Civilisations et Cultures Les Nomades Les peuples nomades de la steppe des origines aux invasions mongoles (ixe siècle av. J.-C.-xiiie siècle apr. J.-C.) Les Nomades

Les cavaliers nomades, pasteurs et guerriers, ont longtemps dominé les steppes Les peuples nomades de la steppe d’Eurasie, de la Hongrie à la Chine du Nord, entre les grandes aires culturelles oc- des origines aux invasions mongoles cidentale, moyen-orientale, indienne et chinoise, et souvent en relation avec elles. LES NOMADES e e Près de quarante peuples ou ensembles tribaux nomades se sont partagé ces im- (ix siècle av. J.-C.-xiii siècle apr. J.-C.) menses étendues durant l’Antiquité et le Moyen Âge. Au-delà des différences physiques, linguistiques ou religieuses, leurs cultures présentent assez de traits communs pour permettre de les rattacher à une même “civilisation des steppes”. Les nomades n’étaient perçus par l’historiographie classique que comme des bar- bares destructeurs. La science actuelle – et surtout l’archéologie – redécouvre leur art, leurs mœurs et leurs systèmes sociaux, et mettent en valeur leurs apports à l’évolution culturelle de l’Eurasie. Cette troisième édition a été entièrement revue et augmentée pour tenir compte YN S KY des dernières recherches, et son illustration largement renouvelée.

Iaroslav Lebedynsky, spécialiste des peuples de la steppe et du Caucase, enseigne

l’histoire de l’Ukraine à l’Institut national des langues et civilisations orientales de I . L E B ED Paris. Il a déjà publié aux éditions Errance : Les Indo-Européens ; Les Cimmériens ; Les Scythes ; Les Saces ; Les Sarmates ; Les Amazones ; Les Tamgas ; Armes et guerriers barbares au temps des Grandes Invasions ; De l’épée scythe au sabre mongol ; La Horde d’Or ; et, en collaboration avec V. Kouznetsov, Les Alains ; Les chrétiens disparus du Caucase. Civilisations et Cultures

éditions errance Iaroslav Lebedynsky ISBN : 978-2-87772-621-4 31 e TTC France www.editions-errance.fr 9:HSMIRH=\W[WVY: éditions errance

Couv Les Nomades.indd 1 06/06/2017 14:17 Civilisations et Cultures

Illustrations de couverture : Image – Motifs animaliers, typiques de l’ancien art nomade des steppes, sur des couvertures de selle en feutre du kourgane n°1 de Pazyryk dans l’Altaï, ve siècle av. J.-C. Quatrième de couverture – Plaque d’or au félin enroulé de la “Collection sibérienne”. Voir en p. 101. Les Nomades Les peuples nomades de la steppe des origines aux invasions mongoles (ixe siècle av. J.-C.-xiiie siècle apr. J.-C.)

Iaroslav Lebedynsky

Troisième édition, revue, corrigée et augmentée

© Éditions Errance, 2017 Place Nina-Berberova 13200 ARLES CEDEX Tél. : 04 88 65 92 05

ISBN : 978-2-87772-621-4 Achevé d’imprimer par Standartu Spaustuve Dépôt légal : juin 2017 editions errance

001-004 Nomade NE.indd 2 06/06/2017 15:27 Civilisations et Cultures

Les Nomades Les peuples nomades de la steppe des origines aux invasions mongoles (ixe siècle av. J.-C.-xiiie siècle apr. J.-C.)

Iaroslav Lebedynsky

Troisième édition, revue, corrigée et augmentée

editions errance

001-004 Nomade NE.indd 3 06/06/2017 15:27 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page4

“Ces gens ne construisent ni villes ni remparts, ils emportent leur maison avec eux, ils sont archers et cavaliers, ils ne labourent pas et vivent de leurs troupeaux, ils ont leurs chariots pour demeure : comment ne seraient-ils pas à la fois invincibles et insaisissables ? ”

Hérodote, IV, 46, à propos des Scythes (trad. A. Barguet).

4 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page5

Introduction

INTRODUCTION

Le nomadisme pastoral, qui ne subsiste aujourd’hui en Eurasie qu’à l’état résiduel, a été durant longtemps le mode de vie de populations d’éleveurs, cavaliers et guerriers, qui dominaient les steppes et les déserts des rives du Danube à celles du fleuve Jaune, de l’actuelle Hongrie à la Mongolie et à la Chine du Nord. La spécificité de leurs cul - tures, l’impact historique de leur activité entre les grandes aires sédentaires occiden - tale, moyen-orientale, indienne et chinoise, justifient qu’on leur fasse une place parmi les principales civilisations de l’Ancien Monde.

L’idée de ce livre consacré aux anciens nomades d’Eurasie est née au cours de travaux précédents sur les peuples “scythiques”, et aussi sur les peuples turcophones qui ont occupé les steppes européennes au Moyen Age. Comme tous ceux qui se sont penchés depuis l’Antiquité sur les nomades, l’auteur de ces lignes était bien conscient au départ des res - semblances qui existaient dans le mode de vie et la culture de populations pourtant très différentes des points de vue de la langue et de l’anthropologie physique. Mais comme tous ses prédécesseurs, il a été frappé par leur intensité et par la conti - nuité de traits bien spécifiques. En réalité, aucune présenta - tion d’un grand groupe nomade ancien, qu’il s’agisse des Scythes, des Huns, ou de leurs successeurs turcs ou mongols, ne peut être complète sans comparaison avec les autres et sans référence à un contexte de civilisation commun.

Pourtant, l’étude des nomades des steppes est fortement cloi - sonnée. Elle est éclatée à la fois entre des écoles nationales (occidentale et “orientaliste ”, hongroise, russe, kazakhe ou ukrainienne et plus généralement “post-soviétique ”, mongole, chinoise…) et entre plusieurs disciplines scientifiques : histoi - re, archéologie, histoire de l’art, linguistique, anthropologie physique, ethnographie pour les comparaisons modernes. Les nomades sont étudiés par peuple ou par grand groupe ethno - linguistique, ou par zone géographique, souvent dans le cadre de frontières politiques modernes particulièrement peu signi - ficatives pour un sujet semblable. La meilleure synthèse parue

Les nomades ont eu une influence souvent méconnue sur les grandes civilisations sédentaires de Perse, d’Inde et de Chine. Cette statue indienne d’un personnage divin, originaire du Penjab méridional et datée des V e-VII e siècles, porte un costume de cavalier nomade et un bonnet “scythe” qui rappellent les représentations d’époque kouchâne.

5 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page6

CARTE DE REPÉRAGE 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page7

LES STEPPES EURASIATIQUES 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page8

LES NOMADES

Carte p. 6 - à ce jour en Occident, L’Empire des steppes de René Grousset, très beau travail de Carte de repérage haute érudition, repose principalement sur les sources écrites et traite en fait surtout (frontières internationales des nomades turco-mongols. reconnues au 1er janvier 2017, Ce livre ne prétend pas être une histoire complète des nomades d’Eurasie ou une des - et limites des régions cription exhaustive de leurs cultures. Il veut offrir au lecteur une première approche autonomes chinoises générale du monde nomade, lui permettre de disposer des informations fondamen - de Mongolie Intérieure tales et de pouvoir situer un peuple ou une culture par rapport aux autres. A ce titre, et du -Ouïghour il s’adresse tant aux non-spécialistes qui voudraient s’initier à ce domaine difficile ou Oriental). d’accès, qu’aux spécialistes de telle ou telle partie du monde des steppes qui pourront H = Hongrie y trouver un instrument de référence et de comparaison plus générale. R = Roumanie G = Géorgie Il nous a semblé que ce travail serait utile surtout pour les nomades anciens, les Ar = Arménie peuples “disparus ” qui n’existent plus comme entités ethnoculturelles reconnais - Az = Azerbaïdjan sables. Le choix des invasions mongoles du XIII e siècle comme terme de l’étude s’est Tdj = Tadjikistan donc imposé assez naturellement : d’une part, l’empire gengiskhanide et ses héritiers Krg = Kirghizie sont l’objet d’une littérature abondante. D’autre part, les ensembles nomades qui ont survécu à la phase d’hégémonie mongole dans les steppes, et surtout ceux qui se sont formés postérieurement, existent toujours pour la plupart et conservent ou conser - vaient encore récemment les éléments essentiels de leur mode de vie traditionnel ; leurs cultures sont largement documentées par les voyageurs et ethnographes modernes et ne nécessitent pas le même processus de restitution à partir de sources diverses que celles de leurs lointains prédécesseurs.

8 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page9

Mode d’emploi

MODE D’EMPLOI

Pour faciliter son emploi, l’ouvrage a été conçu sous forme de guide.

Le premier chapitre présente le monde nomade dans son ensemble, en distinguant les grands groupes ethnolinguistiques qui le composent et en soulignant les facteurs d’unité de la “civilisation des steppes ”. La suite forme le guide proprement dit. Les dif - férents peuples nomades sont présentés dans un ordre qui est globalement chronolo - gique, mais regroupés par souci de clarté et de cohérence en un certain nombre de grands blocs ethniques, géographiques ou historiques. Chaque grande population fait l’objet d’une description normalisée reprenant les mêmes rubriques. Ces rubriques sont les suivantes.

NOM (S)

Le problème des noms et de ce qu’ils recouvrent exactement est évidemment essen - tiel pour débrouiller l’écheveau historique et culturel des nomades. La nomenclature est souvent imprécise. Une même vague dénomination (“Scythes ”, “Huns ”) a pu désigner des populations complètement différentes, alors qu’à l’inverse, une même entité ethnoculturelle a pu porter des noms différents (“Hephtalites ” et “Huns Blancs ”). Une partie de la difficulté consiste à faire coïncider les appellations issues des sources occidentales avec celles que l’on trouve dans les textes chinois : les “Tokhariens ” des auteurs gréco-romains sont ainsi probablement les “Yuezhi ” de leurs contemporains chinois, et donc les “Kouchânes ” de Bactriane et d’Inde. L’usage actuel d’un nom peut différer de son usage historique. Ainsi, l’ethnonyme des “Saces ” n’est attesté que chez des populations iranophones voisines de la Perse et un groupe installé en Inde du Nord-Ouest ; mais les historiens et archéologues actuels l’appli - quent de plus en plus largement, à tort ou à raison, à d’autres nomades asiatiques de l’époque scythe, par exemple ceux de l’Altaï ou les auteurs anonymes de certains des objets d’art animaliers de Sibérie occidentale (“Collection sibérienne ” du Musée de l’Ermitage). Il faut signaler, puisque l’on parlera ici de “peuples ”, que cette appellation est une faci - lité de langage. Sans même rentrer dans le débat classique sur ce qu’est un peuple, ou plus précisément ce que cela pouvait être dans le contexte nomade ancien, rappelons qu’il n’y a pas de limite précise entre “peuple ” et “tribu ”. Pour des raisons tenant à des traditions historiques bien enracinées et à une relative unité culturelle, on a traité des Iazyges, Roxolans, Aorses ou Siraques sous l’étiquette commune de “Sarmates ” – mais on aurait pu, comme certains auteurs antiques, en faire des “peuples ” distincts et mettre au contraire en valeur leurs différences. Inversement, les Türks, Ouïghours, et beaucoup de leurs cousins plus tardifs, auraient pu, au vu de leur parenté linguistique et culturelle étroite, être considérés comme des “tribus ” d’un même “peuple ” turc. En somme, les noms n’ont de sens qu’assortis de définitions précises.

9 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page10

LES NOMADES

CARACTÉRISATION ETHNOLINGUISTIQUE

Cette rubrique regroupe les renseignements qui peuvent permettre de situer une population au sein de plus grands ensembles. Ce sont d’abord les données d’anthro - pologie physique : descriptions anciennes ou analyse des vestiges humains (y compris, aujourd’hui, au moyen de techniques récentes comme les comparaisons d’ADN). Ces éléments, considérés par certains historiens avec une bête suspicion après les débor - dements des XIX e et XX e siècles, sont nécessaires pour rendre un visage concret aux peuples étudiés, en particulier pour savoir, dans le contexte des steppes, si nous avons affaire à des europoïdes ou à des mongoloïdes (à des “blancs ” ou à des “jaunes ”, pour employer un vocabulaire peut-être plus familier au lecteur). On verra que ces deux grands groupes de types humains sont présents, avec de nombreuses variantes, presque tout au long de l’histoire des nomades, qu’ils ont parfois cohabité au sein des mêmes cultures (comme dans l’Altaï à l’époque scythe) et se sont mêlés. Si l’irrup - tion en Europe de nomades mongoloïdes est un fait bien connu, il faut noter que les nomades europoïdes se sont avancés très loin en Asie, jusque dans la Mongolie et la Chine actuelles. Ensuite, les peuples considérés peuvent – parfois, et avec certaines incertitudes – être rattachés à de grands groupes linguistiques, principalement indo-européen (surtout iranien) et altaïque (turc et mongol), mais aussi ouralien (en l’occurrence ougrien). Ces grandes catégories sont détaillées au chapitre suivant. Il faut savoir que la plupart des nomades n’ont pas écrit leur langue. Leur identification linguistique doit alors se faire à partir d’un matériel réduit et d’emploi malaisé : quelques mots notés plus ou moins exactement par des étrangers (Hérodote livre quatre mots de “scythique ” avec leurs traductions – toutes fausses !), et surtout des noms propres souvent estropiés. Des générations de linguistes se sont épuisées à essayer de restituer les termes iraniens, turcs ou mongols qui se cachent derrière les transcriptions chinoises, avec un succès inégal. On s’est efforcé ici, dans les cas litigieux, de proposer les hypothèses qui paraissent aujourd’hui les plus sérieuses, sans jamais les faire passer pour des certitudes. Les éléments disponibles ne permettent pas toujours de définir clairement certaines populations nomades, et non des moindres. Plutôt que de la déguiser derrière des affirmations péremptoires, il vaut mieux avouer l’ignorance dans laquelle nous sommes aujourd’hui sur des questions aussi importantes que l’identité des Huns. Les grands systèmes explicatifs qui brassent les peuples par dizaines et les classent ou les assimilent sur la base de vagues homonymies ou de ressemblances superficielles doi - vent être considérés avec la même méfiance que les rapprochements du même genre déjà faits par les auteurs antiques.

HISTOIRE

L’histoire des nomades n’est généralement connue que par leurs voisins – et parfois victimes – sédentaires. Il y a de rares exceptions, comme les inscriptions des Türks et surtout l’ Histoire secrète des Mongols , mais, pour l’essentiel, les sources sont occiden - tales et byzantines, chinoises, assyriennes, perses puis arabo-persanes, arméniennes et géorgiennes, accessoirement indiennes. C’est dire que cette histoire est fortement déformée par des prismes culturels et religieux. Vus d’Occident, de Perse ou de Chine, les nomades inspiraient surtout la révulsion. On les méprisait, car ils n’avaient pré -

10 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page11

Mode d’emploi

tendument ni villes ni villages et ignoraient l’agriculture ; ils étaient “païens ”, et à l’occasion persécuteurs des “grandes ” religions ; et on les redoutait, car c’étaient sou - vent de formidables guerriers. Ainsi trouve-t-on, dans les littératures anciennes, des stéréotypes assez voisins de nomades dépeints comme des sauvages, des prédateurs, voire des messagers du chaos et de l’apocalypse. L’historiographie actuelle est encore très marquée par cette vision négative, qui a été renforcée au Moyen Age et à l’époque moderne par deux phénomènes : d’une part le souvenir terrible laissé dans toute l’Eurasie par les invasions, particulièrement destructrices, des Mongols ; d’autre part l’observation, aux XVIII e et XIX e siècles, de tribus nomades déclinantes et pau - périsées, progressivement refoulées par les Russes et les Chinois. On n’y peut rien, sinon garder ce fait à l’esprit pour rectifier certaines exagérations ou interprétations. En outre, l’information est dans beaucoup de cas très partielle. Les observateurs grecs ou chinois ne se sont intéressés aux affaires des nomades que quand elles les concer - naient directement et ne se sont pas souciés de fournir des listes complètes de souve - rains ou une chronique des principaux évènements. L’histoire de certains peuples se résume à deux ou trois dates, généralement celles de victoires ou défaites particuliè - rement significatives.

ARCHÉOLOGIE

Ces problèmes de sources écrites rendent d’autant plus précieux l’apport de l’archéo - logie. Cet apport est très inégal selon les cas. Les fouilles ont commencé beaucoup plus tard en Asie Centrale que dans les steppes européennes ou même en Sibérie, et la carte archéologique de cette immense région, l’un des noyaux des cultures nomades à toutes les époques, constitue aujourd’hui encore une mosaïque très lacunaire. Des découvertes à venir pourront non seulement compléter notre information sur cer - tains peuples, mais encore la modifier radicalement. Par ailleurs, des questions d’at - tribution des vestiges aux peuples historiques se posent souvent. S’il n’y a par exemple aucun doute quant à l’identification archéologique des Scythes d’Europe, celle des premiers Alains est déjà beaucoup plus incertaine, et nous sommes loin de pouvoir faire correspondre des ensembles archéologiques déterminés aux différents groupes saces ou aux Hephtalites. Il y a d’ailleurs aussi des ensembles artificiels, comme la “Collection sibérienne ” précitée ou les “bronzes de l’Ordos ”, qui doivent à l’éviden - ce être répartis entre des peuples et mêmes des époques différents.

CULTURE

On a rassemblé sous cette rubrique les différents renseignements de source historique ou archéologique relatifs à l’organisation politique et sociale, aux techniques guer - rières, à la religion, à l’art. Le tableau est plus ou moins complet et souvent très anec - dotique, en fonction de ce qui avait frappé les observateurs anciens (du régime ali - mentaire au titre des rois, en passant par l’armement des cavaliers…). Mais même des informations très partielles peuvent être révélatrices et permettre des extrapolations prudentes, compte tenu de la relative unité de civilisation des nomades.

A ces rubriques s’ajoute, dans certains cas, un bref “portrait” d’un personnage célèbre ou particulièrement représentatif.

11 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page12

LES NOMADES

La longueur de chaque description et de chaque rubrique varie donc en fonction des données disponibles et aussi, dans une certaine mesure, de l’importance du groupe considéré. On s’est efforcé de moins s’appesantir sur tout ce que l’on ignore que sur ce que l’on sait de façon plus ou moins sûre. Les rubriques qui ne pouvaient être ren - seignées ont été supprimées, et les peuples ou tribus sur lesquels les renseignements sont inexistants ou trop fragmentaires ont été regroupés en ensembles apparentés ou traités à propos des grandes populations les plus proches d’eux. C’est le cas des nomades “scythiques” de Sibérie, dont la riche archéologie (cultures de Tasmola, de l’Altaï, de Tagar…) ne compense pas tout à fait le caractère anonyme et l’absence d’histoire connue.

En ce qui concerne les populations qui se sont sédentarisées à un certain stade de leur histoire, comme les Alains, ou même sont devenues l’élite dirigeante d’un Etat séden - taire, comme les Yuezhi en Bactriane et en Inde ou les Tabghatch, Qidan et autres en Chine, l’attention principale se porte évidemment sur leur période nomade, mais il a paru intéressant de relater brièvement leur destin ultérieur et de signaler certaines survivances nomades dans les phases suivantes de leur culture – qui sont souvent les mieux documentées. Un index permettra au lecteur de voyager plus facilement à travers la steppe et les siècles.

Transcriptions

Par nature, le texte cite des noms provenant des langues et des systèmes d’écriture les plus divers. L’expérience a prouvé à l’auteur qu’il n’existait aucun système universel - lement satisfaisant, applicable à tous les sujets et compréhensible par tous. Les règles observées ici sont les suivantes :

Les noms chinois sont rendus suivant le système officiel pinyin (sans indication des tons). Celui-ci étant assez déconcertant, on a ajouté dans certains cas les transcrip - tions anciennement fixées par l’école française : Xiongnu (Hsiong-nou). A ces noms et à certains autres termes d’aspect exotique, on s’est abstenu d’ajouter les marques françaises du féminin et du pluriel (des Xianbei et non Xianbeis).

En ce qui concerne les noms et termes iraniens, turcs, mongols ou slaves, ceux qui apparaissent dans le corps du texte sont en règle générale transcrits “à la française ” sans signes diacritiques, sauf tradition orthographique contraire, pour des raisons de lisibilité : Karlouk et non Qarluq , kaghan et non qağan , etc. Des transcriptions scientifiques, conformes aux systèmes habituellement utilisés pour les différentes langues, sont données le cas échéant entre parenthèses et, bien sûr, dans les déve - loppements linguistiques.

Le lecteur intéressé trouvera en annexe le détail des systèmes scientifiques employés. Pour ce qui est des transcriptions françaises courantes, on notera simplement que kh représente le ch allemand de Buch ou la jota espagnole (transcription scientifique : x), que gh est la variante sonore du même son (transcription scientifique : ğ), proche du

12 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page13

Mode d’emploi

r grasseyé français, et que ö et ü se prononcent comme en allemand (c’est-à-dire res - pectivement comme eu et u français).

L’astérisque * indique un terme non attesté, reconstitué, le double astérisque signale, le cas échéant, une forme attestée encore antérieure. Les équations du type A < B signifient “A provient de B ” ; inversement, A > B veut dire “A produit B ”.

Noms géographiques

La plupart du temps et en dépit des regrettables anachronismes auxquels ceci conduit, on a donné aux pays mentionnés leur nom actuel (en particulier pour la localisation des sites archéologiques). Quelques appellations anciennes de régions historiques ou géographiques ont toutefois été conservées et sont utiles à connaître. • L’“Asie Centrale ” ou “Turkestan Occidental ” est ici, par convention, l’ensemble formé par le – en tout cas sa partie méridionale –, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, la Kirghizie, le Tadjikistan. • Le “Turkestan Oriental ” correspond à l’actuelle région autonome chinoise du Xinjiang-Ouïghour. • La “Sogdiane ”, puis la “Transoxiane ”, sont le territoire situé entre les cours de l’Amou Daria (l’ancien Oxus) et du Syr Daria (l’ancien Iaxarte) et dont la plus grande partie appartient aujourd’hui à l’Ouzbékistan. • La “Bactriane ” couvrait le nord de l’Afghanistan et des parties méridionales de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Turkménistan. Une appellation concurrente, celle de “Tokharestan ” ou pays des Tokhariens, est attestée à partir de la fin du IV e siècle (cf. YUEZHI ).

Bien que l’Oural n’ait rien d’une barrière infranchissable, il a parfois servi de zone- frontière entre différents peuples nomades et forme aujourd’hui la limite toute conventionnelle entre Europe et Asie. L’expression de “steppes européennes ” désigne donc ici les steppes d’Ukraine et celles de Russie d’Europe à l’ouest de l’Oural, par opposition à celles de Sibérie méridionale, d’Asie Centrale, etc.

13 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page14 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page15

Peuples nomades, civilisation des steppes

CHAPITRE 1 PEUPLES NOMADES, CIVILISATION DES STEPPES

Ce chapitre présente brièvement les faits qui séparent et ceux qui rapprochent entre eux les différents peuples nomades anciens. Sans vouloir gommer les uns et oublier tout ce qui différencie un Scythe d’un Türk ou d’un Mongol, il apparaît que les autres justifient le concept d’une “civilisation des steppes ” et l’étude commune de ces peuples.

Les peuples

La relative unité du mode de vie nomade, et la remarquable continuité tout au long de la période étudiée de certaines caractéristiques culturelles qui seront détaillées plus loin, n’impliquent aucune homogénéité ethnolinguistique des peuples considérés. Bien au contraire, les porteurs simultanés ou successifs de la civilisation des steppes diffé - raient profondément par le type physique et la langue.

Du point de vue racial, les nomades relevaient de deux Crâne “déformé” (modelé grandes séries de types : europoïdes et mongoloïdes, et com - dans la première enfance) portaient aussi, bien sûr, toute une gamme de spécimens provenant d’un site cho - intermédiaires plus ou moins métissés. Leur identification, rasmien antique, au sud que ce soit à partir des vestiges humains trouvés dans les de la mer d’Aral. sépultures, des textes ou de représentations d’époque, n’est d’ailleurs pas toujours sûre.

En marge des questions d’anthropologie physique, il faut signaler deux pratiques de modification corporelle répandues dans les steppes : les tatouages (chez des

Visages des momies de l’homme (mongoloïde) et de la femme (europoïde) du 2 e kourgane de Pazyryk (Russie, Altaï). Dès la seconde moitié du I er millénaire av. J.-C., on observe la cohabitation et le mélange des types euro - poïde et mongoloïde chez les tribus de l’Altaï. [R. Rolle, 1980]

15 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page16

LES NOMADES

peuples “scythiques ” et plus tard turcophones ; le Byzantin Psellos en signale au milieu du XI e siècle), et la déformation crânienne des nouveau-nés fréquente surtout aux pre - miers siècles de notre ère.

Du point de vue linguistique, les nomades appartenaient au moins à trois grandes familles indépendantes. Ce sont :

1 • La famille indo-européenne (celle dont fait partie le français !). La principale branche de l’indo-européen concernée ici est la branche iranienne. Son nom tra - ditionnel est souvent source de confusion : les langues iraniennes ne sont pas ori - ginaires d’Iran et ont été parlées dans bien d’autres régions – en particulier dans les steppes. Les peuples “scythiques ” au sens large, c’est-à-dire les nomades irano - phones d’Europe (Scythes, Sauromates puis Sarmates, Alains) et d’Asie (Saces et autres) s’exprimaient dans des parlers du groupe “iranien oriental ” – par opposition à l’“iranien occidental ” de Perse. Aujourd’hui, le “scythique ” d’Europe n’est plus représenté que par l’ossète du Caucase, issu d’un dialecte alain ; les langues ira - niennes du Pamir prolongent peut-être des parlers saces. D’autres nomades de l’Antiquité sont considérés tantôt comme des iranophones, tantôt comme des locuteurs d’autres langues indo-européennes. C’est le cas des Cimmériens (qu’une théorie ancienne rattachait aux Thraces) et des nomades d’Asie appelés par les Chinois Wusun et Yuezhi, parmi lesquels, selon une autre théorie controversée, auraient pu se trouver des locuteurs de parlers indo-euro - péens aujourd’hui éteints tels que le koutchéen et le tourfanais, attestés par des textes médiévaux du bassin du Tarim au Turkestan Oriental.

Type mixte europo-mon - 2 • La famille altaïque. Elle regroupe les langues turques et mongoles, bien attestées goloïde : reconstitution du chez des nomades de la période considérée, et aussi les langues toungouses. La visage d’un nomade des branche turque, en particulier, a connu une grande expansion à partir des premiers steppes européennes à siècles de notre ère et surtout du VI e siècle (création de l’empire türk), et elle est l’époque de la Horde d’Or restée ensuite dominante dans les steppes, malgré l’éphémère hégémonie mongole (XIII e-XIV e siècles). au XIII e siècle. [S. Horbenko in P. Tolotchko, 1999] 3 • La famille ouralienne (“finno-ougrienne ”). Elle comprend le lapon et les langues finnoises, ougriennes et samoyèdes. C’est principalement la branche ougrienne qui concerne le monde nomade : les Magyars / Hongrois en font partie. Quelques éléments samoyèdes ont été absorbés au Moyen Age par des populations turcophones de Sibérie.

Il est possible et même vraisemblable qu’à diverses époques, des locu - teurs de langues autres que celles de ces trois familles aient appartenu à des populations nomades (langues caucasiques du nord-ouest, peut- être, en milieu scythe ; langues paléo-asiatiques en Asie orientale). Mais ces faits ne sont pas formellement attestés.

Il n’y a pas d’adéquation parfaite entre type anthropologique et apparte - nance linguistique, mais on peut énoncer quelques faits généraux. En particulier, les locuteurs de langues indo-européennes étaient dans leur

16 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page17

Peuples nomades, civilisation des steppes

immense majorité de type europoïde (des éléments mongoloïdes très minoritaires apparaissent chez les Sarmates les plus orientaux et les Saces). Inversement, tous les europoïdes ne parlaient pas des langues indo-européennes. On en trouve, en forte quantité ou même en majorité, chez les Huns et Avars, dans des populations turco - phones (Kirghizes, Bulgares, Petchénègues…) et ougrophones (Magyars). C’est vrai - semblablement le résultat de processus de mélange et d’assimilation.

Au départ, en effet, il semble que les populations de langue altaïque et de langue ougrienne aient été de type mongoloïde. Très tôt cependant, les peuples turcophones apparaissent comme beaucoup plus hétérogènes, avec des éléments europoïdes en proportions variables. Ce fait peut être mis en rapport avec l’expansion vers l’ouest de ces peuples, au cours de laquelle ils assimilèrent une partie de leurs prédécesseurs “scythiques ”. Bien que le détail de ce processus soit mal documenté, sa réalité est cer - taine, et des études paléogénétiques futures devraient le confirmer.

De même, quand les Magyars entrèrent dans le bassin des Carpathes à la fin du IX e siècle, ils ne ressemblaient déjà plus aux mongoloïdes que sont leurs parents linguis - tiques ougriens de Sibérie, les Khanty ou Ostiaks et les Mansi ou Vogouls.

En définitive donc, le monde nomade d’Eurasie s’est composé, successivement ou simultanément, des grands groupes humains suivants : • des europoïdes de langue indo-européenne, majoritairement iranienne (peuples “scythiques ”) ; • des mongoloïdes de langue altaïque et ouralienne ; • des populations aux types physiques mélangés, de langue altaïque (surtout turque) et ouralienne (ougrienne).

Comment concilier cette variété ethnolinguistique et la relative communauté de civilisation des nomades ? Il y a plusieurs réponses possibles.

La plus simple est évidemment que le même mode de vie nomade a entraîné, chez des peuples différents, l’apparition de traits culturels similaires. Mais ce déterminisme est insuffisant. On peut admettre que le nomadisme pastoral ait partout produit un même type d’habitat, de costume, de nourriture. Mais comment aurait-il également inspiré des pratiques funéraires ressemblantes et même des formes d’art communes ?

Une autre hypothèse est que la civilisation des steppes a été développée d’emblée par des populations différentes, par exemple dans les régions où les locuteurs de langues indo-européennes se trouvaient en contact avec ceux des langues altaïques (Altaï ? Mongolie ?). Or, des découvertes récentes et des recherches en cours tendent à confir - mer l’importance de ces zones orientales.

Une troisième possibilité est que les caractéristiques principales de cette civilisation soient apparues en premier lieu chez des populations nomades de langue indo-euro - péenne, avant d’être adoptées par des populations altaïques et ougriennes. Beaucoup d’indices pointent dans cette direction.

17 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page18

LES NOMADES

D’abord, le fond de la population des steppes à la fin de l’âge du Bronze – c’est-à-dire au moment de l’émergence du nomadisme pastoral – se composait en grande majori - té d’europoïdes. Ils partageaient des cultures assez voisines issues de la vieille nébu - leuse néolithique et chalcolithique des “Kourganes ”, en l’occurrence les stades finaux des cultures dites des “Tombes à Charpentes ” et d’“Andronovo ”. L’aire de la premiè - re était initialement centrée sur la Volga avant de s’étendre vers l’ouest en Ukraine. La seconde couvrait, avec diverses variantes locales, un immense espace en Asie Centrale et en Sibérie. Ces europoïdes des steppes parlaient certainement à cette date, comme on l’a dit, des langues de la famille indo-européenne, et les deux cul - tures précitées sont considérées comme les foyers des peuples “scythiques ” histo - riques. C’est probablement dans ce milieu que se produisit d’abord la transition vers le nomadisme. De l’Ukraine (Cimmériens) à la Mongolie occidentale, les plus anciens vestiges nomades sont associés à des europoïdes.

Il est important de noter a contrario que les ancêtres des nomades de langue altaïque ou ouralienne n’étaient pas originaires des steppes, mais de zones forestières plus sep - tentrionales. Ces populations en avaient d’ailleurs conservé le souvenir. La patrie sentimentale des Türks des VI e-VIII e siècles, par exemple, n’était pas la steppe, mais la “forêt d’Ötüken ”, correspondant probablement à une région boisée des monts Khingan en Mongolie. Une inscription türke proclame : “ Si tu restes dans la forêt d’Ötüken où il n’y a ni richesse ni souci, tu continueras à conserver un empire éternel, ô peuple türk !”. De même, c’est dans les hauteurs boisées du Bourkhan Khaldoun que fut inhumé Gengis-Khan.

Ensuite, certains aspects de la civilisation des steppes, telle qu’elle sera dépeinte dans la suite de ce chapitre, se rattachent à des traditions indo-européennes. Par exemple, le rite de l’inhumation sous tumulus (“kourgane ”), largement dominant chez les nomades, avec parfois l’érection de statues anthropomorphes de pierre, prolonge la pratique semblable qui a justement donné son nom au vaste ensemble de cultures préhistoriques “des Kourganes ”, dans lequel on voit avec vraisemblance la traduction archéologique des premiers stades de l’expansion indo-européenne.

Cette conception correspond enfin au développement historique que l’on observe au sein du monde nomade. A l’époque “scythe ” (VII e-III e siècles av. J.-C.), des nomades europoïdes occupaient les steppes de la Hongrie à la Chine (Yuezhi du Gansu). Des éléments mongoloïdes et métissés apparaissent dans l’Altaï à la fin de cette période, mais ce n’est qu’à partir de la fondation de l’empire des Xiongnu en Mongolie, à la fin du III e siècle av. J.-C., que débuta vraiment le refoulement – ou l’absorption dans certains cas – des populations à majorité “scythique ” jusque-là dominantes. Ce mou - vement toucha les steppes européennes beaucoup plus tard, à la fin du IV e siècle de notre ère, avec l’arrivée des Huns. Ensuite, les populations nomades d’Eurasie furent presque exclusivement des Turco-Mongols (et des Ougriens). Si l’on admet ce point de vue, il en résulte la conséquence curieuse que la civilisation des steppes ne peut plus être regardée comme complètement étrangère aux cultures de l’Europe. Toutes ont sans doute poussé, pour une grande part, sur le même terreau indo-européen, et les tumuli celtes ou thraces sont bien les cousins des kourganes de la steppe.

18 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page19

Peuples nomades, civilisation des steppes

Les origines du nomadisme Barrette de mors en os de Kamennyï Log (Russie, Le nomadisme est un phénomène qui a existé à diverses époques de l’histoire de l’hu - Altaï), culture de manité. Mais le mode de vie des nomades “classiques ” d’Eurasie, qui nous intéresse Karassouk ; longueur : ici, est apparu comme on l’a vu plus haut au sein de populations précédemment 14,7 cm. Cet accessoire sédentaires. On a longtemps cru que les porteurs des cultures néolithiques et chalco - annonce ceux utilisés lithiques “à Kourganes ” étaient des nomades. En fait, malgré leur mobilité et l’im - ensuite par les portance qu’avait l’élevage dans leur économie, et même si certains ont effective - cavaliers ment pu connaître des phases de nomadisme ou semi-nomadisme, ils étaient globa - nomades. lement sédentaires, avaient des villages et pratiquaient l’agriculture. Ceci veut dire que le nomadisme, tel qu’il est attesté à partir du IX e siècle av. J.-C., ne constituait pas dans les steppes une sorte de résidu archaïque, mais une spécialisation écono - mique nouvelle.

Les raisons de cette évolution ne sont pas évidentes. Le nouveau mode de vie per - mettait assurément d’exploiter de très grands espaces dans le cadre d’un élevage extensif. Mais la mutation a-t-elle été volontaire ou imposée par les circons - Les “pierres à cerfs” sont tances ? On a imaginé, par exemple, que des modifications climatiques auraient pu des monuments caractéris - diminuer les rendements agricoles dans les steppes et pousser les populations vers tiques des “Premiers le pastoralisme. De tels changements seraient attestés à partir de 1500 av. J.-C. Nomades” des IX e-VII e dans les steppes de l’Ordos. L’idée trouverait une certaine confirmation dans l’im - siècles av. J.-C. A gauche : portance accrue de l’élevage que l’on observe aux stades finaux de cultures séden - type de “Mongolie- taires comme celle d’Andronovo (dont on a dit l’importance dans la genèse des Transbaïkalie” (“pierre à peuples “scythiques ”). On peut envisager d’autres facteurs, comme la valorisation cerfs” au sens strict, avec “idéologique ” de certaines activités. Indépendamment des conditions matérielles cervidés stylisés superpo - qui l’encourageaient, le nomadisme – surtout compte tenu de sa forte coloration sés) ; au centre : type de guerrière – a pu être considéré comme un mode de vie plus noble que celui des “Saïan-Altaï” (animaux sédentaires. On ne veut pas suggérer que des peuples aient choisi ce mode de vie divers, souvent représentés par romantisme, mais son développement a pu être encouragé ou légitimé par des dressés) ; à droite : type considérations de prestige. “eurasiatique” (sans repré - sentation animalière). La culture sibérienne de Karassouk, qui a occupé une partie de l’ancienne aire [V. Volkov in Nomads …, d’Andronovo aux XIII e-VIII e siècles av. J.-C., offre un exemple de cette transition 1995] vers le nomadisme. Ses porteurs, à l’identité controversée, étaient des pasteurs et agriculteurs semi-nomades et d’excel - lents métallurgistes du bronze.

Le premier stade de la civilisation des steppes est ensuite repré - senté, à partir du IX e siècle av. J.-C., par les cultures dites “pré- scythes” ou des “Premiers Nomades”. S’y rattachent notam - ment les vestiges supposés “cimmériens” des steppes euro - péennes, et les monuments anthropomorphes, d’attribution incertaine, que l’on réunit sous l’appellation générale de “pierres à cerfs”. Il est intéressant de relever que dès cette phase archaïque, on constate des liens entre les deux extrémités du corridor des steppes. Par exemple, il y a des similitudes entre les armes de bronze de la culture de Karassouk et certains types

19 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page20

LES NOMADES

“cimmériens” ; de même, si les “pierres à cerfs” sont concentrées en Mongolie et Sibérie, certaines variantes sont connues en Europe. Les sinologues ont relevé la curieuse ressemblance entre le nom des Cimmériens (grec Kimmérioi , akkadien Gimirrâia ) et celui des “barbares” qui attaquèrent la Chine des Zhou Occidentaux à la fin du IX e siècle av. J.-C. (Xianyun, prononciation antique * Xi ăm-mi ər).

Dès le tournant des IX e-VIII e siècles av. J.-C. apparaissent, aux confins de la Sibérie et de la Mongolie, les plus anciens éléments des cultures de type scythe (Arjan-1 dans la Touva). Leur diffusion ultérieure de la Hongrie à la Chine du Nord inaugure ce qu’il est convenu d’appeler la “période scythe” des VII e-III e siècles av. J.-C., et qui constitue le premier âge classique de la civilisation des steppes. Le cadre géographique : les steppes

Le cadre géographique du phénomène nomade, ce sont les steppes. Les steppes d’Eurasie s’étendent de la Hongrie et des bouches du Danube à la Mongolie et à la Chine du Nord, sans autre obstacle majeur que le système montagneux formé par l’Altaï (son plus haut sommet est le mont Bieloukha : 4 506 m), dont le sud est relié aux grandes chaînes du Pamir et des Tianshan qui culminent à plus de 7 000 m. L’Altaï est cependant franchissable par la Dzoungarie. Quant à l’Oural, limite bien théorique entre Europe et Asie, ses sommets méridionaux, au contact des steppes, ne dépassent guère 1000-1500 m et ne constituent pas un obstacle.

Un coup d’œil à quelques atlas montre que les géographes ou historiens ne s’enten - dent pas sur la délimitation, voire sur la définition, des zones de steppes. Le terme évoque de grandes étendues plates non arborées, mais le climat, l’altitude et la végé - tation de ces plaines peuvent être très différentes. On distingue la steppe herbeuse, la steppe boisée, et la steppe semi-désertique.

La steppe herbeuse eurasiatique, la “mer d’herbes ”, commence dans la grande plaine hongroise. De l’autre côté des Carpathes, elle occupe le sud de l’Ukraine et de la

Paysage de l’Altaï. Dans ces régions de haute montagne existait, dès l’époque scythe, un nomadisme de type “vertical”.

20 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page21

Peuples nomades, civilisation des steppes

Paysage de l’Oural. Les faibles hauteurs de l’Oural méridional n’ont jamais été un obstacle pour les peuples nomades.

Paysage de steppe herbeuse.

Paysage de steppe boisée en Ukraine centrale. [R. Rolle, 1980]

21 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page22

LES NOMADES

Russie avec le nord de la Ciscaucasie, le nord du Kazakhstan, puis bute contre le mas - sif de l’Altaï. De l’autre côté de l’Altaï, elle se poursuit en Mongolie et en Chine, où elle se replie au sud vers la boucle du Huanghe / Fleuve Jaune (steppe de l’Ordos). La végétation est caractérisée par de hautes herbes, notamment du genre stipa , mais le climat présente de grandes variations d’ouest en est : si, dans la steppe ukraino-russe, les maxima et minima de température oscillent de -20 ou -10° en hiver à 20-30° en été, les amplitudes thermiques de la steppe mongole s’élèvent à 90 ou 95°, avec une température moyenne inférieure ou égale à 0° !

Cette “steppe par excellence ” est bordée au nord par une steppe boisée qui forme la transition avec les zones forestières (forêts mixtes d’Europe ou taïga sibérienne). La steppe boisée se caractérise par un terrain un peu plus varié et accidenté que la step - pe herbeuse, un climat moins sec et un couvert forestier discontinu. Elle occupe une large partie de l’Ukraine, et de vastes étendues en Russie d’Europe, au sud de la Sibérie et au nord du Kazakhstan.

Au sud de la steppe herbeuse existe une bande de steppe semi-désertique qui s’étend de la Kalmykie (à l’ouest du cours inférieur de la Volga) au Kazakhstan central, au nord de la mer d’Aral et du lac Balkhach. Elle s’ouvre au sud sur les véritables déserts, comme le Kara Koum ( qara qum “sable noir ”) au Turkménistan, le Kyzyl Koum ( qızıl qum “sable rouge ”) en Ouzbékistan, le Taklamakan au Xinjiang et le Gobi au sud de la Mongolie. Les déserts et semi-déserts sont ponctués d’oasis et de zones fertiles et contiennent les grandes étendues d’eau que sont la mer d’Aral, le lac Balkhach ou l’Issyk-Koul ( issıq köl , le “lac chaud ” qui ne gèle pas en hiver).

Ces différentes “steppes ” n’offrent évidemment pas les mêmes possibilités à des éle - veurs, et il est d’autant plus remarquable que le mode de vie nomade présente une grande unité dans toutes les zones considérées.

Les types d’économie nomade

Les différentes formes de nomadisme qui ont existé dans les steppes peuvent être clas - sées, plutôt que par régions, en fonction du degré de développement de l’économie, de la société, des structures politiques, etc. Une répartition en trois types principaux a été élaborée par les archéologues russes (en particulier S. Pletniova, à partir de ses propres travaux sur les ). On peut la résumer comme suit :

• Type 1 - Toute une population nomade se déplace en permanence avec ses trou - peaux, à la recherche de pâturages, sans point d’attache fixe. Les camps sont pro - visoires, les sépultures dispersées, sans cimetières permanents. Les uniques res - sources sont les produits de l’élevage et de la guerre. Ce système correspond parfaitement à l’image caricaturale que les sédentaires ont toujours eu des nomades, mais il est dans la réalité assez exceptionnel. De fait, il n’est guère concevable que dans des circonstances particulières et pour un temps limité, par exemple lors de migrations comme celles qui conduisirent les Huns en Europe. On peut le qualifier de “nomadisme de camp ” ou “nomadisme migratoire ”.

22 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page23

Peuples nomades, civilisation des steppes

• Type 2 - La population nomadise à l’intérieur d’un cadre territorial précis, souvent délimité par des frontières naturelles : fleuves, crêtes de montagnes, limites de zones écologiques. Chaque groupe (tribu, “clan ” – la nomenclature n’est pas toujours pré - cise) dispose de ses propres pâturages, généralement des pâturages d’été et d’hiver distincts entre lesquels les troupeaux et les hommes transhument en suivant des iti - néraires déterminés. Le choix des pâturages et des itinéraires est fonction des conditions écologiques. Les nomades des steppes ukraino-russes passaient ainsi l’hi - ver près de la mer Noire ou de la mer d’Azov et l’été plus au nord dans la steppe, alors que les nomades de l’Altaï ou du Pamir transhumaient “verticalement ” entre alpages et pâturages de plaine. L’empiètement sur les pâturages ou les parcours des voisins est une source de conflits. Dans ce système de nomadisme que l’on peut dire “territorial ”, les camps, et notamment les sites d’hivernage, peuvent devenir les noyaux d’établissements permanents, à proximité desquels se développent des cimetières et même de vraies nécropoles. Ces établissements abritent une population composite de nomades (âgés ou appauvris), de captifs étrangers, d’artisans de diverses origines, etc. Ils deviennent des centres économiques et artisanaux, mais peuvent aussi être des places fortes et des centres de commandement. Les camps permanents des chefs et des souverains, souvent fortifiés, font office de “capitales ”. Une agriculture d’appoint peut s’ajouter à l’élevage. Ce deuxième type est le plus répandu et correspond à l’organisation en grandes tribus ou unions tribales classique chez les nomades de différentes époques, par exemple les Scythes et Sarmates de l’Antiquité ou différentes confédérations turques médiévales.

• Type 3 - Ce troisième modèle accentue les caractéristiques du second. Il reflète la situation de certaines populations nomades qui ont réussi à créer des “empires ” relativement stables intégrant souvent des groupes nombreux de sédentaires indi - gènes soumis. Une partie importante des nomades se fixe, dans des villes préexis - tantes (conquises) ou des agglomérations nouvelles ; les élites adoptent souvent un genre de vie semi-nomade. L’économie est très diversifiée. Ce type est illustré par les Khazars des VII e-X e siècles et plus tard par la Horde d’Or mongole. Si le déve - loppement n’est pas interrompu, les nomades peuvent finir par se sédentariser com - plètement et devenir une sorte d’aristocratie gouvernant la population indigène, comme cela s’est produit en Hongrie avec les Magyars.

Cette typologie offre un cadre conceptuel commode, dont on se servira occasionnel - lement dans les descriptions des différents peuples nomades évoqués par cet ouvrage. Il faut cependant bien comprendre que les systèmes ainsi définis abstraitement ne for - ment pas des catégories étanches : il existe des situations intermédiaires, et les types 2 et 3 ne sont pas toujours faciles à distinguer. Ils ne constituent pas non plus trois stades successifs d’une évolution qui serait à sens unique et irréversible. Des peuples pratiquant de longue date un nomadisme territorial ont pu être chassés de leur domai - ne et retourner à un nomadisme migratoire plus “primitif ” avant de s’établir ailleurs. L’intérêt principal de ces distinctions est finalement de rappeler que les sociétés nomades – exactement comme les sociétés sédentaires – ont connu des niveaux d’évolution et de complexité très différents.

23 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page24

LES NOMADES

La base de l’économie nomade était, dans tous les cas, l’élevage. Le cheval occupait une place privilé - giée et était l’objet des soins les plus attentifs. Le type d’élevage développé par les nomades aurait été impossible sans pratique de l’équitation : des bergers à pied n’auraient jamais pu contrôler les troupeaux dans la steppe. La puissance militaire des nomades était, elle aussi, conditionnée par l’entretien de grandes manades. La place du cheval dans les rites funéraires de beaucoup de peuples nomades souligne son lien spécial avec l’homme. La race la plus répan - due était le petit poney des steppes, célèbre pour sa résistance et sa capacité à trouver sa nourriture dans les conditions les plus défavorables, mais certains Cheval mongol. Le petit peuples nomades élevaient des chevaux plus grands, comme les “chevaux célestes ” cheval ou poney des des Wusun si enviés par les Chinois. steppes a été la monture la plus courante des Les nomades inventèrent ou diffusèrent des éléments de harnachement aussi impor - nomades d’Eurasie. tants que la selle dure et l’étrier. Un accessoire indispensable en l’absence d’éperons, le petit fouet de cavalier, a existé sous une forme presque identique de l’époque scythe à nos jours.

Les autres animaux d’élevage étaient des ovins et caprins, et des bovins (bœufs / vaches ou yacks selon les régions), en proportions variables suivant le type de noma - disme pratiqué. Bien que tous les auteurs ne s’accordent pas sur la question, il semble que les ovins soient plus adaptés à un nomadisme pur, les bovins étant plus difficiles Selle de bois et étriers de à déplacer ; dans tous les cas cependant, des bœufs étaient utilisés comme force de fer magyars de la fin du traction des chariots et véhicules les plus lourds (les chevaux n’étant occasionnelle - IX e siècle. ment attelés qu’à des véhicules légers). Totalement inconnus des “vrais ” nomades, le [Reconstitution de porc et les volailles n’étaient élevés que là où la sédentarisation était à peu près com - G. László] plète, comme chez les Sarmates de Hongrie à partir du II e siècle de notre ère.

Détail de l’anse d’un réci - pient en argent trouvé dans une tombe sarmate à Porohy (Ukraine), Ier siècle, montrant un cheval marqué en deux endroits d’un tamga . [E. Istvánovics et V. Kulcsár, 1998]

24 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page25

Peuples nomades, civilisation des steppes

Le chameau était surtout employé en Asie, mais les Sauromates / Sarmates l’intro - duisirent assez tôt dans les steppes européennes.

Les troupeaux fournissaient la base de l’alimentation : viande, lait (le lait de jument fermenté, plus connu sous son nom turc de qımız , qumıs , “koumys ”, est déjà signalé chez les Scythes au V e siècle av. J.-C.), fromage. On en tirait aussi la plupart des pro - duits de base utilisés dans l’artisanat : la laine qui servait à faire le feutre, le cuir néces - saire aux harnachements, ou encore la corne et l’os indispensables à la fabrication des arcs. Les bêtes servaient de monnaie d’échange et d’unité d’évaluation. Elles étaient marquées (peut-être déjà chez les Sauromates, en tout cas chez les Sarmates) au moyen d’un tamga , signe géométrique servant d’emblème aux individus ou aux groupes et que l’on rencontre aussi sur divers objets.

L’agriculture, quand elle existait, n’avait normalement qu’une place très secondaire et se limitait souvent à une culture de millet à proximité des camps saisonniers. On peut imaginer que beaucoup de produits agricoles – notamment le vin dont les nomades de toutes les époques étaient friands – étaient échangés ou extorqués à des populations sédentaires. En fait, beaucoup de “royaumes ” ou “empires ” nomades avaient une population et une économie mixtes, les dominateurs nomades se consa - crant à l’élevage et les sédentaires soumis ou tributaires pratiquant leur agriculture traditionnelle. C’est le modèle que l’on reconstitue par exemple pour les Scythes d’Europe (les prétendus “Scythes Laboureurs ” mentionnés par Hérodote étant vrai - semblablement une tribu vassale non-scythe). Cependant, les nomades eux-mêmes n’étaient pas congénitalement inaptes à l’agriculture et ceux qui se sédentarisaient en maîtrisaient vite les techniques. En Hongrie, les Sarmates, plus tard les Avars et fina - Forgerons nomades lement les Magyars connurent une telle évolution. travaillant sous une yourte. L’artisanat et les techniques étaient très développés chez beaucoup de peuples. Nous [Gravure de Nitschmann identifions souvent capacité technique et civilisation urbaine, mais les nomades in Pallas, 1776] purent longtemps, dans beaucoup de domaines, concurrencer efficacement les sédentaires. L’habitat, l’armement, les harna - chements, le costume, voire l’agencement de grandes sépultures “royales ” comme celles des Scythes, témoignent de compétences diversi - fiées. Les nomades furent à l’origine de diverses innovations, notamment – bien sûr ! – dans le domaine de l’armement et des har - nachements. On a contesté l’importance ou même l’existence chez eux d’une métallurgie avancée : la plupart des objets métalliques, y compris les armes ou les miroirs, auraient été produits par des cultures sédentaires pour le compte des nomades. Pourtant, la forge des armes était la spécialité des Türks de l’Altaï au début de leur histoire, et l’existence de divers modèles d’artefacts métalliques spécifi -

25 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page26

LES NOMADES

quement nomades, comme les grands chaudrons de bronze, prêche en faveur d’une production indigène dont on a d’ailleurs quelques rares traces archéolo - giques (présence de minerai et d’un creuset dans une tombe sarmate de Pokrovka dans l’Oural). Le dévelop - pement de la métallurgie n’est pas douteux, en tout cas, au sein des groupes nomades sédentarisés, et ce dès l’époque scythe.

Avec l’élevage, l’artisanat, et la guerre (dont il sera question plus loin), le commerce était une ressource importante de beaucoup de peuples nomades. Certaines des plus grandes routes commerciales de l’Antiquité puis du Moyen Age (route nord-sud du Dniepr en Ukraine, “Route de la soie ” à travers l’Asie Centrale…) traversaient les territoires de peuples nomades qui servaient d’intermédiaires ou de “protec - teurs ” au négoce, voire l’organisaient à leur profit. Déjà, les Scythes contrôlaient aux V e-IV e siècles av. J.-C. le commerce du blé produit par les tribus sédentaires de Chaudrons de bronze de la steppe boisée ukrainienne. Strabon signale le rôle d’intermédiaires commerciaux la culture sibérienne de joué au I er siècle av. J.-C. par les puissants Aorses, une tribu sarmate établie à l’est du Tagar, VII e-I er siècles Don. Au X e siècle, l’une des capitales des Khazars, Sarkel sur le bas-Don, constituait av. J.-C. une étape de la Route de la soie.

L’habitat des anciens nomades, lui aussi, était beaucoup plus diversifié qu’on ne pour - rait l’imaginer et ne se limitait pas à la fameuse “yourte ” (on notera en passant que cette appellation consacrée par l’usage est impropre : yurt est un terme turc désignant non pas une tente, mais le territoire d’établissement d’un groupe ; la “yourte ” se nomme ger en mongol et a différentes désignations dans les langues turques, par exemple tirmı en tatar). Cette dernière est une grande tente circulaire de feutre sur armature en bois, en forme de dôme. Facile à monter et à démonter, assurant une bonne isolation été comme hiver, elle répondait (et répond toujours) parfaitement Yourte mongole. aux besoins des nomades et était leur type d’habitation le plus répandu dès les der - niers siècles av. J.-C. Chez les peuples turcs et mongols, l’espace intérieur était ritualisé et son usage stricte - ment codifié : le maître de maison, ses hôtes d’honneur, les hommes et les femmes de la famille, certains objets, occupaient des places définies. Un genre plus ancien encore de “maison ” mobile, connu dès l’époque scythe, était le chariot couvert, à quatre ou six roues, aménagé en compartiments. Il était déplacé par des bœufs.

Un système combinant le confort de la yourte et la mobilité du chariot était en vigueur notamment chez les Mongols : les yourtes n’étaient pas démontées, mais chargées sur de grands plateaux sur roues.

26 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page27

Peuples nomades, civilisation des steppes

Yourtes turkmènes démontées chargées à dos de chameau. [J. Kalter, 1984]

Nomades en déplacement. [Gravure de J. Cooper illustrant une édition de Marco Polo, 1875]

Campement nomade. [Gravure de Nitschmann in Pallas, 1776]

27 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page28

LES NOMADES

Yourtes ou chariots étaient meublés de tapis (les plus anciens tapis noués ont été trouvés dans des kourganes d’époque scythe dans l’Altaï), de coussins, de sacoches de rangement, etc. En fait, à niveau social comparable, l’habitat nomade devait sou - vent être plus confortable que celui des sédentaires contempo - rains. On notera la permanence de certains ustensiles, comme les chaudrons métalliques.

Les déplacements et l’installation des yourtes ou des chariots Reconstitution d’une obéissaient également à des règles strictes. Les camps nomades ressemblaient à des maison sarmate de villages ou à des villes éphémères parfaitement organisés. Hongrie, III e-IV e siècles. [Musée de Szentes A ces formes d’habitat mobile s’ajoutaient, dans les établissements saisonniers ou per - (Hongrie)] manents tels qu’il en existait dans les nomadismes de type 2 et 3, des constructions de divers modèles, allant de la yourte “fixe ”, définitivement installée en place, à des maisons enterrées ou semi-enterrées ( zemlianka pour les archéologues russes et ukrai - niens) ou en élévation, en bois, en terre, etc. Certains de ces modèles s’inspiraient vraisemblablement des maisons traditionnelle de populations sédentaires voisines, mais beaucoup de spécialistes pensent que les systèmes d’étais, de charpentes, de cou - vertures de bois utilisés dans certaines sépultures prouvent que les nomades étaient capables, dans les régions qui s’y prêtaient, de concevoir et de réaliser leur propre architecture. De même, les fortifications construites par divers peuples nomades, avec une prédilection pour les grandes enceintes en terre, se distinguent souvent de celles des sédentaires environnants et révèlent une tradition particulière.

Les structures sociales et politiques

L’organisation sociale et politique des anciens peuples nomades présente, à travers le temps et l’espace, des constantes remarquables. G. Dumézil l’avait noté à propos des Scythes et de peuples turco-mongols bien postérieurs. Dans tous les cas documentés par les sources écrites ou par l’archéologie funéraire, on constate l’existence d’une dif - férenciation sociale affirmée, avec une hiérarchie plus ou moins complexe mais qui comprend trois niveaux principaux (quatre en comptant les esclaves).

Le plus élevé est celui des souverains – “rois ”, kaghans ou “empereurs ”, khans, etc. – et de dynasties ou “clans ” royaux souvent sacrés, revendiquant une origine divine ou merveilleuse (avec, chez les Turco-Mongols, l’intervention d’animaux totémiques). Certaines de ces dynasties eurent une longue existence, comme celle des Achina qui dirigea le kaghanat türk aux VI e-VIII e siècles et dont se réclamèrent ensuite peut-être les souverains khazars.

Le reste de la population était réparti entre une “aristocratie ” riche et puissante et une majorité d’hommes libres non nobles elle-même plus ou moins diversifiée (des études ont mis en évidence cette variété chez les Scythes d’Europe, à partir de l’examen des mobiliers funéraires). L’opposition entre les deux est parfois soulignée par des expres - sions qui opposent, comme dans les inscriptions türkes, les “begs (chefs) blancs ” à la

28 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page29

Peuples nomades, civilisation des steppes

“masse noire ”(qara bodun ) ou évoquent les “os blancs ” et les “os noirs ” un peu comme, en Europe, nous parlons de “sang bleu ”.

Enfin, il pouvait exister, hors de ce système ternaire, un nombre variable d’esclaves. L’existence de l’esclavage est bien attestée chez beaucoup de peuples nomades, mais sous une forme très différente de celle connue dans les grandes cultures sédentaires de l’Antiquité. Les esclaves étaient en général des prisonniers de guerre et ne jouaient pas de rôle économique central. Ils constituaient souvent une marchandise dont cer - tains nomades faisaient un actif commerce (au XIII e siècle, la Horde d’Or mongole vendait ainsi ses captifs aux comptoirs italiens établis sur les côtes ukrainiennes, en Crimée ou sur la mer d’Azov). Une partie, sans doute réduite, d’entre eux était conservée et affectée à des tâches diverses.

Une caractéristique intéressante des sociétés nomades est la liberté, voire le pouvoir, dont y jouissaient les femmes. Chez les Sauromates puis Sarmates des steppes russes, chez certains Saces d’Asie, elles pouvaient porter les armes et combattre comme les hommes, avaient des fonctions religieuses importantes, et certaines auraient été reines. La liberté et l’influence politique des femmes chez les peuples turcs, même après leur islamisation, choquèrent plus d’un observateur arabe.

Le mode normal d’existence politique de beaucoup de peuples nomades était une union plus ou moins solide de tribus, généralement hiérarchisée, avec à sa tête une tribu “royale ” dominante. Ce modèle est par exemple celui des grandes fédérations sarmates de l’Antiquité (Aorses, Roxolans, etc.) et de beaucoup de groupes turcs médiévaux (Coumans). Parfois, un dirigeant ou une dynastie parvenait à imposer une hégémonie plus ou moins durable, même si l’“empire des steppes ” cher à René Grousset semble avoir été l’exception plutôt que la règle dans l’histoire des nomades

Tombe féminine à armes du kourgane n° 4 de Sladkovskiï (Russie, région de Rostov), IV e siècle av. J.-C. [K. F. Smirnov, 1982]

29 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page30

LES NOMADES

d’Eurasie. On trouve trace, chez les peuples turco-mongols, d’une idéologie de domi - nation universelle sanctifiée par la volonté divine, celle du “Ciel ”, le Tängri (cf. infra à propos des religions). Les premiers grands empires turcs (celui des Türks de l’Altaï aux VI e-VIII e siècles, celui des Ouïghours aux VIII e-IX e siècles) s’en réclamèrent, comme plus tard l’empire mongol de Gengis-Khan.

Une structuration politique sophistiquée apparaît chez les Xiongnu de Mongolie dès la fin du III e siècle av. J.-C., puis chez les Türks et leurs différents successeurs où l’on connaît des répartitions de tribus entre “aile gauche ” et “aile droite ” et des hiérarchies complexes de dignitaires tels que yab ğu, šad , , iltäbär , etc. Ce développement ins - titutionnel n’est pas connu chez les peuples “scythiques ” plus anciens, mais ce peut être dû à un défaut d’information : Hérodote évoque chez les Scythes d’Europe une Kourgane archaïque division en trois royaumes qui peut avoir un lointain rapport avec le système turco- d’Arjan (Russie, Touva). mongol des “ailes ”, et l’existence de gouverneurs locaux. Il semble par ailleurs que Edifié vers 800 certains titres turcs aient été empruntés à des langues indo-européennes : celui de av. J. -C., il montre yab ğu – peut-être dérivé du chinois xihou , “prince allié” – était connu des Yuezhi / l’existence dès cette Tokhariens bien avant d’apparaître chez les Türks de l’Altaï, et l’on a même proposé période d’une nette des étymologies indo-européennes plus ou moins pertinentes pour certains autres. Il stratification sociale et n’est donc pas nécessaire de supposer des influences chinoises là où l’on peut avoir le sans doute d’une produit de traditions proprement nomades. monarchie sacralisée. [M. P. Griaznov] A l’époque soviétique, historiens et archéologues se sont efforcés d’analyser les socié - tés nomades anciennes en termes marxistes et de discerner dans leur histoire une évolution qui aurait conduit certaines d’entre elles du stade de la “communauté primitive ” à celui de la “société de classes ”, et d’une “démocratie guerrière ” à différents types de monarchies. Ces schémas – que l’on trouve encore sous la plume d’auteurs “post-soviétiques ” – paraissent souvent bien simplistes. La différenciation sociale, par exemple, est déjà présente chez les peuples “scythiques ” au tout début de leur his - toire. Le kourgane d’Arjan dans la Touva, daté du VIII e siècle av. J.-C., témoigne de l’existen - ce très précoce de personnages “royaux ” et d’une couche privilégiée. Il est d’ailleurs à peu près sûr que les sociétés indo-européennes du Chalcolithique étaient déjà fortement hiérar - chisées. En ce qui concerne les anciens nomades, on observe moins une quelconque évolution mécanique de leurs structures poli - tiques et sociales qu’une grande continuité des bases essentielles de leur organisation à travers les siècles. En outre, les faire entrer de force dans des cadres conçus à partir de modèles his - toriques complètement différents est souvent

30 001-041NomadesCh.1_001/041•Nomades•Ch.1 06/06/2017 14:49 Page31

Peuples nomades, civilisation des steppes

difficile : on constate ainsi, même dans des systèmes comportant un pouvoir despo - tique, le maintien d’éléments de “démocratie guerrière ” associant par exemple – au moins de façon théorique et formelle – l’ensemble des hommes libres au choix du souverain (comme lors du quriltai mongol).

Les traditions guerrières

La guerre occupait une place essentielle dans la vie de beaucoup de peuples nomades. Elle était une source de revenus parfois importants (les Huns vivaient largement du produit de leurs agressions et du tribut extorqué aux vaincus ou aux voisins qui ache - taient la paix), mais aussi l’activité humaine considérée comme la plus noble et la plus valorisante. De ce point de vue, les peuples nomades relèvent, comme les “Barbares ” sédentaires d’Europe, de ces “sociétés héroïques ” pour lesquelles l’homme libre ne se conçoit qu’en armes. Que ce soit chez les Alains des steppes européennes au IV e siècle ou chez les Türks de l’Altaï un peu plus tard, la mort au combat est pré - sentée comme un idéal. L’éducation guerrière commençait dès la petite enfance, et la vie même servait d’entraînement, à travers la pratique constante de l’équitation et la chasse.

L’échelle des conflits était très variable. Entre nomades, elle allait du simple accro - chage de tribus à la “guerre totale ” débouchant sur l’extermination, l’absorption ou l’expulsion du vaincu. Contre les sédentaires, elle pouvait prendre la forme d’incur - sions saisonnières pour faire du butin ou capturer des esclaves, comme les Sarmates aux frontières romaines ou les Coumans des XI e-XIII e siècles en Ukraine méridiona - le, ou se traduire par ces invasions massives qui ont marqué si profondément la mémoire historique des Occidentaux, des Perses, des Indiens ou des Chinois. En fait, de telles vagues d’invasion étaient souvent liées au déplacement d’un peuple chassé de son territoire par un rival plus puissant (ou dans certains cas par la dégradation des conditions écologiques ?). Le mécanisme est illustré dès les débuts de l’histoire des nomades, puisque, d’après Hérodote, les Scythes qui mirent fin à la domination des Cimmériens au nord de la mer Noire étaient eux-mêmes des fugitifs chassés par les Massagètes ou les Issédons. Les cas de conquêtes méthodiques sont plus rares, et celui du grand-khan mongol Ögödeï, décidant de la “conquête du monde ” au fameux quril - tai de 1235, est unique en son genre. Les peuples nomades pratiquaient aussi volon - tiers le mercenariat collectif ou des formes d’alliance rétribuée avec des Etats voisins.

Ce qui fait l’unité et l’originalité des techniques guerrières nomades est lié au reste de leur mode de vie, en particulier à l’élevage du cheval et à la mobilité de la popula - tion. Dès l’origine, les nomades étaient des cavaliers et combattaient surtout à che - val. L’infanterie était souvent fournie par des contingents de sédentaires : des Germains chez les Huns, des Slaves chez les Avars, etc. Toutefois, il faut noter que les guerriers nomades eux-mêmes pouvaient être entraînés à combattre à pied en cas de nécessité ; d’excellentes représentations le prouvent, par exemple, dans le cas des Scythes d’Europe au IV e siècle av. J.-C. et dans celui de certains groupes d’Asie Centrale au tournant de notre ère (cf. KANGJU ). Hérodote le signale à propos des Massagètes.

31