ABSTRACT

« ELLE PARTIT, S'ENFONCANT DANS LA PLUIE FINE COMME UN VOILE » : ESTHETIQUE DE LA PROSTITUTION FEMININE DANS LA LITTERATURE DU XIXEME SIECLE

by Clémentine Pierrette Claudine Bernaudat-Hanin

If you start looking at 19th century French literature with the figure of the prostitute in mind, it becomes fairly obvious that this particular type of character is omnipresent everywhere – in fiction and in reality. Sometimes even, the prostitute is supposedly the main character of a novel, of a play or of a short-story. However, this complicated figure does not seem to be given quite the attention she deserves, and the readers often find themselves closing the book without clearly understanding her. In this thesis, we will thus try to show how 19th century authors create and describe the world of prostitution in , but also question the consequences within the texts of the very typically masculine gaze that seems to rule a world where women – and especially prostitutes – cannot have any power over themselves. « ELLE PARTIT, S'ENFONCANT DANS LA PLUIE FINE COMME UN VOILE » : ESTHETIQUE DE LA PROSTITUTION FEMININE DANS LA LITTERATURE DU XIXEME SIECLE

A Thesis

Submitted to the

Faculty of Miami University

in partial fulfillment of

the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French and Italian

by

Clémentine Pierrette Claudine BERNAUDAT-HANIN

Miami University

Oxford, Ohio

2016

Advisor: Pr. Audrey WASSER

Reader: Pr. Elisabeth HODGES

Reader: Pr. Anna KLOSOWSKA

© 2016 Clémentine Pierrette Claudine Bernaudat-Hanin This thesis titled

« ELLE PARTIT, S'ENFONCANT DANS LA PLUIE FINE COMME UN VOILE » : ESTHETIQUE DE LA PROSTITUTION FEMININE DANS LA LITTERATURE DU XIXEME SIECLE

by

Clémentine Pierrette Claudine Bernaudat-Hanin

has been approved for publication by

and

Department of French and Italian

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Audrey Wasser, Advisor

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Elisabeth Hodges, Reader

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Anna Klosowska, Reader Table of Contents

Introduction...... 1 I. La question du genre...... 7 1. Les types de personnages rencontrés...... 7 a. Le client...... 8 b. La patronne...... 10 c. La prostituée...... 13 2. Les rapports hommes/femmes...... 16 3. Des Bildungsroman genrés ?...... 24 a. L'apprentissage d'un jeune homme...... 25 b. La chute programmée de la jeune femme...... 28 II. Esthétique littéraire et impact sur la représentation ...... 34 1. L’espace et son rapport à la narration...... 34 a. Les intérieurs parisiens ...... 35 b. De la maison close à la rue : une chute vers l'extérieur ? ...... 40 2. Questions de narration et de point de vue ...... 45 a. Le cas particulier de « L'Odyssée d'une fille »...... 46 b. L'absence de focalisation interne : remise en question du réalisme et mise en place d'une fiction typiquement masculine...... 50 Conclusion ...... 59 Bibliographie...... 64

iii Dedication

A toutes les femmes qui ont peuplé, peuplent et peupleront la Terre, mais surtout, à celles qui ont donné leur cœur et leur corps à une économie, à une société qui les a repoussées dans les coins sombres de la vie.

iv Acknowledgements

Je tiens à remercier en premier lieu ma directrice, Audrey Wasser, qui a suivi toute cette année ma recherche avec intérêt, ainsi que l'intégralité de mon travail de Master pendant mes deux années à Miami University. Elle m'a toujours laissé beaucoup de liberté dans mon travail tout en m'apportant de précieux conseils et retours sur la qualité de mes écrits. Je lui sincèrement reconnaissante de l'aide qu'elle m'a apportée. Avec elle, je remercie les professeurs Elisabeth Hodges et Anna Klosowska pour avoir accepté de participer à ce projet et de m'offrir leur point de vue sur ce travail de recherches. Leur soutien au cours de ces deux dernières années a été essentiel à ma réussite à Miami University. Mes remerciements vont aussi à ma mère, d'abord pour avoir bien voulu relire ce second mémoire de Master, mais aussi pour avoir été la première à me mettre un livre entre les mains. Qu'importe le diplôme que j'obtiendrai, ou de quelle université ou pays je le recevrai, ce sera en tout premier lieu à elle que je devrai cette réussite. A ma famille américaine : Gwendy, Jessie, Eli, Emeline, Emile, Jacob. Vous n'avez pas levé un sourcil quand je vous ai annoncé le sujet de mon travail : c'est parce que vous avez pris le temps, pendant ces deux merveilleuses années à Oxford, d'apprendre qui j'étais et ce qui me tenait à cœur. J'espère avoir mérité votre précieux soutien et avoir apporté un peu de chaleur dans vos vies, comme vous avez apporté du soleil dans la mienne. Enfin, je remercie chaleureusement le reste de ma famille : mon père et ma belle-mère, pour toujours croire en mes rêves et me pousser à les réaliser, année après année ; ma sœur Camille, que je ne pourrai jamais assez remercier, pour toutes les joies qu'elle apporte dans ma vie et de tous ceux qui l'entourent.

v Introduction

De septembre 2015 à janvier 2016, le musée d'Orsay de Paris, réputé pour ses collections dix-neuvièmistes, a tenu une exposition intitulée « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910 ». Ce titre, volontairement tiré de celui du roman balzacien Splendeurs et misères des courtisanes, indique tout de suite au spectateur la condition de la prostitution au XIXème siècle. « Splendeurs », d'abord. Le mythe enchanteur qui entoure la prostituée de luxe, la courtisane : Marguerite Gautier dans ses plus beaux atours, l'Olympia de Manet, Apollonie Sabatier. C'est par là que se construit l'obsession, le fantasme de la femme sexuelle dans le Paris du Second Empire : un univers de luxe, de faste, de vin de Champagne et de chair. Se dresse face à cela la « misère » de la fille de rue, de la souris, celle qui attend sous le réverbère et qui rend des comptes à un proxénète. Les parures et les bijoux disparaissent des tableaux, la maladie et la crasse prennent le dessus dans les textes. Passer de la « splendeur » à la « misère », c'est voir la chute de Nana, que Zola fait tomber de son piédestal pour qu'elle connaisse le sort prédestiné des Rougon-Macquart ; c'est prendre conscience que ces personnages de romans, ces figures de tableaux, sont inspirés par de vraies femmes, par une condition de vie que nul ne saurait désirer. Comme si les artistes mis en avant dans l'exposition du musée d'Orsay avaient subtilement cherché à révéler la détresse féminine qui se cache souvent derrière les fastes du grand monde parisien. Bien qu'elle ait déjà connu un certain succès en 2011 avec le film « L'Apollonide, Souvenirs de la maison close » de Bertrand Bonello, c'est grâce à cette exposition que la question de la prostitution au XIXème siècle s'est véritablement attirée l'attention du grand public – 4300 visiteurs par jour, permettant ainsi la ré-édition de nombreuses œuvres oubliées sur le sujet. Des titres comme La Fille Elisa ou Germinie Lacerteux des frères Goncourt ont refait surface, au même titre que les nouvelles que Maupassant a consacrées aux prostituées. Mais ce n'est pas uniquement la fiction littéraire qui a connu un renouveau l'hiver dernier, c'est aussi tout le monde de la critique qui l'entoure qui a explosé. Les articles, chapitres, et ouvrages se sont multipliés, ainsi que les colloques, les podcasts, les émissions de radio ou télévisées. Certains grands noms de la recherche tels

1 que Alain Corbin ou Gabrielle Houbre, respectivement auteurs de Les Filles de noce : misère sexuelle et prostitution au XIXème et Le Livre des courtisanes : archives secrètes de la police des mœurs de 1861 à 1876, deux ouvrages faisant autorité dans le milieu, ont été rejoints par ceux d'Isolde Pludermacher ou Claire Dupin de Beyssat. Les sujets de recherche se sont étendus, comme le montrent les divers articles de Prostitutions. Des Représentations aveuglantes qui accompagnent l'exposition d'Orsay : on s'interroge non seulement sur l'histoire de la prostitution à travers la et ses colonies, mais aussi sur sa représentation à l'époque et aujourd'hui, en peinture, en littérature, ou même au cinéma.

A notre tour donc, nous allons nous intéresser dans ce mémoire à la question de la prostitution française – et plus précisément parisienne – au XIXème siècle, et ce, au travers d'un corpus relativement large, qui nous permettra un panorama mettant en lumière les divers types littéraires qui hantent non seulement les textes mêmes mais aussi l'écriture des auteurs. Ce corpus est majoritairement composé de romans, cependant les limites du genre n'étant pas notre priorité, on y trouve aussi des nouvelles, ainsi qu'une lettre, certes écrite de la main de Théophile Gautier – signée « Le Cochon imaginaire/ ou le Salop sans le savoir1 », mais destinée à une figure réelle et prééminente de l'époque, « la Présidente » Apollonie Sabatier. Cette lettre nous permet ainsi de raccrocher la fiction romanesque à une réalité, celle de la courtisane, et de comprendre les enjeux de sa représentation dans le texte littéraire, d'autant que la « Présidente » était l'amie, la maîtresse et la muse de nombreux artistes et auteurs tels Clésinger et Baudelaire. Si cette lettre est d'une importance capitale dans la compréhension des relations hommes/femmes sous le Second Empire, c'est pourtant la fiction qui nous intéresse en premier lieu dans ce travail de recherches. C'est pourquoi les œuvres principales qui constituent ce corpus appartiennent au genre romanesque : Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac paru en 1838, Nana de Zola publié en 1880, La Fille Elisa d'Edmond de Goncourt paru en 1877, La Dame aux camélias de Dumas fils publié en 1852 et, en dernier lieu, quatre nouvelles de Maupassant, publiées dans le recueil nouvellement édité « Les Prostituées ». Une large partie de ces œuvres sont des classiques de la littérature française et relèvent du canon littéraire auquel les étudiants

1 Lettre à la Présidente.

2 français ont affaire dès le lycée. Elles sont donc d'une importance considérable dans la création du fantasme entourant la prostituée parisienne et plus précisément la courtisane. Elles permettent de mettre en avant toute une mythologie qui interroge la femme, la prostituée comme objet littéraire : le personnage de Nana, notamment, joue un rôle d'une importance capitale ici. En effet, le roman de Zola fait non seulement partie du canon, il est aussi entré pleinement dans d'autres aspects de la culture française. Sans même l'avoir lu, il fait partie intégrante de la conscience collective française et le nom de Nana rime alors tout naturellement avec la condition du personnage. Au même titre que Cosette évoque une fillette seule et maltraitée, Nana rappelle la bonne vivante, la femme en chair qui vend son corps pour grimper l'échelle sociale et avoir accès à un monde de luxe qu'elle ne connaît que de loin. Mais c'est justement à cause de cette image trop souvent relayée qu'il faut s'intéresser au cas de Nana ici : il faut remettre en question la construction de sa légende, comprendre comment et pourquoi elle semble représenter un idéal féminin de l'époque. Les mêmes questions se posent au sujet des autres femmes figurées dans les textes : les personnages de Marguerite Gautier ou d'Esther hantent la littérature française par leur omniprésence sensuelle. Elles sont cette « splendeur » que l'on assimile à la prostitution, à leur tour objets d'une manipulation artistique de la représentation qui entretient le fantasme. Il est donc nécessaire de les interroger, de les comparer l'une à l'autre pour déceler le fonctionnement de leur création. Mais pour cela, il faut aussi les mettre face à la « misère », découvrir ce qui les oppose ou les rapproche des personnages de Maupassant et de Goncourt: Elisa, Rachel dans « Mademoiselle Fifi », la fille de « L'Odyssée d'une fille », Irma du « Lit 29 » et, enfin, les noceuses de « La Maison Tellier ». En mettant côte à côte, ou plutôt face à face, toutes ces femmes, nous nous donnons l'opportunité de percevoir les traits qu'elles partagent et de comparer leurs destins respectifs. Ce sont pour ces raisons qu'il est essentiel de faire appel à un tel éventail d’œuvres pour ce travail : bien que celles-ci aient déjà été l'objet de nombreux travaux, c'est la comparaison qui permet de définir un possible système d'écriture et de représentation.

Car ce qui va nous intéresser dans ce mémoire, c'est bel et bien la mise en place d'un style qui impose au lecteur son regard et son point de vue sur les personnages liés à

3 la prostitution et plus exactement sur les personnages féminins. En effet, le premier point liant nos œuvres est le suivant : un auteur masculin en charge d'un narrateur ou d'un point de vue eux aussi masculins pour des récits où la prostituée est a priori le personnage principal – c'est du moins ce que les titres semblent révéler. On remarque d'ailleurs le même phénomène en art pictural, comme l'exposition d'Orsay l'a révélé : la femme en elle-même n'ayant pas de voix dans la société du XIXème siècle, comment la fille dite de « joie » pourrait-elle en avoir ? Il s'agira alors de montrer, dans ce mémoire, par quels moyens les auteurs de notre corpus peignent et mettent en lumière l'univers de la prostitution parisienne, mais aussi de s'interroger sur les conséquences dans les textes de leur regard typiquement masculin sur un monde où la femme ne s'appartient pas. Nous faisons ici, et dans la suite de ce travail, le choix de parler de la femme ou de la prostituée au singulier : « Au XXIème siècle […] la biologie ne détermine pas [la vie des femmes], […] ce qui oblige à parler des femmes (et des hommes) au pluriel, en français comme en anglais. Le singulier ramène les femmes à une définition exclusivement biologique qui, au XIXème siècle, les privait de la priorité de leur corps2 ». Il s'agit ainsi pour nous de nous aligner sur le langage de nos auteurs et de leur époque, de percevoir les personnages féminins sous le spectre d'une personnalité unique, ou plutôt de se heurter à cette perception pour mieux pouvoir la remettre en question, pour pouvoir comprendre pourquoi cette femme ne s'appartient pas. De plus, cette question de la biologie, de la place de la femme dans la société se retrouve intrinsèquement liée à celle du point de vue masculin qui va nous intéresser ici. Effectivement, ce que Boussahba-Bravard montre au travers de son article est l'incompréhension entre les genres dans le Paris du XIXème : comment des auteurs masculins peuvent-ils alors emprunter l'univers exclusivement féminin de la maison close, de la prostitution de luxe ou de celle de rue ?

Pour répondre à ces questions, nous allons donc dans un premier temps nous pencher sur le problème du genre dans les textes, ou plus exactement sur les rapports entre les genres masculin et féminin. Tout d'abord, au travers des personnages-types que l'on rencontre dans les œuvres : le client, la tenancière de maison close et la prostituée. Il est essentiel de définir ces figures avant même de s'interroger sur leurs interactions, afin 2 Boussahba-Bravard, Myriam. « A qui appartient le corps des femmes ? » in Prostitutions. Des représentations aveuglantes. Edité par Houbre, Gabrielle, Pludermacher, Isolde et Robert, Marie. Coll. « M/'O ». Paris : Flammarion, 2015, p.

4 de mettre en avant leur construction interne en tant que types littéraires. Le personnage de la tenancière présente notamment une qualité particulière qui joue un rôle critique dans cette question puisque celle-ci trahit son sexe pour se retrouver dans un entre-deux sans genre. Elle s'oppose par son attitude typique à la prostituée, qu'il s'agisse de la courtisane ou de la fille de maison. Son rôle d'intermédiaire entre le client et la prostituée la rend directement responsable des rapports masculin/féminin. Ceux-ci sont au centre de notre première partie, parce qu'ils permettent de mettre en avant une certaine condition féminine topique : c'est au travers de ses relations qu'il est possible de pleinement définir le personnage de la prostituée. Si l'on veut mettre au jour la représentation qui est faite de celle-ci en littérature, il faut la percevoir pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une commerçante, qui n'est donc entière que dans sa transaction amoureuse. C'est en comprenant cette différence que nous pourrons découvrir les limites non seulement entre l''homme et la femme, mais aussi entre la prostituée et la femme elle-même. Nous verrons alors également un certain schéma se construire dans la personnalité et la destinée des personnages : il semble en effet qu'une majorité de nos œuvres soient construites comme des bildungsromans, mais uniquement pour les personnages masculins. Comment ce sous-genre se met-il en place dans nos œuvres et quel en est l'impact sur le personnage féminin ? Comment cela peut-il influer sur le lecteur et sur sa perception des personnages eux-mêmes ? Enfin, puisque nous nous intéressons ici aux questions de la représentation, nous devons nous pencher sur le travail de celui en charge de cette représentation, c'est-à-dire l'auteur, ou, dans le cas de notre étude comparatiste, les auteurs. Il va donc falloir regarder quelles techniques ceux-ci utilisent, ce qui constitue leur esthétique littéraire. Il s'agit là d'une tâche colossale, qui aurait certainement plus sa place dans un travail de thèse, c'est pourquoi nous allons ici nous focaliser uniquement sur les outils de narration. Nous commencerons ainsi par étudier les espaces dans lesquels cette dernière est située : on note en effet dans les divers textes du corpus des lieux bien spécifiques, qui semblent correspondre aux différents types de prostitution auxquels nos auteurs touchent. Ce qui est intriguant dans ces espaces, ce n'est pas seulement la division sociale qu'ils révèlent, mais surtout l'impact qu'ils ont sur la narration, les personnages et, en conséquence, sur le lecteur. Ils semblent en effet dévoiler la prostitution comme un spectacle, et agissent de fait comme une scène théâtrale où l'action est confinée. Nous verrons donc comment ces

5 espaces dans lesquels nos personnages évoluent peuvent avoir un impact direct sur eux, comment, comme Zola a cherché à le démontrer avec ses Rougon-Macquart, l'environnement influe sur les êtres et, surtout, comment un environnement fictif peut subtilement jouer et s'imposer sur le système narratif. Mais ce principe de la narration a aussi besoin de celui du point de vue pour fonctionner pleinement et il s'agit là d'un élément essentiel à notre réflexion. Effectivement, pour pouvoir comprendre la représentation, il faut prendre en compte le point de vue, le regard de l'auteur et de son narrateur sur le texte. Qui est en charge de la narration ? A quel type de narrateur a-t-on affaire ? Car ce qui frappe dans notre corpus, c'est l'absence d'une voix et d'une regard féminins et l'apparente oppression masculine qui en résulte. Il faut donc se demander à quel point ces textes, dont une grande partie se réclame réaliste voire naturaliste, peuvent se rattacher à une réalité du corps, de la voix et du regard de la prostituée : nous étudierons tout d'abord la nouvelle « L'Odyssée d'une fille » de Maupassant, qui se présente comme une exception dans notre corpus, puis nous appliquerons le même type d'analyse sur le reste des œuvres afin de comprendre le fonctionnement de ces fictions apparemment typiquement masculines et l'impact que cette absence de focalisation interne à la femme, à la prostituée peut avoir sur la lecture.

6 I. La question du genre

Qu'il s'agisse d’œuvres littéraires ou picturales, les créations artistiques qui reposent sur la prostitution s'intéressent bien souvent au rapport de force entre le sexe masculin et le sexe féminin : le XIXème siècle est en effet une période sombre pour les femmes, qui doivent se battre pour obtenir une place de choix dans la société. L'empereur Napoléon III, réputé pour être un homme à femmes, donne l'exemple d'une vie de débauche naturelle au tout-Paris. Quant à l'impératrice Eugénie, son passé est constamment remis en question par la haute société et le peuple comme le montre cet épigramme, paru au jour des noces du couple, le prouve : « Montijo, plus belle que sage, / De l'empereur comble les vœux : / Ce soir s'il trouve un pucelage, / C'est que la belle en avait deux ». Bien que l'impératrice cherche à asseoir la place des femmes dans la société, elle est majoritairement perçue comme une coquette : c'est son élégance, son style et son amour pour la mode qui marquent l'Histoire. Ainsi, si la femme la plus puissante de France entre les années 1853 et 1871 ne peut s'imposer, quel sort peut être réservé aux autres ? Aussi bien à celles de l'aristocratie et la bourgeoisie qu'à celles du petit peuple ou celles, qu'elles soient au bas ou en haut de l'échelle sociale, qui doivent vendre leur corps et leur amour ? Les œuvres de notre corpus vont donc nous permettre d'apporter un semblant de réponse à cette question ; et nous nous penchons pour celà sur la question du rapport entre les genres : comment chaque sexe est-il représenté dans les textes ? Qu'est- ce que l'homme sinon un client plus ou moins respectable et respectueux ? Et qu'est-ce que cette femme, traître à son sexe, que la tenancière de maison close ? Quelle est la nature des relations entre la prostituée et son client et quelles opportunités nos auteurs donnent-ils à ces deux figures ?

1. Les types de personnages rencontrés

En termes de schéma, de narration et de personnages, les œuvres de notre corpus sont fortement semblables : on trouve en effet trois types de personnages bien particuliers qui se multiplient et qui suffisent à la narration. Certes, les œuvres de Balzac et Zola

7 sortent quelque peu de ce schéma : le principe même de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart autorise les auteurs à introduire – ou réintroduire – des personnages qui n’appartiennent pas strictement au monde de la prostitution. Il n’empêche pas pourtant que les protagonistes de Nana et Splendeurs et misères des courtisanes fassent partie de ces trois catégories que l’on retrouve dans le corpus : tout d’abord le client, puis le tenancier de maison close ou le souteneur et enfin la prostituée elle-même. Il est intéressant, dans les tout premiers temps de notre argumentation, de s’arrêter sur ces figures afin de bien comprendre l’univers mis en place par nos auteurs. Du point de vue de la question du genre, notamment, le personnage du tenancier est particulier : bien souvent, celui-ci n’est pas homme, mais femme, une femme sans empathie pour son propre sexe et qui tombe dans une description souvent très masculine. a. Le client

La première figure à laquelle nous nous intéressons est celle du client, le personnage masculin, donc. De la même manière qu'il y a plusieurs types de prostitutions, comme nous avons vu plus haut, il y a plusieurs catégories de clients. Certains de nos auteurs s'attachent à dévoiler la différence entre le client de province et celui de Paris : la relation de la population des campagnes à la prostitution se distingue en effet du regard parisien sur le commerce. Ainsi, Maupassant, dans « La Maison Tellier », met l'accent sur le fait que la prostitution est une entreprise comme une autre, tandis que Goncourt s'intéresse, dans La Fille Élisa, aux interactions entre clients et filles : « Le métier, pour la fille, dans la petite ville, a une douceur relative ; l'homme s'y montre humain à la femme […]. D'ordinaire, à Paris [...] [l]'inconnu, entré dans la chambre de la fille, pour la première et dernière fois, n'a de ce que, sur le corps qui se livre, son érotisme répand de grossier et de méprisant3 ». L'espace dans lequel la prostitution prend place semble donc jouer un rôle sur la sensibilité de l'homme. C'est un point sur lequel il est important d'insister pour comprendre les différences de comportement chez certains personnages qui appartiennent apparemment à la même catégorie.

De plus, on ne peut décemment considérer de la même manière le marin qui se

3 Goncourt, Edmond de. La Fille Élisa. Paris : Sillage, 2012 [1877], p. 38,39.

8 rend à la maison close et l'aristocrate qui paie les dettes d'une courtisane. Ces catégories de clients ont ainsi à voir avec la classe sociale4, qui joue souvent sur le comportement de l'homme avec la fille, sur ce qui l'attire chez la prostituée :

La fille – on le sait en ces endroits – ne parle pas aux sens du peuple avec des paroles ordurières avec des gestes obscènes, avec l'apparence arsouille […]. Ce qui, sous le nom de la fille crottée, excite parfois le vice d'un monsieur, fait horreur au vice de la plèbe. Aussi, […] les femmes jouent là, tout le temps, auprès de ces hommes rudes et mal embouchés la douceur du geste, la caresse de la voix, le « comme il faut » de la personne […] Et il arrive ceci qui mérite d'être médité : dans les maisons de la haute prostitution, les filles trouvent le succès dans l'affectation du genre canaille, tandis que dans les maisons de la basse prostitution, c'est l'affectation du genre distingué qui fait l'empoignement des hommes venant s’asseoir dans la salle basse5.

Ainsi, selon Goncourt, le client est à la recherche, dans la maison close ou l'établissement toléré, de ce qu'il ne connaît pas. De ce point de vue, le lieu de prostitution devient un lieu exotique, qui sort l'homme de son quotidien monotone. Cette remarque faite par Goncourt, si elle s'applique à son propre roman et à la situation d’Élisa dont le succès en maison de province lui vient de son éducation parisienne, se retrouve aussi chez Zola. En effet, Nana présente le schéma opposé à La Fille Élisa : la jeune fille a été élevée dans la crasse et la misère subie par ses parents, n'a aucune manière et son corps révèle, au travers d'odeurs et de taille, son origine sociale : « elle jetait les mains en avant, dans un balancement de tout son corps, qu'on trouve peu convenable et disgracieux […]. Nana était si blanche et si grasse, si nature dans ce personnage fort des hanches et de la gueule, que tout de suite elle gagna la salle entière6 ». Cependant, c'est bel et bien cet aspect de la personnalité de Nana, cette féminité exacerbée qui attire les hommes de la haute société, et plus particulièrement le comte Muffat. Le client de courtisanes est représenté dans nos œuvres bien différemment du client de maisons : parce qu'il n'est pas une figure passagère, un homme parmi tant d'autres, on lui donne plus d'importance dans le récit. C'est donc le cas du comte Muffat et d'Armand dans La Dame aux camélias. Ce dernier cas est exceptionnel, puisque la relation de commerce se change rapidement en situation

4 « Selon leur milieu social, les hommes fréquentent différentes catégories de prostituées [...] », Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. Splendeurs et misères, Abécédaire de la prostitution au XIXème siècle. Coll. « M/'O ». Paris : Flammarion, 2015, p. 66. 5 Idem, p. 68. 6 Zola, Emile. Nana, p. 1107, 1112.

9 amoureuse ; de plus Armand est le protagoniste et le narrateur de son propre récit, il est alors complexe de le définir au travers sa fonction de client de la prostitution. Zola, de son côté, n'épargne rien au personnage du comte : son amour pour Nana est ridiculisé à multiples reprises dans le texte, que ce soit lorsque l'auteur emprunte le point de vue du personnage même (« Dans cette minute de vision nette, il se méprisait7 ») ou celui de la jeune actrice :« [s]eulement, elle prit un air supérieur, parce qu'elle se croyait très bonne. Ce pauvre homme, il fallait le ménager ». On note d'ailleurs dans cette seconde phrase l'utilisation du discours indirect libre qui permet à Zola de donner voix à Nana dans le texte. Celle-ci et celle de l'auteur se fondent en une, comme pour accentuer l'observation sur le comte. Mais nous verrons plus bas, au travers de l'intégralité du corpus, que le rôle tenu par Muffat n'apparaît que rarement dans les textes : cet effacement derrière la prostituée, derrière la femme même, n'est en effet pas canon de la littérature du XIXème siècle. b. La patronne

Avant même de s'intéresser au personnage même de la tenancière de maison close, il faut mettre en avant le fait que la prostituée ne s'appartient pratiquement jamais. Tout d'abord, comme les registres de police nous le montrent, et selon la loi de 1804, toutes les filles doivent être inscrites à la préfecture, qu'il s'agisse des filles de maison, dites « en numéro », ou des filles de rue, dites « en carte ». A la fin du XIXème siècle, 15500 prostituées sont inscrites à Paris, cependant, environ 72000 sont arrêtées tous les ans pour être non-déclarées. Ces filles, en plus d'être régies par la police, sont aussi sous la coupe d'un entremetteur, d'un proxénète : « [l]es souteneurs, qui les [les filles] protègent moyennant rétribution, sont reconnaissables à la casquette de velours ou de soie qu'ils portent sur la tête, parfois remplacée par un chapeau rond ou agrémentée d'un foulard de couleur vive placé autour du cou8 ». Cette figure masculine de la prostitution est finalement peu abordée dans nos œuvres : il s'agit d'un personnage presque trop banal qui contraste avec l'effort fait par nos protagonistes pour éviter la misère. Beyssat, Corbin et

7 Idem, p. 1270. 8 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. op. cit., p. 153.

10 Pludermacher parlent d'une « élégance de mauvais goût9 » au sujet de ces tristes personnages, qui ne présentent par pour les auteurs autant d'intérêt qu'une patronne ou qu'une procureuse. Car que peut-il y avoir de plus fascinant pour un artiste que ce caractère hors-du- commun, cette femme qui répudie son propre sexe en l'asservissant pour son profit personnel ? Lorsque Parent-Duchâtelet s'intéresse à la prostitution clandestine, il mentionne le rôle de ces femmes dans la dénonciation à la police : « l'indication des lieux où se pratique la prostitution [clandestine] sont reliés […] par des lettres anonymes que l'on peut attribuer aux femmes tenant des maisons tolérées, et qui ne voient dans la clandestinité qu'une concurrence qu'il leur importe de faire cesser10 ». La patronne est donc prête à sacrifier le restant de son sexe ; dans cette question du rapport entre les genres, cette figure n'a pas réellement de place puisqu'elle ne prend parti avec aucun. Ces personnages, au contraire de leurs pendants masculins, se multiplient dans nos œuvres, simple procureuse ou véritable patronne, personnage d'apparence secondaire essentiel au déroulement de l'intrigue ou « Madame » respectée des clients et crainte des filles :

Les filles de maison sont placées sous l'autorité et le contrôle de la maîtresse de tolérance, le plus souvent une femme mariée d'un âge avancé, qu'elles appellent la 'patronne' ou 'madame'. Celle-ci instaure un lien de dépendance avec ses pensionnaires en leur fournissant des avances d'argent qui se transforment en dettes, notamment pour renouveler leurs toilettes11.

C'est cette idée de dépendance, ce lien matériellement inébranlable qui se retrouve dans « La Maison Tellier » et La Fille Élisa. Le personnage principal de la nouvelle de Maupassant est d'ailleurs « Madame12 » : au centre du récit, elle est tout de suite représentée comme une personne respectable, dans une ville où la maison close est bien vue. C'est là toute la différence de ce texte : son action provinciale. « Le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n'existe pas dans la campagne normande13 ». Cependant, si Madame est une femme aimable et

9 Idem. 10 Parent-Duchâtelet, Alexandre. La Prostitution à Paris au XIXe siècle. Vol. 1. Coll. « Points Histoire ». Paris : Points, 2008, p. 478. 11 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde., op. cit. 12 Maupassant, Guy de. « La Maison Tellier » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1881], p. 151. 13 Idem, p. 152.

11 respectée, elle n'en reste pas moins une femme d'affaires sérieuse : « Madame reprit enfin contenance, et elle répondit sèchement, pour venger l'honneur du corps : 'Vous pourriez bien être poli !'14 , « […] mais Madame ne se laissait point distraire ; et elle ne plaisantait jamais quand il s'agissait des affaires15 », « Madame lui [son frère] lui répondit sensément : - 'Toute chose a son temps, on ne peut pas s'amuser toujours.'16 »... La position de Madame Tellier dévoile pourtant un autre côté de la tenancière, une certaine connexion émotionnelle avec ses filles, une sympathie qui va à l'encontre de cette idée de la trahison de son propre sexe : « [u]ne paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre ces cinq femmes, grâce à la sagesse conciliante de Madame et à son intarissable bonne humeur17 ». La patronne se retrouve alors dans un espace qui n'existe que par et pour elle, un entre-deux qui refuse de favoriser l'un ou l'autre genre, seulement son être propre, a- genré, un paradoxe que l'on retrouve d'ailleurs chez Goncourt18. Enfin, la figure de la procureuse est plus discrète dans nos œuvres, d'autant plus qu'elle se cache dans les coins, ne laisse pas vraiment voir sa véritable nature. Cependant, le personnage de Mme Duvernoy dans La Dame aux camélias pourrait correspondre à cette figure, car c'est bel et bien elle qui arrange la première rencontre entre Armand et Marguerite et qui permet à cette liaison de continuer, tant qu'elle lui reste bénéfique : « Prudence venait de faire faillite. Elle nous dit que Marguerite en était la cause ; que pendant sa maladie, elle lui avait prêté beaucoup d'argent pour lequel elle avait fait des billets qu'elle n'avait pu payer [...]19 ». Le récit enchâssé paraît relativement indulgent envers ce personnage qui est éventuellement la cause du malheur d'Armand et Marguerite, justement parce que le narrateur n'est pas suffisamment objectif. A l'inverse, le narrateur extradiégétique pose sur elle un regard moins sympathique, reprochant à cette femme de l'ombre ses techniques grossières. De ce point de vue, la procureuse ne reçoit pas le même respect que la véritable tenancière de maison tolérée : l'absence de titre et de pouvoir assis est sûrement en cause. Ainsi, si la place de la patronne est complexe, du

14 Ibid, p. 164. 15 Ibid, p. 181. 16 Ibid, p. 184. 17 Ibid, p. 156. 18 « Jamais Madame, d'habitude toute sucrée, toute mielleuse, et dont les observations étaient toujours adoucies par une voix hypocritement plaignarde, ne prenait avec une de ces femmes un pareil ton », Goncourt, op. cit., p. 45. 19 Dumas fils, Alexandre. La Dame aux camélias. Coll. « Classiques ». Paris : Pocket, 1998 [1848], p. 249.

12 moins au travers du regard que l'auteur pose sur elle, ce n'est pas le cas de la procureuse, qui ne développe pas de lien émotionnel avec les femmes qu'elle vend, mais ne participe au contraire qu'au commerce de la prostitution que pour elle-même. c. La prostituée

Cependant, la figure au cœur de notre corpus – et de notre étude – est bel et bien la prostituée en elle-même. Il s'agit là d'un vaste mot, lourd d'une multitude de sens, dont nous avons vu plus haut les synonymes qui servent tout d'abord à caractériser les différents types de prostituée. Car il semble qu'on ne puisse parler d'une prostitution unique, celle-ci est multiples, ou plutôt unique dans le cas de chaque femme ; penser la prostitution comme un concept , c'est s'imaginer, à partir d'un signifiant unique, un signifié global : « les diversités, les nuances, les complexités 'entrevues' d'un monde prostitutionnel qu'il convient d'appréhender dans sa pluralité20 ». Ainsi, on retrouve dans notre corpus un nombre considérable de prostituées, dont au moins neuf tiennent un rôle de protagoniste. Malgré les similitudes qui rapprochent nos textes, les femmes qui y sont mises en scène ne peuvent être perçues comme une. La différence principale et qui nous intéresse d'abord ici – car c'est la plus flagrante – est celle entre la fille de rue, la fille de maison et la courtisane. On les retrouve toutes les trois dans notre corpus. A travers l'étude poussée des textes, des différences plus subtiles se feront jour, ce qui importe ici est de distinguer ces différents types de filles. La fille de rue, que l'on retrouve souvent chez Maupassant, est un personnage particulier, qui semble refuser l'illusion de sa vie : elle ne fait preuve d'aucune vanité et n'a pas d'espoir d'amour, au contraire des filles de maison et des courtisanes de nos romans. Preuve inéluctable d'une misère sociale et sexuelle typique du XIXème siècle, elle est le sujet d'une littérature plus réaliste – voire naturaliste – que romantique. La fille de maison est un entre-deux de la fille de rue et de la courtisane : elle ne s'appartient absolument pas, endettée envers sa maîtresse et paralysée dans son métier. Comme on peut pourtant le voir dans La Fille Élisa et « La Maison Tellier », il n'est pas impossible de voir cette fille espérer, croire en ses propres charmes et à l'idée d'une émancipation future. Cette idée de vanité nous mène ainsi

20 Houbre, Gabrille, Pludermacher, Isolde, et Robert, Marie. « Prostitutions entrevues », in Prostitutions. Des représentations aveuglantes, op. cit., p. 3.

13 naturellement à la courtisane qui sait que ses attraits sont à l'origine de son succès. Comme l'explique Jann Matlock dans Scenes of Secudtion. Prostitution, Hysteria and Reading Difference in Nineteenth-Century France, la courtisane est l'ennemie de la police parisienne : « Selon Béraud, la courtisane est la plus dangereuse des prostituées car on ne peut la distinguer des femmes du grand monde21 ». Là où la fille de rue ressent la honte, la courtisane tire son orgueil : dans ce sens, la rue lui appartient plus qu'à celle qui en prend le nom puisqu'elle la possède totalement, de l'intérieur de sa calèche et à l'ombre de ses amants. Malgré ces différences, plusieurs points – présents dans les textes – nous permettent de regrouper ces jeunes femmes sous le même substantif de « prostituée »22. Ce qui frappe d'abord, c'est la tendance des personnages qui les entourent à les confondre les unes pour les autres. A leurs yeux, chaque prostituée remplace la précédente et peut être prise pour sa voisine : « Elle l'aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme ces filles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu'elles ne peuvent donner23 ». Cette supposée incapacité à aimer nie à la femme, à la courtisane ici, une personnalité propre : elle fait intégralement part d'un groupe enfermé dans et par les présupposés qui la définissent. Le syntagme « ces filles-là » n'impliquent pas seulement l'irrespect de la profession mais aussi le mépris de la personne. De plus, en niant l'existence propre de la prostituée, la société oublie la possibilité d'une solitude de l'âme : qu'il s'agisse de la fille de maison ou de la courtisane, elle est toujours accompagnée, d'une amie – ou souvent d'une procureuse – pour la dernière, et d'une de ses compagnes de maison pour la première. Elles vivent donc entourées – pour éviter de se retrouver face à leur situation ? On peut par exemple penser à « L'Odyssée d'une fille » où la narratrice intradiégétique doit se confronter à sa propre misère – pour mieux mourir seules et abandonnées. Car, il ne faut pas l'oublier, la conscience de sa propre condition est un des points communs qui lient nos textes et leurs personnages : chez Maupassant notamment, la fille de rue ne se fait aucune illusion sur ce quelle est ni sur le regard de la société sur elle : elle ne se

21 « To Béraud, the was the most dangerous of all prostitutes because one could not tell her apart from women of polite society » : Matlock, Jann. « Taking Liberties: Plots Around Prostitutes in 1848 ». In Scenes of Seduction. Prostitution, Hysteria and Reading Difference in Nineteenth-Century France. New York : Columbia University Press, 1994, p. 107, traduit par nous. 22 D'autres points se découvriront au fil de l'étude, car si le commentaire comparatif permet de distinguer, il cherche aussi à rapprocher ce qui, dans un premier temps, ne semblait pas rapprochable. 23 Dumas fils, op. cit., p. 55.

14 perçoit même pas comme femme mais uniquement au travers de leur profession. C'est aussi le cas d'Esther chez Balzac : confrontée à la réalité de sa vie, elle tente elle-même d'y mettre fin dès l'ouverture du roman. Esther semble presque avoir l'espoir que la mort effacera le souvenir de sa condition. C'est là la destinée commune de nombre de nos protagonistes : « […] autant la vie recherchée de ces femmes fait du bruit, autant leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se couchent comme ils se sont levés, sans éclat […] et la vie des uns et des autres continue sans que cet incident la trouble même d'une larme24 ». La réaction, ou plutôt l'absence de réaction, à la mort de ces femmes pourtant si passionnément désirées dénotent la triste solitude à laquelle elles sont réellement confrontées : le bruit qui les entoure cache à la société le malheur de cette vie de vices, il faut la touche de l'artiste qui la poursuit jusque dans la tombe pour comprendre et rendre leur sensibilité à ces femmes délaissées. Marguerite n'est ainsi pas la seule de nos personnages à finir sa vie dans la douleur du vide, c'est aussi le cas d'Irma dans « Le Lit 29 » qui meurt de la syphilis, rejetée par son dernier amant, et de Nana, dont la réputation fait feu de paille et qui s'éteint à seulement dix-neuf ans : « Nana restait seule, la face en l'air, dans la clarté de la bougie […]. Vénus se décomposait […]. / La chambre était vide25 ». Le naturalisme de Zola permet d'ailleurs d'avoir un accès quasi-visuel, matériel à cette fin tragique de la courtisane – quoiqu'à ce stade, Nana est retombée dans une prostitution dite plus basse, plus proche de sa classe sociale d'origine. En effet, en mettant en avant la putréfaction du corps de Nana dans ses derniers instants, l'auteur entend donner un aperçu du vice qui la ronge :

C'était un charnier, un tas d'humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l'autre ; et, flétries, affaissées, d'un aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l'on ne retrouvait plus les traits […]. Il semblait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait de lui remonter au visage et l'avait pourri26.

Dans ses ultimes moments, Nana revient, par la description narrative, à la terre : elle redescend littéralement par le pourrissement de son corps à la vie qu'elle menait chez ses 24 Idem, p. 31. 25 Zola, op. cit., p. 1485. 26 Idem.

15 parents. Elle quitte l'Olympe sur laquelle elle régnait à l'ouverture du roman pour rouler dans le ruisseau qui l'a bercée. Le vocabulaire choisi par Zola est presque répugnant en lui-même : le lecteur ressent alors le même désir de s'échapper que les personnages avant lui, comme si on avait trop peur d'attraper cette maladie, d'approcher du vice ultime. On peut malgré tout voir cette fin d'une autre manière : ce vice, ce n'est pas celui de Nana, mais celui des hommes qui l'ont touchée et abandonnée. Sa maladie – qu'elle n'attrape d'ailleurs que par l'intermédiaire de son fils – met le corps au niveau de l'esprit et la situation de solitude réelle qui accompagne la mort de Nana coïncide avec sa solitude mentale, une solitude que partagent les autres prostituées qui peuplent nos textes.

Les figures que l'on retrouve dans nos textes semblent donc être complexes par elles-mêmes : chaque auteur porte sur chacun de ses personnages un regard à la fois personnel et qui prend ses racines dans des stéréotypes universels. La compréhension globale de ces types de personnages va ainsi nous permettent d'entrer plus tard plus profondément dans leur singularité, dans ce qui les rend – et, à travers eux, la littérature qui les contient – uniques. Le personnage de la tenancière de maison close ouvre des possibilités inattendues quant à cette question du genre, et mériterait un travail qui lui soit pleinement consacré. Enfin, c'est uniquement en comprenant le fonctionnement de la prostituée par elle-même, ainsi que celui de l'homme qui paie pour son amour qu'il va nous être maintenant possible d'étudier les interactions entre ces deux sexes qu'a priori tout oppose.

2. Les rapports hommes/femmes

Les personnages qui sont mis en scène dans notre corpus ne peuvent cependant pas être totalement définis dans leur intégralité tant que le rapport des uns aux autres n'est pas étudié. Nous avons déjà discuté de la relation de la prostituée à sa tenancière – ou son tenancier – mais il reste maintenant à définir le couple le plus complexe : celui de la prostituée à son client. Homme de haut rang et courtisane, homme du peuple et cocotte, parfois l’échange entre classes. Quel type d’attachement lie ces couples on-ne-peut-plus communs pour l'époque ? En termes plus généraux, on sait que la femme est considérée

16 comme inférieure dans la société, quelle peut-être alors la destinée de celle qui n'est même plus vue comme une femme, celle qui vend son corps pour survivre ? Les jeux de pouvoir qui s'établissent dans nos récits nous montrent ainsi la nature des relations entre la prostituée et son client, mais aussi, plus généralement et simplement, celle des rapports – toujours complexes – hommes/femmes.

« Présidente de mon cœur, / Cette lettre ordurière, destinée à remplacer les saloperies dominicales, s’est bien fait attendre […] et j’ai le grand regret de ne pouvoir vous envoyer que des cochonneries breneuses et peu spermatiques27 » : « La Lettre à la Présidente » de Théophile Gautier nous montre, dès son ouverture, la complexité des relations entretenues par les hommes et les courtisanes au cœur du XIXème siècle. Dans la même phrase, Gautier fait à la fois preuve d’amour dans le nom qu’il attribue à sa maîtresse, Apollonie Sabatier, mais se laisse aussi aller à un érotisme qui révèle sans complexe la condition de la jeune femme : la lettre s'apparente ainsi plus à un récit de voyage priapique – qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler certains passages des Confessions de Rousseau. Il y a une absence de gêne totale entre l’auteur et cette femme, entretenue par les plus grands artistes de Paris, muse incontestée de la seconde moitié du XIXème siècle. Dans cette lettre, Gautier semble utiliser sa destinatrice comme une excuse pour se laisser à un langage que la censure littéraire de l'époque réprouverait ; il donne ainsi parfois l'impression d'avoir oublié le but initial de son récit, se laissant aller à ce qui ressemblerait plus à un journal, uniquement pour revenir à un style presque oral, qui déroute la lecture : « [c]ar, ô Présidente, si tu étais seulement grimpée [...]28 », « [j]'ai oublié de dire que [...]29 », « [j]e ne te cache pas, Présidente [...]30 ». Ce n'est cependant pas là la seule complexité de cette « Lettre à la Présidente ». En effet, si on ne peut nier l'évidente pornographie de l'écriture, on ne peut pourtant s'empêcher de voir la poésie qui en découle. Les métaphores, les images et les élans lyriques qui ponctuent le texte en font effectivement un véritable poème en prose, qui, à l'époque ne mérite peut-être que de n'être mis entre les mains du demi-monde : « […] un

27 Gautier, Théophile. « Lettre à la Présidente ». Coll. « Petite Collection ». Paris : Mille et Une Nuits, 1997 [1850], p. 1. 28 Idem, p. 4 29 Ibid, p. 6 30 Ibid, p. 7

17 poil d'un noir très bleu, très cru, très crêpelé, qui fit délicieusement errer mon imagination érectile des hauteurs crépues de la motte jusqu'au soleil de poils épanouis autour de la rose mystique par les soupirs d'un ventre mélancolique31 ». Ici, l'auteur décrit sa réaction physiologique à la découverte d'un sonnet avec lequel une chanteuse s'est « torcheculatis[ée]32 ». On a alors affaire à des lignes purement littéraires, il ne s'agit pas uniquement d'une simple description de l'événement : Gautier fait ainsi appel à un rythme ternaire pour mettre en valeur le poil qu'il a trouvé, puis métaphorise au travers d'une montagne son propre corps, mettant en avant l'effet que ce morceau de papier a sur lui. L'auteur se joue de la langue française comme il – ainsi que nombre d'artistes à cette époque – ne peut le faire dans ses écrits publiés, et c'est la nature même de sa destinatrice qui permet cette liberté. C'est bien là le caractère paradoxal de cette correspondance ; pourquoi Gautier envoie-t-il à sa maîtresse, une courtisane, une lettre si longue sur les femmes qu'il prend ou rêve de prendre, pour finalement la conclure en exprimant son désir de revoir cette femme : « [b]ientôt, je pourrai reprendre ma place au banquet dominical et laisser la plume pour la langue. - Oh ! que n'a-t-elle fourré – je ne serais pas difficile sur le choix du trou33 » ? La courtisane ne se voit laissée aucune chance d'amour véritable, mais se trouve dans un espace vague, une entre-deux de la passion et du simple désir. L'homme peut se présenter devant elle dans son entité parfaite, à la fois être de cœur, mais surtout être de chair. Comme le dit, Ernest, ami d'Armand dans La Dame aux camélias, « il n'y a pas besoin de se gêner avec elle [i.e. Marguerite, c'est-à-dire une courtisane]34 ». Car c'est bien ce même type de relations que l'on retrouve dans la fiction des œuvres de notre corpus : des clients qui s'offrent le privilège d'être vulgaires autour de la prostituée ; puisque celle-ci n'est pas vertueuse, elle peut entendre toutes sortes d'indécences. Dans l'article « L'anti-féminisme sous le Second Empire », Pich s'interroge sur cette situation de la femme et cite alors Proudhon : « 'D'où vient cette déchéance ? De la fréquentation excessive des hommes, qui leur fait perdre, avec la réserve, la timidité, la diligence, la qualité essentielle du sexe, celle qui fait l'âme et la vie de l'honnête femme, la pudeur […]. Voilà donc ce que le commerce des hommes, soit le libre amour, fait d'une

31 Ibid, p. 10 32 Ibid. 33 Ibid, p. 15 34 Dumas fils, op. cit., p. 74.

18 femme […]' (p. 373-374 [Prudhon, La Pornocratie]35 ». On peut ainsi penser à la scène de débauche centrale dans « Mademoiselle Fifi » de Maupassant où, après avoir saoulé les prostituées qu'ils ont invitées à leur table, les soldats prussiens « crach[ent] des paroles obscènes36 ». L'intégralité de cette scène repose sur un malaise, un trouble ressenti à la fois par les personnages féminins et par le lecteur. Celui-ci se retrouve dans la même position que ces cinq femmes, venues gagner leur vie dans les bras de l'ennemi : il perçoit dans l'écriture de Maupassant la complexité de la situation. En effet, par leur condition, celles-ci sont forcées de ne pas voir les Prussiens comme des ennemis, mais, par leur nationalité et patriotisme, le danger de l'intrigue leur apparaît clairement, comme elle apparaît au lecteur : « 'A nos victoires sur la France !' / Toutes grises qu'elles étaient, les femmes se turent […]. 'Vive la Prusse !' […]. Les filles ne protestèrent point, réduites au silence et prises de peur37 ». Dans ce passage, l'auteur montre la nature la plus commune des relations entre les deux sexes dans le contexte de la prostitution, c'est-à- dire celle d'une femme parfaitement soumise aux hommes. Les lignes qui suivent cet extrait insistent d'ailleurs sur cette infériorité de la prostituée, qui ne se définit elle-même pas comme une femme à proprement parler : « Moi ! moi ! Je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain ; c'est bien tout ce qu'il faut à des Prussiens38 ». La violence des mots de la jeune prostituée est accueillie par une nouvelle violence, à son tour physique, dans laquelle le client affirme sa supériorité sur elle. La situation dans cette nouvelle est de plus paradoxale : le jeune homme qui gifle Rachel se trouve justement être « Mademoiselle Fifi », un officier dont les traits et le caractère féminins lui ont gagné ce surnom. Il semble ironique que ce soit justement ce personnage qui assomme la jeune femme de sa masculinité : comme si Maupassant nous montrait que le plus faible des hommes peut encore soumettre une prostituée. Nous verrons cependant que tous les types de prostitution ne mènent pas toujours au même degré dans le rapport de force. Dans le cas des filles de rue ou de celles de bordel, on remarque néanmoins toujours cette supériorité masculine. Dans l'article « Client » de L'Abécédaire de la prostitution, on trouve cette description de ce dernier :

35 Pich, « Littérature et codes sociaux : l'anti-féminisme sous le Second Empire. » In Romantisme. Vol. 6, No. 13-14, « Mythes et représentations de la femme ».Paris : Armand Colin, 1976, p.168. 36 Maupassant, Guy de. « Mademoiselle Fifi » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1882], p. 38. 37 Idem, p. 40-41. 38 Ibid.

19 « Rarement est montrée l'exploitation sexuelle des filles qui n'ont pas la liberté de refuser un client ou une passe. Sans doute les bourgeois préfèrent-ils ignorer que les faveurs dont ils profitent auprès des prostituées résultent d'une transaction pécuniaire et non d'un choix39 ». Voilà bien un mot crucial qui définit à lui seul les rapports entretenus entre les hommes et les femmes, non seulement dans nos œuvres, mais aussi, comme nous l'avons vu avec Gautier, dans la réalité. Toutes les œuvres à l'étude révèlent en effet que la prostituée n'a jamais véritablement le choix, dans n'importe quel aspect de sa vie. Ainsi, même lorsque l'on a affaire à des prostituées a priori de pouvoir, telles que Nana, Esther ou Marguerite, celles-ci finissent toujours par s'adonner à ce qui leur déplaît, afin de survivre, voire, dans le cas de Marguerite, de sauver la vie d'un autre. Il faut noter que cette supposée position de pouvoir, partagée par ces trois femmes, naît de leur position sociale, position qu'elles ont atteinte non par choix, mais par besoin et à force de travail. Dans l'article « A qui appartient le corps des femmes », Myriam Boussahba-Bravard argumente que « la biologie a asservi les femmes des démocraties occidentales par le passé […]. La réduction des femmes à leur capacité biologique, donc à leur corps reproducteur et objet du désir masculin, continue de les assujettir [...]40 ». Elle continue ainsi :

Comme les hommes, les femmes disposent légalement [au XXIème siècle] de la faculté d’exercer un choix parmi des options disponibles […]. Contrairement au passé, la biologie est subordonnée à leurs aspirations et à leur diversité individuelle, ce qui oblige à parler des femmes (et des hommes) au pluriel, en français comme en anglais. Le singulier ramène les femmes à une définition exclusivement biologique qui, au XIXème siècle, les privait de la propriété de leur corps41.

Le corps de la femme ne s'appartient donc pas, non plus que celui de la prostituée, exemple extrême de la situation féminine. A qui appartient alors le corps de la prostituée ? Certainement à sa patronne ou à son proxénète. Pendant quelques instants, chaque soir, il appartient aussi à un homme, puis deux, puis trois, selon la réussite de la nuit. La jeune femme n'en vient jamais à la prostitution par choix, mais par besoin. On ne trouve jamais chez nos auteurs une croyance qu'un libertinage inné puisse pousser une femme à se donner à cette profession : on met bien trop l'accent sur la misère de cette vie 39 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde, op. cit., p. 68. 40 Boussahba-Bravard, Myriam, loc. cit., p. 23. 41 Idem, p. 24.

20 pour que l'on puisse imaginer jamais choisir d'en arriver là. La prostituée, c'est la jeune fille qui, trop jeune, s'est laissée séduire par un homme et qui n'a plus d'autre voie. C'est l'actrice qui – comme la grande Sarah Bernhardt – doit payer son loyer parisien ; c'est le petit rat d'Opéra que sa mère vend au meilleur acheteur. Cette absence de choix, de propriété de son propre corps en dit long sur la nature des relations entre les hommes et les femmes au XIXème siècle : une évidente supériorité masculine soumet la femme jusque dans l'intimité de son corps. Enfin, il semble que nos auteurs, malgré eux parfois, mettent malgré tout en avant un certain héroïsme féminin qui interroge la qualité des rapports de ce sexe à l'autre. Presque toutes les protagonistes de nos œuvres font ainsi preuve d'héroïsme d'une manière ou d'une autre, que ce soit face à un ennemi dangereux, ou à une simple situation familiale obligeante. Ainsi, Esther et Marguerite font chacune à leur tour le sacrifice de leur amour – et, par conséquent, de leur vie – pour sauver l'honneur de leur amant. Splendeurs et misères des courtisanes s'ouvre en effet sur un bal au cours duquel certains aristocrates se moquent de Lucien pour être venu accompagné d'Esther, une courtisane réputée que beaucoup se sont partagés par le passé. Désespérée que l'homme qu'elle aime soit ainsi méprisé par ceux dont il se voudrait le pair, Esther tente de suicider : « Écoutez, mon enfant ! Votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien ; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l’entraîniez dans la dissipation, dans un monde de folies42 ». Ces mots, prononcés par le prêtre Carlos Herrera, condamne la courtisane de la même manière que M. Duval condamne Marguerite chez Dumas fils. Dans les deux romans, c'est l'honneur, le nom des personnages masculins qui sont mis en danger par l'existence même de la courtisane : une certaine impression de pouvoir est ainsi donnée à cette dernière. Cependant, comme nous l'avons déjà remarqué, il ne peut être véritablement question de pouvoir quand on n'a le choix ni de son corps ni de son cœur. La seule solution offerte à ces jeunes femmes est donc, dans le cas d'Esther, le suicide et, dans le cas de Marguerite, le mensonge amoureux, qui s'apparente pour elle à un suicide puisque le chagrin l'affaiblira et la tuera finalement. Le sacrifice que ces deux femmes font par amour nous donne ainsi une idée de ce que les relations inter-sexes pouvaient être au XIXème siècle : la femme est un fardeau, une entrave au nom de

42 Balzac, Honoré de. Splendeurs et misères des courtisanes. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2010 [1838-1847], 781 p.

21 l'homme et c'est à elle, dans l'abnégation et l'amour, de rétablir l'honneur de ce dernier. Mais ce n'est pas là la seule forme d'héroïsme que l'on retrouve dans notre corpus : il a déjà été mentionné plus haut la réaction d'une des prostituées lorsque les officiers prussiens de « Mademoiselle Fifi » prétendent régner sur la France et sur les Françaises. Rachel s'insurge contre les officiers, mais ne s'en tient pas uniquement à la défense verbale. La jeune femme, poussée dans un premier temps par un élan patriotique, fait ensuite preuve d'un courage tout salvateur pour le sexe féminin : « elle saisit sur la table un petit couteau de dessert à lame d'argent, et si brusquement, qu'on ne vit rien d'abord, elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux où la poitrine commence43 ». En mettant ainsi fin aux jours de l'officier, elle venge à la fois sa patrie et son sexe d'un ennemi double, une action qui lui vaut une rédemption d'abord religieuse puis amoureuse. Maupassant pose ici un regard presque admirateur sur son personnage qui mérite enfin d'être perçu comme une héroïne : « […] personne, sauf le curé et le sacristain, n'approchait plus du clocher. / C'est qu'une pauvre fille vivait là-haut […], le prêtre l'embrassa […]. [U]n patriote sans préjugés qui l'aima pour sa belle action, puis l'ayant chérie pour elle-même, l'épousa, en fit une Dame qui valut autant que beaucoup d'autres44 ». De plus, dans « Le lit 29 », dont nous discuterons davantage en détail plus tard, la courtisane en question fait à son tour preuve d'héroïsme contre l'invasion ennemie. Bien que ses méthodes soient moins radicales que l'acte de Rachel, elles n'en sont pas moins efficaces et le fait qu'elles soient préméditées donne à Irma une certaine élégance dans le crime : « Qu'est-ce qui est honteux, de m'être fait mourir pour les exterminer, dis […] ! Ah c'est honteux ! Tu n'en aurais pas fait autant, toi, avec ta croix d'honneur ! Je l'ai plus méritée que toi vois-tu plus que toi, et j'en ai tué plus que toi, des Prussiens !...45 ». La pitié ressentie par le lecteur pour la jeune femme lui permet de justifier le sacrifice de sa vie, la rendant alors supérieure à l'homme, au soldat même, à travers le texte. Il apparaît donc que Maupassant pose sur ses héroïnes un regard volontairement tendre et empathique, que le lecteur ne peut s'empêcher de partager au travers de la narration. Enfin, la protagoniste la plus héroïque et la plus à même de porter la vengeance de

43 « Mademoiselle Fifi », op. cit., p. 41-42. 44 Idem, p. 44. 45 Maupassant, Guy de. « Le Lit 29 » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1884], p. 69.

22 son sexe contre le masculin est Élisa, dans le roman éponyme de Goncourt. Qu'est-ce qui fait qu’Élisa soit en prison, que le récit même ait une existence ? C'est bien cet acte salvateur, particulier car il ne prend la vie que d'un homme, mais universel car il menace l'intégralité du sexe. L'incipit du roman établit que la jeune prostituée est coupable de meurtre, mais c'est uniquement au travers du récit que celui-ci est pleinement justifié, trop tard pour que cette justification ait aucun effet :

[s]oudain, sans une parole, sans un mot, elle sentait sur elle les violences et la brutalité d'un viol, et dans l'effort rageur qu'elle tentait pour se dégager de l'étreinte furieuse qui lui faisait mal , elle avait l'impression d'être souffletée par les deux mains dénouées autour de son cou […]. Quand elle avait vu couler le sang... était-ce assez singulier tout de même... alors elle avait été prise par un vertigo, par un besoin de tuer, par une furie d'assassiner... et elle l'avait frappé encore de quatre ou cinq coups...46

La révélation de cette sombre réalité n'est offerte qu'au lecteur, le seul qui puisse éprouver de la pitié pour la protagoniste. Il est d'ailleurs rapidement établi que le récit du viol n'aurait eu aucun impact sur le procès : la question du choix est ici à nouveau au premier plan. La prostituée a fait il y a longtemps le choix de son supposé vice, il ne lui est plus permis de désirer l'innocence47. De plus, l'utilisation des temps chez Edmond de Goncourt est particulière dans ce roman, et d'autant plus perturbant dans ce moment. Le choix du plus-que-parfait pour le meurtre indique l'occurrence unique, cependant l'imparfait pour la scène du viol laisse perplexe : s'agit-il aussi d'un événement qui ne se produit qu'une fois ou a-t-on affaire à une habitude ? La manière dont l'auteur joue avec l'imparfait dans l'intégralité de l’œuvre indiquerait plutôt l'idée d'une seule occurrence, mais on ne peut s'empêcher de noter qu'isolé, cet extrait dénonce un acte récurrent, qui se serait répété tous les jours de sortie d’Élisa avec celui qu'elle prend pour son amant. Car c'est bien là le drame de la plupart des jeunes femmes mises en scène dans nos œuvres : elles imaginent et se laissent croire que les hommes qui tournent autour d'elles sont leurs amants et non leurs clients.

46 Goncourt, op. cit., p. 117. 47 « Puis, quoi ! elle ! la dernière des dernières, elle ! une inscrite à la police et dans tant de maisons de la province et de Paris, il aurait fallu avouer qu'il lui était, tout à coup, comme ça, poussé l'envie d'aimer comme une jeune fille qui n'aurait pas fauté, comme une toute honnête jeune fille... non, ce n'étaient pas des choses à dire... on aurait trop ri d'elle », idem.

23 Complexes, paradoxales, voilà comment les liaisons amoureuses entre les hommes et les femmes qu’ils payent sont représentées dans nos récits. La fiction prend le pas sur la réalité de la « Lettre à la Présidente » et on découvre, presque toujours, des relations libres, parfois grivoises, mais, aussi, et c’est bien ce qui frappe à la lecture, sentimentales voire amoureuses. Au travers de nos œuvres, nous abordons aussi, sujet sous-jacent jamais explicitement abordé, la question de la condition féminine de l'époque. L'absence de gêne et de respect qui définit la relation entre la prostituée et le client révèle, au fond, un manque profond de considération pour l'intégralité du sexe féminin : « [l]'emploi de la catégorie de prostitution est donc lié au pouvoir des hommes sur les femmes, et à l'existence dans chaque société d'usages définis comme légitimes ou illégitimes du corps des femmes48 ». Les textes de notre corpus mettent au jour ce malaise entre les deux sexes, malaise que nos auteurs ne remettent pas en question, mais font découvrir – plus ou moins objectivement – au lecteur.

3. Des Bildungsroman genrés ?

A l'exception des nouvelles de Maupassant et du texte de Gautier, les œuvres de notre corpus appartiennent au genre littéraire romanesque. Il s'agit d'un genre complexe, large, difficilement délimitable dans son intégralité : souvent, c'est au travers des sous- genres que contient le roman qu'il est possible de définir le roman. Les œuvres ici à l'étude présentent en majeure partie l'histoire de la vie d'un ou plusieurs personnages, qu'il s'agisse d'une évolution positive ou au contraire d'une chute : ce qui est notable, cependant, est la différence qui est faite entre les personnages masculins et les personnages féminins – les prostituées – dans notre corpus. Pour les jeunes hommes mis en scène, le roman est ainsi plutôt un bildungsroman ; pour les jeunes femmes, pas d'évolution positive, pas d'apprentissage, mais une lente descente aux enfers qui se conclut par une mort douloureuse et solitaire. Nous allons donc nous intéresser à ces deux cas, qui finissent de révéler le fossé qui se creuse entre les genres dans nos œuvres, mais aussi plus largement dans la société parisienne de la seconde moitié du XIXème siècle.

48 Bozon, Michel. « Définir la prostitution féminine ou l'illusion du « plus vieux métier du monde » in Prostitutions. Des représentations aveuglantes, op. cit., p. 16.

24 a. L'apprentissage d'un jeune homme

« Que vous ayez une maîtresse, c'est fort bien ; que vous la payez comme un galant homme doit payer l'amour d'une fille entretenue, c'est on ne peut mieux [...]49 » : ce sont là les propos tenus par M. Duval à l'égard de son fils Armand au sujet de sa relation avec Marguerite dans La Dame aux camélias. On y comprend qu'à l'époque où la prostitution était chose commune et où les courtisanes « régnaient » sur Paris, elle était recommandée aux jeunes hommes de bonne famille, de manière à parfaire leur éducation. Le choix du vocabulaire révèle d'ailleurs cette curiosité de la société : le groupe nominal « galant homme » s'oppose directement à ceux de « maîtresse » et « fille entretenue ». C'est donc du point de vue de l'éducation que l'on peut lire La Dame aux camélias : le Bildungsroman est un sous-genre romanesque apparu en Allemagne au XVIIIème siècle et qui signifie « roman d'apprentissage » ou « roman de formation ». Il s'agit d'un récit où le personnage principal – un jeune homme ignorant de la vie, naïf et sans expérience – entame un parcours initiatique qui le fera grandir et mûrir. Ce sous-genre prend son essor avec le romantisme et des œuvres telles que Les Souffrances du jeune Werther et Les Années d'apprentissage de Wilhem Meister de Goethe. La littérature française présente, elle aussi, certains chefs-d’œuvre du genre, tels que L’Éducation sentimentale de Flaubert. Le sous-genre répond à certaines règles qui déterminent l'appartenance du roman à celui-ci. Il doit ainsi être constitué de plusieurs phases : les primes années du héros, le récit de ses aventures qui lui permettent de découvrir le monde et de se former, puis la conclusion dans laquelle l'auteur présente le personnage sous un nouveau jour. Ce schéma n'est pas sans rappeler le Candide de Voltaire : si le sous-genre est né plus tard, le topos du jeune homme naïf partant à la découverte de la vie prend ses racines plus tôt en littérature. De plus, le roman d'apprentissage a une fin heureuse : il s'agit pour le héros de survivre au roman pour mettre en pratique tout ce qu'il y a appris. C'est un point sur lequel François Jost met l'accent dans son article « La tradition du Bildungsroman » :

Dans un sens, le Bildungsroman n'est donc qu'une sorte de pré-roman, de préambule. En fait, à la fin de l’œuvre, le héros nous apparaît armé pour l'existence, prêt à vivre son roman […]. Dénouement heureux ou, du moins, n'impliquant point, en soi,

49 Dumas fils, op. cit, p. 186.

25 d'irréparables malheurs. La mort peut surgir dans le récit, frapper tel personnage, jamais, pourtant, le héros principal, qui manquerait ainsi fatalement son Bildungsziehl50.

Dans le cas d'Armand Duval, son intrigue correspond en effet à cette définition : bien que la tragédie le frappe à plusieurs reprises et après avoir appris de ses propres erreurs, le jeune homme revient à un train de vie paisible. Il sort grandi, mûri de son aventure avec Marguerite : « Je restai quelques temps dans cette heureuse famille, tout occupée de celui qui leur apportait la convalescence de son cœur51 ». Le choix du vocabulaire par le narrateur permet d'insister sur le rétablissement d'Armand, qui, au travers de sa famille, tourne la page sur sa relation avec Marguerite, quand celle-ci est morte pour lui. Cet aspect du roman n'est pas sans rappeler la nouvelle « Le Lit 29 » de Maupassant. Effectivement, dans ce texte, on a affaire à une histoire d'amour entre une célèbre courtisane et « un bel officier de hussards52 » : « [i]ls s'affichèrent, se donnèrent en spectacle, se compromirent mutuellement, fiers tous deux d'une pareille aventure […]. Pendant plus d'un an il promena, déploya dans Rouen cet amour, comme un drapeau pris à l'ennemi53 ». Dès le début de la nouvelle, le capitaine Epivent passe pour un jeune homme sûr et fier de lui (« Il méprisait tout le monde en général avec beaucoup de degrés dans son mépris54 »), pourtant il semble que l'intérêt de la narration soit de lui donner une leçon, comme pour lui permettre d'ouvrir les yeux sur ce qu'il est. Maupassant transmet au lecteur, au travers du discours indirect libre qu'il utilise, la véritable attention que le personnage porte à sa maîtresse, notamment lorsqu'il apprend son séjour à l'hôpital : « […] il raconta à la table des officiers qu'Irma était à l'hôpital ; mais qu'il la ferait sortir, cré mâtin. C'était encore la faute de ces sacrés noms de Prussiens55 ». Cependant, en la découvrant dans l'aile des « syphilitiques », Epivent perd tout attrait pour la jeune femme, la punissant par là d'être pleinement la personne dont il est tombé amoureux. A ce moment du récit, Epivent n'a pas foncièrement changé, il reste l'homme fier du début. Pourtant, lorsque Irma l'accuse et le met face à l'héroïsme dont elle a fait preuve (« Si j'avais voulu me guérir, ça n'était pas difficile, parbleu ! mais je voulais les tuer, moi, et

50 Jost, François. « La tradition du Bildungsroman ». In Comparative Literature. Vol. 21, No. 2. Durham : Duke University Press, 1969, p. 99. 51 Dumas fils, op. cit., p. 250. 52 « Le Lit 29 », op. cit, p. 54. 53 Idem, 59. 54 Ibid, p. 55. 55 Ibid, p. 62.

26 j'en ai tué, va !56 »), le « poseur », l'homme méprisant disparaît dans un élan de honte et d'humilité. La prostituée elle-même n'est pas le centre d'intérêt de la narration, qui la place toujours comme un objet, nécessaire à l'évolution du sujet : c'est en effet bien parce qu'elle devient la maîtresse d'Epivent qu'elle intègre le récit. Ce dernier n'est jamais traité comme le client de la protagoniste prostituée, mais bien comme le protagoniste même. C'est à cause de cette différence de traitement, et, naturellement de sa chute ouverte, qu'il est possible de lire « Le Lit 29 » comme une nouvelle d'apprentissage, une Bildungsnovelle. Revenons à La Dame aux camélias, qui reste cependant l’œuvre de notre corpus la plus à même d'illustrer cette idée de Bildungsroman. Lorsque Armand revit son histoire grâce au récit qu'il fait au narrateur, il arrive enfin à tourner la page : Armand, toujours triste, mais soulagé un peu par le récit de cette histoire, se rétablit vite57 ». La fin du texte contraste violemment avec le début, où le narrateur nous présentait un jeune homme dépressif, au bord du suicide, sans désir d'avenir ou de joie, que la douleur rend physiquement malade : « Ses yeux étaient rivés à cette fosse vide ; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir... On l'eût dit pétrifié […] ; il semblait ne plus avancer que par secousses ; ses dents claquaient, ses mains étaient froides, une violente agitation nerveuse s'emparait de toute sa personne58 ». Il semble donc que, dans un premier temps, les « irréparables malheurs » de la vie d'Armand ne lui aient pas permis l'apprentissage. On note d'ailleurs qu'à plusieurs reprises, au sein même du récit, il fasse preuve d'une immaturité qui contraste avec les actions de Marguerite, notamment lorsque cette dernière fait le choix de quitter le jeune homme, par respect pour sa famille, acte de bonté et de décence à laquelle Armand réplique par l'attaque. Son incapacité à comprendre n'est pas sans rappeler le personnage du chevalier Des Grieux dans Manon Lescaut, œuvre qui ponctue d'ailleurs la relation d'Armand et Marguerite. Si le jeune héros voit Manon en Marguerite, le spectacle qu'il donne de lui-même fait voir Des Grieux en Armand au lecteur. Comment se fait alors cet apprentissage, comment pouvons-nous voir La Dame aux camélias comme un Bildungsroman masculin ? C'est le récit lui-même qui donne à Armand la possibilité d'une évolution : la manière dont le narrateur extradiégétique décrit le personnage à la fin du roman apporte 56 Ibid, p. 69. 57 Dumas fils, op. cit., p. 249. 58 Idem, p. 67-68.

27 la preuve de cette transformation. Le type narratif de La Dame aux camélias est particulier, on a en effet affaire à un récit métadiégétique, puisqu'il y a deux narrateurs : le narrateur extradiégétique, en charge du récit-cadre, dont on ignore l'identité, et le narrateur intradiégétique, en charge du récit enchâssé, Armand Duval. La spécificité de ce type de récit permet au lecteur de poser un regard plus subjectif sur le texte : plus on trouve de couches narratives, plus il est facile pour le lecteur de se détacher sensiblement du récit même. Il peut donc voir l'évolution d'Armand autrement que par son histoire, mais aussi par la qualité même de sa parole (puisqu'il s'agit, dans le cas de la narration intradiégétique, d'un récit oral). Armand commente en effet son propre récit au fur et à mesure qu'il le partage, se permettant ainsi de faire le point sur la situation, de l'accepter et de la mettre derrière lui : « Je comprenais l'empire que j'avais sur cette femme et j'en abusai lâchement. / Quand je pense qu'elle est morte maintenant, je me demande si Dieu me pardonnera jamais le mal que j'ai fait59 ». La Dame aux camélias apparaît donc bien être, pour son protagoniste masculin s'entend, un Bildungsroman, bien qu'Alexandre Dumas fils joue avec certaines règles du sous-genre : en n'autorisant l'évolution de son personnage qu'au travers le partage oral, le récit, il lui donne la possibilité d'être conscient de cette évolution, comme si on avait soudain affaire à une rupture de l'illusion romanesque, à un texte quasi-métalittéraire. Cependant, nous allons voir que si Dumas fils – ainsi que Maupassant dans « Le Lit 29 » - offre la possibilité d'une rédemption par le biais d'un apprentissage à son personnage masculin, on ne peut en dire autant des personnages féminins qui peuplent notre corpus. b. La chute programmée de la jeune femme

Contrairement à ce qui est attendu du personnage masculin, il n’est pas nécessaire que le personnage féminin, même s’il s’agit de la protagoniste, ait une évolution positive à l’intérieur du roman. Au contraire, il semble qu’en littérature, la chute d’une femme, qu’elle soit sociale, physique ou intellectuelle, soit un topos. Secondaire dans la société, elle trouve sa place avec difficulté : si elle suit les voies tracées pour elle, l’écrivain ne s’intéresse pas à sa vie banale, si elle brise les convenances, elle présente le cas parfait

59 Ibid, p. 216.

28 d’aliénation sociale. Le XIXème siècle est la période où, voyant la femme tenter de s’imposer dans sa société, ce type de récits se multiplie (on peut notamment penser à Emma chez Flaubert, à Madame de Rênal dans Le Rouge et le noir, ou encore, dans un autre registre, à Stéphanie dans la nouvelle « Adieu », de Balzac). Dans un univers du vice tel que celui de la prostitution, il est donc naturel de voir un tel topos s’appliquer. Nous venons de voir que le roman de Dumas fils peut être envisagé comme un roman d'apprentissage dans le cas de son protagoniste masculin. Mais qu'en est-il du personnage de Marguerite Gautier, qui donne son nom à l’œuvre ? Il faut d'abord noter que le texte s'ouvre sur la mort de Marguerite : le lecteur connaît donc déjà la destinée de l'héroïne, avant même d'avoir accès à son récit. Ses attentes sont donc dirigées dans une direction certaine dès les premières pages du roman : non seulement découvrir de quelle manière Marguerite a été emportée, mais aussi plus tard, les conditions de sa relation avec le personnage d'Armand. Dumas fils fait ainsi en sorte que le lecteur réel se fonde avec le lecteur implicite : en connaissant par avance la mort de la jeune femme, le lecteur débute le récit dans un état d'esprit particulier, celui-là même dans lequel l'auteur désire le voir. Lorsque Armand fait la connaissance de Marguerite, dans le même temps que le lecteur, ce dernier n'a pas d'espoir quant à la destinée de ces personnages ; il attend au contraire la mort de la jeune femme, tandis qu'il attend de découvrir comment Armand renaîtra de ses cendres. Le point de vue qui est ici porté – par l'auteur mais aussi par le lecteur – sur les deux personnages est fondamentalement différent. De plus, l'auteur glisse dans le texte un indice concernant le récit lui-même : en insistant si ardemment – comme nous l'avons vu plus haut – sur la lecture qu'Armand et Marguerite ont fait de Manon Lescaut. Cette présence de la littérature dans le texte donne au lecteur le pouvoir de comprendre, avant même d'en avoir le détail, les destinées de Marguerite et Armand. Celui-ci pourra, comme Des Grieux, survivre à la mort de sa maîtresse et se construire une nouvelle vie, tandis que les deux femmes sont liées par la même tragédie : emportées non seulement par la maladie mais aussi par l'amour qu'elles portent à leur amant. Ainsi, avant même de commencer le récit intradiégétique, la chute de la jeune courtisane est programmée, il n'y a pour elle ni évolution, ni fin heureuse, ni échappatoire. La nature du genre romanesque n'étant pas fixe, le roman est souvent défini au travers des sous-genres qui le constituent. Cette qualité du roman permet ainsi une perméabilité, une flexibilité générique que l'on retrouve dans nos œuvres : l'appartenance

29 d'un roman à un sous-genre n'exclut pas son adhésion à un autre et c'est bel et bien ce qui se produit ici, avec La Dame aux camélias : d'un certain angle, il correspond au Bildungsroman, sous la question du genre, il s'y oppose presque tout à fait. Les textes les plus à même d'illustrer cet argument sont cependant Nana d’Émile Zola et La Fille Élisa d'Edmond Goncourt qui présente le même type d'ouverture que La Dame aux camélias : l'incipit consiste en effet à introduire la protagoniste à l'heure la plus sombre de sa vie, alors même qu'elle est condamnée à mort. Pendant cet incipit, elle n'est que tardivement nommée et est perçue comme l'objet du récit, plutôt que comme son sujet : « La femme allait-elle être condamnée à mort […]...et, sans dire un mot, retombe sur le banc, prenant son cou à deux mains, qui le serrent machinalement, ainsi que des mains qui retiendraient sur des épaules une tête vacillante60 ». Ainsi, tout comme pour Marguerite Gautier, le lecteur est déjà au courant du destin d’Élisa avant même de connaître les raisons qui l'amènent à cette condamnation à mort. Le lecteur se voit ainsi directement influencé par la narration quant au regard qu'il doit poser sur la jeune prostituée : sa chute est donc par avance programmée ; elle fait partie intégrante des attentes du lecteur sur la suite du récit. L'auteur n'est d'ailleurs pas inconnu à cette idée de la descente aux Enfers féminine, puisqu'il avait déjà touché à ce sujet avec son frère Jules, dans Germinie Larcerteux, un roman réaliste qui fit scandale à sa sortie, pour avoir décrit crûment les conditions dans lesquelles l'héroïne passe de la jeune fille naïve et prompte à l'amour à une femme mentalement et physiquement exténuée après avoir basculé dans le vice. L'intrigue de La Fille Elisa n'est ainsi pas dissemblable à celui de Germine Larcerteux, à cela près que Goncourt s'intéresse ici exclusivement au parcours d'une prostituée. Le roman possède en lui-même les qualités d'un roman d'apprentissage tel que nous venons de le décrire : il met sa protagoniste face à une suite d'événements tragiques, qu'un personnage masculin serait amené à combattre, tandis qu'ils sont ici fatals pour Élisa. Son enfance même est annonciatrice de sa vie à venir :

[…] l'enfant alitée, l'enfant à la pensée inoccupée, rêvassante, assista aux aventures du déshonneur, aux drames des liaisons cachées, aux histoires des passions hors nature, aux consultations pour les maladies vénériennes, à la divulgation quotidienne de toutes les

60 Goncourt, op. cit. p. 9, 14.

30 impuretés salissantes, de tous les secrets dégoûtants de l'Amour coupable et de la Prostitution61.

Il y a, dans l'écriture de Goncourt, une qualité naturaliste qu'on ne peut que rapprocher de celle de Zola. Comme ce dernier, Goncourt ne se contente pas de suivre ses personnages jusque devant la chambre à coucher, il en pousse la porte et suit les personnages là où le vice se révèle, là où la nature se libère. Cependant, Goncourt va encore plus loin en installant la chambre d’Élisa à côté des salles d'opération et de convalescence tenues par sa mère, sage-femme et avorteuse. L'auteur suggère donc que l'enfance de la jeune fille est à l'origine même de ce qu'elle deviendra plus tard. L'extrait qui précède contient une phrase à première vue lourde, mais il semble que cette accumulation de syntagmes nominaux permettent de faire comprendre au lecteur les raisons qui amènent Élisa à se prostituer et, plus tard, à tuer. Sa destinée, son évolution sont contenus dans cette unique phrase qui indique ainsi qu'un apprentissage de la vie, qu'une possibilité de rédemption ne sera pas entièrement possible pour la protagoniste. Ainsi, l'auteur croit en l'importance de l'éducation, de la culture sur la destinée d'un caractère. Dès l'incipit introductif et la première page de l'enfance d’Élisa, celle-ci est condamnée à ne jamais pouvoir se relever, à vivre dans un monde crasse et bas, sans avoir la moindre chance de recommencer une nouvelle vie, et manque « fatalement », comme Marguerite et, nous allons le voir, Nana, « son Bildungsziehl ». Si Goncourt met l'accent sur l'importance de la culture, Zola, quant à lui, ne voit que la fatalité de l'hérédité et de la généalogie : on retrouve chez les Rougon-Macquart une dégénérescence programmée, responsable de la constante chute sociale des personnages. Comme Goncourt, il prend en compte l'influence du milieu social, mais c'est ultimement la nature même qui l'emporte chez l'auteur. C'est donc de cette manière que Nana, descendante Macquart et fille de Gervaise et Copeau – dont le récit, fait dans L'Assommoir, met lui aussi l'accent sur l'impossibilité naturelle de l'élévation sociale, se voit nier le droit de s'ennoblir. Zola reste peut-être l'auteur le plus cruel – et par là, le plus réaliste – de ceux à l'étude ici. Il donne à son personnage l'espoir d'une réussite, la couvrant d'or et de bijoux, lui offrant les plus beaux et riches amants. Nana ne se voit donner aucune leçon, on ne lui apprend rien qu'elle soit à même de retenir et sombre, à la suite de ses parents, dans une misère noire pour mieux mourir abandonnée à l'âge de 61 Idem, p. 15.

31 seulement dix-neuf ans. Si, contrairement à Dumas fils et Goncourt, il n'annonce pas par avance la mort de son personnage, Zola joue avec les attentes premières de son lecteur. Cependant, ce dernier, témoin des vices de plus en plus prononcés de Nana, comprend rapidement qu'une seule solution est envisageable : une chute sociale, physique et mentale des plus fulgurantes.

Il apparaît donc que les personnages masculins et féminins n'est pas le droit au même traitement dans les œuvres de notre corpus : si les auteurs se permettent de faire appel au sous-genre qu'est le Bildungsroman, ce n'est jamais pour le personnage féminin, qui n'est souvent que l'instrument de la leçon masculine. Dumas fils se sert de Marguerite Gautier pour illustrer l'éducation sentimentale d'un jeune homme, tandis que Goncourt et Zola mettent en scène des histoires bouleversantes du destin féminin, et, plus à propos, de la prostituée. Celle-ci est donc représentée telle que la société la perçoit : une femme perdue, que le vice et les « erreurs » de la vie mènent à une chute topique, typique et planifiée.

Cette étude des œuvres du corpus sous l'angle du genre nous permet de découvrir un motif qui se répète chez nombres de nos auteurs : les femmes de nos récits, plus particulièrement les prostituées qu'ils mettent en scène, sont perçues comme soumises et ultimement inférieures à leurs pendants masculins. Même lorsqu'elles sont a priori mises en avant par la narration, elles ne semblent être qu'une illusion, qu'un objet utilisé pour faire la leçon au personnage masculin. La prostituée, sauf peut-être dans certaines nouvelles de Maupassant où elle se voit offrir une rédemption, n'a pas le droit de faire de choix, elle est enfermée dans une société misogyne qui, non contente de traiter les femmes en général comme dépendantes des hommes, juge sans preuve celles dont la destinée les pousse au vice. Malgré ce motif récurrent, nos auteurs traitent toutes ces questions avec un style unique et particulier à chacun : les personnages topiques que nous avons rapidement présentés ne sont pas vus du même œil par Maupassant ou Goncourt, tandis que l'idée d'une liberté totale entre le client et la prostituée/courtisane n'est pas perçue de la même façon de Gautier à Dumas fils. Une certaine subjectivité est ainsi à prendre en compte dans l'étude notre corpus : il va donc falloir s'intéresser aux techniques d'écriture et de narration pour mettre au jour le véritable sort fait aux prostituées dans la

32 littérature du XIXème siècle.

33 II. Esthétique littéraire et impact sur la représentation

Ce qui différencie la littérature de l'Histoire, même dans la seconde moitié du XIXème siècle qui se veut de plus en plus réaliste dans son écriture, c'est la subjectivité que les auteurs insufflent consciemment ou non à leurs textes. Même lorsqu'on fait le récit d'un événement réel, on ne peut contrôler la singularité de notre voix : cette voix, c'est le style des auteurs de notre corpus, c'est-à-dire l'esthétique qui construit nos œuvres. La représentation, qui à l'origine désigne une présentification des choses du monde, est ainsi directement influencée par cette subjectivité de l'artiste, de l'écrivain : il ne s'agit donc plus ici de présenter la prostitution uniquement telle quelle l'est en réalité, mais bien de faire des choix artistiques et stylistiques qui créent une image personnelle et multiple d'une condition déjà complexe et multiforme. Afin de dévoiler les techniques de nos auteurs dans cet effort, nous allons ainsi nous intéresser à leurs techniques narratives, d'abord en termes d'espace, puis de focalisation. Pourquoi l'espace ? Il s'agit en effet d'un aspect bien spécifique de l'écriture littéraire qui se justifie toutefois directement par le sujet même de notre étude : les formes multiples que prend la prostitution au XIXème siècle sont bien souvent caractérisées par l'environnement dans lequel les filles évoluent. Il semble alors que cette question de l'espace puisse offrir à nos auteurs un champ de liberté et d'imagination quant à la mise en place de la narration ; ce sera donc sur ce rapport entre cette dernière et l'environnement que nous nous arrêterons. Quant à la question de focalisation, elle découle naturellement des questions de genre qui nous ont intéressé dans un premier temps : il est essentiel de noter l'absence totale de regard féminin posé sur nos personnages. Qu'il s'agisse de la voix, du point de vue ou de la focalisation, il semble que celles-ci ne soient jamais cernées que par la présence masculine qui les gouverne.

1. L’espace et son rapport à la narration

Nous l'avons vu, il y a, aussi bien dans notre corpus que dans le véritable Paris du XIXème siècle, différents types de prostitution : bien que ceux-ci puissent avoir affaire avec les relations qu'entretiennent les femmes en question (qu'il s'agisse de leurs clients,

34 amants, souteneurs et maîtresses), il apparaît aussi que ces divers types puissent prendre des formes différentes selon l'espace qu'ils occupent. Ainsi, on trouve dans nos textes une prostitution de rue (comme chez Maupassant ou les frères Goncourt) et une prostitution plus cachée, apparemment plus propre et élevée, qui occupe les maisons closes et les appartement parisiens. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas seulement d'étudier ces espaces en eux-mêmes mais de s'intéresser aux conséquences, aux effets qu'ils peuvent avoir sur les récits de notre corpus : jouent-ils un rôle dans le développement de ceux-ci, ont-ils une quelconque influence sur la narration et les personnages qui l'habitent ? Nous nous pencherons d'abord sur les espaces clos que sont les maisons closes et les intérieurs des immeubles parisiens, puis à la prostitution de rue elle-même. Une fois cette seconde question résolue, il faudra aussi s'attarder sur les déplacements qui s'opèrent à l'intérieur des textes : quels sont les effets de la sortie de la fille de maison ou de la courtisane sur la rue ? En quoi cette échappée peut-elle être rapprochée ou non de la situation des filles de rue ? a. Les intérieurs parisiens

Comme le note Parent-Duchâtelet dans son étude de la prostitution, cette dernière fait rage à Paris plus que dans le reste de la France au XIXème siècle : c'est notamment là que l'on va trouver la prostitution de luxe, c'est-à-dire les courtisanes, cachées dans la foule des femmes de haut-rang et dans des appartements pus chics les uns que les autres. C'est dans ces appartements que certains de nos auteurs placent leurs intrigues : ils insistent ainsi sur la décadence de la classe aristocrate qui ne peut plus être distinguée des femmes qui se vendent. Ainsi, dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac met en avant la tromperie que sont ces intérieurs :

[s]ans ces détails, les étrangers et ceux qui à Paris n'auraient pas pu comprendre le mystère et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. Dès minuit, le père Canquoëlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût62.

Il faut noter qu'à ce moment du texte, Balzac ne parle pas d'un appartement de courtisane mais de celui d'un homme politique haut-placé. Cet extrait nous permet cependant de 62 Balzac, op. cit., p. 185.

35 comprendre que les apparences sont plus trompeuses à Paris que partout ailleurs : depuis plusieurs siècles, elle est la ville des portes dérobées, des boudoirs secrets et des concierges soudoyés63. C'est donc dans ce type d'espace que les protagonistes de nos romans évoluent : qu'il s'agisse de Nana, Esther ou Marguerite, elles semblent toujours être entourées – aux heures de leurs succès – d'un luxe trompeur qu'elles recherchent particulièrement. L'appartement de Nana est peut-être le plus à même de représenter le genre de vie que ces femmes mènent : l'attention s'y porte en effet dans le second chapitre, dont l'action y est conscrite. Le naturalisme de Zola est ici responsable de cette représentation, de ce lien entre le personnage et son lieu de vie : l'auteur concentre effectivement son écriture sur les effets de l'environnement, du milieu spatial sur les divers membres des Rougeon-Macquart. Il paraît donc logique que l'appartement de Nana reflète sa personnalité : « L'appartement, trop vaste pour elle, n'avait jamais été meublé complètement ; et un luxe criard […] s'y heurtai[t] à du bric-à-brac de revendeuse […]. Cela sentait la fille lâchée trop tôt par son premier monsieur sérieux, retombée à des amants louches64 ». La description faite de cet appartement remet d'autant plus Nana à sa place de fille qu'elle est directement suivie de la description de la maison Muffat : « C'était un vaste bâtiment, habité par les Muffat depuis plus de cent ans ; sur la rue, la façade dormait, haute et noire, d'une mélancolie de couvent, avec d'immenses persiennes qui restaient presque toujours fermées [...]65 ». Il est intéressant de noter que la liaison du comte et de Nana n'a aucune existence dans cette maison : la « dignité froide66 » du bâtiment s'oppose aux passages secrets et à l'énergie sensuelle de l'appartement boulevard Haussmann. De plus, on remarque que le logement de Nana est bien celui d'une actrice : Zola joue sur un effet de comique qui n'est pas sans rappeler un vaudeville lorsque Nana reçoit nombre de visiteurs le lendemain de la première. « Comme elle se levait, la sonnerie retentit longuement. Bon ! Encore un ! Ça ne finirait pas67 ». L'effet de comique est ici

63 On peut notamment penser à Laclos et aux appartements de la marquise de Merteuil, où cette dernière garde pendant de nombreuses années le secret de son libertinage, ou même, plus tard, chez Proust, à la décadence voilée des Guermantes. 64 Zola, op. cit., p. 1122. 65 Idem, p. 1144. 66 Ibid. 67 Ibid, p. 1138.

36 mis en avant sur le choix de narration, c'est-à-dire le discours indirect libre qui permet à Zola d'emprunter la parlure de Nana pendant un instant. Néanmoins, Nana, en femme d'affaires qui se respecte « n'aim[e] pas qu'on se rencontr[e] chez elle68 » et c'est grâce à l'appartement en lui-même qu'elle évite une scène gênante entre le marquis de Chouard et le comte Muffat et le reste des visiteurs qui s'entassent apparemment dans le salon : « Aussi fut-elle soulagée, lorsqu'elle vit le salon vide […]. Zoé en avait mis partout ; et elle faisait remarquer que l'appartement était très commode, chaque pièce ouvrant sur le corridor. Ce n'était pas comme chez Mme Blanche, où il fallait passer par le salon 69 ». Le même type de remarque peut d'ailleurs être fait au sujet des appartement de Marguerite et Prudence chez Dumas fils. En effet, la communication entre leurs deux appartements n'est pas sans rappeler l'architecture pratique de celui de Nana : elle permet ainsi à Marguerite de faire attendre un second amant chez sa voisine pendant qu'elle se débarrasse d'un premier. Pourtant, les espaces semblent être utilisés dans La Dame aux camélias différemment que dans Nana : il ne s'agit pas tant d'identifier la jeune femme au travers des lieux qu'elles habitent et traversent, mais de définir diverses périodes de sa vie. Ainsi, cet appartement rue d'Antin représente les jours sombres de la vie de Marguerite, où elle devient une femme entretenue et, surtout, malade. Il n'y a pas à douter du rapport entre la maladie de Marguerite et sa condition sociale ainsi que son habitation : c'est lorsqu'elle laisse ces derniers derrière elle pour une vie quasi-maritale à Bougival que sa santé se rétablit. Lorsque les amants vivent à Paris, le fantôme du passé de Marguerite Gautier continue de hanter le couple, alors qu'à la campagne, elle peut définitivement devenir tout simplement Marguerite : « j'étais amoureux autant qu'une créature peut l'être, mais de Marguerite Gautier, c'est-à-dire qu'à Paris, à chaque pas, je pouvais coudoyer un homme qui avait été l'amant de cette femme ou qui le serait le lendemain70 ». Le choix des mots est ici frappant : lorsque le narrateur dit « cette femme », il ne s'agit pas simplement d'un démonstratif, mais sous-entend une insulte dirigée vers la courtisane qu'était sa maîtresse. Dans l'appartement parisien donc, Marguerite ne peut exister, elle n'est que la dame aux camélias, triste et mourante, comme si cet espace était infiniment lié à sa condition de prostituée. Il semble ainsi que l'espace dans lequel évolue les jeunes femmes soient une 68 Ibid, p. 1139. 69 Ibid. 70 Dumas fils, op. cit., p. 160.

37 parfaite représentation de ce qu'elles sont : si l'appartement de Nana reflète dans un premier temps son caractère pour le moins impatient et dépensier, il lui permet aussi de développer le commerce de son corps grâce à une tromperie discrète qui provient de l'architecture même ; quant à Marguerite, les différents espaces dans lesquels l'intrigue la placent permettent au lecteur de définir non seulement ses états d'esprit amoureux mais aussi sa santé physique. Il n'y a cependant pas que dans les appartements de l'aristocratie parisienne que nos personnages de courtisane évoluent : en effet, on remarque que celles-ci se retrouvent bien souvent dans les lieux de spectacle tels que le théâtre ou l'Opéra. C'est d'ailleurs un point commun entre Nana, Esther et Marguerite : la première est introduite, dans l'incipit même du roman, sur scène où elle tient le rôle de Vénus ; la seconde, cachée sous un masque qui n'abuse personne, fait ses premiers pas dans le texte au « dernier bal de l'Opéra » de 1824, là aussi dans l'incipit ; enfin, Marguerite est présentée à Armand – et de la même manière, au lecteur, qui ne la jusqu'ici vue que comme une ombre, un fantôme – à l'Opéra-Comique où elle tient une loge. On ne va pas au spectacle à Paris pour voir mais pour y être vu : c'est donc là le lieu de rencontre parfait entre le demi- monde et le grand monde. L'article « Opéra » de L'Abécédaire de la prostitution au XIXème siècle définit ainsi cet espace particulier : « [f]réquenté par la haute bourgeoisie et l'aristocratie, l'Opéra est le théâtre d'une prostitution de haut-vol qui peut revêtir plusieurs formes71 ». Ces diverses formes, ont les retrouvent effectivement représentées dans nos œuvres : Marguerite se rend bel et bien au spectacle pour « exhiber [son] triomphe [et] afficher [ses] plus belles toilettes et [ses] parures les plus précieuses72 » comme le montre le texte : « [j]'ai vu bien des fois Marguerite au spectacle, je ne l'ai jamais vue prêter la moindre attention à ce qu'on jouait73 ». Toutefois, ce n'est pas le seul intérêt que présente le spectacle pour le monde de la prostitution, comme l'article de Pludermacher et de Dupin de Beyssat nous l'apprend : « [l]a salle de l'Opéra de la rue Le Peletier puis du palais Garnier est particulièrement propice aux rencontres vénales durant la période du carnaval où se tiennent de grands bals costumés74 ». C'est dans ces circonstances qu'est introduite Esther chez Balzac et ce dernier s'arrête longuement sur le

71 Pludermacher, loc. cit., p. 127. 72 Idem, p. 129. 73 Dumas fils, op. cit., p. 80-81. 74 Pludermacher, loc. cit., p. 128.

38 rapport entre cet espace unique et la prostitution : « [d]ans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés […]. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent être espionnés par elles, deux situations bien moquables75 ». L'Opéra est donc un lieu de rencontre pour la prostitution de luxe, au même titre que la maison close pour une prostitution moins brillante : c'est là que la courtisane va pour se faire remarquer, et c'est là que l'homme vient observer ses futures possibles maîtresses. Le spectacle présente enfin un dernière avantage : les artistes féminines font en effet bien souvent partie d'une prostitution clandestine financée par l'aristocratie et la haute bourgeoisie :

[l]a proximité entre le monde de la prostitution et le monde du spectacle est un lieu commun dans la seconde moitié du XIXème siècle. La plupart des grandes courtisanes, à l'instar de Blanche d'Antigny ou de Valtesse deLa Bigne, ont débuté sur les planches. Bien d'avantage que leurs talents d'actrice ou de chanteuse, c'est l'exceptionnelle beauté de leurs corps dévoilés ou somptueusement parés qui fait l'objet de l'admiration du public et de la convoitise de riches admirateurs76.

Ainsi, Zola introduit Nana dans cet univers de la scène où elle est aperçue pour la toute première fois. Cependant, avant même que celle-ci ne fasse son apparition, l'auteur consacre une dizaine de pages au théâtre même, à son public, à son actrices et acteurs et à son directeur, Bordenave, qui dit de son propre établissement : « 'Dites mon bordel'77 ». Avant même que le lecteur ou les personnages eux-mêmes découvrent Nana, celle-ci est comparée à une prostituée ; on ne la veut pas pour ses talents d'actrice ou de chanteuse mais pour les plaisirs que son corps peut apporter : « une clameur grandissait, faite du bourdonnement des voix appelant Nana, exigeant Nana, dans un de ces coups d'esprit bête et de brutale sensualité qui passent sur les foules78 ». C'est la scène qui permet à Nana de devenir pour un temps la femme entretenue la plus en vue de Paris : la jeune femme construit son identité au travers de son personnage, celle de la Vénus Blonde, un nom qui la suivra jusqu'à son dernier souffle. Alors que les appartements des beaux quartiers parisiens permettent aux

75 Balzac, op. cit., p. 41, 42. 76 Pludermacher, loc. cit., p. 173. 77 Zola, op. cit. p. 1096. 78 Idem, p. 1101.

39 courtisanes de cacher la honte de leur prétendue débauche, c'est au théâtre ou à l'Opéra que Nana, Esther et Marguerite peuvent briller : les auteurs de notre corpus mettent ainsi en avant le paradoxe de la haute prostitution qui s'offre au regard de tous en public, qui se donne littéralement en spectacle, tandis que l'acte même de la prostitution, l'échange commercial, doit rester discret, voire secret, et n'exister que dans des espaces trompeurs où vertu et vice sont indissociables. b. De la maison close à la rue : une chute vers l'extérieur ?

Si les appartements parisiens semblent être l'endroit parfait pour cacher un vice bourgeois, qu'en est-il de la maison close ? Car celle-ci n'a pas la prétention d'échapper aux regards inquisiteurs de la foule bien-pensante, elle s'affiche au contraire pour ce qu'elle est. La fille de maison assume d'une manière différente à la courtisane sa prostitution et l'embrasse pleinement, du soir au matin mais aussi du matin au soir. « [L]a paresse, la nonchalance, et la lâcheté des prostituées sont devenues, pour ainsi dire, proverbiales79 » : Parent-Duchâtelet, dans son étude de la prostitution, note avec justesse le mode de vie que les filles mènent dans les maisons closes. Constamment enfermées entre quatre murs – en dehors de l'occasionnelle promenade du dimanche sous l’œil de la maîtresse – ces prostituées s'alanguissent, passant leurs journées au lit à attendre les clients du soir. C'est bel et bien ce type de vie qui est représentée dans nos œuvres, notamment dans « La Maison Tellier » et La Fille Élisa. Forcées à la plus extrême passivité à laquelle leur sexe est contraint, ces femmes sont plus de susceptible de tomber dans une paresse triple : physique, mentale et sociale. Contrairement à la courtisane, la fille de maison n'a pas l'occasion de se promener sur les grands boulevards, d'aller au théâtre ou de participer à de grandes soirées : les chambres, les salons, les autres filles et les clients de la maison sont tout ce qu'elle connaît. Maupassant, dès le début de la nouvelle, montre les dangers de ce type de vie, non seulement sur les prostituées, mais aussi sur leur patron : « Monsieur mourut d'un coup de sang […]. Sa nouvelle profession l'entretenant dans la mollesse et l'immobilité, il était devenu très gros, et la santé l'avait étouffé80 ». Le poids semble être au centre de la vie en maison close ; en art pictural en effet, les filles représentées sont souvent bien en chair, parfois « presque obèse[s]81 », 79 Parent-Duchâtelet, op. cit, p. 513. 80 « La Maison Tellier », p. 152. 81 Idem, p. 155.

40 comme certains des personnages de Maupassant : « Fernande représentait la belle blonde, très grande, presque obèse, molle82 », « Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec des jambes minuscules, […] ne cessait de parler que pour manger et de manger que pour parler83 »... Dans L'Abécédaire de la prostitution au XIXème siècle, un article est consacré au « divan », mettant ainsi l'accent sur cette passivité liée à la prostitution de bordel : « [c]ette vie inactive les plonge dans un état de torpeur permanent, perceptible dans le relâchement de leur corps et le vide qui habite leur regard84 ». C'est précisément parce qu'elle est attirée par ce type de vie, par cette paresse du corps et de l'esprit85 que l’Élisa de Goncourt entre à son tour dans une de ces maisons où les femmes « passaient les heures inoccupées dans l'espèce d'ensommeillement stupide d'un paysan conduisant, sous le midi, une charrette de foin86 ». Les chapitres liés à la vie de maison dans le roman peignent un tableau peu flatteur de l'état des personnages qui entourent Élisa, des filles qui partagent sa destinée jusqu'au fils de la maison, qui se mourant au fond de son lit, devient un exemple pour les filles : « un joli jeune homme pâle, si pâle que papa et maman l'envoyaient coucher neuf heures sonnantes87 ». Bien qu’Élisa s'occupe de ce jeune homme malade, elle tombe rapidement à son tour dans l'oisiveté qui définit sa nouvelle maison ; se laissant tout d'abord porter par son succès pour refuser toutes tâches que sa condition devrait ordonner (« [e]lle pouvait s'affranchir des corvées de l'amour, son linge était changé tous les jours88 »), elle utilise son temps libre pour se mettre à la lecture et à rêver d'amours qu'elle ne connaîtra jamais : « absente de corps et d'esprit de la maison, la fille, autant que lui permettait l'idéal bas et borné de sa nature, vivait dans un vague et généreux soulèvement, dans le rêve éveillé d'actions grandes, nobles, pures, dans une espèce d'hommage de son cerveau à cela que son métier lui faisait profaner à toute heure89 ». Edmond de Goncourt montre dans ce texte que c'est cette paresse, celle-là même qui caractérise la fille de maison, qui est à l'origine de sa chute : en tombant dans

82 Ibid. 83 Ibid. 84 Abécédaire. p. 83. 85 « 'Elle avait plein le dos de l'existence avec sa mère […] elle aurait du plaisir à se voir à la campagne... et au moins là, elle pourrait dormir tout plein », Goncourt, op. cit, p. 23. 86 Idem, p. 31. 87 Ibid, p. 28. 88 Ibid, p. 35. 89 Ibid, p. 44.

41 un état de désœuvrement physique, la fille se voit forcée de recourir à la rêverie qui l'éloigne de la réalité de sa condition et l'exclut de sa propre profession. Il semble ainsi que dans ce roman, l'environnement même de la prostituée soit responsable de sa ruine : la maison close semble à première vue être un lieu presque salvateur pour la fille, elle en est finalement sa perte. Il arrive parfois aussi que nos filles de maison – et même les courtisanes – s'échappent de l'espace dans lequel le lecteur est habitué à les voir : une sortie dans la rue, dans les bois, peut aussi avoir un effet sur la narration. Cette sortie hors de l'espace assigné apparaît d'autant plus grave et criminel que la rue – ainsi que le , dont la réputation contemporaine est un héritage des grands jours de la prostitution – est assimilée à un vice sale et misérable. Car la rue, c'est le terrain de la souris, de la tapineuse. La rue, c'est là où Nana a commencé, lorsque Gervaise et Coupeau détournaient le regard et prétendaient ne pas savoir où leur fille se rendait, là où « [l]es filles, la jupe relevée […] attendaient dans l'ombre des portes, appelaient, ou bien passaient pressées, hardies, […] jetant à l'oreille deux mots obscurs et stupides90 ». A l'extérieur, tout devient sombre et sale, comme si la rue n'avait d'existence que la nuit, ou plutôt comme si l'enveloppe de l'obscurité faisait jaillir mal et luxure de derrière les réverbères. Même l'escalier, qui dans la maison close se veut presque solennel pour le plaisir du client, devient un lieu ouvert et corrompu, propice à a débauche : « [l]e gaz était éteint déjà dans l'escalier. Je montai lentement, allumant d'instant en instant une allumette-bougie, heurtant les marches du pied, trébuchant et mécontent, derrière la jupe dont j'entendais le bruit devant moi91 ». Cette misère qu'inspire la prostitution de rue provient notamment de son illégalité : si certaines filles sont tolérées parce qu'inscrites, la grande majorité de ce commerce dont les limites ne sont pas définies spatialement est clandestine. Le point de vue de Parent-Duchâtelet sur cette forme de prostitution permet de comprendre le lien qu'elle crée avec la misère et la détresse physique et mentale de ces filles de rue : « c'est [la prostitution clandestine] qui corrompt et pervertit l'innocence », « à l'heure actuelle, ce n'est pas dans les maisons tolérées que les jeunes filles se perdent, mais bien dans les maisons clandestines, où on les attire par la rue et la violence ; c'est là qu'on les séduit, qu'on les prépare, qu'on les façonne au libertinage et qu'on les

90 « L'Odyssée d'une fille », p. 45. 91 Maupassant, « LArmoire » in Les Prostituées, op. cit., p. 73.

42 prostitue ». Le choix même des mots du médecin dans cette étude de la clandestinité nous permet de comprendre la grande différence entre la rue et les intérieurs tolérées du commerce sexuel. En effet, Parent-Duchâtelet emploie le verbe « prostituer » uniquement dans ce contexte illicite, comme si la fille de maison ou la courtisane n'était pas une prostituée à ses yeux : le terme prend un sens négatif qui ne semble plus définir que la fille de rue, associée à la violence et à la déchéance. Il faut donc s'attendre à une perturbation de la narration quand celle-ci se déplace de l'intérieur vers l'extérieur, puisque celui-ci apparaît comme un espace déconcertant où rien n'est proprement défini puisqu'il va vers sa propre dégradation. Ce n'est pourtant pas ce que nous avons vu plus haut avec Marguerite Gautier : bien que celle-ci devienne un tout autre personnage lorsqu'elle quitte son appartement à Paris pour la campagne de Bougival, c'est de manière positive que ce changement s'opère. On observe le même type de bouleversement avec les filles de maison, notamment dans « La Maison Tellier » et La Fille Élisa. Dans la nouvelle en effet, l'auteur sort consciemment les prostituées de leur habitat naturel pour les confronter à un monde ouvert et apparemment plus audacieux. Dans le train qui les emmène loin de chez elles, les filles continuent d'être elles-mêmes, leur statut ne leur échappe pas : elles sont encore à l'intérieur. Cependant une fois qu'elles ont atteint la campagne, on note un profond changement, venant notamment du regard que les autres personnages posent sur elles. Hors de leur maison, il semble qu'elles ne soient plus filles mais bien au contraire des « dames de la ville92 » qui oublient elles- mêmes leur réalité : « [l]es habitants venaient aux portes, les enfants arrêtaient leurs jeux, un rideau soulevé laissait entrevoir une tête coiffée d'un bonnet d'Indienne ; une vieille à béquille et presque aveugle se signa comme devant une procession93 », « 'Merci surtout à vous, mes chères sœurs, qui êtes venues de si loin, et dont la présence parmi nous, dont la foi visible, dont la piété si vive ont été pour tous un salutaire exemple 94 ». Ainsi, hors de leur maison, dans un espace plus apparemment plus libre que celui d'où elles viennent les filles de la maison Tellier ne sont même plus des prostituées, mais presque des saintes, des anges venues pour renforcer la foi sur Terre. L'ironie chez Maupassant est palpable dans le style, cependant il est évident que la sortie de l'intérieur vers l'extérieur est un moyen pour lui de voir les personnages sous un nouveau jour. 92 « La Maison Tellier », p. 170. 93 Idem, p. 169-170. 94 Ibid, p. 179.

43 Mais il semble que ce soit chez Goncourt que le récit pâtisse le plus d'un changement d'environnement et qu'il suive le schéma décrit par Parent-Duchâtelet : il n'y a effectivement pas que le personnage qui soit sujet à une modification, mais aussi la narration même. Elisa sort de la maison – ou plus exactement du café – où elle travaille pour une promenade avec son amant, c'est-à-dire son client le plus régulier qu'elle aime et dont elle croit être à son tour aimée. Goncourt prépare la « sortie95 » comme un événement d'importance en mettant l'accent sur tous les préparatifs de la jeune femme et en attirant ainsi l'attention du lecteur : « [p]endant des heures, avant l'une des ces sorties, Élisa parlait à ses compagnes, avec une effusion fiévreuse et bavarde, du plaisir qu'elle allait avoir à passer toute une journée avec 'son petit homme chéri', de la fête qu'elle faisait de se promener avec lui dans la campagne, bien loin dans la campagne96 ». Le lecteur s'attend donc à un rapport complet de cette promenade, d'autant que la narration l'a habitué à suivre la jeune prostituée dans chacun de ses mouvements, à constamment la regarder, comme au travers d'une serrure. Cette narration naturaliste est donc bouleversée par l'ellipse temporelle qui prend place quelques paragraphes plus loin et qui est matériellement signalée par une ligne de points, comme pour insister la suspension narrative. Le réalisme du texte est ainsi remplacée par une certaine qualité qui correspondrait aujourd'hui au genre policier : un mystère nouveau s'installe. Il s'agit ici d'un véritable jeu avec le lecteur : ses attentes sont à la fois surprises et modifiées car le texte a changé de style. C'est plus tard que l'on comprend l'effet de la promenade au bois de Boulogne sur la fille et sur le texte car, comme elle, celui-ci souffre d'une sorte d'amnésie causée par l'atmosphère du bois :

l'air était tout bourdonnant de petites bêtes volantes... des odeurs sucrées, ressemblant au goût du miel des cerisiers en fleurs de son pays, montaient des broussailles couchées sur les tombes... il n'y avait pas encore de feuilles aux arbres, mais tout plein de bourgeons gonflés et luisants... et au milieu de cela, elle voyait devant elle le visage de son amant qui avait sur la figure un rire bête et tout drôle […]... alors elle avait été prise d'un vertigo, par un besoin de tuer, par une furie d'assassiner...97

Ainsi, tout comme Élisa s'enivre de la nature qu'elle redécouvre autour d'elle, le texte à son tour est pris de ce « vertigo » qui est la cause de l'ellipse narrative : comme si la 95 Goncourt, op. cit., p. 86. 96 Idem. 97 Ibid, p. 117.

44 sortie de l'espace clos avait un impact direct sur le récit, montrant alors au lecteur la fragilité des frontières entre intérieur et extérieur non seulement en littérature, mais aussi dans le cas de la prostitution parisienne. Il semble ainsi que les bois, tout comme la rue, puisse avoir des conséquences fondamentales voire fatales pour certains personnages de notre corpus, prouvant à nouveau que l'espace est un élément crucial de l'esthétique de la – ou plutôt des – prostitution(s) dans ce dernier.

Il apparaît donc qu'il y ait une très forte relation entre la narration et les espaces dans lesquels elle évolue : ils semblent en effet s'influencer les uns les autres, comme s'ils étaient pris dans ce cercle vicieux incessant de conséquences. Selon l'environnement dans lequel l'auteur la place, la prostituée a une expérience différente des autres, une expérience qui, nous l'avons vu en première partie, mène pourtant universellement vers une chute sans possible salut. Si sa mort est un topos de sa condition, sa vie, cependant, dépend presque entièrement de l'espace qui lui est attribuée : nous avons vu que les divers types de prostitution sont définis par ces espaces, et notamment par la question intérieur/extérieur. Si la rue représente un danger d'abord légal puis physique pour la fille, il apparaît aussi que les intérieurs soient néfastes pour la santé des courtisanes ou des filles de maison : ce n'est parce que l'on cache la débauche dans des appartements luxueux que celle-ci n'a pas d'effet sur les femmes qui sont finalement rongées par le vice de leur inévitable profession. Toutefois, il ne faut pas simplifier la narration et ses effets sur le texte à sa relation avec l'environnement : il faut aussi se pencher sur les questions de point de vue ou de focalisation pour comprendre comment de telles relations peuvent se mettre en place dans les textes à l'étude.

2. Questions de narration et de point de vue

Afin de compléter cette étude de l’esthétique de la prostitution dans les œuvres de notre corpus, il faut se pencher sur une question cruciale et essentielle en littérature : celle du point de vue, de la focalisation narrative. Car ce qui frappe, dans ces récits, ainsi que dans les nombreuses œuvres d’art de l’époque, c’est la dureté de ce regard exclusivement masculin porté sur la prostituée : en effet, à l’exception de la nouvelle « L’Odyssée d’une fille » de Maupassant – qui mérite ainsi une attention toute particulière dans une optique

45 comparatiste – dont le récit enchâssé donne une voix à la cocotte, nous avons ici affaire à des textes avec un narrateur masculin et à la focalisation toujours externe à la femme. Cette absence de voix féminine, qu’elle soit celle d’une prostituée ou non, a une influence prodigieuse sur l’objectivité et le réalisme de l’écriture, mais aussi sur l’acte de lecture lui-même : il est donc nécessaire de s’arrêter sur ces questions de narratologie et leur rapport aux actes d’écrire et de lire. a. Le cas particulier de « L'Odyssée d'une fille »

Contrairement aux autres œuvres du corpus et au reste des nouvelles de Maupassant, « L’Odyssée d’une fille » donne enfin la parole à la prostituée. Il s’agit de l’unique occurrence où la narration change de point de vue, même si l’on a affaire à une narration métadiégétique. Un narrateur masculin est en charge du récit-cadre mais c’est bel et bien la prostituée elle-même qui narre le récit enchâssé. La mise en place de ce second récit prépare déjà le lecteur à l'originalité du texte qui va suivre. La relation qui s'établit tout de suite entre les deux personnages permet au narrateur extradiégétique de s'excuser pour sa connaissance et son rapport de l'histoire qui va suivre : on n'a pas ici affaire à un client qui rapporte les propos d'une femme qu'il aurait payée, mais bien à un homme vertueux et innocent qui résiste aux avances d'une fille perdue : « Elle voulut m'embrasser. Je me reculai avec horreur ; et d'une voix dure : / -Allons, f...-moi la paix, n'est-ce pas98 ? » Ainsi, le lecteur qui n'y prêterait pas attention sympathise avec ce narrateur que la destinée seule a mis sur le chemin de cette fille. Mais il semble pourtant que le choix des mots fait par Maupassant remette en question cette supposée innocence du narrateur, comme pour présager le second récit qui met tous les hommes dans la même catégorie : en parlant constamment de son « dégoût », de son « horreur » ou encore de sa « tristesse99 », le narrateur tombe en effet dans l'hyperbole. Car malgré cette prétendue difficulté à dépasser les prostituées qui l'abordent (« J'allais, appelé par toutes, pris par la manche, harcelé et soulevé de dégoût100 »), cet homme regarde, observe même toutes ces femmes : « Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissant entrevoir un bas blanc à la lueur terne de la lumière nocturne, attendaient dans l'ombre des portes,

98 Maupassant, Guy de. « L'Odyssée d'une fille » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1883], p. 47. 99 Idem. 100 Ibid, p. 46.

46 appelaient, ou bien passaient pressées, hardies, vous jetant à l'oreille deux mots obscurs et stupides101 ». De plus, au regard du corpus qui entoure ce texte, et même des autres nouvelles avec lesquelles celle-ci est publiée, il est difficile de croire à la vertu de ce narrateur : l'amalgame des textes de Maupassant devrait préparer le lecteur à remettre en question le discours du personnage masculin. La position du premier narrateur est donc compromise par le spectacle de son propre langage. C'est pourtant au travers de cette voix suspecte qu'est introduit, intradiégétiquement, le récit interne de la fille. Cette seconde partie du texte est introduite rapidement, au travers d'un dialogue qui confronte les deux voix dans une dispute sur la situation de la prostitution même : le narrateur extradiégétique se fait alors le messager d'une France pudibonde et bien- pensante, qui ignore les misères des classes inférieures tandis que la fille défend tant bien que mal le peu d'honneur que la vie a bien voulu lui laisser. En quelques lignes seulement, Maupassant met en scène une lutte des classes qui l'autorise à justifier son choix de narration pour le récit enchâssé : donner la parole à la prostituée permet ainsi au lecteur – du XIXème siècle notamment - d'accéder à ce qu'il voit d'ordinaire de loin, au travers d'un médium subjectif. Ce lecteur est alors mis dans la même position que le narrateur extradiégétique : « Une sorte d'intérêt me prit pour cette abandonnée102 ». Enfin, le récit s'ouvre sur la phrase simple : « Elle me la [son histoire] conta103 ». Ce qui frappe tout d'abord dans le récit enchâssé, c'est le langage auquel l'auteur fait appel : il embrasse tout à fait la parlure de la protagoniste et s'accorde le droit de modifier la langue écrite au profit d'une oralité socialement vraisemblable : « J'sais-ti, moi ! », « V'là qu'un jour104 », « Je vas t'à Rouen105 », « y a les fossés et l'herbe ousqu'on peut même se coucher106 »... Ce n'est pas seulement au travers de cette modification vulgaire de la langue que Maupassant emprunte la parlure de sa protagoniste, mais aussi par sa singulière oralité : il met en effet en avant le fait que ce récit, contrairement à celui qui l'encadre, est oral, qu'il tient plus dans sa forme du conte que de la nouvelle. Cette oralité se ressent dans la tendance qu'a la fille à interpeller son interlocuteur, non parce qu'elle attend de sa part une réponse, mais bien dans un tic de langage caractéristique de sa classe sociale : « [ç]a arrive à tout

101 Ibid, p. 45. 102 Ibid, p. 47. 103 Ibid. 104 Ibid. 105 Ibid, p. 49. 106 Ibid, p. 50.

47 le monde, n'est-ce pas ?107 », « [q]u'est-ce que vous auriez fait à ma place ?108 ». Cette technique permet à l'auteur de forger une relation entre la narratrice et le lecteur, qui reçoit le récit directement, sans altération apparente par la narration extradiégétique. Le « vous » de la seconde question n'est ainsi pas seulement dirigé depuis la fille vers son auditeur, mais aussi depuis l'auteur vers son lecteur. Il n'y a pourtant pas qu'au travers du langage que Maupassant crée un lien entre le lecteur et le personnage : il met aussi en place une certaine sympathie, une pitié même, par le contenu du texte. Si les mots du récit-cadre créent le doute quant à l'honnêteté du narrateur, on ne peut en dire autant du récit enchâssé : le lecteur ne s'interroge pas quant à sa véracité, il met toute sa confiance dans cet être misérable qu'est la fille. Si le doute est impossible, c'est bien à nouveau grâce au langage : il semble en effet que la fille soit parfaitement incapable de construire un mensonge aussi élaboré, tout simplement parce qu'elle ne saurait pas utiliser les mots pour piéger son public ; elle ne maîtrise pas suffisamment bien la langue. C'est là le grand paradoxe de la nouvelle et le génie de Maupassant : a priori, le lecteur ne devrait pas sympathiser avec une prostituée, car la sympathie amène à la catharsis puis à l'identification. Le lecteur bien-pensant du XIXème siècle – et pourquoi pas celui du XXIème – ne désire pas cette identification, il cherche plutôt à se distinguer, comme le narrateur extradiégétique, d'un tel personnage. C'est cependant la profonde innocence de la jeune fille qui touche le lecteur et l'emmène vers une compassion qu'il n'imagine même pas : « Il n'y avait plus à dire non. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma place ? Il en prit ce qu'il a voulu ; […] il retourna tenir les chevaux, pendant que l'autre m'a rejointe. J'en étais honteuse que j'en aurais pleuré, monsieur. Mais je n'osais point résister109 ». Comme dans ce court extrait, la fille est souvent placée, réellement et grammaticalement dans une position passive : elle reçoit littéralement l'action. C'est au travers de cette subtilité de l'écriture que le lecteur peut prendre parti pour la fille, puisqu'elle est toujours la victime plutôt que la criminelle même. Dans sa première tentative de prostitution, on remarque ainsi que le client est le sujet de l'action de manière constante, tandis que la protagoniste n'est plus qu'un objet entre ses mains : « Il me fit passer un pont, puis il m'emmena au bout de la ville, dans un pré qu'était près

107 Ibid, p. 48. 108 Ibid, p. 50. 109 Ibid, p. 50.

48 de la rivière […]. Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nous étions venus110 ». Ce qui frappe peut-être le plus dans cette construction grammaticale, c'est que ce soit la fille elle-même qui en soit en charge : elle assume – consciemment ou non – cette passivité qui semble la définir. Face à cette odyssée de malheur, le lecteur ne peut donc nier l'humanité d'un personnage tel que celui d'une fille : le récit enchâssé lui ouvre les yeux sur une réalité qu'il rejette peut-être en termes de réel. Le choix du titre est d'ailleurs intéressant en lui- même : bien qu'il sous-entende l'obstacle, la difficulté, il y a une idée implicite d'aventures et de fin heureuse. Ulysse, malgré les dix années, les monstres et les obstacles qui séparent son départ de Troie et son retour à Ithaque, a bel et bien droit à une réunion avec Pénélope et Télémaque. Lorsque Maupassant fait le choix de ce titre, il trompe son lecteur : l'attente que le substantif « odyssée » crée s'oppose à la certitude que le personnage de la prostituée est toujours lié à une destinée tragique. Nous avons ainsi vu jusqu'ici que la prostituée, qu'elle soit courtisane, fille de bordel ou simple fille de rue, ne peut jamais aspirer à une vie meilleure : pourquoi alors un tel titre ? Il semble que l'auteur veuille par là mettre l'accent sur les nombreuses difficultés rencontrées par la jeune fille, comme pour montrer qu'avant d'atteindre sa fin sûrement tragique, elle sera confronté aux pires monstruosités que la réalité de sa condition puisse apporter. Le lecteur, bien que choqué par la violence du récit, n'est donc pas étonné par les viols et les vols auxquels la narratrice est soumise. Le fait que la protagoniste soit aussi cette narratrice permet alors de retirer à l'odyssée toute sa valeur poétique fictionnelle pour la placer dans un réalisme sale et contemporain à son écriture. Donner ainsi la parole à la fille crée le dégoût chez le client, un dégoût qui se transmet dans la conclusion du récit-cadre, comme si la découverte de l'humanité de la fille avait fondamentalement perturbé l'homme soit-disant bien-pensant et innocent. Alors que l'ouverture du récit était basée sur une répugnance de ce que la prostituée représente aux premiers abords (le vice et la maladie entre autres), on a ici affaire à une toute nouvelle forme d’écœurement de la part du narrateur extradiégétique : celle liée à la réalisation que tout être puisse être confronté à une telle réalité. La fille a quitté sa fonction initiale et silencieuse, et elle est maintenant regardée au travers le spectre de sa vie innocente passée. Lorsque le narrateur déclare qu'il avait « le cœur serré », le

110 Ibid, p. 51.

49 sentiment est partagé par le lecteur : on se retrouve face à cette compréhension de l'Autre, un Autre qui partage une intériorité de la même valeur que la nôtre. Subitement, on sort de ce « quelques-uns » du début de la nouvelle pour arriver à un « tout le monde » global et implicite. Cette fille, cette prostituée qui peuple l'art et la littérature est un être à part entière, un sujet à qui il a été donné le pouvoir de penser et de sentir. En plongeant son narrateur extradiégétique et son lecteur dans la noirceur de la narration intradiégétique, Maupassant délivre une vérité qui va au-delà de la représentation artistique : dans un sens, cette expression du personnage par le discours direct présente une modernité – en terme de psychologie de l'être – qui égale celle des modernistes du début du XXème siècle lorsqu'ils mettent au point le flux de conscience. Le résultat est fondamentalement le même, bien que l’œuvre de Maupassant soit réduite au dévoilement de l'intériorité de la prostituée plutôt qu'à celle de l'humanité. De plus, cette combinaison originale entre la voix masculine et la voix féminine offre au lecteur la possibilité d'un choix rare dans la littérature du XIXème siècle : celui-ci peut en effet choisir de suivre une des deux voix. Il peut en effet prendre le parti de la narration intradiégétique et poser sur la prostitution un regard distant et effrayé, fuir au travers d'une condescendance ironique la réalité de la misère (« Pauvre fille !111 »), ou embrasser pleinement le récit enchâssé de la fille et refuser de juger les personnages tombés aussi bas de l'échelle sociale et humaine. b. L'absence de focalisation interne : remise en question du réalisme et mise en place d'une fiction typiquement masculine

Cependant, si nous nous arrêtons si longuement sur la nouvelle de Maupassant, c'est bel et bien parce que nous la traitons comme une exception à l'intérieur même du corpus : il s'agit du seul texte qui présente si directement un semblant d'intériorité du personnage réifié qu'est la prostituée. Pourtant, cette nouvelle nous permet aussi de lire le corpus comme une collection de textes typiquement masculins, c'est-à-dire qui non seulement s'adresse à un lectorat gouverné par la patriarchie sociale mais aussi écrit d'un point de vue exclusivement mâle. En effet, si Maupassant nous donne à entendre le récit d'une chute dans la vente du corps féminin par la voix même de ce dernier, on ne peut

111 Ibid, p. 53.

50 s'empêcher de découvrir le regard masculin caché implicitement derrière cette voix principale. Le premier indice qu'a le lecteur de cette présence auctoriale est la nature poétique du texte même : effectivement, à plusieurs reprises, le récit de la fille semble particulièrement bien construit, argumenté au travers d'images et de comparaisons. Bien que l'auteur ait emprunté la parlure du personnage, il lui prête aussi son habilité à raconter une histoire de manière convaincante et touchante : « Il faisait noir à ne pas voir les fossés, et j'entendais des chiens qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu'on entend la nuit ? Des oiseaux qui crient comme des hommes qu'on égorge, des bêtes qui jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tant de choses que l'on ne comprend pas112 ». Cette description que la fille fait de la nuit frappe le lecteur car elle sort presque totalement de la continuité du récit : le langage en lui-même a perdu toute vraisemblance et l'auteur, masculin, apparaît sous les mots. Cet homme de littérature, cet auteur éduqué, applique à la fille de campagne les peurs de la ville, comme si le point de vue changeait subitement : la narratrice devient alors un topos de la femme faible, qui part à la recherche de l'homme qui pourra la protéger. Lorsqu'elle déclare : « [j]e pris par des rues où il y avait des femmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces cas-là, monsieur, on fait ce qu'on peut113 », elle semble oublier que ce sont ces hommes, ceux-là mêmes dont elle cherche à attirer l'attention, qui sont responsables de sa chute. Maupassant révèle ainsi par là le pouvoir masculin sur le sexe féminin dans la société française de la seconde moitié du XIXème siècle, ainsi qu'à l'intérieur même de l'écriture. La réflexion de la narratrice n'est pas celle d'une femme qui aurait subit des violences masculines, mais bien celle de l'auteur masculin, qui donne à lire au lecteur une voix implicitement modifiée par son propre regard. De plus, à travers cette « odyssée », Maupassant ne met pas en avant un récit individuel, mais bel et bien une aventure universelle qui englobe toutes les prostituées qui peuplent la littérature. Pour preuve : la narratrice/protagoniste n'a même pas de nom. Elle pourrait être n'importe quelle fille, n'importe quelle courtisane à ses débuts : le récit en lui-même pourrait constituer le prologue des autres textes de notre corpus. En cherchant à humaniser le personnage, l'auteur la rend plus invisible que jamais : elle n'est plus qu'une voix – qui plus est fautive – et perd corps et identité (on apprend même qu'elle est

112 Ibid, p. 48. 113 Ibid, p. 50-51.

51 orpheline, un élément littéraire typique pour refuser au personnage une individualité et une personnalité). La seule description physique qui soit faite est la suivante : « Elle n'avait pas vingt ans, bien que fanée déjà114 ». On ne sait donc rien de cette jeune fille sinon que la fatigue de sa situation se lit sur son visage : dans ce cas donc, humanisation correspond aussi à universalisation. C'est par là que « L'Odyssée d'une fille » rejoint les autres textes du corpus : si la nouvelle cherche à donner une voix au personnage, elle oublie cependant d'en faire un être à part entière, qui, au lieu de représenter l'intégralité d'un groupe social comme s'il pouvait être tout à fait uniforme, aurait une identité littéraire suffisamment marquante pour laisser une trace définitive. En effet, les textes à l'étude présentent continuellement leurs personnages féminins par le biais d'une voix masculine narratrice mais aussi d'une focalisation toujours externe à la femme : on choisit de regarder celle-ci, et plus particulièrement la prostituée, par l'image qu'elle projette et non par l'être qu'elle est. La Fille Elisa d'Edmond de Goncourt est peut-être le meilleur texte pour exemplifier cette réalité : l'auteur fait le choix d'une narration et d'une focalisation externes qui ont pour effet de créer une distance entre le personnage et le lecteur. Dès le prologue, Élisa est mise au loin, derrière le public, les avocats et la Cour de son propre procès : « [l]a femme allait- elle être condamnée à mort ?115 » L'article défini utilisé ici n'est pas référentiel : c'est le mot d'ouverture, la mise en place d'un incipit qui apprend au lecteur à ne pas s'attacher au personnage. Cette impression d'éloignement continue au fil du texte, notamment avec l'utilisation de l'imparfait, même lorsqu'il s'agit d'actions uniques : « […] quand Élisa rentrait, la nuit tombée, elle se glissait dans la cuisine […]. Marie Coup-de-Sabre […] remarquait que, sous les ongles, il y avait une petit ligne rouge comme aux ongles des femmes qui ont fait des confitures de groseille dans la journée (Déposition du témoin)116 ». Dans cet extrait, l'action est presque inaccessible au lecteur, ainsi que la protagoniste : le mélange de la narration littéraire à la déposition judiciaire met le lecteur dans la même position que le public du procès plutôt que dans celle du témoin : Élisa est une étrangère pour lui, elle n'est définie que par des faits rationnels qui pourraient s'appliquer à plusieurs femmes de sa position. Comme la fille de la nouvelle de Maupassant, Elisa n'est pas un personnage en particulier, mais plutôt la représentante 114 Ibid, p. 46. 115 Goncourt, op. cit., p. 9. 116 Idem, p. 87.

52 fictive de toute une supposée classe : l'absence de focalisation interne, d'une voix pour la prostituée, rend donc cette dernière totalement inaccessible et presque humainement invraisemblable tant elle est factuellement réaliste. Néanmoins, les auteurs cherchent parfois à donner une voix à la prostituée, mais il semble qu'il leur soit impossible de le faire directement, comme chez Dumas fils avec le journal des derniers jours de Marguerite. A ce moment, le narrateur rapporte ce qu'il a lu : « [v]oici ce que je lus, et que je transcris sans ajouter ni retrancher aucune syllabe117 ». On nous donne à ce moment l'impression d'avoir un accès direct à l’intériorité de la courtisane, cependant il faut considérer par quels moyens cette supposée connexion entre le personnage et le lecteur se fait : peut-on vraiment parler d'un accès direct aux pensées de Marguerite quand celles-ci nous parviennent d'abord à travers l'écriture, puis par la transmission du manuscrit, jusqu'au récit d'un narrateur auquel le lecteur est forcé de faire confiance ? Même si, pour un temps, la narration semble embrasser le point de vue de Marguerite sur le récit dont jusqu'ici Armand était responsable, elle ne le fait pas pour découvrir le secret profond de cette femme blessée, mais bien pour expliquer des points de l'intrigue qui ne ferait pas sens. Les mots de Marguerite sont ceux du détective qui résout le crime à la fin du roman policier : nécessaires à la compréhension finale du texte, mais en soi vides d'émotion. Marguerite elle-même s'excuse de sa lettre au début du manuscrit : « je vous avais écrit une lettre ; mais écrite par une fille comme moi, une pareille lettre peut-être regardée comme un mensonge, à moins que la mort ne la sanctifie de son autorité, et qu'au lieu d'une lettre, elle ne soit une confession118 ». Est résumée ici la destinée de la voix féminine et prostituée : elle ne peut être entendue que lorsqu'elle s'est éteinte, lorsque ses mots n'ont plus comme impact que le repos de son âme. Ainsi, ce ne sont pas les mots – d'outre-tombe – de Marguerite qui permettent à Armand Duval de se rétablir, mais ce sont au contraire ses propres mots qui le délivrent, comme si la parole ne pouvait être libératrice et vraie que lorsqu'elle est masculine. Mais il n'y a pas que les prostituées ou les courtisanes qui soient perçues uniquement pour leur potentiel sensuel voire sexuel : il semble que ce soit le lot de toutes les femmes de nos récits. Dans « La Maison Tellier » de Maupassant, l'auteur met en avant le personnage de Madame, qui apparaît tout d'abord comme une figure d'autorité

117 Dumas fils, op. cit., p. 225. 118 Idem.

53 dans la maison, mais qui est traitée aux mêmes égards que ses filles. Comme elles, en effet, la présentation de la veuve passe en premier temps par une description physique plutôt que morale, insistant à la fois sur sa beauté et sur son corps : « [e]lle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dans l'obscurité de ce logis toujours clos, luisait comme comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés, entourait son front, et lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses formes119 ». Madame Tellier est parfaitement inaccessible au lecteur : son statut de tenancière en fait une figure particulière de la prostitution, cependant, l'auteur lui donne cette forme physique spécifique dans le but d'attirer l’œil du lecteur, d'en faire un objet comme le reste des prostituées. A tel point que la nouvelle se conclut sur ce qui s'apparenterait à une chute (volontaire) de la maîtresse de maison. Elle finit effectivement par succomber aux avances d'un des clients, et les mots choisis par l'auteur pour mettre au jour cette aventure montrent au lecteur qu'il ne s'agit en rien d'un roman amoureux, mais bien d'une transaction : « elle avait dans les coins de longs apartés avec M. Vasse comme pour régler les détails d'une affaire entendue déjà120 ». Comme les filles de sa propre maison, Madame Tellier ne peut résister à l'appel de la chair et tombe à son tour dans un vice apparemment typique de son sexe. Le fait que Maupassant choisisse de mettre le point final à cette nouvelle au moment où ce personnage devient la femme sensuelle que l'on s'attend à la voir devenir montre le type de regard que l'auteur pose sur elle : malgré ses habilités commerciales, son autorité et la morale dont elle fait preuve face à son frère débauché, c'est bel et bien son sexe et ce que celui-ci sous-entend qui la définit. Étant donné l'espace dans lequel elle évolue, la chute de Madame Tellier est cependant attendue : il semble que l'intérieur d'une maison close ne puisse être traité qu'au travers de la sensualité qui s'en dégage. C'est pourquoi il est nécessaire de s'intéresser à des personnages féminins qui ne sont apparemment pas liés aux questions de prostitution : nous allons étudier pour cela le personnage de la comtesse Sabine de Muffat chez Zola. Ce qui frappe tout de suite chez ce personnage, c'est sa dépendance au personnage de son mari : la comtesse ne semble exister dans le roman que comme faire- valoir de Nana, comme si l'on cherchait à justifier et juger à la fois les actes du comte. De plus, la première fois que la comtesse est décrite, l'auteur choisit le point de vue de

119 « La Maison Tellier », op. cit., p. 152. 120 Idem, p. 190.

54 Fauchery, un journaliste participant à la débauche parisienne générale qui semble ne voir les femmes que comme de possibles partenaires sexuels :

Elle ne paraissait pas son âge ; on lui aurait donné au plus vingt-huit ans ; ses yeux surtout gardaient une flamme de jeunesse, que de longues paupières noyaient d'une ombre bleue […]. Mais un signe qu'il aperçut à la joue de la comtesse, près de la bouche, le surprit. Nana avait le même, absolument. C'était drôle. Sur le signe, de petits poils frisaient ; seulement, les poils blonds de Nana étaient chez l'autre d'un noir de jais. N'importe, cette femme ne couchait avec personne […]. Elle ne couchait avec personne, cela sautait aux yeux […]. On aurait dit un essai, le commencement d'un désir et d'une jouissance […]. C'était une bêtise sans doute ; seulement, l'idée le tourmentait, il se sentait attiré, son vice mis en éveil121.

Dans cet extrait, le narrateur embrasse le point de vue du jeune homme en choisissant une focalisation interne : le lecteur a ainsi un accès total à ce que celui-ci veut bien voir chez la comtesse. On ne la voit pas vraiment, mais on observe l'image qu'elle renvoie à un homme tel que Fauchery : elle est dans un premier temps définie par son absence de vice, par l'impossibilité qu'elle s'adonne aux plaisirs de l'amour. A tel point qu'elle est effacée par le souvenir de Nana et ce, non seulement dans le souvenir de Fauchery, mais aussi dans la syntaxe même de la phrase : la comtesse n'a plus d'être, plus d'identité, elle devient « l'autre ». La femme qui n'est pas un objet sexuel ne semble donc pas avoir de place dans le récit : pourquoi ferait-on même l'effort de la regarder ? Dans cette scène du dîner, la comtesse ré-apparaît cependant, uniquement lorsque le journaliste est mis en face de sa sensualité implicite. En effet, lorsqu'il l'aperçoit assise sur une « grande chaise de soie rouge capitonnée », il est intrigué par la possibilité d'une sexualité étouffée qui chercherait à se libérer. La comtesse devient à ce moment une idée, puis une proie, c'est- à-dire l'objet sexuel par excellence. Comme Nana, la comtesse tient, par sa féminité même, le rôle de la séductrice, celle qui réveille l'instinct primitif des personnages masculins et est la source même du vice : à son tour, comme Madame Tellier chez Maupassant, elle succombe aux avances de M. Daguenet, qui remarque lui-aussi le potentiel sensuel de la comtesse. Il semble ainsi que le choix de focalisation de Zola joue un rôle dans la construction du personnage : le lecteur devine dès cette description subjective le destin de Sabine de Muffat. Toutes ces questions concernant l'écriture nous amènent cependant à nous

121 Zola, op. cit., p. 1150, 1153.

55 interroger sur l'acte de lecture en lui-même : nous avons certes établi que le point de vue posé sur la prostituée dans notre corpus est strictement masculin, mais qu'en est-il du regard du lecteur ? Il faut commencer par se demander pour qui ces textes sont écrits, qui est le lecteur implicite, voire idéal, de nos auteurs ? Depuis l'école de Constance et la mise en avant de théoriciens tels que Jauss et Iser, la critique littéraire s'est beaucoup intéressée à la place du lecteur dans le texte : Umberto Eco a ainsi défini le concept d’œuvre ouverte tandis que Pierre Bayard a mis en avant l'importance du bagage culturel collectif et personnel du lectorat pour mener à bien la lecture et l'interprétation. Dans le cas de nos œuvres, il semble essentiel de s'interroger sur cette figure du lecteur qui se cache derrière l'écriture : à qui s'adressent nos auteurs ? La focalisation presque toujours externe qu'ils utilisent semble nous empêcher de créer un lien avec les personnages, à moins qu'ils ne s'agisse d'un sentiment de pitié : on regarde toujours ces protagonistes féminins par dessus, comme si, aux côtés des auteurs, nous occupions une place supérieure à elles. Les textes de notre corpus ne peuvent décemment s'adresser à des femmes : celles-ci sont en effet mises à l'écart de l'acte de lecture. Que ce soit aujourd'hui ou à l'époque même de l'édition de ces textes, la lectrice ne peut y trouver son rôle ; elle ne peut que se mettre au niveau de son sexe méprisé mais ne s'en voit pas donner l'opportunité. Si l'on prend l'exemple de Dumas et de la lettre finale de Marguerite que nous avons étudiée plus tôt, il apparaît clairement que l'auteur ne pense pas un seul instant à la possibilité d'un lectorat féminin : la douleur de Marguerite est oubliée derrière les mots d'amour et de révérence qu'elle a pour Armand. « Ce matin, j'ai pris le lit […] ; personne n'est auprès de moi, je pense à vous, Armand. Et vous, où êtes-vous à l'heure où j'écris ces lignes ? Loin de Paris, bien loin, m'a-t-on dit, et peut-être avez-vous déjà oublié Marguerite. Enfin, soyez heureux, vous à qui je dois les seuls moments de joie de ma vie122 » : l'existence même de Marguerite n'est plus, celle-ci ne conçoit même plus sa vie autrement qu'au travers d'Armand. Il s'agit bien là de renforcer le sentiment de puissance et de supériorité du lecteur masculin ; on ne prend pas en compte la lectrice, qui ne peut ni se reconnaître ni exister dans cette négation de soi romantique et fantasme typiquement masculin : c'est là un point sur lequel les œuvres de notre corpus se retrouvent presque unanimement.

122 Dumas fils, op. cit., p. 227.

56 Il apparaît donc que les œuvres de notre corpus peuvent être définies comme faisant partie d'une fiction exclusivement masculine : le regard qui est posé sur la femme, qu'elle soit une prostituée, une tenancière ou parfois même une simple maîtresse de maison – au rang social plus ou moins élevé, n'est jamais celui d'une de ses pairs, mais bien celui de l'auteur masculin. On ne voit pas la prostituée pour ce qu'elle est fondamentalement, mais pour ce que les hommes qui l'entourent en font : il s'agit ainsi d'une double-construction, d'abord littéraire, par les auteurs, puis, à l'intérieur même des textes, d'une construction sociale, où la prostituée devient exclusivement ce qu'on attend d'elle. Si « L'Odyssée d'une fille » de Maupassant se distingue tant du reste de notre corpus, c'est qu'elle présente une exception qui confirme la règle : la surprise vient de cette nouvelle identité qui cherche à se construire – avec plus ou moins de succès – à l'intérieur du récit. L'esthétique littéraire de nos œuvres passent donc d'abord par un certain plaisir voyeur du lecteur – masculin lui aussi – satisfait par la fiction mise en place par des auteurs consciemment ou inconsciemment (c'est-à-dire au travers de l'éducation de l'époque et de la société) misogynes.

Ainsi, après une étude plus poussée des techniques narratives auxquelles nos auteurs ont recours, il apparaît que ceux-ci s'accordent à confirmer la nécessité d'une chute féminine dans l’œuvre. Qu'elle occupe un espace intérieur ou extérieur, luxueux ou misérable, la prostituée va de toute façon vers sa fin inévitable que sont la maladie ou la mort. Chez Maupassant par exemple, on note la multiplicité de la destinée, qu'il s'agisse de « La Maison Tellier » ou de « L'Odyssée d'une fille » : on ignore quelle sera exactement la fin des personnages, mais il n'y a pas à douter que celle-ci sera violente et pitoyable. Car c'est cette idée de pitié qui semble ressortir de cette étude : que ce soit en terme d'espace ou de focalisation, la narration prépare le lecteur à ce sentiment pour le personnage, un sentiment qui ne prétend pourtant pas sauver la prostituée. Le lecteur est donc forcé d'observer, en suivant le regard voyeur et presque pervers d'une narration masculine réaliste voire naturaliste, la fin de cette femme qui n'est alors finalement plus ce qu'il semblait être dans un premier temps : un être de vices et de péchés que personne n'est en mesure de sauver. Notre étude des espaces nous a permis de comprendre la nature de la relation qui les lie à la narration et ainsi de percevoir l'importance qu'ils peuvent

57 avoir sur le texte : les personnages se voient souvent profondément changer par un bouleversement de l'environnement, un bouleversement parfois partagé par la narration elle-même, comme chez Edmond de Goncourt. Cependant, quel que soit cet espace où évolue les personnages, ils sont toujours poursuivis par la construction littéraire dont ils font l'objet : la subjectivité du regard posé sur les prostituées permettent au lecteur de ne pas perdre de vue leur fictionnalité, de comprendre leur absence de voix et de singularité féminine comme le signe fatal d'une fiction presque exclusivement masculine.

58 Conclusion

Que nous ont appris les œuvres à l'étude dans ce mémoire de la prostitution du XIXème siècle ? Que reste-t-il, un siècle et demi plus tard, de cette population féminine des rues du Second Empire parisien ? Chacun de nos textes, chacun de nos auteurs dépeint à sa manière un monde paradoxal, qui hésite entre ténèbres et lumière, entre amour et désespoir, entre splendeur et misère. Le réalisme qui s'empare du sujet permet, dans un premier temps, de rendre justice aux femmes qui peuplent les bordels parisiens et les romans. La complexité de ces personnages semble en effet les sortir des stéréotypes pour lesquels on les connaît. C'est en faisant face à cette complexité que le lecteur peut comprendre les actions de chacun de nos personnages. Chaque type de personnage est construit sur une même base, qu'il s'agisse de la prostituée, du client ou de la patronne : les deux premiers répondent ainsi à des clichés générés par leur sexe, par leur genre, tandis que la troisième – figure essentielle de la prostitution – opère dans un univers où le genre disparaît derrière les promesses de l'argent et du succès. Cette perception particulière qui découle de cette absence de genre est ce qui crée l'intérêt pour ce personnage prenant alors un rôle particulier dans les relations entre femmes et hommes dans les œuvres. En effet, ces relations sont au centre des nos œuvres, ce sont elles qui définissent les intrigues de nos récits, car, comme le rappellent les auteurs de l'Abécédaire de la prostitution au XIXème siècle, « il n'y a pas de prostitution sans clients123 ». Les relations qui sont décrites dans nos textes sont ainsi très complexes, toujours très libres et parfois grivoises, à mi-chemin entre amour et haine, entre passion et rage. Les personnages de Maupassant, notamment, se retrouvent souvent dans ces situations paradoxales où la violence des sentiments engendrés par la transaction amoureuse révèle la profonde difficulté de personnages masculins et féminins à exister dans le même récit : c'est bien ce à quoi on a affaire dans des textes tels que « Le Lit 29 » ou « Mademoiselle Fifi ». Malgré cette complexité, il ressort des œuvres un manque de respect global pour la condition féminine – ce qui va donc plus loin que la classe des prostituées, on peut ainsi

123 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. op. cit., p.66.

59 prendre en exemple le personnage de la comtesse de Muffat chez Zola dont la situation conjugale et sentimentale précaire révèle la véritable place des femmes dans la société du Second Empire – clairement traitée comme inférieure au sexe masculin. Cette infériorité se retrouve d'ailleurs dans le traitement des destinées des personnages. Nous avons effectivement trouvé que les œuvres, selon le point de focalisation que l'on adopte pour les étudier, peuvent appartenir ou non au sous-genre romanesque du Bildungsroman. La Dame aux camélias est peut-être le meilleur choix pour exemplifier cette remarque, puisque l'auteur se sert directement de la tragédie de Marguerite Gautier, de son incapacité sociétale, matérielle et morale à expier ses péchés, pour amener son personnage principal – qui, bien sûr, n'est pas cette dame aux camélias qu'annonce le titre, mais bien le narrateur intradiégétique masculin – à une meilleure connaissance du monde, une maturité adulte qui définit les héros de Bildungsroman. Dans cette bataille cachée entre les genres, les personnages masculins se voient alors donner l'avantage : la chute n'est pas le sort qui leur est destiné. Il est donc apparu qu'une certaine subjectivité envers le féminin traversait nos textes, et c'est d'autant plus le cas lorsque l'on se penche sur les aspects esthétiques de l'écriture plutôt que sur le contenu des œuvres. La narration passe ainsi avant ce qui est narré, qui découle souvent de topos littéraires. Tel était le cas de la mort, sociale ou physique, de la fille ou de la courtisane, présentée comme un résultat fatal de sa condition. La vie de la prostituée quant à elle, semble être presque totalement soumise aux espaces dans lesquels elle évolue. Nous avons vu en effet que ceux-ci pouvaient avoir un impact direct sur la narration, qu'il s'agisse des grands appartements haussmanniens que connaissent les courtisanes ou du bordel et de la rue que connaissent les filles. Dans un cas comme dans l'autre, le climat et l'environnement qui entourent ces femmes deviennent des personnages à part entière du texte, comme s'ils prenaient finalement la place même des prostituées : c'est par là qu'on les définit, que l'on croit savoir à quel type de femme on a affaire. Il est cependant intéressant de rappeler que la nature de l'espace dans lequel le personnage évolue n'a pas de conséquences sur son destin : la mort, ou la chute est toujours inévitable. Ce n'est donc pas sur l'intrigue, mais sur la narration elle-même que l'environnement agit : c'est là ce qui est apparu chez Edmond de Goncourt, lorsque le récit qui encadre sa fille Elisa s'est retrouvé visuellement bouleversé par un soudain changement de climat. Dans ce roman, le choix

60 de la focalisation est apparu essentiel et en lien direct avec le caractère visuel du texte. Mais cette question de focalisation a justement créé un nouveau problème, celui de la voix narrative. Il se pose ici, autour de la question de la représentation, le problème de la présence – objective ou non – du personnage de la prostituée. En effet, si celle-ci est déjà diminuée dans l'intrigue pour mettre en avant les personnages masculins, son absence est d'autant plus flagrante dans la narration : la prostituée n'a pas le droit à la parole dans les textes de notre corpus. On la regarde au travers d'un personnage masculin et on parle avec une voix masculine : on nie ainsi à la prostituée la possibilité d'exister dans le texte. Une chose apparaît alors évidente dans l'étude de ces œuvres : la figure de la prostituée y est représentée en absence, c'est-à-dire que ce n'est jamais vraiment à elle que le lecteur a affaire. On s'intéresse aux personnages qui l'entourent, aux lieux dans lesquels elle évolue, à son mode de vie et aux conséquence de celui-ci, mais pas à elle : chez Dumas fils, on oublie Marguerite derrière le drame de la vie d'Armand, tout comme, chez Balzac, le désespoir d'Esther passe après l'ambition de Lucien. Les auteurs, dans un élan de réalisme qui définit la période où ils écrivent, semblent ainsi vouloir trop mettre l'accent sur un climat dans lequel la prostituée évoluerait, pour tenter d'expliquer la situation de celle-ci. Comme nous l'avons vu, il n'y a que peu de destinées possibles pour la prostituée, comme si sa chute était inéluctable et directement liée à son environnement. Nous avons en effet vu l'effet de ce dernier point sur la narration des textes même, puisqu'il est apparu que les espaces dans lesquels les personnages interagissaient avaient un impact sur la construction du récit. De plus, cette absence en creux de la prostituée dans les œuvres de notre corpus se fait d'autant plus perceptible que celle-ci n'a pas droit à une voix dans le texte. C'est là l'argument principal de notre étude de la prostitution et de sa représentation : il se crée une division flagrante entre les genres, entre le masculin et le féminin, le dernier étant directement jugé par le premier, à l'intérieur des textes d'abord, mais aussi dans l'écriture et la narration elles-mêmes. Parce que la voix narrative est presque unanimement masculine, tel est aussi le regard qui se pose sur les courtisanes et les filles : c'est donc un certain type de représentation qui ressort de ces œuvres. Même lorsque Maupassant – dans un souci d'objectivité ? – donne la parole à la prostitutée, offre au lecteur le point de vue d'une de ces femmes, dans « L'Odyssée d'une fille », il doit passer par une construction narrative métadiégétique où un personnage masculin est en charge du récit-cadre, autrement dit du récit principal. Ainsi, le personnage féminin et

61 plus exactement la figure de la prostituée, ne s'appartient pas dans nos textes : elle est la grande absente de la représentation comme de la narration ; un effet direct du point de vue subjectif et de la voix typiquement masculine de nos auteurs qui se placent en juges rendus nécessairement partiaux par la différence de genre qui les oppose à leurs personnages. Alors que, dans des salles tapissées de grands rideaux rouges interdites aux mineurs où passaient en boucle les tout premiers films – ou plutôt court-métrages – à caractère pornographique, le spectateur du musée d'Orsay devenait, lors de l'exposition de l'hiver 2015-2016, visuellement un client de la prostitution, c'est intellectuellement que le lecteur de nos œuvres se fait complice de la transaction et, ainsi, nos auteurs, qui montrent les filles de toutes conditions sous tous les aspects de leur vie mise à nu, deviennent à leur tour des proxénètes, des souteneurs qui ne s'assument pas. Dans L'Histoire de la sexualité, Foucault s'intéresse à cette question de la prostitution, en la percevant comme un « lieu de tolérance » :

la maison close et la maison de santé seront ces lieux de tolérance : la prostituée, le client et le souteneur […] semblent avoir subrepticement fait passer le plaisir dans l'ordre des choses qui comptent ; les mots, les gestes, autorisés alors en sourdine, s'y échangent au prix fort. Là seulement le sexe sauvage aurait droit à des formes de réel, mais bien insularisées, et à des types de discours clandestins, circonscrits, codés124.

Ce serait donc, ici, au travers de la littérature que l'acte de prostitution même se rend possible, que son tabou explose au grand jour, devant le lecteur. Incapables de donner à voir un spectacle objectif, de poser un regard clinique sur la prostituée – et, plus généralement, sur la femme – nos auteurs se rendent coupables aux yeux de leurs lecteurs, avec qui ils développent malgré tout une relation paradoxalement de connivence. De fait, ce lecteur peut-il rétablir une justice dans cette représentation presque absente de la prostituée ? Son statut de client l'autorise-t-il à défaire l'auteur de sa souveraineté sur son texte ou est-il au contraire dans la même position que lui ? Il semble alors que le seul moyen d'avoir un véritable accès objectif à la vie de prostitution de l'époque soit par les textes à valeur clinique, c'est-à-dire les rapports de police, ou ceux de médecins tels que Parent-Duchâtelet qui met au jour tous les problèmes authentiques de la prostitution. Cependant, cette objectivité particulière crée deux problèmes, essentiels 124 Foucault, Michel. Histoire de la sexualité. Coll. « Tel ». Paris : Gallimard, 1994, p. 11.

62 dans le contexte de ce mémoire : tout d'abord, on remarque, qu'une fois de plus, la voix féminine n'est pas entendue. L'absence de femmes médecins ou policiers crée de cette manière un vide en terme de point de vue historique. Quant au second problème, il dépend plutôt du genre littéraire sur lequel nous nous sommes penchés ici : la question d'un réalisme objectif et féminin est-elle réellement nécessaire en fiction ? L'absence d'un regard et d'une voix de la prostituée elle-même enlève-t-elle au plaisir de lire, qui, quoiqu'on en dise, reste le moteur principal de la lecture, la seule véritable raison pour laquelle, chaque jour, des milliers de personnes ouvrent un livre.

63 Bibliographie

Bibliographie primaire :

-Corpus :

Balzac, Honoré de. Splendeurs et misères des courtisanes. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2010 [1838-1847], 781 p.

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Gautier, Théophile. « Lettre à la Présidente ». Coll. « Petite Collection ». Paris : Mille et Une Nuits, 1997 [1850], 47 p.

Goncourt, Edmond de. La Fille Élisa. Paris : Sillage, 2012 [1877], 157 p.

Maupassant, Guy de. « L'Armoire » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1884], p. 71-79.

------. « Le Lit 29 » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1884], p. 54-70.

------. « Mademoiselle Fifi » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1882], p. 27-44.

------. « La Maison Tellier » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1881], p. 151-190.

------. « L'Odyssée d'une fille » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1883], p. 45-53.

Zola, Emile. Nana in Les Rougon-Macquart II. Coll. « Pléiade ». Paris : Gallimard, 1961 [1880], pp. 1092-1745.

-Textes du même auteur :

Balzac Illusions perdues. Coll. « Folio classique ». Paris : Gallimard, 1995 [1837], 699 p.

64 Le Père Goriot. Coll. « Le Livre de Poche ». Paris : LGF, 1983 [1835], 479 p.

Dumas fils La Dame aux camélias. Pièce en cinq actes. In La Dame aux camélias. Coll. « Classiques ». Paris : Pocket, 1998 [1852], p. 251-331.

Le Demi-monde. Books on Demand Ltd, 2014 [1855], 166 p.

Gautier Émaux et camées. Coll. « Poésie ». Paris : Gallimard, 1981 [1852], 277 p.

Mademoiselle de Maupin. Paris : Charpentier, 1880 [1834], 421 p.

Goncourt Goncourt, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux. Coll. « GF ». Paris : Flammarion, 1990 [1865], 308 p.

Maupassant « L'Ami Patience » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1883], p. 193-201.

« Boule de suif » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1879], p. 95-150.

« Ça ira » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1885], p. 202- 213.

« Le Horla »

« Nuit de Noël » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1882], p. 214-220.

« La Parure ». Coll. « Les Authentiques ». Paris : Ducolot, 1992 [1884], 47 p.

« Le Port » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1889], p. 80- 91.

« Les Vingt-Cinq Francs de la supérieure » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1888], p. 221-228.

65 Zola La Curée. Paris : Fasquelle, 1954 [1871], 393 p.

La Faute de l'abbé Mouret. Coll. « Folio Classique ». Paris : Gallimard, 2006 [1875], 503 p.

Une page d'amour. Coll. « Folio ». Paris : Gallimard, 1989 [1877], 404 p.

-Autres œuvres littéraires dédiées à la prostitution :

Bibliographie secondaire :

-Ouvrages, chapitres et articles :

Monographies Adler, Laura. Les Maisons closes : 1830-1930. Coll. « Pluriel ». Paris : Fayard, 2011, 264 p.

Authier, Catherine. Femmes d'exception, femmes d'influence. Une histoire des courtisanes au XIXe siècle. Paris : Armand Colin, 2015, 384 p.

Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. Splendeurs et misères, Abécédaire de la prostitution au XIXème siècle. Coll. « M/'O ». Paris : Flammarion, 2015, 207 p.

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Gonzalez-Quijano, Lola. Capitale de l'amour : filles et lieux du plaisir à Paris au XIXème siècle. Coll. « Chroniques ». Paris : Vendémiaire, 2015, 320 p.

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Houbre, Gabrielle. Le Livre des courtisanes : Archives secrètes de la police des moeurs (1861-1876). Coll. « Archives Contemporaines ». Paris : Editions Tallandier, 2006, 637 p.

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Rounding, Virginia. Les Grandes horizontales : vies et légendes de quatre courtisanes du XIXème siècle. Coll. « Anatolia ». Paris : Editions du Rocher, 2005 , 374 p.

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