting a village, or killing enemies. The broad efficacy of these poetic chants depended on the combined force of the moving breath of the speaker, the sound and imagery of the words, and the personal capacities of the healer.

14 Like nearly all discursive forms reported by Ayoreo people, the ujnarone are described today as being based on a widespread metalinguistic assumption that spoken words can, under certain circumstances, cause the effects they purportedly describe (Brenneis and Myers 1984). This revisionary effect of words is believed to be capable of moving forward and backwards in linear time. It is reported by elders that historically the same capacity allowed words to also move between three parallel spatiotemporal orders (of mythic time, durational time and the time of death). This agentive or perlocutionary potential, in turn, was believed to be related to the force of the ayipie, ore gate and

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particularly the puhopie of the speaker. Some people – usually (but not always) daijnane shamans or uitade « seers » – were said to have « heavy words », and it was believed that whatever they said was likely to come true. Others were called uto ca’achu. Someone who is uto ca’achu was also capable of causing something bad to happen to another person, usually through envy. Such an occurrence is called pugaite. The u’e are another class of people who speak about good things and cause them to happen.

15 According to these ideas, if someone’s prediction comes true this is because the utterance itself is capable of being animated by the speaker’s soul matter, exhaled in his or her breath, which lets it move through time to cause effects. Thus, each utterance was, and is to a certain degree today, an assertion and test of a person’s position in wider fields of force. According to the testimonies of Ayoreo elders, all relations are believed to be hierarchically ordered. The effects of a speech act reflect and produce a person’s position within these social-political-ecological hierarchies that govern agency, structure causality and delimit events. Within ujnarone, a form of ritual speech specifically aimed at changing position in relation to exogenous forces, this link between utterance and hierarchy was particularly acute. By the decades prior to first contact, it is possible to conclude that sociality was largely ordered around two countervailing trajectories of ideal personhood: a trend toward what may be translated as « belonging » or « attachment », and an emphasis on power or dominance as itself a moral value7.

16 In order to cure using an ujnarone, the religious specialist first put himself or herself into a trance by smoking uncured tobacco. The tobacco smoke activated the puhopie soul matter of the speaker, who would begin to recite the chant. The ujnarone conjured the shadow-soul (ore gate) of the given spirit through the joint effect of the repeated formula and the moving breath of the speaker (see also Bórmida and Califano 1978; Fischermann 2001). Once conjured, the puhopie and ore gate of the healer combine to defeat the ore gate of the illness and restore balance to the patient’s body. Repetition was a key part of successfully using ujnarone. The short lines were repeated between two and five times, the stanzas punctuated by conversation, massaging the patient, spitting on the skin or blowing away offending spirits. The entire ujnarone, uttered in arcane, guttural and rapid-fire diction, is repeated various times and often increases in intensity. Nearly all ujnarone cures climax with the shaman making sounds that represent the defining sentiments and characteristics that further guide the beneficial ore gate. The universal use of the first person pronoun and these vivid onomatopoeias complete the shaman’s transposition with the Jnani Bajade he or she embodies during the utterance of the ujnarone.

17 Often, the adode and the ujnarone were told together, particularly when one was teaching an ujnarone to someone else. Following is a minimally edited transcription of the Jobe (Tarantula) adode and ujnarone as told to me by the nonagenarian Samane. His narration reveals the relationships between the words of the chant and the events of the myth. The transcript also reveals the multivocality of ujnarone performance, whose efficacy is repeatedly defined through its embeddness in particular personal relationships. These relationships link the events of mythic time to the present context of the chant recitation, and the personal experiences of both the healer and the audience. Jobe, Tarantula, stayed at the door to his house when the wind blew. Yocaoi [the leader of a present day Ayoreo community] said to the people, « Could it be that no one knows an ujnarone for the wind when it blows too hard? ». They were

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afraid of the strength of the wind that was too strong and always blew dust where they were living. The people where I was living said, « Yes, we know that ujnarone ». The leader said, « Why don’t you do that ujnarone for this wind? ». So I began to do the secret of Jobe. You can use the secret of Ango’oto for this wind, but it may kill someone in the village. The secret of Jochin’goi [a small tortoise] is also fine to use for this. I told the Jobe ujnarone, and the strong wind went away. When the wind died down, it began to rain. My daughter told me, « Why don’t you do that ujnarone, there is too much drought ». We heard it even rained in Santa Cruz. Yocaoi said to me, « I had already become afraid of so much wind that was throwing dust in our faces ». So I said I would try. A man cannot say, I know everything. God told the men, one who doesn’t know very much, should not say that he knows everything. He has to say, I do not know very much. One should not be proud if he knows a lot of things. He who knows something, should not be proud. When he receives something, he shouldn’t keep this thing for himself. He has to give it to others as well. Tarantula and his people, they had grown afraid of the wind. When the wind blows hard, it makes a sound like « kee yee gee yee gee yee gee yee a ». The warrior-leader of Tarantula’s band was Jochin’goi. He said, « I am going to go back to where I was before ». He thought about the place where he lived before. He said, « I’m going back to live there again ». When someone is tired of too much wind, he can make their ujnarone. Jobe said to the people, « My ujnarone is good! ». The people said to Jobe, « Lets see. We’ll listen to your ujnarone to see if it is good ». The people said to him, « Come on, lets go to that house over there and eat ». Jobe told them, « No, we’re not going to go there. We’re going to go to the bend in the road. And there we will stay in my house. There is a lot of food to eat there ». Jobe’s house was like a grocery store. There was a lot of food to eat there. When they were like people the Uyujnanie (Strong Winds), they went to a rock and there they stayed, not up in the sky or down in a hole, but where the rock met the ground. They met Jobe. Jobe told them, « Go there to the bend in the path, and my house is there. There is a lot of food to eat there ». So they went to the house of Jobe, where the rock meets the ground. There they were, and all the things were free. Jobe said, « Here everything is freely given, if at times it is scarce it doesn’t matter. When I have something to eat, even if it is a little bit, it always suffices for me and for other people around. If I have just a little bit, I give what I have. If another has something, he also gives it to me ». Jobe heard the Strong Winds coming. Jobe said, « Go inside. Everyone go inside ». When the Strong Winds went inside, Jobe closed the door. « Back! » it went. And they stayed there inside the house. Once they were tired of the wind and I told this secret. It was in Guidai Ichai. But then, they became tired of so much rain. A woman said to me, « Why don’t you tell the ujnarone so that it doesn’t rain so much? The people here want a couple of days without rain ». Jobe tricked Uyujnanie, the Strong Winds. His people were tired of so much strong wind. When they were all inside the house, they remained closed up in there. They said, « Open the door so that we can come out ». But Jobe didn’t want to because his people were tired of strong winds blowing dust in their eyes. When one has eye infections, you can use the ujnarone of Jobe and Ajidapaquenejna’gate. Ajidapaquenejna’gate lives up above in the sky. She heard the noise of the Strong Winds and South Wind because they wanted to get out of Jobe’s house where they were caught at the edge of a rock, meeting the ground. Ajidapaquedejna’gate was sealing the door with her wax so that never again could they come out of the house. Afterwards, you could hear the loud noises from inside the house a long way away. A couple of days later, she said, « Let’s go see if they are still alive ». The rain began to fall. Jochin’goi knew that they were prisoners, and said, « Give something to them so that they can eat ».

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That is like today, we give something to the people who are our leaders or in charge of us, like we used to do before. My son-in-law also gives me food. The Strong Winds gave Jobe a gift. Jobe said to them, « Have you all eaten yet? ». They said, « No ». Jobe asked his people if someone had food, and he gave it to the Strong Winds. In the house where they were trapped, only part of the door was sealed shut and air entered through the other part. It is like today, when there are holes and cracks in our houses, there are times when a lot of wind enters. The leader told the people, « There will be wind again, but just a little ». They said, « It is okay if there is wind, as long as it is just a little. At least we’ll be able to hear something. When it blows hard we can’t hear anything ». It was fine also for the man who was planting. When there is a little wind and it rains a little, it is good for what he has planted. The man who had planted had big squash in his garden. He told Jobe, « You can also give the Strong Winds some of my harvest ». He gave many containers of seed to Jobe. Jobe kept all that the people gave him. This ujnarone is to make people good. Before, his people were happy with Jobe and liked him even more. It rained. This was nice for the people that it rained without blowing too hard. When it blows hard, like with the secret of Achiangoi, it isn’t nice. The ujnarone of Jobe and Achiangoi should not be used together. Achiangoi was worried about the men who were prisoners. He said, « I am going to talk to the leader to see if I can go there ». But the leader didn’t want him to release them. Leader said to Achiangoi, « Let them stay inside, until they die there ». Also the Rains were enemies of the people. They said, « We also want to capture the Rains like the Strong Winds ». They said, « Lets make the Rains our prisoners ». But the Rains complained a lot and the people soon let them go. They were like people and they complained very strongly. When they came out of the house, they let loose a strong wind with rain. Jochin’goi said, « It is okay if it rains, so that this day is cooled a little bit ». When it rained, it began to be cloudy. At times the sun came, at times, nothing. They said to Jobe, « You have to protect all the things that we have ». The leader and all the others gave Jobe things to care for. They gave him seeds of corn, beans, pumpkin and squash. The people were happy with what Jobe had done, because sometimes it rained, and sometimes it didn’t. If someone gives you something, you have to give something to him as well. The leader said, « If Jobe has to share some of his food with us, that is okay ». But the people didn’t want that. They said, « It is okay if he can give us the secret of Achiangoi for the rain ». Achiangoi wanted to live with them, but they didn’t want him to because he comes with strength and can hurt the people. So he decided to transform himself. Achiangoi said to Jobe, « Are you in agreement if I give you this ujnarone? ». Achiangoi said to Jobe, « I will make a secret so that you say something about me too ». When the people saw that it was going to make a strong wind with rain, they can use this ujnarone. They can use the ujnarone Achiangoi gave to Jobe for this. This ujnarone will take apart the storm that is going to come. And it will stop blowing. I am telling this now because I see that it is cloudy. The people know that a strong storm is bad because the strong wind can damage them. This is the ujnarone given to Jobe by Achiangoi. Inoningase reeeeee (2X) I am taking myself completely apart Inoningase re nyuigaique pitocadee (3X) I am taking myself apart when the sun is covered. Inyuigaique uyujna datedie uquide reeeee (2X) I was the wind that came with strength in the past… Eampe inoninganyatoooo (2X) I am the One that destroys the forest Eape pijoninga inoninganyato tuyueeeeee (2X) I am the One that destroys the pretty green leaves of the forest

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Pininaquei ganuto tuyueeeee (2X) I am the Owner of Happiness Inoningase eampe notai (3X) I am the destroyer of hot weather Yo se se se (2X) I am like se [the noise for calming pain or anger] Pururu (4X) Sound of the wind blowing lightly This is the secret of Jobe. This secret is used when a strong storm is coming. If this is used, then the storm disappears. The words go up and destroy the storm. When the storm leaves, the weather is cool. The people are very pleased with this ujnarone. The people gave gifts to Jobe. Each time that someone had something, they gave part of it to Jobe. Shamans used this secret so that the Uyujna Kiyigijnanie (Dust Devils) would go to another place. The soul matter of other shamans could be traveling up in these winds. I said to Yocaoi, « Are you still bothered by the strong winds? ». He was tired of too much wind. Afterwards, it rained and there was not too much strong wind. I used this ujnarone to do it. I destroyed all the winds.

18 Samane’s narration of Jobe adode and ujnarone clarifies a number of fundamental points. First, the performance of the ujnarone presumes an intrinsic link between two temporal frames of lived experience and the events of mythic time. By weaving in examples of a successful deployment of this ujnarone in the past with the mythical events in question, Samane triangulates both his past and the mythic events with the context of the present performance of the ujnarone, in this case to me. The events recounted in the adode are codified in the ujnarone text, often these references are pointedly oblique.

19 The efficacy of the curing chant arises from the specific relationships created by Samane between the Jnani Bajade, the healer, the patient and the context for the recitation of the chant. In Samane’s narration of Jobe adode and ujnarone, the events of mythic time emphatically do not determine the present, but rather, the future, present and past exist in a potent tension with one another. The ujnarone is capable of configuring these spatiotemporal relationships in novel ways: through Jobe ujnarone the past events come to impinge on the present scenario Samane faces, but the present is also capable of mimicking and resignifying the fundamental actions of Jobe. By recourse to the first person pronoun, Samane re-channels the relationship between the linear time of past, present and future and the parallel time of mythic events (Urban 1989)8. The potency of the repetitive onomatopoeias that are the climax of the cure index and allow for the transposition of the ore gate of Samane and the original beings. This channeling, enabled by the transtemporal movement of puhopie soul-matter, makes the performance of an ujnarone and the recitation of its heavy words the site for the reconfiguration of relationships between minimally five elements: the healer, the patient, the audience, prior performances of the same ujnarone and the essences of an original being, as well as his or her contemporary visible forms. The ujnarone and the adode, then, must be considered as only two elements of a cluster that requires various parts in order to cause a desired effect within a given context. This is neither a projection of the past into the present nor simply a matter of « multiple natures », but rather, a dynamic mediation of various temporal planes and their relative ecologies of power.

20 Because of this intrinsic, generative relation to dynamic contexts or footings, the ujnarone and adode represent a particular entanglement or alignment of time that is

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always different in each performance. A similar orientation to multiple temporalities is noticeable in Samane’s narration of the secret of Sama and Echoi, or salt. Bare was a human being, too. She was from the Chiqueno clan. There was also another woman who was called Sama. She was also of the Chiqueno clan. Back in those times, Sama went to the South looking for a place to stay. She found a lake, but it was very small so she continued. The same thing happened with Bare as well. Then Sama arrived at a good spot, which was beautiful and rich. She said, « Here I will stay ». She cut off her own head. Her head rolled backwards when her body fell, and it created a depression there that we later called Echo babi (Little Salt). Where her body fell was Echoi querui (Big Salt). But after a while, the salt disappeared from both places. Later, the human beings went there to find salt, but there wasn’t any at all. There was a man named Ejeidayabi who made a long trip to the salt, but he only found mud there. The next year, he came back and it was still only mud. He was a relative of Sama and had learned her secret. He told her secret in both places. In both places there is still salt to this day. He told the secret so that the salt will always be there and will never again run out. And to this day, the salt is still there. Before Sama fell, she was a little old woman. The others didn’t know why she always cooked such tasty squash. Her grandchildren asked their mother, « Why is it that you also cook but it isn’t as good as our little grandmother? ». One day, Sama told them, « I’m going to fetch firewood for cooking ». The hearth was on the other side of the house, and she didn’t want her grandchildren to watch her cooking. But because they were curious, they dug a small hole in the side of her house so they could watch. She arrived and threw down her wood. Bam! She cut the wood, made the fire and put her pot there. She cut the squash and put them to cook on the fire. The squash were boiling, the grandchildren were hidden, waiting, watching to see what their little grandmother would do. She stirred it to see if it was cooked. She looked and it was cooked. She grabbed phlegm from her mouth and blew out snot into her hand and threw it in the pot. Kaike, Kaike, Kaike, was the sound she made! Then she tried it to make sure it was good. But there wasn’t enough, so again she did the same thing. Kaike, Kaike, Kaike. The children went running to tell their parents. « Mom, Dad, Grandmother threw her spit and snot in the pot. We don’t want to eat it! ». The little old woman took out a little bit for her daughter and her son-in-law. The children said, « Dad, don’t eat it, it is the spit of my Grandmother! ». But their father responded, « Children, if you don’t want to eat the food of your Grandmother, don’t eat it. But I am going to eat it because it is very good ». The little old lady became angry. « These children were spying on me! ». And she then left. She didn’t like it that they were spying on her. The two women were both of the Chiqueno clan. That is why Salt belongs to the Chiqueno clan, and why the Chiqueno clan belongs to the salt. They shared it with others later. This is the secret of Sama: Cucha pama none date tuyueee (2) I am the wonderful thing! Penonange goto tuyueeee (2) I am she who wakes up the people Pukuigei tuyue (3) I am the one that they are looking for! Ai unei tuyue (2) I am the sweet flesh of the earth! Yo kaike, Yo kaike, Yo kaike I sound like [the sound of blowing her nose] Yo So’o, Yo so’o, Yo so’o I sound like [sound of water being poured from one container into another] This is the secret of Echoi. Ai unei tuyue (2X) I am the sweet flesh of the earth!

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Pama’ane tuyuee (2X) I am what the people desire! Yipesute ayore pusubu deingane (1X) I am the one who satisfies the people! Ai unei tuyue (3X) I am the sweet flesh of the earth Pama’ane tuyuee (2X) I am what the people desire! Ai yijina yeeee (4X) I am leaving with ai [refers to the skin of the salt and the surface of the earth] Ya’a singanyuaha eamone mu yapedugu sueeeee (2X) I am looking for a place to live but there is not enough of the world to contain me! E yiji enga iyaichoque yu (2X) I am going and I make myself fall Yaja singanyu aja eape aredate arame temuingai yueee (2X) I am she who seeks a world to live in that is cold and wet Emu je yo pise e mu yatoi jecho pisei! This one fits my body and this one fits my head Mu yatoi chapedugu yueee (2X) But I am the one whose head wouldn’t fit Anyekai yatoi quitique he eh (2X) I will send my head away from me She tried to put her head into a hole, but it was too large to enter. She had to cut it into many pieces. Nak, Nak, it sounded when she cut her head up. She had been searching and she found the place of heads. Her head belongs there. Her bones are the Big Salt. Once, the Ayoreo went there to eat salt, but it wasn’t salty. They didn’t know what to do. The salt had gone away. But one among them knew this story and the secret of the Salt. They told this story and this chant, and the mud became salty again. They saw the headless one there too, but it was just her ore gate (spirit). A piece was missing from her head. Her cranium is white and that is why salt is white. Her blood dripped onto a rock. The salt sometimes is red like that rock. She called one Little Salt, and she called the other Big Salt.

21 In this example, Samane also produces the power of the ujnarone chant by weaving together events from a far mythical time with concrete human actions in a later time accessible by oral history. The present appearance of Echoi, in his retelling, was due to the combined effect of mythic events and later human action9. The ujnarone and adode provide a bridge between mythic events and the present, as well as the past, present and future.

22 The non-linear and seemingly arbitrary nature of Samane’s instruction is not exceptional or undisciplined, but rather, typical of adode and ujnarone performance. The potency of Ayoreo ujnarone and adode did not depend on the exact replication of formulaic words, but rather, on the ability of the chosen words and performance to evoke the desired effects and conjure the isocade, or characteristic way of being of the Jnani Bajai in question. The successful performance entailed both the citation of pre- existing forms and, to a finite degree, their creative interpretation. For example, when Samane was teaching me how to use ujnarone chants, he often directed me to add additional lines and phrases based on my own sense of or relation to the adode events. He corrected me only when my references contradicted the primary elements of the story.

23 Although the main points remained the same, curing chants and myths often varied substantially according to the individual storyteller or healer. Furthermore, the

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narratives or chants by any single individual would also vary. Samane, for example, never repeated any ujnarone in exactly the same way. The number and content of entire phrases varied every time. When I read back different versions of the same ujnarone from himself or another healer, he judged them not by criteria of replication, but of their ability to conjure the central imagery and essence of the particular Jnani Bajade in question. Often, he delighted in listening to other variations, much as a soloist appreciates the virtuosity of another performer. Compare the following two versions Samane recited of the ujnarone chant of Yote Paragapi, the drinking gourd, and which he claimed were equally valid. VERSION 1: Pininaquei goto tuyu reeeee (2X) I am a woman of Joy! Pedujnaingue yinonigase eami Very quickly I can destroy the world Yinonigase eape dotai I can destroy the heat of the world Pininaquei goto tuyu reeeee I am a woman of Joy! Ijoyate yu! I have many full gourds! Ae’date tuyu (3X) I am cold! Ebe tuyueee (2X) I am ice! Piquetato tuyu eee (2X) I am she who saves! VERSION 2: Yote pagapi tuyueeee (3X) I am the drinking gourd! Pikatangoi tuyueee (3X) I am the giver of life! Dahachugue uyueeee (3X) I am the one who stops boiling Gusu yu iji eami tuyueee (3X) I am the only one in the world! Yunujngu se se se I bring [the sound of calming] Yo tiri, tiri, tiri I sound like [firm walking] Yote pagapi tuyueeee I am the drinking gourd! Adekenangoiyase yuqueeeee (3X) I was going to spread my secret to the whole world! Emu acuchape yueeeeee But I will always be important Adekenangoiyase yuqueeee I was going to spread my secret to the whole world! Adekenangoi yueeeee (3X) I was going to be the destroyer!

24 These two ujnarone of the drinking gourd are equally potent because they index the same fundamental point, namely that Yote Paragapi was a powerful and strong woman who was capable of destroying the world through her coldness, the antithesis of boiling

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actions. Each references distinct parts of the adode of Yote Paragapi, but remain equally valid.

25 The multiple forms of a single ujnarone meant that they could be tailored to a specific illness. Curing sessions never consisted of a single ujnarone, but always required the performance of a series of ujnarone following a specific order. This could range from a minimum of three or four ujnarone for a simple illness or pre-emptive session, to curing sessions that lasted several days and employed dozens of chants, each repeated many times. For example, the ujnarone of Jobe was to be used along with the ujnarone of Jochin’goi and Ajidapequedejna’gate, but never Achiangoi, Jobe’s captured enemy. Other ujnarone used with Jobe to calm storms or anger, include in this order joto (water lily), yokai yote gateminyoi (small water turtle), yote gatejnoquei (falling water), jongongiji (water frog), yote icha (fresh water), yote paragapi (drinking gourd), yote uneoi (mineral water), and ebe (ice). The general principles of various ujnarone acted to reinforce one another. For example, although ebe was primarily used to calm anger and fevers, it could aid the ujnarone of Jobe in calming a storm. In the same way, the ujnarone of joto could be used to calm an upset stomach or an abusive person, along with Yokai Yote Gateminyoi.

26 Each ujnarone was part of a similar group of associates. For example, to cure general ailments like weakness a variety of ujnarone could be applied. Gojnai (clay), pipiye (path), dopei (clay frying pan), pimechekua (wooden piece part of a throwing game), cukutasi (tendons and the small ball of wax used in a throwing game), ajao utata (black heart of a tree), tujnimia (small bird), cucarani (stone) and burikari (horse) could all be used to restore strength to a patient. An additional set of restricted ujnarone was used for individuals who had undergone internal transformations, such as dacasute, warriors who had spilled ritually polluting blood, or daijnane, initiated shamanic specialists.

27 Often these relationships are legible through the idiom of kinship, and ujnarone groups were ordered according to kinship obligations established between them when they had human form. These ties remained apparent in the physical properties of the visible, non-human forms taken by the First Men and Women. Original beings who were related often had similar transition narratives, spiritual power and salient features. For example, Kaujnangue, Tunimia, Nymio and Araya were all biological siblings. They each turned themselves into dense, dark colored, hardwood trees found in the same kinds of soils. Their ujnarone were used, in the same order as their transformation, to cure a patient who could no longer eat or had no strength. As biological siblings, each of these beings were members and belongings of the same patrilineal clan.

28 Like contemporary Ayoreo people, many clans could be represented within a single jogasui, or extended family group, of the original beings. For example, three species of thorny, low lying bromeliads used by Ayoreo for food and fibrous threads (doria, doi’die and doria ijnoi ) were sisters whose ujnarone were used to heal people from lung infections and to restore their appetite. Their jogasui included cuya (wild tree beans), nahua (tree cactus) and his sister canirojnai (kind of root), their maternal parallel cousins abue (species of tall cactus) and his brother dujnangai (another species of cactus), tokoi (small cactus) and jobe (tarantula), as well as ditai (contamination by spilled blood) and dikore (trembling in the darkness). Every member of the jogasui’s ujnarone was particularly strong for coughs and respiratory infections. Nahua and Canirojnai were believed to have been shamans and were part of the shaman’s peer

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group (uhode). Thus, their ujnarone were reserved for treating shamans. Ditai was a dacasute warrior, and his extremely potent ujnarone was reserved for dacasute or very ill patients.

29 The social meanings of ujnarone curing chants cannot be considered separately from common theories among Ayoreo-speaking people that link bodies and illness to power as a moral virtue. According to such ideas, illness is always related to a specific ecology of exogenous forces. Like affective dispositions or emotion-concepts more generally, infection is believed to both ascribe and index an individual’s position of power and strength vis-à-vis an array of natural/social/spiritual forces (which reportedly included, in the past, mythical beings, the soul matter of enemy shamans, malevolent speech, and deceased people). Disease is believed to result from being overpowered or punished by one of these exogenous forces, and sickness is evidence of weakness, fear and infraction. This presupposes that a potent, courageous and moral person is largely immune from illness. The links between strength, emotion and disease were central to such diagnostic techniques and forms of expertise.

30 I was told that someone could become sick because he or she embodied an emotion associated with weakness and vulnerability, such as fear or anxiety. « If you feel too worried or are afraid or are too sad, then you’ll surely get sick. The sickness will take you over, it will finish you (ejnae chejna ua). But if you are strong then you will never get sick ». Weakness, then, is a precondition for visible symptoms. In the past, exceptionally strong individuals could reportedly violate puyaque taboos without being harmed. On the other hand, weak individuals could become mortally ill for even minor infractions. Moreover, illness is generally believed to attack the ayipie of a person, which is considered to be not only a form of « soul-matter », but also a particular alignment of mental and bodily states. The concept encompasses parts of the notions of « knowledge », « emotion », « will-power » and « memory ». By linking illness with ayipie, Ayoreo attitudes toward disease posit a fundamental causal relationship between social sentiment, physical senses of well-being and their place in a trans-social hierarchy that includes a variety of exogenous forces. Ujnarone provided a mechanism to enlist others into supporting the health of an individual, and offered a technique for mediating the relationship between such forces and the members of an Ayoreo- speaking group.

31 According to elders, the internal colonization of Ayoreo-speaking people caused fundamental changes in the nature of such exogenous forces, mainly through the intense missionization of Ayoreo-speaking groups by evangelical New Tribes missions. Yet healers like Samane continued to apply the poetic and mediating capacities of ujnarone ritual speech to these changed conditions. Consider the following ujnarone for Jesus. We cannot imagine God. We cannot see him either because his spirit is so powerful. We cannot imagine, but we know what he is called and we know that he exists. God made all the things that we see in this world. Ujnarone, medicine, everything. God gave some of his power to his son, the Christ. The son of God asked his father for help. He said, « Papa, I want you to help me. Please give me blessings ». The father said to him, « Write down these things on a page in your notebook. All the things that you need and then give it to me ». The son already had some paper to write down everything. The father told him, « Write down which blessings you want ». He wrote down, faith in my father. Also, he wrote love for other people. Then he asked for peace too. Then he asked that he may be good and generous and that he never got angry. Also he wrote that he may be sympathetic to the others. Then he asked

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to be respectful and responsible. Then he said, « Thank you father. Now I will make my ujnarone for the people ». Ayoe jnanyiha date yueeee (2) I am the warrior-leader! Pagade jna yueee (3) I am the happiness of triumph! Yuhode cuchape oe angani tuyueeee I am the leader of all the people! Yimate yu aha nyuinga dacasute yeeeee (3) I have killed myself and I am the warrior leader! Ayoe jnanyiha data yueeee I am a leader! Bajake yueeee (3) I am the first one! Yoide tu pajei seingai aja eami teyeeee (2) I bring peace to this world! Yoite poso’aque aha eami teyeeee (2) I bring sympathy to the world!! Yoite pajei seingai aja eami teyeee (2) I bring peace to the world! This is the secret of Jesus. You can tell it in the evening, around 6 o’clock. That is the time to tell it. He is the one who gave us sympathy and peace. God taught his son this ujnarone. Then, the Christ tested his disciple. He gave alcoholic drinks to them. When one is a believer, he doesn’t vomit what he drinks. The alcohol doesn’t damage a person who believes. But if someone doesn’t have faith, he will vomit. Jesus gave them alcohol, but they didn’t vomit. He said, « You all want to follow me ». Amo’nate was the one who knew this story. She knew the story of Jesus before we met the missionaries. We knew about Jesus in the forest. We knew about Jesus in the forest, because Amo’nate knew. The Christ learned from the advice of his father. « These are the commandments and I have them guarded in my heart », he said. Jesus brings peace. But God makes war against his other enemies. In the time before, God made a test to the people who didn’t believe. He said, « This is my blood, which has run out of my body for you all. Drink it ». When they tried it, the people of Satan all vomited. He said, « Look at them. They don’t believe in me, that is why they have all vomited ». A wise man knew this before, named Asi’daquide. He taught Amo’nate this story. When Asi’daquide died, she kept this story in her mind, like I am doing now after she is gone. Very few people know this story. Jesus didn’t want any bad things, that is why he wanted to receive peace, love and calmness from his father. « I don’t want to be among people who are bad. I want to be gentle ». [interrupted by the translator]: That is not true. You didn’t have any of this before. [Samane continues]: God has given all the ujnarone to us. God gave all the ujnarone to each thing in this world. Even to the animals, the stars, Jesus, Ayoreo, and God himself. You can use this secret if someone is a thief or if he is bad and angry. The person will leave behind whatever sin or badness with this ujnarone, and those of Eve, Adam, Noah, and Satan, too.

32 Samane learned a set of chants built around Christian figures from a visionary woman shaman named Amo’nate during the first decade after contact, on the mission of Tobite. These chants, it appears, never spread too far beyond the Jnupedogosode Ayoreo group (as indicated by the translator’s rejection of the temporal links posited by Samane). Yet it is tempting to see such an ujnarone as clear evidence of a more general subordination of Christian elements to Ayoreo traditional forms. « In spite of the

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prolonged period of religious indoctrination, rarely are elements of the Bible introduced to the mythology, and in the few exceptions they are totally subordinated to the concepts of the Ayore worldview » (Fischermann 2001, p. 73).

33 This comes close to presuming that the form of the ujnarone and the adode itself is capable of perpetuating something that is « traditional ». Yet what might this be? What kind of essence is imputed to the healing chant itself by its western chroniclers? What spirit (primitive or otherwise) do we presume that it conjures? If one accepts that ujnarone were no more and no less than one of the very few effective techniques or linguistic technologies available to human beings who needed to shape the forces upon which their survival depends, then the imperative to define either an ontological continuity or rupture is largely beside the point10. Ujnarone, if taken as a form of poetic mediation, do reveal something else: changing Ayoreo perceptions of a collective position within a rapidly expanding and perhaps contradictory set of exogenous forces. One result of this rapid change, according to elders, was the abandonment of the ujnarone and their association with the Devil.

From panacea to pathogen

34 In order to understand the abandonment of the ujnarone, it is necessary to quickly sketch the conditions for Ayoreo-speaking peoples’ conversion to Christianity and common interpretations of this process11. Many of the evangelical missionaries to Ayoreo-speaking groups were fresh off farms in Indiana or Minnesota. On the remote mission stations, State agencies and monitors were absent, and the access of Bolivian or Paraguayan citizens heavily restricted. This was not the « colonial triangle of power » mentioned by Burridge (1960): for decades, there were only natives and missionaries. Yet it was here that the social grammar of prescriptions for making a « savage » into a « citizen » were instructed, enforced and injected into bodies, hearts and minds along with life-saving antibiotics. The missionaries commonly imagined « unreached » groups like the Ayoreo as the vehicles for universal salvation. They were Brown Gold, necessary for the completion of the body of the Bride of Christ, and the Rapture of the Faithful (see Johnston 1985).

35 In practice, the set of distinctions that enabled mission work affirmed the cultural superiority of missionaries, and were aimed at routinely demonstrating over a long period of time the supremacy of missionary power over the ontological assumptions of so-called barbaros. In short, missionary visions of Ayoreo savagery and its attributes served as a defining opposite for constituting the successful performance of Christian faith, a dichotomy whose divide is still shifting (White 1978). It provided « the psychological and emotional scaffolding » not only for various « exploitative structures of colonial domination », but also for emergent Ayoreo notions of their place in the world as an « indigenous » kind of person (Stoler 2002). Yet the terms by which missionaries themselves imagined their endeavor to play out primarily on a spiritual level ideally privileged the assumed, attributed and emotional over the rational, visible and reported. Instead of a smooth transition, missionaries expected a series of climactic crises and overwhelming attacks that could only be overcome by super-human grace (Harding 2001).

36 Missionaries brought with them theories that God’s grace worked through western medicine, while the devil often caused illness. And many Ayoreo-speaking people were

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profoundly ill: deadly measles and influenza epidemics swept through the camps of Ayoreo-speaking people in the decades before contact, and on the missions entire groups would reportedly become deathly ill from one day to the next. Missionaries often used epidemics to stage demonstrations of the power of missionary « grace » over « satanic » witchcraft, which they believed to be causally linked to the same spirits that cause disease. Mabel Hurst, a missionary at Tobite in the early 1950s (where Samane was also living), describes how a witch doctor instructed all the « civilized » Indians to put painted magical sticks at their door to protect them from illness. They did this in all faith, as they told us now that sickness would not enter. But we all knew what would happen – and sickness entered as before and even caused the death of some who had so confidently carved out the little poles. It has given us the opportunity to witness to them because of their act and we have likened their poles to the « graven images » that God spoke against in Exodus. (Brown Gold 1952, p. 9)

37 The stagecraft of epidemics allowed missionaries to publicly demonstrate the power of their God not over disease, but over the spirits that missionaries believed to cause illness. The convergences of missionary faith and common native assumptions about contagion made for an easy slippage between performances of « god’s grace », and the ritual forms of shamanic skill missionaries believed to be imbued with satanic power. Bill Pencille, for example, often stripped bare and donned a jaguar-skin headdress reserved for dacasute warriors during his early contact work. He used the magic of western medicine to underscore the potency of Christian faith. They considered it all witchcraft. I don’t purposefully deceive them, but neither can I explain to a savage how an antibiotic works. So I don’t try to explain. I let them draw their own conclusions. And the conclusion is that just as their witch doctors have power over the spirits, so this Great Spirit, Dupade, who sent me, has bestowed his power on me. I picked up a little bottle, opened it, and took out a tiny black pill. I dropped the pill into the can of water. The water turned blood red. Potassium permanganate was all it was – a disinfectant. But of course, it was magic… you can imagine how that would impress a raw savage! (Pencille cited in Wagner 1967, pp. 249-250)12

38 During my fieldwork, many Ayoreo people interpreted their conversion in terms of a fundamental change in the nature of the exogenous forces impinging on human life. When God chinoningase or converts someone, it is thought to be associated with a radical shift in memory, will-power and emotion. Ayoreo people often said that faith in God chieta bacajeode, literally meaning, « fills up your insides/will/thoughts ». This process of filling up entails erasing the convert’s ayipie, the corporeal seat of memory (located in the head), emotion and will power (located in abdominal organs). The self is reconstituted anew through accepting the word of God, and in doing so, is aligned with the powers that hold sway among the cojnone (non-Ayoreo) – particularly along the sentimental and temporal axes that are pleasurable to Jesus. The erasure of the convert’s memory and its replacement by God’s spirit supposedly restrains what is possible to express about life « before ». I show elsewhere how such common theories exceeded missionary frameworks, which were premised on the universal clarity and obviously absolute nature of the distinctions between « savage » traits – that required purging – and « human » qualities that could be redeemed (Bessire 2010). However, many Ayoreo-speaking people reportedly interpreted conversion in terms of a radical distinction between past selves and future selves, corresponding to the power of Satan and the power of God.

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39 Many Ayoreo people in Paraguay today use the word nanique, literally long ago, to refer to all events that occurred pre-contact. This was the case in 2004, in which the recently contacted group was taught to use the word nanique for events that happened only six months before while they were « uncontacted », by their relatives who used words for the near past, such as irica, a while ago, to refer to events that happened up to twenty years prior, after they had been contacted. This shift also corresponded to the flattening out of pre-contact time by the discontinuance of those words capable of marking stages of the past. This homogenization of time newly inscribes a rupture between the past and the future. Precisely such a rupture is hypothesized in the idealized « indigenous » subject position: while NGO officials and anthropologists often desire to prolong or resuscitate the homogenous and threatened time of tradition, missionaries generally aim to expunge it from the present. Yet Ayoreo people produce such social distinctions through linguistically glossing the ruptures between the time of myth and the time of present sociality as pre/post-contact, and Satan/Jesus.

40 Conversion and its segregation of exogenous forces is also spatially located and inscribed by many Ayoreo people. Many Totobiegosode, for example, commonly associate nanique and its animating forces with certain contemporary places in the « wilderness ». While Totobiegosode commonly use the Spanish word monte to refer to most of the forest, there are places they also call erami, or forest-universe. The forest is considered to still be the home of ancestor spirits. Satan’s evil and deceitful helper spirits – reportedly the same as pre-contact beings – are said to inhabit these areas, where older ritual practices are suspected to still retain their effectiveness, although no one dares to practice or even talk too much about such things for fear of invoking the wrath of Jesus, who dictates the terms of survival for life among the cojnone. Distinct configurations of reason and sequence remain viable in these « satanic spaces » associated with nanique and those cultural forms we would call « traditional ».

41 In sum, the inscription of a radically different or recreated self through conversion is reportedly premised on the idea that an entirely different set of exogenous forces shape life « among the cojnone », and that the forces mediated by past practices were the opposite, namely, anti-modern, immoral or satanic. Beyond its implications for faith practices and time thinking, this obviously corresponds to perceptions of a fundamental change in the nature of illness. Most Ayoreo people today suffer profoundly from disease in their everyday lives. Many lose their teeth before they turn 30. Diabetes, heart disease, liver tumors, lung infections, kidney stones and aneurisms are commonplace. Young children often have the orange hair of severe protein deficiency. Teenagers are being diagnosed with rare forms of cancers and HIV. In the absence of prior healing practices, Ayoreo people rely on western medicine to remedy their ills. During my fieldwork, many people were taking immense quantities of pills. Many told me that they no longer control the means to circumvent infection, and that their words are not as heavy as they once were. This weakness is considered to index and reflect a subordinate position in sociopolitical hierarchies, which they increasingly associate with a common essence of indigenous peoples. Illness is just one reflection of what is believed to be a collective lack of power relative to non-Ayoreo.

42 Paradoxically, the ontological precepts reportedly believed to be the source of ujnarone ritual efficacy – reconfiguring temporality and mediating between exogenous forces – are also thought to animate Christian faith and to require the abandonment of ujnarone13. The abandonment of the ujnarone is not only logical, but seen as a necessary

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condition for developing effective forms of mediating the forces that hold sway among the cojnone and perhaps reproducing forms of value and desire considered to resonate with past attitudes. In such ways, the ritual speech previously used to mediate infractions of taboos and increase social agency has become something like a modern taboo itself. To repeat or perform such chants, in turn, is to risk the retribution of Jesus or the Christian God. Anthropological attempts to record or incite such performances may be seen as anti-social and dangerous because they seek to destabilize such newly inscribed boundaries.

43 In such ways, Ayoreo people commonly reject the notion that their contemporary authenticity as indigenous peoples depends on criteria of continuity with « traditional » ritual forms or beliefs (Robbins 2007). Rather, their abandonment of ujnarone and prior ritual forms is seen as a response to the exigencies of the present, and is predicated on a rotational sense of time in which novel forms of continuity and rupture are continually evoked and ordered. It implies an enduring theory about the communicative technologies that may effectively mediate between exogenous forces and the demands of everyday survival within often desperate conditions.

Radio and ritual discourse

44 Many Ayoreo people have enthusiastically turned to dyadic two-way radio technology, as well as performances of Christian faith, to cite and expand the mediating capacities of ujnarone ritual poetics. Yet doing so allows them to reinscribe the distance between contemporary Ayoreo people and past ritual practices, even while imagining certain continuities within basic language ideologies and ontological principles believed to underlie their efficacy.

45 Today, the use of small, solar-powered short wave community radios is ubiquitous on both sides of the Bolivia-Paraguay border (a topic that I explore further elsewhere). Speaking over high-frequency transceivers allows any individual operator to contribute to the conversational polyphony, and anyone near a radio set to listen in on any particular thread. Rarely does a day pass in which the radio is used less than three hours, and it is not unusual for a rotating cast of villagers to spend as many as seven hours per day listening to and talking on these radios. Many Ayoreo people consider the radio to be a critically important element of any village; plans to establish new settlements have been abandoned due to the lack of a radio set because « we don’t want to be all alone ». Several Ayoreo people told me that the radio lets them « go above », and dialogues over it are impenetrable to outsiders, save the very few who understand the Ayoreo language. They turn to phatic exchanges over two-way radio technology – unimpeded by borders, state regulations or the rampant ecological devastation of the Chaco – to meet within an expansive acoustic space free from nearly all outside interference or surveillance (Carpenter and McLuhan 1960; Ginsburg et al. 2002).

46 The main topics of Ayoreo radio exchanges are expressions of sympathy around ill bodies and expressions of Christian faith. Moreover, radio conversations are widely believed to catalyze and intensify the circulation of ayipie soul-matter. By self- consciously limiting radio expressions to illness and faith, radio operators locate the foundations of morality in the Christian God and configure past practices as the opposite of present morality. The figure of the sick or vulnerable body, in turn, is particularly anxious because physical health and moral wellbeing are not easily

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separable in general theories about the limits of mind and body. Because sickness is often perceived as a reflection of a moral failing – of either strength or attachment – it is widely considered a barometer of individual or collective potency relative to a Christian God and a non-Ayoreo modernity. Moreover, both illness and Christian faith are realms defined by distinct alignments of mind and body; a similar reconfiguration is believed to reside at the core of radio speech and phatic exchange.

47 Radio practices cite ujnarone poetics in two fundamental ways14. First, Ayoreo operators commonly describe the appeal of radio practices in terms of a metaphysical transference and the feelings of belonging or attachment such phatic exchanges evoke. It is often stated that radio allows the listening experience to mimic the pleasurable sensations of physical proximity, as in the expression « that-which-is-near-you-is- sweet ». Several Ayoreo people described haptic media exchanges as a source of pleasure located in the sweetness of a proximity that can be either physical or acoustic. A similar relationship between language, space and bodies was reportedly fundamental to ujnarone. Second, Ayoreo routinely invoke the concept of ayipie to refer to the soul- matter, reconstituted by Jesus, that accompanies the voices within radio and cassettes. The transduction of speech into radio waves, in turn, is believed to intensify the power of prayer and expedite the processes of healing. Envisioning radio practices as catalyzing and intensifying metaphysical movements of soul-matter – similar to the now impossible healing journeys by shamans or the annual gatherings at the salt pans – both illuminates one source of radio’s appeal for Ayoreo people, and shifts the appropriate contexts for its effective activation.

48 Through radio technology, Ayoreo people are able to synthesize the compression of time-space fundamental to ujnarone poetics and the ritual speech forms (sermons and prayers) required to enlist Jesus’s help. Yet border-crossing prayers and phatic expressions of sympathy over the radio simultaneously reinscribe the moral foundations of a « modern » community predicated on distance from the « traditional » ritual discursive forms now commonly considered satanic. Although many outsiders paradoxically persist in viewing the intensified social ties between Ayoreo communities enabled by electronic media practices as evidence of a resurgent cultural alterity or the reproduction of past tradition in the present, shifting Ayoreo relations to ujnarone chants may suggest a distinct way to understand the nature of such appropriations. Meanwhile, the brief description of Ayoreo radio use may clarify the present argument about the changing inflections of Ayoreo ritual discourses. The Ayoreo abandonment of such tradition does not represent a « cultural disintegration » (Métraux 1946), yet neither can electronic media practices or Christian faith performances accurately be described as an extension of the past in the present. Rather, I have described a case in which restricting analysis to a dichotomy of formal rupture and continuity is not sufficient to account for the spaces of translation between colonial domination and cultural production.

Conclusion

49 I have argued that the now discontinued curing chants may be better thought of as a communicative and media technology that prefigured Christian performance and electronic media practices and was predicated on a particular set of socio-moral assumptions. Continuity, in this case, is not restricted to form or content, but rather

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may reside in the principles of fluidity, morality and personhood that underlie these intellectual and discursive technologies and render them intelligible to one another across time and space. This means taking an analytical cue from an Ayoreo critique of anthropology and envisioning past ritual forms as neither radically opposed to Christianity and media, nor persisting as a hidden core of alterity hidden by a veneer of social change.

50 Rather, I have described a case in which the continuity of certain principles, theories or intellectual technologies requires a drastic discontinuity of ritual form and discursive content. And yet it is at this level of intellectual technology, I have suggested, that the efficacy of ritual curing chants are linked to the popular appeal of radio and cassette media, not as functional replacements but as forms of intelligibility and to some degree, modes of morality. In other words, the abandonment of ujnarone and their re- constitution as an « outside » to « the modern » and « the moral », can be seen as a citation and colonial realignment of the same dynamics that reportedly made them effective. This has been largely unintelligible to anthropologists because of an insistence on restricting Ayoreo cultural alterity to an impoverished notion of « traditional » social time governed by « mythic consciousness ». Here, I have argued precisely the opposite. It remains to be examined how such temporal politics and ascriptions relate to Native self-understanding and claims to human rights.

51 Acknowledgments: I am particularly grateful to Pierre Déléage for his incisive comments and the opportunity to be involved in this collection. Special thanks to Fred Myers, Tom Abercrombie, David Bond, Paola Canova and two anonymous reviewers for their suggestions on this essay. It could not have been completed without the guidance of Samane Etacorei, Nojnaine Picanerai and Chagabi Etacorei. Grants from the Wenner- Gren Foundation, Fulbright-Hays and a Mellon/ACLS Early Career Development Fellowship made research in the field possible.

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NOTES

1. It should be noted that this term has a distinct meaning for Ayoreo-speaking people of Bolivia than for those in Paraguay. In Bolivia, the term originally referred to one particular anthropologist. In Paraguay, it has become a general category in dialogue with particular histories of evangelism. Not all Ayoreo people agree with such manichean ideas about abujadie, of course, but the figure of the abuja is familiar to nearly all Ayoreo people in Paraguay. 2. While extensive attention has been given to how anthropological categories of the subaltern and the Indian become politically active, rarely have ethnographers engaged indigenous theories of the anthropologist as a site for examining how academic questions and the ideal of anthropological empiricism become entangled in indigenous senses of the self. It entails recognizing that the figure of the anthropologist may now be an active presence in indigenous cultural life and theories of being-in-the-world. It reiterates that categorization is a vital part of indigenous social projects and projections, as well as anthropological ones. Ethnographers may have arrived in the field with theoretical lenses trained on traces of an imagined past, but « the Indians » they encountered were wrapped up in their own practices of trying to class relatively new situations and relationships; a dialogic process many Ayoreo people acknowledge to be incomplete, evolving and often frustrating. The field can offer a surreal encounter of competing categories: Ayoreo people who see the abuja as an assemblage of anti-social desires, and ethnographers so terrified of Ayoreo savagery that they sleep with pistols under their pillows. This in turn begs the question of how such apparently divergent projects of categorization may be related to one another, dialectically or otherwise. How and under what conditions do Ayoreo categories of the anthropologist and anthropological categories of the Ayoreo overlap and diverge? What political lexicons of identity, culture or history are being validated through such co-occurrence? Both positions (which, we may add, are equally fictitious) carve out extreme poles for thinking about the causal relationships between time and indigeneity. This suggests the need to critically analyze how and under what circumstances these dual projects of categorization – of the abuja as satanic, and the Ayoreo as vehicles of tradition and culture – overlap, interfere with one another and shape emergent political agencies. I have developed such concerns elsewhere (Bessire 2010), but do not elaborate on them here. 3. Due to restrictions on length, the argument here is abbreviated in many places. It draws inspiration and insight in several key elements from trenchant critiques by Gordillo (2006) and Blaser (2004) of the problematic theoretical assumptions of work by Bórmida and his students into « mythic consciousness », and, to a lesser degree, efforts to ascribe a « moral economy of hunter-gatherers » to Ayore-speaking groups (Renshaw 2006). 4. If the Chaco has long been produced as the negative space for the construction of civilized national imaginaries (Gordillo 2006), the Ayoreo have been imagined as the ultimate savage inhabitants of this wilderness. To this day, Ayoreo groups are still sometimes referred to as Barbarians (bárbaros) in Bolivia, and Moors (moros) in Paraguay (an odious name imported from the Iberian peninsula and applied to various nomadic groups encountered by Spanish colonists). They were thought to possess no language and respect no boundaries of law or society. Called « Claw Feet » (Pyta Jovai) by Guarani-speaking ranchers, Ayoreo-speaking people were believed to be cannibalistic, incestuous giants with animal-like physical attributes. They were believed to have talons for feet, knees that bent backwards, and to run faster than an ostrich through the dense brush. These attitudes, of course, were not confined to Ayoreo-speaking people, as Combès (2009) has described elsewhere. Such beliefs and fears justified violence, state campaigns of extermination and local Indian hunts. In Bolivia, backwoods parties routinely exterminated small bands and sold the children into domestic and sexual slavery in frontier homes and military posts through the 1960s. This image of dangerous (and desired) radical alterity that justifies ordinary violence is part of a tandem; it always comes yoked to the narrative trope of the loss of

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Ayoreo culture after contact. This loss is widely believed to be rooted in the upheavals of « first contact » between Ayoreo groups and the North American evangelical missionaries that were given an explicit state mandate to « pacify » and « civilize » the « vicious and dangerous » barbarians. 5. I explore such concerns at greater length elsewhere (Bessire 2010). 6. Samane was in his early 1990s when I met him in 2001. He had recently been expelled from the shantytown where Ayoreo people lived on the outskirts of Santa Cruz because of suspected sorcery, and was living with his daughters in a village some 60 miles away. It was no accident that I found him: he was pointed out to me as one of the few recognized authorities on the topic. It also turned out he was one of the few people who were willing to talk about such distasteful matters to outsiders, and, during my fieldwork, he was the only Ayoreo individual who still cured using ujnarone chants. His clients, however, were not Ayoreo people. They were usually highland Quechua Indian migrants to the city or Bolivian neighbors of the urban Ayoreo encampment, who sought him out according to their perceptions of him as an authentic primitive. After discussing it at length, he said he would teach me ujnarone, but only if I paid him 6 dollars a day and agreed to go with him to some place where there were no other Ayoreo people. He was worried that the ujnarone were powerful and might do damage, even though « no one believes in them anymore ». He didn’t want to cause any problems for Ayoreo people, and he wanted to stay again in a hotel. So we compromised on Samaipata, and he began to teach me how to use the curing chants. This usually consisted of lengthy recitations and interviews, but he occasionally stopped and requested that I attempt to perform a chant. Correcting me seemed to greatly amuse him, as well as provide an opportunity to expand on the detailed operations of the chants in question. 7. An alternative analysis of curing chants could be constructed around moral values, which I intimate but do not develop here. Although I provide more complete discussion of the relation between moral values, sentimental fields, colonial domination and contemporary media practices in my dissertation, the conclusion is consistent with the present argument. For present purposes, I only wish to emphasize that curing chants were meaningful relative to a wider socio-moral order which was reportedly focused in large part on the moral virtue of power or dominance, as in the suffix/morpheme -sori, and evidenced by common attitudes towards illness, healing, gender and agency. 8. The complex semiotic functioning of the first person pronoun in Ayoreo ritual discourse and the role that metapragmatic awareness of the slippage between an imaginary or ascribed « I », and an « everyday I » plays in the constitution of ujnarone social poetics merits more in-depth consideration. For example, it is apparent that ujnarone capacities to effect cures are linked to the performative tension between what Urban calls the « anaphoric I » and the « indexical referential I » (Urban 1989, pp. 49-50). Puhopie soul-matter and narrative citation allows healers like Samane to publicly navigate the slippage between these, a process that catalyzes both reinscription and reformulation. In this essay, I am interested in how such negotiations are centrally related to concepts of social time. 9. Elsewhere, I describe the sociopolitical significance of contemporary memories of the geographic area known as Echoi as a joint-use area and a site of harmonious relationships between Ayoreo-speaking groups (see Bessire 2010). 10. See also Cordeu (2003) for a similar point among the Chamacoco. 11. I am not, of course, implying that Ayoreo-speaking groups were not in « contact » with outside social processes long before the middle of the 20th century. Rather, it is fundamental to my analysis that the category of « Ayoreo » emerges from such long contact histories. The degree of contact between Zamucos groups with Jesuits between 1711 and 1745 is well known, as is the complex process of colonial ethno-genesis along the Chiquitos frontier that produced the idea of

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the « Zamucos » as a recognizable category. On this topic, see especially recent work by Combès (2009). 12. This mimetic magic enabled Bill Pencille to make a convert of Uejai, the feared and respected war leader of the Guidaigosode in 1963 (Wagner 1967). Missionary magic and conversion both moved forward and gained potency through the regular transgression of the firm limits they established between « savages » and « civilized », which was no less than the limit between sacred and profane, between Jesus and the devil. Bill Pencille, to an Ayoreo observer, enacts the same rituals he later describes as satanic. Ayoreo are defined by an excess of attribution, of filth, murder, ignorance. These limits, which are thought to define the missionary self in opposition, are then transgressed through God’s Grace, which transforms the Ayoreo not into missionaries, but into comfortably inferior copies. Why would missionaries object, then, to a Christian Ayoreo performing shamanic curing chants? Because his self is not sufficiently distanced, the boundaries are not inscribed deep enough – the only transgression possible is a weakened or poor imitation. It is only through transgression that God’s grace is revealed, and along with it, the savage space of his absence is constructed and rendered impossibly desirable. 13. Yet how to discuss such continuities without also falling into the trap of teleological thinking that bedevils the tradition-seeking abujadie? Of course, such continuities are intrinsically effects of the present, and attempts by contemporary people to establish links between the past, present and future. Because many of my teachers personally experienced the changes they are describing, I have tried to take them at their word as much as possible on such matters. 14. Many indigenous groups in the Chaco have incorporated two-way radio technology into a wide variety of their social and metaphysical projects, although this topic, as I describe elsewhere, is conspicuously understudied. Although a comparative analysis would undoubtedly be helpful here to illuminate the range of relationships between the appropriation of two-way radio technology and indigenous « life projects », it is beyond the scope of the present analysis. Rather, the dynamics I am describing here are particular to the Ayoreo case.

ABSTRACTS

Ujnarone Chosite: Ritual Poesis, Curing Chants and Becoming Ayoreo in the Gran Chaco. This essay describes the ujnarone curing chants among the so-called Ayoreo Indians of the Bolivian and Paraguayan Gran Chaco as a communicative and media technology whose potency was rooted in the multiplicities of social time and the dynamism of performative contexts. Although ethnographers have imagined ritual forms like the ujnarone to be the locus for Ayoreo cultural authenticity, they have been entirely abandoned by contemporary Ayoreo, many of whom now view them as dangerously taboo. This essay argues against the ethnographic fetishization of traditional practices such as ujnarone, and provides a way to conceptualize ritual discourse as a precedent, not an opposite, to contemporary Ayoreo Christianity and use of electronic media technologies.

Ujnarone chosite : poésie rituelle, chants thérapeutiques et identité ayoreo dans le Grand Chaco. Cet article décrit les chants thérapeutiques ujnarone des Indiens ayoreo du Grand Chaco bolivien et paraguayen. Ces chants sont ici considérés comme une technologie de communication dont la puissance s’enracinait naguère dans les multiplicités du temps social et dans les dynamismes de leurs contextes d’occurrence. Quoique les ethnologues aient considéré les discours rituels tels

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que les ujnarone comme des clés de l’authenticité culturelle ayoreo, ils ont été totalement abandonnés aujourd’hui, de nombreux Ayoreo les considérant même comme dangereusement tabou. Tout en dénonçant la fétichisation ethnographique des pratiques traditionnelles telles que les ujnarone, cet article montre comment il est possible d’envisager ces discours rituels comme un précédent, et non comme un élément antithétique, du christianisme ayoreo contemporain et de l’usage des médias électroniques.

Ujnarone chosite: poesis ritual, cantos terapéuticos e identidad ayoreo en el Gran Chaco. Este ensayo describe los ujnarone, cantos terapéuticos entre los llamados indígenas ayoreo del Gran Chaco Paraguayo y Boliviano, como una tecnología de comunicación y mediación cuya potencia derivaba de la multiplicidad del tiempo social y de los contextos de enunciación dinámicos. A pesar de que etnógrafos han imaginado los ujnarone y otras formas de discurso ritual como fuentes de la autenticidad cultural de los ayoreo, estos últimos han abandonado estos cantos, e incluso, muchos de ellos actualmente los consideran peligrosos. Este ensayo argumenta en contra de la fetichización de las prácticas tradicionales como ujnarone, y provee una manera alternativa de conceptualizar el discurso ritual no como opuesto, sino como precedente, al cristianismo y al uso de las tecnologías electrónicas de comunicación.

INDEX

Palabras claves: cantos terapéuticos, cristianismo, radio Geographical index: Ayoré/Ayoreo, Bolivie, Chaco, Paraguay Mots-clés: chants thérapeutiques, christianisme, radio Subjects: Anthropologie, Ethnopoétique Keywords: christianity, curing chants, radio

AUTHOR

LUCAS BESSIRE

New York University, Mellon/ACLS Early Career Fellow, School of Advanced Research, Santa Fe, New Mexico [[email protected]]

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Pourquoi chanter les ragots du passé ? Itinéraire historique d’un chant rituel trumai (Mato Grosso, Brésil)

Emmanuel de Vienne

NOTE DE L’ÉDITEUR

Manuscrit reçu en novembre 2009, accepté pour publication en janvier 2011

1 Analyser les chants rituels chez les Trumai (Mato Grosso, Brésil) pose un problème élémentaire : leur mode d’existence est presque exclusivement celui du souvenir nostalgique. Les Trumai sont connus, dans la société plurilingue du Haut Xingu, pour ne plus pratiquer aucun rituel depuis plus de vingt ans, faute, selon leur propre point de vue, de structuration sociale « normale » à même d’assurer l’organisation des rituels et la transmission du savoir spécialisé et valorisé que cela implique. La plupart des chants rituels sont réputés irrémédiablement « perdus » et « oubliés » depuis la mort de l’ancien chef et grand spécialiste rituel, Amilcar1 dans les années 1990. Dans ce contexte, l’énonciation en 2006 des chants du manioc (ole wal) par une femme trumai lors de l’inauguration d’une école dans un poste FUNAI2 ne peut qu’attirer l’attention. Cet article a pour objet d’analyser cet événement dans toute sa complexité. Comment l’aborder alors même que son « contexte total » – pourtant jugé essentiel depuis les travaux fondateurs de Seeger (1979 ; 1987) – est, de l’aveu même des Trumai, radicalement nouveau et « non traditionnel » ? Cette différence invite en premier lieu à n’envisager l’événement que comme le résultat d’un mouvement désormais mondial d’objectivation et de patrimonialisation des cultures autochtones. De fait, lors des inaugurations de structures collectives dans le parc, il est maintenant d’usage que chacun offre, dans un rituel syncrétique, un échantillon de sa « cultura » aux autres. Ces facteurs massifs, pour importants qu’ils soient, sous-déterminent pourtant la forme que

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prend cette « revitalisation ». Pourquoi est-ce la fête du manioc, qui a cessé d’être pratiquée bien avant les autres (elle était déjà dans les années 1960 un objet du passé), qui fait l’objet d’une telle tentative ? Pourquoi surtout, au sein des chants du manioc, est-ce un sous-genre vocal qui a été choisi, celui des chants diurnes ? Le rituel du manioc impliquait en effet deux types de chants qui différaient quant à ce que Déléage (2005) appelle leur « épistémologie », c’est-à-dire l’ensemble des représentations qui les accompagnent et spécifient leurs conditions d’apprentissage et d’énonciation. Alors que les chants diurnes étaient en trumai, ouverts à l’innovation, et traitaient des rumeurs et des conflits locaux, les chants nocturnes – de loin les plus valorisés – étaient incompréhensibles et formaient un répertoire idéalement clos dont l’apprentissage était réglé. Or ce sont les premiers – les ragots du passé – qui sont curieusement choisis aujourd’hui par un village trumai pour être exhibés comme cultura auprès de leurs voisins.

2 Cet article se propose d’identifier les raisons de ces choix successifs, en montrant qu’ils ne peuvent être réduits à un processus univoque de patrimonialisation ou d’« invention de la tradition » dans un contexte mondialisé. Au contraire, ils permettent d’éclairer un certain nombre de questions importantes : comment s’articulent au cours du temps le chant rituel (un contenu) et son institution, c’est-à-dire le contexte rituel dans lequel il est énoncé ? Quels sont les facteurs sociopolitiques qui contraignent l’évolution de ce rapport et conditionnent de ce fait la mémoire, l’oubli ou l’invention du savoir rituel ? On commencera par donner des éléments de contexte sur les Trumai et la fête du manioc avant de comparer l’occurrence récente avec le contexte d’énonciation « traditionnel », en se fondant en partie sur les descriptions fournies par l’anthropologue américain Buell Quain en 1938 et publiées par Murphy en 1955 (Murphy et Quain 1955).

Les Trumai, la cultura et la fête du manioc

3 La « culture » (cultura), notion d’importation désormais omniprésente en Amazonie, a chez les Trumai une effectivité singulière. C’est en effet sa « perte » qui sature la parole des intéressés, à savoir l’impossibilité à donner à voir sa manifestation prototypique que sont le rituel et les différents savoirs objectivés qu’il mobilise : plumasserie, chorégraphies, mais surtout musiques vocales et instrumentales. Cette perte détermine, pour une large part, les rapports qu’entretiennent les Trumai avec leurs voisins, notamment ceux qui participent au système pluri-ethnique du Haut Xingu. Ce système rassemble dix groupes de langues différentes et, souvent, mutuellement inintelligibles : les Kuikuro, les Kalapalo, les Matipu et les Nafukwa (de langue caribe), les Yawalapiti, les Mehinaku et les Wauja (de langue arawak), les Aweti et les Kamayura (de langue tupi) et, partiellement, les Trumai, dont la langue est un isolat linguistique (Monod Becquelin 1975). Cet ensemble est caractérisé, en dépit des différences linguistiques, par une homogénéité culturelle remarquée dès la première description de la région par Steinen en 1884 (Steinen 1886). Les frontières externes de cet ensemble sont dynamiques et peuvent progressivement intégrer des voisins auparavant vus comme « féroces » et donc contraires à l’idéal pacifique xinguanien. Les Kisêdje (anciennement Suyá) et les Ikpeng (anciennement Txicão) sont, à cet égard, les derniers à avoir en partie été ainsi pacifiés. Arrivés tardivement dans la région, dans la première moitié du XIXe siècle, les Trumai sont toujours restés dans une position marginale, qui

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se traduit sur la longue durée par une oscillation à la fois résidentielle et matrimoniale entre le Haut Xingu (en particulier les Kamayura) et le Bas Xingu (en particulier les Suyá). La peur des sorciers du Haut Xingu et des guerriers du Bas Xingu constitue la motivation principale de ce qu’il faut bien qualifier de fuites successives sur près de 200 ans. On compte ainsi pas moins de 19 villages différents qui furent fondés durant cette période, un chiffre encore inférieur à celui des déménagements puisqu’un même village peut avoir été habité à des périodes différentes. Trois facteurs (les guerres, les épidémies et le pillage des femmes par le raid ou l’intimidation) expliquent les goulots d’étranglement démographique à l’époque de Quain (Murphy et Quain 1955, p. 20) en 1938 et de Monod Becquelin (1975) en 1967, où la population n’excédait pas la trentaine d’individus. Ces facteurs sont eux-mêmes corrélés au taux de mariages interethniques, beaucoup plus élevé que dans les autres groupes (à l’exception notable des Yawalapiti). À partir des années 1980, si la croissance démographique commencée une dizaine d’années plus tôt s’est confirmée3, elle est allée de pair avec de nombreuses scissions. Celles-ci se sont accélérées après la mort du chef Amilcar dans les années 1990, au point qu’aujourd’hui les unités locales regroupent entre 15 et 35 individus seulement, bien loin des 300 à 400 que peuvent rassembler les grands villages circulaires xinguaniens. Une telle différence d’échelle implique des différences qualitatives : aucun village trumai ne reproduit complètement la structure spatiale idéale, à commencer la maison des hommes où sont normalement conservées les flûtes masculines kuτ4. Pour cette raison en particulier, aucun Trumai ne qualifie de « village » véritable (ilaka) les unités locales. Et cette absence compte beaucoup, selon eux, dans la disparition des pratiques rituelles collectives, presque à égalité avec le défaut de savoir spécialisé.

4 Cette situation atypique se traduit par trois antiennes assumées par leurs voisins aussi bien que par les Trumai eux-mêmes : ils « bougent sans arrêt », « n’arrêtent pas de se disputer entre eux » et « n’ont plus de cultura ». Les trois sont liées, qui reflètent respectivement le nomadisme lié aux guerres et à la sorcellerie, l’éclatement géopolitique et la cessation des activités rituelles. Les trois tranchent de façon massive avec, respectivement, la sédentarité xinguanienne, l’ethos d’entraide et de pacifisme entre co-résidents et l’opérateur indispensable de l’articulation entre les unités du système inter-ethnique. Ces étiquettes essentialistes n’en continuent pas moins d’être projetées sur les Trumai de la même manière que d’autres le sont sur les autres groupes (« les X sont menteurs », « les Y cuisent à peine leur poisson », etc.), signe que cette personne morale continue d’être pertinente. On le doit sans doute au maintien, toutefois fragile, d’une langue propre, qui demeure le critère diacritique principal des unités du système.

5 L’interethnicité produit de la réflexivité, qui est elle-même mère du paradoxe, comme le remarque Carneiro da Cunha en citant Bertrand Russell (in Carneiro da Cunha 2010, p. 79). La définition des Trumai est ainsi essentiellement paradoxale. Faisant indéniablement partie du Haut Xingu (généalogiquement, matrimonialement, politiquement), ils sont tributaires d’une série de normes qu’ils violent malgré eux systématiquement sans pour autant être dissous en tant qu’unité sociale : ils sont ainsi l’ethnie qui n’en est pas une (« les Trumai n’existent plus ») et dont la « culture » est de n’en avoir plus. L’adhésion au groupe est formulée par une rhétorique émotionnelle de la nostalgie et de l’empathie non moins paradoxale, mais dont l’efficacité est indéniable. On est Trumai par la nostalgie commune à ne plus pouvoir l’être pleinement en exhibant une cultura vivace et dans la mesure où ce manque s’enracine

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dans une incapacité à vivre ensemble, on se rassemble dans les discours autour de l’expérience partagée d’une impossibilité à se rassembler.

6 La fête du manioc (ole deani) est une pièce essentielle de cette rhétorique nostalgique, en tant qu’il s’agit du rituel à la fois le plus « perdu » et le plus « trumai ». De très nombreuses conversations tournent autour de projets de documentation du savoir rituel auprès des plus âgés et de mise en pratique par la construction d’un village destiné à servir de scène rituelle. Ma propre enquête de terrain est partie prenante de cette dynamique patrimoniale, puisqu’elle a été financée par le Max Planck Institute de Nimègue dans le cadre d’un projet DoBeS (Documentation des langues en danger) coordonné par Monod Becquelin et Guirardello-Damian5. De tous les rituels que l’on ne fait plus (c’est-à-dire tous à l’exception de timides performances en 2007 et 2008 des clarinettes takwara, rituel le plus quotidien et dont la maîtrise est la mieux partagée), la fête du manioc est la plus regrettée. Selon les Trumai d’aujourd’hui, il n’est plus possible d’espérer la faire à nouveau, car la transmission des chants s’est interrompue, le dernier chanteur et ancien chef étant mort sans l’avoir enseigné à quiconque. Dès mon arrivée, le fait qu’Aurore Monod Becquelin en avait enregistré les chants lors de son terrain à la fin des années 1960 a été évoqué avec excitation, puis à de nombreuses reprises tout au long de mes séjours. Le retour de ces enregistrements devait permettre d’apprendre le rituel pour le faire à nouveau. Ce scénario est néanmoins largement idéalisé. Ces enregistrements ont été en effet envoyés à plusieurs reprises au cours des dernières décennies sans avoir débouché sur une revitalisation. Une des raisons en est qu’Amilcar, selon les informations d’Aurore Monod Becquelin (communication personnelle), ne se présentait pas comme spécialiste de la fête du manioc. Il était en mesure d’en restituer certains chants, mais considérait déjà le rituel comme « perdu » à l’époque. Cette contradiction signale que le rituel ne fait pas l’objet d’un oubli progressif, mais tend à être toujours situé à la même distance, à la fois suffisamment proche pour être regretté et trop loin pour être accessible. Cette importance considérable au regard d’une absence de fait s’explique sans peine par le jeu des relations interethniques au sein de l’ensemble du Haut Xingu. Les divers groupes qui le composent se livrent à une compétition de prestige ayant principalement le rituel pour cadre et pour critère. Les grands rituels intertribaux sont l’occasion d’échanges somptuaires entre les villages qui présupposent qu’en leur sein soient établies des positions hiérarchiques différenciées entre ceux qui peuvent assumer la charge de la fête et ceux qui ne le peuvent pas. La patrimonialisation induite par le contact avec les Blancs intensifie encore cette focalisation rituelle. Une fête « traditionnelle » permet d’attirer journalistes, chercheurs, documentaristes, à la fois pour « pacifier » ces nouveaux étrangers, selon une logique préexistante (Fausto 2004 ; Fiorini et Ball 2006), et augmenter le flux de richesses qui nourrit le rituel.

7 À la différence du javari (hopep en trumai, javari étant le nom tupi transxinguanien) apporté par les Trumai et adopté par tous les groupes, la fête du manioc est restée l’apanage des Trumai et, donc, d’autant plus importante. Ils la définissent comme le « kwarup des Trumai », le kwarup étant un rituel de double funéraille (Agostinho da Silva 1974) pratiqué par tous les groupes du Haut Xingu à l’exception des Trumai. Ce temps fort de la vie intertribale, qui réunit plusieurs milliers de personnes, a en effet des ressemblances formelles immédiates avec l’ole deani. Tous deux s’articulent autour de troncs peints érigés sur la place, la différence, outre les motifs graphiques, étant la présence d’un tronc plus grand et tordu (nacha nacha) dans le rituel du manioc. La comparaison peut se faire aussi au niveau de la valeur emblématique de ces deux

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rituels. Le kwarup a acquis une célébrité à l’échelle du Brésil entier, devenant une sorte de rituel indigène générique dans l’imagerie nationale6, quand la fête du manioc est un emblème de « trumaïté ». Cette particularité des Trumai d’avoir un rituel en propre plutôt que de s’agréger au rituel commun à tous est révélatrice des rapports ambigus qu’ils entretiennent avec le Haut Xingu depuis leur arrivée dans la région. L’ancien chef, mort dans les années 1990, raconta à Aurore Monod Becquelin (communication personnelle) que la seule tentative que firent les Trumai pour adopter le kwarup provoqua le réveil des troncs, qui les chassèrent en les battant. Cette expulsion originelle du rituel haut-xinguanien principal les force à élever celui du manioc à la même position emblématique dans une compétition symétrique, alors que les autres groupes ont été invités à y participer. L’important pour eux aujourd’hui n’est pas de participer au kwarup, mais de pouvoir exhiber, dans la compétition de prestige que se livrent les groupes, une fête à la fois authentique et exclusive. Ce serait la plus belle revanche qu’ils pourraient prendre sur leurs voisins et parents qui disent souvent d’eux qu’ils « n’ont plus de culture » et « sont déjà devenus des Blancs », au point même, selon certains, de ne plus mériter l’aide de la FUNAI.

8 Si ses chants sont perdus, le rituel fait donc mémoire. Mais une mémoire qui prend désormais la forme d’une image statique, celle des troncs peints alignés au pied desquels on dépose la nourriture rituelle. Une image objectivable par la peinture, puisqu’elle est un des thèmes de prédilection des peintres trumai. Amatiwana fut le premier de ces peintres dans les années 1970. Son exemple fut suivi – pour ce qui est des Trumai – par un de ses fils, par un petit-fils et par un neveu classificatoire dans un autre village. Dans un style figuratif naïf à la symétrie rigoureuse, tous se sont essayés au sujet, qui indexe moins un contexte rituel spécifique – et su par tous – qu’une trumaïté dont la pureté est garantie par l’ancienneté. Nul n’est surpris par le fait qu’une fête du manioc est un curieux emblème d’autochtonie pour un groupe qui se souvient n’avoir découvert ce cultigène qu’au contact du Haut Xingu (Villas Bóas et Villas Bóas 1974, p. 24).

Une brève histoire du rituel

9 Ce en quoi consistait la fête du manioc est, dans ce contexte, une question épineuse. La seule description qu’on en ait dans la littérature est due à Murphy et Quain (1955, pp. 67-70), d’après les notes de terrain que ce dernier rédigea lors de son séjour chez les Trumai en 1938. Et ce qu’il en dit contredit en partie les explications actuelles. L’exercice auquel on se livre ici consiste donc à formuler – à partir d’une observation du rituel en 1938 – quelques hypothèses sur la façon dont ont évolué depuis les souvenirs de la fête du manioc. Dans l’ouvrage de Murphy et Quain (1955), cette « cérémonie » apparaît comme la plus importante et la plus fréquemment tenue chez les Trumai. Elle avait lieu presque quotidiennement de la mi-août à la fin du mois de septembre, période correspondant à la fin de la saison sèche, donc à la période du brûlis et des plantations. Sa fonction, selon Murphy et Quain (ibid., p. 67), était essentiellement propitiatoire : « son but était principalement d’assurer une récolte de manioc abondante, et son symbolisme tournait clairement pour l’essentiel autour du thème de la fertilité »7.

10 Selon les Trumai d’aujourd’hui, le rituel était moins long (quelques jours) et associé à la maladie. Il était organisé par les femmes qui étaient tombées malades à cause du maître

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du manioc, ole yar, appelé aussi nukekerihe. Cette maladie provoquée par le manioc était la condition pour devenir soi-même « maître » (yar) de la fête, c’est-à-dire assumer à la fois l’organisation et la charge économique de l’événement par des paiements en nourriture versés aux participants. Le manioc devait être identifié, comme aujourd’hui, par le rêve du malade et par la cure chamanique qui procède par extraction. Dans ces cas, le praticien extrait, puis montre au malade un morceau de branche de manioc ou un ver (mïrïr’ïr), véritable ou modelé dans un matériau noirâtre. Ce ver est le parasite du manioc et un des avatars de l’esprit maître de la plante, tout comme une vieille femme (ayets ou atseda) en est la « grand-mère ». Si le terme denetsak désigne les « esprits » en général, y compris le maître du manioc, il cède sa place au terme honTal dès lors qu’est actualisée une relation singulière avec un humain par la maladie. C’est donc ainsi que l’on se réfère au « pathogène familier » d’un individu en particulier, tout comme à ses figurations rituelles (danseurs et chanteurs, troncs, masques, parures corporelles). Dans la « fête » (deani) du manioc, cet esprit maître était figuré par une série de troncs érigés sur la place du village, écorcés et peints sur une partie de leur hauteur (Figures 1 et 2), au pied desquels était déposée quotidiennement de la nourriture (galette de manioc et poisson). Les Trumai actuels donnent sur ce dispositif et sur son utilisation au cours du rituel des informations complémentaires de celles de Quain. D’abord, comme le remarquent ces derniers, l’un des troncs, nukekerehe8, faisait l’objet de plus d’attentions. Il était considéré comme « malin » et était formellement différent des autres, puisqu’il était « tordu » (nacha nacha) en zigzags, alors que les autres (désignés comme ole pi’tsi, « manioc véritable ») étaient droits et d’une section plus importante (Figure 3). Ce tronc représentait la vieille femme atseda, qui était wech (jalouse/avare) et à qui il fallait donner « beaucoup d’atsaek et de maisawarï [deux types de soupe chaude et sucrée de manioc (portugais, noté Pt., perereba)] et des chants pendant cinq ou six nuits, sans quoi elle emmenait les humains dans la forêt ».

FIG. 1 et 2 – Poteaux peints figurant le maître du manioc ole yar (photo Buell Quain 1938)9.

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FIG. 3 – Les effigies sont disposées dans une clairière pour recevoir de la part des seuls hommes une décoration préliminaire. Leur transport ensuite jusqu’au village s’accompagne d’un chant et d’une danse (photo et légende Buell Quain 1938 : The effigies are arranged in a forest clearing for preliminary decoration – by the men only. Later they will be carried into the village with a song and a dance).

11 Murphy et Quain identifièrent deux types de chants. Les premiers étaient collectifs : un chanteur principal, parfois accompagné d’un autre homme, guidait de maison en maison une procession de danseuses qui fournissaient également les répons. Les seconds étaient individuels, sans chœur, et pouvaient « même » être chantés par les femmes. Là aussi, le chanteur se rendait dans toutes les maisons à tour de rôle, pour chanter et danser. Cette opposition est confirmée par les Trumai. Ils la formulent en qualifiant les premiers de chants nocturnes, les seconds de chants diurnes (tamulan chïk). Il est possible que cette séparation n’ait pas été si tranchée et que l’ensemble des chants ait été pris dans une séquencialité moins binaire, calquée sur les différentes phases de la journée, à la manière dont procède par exemple le javari (Menezes Bastos 2003). Quand bien même cette dichotomie par le moment de l’énonciation serait rétrospective et donc sujette à caution, reste que la comparaison entre les données de Quain et les discours contemporains confirme l’existence de deux genres vocaux différents, auxquels on se référera par commodité en reprenant cette opposition entre diurnes et nocturnes. Chaque tronc avait un maître (yar) humain, exclusivement féminin d’après les informations actuelles, qui était responsable des offrandes déposées devant lui. La maîtresse principale de la fête était responsable de nukekerihe, les autres se répartissant les « vrais maniocs » selon un ordre dont la logique est inconnue. Il est difficile d’établir également si toutes ces femmes assumaient ce rôle rituel en vertu d’une maladie antérieure ou si cette forme d’élection était réservée au maître principal. Un paragraphe de Murphy et Quain (1955, p. 70) fait référence à une relation rituelle désignée par la locution ole aton, aton signifiant « animal familier ». […] mais dans ce contexte il désigne une identification cérémonielle temporaire, d’une part entre des personnes, de l’autre entre des personnes et les poteaux de manioc. Le lien interpersonnel ainsi établi ne pouvait unir que des individus de sexe opposé. Cependant un homme pouvait avoir pour aton plusieurs femmes, et réciproquement.10

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12 Les informateurs actuels mentionnent que chaque tronc était aton de la personne qui avait la charge des offrandes déposées à son pied. Cette personne était logiquement « maître » (yar) de ce tronc. La relation yar/aton, qui concerne normalement un humain et un animal (typiquement un oiseau), s’accompagne d’une obligation de soin et d’attention. Le mauvais traitement et la négligence envers un animal familier sont réprouvés et réputés provoquer une vengeance post mortem puisque, dans le village des morts, ce sont les aton qui prennent soin de leurs anciens maîtres. Le rituel du manioc donnait ainsi à voir une logique de familiarisation transitive : on s’assurait le contrôle du manioc en devenant le maître de son maître11.

13 La relation yar/aton entre humains à laquelle Murphy et Quain font référence ne trouve pas d’écho dans les souvenirs des Trumai d’aujourd’hui. Il est cependant probable et cohérent que la personne considérée comme yar d’un tronc fut aussi considérée comme yar des danseurs qui venaient ensuite consommer les offrandes, surtout que ces danseurs étaient eux aussi, comme les troncs, des figurations du manioc. S’il est impossible de déterminer avec certitude quelles relations de parenté sous-tendaient le choix des danseurs, il est permis de supposer, par homologie avec d’autres rituels xinguaniens12, qu’ils se recrutaient dans une autre maisonnée que celle du maître- mécène.

14 Cette relation n’était pas la seule à être mobilisée, comme le montre l’importance du genre. Le tronc lui-même était une image d’hermaphrodisme par les parures « corporelles » qui lui étaient appliquées. Chaque tronc était peint par un homme à l’extérieur du village13 (Figure 3). Même si Murphy et Quain ne le précisent pas, il est plausible que ce fut par l’époux de la femme qui était yar du tronc, donc yar lui-même. Cet acte de peinture rappelle les peintures corporelles que les hommes se peignent mutuellement, en l’absence des femmes, avant les rituels. Chaque tronc est ensuite porté sur la place du village par l’homme qui l’a peint. Là il reçoit de la part des femmes une peinture au roucou sur la base et au sommet, de la même manière que les femmes se peignent dans le Haut Xingu les pieds et le front (Figure 4). Cette peinture est donc féminine. Puis « hommes et femmes déposent du coton non filé sur leur sommet » (Murphy et Quain 1955, p. 69).

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FIG. 4 – Les photos de la danse au cours de laquelle l’effigie est amenée au village ont été perdues dans la rivière. Une fois installée au centre du village, chaque effigie reçoit une perruque de coton. Les femmes appliquent avec du roucou les touches décoratives finales (photo et légende Buell Quain 1938 : Pictures of the dance which brought the effigies into the village were lost in the river. After the effigies are established in the center of the village, each is supplied with a wig of cotton. The women add final decorative touches with urucum).

15 Une fois terminé et dressé sur la place du village, le tronc donnait ainsi à voir une contradiction : à la fois masculin et féminin, inerte et animé, objectivant le couple qui en était « maître », tout en en étant ontologiquement distinct. On retrouve ultérieurement cette ambivalence sexuelle puisque l’esprit du manioc, appelé habituellement « veille femme », se voyait incarné par un vieillard : Un jour, Matiwana réalisa un rituel où il jouait apparemment le rôle de Nukekerihe. En poussant des cris de colère il sauta devant le tronc, au pied duquel se trouvaient deux bols de soupe de manioc. Il entonna alors un chant au sujet du tronc, que Nituary et les femmes reprirent avec lui. Après deux répétitions les femmes lui versèrent le contenu du bol sur la tête et les épaules, et il se trouva dégoulinant de soupe. Il se retira dans l’hilarité générale. Le second bol fut versé ensuite sur le poteau. Je ne pus obtenir d’explication complète sur les croyances qui entourent les poteaux du manioc. (ibid., p. 70)14

16 Un vieillard sauvage et agressif se voyait donc congédié et ridiculisé par l’aspersion d’une « soupe de manioc »15 par les femmes, et provoquant l’hilarité de l’assistance. « La peur provoquée par Nukekerihe était mêlée de plaisanteries »16, nous disent Murphy et Quain (ibid., p. 69), en donnant d’autres exemples : « une nuit, ils dirent à Quain que les hommes n’iraient pas se coucher avant lui, car s’il veillait tard tout seul Nukekerihe le mangerait certainement »17 (ibid.).

17 Ces plaisanteries, en particulier la saynète d’aspersion, jouaient sans doute un rôle important dans l’attitude démontrée envers les troncs. Le statut d’agent accordé aux objets, qu’il est facile d’imputer comme une croyance, est en fait foncièrement ambigu. En réponse à la question : « donnait-on de la nourriture aux troncs ? », on m’adressa un très prosaïque « comment est-ce que le tronc pourrait manger quoi que ce soit ? ». Il était l’objet d’un pretend play dont la limite de pertinence était donnée par le cadre rituel, et personne, par définition, n’en était dupe. Le rire venait en premier lieu

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pointer et questionner cette zone d’indécision instaurée par les actes rituels. Mais il était aussi l’instrument et le signe d’un rapprochement de l’étranger. La relation à plaisanterie paradigmatique est celle qui s’instaure entre amipine, cousins croisés, une relation qui est appliquée par défaut aux visiteurs brésiliens ou étrangers. On la retrouve sans surprise dans la familiarisation dont faisaient l’objet les diverses figurations du manioc.

18 Comment interpréter l’ambivalence sexuelle ? Elle reflète sans doute la division sexuelle du travail qui préside à la culture du manioc, division que la séquence des actions rituelles rejoue, chaque sexe en jouant sa part et invitant l’autre à l’action complémentaire, dans une « domestication » mutuelle. L’essartage, tâche masculine, s’oppose à la récolte et à la préparation culinaire, tâches féminines, une séparation qui fait du manioc, sous ses formes successives (de l’essart à la galette cuite), l’objet d’un échange entre époux. Dans le rituel, les hommes préparaient les troncs et consommaient seuls, devant les troncs, la nourriture préparée et déposée par les femmes (ibid., p. 69). Cette offrande ne peut donc pas être interprétée seulement comme un effort de familiarisation du manioc par la commensalité. La relation yar/aton se doublait d’une conjugalité selon laquelle le maître du manioc était par définition d’un autre sexe qu’ego. Si le tronc était masculin par les hommes et féminin par les femmes pendant sa fabrication, il était bien masculin pour les femmes et féminin pour les hommes dans la suite du rituel. Le point de vue féminin est relativement clair : c’était la femme yar du tronc qui déposait à son pied une nourriture consommée par des hommes identifiés par contiguïté spatiale au ole. Et c’étaient les femmes qui aspergeaient de manioc le vieillard Matiwana. Le point de vue masculin était-il rendu manifeste par le retour de la nourriture rituelle dans sa maison par le récipiendaire ? Cette question, plausible au regard d’autres rituels, où l’on ne consomme sur place qu’un échantillon du don pour en emporter l’essentiel chez soi avec ses co-résidents, n’est pas mentionnée par Murphy et Quain (1955). Elle indiquerait qu’au cours de sa circulation, la même nourriture était vue par celui qui la donnait comme adressée au ole, et par celui qui la recevait, lorsque lui-même la donnait à sa famille, comme provenant du ole : elle venait d’un tronc qui était la délégation du couple producteur. La trajectoire univoque et explicite de la familiarisation se compliquait ainsi d’une réversibilité et d’une complémentarité qui caractérisent la forme sociale que prennent localement la culture et la préparation du manioc.

19 La divergence entre les données de Murphy et Quain (1955) et celles que l’on obtient aujourd’hui (place de la maladie, relation yar/aton) ne vaut pas contradiction. Les catégories fonctionnelles classiques (thérapeutique, propitiatoire, prophylactique…) ne sont évidemment pas mutuellement exclusives. Il est probable que l’association avec la maladie a échappé à Quain en raison du fait que le malade maître de la fête était sans doute guéri depuis longtemps au moment où elle avait lieu. Si la spécificité de son rôle rituel était décelable, il était difficile de deviner, sans parler la langue et sans rester sur place longtemps, qu’il trouvait son origine dans un épisode pathologique. Inversement, il est possible que le rituel lui-même, tout comme son évocation aujourd’hui après plusieurs décennies d’éclipse, se soit infléchi vers le modèle des rituels thérapeutiques collectifs des Wauja qui sont voisins et parents des Trumai. Certains informateurs ne font plus guère de différence entre le rituel du manioc trumai ole wal et le honTal pitaka (littéralement « faire sortir l’esprit pathogène ». Ball 2011), dès lors qu’il concerne ce même esprit. Dans ce rituel, l’esprit pathogène (quel qu’il soit, y compris donc le manioc) est figuré par des chanteurs et des danseurs que l’on fait sortir de la maison

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des hommes, sur la place du village, et que l’on fait danser et chanter jusqu’à la maison du malade, où ils établissent avec lui un rapport de reconnaissance visuelle et dialogique mutuelle. Il peut prendre une forme rudimentaire et hâtive à l’apogée de la maladie, lorsque l’urgence de la situation exige une intervention immédiate, pour se répéter ultérieurement plus complètement (en nombre de participants, en durée et en importance économique et esthétique). Chez les Wauja, ces épisodes de maladie peuvent aussi initier une grande fête de masques (Barcelos Neto 2004). Murphy notait déjà l’extrême proximité formelle de la fête du manioc et du kwarup observé par Oberg (1953, p. 56) chez les Kamayura. Ne disposant encore que de données lacunaires, il indique : « si les cérémonies observées par Quain dans le village trumai et par Oberg chez les Kamayura sont différentes, elles témoignent d’une très grande similarité des formes rituelles pour des finalités religieuses différentes18 » (Murphy et Quain 1955, p. 67, note 5).

20 La tendance actuelle serait plutôt à une dissolution de la fête du manioc dans le script du rituel thérapeutique collectif, ce qui se traduit dans les narrations qu’on en fait par un raccourcissement de sa durée et une orientation davantage tournée vers la relation dyadique entre malade et honτal.

21 Ce contexte régional et historique une fois posé, nous allons nous intéresser maintenant plus précisément aux chants propres à ce rituel et à leur destinée au cours des dernières décennies. L’opposition notée plus haut, entre chants nocturnes et chants diurnes, se révèle centrale pour comprendre à la fois la disparition du rituel et la forme contemporaine de sa revitalisation.

Les chants nocturnes : un « corpus étendu »

22 Dans un village trumai où je passai quelques jours en janvier 2008, je fus témoin d’une énonciation surprenante, dans ce contexte, des chants du manioc. Elle émanait d’une très vieille femme, dont l’existence sociale était presque réduite à néant. Allongée dans son hamac dont elle repliait même de jour les pans sur son visage et son corps, elle passait ses journées depuis plusieurs mois à exhaler des chants rituels xinguaniens pour se « souvenir des moments de joie de son enfance et de son adolescence, et ainsi être gaie »19. Cette femme était la doyenne des Trumai, ne parlait pas un mot de portugais et était pour cela taxée de trumai ou d’adis (indien) t’axer, un morphème dénotant habituellement la colère ou la férocité, mais aussi, par extension, le débordement, l’excès par rapport au concept de référence. Elle était « ce qu’il y a de plus trumai » chez les Trumai d’aujourd’hui. Et elle chantait, entre autres, des chants du manioc (ole wal). Mais cette énonciation gratuite par une « pure » Trumai d’un chant survalorisé se faisait dans l’indifférence générale. Les raisons du déni de savoir qui frappait sa performance étaient partagées par tous les membres de la maisonnée. La grand-mère « mentait » (laτ). Ce terme désigne une erreur, pas forcément intentionnelle, mais dont l’auteur est néanmoins tenu pour responsable. Ce « mensonge » faisait sourire et discréditait l’ensemble du savoir rituel de la vieille dame. Plus précisément, son erreur consistait à chanter par bribes un savoir qui n’a de valeur qu’ordonné et complet. Les chants se succèdent dans un ordre prédéfini qui doit être scrupuleusement respecté. Or cette vieille femme les chantait manifestement dans le désordre, tels qu’ils lui revenaient en mémoire, et donnait même pour ole wal des chants d’autres rituels, comme le yamorikuma (rituel féminin). L’indifférence générale

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traduisait que sa performance n’était ni un rituel, ni même un enseignement possible : à quoi bon apprendre des chants épars lorsque leur valeur tient toute entière dans leur relation à une totalité close désormais perdue ? L’attitude de cette famille est représentative : ce répertoire ordonné a disparu sans appel avec la mort de l’ancien chef Amilcar, dans les années 1990.

23 Ce soin de l’ordonnancement séquentiel est caractéristique de certains grands rituels xinguaniens. Il signale l’existence d’un double niveau à prendre en compte pour caractériser ce savoir spécialisé : d’une part, un contenu – le chant proprement dit –, d’autre part, un ensemble de représentations additionnelles (un méta-savoir) sur les conditions dans lesquelles il doit être énoncé et appris. Il constitue donc ce que Déléage (2009) appelle un « savoir institué », l’institution étant définie par Sperber (1996, pp. 104-105) comme « un processus de distribution d’un ensemble de représentations, processus qui est gouverné par des représentations appartenant à cet ensemble même ». Cette définition est cependant trop générale pour caractériser l’institution de ces chants en particulier. Dans un article commun, Fausto, Franchetto et Montagnani (2011) établissent une distinction, utile ici, entre deux types de traditions ou « régimes de mémoire ». D’une part, le « corpus étendu », qui est « idéalement un ensemble fixe qui doit être répété à l’identique au fil du temps ». « Le changement y est vu comme une erreur du processus de transmission. Le régime de la mémoire n’est pas événementiel ou autobiographique, mais au contraire codifié et socialement distribué : il faut savoir qui se souvient de quoi, et comment » (ibid., p. 42). C’est le cas, par exemple, du Haut Xingu. D’autre part, dans certaines sociétés, « les individus se souviennent des situations qu’ils ont vécues, évoquent leurs expériences, mais ne sont pas formés à restituer une tradition. Ce qui s’apprend dans ces expériences fortement incorporées sont des schémas génératifs, extrêmement productifs, qui permettent de recréer indéfiniment le contenu de la tradition. C’est le cas par exemple des Parakanã, un peuple tupi guarani du Brésil, qui capturent continuellement, par le rêve, des chants toujours nouveaux qui ne seront jamais exécutés rituellement plus d’une fois » (ibid.).

24 Cette opposition est principalement, chez ces auteurs, l’outil d’une typologie entre sociétés. On en fera ici un usage différent, en remarquant qu’elle peut correspondre à une distinction épistémologique au sein d’une même société, voire d’un même rituel, quant au statut des chants, de leurs modes de transmission et de leurs contextes d’usage. Les critères de cette opposition ne sont pas les seuls possibles, mais il se trouve qu’ils correspondent remarquablement bien aux différences que les Trumai repèrent entre les deux genres vocaux du rituel du manioc. Les chants nocturnes relèvent nettement, d’après les Trumai d’aujourd’hui, du « corpus étendu » et s’apparentent ainsi, par leur épistémologie, aux chants du kwarup, du javari (hopep en trumai), du yamorikuma ou du rituel de flûtes masculin dont l’exécution est qualifiée de « chant » (wal)20. Chaque rituel associe aux chants à la fois un mythe et un script précis. Il forme donc un ensemble chorégraphique, musical et mythique (Basso 1985). Les chants eux- mêmes sont divisés en « suites », pour conserver la terminologie en usage (Menezes Bastos 1990 ; Mello 2005 ; Fausto et al. 2011, p. 57 ; Piedade 2004), indexées sur un moment du jour ou de la nuit et correspondant à une unité chorégraphique. Ces suites se décomposent elles-mêmes en pièces, unités de mémorisation plus réduites. « Les suites sont ainsi indexées à des séquences d’actions rituelles, lesquelles ne sont pas rigidement alignées (tinapisi). À l’inverse les pièces qui composent une suite forment une série ordonnée unique et linéaire, dont la représentation traditionnelle est la suite

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de nœuds sur un cordon du palmier buriti, et, aujourd’hui, la liste numérotée dans les cahiers d’écolier des jeunes » (Fausto et al. 2011, p. 57).

25 Chez les Trumai, il est difficile aujourd’hui, pour le chant du manioc en particulier, de décider si le terme la (ou ela), le seul à désigner des unités musicales au sein des chants (wal), désigne les suites ou les pièces qui les composent ou, encore, les deux. Les autres sens du mot (chemin ou collier de perles en coquille d’escargot) penchent cependant vers la suite. La performance d’un de ces rituels repose en tout cas sur la mémorisation, par un spécialiste, d’un répertoire fini et considérable de chants. Cet apprentissage prend la forme d’un tête-à-tête entre professeur et apprenti, plusieurs heures par jour, et sur des périodes de plusieurs semaines ou mois s’étalant sur des années. Les spécialistes des chants (walke en trumai, littéralement « celui qui chante ») se transmettent ce savoir de père ou de grand-père à fils ou petit-fils, faisant ainsi émerger des lignées de chanteurs. Mais il est possible, en l’absence d’une telle relation de parenté, d’acquérir ce savoir moyennant un paiement élevé. Ces chants se caractérisent, pour la plupart des locuteurs, par leur opacité : ils sont souvent dans une langue étrangère (c’est le cas du javari pour les Trumai, apporté par eux, mais de langue tupi), qui a pu subir des modifications phonétiques dues à ces transmissions « à l’aveugle » et qui présente également des archaïsmes caractéristiques du langage rituel. La fidélité scrupuleuse à la tradition s’enracine, comme dans le javari, dans un mythe qui relate les modalités du premier apprentissage. L’ensemble de ces méta- représentations sur la distribution du savoir rituel, qui le circonscrit de fait à un petit nombre de spécialistes chargés de prestige, est au contraire extrêmement partagé. Tous savent dans quelles circonstances et selon quelles modalités l’on acquiert un répertoire rituel, tous savent l’importance de l’ordre. La traduction, lors de la performance, de cette valorisation par la rareté, le secret et le prix d’acquisition est le relief considérable accordé à l’erreur. Elle est toujours jugée marawan, c’est-à-dire présage de mort ou de maladie pour le chanteur ou l’un de ses proches. Elle relève de deux catégories : la confusion séquentielle et ce qu’on pourrait appeler la fausse note (au sens le plus large). La première est moins saillante que la seconde. Sauf inversion flagrante et repérable par tous, elle tient le plus souvent, dans les faits, à des lignes de transmission différentes et débouche sur des commentaires en forme de compétition d’autorité entre chanteurs et entre villages, chacun affirmant disposer du chant ou de l’ordre « correct ». Rien de commun avec la stupeur fascinée que provoque une hésitation, un bégaiement, une langue qui fourche subitement ou, pire, le silence qui suit ces erreurs avant de reprendre. En Trumai, on emploie l’expression wal par (littéralement « chanter diviser »), tout comme le lapsus langagier est désigné par celle de ami par (« parler diviser »). Cette subite interruption du flux de parole, immédiatement décelable, y compris par le néophyte, provoque un malaise immédiat, chez le chanteur comme dans l’assistance, doublé d’une inquiétude sur son avenir proche. Les malheurs qui s’abattent sur lui sont, pour certains rituels, interprétés comme une vengeance de l’« esprit » (denetsak) rendu présent par la cérémonie et le chant.

26 Les chants nocturnes du manioc relèvent clairement aujourd’hui de cette catégorie. Ils sont opaques, dans une langue alternant, selon Murphy et Quain (1955), caribe et tupi. Ils sont de loin les plus prisés. Leur appellation est non marquée : c’est eux que l’on entend implicitement par l’expression ole wal. La situation actuelle de ces chants est celle d’un décalage mémoriel entre l’institution et l’institué : on ne se souvient plus des chants, mais tous savent qu’ils ont le statut de « corpus étendu ». Plus encore, la

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connaissance de cette institution accélère l’oubli : si beaucoup de vieux savent quelques strophes – en général les mêmes –, nul n’a le statut public d’héritier de la tradition. Tous savent que nul n’est autorisé à affirmer que son savoir constitue une totalité ordonnée. Les chants perdent dès lors toute valeur, leur énonciation tout sens, et une génération suffit à leur disparition complète.

Les chants diurnes : composition contextuelle

27 Le rituel du manioc était dans la journée le théâtre de chants très différents par leur épistémologie. Ces chants du jour (tamulan chïk) sont individuels et ouverts à l’invention. On dit en trumai qu’ils sont « faits avec la tête » (kutea letsi) pour décrire cette faculté d’imagination. Leur énonciation est distinguée du registre chanté (wal), puisqu’on la désigne par le verbe xom, traduit d’ordinaire par le portugais chupar (« sucer »). Il est employé pour la consommation de certains aliments (comme les fruits, le miel, les bonbons) et l’inhalation ou l’ingestion de tabac. Ce type de chants est aussi désigné par la locution wal ami (« chanter parler »), qui explicite le fait que ces chants sont, à la différence des chants nocturnes et collectifs, faits pour être compris et qu’ils sont des messages adressés à des destinataires. La plupart des Trumai portent sur cette partie du rituel un jugement négatif. Ces chants parlés sont jugés « pas bons » (ae tak), c’est-à-dire à la fois socialement et moralement mauvais. On n’en rappelle pas le contenu exact. Les restitutions qu’on en donne sont des reformulations simplifiées. Une vieille femme du poste Leonardo raconte par exemple : Ils chantaient plein de choses. À leur ennemi, à celui qui est fâché, c’est à lui qu’ils « parlent-chantent », au sorcier, à celui qui veut les tuer. Il y en a qui fabrique une figurine d’humain avec de la cire, et ils dansent avec en disant : « avec cette abeille je crois que vous allez me tuer ». Tu peux aussi prendre un faisceau de flèches sur l’épaule et chanter : « avec ça vous allez me tuer, vous allez me flécher ». C’est vraiment pas bon ce qu’ils « parlent-chantent ». C’est à leurs ennemis qu’ils chantent.

28 L’abeille désigne par métaphore les sorts oke qui sont l’instrument principal de l’agression sorcellaire et que le chamane déterre et détruit sous l’œil de ses clients. Agressions guerrière ou sorcellaire sont donc les thèmes dont on se souvient principalement dans des restitutions qui sont des commentaires moraux sur le dicible et l’indicible aujourd’hui. Les chants diurnes sont donc davantage vus comme un rituel d’exacerbation des conflits que comme un dispositif de conciliation. Leur mise à distance rappelle l’amnésie complète qui frappe une autre institution proprement trumai, notée par Murphy et Quain (1955, p. 58), mais trop éloignée des valeurs de paix et de maîtrise xinguaniennes pour qu’on s’en souvienne aujourd’hui, celle des duels d’insultes sur la place du village.

29 Or, dans un village trumai, Cachoeira, dominé par la figure de sa doyenne Benedita, on adopte vis-à-vis de ces chants une attitude différente. Ils sont rappelés avec précision, non en vertu d’un apprentissage formalisé, mais parce qu’ils font appel à une mémoire sociale et événementielle. Il est ainsi possible de les caractériser plus finement. On commencera par les restituer avec leur signification et leur interprétation.

1 Pïx ha yo yi, tahay, ha-eta Ma verge est grosse, jeune fille, pauvre de moi

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Amale iyepïka ha yets tsile Car je suis le fils d’Amale, à ce qu’on raconte

30 Chantés par un jeune homme qui voyait ses avances amoureuses repoussées par de nombreuses jeunes femmes, ces deux vers élégiaques sont une allusion au mythe d’origine du pequi, un fruit symbole de fertilité dont la récolte est marquée par un rituel important21. Amale est le nom du crocodile mythique dont le pénis, après sa mort, donna naissance à l’arbre.

2 Ha yo tsima tsima werew, di pa Veuillez vous enfiler mon sexe, femmes

Kurukuru mïxa kefaneτ Telle la gorge du kurukuru

31 Ce chant semblait s’être stabilisé. Inventé en une occasion précise dont Benedita n’a pas connaissance, il était mobilisable par tout homme qui voulait exprimer à une ou plusieurs femmes son dépit et sa frustration.

3 mine wana ma, tahay mange quand même, jeune fille

Ine-n yumane inuk Il n’y a vraiment pas que lui

[dont] le puant sera mangé allongé, jeune fille mo tako tsula hake, tahay [ou « qui mangera le puant allongé, jeune fille »]

32 Cette strophe critiquait la naïveté d’un homme qui se croyait le seul amant d’une femme et, en même temps, cette femme pour son intempérance sexuelle. Il laisse ouvertes deux interprétations, chacune adressée plus particulièrement à l’un des protagonistes. Selon la première, l’énonciateur invite la jeune femme à l’échange sexuel en la priant de [le] manger « quand même » (par l’adverbe archaïque mine), sous- entendant par là qu’elle a déjà un amant, ce qui devrait la disposer au refus. Les deux vers suivants insistent sur l’appétit de la jeune fille, qui lui fait accepter jusqu’à une nourriture « puante », c’est-à-dire des partenaires peu attirants. La seconde interprétation, toujours fournie par les Trumai, porte sur les deux derniers vers seulement. Elle est permise par le fait que l’agent du verbe « manger » (tako) n’est pas exprimé. Il est donc possible d’inverser homme et femme pour imaginer que c’est cette dernière qui est désignée par le verbe substantivé mo22. Et la moquerie s’adresse alors à l’homme qui accepte une nourriture consommée par d’autres avant lui, donc « puante ».

4 tïkanïr ae pïτï, deta c’est lui en fait qui est fourmi géante, neveu

taf dulakes tam hen alors même que son cordon saigne encore

helaka yi falxo tsula23 le village entier répand des rumeurs allongé

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33 La fourmi tucandira est associée à la sorcellerie. L’initiation à cette spécialité passerait par des piqûres aux extrémités. Le rituel de contre-sorcellerie met en œuvre une étape d’ordalie où ces mêmes fourmis, cuites sur une plaque à cuire, sont les substituts des sorciers. Le premier vers exprime une accusation contre un tiers, prononcée par un oncle face à son neveu utérin. L’adverbe pïτï est un attributif qui implique un revirement par rapport à une croyance antérieure. Il implique donc que cette parole accusatrice en remplace une autre, et sera sans doute substituée elle-même par une troisième. Les deux vers suivants s’extraient de cette interlocution initiale pour traduire la pensée du chanteur, sous la forme d’une description ironique de la circulation des rumeurs de sorcellerie : le village « parle et accuse » (par le verbe archaïque falxo) jusqu’aux nouveaux-nés (dont le cordon ombilical n’est pas encore cicatrisé).

5 Haitl nuk hi ami Ne me parle pas

Arikuku-tl wana ami Va parler au vautour

Lofef-etl wana ami Va parler à l’urubu noir24

Deniktetl wana ami Va parler à l’urubu roi25

34 Ce chant était la réponse d’un assassin aux parents de sa victime qui lui adressaient des menaces et des reproches. Sûr de son bon droit, il invitait ses ennemis à parler aux oiseaux charognards qui étaient désormais les plus à même de les informer sur l’état de leur fils.

6 falkamu ta te chï, takway, haeta ne crois pas, mon fils, pauvre de moi

falkamu ta te chï, haeta ne crois pas, pauvre de moi

Kakutsi tsula-ki pito ruyawa-k Les propos du cacique étrange

helaka pa nawan kadein tatukuru tsula de aek dans tous les villages les chefs mangent le

painek de, takway. tatukuru, mon fils.

35 Ce chant était une réponse aux médisances et aux rumeurs. Benedita l’explique en ces termes : Dans les autres villages on dit : « lui n’est vraiment pas bon, c’est lui qui est mauvais. Mais nous non, nous sommes bien », c’est ce qu’ils disent. Il l’entend. Il entend ce qu’ils disent de lui. Alors il se venge d’eux. « Ne les crois pas mon enfant ! Contente-toi d’écouter ! Les chefs dans tous les villages aussi mangent du tatukuru ».

36 Le cacique fait partie des oiseaux porteurs de nouvelles, plus souvent mauvaises que bonnes, et il figure ici la rumeur. Le tatukuru est une nourriture rituelle qui désigne métaphoriquement la faute dont est accusé à tort l’énonciateur.

37 Ces énoncés ont subi une double formalisation. Par la musique d’abord. Dans le corpus recueilli, les chants se coulent seulement dans deux mélodies prédéfinies, qui ont chacune leur propre structure de répétition. Les vers restitués ici sous forme

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condensée, qui est celle de la mémorisation sémantique, sont répétés lors de l’énonciation selon une logique paralléliste complexe qui rappelle celle qui préside à la mise en souffle des incantations thérapeutiques. Ainsi le dernier chant, qui ne comporte que quatre vers sémantiques, est énoncé dans sa version chantée de la manière suivante :

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Falkamu ta te chï, takway Ne crois pas, mon fils

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Kakutsi tsulaki pito ruyawak Les propos du cacique étrange

He he he, he he he he he he, he he he

Helaka pa nawan kadein tatukuru tsula de, aek painek Dans tous les villages les chefs mangent le de takway tatukuru, mon fils

Helaka pa nawan kadein tatukuru tako tsula de, aek Dans tous les villages les chefs mangent le painek de takway tatukuru, mon fils

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Falkamu ta te chï takway, haeta Ne crois pas, mon fils, pauvre de moi

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Falkamu ta te chï takway, haeta Ne crois pas, mon fils, pauvre de moi

He he, he he, He he, he he

Falkamu ta te chï, Ne crois pas

Falkamu ta te chï, takway Ne crois pas, mon fils

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Kakutsi tsulaki pito ruyawak Les propos du cacique étrange

He he he, he he he he he, he he

Helaka pa nawan kadein tatukuru tako tsula de Dans tous les villages ils mangent le tatukuru

Helaka pa nawan, takway Dans tous les villages, mon fils

Helaka pa nawan kadein tatukuru tako tsula de Dans tous les villages ils mangent le tatukuru

Helaka pa nawan, takway Dans tous les villages, mon fils

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Falkamu ta te chï, Ne crois pas

Falkamu ta te chï, takway, haeta Ne crois pas, mon fils, pauvre de moi

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Falkamu ta te chï Ne crois pas

Falkamu ta… Ne crois pas…

38 La langue elle-même est parfois différente du trumai ordinaire, selon plusieurs procédés : – des « archaïsmes », soit des termes que les locuteurs actuels comprennent seulement par le contexte et par les explications fournies par Benedita, soit des usages rares de lexèmes courants (comme l’utilisation aspectuelle itérative du postural tsula, « allongé », auquel on préfère dans la langue courante le verbe laketsi, « se promener »). – une simplification syntaxique (absence des marques de substantivisation, absence de marques casuelles ou locatives). – des élisions de morphèmes ou de phonèmes, comme dans le premier vers du chant, que Benedita a complété, pour l’expliquer, par : Fal kamu ta(k) te(nuk hi) chï. – des substitutions lexicales métonymiques et/ou métaphoriques (fourmi pour sorcier, manger pour copuler, etc.) qui sont canoniques, mais conservent parfois une polysémie.

39 Toutes ces spécificités servent une obligation manifeste de rendre le discours allusif et oblique, que l’on note même lorsque syntaxe et lexique sont respectés. C’est le cas du chant le plus simple, inventé par le frère de Benedita lors de la mort de leur père. Destinataire de rumeurs divergentes sur l’identité du sorcier responsable, il chanta dans chaque maison un unique vers : ha hup tak (« je ne sais pas »). Les destinataires du chant ne sont jamais spécifiés dans les formules impératives (« va parler au vautour ! ») et, dans les assertions à la troisième personne, c’est un collectif anonyme, qui est mis en position de sujet (« le village entier répand des rumeurs »), ou un oiseau (le cacique). Ce refus de l’adresse directe se retrouve dans la chorégraphie rituelle : le chant est proféré dans toutes les maisons à tour de rôle, le point de départ et d’arrivée étant stipulé également.

40 Fait pour parler à ses ennemis, le rituel met en scène une parole qui s’adresse au contraire à tous. Il ne consiste donc pas en un passage mécanique d’un savoir partagé (où chacun sait) à un savoir public (où chacun sait que chacun sait), passage qui correspond à la différence entre une rumeur accusatrice et une accusation frontale devant témoins. Ce passage est en fait signalé sans jamais être franchi. Chacun entend un chant, et sait que tous l’entendent aussi, le cercle du village devenant, comme dans beaucoup de rituels, la projection spatiale d’une distribution publique du savoir (Chwe 1998). Mais l’identité du destinataire reste protégée par l’oblicité du discours et la chorégraphie rituelle. Voir dans ce caractère allusif une simple obéissance à un idéal moral est réducteur. En exigeant une compréhension du message qui est toute entière une interprétation pragmatique, donc en forçant les auditeurs à un regard réflexif sur le micro-contexte social, le chant redouble son efficacité. Il critique et accuse sans nommer, neutralisant ainsi les potentialités conflictuelles immédiates, et crée de l’ironie et de la connivence par le rire sur le dos du destinataire.

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41 Une des conséquences de ce caractère allusif est la polysémie de ces chants et, du coup, leur utilisation dans un grand nombre de situations concrètes. Autrement dit, si tous ont le statut de chants inventés et si l’on est toujours libre d’en proposer de nouveaux pour commenter tel conflit précis, certains font tradition car ils dépassent le contexte singulier qui a suscité leur composition. Il y aura toujours des hommes éconduits et des femmes jugées frivoles. La performance rituelle repose alors sur un choix dans un répertoire connu de tous, le choix étant alors en lui-même le message adressé à l’ennemi, au rival ou à l’amante. Certains chants semblent même en mesure de dépasser le domaine de conflit auquel Benedita les rattache de façon univoque. Ainsi le dernier chant, dont la formule finale : « tous les chefs mangent du tatukuru », est très indéfini. Si le registre alimentaire renvoie typiquement à la sexualité, le tatukuru désigne aussi une variété de tabac « féroce » (yuraw) dont la consommation est fatale et auquel on impute la mort de certains chamanes à la suite d’une tromperie. Un homme accusé de sorcellerie pourrait sans peine mobiliser cette implication pour renvoyer le soupçon à ses expéditeurs.

Un nouveau rituel pour de vieux chants

42 Le défaut de culture déploré par les Trumai s’est trouvé momentanément comblé en 2006 lors de l’inauguration d’une infirmerie dans le poste FUNAI de Pavuru. De façon intéressante, ce sont les chants diurnes qui ont été mobilisés pour l’occasion. Benedita les a répétés avec une fidélité scrupuleuse – de la même façon qu’elle les avait récités pour que je puisse les enregistrer quelques mois plus tôt –, assise, pendant une quinzaine de minutes, devant une assistance composée de responsables de la santé (médecins et infirmières de l’école de médecine de São Paulo) et d’une majorité d’Indiens ressortissant de ce poste, c’est-à-dire des Trumai, des Kamayura, des Kayabi, des Ikpeng et des Suyá. Les inaugurations de structures collectives sont devenues des rituels interethniques à part entière, pendant lesquels les groupes participants présentent à tour de rôle un échantillon spectaculaire de leur répertoire rituel. Les Trumai qui n’habitent pas avec Benedita ont critiqué sa prestation, qu’ils y aient assisté ou en aient entendu parler ensuite. Ils lui reprochaient de s’être trompée en confondant les deux types de chants, en donnant pour chants véritables (pi’tsi) ceux qui sont « inventés ». Benedita connaissait naturellement parfaitement cette dichotomie et savait à quelle classe appartenaient les chants qu’elle avait exécutés ce jour-là. L’erreur n’en serait pas moins présente aux yeux des autres, puisque Benedita modifie radicalement le contexte d’énonciation. Au lieu d’une pluralité de chanteurs choisissant chacun un chant référant à une situation singulière et parcourant le cercle du village, elle enchaîne tous les chants qu’elle connaît, sans bouger, au milieu d’une assistance qui n’en comprend pas le contenu sémantique. Benedita érige donc ces chants contextuels en patrimoine valorisé dans le rapport aux autres ethnies et aux Blancs. Ils semblent passer ici d’une épistémologie de l’invention et de l’ad hoc à une épistémologie du « corpus étendu ». Ce glissement se traduit par le souci, manifesté par Benedita, de se référer à une autorité. La notion d’erreur n’a normalement pas de sens pour les chants diurnes. Pourtant, dans les enregistrements que j’en ai faits, elle mentionne, comme dans les mythes, la source de son savoir : « je te raconte comme me l’a raconté ma mère ». Cette logique filiative se poursuit aux générations suivantes puisque, avant moi, l’un des fils de cette femme avait déjà enregistré ces mêmes chants,

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ainsi que la linguiste Raquel Guirardello Damian dans les années 1990. À chaque fois, Benedita donna les mêmes explications et invoqua l’autorité de sa mère pour accréditer son savoir.

43 Comment expliquer ce glissement d’une épistémologie à une autre ? Le village de Cachoeira est celui des Awaldat, ethnonyme d’un sous-groupe qui aurait rejoint le village trumai peu avant l’arrivée de Quain, pour faire face à la dépopulation massive liée aux épidémies et aux attaques ennemies. Si, par la généalogie, plus aucun Trumai n’est un « pur » Awaldat, le terme continue d’être attribué de manière péjorative à ceux de leurs descendants qui appartiennent à une faction politique minoritaire, dont on suit la perpétuation depuis Quain. Les Awaldat étaient cependant Trumai par la langue, même si les autres continuent d’invoquer de micro-variations idiomatiques et de prononciation anciennes pour affirmer leur étrangeté. Aujourd’hui, les habitants de Cachoeira revendiquent l’ethnonyme Awaldat, au point d’avoir nommé ainsi leur école. Après qu’Amilcar eut succédé au père de Benedita, il y a une cinquantaine d’années, cette faction a été affaiblie. Lui et ses descendants directs ont privilégié, par les choix matrimoniaux comme par les choix de résidence, le rapprochement avec le Bas Xingu, notamment les Suyá et les Kayabi26. Les autres Trumai, à la suite d’Amilcar, lui-même fils d’une femme kamayura, se sont rapprochés du Haut Xingu. Les Awaldat ont cessé de vivre avec eux, d’abord en restant dans les villages de leurs alliés ou dans le poste Diawarum, qui se trouve dans le Bas Xingu, puis dans leur propre village à partir de 1984. Depuis lors, la micro-unité villageoise constituée d’une paire de germains (Benedita et son frère) et de leurs enfants a progressivement étoffé ses rangs et conquis une forme d’aisance relative. Ce village est aussi plus engagé que les autres dans une certaine forme de modernité indigène, qui passe par l’école et les ONG. Ceci s’explique en partie par l’alliance de Benedita avec un homme kayabi qui était fonctionnaire de la FUNAI. L’argent versé à sa veuve, après son décès, a permis de faire construire la maison en briques et tuiles qu’elle habite aujourd’hui et qui est une exception dans le parc, ce genre de construction étant réservé aux infrastructures collectives dans les villages, école ou infirmerie, et aux bâtiments des postes de la FUNAI. Le village est désormais bem organizadinho (« bien organisé »), avec sa citerne et sa pompe alimentée par des panneaux solaires, sa radio en état de marche, son groupe électrogène et sa parabole. Les Kayabi, arrivés dans le Parc après une longue histoire de relations avec les Blancs, sont aujourd’hui responsables du succès de l’association ATIX (Associação Terra Indigena Xingu), qui mène divers programmes de surveillance des frontières et de développement local (par l’artisanat et le miel essentiellement), en collaboration avec l’ISA (Instituto Socio Ambiental, la plus importante ONG indigéniste brésilienne). Le second fils de Benedita y occupe un poste important. Et sa maison confortable dans la ville de Canarana sert de tête de pont au village. L’ISA conduit aussi, depuis une quinzaine d’années, un projet de scolarisation, en formant des professeurs indigènes et en publiant du matériel pédagogique en langue indigène. Ce projet est un opérateur puissant de la patrimonialisation culturelle et linguistique, et c’est à Cachoeira, village où le trumai est le moins parlé, qu’il a eu le plus d’impact. José, fils cadet de Benedita, a suivi les formations de l’ISA depuis le début et est devenu un lettré autochtone, figure désormais nationale dont Kohler (2009) a donné récemment une description très juste. Il a appris la langue trumai qu’il ne connaissait pas (il dit qu’avant cela il était un Kayabi et que, désormais, il se sent Trumai) et il l’enseigne aux enfants et aux adolescents dans le cadre scolaire. Sa maison regorge de carnets annotés et de livres pédagogiques, sa télévision croule sous les DVD et les cassettes de rituels xinguaniens.

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44 Ce détour permet d’éclairer le glissement épistémologique subi par les chants diurnes. En premier lieu, ce n’est pas un hasard si ce sont les Awaldat qui l’ont opéré, étant plus avancés que les autres sur le chemin de la patrimonialisation. En second lieu, la fracture politique qui les sépare des autres Trumai est suffisante pour qu’ils ne subissent pas au même degré l’autorité posthume d’Amilcar et acceptent d’affronter les désaccords de ses descendants. Ils n’ont pas été jusqu’à ressusciter les quelques chants nocturnes dont on se souvient encore et dont Amilcar est perçu, même par les Awaldat, comme le dernier connaisseur. Mais les chants diurnes étaient disponibles pour ce coup de force car ils n’avaient pas le même statut, étant jugés sans valeur et sans détenteur.

Conclusion

45 Cet épisode ponctuel de « revitalisation » prend ainsi place dans un double mouvement d’agrégation interethnique (avec le Bas Xingu) et de scission (d’avec les autres Trumai). Ce soubassement sociologique le fait accéder à un niveau supplémentaire de complexité, puisqu’il a en définitive deux types de destinataires.

46 Avec le Bas Xingu, il s’agit clairement d’un phénomène d’invention de la culture. Les habitants de Cachoeira démontrent à leurs partenaires désormais principaux (par l’alliance et les projetos), qui ne parlent pas le trumai, la possession d’un savoir rituel « en propre », critère inévitable d’indianité. Carneiro da Cunha (2010) a proposé un approfondissement récent de ce type de phénomène, en opposant culture (sans guillemets) et « culture ». Si, la première est définie comme une « logique intérieure à chaque culture », la seconde est « une logique interethnique, pour laquelle chaque culture n’est qu’un des éléments du système » (ibid., p. 74). Comme elle le précise, « cela ne veut pas dire que leur contenu est nécessairement différent. Je pense plutôt qu’elles appartiennent à deux univers de discours différents, ce qui n’est pas sans conséquence » (ibid., p. 9). Elle remarque à juste titre que ces processus ne sont pas nécessairement propres à des relations politiques déséquilibrées, mais procèdent d’une structure logique plus fondamentale. Ce retour à ce dénominateur commun qu’est l’interethnicité permet de se dégager partiellement de la seule problématique de la patrimonialisation pour observer ce qui, dans un événement comme celui qui nous a intéressés, relève d’une tendance plus ancienne. Si les outils employés (vidéos, cassettes audio, écriture) pour fixer ce savoir sont indéniablement des emprunts et qu’ils permettent à l’échelle mondiale une forme de congélation patrimoniale des cultures autochtones, rien ne dit que les fins poursuivies soient similaires à celles qui règnent à l’UNESCO. La forme de muséographie autodidacte à laquelle se livre José est- elle si différente de l’entêtement qui a poussé certains individus exceptionnels, à chaque génération, à apprendre un corpus de chants immense ? Est-elle même seulement une muséographie ? Les intenses répétitions rituelles des deux dernières années montrent combien il est devenu, par ce travail scripturaire, un des artisans d’une récupération effective qui permet d’inviter les autres villages, en particulier trumai. Il faudrait, tout en rejetant pour trop modernes les changements actuels, pouvoir expliquer les mécanismes qui ont conduit à la constitution de ces immenses répertoires de chants xinguaniens par le passé. Si la réponse à cette question dépasse largement notre cadre, elle passe sans doute par la prise en compte de contraintes socio-politiques comparables à celles qui font que des ragots moralement mauvais, vieux de 80 ans, puissent devenir un emblème sonore jugé « beau ».

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47 Cette énonciation avait aussi pour destinataires les Trumai, seuls dans l’assistance à pouvoir comprendre les chants et mesurer les changements apportés au cadre rituel. Les commentaires que me firent les habitants de Cachoeira sur la performance de leur leader témoignent qu’ils en étaient d’ailleurs parfaitement conscients. S’ils insistaient en premier lieu sur la dimension esthétique (révélant ainsi le registre désormais principal d’appréciation, avant celui de la signification), ils prenaient tous systématiquement les devants sur les reproches qu’ils savaient devoir subir en sous- main de leurs parents trumai. L’un d’entre eux m’expliqua par exemple : Je sais que les gens critiquent, qu’il y en a qui disent que ce n’est pas comme ça ou comme ci. Mais on les laisse parler. Nous, on fait, on n’est pas perdus, on sait où on va. Il est facile de critiquer quand on ne fait rien.

48 La logique de communication à l’œuvre ici n’est donc finalement pas si différente de celle qui présidait aux énonciations originelles des chants diurnes. De manière oblique et implicite, en faisant référence à des rumeurs et des tensions politiques internes, le fait même de cette performance innovante est un message allusif adressé aux Trumai sur ce que sont la tradition et la cultura. La véritable autorité de la tradition, c’est précisément peut-être de s’en emparer autoritairement, et non de s’en réclamer seulement par un respect scrupuleux à une ligne de filiation. Sortir du stigmate de la société sans culture est à ce prix.

49 Remerciements : Cet article a été écrit grâce à une bourse du musée du quai Branly. Merci à Pierre Déléage, François Berthomé et Aurore Monod Becquelin pour leurs conseils et leurs relectures, ainsi qu’à Raquel Guirardello et Bruna Franchetto pour avoir rendu accessibles les photographies de Buell Quain.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Les noms propres, anthroponymes comme toponymes, ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes. 2. FUndação NAcional do Índio (Fondation nationale de l’Indien). 3. Le décompte des Trumai est évidemment problématique compte tenu de l’entrelacement matrimonial qui fait de l’appartenance ethnique une affaire hautement contextuelle. En additionnant les habitants des différentes poches résidentielles (villages, postes frontières, familles parlant trumai dans un poste FUNAI ou en ville), on peut estimer entre 150 et 200 individus la population trumai actuelle. 4. Les caractères trumai se lisent comme en français sauf les suivants : ’ : consonne occlusive glottale ; τ : consonne occlusive alvéolaire (mais avec une pointe de rétroflexe) ; x : consonne fricative vélaire (comme le j espagnol) ; r : consonne battue alvéolaire (comme le r de caramba en portugais) ; h : consonne fricative glottale (comme dans house) ; e : voyelle moyenne antérieure (comme dans éthéré) ; ï : voyelle fermée centrale ; u : voyelle postérieure fermée (comme dans chou) ; w : semivoyelle labiale (comme dans wok). 5. Sur la notion de « cultura » et la patrimonialisation chez les Trumai (Monod Becquelin et al. 2008 ; Vienne et Allard 2006). 6. Un des jingles de la chaine Globo, en 2005, était un court dessin animé représentant un indien du Haut Xingu sortant d’une sorte de hutte pour sautiller en poussant des cris autour d’un semblant de poteau de kwarup.

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7. « Its purpose was essentially to insure an abundant manioc crop, and much of the symbolism involved was clearly oriented around the concept of fertility ». Toutes les traductions en français ont été faites par mes soins, le texte original est donné en note. 8. Les Trumai prononcent nukekerihe. 9. Crédits pour toutes les photos de cet article : Setor de Etnologia do Departmento de Antropologia, Museu Nacional, Universidade Federal do Rio de Janeiro. 10. « […] but in the present context it applies to a temporary ceremonial identification between people, and between people and the ole posts. The interpersonal ties set up were only between people of opposite sex. However, a man could have more than one woman for aton, and vice versa ». 11. Le verbe employé pour décrire ce processus de « maîtrise », au sens très précis de « donner un maître », procède en adjoignant au terme yar (maître) le suffixe causatif -ka. Le tronc, marqué à l’absolutif, est littéralement « fait maître » (c’est-à-dire qu’il en « reçoit un ») par un humain marqué au cas ergatif, qui dénote l’agent : yi yar-ka-n yaw-ak (particule maître-causatif-3Abs humain-ergatif). 12. Se reporter, par exemple, aux travaux de Barcelos Neto (2004) et de Piedade (2004) chez les Wauja. 13. Même si Murphy et Quain (1955) ne l’indiquent pas, il est assez probable que le roucou utilisé est la variété féminine murucuyu et non le madod masculin. 14. « On one occasion Matiwana performed a ritual in which he was apparently acting the part of Nukekerihe. He made wrathful noises and jumped about in front of the post, before which were two bowls of manioc soup. He then started a song about the post in which he was joined by Nituary and the women. After two repetitions, the women poured a bowl of the soup on Matiwana’s head and shoulders, making a dripping mess of him. He retired amid general laughter. The second bowl of soup was then poured over the pole. A full explanation of the beliefs surrounding the ole posts was not obtained ». 15. On ne sait pas si cette soupe est du maisawarï (Pt. perereba), boisson chaude et sucrée obtenue par ébullition du jus de manioc râpé, ou du wïlïx, soupe froide obtenue par désagrégation d’une galette de manioc. 16. « Fear of Nukekerihe was mixed with jokes ». 17. « Quain was told one night that the men would not go to bed until he did, for if he stayed up long Nukekerehe would surely eat him ». 18. « If the ceremonies observed by Quain in the Trumai village and by Oberg among the Kamayura are not the same, a great similarity of ritual forms for different religious purposes is indicated ». 19. La forme singulière de cette pré-agonie (elle est décédée un an et demi plus tard) condense de manière saisissante plusieurs éléments clés de l’ethnologie régionale. L’importance du registre chanté dans la mémoire individuelle d’abord : les grandes fêtes (deani) interethniques et, plus précisément, les chants qui en constituent le cœur sont visiblement parmi les moments les plus mémorables d’une existence et les plus denses en joie (la finalité explicite des rituels en général est d’égayer). Cette énonciation non rituelle d’un chant rituel illustre aussi la nature essentiellement sociale et relationnelle, en Amazonie, de la maladie et de la mort (Taylor 1996). Socialement presque déjà défunte, elle maintenait à distance par cette évocation festive le ressassement mélancolique (faxla) caractéristique de l’étiolement des relations avec les consanguins et facteur important de la maladie, puisque cet état attire les esprits pathogènes denetsak. D’un point de vue externe, cette évocation signale paradoxalement l’agonie, puisque les parents convoqués sont des morts. 20. On se référera, entre autres, à Menezes Bastos (1990, 2003) pour le javari chez les Kamayura, Piedade (2004) pour les flûtes kawoka chez les Wauja, Mello (2005) pour les chants féminins iamurikuma dans ce même groupe, enfin à Franchetto et Montagnani (2009) pour le complexe kagutu/tolo. 21. C’est aussi une graine de pequi que les jeunes filles déposent au pied des chefs lors de la sortie de réclusion, lorsqu’elles sont à l’apogée de leur féminité.

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22. Un verbe qui devrait normalement recevoir une marque de substantivisation. Cette lacune tient à la formalisation du discours propre au genre, voir infra dans le texte. 23. Le postural tsula a un sens aspectuel duratif. 24. Coragyps atratus. 25. Sarcoramphus papa. 26. Les Villas Bóas ont été ici des agents matrimoniaux importants. Ce fait n’ôte pas à cette inflexion vers le Bas Xingu tout caractère de choix. La preuve en est que les Awaldat ont été les seuls, ou presque, à être concernés par ces mariages « arrangés ». Autrement dit, il semble que les Awaldat aient profité de la politique pacificatrice des Villas Bóas pour consommer la scission factionnelle.

RÉSUMÉS

Pourquoi chanter les ragots du passé ? Itinéraire historique d’un chant rituel trumai (Mato Grosso, Brésil). Le rituel du manioc, spécificité trumai dans le système plurilingue et pluriethnique du Haut Xingu, est déclaré perdu depuis des décennies. Il constitue, pour cette raison, un élément important de la rhétorique nostalgique par laquelle se construit l’identité du groupe. Certains de ses chants ont cependant été énoncés en 2006 à l’occasion de l’inauguration d’une infirmerie dans un poste FUNAI. En comparant cet événement avec le rituel tel qu’il est décrit dans la littérature et par les Trumai, il apparaît que ce sont curieusement les chants les moins valorisés qui ont été ainsi promus au rang d’emblème culturel : des réponses chantées aux ragots et aux accusations. Le présent article identifie les raisons de ce choix et de ce changement de statut, et cherche ainsi à éclairer des processus de constitution et de transformation des traditions que la catégorie de patrimonialisation tend à uniformiser.

Porquê cantar as fofocas do passado? Itinerário histórico de um canto ritual trumai. O ritual da mandioca, uma especialidade trumai no contexto do sistema plurlinguístico e pluriétnico do Alto Xingu, é considerado perdido há décadas. Por esta razão, o ritual constitui um elemento importante na retórica nostálgica a partir da qual se constrói a identidade do grupo. Alguns dos cantos do ritual foram, no entanto, entoados em 2006, durante a inauguração de uma posto de saúde no posto da FUNAI. Comparando este evento com o ritual tal como é descrito na literatura e pelos Trumai, parece, curiosamente, que são justamente os cantos menos valorizados que foram promovidos ao estatuto de emblema cultural: as respostas cantadas às fofocas e às acusações. Este artigo identifica as razões desta escolha e desta mudança de estatuto, e busca assim esclarecer os processos de constituição e de transformação das tradições que tendem a ser negligenciadas através da categoria de « patrimonialização ».

Why to sing the gossips of the past? Historical itinerary of a Trumai ritual song. The Trumai manioc ritual has been declared lost for decades. As such, it is a key element in the nostalgic rhetoric upon which group identity is built in contrast with the other groups forming the Upper Xingu system. Nevertheless in 2006 some of its songs were performed in the opening ceremony of a school in a FUNAI post. Compared with the way the ritual is described both in literature and by the Trumai, this event shows that, surprisingly enough, the songs held up as cultural emblems were the least valued ones, consisting in sung answers to gossip and accusations. The present article identifies the reasons behind this choice and this changing status, thus highlighting

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processes at work in the constitution and transformation of traditions that the category of patrimonialization tends to make uniform.

INDEX

Palavras-chave : cantos rituais, cultura, patrimonialização, relações interétnicas, tradição Thèmes : Anthropologie, Ethnolinguistique Index géographique : Amazonie, Brésil, Haut Xingu, Mato Grosso, Trumai Mots-clés : chants rituels, patrimonialisation, relations interethniques, tradition Keywords : cultura, interethnic relations, patrimonialization, tradition

AUTEUR

EMMANUEL DE VIENNE

Laboratoire d’anthropologie sociale, 52 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris [[email protected]]

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Comptes rendus

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MCANANY Patricia and Norman YOFFEE (eds), Questioning collapse. Human resilience, ecological vulnerability, and the aftermath of empire

Florent Kohler

RÉFÉRENCE

MCANANY Patricia and Norman YOFFEE (eds), Questioning collapse. Human resilience, ecological vulnerability, and the aftermath of empire, Cambridge University Press, Cambridge, 2010, xvi + 374 p., réf. dissém., index

1 Richement illustré et argumenté, l’ouvrage dirigé par Patricia McAnany (University of North Carolina) et Norman Yoffee (University of Michigan) est une contribution aux études mettant en cause les comportements humains à l’origine de dégradations environnementales menant au déclin des sociétés. Il s’agit en réalité d’une réponse visant nommément les livres de Jared Diamond, Guns, germs and steel (1997) et Collapse (2005), qui connurent tous deux un immense succès éditorial. Le premier (en français : De l’inégalité parmi les sociétés) cherchait à expliquer le relatif succès de certaines sociétés par des facteurs environnementaux et géophysiques (espèces domesticables, configuration de corridors ou de barrières naturelles, matières premières exploitables…). L’absence de considérations sociopolitiques, ou le manque de nuance dans la prise en compte du facteur humain, fut alors vivement reproché à l’auteur qui renforça son argumentation dans l’ouvrage qui suivit, intitulé Collapse, traduit en français sous le titre Effondrement. Rappelons la thèse qui le soutient. Quatre facteurs peuvent concourir à l’effondrement d’une société : un changement climatique, la dégradation de l’environnement, l’hostilité des sociétés voisines, une trop forte dépendance à l’égard des partenaires commerciaux. C’est la conjonction de ces facteurs qui explique, selon Diamond, la chute irrémédiable des sociétés examinées.

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2 Nombre de rectificatifs sont apportés par Questioning Collapse aux preuves avancées par Diamond, empruntant à l’anthropologie, l’archéologie et l’histoire. Certaines faiblesses dans l’argumentation de l’auteur sont pointées, dues notamment à des raccourcis ou une bibliographie peu actualisée. L’ouvrage passe ainsi en revue les différents terrains abordés par Diamond, en commençant par l’Île de Pâques, le Groenland, la Chine ancienne, le monde maya et l’empire inca, la Mésopotamie et, finalement, l’Australie, le Rwanda et Haïti, tous soupçonnés d’avoir pratiqué un « écocide », mettant en péril la survie même de ces sociétés. Une telle remise en question était tout à fait nécessaire. L’écocide ne peut devenir l’ultime instrument heuristique entraînant une révision de tous les faits historiques attestés. On ne peut nier cependant le saisissement dont on est pris à la lecture des ouvrages de Diamond. Faut-il à présent reconsidérer la portée de sa réflexion ?

3 C’est à quoi nous invitent les auteurs, dont certaines contributions sont fort bien étayées. Ainsi, Terry L. Hunt et Carl P. Lipo contestent que l’effondrement démographique de l’Île de Pâques ait résulté d’un « écocide ». Selon ces auteurs, l’effondrement de la population de Rapa Nui suit de près l’arrivée des Blancs et ne saurait donc être attribué à la dévastation environnementale qui a précédé. Cette dévastation est imputée non aux humains, mais aux rats polynésiens qui accompagnèrent les premières migrations. Le cas du Groenland est identiquement traité par Joel Berglund : Diamond présente l’abandon, par les Normands, de leurs implantations groenlandaises comme un exode causé par un durcissement des conditions climatiques, ces groupes ayant persisté à pratiquer l’élevage au lieu de se concentrer sur les ressources marines, comme le faisaient les Inuit. Berglund en doute, suggérant, par exemple, que les faibles quantités d’arêtes de poisson retrouvées par les archéologues s’expliquent, non par un régime alimentaire carné, aberrant sous ces latitudes, mais par la pratique traditionnelle de bouillir et transformer ces arêtes en farine alimentaire pour le bétail.

4 Dans son chapitre intitulé « Advanced Andeans and Backward Europeans », David Cahill dénonce l’ethnocentrisme affiché par Diamond dans Guns, germs and steel, et l’interprétation biaisée qu’il donne de la fameuse scène de Cajamarca, où l’Inca, jetant une Bible à terre, provoque la fureur des Espagnols. L’auteur dépeint l’envers de la scène : malgré l’absence d’écriture, l’empire inca était solidement gouverné, bien mieux que ne l’était, à la même époque, celui de Charles Quint. La thèse de l’auteur est que Diamond surévalue le rôle des épidémies et la supériorité militaire des Conquistadors, et néglige le rôle des élites politiques locales dans la chute de l’Inca : « Au Pérou, les fusils et l’acier ne furent jamais suffisants ; quant aux virus, ils n’accomplirent leur besogne qu’une fois la conquête militaire achevée1 » (p. 231). La continuité administrative, sans laquelle l’entreprise coloniale eût été vouée à l’échec, fut maintenue grâce à l’alliance tissée par les Espagnols avec les cadres de l’empire. Mais n’est-ce pas là une fatalité d’un autre ordre qu’évoque Cahill, qui permettrait de penser que 200 Incas, débarquant en Espagne, eussent aisément détrôné Charles Quint, en s’appuyant sur les élites catalanes, andalouses ou basques ?

5 Kenneth Pommeranz expose le cas de la Chine médiévale, dont l’expansion, selon Diamond, fut freinée par la centralisation abusive. Pommeranz expose très concrètement les problèmes que l’empire du Milieu avait à résoudre et qu’il résolut avec succès grâce à cette centralisation. L’auteur écarte ainsi tout déterminisme culturel – en l’occurrence, une culture administrative –, mais invoque un ordre de

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priorités face à des données du réel très concrètes, parmi lesquelles le formidable élan démographique qui fut la marque de la bonne administration chinoise.

6 Le génocide rwandais, à l’inverse, ne saurait être attribué à la seule surpopulation, affirme Christopher C. Taylor. Par l’analyse des discours et des rumeurs ayant précédé l’assassinat du président Habyarimana, l’auteur pointe la résurgence d’un arrière-plan mythique, constitutif des anciens royaumes rwandais, appelant à réinvestir les rois- guerriers aux origines de la nation. Cette dernière contribution nous offre l’opportunité de souligner ce qui serait peut-être la faiblesse du livre. Les réponses apportées à Diamond avançant en ordre dispersé, on a parfois l’impression que l’ouvrage génère lui-même ses propres contradictions. Peut-on écarter le déterminisme culturel pour la Chine et en faire l’explication ultime du génocide rwandais ? Peut-on retenir, pour l’Île de Pâques, qu’en dépit d’une catastrophe écologique attestée on ne saurait parler d’« écocide » car les humains ont survécu ? Peut-on attribuer aux rats, venus avec les hommes, la responsabilité de la déforestation de Rapa Nui ?

7 Le chapitre consacré aux Mayas (McAnany et Negrón) est exemplaire de la démarche adoptée : voulant démontrer la fragilité des hypothèses de Diamond, les auteurs examinent point par point les quatre facteurs évoqués (climatique, environnemental, politique et économique). Pris séparément, en effet, ces facteurs ne peuvent expliquer la « chute » du monde maya à la fin de la période Classique. Les auteurs montrent, par exemple, que les centres économiques se sont simplement déplacés, tout comme les foyers de peuplement (p. 159 passim). Parler d’effondrement est dès lors abusif, les auteurs pointant un simple affaiblissement, une réorganisation socio-politique d’où la divinité des gouvernants sortit écornée. Mais si, en considérant séparément ces différents facteurs, les auteurs peuvent à bon compte pointer les failles de l’argumentation de Diamond, c’est cependant en laissant de côté le cœur même de sa démarche qui consiste précisément à étudier leur conjonction.

8 On retire donc, à la lecture de Questioning Collapse, un sentiment de malaise devant l’affirmation répétée selon laquelle il ne saurait être question de minimiser l’impact humain dans l’« effondrement » d’écosystèmes entiers, quand les textes consacrés aux Indiens pueblos (Michael Wilcox) ou aux Aborigènes (Tim Murray), privilégiant une posture anthropologique étroite, se limitent à affirmer que l’Occident, et lui seul, est constitutivement destructeur. Mais la science n’avance pas par des pétitions de principe. Les livres de Diamond constituent des sommes qui nous invitent à reconsidérer ce que nous appelons « Histoire », en nous incitant à y intégrer cette discipline négligée qu’est l’histoire naturelle. Il est juste et approprié de rectifier certains faits historiques en se fondant sur des données archéologiques plus récentes ou non prises en compte par Jared Diamond. Pourtant, les contributions publiées dans cet ouvrage versent trop souvent dans une contre-idéologie qui affaiblit, de manière générale, son propos.

9 À propos de la Mésopotamie, Norman Yoffee écrit en guise de conclusion : Au moment même où l’on pourrait croire qu’une ancienne civilisation est morte et enterrée, voilà que le passé se trouve ramené à la vie, ici par des archéologues et des historiens, et trouve une ample résonance parmi les peuples dont les racines plongent dans ce passé. Une leçon que nous pouvons tirer des transformations d’anciennes civilisations, comme c’est le cas de l’Assyrie, est que, en un sens – et non des moindres –, elles ne se sont pas effondrées du tout2. (p. 200)

10 Cette conclusion me paraît exemplaire de la position des auteurs. Nul n’a songé à nier que les individus puissent survivre à l’effondrement d’une civilisation. Tenir pour

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négligeable la salinisation progressive d’immenses terres agricoles de Mésopotamie au motif que le passé est structurant pour les humains actuels représente cependant une assez pauvre contribution au débat.

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2005 Collapse : how societies choose to fail or succeed, Viking Books, New York [traduit en français sous le titre : Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, Paris, 2006].

NOTES

1. « In Peru, guns and steel were never enough, and germs did most of their work after the military conquest had become a fait accompli » [traduction en français de l’auteur, F. K.]. 2. « Just when you might think that an ancient civilization is dead and gone, you find that the past can be conjured up, in our case, by archaeologists and historians, and resonate in important ways with people who find their roots in that past. One lesson we may learn about the transformations of ancient civilizations, as we see in Assyria, is that, in an important sense, they didn’t collapse at all » [traduction en français de l’auteur, F. K.].

AUTEURS

FLORENT KOHLER

Université de Tours

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VIDAL LORENZO Cristina y Gaspar MUÑOZ COSME (eds), Los grafitos mayas: cuadernos de arquitectura y arqueología maya

Claude-François Baudez

RÉFÉRENCE

VIDAL LORENZO Cristina y Gaspar MUÑOZ COSME (eds), Los grafitos mayas: cuadernos de arquitectura y arqueología maya, 2, Universitat politecnica de Valencia/Vicerectorat de cultura, Generalitat valenciana/Conselleria d’educacío, Valencia, 2008, 207 p., bibl., ill. coul., fig., plan, photo, schéma

1 Cet ouvrage collectif est un recueil de contributions à une réunion qui s’est tenue à Valence en décembre 2008. Sa parution, moins d’une année plus tard, est exceptionnellement rapide. L’ouvrage est luxueusement édité sur beau papier, avec de nombreuses photographies en couleur et une mise en pages soignée. Il comprend trois articles généraux ou de synthèse, signés respectivement Karl Herbert Mayer, Dominique Michelet et Miguel Rivera Dorado ; des analyses de graffitis dans la microrégion de Rio Bec (Julie Patrois et Philippe Nondédéo), dans les sites de Comalcalco (Miriam Judith Gallegos Gómora et Ricardo Armijo Torres), Chichen Itzá (Ana M. Martín Díaz et Peter J. Schmidt), La Blanca (Cristina Vidal Lorenzo et Gaspar Muñoz Cosme), Nakum et Yaxhá (Jarosław Źrałka et Bernard Hermes). On y trouve également un article sur la conservation et la technique des supports (Begoña Carrascosa Moliner, Montserrat Lastras Pérez et Francisca Lorenzo Mora) et un autre sur l’armement maya à partir des graffitis (Ricardo Torres Marzo). Un graffiti colonial de 1752 à La Blanca, accompagné de documents d’archives sur le signataire (Gaspar Muñoz Cosme, Cristina Vidal Lorenzo et Óscar Haeussler Paredes), clôt la série.

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2 Je partage entièrement l’avis de Mayer, repris par Michelet, que les dessins incisés sur briques de Comalcalco constituent une forme d’expression à part, qui ne peut être assimilée aux graffitis tracés sur le stuc des murs des édifices (surtout) résidentiels. D’abord parce que les briques décorées sont invisibles, puisqu’elles font partie avec d’autres, lisses, de l’appareil des murs et des voûtes des architectures de ce site. Ensuite, parce que chaque brique ornée (non seulement par incision, mais aussi par pastillage, modelage, impression, peinture, pointillé, etc.) ne comporte qu’un seul dessin, ce qui n’est pas le cas des murs à graffitis, où voisinent des dessins indépendants et où s’accumulent des superpositions difficiles à distinguer les unes des autres. Le projet archéologique Comalcalco dispose d’un corpus de 4 982 briques décorées, introduites dans la maçonnerie, à plat avec le décor toujours orienté vers le haut ; des briques portant le même dessin forment parfois des paires ou des triades. Les motifs sont assez proches des graffitis sur murs des autres sites considérés : des hommes (pas de femmes), des animaux, des architectures (surtout pyramidales), des dessins géométriques. Différentes activités sont représentées (mais pas celles de la « vie quotidienne »), parmi lesquelles un transport de dignitaire en palanquin et des sacrifices par flèches. Les dessins de Comalcalco se distinguent des graffitis d’ailleurs, par quelques glyphes, des chiffres et l’absence de patollis. D’après les auteurs de l’article, les motifs des briques se distribuent différemment dans l’architecture ; ainsi, les animaux et les créatures fantastiques seraient de préférence dans les fondations et les banquettes ; les anthropomorphes dans les murs et les piliers ; les dessins d’architecture, les scènes complexes et les glyphes, enfin, trouveraient leur place dans les départs de voûte et les frises. Cette distribution différentielle aurait besoin d’être plus précisément définie pour permettre de définir en quoi consistent l’« acte magique » et les « pratiques rituelles », évoqués par Michelet. On souhaiterait connaître la proportion des briques décorées et des briques qui ne le sont pas, la distribution horizontale des motifs dans un même lit, leur répartition verticale dans un mur (analogue aux dépôts cérémoniels stratifiés ?), la possible incidence des orientations cardinales.

3 Si tous les articles font état des techniques de relevé et de conservation, employées dans divers sites, rares sont les chercheurs qui attaquent de front l’important problème des superpositions. En effet, certaines surfaces « graffitées » sont le résultat de cinq superpositions (ou plus ; par exemple : La Blanca fig. 21, p. 111 ; Tikal fig. 32a, 9 in Trik et Kampen 1983 ; Yaxhá fig. 24-25, pp. 152-153) et n’ont aucun sens à être analysées telles quelles. Il est important de distinguer les scènes des unes des autres, à la fois par des moyens techniques (photographiques notamment) et par des analyses stylistiques ; ainsi à Tikal, Trik a isolé une partie de jeu de balle – dont le terrain est précédé d’une pyramide avec stèle et autel à son pied – d’un ensemble confus de superpositions, relevé par Kampen (Trik et Kampen 1983, fig. 46). Les motifs qui sont reliés par une même ligne désignant le sol, par exemple, sont supposés appartenir à la même scène ; des figurations à différentes échelles proviennent très probablement de scènes différentes. Il faut être à la fois exigeant et prudent lors de ces analyses sous peine de contresens et de surinterprétations. L’analyse d’une scène de palais à La Blanca (fig. 21, p. 111) est extraite d’un ensemble à plusieurs superpositions ; devant un seigneur assis sur son trône, un premier personnage est agenouillé sur une ligne de sol ; à un niveau inférieur, se trouve un autre personnage agenouillé, dessiné à une échelle supérieure et qui flotte, sans être rattaché à une ligne de sol. Il peut s’agir d’un essai antérieur ou d’une copie postérieure. Plus bas, un joueur de trompette ne devrait pas faire partie de

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la même scène, car il tourne le dos au trône, ce qui est peu vraisemblable. Au-dessus du personnage agenouillé de niveau inférieur, plusieurs lignes qui appartiennent sans doute à une scène à deux petits personnages ont été incluses dans la scène de palais (fig. 26) ; en croisant la coiffure de l’agenouillé, elles produisent des hachures que les analystes interprètent comme un filet, que d’aucuns attribuent à la coiffe du « dieu N ».

4 L’iconographie des graffitis est très limitée : des hommes, des nains, mais pas de femmes ; des architectures, mais surtout des pyramides ; quelques animaux (serpent, jaguar, oiseaux) de valeur emblématique ; des sacrifices par flèches, mais pas de décapitations ni de cardiotomies, ni d’autosacrifices ; ni combats, ni captifs. Le personnage assis, que Patrois et Nondédéo interprètent comme un captif, n’en est pas un, car il ne présente aucun signe reconnu de captivité [la ceinture en corde (?) n’en fait pas partie]. Des patollis qui ne sont pas toujours des surfaces de jeu, mais des cosmogrammes, puisque parfois présentés à la verticale (notamment à Nakum et Tikal). La vie quotidienne n’est absolument pas représentée : ni travaux agricoles, ni préparation de nourriture, ni techniques artisanales, ni transactions commerciales.

5 Contrairement à ce que certains auteurs du volume affirment, les graffitis mayas ne sont pas un art populaire, à la fois parce qu’ils sont produits dans des résidences de l’élite par des membres de l’élite, et qu’ils ne sont pas destinés à être vus par le peuple. Ce n’est pas parce que ces dessins sont gauches qu’ils sont « populaires ». Leur caractère spontané n’implique pas un intérêt pour la vie quotidienne ou la moindre contestation ; les graffitis mayas sont conformistes et les scènes qu’ils s’appliquent à créer sont surtout de caractère politique et rituel. L’immense majorité des graffitis est d’expression maladroite ; ceci ne veut pas dire que les rares dessins réussis sont le fait d’artistes professionnels. Comme partout, il y a des gens qui savent mieux dessiner que d’autres, sans pour autant en faire leur métier.

6 La plupart des graffitis ne font pas partie de scènes, mais sont des motifs indépendants. Le motif le plus courant est un visage humain, de profil, généralement orienté vers la gauche et le plus souvent, inachevé : l’arrière de la tête, la coiffe ou la coiffure ne sont pas indiqués. Ceci nous montre l’importance de la création, même pour figurer le « bonhomme » le plus élémentaire. Ce dernier existe dorénavant sur le mur, quel que soit son degré de ressemblance à des modèles vivants. Les graffitis mayas sont des griffonnages qui n’ont pas d’autre destinataire que leur auteur.

7 Que peut-on tirer de leur étude ? Celle de Torres Marzo sur l’armement ne m’a pas convaincu. L’auteur a beaucoup de peine à retrouver dans les dessins ce qu’il sait déjà sur les lances légères et les lances lourdes, et ce ne sont pas les graffitis qui vont l’apprendre ; j’ai cherché en vain les masses et les haches ; ces dernières, d’après l’iconographie maya classique, ne sont pas des armes de guerre, mais des instruments de sacrifice. Tout en étant sceptique sur la contribution à l’iconographie maya des griffonnages, en considération des limitations de leur pouvoir descriptif, je pense que nous en avons à apprendre sur les représentations mayas, surtout les inconscientes. Prenons l’exemple des dessins « obscènes », qui n’ont pas été tracés par les habitants des demeures classiques, mais qui sont plutôt fréquents après l’abandon du site, quand ils sont le fait de visiteurs postclassiques. Ces dessins consistent essentiellement en sexes féminins, et l’on ne trouve ni corps féminins, ni seins, ni phallus, contrairement aux graffitis sexuels d’autres cultures.

8 Comme dans les peintures et les bas-reliefs, les visages ne sont pratiquement jamais montrés de face, mais de profil, gauche de préférence. L’étude du style des personnages

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reste à faire. On pourrait, par exemple, profiter de l’extrême simplification de ce graphisme pour relever les parties du corps auxquelles on a accordé plus d’attention, le visage notamment. On pourrait aussi rechercher l’influence de l’art monumental sur les graffitis : ainsi à Tikal, le thème du personnage protecteur du souverain, illustré sur le linteau 2 de la Structure 5C-4 (temple 4 ; Jones et Satterthwaite 1982, fig. 73) se retrouve sur les murs intérieurs des Structures 5D-65 (Trik et Kampen 1983, pp. 66, 71-73) et 5D-91 (ibid., fig. 81). Dans le même site, on pourrait analyser la distribution des deux types de patollis, etc.

9 L’étude des graffitis mayas est en enfance, et un grand avenir lui est promis. Souhaitons que cet ouvrage éveille l’intérêt des chercheurs pour ce domaine si peu exploité et si riche de promesses.

BIBLIOGRAPHIE

JONES Christopher et Linton SATTERTHWAITE 1982 The monuments and inscriptions of Tikal : the carved monuments, Tikal Report 33, The University Museum/University of Pennsylvania, Philadelphie.

TRIK Helen et Michael E. KAMPEN 1983 The graffiti of Tikal, Tikal Report 31, The University Museum/University of Pennsylvania, Philadelphie.

AUTEURS

CLAUDE-FRANÇOIS BAUDEZ

Directeur de recherche honoraire, CNRS

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THOMPSON Judy, Recording their story, James Teit and the Tahltan

Matthieu Charle

RÉFÉRENCE

THOMPSON Judy, Recording their story, James Teit and the Tahltan, Douglas & McIntyre, Vancouver, 2007, 207 p., bibl., tab., ill., cartes, photos

1 Sous l’apparence d’un coffee table book, ces beaux livres qu’on feuillette sans jamais vraiment les lire, Recording their story… cache un petit trésor pour nord-américanistes ou, plus généralement, pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’âge d’or de l’ethnographique boasienne. Articulé autour de la présentation d’une collection d’objets tahtlan, un groupe athapascan du Centre de la Colombie britannique, ainsi que des conditions de sa collecte, le livre est aussi, et surtout, le récit du parcours de James Teit, le grand ethnographe des groupes salish du Nord-Ouest des États-Unis et du Canada. À notre connaissance, il n’existait jusqu’alors que peu de récits biographiques concernant Teit ou, du moins, étaient-ils épars et peu précis. Et c’est principalement grâce à son abondante correspondance, mais aussi à ses journaux et carnets de terrains que Judy Thompson a réussi à dresser, de façon plus intime et personnelle, le portrait d’un ethnographe un peu à part.

2 James Teit naît en 1864 sur l’île principale de l’archipel des Shetlands, à une centaine de kilomètres du Nord de l’Écosse. Il y grandit dans une famille de petite classe moyenne, mais éduquée. Chose pour le moins surprenante, l’adolescent de 15 ans se lance (déjà !) dans le recueil et la compilation d’informations historiques et généalogiques relatives aux îles et, plus particulièrement, à sa famille. Il remonte ainsi jusqu’à ses ancêtres norvégiens et finit même, quelques années plus tard, par changer l’orthographe de son nom de la forme anglophone de Tait à celle plus nordique de Teit, qu’il trouve plus adaptée à son héritage culturel.

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3 Pourtant, face aux difficultés financières, le père, qui a du mal à faire vivre sa famille, pousse James à partir pour trouver du travail. Un oncle maternel qui s’est établi en Colombie britannique l’invite à le rejoindre pour travailler dans son magasin et Teit y part en 1884 à l’âge de 19 ans. Spences Bridge, le village dans lequel il arrive et qui deviendra sa résidence principale jusqu’à sa mort, ne compte alors que quelques maisons éparpillées le long d’une rivière, mais possède une très importante population indigène de Nlaka’pamux (anciennement appelés Thompson). Ces derniers étant des clients très réguliers du magasin où il travaille, Teit se lie très vite avec eux et apprend leur langue avec une rapidité qui impressionne tout le monde, autochtones compris. Peu de temps après son arrivée il quitte son emploi pour se lancer dans le commerce de fourrure mais, semble-t-il, plus comme un moyen de passer du temps à voyager avec les Indiens que pour faire fortune. Il finit par devenir fermier et se marie même avec une Thompson. Depuis qu’il est au Canada, il n’a cessé d’observer, d’apprendre, mais aussi de lire tout ce qu’il peut trouver sur la région, ses premiers habitants, la faune, la flore. Il envoie aussi régulièrement des spécimens de plantes et d’insectes à ses correspondants au département de l’agriculture à Ottawa.

4 Ce qui aurait pu ne rester qu’une passion prend toutefois un tournant scientifique (et semi-professionnel) en 1894 lorsque Teit fait la rencontre de Boas. Ce dernier, en voyage dans la région à la recherche de matériaux relatifs aux populations salish de l’intérieur des terres, est immédiatement subjugué par Teit et lui demande aussitôt de commencer à écrire ce qu’il a déjà appris sur les Thompson. Très satisfait, Boas publie rapidement et avec très peu de corrections les premiers textes qui lui sont envoyés. Teit participe à la première campagne ethnographique de la Jesup North Pacific Expedition en 1897 où il se forme aux techniques académiques de collecte systématique d’informations, mais aussi à la photographie, l’enregistrement de chants ou la prise de moule de visage. Il est organisé, méticuleux, patient, parle plusieurs langues amérindiennes et est surtout doté d’une passion qui semble infinie pour les peuples indigènes. Rapidement, il est en charge de la plupart des travaux relatifs aux Salish que Boas juge importants.

5 Même s’il est rémunéré pour ses activités ethnographiques, ces dernières restent saisonnières et surtout dépendantes des financements que Boas peut obtenir. Teit n’a de toute façon jamais voulu abandonner sa ferme et surtout son activité de guide. Car il s’est « fait un nom » dans la région et le tourisme de luxe qui se développe à cette époque lui permet de tirer de bons revenus de sa passion. Les riches chasseurs de gros gibiers qui font le voyage depuis la côte Est se l’arrachent. Il se liera d’amitié avec l’un d’eux, Homer Sargent qui, passionné comme lui par les Indiens, ira jusqu’à financer ses travaux ainsi que ses publications. En moins d’une quinzaine d’années, Teit va travailler avec la presque totalité des groupes salish intérieurs américains et canadiens, publiant recueils de mythes et comptes rendus ethnographiques.

6 En parallèle à son travail avec Boas, il est aussi rapidement embauché par Edward Sapir qui, à la tête du récent programme muséographique canadien, semble pour un temps pouvoir le payer plus régulièrement. C’est dans ce cadre qu’il conduit ses deux missions chez les Tahltan.

7 Depuis une dizaine d’années environ, Teit a établi des contacts saisonniers avec cette communauté athapascan dont la culture est alors très peu documentée. Durant l’été 1912, pendant sept semaines, puis trois mois en 1915, Teit va vivre ce qui pourrait s’apparenter à un rêve d’ethnologue. Lors d’un séjour précédent chez les Tahltan, les

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Anciens de la tribu lui avaient fait part de leur désir de voir leur culture traditionnelle sauvegardée pour les futures générations par le biais d’un ethnographe. Lorsqu’il arrive sur place à Telegraph Creek, le village où se sont regroupées, trente ans auparavant, les dernières bandes, il y est accueilli par des Indiens extrêmement coopératifs. Il est tout de suite mis en contact avec un interprète et le travail commence immédiatement.

8 Teit recueille des mythes, photographie, enregistre à un rythme plus que soutenu. À titre d’exemple, il parvient à graver plus d’une cinquantaine de chansons en trois semaines. Ses carnets nous renseignent aussi sur certains choix qu’il fait, notamment sur ses méthodes de collecte. Un autre chercheur, George Emmons, était déjà venu dans la région quelques années plus tôt en pratiquant une politique de collecte d’objets, particulièrement agressive, qui avait laissé de mauvais souvenirs. Le sachant, Teit se contente souvent d’objets du quotidien, d’outils ou de vêtements qu’on lui donne. Un mal pour un bien, nous semble-t-il, beaucoup de collecteurs de cette époque s’étant trop souvent focalisés sur des pièces qu’ils jugeaient plus « remarquables » que d’autres. Teit fait-il preuve d’éthique ou de simple prudence ? Toujours est-il qu’il se distingue assez visiblement des façons de faire de ses contemporains (on pense notamment à George Heye), de par sa personnalité peut-être, de par son attachement moral et personnel aux cultures amérindiennes sûrement. Teit s’était en effet engagé au début des années 1910 à travailler avec certaines délégations amérindiennes afin de les aider à présenter leurs revendications auprès du gouvernement fédéral. Une activité qu’il continuera jusqu’à sa mort mais qui, en plus de son métier de guide, ralentira son rendement scientifique, au grand dam de Sapir et Boas.

9 L’une des grandes réussites de cet ouvrage tient au choix des documents qui y ont été reproduits. Les photographies d’objets collectés, qui tiennent une part importante du livre, sont toujours parfaitement encadrées par des clichés qui, à ma connaissance, n’avaient jamais été publiés auparavant : outre les classiques portraits de membres de la tribu, on trouve de nombreuses images de l’expédition elle-même, des « coulisses » si l’on peut dire, ainsi que des pages tirées des carnets de Teit qui montrent parfaitement la minutie avec laquelle il travaillait. On y découvre notamment qu’il y consignait très méthodiquement les rémunérations de ses informateurs, à l’image de véritables livres de comptes dignes d’une petite entreprise.

10 Ainsi, bien que le contenu textuel de Recording their story… soit passionnant et érudit, c’est son association avec l’originalité de sa riche iconographie qui rend à nos yeux l’ouvrage proche de la perfection. Il nous faut le mentionner car, encore trop souvent, les publications issues d’institutions muséographiques nord-américaines font preuve d’une agaçante frilosité dans la sélection des illustrations photographiques, reproduisant sans cesse les mêmes clichés, alors que ces mêmes institutions possèdent d’immenses collections de documents inédits et extraordinaires. Insondable mystère !

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AUTEURS

MATTHIEU CHARLE

EHESS, Paris

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SAUMADE Frédéric, Maçatl. Les transformations mexicaines des jeux taurins

Virginie Baby-Collin

RÉFÉRENCE

SAUMADE Frédéric, Maçatl. Les transformations mexicaines des jeux taurins, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Corps de l’esprit », Bordeaux, 2008, 395 p.

1 Plonger dans le livre de Frédéric Saumade est un voyage qui requiert curiosité et confiance : le lecteur doit accepter de suivre, à l’issue d’une introduction qui ne délivre pas les clés, les détours d’une aventure humaine qui commence par la marche de l’ethnologue en quête de jeux taurins dans le vacarme de l’avenue Constituyentes de Mexico. Le titre, Maçatl, reste longtemps mystérieux à la lecture et le sous-titre, Les transformations mexicaines des jeux taurins, est infiniment modeste au regard de l’ambition de l’ouvrage. Car, au prisme des jeux taurins, il s’agit de relire la construction du métissage, socle fondamental de la société mexicaine, et de réinterpréter le choc de la conquête hispanique du XVIe siècle : « dans le métissage, est- ce vraiment le pouvoir blanc qui “colonise l’imaginaire”, ou ne serait-ce pas au contraire la vision mésoaméricaine du monde qui vampirise, en quelque sorte, la civilisation hispano-européenne en l’immergeant dans la complexité des représentations nées du contact ? » (p. 9).

2 La portée et l’intérêt de l’ouvrage vont évidemment bien au-delà du public féru de bestiaires, de corridas, de spectacles équestres, de mises en scène festives ou diaboliques de l’animalité : ce travail interpelle le chercheur en sciences humaines par sa réinterprétation passionnante de la Mésoamérique, espace de continuités spatiales et temporelles qui a su intégrer les ruptures et les résoudre dans d’incessantes ambiguïtés matérielles et symboliques auxquelles l’auteur s’attelle.

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3 Frédéric Saumade part de l’observation de la surface, des scènes, des individus, des paysages, d’un tableau géographique et d’une photographie de la fête, pour plonger ensuite dans l’analyse de sa portée heuristique, tout en assumant une première personne mise en scène dans ses aventures parfois cocasses. La qualité de l’édition des Presses universitaires de Bordeaux enrichit l’ouvrage de deux cahiers photographiques en couleurs qui mettent très utilement en image les jeux et symboles équestres et taurins du récit ainsi que leurs protagonistes.

4 L’ouvrage s’ouvre sur une ethnographie fine de deux univers contrastés : celui de la charreada, sophistiqué, urbain, élitiste, sport de la haute société métissée faisant état d’une grande maîtrise technique et adapté de la corrida à laquelle l’auteur s’est intéressé dans ses précédents ouvrages ; celui de l’univers du jaripeo, sorte de rodéo mexicain réservé aux mauvais garçons, défi jeté à la mort dans les arènes populaires, où le cheval est absent et le taureau monté comme il le peut par le jinete. La mise en regard de ces deux pratiques de jeux taurins ouvre une réflexion sur le métissage de pratiques moins opposées qu’il n’y paraît, valorisant paradoxalement la bâtardise et la distance aux origines hispaniques, dans des cadres de reproduction sociale qui pourtant s’opposent. L’analyse des jeux entre homme, cheval et taureau, montant/monté, attachant/attaché, se poursuit dans un monde rural et festif : celui de carnavals, fêtes patronales et jeux d’arènes villageois, dans la région altiplanique au nord-est de Mexico, aux confins de Tlaxcala et de Puebla où s’est situé l’essentiel de la recherche de terrain. Les figures taurines y sont mises en scène par des masques et des déguisements variés, dans des contextes otomi, nahua ou métissés. Le récit permet la rencontre de différents acteurs : mayordomo qui encadre l’organisation des festivités, types de danseurs et de musiciens, jeunes costumés en vieillards ou huehue dans les villages otomi, hommes et femmes dont les tâches et les symboles associés sont sexuellement différenciés, mais reliés par le rite du torito et le symbole phallique du mât, qui contribuent à fonder l’identité communautaire d’un quartier.

5 Frédéric Saumade revisite de façon passionnante Santa Ana Hueytlalpan, étudié dans les années 1970 par Jacques Galinier, village situé sur une route à grande circulation, dans un contexte où les hommes migrent saisonnièrement non plus seulement vers les terres chaudes et caféières du Veracruz, mais aussi vers les États-Unis. Les changements opérés dans le carnaval local, dans ce contexte d’interconnexion croissante de la société villageoise avec le monde extérieur, ne sont ici pas lus comme une perte de l’authenticité de la tradition : le contact est un élément dynamique qui maintient la pertinence d’une cosmogonie originale, en accommodant la fête aux évolutions de l’environnement. La confrontation entre culture locale et histoire contemporaine, par le biais des migrations, permet, via le carnaval, de recréer un système spatial traditionnel, de régénérer une représentation cyclique du temps social inscrit dans la cosmogonie otomi.

6 L’étude des folklores va ainsi au-delà d’un schème d’acculturation, montrant comment l’expression du métissage réactive un ordre symbolique conforme aux traditions préhispaniques : les contacts entre communautés et extérieur renforcent l’unité des espaces locaux, si bien que « la force de la culture populaire mexicaine revient à convertir une situation d’altération quasi permanente en un facteur d’identification qui opère dans […] la “conscience collective” » (p. 245). La médiation européenne apparaît alors comme un élément incontournable de ces pratiques symboliques.

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7 Moins systématiquement construite selon le schéma ethnographie située/analyse interprétative que les deux premières, la dernière partie de l’ouvrage s’intéresse aux liens entre culture matérielle et symbolique : elle montre comment se construit une pensée mésoaméricaine qui passe par un usage alternatif des catégories imposées par l’impérialisme occidental et la Conquête. Les relations symboliques (oppositions, transitions, médiations) entre bestiaires à cornes, à pattes, à plumes, volants ou terrestres sont analysées grâce aux dualités entre animaux de rente et animaux de loisirs, entre sauvage et domestique : dindon domestique préhispanique versus coq de combat ; oiseaux de terre versus oiseaux de haut vol. Les usages matériels des animaux et leurs représentations sont relus sur le plan symbolique. L’ethnozoologie glisse vers l’ethnobotanique, dans le contexte géographique spécifique que constitue la Mésoamérique. La corde d’ixtle, utilisée dans les jeux taurins, faite de maguey, permet d’exprimer les liens symboliques qui opposent et unissent le maïs, plante nourricière par excellence de cet espace mésoaméricain, et le maguey ou l’agave, ingrédient du pulque/mezcal/tequila, deux plantes qui renvoient à l’humide (maïs) et au sec (maguey), caractéristiques essentielles de l’espace-temps mexicain, rythmé par l’alternance de la saison des pluies et de la saison sèche et articulé par les échanges entre terres plus sèches au nord et plus humides au sud. Ce sont ces espaces que la Mésoamérique réconcilie et constitue.

8 Au cœur de ces translations et oppositions symboliques, le titre se résout : Maçatl, à la fois cerf et cheval nahuatl, est aussi symboliquement bœuf, et est cornu comme lui. Cerf sauvage, cheval et bœuf domestiques importés par la colonisation et au centre des jeux taurins, forment ainsi une trilogie que Maçatl concilie tout en exprimant les dualismes antagoniques qui les opposent.

9 Une relecture des récits de la Conquête, émanant d’historiens, chroniqueurs et témoins, permet de puiser enfin dans la confrontation des textes pour comprendre les fondements des mythes. La place particulière de Cortés dans l’historiographie mexicaine, « l’Indien Cortés », est révélée par son statut intermédiaire entre homme et femme (on l’appelle aussi la Malinche), autochtone et étranger (il est la réincarnation du dieu Serpent à plumes Quetzalcóatl), humain et animal (lui et sa monture). On y rejoint la thèse de l’auteur d’une ingestion de l’Européen dans la cosmogonie indigène.

10 Le travail minutieux d’analyse ethnologique, des univers équestres et taurins à leur mise en scène festive, puis des univers ethnozoologiques et ethnobotaniques à la relecture des textes historiques de la Conquête, permet à Frédéric Saumade d’affirmer la relativisation forte de la supposée rupture créée par la colonisation. Détournant le projet colonial, la culture mésoaméricaine métisse crée en effet un univers ambigu de dialogues entre mythe, réalité et imaginaire, mis au service des civilisations indigènes. Plus qu’une rupture, il y a ainsi permanence d’une « structure lourde, au sens braudélien du terme, qui amalgame les civilisations dans la longue durée comme s’il s’agissait de couches géologiques » (p. 371), laissant apparaître des univers en recomposition, capables de « s’approprier l’altérité pour en faire la condition sine qua non de l’identité » (p. 376). Loin d’une idéalisation de l’indianité précoloniale, loin d’un essentialisme indigéniste, la perspective de Frédéric Saumade questionne la thèse d’une rupture traumatique, montrant comment elle fut intégrée dans la vision du monde des vaincus de 1521 et dans leur représentation cyclique et eschatologique du temps.

11 Profondément original par son entrée par l’animalité et les jeux taurins, perspective dont la fécondité anthropologique est amplement démontrée par la qualité de

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l’ouvrage, Maçatl offre donc un regard passionnant sur le métissage mésoaméricain, qui vient compléter les interprétations existantes tout en ouvrant des pistes de recherches fascinantes, de l’ethnobotanique à l’ethnozoologie.

AUTEURS

VIRGINIE BABY-COLLIN

Université de Provence

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GALINIER Jacques et Antoinette MOLINIÉ, Les Néo-Indiens. Une religion du IIIe millénaire

Edilene Coffaci de Lima

RÉFÉRENCE

GALINIER Jacques et Antoinette MOLINIÉ, Les Néo-Indiens. Une religion du IIIe millénaire, Odile Jacob, Paris, 2006, 330 p., bibl., index, ill., figures

1 Le 12 octobre 1992, à l’occasion des fastueuses commémorations occasionnées par le cinquième centenaire de la découverte des Amériques, le Zócalo, la célèbre place centrale de la ville de Mexico, se trouvait totalement recouverte par des milliers de personnes accourues des quatre coins du continent. Selon les organisateurs de cette manifestation, il s’agissait, en cette date, de marquer tout à la fois la détérioration écologique et le génocide des peuples indigènes de l’Amérique (p. 28). Au milieu d’une foule hétéroclite, parmi les Apaches, les Inuit, les Sioux, les Mapuche et autres représentants indigènes des deux Amériques, se détachait une figure bigarrée : celle des Néo-Indiens.

2 Qui sont les Néo-Indiens ? Quinze ans après le cinquième centenaire, l’ouvrage de Jacques Galinier et Antoinette Molinié, Les Néo-Indiens. Une religion du IIIe millénaire, nous apprend qu’il s’agit d’un ensemble hétérogène de gens, ayant en commun la participation au « processus dynamique d’appropriation symbolique du passé » (p. 19). Le choix de ce thème – la néo-indianité – est particulièrement opportun. Partout, les anthropologues suivent, avec plus ou moins d’empathie, l’effervescence de mouvements culturels caractérisés par la prévalence de signes extérieurs d’indianité ancrés dans des images du passé plutôt que du présent, et dont les protagonistes ne proviennent qu’assez rarement de milieux intégralement autochtones. Il s’agit, en somme, de cultures certes « indigènes », mais au sens new age du terme. Comme

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l’écrivent les auteurs : « les Néo-Indiens pratiquent à la fois une dénégation de la condition indienne et un télescopage tellurique entre un passé glorieux inventé et un avenir radieux » (p. 9).

3 Tout en dialoguant avec les traditions locales et les projets globaux, les Néo-Indiens lancent aussi un défi à l’imagination anthropologique. L’ouvrage de Galinier et Molinié ne s’inscrit aisément ni dans le champ de l’ethnologie indigène, ni dans celui de l’anthropologie urbaine. C’est de la combinaison des deux que provient son originalité, encore renforcée par les nouvelles pistes ouvertes en situant le débat dans un contexte aussi inhabituel. À cet égard, ce livre s’inscrit dans un courant qui ne promet rien de moins qu’une rénovation totale de notre discipline.

4 Au cours des trente dernières années, les deux co-auteurs ont l’un comme l’autre acquis une vaste expérience de la recherche anthropologique chez les Indiens « pré-néo », Molinié dans les hautes terres andines et Galinier au Mexique. Ils se sont attelés à cette nouvelle thématique, motivés par le constat, fondé, que dans les milieux de l’anthropologie académique, les Néo-Indiens n’avaient jusqu’alors guère suscité qu’un vague malaise (pp. 16-17), voire un fort rejet (p. 8). Tout au long des six chapitres qui composent ce livre, les auteurs confrontent leurs données de terrains « classiques » aux observations du phénomène plus récent qu’ils ont pris comme objet d’étude, suivant un dosage optimal qui assure le parfait équilibre de l’ouvrage et lui confère son exceptionnel intérêt.

5 Les chercheurs, même (voire surtout) les plus chevronnés, sont évidemment susceptibles d’éprouver un certain embarras face à l’insistance des Néo-Indiens sur le caractère « authentique » de leurs performances. À cet égard, la trajectoire des deux auteurs représente un avantage indéniable puisqu’ils ont, en quelque sorte, suivi et accompagné au fil des ans tout le processus ayant abouti à la néo-indianité telle qu’on peut l’observer aujourd’hui. Sans doute n’est-il donc pas exagéré d’affirmer qu’ils ont été rattrapés par la vague néo-indienne, plutôt que d’avoir été la rechercher sur le terrain. Tout porte à croire que cela leur a permis de trouver la bonne distance à l’égard de ce phénomène. Sans jamais s’ériger en arbitres de ce qu’il faut entendre par « vrai » ou « faux » (ou en l’occurrence, « authentique » ou « inauthentique »), ils n’hésitent cependant pas à insérer ici ou là dans le texte des remarques où pointe une certaine ironie, indice possible du malaise anthropologique précédemment évoqué.

6 On apprend ainsi que le cuzquisme, par exemple, n’est nullement une invention contemporaine des Néo-Indiens, à situer dans la lignée du mouvement New Age. Le mouvement, élaboré par des artistes et des intellectuels, dès 1924, a même une indéniable épaisseur historique puisque le premier Inti Raymi, la grande cérémonie en hommage à l’Inca, eut lieu au milieu des années 1930, et se poursuit depuis lors chaque année sans interruption. Certes, le cuzquisme et les manifestations de ferveur incaïque (qui s’expriment, comme par hasard, à l’occasion du Corpus Christi) revêtent aujourd’hui une dimension grandiose et spectaculaire qui, elle, renvoie nettement au New Age. La néo-indianité n’en relève pas moins, elle aussi, d’une certaine tradition, pour le plus grand ravissement de l’ethnologue accoutumé aux recherches plus conventionnelles. Et comme chacun sait, la tradition n’est nullement incompatible avec le dynamisme, le mouvement et le changement. La figure de l’Inca, à partir de Cuzco (aujourd’hui Qosqo), permet de mettre en exergue la nostalgie de l’empire précolonial et d’exalter la gloire du passé andin, tout en occultant les vrais Indiens en chair et en os des basses terres amazoniennes.

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7 Au Pérou, de manière différente de ce qui se passe au Mexique, un lien fort semble unir les manifestations néo-indiennes, en particulier le néo-incaïsme, avec le pouvoir et la construction de l’identité nationale. De la moindre petite mairie à la présidence de la République, pour ne rien dire du rectorat de l’université de Cuzco (un temps occupé par un ethnologue-chamane néo-indien), l’importance politique de la figure de l’Inca s’affiche pleinement. À tel point que certaines charges politiques supposent une sorte de cérémonie d’intronisation, au cours de laquelle les élus reçoivent publiquement leurs pouvoirs des mains mêmes de l’Inca.

8 En Bolivie, les relations entre les Néo-Indiens et le pouvoir se présentent de manière quelque peu différente, dans la mesure où les ancêtres des Indiens contemporains étaient jadis soumis à l’autorité de l’Inca. C’est donc l’Aymara qui incarne la figure de la résistance, à l’Inca tout d’abord, à l’impérialisme espagnol et à la République, ensuite. La cérémonie d’intronisation d’Evo Morales, actuel président de la Bolivie, quelques mois avant la parution de cet ouvrage et rapidement mentionnée dans les premières pages, fut à cet égard tout ce qu’il y a de plus emblématique.

9 Les anthropologues sont loin d’être absents du tableau brossé par Galinier et Molinié. Tant au Mexique qu’au Pérou ou en Bolivie, quoi qu’avec des degrés d’engagement différents, les chercheurs se sont massivement impliqués dans l’exaltation du passé indigène et ont produit des pièces apologétiques dûment analysées dans ce livre. Certaines de ces œuvres ont pu aboutir, parfois, à des résultats des plus surprenants. On considère par exemple au Pérou, depuis la première moitié du siècle dernier, que les Q’ero seraient les « derniers descendants des Incas ». Du coup, leur présence est régulièrement sollicitée – dans les hôtels de luxe, à l’occasion de l’inauguration d’agences bancaires ou de la célébration de mariages huppés – pour accomplir des rites propitiatoires connus sous le nom de pago ou pour lire l’avenir dans des feuilles de coca. Il serait cependant totalement erroné de penser que les Q’ero sont pour autant parfaitement bien intégrés dans la société locale ou régionale. Sans ambages, les auteurs n’hésitent pas à les dépeindre comme « les plus misérables des Indiens : les serfs des haciendas les plus féodales du pays » (p. 163). Fêtés comme descendants des fiers Incas, les Q’ero de la scène cuzquenienne permettent à l’élite locale d’exalter la supériorité qu’elle pense être la sienne « en usurpant finalement l’identité d’êtres qu’ils méprisent » (p. 164) dans un contexte où « la seule matérialité possible de l’ancêtre de la nation identifié comme Indien impérial est un être immonde qu’il faut purifier » (p. 164).

10 Il serait injuste de reprocher aux auteurs de ne pas avoir poursuivi jusqu’à l’extrémité sud-orientale du sous-continent la voie qu’ils ont si merveilleusement balisée pour le Nord et le Sud-Ouest de l’Amérique latine. La présence néo-indienne au Brésil est d’ailleurs évoquée, à propos des Pataxó de la côte atlantique, dès l’introduction de l’ouvrage. Il reste cependant beaucoup de chemin à parcourir pour rendre pleinement compte de la situation brésilienne, car si cette dernière se présente sous des dehors quelque peu différents – tant par l’extension géographique du pays que par ses liens historiques avec la colonisation portugaise –, les Amérindiens n’y occupent pas moins, comme dans les pays hispanophones voisins, une place centrale dans les débats portant sur l’identité nationale. Espérons donc que le travail pionnier de Jacques Galinier et Antoinette Molinié suscite de nouvelles recherches qui nous permettront d’aborder plus sereinement, sans tergiversations ni puritanisme, les questions nouvelles que l’anthropologie nous pose jour après jour.

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AUTEURS

EDILENE COFFACI DE LIMA

Universidade Federal do Paraná

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BOROFSKY Robert et al., Yanomami: The Fierce Controversy and What We Can Learn From It

Philippe Erikson

RÉFÉRENCE

BOROFSKY Robert, with Bruce ALBERT, Raymond HAMES, Kim HILL, Leda LEITAO MARTINS, John PETERS, and Terence TURNER, Yanomami: The Fierce Controversy and What We Can Learn From It, University of California Press, Berkeley/Los Angeles, 2005, 372 p., ill., index

1 Les tragédies vécues par les Yanomami au cours de la seconde moitié du XXe siècle les ont, bien malgré eux, régulièrement placés sous les feux de la rampe. Le foisonnement d’absurdités écrites à leur propos n’a guère arrangé les choses. Depuis quelques années, tant leur situation politique que la qualité des écrits les concernant semblent heureusement s’être améliorées. Deux récents ouvrages recensés ci-après dans le présent volume du Journal de la Société des Américanistes en font foi (Kopenawa et Albert 2010 ; Le Tourneau 2010). Il n’en demeure pas moins que les débats émanant du relativement modeste domaine de l’ethnographie amazoniste auront rarement, pour ne pas dire jamais, entraîné d’aussi virulentes polémiques. Et peu auront été aussi spectaculairement relayées dans les médias. Le summum a sans doute été atteint avec l’extraordinaire succès éditorial de Patrick Tierney, journaliste d’investigation, auteur, comme chacun le sait, d’un best-seller à sensation combinant la vérité au moins partielle de son information à la mauvaise foi pour le moins partiale de l’interprétation qu’il en donne (pour une analyse détaillée et une critique universitaire argumentée de ce livre, voir Brohan 2003).

2 De la querelle de clocher aux enjeux planétaires majeurs, du droit des peuples à l’auto- détermination aux grandes dévastations écologiques, de nombreuses questions essentielles constituent fréquemment l’arrière-plan des débats concernant les Yanomami. Malheureusement, bien trop souvent, ce sont plutôt la propagande

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xénophobe et les arrière-pensées électoralistes ou carriéristes qui se disputent la vedette, laissant bien peu de place au débat d’idées. Les Yanomami se sont souvent trouvés sur le devant de la scène anthropologique pour de mauvaises raisons, liées aux querelles entourant les faits ou les propos des chercheurs ayant travaillé chez eux. C’est essentiellement de cet aspect que traite l’ouvrage de Borofsky qui, bien qu’un peu ancien, mérite d’être signalé aujourd’hui. Il est en effet susceptible d’aider les non- spécialistes qui, avant d’aborder l’important ouvrage de Kopenawa et Albert, désirent s’informer un peu sur l’arrière-plan politico-scientifique qui l’entoure. Le livre de Borofsky, également destiné aux étudiants, fournit une synthèse intelligente des tenants et des aboutissants du dossier yanomami, et notamment des enjeux d’ordre éthique soulevés par ce que le sous-titre appelle astucieusement « The Fierce Controversy ».

3 L’ouvrage est constitué de deux parties principales, suivies de quelques annexes à finalité essentiellement didactique. La première partie (pp. 3-106) résume les thématiques majeures. Les faits essentiels y sont rappelés, de même que les positions des principaux protagonistes, notamment Napoléon Chagnon, James Neel et Patrick Tierney – extraits à l’appui. Après un interlude photographique présentant vingt-huit remarquables photos de Claudia Andujar, Ken Good, Victor Englebert et John Peters, vient ensuite la seconde partie (pp. 109-281), sans doute la plus intéressante. Elle est composée de textes organisés sous la forme de trois roundtables (tables rondes) donnant tour à tour la parole à d’éminents connaisseurs du monde yanomami : Bruce Albert, Raymond Hames, Kim Hill, Lêda Leitão Martins, John Peters et Terence Turner. À l’évidence, ce panel d’intervenants a été choisi de manière à laisser s’exprimer des points de vue contradictoires. Outre des ethnologues « impliqués » dans les ONG indigénistes, il comprend en effet un ex-missionnaire, deux anciens étudiants et collègues de Neel et Chagnon, et un partisan de la sociobiologie.

4 Dans le premier débat (round), les intervenants choisissent, parmi les nombreuses questions d’ordre éthique soulevées dans l’ouvrage de Tierney, celles qui leur semblent les plus importantes, à charge pour eux de définir les conséquences qui en découlent. Sont donc abordées diverses questions d’ordre ethnographique et déontologique, telles : les limites du consentement éclairé et la juste rétribution de ses hôtes sur le terrain ; l’impact de l’idéologie sur le recueil et la restitution des données ; les traces laissées, plusieurs décennies après les faits, par les agissements pour le moins indélicats de certains chercheurs (biologistes, anthropologues) et l’exploitation à des fins politiques de leurs résultats de recherche… Le second « round » permet ensuite à chacun de répondre aux arguments des uns et des autres. Le troisième, enfin, sonne l’heure du bilan, chacun y présentant ses conclusions finales.

5 Le rapprochement entre le « ring » et les « rounds » de boxe, d’une part, et l’idée de table « ronde », d’autre part, est certainement intentionnel. L’ouvrage prend par moments les allures d’un procès et assume pleinement cette position. Toutefois, aucun verdict péremptoire n’est jamais prononcé. Les arguments sont simplement exposés, chacun restant ensuite libre de tirer les conclusions de son choix. Dans cette optique, les positions des différents intervenants sont résumées, sous forme de tableaux synthétiques (ou plutôt de liste de points), dans l’un des appendices.

6 Notons pour conclure qu’alliant le geste à la parole, les auteurs ont accepté que les droits générés par la vente de cet ouvrage soient intégralement reversés pour porter

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assistance aux Yanomami, selon des modalités expliquées sur le site : http:// www.publicanthropology.org/. Voici donc un livre utile, à plus d’un titre.

BIBLIOGRAPHIE

BROHAN Mickaël 2003 « Des maladies, des biens, des guerres… et l’éthique en question : note sur l’affaire Tierney », Bulletin de l’Institut français d’études andines, 32 (1), pp. 151-184.

KOPENAWA Davi et Bruce ALBERT 2010 La chute du ciel : paroles d’un chaman yanomami, Plon, coll. « Terre Humaine », Paris.

LE TOURNEAU François-Michel 2010 Les Yanomami du Brésil. Géographie d’un territoire amérindien, Belin, coll. « Mappemonde », Paris.

AUTEURS

PHILIPPE ERIKSON

Université Paris Ouest-Nanterre La Défense

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 328

KOPENAWA Davi et Bruce ALBERT, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami

José Antonio Kelly Luciani Traduction : Philippe Erikson

RÉFÉRENCE

KOPENAWA Davi et Bruce ALBERT, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, préface de Jean Malaurie, Plon, coll. « Terre Humaine », Paris, 2010, 819 p., bibl., index, gloss., 59 ill. coul. hors-texte, 85 ill. in-texte, cartes

1 Depuis plus d’une dizaine d’années, le bruit courait dans les milieux de l’ethnologie que le tandem Kopenawa-Albert concoctait quelque chose de réellement exceptionnel. Certaines prémices avaient même déjà circulé (Albert 1993 ; Albert et Kopenawa 2003 ; Viveiros de Castro 2007). L’attente en aura valu la peine ! car voici un opus magnum sans équivalent dans l’anthropologie amazoniste. Nul doute que La chute du ciel… entrera dans le panthéon des grands textes de l’anthropologie et laissera une marque indélébile dans l’histoire de la littérature américaniste.

2 L’ouvrage compte plus de 800 pages et plus d’un millier de notes. Cela, ajouté au fait que l’auteur de ces lignes soit aussi spécialiste des Yanomami (Kelly 2004), justifie que ce compte rendu excède le volume généralement dévolu à ce type d’exercice. Bien qu’écrit sous la forme conventionnelle du rapport de lecture, ce texte se veut, avant tout, un hommage aux auteurs, témoignage de l’immense estime que celui qui tient ici la plume leur porte.

3 À bien des égards, La chute du ciel se présente comme l’inverse de la thèse de Bruce Albert (1985), qui avait pourtant déjà marqué son époque. Il s’agit en effet, ici, non plus d’ethnologie classique, mais d’un projet totalement différent, fruit de la rencontre, à la fin des années 1980, entre deux fortes personnalités unies par une commune volonté de

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défendre le peuple yanomami contre les innombrables ravages que lui faisaient subir les projets de développement brésiliens. Kopenawa, convaincu de la nécessité de délivrer un message qui touche plus directement les Blancs, sollicita Bruce Albert pour l’aider à surmonter le fossé culturel qui l’empêchait jusqu’alors d’élargir son audience occidentale. S’ensuivirent les centaines d’heures d’entretien (plus de mille pages transcrites), mené directement en langue yanomami, pendant plus de dix ans, de 1989 au début des années 2000, et sur lesquelles reposent ce livre. Si « la malencontre historique des Amérindiens avec les franges de notre “civilisation” » (p. 17) en constitue la thématique essentielle, ce livre n’en est pas moins aussi, tout à la fois « récit de vie [de Davi Kopenawa], auto-ethnographie et manifeste cosmopolitique » (p. 17).

4 Au sein de la littérature anthropologique, un livre comme celui-ci n’est pas de ceux qui se laissent aisément ranger dans une rubrique précise. En effet, tout en étant le portrait d’un amérindien et de sa communauté, brossé dans une optique dialectique et comparative avec le monde des Blancs, il s’agit aussi, simultanément, d’une critique de la culture occidentale émanant de la communauté des esprits yanomami via l’un de leurs porte-parole : le chamane Davi Kopenawa.

5 Sans doute n’est-il pas non plus excessif de dire que, parmi les très nombreux écrits consacrés aux Yanomami, La chute du ciel représente celui qui, avec un maximum de respect et de méticulosité, a le mieux réussi à dépeindre ce peuple amazonien jusque dans ses moindres détails : de la cosmologie au chamanisme, en passant par la vie quotidienne, la parenté, la guerre, le leadership, les arts oratoires, l’histoire du Contact, l’ethno-politique jusqu’aux conséquences de l’intensification des relations avec l’État- nation et l’insertion croissante dans une économie mondialisée. Narré entièrement par Kopenawa, La chute du ciel fait tout cela sans aucun recours au jargon académique, rendant l’ouvrage accessible, et même particulièrement attrayant, pour un grand public intéressé par les peuples autochtones et par ce processus aux facettes multiples, présent aux quatre coins de la planète, que l’on nomme aujourd’hui « développement ». Il ne s’agit pas moins d’un livre complexe, qui intéressera au premier chef l’ethnologie et, plus généralement, l’ensemble des sciences sociales. S’il est vrai qu’un des objectifs prioritaires de l’anthropologie est de laisser le champ libre à d’autres formes de construction du sens et de nous éclairer sur d’autres univers conceptuels susceptibles de relativiser le nôtre, alors La chute du ciel est incontestablement un chef d’œuvre anthropologique.

Le pacte ethnographique

6 « Comprendre une culture autre, c’est faire une expérience sur la nôtre », disait Wagner (1981, p. 12)1, et cela vaut dans les deux sens. La chute du ciel est un magnifique exemple d’objectivation réciproque, récursive et réflexive, du soi et de l’autre. Le travail créatif accompli respectivement par l’anthropologue et l’amérindien, les textes du premier et les rêves du second, enrichis par un investissement mutuel dans les formes de créativité de l’autre, ont permis de surmonter tous les obstacles du chemin menant du point de départ de toute rencontre ethnographique – là où « leurs méprises sur moi diffèrent de mes méprises sur eux » (ibid., p. 20)2 – jusqu’au point de jonction, de reconnaissance et de mise en relation intellectuelle de deux modes de créativité distincts.

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7 Cela fait partie de ce qu’Albert appelle le « pacte ethnographique », supposant un rapport au « terrain » radicalement post-malinowskien, plus impliqué qu’appliqué, pour reprendre les propres termes de l’auteur (Albert 1995 ; 1997). La valeur tout à la fois heuristique et déontologique de ce pacte constitue une des principales leçons à retenir de cet ouvrage, source d’inspiration pour bien des ethnographes dont les terrains respectifs seront certes différents dans la forme, mais pas tant dans le fond, en comparaison avec celui dans lequel Albert s’est construit comme anthropologue. À ses débuts, en 1975, il fut d’emblée et brutalement confronté tout à la fois à une fallacieuse image « exotisante » des « féroces » Yanomami – alors tout juste contactés3 – et aux effets déjà tragiques de la construction de la Perimetral Norte – une autoroute destinée à établir une jonction avec la Colombie en coupant à travers le territoire yanomami. D’où l’anxiété initiale de l’auteur, qui se demandait : Comment concilier connaissance non exotisante du monde yanomami, analyse des tenants et aboutissants du funeste théâtre du « développement » amazonien et réflexion sur les implications de ma présence d’acteur-observateur au sein de cette situation de colonialisme interne ? (p. 568)

8 Pour en arriver à la recette suivante : D’abord, bien entendu, rendre justice d’une manière scrupuleuse à l’imagination conceptuelle de mes hôtes, ensuite prendre en compte avec rigueur le contexte sociopolitique, local et global, avec lequel leur société est aux prises et, enfin, conserver une visée critique sur le cadre de l’observation ethnographique elle- même. (pp. 568-569)

9 Le pacte repose aussi sur la prise de conscience que l’ethnologue n’est en définitive « adopté » par ses hôtes que parce qu’ils espèrent ainsi investir dans l’avenir, faisant le pari qu’il pourra à terme leur servir de médiateur, utilisant ses compétences pour rééquilibrer un tant soit peu l’asymétrie des positions de pouvoir, y compris pour limiter la propagation des épidémies, les spoliations territoriales, les migrations forcées et la myriade d’autres formes de racisme et de discrimination auxquelles les communautés autochtones sont régulièrement confrontées. Un pacte suppose deux parties et l’enjeu consiste à terme, pour les Amérindiens, à : S’engager dans un processus d’auto-objectification au travers du prisme de l’observation ethnographique, mais sous une forme qui leur permette d’acquérir à la fois reconnaissance et droit de cité dans le monde opaque et virulent qui s’efforce de les assujettir. Il s’agit en retour, pour l’ethnographe, d’assumer avec loyauté un rôle politique et symbolique de truchement à rebours, à hauteur de la dette de connaissance qu’il a contractée, mais sans pour autant abdiquer la singularité de sa propre curiosité intellectuelle (de laquelle dépendent, en grande partie, la qualité et l’efficacité de sa médiation). (p. 571)

10 Le pacte Kopenawa-Albert nous enseigne que le fameux « engagement » de l’ethnologue, son devoir d’« implication politique », s’accompagne d’une double exigence : respecter l’imaginaire et le style cognitif du peuple qui l’accueille et assumer les responsabilités entraînées par la médiation. Ceux d’entre nous qui ont choisi de passer leur vie dans l’orbite amérindienne savent à quel point les pratiques universitaires et les valeurs académiques tendent à ériger des barrières étanches entre ces deux éléments. D’où, grâce au pacte et par contraste, la splendeur et la force dramatique de La chute du ciel.

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L’écriture

11 Dans La chute du ciel, la répartition des rôles respectifs de l’auteur et du narrateur (authorship), loin d’être claire, relèverait plutôt de l’expérimentation. Kopenawa – instigateur du projet dont la vie, l’ethnographie et les propos constituent le cœur même de l’ouvrage – semble assumer le statut du narrateur, de l’énonciateur principal. Albert, pour sa part, serait plutôt l’auteur, responsable de l’organisation générale de l’œuvre et du travail de traduction assurant la divulgation de la pensée de Kopenawa à un public élargi. Cependant, au cours de cette tâche particulièrement ardue, Albert choisit de ne pas s’effacer totalement du texte, mais d’y laisser une trace « discrète », dit-il, de sa présence, un reliquat du travail en collaboration. L’apparat critique – à commencer par les innombrables et fort précieuses notes de fin – éclaire grandement le lecteur, de même que les trois annexes qui permettent de replacer dans leur contexte le peuple yanomami, la région natale de Kopenawa et l’horreur ethnocidaire engendrée par l’orpaillage illégal. L’ouvrage comprend également deux glossaires (ethnobotanique et géographique), plusieurs index, ainsi que des têtes de chapitre et des épigraphes soigneusement choisis4. Il est illustré de nombreux dessins yanomami, aussi beaux qu’instructifs, et de nombreuses photographies qui permettent de mettre un visage sur Kopenawa, son peuple et sa trajectoire5.

12 Albert a opté pour une traduction « à distance moyenne », juste, se faufilant habilement entre les écueils du trop littéral et du trop littéraire. On peut le féliciter d’avoir su saisir dans ses moindres détails une rhétorique subtile, qui ne se manifeste généralement, en yanomami, que par le biais de simples suffixes ; d’avoir restitué les figures de style typiques du discours yanomami, notamment l’antiphrase (un énoncé négatif destiné à mettre l’accent sur son contraire). Tout cela plonge le lecteur au cœur même du registre poétique yanomami et sonnera particulièrement juste à ceux qui ont quelque familiarité avec les langues amérindiennes. Pour le dire brièvement, même en traduction, les paroles de Kopenawa conservent la flamme métaphorique de la langue yanomami, sa poétique de l’analogie et de l’imagerie sylvestre. On ne compte plus les histoires d’ethnologues tellement doués pour le travail de terrain qu’ils auraient pu, ou même dû, devenir eux-mêmes indigènes ; capables d’accomplir les danses tribales, mais pas de les décrire ; volontiers possédés par les esprits indigènes, mais incapables d’en parler. (Schneider in Wagner 1972, p. viii)6

13 Ni Kopenawa, ni Albert n’ont succombé à ce travers, en cherchant à devenir Blanc ou Indien, et c’est précisément parce qu’ils se sont constamment efforcés d’appréhender la perspective de l’autre dans une dynamique dialectique que La chute du ciel permet de voir notre « culture scientifique » ou notre « vision matérialiste et marchande du monde » d’un point de vue extérieur : celui d’un chamane et des esprits yanomami. Voilà pourquoi le lecteur qui s’attendrait à des envolées autocritiques postmodernes risque fort d’être déçu, tout comme ceux qui se laissent impressionner par les lénifiants messages pseudo-chamaniques prônant un monde meilleur et le bonheur universel. La chute du ciel est le fruit d’un dur labeur, tout comme Kopenawa a dû travailler dur pour devenir chamane et continue de peiner pour défendre son peuple et son territoire. Kopenawa ne simplifie pas plus sa description du panthéon spirituel yanomami qu’il n’édulcore sa description de l’ethnocide et des dévastations forestières. Faire saisir au lecteur le niveau de complexité et de déséquilibre inhérent aux situations décrites fait partie intégrante des objectifs de ce livre.

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14 Dans le post scriptum, Albert laisse clairement entendre que la réflexion sur l’énonciation (authorship) a été cruciale tout au long de la préparation de l’ouvrage. Viveiros de Castro (2007) a donc parfaitement raison de comparer les stratégies de distanciation narrative qu’on y observe au plus pur des exercices chamaniques ; en l’occurrence, sens dessus-dessous, sans doute, mais non moins caractérisé par ces jeux d’enchâssements incessants qui caractérisent le genre. En effet, n’est-ce pas par le truchement d’un Blanc (l’ethnologue) que Kopenawa nous présente le monde de ces derniers, mais tel que se le représenteraient les xapiri (les esprits yanomami) ! Difficile, dès lors, de savoir qui, en dernière instance, est l’énonciateur de ces paroles proférées par un chamane qui ne serait lui-même que le porte-voix d’esprits qu’il a appris à connaître grâce aux enseignements de son beau-père. « Ce sont là les paroles d’Omama (le démiurge yanomami) », répète inlassablement Kopenawa. Mais combien d’intermédiaires et combien de traducteurs sont-ils impliqués dans cette construction du sens ? Beaucoup, puisqu’y concourent tout à la fois les xapiri dans leur inépuisable diversité, un maître chamane et son apprenti, ainsi qu’un ethnologue blanc. Et quel est ici l’auditoire ? Le message s’adresse clairement aux lecteurs occidentaux. La sagesse qui émane tant de ses exhortations que de sa manière de décrypter le monde des Blancs n’en reste pas moins pertinente pour les proches de Kopenawa, d’autant que beaucoup d’entre eux vivent aujourd’hui dans cet entre-deux hybride où l’Amérindien et le Blanc s’entrelacent.

Kopenawa : philosophe, ethnographe et maître de la métaphore

15 Kopenawa est un observateur aussi perspicace qu’insatiable, constamment en quête de connaissances sur sa propre société et d’une inépuisable curiosité à l’égard des motivations et des modes de raisonnement des Blancs. Cet attrait pour le savoir sous toutes ses formes transparaît dans de nombreux passages du livre, témoignant de la propension philosophique de Kopenawa. Je songe à nos ancêtres qui, au premier temps, se sont transformés en gibier. Je ne cesse de m’interroger : « À quel endroit les êtres de la nuit sont-ils vraiment venus à l’existence ? Comment était le ciel au premier temps ? Qui l’a créé ? Où sont allés les spectres de tous ceux qui sont morts avant nous ? » (p. 296) Je contemplais la forêt blessée et, au fond de moi, je pensais : « Pourquoi leurs machines ont-elles arraché tous ces arbres et cette terre avec tant d’efforts ? Pour nous laisser ce chemin de pierres pointues abandonné en plein soleil ? Pourquoi gaspiller ainsi leur argent alors que, dans leurs villes, beaucoup de leurs enfants dorment sur le sol comme des chiens ? » (p. 338) Les Blancs n’ont vraiment aucune sagesse. Ils prétendent que le Brésil est très vaste. Pourquoi viennent-ils alors de toutes parts occuper notre forêt et la dévaster ? Chacun d’entre eux n’a-t-il pas déjà une terre, là où sa mère l’a fait naître ? (p. 339)

16 À cet égard, l’ouvrage ne fait que confirmer ce que j’avais déjà constaté en 2008, lors d’une visite aux communautés yanomami du Venezuela en compagnie de Kopenawa. Dans chacun des villages où nous nous arrêtions, après les interminables réunions pour discuter de politique et de démarcation des terres avec ses pairs de l’autre côté de la frontière, Kopenawa allait trouver les anciens pour s’entretenir avec eux de mythologie et d’histoire, jusqu’à tard dans la nuit et avec une évidente délectation. Cet homme est indéniablement un ethnographe accompli.

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17 Le lecteur sera frappé par l’aisance avec laquelle Kopenawa manie la métaphore et l’incorpore dans les enseignements qu’il dispense avec tant de fougue. Sa maîtrise de la rhétorique impressionnera les lecteurs occidentaux tout comme elle sut conquérir les auditeurs amérindiens. Dans le régime discursif yanomami, c’est la métaphore qui retient l’attention, et Kopenawa est particulièrement habile dans l’art de mettre l’inconnu en résonance avec le connu, de faire surgir des connections inattendues entre la mythologie et les affaires en cours. Il ne suffit pas d’expliquer, il faut aussi divertir, d’où ce constant recours à la poésie et à l’humour. Les quelques exemples qui suivent suffiront à illustrer le talent de Kopenawa à cet égard.

18 À propos des épidémies qui décimèrent tant de ses aînés au cours de la période initiale des contacts : En tout cas, il a suffi que nos anciens inhalent cette fumée inconnue pour tous en mourir, comme des poissons qui ignorent encore le pouvoir létal des feuilles du poison de pêche koa axihana. (p. 250)

19 Au sujet de la capacité des chamanes à rêver – leur voie d’accès au savoir des xapiri : Nous, en revanche, nous sommes capables de rêver très loin. Les cordes de nos hamacs sont comme des antennes par où le rêve des xapiri descend sans cesse jusqu’à nous. (p. 496)

20 Sur la déroutante multiplicité des xapiri : Chaque nom est unique, mais les xapiri qu’il désigne sont innombrables. Ils sont comme les images des miroirs que j’ai vus dans un de vos hôtels. J’étais seul devant eux, mais, en même temps, j’avais beaucoup d’images identiques. (p. 99)

21 Tout au long de l’ouvrage, les rêves et les visions des chamanes (qui donnent accès à une vraie connaissance des images de la forêt et ne sont accessibles ni aux Yanomami ordinaires ni aux Occidentaux) sont régulièrement comparés et contrastés avec l’écriture des Blancs, qui ne savent acquérir le savoir que par le biais de livres et de l’éducation formelle. À l’inverse : Les paroles des xapiri ne cessent de se rénover et ne peuvent être oubliées […] elles s’accroissent et se fixent les unes après les autres à l’intérieur de nous et, ainsi, nous n’avons nul besoin de les dessiner pour nous en souvenir. Leur papier c’est notre pensée, devenue, depuis des temps très anciens, aussi longue qu’un grand livre interminable. (p. 554)

22 Sans doute Borgès aurait-il reconnu dans le chamanisme yanomami la concrétisation de son infini livre de sable, qui n’a ni commencement ni fin…

23 Le texte de Kopenawa contient plusieurs formules récurrentes, dont la seule présence renvoie à des significations complexes et qui sont autant de traces de la langue yanomami dans laquelle les propos ont été initialement proférés7. Quelques exemples :

24 « C’est ainsi ». Cette interjection introduit des centaines de descriptions détaillées, notamment du monde des esprits yanomami, des choses qui étaient soit surprenantes pour Kopenawa à l’époque, soit de toute évidence trop complexes pour ceux qui ne savent pas voir les esprits et ont donc besoin d’une explication détaillée. À l’instar de la jubilation qu’éprouve le lecteur chaque fois qu’il rencontre « ce n’est pas tout » dans les Mythologiques de Lévi-Strauss, c’est ici à chaque occurrence de « c’est ainsi » qu’on s’agrippe un peu plus fort à l’ouvrage dans l’expectative de développements fascinants sur l’ethnographie yanomami.

25 « Pas sans raison » : ce livre est, après tout, une histoire de vie et Kopenawa raconte en détail comment il est lui-même passé graduellement de l’ignorance totale du monde

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des esprits yanomami et de celui des Blancs au statut d’apprenti, puis de maître. Une telle épopée nous révèle que tout a une raison, ou mieux, une histoire. Pour exister « sans raison », des choses ou des événements devraient avoir été produits par la pensée de « personne ». Le lecteur en déduira aisément que rien, en réalité, ne peut être « sans raison ». Très productif dans le discours yanomami, ce « pas sans raison » rappelle aux lecteurs l’humanité immanente de la forêt, leur enseigne qu’un être animé se tient derrière chaque chose et chaque événement, ainsi qu’à l’origine de toute capacité d’affecter ou d’être affecté ; il leur donne en somme une leçon d’écologie des relations entre humains et non-humains. Mais l’expression sert aussi à attirer l’attention des lecteurs sur la réelle importance de ce qui semble n’en avoir que peu aux yeux des Blancs ; elle suggère une explication alternative, un récit destiné à signaler aux Blancs une connexion qu’ils ignoraient jusqu’alors.

26 « Des autres gens ». Un des thèmes récurrents de ce livre est l’opposition tranchée entre les Yanomami et les Blancs, les premiers étant fils et beau-fils du créateur Omama, les seconds, quoiqu’également créés par le démiurge, s’étant laissé dévoyer par son frère maléfique, Yoasi. Les visions et les rêves chamaniques mènent à une vraie connaissance des images de ce monde, mènent aux paroles des xapiri, aux événements mythiques et à tout ce qui est à l’origine des choses. Le savoir des Blancs, en revanche, incarné par la lecture et l’écrit, est « embrumé », « plein d’oubli ». Ne disposant que des « yeux des esprits des morts », les Blancs ne peuvent pas voir les vraies images du cosmos. Aveugles, ils sont insensibles à l’humanité immanente. Telle est la définition de leur ignorance. La litanie « les Blancs sont des autres gens » me semble révélatrice de l’idée que se fait Kopenawa des Blancs comme bâtisseurs d’un monde ineffable, différent de celui des Yanomami moins en raison de malentendus qui reposeraient sur un socle commun de connaissances partagées, qu’en raison de l’incommensurable divergence d’univers conceptuels radicalement distincts (Viveiros de Castro 2004).

27 « La valeur de ». S’exprimant en langue yanomami par le simple morphème « në », cette notion renvoie à la valeur et à la trace de quelque chose d’animé. Elle apparaît dans bon nombre des arguments de Kopenawa et semble constituer un élément fondamental de cette politique amérindienne de la nature si particulière, relevant d’une économie politique des gens caractéristique d’un monde peuplé de toutes sortes de « personnes », tant humaines que non-humaines. Il s’agit là d’une de ces notions totalisantes, qui semblent englober tout ce qui, dans les relations sociales, évoquerait la fertilité, la mortalité, l’échange et la réciprocité. Son apparition dans des contextes très disparates laisse entendre au lecteur qu’il s’agit là d’un concept aussi important qu’« insaisissable », dont les ethnologues auraient tout intérêt à poursuivre l’étude.

Première partie : Devenir autre

28 Les huit premiers chapitres de La chute du ciel peuvent se lire comme une série de conférences consacrées à l’ethnographie des esprits. L’étendue de ses connaissances permet à Kopenawa de restituer, avec une acuité éblouissante, la complexité du monde des xapiri. Sa remarquable aptitude à manier la description et l’analogie donnent une consistance inattendue aux entités qui peuplent les différents étages du cosmos et la mythologie. Aucune cosmologie amérindienne n’avait jamais été décrite, jusque dans sa dynamique, avec autant de précision et de clarté. Sur le plan didactique, ce qu’il y a de meilleur est sans doute l’occasion donnée au lecteur de suivre le cheminement

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personnel de Kopenawa, son passage de l’ignorance au savoir, d’une enfance marquée par des rêves lancinants jusqu’à l’initiation chamanique. Avec tous les doutes, les hésitations, les souffrances, les surprises et les déceptions qu’ils impliquent, mais aussi avec cette tenace volonté de savoir, toujours. Comme le formule si bien Wagner (1978, p. 38) « [un] mythe est une “autre culture”, même pour les gens de la culture dont il émane »8. C’est parce que le monde des xapiri est une « autre culture » pour les Yanomami également, que le voyage qu’y fait Kopenawa fait sens pour nous aussi.

29 Dans ces chapitres, la relation intime entre la chasse et le chamanisme, le perspectivisme, la prédation ontologique et d’autres thèmes classiques de l’ethnologie amazoniste sont traités sur un mode plus auto-descriptif qu’analytique et, superbement, entremêlés avec des scènes de la vie quotidienne des Yanomami, également révélatrices des principes régissant leur sociabilité. On y perçoit aussi très clairement que ce qui tient lieu d’écologie chez les Yanomami relève d’une subtile gestion des relations diplomatiques avec l’ensemble des esprits tapis derrière tout ce qui touche à la forêt, aux humains et au cosmos en général. La météorologie, la fertilité, la dynamique des populations animales, mais aussi des sensations telles la faim et le courage, ou encore des capacités telles celles de penser clairement et de parler de manière convaincante : tout cela trouve son alpha et son oméga chez les êtres animés invisibles. La description que fait Kopenawa de ce « monde d’humanité immanente » est au cœur même de son argumentation, car c’est de là qu’il lance sa critique chamanique de l’objectivation occidentale de la nature et de ses conséquences désastreuses.

30 Ce que décrit Kopenawa est complexe et on a l’impression qu’il pourrait toujours en rajouter encore. Les xapiri sont minuscules, puissants, d’une aveuglante luminosité, multiples et versatiles. Les xapiri sont grandioses, mais effrayants au début. À certains égards, ils incarnent une version sublimée des valeurs, des pratiques et des usages yanomami, mais ils n’en sont pas moins, en même temps, radicalement différents pour ce qui est de leurs habitudes, goûts, compétences, habitat et autres traits décrits dans les moindres détails.

31 Les miroirs, la luminosité et l’ornementation des xapiri sont des thèmes récurrents, de même que les descriptions des xapiri eux-mêmes : leurs chemins, les miroirs grâce auxquels ils se déplacent, les sols et les toits de leurs maisons, les clairières qu’ils aménagent dans la forêt… Tout ce qui touche aux esprits est orné, brillant et dénué de substance : pures images qui se réfractent inlassablement les unes les autres. Il est aujourd’hui cliché de définir les chamanes comme des « voyageurs de l’espace et du temps ». À lire Kopenawa, on pourrait penser qu’il s’agirait moins de voyages que de manipulations de la dimensionnalité en soi. Le chamanisme serait alors moins une affaire de déplacement à travers des coordonnées spatio-temporelles fixes que la capacité de chambarder les coordonnées elles-mêmes. Réfractions d’images à l’infini, dimensionnalité à géométrie variable, tels sont les rapports introspectifs à l’infini des chamanes yanomami (pour paraphraser Mimica 1988).

32 Sur la base de fragments de cette ethnographie ayant circulé avant sa parution intégrale, Viveiros de Castro (2007) a déjà formulé quelques commentaires sur la dimension perspectiviste des relations entre xapiri, humains et animaux. Je me contenterai donc de rajouter que le récit de Kopenawa montre aussi que les changements de focale perspectivistes, loin de se cantonner au domaine du visuel, ont des équivalents au niveau acoustique (avec ou sans paroles). S’il est important d’être vu

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par les xapiri, d’attirer leur attention, il ne l’est pas moins d’apprendre à les comprendre, à les écouter et, surtout, à répondre à leurs chants. La beauté et la véracité des chants sont des thèmes récurrents de ce travail, de même que celui de l’obligation d’y répondre si l’on veut acquérir le savoir chamanique. S’il faut certes mourir et devenir soi-même un spectre pour voir exactement comme un xapiri, on peut cependant reproduire leur savoir et leurs chants en acquérant une langue et une gorge comparables aux leurs. La « découverte » du perspectivisme amazonien a surgi d’une étude de glissements de perspectives dans le registre verbal (Viveiros de Castro 1992), même si l’emphase sur le visuel a quelque peu supplanté cette dimension par la suite. Le récit de Kopenawa laisse entendre qu’il y aurait fort à gagner à reprendre la question sous l’angle auditif.

33 Signalons enfin, et surtout, que le savoir des xapiri et la pratique chamanique sont constamment décrits comme « des visions de loin », des « rêves au long cours », des « paroles anciennes », des « paroles des autres [des xapiri] ». Pour connaître, il faut devenir autre. Kopenawa insiste énormément sur ces points, à des fins comparatives, car on trouve là un contraste total avec l’obsession des Blancs pour les livres, leur goût pour la répétition de leurs propres paroles, leur incapacité à ramener des rêves de mondes lointains. Pour Kopenawa, si les Blancs, en dépit de leur indéniable ingéniosité, n’avancent guère, c’est qu’ils sont constamment occupés à se contempler le nombril.

Deuxième partie : La fumée du métal

34 Les huit chapitres qui composent cette partie exposent la face la plus sombre de la « malencontre » des Yanomami avec l’expansion étatique brésilienne. Les récits des premiers contacts laissent rapidement la place à une litanie d’épidémies, d’intégrisme évangéliste et d’innombrables morts provoquées par la construction de routes et par l’orpaillage illégal. À cette chronique de l’ethnocide yanomami fait écho l’une des annexes fournies par Albert : un rapport sur le massacre de Haximu, en 1993, au cours duquel seize yanomami furent tués par des garimpeiros (orpailleurs clandestins).

35 Chaque chapitre débute par une ou plusieurs épigraphes (coupures de presse, commentaires de généraux de l’armée ou de missionnaires des New Tribes Mission, dorénavant NTM), qui illustrent le point de vue de certains Blancs sur ce que décrit ensuite le texte : les différents épisodes du Contact et la subséquente invasion du territoire yanomami. Le lecteur peut ainsi se faire une idée du fossé colossal qui sépare la souffrance des Yanomami et l’arrogante rhétorique du progrès.

36 L’influence des Blancs sur le mode de pensée yanomami est une thématique constante de ce texte. Nos anciens aimaient leurs propres paroles. Ils étaient vraiment heureux aussi. Leur esprit n’était pas fixé ailleurs. Les propos des Blancs ne s’étaient pas introduits parmi eux […]. Ils possédaient leurs propres pensées, tournées vers leurs proches. (p. 223)

37 Il était important d’agir en ayant toujours quelqu’un, un parent, en tête (voir Surrallès 2003). Une partie de ce à quoi les choses « sans raison » s’opposent représente les produits de la pensée de quelqu’un. Le commentaire de Kopenawa est à cet égard poignant car, çà et là, on perçoit qu’anciennement et de nos jours encore, le contact avec les Blancs a égaré les Yanomami, les entraînant à trop penser aux étrangers, à leurs objets manufacturés, à leur mode de vie. Le message concerne au premier chef

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cette frange du public de Kopenawa, composée de Yanomami qui intègrent volontiers des éléments de la culture occidentale à la leur, mais tâtonnent encore pour savoir quelle en serait la dose optimale.

38 L’histoire de Kopenawa lui-même est également de celles qui se situent à l’intersection des mondes yanomami et occidental. Du temps des premiers contacts, ceux qui sont venus habiter avec lui à Watoriki, où il réside aujourd’hui, ont été décimés par une terrible épidémie. Bien des années plus tard, alors qu’il vivait à Thoothothopi avec des missionnaires des NTM, une seconde vague d’épidémie tua la majorité de ses proches parents, y compris sa mère. Kopenawa jette un regard rétrospectif sur la façon dont ses anciens succombèrent à la force de séduction des objets manufacturés, vecteurs de ces fumées invisibles qui, selon les théories étiologiques yanomami, étaient responsables des épidémies qui venaient si souvent les exterminer. Sans doute le plus triste est-il encore de constater qu’il ne s’agit pas uniquement d’images lointaines d’un passé révolu. La situation sanitaire des Yanomami demeure, depuis lors, en état de crise quasi permanente.

39 Les rites funéraires yanomami sont destinés à effacer toute trace du défunt. Ils servent également à aviver la soif de vengeance des parents survivants. Kopenawa laisse clairement entendre que sa propre soif de défendre son peuple puise sa source dans le souvenir de ses propres parents dévorés par les épidémies xawara apportées par les Blancs9.

40 La trajectoire de Kopenawa se poursuit avec le récit de sa vie auprès des missionnaires des NTM. S’y mêlent l’histoire d’une ébauche de conversion individuelle et collective qui ne dépassa jamais vraiment la phase expérimentale avec, en contrepoint, le récit détaillé de l’entêtement obsessionnel avec lequel les membres du NTM voulaient imposer la parole de Dieu, s’attaquer au chamanisme et, plus généralement, perfectionner les pratiques ethnocidaires si répandues dans toute l’Amazonie. Il est d’ailleurs intéressant, à ce propos, de relever qu’une des raisons de l’échec de la conversion des Yanomami semble liée à l’impossibilité de voir Dieu ou d’entendre ses réponses : précisément des éléments présentés dans la première partie comme critères essentiels de légitimation du savoir lié aux xapiri. En définitive, Dieu semble avoir été incapable de protéger son troupeau des épidémies à Thoothothopi : carence rédhibitoire puisque la religiosité yanomami ne laisse aucune place à la foi.

41 Après les épidémies de Thoothothopi, Kopenawa s’est trouvé pour ainsi dire totalement dénué de proches parents. À l’échelle yanomami, cette absence de liens sociaux signifiait l’extrême misère, ce qui rend la saga de cet homme d’autant plus remarquable. Rongé de solitude, Kopenawa commence à se distancier de sa communauté. Son travail pour la FUNAI (l’agence gouvernementale brésilienne en charge des affaires indiennes) lui donne l’occasion de visiter d’autres zones du territoire yanomami, de se familiariser avec les terres des Blancs, de passer du temps dans les villes de Boa Vista, Manaus et même Iauareté, à la frontière colombienne, en service chez les Maku. Durant cette période, employé intermittent de la FUNAI sous différentes administrations, il exerce bon nombre d’emplois : on lui demande de localiser les communautés les plus éloignées, de faire l’interprète, d’apprendre les soins infirmiers, d’installer des postes de la FUNAI, et même de nettoyer des piscines à Manaus ! À cette époque, il est lui-même tenté d’essayer de devenir Blanc, mais surtout, il s’initie à la micro-politique amazonienne. Il apprend à décrypter la manière dont les différents agents gouvernementaux et non gouvernementaux cherchent à orienter le

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futur des Yanomami. Il se familiarise avec cette arène politicienne faite d’accusations réciproques et révélatrice des différents intérêts qui pèsent sur le territoire, des entreprises minières aux militaires soucieux de souveraineté nationale, sans oublier les ONG venues les aider. C’est aussi la période où il entend pour la première fois parler de « démarcation des terres », une cause qui marquera durablement son existence, jusqu’à aujourd’hui.

42 Cette gamme élargie d’expériences lui permet de prendre conscience de l’ampleur de la dévastation engendrée par les projets de développement brésiliens, lui donnant une vision d’ensemble et une connaissance directe des effets délétères de la brutalité liée aux travaux de voierie et à l’orpaillage sauvage. Deux cents kilomètres de route furent construits, lacérant tout le territoire yanomami, et la ruée vers l’or débridée qui, à la fin des années 1980, entraîna plus de 40 000 garimpeiros dans la région, entraîna la mort d’environ 10% de la population amérindienne, pour ne rien dire des dégâts environnementaux et de la destruction sociale.

43 Au cœur de cette crise, Kopenawa décide de changer de vie. Il veut devenir chamane et, pour ce faire, se plie aux exigences de l’apprentissage chamanique avec une détermination aussi farouche que celle qu’il mettra ultérieurement au service de la défense de son peuple. Il bénéficie de l’aide, d’une part, de son beau-père Lourival – grand homme et chamane, généreux et accueillant, que l’auteur de ces lignes a eu l’occasion de rencontrer à Watoriki –, d’autre part, du groupe de militants indigénistes à l’origine du CCPY, ONG fondée entre autres par Bruce Albert et dont l’action sera déterminante pour l’obtention de la démarcation des terres yanomami.

44 C’est donc avec un regard de chamane que Kopenawa analyse les événements dramatiques qui se déroulent sous ses yeux. Voyant un lien entre la dévastation locale et les processus socio-économiques globaux, les chamanes de Watoriki élaborent une théorie de l’histoire et des motivations des Blancs qui débouche sur une annonce prophétique, émanant des xapiri : la chute du ciel – cataclysme déjà survenu à l’horizon mythique – se reproduira, écrasant aussi bien les Yanomami que les Blancs, si ces derniers ne cessent pas de consommer la forêt, d’en retirer le pétrole, l’or et autres minéraux qu’Omama, dans sa grande sagacité, avait cachés sous terre. En « cuisant » ces matériaux extraits du sous-sol dans les usines qui produisent les biens matériels auxquels ils sont viscéralement attachés, les Blancs brûlent la poitrine du ciel, répandent des fumées xawara et propagent ainsi encore plus d’épidémies.

45 Dans l’économie politique radicalement différente qui est la leur, rien n’a plus de valeur que les gens, et la terre est plus solide encore que la vie : Toutes les marchandises des Blancs ne seront jamais suffisantes en échange de tous ses arbres, ses fruits, ses animaux et ses poissons. Les peaux de papier de leur argent ne seront jamais assez nombreuses pour pouvoir compenser la valeur de ses arbres brûlés, de son sol desséché et de ses eaux souillées […]. Aucune marchandise ne pourra acheter tous les Yanomami dévorés par les fumées d’épidémie. Aucun argent ne pourra rendre aux esprits la valeur de leurs pères [chamans] morts ! (p. 373)

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Troisième partie : La chute du ciel

46 Les neuf derniers chapitres du récit de Kopenawa sont centrés sur son expérience de porte-parole de son peuple, de ses premières participations à des réunions indigénistes locales, jusqu’à ses interventions médiatisées en Europe et aux États-Unis.

47 Fort à propos, cette partie débute par un chapitre consacré à l’importance de la parole comme source de respect et d’influence chez les Yanomami. Une précieuse ethnographie des arts oratoires yanomami nous est offerte – incluant une description des harangues des anciens, hereamu, et des dialogues cérémoniels wayamu. L’on peut y voir Kopenawa douter en toute humilité de ses facultés de leader dans sa propre communauté. Il semble ici hésitant, respectueux de ses aînés et peu sûr de sa capacité à enchaîner les termes comme il conviendrait, à parler avec fermeté et attirer l’attention de ses auditeurs. La même hésitation caractérisait ses premiers pas dans la carrière de porte-parole de la cause yanomami. De sa première expérience, il se souvient : Je n’avais même jamais encore fait de discours hereamu dans ma propre maison ! J’étais inquiet et mon cœur battait très fort dans ma poitrine. Je ne savais pas encore faire sortir les mots de ma gorge, l’un après l’autre ! Je me disais : « comment vais-je bien pouvoir faire ? Comment les Blancs parlent-ils en ces occasions ? De quelle manière commencer ? » (p. 407)

48 Plus tard, bien qu’ayant gagné en expérience, il dut expliquer les souffrances engendrées par la ruée vers l’or et constate que : C’était difficile. Je devais dire tout cela dans un autre parler que le mien ! Pourtant, à force d’indignation, ma langue devenait plus agile et mes paroles moins embrouillées […]. Depuis lors, je n’ai plus arrêté de parler aux Blancs. Mon cœur a cessé de battre trop vite lorsqu’ils me regardent et ma bouche a perdu sa honte. Ma poitrine est devenue plus forte et ma langue a perdu sa rigidité. Si les mots s’emmêlaient dans ma gorge en n’en laissant sortir qu’une voix grêle et hésitante, ceux qui seraient venus m’entendre se diraient : « Pourquoi cet Indien veut-il donc nous parler ? Nous attendions de lui des paroles de sagesse, mais il ne dit rien ! ». C’est pourquoi je m’efforce de toujours parler avec courage. Je ne veux pas que l’on pense : « les Yanomami sont idiots et n’ont rien à dire […]. Ils ne savent que demeurer immobiles, les yeux perdus, muets et apeurés ». (p. 409)

49 De tous les voyages de Kopenawa, ce sont ceux qui l’ont amené à Stonehenge, à la Tour Eiffel et dans le Bronx dont il nous rend compte avec le plus de détails. L’ambition indéniablement universaliste du discours chamanique ressort clairement de ces pages, où l’on voit Kopenawa resituer chacun de ces lieux et les expériences qu’il y a vécues dans la topographie symbolique des mythes relatifs à la création et à l’histoire des Blancs, tout en acquérant des connaissances supplémentaires sur les esprits qui résident parmi eux. De tels périples au loin comportent en outre beaucoup de risques, car les chamanes ne doivent en aucun cas se rendre là d’où viennent leurs auxiliaires spirituels, sous peine d’en mourir. Kopenawa dut déployer des trésors d’ingéniosité pour contourner cette difficulté, encore renforcée par le risque bien réel que ses esprits laissés à Watoriki ne le quittent à tout jamais, frustrés qu’ils pourraient être par l’abandon de leur père absentéiste.

50 Les musées semblent systématiquement heurter la sensibilité des populations autochtones. Les Yanomami éliminent systématiquement toute trace de leurs morts et les exposer à la vue de tous dans un édifice public relève littéralement, pour Kopenawa, de l’inconcevable. Mais surtout, il se demande si tel est vraiment l’avenir que lui réservent les Blancs. Est-ce cela qui restera de nous quand ils en auront fini avec la

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forêt ? Les voyages de Kopenawa ont, sans conteste, enrichi la mythologie yanomami. Dans cette optique, les voyages outre-mer relèvent toujours un peu de la prédiction.

51 Dans le Bronx, Kopenawa est frappé par l’indifférence sereine des Blancs face à l’exclusion sociale : Pourtant, si au centre de cette ville [New York] les maisons sont hautes et belles, sur ses bords, elles sont en ruine. Les gens qui vivent dans ces endroits n’ont pas de nourriture et leurs vêtements sont sales et déchirés. Quand je me suis promené parmi eux, ils m’ont regardé avec des yeux tristes. Cela m’a fait peine. Ces Blancs qui ont créé les marchandises pensent qu’ils sont ingénieux et valeureux. Pourtant, ils sont avares et ne prennent aucun soin de ceux qui, parmi eux, sont dépourvus de tout. Comment peuvent-ils penser être de grands hommes et se trouver aussi intelligents ? Ils ne veulent rien savoir de ces gens misérables qui font pourtant partie des leurs. Ils les rejettent et les laissent souffrir seuls. Ils ne les regardent même pas et se contentent, de loin, de leur attribuer le nom de « pauvres ». (p. 460)

52 Pour Kopenawa, l’intelligence des Blancs s’investit essentiellement dans la technique, et leur culture est avant tout matérielle. Comme la plupart des autres Yanomami de ma connaissance, il est donc totalement affligé par la portion congrue accordée à la parenté par les Blancs, certes ingénieux mais nettement infra-sociaux.

53 À de multiples reprises, Kopenawa se demande si le génie manufacturier des Blancs est vraiment aussi malin qu’il le paraît. L’un des exemples d’anthropologie comparative les plus intéressants se trouve dans un chapitre justement nommé « L’amour de la marchandise », qui détaille le contraste entre la tendance des Blancs à assujettir les relations sociales à l’accumulation des biens, d’une part, et la propension inverse des Yanomami à faire circuler les objets, d’autre part. Sa réflexion porte, entre autres, sur la catégorie indigène de matihi, qui inclut les ornements personnels des Yanomami, les gourdes dans lesquelles sont conservées les cendres des morts et aussi, depuis l’arrivée des Blancs, leurs biens matériels. Kopenawa tient, à cet égard, des propos aussi profonds que beaux : C’est ainsi. Les marchandises ne meurent pas. C’est pourquoi nous ne les accumulons pas de notre vivant et nous ne les refusons jamais à ceux qui les demandent. Si nous ne les donnions pas, elles continueraient à exister après notre mort et moisiraient seules, délaissées sur le sol de notre foyer. Elles ne serviraient alors qu’à faire peine à ceux qui nous survivent et pleurent notre mort. Nous savons que nous allons disparaître, c’est pourquoi nous cédons facilement nos biens […]. Ainsi les marchandises nous quittent-elles rapidement pour se perdre dans les lointains de la forêt avec les hôtes de nos fêtes reahu ou de simples visiteurs […]. Lorsqu’un être humain meurt, son spectre n’emporte aucun de ses biens sur le dos du ciel, même s’il est très avare ! Les objets qu’il avait fabriqués ou acquis sont abandonnés sur la terre et ne font que tourmenter les vivants en ravivant la nostalgie de sa présence. Nous disons alors que ces objets sont orphelins et que, marqués par le toucher du mort, ils font peine. (p. 435)

54 Il est ironique que tant de violence ait été imposée aux Yanomami au nom de leur prétendue violence. Il est bien connu que l’image guerrière qu’on leur a imputée a été instrumentalisée par les gouvernements militaires brésiliens et les gens désireux de s’approprier leur territoire, y voyant la légitimation de son invasion au nom de sa mise au service de la productivité et du soi-disant développement. Le fameux ouvrage de Chagnon (1968), maintes fois réédité et présentant les Yanomami comme des « gens féroces », n’aura guère non plus contribué à leur bien-être. Kopenawa semble, à ce sujet, résolu à rétablir la vérité. Et tout comme il l’a fait à propos des biens matériels, il insiste sur un contraste : ici, celui entre les raids de vengeance des Yanomami et les

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guerres des Blancs. Les premiers, modestes et motivés par le désir d’apaiser la rage provoquée par le décès d’un proche, les secondes démesurées, visant à l’accumulation de biens matériels dans des proportions absurdes, et entraînant une quantité pharamineuse de morts, sans commune mesure avec les règlements de compte interindividuels des Amérindiens. Ici encore, ce sont les gens qui comptent, et non le pétrole, les minerais et autres biens qui suscitent la convoitise des Blancs et les incitent à faire la guerre10. Tant les motivations que les proportions sont incommensurables : Eux se bataillent en très grand nombre, avec des balles et des bombes qui brûlent toutes leurs maisons. Ils tuent même les femmes et les enfants ! Et ce n’est pas pour venger leurs morts, car ils ne savent pas les pleurer comme nous le faisons. Ils font leur guerre simplement pour de mauvaises paroles, pour une terre qu’ils convoitent ou pour y arracher des minerais et du pétrole. (p. 474)

55 Kopenawa ne sous-estime pas les différents moyens ritualisés dont usent les Yanomami pour résoudre leurs conflits, y compris les raids guerriers. Il ne s’agit cependant que de moyens de contrôler l’accumulation de rage. Clastres voyait la « société primitive », cette « totalité une », comme une machine à segmenter, interdisant l’émergence d’instances de pouvoir séparées de la société. Dans la même veine, Kopenawa insiste lui aussi sur la mise à l’écart de la rage, évitant ainsi une accumulation de colère prolongée qui aboutirait à des guerres sur une large échelle. Il estime cependant qu’aujourd’hui, le courage des Yanomami doit être intégralement dirigé contre leurs véritables ennemis : les Blancs qui veulent dévorer leurs terres et leur peuple. En dépit de tous les dommages subis, Kopenawa prend cependant bien garde d’éviter les généralisations abusives : Nous ne sommes pas les ennemis des Blancs. Mais nous ne voulons pas qu’ils viennent travailler dans notre forêt car ils sont incapables de nous rendre la valeur de ce qu’ils y détruisent. C’est ce que je pense. (p. 372)

56 L’ouvrage s’achève sur l’un des avertissements les plus vifs proférés par Kopenawa, appelant solennellement à empêcher les Blancs de détruire la planète et faire disparaître les chamanes, seuls capables de prévenir l’imminente chute du ciel : Sans chamans, la forêt reste fragile et ne tient pas en place toute seule […]. Si les êtres de l’épidémie continuent à y proliférer, les chamans finiront par tous mourir et plus personne ne pourra l’empêcher de tourner au chaos. Maxitari, l’être de la terre, Ruëri, celui du temps couvert et Titiri, celui de la nuit, se mettront en colère. Ils pleureront leur mort et la forêt deviendra autre. Le ciel se couvrira de nuages obscurs et le jour ne se lèvera plus. Il n’en finira pas de pleuvoir. Un vent d’ouragan soufflera sans trêve. La forêt ne connaîtra plus le silence […]. Cela est déjà arrivé, mais les Blancs ne se demandent jamais pourquoi […]. La terre se gorgera d’eau et commencera à se putréfier. Puis les eaux la recouvriront peu à peu et les humains deviendront autres, comme c’est arrivé au premier temps. (pp. 534-535)

57 Lorsque le ciel tombera, nous serons tous écrasés et envoyés nous écrabouiller dans l’inframonde. Les chamanes yanomami le savent, l’ayant déjà vu au commencement des temps : Si les Blancs finissaient par devenir plus avisés, mon esprit pourrait retrouver le calme et la joie. Je me dirais : « C’est bien ! Les Blancs ont acquis de la sagesse. Ils ont enfin pris en amitié la forêt, les êtres humains et les esprits xapiri ! ». Mes voyages prendraient fin. J’aurais bien assez parlé loin de ma maison et empli de peaux de papier du dessin de mes paroles. Je n’irai plus visiter la terre des Blancs que de temps à autre. J’y dirais alors à mes amis : « Ne m’appelez plus si souvent ! Je veux devenir esprit et continuer à étudier avec les xapiri ! Je veux seulement

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devenir plus savant ! ». Je me cacherais alors dans la forêt avec mes anciens pour boire la yãkoana jusqu’à en redevenir très maigre et oublier la ville. (p. 527)

58 Espérons que La chute du ciel soit prochainement traduite, notamment en anglais, en espagnol et en portugais. Les paroles de Kopenawa pourront alors se propager, comme antidote, avec autant de force et de rapidité que les épidémies cannibales xawara. Ce n’est qu’en améliorant la pensée des Blancs que les effets délétères de leurs actes pourront être contrés. Kushu ha !

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CHAGNON Napoléon 1968 Yanomamö. The fierce people, Holt, Rinehart and Winston, New York.

HANBURY-TENISON Robin 1982 Les Aborigènes de l’Amazonie. Les Yanomami, Éditions du Club France-Loisirs/Time Life, Paris.

KELLY José Antonio 2004 Relations within the health system among the Yanomami in the Upper Orinoco, Venezuela, PhD. dissertation, University of Cambridge, Cambridge.

LÉVI-STRAUSS Claude 1984 Paroles données, Plon, Paris.

MIMICA Jadran 1988 Intimations of infinity : the mythopoeia of the Iqwaye counting system and number, afterword by Roy Wagner, Berg Publishers, Oxford.

SURRALLÉS Alexandre 2003 Au cœur du sens : perception, affectivité, action chez les Candoshi, Éditions du CNRS, Paris.

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VIVEIROS DE CASTRO Eduardo 1992 From the enemy’s point of view : humanity and divinity in an Amazonian society, University of Chicago Press, Chicago.

2004 « Perspectival anthropology and the method of controlled equivocation », Tipiti, 2 (1), pp. 3-22.

2007 « La forêt des miroirs. Quelques notes sur l’ontologie des esprits amazoniens », in Frédéric B. Laugrand et Jarich G. Oosten (éds), La nature des esprits dans les cosmologies autochtones, Les Presses de l’Université Laval, Québec, pp. 45-74.

WAGNER Roy 1972 The curse of Souw : principles of Daribi clan definition and alliance in New Guinea, University of Chicago Press, Chicago.

1978 Lethal speech : Daribi myth as symbolic obviation, Cornell University Press, Ithaca.

1981 The invention of culture, University of Chicago Press, Chicago.

NOTES

1. « [E]very understanding of another culture is an experiment with our own » [Toutes les notes ont été ajoutées par le traducteur, Philippe Erikson (Université Paris Ouest Nanterre La Défense)]. 2. « [T]heir misunderstanding of me was not the same as my misunderstanding of them ». 3. « Indiens agressifs et guerriers », « tribu indienne où aucun Blanc n’avait jamais pénétré », en disait par exemple la jaquette d’un autre ouvrage publié, en 1968, dans ce que Jean Malaurie appelle, dans l’auto-élogieuse préface qu’il donne à ce livre, « la bibliothèque indienne de Terre Humaine » (p. 7). En 1982, l’introduction d’un livre pourtant remarquablement bien documenté et signé par le fondateur de Survival International présentait encore les Yanomami comme le « groupe le plus important de tous les Indiens des Amériques à vivre dans un isolement quasi- total […] ethnie coupée du monde et aux origines lointaines […] au mode de vie demeuré pratiquement immuable depuis des milliers d’années » (Hanbury-Tenison 1982, p. 5). 4. Les deux tout premiers incipits de l’ouvrage (pp. 13-15) sont respectivement des citations de Claude Lévi-Strauss et de Davi Kopenawa. Non sans humour, le rapprochement entre les deux est encore renforcé par le titre choisi juste après (pp. 37-40) pour les propos introductifs de Kopenawa : « paroles données », qui évoque évidemment l’ouvrage éponyme de Lévi-Strauss (1984). 5. Les cahiers photos de l’ouvrage comprennent essentiellement des clichés de Kopenawa pris entre 1972 et 2009. Il apparaît le plus souvent peint, soit chez lui, soit en compagnie des grands de ce monde, tels le secrétaire général des Nations Unies et pas moins de trois présidents du Brésil. On le voit aussi devant des lieux emblématiques de sa trajectoire cosmopolite : la Tour Eiffel, l’Empire State Building, le parlement britannique, Stonehenge, etc. 6. « Legions are the stories of anthropologists who are such magnificent fieldworkers that they actually went native, or should have, who could do the tribal dances but not describe them, who could become possessed by the native spirits but not discuss them ». 7. Dans son avant-propos, Bruce Albert précise par ailleurs que « la transcription des onomatopées, pourtant si savoureuses et finement codifiées en yanomami, a été limitée au maximum afin d’alléger le texte. En revanche, quelques interjections, employées de façon récurrente pour introduire des propos cités, ont été conservées. Il s’agit de : asi ! qui indique la colère ; awe ! qui marque l’approbation ; haixopë ! qui dénote la réception (approbatrice) d’une information nouvelle ; ha ! qui marque la surprise (satisfaite et/ou ironique) ; hou ! qui dénote

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l’irritation ; ma ! qui exprime la désapprobation et, enfin, oae ! qui marque une remémoration subite » (p. 26). 8. « [a] myth is “another culture”, even for those of its own culture ». 9. Sur le concept de xawara, ainsi que le rapport entre fumées, Blancs et épidémies, la note 8 du chapitre 7 de La chute du ciel… précise : « l’épidémie (xawara) se propage dans le monde visible sous forme d’une fumée (xawara wakëxi). Aux yeux des chamans, elle prend la forme d’une cohorte d’esprits maléfiques cannibales (xawarari) semblables aux Blancs qui dévorent et cuisinent leurs victimes ». 10. Les propos de Kopenawa sur les conflits des Blancs ont été recueillis juste après la première guerre du Golfe (1990-1991), qui a visiblement eu beaucoup d’influence sur son point de vue.

AUTEURS

JOSÉ ANTONIO KELLY LUCIANI

Universidade Federal de Santa Catarina, Florianópolis

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LE TOURNEAU François-Michel, Les Yanomami du Brésil. Géographie d’un territoire amérindien

Xavier Arnauld de Sartre

RÉFÉRENCE

LE TOURNEAU François-Michel, Les Yanomami du Brésil. Géographie d’un territoire amérindien, Belin, coll. « Mappemonde », Paris, 2010, 479 p., bibl., ill., cartes, photos, tabl.

1 Hasard éditorial… et hasard du calendrier des recensions : l’ouvrage de François-Michel Le Tourneau sur le territoire Yanomami paraît (presque) au même moment que l’autobiographie à deux voix de Davi Kopenawa et Bruce Albert, et il est donc heureux que ce compte rendu accompagne celui de José Kelly sur La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami. Le hasard fait bien les choses, tant les deux ouvrages se complètent, l’un (celui de François-Michel Le Tourneau) décrivant, comprenant et parfois condamnant, sans l’avoir prémédité, la face blanche du processus décrit de l’intérieur par l’autre, en même temps qu’il propose une lecture globale du territoire yanomami. La complémentarité des deux ouvrages peut se lire à trois niveaux au moins : au niveau des croisements entre les itinéraires des auteurs de chacun des ouvrages, au niveau, nous venons de le dire, de la lecture croisée du même phénomène, enfin, au niveau de la complémentarité entre les disciplines de chacun des auteurs, l’anthropologie et la géographie.

2 Le premier niveau paraît le plus anecdotique, mais il n’en est pas moins utile. Au fil des pages de l’ouvrage de François-Michel Le Tourneau, qui décrit à peu de choses près la même période historique que celle couverte par la vie de Davi Kopenawa, nous voyons agir celui-ci et Bruce Albert, qui sont ainsi resitués dans leur contexte historico- géographique. Bruce Albert est le premier à apparaître, sa figure se dessinant au fur et à mesure que la lutte pour la reconnaissance des droits yanomami s’installe et se résout, au moins temporairement : si son itinéraire est intimement lié à celui de la

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reconnaissance des Yanomami, c’est que Bruce Albert a joué un rôle fondamental dans cette reconnaissance. Le jeune anthropologue qu’il est dans les années 1980 participe au premier projet affichant explicitement son objectif de reconnaissance des Yanomami : le projet Yanoama de Kenneth Taylor. Sa figure se précise au travers des analyses de la création et du fonctionnement de l’ONG CCPY, sans laquelle les Yanomami ne seraient pas ce qu’ils ont réussi à devenir aujourd’hui. Il est toujours présent quand, dans les troisième et quatrième parties de l’ouvrage, est posée la question de la structuration et du futur du territoire yanomami. Il faut dire que Bruce Albert a joué un rôle essentiel dans l’entreprise de François-Michel Le Tourneau, puisque c’est lui qui l’a pour la première fois invité chez les Yanomami et qui a en partie guidé ses pas tout au long de ces années passées à travailler avec et sur ces Indiens. Quant à Davi Kopenawa, son rôle dans la structuration et la résonnance internationale de ce territoire est aussi clairement mis en évidence, en particulier dans les dernières parties de l’ouvrage où de longs développements lui sont consacrés.

3 Cependant, l’ouvrage de François-Michel Le Tourneau constitue bien évidemment plus qu’une simple mise en contexte des deux auteurs de l’ouvrage au regard duquel nous le lisons. Il en constitue la face blanche – au sens où il peut apparaître comme l’étude fine des logiques qui, du côté des Blancs, ont présidé au contact des Yanomami, à leur tentative d’ethnocide, puis à la reconnaissance de leurs droits. Le scientifique le sait, mais il n’est jamais inutile de le rappeler : étude compréhensive (des logiques de la face blanche) du contact avec les Yanomami ne veut pas dire blanchiment des conséquences que ce contact a eues. Bien au contraire, François-Michel Le Tourneau démontre, archives à l’appui, que les différents pouvoirs qui se sont succédé avaient une conscience claire des impacts qu’auraient sur les Indiens les actions qu’ils ont laissé se dérouler. Il décrit l’ethnocide presque achevé des Yanomami en en montrant à la fois les logiques et la non-nécessité, le fait qu’il aurait pu être évité si les rapports de force interne au Brésil, comme on l’imagine aisément pour toute autre puissance colonisatrice, avaient été différents. Ce faisant, il permet d’imaginer très clairement le processus selon lequel d’autres ethnocides sont, eux, arrivés à terme.

4 Le fait que François-Michel Le Tourneau ait été au contact, presque étroit, des acteurs de la défense des Indiens n’impliquait pas nécessairement que son argumentaire prenne cette forme. Ce serait méconnaître à la fois les conditions dans lesquelles il s’est engagé dans son étude des Yanomami et l’objectivité dont il a constamment voulu faire preuve dans son analyse. Le premier « contact » avec Bruce Albert a été rugueux, et François-Michel Le Tourneau n’était pas prédestiné à devenir un défenseur de la cause indigène. Sa justesse s’est petit à petit imposée à lui. Quand l’auteur affirme, dans son avant-propos, qu’il pense que « [sa] vision » n’a pas été plus « brouillée » que son « traitement de l’information » n’a été « rendu partisan » par sa proximité des ONG, on peut lui faire confiance : il se fonde, pour son étude du contact entre les Yanomami et le reste du monde, sur des archives de ce contact, archives qu’il replace dans leurs contextes historiques. À plusieurs reprises, lorsqu’il manque d’archives, lorsque les discussions semblent s’être déroulées dans des coulisses dont il ne reste nulle trace, François-Michel Le Tourneau est conduit à émettre des hypothèses qui emportent d’autant plus l’adhésion du lecteur que leur bien-fondé est démontré à la fois par les logiques générales des différents acteurs incriminés et par les conséquences avérées de telles actions. À aucun moment l’auteur ne peut être pris à défaut dans son

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argumentation… ce qui rend d’autant plus implacable sa dénonciation, involontaire pourrait-on dire, de ce contact pour le moins problématique.

5 De ce fait, Le Tourneau est un défenseur non militant, objectif pourrait-on dire, des Yanomami. Est-il nécessaire de rappeler combien ce type d’argumentaire est nécessaire ? Il apparaissait évident que l’ouvrage du duo Kopenawa-Albert pourrait être lu comme un plaidoyer pour la défense des Yanomami, Bruce Albert endossant ce rôle dès le début du livre. En revanche, les sceptiques – et les spécialistes de la fabrication de l’opinion savent qu’ils sont nombreux – ne pourront pas, à la lecture de l’ouvrage de François-Michel Le Tourneau, attribuer l’analyse à la partialité de l’auteur.

6 Mais foin de politique. Ce serait trahir le projet de François-Michel Le Tourneau que de lui accorder plus de place qu’elle n’en a eu dans la démarche de l’auteur. Ce serait masquer les très belles pages qui supportent son propos. En effet, François-Michel Le Tourneau n’est pas qu’« objectif », c’est aussi un auteur accompli. Il a pris un plaisir évident à écrire ce livre. Le plaisir est contagieux, bien évidemment, et le lecteur se plaît à suivre l’auteur dans les détails qu’il donne de la construction d’une route en forêt amazonienne, du fonctionnement du garimpagem, des scènes politiques et de leurs coulisses, de l’entreprise pionnière ou du fonctionnement d’un « territoire indigène ». Tant d’univers différents, plus opposés qu’alliés, participent de la construction et de l’avenir de ce territoire, que l’on est conquis par le tour de force qui a consisté à les réunir en un seul ouvrage.

7 C’est là l’entreprise d’un géographe dont l’objectif fut de montrer comment se construit un territoire, une région. Ce projet, qui est celui de la géographie régionale à laquelle François-Michel Le Tourneau se réfère dans l’introduction de l’ouvrage, prend un tout autre sens dès lors qu’il s’agit d’un territoire indigène. Jusqu’à présent, lorsque l’on étudiait la formation d’une région en Amazonie, c’était par le biais de l’entreprise pionnière. Olivier Dollfus et Pierre Monbeig ont les premiers montré la voie, et Le Tourneau est de ce point de vue leur digne héritier. Toutefois, une démarche nettement moins habituelle en géographie est requise pour lire un processus de régionalisation dans le cas de sociétés totalement étrangères non seulement à l’idée de région, mais plus encore, à leur propre identité collective – étrangeté à laquelle fait écho la négation de ces populations par un grand nombre d’acteurs ayant une influence essentielle sur leur devenir.

8 La première partie de l’ouvrage est consacrée à la manière dont ce peuple s’est révélé à lui-même en même temps qu’il s’est confronté à l’altérité radicale, à l’homme blanc. Jusqu’au contact prolongé avec les Blancs, François-Michel Le Tourneau explique que les Yanomami étaient un peuple pour qui la figure de l’autre était incarnée par les groupes indigènes qui n’étaient ni leurs amis ni leurs ennemis, et qui leur étaient de ce fait vaguement hostiles. C’est dire le choc que constitua pour eux le contact prolongé avec les Blancs, puis la prise de conscience du monde dont ces derniers ne sont en fait que l’avant-garde. C’est dire aussi l’ampleur du travail sur eux-mêmes qui leur fut nécessaire pour se constituer en tant que société. Le choc fut certes moins violent pour les Blancs, mais ceux-ci n’en eurent pas moins du mal à reconnaître les territorialités indigènes – pour des raisons tant conceptuelles que, l’on s’en doute, politico- économiques.

9 C’est ce double processus de reconnaissance que François-Michel Le Tourneau décrit dans la deuxième partie de son ouvrage. Celle-ci s’ouvre sur une mise en évidence de l’univers des possibles en termes de reconnaissance du territoire yanomami,

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possibilités qui se structurent autour d’une opposition radicale : faut-il reconnaître un seul territoire de grande taille, ou se contenter de démarquer de multiples îlots ? Qu’est-ce qui préside à ces choix ? Sur quelles connaissances de la réalité ces choix sont-ils fondés ? Quels acteurs agissent en faveur de l’un ou de l’autre ? Quelles logiques ces acteurs suivent-ils ? Voire pour certains d’entre eux : quels intérêts les animent ? Quels conflits l’hésitation entre ces deux possibilités révèle-t-elle ? L’analyse est ici très fine, et Le Tourneau montre bien que les hésitations des Blancs sont dans un premier temps le fait de leur relative ignorance de la situation des Yanomami, puis celle de leur volonté délibérée d’ignorer cette situation.

10 La complexité des Blancs va bien évidemment au-delà d’une simple opposition entre les défenseurs de la cause indigéniste et les autres, sourdement hostiles aux Indiens quand ils ne les massacrent pas directement. Essayons de reprendre quelques-uns des principes qui différencient les différents protagonistes en groupes d’acteurs aux intérêts contradictoires. Certes, le choix de l’engagement au côté des Indiens est bien évidemment crucial pour comprendre les logiques d’action des indigénistes. Néanmoins, pour les autres acteurs, la périodisation politique est un facteur tout aussi essentiel que celui de la connaissance des Yanomami pour comprendre le sort qui leur est réservé : la dictature d’abord, le retour à la démocratie ensuite1, et le Brésil d’après Constitution de 1988 enfin… Le niveau d’échelle duquel ces acteurs tirent leur légitimité et où ils placent leurs actions est tout aussi important : le niveau fédéral est soit opposé, soit allié, avec le niveau étatique ; les garimpeiros tentent de faire adhérer à leur cause les politiques locaux – et la perte de leur soutien leur sera d’ailleurs (provisoirement ?) fatale ; les indigénistes, alliés à certains missionnaires, tirent quant à eux profit de leur légitimité internationale pour renforcer leur action locale ; d’autres acteurs, au contraire, tirent profit d’arguments nationalistes pour s’allier une opinion publique toujours encline à se méfier de l’intervention étrangère2. Des divisions plus subtiles encore apparaissent en outre au sein de chacun des niveaux : les différents services de l’Union, au premier rang desquels l’armée, ont des compétences et des instructions qui les conduisent à jouer des rôles différents ; les Indiens eux-mêmes ne parlent pas tous d’une même voix, soit parce que le conflit guerrier structure profondément les relations des groupes entre eux, soit parce qu’au sein de chaque groupe les possibilités de troc avec les Blancs sont diversement appréciées.

11 Enfin, ces contradictions évoluent, des alliances se nouent et se dénouent… jusqu’au moment où, à la fin de la deuxième partie, peut être créé le territoire indigène. Création d’autant plus précieuse qu’elle n’était pas nécessaire : le vent du boulet ethnocidaire n’est pas passé loin des Yanomami. Dès lors, la troisième partie peut être consacrée à la fragile stabilisation de ce territoire au cours des années 1990 : alors que les plaies de l’expansion de la prospection minière ne sont pas encore pansées, il faut assurer le contrôle du territoire, mettre en place un système de santé efficace, et surtout, surtout, s’organiser. Ces trois processus ne se déroulent pas sans heurts et François-Michel Le Tourneau décrypte ce que les acteurs du développement ne savent que trop bien : une fois la survie d’une population assurée, une fois que l’action humanitaire a fait son œuvre, il faut organiser une population sans la nier, assurer non seulement sa survie, mais sa permanence identitaire dans un contexte qui a inexorablement changé, et inscrire sa propre action dans une temporalité forcément réduite…

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12 Pour cela, il n’existe pas de solution toute faite : les Yanomami comme leurs alliés de la première heure doivent réinventer leur propre manière d’agir, ils doivent composer avec de nouveaux acteurs – alliés, certes, mais aux logiques d’actions différentes – et ils doivent accepter de transférer aux organes fédéraux, les ennemis d’hier, des compétences que ces derniers doivent assumer alors qu’ils ne sont pas toujours en mesure de le faire de manière efficace. Certes, cela se déroule dans un contexte globalement apaisé, mais l’on devine que cela ne va pas sans difficultés. À ce niveau, l’émergence d’un líder indigène tel que Davi Kopenawa est essentielle. C’est sur ces enjeux que se termine la troisième partie.

13 Le territoire étant stabilisé, ses enjeux étant mis en évidence, François-Michel Le Tourneau peut exercer son métier initial, celui de géographe. Ou, plus exactement, il peut étudier ce qui est souvent considéré comme le cœur du métier de géographe, l’organisation d’une portion d’espace et de ses relations avec d’autres portions d’espaces, situées à côté de ce lieu ou appréhendables à d’autres niveaux. La portion d’espace étudiée est, en l’occurrence, un territoire indigène. Si François-Michel Le Tourneau a su montrer que, pour comprendre la forme de ce territoire et les dynamiques qui l’animent, le géographe doit tour à tour se faire historien, analyste politique et décrypteur de l’action de développement, il sait aussi mobiliser les outils classiques de la géographie : analyse de la structuration de l’espace yanomami, de ses dynamiques démographiques, économiques et politiques et aussi de ses relations avec les autres niveaux scalaires, avec les régions environnantes et les fronts pionniers qui ne sont jamais loin.

14 Au terme de cette dernière partie, le sous-titre de l’ouvrage prend tout son sens : Géographie d’un territoire amazonien. C’est bien de cela qu’il s’agit : géographie régionale, certes, mais inaccessible sans un recours à l’histoire et sans une analyse des conflits culturels fondés sur des intérêts contradictoires… Une géographie qui, en outre, sait parfaitement utiliser tout le potentiel démonstratif des images, qui émaillent ce livre d’une très haute technicité : les cartes sont extrêmement précises, les illustrations nombreuses,… En somme, ce livre est bien celui d’un géographe qui a pleinement assumé les évolutions de sa discipline et les met remarquablement en pratique. Ces deux ouvrages qui renouvellent profondément la connaissance que nous avons des Yanomami illustrent la complémentarité des disciplines scientifiques auxquelles appartiennent François-Michel Le Tourneau et Bruce Albert, la géographie et l’anthropologie.

NOTES

1. À ce niveau, on notera que, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, le retour de la démocratie a causé bien plus de mal aux Yanomami que la période de la dictature militaire. 2. François-Michel Le Tourneau analyse très finement le rôle non seulement d’acteurs non brésiliens dans la reconnaissance des territorialités yanomami, mais aussi les modalités selon

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lesquelles se construit un discours dénonçant une supposée internationalisation de l’Amazonie – c’est d’ailleurs sur ce thème que se conclut l’ouvrage.

AUTEURS

XAVIER ARNAULD DE SARTRE

UMR Société environnement territoire, CNRS/Université de Pau et des Pays de l’Adour

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CHIRIF Alberto y Manuel CORNEJO CHAPARRO (eds), Imaginario e imágenes de la época del caucho: los sucesos del Putumayo

Lorena I. Córdoba

REFERENCIA

CHIRIF Alberto y Manuel CORNEJO CHAPARRO (eds), Imaginario e imágenes de la época del caucho: los sucesos del Putumayo, CAAAP/IWGIA/UPC, Lima, 2009, 226 p.

1 A pesar de reunir ilustraciones magníficas, Imaginario e imágenes de la época del caucho… no es un libro de fotografías, tampoco un libro con fotografías, sino una investigación sistemática sobre la imaginería del auge cauchero en la Amazonía peruana. Alberto Chirif y Manuel Cornejo Chaparro editan una serie de textos que cuenta con la participación de Jean-Pierre Chaumeil, Juan Álvaro Echeverri y María Eugenia Yllia Miranda, además de la propia. Estas diversas colaboraciones se articulan sobre dos grandes ejes temáticos: por un lado, las narrativas y, por el otro, los diversos tipos de imágenes producidas durante el boom cauchero en la tristemente célebre región del Putumayo.

2 La presentación del volumen, así como el primer texto de Alberto Chirif, titulado « Imaginario sobre el indígena en la época del caucho », ofrecen una introducción general al periodo del esplendor cauchero, uno de los procesos históricos más importantes que afectaron a la Amazonía peruana durante fines del siglo XIX e inicios del XX. Hubieron dos grandes zonas de extracción de la goma en el Perú: al sur, las cuencas del Urubamba y del Madre de Dios trazan el escenario legendario de la travesía y la muerte de Carlos F. Fitzcarrald; al norte, entre el Putumayo y el Caquetá, la industria cauchera se desarrolla durante tres décadas bajo el férreo comando de Julio

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César Arana. En ambas regiones, la explotación de la goma produjo cambios significativos en distintos ámbitos económicos, políticos y sociales, pero fundamentalmente, tal como documentan vívidamente las imágenes y los textos aquí compilados, el boom cauchero incentivó la configuración de ciertos estereotipos sobre el indígena amazónico que sobrevivieron al paso del tiempo. Dichos estereotipos deben entenderse en su correspondiente contexto histórico. De hecho, en los debates sobre los efectos del boom cauchero convergen y a veces chocan diversas ideas como el regionalismo, el nacionalismo, las nociones de patria o de civilización, siempre contra el telón de fondo de la presión estatal para consolidar las fronteras republicanas. Justamente, a raíz de su riqueza cauchera el control y la soberanía de esta zona fue la fuente de disputa entre los gobiernos de Perú y Colombia desde fines del siglo XIX, al punto de que debió intervenir como árbitro el mismo Papa Pío IX entre ambas naciones. Las impactantes fotografías de la época ponen en escena una antinomia implícita pero recurrente entre salvaje y civilizado, a partir de la cual se desarrolla paulatinamente una imagen estable, latente: la del indígena peligroso, salvaje, caníbal, que sólo puede entenderse en relación con motivaciones y finalidades bien concretas.

3 En este escenario la región del Putumayo asume un protagonismo inédito cuando se dan a conocer las denuncias de las atrocidades cometidas por The Peruvian Amazon Rubber Company, heredera y continuadora de la Casa Arana. En 1907, Benjamín Saldaña Roca presenta una denuncia penal en la Corte de Iquitos por los abusos, crímenes, violaciones y torturas contra los indígenas del Putumayo. Esta acusación no queda relegada a la esfera legal sino que trasciende los ámbitos de la corte y la prensa local, cruzando el océano y llegando a los diarios de Gran Bretaña. Como la compañía cauchera tenía su sede en Londres, se ven obligados a intervenir tanto la opinión pública como el gobierno británicos; aunque, como nota Chirif, Sir Roger Casement, el cónsul británico en Brasil, parte hacia la zona para investigar la veracidad de los hechos recién en 1910. Por su parte, el gobierno peruano comisiona a Carlos Rey de Castro, su cónsul con sede en Manaos, para investigar el escándalo. El punto crítico son los años 1911 y 1912, cuando el Juez Rómulo Paredes visita el Putumayo, realiza entrevistas a empleados e indígenas y confirma las denuncias. Chirif relata vívidamente los pormenores y las circunstancias que rodearon el arduo proceso legal, y en particular los discursos implícitos en las argumentaciones en disputa: « […] al mismo tiempo de crear el imaginario sobre el indígena, la sociedad dominante creó, en el otro extremo, el del civilizador, en este caso representado por el cauchero, y que tiene como propósito justificar el dominio que éste ejerce y así darle una dimensión moral a su actuación » (p. 21). También examina la legitimación de la empresa cauchera en la construcción discursiva de los actores sociales: por un lado, en el trazado del estereotipo del indígena amazónico, impredecible, inquietante, peligroso; por el otro en la construcción discursiva del barón cauchero que busca el progreso de su región difundiendo generosamente la modernidad, la urbanidad, la civilización.

4 Las dos caras de la moneda se plasman en una serie impresionante de fotografías, dibujos, ilustraciones y bocetos que circularon en la prensa nacional e internacional, y que constituye el punto de partida de los textos de Chaumeil, Cornejo e Yllia. Cuando se piensa en una fotografía generalmente se acepta de forma tácita que la misma es producto de una situación y de un momento específico, y por tanto que la imagen refleja una realidad concreta. « Guerra de imágenes en el Putumayo », el texto de Jean- Pierre Chaumeil, echa por tierra esa premisa básica: con paciencia y erudición demuestra que las fotografías e imágenes que circularon durante la época fueron objeto

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de múltiples transformaciones, manipulaciones y correcciones. Su objetivo consiste en analizar los procesos concretos de fabricación, tránsito y falsificación de imágenes de los indígenas del Putumayo entre 1902 y 1920, tiempo en el cual « […] se observa en toda su dimensión la verdadera “guerra de las imágenes” que libraron los protagonistas de este enfrentamiento, ya que ambas partes utilizaron los mismos procedimientos de difusión » (p. 48). En efecto, la contienda entre apologistas y denunciantes de la actividad cauchera se libra en los tribunales de Iquitos, pero sobre todo en la puja por la aceptación o el repudio moral ante la opinión pública tanto nacional como internacional. Siguiendo las trayectorias de varios personajes importantes de la época – como el fotógrafo español Manuel Rodríguez Lara, el explorador Eugène Robuchon, el cineasta portugués Silvino Santos o el mismo capitán Whiffen –, Chaumeil consigue reconstruir el itinerario de las imágenes utilizadas por ambos bandos. Así, advierte cómo la misma fotografía retocada sirve alternativamente tanto para avalar la acción civilizadora de los caucheros como también para demostrar las crueldades a las que eran sometidos los indígenas.

5 El artículo de Manuel Cornejo y María Eugenia Yllia Miranda, « Percepciones, representaciones y ausencias: narrativas e imágenes de la época del caucho », complementa en el plano discursivo la perspectiva analítica de Chaumeil. Los autores analizan las narrativas que moldearon « [… una] mirada fragmentada, eurocéntrica y colonizadora de la metrópoli, [en la cual] la construcción mitificada de lo salvaje fue un motivo para legitimar el dominio nacional criollo y urbano sobre la población indígena » (p. 170). De hecho, uno de los mayores temores de la sociedad letrada limeña era que las noticias suscitadas por el escándalo del Putumayo se generalizaran y que los horrores « contagiaran » a toda la población urbana, volviéndola « salvaje » ante la opinión internacional. La literatura oficial, al igual que las fotografías, fue empleada entonces para apoyar intereses sectoriales de un modo bien concreto. Cornejo e Yllia rastrean estas interpretaciones estratégicas en los escritos de varios autores que publicaron sus versiones sobre el escándalo del Putumayo, contribuyendo a forjar en el imaginario colectivo la representación del indígena amazónico, como Carlos Amézaga, Pedro Dávalos y Lissón, así como también una cantidad de artículos de opinión que aparecen en periódicos como La Prensa, El Comercio o Variedades. Se preocupan particularmente por interpretar estos textos rescatando la voz que nunca se oyó, la de los propios indígenas que no aparecen más que periféricamente en los testimonios oficiales. Finalmente, analizan varias pinturas sobre llanchama de artistas boras y huitotos, buscando redimensionar la impronta que dejó el periodo cauchero en esas sociedades indígenas, concluyendo que: « […] A través del arte y la pintura los boras y huitotos han sido capaces de superar la frontera del idioma a través del lenguaje de las imágenes de las que se apropian para representar su cultura a un público exterior no indígena » (p. 194).

6 Otro de los puntos altos del volumen es la publicación anotada y comentada de « Los informes del Juez Paredes ». Durante los sucesos del Putumayo los jueces Carlos Valcárcel y Rómulo Paredes cumplieron un papel fundamental en la condena de los caucheros. El primero publicó el libro El proceso del Putumayo, en 1915, en el que dio a conocer los pormenores que tuvo que atravesar para enjuiciar a personajes notables de las elites sociopolíticas. Por su parte, Rómulo Paredes redactó el informe que aquí se publica, acompañado de una pequeña biografía que permite conocer los detalles personales que llevaron al magistrado hasta el asunto Putumayo. Desde 1913 en adelante sus informes habían sido publicados varias veces tanto en inglés como en

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castellano, aunque en selecciones y traducciones parciales. Por primera vez, entonces, Cornejo y Chirif publican en esta ocasión los informes de Paredes en su totalidad, brindando al público una herramienta fundamental a la hora de elaborar una descripción densa del escándalo cauchero: « Sus recomendaciones sobre cómo mejorar la administración de justicia son válidas aún hoy, y no sólo para el Putumayo sino, en general, para cualquier región apartada de nuestro país » (p. 82). Naturalmente los textos de ambos jueces provocaron la antipatía de los caucheros, quienes los acusaron de servir a los intereses del poder central en detrimento de los intereses regionalistas, los hostigaron e incluso los amenazaron de muerte.

7 Por su parte, el artículo « Siete fotografías: una mirada obtusa sobre la Casa Arana », de Juan Álvaro Echeverri, expone y analiza – tal como anticipa su título – siete fotografías tomadas en 1977 sobre las ruinas de la estación central y el centro administrativo de la Casa Arana en La Chorrera. Si bien la calidad de las imágenes es buena, y permite apreciar el abandono y la transformación que sufrieron las instalaciones caucheras, la interpretación asume un carácter personal, poético y hasta romántico que desentona con las demás contribuciones. En este sentido, el ensayo de Echeverri no logra alcanzar la amalgama fluida entre análisis de contexto, imagen y narrativa que destaca al resto de la obra.

8 Finalmente, Alberto Chirif cierra el volumen con « Cien años después del caucho: cambios y permanencias en las relaciones con los pueblos indígenas ». Chirif se pregunta en esta oportunidad qué cambios y qué continuidades pueden advertirse en las comunidades indígenas luego del boom cauchero: ¿cómo se reconfiguró el mapa étnico de los pueblos afectados por procesos como las relocalizaciones, las migraciones o los traslados forzosos? Si el libro comienza con un análisis histórico del principio de la industria cauchera, su esplendor y su caída, este último trabajo revela entonces el estado actual de las poblaciones indígenas del Perú en relación con cuestiones como la emergencia de las organizaciones locales y supralocales, los conflictos políticos, los reclamos sociales y el accionar del gobierno. En suma, si se añade el valor de esta investigación colectiva a una edición impecable y a una calidad fotográfica excelente, no queda más que decir que el público se sentirá gratamente recompensado al leer Imaginario e imágenes de la época del caucho: los sucesos del Putumayo.

AUTORES

LORENA I. CÓRDOBA

CONICET, Argentina

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 355

FONTAINE Laurent, Paroles d’échange et règles sociales chez les Indiens yucuna d’Amazonie colombienne • FONTAINE Laurent, Récits des Indiens yucuna de la Colombie. Textes bilingues

Cédric Yvinec

RÉFÉRENCE

FONTAINE Laurent, Paroles d’échange et règles sociales chez les Indiens yucuna d’Amazonie colombienne, préface de Pierre-Yves Jacopin, postface d’Aurore Monod-Becquelin, L’Harmattan, Paris, 2008, 299 p., bibl., ill., tabl. FONTAINE Laurent, Récits des Indiens yucuna de la Colombie. Textes bilingues, L’Harmattan, Paris, 2008, 223 p.

1 Laurent Fontaine a publié deux livres tirés de sa thèse de doctorat, consacrée aux Yucuna de Colombie, un groupe de langue arawak établi sur le Miriti-Parana et le bas Caqueta.

2 Le premier de ces livres se présente comme une analyse des conceptions de l’échange des Yucuna. Un premier chapitre, à visée méthodologique, de ton très théorique, s’attache à établir l’importance des liens entre parole et contexte social, entre échange linguistique et règles d’échange. Cela fait, l’auteur consacre un bref chapitre aux rapports mythologiques, historiques et linguistiques entre les divers sous-groupes composant ou jouxtant l’ensemble ethnique désigné par le terme « Yucuna » ; après quelques indications concernant les questions de parenté, la fin de ce chapitre traite de l’histoire des rapports avec les Blancs depuis le XVIIIe siècle. Le chapitre III, sous l’intitulé d’une étude des « contextes traditionnels », propose une ethnographie assez

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classique de la division sexuelle des tâches horticoles, cynégétiques, halieutiques, artisanales et rituelles (préparation de la coca), puis une analyse des hiérarchies statutaires et rituelles (maître de maloca, chanteurs-danseurs, chamanes), ainsi que de leur mise en œuvre lors des visites, des travaux collectifs et des divers rituels. Le chapitre IV aborde les relations économiques et commerciales avec les diverses catégories de Blancs de la région (patrons du caoutchouc ou de la pêche, fonctionnaires, missionnaires, anthropologues, commerçants, etc.), domaine dans lequel l’auteur met à profit sa formation d’économiste, pour décrire en particulier les diverses formes d’échanges de biens et de services.

3 Ce sont cependant les chapitres V et VI, représentant à eux seuls la moitié du livre, qui font l’originalité de cette étude. L’auteur s’appuie sur cinq « conversations », enregistrées, transcrites et traduites par ses soins. Ces conversations sont intégralement reproduites, en langue indigène et en traduction juxtalinéaire, avec des analyses morphosyntaxiques de quelques segments de phrases en notes de bas de page. Ces conversations traitent de menus faits de la vie quotidienne, impliquant des « échanges » en un sens très vaste, soit entre proches parents, soit à l’occasion de visites entre Yucuna. De ces conversations, par une approche à la fois pragmatique et sociologique, l’auteur tente de déduire et d’expliciter des règles qui restent implicites pour les locuteurs. Il s’agit, par exemple, de mettre au jour les différents types de biens qui doivent être échangés en même temps que des paroles entre co-résidents : nourriture, informations, coca, etc. Cette analyse est menée avec une grande minutie, de manière linéaire, en suivant pas à pas les répliques de chacun des participants, aussi triviales puissent-elles parfois paraître. Cette fidélité aux matériaux ethnographiques est louable en ce qu’elle évite toute affirmation qui ne serait pas empiriquement fondée. On regrettera toutefois que certains aspects moins ordinaires que les politesses en matière d’échange de nourriture, notamment la manière dont un récit et une interprétation de rêve s’insèrent dans une banale conversation, ne donnent pas lieu à des développements plus conséquents et se limitent à une étude strictement pragmatique. De même, dans une autre conversation, une allusion subite à un éventuel recours à un mode d’activité chamanique est laissée sans grands commentaires. En miroir de ces conversations ordinaires, l’auteur propose une brève analyse de discours rituels, des dialogues cérémoniels d’ouverture et de conclusion de fêtes de boisson ; de cette comparaison il ressort que la spécificité des discours rituels chez les Yucuna consisterait notamment en ce que, à la différence des échanges en contexte ordinaire, les règles d’échange doivent y être explicitement énoncées, idée qui mériterait peut- être d’être creusée et testée dans d’autres cas. Le dernier ensemble de conversations concerne les relations avec les Blancs et permet d’étudier les représentations que les Yucuna se forment des échanges économiques.

4 Le second livre rassemble des textes de plusieurs genres narratifs, en langue indigène et en traduction juxtalinéaire. On y trouve deux mythes « traditionnels » – l’un traitant de l’origine du monde et des capacités respectives des Blancs et des Indiens, l’autre de l’obtention de pouvoirs d’un esprit forestier –, deux « histoires » de forme encore plutôt mythologique ou légendaire – ayant pour thème la transformation d’Indiens en Blancs – et quatre récits d’apparence plutôt historique – traitant de l’arrivée de diverses catégories de Blancs dans la région, patrons du caoutchouc, représentants de l’État, missionnaires, anthropologues. Ces données sont présentées avec un grand soin. Elles manquent cependant parfois quelque peu d’informations contextuelles : on aurait ainsi aimé disposer de précisions sur d’éventuelles différences linguistiques ou

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stylistiques entre ces divers types de récits, portant par exemple sur leurs modalités énonciatives.

5 Ces deux livres, en dépit des quelques points qui laissent le lecteur sur sa faim, présentent des analyses originales et constituent des documents qui intéresseront d’abord les spécialistes du Nord-Ouest amazonien, mais aussi tous les ethnologues qui s’attachent aux problèmes linguistiques, dialogiques et narratifs ou ceux qui étudient les représentations des Blancs en Amazonie.

AUTEURS

CÉDRIC YVINEC

EHESS/Paris 1

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 358

HILL Jonathan D., Made-from-bone. Trickster myths, music, and history from the Amazon

Emmanuel de Vienne

RÉFÉRENCE

HILL Jonathan D., Made-from-bone. Trickster myths, music, and history from the Amazon, University of Illinois Press, Urbana/Chicago, 2009, xxii + 195 p., bibl, gloss., index, ill., cartes, photos

1 Toute mythologie ne se lit pas comme un roman. C’est bien l’intérêt et le succès de ce livre que d’être à ce titre une exception. Pour parvenir à ce résultat que tout ethnographe sait ardu, Jonathan Hill s’est donné en apparence un objectif modeste sur le plan théorique, celui de « fournir un ensemble complet de traductions anglaises des récits Wakuénai sur le passé mythique et ses transformations » (p. i). Dans ce groupe de langue arawak du haut río Negro, la figure mythique centrale est Made-from-Bone, un trickster qui peut compter pour triompher de ses ennemis sur une capacité inégalée à lire les intentions et à manipuler le langage et plus généralement les signes. Le plaisir de lecture tient en grande partie à cette impression d’un ensemble complet, ou du moins organisé. La mythologie wakuénai s’articule en effet en trois parties : « les temps primordiaux », « le monde commence » et « le monde s’élargit » dont Hill montre les spécificités et les rapports qu’elles entretiennent entre elles. La première partie est caractérisée par une violence effective ou potentielle entre affins, tout en commençant d’ailleurs par le meurtre d’un homme par son beau-frère (WB) Great-Sickness. Les os des doigts du mort, conservés par sa veuve, deviennent deux frères-Criquets, dont l’aîné est Made-from-Bone. Ces deux frères doivent contrer les velléités homicides de leur oncle. Puis, dans les mythes qui suivent, Made-from-Bone passe l’essentiel de son temps à éviter d’être tué par ses beaux-pères, beaux-frères et épouses. Sa capacité à tromper augmente d’ailleurs graduellement, pour culminer dans le mythe d’origine des

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mauvais présages. En attachant des interprétations de plus en plus graves à une série de signes (mauvais rêves, sons étranges, odeur, chute, oiseau inhabituel, etc.), il développe une « méthode de terreur sémiotique » qu’il met à profit contre sa femme qui avait tenté de l’assassiner avec l’aide de son frère.

2 Dans la deuxième partie, Made-from-Bone obtient par la ruse des biens et des pratiques auprès de différents êtres mythiques : le sommeil et la nuit, le feu et les palmiers. La violence a cédé la place à une quête pour préparer et créer tout ce dont auront besoin « les nouveaux gens du monde futur ». Made-from-Bone cesse ici d’être le seul héros culturel. Son jeune frère, Manioc-Man, est le protagoniste d’un récit qui explique le passage de l’hostilité entre affins (propre aux temps primordiaux) à des échanges pacifiques et fondés sur le respect et la réciprocité. Remarié après avoir été trompé par sa première épouse, Manioc-Man enseigne aux enfants de son second lit comment demander par le chant rituel mádzukerái la nourriture et les boissons fermentées. Cette demande ritualisée chantée est l’inverse de la violence qui a cours dans la première partie du cycle rituel.

3 La troisième partie, « le monde s’élargit », met en scène Kuwái, fruit de l’union incestueuse de Made-from-Bone avec sa tante paternelle, Première-Femme. Créateur des rituels de fabrication qui rythment le cycle de vie, Kuwái meurt par le feu à l’instigation de Made-from-Bone. De ses cendres naît un arbre dont il redescend sous forme de flûtes et de trompettes, qui sont dès lors l’objet d’une querelle entre les femmes (sous la conduite de Première-Femme) et les hommes (guidés par Made-from- Bone). « Dans leur lutte collective pour contrôler les flûtes et les trompettes de Kuwái, les hommes et les femmes jouent une musique qui crée et élargit le monde pour en faire cette immense région de forêt et de rivières habitée aujourd’hui par les hommes » (p. 115). Cette section rassemble aussi les mythes d’origine du chamanisme et de la sorcellerie.

4 Si ce livre n’était qu’une traduction éclairée de cette mythologie, on pourrait lui reprocher l’absence de transcription en langue indigène, de juxtalinéarisation et d’analyse linguistique, même ponctuelle. Mais son projet est surtout ethnologique : il s’agit en vérité de montrer la fécondité d’une approche qui privilégie la compréhension du rapport entre mythe et histoire (Claude Lévi-Strauss n’apparaît d’ailleurs pas dans la bibliographie). De ce point de vue, loin d’être une affirmation consensuelle, son projet d’envisager la mythologie « non comme un reliquat folklorique d’un passé indigène intouché, mais comme une pratique symbolique dynamique d’interprétation et d’engagement dans un monde contemporain que nous partageons tous » (p. xix) trouve ici une illustration convaincante et précise. Le premier chapitre donne ainsi une synthèse de l’histoire des Wakuénai, dans un contexte géographique nécessairement large, celui du Nord et du Nord-Ouest amazoniens. Le vaste réseau d’échanges auquel les ancêtres des Wakuénai participaient avant la Conquête s’est trouvé largement affecté par les épidémies, les missions et l’esclavage durant la période coloniale. Situés entre deux forces opposées (les Hollandais alliés aux Caribes au nord, les commerçants portugais au sud), ils ont dû pour survivre, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, à la fois fuir et participer à des confédérations interethniques pour faire face à des menaces ponctuelles. La violence connaît un nouveau sommet avec le boom du caoutchouc, en particulier au début du XXe siècle, lorsque Tomas Funes entreprend des raids génocidaires systématiques. Enfin, le contexte de la première enquête de Hill en 1980-1981 est mis en perspective avec la christianisation brutale conduite par les

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missionnaires des New Tribes à partir des années 1950. Hill va plus loin qu’une mise en rapport de la violence qui caractérise les temps primordiaux avec celle qui marque sur près de quatre siècles l’histoire de la région. Il procède de manière systématique par des « interludes », à la fin de chaque partie, dans lesquels un mythe en particulier est analysé à la lumière de l’histoire ou de l’ethnographie.

5 À la fin de la première partie, l’auteur propose ainsi en premier interlude une analyse ethnohistorique du mythe racontant la grossesse adultérine de l’épouse de Made-from- Bone. Dans ce mythe, le trickster créateur découvre que sa femme le trompe avec Anaconda, et décide de se venger. Hill montre que l’Anaconda est ici une « métaphore historique » de l’histoire coloniale, capable de renvoyer aussi bien aux rapports entre Wakuénai et Blancs qu’entre groupes arawak et tukano durant cette période.

6 L’interlude ethnomusicologique qui clôt la deuxième partie se propose d’éclairer le mythe d’origine du rituel d’échange cérémoniel pudáli par le récit d’une occurrence observée en 1981 au cours de laquelle les flûtes kulirrína ont été réintroduites après des décennies d’absence. Bien écrite et intéressante parce qu’elle ne masque pas le contexte de son organisation (en particulier la place centrale occupée par l’ethnologue-mécène), cette partie pèche cependant peut-être par sa brièveté. Le sous-genre vocal mádzurekái, en particulier, par lequel on adresse des demandes chantées de boisson et de biens, n’est illustré que par deux traductions. Si celles-ci suffisent à saisir la logique ironique qui préside à la composition de ces chants, elles sont peut-être insuffisantes au regard de l’importance dans la mythologie de ce moment qui opère le passage entre la violence des temps primordiaux et l’échange pacifique du « monde qui commence ».

7 La coda qui clôt l’ouvrage s’intéresse au dernier mythe de la partie « le monde s’élargit ». Celui-ci (The origin of enchanted spirits and the city of gold) raconte le voyage d’un homme orphelin dans la ville très moderne et où l’or abonde de Temedawí, qui appartient aux esprits yopinái. En plus d’y épouser une femme, selon un motif classique, le héros rencontre le « président » de la ville qui le nomme docteur en charge de l’hôpital pour le restant de ses jours. Ce mythe est éclairé par les changements des rapports avec l’État dans la décennie 1990, qui voit une lutte pour la reconnaissance des droits des communautés autochtones. Mettant en relation ce récit avec l’essor du consumérisme, de l’individualisme et de l’alphabétisation, Hill y lit également une reconfiguration des rapports entre chamanisme et État.

8 Sans souscrire systématiquement aux analyses de l’auteur, on reste convaincu de la fécondité d’une approche historique, en particulier lorsqu’elle concerne le présent : sans cesser d’être par définition conjecturale, elle se nourrit alors de faisceaux d’éléments suffisamment précis pour emporter l’adhésion. On peut néanmoins regretter – mais ce n’est pas là le but du livre – un manque de description des usages ou des effets du mythe. La préface donne de manière précise le contexte de production de l’ouvrage : un premier corpus est enregistré ou recueilli en 1980, 1981 et 1985 auprès d’Horacio López Pequeira. Celui-ci décède en 1991, et c’est donc son fils Felix López Oliveiros qui aide Hill en 1998 à élaborer, six mois durant, les transcriptions et les traductions en espagnol pour un projet de publication bilingue soutenu par le ministère de l’Éducation. On reconnaît ici un contexte désormais répandu, qui tend parfois à supplanter les énonciations quotidiennes. Mais cela n’empêchait pas de préciser ce que Felix Oliveiros, dans ce labeur commun, a formulé comme explications et commentaires aux récits. Dans la mesure en particulier où Hill cherche parfois à dégager la leçon ou la morale des histoires, il est dommage qu’il ne s’appuie pas davantage sur la parole des

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Wakuénai. De plus, que Felix soit peut-être le premier narrateur du mythe de la ville d’or laisse un certain nombre de questions en suspens : qu’en est-il des modalités de légitimation du mythe lorsque son contenu est manifestement nouveau ? Même en l’absence de réponses, on ne peut que conseiller la lecture de cet excellent recueil.

AUTEURS

EMMANUEL DE VIENNE

Laboratoire d’anthropologie sociale

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DÉLÉAGE Pierre, Le chant de l’anaconda. L’apprentissage du chamanisme chez les Sharanahua (Amazonie occidentale)

Philippe Erikson

RÉFÉRENCE

DÉLÉAGE Pierre, Le chant de l’anaconda. L’apprentissage du chamanisme chez les Sharanahua (Amazonie occidentale), Société d’ethnologie, coll. « Recherches américaines » 8, Nanterre, 2009, 409 p., bibl., ill., tabl.

1 Une ombre en premier plan… Celle d’une maison, sans doute, séparée de quatre autres par un terrain de football envahi de hautes herbes… Un grand arbre, tout seul, qui se détache sur un immense fond de ciel bleu… Du linge qui pend sur un fil… Un lampadaire, dont on se demande bien comment il est alimenté… À l’instar de la photo qui en illustre la couverture, l’ouvrage de Pierre Déléage fait fi d’une Amazonie à l’exotisme suranné, tout comme l’auteur se préoccupe a minima de l’organisation sociale et politique de ses hôtes. S’agit-il vraiment de ces mêmes Sharanahua que Janet Siskind (1973) rendit célèbres, voici bientôt quarante ans ? On en douterait presque, mais nul ne s’en plaindra car, si Déléage s’éloigne d’une approche sociologique et holiste de la société qu’il étudie, c’est pour mieux se consacrer à d’autres thèmes, tout aussi cruciaux. Ce livre porte sur rien moins que la cosmologie, la mythologie et surtout le chamanisme, tels qu’on peut les appréhender à travers les actes de parole. L’accent est mis sur l’analyse des discours et de ce que Déléage appelle « l’épistémologie sharanahua », autrement dit les soubassements ontologiques et cosmologiques sur lesquels repose leur chamanisme.

2 Comme toute la génération de jeunes et brillants amazonistes à laquelle il appartient1, Déléage se penche sur les invocations, les récits, les chants… et rien d’autre. Foin de métadiscours grandioses, de gloses ogotommêliques2 ou d’élucubrations ésotériques. Les adeptes du New Age seront sans doute déçus, mais l’on est ici plus proche de Boas

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ou de Sapir que de Reichel-Dolmatoff ou de Castañeda, plus dans le méticuleux solide que dans le brio spéculatif ou le bling-bling constructiviste. L’objectif n’est pas de présenter un grand récit théologique ou une Weltanschauung « clefs en main », mais plutôt de partir des éléments de base – les productions orales des chamanes – et d’essayer d’en dégager le sens grâce aux outils offerts par la linguistique. L’ambition n’est ni l’analyse du chamane comme personnage, ni l’analyse du chamanisme comme institution, mais bien l’appréhension de la production verbale des spécialistes, dûment retranscrite et examinée à la loupe. Plutôt qu’à ses effets sur la thérapeutique, la politique, la cynégétique, etc., Déléage aborde le chamanisme amérindien sous un angle purement technique : celui de la pratique des chants. Ou, plus exactement, de l’analyse de leur contenu.

3 Il faut à cet égard se réjouir que, comme celle de bien des langues amazoniennes, la grammaire du Sharanahua accorde une si grande importance aux modalités épistémiques. C’est une grande chance pour l’ethnologie que des suffixes différents marquent ce que l’on a appris par ouï-dire (le déférentiel) et ce que l’on a directement expérimenté soi-même (l’ostensif, lui-même marqué de manière différente selon que l’ostension ait ou non été partagée avec l’interlocuteur). Dans les analyses qui émaillent l’ouvrage, même l’agrammaticalité de certains énoncés fait sens, Déléage montrant par exemple en quoi leur pouvoir suggestif (mais non immédiatement déchiffrable) permet d’en faire des signifiants formellement transmis aux apprentis, mais comme de simples signifiants creux, dont le sens ne prendra forme que par l’ajout ultérieur d’un signifié que le novice devra découvrir par lui-même, en dehors de la situation d’apprentissage. Après coup, au cours de méditations, de répétitions, et de prises d’ayahuasca, le novice pourra ainsi échapper au déférentiel pour assumer pleinement, ostensiblement, la force des chants. Progressivement, il en viendra littéralement à se les approprier, devenant ainsi lui-même « maître ». Libéré des carcans de la médiation, il aura dès lors, pour ainsi dire, incorporé les chants. À certains égards, Déléage défend l’idée que le chamanisme sharanahua serait avant tout un art de la « décitation »3. Devenir soi- même « maître », autant dire « esprit » (on y reviendra), passe par un long processus qui aboutit à la possibilité d’une véritable prise en charge énonciative de propos dont l’efficace, notamment dans des contextes thérapeutiques, va par ailleurs sans dire. Ou pour le dire autrement : être capable de parler d’événements mythologiques comme si on en était soi-même l’acteur et le témoin direct est un processus long et complexe qui permet d’agir sur le monde, d’y rétablir l’ordre, en réactivant verbalement sa genèse pour mieux pouvoir l’infléchir.

4 Cet ouvrage porte donc essentiellement sur des chants. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la première partie (chapitres 1 à 4, « apprentissage et épistémologie ») soit essentiellement consacrée à introduire et à resituer dans son contexte le corpus présenté dans la seconde partie (chapitres 5 et 6, « chants rituels ») : cinq chants d’apprentissage (dits rabi) entonnés sous l’effet de l’ayahuasca et huit chants thérapeutiques (dits coshuiti), qui constituent le noyau dur de ce travail. On peut certes regretter qu’à la différence de la thèse de doctorat dont cet ouvrage est dérivé (Déléage 2005), il ne soit pas accompagné d’un DVD (ou d’un lien internet) qui permette de les écouter4. On peut aussi déplorer l’absence d’attention portée à la dimension proprement musicale de ces chants, faute sans doute d’avoir pu collaborer avec un ethnomusicologue patenté. Mais au fond, peu importe, l’essentiel étant de disposer de

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transcriptions fiables, suffisantes pour mener à bien le projet scientifique de Déléage, qui consiste explicitement à rendre la parole aux chamanes sharanahua.

5 Les discours chamaniques passaient jusqu’ici pour littéralement incompréhensibles, pour ne pas dire dénués de sens. Le temps de leur restitution semble enfin arrivé, grâce au talent des chercheurs qui s’y consacrent, grâce aux progrès de la technologie qui facilite l’enregistrement et la transcription, mais aussi grâce aux remarquables progrès de l’éducation bilingue un peu partout en Amazonie. Les jeunes ethnologues peuvent ainsi bénéficier de l’indispensable collaboration d’interlocuteurs bilingues, doctes et lettrés. Sans doute le revers de la médaille est-il que les vocations chamaniques, par contrecoup, se raréfient. Il n’y aurait plus qu’un seul chamane éminent chez les Sharanahua, dont la population avoisine les 650 personnes. Paradoxalement, ce sont peut-être les causes mêmes de son affaiblissement qui offrent la meilleure possibilité d’étudier le chamanisme. Mais cela est une autre histoire…

6 Parce que le monde des « esprits », pour les Sharanahua, relève du savoir ordinaire plutôt que de la croyance, de l’évidence immédiate plutôt que du fantastique ou du surnaturel, le chapitre premier, « L’apprentissage de la notion de yoshi », met l’accent sur les conditions d’acquisition de ce concept. Pouvant être traduit par « esprit », « être spirituel », « entité surnaturelle », le concept de yoshi renvoie également à des acceptions plus concrètes : ombre (d’un être animé), reflet, photographie. Toute expérience de brouillage d’une attente perceptive standard – tel un coup de brise soudain ou une frayeur consécutive à une illusion acoustique ou visuelle – se voit interprétée en termes de yoshi. Pour Déléage, c’est là (pour aller vite : dans les yoshi « ordinaires ») que se trouve le noyau ostensif dont surgira la future notion ontologique (pour aller vite : les yoshi au sens « d’esprits ») autour de laquelle gravite l’univers chamanique. Par analogie (mais par analogie seulement) avec les acquis de la psychologie du développement, Déléage s’efforce, tout au long de ce premier chapitre, de reconstituer les conditions dans lesquelles un enfant sharanahua serait susceptible d’intégrer la notion de yoshi. On peut certes tiquer sur le caractère spéculatif de la démarche, mais le lecteur n’en ressort pas moins convaincu que le concept de yoshi relève de ce qui va sans dire, de l’implicite, du savoir commun, homogène et non réflexif. À ce titre, l’ésotérisme qu’est susceptible de receler le chamanisme sharanahua ne découle certainement pas de son caractère animiste. Bien au contraire.

7 Le chapitre suivant, « La mythologie sharanahua », est pour sa part consacré à un savoir institué (le corpus des mythes), objet d’une distanciation réflexive qui se traduit par les modalités épistémiques, finement analysées dans le texte, qui en enchâssent la narration. Comme dans le chapitre précédent, une place importante est accordée ici à une réflexion sur la différence entre ostension et déférence, autrement dit entre savoir relevant de l’expérience personnelle immédiate et savoir acquis par la médiation d’une tierce personne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce chapitre ne sert cependant pas simplement à présenter un panorama de la mythologie sharanahua afin de brosser un portrait de l’arrière-plan symbolique où la pratique chamanique irait puiser son imagerie. Il s’agit plutôt, dans la logique de l’analyse de ce que Déléage appelle « l’épistémologie » sharanahua, de poursuivre la réflexion sur les notions de yoshi et de yoshifo (« ancêtres » et/ou « maîtres des esprits ») telles qu’elles ressortent du corpus mythologique. Un des autres intérêts de ce chapitre est de montrer qu’en matière de thèmes mythologiques, les frontières entre ostension et déférence sont

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paradoxalement moins étanches qu’on ne pourrait le croire, ne serait-ce que par la médiation du rêve, qui permet des appropriations à la première personne.

8 Comme l’indique son titre, le chapitre III (« Le rituel d’absorption de l’ayahuasca ») est consacré à une autre manière d’établir des passerelles entre des temps et des espaces a priori incommensurables : l’usage de psychotropes. On voit ici à quel point l’usage de ces substances, dont l’absorption permet de voir le monde avec la perspective d’un anaconda (d’où le titre), sert avant tout d’adjuvant à l’apprentissage, mais ne constitue nullement une fin en soi. Tout un chacun peut, en prenant de l’ayahuasca, rejoindre les yoshi et relater cette expérience en entonnant des rabi. Mais les chamanes aguerris, nous révèle Déléage dans le chapitre IV (« Le rituel thérapeutique »), n’ont plus besoin d’hallucinogènes. Des chants de l’anaconda qu’ils logent dans leur estomac, ils sont eux-mêmes « maîtres », avec toute l’ambiguïté de ce terme, qui désigne aussi les morts, les esprits. Arguments à l’appui, une des idées force de ce livre est que le devenir- chamane, pour les Sharanahua, serait avant tout un processus de transformation de la personne. On pourrait dire que le chamane se fait yoshi, mais sans pour autant cesser d’être un sujet autonome, « je » de l’énonciation. La prise en charge énonciative constitue ici le test ultime. Ni possédé, ni porte-parole, le chamane ne s’exprime ni par l’intermédiaire du yoshi qui l’habiterait, ni par celle des yoshi qu’il fréquenterait, mais parce qu’en tant que « maître », il est yoshi lui-même.

9 Les chapitres V (« Les chants rabi ») et VI (« Les chants coshoiti ») présentent, comme on a déjà eu l’occasion de le dire, le corpus des chants, assortis de commentaires généraux. Bien des lecteurs s’y seront sans doute déjà reportés à plusieurs reprises avant même d’être arrivés aussi loin dans la lecture, et l’on pourrait d’ailleurs recommander de commencer par la fin, quitte à ne rien vraiment comprendre, pour ne lire qu’ensuite les chapitres I à IV qui permettront de relire enfin les chants, en ayant, cette fois, pleinement accès à leur contenu…

10 Influencées (pour ne pas dire trompées) par les cosmogonies naturalistes de leurs auteurs, la plupart des études « classiques » portant sur le chamanisme postulaient la croyance en des mondes « autres », sortes d’univers parallèles où vivraient les esprits et où les chamanes, et eux seuls, auraient la faculté de se rendre. C’est le thème du chamane comme passeur (d’où son ambivalence sexuelle), le thème du chamane comme voyageur cosmique, chevauchant les « airs » (lancinants et/ou infinis) sur son « tambour-monture »… Les chamanes amazoniens diffèrent cependant de leurs homologues sibériens (si tant est que le terme « homologues » convienne en l’occurrence). L’exemple sharanahua montre clairement que ce qui est en jeu n’est pas la confrontation de deux mondes, chacun occupé par des êtres ontologiquement incommensurables – schème de la transcendance, installé par défaut dans l’imaginaire occidental –, mais plutôt l’existence d’un seul monde, où la différence entre un humain et un yoshi est plus une question de degré que de nature. Tout cela était déjà bien connu des spécialistes, qui font collectivement progresser ces idées depuis quelques décennies, notamment sous l’impulsion de Philippe Descola, qui dirigea la thèse de doctorat dont est issu Le chant de l’anaconda. Mais le mérite de Déléage est de présenter ces idées, à travers cette étude de cas exemplaire, de façon détaillée, rigoureuse, sans le moindre dogmatisme, en s’appuyant sur des faits (faits de langue ici) récoltés patiemment au cours de près de deux ans de terrain.

11 Au premier plan une ombre et pour horizon le ciel. Entre les deux, un arbre, qui semble vouloir y mener ; et la présence ineffable de toutes sortes de « gens » qu’on ne voit pas.

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La photo de couverture reflète décidément bien « l’esprit » de cet ouvrage, qui délaisse les peaux rouges criards au profit de l’impassible analyse d’une épistémologie amérindienne : celle qui sous-tend la parole chamanique des Sharanahua d’Amazonie occidentale.

BIBLIOGRAPHIE

DÉLÉAGE Pierre 2005 Le chamanisme sharanahua. Enquête sur l’apprentissage et l’épistémologie d’un rituel, thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales, Paris.

DESHAYES Patrick et Barbara KEIFENHEIM 1982 Fiche technique du film « Kape le crocodile ou l’histoire à l’indienne », accompagnant la thèse de doctorat, La conception de l’Autre chez les Indiens Kashinawa, Université Paris VII-Jussieu, Paris.

GRIAULE Marcel 1948 Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotommêli, Fayard, Paris.

SISKIND Janet 1973 To hunt in the morning, Oxford University Press, New York.

NOTES

1. La liste des auteurs du dossier spécial sur les arts verbaux présenté dans le présent volume du Journal de la Société des Américanistes (97-1) atteste largement de l’importance de ce courant de recherche. 2. Les ethnologues auront saisi, derrière ce néologisme, l’allusion à l’ouvrage de Marcel Griaule (1948, p. 12), dont le récit des entretiens avec le vieux sage Ogotommêli visait à rien moins que doter les Dogons du Mali « d’une cosmogonie aussi riche que celle d’Hésiode […] et d’une métaphysique offrant l’avantage de se projeter en mille rites et gestes ». 3. La « décitation » est le procédé par lequel le discours rapporté se présente comme enraciné dans l’expérience vécue (ostensif). Suite à cette éviction des « guillemets virtuels », les paroles « citées » cessent donc de l’être, d’où le « dé- » privatif. 4. On regrettera de même l’absence d’un glossaire, d’un index, de cartes et le nombre très restreint de figures (quatre en tout). Cela est d’autant plus surprenant que l’auteur, après cette première étude, s’est spécialisé dans l’étude des systèmes graphiques amérindiens. Les lecteurs, certes une petite minorité, déjà familiarisés avec d’autres langues pano regretteront aussi qu’à la différence de la thèse, il ne dise rien des conventions linguistiques utilisées pour les transcriptions. Ils saisiront pour le coup moins vite que ce qu’ils ont l’habitude de voir transcrit par « domë » est ici « robu », par exemple. Certes, le sharanahua n’est ni le cashinahua ni le matses, mais Déléage (qui par ailleurs s’intéresse de près à la linguistique pano) aurait sans doute pu mieux mettre en évidence les changements systématiques s’opérant au passage d’une langue à une autre.

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011 367

AUTEURS

PHILIPPE ERIKSON

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Journal de la Société des américanistes, 97-1 | 2011