Bulletin de l’association de géographes français Géographies

94-1 | 2017 L’émergence de l’Inde Dynamiques métropolitaines, ouverture maritime Emerging India: Metropolitan Dynamics, Maritime Opening

Philippe Cadène et Brigitte Dumortier (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/bagf/275 DOI : 10.4000/bagf.275 ISSN : 2275-5195

Éditeur Association AGF

Édition imprimée Date de publication : 28 février 2017 ISSN : 0004-5322

Référence électronique Philippe Cadène et Brigitte Dumortier (dir.), Bulletin de l’association de géographes français, 94-1 | 2017, « L’émergence de l’Inde » [En ligne], mis en ligne le 28 février 2018, consulté le 09 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/bagf/275 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bagf.275

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SOMMAIRE

L’émergence de l’Inde : dynamiques métropolitaines, ouverture maritime Philippe Cadène

Dynamiques Publiques et Privées autour des Smart Cities en Inde Isabelle Milbert

Un défi majeur des villes indiennes : l’accès à un logement convenable Véronique Dupont

La construction d’une vaste région économique au nord-ouest de l’Inde Le corridor de développement Delhi-Mumbai Philippe Cadène

Le rôle des transports collectifs dans l’aménagement des régions métropolitaines Le « Transit Oriented Development » et la construction du métro de Delhi Bérénice Bon

Classes moyennes et construction d’une modernité indienne Le cas des « shopping malls » à Delhi Yves-Marie Rault

Les réfugiés politiques en Inde. Le cas des Birmans à Delhi Anne-Sophie Bentz

Les recompositions du système halieutique indien Brigitte Dumortier

L’essor portuaire du Gujarat Jacques Charlier

Le port de Calcutta : entre contraintes et ambitions Salima Nekrouf

L’Indian Navy : de la défense littorale à la puissance océanique Nicolas Péné

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L’émergence de l’Inde : dynamiques métropolitaines, ouverture maritime Emerging India: Metropolitan Dynamics, Maritime Opening

Philippe Cadène

1 Pour le géographe parcourant l’Inde depuis près de quarante ans, chaque séjour, année après année, offre l’expérience d’un changement social rapide, allant s’accentuant, et modifiant jusqu’à l’organisation du territoire et les pratiques spatiales. Les toutes dernières années apparaissent même, par bien des aspects, comme le temps d’une mutation. Après une vingtaine d’années de croissance économique soutenue et qui ne fléchit pas, l’enrichissement des couches moyennes se fait davantage visible, rendant plus criants encore les très fortes inégalités sociales et le maintien d’une large fraction des populations dans la pauvreté. Dans le même temps, l’introduction d’une gouvernance et d’une politique économique plus libérale, l’internationalisation de la production et du commerce, la modernisation des infrastructures urbaines et des systèmes de transport et de communication atteignent un niveau permettant à l’Inde d’accéder au statut de pays émergent. Prudemment, à son rythme et selon ses propres termes, l’Inde s’engage dans la globalisation. Ce grand pays, héritier d’une civilisation millénaire, ancien joyau de la couronne impériale britannique, cesse enfin d’être perçu uniquement comme une terre marquée par la pauvreté et la spiritualité. Grande comme six fois la , rassemblant désormais près d’un cinquième de la population mondiale, l’Inde commence à être considérée comme un marché à conquérir, un pays où investir, un allié possible. Inégalement réparti sur le territoire, renforçant les inégalités territoriales et valorisant les littoraux, ce dynamisme s’observe tout particulièrement dans les villes, dont plus de cinquante sont aujourd’hui millionnaires et deux, Delhi et Mumbai, avoisinent les vingt millions d’habitants.

2 Le parti pris de ce numéro consacré à l’Inde consiste donc à aborder les transformations profondes de la société et du territoire indiens en se focalisant sur les dynamiques urbaines et l’ouverture maritime, métropolisation et maritimisation

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constituant des attributs de la globalisation. L’idée est d’abord de montrer les formes les plus avancées et les plus actuelles des changements dans les villes et sur les littoraux, qui portent la croissance du pays et conduisent l’Inde à devenir une puissance émergente.

3 Les auteurs ayant participé à ce travail collectif ont tous le souci d’inscrire leur réflexion par rapport au processus de globalisation qui s’est développé en Inde à partir du début des années 1990. Ils ont mené leurs études dans un cadre territorial qui peut être l’ensemble de l’Inde urbaine ou tout le littoral, une région particulière ou encore une agglomération urbaine spécifique, la capitale du pays, Delhi, ou une cité portuaire, Calcutta. Les deux premiers articles du numéro, rédigés par deux des meilleures spécialistes des questions urbaines en Inde, traitent des nouvelles politiques nationales récemment mises en place. L’ambition est de créer des dizaines de smart cities (Isabelle Milbert), des villes, ou plutôt des quartiers urbains périphériques, offrant des services de haut niveau pour des activités économiques de pointe et une vie sociale semblable à celle des villes occidentales. Il s’agit aussi de construire des logements « convenables » (Véronique Dupont) pour des populations pauvres n’ayant pas accès au marché immobilier. Le troisième article (Philippe Cadène) montre comment les politiques conduites par les gouvernements successifs, avec pour but de moderniser le pays et d’assurer l’intégration de l’économie à la globalisation, conduisent à une recomposition du territoire indien et à l’émergence d’une grande région en développement au nord- ouest du pays, incluant les deux mégapoles de Mumbai et de Delhi. Cette dernière ville intéresse les trois articles suivants, étudiant les nouvelles formes de commerce liées au développement des couches moyennes (Yves-Marie Rault), analysant les modalités de construction du métro (Bérénice Bon) et s’intéressant à la situation des réfugiés politiques birmans qui s’y trouvent (Anne-Sophie Bentz). La dernière série d’articles aborde le thème de la maritimité en présentant les recompositions du système halieutique indien (Brigitte Dumortier), ce pays s’étant hissé au troisième rang mondial en ce domaine. Deux autres articles consacrés à ce thème étudient le développement des ports commerciaux, ceux du littoral du Gujarat où de nouveaux ports connaissent un essor considérable (Jacques Charlier) et celui de Calcutta qui s’étend afin de répondre au renouveau de cette grande agglomération du nord-est du pays (Salima Nekrouf). Le dernier article, enfin, se penche sur le nouveau rôle de l’Indian Navy (Nicolas Pene), organisant la défense nationale à partir d’un ensemble de ports et se préparant à affirmer la puissance navale du pays dans l’océan Indien.

AUTEUR

PHILIPPE CADÈNE Professeur de géographie à l’Université Paris-Diderot - Sorbonne Paris Cité, UMR CESSMA, 5 rue Thomas-Mann, 75205 Paris cedex 13 – Courriel : philippe.cadene[at]univ-paris-diderot.fr

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Dynamiques Publiques et Privées autour des Smart Cities en Inde Public and private dynamics around smart cities in India

Isabelle Milbert

Introduction

1 Malgré leur dynamisme économique, les villes indiennes n’ont pas bonne réputation, ni auprès des investisseurs internationaux, ni auprès des Indiens eux-mêmes : Certes, elles créent une multiplicité d’opportunités économiques et sont les moteurs de la productivité et de la croissance économique indienne, mais leur gestion a été négligée et elles apparaissent aujourd’hui championnes de presque toutes les crises environnementales urbaines, qu’il s’agisse de la pollution de l’air, de la mauvaise régulation des transports, des déficiences dans l’approvisionnement en eau et en électricité, ou du déficit en logements et en assainissement [Mahadevia 2001]. Les quartiers d’affaires des grandes métropoles se sont modernisés très vite, mais ne peuvent masquer la persistance des bidonvilles et la vétusté des centres historiques, tandis que les petits centres urbains, sous-équipés, peinent à desservir les zones rurales [Bercegol 2012]. Face à ce constat assez sombre, le gouvernement indien, après avoir tardé à prendre la mesure des investissements nécessaires, a lancé depuis 2005 plusieurs politiques publiques qui visent à faciliter les réformes institutionnelles et les investissements tant publics que privés.

2 Quelques semaines après les élections qui ont amené Narendra Modi au poste de Premier Ministre de l’Inde en avril 2014, une nouvelle politique urbaine a été proclamée, mettant en avant la création de 100 « smart cities » à travers l’Inde, avec le soutien de financements fédéraux d’une ampleur exceptionnelle. Cette annonce a créé des attentes et un enthousiasme considérable, tant auprès de la population que des investisseurs nationaux et internationaux.

3 Au-delà de l’effet « baguette magique » et de la réalité auto-proclamée du concept de ville intelligente, l’objectif de cet article est donc de décrypter le contenu de ces

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politiques au regard d’une part de l’idéal-type de la smart city défini au plan international, et au regard d’autre part de la réalité urbaine indienne, afin de dégager leur caractère novateur et leur potentiel de réussite.

1. Les smart cities, de la réalité technologique au marketing

1.1. Les villes à l’ère digitale

4 La recherche et la mise en œuvre d’innovations dans la gestion des villes a conduit à un florilège de termes nouveaux : non seulement smart city, ville intelligente, mais aussi « knowledge city », « information city », « digital city », ville connectée, ville numérique, et dans un sens plus préoccupé par l’environnement, ville verte, ville durable… D’ores et déjà, l’accès aux nouvelles technologies facilite une réorientation efficace de l’information et donc permet de faciliter et réguler l’offre de services publics, la gestion du trafic et des transports, la mesure de la pollution, les contraintes foncières, les demandes de la population.

5 Ces nouvelles étiquettes correspondent d’une part à l’accélération des progrès techniques dans la gestion urbaine et d’autre part à la nécessité que rencontrent les villes de se positionner le mieux possible sur un marché très compétitif, pour attirer les investissements nationaux et internationaux, clés de l’emploi et, à long terme, de revenus pour les finances locales.

6 Au-delà de l’accès rapide des nouvelles technologies au service de la gestion des villes, le concept de « smart city », apparu au milieu des années 1990, se veut donc sophistiqué et complet. En effet son objectif est non seulement une amélioration de la gestion et de la qualité de vie, mais également, un nouveau rapport aux citoyens, une éthique de l’innovation, l’adaptabilité dans la relation entre citadins et services urbains et une transformation radicale des conditions environnementales urbaines, appuyée sur la confiance dans la recherche-action. Le concept de ville intelligente porte donc une volonté holistique de transformer la ville dans tous ses aspects. L’introduction et le renforcement des nouvelles technologies permettraient d’avoir un impact direct sur tous les aspects de la vie quotidienne urbaine, en particulier la formation des personnes, le suivi de leur santé, les modalités de leur travail, la gestion de l’environnement, la mobilité, l’économie, la sécurité et la gouvernance, y compris la participation aux décisions politiques. Il est donc généralement considéré que l’utilisation massive de ces nouvelles technologies permettra une amélioration notable de la qualité de la vie et de la sécurité, y compris pour les personnes en situation de vulnérabilité : malades, handicapés, personnes âgées… [Skouby et al. 2014].

7 Or cette utilisation massive des nouvelles technologies est déjà largement à l’œuvre depuis trente à quarante ans, au point que des chercheurs parlent de la gestion urbaine « à l’âge pré-digital » pour distinguer « le passé » où les services n’étaient pas connectés et où les gouvernants voyaient leurs administrés comme « un collectif », tandis qu’aujourd’hui les gouvernants les considéreraient comme « des individus » [Liu, Gavino & Purao 2014]. Les chercheurs distinguent trois périodes dans l’accès des villes aux nouvelles technologies [Fishenden & Thompson 2013] : tout d’abord, dans les dernières décades du XXe siècle, les nouvelles technologies ont permis une plus grande automatisation, une meilleure efficacité et rapidité de services et la réduction des coûts

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[Cordella 2010]. Dans un deuxième temps, les nouvelles technologies ont été associées à la rationalisation de la gestion (« new public management ») mais cette ambition a en partie échoué et a conduit à des modes de gestion « en silos » isolés les uns des autres [Liu, Gavino & Purao 2014]. Une troisième phase, décrite par Dunleavy et al. [2006] comme la « gouvernance de l’ère digitale » (Digital Era Governance, DEG), permettrait de réconcilier les exigences de communication et de « réaagréger les services publics sous le contrôle du gouvernement et autour du citoyen ». Concrètement, l’interaction entre gouvernement, entreprises, services et citoyens serait désormais facilitée par la connectivité de tous les acteurs, aussi bien dans le sens de l’autorité verticale, que dans le sens d’un meilleur accès du citoyen aux services et au pouvoir politique. Ces trois objectifs se superposent aujourd’hui, aussi bien en Occident que dans notre cas d’étude en Inde.

1.2. La multiplication des smart cities

8 Rapidement, des villes du nord se sont positionnées à la pointe de nombreuses innovations et se sont présentées comme des smart cities, telles Stockholm, Barcelone ou Yokohama, puis, au sud, Singapour ou Songdo (Corée du sud). Ainsi, en 2012, 143 villes s’autoproclamaient « intelligentes » et se répartissaient de façon assez équilibrée entre l’Amérique du nord, l’Europe et l’Asie, tandis qu’une dizaine de villes latino-américaines et autant de villes africaines désiraient associer ce label à leur nom [Lee et al. 2014]. Dans l’intervalle, un certain nombre de villes chinoises se sont également mises sur les rangs.

9 La récupération du terme « smart city » à des fins politiques est rapidement devenue évidente : concernant certaines villes telles que Kaboul ou Oulan-Bator, on ne savait plus très bien si l’objectif de « smart city » était un vœu pieux, un objectif de politique publique, une tentative de diversion ou un effet d’annonce. Des chercheurs ont alors souligné le contenu inconsistant de ces proclamations d’auto-satisfaction [Hollands 2008]. Puis un groupe de travail de l’UIT1 a compilé de nombreux travaux pour arriver à une définition standard, qui cherche à marier la dimension d’innovation technique à la recherche d’améliorations dans les modes de vie et l’environnement urbains : “A smart sustainable city is an innovative city that uses information and communication technologies (ICTs) and other means to improve quality of life, efficiency of urban operation and services, and competitiveness, while ensuring that it meets the needs of present and future generations with respect to economic, social and environmental aspects”. [ITU, Octobre 2015]2. Il est donc entendu, selon cette définition, que la ville intelligente est non seulement connectée, mais répond également aux exigences du développement durable.

10 Ce concept est porté et soutenu non seulement par les administrations urbaines des pays développés, mais surtout par un certain nombre de grandes entreprises qui perçoivent là un marché extrêmement porteur et profitable [Söderström et al. 2014].

11 Depuis deux ans, sous l’impulsion d’organisations internationales telles que l’UIT, l’effet de mode se poursuit : des villes des pays du sud se sont mobilisées pour figurer sur la liste des « smart cities », à l’image des villes telles que Shanghai, Almaty ou Kaboul, avec des niveaux de vie et de développement très différents, se sont donc positionnées pour créer ou renforcer ce concept de « smart city », soudain perçu comme une fantastique opportunité sociale et économique, mais aussi une exceptionnelle amélioration de l’image, la clé qui ouvrirait la porte d’une

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modernisation, d’un accès au statut envié de ville globale …. Il faut également reconnaître que cette fascination pour un « paquet global » qui résoudrait à la fois la crise des services techniques, l’accès aux services de base, les carences de l’emploi… est largement encouragée par les « courtiers » de la coopération occidentale, poussés par leurs entreprises nationales (cf. par exemple l’intervention du British Council vis-à-vis du Kazakhstan pour l’organisation d’un « UK - Kazhakstan Smart Cities Forum » mettant en scène les projets concernant Almaty, mais aussi les entreprises britanniques intéressées)3.

12 En Inde, l’effet d’annonce a été encore plus impressionnant en 2014 : peu après son élection le Premier Ministre a proclamé que 100 smart cities seraient construites dans des délais très brefs. Il est très intéressant d’analyser cette démarche au regard de la réalité des villes indiennes, et d’essayer de mesurer la mise en oeuvre de telles mesures, principalement en termes de gouvernance.

2. La réalité des villes indiennes

2.1. Des chiffres peu optimistes

13 Le dernier recensement (2011) fait état d‘une proportion faible de population vivant en ville : 31 %. Ce pourcentage a déçu les démographes, qui anticipaient une croissance plus rapide pour les villes indiennes. Il semble cependant que ces chiffres soient quelque peu sous-estimés, du fait qu’ils ne prendraient pas en compte toutes les populations des périphéries urbaines. Les chiffres bruts restent cependant impressionnants, puisque la population urbaine est officiellement passée de 217 millions à 377 millions en 20 ans. Si celle-ci atteignait un modeste 40 % de la population totale en 2031, cela représenterait environ 600 millions de personnes. Les Nations-Unies estiment à 827 milliards d’USD les investissements nécessaires pour combler le déficit en infrastructures urbaines en Inde4.

14 Les villes indiennes restent touchées par d’importants déficits en services, qu’il s’agisse d’eau, d’énergie, de transports ou d’assainissement. Il en est de même pour le déficit en logements. Les chiffres officiels, rappelés pour justifier les nouvelles politiques urbaines5, rappellent que seulement la moitié des zones urbaines sont connectées à l’eau (selon une enquête officielle portant sur 1405 villes) et que l’eau n’est accessible en ville que 3 heures par jour en moyenne. Le ramassage et le traitement des ordures manquent également dans la plupart des villes (taux de couverture de 35 %). 30 % des logements n’ont pas de toilettes, la couverture du réseau d’assainissement est de 30 %, et 3 % des eaux usées sont traitées, tandis que le reste se déverse dans les rivières et lacs qui sont la principale source de prélèvement de l’eau distribuée par les municipalités.

15 Ainsi, par exemple, la ville de Pune6, avec 3,1 millions d’habitants intra muros et 5 millions pour la totalité de l’agglomération7, admet officiellement l’existence de bidonvilles abritant 28 % de sa population. La rapide croissance économique de la ville n’a pas été accompagnée par des investissements dans les transports publics, amenant au chiffre de 37 autobus intra-urbains pour 100 000 personnes. La pollution de l’air augmente constamment. À Pune comme dans la plupart des villes indiennes, la population souffre régulièrement de restrictions et de graves coupures d’eau, qui pénalisent en priorité les plus pauvres, tandis que les plus riches installent des

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systèmes de réservoirs sur le toit de leur maison. Les coupures d’électricité sont également très fréquentes8.

16 Les risques environnementaux sont particulièrement préoccupants, non seulement les conséquences des catastrophes (tremblements de terre, tsunami, cyclones, sécheresses et inondations…) mais également des situations permanentes qui ne constituent pas des évènements : ainsi, New Delhi obtient le triste record de la ville la plus polluée du monde, avec Pékin, malgré une longue pratique de manipulation des chiffres grâce à un positionnement inadéquat des capteurs de pollution. Tous ces risques sont naturellement très aggravés par la fragilité et précarité de certaines populations : les plus pauvres, les personnes âgées, les enfants, les migrants… La pollution de l’air provoque le décès de 627 000 personnes par an.

2.2. De nombreux espaces très dégradés

17 Même si les infrastructures manquent partout, certaines parties de l’espace urbain sont particulièrement démunies. Il en est ainsi, par exemple, des bidonvilles et des quartiers illégaux, que l’on pourrait définir, pour commencer, par l’absence de services urbains de base : adductions d’eau, pavage des rues, électricité, écoles et centres de santé, ramassage des ordures ménagères et évacuation des eaux usées. Les bidonvilles peuvent aussi bien revêtir la forme de petites poches de type interstitiel ou de quartiers entiers auto-construits, dont certains sont devenus immenses (par exemple à Bombay, Dharavi accueille au moins 800 000 habitants) [voir l’article de V. Dupont dans ce numéro].

18 Il arrive même que des quartiers anciens, au patrimoine historique reconnu, possèdent presque toutes les caractéristiques de taudis (ou de « bidonvilles verticaux »), lorsque le bâti est trop dégradé et que leur réfection n’est pas entreprise. C’est le cas, par exemple, de certaines parties de Old Delhi, ou des centres de certaines villes historiques qui ne sont même pas répertoriées et entretenues, telle que Jamnagar au Gujarat.

2.3. Les institutions critiquées de la gestion urbaine

19 De par la Constitution, le secteur urbain en Inde est un domaine réservé à la compétence des États fédérés. Pourtant, c’est le gouvernement central qui a traditionnellement lancé les politiques publiques, qu’il s’agisse de la période postindépendance (planification urbaine, législation foncière, politique de l’habitat), de la décentralisation en 1992 [Milbert 2012] ou, plus récemment, des initiatives de politiques publiques tendant à moderniser le secteur urbain en Inde.

20 La décentralisation (rurale et urbaine) votée à travers deux amendements constitutionnels et mise en place en 1992 n’a pas été entièrement mise en œuvre, par manque de volonté politique, et n’a donc eu qu’une petite partie des effets escomptés. Si elle a permis un retour à la démocratie locale, à travers des élections régulières, elle constitue cependant un échec à deux titres : d’une part, les transferts de fonctions de l’État aux municipalités, en particulier sur des points cruciaux tels que la planification ou la fiscalité, n’ont pas été opérés, et d’autre part les États ont retenu à leur niveau les financements et initiatives des projets et des programmes [Milbert 2012].

21 D’autre part, l’essentiel des pouvoirs de gestion et de décision sont restés dans les mains du représentant de l’État auprès de la ville, le Municipal Commissionner, haut

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fonctionnaire qui en général exerce ses fonctions pendant un temps assez court. On pourrait le comparer à un préfet9, tandis que les Maires et les conseils municipaux ne parviennent pas à conquérir une autonomie de décision, cela d’autant plus que les modalités de leur élection et de leur gestion sont très fréquemment entachées d’accusations de corruption. Malgré quelques relatifs progrès, les villes indiennes restent incroyablement démunies, tant dans leurs finances que dans leur personnel municipal, en particulier au niveau des cadres.

22 Il est résulte de ce constat un sentiment d’impuissance concernant les services urbains en Inde : les diagnostics sont bien établis par les experts, les spécialistes sont formés, mais l’accès au bon niveau de décision et à l’investissement ne se fait pas. En contraste, sur le plan international, comme l’avait parfaitement montré la Conférence d’Istanbul en 1996, la position stratégique des villes comme lieu de décision et de dynamiques socio-économiques s’est affirmée. La puissance des associations de villes telles que UCLG ou Métropolis, et la visibilité grandissante des maires des villes d’Amérique Latine et d’Europe en sont un exemple. Cela a conduit l’un de nos interlocuteurs français, élu et membre d’une association internationale de villes, à parler d’un « trou noir » de la démocratie locale et de la gestion urbaine en Inde.

2.4. Les impulsions pour des réformes en profondeur

23 Après l’accélération de la croissance économique dans les années 1990, au début des années 2000, la faiblesse des infrastructures urbaines est apparue comme un sérieux handicap, y compris aux yeux des industriels indiens eux-mêmes. Profitant de la bonne tenue des finances publiques, le gouvernement indien du Premier Ministre Manmohan Singh a lancé en 2005 une politique ambitieuse de réhabilitation et de modernisation des villes, sous le nom de « Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission » (JNNURM). Cette politique a été réservée à 67 grandes villes, parmi lesquelles les métropoles. Le transfert des financements était soumis à des conditions visant à obliger les États-membres (10 conditionnalités) et les villes (8 engagements) à se plier aux réformes urbaines souhaitées par le gouvernement central10. La mise en œuvre de ces réformes est parfois apparue comme un chantage assez brutal, et pour finir, seul le Gujarat a exécuté l’ensemble d’entre elles. Après la réalisation de grands travaux d’infrastructures11, dans la deuxième phase de cette politique, un certain nombre de projets de construction de logements pour les habitants des bidonvilles ont été lancés [Haritas 2013, à propos de Bangalore]. Un haut fonctionnaire, membre de cette Mission, le Dr Sivaramakrishnan [2011], a bien montré comment cette politique a été impulsée directement depuis le gouvernement central, avec les méthodes de gestion des administrations de mission.

24 Exactement au même moment (2005), le gouvernement a également légiféré pour avaliser et renforcer la politique de construction des zones économiques spéciales (Special Economic Zones), dont les promoteurs, les entreprises privées, bénéficient de larges exemptions en matière fiscale et de dérogations au droit, afin de faciliter la production et les exportations. Les procédures concernant ces SEZ ont été élaborées au niveau du gouvernement central, mais dans ce cas les États fédérés ont eu une marge de manœuvre plus large, avec la possibilité de légiférer à leur tour et d’instaurer le premier niveau d’impulsion et d’autorisation. Dans le cas des SEZ, les grandes entreprises privées indiennes (et leurs puissantes organisations faîtières) ont su

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prendre les initiatives, jouer de leur influence et peser sur la décision politique, y compris dans l’élaboration du cadre législatif [Milbert 2014].

25 Il est important de constater à quel point la répartition géographique des SEZ contraste avec celle des projets de la JNNURM et celle des projets de Smart Cities (voir les cartes 1, 2 et 3) : les initiatives privées des SEZ, depuis quinze ans, ont clairement créé un déséquilibre régional en plébiscitant le corridor de développement nord-ouest [cf. l’article de Philippe Cadène dans ce numéro] ainsi que le sud de l’Inde, c’est-à-dire des régions avec un minimum de risques politiques et sociaux, et dont les perspectives de développement économique sont les meilleures. Les régions moins développées du quart nord-est de l’Inde ont été laissées à l’écart de ces développements. Par ailleurs, les politiques publiques d’aménagement des villes, comme la JNNURM à partir de 2005, ont favorisé les grandes villes, considérées comme des métropoles d’équilibre et les « hubs » du développement des infrastructures, dans une perspective d’équilibrage régional, plus proche de la conception classique de l’aménagement du territoire.

26 Il est important de pouvoir comparer ces choix à ceux faits par le nouveau gouvernement en 2014 et 2015, à propos des smart cities. Il apparaît alors que le gouvernement central, comme auparavant dans la politique menée par la JNNURM, a visé à donner une chance à chaque État-membre, car au moins une smart city est prévue dans chaque État, et parfois plusieurs, en particulier dans les États les plus peuplés. Une bonne proportion des capitales d’État figurent dans la « liste longue » de 98 smart cities publiée en 2015. Cependant, seules sept demeurent sur la liste des vingt villes déclarées prioritaires pour la mise en œuvre de la réforme (publiée en février 2016), tandis que la part belle y est faite aux « villes millionnaires » qui connaissent un très fort dynamisme démographique et économique12.

3. L’affichage de la politique des smart cities en Inde

3.1. Une politique publique pilotée depuis le gouvernement central

27 Les smart cities, tout comme les villes nouvelles et les SEZ (Special economic zones), sont le résultat d’une approche verticale et autoritaire de la politique de la ville. Les financements énormes qu’elles exigent impliquent une politique impulsée et financée depuis le sommet de l’État. La mise en œuvre de cette politique, comme pour la JNNURM, est le fait d’une administration de mission, la Smart Cities Mission, tandis que les financements sont pour l’instant initiés par le gouvernement central.

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Carte 1 – Les Zones Économiques Spéciales en Inde

28 La stratégie de création des smart cities, qui d’évidence s’adresse à la partie la plus « connectée » de la population, cherche à s’intégrer dans un ensemble de politiques publiques cohérentes, non seulement dans la droite ligne de la JNNURM et des SEZ, mais également en complémentarité avec des approches de la ville qui se veulent plus sociales, en particulier les programmes « Atal Mission for Rejuvenation and Urban Transformation », AMRUT (amélioration des services d’eau et d’assainissement dans 500 villes) et Logement pour Tous (« Housing for All »), visant à permettre un logement décent à tous d’ici à 2022 à travers la réhabilitation de bidonvilles, la construction de logements sociaux et des subventions à l’amélioration de l’habitat dégradé, dans une approche de partenariats public-privé.

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Carte 2 – Les villes ayant bénéficié de la politique de la JNNURM (2005-2014)

29 Ces programmes sont construits sur le même modèle que les smart cities : bien dotés financièrement, dirigés par une administration de mission, ils attribuent les fonds aux villes sur une base compétitive. 89 villes en Andhra Pradesh, au Gujarat et au Rajasthan ont reçu des financements importants pour la première phase en 2015 - 2016. Un programme spécifiquement destiné aux villes dotées d’un important patrimoine bâti est également en cours de développement (Heritage Development and Augmentation Yojana, HRIDAY)13.

3.2. Une compétition féroce entre villes

30 La mise en concurrence officielle des différentes villes pour l’obtention des fonds, à travers des appels d’offres, a provoqué une compétition extrêmement vive. Contrairement à ce qui s’était passé pour le démarrage de la politique de la JNNURM où les villes avaient été désignées par le gouvernement central, dans le cas du lancement de la politique des smart cities, les villes ont été mises dans une situation de compétition dès l’origine. La liste des 98 Smart cities publiée en Juin 2015 par le gouvernement central était basée sur des critères de sélection très liés à la gouvernance et à l’efficacité des services, plus « une bonne connectivité ».

31 Alors que 24 capitales d’État étaient en compétition, certaines villes d’importance telles que Bengaluru (anciennement Bangalore), Kolkata (Calcutta), Patna et Thiruvananthapuram (Trivandrum) n’ont pas été retenues finalement.

32 Le gouvernement indien a donc créé deux niveaux de sélection : le premier niveau de sélection prend en compte l’état des services existants, l’autofinancement, l’état des finances locales, le paiement des salaires des employés municipaux, l’efficacité du système d’imposition et de recouvrement des factures des services (eau par exemple).

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Le bon accomplissement des travaux, au cours des années passées, dans le cadre de la politique JNNURM est également un critère important.

33 Le deuxième niveau de sélection se fonde sur plusieurs autres critères. Tout d’abord, le caractère d’inclusion sociale de la proposition de la ville candidate : en quoi permet-elle de desservir toute la population y compris les pauvres et les populations marginales, quel est l’impact escompté de la proposition sur l’environnement, sur le niveau d’emploi… Par ailleurs, sont pris en compte les bénéfices attendus des investissements, et les perspectives d’amélioration des services publics à travers le projet de smart city. Sont également examinées les façons dont la place des citoyens est pensée et prise en compte dans les innovations proposées. Enfin, sont considérées les méthodes d’implication des consultations de citoyens, de différents niveaux de la société civile, la prise en compte des cadres infra-municipaux et des oppositions politiques dans la consultation.

Carte 3 – Smart cities en Inde

34 Dans le contexte de faiblesse institutionnelle décrit plus haut, il n’est pas surprenant que de très nombreuses villes aient décidé de faire appel au savoir extérieur, c’est-à- dire à des consultants privés, d’autant plus que l’Inde dispose aujourd’hui de plusieurs grands bureaux d’ingéniérie avec des équipes techniques d’une remarquable qualité. Ainsi, 88 villes sur 98 ont nommé des consultants extérieurs pour les aider à préparer leurs propositions.

3.3. Contenu, financement et compétition internationale

35 Les smart cities, selon la définition donnée par le Ministre, seront équipées d’une infrastructure moderne : approvisionnement en eau, électricité, assainissement,

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mobilité et transports publics seraient assurés, ainsi qu’une bonne connectivité, la e- governance, la participation des citoyens et l’amélioration de la sécurité, le tout permettant une amélioration considérable de la qualité de vie dans les villes sélectionnées.

36 Le gouvernement central a promis de distribuer 14 milliards d’USD. Cette somme, qui semble énorme, doit tout de même être ramenée à la dure réalité d’une répartition entre une centaine de villes bénéficiaires. Ce sont donc, en moyenne, 28 millions d’USD qui sont proposés par le gouvernement central à chaque ville sélectionnée, chaque année, pendant 5 ans. Une telle somme ne représente certes pas la totalité des dépenses à engager dans les infrastructures urbaines, mais elle est néanmoins extrêmement attractive pour amorcer les réformes et attirer d’autres financements publics (États- membres, villes) et surtout le secteur privé, qu’il soit indien ou étranger.

37 Les grandes multinationales se livrent en effet une compétition féroce sur ce marché. En tête, IBM, qui revendique une part de responsabilité dans la vogue extraordinaire des smart cities depuis cinq ans, et qui, outre ses activités de promotion en tant que multinationale, développe des activités très diversifiées pour la dissémination de ses techniques (cf. le site web, les ateliers etc.…). Les smart cities sont devenues part intégrante de son image de marque [Paroutis et al. 2014, Söderström et al. 2014]14.

38 Pratiquement toutes les entreprises positionnées à l’international et impliquées dans les nouvelles technologies et dans les services urbains se livrent désormais une féroce concurrence sur le terrain des villes indiennes (tout comme dans d’autres pays) ; ainsi, en Inde, des entreprises de 14 pays se sont proposées pour préparer les plans de smart cities pour 42 villes. Début 2016, le Sous-Secrétaire d’État américain au Commerce Bruce Andrews, accompagné de 18 compagnies américaines, fit une longue visite à l’Inde pour proposer de participer à la mise en œuvre de la totalité des smart cities indiennes avec un soutien technologique, insistant sur le fait que les États-Unis peuvent être « un partenaire de qualité » pour l’Inde en fournissant des technologies adaptées15.

3.4. La complexité de la mise en œuvre de la politique des smart cities

39 Après un lancement en fanfare en 2014, dans la foulée de l’élection de Narendra Modi au poste de Premier Ministre, la mise en place de cette politique publique a été plus lente que prévu, au point que seulement 1/10e des financements prévus la première année (2014 - 2015) ont été dépensés.

40 Après la publication du nom des 98 villes présélectionnées en août 2015, le concours pour sélectionner les 20 premières villes financées s’est clos le 15 décembre 2015. La liste des vingt villes sélectionnées a finalement été publiée le 29 janvier 2016, avec la promesse qu’elles recevront 30 millions d’USD chacune pendant la première année, puis 15 millions d’USD pendant trois ans de la part du gouvernement central. Elles ont fait des propositions d’une part à l’échelle de la ville, et d’autre part à l’échelle de certains quartiers en termes de « redéveloppement » (c’est à dire destruction des quartiers et reconstruction) et de « retrofitting » (pour remédier aux déficits en infrastructures dans le quartier)16.

41 Les villes lancées dans cette compétition ont fait des efforts énormes de communication, avec la préparation de SWOT (exercice visant à identifier les priorités

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sur la bases des forces, des faiblesses, des opportunités et des menaces concernant la ville), suivie d’une proposition détaillée (« Smart City Proposal ») de « solutions urbaines » concernant des quartiers bien précis et justifiés.

42 Par ailleurs, des projets d’infrastructures se développent rapidement : par exemple, à Pune, une vingtaine de projets ont l’ambition de couvrir toutes les demandes des citoyens : création d’un métro, de lignes de bus en site propre, fourniture d’eau potable, intervention dans les bidonvilles, amélioration du système de drainage, des services de ramassage des ordures, réhabilitation des rives du fleuve, mesures pour une ville plus « écologique » (énergie solaire, plan vélos, éclairage adapté).

43 Par ailleurs, la E-governance semble se mettre en place de façon assez aisée : de nombreux espaces de discussion participatifs se développent. Les villes ouvrent des forums pour recueillir les suggestions des citoyens, trouver des solutions innovantes. Par exemple, en juin 2016, la ville de Pune (classée seconde dans la compétitions nationale) a ouvert un concours, « Reimagine Singhad Road » auprès des citoyens pour réaménager une grande artère et en faire un lieu accessible et agréable aux piétons, bien éclairé et arboré. Une première sélection a eu lieu, et une dizaine de projets ont finalement été retenus pour être présentés devant un jury à l’automne 2016.

44 On pourrait craindre que la politique des smart cities ne vise, une fois de plus, à développer la ville en fonction des besoins de la classe moyenne. Pourtant, l’impression générale est celle d’une vision assez équilibrée avec les trois politiques complémentaires, tandis qu’une « Real Estate Regulation Bill », loi de régulation du marché immobilier, est en préparation. Cependant, la question des réaménagements dans les bidonvilles reste ouverte : s’agira-t-il, une fois de plus de rénovation urbaine chassant une partie de la population des bidonvillois à la rue ? [voir article de V.Dupont dans cet ouvrage] Ou peut-on imaginer des opérations de réhabilitation / relogement menées de façon socialement équilibrée ?

45 En termes d’aménagement du territoire, l’engouement touche maintenant les agglomérations les plus modestes, les villages : M. Badole, Ministre de la Justice Sociale au Maharashtra, déclarait en août 201517 qu’il fallait désormais prévoir des « smart villages » dans son État, au moins un smart village par district, qui serait doté des infrastructures de base (routes, drainage, ramassage des ordures), car « developing smart cities in isolation would not work and it would have to be supported with smart villages ».

Conclusion : Un défi gigantesque qui n’est pas entièrement gagné

46 La politique lancée par le Premier Ministre Modi suscite une extraordinaire vague d’enthousiasme, comme si les smart cities, « modèles génériques de développement et de gestion de la ville » [Söderström 2014], allaient effacer des décennies d’abandon des villes, et comme si elles allaient réconcilier des acteurs jusque-là très divisés.

47 Leur mise en œuvre crée un immense espoir, et ce changement de paradigme et d’attitude, en lui-même, est susceptible d’avoir un énorme impact potentiel. Soudain tout semble possible, dans une sorte de rêve éveillé : des villes plus sûres, des trains à grande vitesse, des véhicules électriques, des immeubles connectés et automatisés, intelligents, des services performants, des innovations écologiques… Dans cet élan, les Indiens rêvent que les bidonvilles s’évanouiront, que l’éducation et la santé seront

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garantis pour tous, que les investissements apporteront emploi et prospérité, et que les villes seront enfin bien administrées.

48 La presse indienne, quant à elle, critique un concept qui vient des pays occidentaux où la modernisation des services à travers l’hyper-connexion s’appuie sur d’excellentes infrastructures existantes, tandis que dans le cas indien, les smart cities ne peuvent compter sur des bases urbaines solides18 . Certains chercheurs indiens ont vivement critiqué les modalités de ces réformes urbaines, démontrant une démarche de plus vers la privatisation de la ville et mettant en avant « an elitist vision of cities, irreconcilable agendas of infrastructure development and poverty alleviation creating a situation of deliberate policy confusion, brutal displacements in the decade of 2000-10 and in the last few years, non - rehabilitation of those displaced, a predatory state and gradual transformation of the cities, regardless of the above processes » [Mahadevia 2011, p. 56].

49 Restent de nombreuses questions non résolues, sur lesquelles une observation soigneuse sera poursuivie dans les mois à venir : d’abord, pour examiner si les développements des smart cities vont se concentrer dans les nouveaux quartiers en cours de construction, à l’image de GIFT (Ahmedabad), ou de Naya Raipur au Chhattisgar. La sélection des villes montre que le gouvernement indien privilégie celles qui sont déjà des « hubs », et donc on peut craindre que les plus démunies ne le restent. Se pose également la question des limites de l’efficacité de la digitalisation. Enfin, l’effet d’annonce de la création des smart cities pourra-t-il persuader le secteur privé et les agences internationales qu’ils peuvent sans crainte investir et prêter ? Cela impliquerait une révolution copernicienne… une nouvelle confiance dans les gestionnaires urbains indiens, grâce à des mesures de recrutement de cadres urbains au sein des équipes municipales.

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NOTES

1. Focus Group on Smart Sustainable Cities 2. https://www.itu.int/en/ITU-T/focusgroups/ consulté le 25 février 2016 3. voir le site : https://www.britishcouncil.kz/programmes/smart-cities-forum. Consulté le 2 septembre 2016 4. cf Climate Economy Report par la Global Commission on the Economy and Climate, Septembre 2014, http://www.firstpost.com/india/indias-urban-population-reach-600-mn-2031-un-backed- report-1716149.html consulté le 21 Février 2016 5. voir le site smartcitiesindia.com, consulté le 2 septembre 2016 6. Dans un souci de logique et de cohésion, nous avons choisi de citer l’exemple de la ville de Pune au long de cet article : en effet, elle a bénéficié de la politique de la JNNURM après 2005 ; puis, à présent, elle fait également partie des 20 villes sélectionnées pour bénéficier de la politique des smart cities. Du fait de son dynamisme, de sa proximité géographique de Bombay et de la concentration d’établissements éducatifs de grande qualité, elle a également, dans la même période, attiré plusieurs Special Economic Zones, ainsi que des programmes de quartiers privés dans son environnement immédiat. 7. selon les chiffres du recensement de 2011 (Census of India) 8. cf. le site de Smart City Pune Municipal Corporation, « Swot Analysis of Pune », punesmartcity.in site consulté le 2 septembre 2016 9. Du fait de l’importance de ses prérogatives et de sa relation directe avec les instances politiques de l’État, on pourrait même rapprocher sa position de celle du Préfet de Paris avant la réforme du statut de la capitale française par la loi du 31 décembre 1975. 10. Par exemple, les États ont dû accélérer les réformes de la décentralisation et supprimer certains impôts tels que l’octroi ou des législations obsolètes comme les lois de blocage des loyers. 11. Certaines villes ont vu leur système de transport considérablement modernisé, comme par exemple Ahmedabad, avec la création de systèmes de bus rapides en site propre, à l’image de Curitiba et Bogota. 12. La liste des vingt premières villes qui vont bénéficier des aménagements et des financements est la suivante : Bhubaneshwar, Pune, Ahmedabad, Chennai, Bhopal, NDMC area of Delhi, Jaipur, Surat, Kochi, Jabalpur, Visakhapatnam, Solapur, Davanagere, Indore, Coimbatore, Kakinada, Belagavi, Udaipur, Guwahati et Ludhiana. 13. Indian Express February 4th, 2016 http://indianexpress.com/article/india/india-news-india/ nitish-seeks-inclusion-of-patna-in-smart-city-mission/ consulté le 28 Février 2016 14. Le site web d’IBM se veut ainsi extrêmement informé et propositionnel de solutions pour les villes : http://www.ibm.com/smarterplanet/in/en/smarter_cities/overview/ consulté le 20 Février 2016 15. Indian Express, 9 Février 2016, http://indianexpress.com/article/india/india-news-india/us- keen-to-participate-in-all-100-smart-city-projects/ consulté le 22 Février 2016 16. http://indianexpress.com/article/india/india-news-india/bhubaneswar-tops-first-list-of- smart-cities/ Indian Express, le 29 janvier 2016, consulté le 15 février 2016 17. DNA, Bombay, p. 3, 30 Août 2015 18. Indian Express 3 Février 2016 http://indianexpress.com/article/explained/is-smart-city-just- a-new-name-for-an-old-idea-and-can-it-work-in-india/ consulté le 20 février 2016

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RÉSUMÉS

La politique lancée récemment par le gouvernement indien pour la création de 98 smart cities suscite une extraordinaire vague d’enthousiasme, avec l’espoir que ces projets vont balayer des décennies d’abandon des villes, combler les déficits en infrastructures et en gestion urbaine et réconcilier des acteurs jusque-là très divisés. La mise en concurrence des villes, les financements importants, la création de politiques complémentaires et l’intérêt des acteurs internationaux semblent permettre la naissance de projets innovants, en particulier dans le domaine des infrastructures, de la e-governance et de la participation des citoyens à la réhabilitation de leurs villes, tandis que les conditions de la démocratie municipale et de la décentralisation doivent encore être renforcées.

The Indian government newly launched smart cities policy is creating a lot of enthusiasm, with the expectation that these projects can suppress decades of urban neglect, infrastructure and urban management deficits and urban actors divisions. Competition between cities, important funding, complementary policies and international stakeholders’ interest seem to enable innovative projects, in particular in the field of infrastructure, e-governance and citizens participation to their city rehabilitation, but the conditions of local democracy and decentralisaton are still to be strengthened.

INDEX

Mots-clés : Inde, réseau urbain, politiques urbaines, démocratie locale, villes intelligentes, zones économiques spéciales Keywords : India, Urban network, Urban policies, Local democracy, Smart cities, Special Economic Zones

AUTEUR

ISABELLE MILBERT Professeur à l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID), Genève 2, chemin Rigot 1211 Genève, Suisse – Courriel : Isabelle.Milbert[at]graduateinstitute.ch

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Un défi majeur des villes indiennes : l’accès à un logement convenable A major challenge for Indian cities: the access to adequate housing

Véronique Dupont

1 Les défis auxquels doivent répondre les villes en Inde dans leur gestion quotidienne et pour faire face à leur croissance, même modérée, sont nombreux. Cet article se concentre sur la question de l’accès à un logement convenable, en référence au droit à un logement décent et à un statut résidentiel sécurisé tel qu’il est défendu par les organisations de défense du droit au logement [Kothari 2003]. Dans le contexte des villes indiennes, cette notion renvoie à un double défi : celui de l’ampleur des bidonvilles et taudis, et celui des évictions forcées [Dupont 2011].

2 Après une mise en contexte nécessaire sur la place des villes en Inde et sur les transformations majeures de la scène urbaine au cours des dernières décennies, nous dresserons un état des lieux du mal logement et des évictions forcées dans les villes indiennes. Nous examinerons ensuite les principales réponses des pouvoirs publics face à la persistance des bidonvilles, ainsi que les initiatives non gouvernementales visant à une meilleure prise en considération des « bidonvillois ». La section suivante sera consacrée aux débats et enjeux de politiques publiques autour de la question des bidonvilles. En conclusion, nous aborderons les obstacles à la réalisation d’une ville plus inclusive.

1. La place des villes en Inde : contexte démographique

3 En dépit de sa taille remarquable, 377 millions en 2011 (selon le dernier recensement), la population urbaine de l’Inde représente moins d’un tiers de la population totale, soit 31 % des 1,21 milliard d’habitants en 2011 (voir l’encadré pour les définitions).

Les définitions du recensement indien

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Population urbaine : Selon le recensement indien, depuis 1961 les zones urbaines comprennent deux types de localités : i) les villes statutaires, c’est-à-dire les localités sous l’autorité d’un conseil municipal ou d’une administration militaire ; ii) et les « census towns », ou villes au sens du recensement, c’est-à-dire les localités qui restent gérées par des conseils de village mais vérifient les trois critères suivants : – une population minimale de 5 000 habitants, – une proportion minimale de 75 % d’actifs masculins employés hors de l’agriculture, – une densité de population d’au moins 400 personnes au kilomètre carré.

Le concept d’agglomération urbaine, introduit par le recensement indien depuis 1971, repose sur le critère de continuité spatiale de l’extension urbaine. Les limites de l’agglomération urbaine ne correspondent donc pas nécessairement aux limites administratives de la ville, et une même agglomération urbaine peut englober deux ou plusieurs villes adjacentes, ou des villages.

4 Malgré la contribution indéniable des migrations à la croissance urbaine, ce facteur n’est pas le plus important. Au niveau national la contribution de la migration nette à la croissance de la population urbaine se situe autour de 20 % de 1961 à 2011, alors que celle de l’accroissement naturel (l’excès des naissances par rapport aux décès) compte pour environ 60 % de 1960 à 2001, et encore 44 % sur la décennie 2001-2011 [Bhagat 2014]. L’urbanisation in situ de gros villages et la reclassification de zones rurales urbanisées suite à l’extension des limites des agglomérations constituent la troisième composante de la croissance urbaine ; sa part relative a nettement augmenté sur la période 2001-2011, pour en représenter 36 %. Le recensement de 2011 a ainsi mis en évidence un phénomène de diffusion de l’urbanisation avec l’émergence de 2774 nouvelles localités urbaines sur un total de 7935 en 2011 [Charan Pradhan 2013].

5 Ce processus d’urbanisation diffuse n’est pas exclusif d’une tendance depuis les années 1950 à une concentration croissante de la population urbaine dans les plus grandes villes. En 1951, juste après l’indépendance du pays, l’Inde comptait cinq agglomérations urbaines de plus d’un million d’habitants, représentant 19 % de la population urbaine totale. En 2011, on compte 53 agglomérations urbaines « millionnaires », représentant 43 % de la population urbaine totale, dont deux mégapoles de plus de 15 millions d’habitants (Mumbai et Delhi).

6 Les chiffres officiels des recensements sous-estiment cependant l’impact effectif de l’urbanisation et de sa diffusion sur le territoire. En effet, souvent, les limites officielles des agglomérations urbaines ne correspondent pas à l’étalement urbain effectif [Denis & Marius-Gnanou 2011]. L’exemple le plus marquant est celui de Delhi, agglomération de 16,3 millions d’habitants selon le recensement de 2011, mais d’au moins 23 millions si l’on considère l’expansion urbaine qui englobe d’autres villes périphériques. Delhi apparaît alors comme la plus grande mégapole indienne, devant Mumbai et ses 18,4 millions d’habitants. Plus généralement, la mauvaise appréhension des limites de l’urbain a pour effet non seulement de sous-estimer l’impact de l’urbanisation, mais aussi de mal évaluer l’échelle à laquelle la planification urbaine et les questions de gouvernance urbaine devraient être traitées. En particulier, le développement des zones périurbaines, qui se caractérise par des transformations rapides, des conflits

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d’usage des sols et des problèmes de vulnérabilité environnementale, souffre d’un manque de juridiction administrative et de politique adéquate.

7 Si l’Inde poursuit sa transition urbaine, le nombre combiné de migrants potentiels vers les villes et de ruraux qui seront urbanisés in situ sera plus élevé que le nombre actuel d’urbains. Ceci signifie des défis accrus pour les responsables de la planification et des politiques urbaines. Les difficultés auxquelles font face les mégapoles sont les plus spectaculaires, comme en témoignent les grands bidonvilles aux conditions d’habitat déplorables, ou les autobus et trains de banlieue surchargés. Le manque d’infrastructures dans les villes plus petites, à faible base économique, n’en est pas moins préoccupant. Les défis sont d’autant plus grands que la pauvreté en ville reste conséquente, avec un peu plus d’un quart de la population urbaine (26,4 % en 2011-12) vivant en-dessous du seuil de pauvreté ; ce pourcentage reste cependant inférieur à celui enregistré en zones rurales (30,9 %) [GOI 2014].

2. Transformations majeures de la scène urbaine en Inde

8 Comme dans de nombreux autres pays, les villes en Inde sont considérées comme des moteurs de la croissance économique, et les métropoles comme le fer de lance des réformes de libéralisation économiques et d’ouverture du sous-continent au marché international. La contribution des villes au Produit Intérieur Brut (PIB) était estimée à 63 % en 2010, avec une projection à 70–75 % du PIB à l’horizon 20201. La prise de conscience par les pouvoirs publics indiens de la contribution décisive des villes à l’économie nationale date seulement de la fin des années 1980. Depuis, la stratégie urbaine s’articule autour des concepts de déréglementation, privatisation, et décentralisation. Sont ainsi promus la réactivation des marchés fonciers, le partenariat public-privé, le renforcement du rôle du secteur privé et le principe de recouvrement des coûts.

9 Le porte-drapeau des réformes urbaines fut la Mission Nationale de Renouveau Urbain dite Jawaharlal Nehru, lancée en décembre 2005 et s’adressant aux grandes villes. L’accès aux subventions du gouvernement central y était conditionné par l’application d’un certain nombre de réformes. L’objectif était d’améliorer l’efficacité économique des villes, d’encourager les investissements pour l’amélioration des infrastructures urbaines, et de mieux répondre à la demande en logements. Suite au changement de gouvernement en 2014, une nouvelle mission fut mis en place, dénommée Atal Mission for Rejuvenation and Urban Transformation, qui couvre un plus grand nombre de villes, sans remettre en cause l’agenda d’inspiration néolibérale2.

10 Dans les grandes métropoles, la restructuration de l’économie urbaine s’est accompagnée de transformations rapides des paysages urbains, avec la production de nouvelles icônes symbolisant l’aspiration des classes moyennes et supérieures indiennes à vivre dans des « villes de classe mondiale » : infrastructures modernes de transport urbain (métro, multiplication des toboggans et échangeurs autoroutiers), prolifération des grands centres commerciaux, des tours, des centres d’affaires, condominiums luxueux et autres ensembles résidentiels exclusifs. Mais ces restructurations de l’espace urbain et grands travaux d’infrastructure ont aussi entraîné des démolitions de bidonvilles de grande ampleur et des déplacements forcés de populations vers des espaces de relégation. À Delhi, ce processus de transformation

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s’est accéléré dans le contexte des préparations pour un événement sportif international, les Jeux du Commonwealth de 2010.

11 Les villes – surtout les grandes – sont aussi des lieux d’émancipation, et la promesse d’opportunités économiques et sociales. Cependant, leur capacité effective à intégrer les sections les plus pauvres et vulnérables de la société est remise en cause dans un contexte de prix croissants du foncier et de difficultés accrues d’accès à des logements abordables. Un tel contexte génère de nombreux conflits et luttes autour de la redistribution des fruits de la croissance et du contrôle des ressources urbaines. Ainsi, les transformations récentes entraînent une exacerbation des inégalités et une aggravation des tensions urbaines.

3. Pénurie de logements décents et évictions récurrentes

3.1. Les indicateurs du mal logement

12 Les villes indiennes sont confrontées à une grave pénurie de logements décents. Ce mal logement peut être approché à travers divers indicateurs qui traduisent la congestion et le manque de confort des logements occupés, ainsi que l’ampleur de l’habitat précaire.

13 Selon le recensement de 2011, 35 % des ménages urbains ne disposent que d’une seule pièce pour vivre, et cette proportion s’élève à 65 % dans la municipalité de Mumbai, pour une taille moyenne du ménage proche de cinq personnes. En outre, 29 % des ménages urbains n’ont pas accès à l’eau potable dans l’enceinte de leur logement ou de leur immeuble. Par ailleurs, 19 % des ménages urbains sont dépourvus de toilettes dans l’enceinte de leur immeuble (42 % dans la municipalité de Mumbai). Le surpeuplement des logements et les problèmes d’assainissement se révèlent particulièrement critiques dans les mégapoles.

14 Le développement de quartiers d’habitat précaire et non autorisé, en d’autres termes des taudis et bidonvilles, désignés par le terme de « slums », est la manifestation la plus évidente des difficultés de logement en ville, surtout dans les plus grandes. Un arrêt sur les définitions est à ce point nécessaire pour mieux interpréter les différentes statistiques. En Inde, le terme de slum recouvre ainsi deux types de définition et de réalités.

15 Selon la loi d’urbanisme de 1956 sur l’amélioration et l’éradication des slums3, sont considérés comme slums les secteurs urbains où les immeubles sont impropres à l’habitation humaine, délabrés, congestionnés, en bref des taudis comme on en trouvait dans les centres villes anciens. Cette définition peut s’appliquer à des maisons occupées par des locataires ou des propriétaires disposant de droits légaux, à l’instar du centre historique de Delhi, qui a été notifié en tant que zone de slum. Cette loi a d’abord été mise en œuvre dans le Territoire de Delhi. D’autres États ont par la suite adopté leurs propres lois sur les slums, avec des définitions qui peuvent varier d’un État à l’autre, mais basées en général sur des notions similaires.

16 Slum désigne aussi le regroupement d’habitations précaires, des auto-constructions en matériaux de récupération – plus ou moins consolidées avec le temps, des abris de fortune, huttes ou baraques exiguës, et qui correspondrait mieux au terme de

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bidonville. Ce sont les jhuggis-jopris de Delhi, les jhopads-pattis de Mumbai, les bastis de Calcutta. Ce type d’urbanisation informelle, souvent le seul recours des pauvres, se caractérise également par l’absence ou l’insuffisance des infrastructures et services urbains de base, en particulier des équipements sanitaires. La plupart de ces bidonvilles correspondent en outre à des occupations illégales de terrain. Ce sont aux yeux des pouvoirs publics des « camps de squatters » où les habitants n’ont aucun droit de tenure. Précarité physique de l’habitation et précarité du statut d’occupation se conjuguent. S’y ajoutent souvent des localisations dans des sites insalubres (marécages, berges inondables des rivières, bas-côtés des drains à ciel ouvert, zones de déchets) ou dangereux (bordures de voies ferrées et de canaux, sous des lignes de haute tension). D’autres localisations traduisent les stratégies d’implantation des migrants pauvres à proximité des sources d’emplois : les espaces vacants dans les zones industrielles, près des chantiers de construction. De fait, les camps s’installent sur tout terrain vacant et non surveillé de l’espace urbain, ou en bordure de l’espace bâti dans les périphéries, mais l’illégalité de l’occupation rend la menace d’éviction constante. Ces bidonvilles ne sont pas seulement des lieux d’habitat, mais souvent aussi des lieux d’activités économiques. Ainsi, l’accès des pauvres à une parcelle de terrain en ville n’est pas uniquement une question de logement, mais aussi de moyens de subsistance.

17 Le recensement indien, qui pour la première fois en 2001 a recueilli des données sur les slums dans les villes de plus de 50 000 habitants, a adopté une définition recouvrant les deux types d’habitat évoqués, en introduisant cependant un seuil minimum de 60 à 70 ménages pour considérer comme slum un groupement d’habitations précaires et sous-équipées4. Au recensement de 2011, les données sur les slums n’ont été recueillies que dans les villes statutaires, indépendamment de leur taille. Dans ces villes, 65 millions de personnes vivaient dans des slums représentant 22 % de leur population. Dans la municipalité de Delhi ce pourcentage est de 15 %, dans celle de Kolkata de 30 %, et celle de Mumbai 41 %. Mumbai s’illustre pour abriter « le plus grand bidonville d’Asie », Dharavi, avec une population estimée à plus de 800 000 habitants.

18 Le seuil introduit dans la définition du recensement indien induit une sous-estimation de la pauvreté d’habitat d’une frange de la population urbaine. Les estimations d’UN- Habitat livrent ainsi un niveau plus élevé : en 2009, 29 % de la population urbaine totale de l’Inde vivait dans des slums, définis comme les zones d’habitat qui combinent les caractéristiques physiques et légales suivantes à des degrés divers : accès inadéquat à l’eau potable ; accès inadéquat à des toilettes et autres infrastructures sanitaires ; mauvaise qualité de la structure physique de l’habitation ; congestion ; et statut d’occupation précaire, sans sécurité de tenure [UN-Habitat 2013].

19 Malgré des variations de définition et les précautions à prendre pour l’interprétation des diverses statistiques, la proportion d’urbains vivant en slums reste un indicateur de la pauvreté d’habitat. Rapporté à la part des terrains occupés, c’est également un indicateur de l’extrême inégalité de l’accès au foncier en ville, au détriment des plus pauvres. Deux exemples illustrent ce point. À Mumbai en 2001, les 6,5 millions d’habitants des slums représentaient la moitié de la population de la municipalité, mais occupaient seulement 8 % de sa superficie [Das 2003]. À Delhi en 1998, avant la mise en œuvre d’opérations de démolition massive, les camps de squatters abritaient trois millions d’habitants, représentant 27 % de la population, serrés sur moins de 6 % des terrains de la ville [Dewan Verma 2002, Kundu 2004]. Si la grande ville véhicule une image de modernité dans les campagnes, elle est loin de pouvoir offrir à tout citadin ou

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nouvel arrivant en quête de logement des conditions de confort « moderne », en particulier un habitat consolidé et un accès aux équipements de base.

20 Pour compléter ce tableau du mal logement, il faudrait ajouter la population des sans abri, très visible dans les grandes métropoles, mais très mal recensée. Par exemple, à Delhi, alors que le recensement de 2011 a dénombré moins de 50 000 personnes sans abri, les organisations non gouvernementales (ONG), sur la base d’enquêtes, estiment leur population à 150 000 personnes au minimum, soit trois fois plus.

3.2. Ampleur des évictions forcées dans les grandes métropoles

21 L’illégalité de l’occupation du sol dans les camps de squatters rend la menace d’éviction permanente. Dans les grandes métropoles, les grands travaux d’infrastructure et la restructuration de l’espace urbain ont entraîné de nombreuses démolitions de bidonvilles et des déplacements forcés de population, et une augmentation du nombre des sans abri. À Mumbai par exemple, selon les estimations du Indian People’s Tribunal on Environment and Human Rights, de novembre 2004 à mars 2005, 90 000 habitations ont été démolies, affectant environ 450 000 personnes expulsées sans relogement, alors que les chiffres officiels font état de « seulement » 50 000 habitations démolies [IPTEHR 2005].

22 À Delhi, selon les chiffres officiels du département des Slums & Jhuggis-Jhopris de la Municipalité, 221 camps de squatters ont été démolis de 1990 à 2008 et 65 000 familles (environ 325 000 personnes) ont été expulsées et relocalisées sur des trames d’accueil en périphérie. Le nombre total de familles délogées est cependant beaucoup plus élevé. Ainsi, la démolition des bidonvilles le long de la rivière Yamuna, en relation avec les travaux d’aménagement du front de rivière, d’infrastructures routières et la construction du village des athlètes pour les Jeux du Commonwealth de 2010, ont entraîné l’éviction d’environ 300 000 personnes, dont 200 000 de février à mai 20045. Au total, on peut estimer qu’environ un million de personnes ont été déplacées de force de 1998 à 2010 [Ghertner 2010]. Or, plus de la moitié des familles délogées ont été exclues des programmes de réinstallation sur des trames d’accueil [Bhan & Shivanand 2013]. L’augmentation de la population des sans abri est un autre indicateur de l’impact des démolitions et de l’exclusion des programmes de réinstallation. À Delhi, des enquêtes menées par des ONG travaillant avec les sans abri ont révélé une augmentation de 68 % de la population des sans abri de 2000 à 2008 [IGSSS 2012].

4. Les réponses des pouvoirs publics et de la société civile

4.1. Les politiques envers les bidonvilles

23 Depuis les années 1990, les politiques urbaines et du logement en Inde témoignent d’un changement majeur dans le rôle du gouvernement : autrefois fournisseur de logements et de services urbains, l’État est voué à devenir un simple facilitateur, par le recours au partenariat public-privé, à des mécanismes de marché et à l’utilisation du foncier comme ressource, y compris pour le traitement des bidonvilles.

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24 Face à l’ampleur et à la persistance des bidonvilles, les pouvoirs publics ont adopté différentes stratégies au cours des dernières décennies, avec des variantes d’un État à l’autre, comprenant6 : • la fourniture de services de base dans le cadre de programmes de lutte contre la pauvreté urbaine ; • l’amélioration des conditions d’habitat et de l’environnement immédiat mais sans régularisation systématique du statut d’occupation ; • la réinstallation des habitants sur des sites alternatifs, soit sur des trames d’accueil en périphérie sans relogement (la principale stratégie mise en œuvre à Delhi des années 1960 à 2010), soit dans des immeubles collectifs de relogement (comme à Chennai depuis les années 2000), dans les deux cas avec régularisation du statut d’occupation sur le nouveau site ; • et des programmes de relogement sur le site même avec régularisation du statut d’occupation, ce qui nécessite la démolition des habitations existantes et le transfert des familles dans des camps de transit – à l’instar de programmes mis en œuvre à Mumbai depuis les années 1990.

25 Toutefois, ces différentes interventions ne concernent qu’une partie des habitants des bidonvilles, tandis que de très nombreuses familles ont été expulsées sans aucune compensation ni solution alternative, et se sont retrouvées à la rue. Les programmes de relocalisation et de relogement sont eux-mêmes générateurs d’exclusion en imposant des critères restrictifs d’éligibilité, en particulier une date butoir d’arrivée dans le bidonville (à Delhi et à Mumbai notamment) ou, dans certains programmes, une contribution financière de la part des familles bénéficiaires. In fine, ces interventions traitent seulement les symptômes de la pauvreté d’habitat sans s’attaquer aux racines du problème.

26 La stratégie nationale de « planification de ville sans bidonville » du programme Rajiv Awas Yojana7, en vigueur de 2010 à mi 2015, s’annonçait plus ambitieuse et globale que les précédentes, en prévoyant aussi des mesures pour prévenir l’émergence de nouveaux bidonvilles, comme la réservation de terrains et de logements abordables pour les citadins pauvres. S’agissant des bidonvilles existants, le plan d’action affichait une priorité aux programmes d’amélioration des conditions d’habitat et de rénovation sur site avec l’octroi de titres de propriété, tandis que les réinstallations sur des sites alternatifs devaient se limiter au cas des bidonvilles en situation intenable. Cette stratégie promouvait un modèle de partenariat public-privé pour la construction des logements, et recommandait par ailleurs l’implication forte des communautés concernées [GOI 2010].

27 Bien que le logement locatif fût une option envisagée, l’accent a porté sur l’accès à la propriété, avec des modalités financières préoccupantes. En effet, la contribution financière attendue des familles des bidonvilles, avec des mensualités régulières pour rembourser les prêts immobiliers, soulève la question de l’accès au crédit bancaire pour les pauvres. Outre l’effet de créer une dépendance forte vis-à-vis des institutions bancaires, le risque existe d’exclure les familles les plus démunies des programmes de relogement, et d’aboutir à une capture de ces derniers par des groupes aux revenus plus élevés.

28 Un nouveau programme national de logement urbain, dit du « Premier Ministre », le Pradhan Mantri Awas Yojana, fut lancé en juin 2015, avec pour slogan « Logement pour tous d’ici 2022 » [GOI 2015]. Il ne cible plus uniquement les bidonvilles, mais la composante les concernant reprend des principes identiques à ceux énoncés dans le

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programme précédent, en préconisant des rénovations sur site, utilisant le foncier comme ressource, avec participation du secteur privé. Notons cependant que la discontinuité des programmes liée aux changements de gouvernement perturbe les mises en œuvre. Ceci illustre un travers commun des politiques, à savoir le lancement de nouveaux programmes sans avoir dressé de véritable bilan, avec études d’impact, des interventions passées, afin d’en tirer les leçons.

4.2. Les initiatives non gouvernementales

29 Les organisations de la société civile – des mouvements de défense des droits de l’homme et du droit au logement, des organisations non gouvernementales (ONG) et des associations de résidents – ont joué un rôle actif pour défendre les droits des habitants des bidonvilles et des sans-logis, faire entendre leur voix, les aider à améliorer leurs conditions de vie sur place ou pour avoir accès aux programmes de réinstallation. Les résultats sont cependant très mitigés en ce qui concerne les expulsions forcées.

30 Certaines expériences de réinstallation, notamment à Mumbai, soulignent le rééquilibrage des rôles entre les agences publiques et les organisations issues de la société civile, avec un engagement critique de ces dernières dans des partenariats où le rôle de l’État est celui d’un facilitateur [Burra 2005, Patel, d’Cruz & Burra 2002]. Mais les ONG n’ont pas toujours les ressources et les compétences nécessaires pour endosser les responsabilités accrues qui leur sont transférées.

31 Le défi consiste à étendre certaines des expériences probantes à un niveau où elles peuvent influer sur les politiques et donc avoir un impact plus large, tout en reconnaissant qu’il n’existe pas de modèle unique, et que des solutions uniformes pour tous ont peu de chance de réussir. Dans le secteur des entreprises sociales, certaines initiatives visent ainsi à fournir une variété d’options de logements abordables, y compris locatives ainsi que des dortoirs pour les sans abri8.

5. Débats et enjeux de politiques publiques autour de la question des bidonvilles

32 Un consensus se dégage pour admettre qu’à ce jour, les sections les plus pauvres de la société ont très peu (ou pas) profité des réformes urbaines mises en œuvre depuis les années 1990. Ainsi, à la fin du 10ème plan quinquennal (2002-2007), la commission au plan reconnaît que « 99 % du déficit en logements estimé à 25 millions concernent les groupes à revenus faibles et les sections les plus défavorisées » [GOI, 2007, p. 3]. Des divergences de vue importantes subsistent cependant quant aux solutions les plus appropriées pour surmonter la pénurie de logements et le défi des bidonvilles.

5.1. Quel rôle pour le marché ?

33 L’agenda néolibéral sous-jacent aux politiques urbaines et du logement, et l’accent mis sur les forces du marché, ont été critiqués par certaines organisations de la société civile et des chercheurs. Ces derniers ont dénoncé la tendance de l’État à se retirer de son rôle et de sa responsabilité en ce qui concerne la fourniture de terrains et de logements pour les sections les plus défavorisées [Mahadevia 2009, Nijman 2008]. En

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revanche, un autre courant préconise un rôle encore plus fort pour le marché [Annez & al. 2010]. Leur thèse est la suivante : l’intervention du gouvernement devrait permettre au marché de mieux fonctionner. Dans cette optique, plusieurs mesures sont recommandées, visant à faciliter : i) l’offre privée de logements avec des normes de construction inférieures à des prix abordables pour les habitants des bidonvilles ; ii) la suppression des contraintes réglementaires relatives aux plans d’occupation des sols, en particulier concernant la conversion des terrains agricoles en terrains urbains constructibles ; et, iii) la clarification des droits de propriété sur les terrains contestés. Ce courant néo-libéral critique également l’attribution de logements fortement subventionnés aux habitants des bidonvilles, voire gratuits (cas du Slum Rehabilitation Scheme lancé en 1995 à Mumbai). L’argument mis en avant est qu’une telle politique crée des incitations aux effets pervers.

34 D’autres chercheurs [Nijman 2008] ont souligné les difficultés et risques inhérents à l’implication du secteur privé dans les programmes de relogement des habitants des bidonvilles, tels qu’ils ont été mis en place à Mumbai depuis les années 1990. Le succès des projets de relogement utilisant le foncier comme ressource se fonde sur des prix de terrain très élevés. Dans les projets de relogement sur site, où les promoteurs privés peuvent utiliser une partie du terrain pour construire avec mise en vente sur le marché à des fins de profit, ces derniers ne sont intéressés que par certains emplacements lucratifs. La recherche de l’augmentation des marges de profit par les constructeurs privés est en outre propice à la congestion des bâtiments et à la mauvaise qualité des constructions, favorisant ainsi la création de « bidonvilles verticaux ».

5.2. Les politiques d’amélioration des conditions d’habitat sur place : la solution à la question des bidonvilles ?

35 Un autre débat notable porte sur les avantages et les inconvénients des politiques d’amélioration des conditions d’habitat dans les bidonvilles existants comme solution pérenne. L’argument en faveur de l’amélioration de l’habitat existant peut se résumer comme suit. Les bidonvilles devraient être considérés comme l’habitat développé par les citadins pauvres, pour les pauvres, afin d’assurer leurs moyens de subsistance en ville. Les politiques publiques devraient alors s’employer à améliorer les conditions de cet habitat, et à faciliter ces processus au lieu de les entraver et d’anéantir par des démolitions les investissements réalisés par les citadins pauvres.

36 D’autres auteurs critiquent une approche qui tente de faire des bidonvilles une solution permanente et oblitère de fait la distinction entre le problème et la solution [Dewan Verma 2002]. Dans la mesure où les bidonvilles n’ont pas de place dans l’exercice de planification urbaine, leur existence est un indice de l’échec de la planification ou de l’exécution des plans. Le déficit dans la production de logements pour les pauvres suggère que la non-exécution des programmes de logements est l’une des raisons à la prolifération des bidonvilles ; ainsi les programmes d’amélioration in situ ne feront que rendre permanentes les défaillances de la planification urbaine et de son exécution. Dans cette perspective, le problème – les bidonvilles – est alors présenté comme la solution. Cela revient à décharger l’État de ses responsabilités, et à reléguer les habitants des bidonvilles à des conditions d’habitat inférieures aux normes admises ailleurs. Cette « solution » contribue aussi à perpétuer l’accès extrêmement inégal au

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foncier en milieu urbain, alors qu’il faudrait préconiser une augmentation de l’offre de terrains pour les pauvres en ville et des programmes de logements sociaux.

37 La divergence des arguments exposés met en lumière la complexité des questions liées aux bidonvilles, qui exigent des réponses à court et à long terme.

5.3. Conséquences des évictions forcées

38 En vertu de la Constitution de l’Inde, le droit au logement est implicitement reconnu comme un droit fondamental qui découle du droit à la vie. Jusqu’aux années 1990, les tribunaux ont ainsi souvent passé des ordres suspensifs qui ont empêché les expulsions d’habitants de bidonvilles. Par la suite, la Cour Suprême et les Hautes Cours de justice ont inversé cette tendance, et ont prononcé des jugements faisant preuve d’une intolérance croissante vis-à-vis des « camps de squatters » [Kothari & al. 2006, Dupont & Ramanathan 2007 & 2008, Bhan 2009, Ghertner 2008]. Or, les effets des déplacements forcés qui accompagnent les politiques d’éradication des bidonvilles soulèvent des questions graves qui ne peuvent être ignorées.

39 L’absence de sécurité d’occupation du sol dans la plupart des bidonvilles comporte un risque d’évictions forcées pour leurs habitants, ce qui conduit à des réinstallations souvent inadéquates ou à des situations de sans-abri, avec un processus d’appauvrissement et des effets cumulés de pertes de droits et de privation en chaîne, en particulier pour les familles qui sont exclues des programmes de relogement et de relocalisation [Dupont 2010]. Les politiques envers les bidonvilles, même lorsqu’elles mettent en avant des objectifs d’inclusion, génèrent en fait de nouvelles formes d’exclusion, notamment par l’application de critères d’éligibilité.

40 En outre, l’agenda de « villes sans bidonvilles », aussi promu par les organismes internationaux [UN–Habitat 2003], a des effets pervers potentiels, en particulier par la stigmatisation des habitants des bidonvilles et l’application de mesures expéditives [Gilbert 2007]. On en tiendra comme preuve les pratiques abusives des pouvoirs publics indiens en matière d’évictions forcées : notamment des démolitions répétées, sans aucune solution alternative ni compensation proposée, sans notification préalable aux habitants, et avec recours à la violence. On pourrait alors parler de « pires pratiques », dénoncées par les mouvements de défense des droits de l’homme [HLRN 2009, 2011].

41 Les programmes de réinstallation dont ont bénéficié certains habitants des bidonvilles renforcent certes le droit à un statut résidentiel sécurisé ; mais par ailleurs, ils ont tendance à éroder le droit aux ressources économiques et socio-culturelles, du fait notamment de l’éloignement des sites de relocalisation. Ces effets négatifs résultent d’une approche restrictive qui traite la question du logement de manière isolée, alors qu’il serait nécessaire de l’intégrer aux questions socio-économiques et d’accès aux moyens de subsistance. Ainsi, la destruction des bidonvilles sans réinstallation ou relogement adéquat entraîne de nouvelles occupations illégales de terrain, ou l’extension et la densification des bidonvilles existants.

42 À moins de mettre en œuvre des politiques de « réhabilitation » pour les habitants des quartiers précaires qui soient non exclusives, et qui prennent en compte les aspects économiques et sociaux, les politiques d’éradication des bidonvilles resteront limitées à des politiques d’éradication des symptômes de la pauvreté d’habitat dans les espaces urbains les plus en vue, sans réduire pour autant la pauvreté urbaine.

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6. En conclusion : les barrières à la réalisation d’une ville plus inclusive

43 Différents types de barrières à une meilleure intégration des droits des mal logés et sans logis dans les politiques urbaines peuvent être identifiés dans le contexte indien. Une première difficulté est d’ordre institutionnel, et inhérente à la distribution des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les États. Les politiques relatives au foncier, dont les politiques urbaines et du logement, relèvent des compétences des États9. En conséquence, les politiques nationales ne fournissent qu’un cadre de référence, à partir duquel chaque État met en œuvre ses propres programmes, sans que le gouvernement fédéral ait les moyens de contrôler la mise en œuvre de l’objectif affiché de logement pour tous, ou encore le respect des diverses conventions internationales signées par l’État indien en matière de droits de l’homme. En cas de déplacement de population par exemple, les procédures de protection des populations conformes au droit international restent lettres mortes, et aucune évaluation préalable de l’impact de l’éviction n’est en général entreprise [Kothari 2003]. Autre exemple, la participation des habitants des bidonvilles à chaque étape de la mise en œuvre des projets de rénovation urbaine, préconisée dans les documents de stratégie nationale, est rarement effective sur le terrain [Dupont 2016].

44 Les barrières sociales sont également très fortes, nourries par des préjugés de caste et de classe, et des stéréotypes. Ainsi, les bidonvilles sont souvent perçus comme des centres d’activités illicites, et leurs habitants comme des squatters, des usurpateurs, donc des citadins illégaux, opposés aux citoyens légitimes respectueux des lois. De telles perceptions sont partagées par la police, les agents municipaux et certains fonctionnaires au sein des administrations publiques ; elles génèrent le mépris et la violence, et affectent les migrants pauvres en général. Ces perceptions négatives imprègnent également le discours de la gouvernance urbaine : tant que les habitants des bidonvilles seront perçus comme « illégaux », ils ne seront pas considérés comme des ayant droits légitimes des politiques publiques. Ce qui est en jeu, c’est une transformation des mentalités et des cadres de penser.

45 Par ailleurs, les politiques de logement restent trop déconnectées des politiques de transport urbain. En effet, la prise en compte nécessaire, dans les programmes de réinstallation et de relogement, de l’accès aux emplois et autres ressources économiques et sociales, implique également une bonne articulation avec la mise en place d’un système de transport public bon marché et efficace. Il faut aussi souligner à nouveau les effets d’exclusion des critères d’éligibilité de certains programmes de réinstallation ou de relogement sur site. En particulier, la spécification d’une date butoir d’arrivée dans le bidonville comme critère d’éligibilité crée des catégories différenciées de citoyens urbains en matière de droit au logement. En outre la date butoir confère une légitimité à la démolition d’habitats sans aucune compensation, et donc une légitimité à la privation de droits de nombreux citadins vulnérables.

46 Les conflits d’intérêts et d’usage de l’espace urbain entre les différentes parties prenantes, y compris des intérêts divergents au sein de la population nombreuse et hétérogène des habitants des bidonvilles et des sans logis, complexifient le travail d’élaboration de politiques publiques équitables. Les mobilisations habitantes pour défendre le droit à un logement convenable restent fragmentées et insuffisantes pour rendre l’accès des pauvres à l’espace urbain plus effectif [Dupont & al. 2016]. Dans cette

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optique, garantir le droit à un logement convenable n’est pas seulement une question de politiques publiques, mais aussi de vigilance et d’action de la société civile.

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UN-HABITAT (2003) – The Challenge of Slums – Global Report on Human Settlements, London, Earthscan, 310 p.

UN-HABITAT (2013) – Planning and Design for Sustainable Urban Mobility. Global Report on Human Settlements 2013. Abingdon, Earthscan-Routledge, xxvi + 310 p.

NOTES

1. Source : Barclays Equity Research, 2014. 2. Voir le site officiel : http://amrut.gov.in/ (visité le 2 mars 2016). 3. Slum Area (Improvement & Clearance) Act, 1956. 4. Dans la suite de cet article, nous utiliserons le terme de slum en référence à la définition du recensement et aux lois d’urbanisme, et les termes de bidonville ou camps de squatters pour distinguer dans cet ensemble l’habitat précaire sans sécurité foncière. 5. Source: OMCT/HIC-HLRN, Joint Urgent Action Appeal, Case IND-FE050504. Delhi, Geneva, Cairo : World Organisation against Torture, Habitat International Coalition-Housing and Land Rights Network, 5 May 2004. 6. Pour une présentation détaillée des politiques mises en œuvre à Delhi et à Mumbai, voir : Dupont & Ramanathan 2007, Dupont & Saglio-Yatzimirsky 2014. 7. Programme de logements Rajiv, en référence à l’ancien premier ministre Rajiv Gandhi. 8. Voir par exemple Micro-Home Solutions/mHS city lab : http://www.microhomesolutions.org/ (visité le 2 mars 2016). 9. Le Territoire de la Capitale Nationale de Delhi garde cependant un statut particulier : il n’a pas toutes les prérogatives d’un État fédéral, le gouvernement central maintenant le contrôle sur le foncier et les politiques urbaines (ainsi que sur la police).

RÉSUMÉS

Les villes indiennes sont confrontées à une grave pénurie de logements décents, qui renvoie à un double défi : celui de l’ampleur des bidonvilles et taudis, et celui des évictions forcées. Les principales interventions des pouvoirs publics envers les bidonvilles – fourniture de services de base, amélioration des conditions d’habitat, relocalisation sur des trames d’accueil ou relogement – ont surtout traité les symptômes de la pauvreté d’habitat. Mais les nombreuses évictions forcées sans programme adéquat de réhabilitation ont par ailleurs engendré des processus d’exclusion et d’appauvrissement des familles délogées. Les débats sur le rôle du marché dans les politiques du logement et les programmes de relogement soulignent les divergences de vue entre les tenants d’un agenda néo-libéral et ceux rappelant l’État à ses responsabilités envers les plus défavorisés. La complexité des questions liées aux bidonvilles tient à la nécessité de trouver des réponses à court et à long terme. Différents types de barrières à une meilleure intégration des

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droits des mal logés subsistent ; dans le contexte indien, elles sont notamment d’ordre institutionnel et socio-culturel.

Indian cities are faced with an acute shortage in decent housing, which points to the double challenge of squatter settlement and slums, and forced evictions. The main strategies regarding squatter settlements, which comprise the provision of basic services, upgrading of housing conditions, relocation on alternative sites, and rehousing, addressed mainly the symptoms of housing poverty. But on the other hand, the many forced evictions without adequate rehabilitation programme have generated processes of exclusion and impoverishment for the evicted families. The debates about the role of the market in housing policies and rehousing programmes underline the divergences of views between those defending a neo-liberal agenda and those stressing the state responsibilities towards the weakest sections. The complexity of slum-related issues comes from the necessity to provide answers in the short and long-term. Different types of barriers to a better integration of the slum dwellers’ rights persist; in the Indian context, some are notably institutional, and other cultural and social.

INDEX

Mots-clés : Inde, bidonville, évictions forcées, politiques du logement Keywords : India, Slum, Forced evictions, Housing policies

AUTEUR

VÉRONIQUE DUPONT Directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA : UMR Université Paris Diderot – INALCO – IRD, USPC) – Adresse postale : CESSMA, Université Paris Diderot, Boîte Postale 7017, 75205 Paris cedex 13 – Adresse physique : CESSMA, Université Paris Diderot, Bâtiment Olympe de Gouges, 8 Place Paul Ricœur, Paris 13ème– Courriel : veronique.dupont[at]ird.fr

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La construction d’une vaste région économique au nord-ouest de l’Inde Le corridor de développement Delhi-Mumbai The rise of a large economic region in North Western India: the Delhi-Mumbai Development Corridor

Philippe Cadène

1 L’État indien a mis en place en 2007, avec la collaboration du gouvernement japonais, un projet d’aménagement très ambitieux concernant la partie nord-ouest du pays, la planification d’un corridor de développement industriel [Department of Industrial Policy and Promotion 2007] liant les deux plus grandes villes indiennes, Delhi, la capitale politique, et Mumbai, le cœur économique du pays, intégrant également Ahmedabad, ainsi que plusieurs villes du Gujarat, l’un des États indiens les plus dynamiques du point de vue industriel. Le Delhi Mumbai Industrial Corridor (DMIC) est planifié afin de recevoir de nombreux investissements, publics et privés, dans le but de moderniser ou de construire d’importantes infrastructures de transport et d’encourager le développement de l’industrie et du commerce. Le projet répond aux principes mis en avant par les chercheurs et les aménageurs qui envisagent les corridors comme avantageux en matière de rentabilité des capitaux et efficaces pour réduire les coûts d’acheminement des produits d’un hinterland vers les ports [Notteboom & Rodrigue 2005, Debrie & Comtois 2010].

2 Cet article désire montrer que la mise en place du Delhi Mumbai Industrial Corridor s’inscrit dans une dynamique bien plus large que le projet lui-même, tant sur le plan des activités ciblées que dans l’espace concerné. Il vise aussi à montrer qu’il s’agit d’une construction progressive, les diverses étapes de ce processus sur les quatre dernières décennies constituant le plan de l’article. La genèse du corridor débute en effet dès les années 1980 avec la libéralisation économique du pays qui conduit à une première réorganisation des divisions territoriales issues de la colonisation, longtemps marquées par les trois ports construits par les Britanniques. La mise en place du corridor devient effective au milieu de la décennie 1990 avec l’affirmation de l’entrée de l’Inde dans la globalisation. Mumbai et Delhi commencent à étendre leur influence loin dans leurs

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espaces périphériques, incluent dans leur dynamique de nombreuses villes de taille diverse et construisent ainsi autour d’elles des « cités-régions globales » [Scott 2001], puissantes à l’échelle du pays. Au milieu de la décennie 2000, le processus s’affirme l’intégration des divers territoires en développement et l’élargissement de l’espace concerné. L’amélioration des infrastructures routières joue ici un rôle essentiel. Elle s’effectue à l’échelle de la grande région, avec la mise en place de diverses routes alternatives pour relier Delhi et les riches territoires de l’Haryana et du Punjab à Mumbai, dont le rôle de ville portuaire s’accentue, et aux nouveaux ports qui apparaissent sur le littoral du Gujarat et connaissent un essor considérable. De nombreuses villes, de nombreux territoires en développement, émergent le long ou à proximité de ces divers axes, participant à la construction d’une large région économique, longue de plus de 1 500 kilomètres de long et d’environ 500 kilomètres de large. La décision gouvernementale d’aménager le Delhi Mumbai Industrial Corridor s’inscrit donc dans un contexte de forte croissance régionale, manifeste dès les années 1990 [Cadène 2000a], qui s’affirme des années 2000 à aujourd’hui [Cadène 2001 & 2015], plaçant dans une même dynamique des populations extrêmement diverses, au sein desquelles les inégalités s’accentuent. Celles-ci représentent la diversité de l’Inde entière et comprennent désormais de nombreux étrangers

Carte 1 – L’encadrement du territoire dans le Nord-Ouest de l’Inde

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1. La décennie 1980 : croissance urbaine et spécialisation des lieux

1.1. Le poids du modèle territorial colonial

3 La géographie de l’Inde dans les années 1980 reste marquée par les stratégies économiques ou politiques conduites par les colons britanniques ainsi que par la politique de développement mise en place par Jawaharlal Nehru au moment de l’indépendance du pays en 1947 [Durand-Dastes 1993]. Les trois grands ports de Bombay, Calcutta et Madras dominent l’économie indienne et structurent trois grandes régions autour d’eux, tandis que Delhi, ayant retrouvé son statut de capitale à partir de 1911, occupe une place particulière. Quelques métropoles secondaires, à l’exemple d’Hyderabad, Bangalore, Ahmedabad, servent ensuite de relais régionaux sans être à même d’assurer une dynamique au-delà des territoires les plus proches. À l’exception des régions touchées par la Révolution Verte, dont les plus célèbres sont les plaines du Punjab et de l’Haryana, la majorité des espaces agricoles, ainsi que les régions périphériques que constituent les zones montagnardes, les zones de collines du Centre ou les districts désertiques du Nord-Ouest, restent largement marginales dans l’économie nationale et sont avant tout des lieux d’émigration vers les centres urbains les plus dynamiques.

4 Les années 1980 apparaissent toutefois comme une période de changement [Cadène 2001]. Elles voient, tout d’abord, le début d’une remise en cause de la politique économique dirigiste établie par Nehru, tandis qu’intervient un commencement de libéralisation de l’économie et d’ouverture vers l’extérieur. Elles connaissent ensuite le développement de certains secteurs économiques, à l’exemple de la pharmacie ou des services informatiques, qui vont faire émerger l’Inde comme un pays capable d’offrir sur le marché mondial des technologies sophistiquées à bas coût.

1.2. L’affirmation de Bombay et l’ascension de Delhi

5 Ces deux caractères nouveaux, libéralisation de l’économie, phénomène certes encore timide, et développement de technologies de pointe, compétitives à l’échelle du monde, vont produire une dynamique particulièrement bénéfique pour Bombay. La capitale maharate, ayant ravi à Calcutta la place de premier port et de première ville industrielle du pays après l’Indépendance, devient une immense métropole, cœur de la dynamique économique indienne et plaque tournante pour la plupart des échanges avec l’étranger. Les industries chimiques et pharmaceutiques s’implantent nombreuses en périphérie. Bollywood devient le premier lieu de production de films au monde, capable de proposer une expression cinématographique originale bien au-delà des frontières indiennes. Les services supérieurs offrent enfin le caractère majeur de la ville, qui bénéficie de la présence de la très grande majorité des sièges sociaux des grandes entreprises, ainsi que du développement de services financiers modernes, dont une bourse dynamique. Plusieurs importants projets d’aménagement viennent appuyer l’affirmation de Bombay comme première ville de l’Inde. On peut citer la construction de Navi Mumbai, commencée dans la décennie précédente, ou encore l’établissement, au sud de la baie, à Nhava Shava, d’un port moderne, Jawaharlal Nehru Port, planifié dès le milieu des années 1960, mais inauguré seulement en 1989.

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6 Dans les années 1980, la montée en puissance de Delhi est un changement d’importance sur le plan de l’organisation territoriale [Cadène 2000b]. Ce phénomène apparaît d’ailleurs comme une sorte de rattrapage logique d’une ville ayant retrouvé son statut de capitale politique et asseyant son pouvoir sur l’ensemble de l’Inde. La croissance économique ne vient que près de quarante ans après, avec, d’une part, l’installation de grandes entreprises attirées par la proximité des centres de décision politiques et, d’autre part, les effets de la Révolution verte dans les États voisins du Punjab et de l’Haryana qui, combinée à un développement industriel de ces mêmes régions, conduit à l’installation à Delhi de nombreuses investisseurs.

1.3. La spécialisation des métropoles secondaires

7 Nombreuses sont les autres villes qui, au nord-ouest de l’Inde, se trouvent également engagées au cours des années 1980 dans une dynamique forte. Il s’agit d’agglomérations urbaines de plusieurs centaines à plusieurs millions d’habitants, qui connaissent une croissance démographique rapide et un processus de spécialisation économique les préparant à participer à une dynamique collective, fondée sur une valorisation des avantages comparatifs. Une trentaine d’années après l’Indépendance, ces changements sont largement liés à l’action d’un État très fortement interventionniste, s’efforçant de moderniser les structures productives, tant dans l’industrie et les services supérieurs que dans l’agriculture, et de répartir le plus équitablement possible les activités sur le territoire, aboutissant à une spécialisation de leur économie.

8 Au nord de la région, ce sont d’abord les villes du Punjab et de l’Haryana qui, malgré des violences politiques liées à un mouvement indépendantiste sikh, sont en croissance et bénéficient de la spécialisation de leur économie : Amritsar, centre principal de pèlerinage pour les Sikhs, Jalandhar, avec de nombreux hôpitaux, Ludhiana, centre industriel textile et mécanique, et Chandigarh, construite selon un plan de Le Corbusier au début des années 1950 pour accueillir les réfugiés de la Partition, important centre administratif, et hébergeant de nombreuses industries, particulièrement dans le secteur de la mécanique.

9 Au sud de Delhi se trouvent plusieurs anciennes capitales royales de l’État du Rajasthan qui profitent de leur patrimoine et d’un riche artisanat d’art pour développer le tourisme, à Jaipur, puis Udaipur et Jodhpur. Vient ensuite Ahmedabad, grosse ville industrielle depuis le XIXe siècle, qui bénéficie d’importants investissements dans le secteur de la chimie et de la pharmacie, et d’un développement considérable des activités commerciales en tout genre. Baroda, non loin, centre intellectuel et universitaire, voit l’implantation d’une raffinerie qui devient rapidement la plus grande du pays, alimentée par les gisements pétroliers du golfe de Cambay. Plus au sud encore, à 250 km de Bombay, Surat, le grand port de l’Inde précoloniale, connaît le développement de la taille du diamant et du textile de luxe. Davantage dans les terres, Nashik devient un important centre de sous-traitance de l’industrie automobile. Au sud-est de Bombay enfin, Pune développe ses activités universitaires tout en devenant un pôle de l’industrie mécanique nationale.

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1.4. Le développement de districts industriels

10 Ce développement des années 1980 n’est pas limité aux grandes villes. Se structurent en effet dès cette période des centres industriels nouveaux, agrégations de petites et moyennes entreprises, spécialisées dans une production particulière et capables, grâce à d’étroites collaborations entre elles, d’innover et de commercialiser au loin. Il s’agit là de véritables districts industriels [Bagnasco 1977, Becattini 1993]. Si beaucoup se développent dans les périphéries des grandes agglomérations et participent à la spécialisation de leur économie, beaucoup se mettent en place, au cours la période, dans de petites villes éloignées des métropoles, entrainant un bouleversement de la société et de l’économie des petites régions rurales qu’elles commandent.

11 Les districts industriels des années 1980 sont tous construits à partir d’activités productrices déjà présentes qui se modernisent quelque peu, se multiplient en se complexifiant et, surtout, en expédiant les produits au loin [Cadène & Holmstrom 1998]. Le développement s’effectue par le contournement des systèmes complexes de contrôle et de taxation des activités mis en place par les bureaucraties locales, tout en profitant des opportunités offertes par les politiques de soutien aux petites et moyennes industries. Il serait difficile de citer tous les lieux où des structures productives de ce type se développent au sein du futur territoire mégalopolitain. Dans les grandes villes, il est possible de citer, à Delhi, le quartier de Wazirpur au nord-ouest de la ville où sont fabriqués ustensiles de cuisine et produits de cuir, ou le quartier d’Okhla au sud spécialisé dans le travail du cuir, ou encore les quartiers de Kirtinagar et de Tilak Nagar respectivement à l’ouest et au nord-est connus pour leurs fabricants de meubles. À Jaipur, certains quartiers du centre sont consacrés à la taille des pierres semi-précieuses, tandis qu’à Surat certains lieux sont célèbres pour la taille de diamants, de même qu’à Ahmedabad où l’on trouve aussi des districts spécialisés dans la production de meubles, de papier, de chaussures ou de savon. Les villes petites et moyennes où de tels districts se mettent en place dans les années 1980 sont nombreuses : au Punjab, Kartarpour produit des meubles, Jalandhar du cuir, Kapurthal est connu pour ses moulins à riz ; au Rajasthan, Rajsamand produit des mosaïques de marbre, plusieurs villes de la région du Shekhawati des meubles ; au Gujarat, Bhavnagar est célèbre pour la taille des diamants, Jamnagar pour les meubles et les produits en cuivre, Rajkot pour son huile, Jetpur pour ses textiles imprimés, Morvi et Wankaner pour leurs mosaïques ; au Maharashtra, la ville d’Akola produit de l’huile et de la farine de dal, Bhandara possède des moulins à riz, Chandrapour fabrique des tuiles et Dhule de la poudre d’épices.

2. Au milieu de la décennie 1990 : la mise en réseau des pôles

2.1. La croissance et l’ouverture des années 1990

12 La décennie 1990 affirme la tendance engagée au cours des années précédentes et précipite l’Inde dans le changement [Rottermund 2008]. L’année 1991 apparaît comme symbolique de l’intégration de l’Inde à la globalisation. Les déséquilibres financiers créés par le début d’ouverture de l’économie obligent en effet l’Inde à gager ses réserves d’or auprès de la banque d’Angleterre et à souscrire un prêt de 1,8 milliards de

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dollars auprès du Fonds Monétaire International, soit la plus forte somme alors jamais attribuée à un État par cet organisme [Dash 1999, Boillot 2006]. Manmohan Singh, un économiste ayant effectué une brillante carrière au sein de l’État indien, mais aussi dans les organes financiers internationaux, est nommé Ministre de l’Économie et engage rapidement le pays dans une série de réformes. Le « Licence Raj », système complexe de contrôle de l’économie par l’État, est abandonné pas à pas. Les entreprises indiennes se voient progressivement mises en compétition avec l’étranger, obtenant en contrepartie la liberté de leur action, tandis que les exportations sont encouragées. Les efforts de l’État portent sur le développement des infrastructures de transport et de communication. Le résultat marquant, pour la décennie, est la construction d’un système de télécommunication efficace sur l’ensemble du territoire national. De nombreux projets de modernisation des ports sont lancés, dont, sur la côte ouest, le doublement du port de Mumbai et le développement de plusieurs autres, de moindre importance, sur le littoral du Gujarat, ainsi que, sur la côte est, le doublement du port de Chennai et le développement du port de Visakhapatnam [Charlier 2015]. La libéralisation des transports aériens se traduit par la création de plusieurs compagnies privées et par la multiplication de l’offre de vols. L’économie indienne s’engage dans une croissance rapide, dépassant les deux chiffres pour l’industrie. Tandis que les entreprises, créatrices de biens, mais aussi de services, se multiplient, certains secteurs commencent à prendre leur place sur le marché mondial, comme la production pharmaceutique ou l’offre des services informatiques. Dix ans après la Chine, l’Inde se positionne parmi les pays émergents.

2.2. Mumbai et Delhi s’intègrent aux réseaux de la globalisation

13 Puissants centres économiques, Mumbai et Delhi bénéficient immédiatement de la dynamique mise en place. À Mumbai, tandis que la production textile qui constituait une part importante des activités diminue, les industries chimiques et pharmaceutiques accroissent leur présence. Les activités financières, déjà prépondérantes à l’échelle du pays, accentuent leur importance. De nombreuses entreprises de services informatiques prennent leur essor. Le nombre de sièges sociaux ne cesse de croître. L’aéroport et le port augmentent considérablement leurs trafics, renforçant encore le rôle de la ville comme plateforme première pour les transactions avec l’étranger. Un processus semblable concerne Delhi, qui connaît une croissance très rapide de son économie. La ville bénéficie de la dynamique régionale basée autant sur l’agriculture que sur l’industrie ou les services, les richesses de la Révolution Verte au Punjab et dans l’Haryana s’investissant dans les activités urbaines. Delhi bénéficie également de son statut de capitale, hébergeant haut-fonctionnaires, diplomates, journalistes et lobbyistes divers. Elle reçoit d’ailleurs de façon privilégiée les sièges sociaux régionaux de nombreuses entreprises étrangères.

14 Au milieu de la décennie, les deux plus grandes métropoles indiennes commencent à être insérées au sein des réseaux globaux. La concentration des sièges de grandes entreprises et des services de haut niveau leur permet en effet de participer, certes à un niveau secondaire, au réseau des centres nerveux de l’économie mondiale et les intègre dans des flux d’échanges globaux.

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2.3. Mumbai et Delhi au cœur de « cités-régions globales »

15 La croissance économique entraîne rapidement des effets sur l’organisation des territoires. Mumbai renforce ses capacités de décision et d’investissement déjà très fortes, ainsi que son rôle de centre commercial et de hub pour les transports. Les liens avec les villes de la région se font plus étroits, construisant vers le nord un réseau serré le long du littoral marathe et gujarati jusqu’à Ahmedabad, tandis que Pune, au sud, se trouve intégrée dans la dynamique économique de Bombay. Dans l’ensemble des villes de la région, les bourgeoisies locales cherchent à profiter des opportunités données par la libéralisation de l’économie pour valoriser les ressources ou les savoir-faire présents dans leurs villes et les petites régions qu’elles commandent. Les investissements, souvent en partenariat, dans l’industrie, mais aussi les services, sont généralement recherchés auprès des hommes d’affaires de Mumbai ou d’autres villes de la région. Delhi se renforce d’une couronne industrielle, intégrant des villes sur plusieurs dizaines de kilomètres à sa périphérie. Elle tisse dans le même temps des liens de plus en plus étroits au sein d’un vaste territoire qui s’étend de la frontière pakistanaise au nord-ouest, dans lequel se trouvent Amritsar, Ludhiana ou Chandigarh à l’ouest, Kanpur et Lucknow à l’Est, intégrant étroitement, au sud, les villes de Jaipur et d’Agra, qui connaissent toutes deux un développement impressionnant du tourisme grâce à leurs monuments célèbres dans le monde entier.

16 Principales villes indiennes, relais essentiel des processus de globalisation dans le pays, Mumbai et Delhi apparaissent ainsi à partir du milieu de la décennie 2000 comme des cités-régions globales. Elles constituent en effet de vastes agglomérations polycentriques étendues bien au-delà des territoires hautement densifiés des villes anciennes, sur des espaces périurbains complexes, plaçant ainsi sous leur influence directe des villages encore ruraux, des villes petites et moyennes, voire des villes millionnaires [Cadène 2008]. Mumbai et Delhi sont aujourd’hui constituées d’une multiplicité de lieux fortement différenciés, comprenant aussi bien des pôles industriels et de services que des espaces essentiellement résidentiels, voire encore largement agricoles.

2.4. Le développement de corridors liant les villes

17 La multiplication des investissements, le plus souvent implantés dans des activités le long des principaux axes de transport, conduit à la construction de relations très actives entre les villes proches, quelle que soit leur taille. Se mettent ainsi en place des corridors interurbains qui tendent à se spécialiser dans les productions déjà présentes dans les villes qu’ils relient, tout en recevant également un ensemble de services liés à la présence des entreprises : écoles et instituts supérieurs privés, restaurants et hôtels, établis le long de ces corridors sur plusieurs dizaines de kilomètres, voire plus de cent kilomètres. Facilitant grandement la vie des entreprises, des ensembles de résidences sont construits le long des axes et permettent d’héberger les salariés. Ceux-ci sont nombreux à circuler le long de ces corridors interurbains, s’ajoutant aux flux à plus longue distance, sur des routes parcourues nuit et jour par des automobiles, des autobus, des camions, mais aussi de très nombreuses motos et mobylettes.

18 Au nord de Delhi, dans l’État du Punjab, le corridor Ludhiana-Jalandhar peut être cité [Kaur 2008]. Il couvre une distance de 59 km le long de la National Highway n° 1 allant

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d’Amritsar à Delhi et passant par trois petites villes, Phagwara, Goraya et Phillaur. La croissance démographique et industrielle de l’ensemble de la zone est extrêmement rapide et les villes sont de plus en plus spécialisées. Jalandhar, au nord de la zone, produit des équipements sportifs et chirurgicaux et des objets en caoutchouc ; Phagwara fabrique des textiles, des moteurs diesel et des équipements électriques ; Goraya et Phillaur fabriquent des pièces de moteur, des équipements agricoles et possèdent des industries agro-alimentaires ; Ludhiana enfin est connue pour ses industries de bicyclettes, de pièces automobiles, de bonneterie et de machines à coudre. Le trafic le long du corridor augmente au gré des implantations industrielles, tout particulièrement celui des véhicules commerciaux, tandis que de très nombreux activités sont créées pour assurer les services au quotidien, notamment de petits stands proposant de la nourriture ou du thé, une coupe de cheveux ou un rasage rapide, etc… Les villes de Phagwara et Goraya se trouvent ainsi de plus en plus liées à Jalandhar par un ruban d’urbanisation continue. Il en est de même pour Ludhiana et Phillaur, tandis que la valeur des terres agricoles tend à doubler sous la pression des investisseurs. Seul l’espace entre Goraya et Phillaur reste encore majoritairement agricole.

19 Une pareille dynamique peut aussi être observable dans l’État du Rajasthan, entre Jaipur et Ajmer, avec un corridor de 132 km incluant dix petites villes le long de la National Highway n° 8 reliant Delhi à Mumbai [Mondal 2008]. 75 % des industries de l’État sont localisées dans cet espace ainsi que deux Special Economic Zones [Kennedy 2015] sur les trois que possèdent l’État.

20 Un autre corridor, situé plus au sud, lie Vadodara à Bharuch [Dahiya 2008]. Long de 81 km, il s’étend le long de la National Highway n° 8 et réunit, dans une dynamique commune, un ensemble de petites villes sur une largeur d’environ une centaine de kilomètres, allant tout particulièrement jusqu’au golfe de Cambrai où se trouve une part des puits off-shore indiens, ce qui entraîne un développement d’industries pétrolières dans la zone. Le développement industriel est puissant et diversifié, dans des domaines clés pour l’économie indienne : électronique et informatique, mécanique, céramique, pharmacie.

21 Enfin, tout au sud, le long des 180 km de l’Expressway liant Mumbai à Pune, de la National Highway n° 4 et de la ligne de chemin de fer, des zones industrielles apparaissent, tandis que se multiplient les industries mécaniques et informatiques, assurant la base d’un espace qui deviendra dans la décennie suivante l’une des zones les plus dynamiques du pays, faisant de Pune une sorte de ville satellite de Mumbai.

3. Au milieu de la décennie 2000 : l’émergence d’une grande région économique

3.1. L’affirmation de l’Inde dans la globalisation

22 Avec le tournant du millénaire, l’intégration de l’Inde à la globalisation s’accentue, apparaissant désormais incontournable. Malgré les changements de gouvernement, les réformes libérales se poursuivent, continuant à desserrer le contrôle exercé sur les entreprises par une administration tatillonne, à ouvrir le pays aux produits et investissements étrangers et à favoriser les exportations. Tandis que les joint-ventures entre compagnies nationales et étrangères se multiplient, que s’ouvrent de plus en plus nombreuses des Special Economic Zones, l’Inde voit se moderniser certains des secteurs

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dans lesquels elle a des atouts, comme la production pharmaceutique ou la joaillerie, et se poursuivre le développement de secteurs nouveaux, en particulier la création logicielle et les services informatiques.

Carte 2 - La grande région économique du Nord-Ouest de l’Inde

23 L’économie s’installe dans des taux de croissance élevés, approchant ou égalant ceux des pays émergents d’Asie orientale. Avec une production industrielle connaissant une augmentation annuelle de près de 10 % et la multiplication des emplois, en particulier dans les villes, les personnes capables de consommer des biens industrialisés sont de plus en plus nombreuses et les inégalités sociales, déjà fortes, s’accentuent. Il en est de même des disparités régionales. Tandis que les espaces montagnards du Nord et du Nord-Est, ainsi que les zones de collines du Centre et Centre-Est, restent comme à l’écart de la dynamique du pays, une bonne partie de la plaine indo-gangétique, des plaines littorales et la pointe méridionale du pays connaissent une croissance marquée, combinant en de nombreux endroits développement de l’industrie et des services, aussi bien que de l’agriculture et de l’artisanat. Dans ces territoires en croissance, la situation des populations pauvres tend à s’améliorer comme le montre une étude qui compare les États indiens sur ce plan [Alkire & Seth 2006]. La pauvreté de masse reste toutefois un fléau, la croissance pouvant avoir des effets pervers, les réformes libérales fragilisant les plus démunis, en dépit des mesures sociales prises [Milbert 2015] et la modernisation des territoires urbains se traduisant par l’éviction des habitants pauvres des centres urbains [Dupont 2013].

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3.2. L’intégration des territoires à l’échelle de la grande région du Nord-Ouest

24 L’accentuation des inégalités territoriales se fait au bénéfice des régions de Delhi et Mumbai qui accentuent leur interrelation et contribuent, par leurs investissements, à développer les espaces intermédiaires. Deux processus sont à l’œuvre. Le premier correspond à la poursuite de l’extension rapide des plus grands pôles urbains, Delhi et Mumbai accentuant leur capacité de contrôle sur les territoires régionaux où elles se situent [Cadène 2008]. Le second processus se traduit par la poursuite du développement des corridors entre les villes, conduisant à la mise en réseau des localités urbaines moyennes et petites qui s’engagent dans une dynamique de croissance économique rapide, renforcent leur ouverture sur les marchés nationaux et s’engagent toujours plus nombreuses dans la compétition internationale.

25 Cette situation rend nécessaire une augmentation de la productivité du travail, par l’accroissement des investissements entrepreneuriaux, mais aussi l’établissement d’une éducation de qualité pour former la main d’œuvre nécessaire, l’aménagement de villes possédant des quartiers résidentiels modernes dotés de tous les services pour retenir les cadres, aussi bien sur le plan de la santé que sur celui des loisirs. Il apparaît également nécessaire de trouver les moyens de réduire la pauvreté d’une large fraction des populations et d’améliorer leurs conditions de logements et leur accès aux services. Points essentiels, les infrastructures de transport doivent être diversifiées et rapides, tandis que les télécommunications les plus modernes sont indispensables.

26 Les investissements nécessaires peuvent être engagés par les municipalités, les États ou l’Union, mais, dans la décennie 2000, ils commencent à provenir de l’extérieur, entreprises étrangères dans le cas de la production et des services liés, mais aussi banques internationales et même gouvernements étrangers pour le développement des infrastructures. Les investissements attirent de nouveaux capitaux qui, à leur tour, font venir des investissements supplémentaires, tous implantés dans les grandes villes ou le long des voies de communication qui se structurent, s’élargissent et ouvrent de nouveaux territoires aux investissements.

27 C’est ainsi que le processus d’intégration dans l’ensemble de la région s’effectue grâce à ces investissements et au travers de la mise en connexion des multiples secteurs en développement présents le long des voies de communication qui lient la grande région de Delhi et celle de Mumbai à travers le Rajasthan et le Madhya Pradesh.

3.3. L’importance des infrastructures de transport

28 L’intégration du territoire s’effectue d’abord au travers des routes principales. L’itinéraire privilégié est l’autoroute qui remplace en partie l’ancienne National Highway n° 8. Participant d’un projet national reliant les principales métropoles indiennes, le Golden Quadrilateral National Highway [Ghani & al. 2016], entrepris en 1999 et achevé en 2012, l’autoroute liant Delhi à Mumbai passe par Jaipur, Beawar, Bhilwara, Ahmedabad et Surat. Cette voie est cependant souvent délaissée par les chauffeurs routiers qui préfèrent utiliser l’ancienne route entre Beawar et Udaipur afin d’éviter le péage sur une partie du trajet. Toutefois, un second itinéraire important, élargissant vers l’Est la dynamique régionale, relie Delhi à Mumbai en utilisant la National Highway n° 2 jusqu’à Agra, puis la National Highway n° 3 qui passe par

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Shivpuri, Guna, Indore et Dhule. Enfin, un autre itinéraire, bien plus à l’ouest, est emprunté par les camions venant du Punjab, traversant le désert du Thar par Bikaner, Jaisalmer et Barmer, et se rendant aux nouveaux ports de Kandla et de Mundra au Gujarat.

29 Il ne faut pas oublier les voies ferrées qui tiennent une grande place pour le transport des marchandises mais aussi des passagers. Deux d’entre elles, aboutissant à Mumbai, sont très importantes, l’une au centre de la région, par Jaipur, Ajmer et Ahmedabad, l’autre à l’Est par Kota, Ratlam et Baroda. De nombreuses lignes secondaires relient les villes entre elles et surtout assurent la connexion avec les autres ports de la région.

30 Les ports jouent un rôle fondamental dans la structuration de cette grande région économique, jouant un rôle clé dans l’ouverture du pays à la globalisation. Mumbai reste le port essentiel du pays, bien que les trois autres ports de la région ayant un trafic international, Kandla, Mundra ou Pipavav, sur le littoral du Gujarat, connaissent un développement rapide grâce à leurs infrastructures répondant aux normes internationales.

31 Les aéroports prennent une place toujours plus importante. Celui de Delhi avec 36,88 millions de passagers par an et celui de Mumbai avec 32,22 millions sont essentiels pour le trafic international, mais apparaissent également comme les centres majeurs de communications aériennes intérieures, tout particulièrement dans le Nord- Ouest du pays. Les aéroports régionaux se développent également, souvent grâce à de nouveaux bâtiments, l’aménagement des pistes et l’accroissement des vols. Outre ceux de Mumbai et de Delhi, cinq autres reçoivent des vols internationaux dans la région. Vingt-six opèrent à l’échelle nationale, dont huit au sein d’enclaves commerciales incluses dans des bases aériennes militaires.

32 Les télécommunications, enfin, font l’objet d’une grande attention de la part des pouvoirs publics [Dossania 2002]. À la construction, à partir du milieu des années 1990, d’un réseau de téléphonie fixe succède dans la décennie suivante l’encouragement des compagnies de télécommunications mobiles tandis que la mise en place d’un câble à haut débit reliant Delhi à Mumbai assure la bonne qualité des échanges sur internet.

4. La mise en œuvre d’un projet d’État : le Delhi Mumbai Industrial Corridor

4.1. La construction d’infrastructures dans le cadre d’une collaboration indo-japonaise

33 À la fin de la décennie 2000, les liens entre les deux grandes régions métropolitaines indiennes, Delhi et Mumbai, et les investissements dans l’ensemble de la région ont atteint un niveau qui ne peut plus échapper, ni au gouvernement indien, ni aux intérêts étrangers. Voit ainsi le jour un programme étatique, construit en collaboration avec le gouvernement japonais, visant à planifier la construction des infrastructures et à susciter les investissements pour consolider les infrastructures de transport entre les deux villes et renforcer développement sur une bande de 150 km de part et d’autre de cet axe. Nommé Delhi Mumbai Industrial Corridor (DMIC), ce programme est mis en œuvre depuis 2007 par la Delhi Mumbai Industrial Corridor Development Corporation (DMICDC), créée dans le but de coordonner les activités des différents partenaires de ce

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projet. Le gouvernement indien contrôle 49 % des parts de la DMICDC, qui comprend quatre autres partenaires, la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) pour 26 %, la Housing and Urban Development Corporation Limited (HUDCO) pour 19,9 %, l’India Infrastructure Finance Corporation Limited (IIFCL) pour 4,1 % et la Life Insurance Corporation of India (LIC) pour 1 %. La DMICDC prend en charge des projets au profit des administrations des six États concernés – Uttar Pradesh, National Capital Region de Delhi, Haryana, Rajasthan, Gujarat et Maharashtra – et suscite les Partenariats Public- Privé (PPP) nécessaires pour trouver les sommes indispensables à leur réalisation. Le projet est ambitieux, les investissements ayant été prévus à hauteur de 90 milliards de USD en 2008 pour les neuf années suivantes. Il s’agit largement d’impliquer le secteur privé et de faire appel à des financements internationaux. Un accord est signé entre, d’une part, le Department of Industrial Policy and Promotion (DIPP) du Ministry of Commerce and Industry indien et, d’autre part, le Ministry of Economy, Trade and Industry (METI) japonais. L’ensemble du projet est structuré autour de la construction d’un système de transport de fret multimodal de 1 483 km reliant Dadri à la périphérie Est de Delhi au Jawaharlal Nehru Port au sud de Mumbai. Il vise d’abord la consolidation de la fraction Delhi-Mumbai du « Golden Quadrilateral » par l’aménagement en parallèle d’une voie ferrée rapide pour le fret (“Dedicated Freight Corridor”) avec des trains porte-conteneurs à double empilage, tirés par de puissantes locomotives, avec des wagons capables de supporter des charges de 25 tonnes. Il comprend évidemment la construction d’un réseau électrique capable d’assurer le bon fonctionnement des infrastructures et des équipements afin de permettre une inter- modalité efficace entre le rail, la route, les ports et les aéroports sur l’ensemble de l’axe. Neuf centres d’échanges doivent être aménagés afin de faire le lien entre la DFC et les lignes ferroviaires existantes. Au-delà de la voie ferrée rapide pour le fret, les investissements concernent le développement des aéroports de la région, des ports, la construction de deux centrales électriques, l’élargissement à six voies de la récente autoroute et l’amélioration des routes principales.

4.2. Multiplication et diversification des investissements publics et privés

34 La construction des infrastructures compte pour 35 à 45 % des investissements prévus tandis que le reste, soit 60 à 65 %, doit être financé par des PPP. Au total, tout un ensemble de projets spécifiques participe du projet global : leur nombre et les échéances de réalisation, selon les documents officiels, tendent à se modifier au cours des années, en lien avec l’environnement économique et politique changeant du pays. Afin de compléter les financements prévus par l’État indien, l’État japonais et les firmes japonaises, ont fait appel aux investissements privés d’autres pays, tandis que des modalités de gouvernance spécifiques, innovantes en Inde, sont décidées, au niveau des différents projets, afin de répondre à la diversité des parties en présence.

35 Visant à étendre son influence des deux côtés des voies de communication, le DMICDC prévoit, dans les premiers textes présentés [Department of Industrial Policy & Promotion, 2007], des investissements dans six Investment Regions (IRs) et six Industrial Areas (IAs), désignées comme prioritaires au cours de la période 2008-2012 qui correspond à la première phase de développement du projet. Une IR est prévue dans chacun des six États. Cinq IRs supplémentaires sont proposées dans une seconde

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phase, ainsi que sept autres IAs. Des projets visant à offrir des logements attractifs pour les cadres et les ingénieurs sont aussi prévus avec l’adjonction d’Integrated Townships aux zones industrielles et la création de villes nouvelles à la périphérie des plus grandes agglomérations.

Tableau 1 – Les Investment Regions et les Industrial Areas du Corridor [Première Phase]

Statut N° carte Zone Etat Spécialisation

PHASE 1

Investment sous-traitance 1 Manesar-Bawal Haryana Region automobile

2 Dadri-Noida-GhaziIRabad Uttar Pradesh pas spécialisée

Khushkhera-Bhiwadi- sous-traitance 3 Rajasthan Neemrana automobile

Madhya 4 Pitampura-Dhar-Mhow pas spécialisée Pradesh

Bharuch-Dahej Investment pétrole, chimie, 5 Gujarat Region pétrochimie

6 Igatpuri-Nashik-Sinnar Maharashtra pas spécialisée

Industrial Area 7 Faridabad-Palwal Haryana pas spécialisée

8 Meerut-Muzaffarnagar Uttar Pradesh pas spécialisée

9 Jaipur-Dausa Rajasthan marbre, cuirs et textiles

Madhya 10 Neemuch-Nayagaon pas spécialisée Pradesh

11 Vadodara-Ankleshwar Gujarat pas spécialisée

12 Alewadi-Dighi Maharashtra industrialo-portuaire

36 Le développement industriel constitue l’objectif principal et de nombreuses Special Economic Zones ou Export Processing Zones, visant à favoriser les investissements étrangers, sont planifiées ou déjà en construction. De nombreuses zones industrielles de petite taille ainsi que des districts industriels rassemblant de petites et moyennes entreprises bénéficient de cette dynamique. L’implantation d’entreprises dans le domaine des hautes technologies, des biotechnologies et de l’agro-industrie est particulièrement souhaitée, parfois dans le cadre de projets particuliers, à l’exemple de Smart Cities, d’IT/ITES/Biotech Hubs et d’Agro-Processing Hubs.

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4.3. La création de vingt-quatre smart cities

37 Le développement des villes est au cœur du projet. Au sein du corridor, vingt villes étaient impliquées dans un programme de modernisation urbaine mis en place en 2005, la Jawaharlal Nehru National Urban Renewal Mission [Ministry of Urban Employment and Poverty Allevation & al. 2005, Kundu 2014], mais, dès 2011, le DMICDC se lance dans un projet spécifique, visant à construire sept Smart Cities le long du corridor. Le but est d’offrir des services de qualité pour les couches moyennes indiennes, en plein développement, à la fois promoteurs et bénéficiaires de la croissance et de la globalisation. Il s’agit aussi de faciliter l’implantation d’entreprises du secteur des nouvelles technologies. Un an plus tard, en 2012, le ministre chargé du développement urbain, Kamal Nath, déclarait d’ailleurs que la phase 2 de la JNNURM allait mettre l’accent sur le développement de Smart Cities. À la suite de la victoire de la National Democratic Alliance (NDA) en 2014, le nouveau gouvernement dirigé par Narendra Modi, homme fort du BJP, poursuit l’idée avec un nouveau programme très médiatisé, prévoyant de construire cent Smart Cities à l’échelle du pays. Ces villes sont en effet présentées comme étant à même d’offrir le cadre adapté au développement d’une industrie capable de prendre sa place dans l’économie mondiale, à la satisfaction des demandes des membres des couches moyennes pour des services urbains de qualité, à la réduction des dépenses énergétiques et à la protection d’un environnement largement mis à mal par une urbanisation non maîtrisée [Komninos 2008]. Dans le projet du gouvernement indien, celles-ci seraient en fait des satellites de villes existantes, offrant des espaces répondant au besoin d’un système économique désormais mondialisé. Vingt d’entre elles, où les opérations seraient engagées au plus rapidement, ont été désignées comme prioritaires.

38 Ce ne sont plus désormais sept Smart Cities à construire le long du DMIC, mais vingt- quatre qui sont annoncées dans les documents officiels présentant le projet. Si l’on prend en compte l’ensemble de l’aire d’influence de la DMIC, - la grande région dynamisée par les deux « cités-régions globales » construites autour de Delhi et de Mumbai et par les territoires en développement situés entre elles-, ce ne sont alors pas moins de trente-trois projets de Smart Cities qui sont concernés sur les 100 envisagés en Inde, tandis que neuf font partie des vingt considérés comme prioritaires. Le développement de Smart Cities accompagne ainsi désormais le projet du DMIC.

4.4. La mise en place de services de haut niveau

39 La construction d’une trentaine de Smart Cities, encore à réaliser, ne suffira pas évidemment à combler les besoins de la région en investissement dans des services de haut niveau qui apparaissent comme indispensables au développement d’une vaste région fortement intégrée aux processus de globalisation. L’offre commerciale reste encore éloignée des standards internationaux. En outre, l’offre en matière d’enseignement secondaire et supérieur, de santé et de loisirs n’atteint pas le niveau suffisant pour répondre aux besoins d’une économie globalisée. Pourtant les investissements sont nombreux le long du DMIC et dans toute la région. Celle-ci, par son dynamisme, apparaît très attractive pour les investisseurs privés et concentre, par ailleurs, de nombreux investissements publics liés aux multiples projets élaborés par les États ou les municipalités. Les investissements privés concernent les très nombreux malls construits dans les villes où s’installent des boutiques destinées à une clientèle

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aisée. Ils concernent aussi des écoles privées, instituts d’enseignement supérieur, hôpitaux qui se multiplient, palliant les carences du service public.

40 Les établissements publics d’enseignement ou de soins de haut niveau, souvent financés par l’Union et non par les États, sont peu nombreux. Leur nombre s’accroît cependant car le gouvernement indien a conscience de l’enjeu que représentent l’éducation et la santé et crée de nouveaux centres d’excellence dans ces domaines. Plusieurs de ceux-ci, récemment créés, l’ont été dans le Nord-Ouest du pays, à l’exemple des Indian Institutes of Technology d’Indore et de Jodhpur ou des All India Institutes of Medical Sciences de Jodhpur. La privatisation de l’éducation ou de la santé ne semble toutefois pas répondre entièrement aux besoins, car la qualité de l’enseignement [Gandhi Kingdon 2007] ou des soins [Sengupta 2005] dont cette grande région a besoin ainsi que le manque de personnels qualifiés restent un problème dans la dynamique de développement en cours.

41 Il en est de même pour l’hôtellerie. Les constructions d’hôtels de standard international se sont multipliées dans les dix dernières années, mais le nombre de chambres et la qualité de l’offre ne suffissent pas à répondre à la demande, en dépit de l’arrivée des grands groupes internationaux et de la création d’écoles hôtelières, auparavant inexistantes, pour former le personnel. Le manque de chambres est dommageable pour le développement des affaires, en particulier dans les métropoles secondaires, mais aussi pour celui du tourisme, activité très importante pour l’économie de plusieurs villes du Rajasthan, et non négligeable à Mumbai et à Delhi.

Conclusion

42 L’émergence d’une grande région en développement au nord-ouest de l’Inde, qui s’étire du Punjab à la partie septentrionale du Maharashtra et dans laquelle Delhi et Mumbai, les deux plus puissantes agglomérations urbaines du pays qui comptent aujourd’hui environ vingt millions d’habitants chacune, tiennent une place essentielle, est manifeste dès le milieu des années 1990 et affirme sa prééminence à partir des années 2000 [Cadène 2015]. Elle obtient une reconnaissance officielle avec la mise en place du projet du Delhi Mumbai Industrial Corridor par l’État indien en 2007.

43 Le facteur premier contribuant à sa réalisation correspond à des forces externes, celles de la globalisation qui pénètrent le pays en deux temps, lentement de la fin des années 1980 au tournant du millénaire, puis plus rapidement à partir de ce moment, au gré des politiques de libéralisation et d’ouverture de l’économie conduites par les gouvernements successifs.

44 Le second facteur est inhérent à la croissance très rapide des grandes métropoles indiennes, qui conduit, au cours de l’ensemble de la période, mais tout particulièrement à partir du milieu de la décennie 2000, Delhi et Mumbai à étendre leur influence sur des territoires toujours plus vastes, tout en cumulant de plus en plus les activités de haut niveau. À la fois complémentaires et concurrentes, ces deux gigantesques agglomérations concentrent suffisamment de richesses pour s’engager dans des investissements diversifiés, dans l’Inde entière, mais tout particulièrement le long des axes qui les relient.

45 Le troisième facteur, simultanément au précédent, réside dans la construction de corridors d’activités liant des villes à l’échelle de petites régions. Ce processus

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intervient tout d’abord le long des axes majeurs reliant les plus grandes métropoles, puis le long d’axes secondaires. Les investissements sont diversifiés, provenant tout autant des bourgeoisies locales que des milieux d’affaires des grandes villes de la région, sans oublier l’arrivée de capitaux étrangers.

46 À partir du milieu des années 2000, l’État intervient à l’aide de diverses politiques de développement urbain et régional qui, toutes, mettent l’accent sur les infrastructures et encouragent l’arrivée d’importants investissements privés. La situation des transports commence à s’améliorer tandis que les activités portuaires et aéroportuaires s’intensifient. L’ensemble de la région se structure, rassemblant les plaines les plus fertiles du pays, les espaces industriels les plus productifs et les villes les plus dynamiques, tandis que plusieurs axes de transports irriguent désormais un vaste territoire.

47 L’intégration régionale est cependant loin d’être achevée. De très fortes inégalités territoriales existent au sein de la région. De nombreux territoires apparaissent toujours plus insérés dans des réseaux internationaux. C’est le cas des grandes villes aussi bien que des villes petites et moyennes et des campagnes dans l’État du Punjab, à la fois industriel et agricole. C’est aussi le cas dans les territoires diversifiés de l’Haryana ou du Gujarat, le long de certains corridors d’activités au Rajasthan ou au Madhya Pradesh, le long du littoral du Maharashtra. Cependant, d’autres territoires restent encore à l’écart, comme une bonne part du désert du Thar et de ses franges, du massif des Aravallis, ou de certains territoires du Madhya Pradesh encore faiblement connectés aux grands axes de transport. Les inégalités sociales restent grandes, même si la pauvreté a partout reculé. Propices à la construction de couches moyennes diversifiées, tant dans les villes que dans les campagnes, les politiques de libéralisation ont été dommageables pour certaines fractions des populations pauvres, tandis que les conditions de vie des plus démunis ne se sont guère améliorées.

48 Enfin, les investissements restent insuffisants et les projets envisagés sont lents à se mettre en place. Les rapports d’avancement du DMIC récemment rendus publics [DMICDC 2015] montrent par exemple, que l’ensemble du projet est loin d’avoir été mis en œuvre en dépit de l’appui du gouvernement central et des États concernés. La réalisation d’une partie seulement des grandes infrastructures a été entreprise, tandis que, dans les Investment Regions, l’implantation d’entreprises reste insuffisante, même si des travaux de planification ont été conduits et des autorisations administratives fournies. L’implication du gouvernement japonais lui-même ne semble pas aussi forte que les premières déclarations pouvaient le laisser penser.

49 Le développement de cette grande région incluant Delhi et Mumbai apparaît cependant comme un élément clé dans le processus conduisant l’Inde à s’imposer aujourd’hui parmi les économies asiatiques. Elle pourrait même devenir, dans les vingt ou trente prochaines années, une véritable mégalopole à l’échelle de l’Asie [Dollfus 1995, Cadène 2000a], sur le modèle des puissantes régions polycentrées existant aux États-Unis, en Europe ou au Japon.

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RÉSUMÉS

L’émergence d’une grande région en développement au nord-ouest de l’Inde, qui s’étire du Punjab à la partie septentrionale du Maharashtra et dans laquelle Delhi et Mumbai, les deux plus puissantes agglomérations urbaines du pays, tiennent une place essentielle, est manifeste dès le

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milieu des années 1990 et affirme son existence à partir des années 2000. Cette région obtient une reconnaissance officielle avec la mise en place du projet du Delhi Mumbai Industrial Corridor par L’État indien en 2007. Cet article présente les différentes étapes du développement de cet espace qui tient une place essentielle dans une Inde en cours d’intégration par la globalisation.

The emergence of a large developing region in the Northwest of India appears clear from the mid-1990s and asserts its existence since the 2000s. Delhi and Mumbai, the two most powerful urban areas of the country, hold an essential place in this strong economic region stretching from Punjab to the Northern part of Maharashtra. From the 2000s, this area gets official recognition with the establishment of the Delhi Mumbai Industrial Project Corridor by the Indian State in 2007. This paper aims to present the different stages of development of this area, which plays a key role in the process of globalization in India.

INDEX

Mots-clés : Inde, géographie économique, géographie régionale, corridor industriel, dynamique urbaine Keywords : India, Economic geography, Regional geography, Industrial corridor, Urban dynamics

AUTEUR

PHILIPPE CADÈNE Professeur de géographie à l’Université Paris-Diderot - Sorbonne Paris Cité, UMR CESSMA, 5 rue Thomas-Mann, 75205 Paris cedex 13 – Courriel : philippe.cadene[at]univ-paris-diderot.fr fr

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Le rôle des transports collectifs dans l’aménagement des régions métropolitaines Le « Transit Oriented Development » et la construction du métro de Delhi The role of public transport in the planning of metropolitan regions. The case of Transit Oriented Development and the construction of the metro rail in Delhi

Bérénice Bon

1 Le Transit Oriented Development (TOD) est un concept urbanistique élaboré aux États- Unis dans les années 1990, désignant l’aménagement des quartiers de gares de transport collectif [Gallez et al. 2015]. L’idée est d’associer transport et urbanisme en densifiant les zones urbaines de part et d’autre des corridors de métro, de privilégier dans ce périmètre une mixité fonctionnelle, les accès aux transports publics, les infrastructures pour les déplacements non motorisés. Il s’agit aussi pour les acteurs publics d’introduire dans ces périmètres des mécanismes de récupération des plus- values foncières, par exemple une augmentation des taxes foncières, pour capturer les gains des acteurs privés générés par la construction du métro. Rares sont aujourd’hui dans le monde les projets de transport (bus en site propre, métros, tramways) qui n’en font pas mention ou du moins ne rendent pas compte, sous un autre nom, de l’idée de coordination entre transport et urbanisme. Dans les villes asiatiques, le principe de densification des quartiers de gare, est d’ailleurs au cœur du « modèle de la ville paye la ville » [Lorrain et al. 2011], mis en œuvre très fréquemment avec comme stratégie la récupération des plus-values foncières pour financer les infrastructures urbaines.

2 En Inde, le TOD est présenté à partir de 2012 par le Ministère du Développement Urbain de l’État central comme un outil de financement, mais également comme un nouvel outil de planification pour les villes indiennes. Derrière cette stratégie se trouve aussi l’injonction des organisations internationales, finançant de nombreux projets d’infrastructures dans le pays et désireuses de valoriser les portfolios fonciers ainsi que d’introduire de nouvelles pratiques managériales.

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3 Cet article analyse la gestation et la formulation de la « politique TOD » née à Delhi et déclinée dans d’autres villes indiennes, selon les singularités politiques, les relations entre gouvernement technique et gouvernement de la ville, ainsi que l’économie politique de la valorisation des patrimoines fonciers propres à chaque État. L’enjeu crucial derrière la politique TOD est la rémunération des grands projets d’infrastructure. La première partie revient sur la construction du métro de Delhi et présente les premières expérimentations de la densification des quartiers de gare et des dépôts qui ont débuté à la fin des années 1990. L’organisation des pouvoirs, mais aussi le poids des cultures professionnelles et des découpages sectoriels, modèlent et manœuvrent le couple transport-urbanisme. La deuxième partie s’intéresse précisément au temps de formulation de la politique TOD à Delhi en 2013, permettant de questionner la relation entre urbanisme de projet et urbanisme planifié, mais également l’enjeu politique du TOD dans le gouvernement multi-scalaire indien.

1. Le modèle spécifique de mise en œuvre du métro en Inde et l’enjeu de la rémunération d’un bien public

4 Il y a un modèle spécifique de mise en œuvre des métros en Inde qui est né au milieu des années 1990 dans un contexte de réformes multiples : ouverture économique, ajustements, décentralisation et responsabilisation comptable des autorités municipales et de montée en puissance des régions.

5 Cinq métros sont opérationnels en Inde : à Kolkata depuis 1984, Delhi depuis 2002, Bangalore depuis 2011, Gurgaon, dans la région métropolitaine de Delhi, depuis 2013, et Mumbai depuis 2014. Douze autres villes sont dans les phases de conception ou de réalisation depuis la fin des années 2000. Le métro de Delhi joue un rôle très spécifique dans ce paysage : la loi dite du métro de Delhi de 2002 a été amendée comme loi nationale en 2009, et les recommandations de 2012 du Ministère cite explicitement les opérations immobilières du métro de Delhi comme un modèle à suivre. La plupart des métros présentent donc de fortes similarités avec celui de Delhi, par rapport à leur structure de gouvernance, leur cadre juridique, leur technologie, les contrats de sous- traitance et les partenariats avec le secteur privé.

6 Si l’État indien conserve la haute main sur la production de l’ensemble de ces infrastructures, le poids du gouvernement central ou du gouvernement régional, et la participation des acteurs privés dépendent étroitement de l’organisation locale des pouvoirs politiques. À Delhi, siège du pouvoir, où l’État central intervient directement dans les affaires urbaines, le projet du métro est un modèle de contrôle financier et institutionnel par le gouvernement central. Il est un espace d’expérimentation pour la coordination transport-urbanisme et sa traduction en outil de financement, placée quelques années plus tard sous le label TOD.

7 En 2020 le métro de Delhi représentera plus de 400 km de lignes, pour un coût total d’environ treize milliards d’euros. En mai 2014, 190 km de réseau sont opérationnels, desservant 146 stations, et transportant quotidiennement 2,5 millions de passagers. La première ligne du métro a ouvert en 2002, une réussite exceptionnelle à l’échelle nationale et internationale, car terminée sans délais, et même avant la date fixée.

8 Le grand projet du métro de Delhi renforce une architecture institutionnelle centralisée, aux pouvoirs concentrés. Le métro de Delhi confère également à une

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institution, la Delhi Metro Rail Corporation (DMRC), un très gros pouvoir politique. Cette institution a été créée en 1995 et est en charge de la conception, de l’exécution, des opérations et de la maintenance du métro de Delhi.

9 La ville-capitale se caractérise par la très forte présence de l’État central dans tous les rouages de la ville, aussi bien sur le plan foncier, urbanistique, que dans les services publics. Ainsi, trois niveaux de gouvernement interviennent : le gouvernement central, le gouvernement de Delhi et les autorités municipales. Contrairement au reste des grandes villes, Delhi n’a pas d’autorité métropolitaine et le gouvernement de Delhi ne contrôle ni l’acquisition, ni les plans d’aménagement du foncier qui sont dans les mains d’une agence paraétatique administrée par l’État central (au nom de Delhi Development Authority, DDA). Les autorités municipales ont quant à elles le plus petit portfolio, et si leur budget est en partie assuré par le gouvernement de Delhi, la municipalité de Delhi n’est responsable que devant le gouvernement central qui en nomme le chef de l’exécutif. L’agence en charge du métro à Delhi est donc créée dans un modèle de gouvernance urbaine et une trajectoire de gouvernement qui légitime la place tenue par l’État central comme principal administrateur. De plus, la position tenue par l’État central dans le contrôle du projet de métro est justifiée du fait même de la structure de financement du grand projet, qui dépend essentiellement de prêts annuels de la Banque de Développement du Japon qui transitent via l’État central.

10 La DMRC est une administration du gouvernement de Delhi et du gouvernement Central, qui détiennent les mêmes parts dans le capital et nomment le même nombre de représentants dans son comité d’administration. Mais, sur le plan législatif, la DMRC dépend étroitement du gouvernement Central et non du gouvernement de Delhi, lui permettant notamment de bénéficier de nombreuses exemptions fiscales, d’un processus de décision accéléré — via des comités au niveau du gouvernement central — affranchi de l’obtention des permissions des autorités locales. Au sein de l’institution DMRC, l’espace de décision est totalement centralisé autour du pouvoir de son directeur général, et le ministère du Développement urbain sous l’autorité de l’État central. La loi de métro de 2002 qui va devenir un peu plus tard une loi nationale renforce les pouvoirs de la DMRC.

11 La DMRC, et plus largement le secteur des métros en Inde, ont été très fortement marqués par la personnalité et l’expertise du directeur général de l’agence jusqu’en 2012, l’ingénieur E. Sreedharan. En octobre 1997, E. Sreedharan, officiellement retraité des Indian Railways depuis 1990, est nommé directeur général de la DMRC par le gouvernement de Delhi. Il décide et impose que tous les autres postes décisionnels soient occupés exclusivement par des ingénieurs des Chemins de fer [Bon 2015]. Les recommandations que cet ingénieur émet entre 2003 et 2013 pour les métros sont toutes mises en place, notamment en matière de financement, privilégiant un contrôle des autorités publiques, et non des partenariats publics-privés. À Delhi, si de nombreux sous-traitants et grandes sociétés d’ingénierie privées interviennent dans la phase opérationnelle du métro (plus d’une centaine), ils sont mis à distance des structures décisionnelles, tout comme les autorités municipales qui sont marginalisées.

12 À la fin des années 1990, dans un contexte de fortes contraintes financières et sous mandat de l’État central, la DMRC cherche à diversifier ses sources de revenus, en se tournant vers la publicité, les contrats de consultance en Inde et dans les pays voisins et la monétisation du foncier. Cette dernière annonce ce qui sera fait plus de dix années plus tard sous le label TOD. Mais, dans ces premières années d’expérimentation à Delhi,

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le métro se construit et les opérations immobilières suivent. Ces opérations sont un outil de financement, une composante secondaire du réseau de transport qui n’est pas pensée dans son intégration au reste de la ville.

13 Ainsi, en 1999, un nouveau département, de taille modeste, créé au sein de la DMRC, décide sous l’influence de consultants, d’appliquer à Delhi le modèle Rail + Immobilier de Hong Kong, qui repose sur la concession des droits de développement à des promoteurs immobiliers pour densifier les stations et les dépôts. Des espaces commerciaux sont également loués à l’intérieur des stations. À Hong Kong, cette stratégie de récupération des plus-values foncières, en plus d’être génératrice de très importants bénéfices financiers pour l’agence en charge du métro, est utilisée comme un outil de planification urbaine. À Delhi, au contraire, l’immobilier reste secondaire, il est même traité avec suspicion par les ingénieurs de la DMRC qui gardent le monopole des opérations immobilières sans introduire de nouveaux profils professionnels. Ces projets immobiliers ne sont pas pensés à l’échelle de la ville, dans leur relation au bâti environnant ni par rapport aux spécificités socio-économiques des espaces dans lesquels ils s’inscrivent. Il ne s’agit pas de coordonner transport et urbanisme, mais de générer rapidement des revenus, sous mandat de l’État central.

14 Un des premiers facteurs d’explication est que le métro suit et sert un bâti déjà présent. Il n’est pas moteur du développement urbain et il doit s’adapter à la configuration de la ville et des régimes de propriété, des possessions publiques et des normes d’occupation du sol. Ce n’est pas le transport qui pilote le développement urbain. Des terrains sont concédés à la DMRC par les acteurs gouvernementaux pour les structures opérationnelles du métro, puis la DMRC décide ensuite des parcelles disponibles pouvant être concédées au secteur privé. Pour des projets résidentiels, des terrains sont concédés pour 90 ans au secteur privé, pour des projets de centres commerciaux, ce sont des concessions de 50 ans. La DMRC a également directement pris en charge la construction d’une zone économique sur une zone de dépôt dont elle loue ensuite les espaces à des entreprises privées spécialisées dans les hautes technologies. Il s’agit donc plus, dans ce cas, d’une mise à disposition de terrains publics, dont la valeur est forte du fait de la centralité des stations et des dépôts dans Delhi.

15 De plus, si on observe une forme de verrouillage dans le contrôle et l’administration de la DMRC sous l’autorité du gouvernement Central, une pareille situation est également observable au sein des techniciens et ingénieurs des Chemins de fer qui, comme on l’a vu, gardent la main sur l’organisation. Ce verrouillage est un élément clé dans la compréhension de la déclinaison du modèle de Hong Kong à Delhi. L’expertise de ces ingénieurs est centrale, elle est le vecteur de transformations et de réformes dans le secteur des transports publics qui vont dépasser le seul cadre technique et vont fortement influer sur la manière dont sont traitées les opérations immobilières et leur lien avec la ville. Leur action consiste à mettre à disposition des opportunités foncières pour générer des revenus devant être réinvestis dans l’infrastructure de transport et non de faire véritablement dialoguer transport et urbanisme. Cette question, selon eux, ne leur appartient pas, alors que, dans le même temps, ils plaident pour garder le strict contrôle sur ces opérations.

16 Enfin, pour ces opérations immobilières, la DMRC ne bénéficie pas d’un régime d’exception comme pour le métro : elle doit obtenir l’accord de l’agence chargée de l’aménagement urbain, c’est à dire la Delhi Development Authority. Ce dernier acteur, très puissant, va alors défendre ses prérogatives en utilisant les outils à sa disposition

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pour imposer sa vision. La Delhi Development Authority inscrit notamment dans le plan directeur de la ville des limitations très strictes au coefficient du sol pour toutes les opérations immobilières de la DMRC, restreignant donc très fortement leur superficie et les revenus pour la DMRC. Les acteurs négocient non pas dans des espaces partagés, mais par le recours à des notifications écrites, à l’arbitrage des ministères de l’État central. Concrètement, c’est donc à l’échelle locale que se matérialisent ces désaccords, négociations, par des formes d’adaptabilité de l’action via des arrangements avec la norme, une politique du fait accompli et une informalité, voire une illégalité officialisée qui trahit toute ambition d’une véritable coordination du couple transport-urbanisme dans ces première années d’expérimentation et de tâtonnement des agences.

17 Cependant, les bénéfices en termes financiers ne sont pas négligeables pour la DMRC, surtout dans les années avant l’ouverture des lignes et donc des revenus tirés de la vente de ticket. Ceux-ci représentant alors environ 30 % des revenus de l’agence soit plusieurs dizaines de millions d’euros. Un des grands gagnant est toutefois un acteur privé, promoteur immobilier de Delhi. Celui-ci remporte la majorité des appels d’offres de la DMRC, et obtient des gains très importants lors de la vente des appartements, et de la location de locaux commerciaux à de grandes enseignes ; dans une ville où le secteur privé a encore du mal à pénétrer aux côtés de la Delhi Development Authority.

2. La formulation de la politique TOD, un enjeu pour le système de pouvoir indien

18 Le gouvernement central a décidé de faire du TOD à Delhi un outil de planification et de financement. Cependant, c’est l’agence d’aménagement urbain de Delhi qui a élaboré la politique TOD et a donné un nom à une stratégie que l’agence en charge du métro expérimentait, elle, depuis des années. L’objectif était d’assurer le passage d’une une approche sectorielle et économiciste qui était celle de la Delhi Metro Rail Corporation à une gestion de territoire, soit d’intégrer les contraintes spatiales dans des modèles de rentabilité au sein desquels l’espace n’est pas forcément pensé. L’enjeu était ainsi de réaliser le lien entre un urbanisme de projet et un urbanisme planifié fondé sur le plan directeur (le Master Plan), et d’ajuster les compétences entre le gouvernement central, les gouvernements régionaux et locaux, dans le déploiement du TOD à l’échelle régionale, à une échelle où les nouveaux grands corridors de transport deviennent des moteurs pour le développement urbain.

19 Le TOD a été élaboré par une équipe d’urbanistes au sein de la Delhi Development Authority. Il a été conçu dans un contexte très politique : les urbanistes doivent d’abord obtenir l’accord du gouvernement central pour amender le Master Plan, en ajoutant un chapitre sur le TOD, puis via le gouvernement central, la politique donnera naissance aux recommandations nationales devant s’appliquer non seulement aux corridors du métro, mais aussi à ceux de bus. Avec le modèle TOD sont légitimées des intentions délibérément plus collectives dans la démarche du projet, non soumis à une stricte politique sectorielle. Cependant, si le TOD est placé hors du seul champ de compétence des ingénieurs de la DMRC, il fonctionne toujours autour d’une gouvernance urbaine hiérarchique et une centralisation du pouvoir politique : c’est en effet une agence du gouvernement central qui tient de nouveau les rênes des futurs chantiers, en excluant notamment les autorités municipales.

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20 À partir de 2010, avec le TOD, l’autorité urbaine réaffirme donc un certain contrôle sur les développements urbains autour des stations qui étaient avant l’apanage de l’opérateur de transport, et une coordination s’impose autour d’un département créé en 2008 au sein de la DDA et en charge de la planification des infrastructures de transport — UTTIPEC. Les liens entre le département UTTIPEC et la DDA sont cependant ténus. Il est important de rappeler que la DDA est une immense bureaucratie, avec plus de 23 000 employés, où des centaines de dossiers circulent chaque jour de mains en mains, et où les différents départements dialoguent difficilement entre eux. Contrairement à la DMRC dont le fonctionnement entre les différents départements est très efficace et qui véhicule une image de cohésion verrouillée autour d’une corporation professionnelle, le personnel de la DDA lors des enquêtes critique le fonctionnement de leur propre institution, et le manque d’échanges entre les différents départements (ingénierie, horticulture, architecture, finance, aménagement, etc.) qui sont certes eux aussi verrouillés mais sous la houlette de plusieurs spécialistes appartenant à différents corps de métier. Mais si les liens entre UTTIPEC et l’organisation interne au sein de la DDA sont distendus, le fait d’être placé sous la tutelle de la DDA favorise l’institutionnalisation du modèle TOD et sa traduction en politique. Cette politique est inscrite dans le Delhi Master Plan qui demeure un outil puissant et contraignant en faisant force de loi.

21 Les réglementations du modèle TOD ont été élaborées au sein de UTTIPEC par une équipe qui était extérieure à la DDA. Elle est constituée de six personnes (dont cinq femmes), dirigée par une architecte formée aux États Unis et ayant exercé à l’international sur des projets mobilisant ce même modèle. Les autres membres de l’équipe sont aussi des professionnels de l’urbain (architectes, urbanistes) et partagent une expérience en Inde et à l’étranger. À Delhi, les corridors du métro sont la colonne vertébrale du TOD, et déterminent la délimitation d’un périmètre de part et d’autre des lignes, au sein desquelles s’appliquent des réglementations particulières en termes de bâti (Fig. 1).

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Figure 1 – Les corridors du métro et la zone d’influence délimitée à l’échelle de la ville pour la politique TOD

Source: UTTIPEC, first draft chapter 9 TOD, 2012, ©UTTIPEC

22 Lors des enquêtes ou lors de réunions publiques, le département UTTIPEC déconstruit le langage d’expert des ingénieurs et techniciens du rail. Les arguments développés en réunions publiques ou lors de présentations de la politique TOD reposent ainsi sur différents principes : orienter et densifier les développements urbains autour des grands axes de transport public, limiter la dépendance des habitants au transport motorisé privé, lutter contre la pollution urbaine, favoriser une plus grande mobilité et privilégier également une mixité en termes d’offres de logements. Si UTTIPEC a organisé plusieurs séminaires ouverts au public ou en petits comités fermés, notamment avec des experts de la Banque Mondiale finançant la plupart des études de faisabilité ; la DMRC n’y a pas participé.

23 Enfin, le ministère du Développement Urbain, qui arbitrait les désaccords entre la DDA et la DMRC très souvent en faveur de cette dernière, a sensiblement changé sa position à partir de 2011, soutenant fortement le département UTTIPEC et sa directrice bénéficiant d’une importante légitimité dans ce domaine. La DMRC doit donc depuis 2013 se conformer à la politique TOD, et l’aménagement des stations a été placé sous le contrôle de UTTIPEC. Le TOD devient donc à partir de 2013 un outil de planification contrôlé par l’autorité urbaine dans les limites de la ville de Delhi, après avoir été expérimenté dans le cadre d’un grand projet de transport.

24 Les enjeux autour du modèle TOD sont aujourd’hui différents du fait de l’extension du métro dans la région de Delhi. Le TOD en plus d’être un concept de planification, délimitant des zones avec des réglementations spécifiques, est traduit comme un outil important de financement à cette échelle, étant défini par les autorités concernées comme une importante source de revenus potentiels. À cette échelle, le TOD s’inscrit

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dans une économie politique particulière : les spéculations foncières sont très fortes, et ce n’est plus l’autorité urbaine de Delhi qui a le contrôle sur le foncier, mais les États régionaux.

3. La construction de l’échelle métropolitaine et l’enjeu du couple urbanisme – transport

25 En 2013 a été approuvée l’extension du métro dans la région de Delhi, soit la construction de huit nouveaux corridors entre 2015 et 2025. L’espace régional est vaste : les limites de la région de Delhi (la National Capital Region — NCR) couvrent une partie des États de l’Haryana, de l’Uttar Pradesh et du Rajasthan (Fig. 2) en s’étendant sur une très grande superficie, 34 000 km2, soit l’équivalent en France de la nouvelle région Nord Pas de Calais – Picardie, mais qui est huit fois plus peuplée en rassemblant près de 46 millions d’habitants. À part son poids démographique, la NCR a un poids économique important pour le pays, en contribuant à hauteur de 7 % au PIB national. La région rassemble de nombreux grands projets, comme des zones économiques spéciales, des districts industriels, des grands ensembles résidentiels que les corridors du métro devront desservir, ainsi que plusieurs petites villes en pleine expansion [Denis, Mukhopadhyay et Zérah 2012]. Le TOD, comme outil de financement, est jugé essentiel étant donné le coût phénoménal de l’expansion des corridors à l’échelle de la région ; plus de 15 milliards d’euros.

Figure 2 – Limites de la National Capital Region

Source: NCR Regional Plan 2013, NCR planning Board, p. 13.

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26 La volonté politique derrière la mise en œuvre du métro régional repose sur la construction d’une échelle d’intégration spatiale de l’ensemble des développements économiques de la région et des centres urbains. Tant les zones économiques développées par le secteur privé que les grandes zones industrielles d’agences des gouvernements régionaux sont associées à des développements immobiliers résidentiels et commerciaux non exclusivement réservés aux travailleurs de ces zones, un argument supplémentaire mobilisé par les acteurs pour des dessertes en transport public rapide et de grande capacité. Les espaces dits « d’investissement prioritaire » délimités dans le cadre du projet national du corridor industriel Delhi- Mumbai connaissent eux aussi des investissements croissants du secteur privé, ce qui contribue également à une estimation très forte par les consultants de la demande pour un réseau ferré rapide, avec la mobilité des travailleurs, des usagers des centres commerciaux et des résidents des nouveaux condominiums. Si la NCR est dotée d’un bureau de planification – le NCR planning board – elle n’a pas de rôle exécutif ni le pouvoir d’imposer l’application des plans directeurs de la région aux États fédérés, un point très important dans le cas du métro régional et du modèle TOD. C’est en effet le bureau de planification de la NCR qui a proposé le tracé du métro régional et des zones TOD, mais l’occupation du foncier, le développement des terrains et les changements de zonage dépendront finalement de la volonté de chaque État.

27 Le projet de métro régional n’a été approuvé que récemment, mais différents éléments démontrent le poids tenu par le modèle TOD comme outil de financement et de planification pour les gouvernements régionaux, dont les mandats constitutionnels les donnent garants de la mise en œuvre. Ainsi, lors du déploiement de la maille du métro, chaque gouvernement régional, dans son rôle d’acteur urbain, garde le contrôle sur les aménagements et les investissements privés entrant en tension avec les tentatives de planification portées par l’agence régionale sous le contrôle de l’État central.

28 Les premières tensions apparaissent dés 2013, au moment de l’accord de l’État central et des gouvernements régionaux pour l’extension du métro hors des limites du territoire de Delhi. Le gouvernement de Delhi s’y oppose fermement en plaidant pour que les opérations de la DMRC soient restreintes dans les limites du territoire de Delhi. Les arguments mobilisés par la chef du gouvernement de Delhi sont surtout financiers autour du coût des opérations hors du territoire de Delhi, qui se répercute sur les budgets alloués pour la maintenance du réseau dans Delhi. L’arbitrage est donné par une entité nationale sous l’autorité directe du premier ministre de l’État central (la Commission du Plan), qui se prononce en faveur de l’extension des corridors. Ce premier échange entre le gouvernement de Delhi et une entité nationale sous l’autorité directe du premier ministre indique la situation instable autour de l’échelle métropolitaine à Delhi et les tensions provoquées par une redéfinition du territoire politique. Il faut également tenir compte de l’économie politique de la région, très différente de celle du territoire de Delhi, ce qui va profondément redéfinir le TOD, et ses enjeux politiques.

29 Les États régionaux et l’État central (représenté par le ministère du Développement urbain, le ministère des Chemins de fer et le bureau de la planification de la NCR) ont tout d’abord décidé de créer une nouvelle entité, la National Capital Region Transport Corporation (NCRTC). Cette entité a été approuvée en 2013 et a un rôle de décideur et de coordinateur pour le projet. Ensuite, pour la maîtrise d’œuvre de chaque corridor, des partenariats vont être formés entre les États régionaux (dans lesquels passe le

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corridor) et de grandes sociétés d’ingénierie pour une période de concession de 30 ans. Ainsi, autour du projet du métro régional différents niveaux de gouvernement se rencontrent avec un effort de coordination, autour donc de cette nouvelle entité. Les États régionaux apparaissent alors désireux de suivre les plans élaborés par des agences situées à d’autres niveaux comme le bureau de planification de la NCR, mais également la DMRC à qui est attribué un rôle de consultant pour le projet. Mais ce sont bien les gouvernements régionaux qui resteront maîtres de la mise en œuvre de chaque corridor.

30 Dans le cadre du métro régional, les délimitations des sites potentiels TOD à proximité des futures stations apparaissent précisément dans les études de faisabilité ainsi que l’estimation des revenus pouvant être générés par des outils fiscaux comme l’établissement d’une taxe sur les transactions foncières à l’intérieur des périmètres TOD. Dans ces études, la taxe TOD permet d’obtenir un revenu important, dès les années de construction, quand les terrains délimités par le gouvernement prennent de la valeur et génèrent des transactions foncières, d’où l’intérêt pour les acteurs de la mettre en place dès les études de faisabilité pour capturer une partie des gains des acteurs de la promotion immobilière. Le bureau de la planification de la NCR a défini un plan type pour les développements immobiliers au niveau des stations et des dépôts – le Transit Oriented Development Conceptual Design –, avec un traitement différencié des sites selon l’estimation de la demande et de l’attractivité pour le secteur privé et également selon les activités principales à proximité de ces sites (industrielles, résidentielles, récréatives). Les sites prioritaires sont les zones limitrophes à Delhi, comme Gurgaon, où se pressent les investisseurs privés.

31 L’analyse des études de faisabilité du métro régional, ainsi que les entretiens menés au sein du bureau de planification de la région capitale et ses consultants, soulignent que l’enjeu autour du TOD déployé dans ces stratégies de construction métropolitaine, est bien autour du contrôle de la gestion du foncier et de la délimitation des zones le long du corridor. Dans le cadre du métro régional, le bureau de planification de la NCR conserve un contrôle sur l’élaboration des études de faisabilité, et les réunions avec les comités en charge des finances de l’État central qui valident les budgets alloués au métro régional. Mais les plans TOD dessinés par le bureau de planification le long des corridors et autour de stations et de dépôts sont confrontés aux stratégies des gouvernements régionaux pour une gestion du foncier et du capital privé qui ne correspond pas forcément avec les plans prévus par le bureau de planification. Le contrôle des études de faisabilité par le bureau de planification de la NCR (donc à l’échelle du gouvernement central) correspond finalement plus à une mise aux normes pour la validation des montages financiers et l’emprunt auprès d’institutions internationales. La délimitation des zones TOD, l’attribution des contrats, les choix des mécanismes de financement (recettes fiscales, transferts de droits de développement) restent la prérogative des élus des États régionaux.

32 Dans les limites de la NCR, on est loin du seul processus de mise à disposition de terrains aux promoteurs à proximité des stations et des dépôts. À l’extérieur de Delhi, le contrôle du foncier qui était exercé par la DDA n’existe plus, on entre dans un territoire de terrains privés où la spéculation est intense [Zérah 2013], et où les promoteurs sont déjà présents et anticipent l’impact de l’arrivée du métro sur les prix du foncier. Les sites TOD délimités par les consultants sont vastes : plus de 400 ha, et pour chaque corridor trois ou quatre sites ont été identifiés. La plupart des terrains

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sont des terrains agricoles privés, et les autres appartiennent déjà à la puissance publique. À l’intérieur de ces périmètres les promoteurs et investisseurs privés bénéficieront donc d’un changement d’utilisation du sol de « agricole » à une utilisation mixte (commercial et résidentiel), d’un coefficient du sol plus élevé, et d’un accès facilité à la station. Il est clairement établi que le TOD donne lieu à un processus de préemption de terrains privés, c’est à dire que les décideurs publics anticipent bien avant la construction du réseau de transport, la rente qu’ils pourront tirer de la localisation de ces terrains en les transférant à des promoteurs. Les décideurs du métro régional annoncent alors des expropriations au nom du projet de transport public, mais aussi au nom de ces projets immobiliers sous le label TOD, ce qui pose la question de l’intérêt public au nom duquel sont opérées ces expropriations. Le deuxième processus est la mise sur le marché de foncier, toujours sous le label TOD, appartenant à des agences des gouvernements régionaux et qui était jusque là hors marché (les land bank), et dont la localisation également à proximité immédiate des futurs corridors a fortement augmenté la valeur (Fig. 3). Ces processus perpétuent les stratégies déjà présentes des agences des gouvernements régionaux pour qui la constitution de réserves foncières est un outil puissant d’orientation des investissements et de contrôle de la valeur foncière. Sous le label TOD, les gains fonciers des promoteurs restent importants bénéficiant de réglementations spécifiques, et de la disponibilité et viabilisation de terrains. Les promoteurs gagnants seront surtout ceux qui ne bénéficient pas déjà de solides réseaux politiques locaux et de liens avec les grandes familles de propriétaires terriens.

Figure 3 – Tracé du corridor Delhi-Meerut du métro régional et délimitation des zones TOD

Source : Enquêtes de terrain. Consultant DIMTS, mai 2013.

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Conclusion

33 À Delhi, dans les limites administratives et politiques des villes, ou au-delà dans les régions métropolitaines, les échelles de gouvernance des projets, le rôle des bailleurs de fonds, mais aussi le fonctionnement des agences, le poids des héritages institutionnels, influencent et déclinent localement le TOD.

34 Le TOD est un outil de planification et/ou outil de financement, qui reste sous le contrôle de la puissance publique, tout en favorisant des transactions foncières au secteur privé. Le TOD est lié à différentes modalités de valorisation des patrimoines fonciers : une mise à disposition de terrains disponibles appartenant à la puissance publique dans Delhi, un processus de préemption et de mise sur le marché de réserves foncières dans l’espace régional de Delhi.

35 À Delhi, pendant plusieurs années, le modèle TOD a été contrôlé par une entité créée pour un grand projet de transport. Ces structures de grand projet sont associées à un cadre législatif d’exception et restent donc contrôlées au plus haut niveau de l’État central et des gouvernements régionaux en excluant les autorités municipales. Sous le label TOD, ces agences spéciales acquièrent donc un droit, au sens de cadre législatif, mais aussi d’une légitimité politique, non seulement sur le transport, mais aussi le transfert de droits de développement du foncier au secteur privé. Ces processus sont loin cependant d’être un exemple de privatisation de la planification urbaine. Les investissements privés sont favorisés mais dans des périmètres préalablement définis par la puissance publique. Le TOD devient un outil de contrôle et d’orientation des investissements dans le cadre de projets aux enjeux financiers très importants, générant une très forte spéculation immobilière. De plus, le tournant libéral souvent associé dans la littérature académique à l’urbanisme de projet, compose là aussi avec l’urbanisme planifié fondé sur le Master Plan, notamment à Delhi et le nouveau chapitre TOD dans le plan directeur, ou dans les plans formulés par le bureau de la planification de la région de Delhi.

36 Enfin, ces structures de projet, ainsi que les agences spécialisées dans le transport ou l’aménagement urbain, restent en Inde teintées du poids des structures sociales de corps professionnels, comme les ingénieurs et techniciens des Chemins de fer de la DMRC qui confinent le TOD dans le langage de la rentabilité, dont les impacts et les effets sur la ville, l’intégration avec l’environnement urbain, sont tus et considérés comme secondaires car ils n’appartiennent pas à l’aire de maîtrise de ces ingénieurs qui en ont pourtant la charge sous mandat de l’État central. La difficulté de l’entente avec d’autres communautés d’experts s’exprime alors par la multiplication des notifications écrites, des politiques du fait accompli et des arbitrages au plus haut niveau de l’État. À Delhi, placer les processus de densification des stations et des dépôts sous la label TOD après plus de 10 ans d’expérimentation est un moyen finalement de changer les règles, et donc les relations de pouvoir entre les acteurs ; une passation de flambeau contrôlée au plus haut niveau de l’État entre l’agence en charge du métro et l’agence en charge de l’aménagement urbain.

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RÉSUMÉS

En s’intéressant aux multiples projets de métro actuellement en cours de construction ou déjà opérationnels dans les grandes villes indiennes, cette communication analyse l’urbanisme de projet et les nouveaux outils d’action publique mis en place pour leur financement et leur coordination avec les plans directeurs des villes. L’État indien conserve la main sur la production des infrastructures via des agences créées spécifiquement pour ces projets tout en favorisant les partenariats avec le secteur privé. L’enjeu considérable de la rémunération de ces projets pousse les gouvernements à mobiliser de nouveaux outils de financement basés sur la monétisation du foncier, et contrôlés par ces agences. Nous montrerons que le modèle international TOD – Transit Oriented Development – est au cœur de cette stratégie, et que l’analyse de sa dimension politique est déterminante pour comprendre sa traduction dans le contexte indien.

This article focuses on metro rail projects under construction or already operational in Indian cities to analyze urban projects’ planning and the new public policy tools mobilised for their financing and coordination with cities’ master plans. The Indian state keeps a hand on the decision-making processes through ad hoc entities while entering into different forms of partnerships with private sector actors. The major issue of the return on investment of these projects is pushing governments to mobilize new financing tools based on monetization of land, and controlled by those entities. The article shows that the international TOD - Transit Oriented Development – model is at the core of this strategy, and the analysis of its political dimension is crucial to understand its implementation in the Indian context.

INDEX

Mots-clés : Inde, transport collectif, métro, financement, urbanisme Keywords : India, Public transport, Urban rail, Financing, Planning

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AUTEUR

BÉRÉNICE BON Post doctorante à l’Université de Technologie de Darmstadt, Allemagne – Courriel : berenicebon5[at]gmail.com

Bulletin de l’association de géographes français, 94-1 | 2017 68

Classes moyennes et construction d’une modernité indienne Le cas des « shopping malls » à Delhi Middle classes and building of an Indian modernity. The case of shopping malls in Delhi

Yves-Marie Rault

Introduction

1 Les « shopping malls », ou tout simplement les « malls », ces grands centres commerciaux réunissant sous le même toit des commerces de détail, des établissements de service, des restaurants et des espaces de loisirs, connaissent depuis plusieurs années un développement rapide dans la plupart des pays émergents, accompagnant leur essor économique. L’appropriation de ces nouveaux espaces de consommation par les populations locales a déjà été étudiée en détail par les ethnologues à Hong Kong [Lui 2001], au Caire [Abaza 2001], à Ankara [Erkip 2003], Santiago [Stillerman & Salcedo 2012], Buenos Aires [Miller 2014] et Jakarta [Van Leeuwen 2011], mettant en lumière à la diversité des usages qui sont faits de ces structures commerciales, conceptualisées aux États-Unis dans les années 1950. Mais en Inde, peu d’études se sont encore attachées à en saisir les spécificités [Mathur 2010, Srivastava 2015]. Il faut dire que la présence de ce type d’espace y est tout à fait marginale jusqu’au début des années 2000, au moment où la croissance économique, forte et soutenue depuis les années 1990, porte enfin ses fruits pour une partie significative de la population indienne. Dans les grandes métropoles, dont le poids démographique augmente très vite, on parle alors de l’émergence d’une « nouvelle classe moyenne », un groupe social marqué par son attirance pour les loisirs et les biens de consommation [Varma 1998, Fernandes 2006].

2 La conjonction du développement économique avec l’épanouissement des infrastructures commerciales semble indiquer l’existence d’une séquence logique, quasi-universelle, de changement socio-économique. Dans cet article, nous soutiendrons, au contraire, l’idée que le développement des malls en Inde illustre non

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pas l’émergence d’une société de consommation à l’échelle mondiale, mais l’émergence d’une situation spécifique parmi une multiplicité de sociétés de consommation se mettant en place à peu près au même moment dans le monde. Comment les classes moyennes se construisent autour de pratiques de consommation, communes ou distinctes ? Quelles sont leurs spécificités ? Qu’est-ce que ces pratiques nous révèlent du projet de modernité porté par les classes moyennes indiennes ?

3 Notre travail, qui s’appuie principalement sur une série d’enquêtes menées dans plusieurs shopping malls de Delhi en 2015 et en 2016, s’attachera donc à montrer les particularités de ces lieux et de leurs publics, dans une tentative de souligner l’originalité de leurs usages. La consommation est une puissante activité de différenciation sociale, comme l’a démontré dès 1899 le sociologue Thorstein Veblen dans sa « Théorie de la classe de loisir ». Elle permet aux individus d’affirmer leurs identités - multiples et plurielles dans le contexte indien, où les classes moyennes, enracinées dans une société structurellement complexe, ont des pratiques de consommation identiquement complexes qui participent in fine des spécificités de leur propre projet de modernité.

1. Le rôle de la consommation dans la construction des classes moyennes

1.1. Les classes moyennes définies par la consommation

4 Les réformes lancées au début des années 1990 déclenchent un cycle de croissance économique bénéficiant à une partie de la population indienne, qui voit son niveau de vie augmenter rapidement. Le PIB par habitant est multiplié par quatre en moins de 25 ans, et plus rapidement encore pour les urbains dont le poids démographique s’accroît très vite, qui représentent aujourd’hui 33 % de la population. Suivant les grands modèles de représentation des stratifications sociales, cette classe sociale aisée est généralement qualifiée de « classe moyenne » par les démographes, bien que les chercheurs ne s’accordent par sur sa taille, estimée entre 50, 200 et 350 millions d’individus selon les critères. Dans les pays occidentaux, celle-ci comprend généralement les individus dont le niveau de revenu est proche du revenu médian. Mais celui-ci étant presque équivalent au seuil minimum de pauvreté indien, cet outil statistique ne fonctionne pas en Inde. Le problème est le même si l’on emploie des critères internationaux, comme le taux d’équipement, avec lesquels on arrive à des chiffres extrêmement faibles : seuls 4,6 % des ménages indiens possèdent à la fois une télévision, un ordinateur, un véhicule (deux ou quatre roues) et un téléphone. Pourtant, il y a bien une partie de la population indienne qui bénéficie d’un niveau de vie supérieur au reste de la population. Le NCAER (National Council of Applied Economic Research), un institut de statistiques indien, prend dans son mode de calcul un intervalle de niveaux de revenus permettant, en Inde, de dégager un excédent suffisant pour les loisirs, comprenant 26 % des ménages. En retranchant la « creamy layer », cette classe supérieure composée d’industriels, d’hommes d’affaires et de riches professionnels, estimée à moins de 1 % de la population, on arrive à distinguer un groupe représentant un quart de la population indienne, soit plus de 300 millions d’individus, bénéficiant d’un bon niveau d’éducation, possédant des biens et jouissant d’un emploi stable et souvent salarié, vivant principalement dans les zones urbaines.

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5 Définir les classes moyennes en tant que groupe de revenu permet d’affirmer l’importance du contexte économique local dans la caractérisation des groupes sociaux. En revanche, elle donne à voir un ensemble uniforme, souvent perçu au prisme de ses similarités avec les classes moyennes dans d’autres pays. En Inde, ce groupe est marqué par une trajectoire de développement très spécifique, dont l’expansion rapide de ces dernières années a donné lieu à des lectures en termes d’opposition entre les « nouveaux » et les « anciens » riches, les premiers étant déconsidérés par les seconds pour leurs habitudes de consommation, leurs préférences pour certaines modes et films populaires, ou pour leur manque de maîtrise de l’anglais. Outre cette division binaire, l’espace social indien est fractionné par une grande diversité de groupes sociaux, notamment construits autour de leur appartenance communautaire (caste, ethnie), ou de leur origine géographique [Deshpande 2004]. Le schéma horizontal des classes sociales n’est donc pas évident dans le contexte de la société indienne, traversée par ses nombreuses verticalités. Ainsi, des premières études de B.B. Mishra [1961] aux multiples travaux réalisés à partir de la fin des années 1990, les auteurs s’intéressant aux classes moyennes ont toujours préféré parler d’elles au pluriel pour insister sur leur grande hétérogénéité, bien qu’elles soient majoritairement composées d’hindous de haute caste, ou de membres de minorités religieuses de statut équivalent. Dans le contexte indien, la caste – concernant les 80 % d’hindous – et le niveau de richesse continuent globalement de se recouper.

6 En dépit de leur hétérogénéité, ce qui semble avant tout caractériser les classes moyennes dans l’Inde contemporaine, c’est leur haut niveau de consommation, qui s’explique en partie par le fait qu’une partie considérable des classes moyennes trouvent leurs racines dans les couches populaires et ont connu l’expérience de la mobilité sociale [Saavala 2010]. La confiance dans l’avenir étant un facteur déterminant du niveau de dépense, les dépenses de consommation finale des ménages par habitant augmentent de près de 170 % entre 1995 et 2014, en particulier au sein du premier quartile des ménages, qui s’est enrichi plus vite que le reste de la population [Jaffrelot 2012, p. 19]. Parallèlement, l’accélération de l’ouverture commerciale extérieure et la diversification de la production à l’intérieur du territoire encouragent l’arrivée de nouveaux produits en Inde, en particulier dans les zones urbaines où devient aisé l’accès à une variété accrue de vêtements et accessoires, produits cosmétiques, culinaires, gadgets électroniques, et productions filmographiques et musicales. La demande pour ces nouveaux biens de consommation, différenciés en gammes et en marques, est alimentée par l’exposition croissante du consommateur indien à une pluralité de messages publicitaires que le développement des moyens de paiement, comme la carte de crédit, permet de satisfaire plus facilement. Le consommateur indien accède à des médias autres que la télévision, déjà très répandue, même parmi les classes populaires, à travers l’achat massif de téléphones mobiles et d’ordinateurs portables. Les ventes de voiture, de motos et de scooters, explosent également. Mais les changements au sein de ces classes moyennes vont au-delà du simple désir d’acquérir des biens de consommation. Ils dénotent un enthousiasme et une conscience des modes de vie des pays riches, une plus grande attention au confort et à l’individualisme, et un plus grand optimisme vis-à-vis du futur, faisant d’elle un groupe social inédit dont la consommation aide à construire les identités multiples.

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1.2. La pluralité des pratiques de consommation

7 En Inde, l’idée même des classes moyennes est inextricablement liée à la consommation, et une partie du succès des shopping malls vient en fait de l’habilité des propriétaires à associer cet espace particulier avec un style de vie particulier, celui des classes moyennes. À travers une culture de la consommation ostentatoire jamais encore observée en Inde [Saavala 2010, p. 120], ce groupe social construit une identité basée sur l’aspiration au confort matériel et à l’opulence. Les Indiens, en particulier les plus jeunes, donnent ainsi une valeur essentielle au fait de consommer, allant parfois jusqu’à ressentir une véritable injonction sociale [Mathur 2013, p. 101]. Dans un pays encore essentiellement pauvre et rural, la capacité à dépenser en dehors des besoins de première nécessité est un marqueur social fort, réaffirmé notamment par la fréquentation des malls, une activité à la mode pour les urbains, qui permet de créer de la distance entre les consommateurs des classes moyennes de ceux qui ne font pas partie de ce groupe [Voyce 2007]. Espaces publics par excellence, ils filtrent les individus qui ne maîtrisent pas les codes du consommateur et permettent à ceux qui ont du temps et de l’argent de les dépenser de manière démonstrative. Indispensables à cet écosystème, on trouve également une catégorie intermédiaire d’individus qui parvient à imiter l’attitude du consommateur mais qui n’ayant pas les moyens de consommer, fréquente les malls, mais n’entre que rarement dans les magasins et flâne le long des allées, prenant des photos et observant les acheteurs. Le contrôle social exercé par ce dispositif, à travers les activités d’imitation qu’il contraint, entraîne un nivellement des pratiques et des comportements du visiteur, encourageant le confort social. Cette apparente homogénéité culturelle, en informant les classes moyennes sur leurs modes de vie, renforce leur sentiment d’appartenir à un collectif.

8 Le shopping, en même temps qu’il construit une communauté de pratique, est une puissante activité de différenciation sociale, permettant de tracer des frontières symboliques avec les groupes sociaux qui ne consomment pas. Il marque ainsi l’adhésion à la sphère de consommation, c’est-à-dire la sphère des classes moyennes. Mais ce schéma tend à uniformiser un consommateur indien qui se distingue aussi au sein de cette sphère par ses manières de consommer : ses décisions d’achat, ses choix de produits, ses espaces de shopping, et le sens donné à ses pratiques. Sanjay Srivastava, s’appuyant sur des entretiens collectifs menés auprès de femmes au foyer à Gurgaon, dans la banlieue aisée de Delhi, montre l’importance pour elles d’être vu dans le « bon mall », c’est-à-dire celui visité par une population qui correspond à l’idée qu’elles se font de leur statut social [Srivastava 2015]. Bien qu’elles changent assez rapidement, au rythme de l’évolution des critères sociaux et des standards du luxe [Brosius 2013, p. 54], il existe des hiérarchies assez claires entre les différents types de shopping malls [Abaza 2001]. À Delhi, c’est le cas entre le Ansal Plaza, structure vieillissante construite en 1999, peu à peu devenu un « mall populaire », et le DLF Emporio, complexe extrêmement luxueux datant de 2008, hébergeant les plus grandes marques internationales, dans lequel l’élite de la ville vient faire son shopping, garant ses voitures de prix sur les parkings aménagés en leurs entrées.

9 Dans la construction de ces hiérarchies, la présence de marques occidentales, plus chères car fortement taxées, joue un rôle central en Asie contemporaine où les produits internationaux ont généralement une grande valeur symbolique [Lakha 1999]. Toutefois, une partie des classes moyennes, généralement ceux qui ont accès à la

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société de consommation depuis plusieurs générations, tendent à déconsidérer ceux qui achètent ce genre de produits ou leurs contrefaçons, arborent des logos voyants et des couleurs vives, pour eux de « mauvais goût », justifiant leurs propres pratiques de consommation par une passion pour la mode, une connaissance intime des marques, ou par une recherche de qualité. Ainsi, on peut considérer, à la suite de Pierre Bourdieu, que les manières de consommer participent à « classer » les groupes sociaux selon leur maîtrise du « bon goût » en matière de consommation, qui s’acquiert à travers la socialisation et l’habitus. Selon celui-ci, qui voit l’espace social comme une arène dans laquelle et par laquelle les acteurs luttent pour grimper dans la hiérarchie sociale en s’appropriant les valeurs et les pratiques culturelles de la position sociale qu’ils cherchent à atteindre, les individus opèrent des stratégies de « distinction » nécessaires pour s’assurer que les frontières avec les autres groupes sociaux puissent être tracées efficacement [Bourdieu 1979]. Les pratiques de consommation peuvent être vues comme de telles stratégies, qui ne sont rien d’autres que les moyens de la compétition symbolique entre classes sociales. Le shopping est donc une activité essentielle pour l’affirmation de soi et le renforcement des appartenances à des fractions diverses des classes moyennes, se différenciant à travers leurs modes de consommation. Les malls sont ainsi des ressources majeures dans l’acquisition et la valorisation d’un capital culturel « classant », pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu.

10 L’approche bourdieusienne de la consommation, basée sur la cartographie qui relie les pratiques avec les groupes sociaux, semble toutefois peu adaptée à saisir les dynamiques d’un espace social indien marqué par sa grande complexité. En Inde, la multiplicité des groupes sociaux, construits sur des bases religieuses, ethniques ou géographiques, sont structurés par diverses hiérarchies, construites sur des légitimités variables selon les communautés d’appartenance. Par exemple, à Delhi, si l’investissement est valorisé parmi certaines castes marchandes indiennes traditionnelles, les communautés paysannes du Punjab sont connues pour leurs comportements dispendieux, illustrés par leurs mariages en grande pompe, où le nombre d’invités est proportionnel au prestige social. Il faut donc considérer les sous- groupes et les groupes dans lesquels les classes moyennes sont insérées, c’est-à-dire la multi-dimensionnalité de l’espace social indien, lui-même inséré dans un cadre global.

11 La globalisation, en démultipliant les incitations sociales, véhiculées par des réseaux qui traversent les nations et les localités, confronte les individus à des choix de « modes de vie » globalisés avec lesquels ils sont forcés de négocier, c’est-à-dire s’y inscrire en opposition ou les adopter [Giddens 1991]. Dans les « villes globales » en particulier, où les groupes sont exposés à une grande diversité d’images et messages, le travail d’imagination qui permet de s’inventer ne se fait plus seulement en adoptant ou en rejetant des pratiques culturelles locales, mais en synthétisant un ensemble de goûts, de styles, et de références, à la fois aux échelles locales et globales [Appadurai 2005, p. 68]. Les cadres culturels de référence, les potentialités d’identification à une grande diversité de groupes sociaux, ont par conséquent considérablement complexifié l’espace social et in fine les constructions identitaires contemporaines. À travers une ethnographie des centres commerciaux londoniens, Daniel Miller avait par exemple montré que les pratiques de consommation, le type de biens achetés, ne correspondaient pas nécessairement à des groupes sociaux spécifiques. Les stratégies de distinction étant motivées à la fois par le désir de créer de la différence à l’intérieur des catégories sociales qu’avec d’autres catégories sociales, peu stables et homogènes dans le monde contemporain, il n’est pas possible de les réduire à un principe

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hiérarchique central [Miller 1987, p. 106]. En outre, à une époque où les rapports sociaux peuvent être précaires et décevants, les ancrages identitaires particulièrement volatiles, les objets et les « choses », utiles et fidèles, sont des éléments qui rassurent et réconfortent l’homme contemporain [Miller 2008].

1.3. L’inertie des habitudes de consommation

12 Ne percevoir la consommation que dans son ostentation serait donc un piège méthodologique. En Inde, en particulier, où l’influence de l’ascétisme gandhien est restée forte, l’abstinence peut aussi être une forme d’ostentation. Pour l’anthropologue Arjun Appadurai, les analyses qui ne perçoivent la consommation que sous le prisme de la différenciation sociale ne permettent pas de comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre. « Il faut résister à la tentation de construire une théorie générale de la consommation autour de ce que Neil McKendrick et ses collègues ont appelé l’effet Veblen, c’est-à-dire la tendance des modèles de mobilité à être organisés autour de l’imitation des supérieurs sociaux. Le fait que la consommation puisse être parfois ostentatoire et imitative ne doit pas nous pousser à considérer qu’il en va toujours ainsi. […] D’où une morale méthodologique : là où l’imitation semble dominer, la répétition n’est pas loin » [Appadurai 2005, pp. 115-118]

13 Pourtant, le développement des malls en Inde, accompagnés de leur cortège de fêtes commerciales comme la fête des pères, des mères, la Saint Valentin, Halloween, ou Noël, semblerait donner raison aux analyses qui voient dans le développement rapide de la consommation de masse dans les pays en développement une simple imitation des modèles des pays riches. Pour Christiane Brosius, ce phénomène traduit les aspirations des classes moyennes indiennes à un mode de vie « moderne », « occidental » et « cosmopolite » [Brosius 2013, p. 40]. Mais en Inde, les malls ont leurs logiques propres, échappant aux analyses uniformisatrices. Ainsi, les développeurs qui ont voulu recréer de toute pièce le modèle des centres commerciaux américains, symboles d’un mode de vie moderne et opulent, n’ont pas nécessairement connu le succès escompté. En revanche, certains établissements comme le Premier City Arcade à Delhi, en recréant à la fois les ambiances du marché traditionnel indien et en proposant une expérience d’infrastructure moderne, sont parvenus à séduire une clientèle indienne fidèle. Les chaînes de restauration qui ont voulu proposer des produits standardisés ont également rapidement intégré la nécessité de s’adapter aux spécificités locales, comme la chaine de restauration rapide MacDonald’s, qui ne sert que des hamburgers végétariens ou à base de poulet ou de poisson, des produits qui correspondent aux habitudes alimentaires de sa clientèle, principalement hindoue et musulmane. En fait, parce qu’il est difficile de maintenir des modèles de consommation anarchiques, les disciplines du corps deviennent des disciplines sociales, parties intégrantes des pratiques structurées du consommateur, ce que Marcel Mauss appelle les « techniques corporelles », faisant du corps accoutumé le site de reproduction des pratiques sociales, appelant à des habitudes de consommation qui sont périodiques ou répétitives. Ainsi, d’après Appadurai, tout système de consommation qui tendrait vers la libération de l’habitude, par exemple à travers l’imitation des modèles alimentaires occidentaux, est poussé vers l’esthétique ou l’éphémère à cause de la rigidité des structures qui organisent ce système [Appadurai 2005, p. 115]. Par conséquent, la consommation doit être vue dans le contexte plus large de l’habitude, que l’on a trop souvent délaissée au profit des forces d’imitation ou d’opposition. Cette approche, ainsi que l’explique

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Appadurai, permet de détacher le développement des infrastructures commerciales dans les pays en développement d’une séquence temporelle particulière, comme la marchandisation de masse, et de séquences historiques de la consommation, par exemple la moyennisation des sociétés. « Le point méthodologique est clair : nous avons appris, notamment à travers le débat sur la proto-industrialisation, à ne pas préjuger des liens entre les formes commerciales européennes et la montée des modes capitalistes de production et d’échange ; c’est exactement la même chose avec la consommation : nous devons à tout prix éviter de recherche des séquences préétablies de changement institutionnel, définies de façon axiomatique comme constitutives de la révolution du consommateur » [Appadurai 2005, p. 124]

14 Si en Inde, les malls apparaissent postérieurement au développement de la publicité, à laquelle la plupart des Indiens sont abondamment exposés depuis les années 1980, en France, les centres commerciaux se développent bien avant la multiplication des messages publicitaires. Il faut donc se garder des analyses téléologiques qui voient l’émergence des nouvelles classes moyennes indiennes marquées par un haut niveau de consommation comme une séquence logique de la « révolution du consommateur ». Elles semblent davantage l’expression d’une évolution singulière des pratiques sociales, façonnées par la répétition et les habitudes locales. Ainsi, les malls, s’ils ramènent à des idées de confort matériel et de développement économique, sont également porteurs d’une profonde anxiété morale dans l’Inde contemporaine. En butte avec les idées religieuses, l’ascétisme gandhien ou encore l’anti-consumérisme socialiste nehruvien, les pratiques de consommation modernes sont pour certains groupes sociaux des éléments anxiogènes, avec de potentiels effets moraux, en particulier la peur d’être dissous dans une société de consommation privilégiant l’expérience sensorielle à l’expérience spirituelle [Srivastava 2011]. Cette tension est résumée dans une allocution de Manmohan Singh, alors Ministre des Finances à l’initiative de la politique d’ouverture économique de l’Inde, qui, s’adressant au Parlement indien, émettait des réserves vis-à-vis des modèles de consommation occidentaux : « En soulignant l’importance des réformes, mon but n’est pas d’encourager le consumérisme aveugle et sans âme que nous avons empruntés aux riches sociétés occidentales. »

15 Mais on aurait tort de donner trop d’importance aux catégories préétablies de l’« orient spirituel » contre « l’occident matériel ». Les Maharajahs hindous ou les Nawabs musulmans en Inde (donnant le mot « nabab » en français) n’étaient pas réputés pour leur frugalité. À la fin du XIXe siècle, ils étaient parmi les premiers clients du petit bagagiste de luxe parisien Louis Vuitton, dont ils remplissaient le carnet de commande de paniers de pique-nique, de sacs de polo, de malles en cuir et d’équipements pour l’intérieur de leurs Rolls-Royce. En outre, à la même époque, notamment en Europe, plusieurs courants religieux et intellectuels s’insurgent contre les méfaits de l’industrialisation et de la consommation de masse. Ces modes de pensée, souvent opposés, parfois convergents, se nourrissent continuellement, comme l’ont montré avec brio Claude Markovits et Jean-Louis Margolin [2015] dans leur histoire connectée des Indes et de l’Europe. Si l’on veut comprendre les modes de consommation des nouvelles classes moyennes indiennes, il est nécessaire d’appréhender leurs trajectoires culturelles sur la longue durée, à de multiples échelles. « L’histoire de la relation ascétique du Mahatma Gandhi au monde de la marchandise pourrait mener au dehors vers John Ruskin, Henry David Thoreau et d’autres penseurs occidentaux qui ont esquissé la vision d’un monde pastoral et

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anti-industriel. Mais la généalogie de l’hostilité de Gandhi aux biens et à l’individualisme possessif en général mène probablement vers l’intérieur, vers un très ancien malaise indo-aryen envers l’attachement à l’expérience sensorielle en général. » [Appadurai 2005, p. 125]

16 En Inde, les changements socio-culturels semblent aussi bien déterminés par les dispositions, les habitus et les styles de vie locaux que par les interactions avec l’extérieur, plus ou moins fortes selon les périodes de l’histoire, aujourd’hui accélérées par le processus de globalisation. Ainsi, plus qu’une méfiance sociale sur les manières de consommer, ce qui est unique dans la relation de l’Inde avec le monde matériel, c’est la manière dont ses rapports avec celui-ci passent au prisme de ses spécificités culturelles et historiques [Srivastava 2011, p. 214]. Il n’est donc pas juste de parler de naissance tardive du consommateur indien, car le terme renvoie à l’idée d’un développement inéluctable d’un modèle unique de consommation de masse, partout dans le monde. En Inde, les classes moyennes, dans leur grande diversité, portent des modernités multiples façonnées par le contexte d’une émergence rapide, incluant des pratiques de consommation très spécifiques, produits de la culture, de l’histoire et des aspirations locales. Or, comme le montre Appadurai [Appadurai 2013], les visions qui se construisent sur les sociétés du futur influencent considérablement les pratiques du présent . Il ne faut donc pas considérer l’émergence de l’Inde comme un simple phénomène économique où la culture ne serait qu’une simple externalité, mais plutôt considérer la manière dont les classes moyennes portent un projet de modernité unique pour la société indienne, avec le shopping mall pour emblème.

2. Le développement d’une société de consommation indienne

2.1. Le lent développement de la grande distribution

17 En Inde, le développement des shopping malls s’est fait beaucoup plus lentement et modestement qu’en Chine, qui disposait en 2014 de 9 fois plus d’espace commercial, ou encore Hong Kong, avec 7,3 millions de mètres carré, contre 6,5 pour l’Inde. La résistance des petits détaillants, les difficultés à apprivoiser la diversité du consommateur indien, le manque d’infrastructures commerciales et une législation défavorable ont longtemps ralenti le développement de la grande distribution en Inde [Rault 2015]. Par exemple, en 2008, plusieurs malls de Gurgaon ont fermé pendant un jour par semaine à cause d’un approvisionnement en électricité insuffisant et d’un manque de clients. Pour certaines structures, les difficultés à être rentable peuvent s’expliquer par la présence d’un nombre considérable d’individus qui ne consomment pas.

18 Les perspectives d’un niveau de consommation qui devrait continuer à s’accélérer font de l’Inde un des marchés les plus prometteur au monde, avec une croissance du marché intérieur estimée à 15 % par an. Depuis la fin des années 1990, l’Inde est même devenue une destination phare des entreprises multinationales, qui n’hésitent plus à réaliser de lourds investissements qui ne seront rentables que sur le long terme, et ce malgré une politique d’accueil des capitaux étrangers qui reste restrictive en dépit de ses récentes inflexions. En particulier, la réforme de 2006 qui autorise les IDE (Investissements Directs à l’Étranger) à hauteur de 51 % d’une entreprise en participation (joint-venture)

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dans le commerce mono-marque a encouragé le développement d’infrastructures commerciales comme les shopping malls, sous l’impulsion de grands conglomérats indiens comme Mahindra & Mahindra, Essar, Tata, Reliance ou Aditya Birla, et favorise l’implantation des grandes marques internationales qui espèrent fidéliser les nouvelles générations de consommateurs indiens. Les malls deviennent alors la vitrine de ces marques étrangères dont les premières à pénétrer le marché indien sont Reebok, Adidas, MacDonald’s, Levi-Strauss et Benetton, rapidement suivies par des enseignes de luxe comme Chanel et Hermès, longtemps restées cantonnées dans l’enceinte des grands hôtels.

19 En réalité, les débuts de la distribution organisée en Inde nous ramènent à la période du Raj britannique. Le premier grand magasin d’Inde (et d’Asie du Sud), est construit à Chennai en 1863 par les anglais Charles Durant et J. W. Spencer. Le Spencer Plaza, au départ un établissement de grande distribution, se transforme dès 1895 en grand centre commercial comprenant 80 boutiques. Mais cet établissement, détruit par un incendie en 1985, reste une exception notable dans l’histoire de la consommation en Inde, et ne ressemble guère à ses avatars modernes, les shopping malls, qui n’apparaissent qu’à la toute fin du XXe siècle. Ainsi du Spencer Plaza, construit en lieu et place du centre commercial éponyme en 1991, sur la grande artère de Anna Salai, cœur économique et politique de la ville de Chennai. Il faut attendre les derniers mois de l’année 1999 pour voir les premiers établissements d’Inde de l’Ouest et du Nord s’établir à Mumbai et à New Delhi. Dès 2005, on compte une centaine de malls opérationnels et près de 200 à la fin des années 2000. Le développement s’accélère encore au début de la décennie suivante, avec 570 établissements en activité en 2013, et 873 à la fin de l’année 2015.

2.2. La construction d’infrastructures commerciales dans les grandes métropoles

20 En Inde, la population jouissant d’un niveau de vie suffisant pour accéder à la sphère de consommation, les classes moyennes, se trouvent principalement dans les zones urbaines, en particulier dans certains quartiers résidentiels des espaces métropolitains. Aussi, comme le montre la figure 3 avec la répartition des malls en Inde, les développeurs investissent prioritairement dans les aires d’influence des mégapoles indiennes, la grande région de Delhi, le triangle Mumbai-Pune-Goa, l’axe Chennai- Bangalore, puis dans de très grandes agglomérations urbaines comme Kolkata, Ahmedabad ou Hyderabad, et enfin dans des villes secondaires qui ont des infrastructures commerciales plus modestes mais qui bénéficient d’un intérêt croissant des grandes marques. Ce phénomène de ruissellement confirme la globalisation plus avancée de certaines villes, théorisée par Saskia Sassen [2001] à travers son concept de « villes globales », nœuds de réseaux qui concentrent les flux internationaux, filtrés puis diffusés dans un second temps vers leurs périphéries. Depuis le début des années 2000, le rythme de construction des infrastructures commerciales s’est d’ailleurs progressivement ralenti dans les grandes métropoles, alors qu’il n’a cessé de s’accélérer dans les villes de deuxième et troisième rang, faisant écho à la stratégie des firmes transnationales qui consiste à pénétrer dans un premier temps les marchés émergents par leurs grands pôles de dynamisme, puis à progressivement s’implanter dans des métropoles secondaires [Cadène 2012, p. 275]. Par conséquent, 80 % des magasins des chaînes de la grande distribution sont aujourd’hui situés dans des villes de plus d’un million d’habitants, ce phénomène de concentration des investissements étant renforcé

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par une loi de 2012 qui prévoit que seules les villes de plus d’un million d’habitants (53 villes en Inde) sont éligibles à l’implantation de firmes transnationales multimarques, comme Carrefour ou Wal-Mart.

Carte 1 – Localisation des shopping malls dans les villes indiennes

21 L’inégale dispersion des infrastructures commerciales sur le territoire indien correspond à des disparités de développement régional avec trois grandes régions en croissance forte depuis les années 1990, la grande région de Delhi-Mumbai, le sud du Deccan et la région de Kolkata, en rupture avec des espaces périphériques peu intégrés aux dynamiques économiques [Cadène 2015]. En outre, il n’y a encore aucun mall dans 73 villes de plus de 300 000 habitants (pour 72 villes en ayant au moins un), dont 7 d’entre elles sont des villes millionnaires, indiquant une répartition inégale des classes moyennes vivant majoritairement dans les grands centres urbains dynamiques. La construction de malls présuppose en outre des restructurations urbaines très fortes, comme la mise en place d’une mobilité efficace (routes et parking), cadre que les villes les moins développées ne peuvent pas offrir aux développeurs. Les régions au plus haut pouvoir d’achat se situent sur l’axe qui va d’Amritsar à Chandigarh au Punjab jusqu’à la région de Delhi, où l’on a une richesse industrielle et agricole, expliquant les fortes concentrations de malls en Inde du Nord, avec 167 établissements en activité sur la seule région métropolitaine de Delhi, soit près d’un pour 100 000 habitants, un chiffre comparable aux 113 de Mumbai mais nettement supérieur à la trentaine d’unités de Kolkata, Bangalore, Chennai et Hyderabad. Ainsi, selon une étude de la firme immobilière JLL, à elles seules, les métropoles de Delhi et Mumbai concentreraient 62 % des 11,7 millions de mètres carré d’espace total de malls dans les sept plus grandes villes indiennes. En outre, les infrastructures des grandes métropoles sont généralement plus modernes et imposantes que dans certaines villes où les malls n’atteignent pas toujours les standards occidentaux et abritent essentiellement des

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enseignes régionales ou nationales. Il y a par exemple un écart considérable entre les 80 500 mètres carrés du Ambience Mall de Gurgaon, dans la banlieue de Delhi, détaillé sur sept étages chacun d’un kilomètre de long, soit « sept kilomètres de shopping » comme le vante son site internet, et le petit Doon Metro Mall de la ville industrielle de Baddi dans l’Himachal Pradesh.

2.3. Les spécificités des consommateurs indiens

22 Ce qui distingue les shopping malls du reste des structures commerciales en Inde, c’est leur combinaison, sous le même toit, de magasins vendant des biens de consommation (vêtements, électronique, accessoires de mode, chaussures, produits de beauté), avec des enseignes de services (salons de coiffure et de massage, espaces de restauration, cinémas, gymnases) et des espaces de loisir non-payants (parcs de jeu, expositions, animations). En outre, les caractéristiques locales des consommateurs créant des distorsions majeures dans la composition de la demande, il y a en Inde une gamme très large de shopping malls selon les villes. Par exemple, certains établissements sont dédiés aux seniors, aux femmes, aux enfants, ou encore aux très riches. D’autre malls choisissent d’axer leur offre autour des climatiseurs, des chaussures, des produits de mariages, des bijoux, de l’électronique ou bien des meubles. En outre, certains malls peuvent avoir une architecture ouverte, à l’image des bazars traditionnels, ou totalement fermée sur l’extérieur.

23 Mais par rapport aux bazars, où les magasins sont installés autour d’une rue étroite, bondée et bruyante, souvent dans des quartiers avec une grande mixité sociale, souffrant d’une mauvaise réputation en termes de services et de qualité des biens vendus, les shopping malls indiens ont cela de commun qu’ils offrent aux consommateurs des espaces de parking, l’isolement de l’extérieur et l’air-conditionné, le tout plongé dans une musique d’ambiance, visant à faire du shopping une « expérience » agréable, un loisir à part entière. Dans les villes indiennes, où les conditions de déplacement et les activités en extérieur sont parfois rendues difficiles par la faiblesse des infrastructures urbaines, la foule, le climat, la pollution ou le bruit, les malls ont réussi à toucher une clientèle à la recherche de biens, de services diversifiés, authentiques et standardisés [Kumar 2015], s’inspirant des modèles occidentaux, dans un environnement confortable et sécure.

24 Ainsi, les établissements les plus populaires attirent jusqu’à 60 000 personnes le week- end, car outre la nouveauté qu’ils représentent, les malls sont devenus de véritables lieux de promenade pour les classes moyennes indiennes. En proposant un nouvel espace public s’opposant à l’espace clos de la famille ou du quartier, ces structures offrent un environnement neutre où les urbains sont libérés des contraintes sociales, particulièrement les femmes, dont les mouvements se limitent souvent à l’enceinte du foyer familial, n’ayant souvent pour espace public que des espaces de transit entre des espaces privés. Les kitty parties, repas entre femmes au foyer habituellement organisés dans l’espace domestique, ont trouvé leur place dans les restaurants et les cafés des malls, qui sont aussi de nouveaux espaces de sociabilité pour la famille qui choisit souvent de se retrouver dans ces lieux plutôt qu’à son domicile. Manger à l’extérieur, « dining out », est ainsi devenu une activité prisée, quoique transgressive chez les indiens habitués à manger au sein du domicile familial [Conlon 1995], et qui même au travail ou en voyage préfèrent la nourriture « home-made », conservée dans la « lunch

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box », boîte à repas rendue célèbre par le film éponyme. En répondant aux attentes du consommateur indien, par exemple en proposant un nouvel espace de rencontre pour les couples, en particulier lors de la Saint Valentin, la plupart des développeurs de malls ont réussi à rentabiliser avec succès leurs complexes, comme en témoigne la hausse soutenue du prix des baux commerciaux depuis une décennie.

25 Malgré tout, un certain nombre de shopping malls, passé l’attrait de la nouveauté, ont des difficultés à fidéliser une large clientèle. La sociologue Nita Mathur, qui a réalisé une enquête auprès de 270 membres des classes moyennes à New Delhi [Mathur 2010, p. 221], montre ainsi qu’une grande partie des utilisateurs ne se rend qu’occasionnellement dans les malls, et y consomment peu. En outre, parmi les utilisateurs réguliers, seulement 20 % sont des « acheteurs sérieux », c’est-à-dire des professionnels âgés de plus de 35 ans avec de bonnes ressources financières, et dont les décisions d’achat sont motivées par le désir d’acquérir des marques et des styles qui marquent leur statut social. Les 80 % d’utilisateurs réguliers restant sont principalement des jeunes, dont les décisions d’achat sont motivées par des incitations sociales variées : ils ressentent un besoin de se familiariser avec les dernières tendances de la mode, apprécient la variété des produits servis dans les espaces de restauration, aiment la liberté que leur procure l’absence des membres de la famille, mais engagent rarement des dépenses importantes. Ainsi, les complexes commerciaux de « classe A », attirant le plus d’« acheteurs sérieux », fonctionnent mieux que les malls de « classe B et C » qui s’adressent aux classes moyennes dans leur ensemble, et dont une vingtaine par an doit fermer, généralement à cause d’une mauvaise gestion des structures et de choix de localisation inadéquats. Malgré ces revers, les développeurs continuent tout de même de miser sur des classes moyennes indiennes en pleine expansion démographique, comme en témoignent la légion de shopping malls en construction ou en projet à travers le pays.

Conclusion : le projet de modernité de la société indienne

26 En Inde, nombreux sont ceux qui s’identifient aux classes moyennes, cette couche sociale « prestigieuse », réceptacle des aspirations sociales, qui a pris une tout autre dimension dans le contexte de l’émergence, symbolisant le nouveau mode de vie de l’Indien moderne. Mais la « nouveauté » qu’elle constitue ne vient pas de sa structure ou de l’arrivée de groupes qui auraient connu une ascension sociale, puisque les hiérarchies sociales sont restées stables dans les deux dernières décennies. Sa nouveauté fait référence à un processus de production d’une identité politique et sociale distincte, qui représente et réclame les bénéfices de la libéralisation. En tant qu’acteur central des transformations de l’Inde contemporaine, son image est solidement rattachée à la croissance et à la modernisation de l’économie indienne. En tant que produit de cette croissance, elle est devenue le réceptacle des aspirations sociales et un modèle de genre de vie pour les populations pauvres. Par conséquent, ces dernières années, elle a concentré l’attention des magazines, de la publicité, du cinéma et de la télévision. Les indiens ayant globalement un bon accès à ces médias, ils sont influencés par ces messages, ces incitations et ces modèles qui sont produits par et pour les classes moyennes.

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27 Comme l’explique le sociologue Manuel Castells, si presque tous les groupes sociaux ont accès aux réseaux d’information aujourd’hui, tous n’y exercent pas le même poids, générant de la domination culturelle à l’heure de la société en réseaux [Castells 2010]. Ainsi, les classes moyennes ont resserré la mainmise de leur modèle de consommation, devenu un symbole de réussite sociale, sur les sections inférieures de la société, les classes populaires.

28 En outre, malgré qu’elles ne constituent qu’une part minoritaire de la population totale du pays, les classes moyennes ont établi les préférences de la société indienne aussi parce qu’elles sont le cœur de cible des discours officiels et des décideurs politiques [Jaffrelot & Van der Veer 2008]. Pour la politologue Leela Fernandes, leur importance dans l’imaginaire collectif – leur « hégémonie » culturelle, doit donc être comprise comme un phénomène économique autant qu’un phénomène discursif [Fernandes 2000, Fernandes & Heller 2006]. Dans l’Inde contemporaine, ce sont elles qui véhiculent les rêves d’émergence, et en se présentant comme l’incarnation de tous les indiens, portent en elles une identité universelle et unificatrice qui a une légitimité forte dans le projet politique national [Khilnani 1999, Deshpande 2004]. Devant leur existence à la libéralisation et la croissance économique, les classes moyennes sont favorables aux politiques qui les ont permises, c’est-à-dire la privatisation des entreprises, la dérégulation du marché et l’ouverture de l’économie aux entreprises étrangères [Sridharan 2008]. On ne peut comprendre les orientations actuelles du gouvernement, qui a abandonné les idéologies du socialisme nehruvien et du protectionnisme gandhien au profit du libéralisme économique, qu’en prenant en compte l’alignement progressif du projet national indien avec celui des classes moyennes. Les transformations passées et futures de l’Inde, tant au niveau social, culturel, politique qu’économique, semblent donc inextricablement liées à l’évolution des classes moyennes, et au projet de modernité qu’elles portent.

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RÉSUMÉS

Le développement rapide des infrastructures commerciales dans les grandes métropoles indiennes au cours de la dernière décennie illustre l’émergence de classes moyennes ayant en commun une forte aspiration à consommer. En explorant la diversité des usages sociaux des « shopping malls » à Delhi, cet article documente l’originalité des modes de consommation locaux et la construction d’une modernité spécifiquement indienne.

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The rapid development of commercial facilities in large Indian metropolitan cities for the past decade illustrates the emergence of middle classes with a common aspiration to consume. Through the exploration of the various social uses of shopping malls in Delhi, this article aims at documenting the particularities of local consumption patterns and the building of an Indian modernity.

INDEX

Mots-clés : classes moyennes, shopping malls, modernité, Delhi, Inde Keywords : Middle class, Shopping malls, Modernity, Delhi, India

AUTEUR

YVES-MARIE RAULT Doctorant, CESSMA, Université Paris Diderot, Boîte Postale 7017, 75205 Paris cedex 13 – Courriel : yves.marie.rault[at]gmail.com

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Les réfugiés politiques en Inde. Le cas des Birmans à Delhi Burmese refugees in Delhi

Anne-Sophie Bentz

Introduction

1 Les dissidents birmans ont cherché refuge en Thaïlande et en Inde à partir de 1988, quand la junte militaire s’est mise à réprimer les mouvements en faveur de la démocratie. Ils ont été bien reçus par l’Inde, qui d’emblée s’est positionnée en faveur des mouvements pro-démocratie. Des camps ont rapidement été ouverts pour les accueillir. On pense notamment aux camps de Leikun et de Champai, respectivement dans les États du Manipur et du Mizoram, qui ont ouvert dès 1988. Mais les rapports avec la population locale étaient parfois tendus ; des dissidents birmans ont même été rapatriés de force en Birmanie. C’est pourquoi des Birmans ont commencé à quitter les camps pour se rendre en ville, par exemple à Imphal (Manipur), Aizawl (Mizoram), mais aussi à Delhi.

2 Nous nous pencherons ici sur le cas des Birmans qui ont quitté le Nord-Est de l’Inde pour s’établir à Delhi. Même si les heurts avec la population locale avaient commencé à se multiplier, ce n’est pas tant pour fuir un climat de plus en plus hostile que les Birmans quittent le Manipur et le Mizoram, mais en raison de considérations juridiques et économiques. À la fin des années 1990, suite à l’arrestation d’un petit groupe d’étudiants birmans à Imphal, Nandita Haksar, une avocate indienne, qui œuvre pour l’amélioration du sort des réfugiés, a fait pression pour qu’un bureau soit ouvert pour les réfugiés birmans au Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR) : il est basé à Delhi et ses activités sont limitées par l’Inde aux réfugiés vivant à Delhi. Les Birmans présents dans les régions du Nord-Est y ont vu l’occasion d’obtenir non seulement un statut juridique qui pouvait s’avérer utile en cas de problèmes avec les autorités indiennes, notamment pour éviter le rapatriement forcé en Birmanie, mais aussi une aide financière qui, quoique limitée, n’était pas négligeable. Ils ont donc commencé à se

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rendre à Delhi, d’abord pour obtenir le statut de réfugié, puis de manière régulière pour obtenir l’aide financière du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), avant de retourner au Manipur ou au Mizoram. Certains d’entre eux ont alors décidé de s’installer à Delhi, non seulement pour éviter des trajets longs et coûteux entre les régions du Nord-Est et la capitale, mais aussi parce que la capitale indienne leur offrait de nouvelles opportunités.

3 Nous nous intéresserons tout d’abord à ces premiers réfugiés arrivés à Delhi. La plupart de ces premiers réfugiés ne vivent plus en Inde, principalement pour deux raisons : d’abord parce que les réfugiés birmans ont très largement bénéficié de programmes de réinstallation dans des État tiers jusqu’au milieu des années 2000 ; et aussi parce que presque tous les activistes politiques qui appartenaient à l’ethnie majoritaire birmane et qui n’avaient pas voulu être réinstallés ailleurs avaient décidé de rentrer en Birmanie à partir de 2009, c’est-à-dire au moment où la Birmanie reprenait le chemin de la démocratie.

4 Nous nous pencherons ensuite sur le groupe de réfugiés birmans le plus important numériquement en novembre 2013 – les Chin. Ce sera l’occasion de s’interroger sur l’espace occupé par les réfugiés birmans dans la ville et de comparer la situation des Birmans à Delhi avec d’autres réfugiés ou déplacés qui s’installent dans les régions périphériques des villes. Les analyses de Michel Agier sur les « bords du monde » ou de Kamel Doraï et Nicolas Puig sur les « espaces écarts » apportent d’importants éléments de contrepoint qui permettent d’inscrire la situation des réfugiés birmans à Delhi dans une dynamique de discrimination et de relégation spatiale, mais aussi sociale, qui concerne plus largement les réfugiés et les déplacés dans le monde. Nous conclurons cette analyse de la place des réfugiés dans la ville en abordant brièvement le cas des Rohingya.

5 La présente réflexion est basée sur une série d’entretiens réalisés à Delhi principalement auprès de membres de la communauté Chin, mais aussi auprès de Bamar, de Kuki et de Rohingya. Les questions posées aux réfugiés birmans visaient en premier lieu à établir l’activisme politique et associatif des Birmans de Delhi : c’est pour cela que les personnes interviewées ont d’abord été choisies en fonction du niveau d’implication dans la communauté birmane de l’exil. Des responsables d’associations et d’anciens dissidents politiques qui avaient été actifs en Birmanie et en Inde ont ainsi été entendus : ce sont leurs réponses qui ont été utilisées pour retracer l’histoire de l’activisme des Birmans en Inde. D’autres Birmans, en grande majorité des Chin sans implication associative majeure, ont par ailleurs été interrogés pour permettre d’apporter des éléments de réponse à des questions plus classiques du type : comment les réfugiés vivent-ils ou survivent-ils en Inde ? Comment s’adaptent-ils à leur nouveau lieu de vie ? Peuvent-ils utiliser l’Inde à leur profit ? Si oui, comment ? En d’autres termes, quelles sont leurs stratégies pour optimiser leur présence, souvent pensée comme temporaire, en Inde ? Les réponses à ces questions donnent une image assez complète de la situation des Chin à Delhi. Il a été possible d’apporter quelques éléments de réponse supplémentaires sur la situation des Birmans à Delhi en envisageant avec les responsables du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR) l’arrivée récente et importante de Rohingya, principalement après les événements qui se sont déroulés au Rakhine en 2012.

6 Le terrain effectué à Delhi offre donc un panorama à la fois historique et actuel des divers groupes de réfugiés birmans qui ont vécu ou vivent encore dans la capitale

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indienne. Il offre toutefois aussi, et surtout, un renouvellement des questionnements portant sur la place des réfugiés en ville, dans une perspective comparatiste, et une nouvelle réponse à la vieille question du rapport entre espace et pouvoir.

1. L’activisme des premiers étudiants et dissidents birmans

7 Les premiers dissidents birmans arrivés à Delhi à la fin des années 1990 sont pour la plupart de jeunes étudiants qui avaient participé aux mouvements pro-démocratie en Birmanie et qui profitent des avancées obtenues par l’avocate des réfugiés Nandita Haksar pour se rendre à Delhi. Ils se rendent vite compte que la capitale constitue un terrain favorable pour interpeller les autorités indiennes sur le sort de la Birmanie et des Birmans, ce qui les amène à multiplier les initiatives pour profiter au mieux de l’opportunité offerte.

1.1. Une stratégie politique adaptée à l’Inde : la lutte non-violente

8 Toutes ces initiatives sont en adéquation avec le type de lutte qui a fait la réputation de l’Inde : la lutte non-violente. Les activités de lobbying auprès de l’Inde et de communication avec la Birmanie du gouvernement birman en exil, le National Coalition Government of Burma (NCGUB), s’inscrivent dans cette perspective. Mon entretien avec le Dr. Tint Swe, un ancien ministre, m’a permis de comprendre le fonctionnement du gouvernement birman en exil qui, n’ayant plus de raison d’être, avait été démantelé juste avant mon arrivée. Une convention avait lieu tous les quatre ans au cours de laquelle le Premier Ministre élu reformait le gouvernement, lequel comprenait entre 9 et 11 membres répartis en trois endroits, Washington pour le Premier Ministre, Delhi ou Bangkok pour les ministres. Dr. Tint Swe, MP of Sagaing Division Pale Constituency n° 2, ainsi qu’un de ses amis, MP of Sagaing Division Pale Constituency n° 1, qui étaient affiliés à la National League for Democracy (NLD) d’Aung San Suu Kyi et qui avaient été élus députés en Birmanie au moment des élections de 1990, ont été les deux membres du gouvernement en exil basés en Inde. Et même si Delhi est le moins important des trois endroits (Washington a le statut de siège et Bangkok est l’endroit où se trouve la majorité des ministres), la simple présence d’un gouvernement birman en exil montre bien l’existence de possibilités d’expression et d’action non-violentes pour les Birmans d’Inde. Il s’agit toutefois là d’une institution assez peu connue et reconnue des Birmans d’Inde, comme le rappelle à propos un des rares réfugiés interviewés qui avaient entendu parler du gouvernement en exil et qui savaient à quoi correspondait l’acronyme : « they are politicians, we are only refugees ». Les Birmans d’Inde ne concentrent ainsi pas l’action militante autour du gouvernement en exil, mais se créent d’autres vecteurs.

9 Le plus connu d’entre eux est sans conteste Mizzima, un journal créé en Inde par les Birmans de Delhi en 1998 et dont une antenne est restée ouverte à Delhi jusqu’en août 2013. Il est connu de la plupart des Birmans vivant en Inde, à Delhi ou dans le Nord-Est, et a même obtenu une relative reconnaissance internationale. Mon entretien avec Nanda Tint Swe, le fils du Dr. Tint Swe, qui faisait partie du comité de rédaction, ainsi que l’introduction de l’ouvrage Burma File. A Question of Democracy [Myint 2003, pp. 1-42] rédigé par Soe Myint, un des fondateurs, m’ont permis de retracer les

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moments clés de l’histoire du journal. Au départ, Mizzima était géré depuis une chambre louée à Old Delhi qui ne possédait même pas de ligne téléphonique. Les trois fondateurs, Thin Thin Aung, Win Aung et Soe Myint, avaient réussi à acheter un ordinateur portable avec l’aide d’autres réfugiés birmans. C’était alors un mensuel en birman avec deux pages en anglais, imprimé à Delhi en 500 exemplaires puis envoyé au Mizoram et au Manipur. Chaque exemplaire bénéficiait d’une circulation importante, ce qui permettait à l’ensemble des Birmans d’Inde de le lire.

10 Il définit ainsi sa mission : « Mizzima, qui signifie en langue Pali milieu ou modéré, et qui est choisi pour ce sens neutre et indépendant a été créé en 1990 à New Delhi, Inde, par trois participants aux manifestations pour la démocratie à Myanmar de 1988. Depuis son établissement, le but de Mizzima est de procurer des informations de grande qualité sur Myanmar, afin de contribuer à la liberté d’expression et à la circulation des informations et de participer à l’intérêt public ».

11 Est donc proposée une analyse critique de la situation en Birmanie par un organe de presse qui se présente comme libre et indépendant. Une vingtaine de personnes travaillaient à l’antenne de Delhi tout au long des années 2000. A partir de 2010, une majorité de journalistes a décidé d’abandonner la presse écrite au profit de la télévision : il s’agissait alors principalement d’émissions enregistrées, à l’exception des élections de 2010 qui ont bénéficié d’une couverture en direct. Le journal, et la chaîne qui lui était associé, étaient financés en Inde par la George Soros Foundation, le National Endowment for Democracy (NED) et des financiers hollandais, mais les financements se sont arrêtés en 2012 et le journal a alors déménagé en Birmanie. L’installation en Birmanie n’a pas compromis son succès, ce qui a permis à Mizzima de devenir un hebdomadaire puis, à partir de février 2013, un quotidien, employant un nombre toujours plus important de collaborateurs. Si la version écrite n’est disponible qu’en birman, il existe deux sites Internet correspondants, l’un en birman et l’autre en anglais.

12 Ces deux exemples, la mise en place d’une antenne du gouvernement en exil et la création d’un journal libre et indépendant, illustrent bien l’attitude bienveillante de l’Inde à l’égard du mouvement birman en faveur de la démocratie. Les Birmans l’ont bien compris, eux qui ont su tirer profit des opportunités existant à Delhi jusqu’à ce que l’évolution de la situation en Birmanie change la donne pour ces deux piliers de l’activisme birman en Inde – la dissolution du gouvernement en exil en raison du retour désormais possible d’une opposition politique en Birmanie même et le déménagement d’un organe de presse critique à l’encontre du gouvernement birman dans un pays où la liberté de la presse a été officiellement réinstaurée.

13 Il est également intéressant d’observer les méthodes de lutte utilisées par les associations d’étudiants birmans qui forment elles aussi l’avant-garde de l’activisme birman en exil. Elles sont principalement au nombre de deux : l’All-Burma Students Front (ABSDF) et l’All Burma Students’ League (ABSL). La première, active en Thaïlande, fonctionne suivant le principe de la lutte armée. Si elle est essentiellement composée d’étudiants qui vivent en Thaïlande, elle comprend aussi des étudiants réfugiés en Inde, mais qui restent cantonnés dans les régions du Nord-Est de l’Inde, notamment au Mizoram. La seconde a été formée en Inde dans l’esprit de la résistance passive. Ces étudiants qui respectent la tradition gandhienne de la non-violence ont choisi de se rendre à Delhi pour obtenir le statut de réfugié et l’aide du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR). Ils y ont aussi obtenu l’aide de George Fernandes, député de 1989 à

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2010, Ministre des Chemins de Fer de 1989 à 1990, puis Ministre de la Défense de 1998 à 2004, qui se présente comme l’ami des réfugiés, des Tibétains d’abord, mais aussi des Birmans.

14 Delhi se trouve ainsi, pour diverses raisons, associée à l’espace des possibles. Il s’agit d’un lieu, d’abord de passage, puis de refuge et d’activisme, pour les Birmans en Inde. Ils y obtiennent un statut juridique et une aide financière limitée, causes premières de leur venue dans la capitale. Mais ils y découvrent bien vite de nouvelles possibilités en termes de mobilisation politique : c’est ce qui les pousse à s’installer durablement à Delhi. À Delhi, les Birmans sont libres de se déplacer, ce qui n’est le cas, ni dans les camps du Nord-Est de l’Inde, ni en Thaïlande, où les restrictions imposées par le gouvernement sur les réfugiés sont bien plus strictes. Et si, dans un premier temps, la localisation précise joue assez peu, les Birmans s’emparent de la ville en tant que symbole de liberté. La place exacte occupée dans la ville devient cependant importante pour comprendre la vie des Chin et des Rohingya, mais aussi quelques-unes des activités politiques menées par les Birmans. L’idée d’un rapport entre espace et pouvoir prend alors tout son sens, comme nous allons le voir avec l’exemple du soutien apporté par l’Inde.

1.2. Un soutien politique officieux apporté par l’Inde

15 Mon entretien avec David Ngun Lian, actuel président du Burmese Centre Delhi (BCD) et ancien étudiant arrivé en Inde dans les années 1990, m’a permis de reconstituer les moments forts de l’activisme birman en Inde. La grande époque coïncide sans conteste avec la période George Fernandes qui s’achève en 2004 à la fin du mandat de Ministre de la défense. Ce dernier a en effet fourni un bureau aux étudiants birmans dans sa résidence du 3 Krishna Menon Marg. Cette résidence, le logement de fonction d’un ministre du gouvernement situé en plein cœur de Delhi, est devenue une sorte de quartier général pour les Birmans. Soe Myint a été l’un de ces étudiants qui a vécu durant six ans dans la résidence de George Fernandes et qui s’occupait de la publication de Fist (l’ancêtre de Mizzima). Le soutien de ce dernier, un homme politique important en Inde, se révèle ainsi important.

16 Michel Lussault parle de « lutte des places » pour montrer que l’occupation d’un espace précis est devenue l’enjeu d’une tension entre des acteurs ayant une conception et un mode d’occupation différents de l’espace en question. Les modalités d’occupation de l’espace constituent d’après lui l’un des enjeux de pouvoir fondamentaux de l’époque moderne, mais répondent aussi à des questions identitaires, en permettant de déterminer la « spatialité de l’individu » – dès lors que nous savons où il va, où il habite et où il se tient, nous pouvons dire qui il est [Lussault 2009]. Les Birmans ont obtenu une place très convoitée, située à Delhi dans ce qui peut être considéré comme le quartier du pouvoir, le lieu où se trouvent tous les logements de fonction des ministres et des députés, à proximité du siège du gouvernement et du parlement. Ils ont été invités à investir un lieu de pouvoir, la résidence du 3 Krishna Menon Marg, par un homme de pouvoir, George Fernandes. Ils ont habité dans son logement de fonction et c’est de là qu’ils ont pu mener leurs activités militantes – de là qu’ils ont pu organiser diverses manifestations d’opposition au régime birman, de là qu’ils ont pu produire et envoyer les premiers exemplaires de Fist. Ce n’est pas là un endroit où on s’attend à trouver des étudiants, car les étudiants engagés agissent en général depuis l’université,

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mais la situation spécifique dans laquelle se trouvent ces anciens étudiants birmans, à savoir l’exil, change la donne. Le lieu d’activisme ne peut plus être l’université, à laquelle ils n’ont pas accès en Inde ; ça aurait pu être un obscur endroit de Delhi, comme pour le gouvernement en exil birman ou Mizzima, mais la présence au cœur du pouvoir de George Fernandes, au moment-même où les réfugiés birmans commençaient à arriver à Delhi, a joué en leur faveur. Ils se sont donc appropriés de manière opportune un lieu tout à fait inattendu dont ils ont su tirer parti. L’espace qu’ils occupent dit qui ils sont – des activistes birmans appuyés par un membre du gouvernement – et donne aussi la mesure du pouvoir qu’ils possèdent, ou plutôt, qui leur a été donné : leur quartier général est situé au cœur même du pouvoir indien.

17 L’activisme birman ne s’est pas arrêté avec le départ de George Fernandes, mais a évolué, au milieu des années 2000, de critique générale du pouvoir birman à la question du gaz naturel. Le Shwe Gas Movement a ainsi été lancé en 2005 pour inciter l’Inde à ne plus acheter de gaz naturel à la Birmanie. Ce mouvement s’est institutionnalisé pour devenir, en 2008, le Burma Centre Delhi (BCD), censé représenter toutes les associations birmanes d’Inde dont le nombre, au début des années 2000, était supérieur à 50. Ce nouvel interlocuteur de l’Inde, toujours présent à Delhi lors de mon terrain en 2013, n’avait toutefois plus qu’un rôle très limité. Les soutiens se sont en effet très nettement et très brutalement ralentis, à mesure que la démocratie progressait en Birmanie. L’Inde, comme les autres Etats du reste, s’est alors détournée des associations de l’exil pour s’intéresser aux associations qui, en Birmanie même, œuvraient pour la démocratie, ce qui a apporté un coup d’arrêt aux financements des associations de l’exil. Le soutien de l’Inde se limitait, en 2013, à l’autorisation donnée aux Birmans de tenir une manifestation annuelle.

18 Les revendications de la manifestation du 30 novembre 2013 étaient de deux types. Elles portaient d’une part sur la situation des Chin en Birmanie au son de « we want more teachers not more monks », « we want doctors not soldiers in Chin State », « we need development in Chin State », « stop building pagodas in Chin State », « we need hospitals, not more pagodas », « stop religious discrimination », « we want more schools, not Na Ta La training school ». Ces slogans mettent en avant des besoins de développement, notamment dans les domaines de la santé (formation de médecins et construction d’hôpitaux) et de l’éducation (formation de professeurs et construction d’écoles), et dénoncent la présence de l’armée, ainsi que les discriminations religieuses. Il est vrai que les besoins en développement ne sont pas limités à l’Etat Chin, mais l’Etat Chin, de même que les autres Etats périphériques à forte minorité ethnique, sont plus concernés encore que le reste de la Birmanie. Il en va de même pour les discriminations religieuses, qui sont plus importantes dans les Etats périphériques dont les minorités ethniques sont, le plus souvent, chrétiennes – la seule exception notable est le Rakhine, où la minorité ethnique principale, les Rohingya, est musulmane.

19 Les revendications de la manifestation concernaient d’autre part les réfugiés Chin en Inde : « Chin refugees need protection » ; « Chin refugees need proper legal framework » ; « Chin refugees need more humanitarian assistance » ; « Chin refugees are not safe in New Delhi ». Ces slogans insistent sur deux besoins fondamentaux des réfugiés – l’aide et la protection. Les réfugiés ont besoin d’une aide humanitaire et d’une protection, physique d’abord, mais aussi juridique. Là encore, les deux besoins fondamentaux rappelés par les Chin ne sont pas spécifiques aux réfugiés Chin, mais restent valables pour tous les réfugiés vivant en Inde, même si les Chin, contrairement

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à certains autres réfugiés, vivent dans des quartiers particulièrement malfamés et dangereux.

20 Une manifestation similaire a eu lieu pour la dernière fois en juin 2015 : la principale revendication concernait alors le droit à la réinstallation. Le lieu choisi par les Birmans pour la manifestation, avec l’accord des autorités indiennes, est intéressant. La manifestation de novembre 2013 a eu lieu à Jantar Mantar, un endroit on ne peut plus central à proximité de Connaught Place, et qui est souvent choisi par les Indiens pour des manifestations de tout ordre ; la manifestation de juin 2015, qui a eu lieu juste avant la journée internationale des réfugiés, s’est tenue, elle, à Vasant Vihar, devant les bureaux du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), soit à un endroit symboliquement important et en accord avec le contenu des revendications des manifestants, le droit à la réinstallation, qui s’adresse non pas tant à l’Inde qu’à l’agence internationale.

21 De fait, à quelques rares exceptions près, l’activisme n’est aujourd’hui plus tellement de mise en Inde, puisque, outre le fait que la plupart des activistes sont retournés en Birmanie ou sont allés rejoindre des membres de la diaspora birmane en Amérique du Nord ou en Europe, les soutiens, notamment financiers, apportés aux activistes, se sont tournés vers la Birmanie. Les Birmans qui vivaient à Delhi en 2013, principalement des Chin et des Rohingya, étaient alors, et comme avant, préoccupés par des questions plus pragmatiques de survie au quotidien.

2. La vie des Chin et des Rohingya à Delhi

22 Les stratégies de survie déployées par les Birmans de Delhi s’expliquent d’abord par la situation dans la ville. Les Chin et les Rohingya ne sont pas établis au même endroit, mais, pour des raisons pratiques d’accès aux réfugiés et de données disponibles, l’analyse sur la place des Birmans à Delhi, ainsi que sur les stratégies de survie, se focalisera sur les Chin.

2.1. Une vie à l’écart

23 Les Chin, qui sont, suivant les sources, entre 5 000 et 8 000, habitent dans des quartiers très pauvres situés au nord-ouest de Delhi – Chanakya Place (Uttam Nagar) et Vikaspuri. Ce choix est dû à la présence d’Indiens qui ont été chassés de Birmanie par le Général Ne Win. En effet, la solidarité manifestée par les Indiens originaires de Birmanie pour les Birmans qui s’opposent au régime a attiré les premiers Birmans dans ces quartiers – c’est notamment le cas de quelqu’un comme Prabhakar qui, avec sa femme, tenait l’Oxford School de Vikaspuri. Les conditions de vie y sont certes très difficiles pour tous les habitants, mais les Chin sont dans une situation encore plus précaire.

24 Leurs ressources financières proviennent soit d’emplois d’ouvriers obtenus dans des usines voisines, soit des quelques aides financières distribuées par le Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), soit des emplois obtenus dans les institutions partenaires du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), comme Don Bosco ou Socio- Legal Information Centre (SLIC). Elles se révèlent être très insuffisantes pour manger à sa faim, se loger décemment, pourvoir à l’éducation des enfants et gérer les éventuels problèmes de santé. Il est vrai qu’en théorie les réfugiés bénéficient de la gratuité

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d’accès à l’éducation et à la santé, mais la plupart des réfugiés interrogés essayaient d’échapper aux structures publiques indiennes qui sont jugées soient très insuffisantes, dans le cas des écoles, soit dangereuses, pour les hôpitaux. À ces ressources financières insuffisantes s’ajoutent d’autres difficultés. Tout d’abord des problèmes de langue, et donc de compréhension mutuelle entre Indiens et Birmans : les Chin, qui parlent soit le birman, soit un des dialectes Chin, arrivaient à se faire comprendre dans le Nord-Est de l’Inde, où les habitants parlent des langues et des dialectes qui appartiennent à la même famille linguistique, mais sont perdus à Delhi, où les habitants ne parlent souvent que le hindi. Mais aussi des problèmes de discrimination en raison de l’apparence, de la religion (les Chin sont chrétiens et vivent à Delhi dans des quartiers majoritairement hindous) et du statut d’étranger des Birmans. Et, enfin, des problèmes de sécurité propres au quartier qui, aux dires des habitants, fourmille de bandits de tous acabits. De fait, les intimidations, les passages à tabac et les viols y sont très fréquents : si les Indiens qui habitent ces quartiers en sont victimes, les Chin sont, pour toutes les raisons précitées, encore plus visés que les autres habitants. Le Chin Refugee Committee (CRC) donne sur son site Internet des exemples, avec témoignages à l’appui, d’incidents dont sont victimes les Chin.

25 Cette présentation de la situation des Chin n’est pas sans rappeler l’analyse de Michel Agier sur la liminarité : « C’est la liminarité qui unit toutes les situations d’exode. […] Elle est à la fois le fondement du camp en tant que mise en attente à l’écart de la société et le lieu même des déplacés et réfugiés « auto-installés » au sens où ils demeurent dans des zones périphériques d’occupation provisoire ou illégale. » [Agier 2010, p. 76]. Michel Agier précise que la mise à l’écart est double, spatiale, mais aussi sociale : les réfugiés, « mis en quarantaine », se retrouvent ainsi « aux bords du monde », une telle ségrégation étant due à un besoin de protection de la société dominante contre les contaminations possibles des groupes différents, faibles, anormaux, etc… Les Chin se sont installés provisoirement à Chanakya Place et Vikaspuri, c’est-à-dire dans des quartiers pauvres, insalubres et dangereux, à la périphérie de Delhi. Ils sont là dans une situation de liminarité telle que décrite par Michel Agier. Mais, s’il y a relégation spatiale, l’attitude discriminatoire des Indiens envers les Chin, telle que décrite précédemment, montre que la marginalisation est aussi sociale. Les Chin ne sont peut-être pas enfermés dans des camps de réfugiés situés à l’extérieur de la ville, mais cela n’empêche pas tous les éléments de mise à l’écart à la fois spatiale et sociale d’être bien présents – le quartier périphérique et les discriminations subies par les Chin.

26 Il est intéressant de voir que les Rohingya subissent un traitement assez similaire. Ils arrivent en Inde surtout à partir de 2009, souvent en passant par le Bangladesh, où ils rencontrent des difficultés avec les autorités locales, qui n’ont de cesse d’essayer de les renvoyer en Birmanie. On observe une augmentation importante du nombre de Rohingya en Inde à partir de juin 2012, c’est-à-dire après les émeutes au Rakhine, qui ont entraîné la mort de 80 personnes et le déplacement de 90 000 autres. Suivant les personnes interrogées, on dénombrait ainsi à l’automne 2013 à Delhi entre 40 et 50 familles (soit entre 4 000 et 5 000 personnes) ou près de 200 familles (soit environ 20 000 personnes), installées dans des quartiers musulmans, principalement à Khajuri Khas, dans le nord-est de Delhi, et Okhla, à la frontière sud de la ville. Ceux qui vivent à Khajuri Khas, et, dans une moindre mesure, à Hastal (Vikaspuri), Janakpuri (dans le nord-ouest de Delhi) et Bhogal (dans le sud-est de Delhi), occupent des appartements loués (« rented houses »), mais ceux qui se sont installés à Okhla possèdent des habitations de fortune dans des sortes de camps improvisés (« makeshift camps »). Si

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l’analyse de Michel Agier sur la liminarité, qui était pertinente pour les Chin, reste valable pour les Rohingya, le concept d’« espaces écarts » développé par Kamel Doraï et Nicolas Puig paraît mieux approprié encore [Doraï & Puig 2012]. Les travaux réunis dans l’ouvrage qu’ils ont dirigé portent sur les villes du Proche-Orient, où les dynamiques sociopolitiques aux échelles régionale et nationale ont entraîné le déplacement et l’installation de populations de diverses origines dans des espaces de relégation. Les « espaces écarts », parmi lesquels on trouve les camps, mais aussi les quartiers périphériques ou enclavés, sont présentés ainsi : ils sont réputés peu sécurisés et sont perçus comme des lieux de trafics, de criminalité, d’extrémisme religieux et de terrorisme ; ils abritent des populations paupérisées et relativement stigmatisées pour des raisons communautaires, économiques et sociales ; ils accueillent des migrants qui y trouvent de fragiles abris résidentiels. À l’exception de l’extrémisme religieux et du terrorisme, cette définition me semble parfaitement adaptée à tous les lieux de Delhi investis par les Chin et les Rohingya. En outre, la réflexion sur la marginalisation des réfugiés menée par Kamel Doraï et Nicolas Puig est axée sur l’aspect social, au point que même les idées de marge et de périphérie ne relèvent plus prioritairement, ni même plus du tout, de la géographie. Les « espaces écarts » peuvent en effet être des quartiers enclavés, situés dans un espace central donc, pour lesquels la marge et la périphérie ne sont plus spatiales, mais sociales, ce qui, pour Kamel Doraï et Nicolas Puig, importe davantage encore – cette idée-là correspond, il me semble, à la situation des Rohingya qui se sont installés provisoirement dans les quartiers musulmans d’Old Delhi, soit en plein cœur de la ville.

27 Les réfugiés Rohingya et Chin, comme ceux du Proche-Orient, s’insèrent dans les interstices et les failles urbaines, le plus souvent dans des quartiers périphériques, mais parfois aussi dans des quartiers enclavés. Qu’ils soient proches ou éloignés du cœur de la ville, ce qui les caractérise tous, c’est bien cette idée de mise à l’écart dont ils sont les victimes. Il est vrai qu’ils ne sont pas les seules victimes, puisque la mise à l’écart touche également les autres habitants des quartiers dans lesquels ils vivent – ils sont de fait entourés d’une importante population fortement paupérisée. Mais ils subissent des discriminations supplémentaires en raison de leurs différences : différence physique d’abord, mais aussi différences religieuse et linguistiques. Des difficultés de communication aux désirs de réinstallation dans un autre pays, tout concourt à empêcher une intégration durable des réfugiés dans les quartiers d’accueil. Les réfugiés sont donc, en quelque sorte, les victimes d’une mise à l’écart particulièrement complexe. Il s’agit, on l’a déjà dit, d’une mise à l’écart qui est, dans la plupart des cas, à la fois spatiale et sociale, mais il s’agit aussi d’une mise à l’écart décrétée et appliquée par deux types d’acteurs : 1) la société dominante, qui cherche à se protéger des contaminations possibles des groupes différents, qu’ils soient faibles, anormaux ou tout simplement pauvres, et qui repousse donc les réfugiés et les autres groupes différents dans des quartiers périphériques ou dans des quartiers proches, mais, dans ce cas, isolés – des quartiers qui deviennent des sortes de ghettos ; 2) la population fortement paupérisée qui, écartée par la société dominante, vit dans les mêmes quartiers et fait subir aux réfugiés des discriminations de toute sorte.

28 Comment réagissent-ils ? C’est ce sur quoi s’interrogent Kamel Doraï et Nicolas Puig : quelles sont les ressources mises en œuvre par les individus et les groupes ? en quoi l’action des réfugiés participe-t-elle à la redéfinition des espaces de la ville ? Ce type de questionnements m’intéresse ici pour le cas des Chin, qui est le seul cas pour lequel je

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possède suffisamment de données, recueillies auprès des Chin eux-mêmes, pour pouvoir proposer des éléments de réponse.

2.2. Un maillage associatif très serré

29 Julie Baujard évoque à propos des Birmans de Delhi, et plus particulièrement des Chin, un « dispositif-réfugié » qui regroupe tous les acteurs qui, d’une manière ou d’une autre, s’intéressent aux réfugiés et/ou entendent assurer la gestion des réfugiés [Baujard 2013]. Si un tel « dispositif-réfugié » existe théoriquement pour tous les groupes de réfugiés vivant en Inde, force est de constater que les Chin s’inscrivent dans un maillage associatif extrêmement serré et complexe. Il est ainsi difficile de dresser la liste de toutes les associations qui s’occupent des Chin de Delhi.

30 Il y a toutes les associations qui regroupent des minorités ethniques à l’intérieure de la minorité ethnique Chin : Matu, Hakha, Cho, Khumi, Falang, Zo Tung, Mara, Zomi et Mizo (Burmese). Le Chin Refugee Committee (CRC) représente les neuf communautés, mais ce n’est pas là la seule association pan-Chin : il y a également la Chin Human Rights Organisation (CHRO), dont le siège est à Ottawa mais qui dispose d’une antenne à Delhi. Et il y a des associations pour les étudiants, comme le Chin Students Union (CSU), ainsi que des associations pour les femmes, comme la Hakha Women Union, la Women Rights and Welfare Association of Burma (WRWAB) et la Burmese Women Delhi (BWD). À toutes ces associations laïques, s’ajoutent encore des églises. On comptait, avant l’an 2000, deux associations chrétiennes, la Delhi Burmese Christian Fellowship (DBCF) et la Burmese Christian Association (BCF), mais la situation s’est entre-temps complexifiée, puisqu’en 2013 l’on comptait pas moins de 28 églises et écoles bibliques, un nombre élevé qui s’explique par le nombre important de dialectes Chin, 52 au total. Si ce sont les associations laïques qui s’occupent des problèmes des réfugiés, les églises jouent un rôle extrêmement important, spirituel, mais aussi financier. En effet, les associations, notamment communautaires, ne possèdent pas ou peu de fonds propres, et les frais de fonctionnement sont très largement assurés par les églises.

31 Un réfugié Chin se retrouve ainsi extrêmement bien pris en charge : il fait nécessairement partie d’une association communautaire, du Chin Refugee Committee (CRC), qui représente toutes les communautés, et d’une église. Il peut aussi, suivant son statut, adhérer à une association d’étudiants ou à une association de femmes. La présence importante d’associations de toute sorte, principalement localisées à Vikaspuri, peut expliquer que les Chin, malgré des conditions de vie très difficiles, ne perdent pas pied. Michel Agier évoque le dénuement total auquel peuvent être confrontés les réfugiés en s’appuyant sur l’exemple d’une famille colombienne qui se décide à partir quand la guérilla arrive à sa porte en 1997 et dont tous les membres finissent par sombrer dans la folie [Agier 2002, pp. 25-30]. Il analyse le cheminement qui conduit les membres de la famille à la folie comme la résultante d’un triple dénuement : un dénuement social, marqué par l’absence complète d’activité sociale, un dénuement psychologique qui provient de l’enfermement dans la cabane, le nouveau lieu de vie des réfugiés, et un dénuement économique impliquant la mendicité comme seul recours. Force est de constater que les Chin, qui vivent certes dans des conditions très difficiles à Delhi, ont pu échapper au dénuement total qui menace un grand nombre de réfugiés ailleurs dans le monde. Le maillage associatif, qui nourrit abondamment le « dispositif-réfugié » de Julie Baujard, est palpable dans les lieux de

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vie au jour le jour et crée une solidarité communautaire qui permet aux Chin d’avoir des repères sociaux, et, si besoin est, d’accéder à une aide psychologique ou économique.

Conclusion

32 L’histoire des Birmans qui ont vécu ou vivent encore à Delhi, que j’ai pu reconstruire à l’aide d’entretiens menés en novembre 2013, principalement avec des Chin, est ainsi forte d’enseignements sur le rapport entre espace et pouvoir. Que ce soit pour les premiers étudiants et activistes birmans arrivés à Delhi à la fin des années 1990 ou pour les réfugiés Chin arrivés au milieu des années 2000, beaucoup de choses se jouent autour de la localisation dans la ville. La ville elle-même est perçue par les Birmans comme le lieu des possibles : c’est de là que l’on peut mener la lutte pour la démocratie en Birmanie et c’est là que l’on peut obtenir le statut de réfugié auprès du Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR), et donc, faire une demande de réinstallation dans un pays tiers, en Amérique du Nord ou en Europe, ce à quoi aspirent presque tous les réfugiés interrogés.

33 La ville en soi est pouvoir, mais la localisation dans la ville est encore plus déterminante. La situation des Birmans qui ont eu accès à la résidence de George Fernandes, située en plein cœur du pouvoir indien, révèle bien que l’endroit d’où la lutte est menée a une importance considérable. Auraient-ils été aussi actifs et aussi efficaces pour mener, notamment, leur activité de lobbying auprès des autorités indiennes, s’ils avaient dû vivre dans un quartier périphérique de la ville comme Vikaspuri ou Chanakya Place ? La perte de temps et d’argent dans les transports, la survie au quotidien, l’absence de mentor maîtrisant à la perfection les arcanes du pouvoir… il est bien possible que tous ces aspects aient joué sur le moral des Birmans. L’utilisation que les Birmans font de la résidence du 3 Krishna Menon Marg va ainsi dans le sens de la thèse développée par Michel Lussault sur la « lutte des places » – il s’agit d’acteurs inédits qui envisagent l’espace investi bien différemment de ce pour quoi il a été conçu, à savoir, loger les membres du gouvernement indien, et qui transforment donc les modes d’occupation et d’utilisation de la résidence de George Fernandes qui, de logement de fonction, devient le quartier général de l’activisme birman en Inde.

34 C’est un type de lutte différent qui attend les Chin vivant à Vikaspuri et Chanakya Place et les Rohingya de Khajuri Khas et Okhla. Ces réfugiés-là partagent un grand nombre de similitudes avec les réfugiés évoqués par Michel Agier, ainsi qu’avec les réfugiés des villes du Proche-Orient dont parlent Kamel Doraï et Nicolas Puig. Ils vivent, et parfois survivent, dans des « espaces écart » situés « aux bords du monde », c’est-à- dire dans des quartiers périphériques ou enclavés où se joue une dynamique de discrimination à la fois spatiale et sociale. Si les Chin, grâce à un maillage associatif très serré, ne sont pas entièrement démunis, la situation semble plus difficile pour les Rohingya qui, s’ils partagent parfois une plus grande proximité linguistique, religieuse et culturelle avec les habitants des quartiers, sont loin de posséder les repères communautaires des Chin.

35 Ce qui réunit toutefois tous les Birmans qui vivent à Delhi, c’est l’aspect temporaire de la situation de réfugié. Si la ville est parfois perçue comme un lieu de pouvoir, il est intéressant de voir que le pouvoir est surtout utilisé par les Birmans pour quitter la

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ville : pour un retour en Birmanie par les étudiants et activistes (ce qui a effectivement été le cas à part de 2009) et pour une réinstallation dans un pays tiers par tous les autres (ce qui a aussi été très largement le cas jusqu’au milieu des années 2000). C’est aussi bien dire que Delhi, en tant que lieu de pouvoir, est instrumentalisée par les Birmans, mais, comme on l’a vu, de différente manière suivant l’endroit où ils se trouvent dans la ville.

BIBLIOGRAPHIE

AGIER, M. (2002) – Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion, 187 p.

BAUJARD, J. (2013) – « ‘Nous sommes des femmes dangereuses !’… en danger. Mobilisation des réfugiées birmanes à Delhi. », Moussons, n° 22, pp. 57-73.

DORAÏ, K. & PUIG, N. (dir.) (2012) – L’urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche- Orient, Paris, Téraèdre, 335 p.

HAKSAR, N. (2009) – Rogue Agent: How India’s Betrayed the Burmese Resistance, New Delhi, Penguin Books India, 242 p.

LUSSAULT, M. (2009) – De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 221 p.

MYINT, S. (2003) – Burma File. A Question of Democracy, New Delhi, India Research Press, 534 p.

RÉSUMÉS

Le terrain effectué à Delhi en novembre 2013 auprès des réfugiés birmans, principalement de l’ethnie Chin, a pour objectif de permettre de renouveler une série de questionnements portant sur la place des réfugiés en ville, dans une perspective comparatiste, et d’apporter une nouvelle réponse à la vieille question du rapport entre espace et pouvoir. Le panorama à la fois historique et contemporain des divers groupes de réfugiés birmans qui ont vécu ou vivent encore dans la capitale indienne se complète donc d’analyses sur la marginalisation à la fois spatiale et sociale dont sont victimes les Birmans à Delhi.

This paper is primarily based on fieldwork conducted in Delhi with Burmese refugees (mainly from Chin ethnic background) in November 2013. It aims at renewing the analysis on the space occupied by refugees in the city and at questioning anew the relationship between space and power. The historical and contemporary overview of Burmese refugees who have lived or still live in Delhi is therefore complemented with an analysis of the spatial and social marginalisation of which Burmese refugees are the victims.

INDEX

Mots-clés : Inde, Delhi, territoires du Nord-Est, Myanmar, réfugiés politiques Keywords : India, Delhi, Northeast territories, Myanmar, Political refugees

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AUTEUR

ANNE-SOPHIE BENTZ Maître de conférences en Histoire de l’Asie du Sud à l’Université Paris-Diderot, Laboratoire CESSMA, Université Paris Diderot, Case 7017, 75205 Paris Cedex 13 – Courriel : anne-sophie.bentz[at]univ-paris-diderot.fr

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Les recompositions du système halieutique indien Reorganizing the Indian fishery system

Brigitte Dumortier

1 La pêche mondiale a connu près d’un siècle durant une progression importante du fait de nouveaux modes de propulsion des bateaux à la fin du XIXe siècle (navigation à vapeur, puis à moteur) et du fait de nouvelles techniques de captures et de conservation au milieu du XXe siècle avant d’entrer à partir des années 1970 dans une phase de stagnation et de crises qui fait apparaître l’aquaculture comme une alternative. Parallèlement à l’évolution du volume global des prises, on assiste à une modification de la répartition géographique des pêches. Alors que les grands pays producteurs étaient des riverains de l’Atlantique Nord, auquel s’ajouta le Japon dans les années 1970, on assiste à partir des années 1990 à la montée des pays asiatiques, notamment l’Inde.

2 Bien qu’on y observe pour le secteur halieutique le même essor tardif mais spectaculaire que pour le transport maritime et les ports, l’Inde reste rarement abordée du point de vue de la pêche et de l’aquaculture. Encore peu perçu comme une puissance maritime, ce géant asiatique passé du développement à l’émergence et s’affirmant de plus en plus sur la scène mondiale, accorde pourtant une attention croissante à la mer comme enjeu de pouvoir, vecteur d’échanges et pourvoyeuse de ressources entre autres alimentaires. Présenter le secteur halieutique indien à travers l’évolution du volume des captures et des productions aquacoles ne suffit pas pour analyser une réalité complexe dans ses dynamiques actuelles. On abordera donc la question en gardant à l’esprit le concept de système halieutique tel que schématisé ci-dessous (figure 1) et entendu comme « une construction socio-économique et socio-spatiale résultant de la rencontre d’un potentiel de ressources biologiques exploitables (l’écosystème) et d’une stratégie de valorisation de ce potentiel (le socio-système) ».

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Figure 1 – Le système halieutique

3 Cette définition laisse de côté la pêche et l’aquaculture en eau douce. Or, dans des pays comme la Chine ou l’Inde prospère une très ancienne tradition d’élevage de poissons d’eau douce et les apports de la pêche continentale, qui contribuent à la sécurité alimentaire d’États de plus d’un milliard d’habitants, sont loin d’être négligeables. Nous considérerons donc, conformément aux usages internationaux, que le terme pêche désigne « la capture d’organismes aquatiques dans les eaux marines, côtières et continentales. ». De la même façon l’aquaculture, définie comme « l’élevage d’organismes aquatiques dans les zones côtières et intérieures » ne sera pas cantonnée à la mariculture et prendra en compte l’aquaculture dulcicole. Enfin, par organismes aquatiques on entend les poissons, crustacés, mollusques et autres animaux marins, ainsi que toute plante aquatique.

4 Une approche englobant un sous-système marin et un sous-système d’eau douce au sein du système halieutique permettra de rendre compte du cas indien, où la dimension artisanale, villageoise et communautaire est privilégiée dans les travaux de recherche, ce qui ne doit pas conduire à minimiser le rôle des villes comme pôles structurants d’une activité productive de plus en plus tournée vers la commercialisation et, pour certains produits, l’exportation, qui connaît des mutations techniques et dont l’évolution s’inscrit dans un cadre législatif, qui forme un volet méconnu de la politique alimentaire, et engendre des conflits d’usage et des conflits d’acteurs.

5 Après avoir montré que l’Inde s’est hissée en quelques décennies parmi les tout premiers producteurs mondiaux, on esquissera à grands traits une géographie halieutique envisageant les captures et l’aquaculture tant en position littorale que continentale. À cette approche au travers de la production, de son évolution et de sa répartition spatiale, succédera une analyse en termes de filières, avant de montrer qu’au-delà de leur dimension technico-économique les mutations de l’activité halieutique s’inscrivent dans des enjeux sociaux, environnementaux et politiques.

1. Un producteur halieutique de rang mondial

6 La longueur des littoraux de l’Inde s’élève à 7 510 km. Sa façade maritime occidentale, sur la mer d’Arabie, est longue de 2 920 km ; sa façade maritime orientale, baignée par le Golfe du Bengale, s’étire sur 2 500 km. Aux côtes bordant l’Inde péninsulaire

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s’ajoutent celles de des territoires insulaires au linéaire côtier cumulé de 2 090 km : à l’ouest, l’archipel des Laquedives (Lakshadweep) ; à l’est, ceux d’Andaman et de Nicobar. Cette configuration donne à l’Inde une vaste zone économique exclusive de 2,3 millions de km2, qu’elle souhaite étendre en revendiquant l’extension de ses eaux juridictionnelles de la zone des 200 milles nautiques à celle des 350 milles en invoquant les limites du plateau continental. Sa requête auprès de l’ONU s’explique par des raisons stratégiques et navales ainsi que des mobiles économiques, circulation maritime, exploitation des hydrocarbures, mais aussi contrôle des zones de pêche. À cela s’ajoutent 197 000 km de cours d’eau et canaux, des lacs naturels ou artificiels, des centaines de millions d’hectares d’étangs et de réservoirs saisonniers pour l’irrigation qui ont aussi une fonction piscicole lorsqu’ils sont en eau. La longueur de son littoral, la superficie de sa ZEE, l’abondance de ses eaux continentales sans oublier le fait qu’elle abrite plus de 10 % de la biodiversité mondiale pour ce qui est des animaux aquatiques, tout cela donne à l’Inde un potentiel halieutique remarquable.

Figure 2 – Aspects du potentiel halieutique indien

1.1. Un des premiers producteurs mondiaux

7 La production halieutique indienne atteint 9,6 millions de tonnes en 2014 selon la FAO. Il est possible que ce chiffre se situe en réalité autour de 11 millions de tonnes [Hornby & al. 2015] du fait d’une sous-estimation de l’autoconsommation et de l’ignorance du volume des pêches illégales. Les animaux représentent la quasi-totalité de cette production (tableau 1), celle de plantes aquatiques étant minime, différence majeure avec la Chine.

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Tableau 1 – Répartition de la production halieutique indienne en 2014

Espèces Volume (en tonnes)

Poissons 8 577 426

Crustacés 922 834

Mollusques 99 574

Animaux aquatiques divers 6

Plantes aquatiques 3 002

D’après FAO fisheries statistics

8 Assurant plus de 5 % de la production mondiale, l’Inde occupe le troisième rang mondial en matière de production halieutique, loin derrière la Chine (76,1 millions de tonnes en 2014) et après l’Indonésie (20,8 millions de tonnes en 2014). Au-delà de ces résultats, deux remarques s’imposent :

9 — La première réside dans le fait que l’Inde doit ce rang plus à l’aquaculture qui contribue au total à hauteur de 4,9 millions de tonnes qu’aux captures qui représentent un volume légèrement inférieur de 4, 7 millions de tonnes. Ces chiffres font de l’Inde le second producteur aquacole mondial derrière la Chine qui produit un volume environ dix fois supérieur, mais la situent seulement au cinquième rang mondial pour le volume pêché qui est environ le quart du volume chinois.

Figure 3 – Évolution de l’apport respectif de la production halieutique marine et continentale

10 — La seconde concerne l’importance de la pêche en eau douce (diverses espèces de carpes, poisson-chat…). La FAO estime à 1 million de tonnes le volume des captures et à

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plus de 4,3 millions de tonnes la production aquacole continentale. Selon les sources indiennes la production halieutique continentale s’élèverait à 6 millions de tonnes en 2014, l’emportant désormais sur celle des eaux saumâtres et marines (figure 3). En 1960, la part de la production continentale représentait un quart de la production halieutique totale, en 2000 la moitié et en 2014 les deux tiers. En excluant les crustacés et les mollusques pour ne considérer que les poissons, la part de la pêche et de l’aquaculture en eau douce est passée de 45 % dans les années 1980 à 85 % dans la décennie 2010.

1.2. L’essor rapide de la production

11 Depuis l’Indépendance en 1947, les prises de la pêche maritime, qui consistent très majoritairement en poissons pélagiques et en crevettes, ont plus que sextuplé et atteignent 3,4 millions de tonnes en 2014. Le XIIe Plan (2012-2017) prévoit de poursuivre cette progression qui s’est accélérée à partir des années 1990 (figure 4) et fixe un objectif de 4 millions de tonnes.

Figure 4 – L’essor des pêches maritimes en Inde (1950-2014)

Durant la même période, l’aquaculture indienne s’est considérablement développée passant d’une production estimée à 18 000 tonnes en 1950 à près de 5 millions de tonnes en 2014 pour une valeur de plus de 10 milliards de dollars.

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Figure 5 – L’essor de la production aquacole en Inde (1950-2014)

12 L’aquaculture indienne s’est diversifiée avec l’apparition de fermes aquacoles en eaux saumâtres à partir de 1970 et d’installations de mariculture à partir de 1995. Cette évolution va de pair avec une diversification des espèces : l’aquaculture indienne traditionnellement limitée à la carpiculture produit aussi depuis quelques décennies des crustacés (crevettes, écrevisses), les mollusques apparaissant plus récemment. L’évolution des techniques et des espèces éclaire une hausse encore plus spectaculaire de la production en valeur (tableau 2) au cours de ces trente dernières années.

Tableau 2 – Évolution de la production aquacole par milieu en volume et en valeur

Volume Valeur Volume Valeur

en tonnes en 000 $ en tonnes en 000 $

Eau douce 562 000 424 000 4 399 762 7 608 688

Eau saumâtre 10 000 55 000 467 059 3 131 376

Eau de mer 0 0 17 200 28 461

Total aquaculture 572 000 479 000 4 884 021 10 768 525

Réalisation de l’auteur d’après données de la base FIGIS de la FAO

13 L’importance et la croissance des captures et de l’aquaculture se concentrent dans certaines parties du vaste territoire fédéral.

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2. Une géographie halieutique différenciée

14 À l’échelle de l’Inde se pose la question d’une éventuelle dissymétrie entre les deux façades maritimes, tandis que l’importance de la production en eau douce pose celle de l’opposition entre les États littoraux et ceux de l’intérieur.

2.1. Des façades maritimes dissymétriques

15 Au-delà de l’inégale contribution des États et Territoires littoraux indiens à la pêche maritime, il est évident que celle-ci est beaucoup plus active en mer d’Arabie, qui assure 66 % des captures, que dans le golfe du Bengale. Les statistiques indiennes donnent la ventilation des captures de la pêche maritime et font apparaître l’importance de certains États, dont le Gujarat et le Kerala avec une production de plus de 500 000 tonnes chacun en 2014, suivis du Maharashtra et du Tamil Nadu (> 300 000 t), puis de l’Andhra Pradesh et du Karnataka (> 100 000 t). Si le classement par État (figure 6) doit être interprété en tenant compte du linéaire côtier des entités considérées, il n’en reste pas moins qu’un État littoral comme l’Odisha avec ses 480 km de côtes produit à peine plus que Goa dont le littoral n’est long que de 101 km. Si l’on considère l’évolution récente à partir des statistiques des gouvernements régionaux, on remarque qu’entre 2000 et 2014 les captures des États littoraux les plus productifs ont connu une progression modérée (de 620 000 à 695 000 t. pour le Gujarat ou de 402 000 à 445 300 t. pour le Maharashtra) ou ont stagné (de 566 000 à 558 000 t. après un pic à plus de 600 000 t. entre 2002 et 2005 pour le Kerala), ce qui peut laisser supposer un problème de surpêche ou une désaffection pour les métiers de la pêche.

Figure 6 – La production halieutique marine par États et Territoires

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16 L’aquaculture marine estompe l’opposition entre les deux façades. Le Kerala et dans une moindre mesure le Karnataka, ainsi que, à l’autre extrémité du pays, le Bengale occidental possèdent une très ancienne tradition de valorisation des milieux saumâtres. Au Kerala, dans des rizières littorales au sol salin, on cultive durant la mousson d’été une variété vernaculaire de riz tolérante au sel. Les rizières sont ensuite réaménagées en enclos à poissons et à crevettes grâce à un système de chenaux permettant de retenir les larves et alevins aux périodes de fortes marées, puis de récolter les animaux qui s’y développeront naturellement. Si les vasières littorales peuvent servir successivement pour la riziculture et l’aquaculture, les deux usages peuvent aussi coexister (figure 7). Des pratiques comparables se retrouvent au Bengale occidental, dans de petits étangs artificiels crées par endiguement de marais estuariens.

Figure 7 – La combinaison riziculture-aquaculture

17 À partir des années 1970, des fermes aquacoles expérimentales se développent, sous l’impulsion d’agences fédérales, en particulier dans l’Andhra Pradesh et l’Odisha, États de la côte orientale souffrant de graves déficits alimentaires. À la fin des années 1980, on assiste au démarrage d’une production commerciale de crevettes en progression constante pour atteindre 274 000 t en 2013. Cette évolution ne tient pas à l’augmentation des superficies dévolues à cette activité, mais à celle du rendement. Les principaux États producteurs sont les riverains du golfe du Bengale, qui assurent 90 % de la production de crevettes d’élevage, le Kerala faisant figure de seul producteur notable de la côte occidentale. De surcroît, alors qu’il n’existe aucune tradition conchylicole en Inde, la mytiliculture a fait son apparition au Kerala depuis une trentaine d’années, l’ostréiculture n’apparaissant que depuis la fin des années 1990.

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Figure 8 – L’aquaculture marine en Inde

18 Ainsi, des causes multiples expliquent la plus grande contribution de la façade occidentale aux captures d’espèces marines : meilleures conditions nautiques et upwelling qui procure une abondance de poissons pélagiques (cf. figure 1) ; facteurs culturels ; niveau de développement économique des États qui se répercute sur la capacité de modernisation technique ; action des pouvoirs publics et des acteurs professionnels. En revanche, la géomorphologie littorale, les savoir-faire traditionnels et la localisation des fermes expérimentales qui ont joué un rôle moteur expliquent l’inversion de cette dissymétrie en ce qui concerne l’aquaculture marine. Mais une géographie halieutique de l’Inde ne saurait se borner à l’Inde littorale.

2.2. L’apparent paradoxe de la géographie halieutique dulcicole

19 Malgré la hausse de la production de crevettes, l’apparition d’élevages de moules et d’huîtres et une politique de diversification de la mariculture en direction des crabes, huîtres perlières ou poissons de mer, principalement les mulets, mais aussi le poisson- lait (Chanos chanos) élevé avec succès depuis plusieurs siècles en Asie du Sud-est, l’aquaculture continentale conserve une place prépondérante tandis que la pêche en eau douce connaît un essor qui ne se dément pas.

20 Sur les trente-six États et Territoires de l’Union, dont seulement treize possèdent une ouverture sur la mer leur permettant de pratiquer la pêche maritime, vingt-huit ont en 2014 une production halieutique d’eau douce supérieure à 2 000 tonnes et quatorze d’entre eux supérieure à 100 000 tonnes, dont le Bengale occidental, qui dépasse un million de tonnes, les multiples bras du delta du Gange et du Brahmapoutre étant particulièrement poissonneux, tandis que les bras morts se prêtent à la pisciculture.

21 Si la production halieutique en eau douce paraît répondre prioritairement à une préoccupation de sécurité alimentaire et de développement local, la production maritime semble davantage s’insérer dans une filière halio-alimentaire et offrir l’opportunité d’exporter des produits rémunérateurs sur le marché mondial.

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3. Vers la structuration d’une filière halio-alimentaire ?

22 L’augmentation spectaculaire de la production indienne ne tient pas, à la différence de la Chine, au développement d’une pêche industrielle. En Inde, la politique halieutique a favorisé le maintien d’une pêche artisanale modernisée.

3.1. Une modernisation technique

23 On doit au navigateur William Dampier la première mention, en 1697, du catamaran et à James Hornell, Directeur des pêcheries de Madras de 1918 à 1923, des descriptions soulignant l’adaptation minutieuse des bateaux de pêche au type de côte et à la bathymétrie. Mais, la variété régionale et locale des embarcations vernaculaires tend à se réduire et on assiste à une standardisation croissante de la flottille.

24 Sur la côte orientale, si les catamarans restent courants, les pirogues monoxyles, c’est- à-dire évidées dans des troncs d’arbres, les pirogues à balancier simple, les masula-s, faits de planches assemblées par des fibres de coco, disparaissent progressivement (tableau 3). Sur la côte occidentale, la pêche se pratique traditionnellement sur des canots en bois, propulsés à la rame ou à la voile selon leur taille ; les filets sont jetés et remontés manuellement par l’équipage. Aujourd’hui, les canots sont majoritairement en fibre de verre, parfois en contre-plaqué, rarement en fibrociment, et largement équipés de moteurs hors-bord. Autrefois fabriqués localement dans les villages de pêcheurs, ils sortent maintenant de petits chantiers navals localisés dans les villes voisines.

25 Parallèlement à la motorisation de la flottille traditionnelle pratiquant la petite pêche, un nombre croissant de bateaux équipés de moteurs intérieurs et d’outils de manœuvre et de levage mécaniques s’adonnent à la pêche côtière. Des chantiers navals implantés dans les villes industrielles de la côte fabriquent ces bateaux à coque en acier. Le recensement des pêches maritimes de 2010 donne la répartition suivante : 26 % d’embarcations non motorisées ; 37,3 % d’embarcations équipées de moteurs hors- bord ; 36,7 % de bateaux mécanisés.

Tableau 3 – Composition de la flottille de pêche en Inde

Bateaux mécanisés 72 559

dont chalutiers 35 228

… fileyeurs 20 257

… caseyeurs 6 794

… senneurs 2 201

… ligneurs 1 158

… autres 6 921

Embarcations motorisées 71 313

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dont en fibre de verre 25 544

… en contreplaqué 5 088

… en planches 4 177

… divers 36 507

Embarcations non motorisées 50 618

Source: Central Marine Fisheries Research Institute

26 Un contraste entre les deux côtes fait écho à celui exposé plus haut en termes de production : 72,4 % des embarcations non motorisées sont recensées sur la côte orientale ; 57.6 % des bateaux mécanisés sont immatriculés sur la côte occidentale. La pêche maritime moderne se concentre dans quelques États : un tiers des chalutiers indiens sont au Gujarat. La restriction à l’importation de chalutiers neufs ou d’occasion, qui a prévalu jusqu’à la fin des années 1980 dans la logique d’un protectionnisme post- indépendance, a ralenti la croissance de la production, aucun chantier indien ne livrant de chalutiers supérieurs à quinze mètres de longueur totale. La levée de cette interdiction a permis l’apparition de chalutiers de 20 à 33 mètres partant au large pour des campagnes d’une dizaine de jours, achetés à l’étranger et éventuellement co- exploités avec des partenaires étrangers. La modernisation technique, impliquant des investissements et des intrants plus coûteux (carburant, équipement, pièces de rechange, etc.), n’a pas manqué d’avoir des effets structurels. Si globalement 86 % des pêcheurs sont propriétaires de leur outil de travail, ce pourcentage tombe à 30 % pour les chalutiers.

27 La modernisation technique de la pêche indienne ne concerne pas seulement la flottille. Les filets fixes dits en Inde « filets chinois » (comparables aux carrelets de la Gironde ou des côtes charentaises) sont en recul sauf au nord-est, mais la pêche à la senne de plage reste active. Les fibres naturelles (coton, chanvre, sisal) cèdent du terrain au nylon pour la fabrication des filets ; les fibres de coco sont remplacées par le thermocollage. Pour l’aquaculture, la récolte d’alevins en milieu naturel dans le cadre de pratiques aquacoles ancestrales (figure 7) destinées à la consommation locale reste en usage, mais le secteur commercial de l’aquaculture recourt à une production in vitro. La modernisation de l’activité halieutique à l’amont va de pair avec des mutations en aval.

3.2. Du marché local au marché mondial

28 La production est presqu’exclusivement destinée à l’alimentation humaine, la part de la pêche minotière ayant toujours été faible. La place des produits frais est traditionnellement importante (tableau 4) du fait de l’autoconsommation et de la vente directe des surplus sur le marché local au retour de la pêche. La construction d’entrepôts frigorifiques et d’unités de fabrication de glace, l’amélioration du réseau routier et du système de transport des produits de la mer ont contribué à élargir l’aire de distribution, mais de façon très inégale selon les régions, la chaîne du froid restant très lacunaire dans bien des parties de cet immense pays et l’acquisition de camionnettes frigorifiques coûteuse. Le poisson, encore souvent transporté dans des

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paniers ou des caissettes remplis de glace, par bateau sur les côtes ou sur des camions à plate-forme, ne peut pas partout être expédié très loin.

Tableau 4 – Destination de la production halieutique en %

Poisson frais Congélation Salage Broyage Conserves Autres

1981 68 5 18 7 0,2 1,8

1991 67 6,5 15 9,5 0,8 1,2

2011 74 12 4 4 0,5 5,5

Source : IndiaStat

29 Selon NSSO, seulement 28 % des ménages ruraux et 20 % des ménages urbains consomment du poisson. Mais, vu la masse démographique de l’Inde, cela représente environ 60 millions d’ichtyophages. Leur répartition géographique est très inégale. Sur les îles et les littoraux de tradition halieutique (Kerala, Bengale occidental, anciens comptoirs français ou portugais) plus de 80 % des ménages mangent du poisson et des crustacés, tandis que dans des États de l’intérieur comme le Pendjab, l’Haryana ou le Rajasthan, ils sont moins de 1 %. La distance à la mer et les faiblesses au stade de la commercialisation (conditionnement et transport inadaptés à un produit périssable, manque d’hygiène dans son traitement, abondance des intermédiaires, commerce de détail très fragmenté et largement informel) ne sont pas l’unique facteur explicatif : moins de 4 % des ménages du Gujarat, État littoral très productif (figure 6), consomment du poisson.

30 Le facteur religieux joue assurément : certains groupes religieux (jaïns) sont strictement végétariens, de même qu’une large fraction des hautes castes, particulièrement les brahmanes et les castes marchandes. Il ne faut cependant pas surestimer l’impact de l’hindouisme dans le sujet qui nous occupe. Le poisson, nourriture moins impure que la viande dans une perspective hindoue, ne se heurte guère à un interdit dans les basses castes, partout majoritaires numériquement. On constate même des entorses à l’orthodoxie alimentaire hindoue dans certaines régions productrices. Au Kerala, non seulement musulmans, chrétiens, membres des basses castes et dalits consomment beaucoup de produits de la mer, mais aussi les brahmanes. De même, un grand nombre de brahmanes bengali consomment « les fruits de la mer » assimilés aux végétaux et ceux du Cachemire les poissons de lac. Au Gujarat, les règles proscrivant la consommation des poissons et crustacés sont plus strictes. Cela s’accompagne d’un système halieutique spécifique orienté vers le négoce, l’interdit alimentaire n’empêchant pas de faire des affaires en valorisant les produits de la mer très peu consommés localement (cf. supra).

31 Si le salage, procédé traditionnel de conservation du poisson, recule, tandis que l’industrie de la conserverie reste marginale, l’essor de la congélation se confirme (tableau 4). La congélation, destinée davantage à l’exportation qu’au marché intérieur, concerne les crevettes plus que le poisson. De fait, les exportations de produits halieutiques ont connu une hausse qui s’accélère quand leur destination, - jusqu’alors surtout des pays en développement -, s’élargit au Japon, à l’Europe et à l’Amérique du

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Nord : 75 600 t. en 1980 ; 110 800 t. en 1990 ; 983 700 t. en 2014. Concentrée sur les produits à haute valeur ajoutée, en particulier les crustacés, les exportations, multipliées par treize en volume entre 1980 et 2014, ont centuplé en valeur entre ces deux dates.

32 Les exportations halieutiques, nécessitant des unités de traitement industrielles et des terminaux spécialisés, passent par un nombre limité de ports (figure 9). Ports des grandes métropoles pouvant être desservies par wagons frigorifiques, grands ports de pêche dotés des installations nécessaires (Mangalore, Kochi, Visakhapatnam) ou ports spécialisés dans ce trafic (Pipavav) drainent la production des pêcheurs et aquaculteurs de la région dans le cadre d’une filière techniquement et économiquement beaucoup plus structurée que dans le cas de la distribution à l’intérieur du pays. Si de grands ports exportateurs ont émergé, l’insuffisance des ports de pêche constitue un goulet d’étranglement au développement de la filière halieutique.

Figure 9 – Les ports exportateurs de produits halieutiques

3.3. La construction de ports de pêche

33 En Inde, la différenciation entre « port majeur » et « port mineur » ne tient pas à l’importance du port en termes de tonnage, mais à son mode de gouvernance. Un port majeur est un port public géré par le gouvernement central ; un port mineur, qui dépend du gouvernement de son État, peut-être public, privé ou faire l’objet d’un partenariat public-privé. On dénombre aujourd’hui en Inde six ports de pêche majeurs situés dans les plus grandes métropoles littorales du pays ou des grandes villes à l’exception de Paradip (figure 10). Ce dernier ne figure d’ailleurs pas parmi les premiers

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ports de pêche du pays par le volume débarqué, alors que Mangalore, port dit mineur occupe le premier rang.

Figure 10 – Les principaux ports de pêche

34 Les ports de pêche majeurs, construits dans les années 1980, peuvent accueillir jusqu’à plusieurs centaines des bateaux mécanisés et quelques dizaines de navires de pêche au large. Ils offrent des installations en amont (station de carburant, usine à glace, cale sèche) et en aval (criée, voie de chemin de fer, usine de congélation). Dans la décennie suivante, on a commencé à doter de ports de pêche, à la capacité d’accueil et au niveau d’équipement variables, des villes moyennes et des petites villes offrant de bons sites (estuaire, fond de baie). Ces aménagements relevant des gouvernements des États littoraux, qui ont leur propre ministère des Pêches, ont été partiellement financés par le gouvernement fédéral. Si les plus grands de ces ports mineurs doivent faire face à un problème de saturation et prévoir leur agrandissement, les plus petits sont souvent mal gérés et mal entretenus ; ils s’ensablent ou s’envasent rapidement faute de dragage ; ils sont loin de répondre aux normes sanitaires internationales. L’effort porte aujourd’hui sur l’amélioration du fonctionnement et de la maintenance de ces infrastructures récentes dont l’efficience varie d’un État à l’autre si l’on en juge par des débats parlementaires ou des articles de presse sur le sujet. En 2015, on dénombrait, outre les six ports majeurs, soixante-deux ports mineurs en service ou en voie d’achèvement. À ces ports s’ajoutent 1 511 petits centres de débarquement. Les bateaux traditionnels plats ou à très faible tirant d’eau sont remontés sur l’estran et débarquent le poisson sur les hauts de plage des villages et hameaux de pêcheurs. Dans de petits bourgs ou de gros villages offrant quelques services, on a construit des jetées systématiquement desservies par une route accessible aux camionnettes.

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Figure 11 – Répartition géographique des ports mineurs

35 Les mutations en cours depuis plusieurs décennies attestent de l’émergence d’un secteur moderne de la pêche maritime qui commence à s’insérer dans la mondialisation et se concentre dans des ports de construction récente. À l’opposé perdure un secteur traditionnel non motorisé qui alimente une consommation domestique et locale. Il se dissémine dans plus de 3 000 villages de pêcheurs dont les deux tiers dans trois États de la côte orientale (Odisha, Andhra Pradesh et Tamil Nadu).

4. Des tensions et des remises en cause

36 Les évolutions techniques et économiques de la pêche maritime sont génératrices de tensions sociales, mais aussi de tensions entre le gouvernement central et celui d’États littoraux aux intérêts divergents.

4.1. Des communautés de pêcheurs pauvres, marginalisées, menacées, mais combatives

37 La pêche maritime assure directement la subsistance d’environ 4 millions d’Indiens et procure des activités connexes (collecte des larves et alevins, fabrication et réparation des filets, nettoyage du poisson, vente) ainsi que des emplois induits et indirects. La moitié de la population des ménages de pêcheurs se rassemble dans trois États : Tamil Nadu, Kerala et Odisha. La différence dans le classement des États selon leur contribution aux captures (voir supra) et selon la population vivant directement de la pêche tient à la place de la pêche traditionnelle en Inde du sud. Il faut toutefois savoir que les statistiques officielles indiennes ne définissent pas les pêcheurs traditionnels, soit 91 % des pêcheurs, selon les techniques de pêche employées, mais selon une appartenance communautaire : « Those who are fishermen by birth and fishing is their ancestral occupation ».

38 Les communautés de pêcheurs sont majoritairement pauvres : selon les sources officielles, 22 % des Indiens vivent sous le seuil de pauvreté ; chez les familles de pêcheurs ce pourcentage atteint 60 %. Ce sont aussi des communautés situées en bas de la hiérarchie de l’hindouisme : 17 % de familles de pêcheurs appartiennent à des

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Scheduled Castes. Ce chiffre, qui se situe dans la moyenne nationale, cache de grandes variations régionales : dans l’Odisha et au Bengale Occidental plus de la moitié des pêcheurs appartiennent à des Scheduled Castes. Enfin, la place des chrétiens est beaucoup plus importante chez les pêcheurs que dans l’ensemble de la population : 15,2 % des ménages de pêcheurs sont chrétiens, alors que la part des chrétiens dans la population totale est de 2, 3 %.

39 Dans les villages de pêcheurs, les panchayat de castes ou de communautés sont encore très actifs comme instance d’arbitrage et de gestion de la ressource. De surcroît, le mouvement coopératif est bien implanté, puisqu’un tiers des actifs de la pêche maritime sont membres d’une coopérative. À partir des années 1980, les pêcheurs commencent à s’organiser en réseaux et luttent pour la protection de leur gagne-pain sur le terrain, dans les médias et devant les tribunaux avec le soutien d’ONG comme l’ICSF (International Collective in Support of Fishworkers). Le National Fishworkers’ Forum, syndicat créé en 1985, a organisé en 1989, dans la tradition gandhienne, une marche où un cortège de pêcheurs partis l’un de Mumbai, l’autre de Kolkata ont convergé au Cap Comorin. En 2008, cette organisation, après un tour de l’Inde des villages de pêcheurs où ses militants recueillaient les doléances, a rédigé un rapport très détaillé. Certaines des revendications des pêcheurs ont une dimension sociale : moratoire des dettes pour les petits pêcheurs, fourniture de carburant à un tarif préférentiel, mise en place d’un système de couverture sociale. D’autres concernent la protection de l’environnement littoral : on dénonce la destruction des mangroves lors des travaux d’infrastructures, l’exploitation non réglementée du sable marin ou la pollution. D’autres enfin ont une dimension plus géopolitique, comme l’arraisonnement fréquent de bateaux de pêche indiens par les garde-côtes pakistanais et l’emprisonnement des pêcheurs, ce qui occasionne en général une riposte indienne sous forme d’arraisonnement de bateaux de pêche pakistanais et d’emprisonnement des pêcheurs, l’affaire se soldant par un échange de prisonniers. De tels incidents sont aujourd’hui aussi à déplorer dans le détroit de Palk entre l’Inde et Sri Lanka. Les conflits d’usage et les déplacements de population découlant de la construction de ports, de l’implantation de ZEE, voire de projets de complexes touristiques se multiplient et le nombre de zones sensibles où l’écosystème, et par là même l’activité des pêcheurs, est menacé ne cesse de croître. La politique halieutique doit donc concilier logique économique et logique sociale, développement du secteur et préservation de la ressource.

4.2. Les enjeux du cadre législatif et des politiques de la pêche

40 L’encadrement juridique de la pêche en Inde remonte à l’Indian Fisheries Act de 1897 qui interdit la pêche aux explosifs, punit le rejet de produits nocifs et donne aux gouvernements des États littoraux toute latitude pour établir des règles, proscrire l’usage de certains engins, fixer la taille des prises autorisées ou définir les saisons de pêche. Depuis 1948, la gestion des pêches est du ressort des États et Territoires de l’Union dans les eaux territoriales (12 milles) et du gouvernement central pour la ZEE (200 milles). Chaque État littoral a sa propre législation en matière halieutique, mais la plupart ont mis en place un modus vivendi en réservant une zone de 5 à 9 milles à la pêche non mécanisée, les bateaux mécanisés pêchant au-delà de cette zone. En revanche, l’intensification de la pêche au large et les craintes qu’elle suscite d’une surpêche qui ne manquera pas de se répercuter près des côtes relève de la

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responsabilité du gouvernement central. Cela entraîne des tensions, dont la presse se fait largement l’écho, entre le Centre et les gouvernements d’États littoraux soutenus par la société civile.

41 Les plans successifs ont toujours fait une place à la pêche et à l’aquaculture, moins dans une préoccupation environnementale ou sociale que dans le souci d’assurer la sécurité alimentaire et de pallier les déficits en protéines de la population. De nombreux organismes ont pour mission de développer le secteur halieutique. Le Central Marine Fisheries Research Institute, créé en 1947, a son siège à Kochi, mais dispose d’antennes et de laboratoires sur l’ensemble des côtes. Internationalement reconnu en matière de biologie marine et de biotechnologies, il évalue les captures et le stock, élabore des plans de gestion des pêches pour chaque État et conduit des recherches pluridisciplinaires appliquées à la pêche et à l’aquaculture. Le Central institute of fisheries education, créé en 1961 avec le soutien de la FAO et du PNUD, est un établissement d’enseignement supérieur, de recherche et de formation. Le campus principal, à Mumbai, est complété par quatre centres implantés dans d’autres États. À l’échelle locale, le secteur de la pêche est encadré par un réseau dense de conseillers et 642 fermes-écoles contribuent à la diffusion de l’aquaculture.

Conclusion

42 L’évolution actuelle du système halieutique indien, outre le maintien de la pêche continentale et la diversification de l’aquaculture, laisse augurer le développement, à côté d’une pêche maritime traditionnelle, d’un secteur commercial moderne, mécanisé et plus concentré géographiquement, assurant une grande part des captures en volume et plus encore en valeur. Ce modèle, dont le Gujerat offre l’exemple le plus achevé, contraste avec une pêche artisanale aux techniques immémoriales, à la fois profession et mode de vie, qui permet à de nombreuses familles de subsister dans les États les plus pauvres. Cette dualité, invoquée tel un mantra dans de nombreux domaines à propos de l’Inde, est à nuancer, car entre ces deux modèles s’intercale, comme dans d’autres pans de l’économie et de la société, un secteur traditionnel modernisé, dont le Kerala est assez typique.

43 Les autorités indiennes doivent donc, pour la pêche comme pour d’autres activités, concilier une logique économique passant par la modernisation et la concentration avec une logique sociale exigeant de protéger des populations marginalisées qui peinent à assurer leur survie. En 2015, le Ministère de l’Agriculture a lancé une enquête auprès de différents acteurs du système halieutique. Cette consultation est un préalable à la définition d’une nouvelle politique nationale des pêches par un comité ad hoc, jugé technocratique par ses détracteurs La première ébauche de cette nouvelle politique, qui proclame un principe de durabilité et d’équité, mais se situe dans une optique libérale et productiviste, vise à désamorcer l’opposition des pêcheurs face à la construction ou l’extension de ports de commerce. Mais, elle suscite d’ores et déjà une levée de boucliers en ce qui concerne la pêche au large et l’ouverture de la ZEE aux bateaux étrangers.

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BIBLIOGRAPHIE

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SALAGRAMA V. (2006) – Trends in poverty and livelihoods in coastal fishing communities of Orissa State, India, FAO Fisheries Technical Paper N° 490, Rome, FAO, 111 p.

RÉSUMÉS

L’Inde s’est hissée en quelques décennies au rang de troisième puissance halieutique mondiale et présente une double particularité : elle doit cette place davantage à l’aquaculture qu’aux captures et sa production halieutique continentale l’emporte sur celle des eaux saumâtres et marines. La pêche et l’aquaculture, pratiquées depuis les temps anciens et longtemps limitées à l’autoconsommation et au marché local, comportent désormais, à côté d’un secteur traditionnel qui résiste, un secteur commercial orienté vers le marché régional et l’exportation du fait de la modernisation des techniques et de la flottille, et de la construction de ports de pêche.

In the last few decades, India has risen to the third rank in the world among fishing powers and presents a double peculiarity: it owes this success more to fish farming than to fishing and its halieutic continental production is higher than in brackish and marine waters. Fishing and fish farming, practiced since the ancient times and limited to self-consumption and local markets, also include nowadays, next to a traditional sector which resists, a commercial sector oriented towards wider markets, including exportation. This change is linked with the modernization of techniques, the motorization of boats and the construction of fishing ports.

INDEX

Mots-clés : Inde, système halieutique, pêche, aquaculture, port de pêche, modernisation Keywords : India, Halieutic system, Fisheries, Fish farming, Fishing harbor, Impact of modernization

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AUTEUR

BRIGITTE DUMORTIER Maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne, Membre du CESSMA, UMR 245 (Paris Diderot/IRD/INALCO) – Courriel : brigitte.dumortier[at]wanadoo.fr

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L’essor portuaire du Gujarat Port development in Gujarat

Jacques Charlier

Introduction

1 Dans une publication récente [Charlier 2015a], nous avons mis en évidence la spectaculaire croissance des trafics portuaires indiens durant les vingt dernières années, qui reflète l’ouverture de ce pays à la mondialisation depuis les réformes économiques opérées à partir du début des années 1990 [Chaudhuri 2015]. La présente contribution apportera un éclairage complémentaire à ce panorama d’ensemble en remontant de quatre années supplémentaires dans le temps et en se focalisant sur la principale « locomotive régionale » de cet essor, le Gujarat récemment présenté comme la « porte d’entrée vers India Inc. » [Damor & Balan 2015]. Il mettra aussi en évidence le rôle capital joué par les deux principaux acteurs de cette « révolution portuaire » régionale. L’un est institutionnel, le Conseil Maritime du Gujarat (Gujarat Maritime Board) qui a pris régionalement le dessus sur le pouvoir fédéral dans un contexte de gouvernance portuaire nationale désormais clairement biscalaire [Nekrouf 2014]. L’autre est économique, le groupe privé Adani, un conglomérat dont les quatre piliers sont cotés à Bombay sur le marché boursier national mais qui demeure basé à Ahmedabad, métropole économique du Gujarat. Au travers de sa composante portuaire, ce groupe fut un pionnier, mais il n’est bien évidemment pas le seul à avoir contribué au développement des ports de cet État ; il diffère cependant de la plupart des autres acteurs privés par le fait qu’il se développe maintenant aussi dans certains autres États indiens, où il exporte en quelque sorte le modèle qui lui a si bien réussi au Gujarat [Charlier & Mbatchou 2016].

1. Le rôle moteur du Gujarat au plan portuaire national

2 Les deux manuels incontournables de géographie maritime et portuaire que demeurent les ouvrages de Christian Verlaque [1975] et d’André Vigarié [1975] ne consacrent que

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quelques paragraphes à l’Inde (comme d’ailleurs à la Chine qui, sauf pour Hong Kong, était à l’époque tout autant à l’écart des flux maritimes mondiaux) ; ceci est d’autant plus logique que les trafics portuaires indiens étaient alors fort faibles, avec des totaux nationaux d’à peine 22 Mt (millions de tonnes) en 1950, 44 Mt en 1960, 66 Mt en 1970 et 91 Mt en 1980 [Acharya 2003], soit moins que le seul port de Marseille Fos à cette époque. Dans ces ouvrages, l’Inde portuaire se résumait pratiquement à trois établissements plurifonctionnels hérités de la période coloniale : Bombay, Madras et Calcutta, car les autres grands ports actuels n’étaient pas encore montés en puissance ou n’existaient tout simplement pas encore. L’État du Gujarat dont il sera plus particulièrement question ici était alors une sorte de désert portuaire, qui allait le rester pratiquement jusqu’aux années 1990, car les premiers efforts de modernisation et d’expansion des infrastructures portuaires indiennes ont d’abord surtout porté ailleurs.

3 Cependant, le pouvoir central y a identifié dès 1955 une lacune dans le dispositif portuaire fédéral et y a créé, pas bien loin de la nouvelle frontière avec le Pakistan, un port dit majeur à Kandla, tout au fond du Golfe de Kutch, au plus près de l’arrière-pays du Nord et du centre de l’Inde qui était traditionnellement desservi jusque là via Karachi. Contrôlés de manière centralisée depuis Delhi (avec notamment une tarification nationale pour leurs prestations via la Tariff Authority for Major Ports), ces ports majeurs sont actuellement au nombre de treize (dont un très secondaire pour les îles Adaman et Nicobar). Pour leur supervision générale, ils dépendent du Ministère des Transports Maritimes (Ministry of Shipping), mais leur gestion locale est confiée à des Port Trusts (dont le Kandla Port Trust), sauf dans un cas ; celui-ci concerne le nouveau port fédéral d’Ennore, près de Chennai, qui jouit de davantage d’autonomie de gestion, mais demeure contrôlé à 62 % par l’État central, contre 38 % pour le trust portuaire de Chennai dont c’est donc une sorte de satellite [Charlier 2015a]. Les autres ports du pays, au nombre de près de 200 mais dont une soixantaine seulement ont des activités commerciales effectives [Kumar 2015], sont dits mineurs, selon une dichotomie administrative de plus en plus trompeuse, mais qui au départ était pertinente. Leur supervision administrative ne ressort pas de l’État central mais est confiée aux différents États littoraux, selon l’Indian Port Act de 1908 [Nekrouf 2015]. Plusieurs d’entre eux se sont dotés, pour leur contrôle et leur promotion, d’un conseil maritime régional, ce que le Gujarat fut le premier à faire dès 1982 avec le Gujarat Maritime Board [Nekrouf 2014]. Au départ, celui-ci n’avait en charge que des ports très secondaires, mais les choses ont bien changé depuis lors puisque les deux premiers ports de l’État et même du pays, Sikka et Mundra, sont désormais deux de ces ports mineurs et que ces derniers n’existaient même pas il y a un quart de siècle !

4 Dans la suite, nos séries statistiques vont prendre pour point de départ l’année financière 1990-1991 (allant du 01-04-1990 au 31-03-1991) et seront présentées de quatre en quatre ans pour compacter l’information statistique disponible. Celle-ci est abondante pour les ports majeurs (et donc pour Kandla, le seul port de ce type au Gujarat), alors que pour les ports mineurs elle est lacunaire et se limite, dans les chiffres publics de l’Indian Ports Association, aux totaux pour les différents États littoraux ou insulaires. Ceux-ci n’y sont même pas additionnés à ce niveau aux trafics des ports majeurs, ce que fait par contre fort judicieusement le Ministère des Transports Maritimes dans ses synthèses annuelles [Kumar 2015]. Pour mesurer le poids des différents États et pour mettre en évidence le spectaculaire essor portuaire

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du Gujarat, nous avons donc commencé aussi par additionner, au tableau 1, les chiffres disponibles séparément pour les ports majeurs et mineurs. Il y apparaît que pour l’année financière 2014-2015 (la dernière disponible), le Gujarat venait – et de loin – au premier rang, avec quelque 429 Mt de trafic portuaire total, soit plus que les trois États suivants pris ensemble, le Maharashtra (153 Mt), l’Andhra Pradesh (141 Mt) et le Tamil Nadu (116 Mt), qui étaient les seuls à dépasser aussi le seuil des 100 millions de tonnes annuelles.

Tableau 1 – L’évolution du trafic portuaire des différents Etats indiens depuis 1990 (en Mt)

1990-91 1994-95 1998-99 2002-03 2006-09 2010-11 2014-15

Mer d’Oman 91 120 161 251 396 565 656 Gujarat 27 43 66 125 185 313 429 Maharashtra 33 40 48 62 109 134 153 Goa 15 19 20 29 48 65 15 Karnataka 9 9 14 22 38 35 37 Kerala 7 9 13 13 16 18 22

Golfe du Bengale 73 100 128 168 254 320 397 Tamil Nadu 30 38 46 56 83 100 116 Andhra Pradesh 21 31 39 51 75 111 141 Orisa 7 10 13 24 39 56 88 Bengale Occidental 15 21 29 36 55 47 46 0 0 1 1 2 6 6 Pondichéry & îles

Total Inde 164 220 289 419 650 885 1053

Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association et du Ministry of Shipping

5 Il n’en a pas toujours été ainsi puisqu’en 1990-1991, le Gujarat ne venait encore qu’au troisième rang national derrière le Maharashtra et le Tamil Nadu, mais il allait passer en première position dès 1994-1995 et creuser ensuite un fossé considérable avec les autres grands foyers portuaires régionaux. De 16,5 % du total national en 1990-1991 (27 Mt sur 164 Mt), le Gujarat est passé à 30 % en 2002-2003 (125 Mt sur 419 Mt) et à 40,5 % en 2014-2015 (429 Mt, par rapport à un total national qui, avec 1053 Mt, allait dépasser pour la première fois la barre du milliard de tonnes). La figure 1 présente cette évolution sur une base annuelle plus fine, qui permet de voir que l’évolution s’est véritablement accélérée dans la seconde moitié des vingt-quatre années considérées ici.

6 Nous avons montré ailleurs [Charlier & Mbatchou 2016] que, sauf de rares exceptions, les ports majeurs ne furent pas les locomotives de cette croissance, mais que celle-ci est due avant tout aux ports mineurs, en particulier ceux du Gujarat dont il va maintenant être plus particulièrement question. Auparavant, il faut toutefois observer que le différentiel de croissance fut supérieur pour la façade de la Mer d’Oman par rapport à celle du Golfe du Bengale (qui est une sorte de cul-de-sac maritime) et que la contribution de la première au trafic national a ainsi progressé de 55 % en 1990-1991 à 62,5 % en 2014-2015. Elle aurait été supérieure encore si les trafics portuaires de l’État de Goa ne s’étaient pas effondrés récemment suite aux restrictions environnementales

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apportées à l’exploitation des mines de fer de la région, qui se sont traduites par une baisse de trafic maritime d’une quarantaine de millions de tonnes par rapport au pic local atteint en 2010-2011.

Figure 1 – La spectaculaire croissance des trafics portuaires indiens depuis 1990 (en Mt)

Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association et de l’Indian Ministry of Transport

7 Globalement, sur les vingt-quatre années considérées ici, les trafics portuaires du Gujarat ont été multipliés par près de 16 fois, contre une moyenne nationale de seulement 6,5 fois. À l’exception du cas particulier non significatif de Pondichéry et des îles (Adaman, Nicobar et Laquedives), aucun autre État littoral indien n’a fait aussi bien. Le résultat est d’autant plus remarquable qu’il ne s’appuie sur aucune ville côtière d’importance (sauf Surat, dont la croissance démographique et économique est assez récente), les seuls développements industriels significatifs antérieurs se situant à l’intérieur des terres autour d’Ahmedabad [Cadène 1995]. Il y avait cependant là un germe en matière d’entrepreunariat et des capitaux qui ont trouvé, pour certains, à s’investir régionalement dans le cadre de la maritimisation de l’économie indienne qui s’est réalisée en parallèle à sa libéralisation. Mais rien n’aurait non plus été possible sans l’apport des investisseurs privés étrangers, pour lesquels le Gujarat vient en deuxième position nationale derrière le Maharashtra [Glad & Joseph 2015].

2. Les principaux ports du Gujarat

8 Le littoral du Gujarat est fortement indenté par deux importants golfes, celui de Kutch au sud de la frontière indo-pakistanaise et celui de Cambay au nord-ouest de la limite avec le Maharashtra. Le premier accueille les principaux développements portuaires du Gujarat, alors que le second ne s’est ouvert au commerce maritime que plus récemment ; cependant, c’est depuis plus longtemps le siège de la plus puissante zone mondiale de déconstruction navale, qui s’est concentrée sur les rivages de la Baie d’Alang. Au plan portuaire, le Golfe de Kutch pèse bien davantage que celui de Cambay et sa domination devrait persister, car les projets concernant un de ses deux ports principaux, Mundra, dépassent tout ce qui est prévu ailleurs dans l’État et même dans le pays tout entier.

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Tableau 2 – L’évolution du trafic des principaux ports du Gujarat depuis 1990 (en Mt)

1990-91 1994-95 1998-99 2002-03 2006-09 2010-11 2014-15

Kandla Port Trust 20 27 40 41 53 82 93

Kandla 8 9 12 19 27 37 44 Vadinar 12 18 28 22 26 45 49

Ports mineurs 7 17 26 84 132 231 336

Sikka 0 0 0 47 76 105 126 Mundra 0 0 1 5 20 52 111 Autres 7 17 25 32 36 74 99

Total Gujarat 27 44 66 125 185 313 429

Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association, du Gujarat Maritime Board et d’Adani Ports

9 Le tableau 2 présente l’évolution des trafics des principaux ports du Gujarat de quatre en quatre ans entre 1990-1991 et 2014-2015. Le trafic relevant du seul port majeur régional, contrôlé par le Kandla Port Trust (93 Mt au total), y est décomposé entre les deux pôles très différents qui le forment jusqu’ici, avec d’une part le port de Kandla proprement dit (44 Mt), axé principalement sur les marchandises solides, et son avant- port de Vadinar (49 Mt). Situé à une soixantaine de kilomètres en aval de Kandla sur la rive opposée du Golfe de Kutch, ce dernier est un avant-port pétrolier en eau plus profonde où le trafic s’exerce principalement via des bouées offshore. À partir de l’année financière 2015-2016, il sera aussi fait état de chiffres distincts pour un second port satellite dans l’orbite de Kandla, dans ce cas pour le trafic non pétrolier, mais avec une profondeur d’eau supérieure compatible avec les besoins modernes du transport maritime. Il a été commissionné en février 2015 à Tuna, à une douzaine de kilomètres en aval de Kandla, et peut apparaître comme une sorte de débordement de Mundra ; en effet, les opérations y ont été concédées à Adani Ports qui, comme nous allons le voir, possède et exploite le port mineur voisin de Mundra. La capacité annoncée pour le nouveau port satellite de Tuna (limité présentement à une jetée en T s’avançant de 1200 m dans le golfe) est de l’ordre de 20 Mt, mais il ne s’agira pas entièrement d’un tonnage supplémentaire pour le Gujarat, car une de ses fonctions sera de recevoir directement à quai des navires trop grands pour Kandla et qui sont actuellement déchargés en rade avec réexpédition finale par barges sur Kandla, dont le trafic baissera donc d’autant.

10 Nous avons aussi décomposé le trafic des 17 ports mineurs effectivement actifs au Gujarat [Glad & Joseph 2015] en y distinguant entre les deux principaux, Sikka et Mundra (126 Mt et 111 Mt, respectivement), et l’ensemble des autres (99 Mt au total, pour les principaux desquels il n’est malheureusement pas possible de remonter dans le temps). La première référence à Sikka peut être trouvée dans un rapport de consultant offrant un panorama détaillé du système portuaire indien au début des années ? ? ? ? ? [Acharya 2003], à un moment où Kandla venait de perdre son premier rang régional au profit de ce nouveau port pétrolier ; depuis lors, les chiffres du Gujarat Maritime Board

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montrent que son trafic a fortement augmenté au point de propulser ce port méconnu au premier rang national. Pour le port plurifonctionnel de Mundra, nous nous sommes basé sur les rapports annuels du groupe Adani auquel ce port a été cédé par le Gujarat Maritime Board dans le cadre d’une formule BOOT (Build, Own, Operate and Transfer). Dans une publication récente [Charlier 2015a], nous placions Mundra au premier rang national parce que l’estimation à laquelle nous avions procédé alors pour Sikka était trop conservatrice ; les chiffres ont été rectifiés ici, ce qui propulse désormais Sikka en tête du classement national comme de celui du Gujarat et rétrograde dans les deux cas Mundra en deuxième position.

11 Le tableau 3 montre que les hydrocarbures forment la principale catégorie de trafic maritime au Gujarat, avec quelque 210 Mt en 2014-2015, soit 49 % du total régional (contre un peu moins du tiers à l’échelle nationale). Ils sont principalement manutentionnés dans les ports riverains du Golfe de Kutch, souvent décrit aussi comme la « capitale pétrolière de l’Inde » [Glad & Joseph 2015]. Les ports pétroliers monofonctionnels de Sikka et de Vadinar (126 Mt et 49 Mt, respectivement, avec une majorité de pétrole brut à l’import, mais aussi des raffinés à l’export et en redistribution côtière) viennent ici largement en tête. Le premier est associé au gigantesque complexe de raffinage du groupe privé indien Reliance à Jamnagar dont la première tranche (33 Mt/an) remonte à 1999 et qui est le plus grand au monde depuis la mise en service d’une seconde en 2008 (27 Mt/an) ; le second dessert pour sa part depuis plus d’un quart de siècle un éventail plus large de raffineries, avec l’unité du groupe privé indien Essar à Vadinar (20 Mt/an) ainsi que trois unités de la compagnie publique Indian Oil Corporation à Koyali à l’intérieur du Gujarat (14 Mt/an), de Mathura en Uttar Pradesh (8 Mt/an) et de Panipat en Haryana (15 Mt/an). Le reste du trafic pétrolier du Gujarat se répartit entre Kandla (qui reçoit des raffinés réexpédiés de Vadinar et a par ailleurs un trafic significatif de produits chimiques liquides), Mundra (qui a ses propres installations de réception de brut pour desservir aussi la raffinerie de l’Indian Oil Corporation à Panipat) et divers autres ports mineurs de l’État, y compris aussi sur les rives du Golfe de Cambay.

Tableau 3 – La structure catégorielle comparée des trafics portuaires du Gujarat et de l’Inde dans son ensemble en 2014-15 (Mt)

Hydro- Minerai de Trafic Charbon Engrais Conteneurs Autres carbures fer total

Total Gujarat 210 91 7 12 47 62 429

Kandla Port 56 10 1 4 0 22 93 Trust 154 81 6 8 47 40 326 Ports mineurs

Total général 346 362 44 30 158 113 1053 Inde

Ports majeurs 189 203 17 16 119 37 581 Ports mineurs 157 159 27 14 39 76 472

Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ministry of Shipping

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12 Le tableau 3 montre que le deuxième trafic par ordre d’importance décroissante est celui du charbon, qui portait en 2014-2015 sur 91 Mt, soit dans ce cas 21 % du total régional (contre 34,5 % au niveau national). Ce trafic est particulièrement important à Mundra, deuxième port de l’État mais aussi du pays, en lien avec les activités du groupe Adani dont nous verrons plus loin qu’il s’agit d’un conglomérat infrastructurel au sein duquel la filière charbonnière est fort importante ; inauguré en 1988, le port de Mundra, qui a été concédé à au groupe Adani par le Gujarat Maritime Board, est au cœur de ce dispositif, mais Adani va aussi opérer, comme indiqué ci-dessus, un gros terminal vraquier à Tuna, le nouveau port satellite du port majeur voisin de Kandla.

13 La place fait défaut (et des informations précises aussi en ce qui concerne les ports mineurs) pour détailler les autres trafics, mais deux éléments significatifs méritent d’être signalés. D’une part, le minerai de fer a un relief très faible dans les trafics portuaires du Gujarat (7 Mt en 2014-2015), car il concerne principalement certains ports du Golfe du Bengale, mieux positionnés par rapport aux gisements miniers et aux complexes sidérurgiques indiens [Charlier & Mbatchou 2016]. D’autre part, les conteneurs y comptent aussi, globalement, pour moins que la moyenne nationale (11 % contre 15 %), mais pour un tonnage beaucoup plus appréciable que dans le cas du minerai de fer (47 Mt, auxquels correspondent près de 3,7 millions d’EVP ou unités équivalentes de vingt pieds, le standard mondial de mesure des manutentions conteneurisées, souvent préféré aux tonnages dont il a été question jusqu’ici).

14 Aux 2,7 millions de conteneurs manutentionnés à Mundra en 2014-2015 correspondait un tonnage brut (tare des boîtes comprise) de l’ordre de 35 Mt, soit 31,5 % du trafic total de ce port plurifonctionnel. Son promoteur affiche l’ambition d’en tripler le trafic total à l’horizon 2020 (ce qui placerait alors assurément Mundra au premier rang national) et d’en porter dans le même temps le trafic conteneurisé à 6,6 millions d’EVP. Pour l’instant, celui-ci passe par trois terminaux spécialisés, dont un est exploité en propre par Adani, un autre est concédé au manutentionnaire global Dubai Ports World (DPW, qui l’a repris de P&O Ports, concessionnaire initial) et un troisième est exploité conjointement par Adani et le grand armement italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC, via sa filiale TIL). En 2015, l’armement français CMA CGM a obtenu à son tour une concession pour développer un quatrième terminal à Mundra, ce qui sera également fait en partenariat avec Adani qui poursuivra ainsi sa diversification horizontale par rapport à la filière du charbon [Charlier & Mbatchou 2016].

15 Le doublement du trafic conteneurisé de ce port qui devrait résulter de la mise en service de cette nouvelle installation et de la poursuite de la montée en puissance des trois autres ne propulsera cependant pas Mundra au premier rang national pour ce type de trafic. Celui-ci est occupé de longue date par Nhava Sheva, un port majeur spécialisé dans les conteneurs inauguré en 1989 face à celui de Bombay et dont la gestion a été alors confiée au Jawaharlal Nehru Port Trust (JNPT), avec là aussi certains terminaux concédés à des investisseurs internationaux. En 2014-2015, ce port du Maharashtra, qui peut s’appuyer tout autant sur un énorme marché local que sur un vaste hinterland englobant, comme pour Mundra, le Nord et le centre de l’Inde, venait largement au premier rang national avec près de 4,5 millions d’EVP [Charlier 2015]. Son leadership national ne devrait pas être remis en cause par les renforcements de capacité évoqués ci-dessus pour Mundra, car un quatrième terminal va aussi être réalisé à Nhava Shava, dont le trafic devrait aussi doubler (à environ 10 millions d’EVP) si on

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tient également compte des renforcements de capacité qui auront lieu simultanément sur les installations existantes [Charlier & Mbatchou 2016].

16 Par contre, les développements prévus ailleurs en Inde ne devraient pas remettre en question le deuxième rang national de Mundra pour les conteneurs, même si le nouveau port à conteneurs que le groupe Adani va construire et exploiter dans le Sud du Kerala à Vizhinjam atteint son objectif de trafic ; celui-ci est de l’ordre de 5 millions d’EVP, mais la concurrence régionale sera forte, surtout avec Colombo qui est tout aussi bien placé comme plate-forme de transbordement et dispose d’une longueur d’avance [Charlier 2015b]. Ainsi qu’il apparaît au tableau 4, Chennai vient présentement en troisième position avec 1,5 million d’EVP, mais l’espace y fait défaut pour une croissance significative et l’avenir des trafics conteneurisés au Tamil Nadu se situe plutôt dans les ports voisins d’Ennore et de Kattupalli, l’un majeur et l’autre mineur ; le groupe Adani, encore lui, a récemment obtenu une concession pour réaliser un nouveau terminal à conteneurs dans le premier et a racheté le second, qui est déjà équipé pour ce trafic, à son développeur privé initial ; cependant, les développements qui y sont envisagés d’ici à 2020 sont d’une moindre ampleur qu’à Mundra, dont la deuxième position nationale pour les conteneurs ne devrait pas être compromise, même en agrégeant les chiffres futurs des installations quasiment contigües de Chennai, Ennore et Kattupalli [Charlier & Mbatchou 2016].

Tableau 4 – L’évolution du trafic des principaux ports à conteneurs indiens depuis 1990 (000 EVP)

1990-91 1994-95 1998-99 2002-03 2006-09 2010-11 2014-15

Nhava Sheva 55 244 669 1930 3298 4270 4466 Mundra 0 0 0 42 78 1230 2720 Chennai 109 200 284 425 866 1524 1552 Pipavav 0 0 0 0 250 620 785 Kolkata & Haldia 71 118 160 223 349 526 630 Tuticorin 20 57 100 213 377 468 560 Kochi 49 86 129 166 227 312 365 Autres ports 377 558 805 526 514 597 629 (dont Mumbai) (324) (487) (509) (213) (138) (72) (45)

Total Inde 681 1257 1932 3408 5849 9398 11605

Élaboration de l’auteur d’après des chiffres de l’Indian Ports Association, d’Adani Ports et de Gujarat Pipavav Port

17 Au niveau du Gujarat, Mundra n’a pas non plus grand-chose à craindre puisque Kandla, qui y était entré le premier dans la course, n’a pu conclure positivement les négociations engagées avec un investisseur étranger (P&O Ports). Celui-ci s’est par la suite tourné vers Mundra, de sorte que Kandla, dont le modeste trafic conteneurisé (jamais supérieur à 100.000 EVP) s’exerçait à un terminal multivalent, a été progressivement balayé de la scène conteneurisée indienne. Son trafic de ce type est désormais nul en raison de l’effet d’ombre de Mundra, similaire à celui, au Maharashtra voisin, de Nhava Shava sur Mumbai (lequel était au départ le principal port à

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conteneurs indien). Mais le plus grand port à conteneurs du Gujarat ne règne pas sans partage au sein de cet État, car un autre investisseur international, le groupe maritime danois Maersk, dont la flotte conteneurisée vient au premier rang mondial, a développé (via sa filiale de manutention APMT) un nouveau port mineur à Pipavav sur les rivages occidentaux du Golfe de Cambay ; après un démarrage pas très concluant en partenariat avec des investisseurs locaux, Maersk en a finalement pris le contrôle à 80 % sous le nom officiel de la société Gujarat Pipavav Port, cotée sur la NSE de Bombay comme le groupe Adani précité. En 2014-2015, le trafic s’y est élevé à près de 800.000 EVP et ici aussi son doublement est prévu à l’horizon de l’année 2020. Mais Pipavav n’est pas qu’un port à conteneurs, car ses promoteurs ont voulu en faire un outil plurifonctionnel au service de la région voisine ; en tenant compte des trafics non conteneurisés que le port accueille également, son trafic total pouvait être estimé à 14 Mt en 2014-15 [Charlier 2015a].

18 La figure 2, qui met bien en évidence que le fait que le trafic du Gujarat est surtout polarisé sur le Golfe de Kutch, montre que deux autres ports mineurs, eux aussi de création récente, contribuent, en sus de Pipavav, à une certaine déconcentration vers les rivages du Golfe de Cambay. Derrière leur mise en place, il a le groupe Adani, dans les deux cas en partenariat avec des gros industriels au travers de deux structures bicéphales. D’une part, à Dahej (24 Mt au total en 2014-2015), il y a le « véhicule spécial » (selon la dénomination indienne pour de telles coentreprises ponctuelles) Adani Petronet (Dahej) qui associe le groupe Adani, en charge de la partie non méthanière du port, et la société gazière indienne Petronet qui y a réalisé deux jetées méthanières. D’autre part, à Hazira (11 Mt), il y a la coentreprise Hariza LNG and Port qui réunit, selon le même principe, le groupe Adani et les exploitants (Shell et Total) d’un terminal méthanier concurrent de celui de Dahej.

Figure 2 – Le trafic des principaux ports du Gujarat en 2014-2015

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19 Localisé au débouché du Tapti, Hazira est l’un des deux ports mineurs englobés dans la zone métropolitaine de Surat (la deuxième du Gujarat après Ahmedabad) et est de construction récente (2000). Plus en amont sur ce fleuve, il y a aussi le port de Magdalla développé à partir de 1982 au titre d’une catégorie portuaire nationale aujourd’hui disparue, celle des ports intermédiaires ; il ne s’agit pas ici d’un port au sens formel du terme comme dans le cas d’Hazira, mais d’une collection de jetées privées établies par des industriels en bordure du fleuve en aval de la ville de Magdalla. Comme Sikka, Magdalla entre dans la catégorie des ports sous la supervision directe du Gujarat Maritime Board, contrairement à ceux qui ont été cédés globalement par celui-ci à l’un ou l’autre exploitant privé comme Mundra ou Pipavav, et Hazira y est une sorte de « port mineur dans le port mineur ». En 2014-2015, le trafic total du bipôle Hazira- Magdalla peut être estimé à 27 Mt, dont 11 Mt pour le « port dans le port » qu’est Hazira et 16 Mt pour les autres installations (pour partie aux jetées précitées, mais aussi pour moitié par transbordement sur des barges dans une zone d’ancrage au large, en raison de la trop faible profondeur sur le fleuve).

20 Deux gros projets portuaires méritent aussi d’être mentionnés à propos du Golfe de Cambay [Glad & Joseph 2015]. Tout d’abord, il y a celui, récemment confirmé, d’un troisième port méthanier, à Jafarabad (au sud-ouest de Pipavav), promu par la société gazière indienne Swan Energy, le transporteur maritime belge Exmar (qui apportera la technologie innovante des unités flottantes de regazéification) et la Gujarat State Petroleum Corporation ; cette dernière va par ailleurs construire un autre terminal méthanier à Mundra, en s’associant cette fois au groupe Adani, renforçant encore davantage le rôle du Gujarat en tant que plaque tournante des importations gazières indiennes. De retour dans le Golfe de Cambay, il y a ensuite, dans un genre très différent, le projet d’un service de ferries au travers dudit golfe, pour lequel le Gujarat Maritime Board a décidé de mettre en place des terminaux rouliers publics à Dahej et à Gogha (sur la rive opposée du golfe, à 23 km par la mer contre 360 km par la route) ; concédée à un opérateur privé encore à désigner, la ligne roulière qui les unirait pourrait constituer l’amorce d’un réseau plus complet qui comprendrait ensuite une route plus longue au travers du golfe, entre Hazira et Pipavav, voire des liaisons parallèles aux côtes vers le Golfe de Kutch d’une part et Mumbai de l’autre selon un principe similaire à celui des « autoroutes de la mer » parallèles aux côtes que l’Europe s’efforce aussi de promouvoir.

21 Mais c’est bien évidemment au travers de sa première position mondiale pour la déconstruction navale que le Golfe de Cambay est le plus connu, à cause des quelque 150 chantiers qui sont actifs depuis 1983 sur les plages d’échouage de la Baie d’Alang (choisies en raison d’une morphologie des fonds et d’un jeu des marées particulièrement favorables). Pour ce qui concerne le volet nautique de leurs activités, ces entreprises sont placées sous la supervision administrative du conseil maritime de l’État, lequel n’a cependant aucune prise sur les aspects sociaux et environnementaux de cette industrie fort controversée. Selon l’ONG française Robin des Bois, l’Inde (dont presque tous les chantiers de ce type sont concentrés dans ladite Baie d’Alang), a pris à son compte 36 % des 8000 navires déconstruits dans le monde entre 2006 et 2015, contre 26 % pour le Bangladesh, 16 % pour la Chine et 13 % pour le Pakistan. Les chantiers d’Alang ont notamment à leur actif la déconstruction, en 2010, du plus grand navire de commerce jamais construit, le pétrolier Seawise Giant (qui a porté plusieurs noms durant une carrière terminée comme unité de stockage flottante) et, en

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2007-2008, celle de l’ex-paquebot France (devenu le Norway dans sa seconde vie commerciale comme navire de croisière et arrivé finalement en Inde sous le nom de Blue Lady). Le porte-avions Clemenceau, devenu la coque Q-790, aurait également dû y être démantelé en 2006, mais son accès fut interdit par les autorités indiennes sous la pression d’organisations environnementales internationales ; son remorquage fut interrompu dans l’Océan Indien alors que le convoi avait déjà franchi le canal de Suez et le Q-790 fut ramené à Brest via le Cap de Bonne Espérance, pour être finalement démantelé en 2009-2010 dans un chantier britannique offrant de meilleures garanties environnementales.

3. Les deux grands acteurs de la « révolution portuaire » du Gujarat

22 Comme indiqué dans l’introduction, les spectaculaires développements portuaires observés sur le dernier quart de siècle au Gujarat n’auraient pas été possibles sans l’action de nombreux acteurs, les uns institutionnels et les autres privés, dont les intérêts ont convergé pour développer cette « nouvelle frontière portuaire » délaissée par le pouvoir fédéral. Parmi les premiers acteurs, nous mettrons tout particulièrement en évidence ici le conseil maritime dont cet État fut le premier à se doter en Inde, ainsi que le principal de ces groupes privés, dont les attaches sont régionales. D’autres acteurs sont aussi intervenus, tant dans la sphère publique qu’au niveau des investissements privés, mais les rôles complémentaires joués par le Gujarat Maritime Board d’une part et le groupe Adani d’autre part nous semblent véritablement fondamentaux et méritent donc d’être mis plus particulièrement en avant.

23 S’agissant des pouvoirs publics, le Gujarat n’a guère pu compter sur le pouvoir central pour le développement de son appareil portuaire, à l’exception de la création du port de Kandla dès 1955. Mais, en excluant son avant-port pétrolier de Vadinar, ce port se limite à une dizaine de postes pour marchandises sèches et à six jetées pour vracs liquides, en un lieu qui fut plus choisi pour sa situation (très à l’intérieur des terres et donc au plus près de l’arrière-pays qu’il s’agissait de desservir) que pour son site et les aptitudes nautiques de ce dernier. Celui-ci s’avère désormais fort contraignant et son accès est limité à des unités de taille très moyenne par rapport aux normes contemporaines ; aussi n’est-ce pas à Kandla (ni même à Vadinar, qui a atteint son potentiel maximal) que se situe l’avenir portuaire du Gujarat. Des sites en eau généralement plus profonde furent retenus par la suite par le Gujarat Maritime Board et les investisseurs privés auxquels il a confié le développement des nouveaux ports et des jetées industrielles qui ont fleuri sur les rivages de l’État ; il faut cependant noter que dans presque tous les cas, l’envasement permanent (liés aux apports considérables dans les deux golfes de sédiments venus de l’intérieur des terres) est un réel problème qui engendre des coûts de dragage non négligeables pour le simple maintien des profondeurs importantes souhaitées [Glad & Joseph 2015].

24 Basé fort logiquement dans la capitale de l’État Gandhinagar (ville intérieure proche d’Ahmedabad), le Gujarat Maritime Board ne peut être soupçonné de favoriser un port régional plutôt qu’un autre (pas plus que le pouvoir central ne l’est à l’échelle nationale, puisque les services supervisant les ports majeurs sont localisés au sein du Ministère des Transports Maritimes à Delhi). Les développements très supérieurs relevés ci-dessus sur les rivages du Golfe de Kutch par rapport à ceux du Golfe de

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Cambay ne sont donc pas de son fait, mais de celui des acteurs privés (portuaires et industriels) dont les stratégies propres ont convergé d’un côté plutôt que de l’autre. Par ailleurs, il convient de relever que rien n’aurait sans doute été possible sans l’action parallèle d’autres services de l’État du Gujarat, dont le Gujarat Infrastructure Development Board pour la mise en place des infrastructures de nature non portuaire (en complément à l’État central) et la Gujarat Industrial Development Corporation pour la mise à disposition d’une variété de sites à vocation économique dans les ports, près de ceux-ci et plus généralement dans l’État. En 2015, on en trouvait au total 186 au Gujarat, de taille très variable et aux vocations différentes [Glad & Joseph 2015] ; parmi celles-ci, il y a six zones économiques spéciales (Special Economic Zones, assimilables à des zones franches), dont il sera question plus loin à propos de la plus grande qui se situe à Mundra.

25 Différentes formules juridiques ont été retenues par le conseil maritime régional pour exploiter en propre, concéder des jetées à des clients industriels ou céder des sites portuaires entiers à des investisseurs privés qui peuvent eux-mêmes en avoir concédé ensuite une partie à d’autres, nationaux ou internationaux [Patel 2014]. Toutes convergent pour que le secteur privé s’investisse au maximum en laissant à l’État du Gujarat un rôle qui relève plus de l’impulsion et de la coordination que d’une implication financière directe, dont il n’aurait guère les moyens. D’autres États ont suivi avec retard l’exemple du Gujarat pour se substituer en quelque sorte au pouvoir fédéral ou en tout cas agir en parallèle avec celui-ci, ce qui s’est plutôt bien passé ici mais ne va pas toujours sans poser des problèmes ailleurs [Nekrouf 2015] ; le plus en pointe en la matière après le Gujarat est actuellement l’Andhra Pradesh, le seul autre État où le trafic des ports mineurs dépasse celui des ports majeurs, avec respectivement 83 Mt et 58 Mt [Charlier 2015a]. Partout ailleurs, les ports majeurs dominent encore, parfois de manière plus ou moins exclusive comme au Bengale Oriental, au Tamil Nadu, au Kerala, au Karnataka ou à Goa, mais aussi moins nettement comme au Maharashtra et l’Orisa qui se sont ouverts récemment aux investissements privés dans leurs ports mineurs après s’être dotés à leur tour de conseils maritimes clairement inspirés de celui du Gujarat [Nekrouf 2015].

26 Alors que Sikka est un port très basique (de simples jetées pétrolières) s’appuyant sur un seul gros client industriel (les deux raffineries jointives de Reliance à Jamnagar), Mundra est un port multivalent aux installations portuaires diversifiées, sur lesquelles s’appuie une zone économique spéciale (ZES) de très grande taille (6 500 ha actuellement et 15 000 ha à terme). On trouve actuellement à Mundra deux « ports dans le port », avec d’un côté le port Sud et de l’autre le port Ouest (auquel est notamment associée une très grosse centrale thermique du groupe Adani) ; ce dispositif va être complété par un port Est, selon un schéma d’ensemble mieux pensé que ce qui se fait en général dans les ports indiens et qui « offre de l’air » pour une forte croissance du trafic portuaire comme des activités logistiques et industrielles associées.

27 Tout y a commencé de manière très modeste, en 1988, via une jetée concédée par le Gujarat Maritime Board à la société Gujarat Adani Ports Ltd (GAPL) créée pour la circonstance par le groupe Adani ; ensuite, les choses se sont rapidement emballées, le développement, les opérations et la maintenance de ce qui n’était encore alors qu’un port en devenir lui étant concédés dès 2001. Parallèlement, pour prendre en charge le volet foncier du développement industrialo-portuaire, la société Mundra Special Economic Zone Ltd (MSEZL) est constituée en 2003 ; puis elle fusionne en 2006 avec la

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précédente sous le nom de Mundra Port and Special Economic Zone Ltd (MPSEZL), qui reflète la nature bicéphale assez unique des activités d’Adani à Mundra. L’échelle de celles-ci s’étant étendue au pays tout entier, la MPSEZL est finalement rebaptisée Adani Ports and Special Economic Zones Ltd (APSEZL) en 2012.

28 Trois types de diversification géographique des activités portuaires d’Adani peuvent être identifiés par rapport au noyau initial de Mundra : • le développement (en propre ou conjointement) de nouveaux ports mineurs, au Gujarat (avec les ports de Dahej et de Hazira) ou ailleurs (avec le projet de port à conteneurs de Vizhinjam au Kerala) ; • la reprise de contrôle de ports mineurs existants après en avoir racheté la concession à leur développeur initial (Kattupalli au Tamil Nadu et, surtout, Dhamra en Orisa, dont Adani veut faire « le Mundra de l’Est » parce qu’une grande ZES y est associée) ; • la mise en place de terminaux privés dans certains ports majeurs, en y obtenant des concessions pour une partie des installations (c’était déjà le cas à Mormugao à Goa ainsi qu’à Vishakhapatnam en Andhra Pradesh et cela vient de l’être récemment à Kandla-Tuna au Gujarat ainsi qu’à Ennore au Tamil Nadu).

29 Le port satellite de Kandla à Tuna est particulièrement intéressant en ce sens qu’il constitue un cas de transition entre les deuxième et troisième catégories, avec une sorte de nouveau port mineur réalisé à côté d’un port majeur existant, mais dans sa sphère administrative. Ceci traduit la perte de pertinence de la dichotomie historique entre ports majeurs et mineurs ; par ailleurs, si besoin en était, ceci montre que le groupe Adani ne se désintéresse pas, au plan portuaire, du Golfe de Kutch et continue à y investir, même s’il a entrepris une diversification géographique qui l’a d’abord mené dans celui de Cambay, puis en dehors du Gujarat et désormais aussi à l’étranger (sur l’île indonésienne de Bunyu ainsi qu’à Port Abbott en Australie, dans les deux cas en lien avec des gros projets d’extraction charbonnière du groupe Adani).

30 La configuration de ce conglomérat infrastructurel a évolué au fil du temps et s’articule actuellement autour de quatre entreprises distinctes cotées sur le NSE de Bombay, après une réorganisation actionnariale complexe intervenue en juin 2015 : • Adani Enterprises Ltd, principalement active dans l’importation charbonnière (avec 58 Mt en 2015 et un objectif de 200 Mt en 2020), où sont aussi logées diverses autres activités (dont une historique dans le commerce de l’huile de palme) ; • Adani Ports and Special Economic Zone Ltd dont il a été déjà été question ci-dessus, axée sur les activités portuaires (avec un total de 144 Mt manipulées en 2015 et là aussi un objectif de 200 Mt en 2020, lequel nous semble fort modeste) ; comme indiqué plus haut, APSEZL a depuis longtemps un deuxième pilier avec la valorisation de la vaste zone économique spéciale associée au port de Mundra (et maintenant aussi celle de Dhamra) ; et même si cela ne transparaît pas dans sa dénomination, elle en a même un troisième dans le domaine de la logistique (portuaire ou intérieure) et du transport ferroviaire (avec notamment deux lignes privées propres, de 64 km chacune, pour relier respectivement Mundra et Dhamra au réseau national, ainsi qu’une licence nationale de transporteur ferroviaire et une flotte propre de trains-blocs pour les conteneurs en double empilage) ; • Adani Power Ltd et Adani Transmission Ltd, en charge respectivement de la production d’énergie électrique (dans des centrales thermiques, mais aussi dans le domaine des énergies vertes) et de sa transmission.

31 Après l’opération de déconsolidation survenue à la mi-2015, le taux de contrôle des propriétaires familiaux du groupe Adani sur ces différentes entreprises varie assez

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fortement, mais ils en ont toujours dans tous les cas le contrôle majoritaire, avec 75 % des parts d’Adani Enterprises ainsi que d’Adani Transmission, contre seulement 56 % de celles APSEZL, 63 % de celles d’Adani Power et seulement 56 % de celles d’Adani Ports, dont l’ouverture au marché boursier est donc la plus poussée. Ceci est tout à la fois un avantage en termes de possibilités de levées de capitaux pour permettre son développement et un frein possible à celui-ci, en raison de la frilosité que la « tyrannie du marché » (boursier) pourrait exercer sur les dirigeants, alors que ceux-ci prennent généralement des paris sur le futur plus osés dans les sociétés non cotées ou à très fort ancrage familial.

Conclusion

32 L’histoire portuaire indienne est tout à la fois fort ancienne quand on considère que les germes du système actuel remontent à l’époque coloniale et très complexe quand le regard porte plus particulièrement sur le dernier quart de siècle. Durant celui-ci, le pouvoir fédéral a perdu progressivement le contrôle de la manœuvre, avec un glissement relatif des trafics des ports majeurs, qu’il contrôle, vers les ports mineurs, qui sont du ressort des États, ainsi qu’une participation croissante des acteurs privés, nationaux et internationaux (non seulement dans les ports mineurs mais aussi dans les ports majeurs). Le Gujarat illustre parfaitement cette tendance de fond, au point que le rôle du fédéral y est devenu secondaire (ce qui est maintenant aussi le cas en Andrah Pradesh, mais dans une moindre mesure). Sikka et Mundra, deux ports définis administrativement comme mineurs mais qui sont en fait les deux plus importants du pays, y sortent du lot ainsi que Kandla, un port majeur qui vient au troisième rang national et régional. Tout a en fait commencé dans la seconde moitié des années cinquante quand fut créé ce port fédéral, auquel furent adjoints rapidement un port satellite (Vadinar) puis très récemment un second (Tuna) qui constituent en quelque sorte des ports mineurs au sein d’un port majeur, amplifiant encore le phénomène de la décentralisation portuaire.

33 La « révolution portuaire » du Gujarat résulte de l’action convergente (mais pas nécessairement concertée) d’une série d’acteurs, dont les deux principaux furent selon nous, d’une part, le Gujarat Maritime Board, qui a été un facilitateur précoce, dynamique et efficace au niveau institutionnel, et d’autre part le groupe privé régional Adani, au travers de sa filiale portuaire. Volant désormais de ses propres ailes en bourse de Bombay, celle-ci est sortie du cadre spatial du Gujarat, où elle a fait ses premières armes, et est désormais présente dans plusieurs autres États. Elle présente aussi l’originalité de n’être pas que portuaire, puisqu’un volet de ses activités porte sur le développement des grandes zones économiques spéciales multiproduits associées à certains ports (dont Mundra et désormais aussi Dhamra à l’autre extrémité du pays) et puisqu’un autre concerne la logistique (portuaire mais aussi terrestre).

34 En l’espace du dernier quart de siècle, les trafics portuaires ont augmenté d’une manière spectaculaire en Inde en général et plus encore dans les ports riverains de la Mer d’Oman. Parmi ceux-ci, ceux du Gujarat affichent la croissance la plus forte, avec une polarisation sur le Golfe de Kutch, même si un pôle secondaire est en train de naître sur les rivages du Golfe de Cambay (qui accueillent par ailleurs le plus puissant pôle mondial de déconstruction navale). Rien n’est cependant définitivement acquis et la baisse de régime observée actuellement en Chine pourrait faire tache d’huile en Asie,

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y compris du Sud. Les chiffres provisoires disponibles pour les trois premiers trimestres de l’année financière 2015-2016 pour les ports majeurs du pays ainsi que pour les ports mineurs du Gujarat amènent en effet à la prudence dans les projections ; ils font état d’une stagnation globale qui pourrait marquer la fin d’un supercycle pour les ports indiens (ou en tout cas une pause dans celui-ci) et déboucher à court terme sur une sous-utilisation des importantes capacités additionnelles récemment mises en place dans plusieurs ports ou prévues dans d’autres, au Gujarat comme dans le reste du pays.

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PATEL, A (2014) – Port Sector Outline. Glimse of Gujarat, Gandhinagar, Gujarat Maritime Board, 32 p.

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VERLAQUE, C. (1975) – Géographie des transports maritimes, Paris, Doin, 437 p.

VIGARIÉ, A. (1979) – Ports de commerce et vie littorale, Paris, Hachette, 496 p.

RÉSUMÉS

Le Gujarat, qui était initialement un désert portuaire, est devenu en l’espace d’un quart de siècle l’État indien dont l’appareil portuaire est le plus puissant. Il abrite désormais les trois plus importants ports du pays pour le trafic total, Sikka, Mundra et Kandla, tous trois riverains du Golfe de Kutch qu’ils ont contribué à mettre sur la carte portuaire mondiale. Seul le troisième relève administrativement du pouvoir central, alors que les deux premiers, comme tous les autres de cet État, son placés sous le contrôle d’un conseil maritime régional, le Gujarat Maritime Board. Celui-ci fut particulièrement proactif pour assurer leur développement en s’appuyant sur de nombreux acteurs du secteur privé, tant nationaux qu’internationaux, dans le domaine des opérations portuaires comme pour les activités industrielles ou logistiques qui y sont associées. Le plus emblématique d’entre eux est le groupe indien Adani, qui est derrière le spectaculaire développement du port de Mundra et de la grande zone économique spéciale qui le jouxte. Ce modèle de développement a été exporté par Adani, d’abord au sein du Gujarat vers le Golfe de Cambay, puis vers d’autres ports (ou futurs ports) indiens.

As far as ports are concerned, the Indian State of Gujarat has been for long a kind of desertic area, but within the last 25 years, it became the first in the country with a series of big ports developed from scratch. These include the three largest currently in India, namely Sikka, Mundra and Kandla in the Gulf of Kutch.The third one is included in the national network of federal ports, whereas the first and second of these leading ports are administratively considered as regional ports within the sphere of the State of Gujarat through its maritime board. This has been instrumental in the dramatic growth of the Gujarat port system (and of the heavy industries associated with several of these ports), together with a series of players from the private sector. Among these, the regionally-based Adani group was the most dynamic, and is behind the impressive development of the port of Mundra and of its massive associated special development zone. This highly successful model has been exported by Adani, first within the State of Gujarat around the Gulf of Khambhat, then to other existing or planned Indian ports.

INDEX

Keywords : Port and industrial development, India, Gujarat, Gulf of Kutch, Gulf of Khambhat Mots-clés : développement industrialo-portuaire, Inde, Gujarat, Golfe de Kutch, Golfe de Cambay

AUTEUR

JACQUES CHARLIER Professeur émérite de géographie à l’Université de Louvain-la-Neuve. Département de géographie, Place Pasteur 3, B1348 Louvain-la-Neuve, Belgique – Courriel : jacquescharlier[at]yahoo.frfr

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Le port de Calcutta : entre contraintes et ambitions Kolkata’s port, between constraints and ambitions

Salima Nekrouf

Introduction

1 L’empire britannique s’est étendu en Asie du Sud dès le XVIIe, à travers de nombreux comptoirs. Les Anglais ont alors fait de Calcutta la capitale des Indes britanniques. La ville ne perdra ce statut qu’en 1911, au profit de Delhi. Le port de Calcutta a longtemps connu la prospérité, jusqu’à ce que survienne une grave crise économique dans la région, entraînant le port, déjà pénalisé par des problèmes d’ensablement, dans un fulgurant déclin. Les autorités vont tenter d’intervenir à l’aval comme à l’amont du fleuve Hooghly, sur les rives duquel a été édifié le port, avec le dessein de sauver ce dernier et de lui permettre de retrouver son statut prestigieux d’antan.

2 Globalement, les ports indiens sont très en retard par rapport à de nombreux ports de la région, notamment ceux du grand rival voisin chinois. Cet écart dans les infrastructures se manifeste au moment des réformes des années 1980, lorsque le gouvernement n’a pas donné la priorité au développement et à la modernisation de ce secteur. Cependant, avec l’ouverture au libéralisme de 1991, le visage de l’économie indienne se transforme progressivement. La privatisation est graduellement introduite dans de nombreux secteurs d’activités, notamment dans le secteur portuaire.

3 Les ports indiens conservent toutefois une gouvernance complexe, avec les Major Ports, gérés par l’État central, et les Minor Ports, sous l’autorité des États littoraux où ils sont situés [Charlier 2015]. Cela ne facilite pas l’application des nouvelles réformes de manière homogène dans tous les ports. Certains États, comme celui du Gujarat, sont plus enclins à promouvoir les partenariats publics-privés, alors que l’État du Bengale occidental, gouverné pendant plus de trois décennies par le Parti Communiste Indien, a longtemps fermé la porte à tout investissement privé.

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4 L’Agenda Maritime 2010-2020 propose des feuilles de route à l’intention des Major Ports Trusts et souligne l’importance de la présence du secteur privé, fournisseur du capital financier nécessaire à la conduite des projets portuaires. Cet Agenda révèle que les ports s’engagent alors dans une trajectoire de plus en plus commerciale, avec une amorce de la corporatisation dans les Major Ports. Les projets de développement pour le port Calcutta témoignent d’une inscription de celui-ci dans cette trajectoire.

5 De nombreux efforts sont réalisés en faveur de l’essor de la conteneurisation dans ce port, nécessaire pour stimuler les échanges et le flux des marchandises dans la région. Au début de l’année 2015, Narendra Modi, le Premier Ministre de l’Inde, a présenté un projet concernant les ports. Celui-ci, intitulé Blue Revolution témoigne de la volonté du gouvernement indien de faire une priorité du développement des ports du pays, afin de soutenir les échanges et la croissance économique. Le port de Calcutta serait alors intégré à cette « Révolution bleue » à travers le « projet de Sagarmala », qui permettrait à ce port de reconquérir et d’étendre son arrière-pays grâce à la mise en place d’une chaîne de transport multimodal cohérente, permettant de répondre aux attentes des ports modernes en termes de productivité et d’efficacité.

1. Calcutta : du port colonial à la crise industrialo- portuaire

6 Calcutta se situe dans le delta du Gange, à l’est de la plaine indo-gangétique, vaste plaine alluviale modelée par les grands fleuves descendus de l’Himalaya et leurs affluents. Les affluents principaux du Gange sont la Yamuna et le Brahmapoutre. Cette plaine, qui s’étend sur environ un million de km2, est le berceau d’une très ancienne civilisation et compte parmi les espaces dans lesquels les densités de population sont les plus élevées au monde. « C’est là que sont localisés le cœur démographique et le centre de gravité politique de l’Union indienne » [Heuzé 2010].

1.1. La construction du comptoir colonial

7 Dès le XVIIe siècle, les Britanniques déployèrent un certain nombre de comptoirs en Asie du Sud, qui sont devenus de grandes métropoles portuaires. Calcutta est dans ce cas [Tan 2007]. La ville fut fondée en 1690, lorsque l’Anglais Job Charnock accosta en ce lieu qui était à cette époque une vaste étendue de marécages parsemée de petits villages de pêcheurs. Il s’ensuivit l’édification du Fort William par la Compagnie des Indes orientales, assorti d’un port sur l’Hooghly, un des bras occidentaux du delta du Gange. Selon l’étude d’Emmanuel Eliot [2003] qui porte sur les grandes métropoles portuaires d’Asie du Sud, le fort « a été le point de départ à partir duquel l’urbanisation s’est diffusée ». En effet, de nombreux Européens avaient déjà jeté l’ancre le long du fleuve. À quelques dizaines de kilomètres au nord de Calcutta, ils avaient créé des comptoirs sur l’Hooghly, comme Chandernagor, Serampore, etc... Les Anglais décidèrent d’édifier leur comptoir sur la rive opposée, à l’est de l’Hooghly.

8 C’est après avoir minutieusement arpenté et étudié le cours de l’Hooghly que Job Charnock fit le choix de s’installer à Calcutta. Auparavant, il avait établi plusieurs autres comptoirs, dont Quasimbazar qu’il délaissa pour Calabria, au sud de Howrah, pour en définitive porter son choix sur le site de Sutanati, un peu plus au sud de Hijli. Á

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cette époque, le paramètre décisif, qui justifiait une telle décision, fut celui de la nécessité de construire un port accessible aussi bien par voie maritime que par voie terrestre. Sutanuti correspondait à ces exigences tout en se présentant comme un lieu sécurisé pour l’accueil des navires de l’époque. Ce site proposait des conditions de mouillage excellentes et permettait l’accostage quotidiennement de centaines de navires.

9 Ce port fait partie de « ces ports qui créèrent des villes » [Chaline & Malta 1994] et Calcutta est devenue une ville qui s’est aujourd’hui hissée au rang de mégapole dans un pays émergent d’Asie. Devenue la capitale du Bengale occidental après l’Indépendance de l’Inde, sa population s’élève aujourd’hui à environ 14 millions d’habitants. Les villes de Calcutta et de Howrah forment l’agglomération qui a absorbé une centaine de villes et villages sur une bande linéaire d’environ 60 km le long des deux rives de l’Hooghly.

10 L’analyse de l’organisation spatiale permet un décryptage de l’histoire de la ville. Le centre est composé d’un espace vacant, le jardin du Maidan, où a été édifié le Fort William [Durand-Dastès 1995]. Le sud et l’est du Maidan sont accaparés par les quartiers résidentiels aisés, ainsi que par le quartier administratif. Celui des affaires trouve sa place au nord du Maidan. Le centre est ceinturé de plusieurs quartiers très hétérogènes (grands ensembles, habitations précaires, bustees) [Cadène 2008]. Enfin, des quartiers industriels sont disséminés le long de la voie ferrée.

11 La ville de Howrah, quant à elle, est située sur la rive droite du fleuve, et son essor trouve son origine dans la présence de la gare. Elle rassemble plusieurs localités industrielles et de nombreux quartiers très pauvres. De nos jours, l’agglomération de Calcutta doit faire face à de graves problèmes : une saturation des transports, la pollution, une circulation chaotique, une surpopulation, des infrastructures insuffisantes et déficientes, etc

1.2. L’âge d’or du port de Calcutta

12 L’essor de Calcutta, en tant que ville portuaire, a débuté dès lors que le statut de capitale des Indes britanniques lui fut accordé, avec la création du siège de la Compagnie des Indes orientales en 1773. Ce changement historique mettait en lumière combien la ville de Calcutta était devenue « le pur produit d’un processus économique et politique imposé de l’extérieur de l’Inde » [Racine 1986]. Dans le domaine commercial, la Compagnie avait obtenu de nombreux succès, parmi lesquels l’amélioration de la circulation des marchandises dans le Bengale [Morineau 1994]. Cependant, après avoir construit un véritable État en Inde, qu’on désignait par le terme anglo-indien de « Raj » [Boivin 2001], la Compagnie des Indes orientales finit par perdre le monopole du commerce avec l’Inde qui lui avait été accordé par la couronne britannique et fut dissoute en 1874.

13 Les progrès considérables dans le secteur des communications, tels que les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les canaux, les télégraphes, etc., allaient bouleverser la géographie de l’Inde. Avec l’ouverture du Canal de Suez en 1869, le trajet entre l’Angleterre et l’Inde fut réduit de 6 400 km. Ce nouveau passage maritime transforma l’ensemble du modèle mis en place par la Compagnie, dans lequel Calcutta « jouissait d’une bonne situation stratégique, favorisant aussi bien le commerce avec l’Extrême- Orient et l’Australie que la maîtrise des échanges dans les bassins du Gange et du Brahmapoutre » [Racine 1986].

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14 Rapidement, l’attention du gouvernement colonial s’est portée sur ses ports, et ce dernier a montré un vif intérêt à investir dans les infrastructures de ce secteur. Malgré la vétusté des équipements du port de Calcutta, l’essor de son commerce était tel, qu’un remaniement de son administration fut engagé par la création d’un Trust, aussi bien pour le port que pour la ville de Calcutta, dans le but d’assurer la gestion de l’ensemble des travaux [Mukherjee 1968]. Le Trust avait pour fonction la représentation des intérêts commerciaux et halieutiques, ainsi que ceux des responsables municipaux et du gouvernement. Le gouvernement appuya la création d’un Trust distinct pour le port de Calcutta, et de ce fait, la constitution d’un organe permanent pour son administration. C’est ainsi que fut institué le 17 octobre 1870, le Calcutta Port Trust (aujourd’hui Kolkata Port Trust), le Port Trust pionnier en Inde.

15 Le développement du port de Calcutta s’est fait selon un processus de glissement des infrastructures portuaires modernes vers l’aval de l’Hooghly, qui s’inscrit dans le modèle Anyport de Bird [1963]. Ce phénomène a permis le déploiement du port et sa prospérité. Nilmani Mukherjee [1968], dans son ouvrage The Port of Calcutta, appréhende cinq étapes dans le développement du port correspondant à ce modèle. Au cours de la première phase, les navires sont au mouillage durant plusieurs mois pour le chargement et le déchargement des marchandises à l’aide de petites embarcations. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour limiter les pertes conséquentes des cargaisons dues aux vols au moment des opérations de manutention, et afin de permettre la manœuvre de marchandises plus volumineuses, de nouvelles jetées sont construites, à l’aval du fleuve, introduisant une seconde phase du développement portuaire. L’apparition des bateaux à vapeur, pour répondre aux besoins de l’augmentation du trafic, accompagnée par la création de Kidderpore Dock en 1880, consacrait la troisième étape. La quatrième phase fut entamée entre les deux guerres mondiales, au moment de la Grande dépression, avec la construction de King George’s Dock. La fin de la Seconde guerre mondiale et l’Indépendance en 1947 marquèrent un bouleversement pour le port et la ville. En effet, les autorités portuaires lancèrent un programme coûteux et de grande envergure, qui visait la reconstruction du port. En outre, elles s’efforcèrent d’apporter une réponse au problème chronique de navigabilité du fleuve. Cette cinquième étape fut marquée par une crise qui conduisit le gouvernement à lancer le Premier Plan quinquennal, en 1951, incluant des ouvrages majeurs pour le développement du port.

16 À partir des années 1960, les médiocres conditions d’accessibilité nautique aux infrastructures portuaires, dues à l’ensablement du fleuve, commençaient à mettre à mal le fonctionnement du port. Ce dernier n’était plus en mesure de faire face à l’accroissement du trafic ainsi qu’à l’accueil des navires de plus en plus imposants par leur taille, et requérant des tirants d’eau toujours plus considérables. Avec l’objectif de sauver Calcutta du déclin, le gouvernement indien a alors œuvré sur plusieurs niveaux.

1.3. Les années de déchéance et les causes de la dégradation du port

17 Le comptoir colonial se trouvait sur un site jugé excellent pour l’époque. Toutefois, après le succès qui le conduit à devenir le premier port de la plus grande puissance coloniale de l’époque, Calcutta devait affronter une très grave crise. Son trafic a subitement chuté de 11 Mt en 1964-1965 à 7,6 Mt en 1977-1978.

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18 Évidemment, le retrait des administrations coloniales et de la bourgeoisie britannique de négociants et d’entrepreneurs après l’Indépendance est un facteur important de cette période de crise [Cadène 2008]. En outre, du fait de la partition, la ville doit gérer une grave crise humanitaire avec l’arrivée d’une vague massive de réfugiés, événement inhérent à la partition. Suite à la partition de 1947, qui le prive d’une partie de son arrière-pays, la ville se situe du « mauvais côté » du fleuve [Landy 2002], isolée des terres fertiles sur lesquelles se faisait la production du jute et qui avaient contribué à faire la prospérité du port. Par la suite, la crise des industries lourdes des années 1960 aggrave la situation en entraînant l’arrière-pays national dans une sévère dépression. De plus, une stagnation économique, de violentes contestations sociales et une instabilité politique vont jalonner cette période. C’est ainsi que Calcutta devient « la capitale-problème d’une région-problème » [Racine 1986].

19 Calcutta devient alors une métropole hypertrophiée confrontée à de nombreuses difficultés sociales, ainsi qu’à l’insalubrité avec, entre autres, la proximité des marécages et des eaux stagnantes. De plus, le gouvernement communiste qui dirige l’État du Bengale occidental subit l’influence de milieux économiques dont les intérêts ne vont pas dans le sens du développement de la ville et de son port. Ce gouvernement est par ailleurs convaincu d’être victime d’une injustice de la part de New Delhi en raison de son statut de parti d’opposition, qui expliquerait un déficit d’investissements fédéraux dans son État. Mais le déclin est aussi imputé à l’émergence de nouveaux pôles industriels, en premier lieu Bombay.

20 Pour tenter de remédier au problème du faible débit de l’Hooghly, le gouvernement s’est lancé dans l’édification d’un barrage sur le Gange à Farakka (cf. carte, Figure 1), qui se trouve à l’amont du port et à 20 km du Pakistan oriental, aujourd’hui devenu le Bangladesh.

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Figure 1 – Les principales infrastructures de transport du Bengale occidental

Sources: National Highways Authority of India www.nhai.org; Inland Waterways Authority of India http://iwai.nic.in; Indian Railways http://www.indianrail.gov.in

21 Les travaux ont débuté en 1960 pour s’achever en 1975, sans qu’il n’y ait eu de concertation avec le Pakistan oriental [Begum 1987]. Le gouvernement indien avait pour objectif, grâce à cet ouvrage, d’alimenter le débit de l’Hooghly en détournant le cours du Gange à cet endroit, de manière à augmenter le tirant d’eau nécessaire au fonctionnement du port de Calcutta, tout en permettant au Pakistan oriental de bénéficier d’un minimum de 80 % des eaux du Gange au cours de la saison sèche. Les attentes furent satisfaites, néanmoins le débit de l’Hooghly continuait de diminuer. Sous la contrainte, le gouvernement indien a été conduit à minimiser la quantité d’eau vers l’Hooghly, sans qu’une telle décision soit satisfaisante pour les deux pays.

22 Une mesure supplémentaire a été prise, par le gouvernement indien à la fin des années 1970, avec la construction d’un avant-port à Haldia (Haldia Dock Complex). Ce site, où le tirant d’eau est plus important, est localisé en aval du fleuve Hooghly, à environ 120 km au sud de Calcutta. De plus, c’est en ce lieu-même que la première raffinerie du pays fut implantée en 1968. Le port de Haldia, qui fut mis en service en 1977, était aussi le premier du pays doté d’un terminal à conteneurs. La construction d’un dock en eau profonde a enfin facilité la réception d’un certain nombre de marchandises comme le charbon, les engrais, le ciment et les minerais.

23 À l’heure actuelle, l’ensablement du fleuve demeure un obstacle majeur au bon fonctionnement du port, car le dragage génère des coûts très élevés. C’est pourquoi, pour tenter de sortir de cette difficulté, l’autorité portuaire, Kolkata Port Trust, a lancé en 2002 un plan d’édification concernant un troisième port en eau plus profonde à Sagar Island, située à 47 km au sud de Haldia, à l’embouchure du Gange.

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2. L’articulation du port de Calcutta à la mondialisation

2.1. La construction d’un port bicéphale

24 Au moment de l’Indépendance, le gouvernement a mis la priorité sur le développement du secteur agricole et des unités de production industrielle, au détriment des infrastructures qui se sont fatalement détériorées. Il fallut attendre la crise économique de 1979 pour que le gouvernement prenne la mesure de la fonction fondamentale des infrastructures dans l’économie indienne. Ce fut un tournant dans l’histoire économique du pays car plusieurs réformes ont été engagées qui permirent l’introduction de l’investissement privé dans l’économie indienne.

25 Sous la pression de la libéralisation de l’économie, le gouvernement indien a convenu de l’urgence d’une rapide modernisation de son secteur portuaire et d’un développement accru de nouvelles infrastructures qui permettraient à ce dernier de se hisser à la hauteur des exigences actuelles du transport maritime international tout en répondant aux besoins liés à la généralisation de la conteneurisation dans les ports du monde.

26 Contrairement à l’État du Gujarat, qui a largement promu les partenariats public-privé, dans un contexte de libéralisation et d’ouverture économique, en faveur de l’essor des Minor Ports qui sont sous la juridiction des État maritimes dans lesquels ils se trouvent, l’État du Bengale occidental a fait le choix d’une stratégie singulière. Le gouvernement communiste qui dirige l’État bengali entre 1977 et 2011 est en effet peu favorable à la promotion des investissements privés dans son secteur portuaire. D’ailleurs, le port de Kupli, unique Minor Port mis en se service sur les côtes de cet État, n’est toujours pas fonctionnel. Les négociations pour la modernisation de ce port, entamées en 2006 entre le gouvernement de l’État bengali et l’opérateur émirati DP World, se poursuivent toujours. Or, l’absence d’un Conseil maritime fait défaut à la bonne tenue de ces négociations alors que les termes du contrat peinent à être précisés. En outre, le gouvernement central projette de créer un Major Port supplémentaire sur l’île de Sagar Island qui, d’un point de vue nautique, offre plusieurs avantages, dont celui d’un important tirant d’eau (10 mètres à 12 mètres après dragage). Ce projet rencontre toutefois l’opposition de l’autorité portuaire de Calcutta, le Kolkata Port Trust, qui lui est fermement défavorable, car elle envisage d’agrandir le port de la mégapole sur ce même site de Sagar Island et appréhende l’arrivée d’un éventuel port rival avec la création d’un nouveau Major Port.

27 En plus du projet de Sagar Island, Kolkata Port Trust envisage d’optimiser l’accessibilité nautique des navires jusqu’au port par l’aménagement du chenal de l’Eden. Ce projet serait réalisé à travers le déploiement d’infrastructures portuaires supplémentaires dans le village de Salukkhali (sur la rive droite du fleuve, à proximité de Haldia), où le tirant d’eau moyen est de neuf mètres. Baptisé, Haldia Dock-II, ce nouveau projet comprend la construction de quatre ou cinq jetées destinées à la manutention des produits en vrac et connectées à Haldia Dock Complex par voie terrestre, chemin de fer et transport fluvial. Enfin, un projet complémentaire est également à l’étude pour la création d’un terminal à conteneurs à Diamond Harbour, à une cinquantaine de kilomètres de Calcutta, à proximité de la zone économique spéciale de Falta (cf. Carte).

28 Le Major Port de Calcutta a la particularité d’être l’unique port d’estuaire composé d’un double complexe portuaire : Kolkata Dock System, qui est le port historique, et Haldia

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Dock Complex, situé à l’aval du fleuve, à plus de 100 km de la mégapole. Kolkata Dock System, dont le tirant d’eau est de seulement six mètres, se compose de Kidderpore Dock (KPD) avec dix-huit postes à quais, six bouées d’amarrage et trois cales sèches, de Netaji Subhas Dock (NSD), avec dix postes à quais, deux bouées d’amarrage et deux cales sèches, de Budge Budge, avec six quais pétroliers. Enfin, plusieurs mouillages sont répartis entre Diamond Harbour, Sagar Road et Sandheads. Haldia Dock Complex, doté d’un tirant d’eau d’environ neuf mètres, comporte quinze postes à quais et trois appontements pétroliers.

29 En 2013, avec un trafic d’environ 39 Mt, le port occupe le rang de 93ème port mondial. Son trafic est ensuite passé à 41 Mt en 2014 et à 46 Mt en 2015, composé essentiellement de conteneurs (22 %), de charbon (16 %), de produits carburants et lubrifiants (13 %) et de marchandises diverses (42 %) (cf. Fig. 2).

30 Aujourd’hui, le port de Calcutta n’est toujours pas en mesure de réceptionner les navires les plus modernes qui requièrent un tirant d’eau important, car en dépit des investissements considérables dans le dragage, le problème de l’ensablement du fleuve Hooghly continue d’être préjudiciable à son fonctionnement. C’est la raison pour laquelle, Kolkata Port Trust a soumis au gouvernement central le projet du nouveau port satellite à Sagar Island qui pourrait accueillir 64 Mt et qui serait développé sous sa responsabilité, mais selon le modèle d’un partenariat public-privé.

2.2. Une orientation de plus en plus commerciale : l’Agenda Maritime 2010-2020

31 La segmentation étant « assurément un mot-clé expliquant l’Inde » [Landy 2007], l’éclatement du port de Calcutta en deux entités spatialement distinctes a conduit à une division de sa gouvernance portuaire. Kolkata Dock System et Haldia Dock Complex disposent d’un tronc commun, le Port Trust, cependant la segmentation spatiale du port de Calcutta est assortie d’une segmentation au niveau horizontal de la structure portuaire.

32 Avec une autorité portuaire commune, les deux ports sont soumis à la même gouvernance. Néanmoins, les acteurs publics et privés diffèrent d’une entité à l’autre, avec une ouverture inégale à la privatisation. Les réformes d’envergure annoncées par le gouvernement central dans l’Agenda maritime 2010-2020 sont fondées sur une synthèse des Business Plans élaborés par chaque Port Trust indien et destinés à la Commission au plan. Chaque plan définit une vision à long terme des objectifs à atteindre pour le Port Trust ainsi que les stratégies identifiées qui pourraient être engagées afin de satisfaire les ambitions portuaires.

33 Chaque autorité portuaire y recommande un plan d’action détaillé qui vise à l’élaboration de la stratégie vers laquelle elle envisage de s’orienter et indique les sources potentielles de financements des investissements proposés. L’État central a recours aux Business Plans en tant que bases légitimes à l’institutionnalisation d’un processus annuel de planification destinée à l’étude, à l’actualisation et à la modification des projets portuaires envisagés sur une période décennale. La mise en œuvre d’un Business Plan dépend du succès de son financement grâce à la participation du secteur privé, combinée aux ressources financières internes du Port Trust. Pour cela, les consultants internationaux sont invités à soumettre leurs propositions de planification des activités portuaires.

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34 Dans le cas du port de Calcutta, la gouvernance se complexifie avec la présence des deux entités portuaires dont la nature du trafic et les besoins en investissements diffèrent. En tant que Major Port, le port est sous la tutelle du gouvernement central à travers le Ministère du transport maritime qui siège à Delhi, à plus de 1 000 km de Calcutta. Cette centralisation de l’organe administratif et décisionnel peut s’avérer une entrave au développement du Major Port, car l’éclatement spatial peut rendre difficilement intelligible le caractère stratégique d’une double planification.

35 Conformément à la logique d’ouverture à la libéralisation économique, le gouvernement indien a commencé la privatisation de son secteur portuaire avec le Major Port de Jawaharlal Nehru, où Nhava Sheva International Container Terminal (NSICT), premier terminal à conteneurs indien de gestion privée (P&O Ports, Australia) est mis service en 1999. Le succès de NSICT est tel qu’il a conforté le gouvernement indien dans son choix de promouvoir la privatisation dans les ports du pays, notamment dans les terminaux à conteneurs. Le port de Calcutta illustre précisément ce choix. ABG Kolkata Container Terminal Pvt. Ltd. est une joint-venture entre ABG Infralogistics Limited (société indienne spécialisée dans les terminaux et les services portuaires) et PSA International (l’opérateur portuaire global basé à Singapour). En revanche, si les investissements directs étrangers sont autorisés à hauteur de 100 %, il n’en demeure pas moins que, pour le port de Calcutta, les autorités semblent favoriser les intérêts des partenaires indiens. ABG Infralogistics Limited détient 51 % des parts de l’unique terminal à conteneurs de KDS, dont les opérations ont débuté en 2004, et PSA International a fait l’acquisition, en 2008, des 49 % restantes. La société singapourienne détient également 11,8 % des parts d’ABG Infralogistics Limited.

36 Des chercheurs [Panagariya 2008] et de nombreux rapports d’experts [ex. I-maritime 2003] promeuvent la disparition des Port Trusts pour la corporatisation des Major Ports. Ces mêmes experts désapprouvent le défaut d’une approche commerciale des Port Trusts [Sundar 1998] qui expliquerait le retard du secteur portuaire indien par rapport au standard mondial. Une fois corporatisés, les Major Ports seront libres de définir eux- mêmes leurs tarifs, au même titre que les Minor Ports. Le Major Port d’Ennore (Ennore Port Ltd.) qui est un exemple de succès dans le secteur portuaire, illustre les atouts de la corporatisation. Celle-ci implique le transfert de la fonction et des activités du secteur public vers une société entièrement détenue par le gouvernement, alors que la privatisation se définit comme le transfert des fonctions et des activités du secteur public vers le secteur privé. L’objectif majeur de la corporatisation des ports est de permettre au gouvernement de conserver la propriété d’un port ayant acquis le statut d’entreprise publique, tout en œuvrant plus efficacement dans le secteur portuaire, conformément à certains principes qui ont contribué au succès du secteur privé. Le projet d’étendre le modèle de la corporatisation d’Ennore Port Ltd. à l’ensemble des Major Ports du pays avait déjà été envisagé dans le National Maritime Development Programme (2005-2010), avant d’être repris dans l’Agenda Maritime 2010-2020. Le changement présenté dans cet agenda, du statut des Major Ports en ports corporatisés, vise avant tout à offrir à ces ports une indépendance financière, ainsi qu’une autonomie de gestion. En effet, les fonds générés par l’activité des terminaux sont susceptibles d’être mis à disposition au profit de la réalisation de nouveaux projets de développement portuaire, permettant au port corporatisé de s’affranchir de tout budget alloué par l’État. Aujourd’hui, les Major Ports et la TAMP, l’autorité régulatrice de ces ports, ont l’obligation de partager avec le gouvernement central les revenus engendrés. Selon ces

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experts, le changement de statut de ces ports devrait leur permettre une plus grande transparence, davantage de flexibilité dans leur fonctionnement et de bénéficier d’un pouvoir décisionnel plus rapide.

37 L’Agenda Maritime 2010-2020 définit donc les ambitions du gouvernement central pour le développement des Major Ports. Le ministère du Transport Maritime y met l’accent sur le rôle avantageux de la participation du secteur privé dans le secteur portuaire indien, avec un investissement prévu de 100 milliards de dollars, et ce au cœur d’une économie planifiée. Dans le cadre de la conversion annoncée de tous les Major Ports à la corporatisation, Haldia Dock Complex fait partie des prochains ports qui devraient acquérir le statut de port corporatisé. La corporatisation est appréhendée comme une réponse au déficit d’autonomie qui fait défaut aux Port Trusts.

2.3. La « Blue Revolution » : le projet Sagarmala

38 Le développement de la conteneurisation est également un critère majeur à prendre en compte dans l’analyse des dynamiques portuaires. Ce phénomène est essentiel pour la définition des pays maritimes émergents, tels que l’Inde, la Chine ou le Brésil. Elle est, en quelque sorte, la forme concrète de la globalisation dans les ports, l’« épine dorsale de la mondialisation » [Frémont 2005], devenue une activité cruciale de la vitalité des ports. Le trafic général des conteneurs dans les ports indiens connaît une croissance, inégale certes, avec un premier bilan encourageant dans l’Agenda Maritime 2010-2020. Les projections pour les Major Ports sont de 19,58 M EVP pour 2016-2017 et de 22,39 M EVP pour 2019-2020. Toutefois, la conduite du projet d’extension des infrastructures est freinée par le retard de plusieurs centaines de projets d’une valeur de plusieurs milliards de dollars, et aggravée par le retrait d’investissements institutionnels qui ont conduit à un surcoût financier.

39 Le projet d’un nouveau port satellite, à Sagar Island, au sud de Haldia, qui pourrait accueillir 64 Mt et devrait être opérationnel en 2019, représente un espoir de redynamiser le port de Calcutta, pour faire face à l’émergence des ports concurrents de la région, aux pressions qui s’exercent sur le port par l’augmentation générale du trafic, par le basculement des échanges, par la conteneurisation et par les besoins d’infrastructures adaptées à la réception des navires modernes. Après l’examen de nombreuses propositions et d’études de faisabilité, le projet est resté en suspens jusqu’en 2009, où un nouvel appel d’offre fut lancé pour favoriser le partenariat public- privé. Or, depuis 2011, des désaccords persistent sur la viabilité d’un troisième port localisé à Sagar. Kolkata Port Trust a révisé tous ses plans, tant pour le futur emplacement que pour le tirant d’eau optimal destiné à l’accueil des navires. En outre, l’ensemble du projet suscite la controverse de la part des autorités chargées de la protection de l’environnement. Sagar Island est la plus grande île de l’archipel dans le delta du Gange et se situe près de la région des Sundarbans, réserve protégée et classée patrimoine mondial de l’Unesco.

40 Au début de l’année 2015, le gouvernement central a donné son approbation « de principe » pour l’élaboration du projet de Sagarmala. Il s’agit d’un projet de développement sur la base de partenariats public-privé qui vise à connecter toutes les villes portuaires entre elles, avec une mise en valeur du potentiel de l’espace côtier.

41 Les projets de Sagarmala, dont la base est l’usage du port, sont nombreux : spécialisation des ports pour certaines activités comme les conteneurs, les produits

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chimiques…, urbanisation, industrialisation, tourisme transport des voies fluviales et pêche côtière, construction, réparation et recyclage des navires, parcs logistiques et entrepôts, plateformes de forages offshores, projets offshores pour le développement des énergies renouvelables, etc.

42 Il s’agit là d’un enjeu d’envergure régionale, mais également nationale. À travers ce projet, les autorités indiennes entendent développer l’économie de la région côtière, avant tout par le transport multimodal. Dans le cas du port de Calcutta, un projet de connexion intermodale entre Sagar Island et Kakdwip (cf. carte) par le biais d’un tunnel long de 3,5 km, est à l’étude, dans le but de stimuler les échanges entre le port, son avant-pays et son-arrière pays.

2.4. Calcutta et son vaste arrière-pays

43 Si la conteneurisation a révolutionné le transport maritime, elle a également eu un impact sur l’ensemble de la chaîne logistique des transports. Le trafic conteneurisé (12 % de la flotte mondiale des navires de commerce) est caractérisé par sa grande valeur marchande (approximativement 50 % du commerce mondial), et par l’intermodalité qu’il engendre à terre [Ducruet 2011]. La diversification du trafic des marchandises à forte valeur (produits manufacturés, etc.) a conduit au développement de systèmes logistiques plus ou moins complexes selon les ports.

44 Calcutta est à la fois une mégapole, le port principal pour un très vaste arrière-pays qui s’étend au-delà du simple rayonnement urbain, et un hub de concentration et de redistribution des flux de marchandises vers les pays voisins (Népal, Bhoutan, Tibet). Avec l’accroissement de la conteneurisation, les flux de transit avec l’arrière-pays ont augmenté, ce qui donne lieu à la conduite de projets d’infrastructures (ex. routiers, fluviaux) pour accélérer la vitesse des déplacements et stimuler les échanges entre les centres économiques de ce pays émergent à forte croissance.

45 L’arrière-pays de Calcutta est un espace qui s’étend sur 780 000 km2, bien davantage si on prend en compte le Népal, le Tibet et le Bhoutan. Il est doté de nombreux atouts et concentre l’un des plus importants foyers démographiques de la planète. Cet arrière- pays est pourvu d’un potentiel économique considérable, tout particulièrement l’immense étendue alluviale que drainent le Gange et le Brahmapoutre, sur laquelle se trouvent les terres les plus fertiles du pays, dont le plus vaste ensemble de terres rizicoles. Outre les ressources agricoles, l’arrière-pays de Calcutta bénéficie des plantations de thé, à l’exemple de Darjeeling, dans l’État de l’Assam, du charbon et de la sidérurgie, dans les bassins de la Damodar.

46 Dans le cas de cet État de l’est de l’Inde, le gouvernement a décidé de développer des corridors qui devraient à terme s’appuyer sur des axes routiers modernes, un réseau ferroviaire dense et un réseau fluvial actuellement en expansion. Le gouvernement central vient d’approuver le plan qui vise à développer 106 nouvelles voies navigables, qui viendraient compléter les six voies navigables nationales existantes dans le pays, gérées par l’Inland Waterways Authority of India (IWAI). Le Bengale occidental est connecté à deux de ces six voies, d’une part à la plus longue (1 620 km), la National Waterway-1 qui relie Haldia à Allahabad grâce au Gange, à la Bhagirathi et à l’Hooghly, et d’autre part, à la National Waterway-5 (623 km) qui relie Talcher au port de Dhamra, par un tronçon de 91 km de voie navigable entre Geonkhali et Nasirabad.

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47 Pour couvrir les besoins commerciaux de la mégapole bengalie, et pour répondre à de nouveaux désirs de consommation d’une population de plus en plus nombreuse, au sein de laquelle la classe moyenne ne cesse de croître, les autorités de l’État du Bengale occidental opèrent, après un long et grave déclin, une sorte de reconquête de l’arrière- pays. En effet, la fluidité de circulation des marchandises ne peut se faire sans un réseau cohérent en infrastructures, et le port en tant que carrefour, doit être intégré à une chaîne logistique qui comprend des places de groupages et de dégroupage des frets.

48 Dans le but de relever ce défi, des réformes d’envergure ont été lancées à la faveur du secteur portuaire. Les ports et les 650 km de côtes du Bengale occidental sont aujourd’hui connectés au Quadrilatère doré, avec d’une part Kolkata Dock System qui est directement relié aux 1 453 km de l’autoroute NH-2 et d’autre part Haldia Dock Complex, qui est raccordé à ce quadrilatère par l’autoroute NH-41 (cf. Carte). Ce réseau permet également aux ports d’être connectés aux États du nord-est, dont le sous-sol est très riche, notamment en hydrocarbures, par l’axe autoroutier du Corridor Est-Ouest qui croise le Quadrilatère doré.

49 Les autorités indiennes ont également promu le développement des ports secs, c’est-à- dire les ICDs (Inland Container Depot) où les formalités concernant les marchandises conteneurisées peuvent être intégralement finalisées, et les CFSs (Container Freight Station) qui permettent l’accélération des importations et des exportations des petites marchandises consignées, et dont le volume ne permet pas de remplir un conteneur. Ces ports secs se présentent comme des composants intégraux de la chaîne logistique des transports, « en vue d’articuler au mieux les flux de trafics et les opérateurs » [Ng & Tongzon 2010]. Les ICDs sont généralement situés à l’intérieur des terres, loin des villes portuaires, alors que les CDSs sont plutôt localisés à proximité des ports, et permettent de décongestionner ces derniers avec le passage des marchandises par les douanes. Ils ont, parmi leurs principales fonctions, celles de réceptionner et de redistribuer les frets, de faciliter les opérations douanières et les opérations du transport multimodal connecté aux ports ainsi que, d’offrir des entrepôts temporaires pour les marchandises et les conteneurs, assurer la maintenance et la réparation de ces derniers, etc.

50 Les ports secs publics sont gérés par l’entreprise publique CONCOR (Container Corporation of India Ltd.), placée sous l’autorité du ministère du Chemin de fer. Dans l’Est du pays, l’antenne régionale de CONCOR a été créée en 1991, avec son siège à Calcutta, et une juridiction qui s’étend au Bengale occidental, à l’Orissa, au Bihar, au Jharkhand, partiellement à Chhattisgarh, et aux États du nord-est. Actuellement, CONCOR opère dans huit ports secs de la région Est, dont celui de Durgapur (ICD Durgapur), le premier parmi les ports secs privés, situé dans le Bengale occidental, à environ à 170 km au nord-ouest de Calcutta, et connecté au port de la mégapole par la NH-2. ICD Durgapur a été inauguré en 2006, sur 4,8 hectares, dans le but de décongestionner les ports de la région. Il est doté d’une capacité d’accueil mensuelle de 5 000 conteneurs. Néanmoins, une contrainte pèse sur le trafic des conteneurs autour de Durgapur qui est très dense, car les infrastructures routières actuelles ne permettent pas de soutenir le développement du port. Le problème est d’autant plus crucial que le gouvernement bengali a imposé des restrictions concernant le poids des camions qui transportent des conteneurs, ce qui ne facilite guère la fluidité des marchandises entre le port de Calcutta et son arrière-pays

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Conclusion

51 Le port de Calcutta a connu un long âge d’or, porté par un arrière-pays très riche. Poussé par l’augmentation de la densité de population dans la ville et son agglomération, et l’accroissement de l’ensablement du fleuve Hooghly, le port s’est progressivement agrandi en glissant vers l’aval du fleuve. Il a néanmoins connu un rapide déclin à la suite de l’Indépendance et des conséquences de la Partition. Àpartir des années 1960, le gouvernement a pris un certain nombre de mesures pour tenter d’enrayer cette chute. Néanmoins, ces mesures n’ont pas suffi et le changement n’est intervenu que dans les années 1990 lorsque le gouvernement indien n’a pas eu d’autres alternatives que de répondre aux injonctions des institutions internationales pour sortir le pays de la crise en 1991 et de se lancer dans d’importantes réformes. Ces dernières vont alors se succéder, conformément aux décisions des autorités indiennes traduites dans les plans quinquennaux.

52 Le paradoxe de cette ouverture au libéralisme, accompagnée d’un mouvement de privatisation, est que les ports dits « Majeurs », gérés par Delhi, ont progressé bien plus lentement que les ports dits « Mineurs » dépendant des États fédérés. Ceux-ci ont toutefois connu des évolutions différentes selon les États dans lesquels ils se situent, la structure fédérale ne permettant pas une application homogène des réformes. Enfin, la gouvernance bi-scalaire des ports indiens ne facilite pas la coopération entre les deux types de ports situés dans le même État, mais serait plutôt propice à engendrer un contexte dans lequel ne cessent de redoubler les conflits d’intérêts. Dans le cas de l’État du Bengale occidental, le gouvernement communiste au pouvoir pendant 34 ans fut hostile au libéralisme et donc à toute introduction de capitaux privés dans ses ports. En conséquence, les infrastructures portuaires dans cet État n’ont pas cessé de se délabrer et nécessitent un besoin urgent de modernisation pour pouvoir rattraper leur retard par rapport à d’autres ports du pays, ou même de la région.

53 Le projet de corporatisation du port de Haldia, ainsi que celui de Sagarmala, inclus dans le projet plus général de la « Blue Revolution », présenté en 2015 par le premier Ministre Narendra Modi, sont révélateurs de la dynamique dans laquelle le gouvernement indien souhaite dorénavant inscrire l’ensemble des ports du pays. Les mesures annoncées dans l’Agenda Maritime 2010-2020 attestent de la trajectoire commerciale vers laquelle les autorités ont choisi de diriger les ports, et dans laquelle les partenariats public-privé sont de plus en plus favorisés.

54 L’ensemble des nouveaux projets pour le port de Calcutta vise également à redynamiser l’économie de son arrière-pays, longtemps délaissé. Or, malgré des efforts de modernisation, le port reste dans la course à la conteneurisation. En dépit d’un réseau national autoroutier rénové, d’un réseau de chemin de fer très dense, de la connexion à deux voies fluviales nationales, et d’une volonté des autorités de multiplier les ports secs, le port de Calcutta n’a toujours pas rattrapé son retard. En revanche, les réformes portuaires sont engagées avec des projets de grande envergure, en dépit de son éloignement spatial des grandes lignes maritimes, le port de Calcutta occupe malgré tout une position stratégique dont il peut tirer davantage profit.

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RÉSUMÉS

L’essor contemporain des ports indiens s’inscrit dans la trajectoire de l’ouverture au libéralisme amorcée dès 1991. Toutefois, la modernisation de ces ports ne se réalise pas dans le sous- continent de manière homogène, car la structure fédérale et démocratique autorise une diversité de partis politiques à la tête des États, et donc des gouvernements plus ou moins favorables à la promotion du secteur privé dans les ports. De là, des divergences peuvent surgir entre les divers acteurs, publics et privés, avec l’apparition de conflits d’intérêts. L’Union indienne est reconnue aujourd’hui comme un pays émergent doté d’une forte croissance économique. Or, celle-ci ne peut être soutenue sur le long terme, sans un secteur portuaire moderne en mesure de concurrencer les ports voisins, notamment chinois. En lançant de nouvelles réformes destinées à la modernisation des infrastructures, le gouvernement de Narendra Modi entend rattraper le grave retard accumulé par les ports à l’échelle nationale, et ce grâce à une « Blue Revolution ». Parmi les projets de grande envergure promus, celui de Sagarmala aurait pour principale fonction de redynamiser le port de Calcutta et son arrière-pays.

The contemporary rise of the Indian ports is in line with the opening to liberalism starting in 1991. However, the modernization of these ports is not realized evenly in the subcontinent because of the federal and democratic structure that has led to a large variety of political parties in power in the different states. This is why the individual state’s governments are more or less favorable of the promotion of the private port sector. Hence, differences may arise between the public and private actors involved, which will eventually lead to conflicts of interest. The Indian Union is recognized as an emerging country with strong economic growth today. But it cannot be sustained in the long run without a modern port sector which is able to compete with neighboring ports, especially in China. By launching new reforms which aim at the modernization of infrastructure, the government under Narendra Modi intends to catch up the backlog of ports through a “Blue Revolution” at national level. Among the promoted large-scale projects, Sagarmala would have as a main function to support the revitalization of the port of Calcutta and its hinterland.

INDEX

Mots-clés : Inde, Calcutta, ports, mondialisation, privatisation, réforme, arrière-pays Keywords : India, Calcutta, Ports, Globalization, Privatization, Reform, Hinterland

AUTEUR

SALIMA NEKROUF Membre associée, laboratoire ART-Dev UMR 5281, Université de Perpignan Via Domitia, 52, avenue Paul Alduy – 66 860 Perpignan Cedex – Courriel : salima_n[at]yahoo.com fr

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L’Indian Navy : de la défense littorale à la puissance océanique Indian Navy: from Defence to Influence

Nicolas Péné

1 L’Océan Indien est un espace immense d’une surface de 75 millions de km2. L’Inde s’ouvre sur cet océan par plus de 7 000 km de littoraux, possède une Zone Economique Exclusive (ZEE) de 2 millions de km2 et marque cet océan par la forte présence et influence de sa diaspora.

2 Dans un contexte de développement économique rapide, sa flotte de guerre apparaît indispensable pour lui assurer, en toute indépendance, la capacité à sécuriser ses côtes, son territoire, ses approvisionnements et exportations maritimes, ses ressortissants à l’étranger. Cependant, actuellement l’Indian Navy sort de ses fonctions traditionnelles : elle est le vecteur et l’acteur d’aides humanitaires ou de protection de ZEE étrangères ; elle tisse ou renforce des liens entre l’Inde et d’autres États, voisins ou lointains, faibles ou puissants. Cette force s’accroît, comme en témoigne le vice-amiral Murugesan qui déclare, le 14 juillet 2015, que l’Inde dispose de 137 bâtiments et vise une flotte de 200 à l’horizon 2027, bien évidemment en grande partie construits en Inde…

3 En quoi l’Indian Navy sert-elle la sécurité de son pays, mais est-elle aussi un moyen pour l’Inde de développer sa puissance et son influence internationale à l’échelle de l’Océan Indien et peut-être à l’échelle mondiale ?

4 Pour répondre à ces questions, nous expliquerons comment l’Indian Navy est répartie pour répondre à ses missions. Ensuite nous verrons quelles sont ses missions. Enfin, nous aborderons comment cette force déborde de son cadre militaire pour servir l’ambition de puissance de son État.

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1. La disposition de l’Indian Navy sur l’échiquier océanique

1.1. La force de l’Indian Navy

5 L’Indian Navy est à la septième place mondiale en tonnage des flottes militaires. Elle emploie 55 000 hommes pour défendre les côtes indiennes et ses intérêts vitaux, tant humains qu’économiques [Lamballe 2015]. Elle dispose d’un porte-avions et en construit un second, possède dix destroyers, seize frégates, vingt-quatre corvettes, un porte-hélicoptères, treize navires de transport et de débarquement, dix patrouilleurs de haute mer, six chasseurs de mines. Elle possède également quatre pétroliers ravitailleurs, deux remorqueurs de haute mer, un navire d’assistance et de secours aux sous-marins, un navire de récupération des torpilles d’essais, un navire de recherche et d’écoute, un navire d’entraînement, deux voiliers pour la formation et la représentation ainsi que huit navires de recherche scientifique. En ce qui concerne sa flotte sous-marine, elle dispose de quinze unités. Le dernier sous-marin, l’INS Arihant, lancé en 2014, en est le fleuron, puisqu’il dispose d’une propulsion nucléaire et qu’il a été construit en Inde. Elle dispose donc de la capacité à porter le feu loin de ses côtes grâce à son aéronavale et ses navires lance-missiles de surface et sous-marins. Elle peut intervenir contre n’importe quel littoral et même y débarquer des troupes. Elle a les capacités de surveiller les espaces maritimes dans les airs, sur l’eau et dans leurs profondeurs. Elle a les navires capables de contrôler et de dénier l’accès à ses eaux, tant en haute-mer que près de ses côtes. Surtout, elle dispose d’un grand nombre de bâtiments qui offrent une présence que peu de puissances possèdent dans son environnement. Hormis les États-Unis, aucun État ne dispose d’une telle présence ni d’un tel éventail de capacités dans l’océan Indien.

6 L’Indian Navy dispose donc d’un fort potentiel naval et procède actuellement son augmentation. Pour cela, elle construit de plus en plus ses navires sur son territoire. Cela correspond à ce que son personnel politique nomme « indigénisation ». L’Indian Navy sert donc aussi les intérêts économiques de la Nation en insufflant des commandes à des secteurs stratégiques comme les chantiers navals, les télécommunications et l’aéronautique.

7 Pour H. Couteau-Bégarie, les marines se classent en plusieurs rangs en fonction de leur tonnage et surtout de leur capacité opérationnelle [Couteau-Begarie 2007].

Tableau 1 – Classement de marines opérant dans l’Océan Indien

Rang et dénomination Pays disposant d’une telle marine

Marine mondiale États-Unis

Marine à capacité mondiale France, Royaume-Uni

Marine régionale Chine

Marine sous-régionale Afrique du Sud, Australie, Inde, Pakistan

Marine de zone Indonésie, Malaisie, Singapour

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Marine côtière Bangladesh, Myanmar, Oman

d’après DSI, hors série n° 38, octobre-novembre 2014

8 En termes de tonnage, de qualité des navires, de maîtrise de la navigation et de zones de déploiement, l’Indian Navy est le leader de l’océan Indien septentrional, en butte aux menaces du Pakistan à l’ouest, et doit composer en haute-mer, dans tout l’Océan Indien, avec l’US Navy, la Royal Navy, la Marine Nationale française et l’Australie.

1.2. Le découpage des zones maritimes

9 L’Indian Navy est aux ordres du Président indien, commandant des forces armées qui délègue son pouvoir exécutif au ministère de la Défense. Un chef d’état-major de la Marine est le chef du commandement naval, lequel comprend cinq officiers supérieurs : le chef-adjoint des forces navales dirige le commandement occidental, le député en chef dirige le commandement oriental, le chef du personnel dirige le commandement sud, le chef du matériel est en charge d’autorités indépendantes, enfin il y a un commandant en chef chargé d’Andaman et Nicobar et d’autres autorités indépendantes.

10 L’organisation des forces est géographique, divisant les eaux territoriales indiennes en trois espaces. Protégeant ses eaux, elle est aussi à même d’intervenir rapidement vers les principales voies maritimes entre l’Union Européenne et l’Asie de l’est, entre les producteurs de pétrole de la péninsule arabe et leurs clients asiatiques, entre les industries d’Asie de l’est et les marchés européens (voir carte 1)

11 Pour la diriger, l’État-major supérieur se trouve à New Delhi où le Chef de la Marine accueille ses homologues de marines étrangères. Trois bases principales dirigent les trois zones maritimes : Mumbai à l’ouest, Kochi au sud, Visakhapatnam à l’est. L’organisation est donc hiérarchisée et orientée géographiquement.

12 Pour surveiller en haute mer les déplacements de navires et éventuellement intervenir, l’Indian Navy a aussi disposé des avant-postes dans l’océan Indien : stations radars et stations d’écoute complètent les bases navales, y compris à l’étranger (Madagascar, Oman, Seychelles). Il faut ajouter que la protection de la ZEE des Maldives est assurée aussi par l’Indian Navy, ce qui donne donc un outil de connaissance et de contrôle des routes maritimes de l’Océan Indien, couvrant bien plus que la ZEE indienne.

2. Hiérarchie et activité portuaire

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Carte 1 – Les principales bases de l’Indian Navy

13 Le commandement ouest, face au Pakistan et contrôlant la mer d’Arabie, est le plus important. Dirigé depuis Mumbai, il dispose d’un poste avancé à Dwarka. Mumbai, avec plusieurs établissements de l’Indian Navy, regroupe plusieurs fonctions cruciales : base aéronavale, base sous-marine, ancrage de navires lance-missiles, site d’entraînement des marine d’élite (MARCOS). Karwar dans ce commandement est un site récent, uniquement militaire disposant d’un hôpital et d’un dépôt de missiles.

14 Le commandement oriental contrôlant le golfe du Bengale et le débouché du détroit de Malacca est dirigé depuis Visakhapatnam, pendant de Mumbai à l’est, avec une base sous-marine, un dépôt de missiles, une base aéronavale, un hôpital. Comme pour Mumbai, ce port est décongestionné par celui de Varsha, 50 km plus au sud. Ce dernier, destiné surtout à l’accueil des sous-marins nucléaires indiens, est strictement militaire.

15 Port Blair, dans les îles Andaman et Nicobar, a la particularité de regrouper Indian Navy et Air Force.

16 Enfin, le commandement sud, dirigé depuis Kochi, a la particularité, outre la surveillance d’une aire maritime, de servir de sites d’entraînement pour marins et officiers de l’Indian Navy.

17 L’Indian Navy dissocie donc peu à peu ses espaces portuaires des principaux ports de l’Inde en construisant de nouvelles installations. Elle répond ainsi à sa modernisation et le fait pour mieux remplir ses missions.

Les missions : comment l’Inde défend son espace économique

18 Ses missions sont définies comme la protection du territoire, du peuple et des intérêts indiens et la destruction de tout agresseur ou menace en temps de paix ou de guerre, l’assurance de l’ordre civil et de la sécurité dans les espaces maritimes où s’exerce la

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responsabilité indienne, ainsi que l’assistance maritime dans le voisinage de l’Inde y compris en cas de catastrophe naturelle. S’y ajoute la projection de l’influence de l’Inde dans son aire maritime d’intérêt pour y accomplir les objectifs politiques, économiques et sécuritaires du pays. L’Indian Navy défend donc les intérêts économiques de l’Inde.

Protéger la ZEE, ses ressources halieutiques et ses fonds marins inexploités mais convoités.

19 Au sein de ses plus de deux millions de km2 de ZEE, l’Inde possède des ressources halieutiques que l’Indian Navy peut protéger de toute intrusion de pêcheurs étrangers. Elle s’y emploie de manière pointilleuse avec les pêcheurs du Sri Lanka, du Bangladesh et du Pakistan notamment. Cette attention face à la pêche est aussi susceptible de permettre, à l’avenir, à des pêcheurs indiens de se lancer dans une pêche hauturière dans les eaux internationales comme le font des navires de pêche industrielle français, japonais ou chiliens. La ZEE dispose aussi de richesses minérales potentielles que l’Inde souhaite identifier et exploiter et qui pourront nourrir sa croissance économique et diminuer sa dépendance extérieure. Là encore, les navires hydrographiques de l’Indian Navy peuvent aider à enquêter sur les fonds marins tandis que les navires de guerre protègent l’accès, l’exploitation et le transport des ressources. L’enjeu est de taille comme le montrent les programmes de prospection et de recherche menés par le ministère indien responsable (Ministry of Earth Sciences). Ceux-ci étudient la ZEE et débordent de celle-ci puisque l’Inde a obtenu des concessions de l’autorité internationale des fonds marins de Kingston dans les eaux internationales.

Répondre à la piraterie et protéger les échanges maritimes

20 La piraterie maritime perturbe grandement l’économie maritime de l’océan Indien. Elle peut s’attaquer à plusieurs cibles, les plaisanciers, les pêcheurs et les navires marchands. Elle vise les personnes à bord car ils ont des valeurs ou qu’ils peuvent être pris en otages et libérés contre rançons. Elle vise aussi la cargaison du navire qui peut être vendue ensuite en contrebande. Elle vise enfin le navire lui-même qui peut être réutilisé après maquillage ou rendu contre rançon à son armateur. Les zones géographiques où elle s’exerce dans l’Océan Indien sont le détroit de Malacca, le Golfe du Bengale et l’espace qui s’étend des côtes somaliennes au golfe d’Oman qui donne accès aux deux détroits stratégiques d’Ormuz et de Bab el Mandeb. À une échelle plus fine, les ports, par exemple indonésiens, sont aussi des espaces concernés par les attaques, les navires y étant moins manœuvrants, voire arrêtés à l’ancre dans le port ou en rade. Au cours des années 1990 et 2000, cette activité maritime est devenue importante dans le détroit de Malacca et dans le Golfe d’Aden, perturbant une artère primordiale du transit des pétroliers, des méthaniers et des porte-conteneurs à destination de l’Union Européenne et de l’Asie de l’Est. L’Inde est concernée par les deux espaces.

21 Face à cette menace sur l’économie des États dont les importations d’énergie et les exportations de produits manufacturés sont devenues indispensables dans la mondialisation, une riposte internationale s’est organisée. L’Union Européenne met en place l’opération Atalante en décembre 2008. Ensuite, dès janvier 2009, les États-Unis s’investissent pour garantir la liberté de circulation maritime. Une vingtaine de pays alliés des États-Unis composent à tour de rôle la CTF 150, Combined Task Force (Golfe

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d’Aden et d’Oman, pour lutter contre le terrorisme et les trafics illégaux), la CTF 151 (lutte contre la piraterie somalienne) et la CTF 152 (Golfe Persique, pour répondre à toute crise). Enfin l’OTAN, en août 2009, développe l’opération Ocean Shield. Un corridor de transit est créé et surveillé par deux groupes maritimes et des avions de patrouille. La riposte est aussi informationnelle puisque le Bureau Maritime International a mis en place un centre collectant toutes les déclarations d’attaques et de vols et dispensant des bulletins d’information à l’usage des commandants sur les conduites à tenir en fonction des zones traversées. À titre personnel, de nombreuses compagnies ont embarqué des équipes de protection armées à bord de leurs navires, soit provenant de leurs marines nationales, soit de sociétés de protection privées.

22 L’Inde maintient à la mer environ deux frégates en permanence, fournit des équipes de protection embarquées et escorte des navires. Les différentes cartes des attaques prouvent que la coopération des États et leurs interventions ont fortement fait régresser celles-ci dans le golfe d’Aden et à proximité de la Somalie. En 2011, 199 attaques avaient été recensées dans cette zone, dont seulement 23 avaient réussi. En 2015, aucune attaque n’est recensée dans la zone et deux seulement apparaissent en périphérie sud des zones surveillées, l’une au large du Kenya et l’autre au large du Mozambique. Les eaux territoriales indiennes sont également pacifiées, nombre de boutres ayant d’ailleurs été interdits de navigation pour ne pas servir de bateaux-mères aux pirates en cas de prise. L’approche indienne de la lutte contre la piraterie est donc à la fois indépendante et très coopérative. Elle agit seule et protège en priorité les navires battant pavillon indien. Elle insiste pour que la sécurité vienne des États riverains de l’océan Indien à travers un partage d’idées et d’utilisation des forces. Pour cela, dès 2008, l’Inde a été à l’origine de la création de l’Indian Ocean Naval Symposium qui a pour but de réunir les chefs d’État-majors des marines de ces États afin de faire de l’Océan Indien un espace de paix.

23 La sécurité des routes maritimes est un bon levier pour faire accepter une présence militaire indienne au profit de tous [Roger-Lacan 2012]. C’est aussi un moyen de coopérer avec les marines du monde intéressées à sécuriser l’océan Indien. Ainsi, avec environ deux navires indiens seulement en haute-mer, un nombre équivalent à l’engagement de la marine chinoise, mais minime comparé à la force américaine, l’Inde, grâce à son initiative pour créer un cadre de coopération et d’interopérabilité des marines, parvient à affirmer sa place dans la sécurité de l’océan Indien et à se poser comme leader régional.

3. Les menaces du Pakistan, de la Chine et du terrorisme

3.1 Le Pakistan, depuis sa création, représente un voisinage hostile

24 L’hostilité à l’Inde est un paradigme de la politique étrangère pakistanaise. Depuis l’Indépendance de 1947, ce ne sont pas moins de quatre confrontations armées qui ont opposé le Pakistan à l’Inde : en 1947-48 lors de l’indépendance, en 1965, en 1971 et en 1999. D’après Boquerat [Boquerat 2010], les relations seraient marquées par une approche confessionnelle de la relation qui ferait considérer l’Inde par le Pakistan comme un ennemi irréductible des musulmans parce qu’hindouiste. Ensuite, cette puissance cherche à égaler militairement son voisin malgré la différence de population.

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Enfin, le soutien depuis 1979 à des groupes d’islamistes musulmans impliqués dans la guerre en Afghanistan ne s’explique que parce que le Pakistan cherche à créer une base arrière lui donnant une « profondeur stratégique » qu’il n’a pas du fait de l’étroitesse de son territoire [Jaffrelot 2010]. L’Inde est donc sur le qui-vive en permanence à sa frontière occidentale. Cela a une traduction en mer.

25 Depuis 1999, la Pakistan Navy semble se concentrer sur une mission de déni d’accès des eaux de sa ZEE, principalement grâce à ses sous-marins. Certes plus faible que l’Indian Navy, cette marine constitue une menace particulièrement surveillée sur les côtes du nord-ouest de l’Inde, au Gujarat, et bénéficie d’un allié de poids, la Chine qui lui vend de l’armement et lui a permis d’accéder à l’arme nucléaire par le passé. La Chine négocie d’ailleurs des accès pour ses navires de guerre au Pakistan et aide pour cela aux financements d’infrastructures portuaires, à l’exemple du port de Gwadar au Baloutchistan. Malgré cela, la supériorité navale indienne reste importante, comme l’ont montré les conflits passés. L’Indian Navy peut même menacer directement Karachi par l’aéronavale.

26 Cette situation de tension se nourrit aussi d’un contentieux sur la délimitation de la frontière, au travers de l’estuaire de l’Indus, entre le Sindh pakistanais et le Gujarat indien.

27 Dénommée « Sir Creek dispute », la controverse porte sur l’appartenance de l’estuaire : celui-ci est-il totalement pakistanais ou à moitié seulement. Cette zone détermine en mer la limite des ZEE respectives des deux États dans le golfe d’Oman. Là réside l’intérêt des deux États : d’abord la ressource halieutique y est importante, ensuite le sous-sol des fonds marins est supposé recéler du pétrole et du gaz. Ce pari sur l’avenir explique que les deux États ne parviennent pas à un accord. Ainsi, les garde-côtes des deux pays arrêtent et emprisonnent les pêcheurs trouvés dans leurs eaux censées être territoriales, alors pourtant que ces pêcheurs n’ont le plus souvent pas les moyens de connaître leurs positions et que les courants et les vents peuvent les faire dériver vers l’ouest ou vers l’est.

28 L’action des deux marines, indienne et pakistanaise, reflète donc le climat de tension qui règne entre les deux États depuis le déchirement que fut l’Indépendance. L’Indian Navy constitue son arsenal pour éventuellement atteindre son voisin, avec lequel le conflit reste latent, les contentieux territoriaux importants, et qui est considéré comme générateur de trafics illégaux, de revendications séparatistes ou d’actions terroristes.

3.2. La présence chinoise ressentie comme concurrente dans l’Océan Indien

29 La Chine est avant tout considérée par l’Inde comme un État concurrent, avec lequel la comparaison est permanente. Sa réussite économique, la force de ses exportations régulièrement en hausse envers l’Inde, conduisent les dirigeants indiens à un positionnement ambigu, entre défiance, et désir d’approfondir les échanges et de trouver les moyens d’une coopération. Dans l’Océan Indien, s’affirme d’abord entre les flottes une concurrence pour le contrôle des axes de transport maritime, l’Indian Navy cherchant à contrer la présence de vaisseaux de la marine de guerre chinoise. La sécurisation de l’approvisionnement en pétrole et des routes maritimes permettant d’exporter les produits chinois est en effet un objectif primordial pour la Chine. C’est dans cette optique de sécurisation que la Chine envoie des navires de sa flotte de

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combat dans l’Océan Indien. Elle investit aussi auprès d’États littoraux de l’océan Indien pour construire des infrastructures portuaires tout au long de cette voie, ce qui permettrait éventuellement à ses navires de guerre d’y mouiller ou de réaliser des têtes de ponts de futurs corridors commerciaux permettant d’éviter le détroit de Malacca. Depuis 2005 et la publication dans le Washington Times d’une étude du cabinet Booz Allen Hamilton pour le Pentagone, intitulant cette implantation chinoise de « collier de perles », enserrant le cou de l’Inde, la presse et le gouvernement indien insistent sur la menace chinoise, reprenant implicitement cette analyse américaine.

30 Or, là où les Chinois affirment être présents pour sécuriser leurs approvisionnements en pétrole et en gaz, le gouvernement indien dénonce une intrusion inacceptable d’une puissance extrarégionale dans un espace où son influence ne devrait pas s’exercer.

31 Ainsi, le 28 avril 2015, dans des propos rapportés par The Economic Times, le ministre de la défense indien, Manohar Parrikar, disait : « De source sûre, la Chine n’a pas établi de base navale aux Seychelles. Cependant, le gouvernement est conscient de la participation de la Chine dans de nombreux projets de développement dans la zone de l’océan Indien et fait très attention à tous ceux concernant notre sécurité nationale. La modernisation de l’Indian Navy est un processus en cours qui doit nous permettre de faire face aux défis et aux menaces ». Il est clair que le gouvernement indien traduit comme une menace tout investissement chinois.

32 La même année, au mois de mars 2015, le Premier Ministre Narendra Modi a effectué un tour des îles de l’océan Indien, ce qui n’était pas arrivé depuis 28 ans, et a proposé l’aide indienne en termes de sécurité et d’assistance maritime. Une enquête sur les éventuels besoins de ces pays avait été menée par le ministère de la Défense et chacun de ces États pouvait bénéficier d’une aide dans le domaine identifié : la surveillance des pêches pour le Sri Lanka, la surveillance maritime contre la piraterie ou l’intrusion d’islamistes cherchant un refuge pour les Maldives, la cartographie marine pour les Seychelles. Tous peuvent bénéficier en général des patrouilleurs, de la couverture radar et de la cartographie indienne pour améliorer leur sécurité. L’objectif est clair, se servir de la sécurité maritime pour contrer et concurrencer les investissements chinois dans ces îles.

33 En parallèle, l’Inde a allié sa force navale avec tous les États qui pouvaient estimer que la force chinoise pourrait être une menace. Elle mène donc des exercices navals avec la France, le Royaume-Uni, l’Australie, les États-Unis, Singapour et le Japon.

34 Chine et Inde sont donc contraints de s’entendre économiquement, mais le désir indien d’affirmer son poids à l’échelle de sa région conduit le pays à considérer que l’espace maritime de l’océan Indien est sa sphère logique d’influence et que si sa marine y fait régner l’ordre, elle peut alors en tirer profit avec ses voisins. Les investissements et la présence navale chinoise y sont donc le plus possible entravés, la Chine étant présentée dans les médias indiens comme impérialiste. Avec la politique “Make in India”, visant à attirer les investissements étrangers, le gouvernement indien actuel cherche à concurrencer la Chine sur le plan économique, mais c’est depuis plus longtemps qu’elle s’efforce de repousser l’influence chinoise dans l’océan Indien. Cette présence chinoise, dénoncée comme une « menace », apparaît pour l’Inde comme un stimulant lui permettant de s’affirmer dans l’océan Indien, alors que la menace pakistanaise lui circonscrit l’ouest de celui-ci.

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3.3. Le terrorisme oblige l’Inde à protéger ses accès maritimes

35 En 2001, le Parlement indien en session avait été la cible d’une attaque terroriste qui avait menacé le cœur du pouvoir politique de l’Inde à New Dehli. En 2008, à Mumbai, l’Inde a subi une opération terroriste meurtrière. Du 26 au 29 novembre 2008, 164 morts sont à déplorer et plus de 600 personnes sont blessées dans le sud de la ville. L’organisation islamiste Lashkar-e-Taiba est à l’origine de ce qui est considéré comme un traumatisme national en Inde. Cette attaque est très particulière et a des conséquences dans la défense maritime indienne actuelle. L’attaque est venue de la mer, les terroristes ayant accosté en plein cœur de Mumbai dans la presqu’île de Colaba. Les pêcheurs qui les ont signalés à la police n’ont pas reçu de traitement de leur alerte. La conséquence en a été l’achat de nombreuses embarcations rapides pour surveiller les côtes ainsi que des avions et des hélicoptères de patrouille maritime, mais aussi une meilleure coordination des forces et des renseignements reçus sur d’éventuelles attaques terroristes. De plus, une agence de lutte anti-terroriste a été créée. Là où de nombreux États accentuent la surveillance terrestre, l’Inde a accentué sa surveillance côtière.

36 De même, des organisations terroristes internationales comme Al Qaïda peuvent indirectement menacer les intérêts indiens dans l’ouest de la zone (attentats contre des alliés, menace sur les infrastructures, trafics en tous genres). L’Inde et son allié américain ont intérêt tous deux à diminuer cette menace. Explicitement, l’Inde aide les Seychelles à développer leur surveillance maritime pour éviter des actes de piraterie mais aussi pour empêcher des terroristes de trouver refuge sur des îles où la population est musulmane. Cette position permet à l’Inde de servir de leader régional relayant la position américaine.

37 Le développement de deux initiatives islamistes encourage en Inde la vigilance. Tout d’abord, le développement depuis septembre 2014 d’une branche d’Al Qaïda dans le sous-continent est susceptible de menacer des navires et des infrastructures de commandement de la marine indienne, soit pour les détruire symboliquement, soit pour s’en servir contre d’autres navires. Ainsi, les commandements de Cochin et de Mumbai ont été mis en alerte lors de la fête nationale du 15 août 2015 [Firstpost, 14/08/2015]. Cette situation est d’autant plus prise au sérieux que le cas est arrivé au Pakistan avec l’attaque de la frégate pakistanaise Zulfikar en septembre 2014. Un des dirigeants de l’Indian Navy [The Diplomat, 5/12/2014] explique les mesures tirées de l’enseignement des attentats de 2008 à Mumbai et de 2014 au Pakistan. D’abord les navires indiens devront s’assurer de l’identité et du caractère amical de toute rencontre d’un autre navire en mer. Ensuite, les bateaux de pêche, qu’il estime au nombre de 250 000, devront être contrôlés car ils sont susceptibles de transporter des armes ou des hommes vers les côtes indiennes. Enfin, technologiquement, un ensemble de radars visant à surveiller les côtes sensibles à proximité des grandes métropoles a été lancé en 2012 et fait partie du National Command Control Communication Intelligence network, dénommé sous l’acronyme NC3I.

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Carte 2 – L’indian Navy, outil au service de la diplomatie indienne

38 L’autre défi islamiste est le développement rapide de l’État Islamique en Irak et en Syrie. Cette menace a une double conséquence maritime. La première est que l’accès aux côtes indiennes doit être dénié à toute embarcation susceptible de fournir en armes une organisation terroriste en Inde. La seconde est que l’Indian Navy est aussi un instrument de projection de la force contre les camps d’entraînement de terroristes menaçant l’Inde. Le terrorisme, malgré le nombre relativement restreint d’attentats, mobilise un effort considérable de modernisation des outils de surveillance navale, jusqu’à l’immatriculation des bateaux de pêche et la carte d’identité des pêcheurs, et de la marine elle-même pour pouvoir agir aussi en haute mer contre les intérêts de ces organisations.

39 Voyons maintenant comment grâce aux thématiques de la libre circulation sur les mers, de la lutte contre le terrorisme, l’Indian Navy permet à l’Inde de tenter de centrer autour d’elle tout l’Océan Indien.

4. L’Indian Navy permet à l’Inde de s’affirmer comme un leader régional

4.1. La création d’une structure de coopération : l’IONS

40 Pour mieux faire accepter l’idée d’une sécurité maritime de l’océan Indien obtenue par les riverains eux-mêmes, l’Inde a créé en 2008 un forum de discussion des États-majors des marines des États de l’Océan indien, l’Indian Ocean Naval Symposium. Cette réunion, dont la thématique est la sécurité maritime, a lieu tous les deux ans. La tenue des réunions est organisée par un des États membres, en 2008 l’Inde, en 2010 les Émirats Arabes-Unis, en 2012 l’Afrique du Sud, en 2014 l’Australie. L’adhésion y est

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volontaire et les réunions de Perth du 25 au 28 mars 2014 ont accueilli 22 délégations des États membres : Afrique du Sud, Arabie saoudite, Australie, Bangladesh, Émirats Arabes Unis, France, Inde, Indonésie, Iran, Maldives, Maurice, Mozambique, Myanmar, Oman, Pakistan, Royaume-Uni, Seychelles, Singapour, Sri-Lanka, Thaïlande, Timor oriental. Quatre États observateurs ont été acceptés, la Chine, le Japon, Madagascar et la Malaisie. L’armature est strictement océanique. La sécurité est en tête des préoccupations, mais de plus en plus ce sont les aspects de développement économique mutuel des membres qui occupent les débats. À partir d’une préoccupation mutuelle de lutte contre la piraterie en 2008, apparaît peu à peu une thématique générale de création d’un espace économique sécurisé et prospère grâce aux échanges intra- océaniques. Le premier séminaire de 2014 intitulé « le commerce maritime dans l’Océan Indien » montre ce qui importe manifestement pour l’Inde. Créer une coopération navale profitant à tous en termes de sécurisation des échanges maritimes et permettant aussi à l’Inde de s’y développer voire d’en être un leader militaire, intellectuel et commercial. La collaboration voire l’interopérabilité des marines est visée. Pour cela, il a été imaginé un zonage de l’Océan indien : Afrique du sud et de l’est, littoraux ouest asiatiques, littoraux est-asiatiques, littoraux d’Asie du sud-est et d’Australie. En somme, l’Inde encourage la coopération navale à tous les niveaux, ce qui lui permet d’entrevoir la création d’un espace d’échanges commerciaux plus importants et des approvisionnements en hydrocarbures et en minéraux, proches et sécurisés. L’IONS lui donne même les moyens de travailler avec le Pakistan. Elle offre aussi à tous les États riverains une option alternative à la sécurisation par les États-Unis. Elle joue aussi de son "soft power", rappelant les liens anciens existant entre ses populations et les populations des États de l’océan Indien. L’Indian Navy contribue ainsi à baliser et sécuriser des voies maritimes que le pouvoir politique désire dynamiser au profit de l’économie nationale, engageant de nouvelles initiatives.

4.2. La construction d’un espace d’échanges pacifié : l’IORA

41 Depuis 1997, l’Inde tente de créer des connexions internes à l’Océan Indien à l’aide de l’IORA, l’Indian Ocean Rim Association. En 1995, lors d’une visite en Inde, Nelson Mandela évoque l’importance de créer une plateforme unique regroupant les États du pourtour de l’océan Indien, pour une coopération socio-économique. Cette idée prend forme en 1997 avec l’IOR Association for Regional Cooperation [Saint-Mézard 2012]. Afrique du Sud, Australie, Inde, Indonésie, Kenya, Madagascar, Malaisie, Maurice, Mozambique, Oman, Singapour, Sri Lanka, Tanzanie, Yémen y adhèrent. Ils sont rejoints en 1999 par le Bangladesh, les Émirats arabes unis, l’Iran et la Thaïlande, puis en 2011 par les Seychelles et en 2012 par les Comores. L’IOR réunit donc actuellement vingt membres. Certains États sont acceptés comme partenaires de dialogue, ce sont la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, le Japon et l’Egypte. Les thématiques abordées sont pragmatiques afin de développer les coopérations : sécurité maritime, gestion des risques de catastrophes, amélioration des conditions d’investissements et du commerce entre les membres, coopérations universitaires scientifiques et technologiques, amélioration du sort des femmes, gestion durable des ressources, développement touristique et des échanges culturels, développement d’une « économie bleue » centrée sur l’Océan Indien. En septembre 2015, quatre thématiques sont discutées : pêche et aquaculture, énergie renouvelable et océan, ports et transport maritime, exploration des fonds marins et ressources minérales. Les programmes

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cernent des activités pouvant bénéficier à tous et surtout transformer cet océan, d’un espace de transit éclaté en espace de production et d’échanges s’auto-dynamisant. C’est précisément la stratégie de l’Inde, que l’IONS lui permettait de mettre en oeuvre sous son aspect sécuritaire. On retrouve aussi une de ses constantes diplomatiques qui consiste à sortir des instances décisionnelles les grandes puissances qu’elle estime extrarégionales, comme la Chine, le Royaume-Uni, la France, les États-Unis. Cette initiative révolutionnaire tente de créer un espace de prospérité océanique, comme l’espace méditerranéen antique qui échangeait au profit de Rome (carte 3). Pour accentuer cet engagement dans cet espace, l’Indian Navy y mène des actions humanitaires dont la réussite promeut le statut de puissance régionale de l’Inde.

Carte 3 – La stabilité de l’Océan Indien et l’Indian Navy

4.3. La démonstration des capacités par les actions humanitaires

42 En décembre 2014, aux Maldives, ce sont les navires indiens qui ont fourni de l’eau potable à la population de Male dont l’unique usine de production d’eau potable venait de tomber en panne. Au Yémen, en avril 2015, alors que la guerre fait rage, l’Inde dépêche plusieurs navires pour évacuer ses ressortissants depuis le port d’Aden. Trois navires portent secours et évacuent vers Djibouti plusieurs centaines de personnes. À la demande de nombreux pays, incapables d’intervenir, ils portent aussi secours à des réfugiés non indiens, dont de nombreux ressortissants du Bangladesh. D’après le Times of India du 21 avril 2015, ce sont ainsi 1 621 personnes, dont 705 ressortissants étrangers appartenant à plus de 30 États, que l’INS Sumitra évacue. Cette opération prouve aux yeux de la communauté internationale la réactivité et la capacité opérationnelle de la marine indienne, ainsi que l’intérêt que cela présente de faire partie de ses alliés.

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Conclusion

43 L’Indian Navy bien plus qu’un instrument militaire [Sheldon-Duplaix 2012] est actuellement un outil d’influence de l’Inde. Celle-ci permet au pays d’agir à plusieurs échelles : à l’échelle nationale, l’Indian Navy protège sa sécurité et prépare l’exploitation de sa ZEE ; à l’échelle océanique, elle permet de sécuriser la zone et les échanges maritimes en préparant une nouvelle aire centrée sur l’Inde et regroupant tous les États du pourtour de cet Océan ; à l’échelle mondiale, elle construit une force crédible susceptible de positionner l’Inde en qualité de puissance régionale en l’Asie du Sud, alliée des puissances démocratiques de chaque continent (France et Royaume-Uni en Europe, États-Unis et Brésil en Amérique, Afrique du Sud en Afrique, Australie en Océanie, Japon en Asie de l’est notamment), rivale de la Chine. L’argumentaire naval décriant les incursions chinoises crée une image d’un monde multipolaire dans lequel l’Inde aurait sa sphère d’influence correspondant à « son » océan.

44 À chacune de ces échelles, l’Indian Navy promeut une approche diplomatique, faite de discussions bilatérales, et démontre la capacité indienne à produire de la haute technologie. Enfin, les équipages valorisent la culture indienne, insistant sur son ancienneté, sur les échanges commerciaux et religieux anciens et sur les apports que ce grand pays a pu offrir aux autres. Ainsi, l’Indian Navy contribue à construire une image positive de l’Inde auprès d’autres États. L’Inde pourra s’en servir à l’avenir.

BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉS

L’Inde possède actuellement une flotte de guerre qui constitue non seulement une garantie de sécurité face à d’éventuelles agressions, mais est aussi un vecteur important d’influence sur tout le pourtour de l’océan Indien. Cet État définit des menaces (Pakistan, piraterie, terrorisme, présence chinoise), construit une infrastructure de défense maritime, développe des alliances (États-Unis, France, Royaume-Uni) et tente de construire un espace océanique centré sur l’Inde et sécurisé par elle.

India has a Navy allowing it to face possible threats, but also to influence its neighbourhood all around the Indian Ocean. The State has identified various threats (Pakistan, Piracy, Terrorism, Chinese presence), is building a maritime defence framework, develops alliances (United States, France, ) and tries to build an oceanic space centered on India and secured by itself.

INDEX

Mots-clés : géopolitique, Inde, Indian Navy, IONS (Symposium des Marines de l’Océan indien), IORA (Association des riverains de l’Océan indien) Keywords : Geopolitics, India, Indian Navy, IONS (Indian Ocean Naval Symposium), IORA (Indian Ocean Rim Association)

AUTEUR

NICOLAS PÉNÉ Doctorant en géographie, Université de Reims – Courriel : nicolas.pene[at]orange.fr

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