« La presse est une bouche forcée d’être toujours ouverte et de parler toujours. De là Ventes aux vient qu’elle dit mille fois plus qu’elle n’a à dire, et qu’elle divague souvent. » enchères Alfred de Vigny

REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829 avril 2021 Président d’honneur : Marc Ladreit de Lacharrière, Arts Décoratifs 8 Avril membre de l’Institut Art Urbain 28 Avril Cancel culture, tyrannie des minorités Design International 29 Avril LE NOUVEL ORDRE Pour toute information, contactez Romain Monteaux Sarmiento +33 1 53 30 30 68 [email protected] MÉDIATIQUE Consultez les catalogues et Avec Jean-François Kahn enchérissez en ligne sur www.tajan.com Étienne Gernelle Laure Mandeville

Le Corbusier (1887-1965) Franz-Olivier Giesbert Joaquim Tenreiro (1906-1992) Jacques de Saint Victor Brice Couturier...

LITTÉRATURE Georges Bernanos et la technique Par Sébastien Lapaque Fin de service Par Bernard Comment LE NOUVEL ORDRE MÉDIATIQUE NOUVEL LE FLAUBERT BAUDELAIRE Le plaisir de déplaire EDWY PLENEL

RÉVOLUTION Notre tartuffe Le premier couple national Espace Tajan 37 rue des Mathurins 75008 +33 1 53 30 30 30 hétérosexuel lesbien AVRIL 2021 AVRIL Agrément N°2001-006 du 7 novembre 2001 - Commissaires-priseurs habilités : A. de Benoist - F. David - E. Kozlowski - L. Marson - J. Remy - P.-A. Vinquant Par Marin de Viry

Sommaire | avril 2021

Éditorial 4 | Le nouvel ordre médiatique › Valérie Toranian

Dossier | Le nouvel ordre médiatique 8 | Jean-François Kahn. « Le pluralisme est mort et les médias sont sous l’emprise des radicalités » › Valérie Toranian 23 | Qui a vraiment tué la presse ? › Étienne Gernelle 31 | Le multimillionnaire Plenel, notre grand tartuffe national › Franz-Olivier Giesbert 37 | « Un des droits les plus précieux de l’homme » › Jacques de Saint Victor 47 | La loi sur la presse › 53 | Âge d’or, presse pourrie ? La presse française au XIXe siècle › Pascal Ory 60 | « À demain les détails ! » : mœurs et coutumes de la presse de chantage › Olivier Cariguel 69 | La presse américaine, ce nouveau chaudron où s’accélère la division de l’Amérique › Laure Mandeville 81 | Millénials et médias : le parti pris d’interdire › Brice Couturier 86 | L’extravagant débat sur l’article 24 du projet de loi Sécurité globale › Caroline Valentin

Littérature 94 | Fin de service › Bernard Comment 102 | Le premier couple hétérosexuel lesbien › Marin de Viry 106 | Georges Bernanos et la question de la technique › Sébastien Lapaque 122 | Les soliloques du pauvre Jehan-Rictus › Céline Laurens

2 AVRIL 2021 Dossier | Flaubert et Baudelaire : le plaisir de déplaire 128 | Le dandysme est un romantisme grec › Lucien d’Azay 135 | Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski : explorateurs des souterrains › Robert Kopp 141 | « L’ange gardien, la muse et la madone » › Jean-Baptiste Baronian

Études, reportages, réflexions 156 | La mobocracy en Amérique › Frédéric Verger 161 | Sur le vif › Fatiha Boudjahlat 165 | Le rôle civilisationnel des universités › Franck Leprévost

Critiques 174 | Livres – Le corps a ses raisons › Michel Delon 177 | Livres – Yasmina Reza, la beauté du désastre › Marin de Viry 179 | Livres – Ne craignez plus d’être un mauvais lecteur... › Patrick Kéchichian 181 | Livres – La diversité, autrement › Stéphane Guégan 184 | Livres – Damia, la tragédienne du music-hall › Robert Kopp 187 | Livres – Denis Grozdanovitch ou la nuance autobiographique du jeu d’échecs › Eryck de Rubercy 190 | Films – Face aux ténèbres › Richard Millet 193 | Musique – Piotr Anderszewski, le retour de Bach › Olivier Bellamy 196 | Expositions – Marc Riboud, la pudeur photographique › Bertrand Raison

Les revues en revue | Notes de lecture

AVRIL 2021 3 Éditorial Le nouvel ordre médiatique

haque jour, deux milliards d’abonnés Facebook échangent ou likent dans 101 langues différentes cent milliards d’in- formations. En , la presse écrite ne constitue plus que 15 % des sources d’information, contre 64 % pour l’information en ligne. 39 % des Français s’informent Csur les réseaux sociaux (48 % aux États-Unis, 77 % au Kenya). Les applications et les réseaux sociaux détiennent désormais la clé d’entrée dans les médias, et les Gafa et leurs homologues chinois, les BATX, contrôlent plus de la moitié du marché publicitaire mondial. Le nouvel ordre médiatique, c’est d’abord cela. Des géants du numérique, porte d’entrée de l’information, à qui nous confions allégrement toutes nos données, trop contents de bénéficier du confort et des services qu’ils nous proposent. Dans son Histoires des médias (1), dont les chiffres précédents sont extraits, Jacques Attali propose rien de moins que de démanteler les Gafa, de sevrer nos cerveaux addicts au mobile et de faire éclore une nouvelle forme de journalisme d’excellence. L’évolution des usages semble hélas démentir violemment ces vœux pieux et tardifs. D’autant que la révolution numérique est loin d’être la seule crise que traversent aujourd’hui les médias. La presse a frôlé la mort. Meurtre ou suicide ?, demande Étienne Gernelle. Meurtre par les réseaux sociaux qui ont ruiné son modèle économique. Ou suicide par trop de vanité, d’arrogance, de conformisme, de soumission au pouvoir ou à l’air du temps, qui ont trop souvent ruiné son capital auprès des lecteurs ?

4 AVRIL 2021 La bonne nouvelle, pour le patron du Point, est qu’après les errements du tout-gratuit, chacun sait désormais que la vraie information se paye. La mauvaise nouvelle est que « la hantise de contrarier le lecteur transforme beaucoup de journaux en quasi-partis politiques, allergiques à la dissonance ». Xavier Gorce, désavoué par la direction du Monde à propos d’un dessin jugé politiquement incorrect, a quitté la rédaction. Le quotidien a cédé à la pression des réseaux sociaux. Les théories woke (vigilance extrême à la sensibilité de toutes les minorités) et la cancel culture (élimination des discours qui dérangent) triomphent désormais dans le service public audiovisuel et de nombreux médias. Elles nous viennent des États-Unis. Laure Mandeville en est une des meilleures spécialistes. Elle nous raconte comment un « abîme psychologique s’est creusé aux États-Unis entre les élites culturelles progressistes (incarnées par le New York Times) et un pays profond exaspéré d’être ringardisé ». « Ce discours balisé d’une presse qui s’idéologise va ouvrir la porte au geyser trumpien d’une parole décomplexée », écrit-elle. Le remaniement idéologique woke a des répercussions profondes sur l’information, souligne Brice Couturier. Pour ses militants, l’objectivité n’est qu’une « vue depuis nulle part », « potentiellement blessante », « une manière de nier la position de domination des Blancs, qui doit être interrogée ». Edwy Plenel, militant trotskiste, prêcheur précoce en islamo- gauchisme, a eu un rôle déterminant pour toute une nouvelle génération de journalistes désormais aux manettes dans les médias. Pour Franz- Olivier Giesbert, c’est le symptôme d’une grave crise d’identité. Et « le dévoiement d’un métier – le journalisme – qui est devenu l’auxiliaire d’un autre, celui d’une certaine magistrature militante ». Il s’agit de plus en plus de faire des listes de gentils et de méchants, le méchant étant bien évidemment de droite. Héros du camp du bien, « Edwy Plenel a fait un rapt sur la morale, avec la complaisance de la plupart des grands médias et des syndicats de journalistes ». Faut-il pour autant regretter le bon vieux temps ? Rien de moins sûr. « Dans les années 1840, écrit l’historien Pascal Ory nouvellement élu à l’Académie française, Balzac, revenu déçu de ses expériences journalistiques, en est déjà à conclure par une pirouette : “Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer.” »

AVRIL 2021 5 Jean-François Kahn, fondateur de L’Événement du jeudi et de Marianne, publie prochainement ses Mémoires. Il raconte dans la Revue des Deux Mondes cinquante ans de vie journalistique française. Et remet les pendules à l’heure. « Aujourd’hui, globalement, les journalistes sont plus libres, plus indépendants, plus cultivés. Ils se posent des questions déontologiques qu’ils ne se posaient pas. » On n’imagine plus un ministre de l’Intérieur dictant un article ! Mais ce qui est dangereux, pour Jean-François Kahn, c’est le manque de pluralisme et la montée des radicalités de droite et de gauche. « Dans les tribunes libres des journaux, les modérés, les sociaux-démocrates ne s’expriment plus. Certes, ils sont très bas électoralement. Mais les gauchistes aussi et ça ne les empêche pas de s’exprimer et d’être surreprésentés ! » Soumission à l’air du temps, américanisation… et bientôt renoncement à notre liberté d’expression ? Pour Jacques de Saint Victor, la loi de 1881 qui posait un régime de liberté encadrée (interdisant notamment la diffamation, l’injure et l’offense) a défini « un équilibre chèrement acquis entre les lois, les mœurs et la liberté ». Mais pour combien de temps encore « alors que viennent des sciences sociales américaines des critiques de plus en plus virulentes contre notre liberté d’expression, parfois associée à une forme de “racisme” » ? Héritage pourtant incomparable que cette liberté d’expression pour laquelle même nos poètes se sont battus ! Ainsi, Alfred de Musset qui s’indignait dans la Revue des Deux Mondes en 1835 contre la loi scélérate de Louis-Philippe rétablissant la censure. Laissons-lui le dernier mot.

« Une loi sur la presse ! ô peuple gobe-mouche ! La loi, pas vrai ? quel mot ! comme il emplit la bouche ! Une loi maternelle, et qui vous tend les bras ! Une loi (notez bien) qui ne réprime pas, Qui supprime ! une loi – comme Sainte-n’y-touche ; Une petite loi qui marche à petits pas ; Une charmante loi, pleine de convenance, Qui couvre tous les seins que l’on ne saurait voir… »

Valérie Toranian

1. Jacques Attali, Histoires des médias. Des signaux de fumée aux réseaux sociaux, et après, Fayard, 2021.

6 AVRIL 2021 dossier LE NOUVEL ORDRE MÉDIATIQUE

8 | Jean-François Kahn. 60 | « À demain les détails ! » : « Le pluralisme est mort mœurs et coutumes et les médias sont sous de la presse de chantage l’emprise des radicalités » › Olivier Cariguel › Valérie Toranian 69 | La presse américaine, ce 23 | Qui a vraiment tué nouveau chaudron la presse ? où s’accélère la division › Étienne Gernelle de l’Amérique › Laure Mandeville 31 | Le multimillionnaire Plenel, notre grand tartuffe 81 | Millénials et médias : national le parti pris d’interdire › Franz-Olivier Giesbert › Brice Couturier

37 | « Un des droits les plus 86 | L’extravagant débat sur précieux de l’homme » l’article 24 du projet › Jacques de Saint Victor de loi Sécurité globale › Caroline Valentin 47 | La loi sur la presse › Alfred de Musset

53 | Âge d’or, presse pourrie ? La presse française au XIXe siècle › Pascal Ory JEAN-FRANÇOIS KAHN « LE PLURALISME EST MORT ET LES MÉDIAS SONT SOUS L’EMPRISE DES RADICALITÉS » › propos recueillis par Valérie Toranian

Journaliste à Paris-Presse, au Monde, à L’Express, éditorialiste à Europe 1, chroniqueur à la télévision, Jean-François Kahn habite le paysage médiatico-politique français depuis plus de cinquante ans. Fondateur de L’Événement du jeudi et de Marianne, il a su imposer sa liberté, ses vérités et une vision journalistique sans compromis. Il publie en mai, aux éditions de l’Observatoire, le premier tome très attendu de ses Mémoires d’outre-vie.

Revue des Deux Mondes – Le journalisme était-il pour vous une vocation ?

Jean-François Kahn Non, un hasard. Une lâcheté «même. À 20 ans, j’étais professeur d’histoire-géo et j’ai fui ce métier, c’était très dur. J’avais des élèves qui avaient presque mon âge. J’ai eu l’opportunité d’entrer dans un journal, et j’ai sauté dessus.

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Revue des Deux Mondes – Vous commencez votre carrière en 1959 à Paris-Presse. À quoi ressemblaient les médias à l’époque du général de Gaulle ?

Jean-François Kahn Première chose, je ne savais pas ce qu’était la télévision, je ne suis pas sûr que j’en avais une ! La presse était assez riche. Quand on se déplaçait pour aller en reportage, on avait une voi- ture du journal, un chauffeur, un photographe… C’était une généra- tion de journalistes arrivés après la Libération. À l’époque, il n’y avait pas d’école de journalisme, et souvent très peu de culture générale. J’ai écrit un article à l’occasion de la mort de Maurice Merleau-­Ponty, où je citais Berkeley et Kant : on m’a demandé de les interviewer pour le lendemain ! Mais au service étranger, un de mes collègues était agrégé de philosophie, il y avait de tout. Des anciens collabos, des anciens résistants, des futurs communistes… C’était un mélange inouï. Aujourd’hui, globalement, les journalistes sont plus libres, plus indé- pendants, plus cultivés. Ils se posent des questions déontologiques qu’ils ne se posaient pas. Les choses qu’on acceptait sont désormais inconcevables. Mais il y avait un pluralisme réel. Il y avait Libération qui était véritablement à gauche, L’Humanité, Le Populaire qui était socialiste, Combat, Franc-Tireur qui était social-démocrate, L’Aurore qui était plus à droite que Le Figaro, Le Figaro, Paris Jour, Paris-Presse, France- Soir… Aujourd’hui, il y a trois journaux nationaux et en réalité il y en a deux qui Jean-François Kahn est journaliste. Il a fondé L’Événement du jeudi en 1984 font de l’opinion, Le Monde et Le Figaro. Il et Marianne en 1997. Dernier ouvrage n’y a pas un autre pays dans le monde où le publié : M la maudite (Tallandier, pluralisme se réduise à deux journaux. Alors 2018). on rétorque qu’ils ne se vendent plus et que le pluralisme, c’est la radio, la télévision, les réseaux sociaux, qui opposent à un conformisme res- pectueux – et souvent respectable – un non-conformisme limite délictueux. Et horrible. Certes, les grands quotidiens ne vendent pas plus de 30 000 exemplaires papier mais ils ont des pages Internet pour des millions de lecteurs. Et surtout, les autres journalistes, de télé- vision, de radio, de presse régionale, les lisent et s’alignent sur eux.

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Donc, même si, sur le papier, ils n’ont pas la puissance d’antan, ils font l’information. De plus, ils sont tous à Paris. Aux États-Unis, le Washington Post est aussi important que le New York Times. En Italie, le journal de Turin est aussi important que le journal de Rome… Ici, l’information est concentrée à Paris. Il y a une homogénéité extraor- dinaire : c’est le même milieu sociologique, c’est la même sensibilité culturelle, ils lisent les mêmes livres, ils vivent dans la même ville, ils fréquentent les mêmes endroits, ils ont des idées assez similaires. J’avais déjà pu ressentir ce sentiment lors des débats sur Europe 1 avec Jean Boissonnat par exemple, l’économiste qui pense bien : personne n’osait le contredire. Après Mai 68, les journalistes venaient beaucoup de la gauche et de l’extrême gauche. Ils sont montés en grade, leur salaire a suivi et ils se sont ralliés à la normalité de l’époque, l’écono- mie néolibérale au nom de la « modernité », le tout mâtiné de gau- chisme sociétal pour se convaincre qu’ils n’avaient pas viré leur cuti. Ce profil représentait 80 % des journalistes. Contre l’augmentation du Smic, mais pour le mariage gay. Je me souviens d’un débat sur RTL où nous parlions de la délocalisation d’une entreprise. Je disais que cela posait un problème patriotique d’une part et que laisser partir nos entreprises pouvait surtout nous retomber dessus plus tard, à cause de nos approvisionnements ! On me regardait comme un réactionnaire, hors modernité. Lors d’un autre débat, je disais qu’il ne fallait pas laisser les grandes surfaces écraser le petit commerce, on me traitait de poujadiste : la modernité, c’était les grandes surfaces.

Revue des Deux Mondes – À Paris-Presse, vous avez couvert la guerre d’Algérie ? Comment les journaux traitaient-ils le sujet ?

Jean-François Kahn Paris-Presse était un journal de droite, pro-Algé- rie française, mais il faisait partie du groupe Hachette, très lié au pou- voir. Moi, j’étais pour l’indépendance de l’Algérie et je ne le cachais pas. Lorsque le général de Gaulle octroie l’indépendance à l’Algérie, les jour- nalistes couvrant l’Algérie de tendance Algérie française ont donc été écartés et il fallait les remplacer. J’étais tout jeune, je devais avoir 22 ans,

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on m’a demandé de prendre la relève. Toute la fraction la plus à droite du journal est partie, certains pour fonder Minute. La direction a retenu un jeune d’extrême droite qui s’appelait Henri Gault et lui a confié une nouvelle rubrique gastronomie. Il hurlait. C’était un déshonneur ! Grâce à quoi il est devenu millionnaire en créant le Gault-Millau ! J’avais une liberté totale. Mais quand l’Algérie est devenue indépendante, j’ai cou- vert la guerre avec le Maroc et il y avait un journaliste connu de France- Soir, Lucien Bodard, qui avait raconté une bataille extraordinaire digne d’un western. C’était complètement inventé. Ils m’ont demandé de me faire l’écho de cet événement et j’ai refusé car c’était faux. Ils ont insisté et j’ai démissionné. À ce moment-là, Le Monde m’a engagé.

Revue des Deux Mondes – Sur la déontologie, il y a donc de grands progrès ?

Jean-François Kahn Indéniablement. Par exemple, quand j’étais à Paris-Presse, on m’a demandé de couvrir la manifestation contre l’OAS à Paris en 1962 à l’issue de laquelle il y a eu neuf morts à la station de métro Charonne. Le lendemain, je me présente à la rédaction avec mon article et je découvre le chef du service politique en train de prendre au téléphone, sous la dictée du ministère de l’Intérieur, le descriptif de la manifestation ! Ce serait inconcevable aujourd’hui. Quand il y a eu la ratonnade d’octobre 1961, plusieurs dizaines d’Algériens ont été pendus, noyés… J’avais un ami photographe qui avait toutes les pho- tos, je n’ai jamais pu obtenir qu’on fasse une ligne. On a pu assassiner des dizaines de personnes en plein Paris sans qu’on en dise un mot, et c’était vrai pour presque toute la presse. Aujourd’hui, cela ferait les gros titres. Quand je couvrais le Viêt Nam pour L’Express, il était incon- cevable d’écrire que cela pouvait mal finir pour l’Amérique parce que Jean-Jacques Servan-Schreiber (JJSS) ne jurait que par les États-Unis. Quand j’étais à Antenne 2 sous Giscard, on n’a pas dit un mot de l’af- faire des diamants, c’était interdit. Un jeune journaliste en a parlé dans sa revue de presse, ça a fait un scandale, il a failli être renvoyé. Ce serait impossible aujourd’hui et c’est important de le rappeler. En revanche,

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le manque de pluralisme et l’homogénéisation du profil des journalistes ont entraîné la naissance de ce qu’on a appelé la pensée unique, surtout sur certains sujets comme la politique étrangère.

Revue des Deux Mondes – Mais cet unanimisme, parfois aveugle, n’aboutit-il pas, de fait, à des entorses envers la déontologie ?

Jean-François Kahn Quand il y a unanimisme, ce n’est pas forcé- ment une entorse à la moralité ou à la déontologie. Par exemple, toute la presse était pour l’intervention au Kosovo. Librement. À l’époque je dirigeais Marianne, nous étions contre et nous étions les seuls. Tout le monde racontait les horreurs indicibles que commettaient les Serbes. Élisabeth Lévy, qui s’était rendue sur place, rapportait qu’une partie de ces histoires était fausse : elle a été traitée de négationniste, quasi- ment de nazie. Or, on a découvert par la suite que Tony Blair avait créé une cellule qui avait pour mission, chaque jour, d’inventer une horreur serbe pour justifier la guerre. Une partie de ces horreurs – une partie, car il y a eu des exactions serbes, beaucoup, et kosovares aussi d’ailleurs – était donc des mensonges. La presse internationale s’est excusée, il n’y a pas eu un mot dans la presse française ! Autre exemple, à l’exception du Figaro les journaux s’étaient ralliés au discours selon lequel ce n’était pas les islamistes qui tuaient en Algérie durant la décennie noire (les années quatre-vingt-dix) mais des militaires dégui- sés en islamistes. Certains déserteurs de l’armée ont confirmé cette théorie. Lors des attentats islamistes dans le métro londonien, la police a perquisitionné les locaux d’organisations islamistes. On a trouvé des documents prouvant que tous ces témoignages étaient des faux : ceux qui se faisaient passer pour des déserteurs de l’armée étaient des mili- tants islamistes. Tout le monde en a parlé mais il n’y a pas eu un mot dans la presse française. Cette attitude n’est pas une entorse à la moralité, elle est liée à leurs croyances intimes. Ces journalistes étaient sincères. Mais quand le mensonge est révélé au grand jour, ils passent à autre chose sans se flageller. Le plus souvent, ils ne nieront pas la réa- lité mais s’ils ne sont pas obligés de la reconnaître, ils ne le feront pas.

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Revue des Deux Mondes – L’affaire Baudis était également édifiante…

Jean-François Kahn Dans ce cas précis, les médias ont fait leur autocritique. La vraie question est : comment ont-ils pu croire le récit des prostituées ? Elles ont raconté des horreurs sur Baudis, avec des scènes d’orgies, des tortures. Dominique Baudis était un homme d’une prudence inouïe. Qu’il puisse avoir fait ça, dans sa propre ville, était absurde. Mais comme ce récit mettait en cause les notables et qu’il collait avec la vision gauchiste du notable capable de toutes les turpitudes, ils ont fini par y croire.

Revue des Deux Mondes – La presse était-elle majoritairement de gauche ?

Jean-François Kahn Cela dépend de l’époque, tout au début de ma carrière, elle était très à droite. Elle était pluraliste mais Libération a fermé, Combat a fermé, Franc-Tireur a fermé, France-Soir est passé à droite, la télévision était très tenue… L’information était très à droite. À France Inter, en 1978, je suis tombé dessus par hasard, il s’est tenu une réunion autour de la stratégie à adopter pour faire gagner la droite aux législatives ! Ensuite, ça a basculé.

Revue des Deux Mondes – Les présidents de la République étaient-ils tous interventionnistes ?

Jean-François Kahn Cela dépend de la personnalité des présidents. Sous de Gaulle il n’y avait pas un interventionnisme direct. De Gaulle ne recevait que les quelques journalistes dont il était proche. Le chargé d’information de l’Élysée, en revanche, jouait un rôle énorme, tous les journalistes rêvaient de l’avoir au téléphone. Pompidou, un jour, m’a invité à déjeuner à l’Élysée et m’a dit : « Ah ! vous, vous ne nous aimez pas, mais au moins c’est intelligent. » En matière d’intelligence, il était capé. Il défendait, entre autres, des idées que je trouvais fausses avec une extraordinaire intelligence. Il

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défendait, par exemple, le fait que la ville soit faite pour la voiture, avec un brio inouï. Giscard avait des infiltrés dans la presse ; des journalistes à Antenne 2, à France Inter, qui lui étaient inféodés et qui « représen- taient » le pouvoir au sein des rédactions. C’était un contrôle indirect mais efficace. Mitterrand m’a appelé deux fois pour protester contre des articles, mais parce qu’on s’en était pris à des amis personnels. Sarkozy était interventionniste. En fait, il disait facilement : il faut licencier ce type. Mais c’était souvent une façon de parler. Il ne le pensait pas forcément. Giscard, en revanche, a reconnu devant moi qu’il avait souhaité mon départ d’Europe 1. Je n’ai jamais voulu ren- contrer Sarkozy. Pas par sectarisme ou par hostilité, mais parce que, pour lui, l’autre n’existait pas dans le dialogue et je ne trouvais pas cela intéressant. Hollande aimait et recevait les journalistes, on le sait.

Revue des Deux Mondes – Mitterrand a-t-il organisé une chasse aux sorcières ?

Jean-François Kahn J’avais dit que s’il y avait une chasse aux sor- cières à Antenne 2, je démissionnerais, et je l’ai fait. J’étais le seul ! Alors que j’avais voté Mitterrand au deuxième tour. Pas au premier, à cause de la retraite à 60 ans, que je trouvais une mesure redoutable. Je dirigeais Les Nouvelles Littéraires et on avait fait campagne pour Mitterrand. On lui a ramené Coluche. La censure à Antenne 2 venait de l’intérieur. Il fallait changer les cadres. La base poussa à l’épura- tion. Les responsables socialistes, eux, avaient pris l’engagement, pour renforcer le pluralisme, d’intégrer des journalistes communistes. Cela s’est négocié entre le Parti communiste et les services publics. Ces journalistes communistes se sont bien comportés, ils étaient plutôt bons et surtout, en cinq ans, ils sont passés à droite !

Revue des Deux Mondes – Le moment Balladur a-t-il entraîné une connivence générale dans la presse ?

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Jean-François Kahn Il y a eu trois moments de connivence. Gis- card avec ses agents dans la place, même si cela n’empêchait pas une certaine expression de l’opposition. Bien que, avec le recul, je consi- dère que Le Monde a été outrancier au moment de l’affaire des dia- mants. Il n’y avait pas d’affaire. Bokassa lui a offert des diamants qui ne valaient rien, pas assez pour les mettre dans un musée. Puis il y a eu le moment Balladur, ça a duré deux ans. Lors des vœux à la presse de Balladur, alors qu’il était Premier ministre, pour la première fois dans l’histoire, les journalistes l’ont tous applaudi. Le Figaro soutenait Bal- ladur, les services publics soutenaient Balladur, les télévisions privées soutenaient Balladur et Le Monde soutenait Balladur car il avait un deal avec Colombani. À l’époque, Edwy Plenel était à la direction du quotidien et j’écrivais que Le Monde était devenu trotsko-balladurien. Il y avait une unanimité confondante. Son discours d’intronisation, farci de lieux communs, fut salué comme un chef-d’œuvre absolu. Enfin il y a eu le moment Sarkozy, la première année de son man- dat, il a bénéficié d’une adhésion médiatique extraordinaire. Après ça a changé. Pour de Gaulle, pas du tout de connivence, la presse de gauche était contre lui et la presse de droite aussi.

Revue des Deux Mondes – Ce clivage que vous dénoncez entre une presse de droite d’un côté et une presse sociale-démocrate de l’autre est-il toujours d’actualité ?

Jean-François Kahn Non ! Ce qui n’a pas changé, c’est le manque de pluralisme. Déjà nous avons un système électoral où deux sensibi- lités seulement s’en sortent. Que l’on puisse accepter médiatiquement que le Rassemblement national, qui comptabilise 26 % des voix, n’ait pas de député ou de groupe parlementaire est fou, mais c’est accepté. On retrouve cela sur le plan médiatique. La gauche républicaine n’est pas représentée, la gauche populaire qui n’est pas bobo libertaire n’est pas représentée, le centre n’est pas représenté, la droite gaulliste n’est pas représentée, l’extrême droite est représentée par son influence mais elle n’a pas de journal… C’est une situation inimaginable. Ce

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qui a changé, c’est l’emprise de la gauche radicale, y compris dans les médias audiovisuels. Dans les pages de tribunes libres, les modé- rés, les sociaux-démocrates ne s’expriment plus. Certes, ils sont très bas électoralement. Mais les gauchistes aussi et ça ne les empêche pas de s’exprimer et d’être surreprésentés. Cette influence de la gauche anarcho-­radicale, à la limite islamo-gauchiste même si je n’aime pas le terme, a pour résultat que la gauche classique et les écologistes ne représentent plus que 26 % des votes. C’est la conséquence d’une pen- sée radicale déconnectée du sentiment populaire. C’est aussi le cas à droite, les tendances radicales sont surreprésentées dans les pages « débats » de ses journaux. Résultat : la droite classique n’est plus qu’à 14 %, ce qui n’est jamais arrivé. On en arrive à regretter la presse communiste de la grande époque ! Il y a eu un événement qui a représenté un tournant. Quand Saint- Maur, ville bourgeoise, a décidé de renvoyer ses immigrés vers Vitry, ville communiste, le maire communiste a dit « trop c’est trop » et a détruit le camp au bulldozer. On a assisté à une levée de boucliers de toute la presse de gauche bien-pensante qui traite les communistes de racistes, de fascistes. Conséquence, le Parti communiste a craqué et s’est converti à l’immigrationnisme. Depuis, il est mort et ses électeurs sont passés au Front national. Les violences survenues lors de récentes manifestations, lorsqu’on s’en prend aux commerces, qu’on attaque les policiers… tout cela, je pense, aurait été critiqué par la presse communiste de l’époque, elle aurait mis en garde, comme en mai 1968. Bien au contraire, aujourd’hui, aucun article de la presse de gauche n’a tiré le signal d’alarme contre l’expression de cette violence. Lors de la manifesta- tion pour Traoré, notre héros national en solidarité avec les Améri- cains, il y avait un policier noir qui s’est vu traité de « traître ». Avant, l’extrême droite traitait les juifs dans l’armée de traîtres. Maintenant, c’est l’extrême gauche qui traite les Noirs dans la police de traîtres… Le nombre d’idées qui hier étaient réactionnaires et qui sont deve- nues le propre de la pensée d’extrême gauche, c’est incroyable.

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Revue des Deux Mondes – Par exemple ?

Jean-François Kahn Le cléricalisme inversé par exemple. Le Monde a fait toute une page sur les laïcards, or « laïcards » est un terme que l’extrême droite avait inventé pour critiquer la laïcité, c’est un véritable retournement sémantique. L’obsession de la race aussi. Il y a eu une tribune libre disant qu’on ne pouvait pas critiquer le racisme en étant blanc. Même Piketty a soutenu la destruction de la statue de Schoel- cher, en Martinique, pour la simple raison qu’il était blanc alors qu’il s’est battu toute sa vie contre l’esclavage. Il siégeait à l’extrême gauche ! C’est une idiotie historique. Autre exemple, les terroristes islamistes. Leurs actes seraient une conséquence de l’oppression sociale dans les banlieues. On retrouve là la thèse réactionnaire des « classes dange- reuses ». Ce sont des pauvres, exploités, donc ce sont des assassins en puissance. Toute la droite du XIXe pensait comme cela. Quand Mme Boutin montre la Bible à l’Assemblée, pour combattre le Pacs, c’est un scandale. Si un musulman se réclame du Coran, il faut l’écou- ter. Cela veut dire que nous aurions, nous, des principes républicains, mais que les musulmans ne seraient pas au même niveau que nous ? C’est complètement racisto-paternaliste.

Revue des Deux Mondes – Dans la fracture entre le peuple et les élites médiatiques, Internet, les Gafa, les réseaux sociaux jouent-ils un rôle ?

Jean-François Kahn Les réseaux sociaux peuvent être l’intégration du pluralisme dans un espace où il a été réduit. Par exemple, lors du référendum européen, le fait que 95 % des journaux aient défendu le oui posait problème. Voilà pourquoi, à Marianne, nous avons aussi donné la parole aux partisans du non alors que nous étions partisans du oui. Après la victoire du non, j’appelle les radios, les télévisions… pour pousser à réfléchir à la faille qui s’était creusée entre l’opinion et les médias. Refus général. Sarkozy a fait passer la loi à laquelle les Français avaient dit non par référendum sans le re-consulter. Aucun journal ne l’a condamné car

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ils étaient pour le oui donc ils étaient contents. Ça a été le point fonda- mental de la rupture car le seul contrepoids est venu d’Internet. Malheureusement, aujourd’hui, les réseaux sociaux, comme les sites des grands journaux, ont été envahis par les extrémistes. Ce n’est plus de la démocratie, ça devient un viol quotidien de la démocratie. S’ajoute à cela le fait que, à cause de l’anonymat, on peut raconter ce qu’on veut sur les réseaux sociaux où il n’y a plus de limite au men- songe ou à la calomnie.

Revue des Deux Mondes – L’influence d’une extrême gauche indigé- niste, décoloniale, antiraciste… c’est une mutation presque mondiale. Le New York Times arrête ses dessins pour ne pas offenser, Xavier Gorce quitte Le Monde parce que la direction s’excuse d’avoir publié un de ses dessins...

Jean-François Kahn Comme tout mouvement qui naît, il possède deux faces : #metoo est un progrès énorme incontestablement, #balan- cetonporc, c’est horrible ; c’est le maccarthysme ; « balance » c’est le stalinisme, le « porc » c’est l’animalisation de l’autre. Il y a les deux dans la même phrase et les pseudo-progressistes sont ravis. Se débar- rasser de statues célébrant un certain nombre d’esclavagistes connus ou même celle de l’impératrice Joséphine, ça ne me choque pas. Aux États-Unis, celles de certains généraux sudistes de la guerre de Séces- sion, c’est normal. Mais lorsqu’on s’en prend à Colbert, à Schoelcher, ça devient délirant. Ce qu’il faut dénoncer, c’est l’emballement fou. Mais n’oublions pas que ces excès partent souvent de principes qui peuvent véhiculer des aspects justes.

Revue des Deux Mondes – Comment introduire de la complexité dans le débat ?

Jean-François Kahn On ne peut pas, hélas. Ou bien on dit que c’est un scandale d’abattre des statues d’esclavagistes, ou bien on dit que c’est très bien de s’en prendre à Colbert. Entre les deux on est

18 AVRIL 2021 AVRIL 2021 « le pluralisme est mort et les médias sont sous l’emprise des radicalités »

inaudibles. Cette emprise des radicalités est due, surtout à gauche, à l’arrivée d’une nouvelle génération de journalistes très radicalisés qui impose une ligne intolérante. C’est ce que me disaient les patrons de Libération, du Monde, du Nouvel Obs. Et, surtout, leur entre-soi ne leur permet pas de prendre conscience qu’ils sont de plus en plus coupés de la population. La radicalité de droite, elle, et c’est en cela qu’elle est dange- reuse, correspond à une partie importante de l’opinion. Surtout ce mélange de pensée réactionnaire, nationaliste, xénophobe… et en même temps antibourgeois, anticapitaliste, antilibéral… C’est- à-dire le cocktail d’un néofascisme. On dit « islamo-gauchisme », pourquoi ne dirait-on pas « néofascisme » ? Et cela peut devenir majoritaire. Attention : renforcer cette sensibilité-là ne peut qu’ag- graver la situation de la droite libérale, modérée… mais au moins cette tendance perverse reflète un vaste mouvement de l’opinion. L’autre sensibilité, en revanche, c’est, au mieux, 8 % de la popu- lation. Et malheureusement cette pensée d’extrême gauche fait le lit de celle d’extrême droite. Quand on étudie la montée du nazisme en Allemagne, on parle de la faiblesse de la démocratie, du sectarisme des communistes, du jeu du grand capital… Mais on oublie un élément important, c’est qu’il y avait un déchaînement de ce gauchisme culturel… Très créatif certes, mais qui désorien- tait complètement les gens. La gauche plus classique, comme celle de Mélenchon, se rapproche de plus en plus de cette tendance. L’extrême gauche a manifesté pour la première fois depuis la guerre avec l’extrême droite, au sein des défilés des « gilets jaunes ». Si on ne voit pas ça, on ne comprend rien.

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce que cela veut dire pour 2022 ?

Jean-François Kahn Si Macron se retrouve face à Le Pen au second tour, 40 % de l’extrême gauche votera Le Pen. La gauche classique s’abstiendra.

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Revue des Deux Mondes – Donc Marine Le Pen présidente ne vous semble plus improbable ?

Jean-François Kahn Ce n’est pas probable, car c’est elle. Ce serait quelqu’un d’autre, ce serait possible.

Revue des Deux Mondes – « Le réalisme est souvent du pétainisme », avez-vous écrit. Que vouliez-vous dire ?

Jean-François Kahn C’est une référence à de Gaulle lors de son discours du 18 juin, où il dit « on va gagner » alors que Pétain dit « on a perdu », et dans les faits, c’est quand même lui qui a rai- son. La France est envahie, la Belgique, les Pays-Bas, la Pologne sont envahies, l’Espagne est fasciste, l’Italie est fasciste et Staline a fait un pacte avec Hitler. À ceux qui disent que le réel ne peut pas être autre chose que ce qu’il est, de Gaulle oppose un « non, c’est à nous de faire en sorte qu’il puisse être autre chose que ce qu’il est ». Donc il dit non au réalisme au sens pétainiste. Les journalistes sont à 90 % positivistes, ils pensent que « ce qui n’est pas, ne peut pas advenir ». Je me souviens d’un débat avec Alain Duhamel en 1982 à la télé- vision où je parlais d’une montée possible de l’extrême droite, mais il ne voulait pas y croire. Duhamel est brillant, il analyse extrême- ment bien les choses qui existent mais il ne peut pas imaginer ce qui n’existe pas. En ce sens-là par exemple, personne ne pouvait prévoir Macron.

Revue des Deux Mondes – Idéologiquement, vous avez toujours été engagé, est-ce un leurre de penser qu’un journaliste puisse être objectif ?

Jean-François Kahn Il n’y a pas d’objectivité. J’ai fait un journal du matin sur Europe 1 : il faut choisir parmi 80 à 100 informations. Ouvrir sur un crime, c’est toujours possible, mais c’est pousser à la montée de l’extrême droite. Insister sur des conflits sociaux, c’est faire

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le jeu de la gauche. Dans les deux cas on peut dire « ce sont les faits ». Un historien a dit, en 49 av. J.-C., « Jules César a franchi le Rubicon » : Jules César a franchi beaucoup de rivières dans sa vie, ce n’est pas une information, mais si vous êtes directeur de La Voix du Latium et que vous choisissiez cette information, vous sous-entendez qu’il veut ren- verser la République, donc c’est un choix éditorial. Le simple fait de choisir, c’est déjà s’engager.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes un grand admirateur de , qui fut écrivain, poète, homme politique et aussi journaliste. Est-il un modèle pour vous ?

Jean-François Kahn Victor Hugo n’a jamais été journaliste au sens propre mais il a inspiré des journaux, notamment L’Événement tenu par sa famille. Quand il écrivait pour les journaux, c’était déclama- toire. En revanche, quand il écrit Choses vues, ses carnets de notes personnelles, c’est un journalisme d’une modernité inouïe.

Revue des Deux Mondes – Vous dites « J’ai échoué mais en même temps les événements m’ont souvent donné raison », pourquoi ?

Jean-François Kahn J’ai créé des journaux, j’ai voulu contribuer à une évolution de la presse, du journalisme… On vient de dire que c’est pire qu’avant, le voilà mon échec. Si je voulais écrire, je ne trouve- rais plus d’espace pour le faire, alors que je peux librement m’exprimer dans les médias belges, suisses ou canadiens, donc c’est un échec total. Sur le plan politique, je voulais dépasser les clivages, on les voit res- surgir d’une façon caricaturale puisque, au contraire, on assiste à l’em- prise des radicalités. Je dis que j’ai eu raison car je sais que ça énerve. Si on considère que je me suis souvent trompé, qu’on le démontre puisque les écrits restent. Chiche ! En m’opposant à l’intervention en Libye, je me suis trompé ?

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Revue des Deux Mondes – Aujourd’hui, tout ce qu’il se passe au tribunal se retrouve dans les journaux. N’est-ce pas une dérive inquiétante ?

Jean-François Kahn C’est le cas depuis longtemps. Une informa- tion se vole, elle n’est pas donnée. Ce qui est donné, c’est l’apparence et il faut aller au-delà. Le problème, ce sont les juges qui divulguent les informations. Pour moi, la syndicalisation de la magistrature pose problème. Un juge est censé être indépendant et impartial mais il fait partie d’un syndicat de telle ou telle mouvance. J’ai été mis en examen 210 fois, à chaque fois je demandais qui était le juge et quelle était sa tendance, ce n’est pas normal.

Revue des Deux Mondes – Êtes-vous inquiet des atteintes à la liberté de la presse ?

Jean-François Kahn Non, c’est de la blague. J’étais à un rassem- blement contre la loi Sécurité globale. C’était une manifestation de gauchistes et de teufeurs qui voulaient faire la fête, sans masque, libre- ment, c’est-à-dire du trumpisme. Ils étaient entourés de policiers qui ne bougeaient pas. Ils ne portaient pas de masque alors que c’est obli- gatoire et leur thème était « nous vivons en dictature ». Une de leurs revendications était le droit de filmer les policiers et de publier les images sur les réseaux sociaux pour leur faire honte. En revanche, ils demandaient l’abolition des caméras piétonnes, sans se rendre compte de la contradiction à demander que les policiers, eux, soient interdits de filmer. Aujourd’hui, la situation est préoccupante, mais ce n’est pas la faute du pouvoir. Plutôt des journalistes eux-mêmes.

22 AVRIL 2021 AVRIL 2021 QUI A VRAIMENT TUÉ LA PRESSE ? › Étienne Gernelle

e source proche de l’enquête, comme on dit (trop) souvent dans les articles, il y a deux pistes : le suicide ou le meurtre perpétré par les titans du numérique. La première est bien documentée, et depuis long- temps. La presse a commencé très jeune sa besogne Dd’autodestruction. Les témoignages ne manquent pas. Balzac : « Pour le journaliste, tout ce qui est probable est vrai. » Oscar Wilde : « La différence entre le journalisme et la littérature ? La littérature n’est pas lue et le journalisme est illisible. » Ambrose Bierce : « Un bon journaliste ne lit qu’un journal, le sien, et dans ce journal, il ne lit qu’un article, le sien. » Alphonse Allais : « Si on se mettait à composer les journaux avec de seules véracités, ils tomberaient au format de la feuille de papier à cigarette. » On pourrait consacrer une encyclopédie à l’incurie des journalistes, qui, selon le regretté Georges Wolinski, « ne disent pas la vérité, même quand ils la disent ». La fascination qu’exercent encore sur beaucoup les salles de rédaction n’a d’égale que l’accablement, souvent, pour ce qui en sort. Finalement, la meilleure formule nous est peut-être offerte par les journalistes anglais – vous allez comprendre pourquoi la nationalité compte ici – qui

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aiment à dire que « les journaux, c’est comme les saucisses ; c’est bon pour le petit déjeuner, mais on ne veut pas savoir comment c’est fait ». La presse est née mal-aimée, et pour de bonnes raisons : vaniteuse, subventionnée, paresseuse, moutonnière, arrogante, soumise au pou- voir ou à l’air du temps, selon les cas, elle est en tout cas accueillante pour toutes les âneries qui passent à sa portée. Évidemment, si on rit de tout cela, c’est aussi que la presse n’est pas tout à fait morte. D’ailleurs, qui a le temps de se moquer des maccha- bées ? Le ridicule ne tuant pas, elle bouge encore. Ce n’est pas une si mauvaise nouvelle. D’abord parce que tout n’est pas à jeter, mais aussi parce que l’on ne connaît pas dans l’histoire d’exemple de démocra- tie décente sans une presse indépendante et teigneuse. Pas plus que l’on ne saurait citer un seul État de droit qui ne soit également une économie de marché. S’il est une raison de défendre l’indépendance de la presse et les libertés économiques, ce n’est pas pour leurs vertus, mais parce que, sans elles, on n’a jamais récolté que le despotisme et l’arbitraire. Elles jouent un peu le rôle des vers de terre, que l’on trouve souvent dégoûtants, sauf que lorsqu’ils ont disparu les sols se meurent. Remarquez, le mépris croissant pour la philosophie des Lumières, beaucoup trop occidentale pour les prêtres du politiquement correct, pourrait mener à la mise au pas de l’ensemble. Une économie admi- nistrée au nom du bien, et une liberté d’expression enrégimentée par une sorte de Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) géant, toujours au nom de la vertu, cela en ravirait beaucoup. La grande camisole. Si ses turpitudes ne suffisent pas à la tuer, et que l’hubris régula- trice de l’État ne l’étouffe pas, la presse devra encore survivre à la loi de la jungle économique. Les géants du numérique vont-ils la dépe-

cer ? Ce ne sont certes pas les premiers Étienne Gernelle est journaliste, prédateurs à se présenter : la radio, puis la directeur du Point. télévision devaient la croquer toute crue. › [email protected] Cela ne s’est pas produit, malgré des kilomètres de littérature en ce sens. Dans les rédactions, c’est connu, les auteurs de nécrologies ne survivent pas toujours à leur sujet. La presse, de ce point de vue, est une sacrée carne : nombre de ceux qui ont annoncé sa mort ne sont plus de ce monde.

24 AVRIL 2021 AVRIL 2021 qui a vraiment tué la presse ?

Ils pourraient toutefois avoir raison bientôt. Les fameux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) sont d’une force et d’une férocité inédites. D’abord, une précision : il faudrait dire les GAF. Seuls Google, Amazon et Facebook ont une vraie dimension monopolistique. Apple est essentiellement une marque de luxe, qui certes essore avec talent ses clients, mais ne vise pas l’hégémonie sur son marché. Microsoft, quant à elle, est une titanesque société de ser- vices, mais qui ne lorgne plus le titre de maître du monde. En ce qui concerne la presse, Facebook et Google sont les deux véritables Attila. Amazon, le plus effrayant d’entre eux en général, regarde pour l’ins- tant ailleurs. Le combat semble inégal. Est-ce la fin ? C’est, en tout cas, la fin de la rente. Celle-ci a duré un peu plus d’un siècle et demi. Retour sur l’histoire d’un fromage plus que centenaire. En 1836, en France, Émile de Girardin lançait un journal nommé La Presse, avec une idée empruntée aux Anglo-Saxons : baisser le prix de vente au numéro et de l’abonnement, pour en augmenter sa diffusion, et ainsi vendre au prix fort publicité et petites annonces. Les journaux devenaient des plateformes. Les titres de presse étaient le passage obligé pour vendre et acheter une maison, un cheval, des meubles, plus tard sa voiture. On y cher- chait aussi, et trouvait parfois, l’amour. On y apprenait naissances, mariages et décès. On y trouvait des services, comme le prix de la farine, ou des actions en Bourse, mais aussi des horaires de train ou les résultats des courses hippiques. S’y ajouteront ensuite la météo, les programmes de télévision et mille autres choses… Seuls les journa- listes, bouffis de vanité, ont pu croire que les lecteurs n’achetaient les journaux que pour lire leur prose. Si l’on traduisait tout cela en langage de 2021, on dirait que la presse était, collectivement, Facebook, Google, Boursorama, Tinder, Le Bon Coin… Elle était donc riche. Cela revenait à tenir, en partage, le péage de Saint-Arnoult, celui qui commande l’arrivée à Paris par l’autoroute A10. Il suffisait de se maintenir à un niveau de diffusion suffisant pour être concessionnaire d’une petite cahute sur le péage. Plusieurs, pour les plus gros. La rente, on vous dit.

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La presse a ainsi pu s’offrir des rédactions fournies, des enquêtes au long cours, des écrivains, des correspondants, des grands reportages. En Occident, écrire pour des journaux a longtemps payé ! Si Winston Churchill est devenu correspondant de guerre, c’est pour l’argent… Surtout, ne le dites pas aux reporters d’aujourd’hui… Et puis advint le 29 juin 2007. Ce jour-là était lancé l’iPhone. Personne ne l’avait encore compris, mais la fin de la fête avait com- mencé. L’Internet mobile a tout renversé sur son passage. Plus besoin de plan sur papier pour se diriger dans une ville ni de journal pour connaître les cours de Bourse… Internet n’est plus une fenêtre sur un monde nouveau, auquel on accède depuis chez soi ou son bureau, il est le monde. Google et Facebook connaissent alors une croissance exponentielle.

La martingale Girardin

Dans l’univers numérique, les journaux sont bien moins forts que lorsqu’ils ne devaient partager le « temps de cerveau disponible » qu’avec la télévision, la radio et l’affichage. Les petites annonces, déjà largement passées sur Internet, disparaissent pour l’essentiel des jour- naux dès le début de l’ère des smartphones. Quant à la publicité, si elle ne va pas entièrement sur mobile, loin s’en faut, c’est là que le marché progresse le plus. Sur ce terrain, ceux qui ont le plus de don- nées écrasent tout. Les deux ogres captent, certaines années, plus de 90 % de la croissance du marché publicitaire sur mobile. L’oligopole est formé. Dans le numérique, la connaissance du client est l’arme fatale, et la précision d’une base de données augmente de manière exponentielle avec l’ajout d’un critère. L’avance des GAF est quasi irrattrapable, car lorsqu’ils ne développent pas une nouvelle fonction- nalité, ce sont des acquisitions qui viennent compléter leur coffre-fort à données. Google a avalé – entre autres – YouTube, Facebook a digéré Instagram et WhatsApp. Le goinfre de Mountain View, en particulier, maîtrise l’écosystème publicitaire de manière horizontale et verticale via ses services et interfaces de marché. On ne leur échappe pas.

26 AVRIL 2021 AVRIL 2021 qui a vraiment tué la presse ?

Malgré tout, et c’est un paradoxe, nos leviathans ont tout de même besoin du lilliputien journalistique. Pourquoi ? La presse fournit – gra- tuitement – du contenu à indexer pour Google, et à partager pour Facebook. En outre, rien de tel que des articles pour qualifier le « pro- fil » d’un internaute : ses goûts, ses croyances, ses penchants politiques, tout cela est précieux. Google ne se serait pas donné tant de mal pour lancer un service Google News, puis son futur News Showcase, si la presse ne lui était pas utile. Pendant ce temps-là, les journaux, déjà appauvris, dépensent des fortunes pour améliorer leur « référencement naturel » sur Google, et leur community management afin d’être présents sur les réseaux sociaux. Tout cela dans le but d’augmenter leur audience, ce qui fonctionne, mais génère des profits limités. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, on n’a lu autant d’articles de journaux. Mais jamais ils n’ont été aussi mal rémunérés. Le bénéfice est réalisé à l’étage au-dessus, chez les pla- teformes. La martingale Girardin ne fonctionne plus. Bien sûr, la presse n’est qu’une victime parmi d’autres des géants du numérique. Le monopole tue, ce n’est pas une nouveauté. Fré- déric Bastiat classait ce dernier parmi les quatre grandes formes de « spoliation », avec la guerre, l’esclavage et la théocratie. Il détruit au passage beaucoup de valeur. Le monopole, selon Bastiat, « fait passer la richesse d’une poche à l’autre ; mais il s’en perd beaucoup dans le trajet » (1). Les rois de Californie massacrent des secteurs entiers, mais la plu- part du temps, cela ne fait pleurer personne. Pour la presse, il y eut une émotion plus grande. Elle aura servi de canari dans la mine de charbon, c’est déjà une façon de se rendre utile. En réaction, l’Europe a inventé les « droits voisins », que Google et consorts sont censés ver- sés aux journaux pour les indemniser. Une compensation, mais qui ne saurait être une alternative à l’antitrust, le seul moyen de rétablir un véritable équilibre. En attendant, il faut bien se débrouiller. Pour la première fois depuis longtemps, la presse doit vivre essentiellement de ses lecteurs. La bonne nouvelle, c’est qu’ils sont tout de même prêts à payer. Après les errements du « tout-gratuit », les paywalls se sont multipliés. Avec une réussite iné-

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gale, mais réelle. Le marché de l’abonnement numérique connaît une croissance spectaculaire dans tout le monde occidental. Le New York Times affiche aujourd’hui 7,5 millions d’abonnés. Sept fois plus qu’à la veille du big bang de 2007. En France, avec retard, comme toujours, l’abonnement numérique explose aussi. Cela ne compense pas vraiment les revenus perdus, mais cela aide beaucoup. Ce retour à une situation « pré-Girardin » n’a pas que des consé- quences pécuniaires. La stratégie publicitaire de celui-ci correspondait certes à un modèle économique, mais aussi à un objectif d’indépen- dance. Voici ce qu’il écrivait, en 1838 :

« En France, l’industrie du journalisme repose sur une base essentiellement fausse, c’est-à-dire plus sur les abon- nements que sur les annonces. Il serait désirable que ce fût le contraire. Les rédacteurs d’un journal ont d’autant moins de liberté de s’exprimer que son existence est plus directement soumise au despotisme étroit de l’abonné, qui permet rarement qu’on s’écarte de ce qu’il s’est habi- tué à considérer comme des articles de foi. (2) »

La hantise de contrarier le lecteur transforme beaucoup de jour- naux en quasi-partis politiques, allergiques à la dissonance. Le New York Times est ainsi devenu le journal officiel des woke et de la cancel culture. Avec succès, car ce nouveau catéchisme est aussi un bon busi- ness. Ou comment devenir plus riche et plus bête à la fois. En France, le journal le plus efficace en conquête d’abonnés est Le Monde. Une réussite due à un pari précoce sur le payant et à un excellent niveau technologique, associés à une grosse rédaction de quotidien. Mais il n’y a pas que cela : Le Monde s’est aussi fait le porte-parole d’un courant politique, cristallisant autour de lui une communauté de convictions. À l’image du New York Times, il s’est uniformisé sur le plan intellectuel. Le journal que l’on qualifiait en riant de « trotsko-balladurien », à l’époque où il était dirigé par la drôle de paire constituée d’Edwy Plenel et Jean- Marie-Colombani, semble avoir perdu son second adjectif, devenant le pôle d’attraction d’une sorte de « wokisme » français. L’épisode « Xavier

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Gorce », du nom de ce dessinateur bien peu dans la ligne du parti, a illustré ce phénomène. L’interprétation – même fausse – de l’un de ses dessins a suffi pour que la direction s’excuse en urgence. De peur de froisser des lecteurs peu amateurs de contradiction ? Le Monde est évidemment libre de ses choix. Ce qui est frappant ici, c’est l’exigence d’alignement, et la puissance de l’injonction. Il faut reconnaître que cette équation est difficile. Claude Imbert, fondateur du Point, répétait cette formule de Raymond Aron selon laquelle « le vrai patron du journal, c’est le lecteur ». Il n’avait pas hésité, pour autant, à écrire au lendemain du 10 mai 1981 un éditorial intitulé « Un autre vent se lève », saluant – avec circonspection mais tout de même – le changement parce que celui-ci « est du côté de la vie », et ce même si François Mitterrand, à n’en pas douter, n’était pas vénéré par la majorité de ses lecteurs. Aujourd’hui encore, Le Point s’applique à donner la parole à Rokhaya Diallo ou à Thomas Piketty, qui ne sont pas vraiment ses maîtres à penser. Et Michel Onfray, apôtre du souverainisme, y est chez lui, bien que Le Point étrille cette école de pensée à longueur d’éditoriaux. Peut-être sommes-nous chanceux, car nos lecteurs n’exigent pas de purge. Ils semblent même apprécier qu’on leur donne l’occasion de penser contre eux-mêmes. Il n’empêche, la machine à purifier est, globalement, en marche. D’autant qu’à l’uniformisation du lectorat correspond une stan- dardisation des rédactions. Au New York Times, la pression de la nou- velle génération de journalistes woke a grandement contribué à l’éli- mination des dessins politiques, et au licenciement d’un chef de la rubrique débats, coupable d’avoir publié une tribune d’un sénateur trumpiste appelant à utiliser la force pour mettre fin aux émeutes. C’est cette génération morale qui a aussi poussé à la démission une journaliste de la même rubrique, Bari Weiss, décidément trop décalée par rapport à la ligne du journal. Elle avait pourtant été recrutée pour cela ! En 2016, l’élection de Trump avait mené la direction à s’inter- roger : pourquoi n’avaient-ils rien vu venir ? Bari Weiss, avec quelques autres, avait été embauchée afin de rééquilibrer la rédaction. Ce fut, manifestement, un échec. Le corps journalistique se défend très bien contre les intrus. Jusqu’à être immunisé contre les faits ?

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Dans un article hilarant, intitulé « Les journalistes parlent trop avec des journalistes » (3), Peggy Sastre a recensé des études portant sur les lieux d’habitation des plumes ou voix des médias mainstream améri- cains, ainsi que leurs interactions sur les réseaux sociaux. Les résultats montrent qu’ils vivent dans des « bulles de filtre » où la probabilité pour qu’ils croisent, en vrai ou en ligne, un électeur de Trump, est plutôt faible… Tout cela sent cruellement, écrit-elle, « le renfermé ». On pourrait facilement appliquer cette méthode à la France, en étu- diant tout particulièrement le 11e arrondissement de Paris, où résident tant de rédacteurs des médias nationaux, d’où ils se retweetent les uns les autres confortablement, sûrs de leur posture morale et politique que l’on peut situer, pour les plus réacs, du côté de Benoît Hamon… On songe (encore) à Balzac : « Ils mettent tant de vertus en dehors qu’il ne doit plus leur en rester au-dedans. (4) » Alors, meurtre ou suicide ? Les deux. La bonne nouvelle, c’est que nous n’en sommes, dans un cas comme dans l’autre, qu’au stade de la tentative. Il n’est donc pas trop tard, pourvu que l’on se souvienne, comme Pierre Dac, que la mort n’est qu’un « manque de savoir-vivre ».

1. Frédéric Bastiat, Sophismes économiques II, chapitre i, in Œuvres complètes, tome IV, Guillaumin, 1863. 2. Jean-Noël Jeanneney, « Le duel Carrel-Girardin », L’Histoire, no 342, mai 2009, p. 88-89. 3. Peggy Sastre, « Phébé. Les journalistes parlent trop avec des journalistes », Le Point, 29 octobre 2020. 4. Honoré de Balzac, in Les Journalistes, 1843.

30 AVRIL 2021 AVRIL 2021 LE MULTIMILLIONNAIRE PLENEL, NOTRE GRAND TARTUFFE NATIONAL › Franz-Olivier Giesbert

est le symptôme de la grave crise d’identité de ma profession et il en dit long sur la dégradation des médias : comment un personnage comme Edwy Plenel a-t-il pu devenir le maître à penser de plusieurs générations de journalistes ? C’Quand, au hasard d’une conférence, j’évoque mes confrères journa- listes, j’ai un numéro bien rodé qui marche toujours. « Les journalistes ne sont pas de gauche », dis-je avec l’autorité de la conviction. Protes- tations, sifflets. J’insiste. Invectives, bronca. Alors, je rectifie : « Mais non, les journalistes sont gauchistes ! » Rires et applaudissements. Ce qui nous intéresse ici, chez M. Plenel, ce n’est pas l’homme mais le symbole : militant de l’ultragauche, il incarne jusqu’à la cari- cature l’idéologisation à outrance d’une presse qui biaise volontiers l’information ou qui, au nom de la transparence, souvent de mèche avec des magistrats engagés, monte des « affaires » contre ses adver- saires politiques, lance des campagnes de presse avant d’instituer en toute hâte des tribunaux populaires. Avec Plenel, un nouvel acteur de la vie politique est né : le magistra- liste ou le journastrat, au choix. Un hybride à deux têtes qui s’attaque sans cesse ni pitié au camp du mal, c’est-à-dire pour l’essentiel à la

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droite. L’un porte le fer judiciaire, l’autre assure le relais médiatique. Cumulant les pouvoirs judiciaire et médiatique, ce nouveau pouvoir mène toujours ses enquêtes à charge. Resté à l’ère du noir et blanc, Edwy Plenel ne connaît pas les cou- leurs, les nuances. Contre cet état d’esprit totalitaire au sens propre du mot (« qui englobe la totalité des éléments d’un ensemble », selon le Robert), on ne se lassera jamais de citer la sublime injonction de la philosophe Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce (1) : « Dès qu’on a pensé à quelque chose, chercher en quel sens le contraire est vrai. » Élève Plenel, vous me recopierez cent fois cette phrase et aussi celle, fameuse, de Nietzsche : « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. » Notre métier n’est grand qu’à condition d’être pratiqué dans l’hu- milité, le questionnent, le souci permanent de la vérification. On recon- naîtra volontiers que c’est difficile dans une période où l’esprit critique est considéré comme une perte de temps. D’où la tentation de s’en libérer. C’est ainsi que ce soi-disant redresseur de torts a pu commettre d’im- pardonnables fautes, dans le passé. Si Mediapart a eu le mérite de révé- ler – un joli coup – l’affaire des comptes suisses de Jérôme Cahuzac, Le Monde a, sous sa direction, mené une campagne infâme contre Domi- nique Baudis, ancien maire de Toulouse, accusé faussement de crimes

sexuels avant de mourir peu après d’un can- Franz-Olivier Giesbert est écrivain et cer généralisé. C’est l’un des proches de Ple- journaliste. Dernier ouvrage publié : nel, Jean-Paul Besset, ex-trotskiste comme Dernier Été (Gallimard, 2020). lui, qui a cosigné un article aussi déshonorant que grotesque où étaient évoquées des messes rouges et des soirées sadomasochistes, les filles étant attachées « à des anneaux fixés aux murs pour y subir des sévices » (2). Qu’importe si tout était inventé pourvu que cela frappât les esprits. De la même façon, c’est en se dispensant des nécessaires vérifi- cations qu’Edwy Plenel s’est embourbé dans la ridicule « enquête libyenne » qui vise Nicolas Sarkozy, à ne pas confondre avec les affaires Bismuth ou Bygmalion. Un cas d’école : apportée sur un plateau par Mediapart, son site, au Parquet national financier (PNF), elle accuse l’ancien président d’avoir touché du colonel Mouammar Kadhafi une somme d’argent pour sa campagne présidentielle de 2007. D’abord, il s’agissait de 50 millions d’euros, puis de… 5. Pourquoi pas bientôt 5 centimes d’euros, pendant qu’on y est ?

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Pour n’être pas sarkozyste, on n’en est pas moins attaché à la jus- tice et à l’État de droit. Un petit raisonnement, c’est-à-dire un peu de jugeote, aurait permis de nourrir au moins quelques doutes sur cette « enquête libyenne », même si, depuis plusieurs années, elle obsède les magistrats qui mènent à grands frais leurs investigations dont, jusqu’à présent, ils sont toujours revenus bredouilles. Au diable les finances publiques, dès lors que la chasse au Sarkozy peut continuer sans frein ! Leur aveuglement empêche ses ennemis de se demander comment ledit M. Sarkozy, élu président, aurait pu être assez inconscient pour déclencher ensuite une guerre contre Kadhafi si celui-ci détenait contre lui des documents compromettants dont, soit dit en passant, on n’a toujours pas vu la couleur ? « L’enquête libyenne » de M. Plenel rappelle à bien des égards L’ En- quête corse du regretté Pétillon, un vrai humoriste celui-là : avec son ballet de faux témoins, elle est aussi comique que la BD. Sauf, bien sûr, pour M. Sarkozy et l’idée que l’on peut se faire de la justice. Elle symbolise en tout cas le dévoiement d’un métier – le journalisme – qui est devenu l’auxiliaire d’un autre, celui d’une certaine magistrature mili- tante. Observez comme Mediapart ou Le Monde sont quasiment deve- nus les journaux officiels du PNF qui leur donne tous ses « scoops », si j’ose dire, en exclusivité mondiale. N’est-ce pas étrange ? L’enquête est le fondement du journalisme dont la vocation pre- mière est de déterrer les vérités cachées au fond du jardin, sous le boisseau ou près de la cabane. Mais la religion de l’investigation a tota- lement perverti la profession : aujourd’hui, il ne s’agit souvent que de recopier les PV qui ont été obligeamment fournis par leurs « sources » aux reporters empressés. La vérité leur tombe toute crue dans le bec, qu’il leur suffit d’ouvrir. Ensuite, inutile de s’embarrasser de contre-enquêtes, c’est trop bar- bant, que voulez-vous. Les documents sont repris in extenso sans autre forme de procès. Voilà qui résume le plenelisme, doxa selon laquelle il ne faut pas fréquenter ni même voir, de peur de se laisser influencer, les gens sur lesquels on écrit. Malgré ses moulinets, ce journalisme est ontologiquement peinard : on est loin de l’enquête dans les mines de sel à la Pierre Péan ou à la Jacques Derogy où l’on cherche la vérité à tâtons, au milieu des chausse-trapes.

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Edwy Plenel a fait un rapt sur la morale

Le plenelisme est aussi un journalisme qui donne bonne conscience : le métier consistant de plus en plus à faire des listes de gentils et de méchants, il ne s’attaque qu’à ces derniers. Méchant, Sarkozy. Méchant, Macron. Méchant, Blanquer. Méchants, les laïcs, les policiers, les chefs d’entreprise. Depuis des années, Edwy Plenel a fait un rapt sur la morale, avec la complaisance de la plupart des grands médias et des syndicats de journalistes. Si criante soit-elle, l’imposture est rarement relevée. Avant d’en venir à sa tartufferie, reconnaissons que M. Plenel a des qualités professionnelles qui ne sont pas négligeables. Il a l’esprit vif, tranche vite et sait commander ses équipes. Il a même pu lui arriver de faire preuve – allez, je me lâche – d’un certain panache, car il pratique son métier debout et ne craint pas de donner des coups. C’est aussi un orateur et un débateur incisif, même s’il abuse souvent de ce style gnangnan et geignard, affreusement daté, qui prévalait encore au début du XXIe siècle. Jouant volontiers de la peur qu’il peut inspirer, M. Plenel dispose d’un réseau dont les ramifications remontent jusque dans le grand patronat. Il tient son monde en respect. Observez comme ses inter- vieweurs se tiennent à carreau, quand ils ne sont pas à plat ventre devant lui, sur les antennes du service public où il a son rond de ser- viette. Quand vous essayez de dire la vérité sur lui, ce qui a pu m’arri- ver dans le passé, il n’est pas rare qu’une voix amicale murmure, au- dessus de votre épaule : « Fais attention, Mediapart pourrait te faire un papier. » « Rassure-toi, réponds-je. C’est déjà fait. » La liste de ses victimes est longue comme le bras. C’est sans doute la crainte des représailles ou des campagnes de presse qui explique, au moins en partie, la bienveillance dont M. Plenel bénéficie depuis si longtemps. Ne jouons pas les fortiches, les fiers-à-bras : il est certai- nement plus facile de s’attaquer à la face cachée d’un tel personnage quand l’âge est venu et qu’on ne redoute plus rien, fors l’Ankoù, nom que les Bretons donnent à la mort. En tout cas, quand on examine de près le gourou de tant de journa- listes, ce que l’on découvre est stupéfiant. Passons sur ses déclarations tonitruantes sur l’indépendance, quand il expliquait la philosophie de

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Mediapart, sur le pré-site en ligne, en 2008 : « Non à la fatalité qui livre- rait l’information aux principaux acteurs de l’oligarchie financière fran- çaise. » Or, qui figure parmi ses premiers bienfaiteurs ? Xavier Niel, l’un des grands patrons français, fondateur, entre autres, de Free, à la tête d’une grosse fortune. Sans parler de Stéphane Fouks (­EuroRSCG) ou Maurice Lévy (Publicis). Là n’est pas le plus étonnant. Edwy Plenel s’est toujours présenté en contempteur de l’argent, il n’a jamais eu assez de mots pour le condamner sous toutes ses formes – facile, caché, spéculatif, etc. Mais quand s’est présentée à lui l’occasion de se faire sa pelote, il n’a pas hésité. « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », disait La Rochefoucauld. Est-ce pour cette raison que notre prétendu Robin des Bois national voue un culte frénétique à la vertu ? Il a toujours été un adversaire résolu des retraites-chapeaux. Pensez ! Elles sont ontologiquement amorales, les preuves de la goinfrerie sans limite du patronat. Mais il n’a pas hésité à mettre au point, toute honte bue, pour lui-même et pour les autres cofondateurs de Mediapart, une plantureuse retraite-chapeau qui lui permettra d’assurer ses vieux jours : 2,99 millions d’euros, excusez du peu. Bingo ! Par ici la bonne soupe ! S’il fallait résumer Plenel par une formule, on choisirait le vieux proverbe populaire tiré de l’Évangile selon saint Matthieu : « Fais ce que je dis, ne fais pas ce que je fais. » Les médias ont osé présenter l’« invention » plenelienne – la cession du capital à un structure sans but lucratif – comme une martingale de l’indépendance. Pour un peu, il serait l’abbé Pierre. Défense de rire. L’opération lui a surtout permis de vendre ses parts aux salariés qui, pour ce faire, ont emprunté. Pour le remboursement, on leur souhaite bien du plaisir. Dans son parcours, des petits arrangements comme celui-là avec sa « morale », il y en a beaucoup d’autres, qui font de Plenel notre grand tartuffe national toutes catégories confondues. Le culte que lui vouent tant de journalistes n’en est que plus ridicule. Mais sa popularité en leur sein ne concerne pas que le professionnel, il s’en faut. Elle est surtout éminemment politique et correspond à la radicalisation d’une grande partie de la profession. En matière d’islamo-gauchisme, la France insoumise n’a pas de leçon à lui donner. Il aura été de tous les mauvais combats, y compris contre

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Charlie Hebdo qu’il accusait, il n’y a pas si longtemps, avant de regret- ter l’expression, de faire « la guerre aux musulmans ». Même s’il a pu être proche, à un moment ou à un autre, d’Édouard Balladur ou de Dominique de Villepin, il a toujours été trotskiste et ne s’est jamais dépris d’une réelle fascination pour la police. « Trotskiste un jour, flic toujours », dit l’adage. « Il faut soixante ans pour faire un homme », disait Malraux. Ple- nel est fait depuis longtemps. En dépit de ses zigzags balladuriens ou villepiniens, il y a toujours eu chez lui une vraie continuité et elle est trotskiste. En 1972, dans Rouge, l’organe de la Ligue communiste révolutionnaire, groupuscule trotskiste, alors qu’il est encore étudiant, il fait l’éloge, sous le pseudonyme de Joseph Krasny, de l’organisa- tion terroriste qui avait tué onze membres de l’équipe d’Israël pendant les Jeux olympiques de Munich : « Aucun révolutionnaire ne peut se désolidariser de Septembre noir. » Des décennies plus tard, Edwy Plenel continue de commémorer pieusement par tweet la mort de Trotski qui fut, ne l’oublions jamais, l’inventeur du goulag : en 1918, comme l’a rappelé Étienne Gernelle dans Le Point (3), il avait eu l’idée de mettre en place, sur des terres inhospitalières près du cercle polaire, les premiers camps de concen- tration pour y enfermer jusqu’à leur mort, accélérée ou provoquée, tous les ennemis de la Révolution – les bourgeois rétifs, les paysans rebelles, les intellectuels critiques, etc. Dans un livre paru l’an dernier, La Sauvegarde du peuple (4), Edwy Plenel explique, à juste titre et non sans talent, que tout ce qui est d’intérêt public doit être rendu public, à partir d’une phrase pronon- cée, le 13 août 1789, par Jean Sylvain Bailly, maire de la Commune de Paris. Que n’a-t-il besoin de faire l’éloge, en passant, du sanguinaire Marat, le roi de l’appel au meurtre et de la « radicalité » démocratique, l’excuse de tous les massacres ! Pourquoi tant de haine ? Les trotskistes ne changent jamais, c’est même à ça qu’on les reconnaît.

1. Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, 1947, nouvelle édition, Plon, 2019. 2. Jean-Paul Besset et Nicolas Fichot, Le Monde, le 17 juin 2003. 3. Étienne Gernelle, « Une certaine idée du journalisme et de la liberté de la presse », Le Point, 15 novembre 2017. 4. Edwy Plenel, La Sauvegarde du peuple. Presse, liberté et démocratie, La Découverte, 2020.

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a Déclaration des droits de l’homme de 1789 affirme que la liberté d’expression est « un des droits les plus précieux de l’homme » (art. 11). Convenons qu’aucune autre liberté n’a suscité dans la Déclaration de 1789 une qualification aussi prestigieuse ni même un tel enthou- Lsiasme. Alors que l’article 10 sur la liberté de conscience a occasionné des heures et des heures de débats à l’Assemblée constituante entre le 22 et le 23 août, l’article 11 provoqua bien moins de discussion le lendemain (où furent débattus à la fois les articles 11, 12 et 13) car, au fond, l’esprit des Lumières dominait cette Assemblée et il paraissait alors évident que la « libre communication », la liberté de la presse notamment, était un des acquis les plus importants du combat du XVIIIe siècle contre l’obscurantisme (1). Cette évidence, qui ne réussit pourtant à ne se réaliser pleinement qu’un siècle plus tard par la loi du 29 juillet 1881, constitue une des plus glorieuses conquêtes de l’esprit humain. Elle est même, comme le reconnaissait en 1976 la Cour euro- péenne des droits de l’homme, « l’un des fondements essentiels de la société démocratique, l’une des conditions primordiales de son pro- grès et de l’épanouissement de chacun » (2).

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Cette liberté n’est pas, comme la liberté de conscience avec laquelle on la confond parfois, une liberté « protectrice » mais « pro- gressiste ». La liberté de conscience consiste à préserver les croyants (ou les non-croyants) dans leurs dogmes. En revanche, la liberté d’expression est créatrice : elle permet à l’homme de faire de grands progrès, et par là même aussi de grands reculs. Car l’homme est ainsi fait qu’il n’est pas de progrès sans risque inverse, et c’est ce qui explique la relative tolérance – jusqu’à maintenant – de la jus- tice en ce domaine. Le juge estime ainsi que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population », comme le dit toujours la Cour européenne des droits de l’homme. La liberté d’expression peut heurter ou choquer nos certitudes. C’est bien ce que tolèrent de moins en moins cer- tains acteurs publics ou privés qui voudraient pouvoir vivre dans un monde « purifié » des idées qui les « blessent », se faisant ainsi les hérauts de communautés de plus en plus écorchées vives. Cette dérive était parfaitement résumée par le propos de l’ancien doyen de la mosquée de Paris qui avait déclaré en 2002, au moment du procès Houellebecq, que la « liberté d’ex- pression doit s’arrêter là où ça fait mal » Jacques de Saint Victor, historien du (3). La liberté d’expression s’entend pré- droit, professeur des Universités et critique littéraire. Dernier livre paru, cisément à l’inverse de cette conception ; Casa Bianca (Les Équateurs, 2019). tout au moins jusqu’à une certaine limite car, en France, cette liberté n’autorise ni d’injurier ni de diffamer des individus. En revanche, pour tout ce qui concerne le domaine des idées, elle doit pouvoir être presque totale, sous peine d’enfermer la réflexion dans un cadre figé et historiquement fermé. La véritable liberté d’expression a précisément été conçue pour éviter à la pensée de se perdre, comme à l’époque où on ne la suppor- tait pas quand elle commençait à « faire mal ». Ainsi, après Coper- nic, Galilée offensa les esprits de son temps lorsqu’il fit la promotion de l’héliocentrisme et cette doctrine choquante permit de faire des avancées considérables à l’esprit humain. Certes, toutes les pen- sées ne sont pas de cette importance mais qui peut se permettre

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de classer les idées « acceptables » ou non ? De nouveaux inquisi- teurs y prétendent et ils forment les esprits les plus menaçants à l’encontre d’une liberté que l’homme occidental a mis tant de siècles à conquérir. Que ce soit l’Antiquité païenne ou le Moyen Âge chrétien, il serait difficile d’y trouver cette liberté, sinon sous la forme très enca- drée et très limitée de l’isegoria grecque dont la place manque pour en souligner la singularité. Le premier grand penseur occidental à avoir fait de la liberté d’expression la valeur cardinale de son système philosophique est, comme chacun sait, Spinoza qui, dans le Traité théologico-politique de 1670, affirme l’idée inscrite dans son sous- titre même, qui indique qu’« on fait voir que la liberté de philoso- pher, non seulement est compatible avec le maintien de la piété et la paix de l’État, mais même qu’on ne peut la détruire sans détruire en même temps et la paix de l’État et la piété elle-même ». Cette réflexion marquera ce que Jonathan Israel a qualifié d’un terme contesté les « Lumières radicales » et elle concernera essentiellement le domaine religieux jusqu’en 1789, où tout un courant de pensée insista sur la nécessité de laisser chacun professer ses vérités ou ses erreurs. Cette idée repose du reste sur une évidence pratique qui avait déjà surgi au moment des guerres de Religion : chaque dogme disant à peu près le contraire de l’autre, il n’est pas possible de trou- ver un compromis en matière religieuse. « Les jésuites ont soutenu pendant cent ans que les jansénistes étaient blasphémateurs et les jansénistes l’inverse », ironisa Bayle dans son traité De la tolérance (1686). L’Europe du XVIIe siècle prit toute la mesure des menaces faisant peser sur la Cité les questions religieuses qui, en ayant trait à la Vérité, rendent les hommes particulièrement virulents. Dans son livre célèbre sur la liberté de conscience, Jules Simon ironisera en remarquant qu’à cette époque, « en traversant la Manche, on devient en quelques heures de bateau persécuteur ou persécuté ». Les esprits réfléchis finirent par comprendre qu’il fallait sortir par le haut de cet acharnement dogmatique. Dans une magnifique Satire de 1703 (Sur l’Équivoque, satire XII) que Voltaire adorait, Boileau a mieux que tous résumé les dangers de ce « fanatisme » :

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« Cent mille faux zélés, le fer en main courant, Allèrent attaquer leurs amis, leurs parents ; [...] Car quel lion, quel tigre égale en cruauté Une injuste fureur qu’arme la Piété ? »

Toute la doctrine absolutiste française d’un Bodin puis des auteurs absolutistes consistera à essayer de trouver une solution d’exaltation de la puissance royale séculière pour dépasser le fanatisme religieux dont on finit par oublier petit à petit en Europe la dimension tragique. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la solution absolue a d’abord été pensée, comme l’a même reconnu John Rawls, pour la liberté (4). Elle a évidemment assez vite mal tourné. Et l’absolutisme s’est révélé au final une solution inadaptée. Dès le début du XVIIe siècle, les persécutions furieuses contre les « libertins » (le pauvre Giulio Cesare Vanini fut condamné à mort dans des conditions atroces, la langue coupée, étranglé puis brûlé pour avoir été soupçonné de pensées blasphématoires) ont révélé que l’absolutisme poli- tique pouvait être aussi cruel que l’absolutisme religieux. On peut donc dire que les esprits étaient prêts au début du XVIIIe siècle pour accueillir les réflexions de Locke, Montesquieu ou Voltaire qui conduisirent à cet article 11 dont nous avons déjà parlé sur la liberté de pensée. Mais, dans les faits, les avancées théoriques furent plus délicates à mettre en œuvre. Alors qu’aux États-Unis le Premier amendement de la Constitution américaine établissait dès 1791 que « le Congrès ne fera aucune loi pour limiter la liberté d’expression », la France allait connaître pendant un siècle une évolution fort ambiguë. La liberté de la presse fut de facto supprimée le 10 août 1792 avec l’interdiction de la presse royaliste et le massacre de certains de ses journalistes. Terreur aidant, pendant plus d’une quinzaine d’années, le retour de la censure mit fin à toute liberté d’expression. Il faudra attendre la fin de la période révo- lutionnaire et impériale avant d’assister aux premiers pas vers un renou- veau de la liberté de la presse. L’Empire conforta la censure des journaux et créa dans le Code pénal de 1806 un certain nombre d’infractions qui permettront de limiter de façon sensible toute forme de liberté d’expres- sion, en particulier l’article 287 sur l’outrage aux bonnes mœurs (qui ne sera aboli qu’en 1994 pour les majeurs). De même, si l’Empire ne

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rétablit pas le délit de blasphème, il interdit en 1808 à tous les journaux de parler de religion, ce qui permit de contourner le problème. La monarchie restaurée en 1814 voulut se montrer plus libérale et elle proposa en 1819 une loi sur la liberté de la presse, dite loi de Serre (17 mai 1819), réprimant les délits de presse mais, malheureusement, dans le cadre de la discussion sur l’article 8, créant l’infraction d’outrage à la morale publique, un député ultra, M. d’Hautefeuille, proposa, contre l’avis du garde des Sceaux, d’y ajouter « la morale publique et religieuse », afin de protéger la religion contre les excès de la liberté d’expression. Ainsi le « délit de blasphème » revenait-il par la petite porte, malgré l’op- position farouche des députés libéraux qui, comme Benjamin Constant, avaient bien vu le danger de transformer les tribunaux « en arène de métaphysique ». L’auteur d’Adolphe ajoutait du reste qu’il s’agissait d’une grande maladresse de la part même du parti religieux car ce genre de censure religieuse renforçait son contraire, l’esprit critique : « En plaçant la force du côté de la foi, on a mis le courage du côté du doute. » Lors du durcissement de la loi de Serre, en 1822, dans un contexte plus tendu, le comte Daru, à la Chambre des pairs, rappela les dangers de se placer sur cette pente glissante de l’outrage à la religion car ce délit peut très vite aboutir à un chantage sans limite : « On commencera par proscrire un livre licencieux et on finira par défendre Les Provinciales et par mutiler L’Esprit des lois. » C’est bien à nouveau le débat d’aujourd’hui.

Napoléon III et le triomphe d’une nouvelle bourgeoisie bigote

À la liberté d’expression stricto sensu, il faut ajouter la question tou- jours connexe des caricatures. Celles-ci participent, même si c’est parfois d’une façon plus « simpliste » mais aussi plus efficace, à la libération de l’esprit. Et, sur ce point, la répression va souvent se montrer plus brutale et aussi plus fluctuante. Chaque régime poursuit avec rage les caricatu- ristes jusqu’en 1881. Une loi spécifique du 31 mars 1820, confirmée par une loi du 25 mars 1822, soumet les caricatures à la censure. Cette loi sera abolie par la révolution de 1830, le 8 octobre 1830. C’était en effet logique puisque les fameuses Trois Glorieuses avaient éclaté au départ contre les quatre ordonnances de Charles X dont l’une visait à limiter

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la liberté de la presse. Mais, assez rapidement, la nouvelle monarchie bourgeoise allait se montrer aussi intolérante que les régimes antérieurs et, à partir de 1835, les notables chercheront à revenir sur la liberté de la presse, suscitant le 21 août cette formule célèbre de Lamartine : « Bâil- lonner la presse, c’était bâillonner à la fois le mensonge et la vérité, c’était bâillonner l’esprit humain. » Ce fut évidemment d’abord sur les carica- tures que la monarchie bourgeoise allait s’acharner, certains caricaturistes comme Daumier s’en donnant à cœur joie pour révéler les mesquineries du régime et de ses principaux dignitaires, à commencer par Louis-Phi- lippe, dessiné sous la forme d’une poire. La loi du 9 septembre 1835 réintroduisit un régime de censure préalable qui sera à son tour aboli avec la révolution de 1848 puis rétabli sous le Second Empire (loi du 17 février 1852). C’est du reste surtout avec Napoléon III et le triomphe d’une nou- velle bourgeoisie à la Rougon-Macquart, dont la bigoterie servira à cou- vrir bien des usurpations ou des hypocrisies, que les limites à la liberté d’expression furent les plus grossières. C’est à cette époque-là que, sur le fondement de la loi de Serre, seront poursuivis Flaubert, pour Madame Bovary, Baudelaire, pour Les Fleurs du mal, Proudhon, pour De la Justice dans la révolution et dans l’Église (1858), portrait au vitriol de la pudi- bonderie du régime, et même, plus bizarrement, Eugène Sue pour Les Mystères du peuple. Tous ces auteurs ne seront pas condamnés mais tous seront inquiétés. Et on verra même en mars 1867 le journal La Libre Pensée être condamné pour avoir fait un éloge « pervers » d’un catholique intransigeant comme Louis Veuillot dont la radicalité même gênait les autorités. Dans ses Odeurs de Paris (1867), ce grand écrivain ultramon- tain avait professé quelques sentences provocantes : « Tout est épuisé, tout est rebattu, tout montre la corde. Classiques, voltairiens, romantiques sont à vau-l’eau. L’impiété radote et le vice même devient imbécile : il n’y a qu’un moyen de se relever et de faire du neuf, c’est de penser et d’écrire en chrétien. » Ceux qui s’imaginent être originaux en 2021 avaient déjà d’illustres prédécesseurs en 1867 ! Il faudra donc attendre la chute du Second Empire mais surtout l’af- firmation de la République « républicaine » à partir de 1879 (car la cen- sure, abolie le 30 septembre 1870, sera rétablie par le maréchal de Mac- Mahon en mars 1871), pour que la loi du 29 juillet 1881 établisse de

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façon définitive la liberté de la presse et la liberté de caricature (sauf pour les « images obscènes », l’article 28 permettant leur saisie préventive). On le voit donc, la « patrie des droits de l’homme » a mis près d’un siècle avant de consacrer dans le droit positif les grands principes qu’elle avait proclamés dans la déclaration de 1789. Comme chacun sait, cette liberté n’est nullement, comme aux États-Unis, une liberté absolue : la loi de 1881 pose un régime de liberté encadrée (les articles 23 à 40 en témoignent, interdisant notamment la diffamation, l’injure et l’of- fense). Après quelques excès, notamment dans la caricature anticléricale (l’Église se plaignant alors d’un climat de « prêtrophobie »), cette loi finira par définir un équilibre chèrement acquis entre les lois, les mœurs et la liberté qui fit, pendant plus d’un siècle, l’un des agréments du débat français, même s’il pouvait parfois se montrer caustique ou grossier, en particulier dans le domaine religieux. Mais les esprits, même conservateurs, avaient fini par accepter cet esprit de liberté. Pour s’en convaincre, on peut citer le cas emblématique de La Religieuse de Jacques Rivette dont la portée est souvent mal ana- lysée. En 1965, à la veille de la campagne présidentielle, certaines auto- rités ecclésiastiques tentèrent de faire pression sur le général de Gaulle pour faire interdire La Religieuse, inspirée de Diderot, que des religieuses avaient jugé « blasphématoire ». Le cardinal Feltin avait fait un véritable « chantage à la blessure », affirmant : « En fonction de ce que fera le gouvernement, nous saurons aussi comment voter en 1965. » Le géné- ral penchait pour la censure mais, ce qui est fort instructif pour notre époque, c’est qu’en 1965 il y eut non seulement une forte mobilisation contre la censure, avec une pétition signée y compris par des hommes de droite, comme le colonel Rémy, mais surtout le général de Gaulle finira par accepter que le film soit diffusé à partir de 1967 (en le réser- vant aux plus de 18 ans). Il n’y eut plus jusqu’aux années quatre-vingt de nouveaux grands débats en ce domaine, avant que quelques associa- tions intégristes catholiques, suivies à partir de 2002 par des associations islamistes, ne reviennent poser ces questions de « blasphèmes », sous les apparences plus présentables de « diffamation à l’encontre des religions ». Certes, la liberté d’expression étant une liberté encadrée, elle nécessita plusieurs ajustements, notamment à partir des années trente à cause de la montée du racisme et de l’antisémitisme. Le 21 avril 1939, un décret-

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loi Marchandeau se proposa de freiner la montée de l’antisémitisme, introduisant une modification de l’article 32 de la loi de 1881. Mais ce texte ne fut évidemment pas appliqué car Vichy succéda rapidement à la IIIe République. Ce fut surtout après guerre, avec la Convention internationale sur l’élimination des discriminations raciales en 1965, que la question revint sur la table et trouva sa traduction en France dans la loi du 1er juillet 1972. Cette loi dite « Pleven » créa le nouveau délit de « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence » com- mise envers une personne ou un groupe de personnes « à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». La traduction de la Convention internationale alla au-delà de ce qui était prévu. Le texte international n’évoquait que la « provocation à des actes de violence » et non la « pro- vocation à la haine », concept très subjectif dans lequel s’aventura la loi française. La notion de « provocation à la haine » a toujours autorisé bien des dérives en droit. N’oublions pas que c’est sur le fondement de la loi du 9 septembre 1835 punissant « la provocation à la haine entre les différentes classes de la société » que la police put poursuivre les ouvriers contestataires et le socialisme balbutiant. Ce délit de « provocation à la haine » était une façon de condamner tout discours évoquant la « lutte des classes ». Aujourd’hui encore, le juge ne semble pas manier de façon toujours très pertinente cette notion si délicate. Par ailleurs, la Conven- tion ne visait que le racisme alors que le législateur de 1972 y adjoint la religion, non sans susciter là encore quelques interrogations philo- sophiques que résume bien la juriste Anne-Marie Le Pourhiet : « On adhère à une religion ou on l’embrasse mais on ne lui appartient pas. » On ne peut donc pas mettre sur le même plan la question religieuse et la question raciale. Mais c’est surtout l’article 48-1 de la loi de 1972 qui va contribuer à marquer la rupture dans l’équilibre si chèrement trouvé depuis 1881 entre la liberté d’expression et la paix civile. Avec les meilleures intentions du monde, le législateur de 1972 permit à certaines associations de se substituer aux victimes du racisme et d’agir en justice. L’idée était louable : il s’agissait de per- mettre aux personnes les plus fragiles (souvent des ouvriers immigrés victimes de discrimination, notamment au logement) d’être secondées par des associations agissant à leur place en justice. Mais c’est par ce

44 AVRIL 2021 AVRIL 2021 « un des droits les plus précieux de l’homme »

biais que se sont introduites en France la communautarisation de la société puis cette judiciarisation du débat public. Avec la proliféra- tion d’associations communautaires, défendant des intérêts toujours plus spécifiques, l’auteur du moindre propos dérangeant peut faire l’objet de menaces d’action en justice, contribuant à une forme de censure à rebours. Ce n’est plus de l’État que vient la menace : les citoyens se sentent désormais d’abord menacés par la société civile et ses associations dont on peut se demander si certaines d’entre elles ne représentent pas plutôt une société « incivile ». L’hypersensibilité conduit certains groupuscules à utiliser l’arme judiciaire à volonté pour démontrer leur puissance et asseoir leur légitimité. Pour mieux en mesurer la réalité, il suffit de regarder à l’étranger. La liberté de ton persistant dans un pays comme l’Italie, où existe une loi semblable à la loi Pleven (loi Mancino), mais où seules les victimes directes de propos racistes peuvent agir en justice, sans l’appui d’associa- tions, témoigne bien de ce qu’a pu être en France la liberté d’expression et de ce qu’elle n’est plus tout à fait, même si les décisions de justice continuent a posteriori à rappeler qu’à partir du moment où elle ne diffame pas ou n’injurie pas, ou ne provoque pas à la haine, la liberté d’expression continue à pouvoir heurter ou blesser des idées ou des dogmes. Ainsi, encore récemment, dans une affaire touchant un tweet de Renaud Camus poursuivi par cinq associations antiracistes et relayées par le Parquet (car en ce domaine, l’État n’est pas totalement absent par le biais du ministère public qui se joint très souvent aux poursuites), la justice a considéré que « la caricature, la satire, la parodie, même délibé- rément provocantes et grossières, participent de la liberté d’expression [...] par une forme de commentaire social lequel, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérise, vise naturellement à provoquer » (5). Mais pour combien de temps cette jurisprudence se maintiendra-t-elle, alors que viennent des sciences sociales américaines des critiques de plus en plus virulentes contre notre liberté d’expression, parfois associée à une forme de « racisme » (6) ? Cette liberté est deve- nue de plus en plus un vœu pieux pour la majorité des citoyens qui se taisent, tétanisés d’être poursuivis à la moindre maladresse, tandis que cette guérilla judiciaire est devenue comme une sorte d’aiguillon, voire de titre de gloire, pour les esprits les plus provocateurs ?

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À tous les adeptes de la « pureté » de la pensée, il faudrait ne jamais cesser de rappeler sans se lasser un texte célèbre de Tocqueville (qu’on ne peut malheureusement citer en entier, faute de place) qui hantait les rédacteurs de la loi de 1881 et qui permet de comprendre la paradoxale nécessité de la liberté de la presse et, au-delà, de toute forme de liberté d’expression :

« J’avoue, écrit Tocqueville, que je ne porte point à la liberté de la presse cet amour complet et instantané qu’on accorde aux choses souverainement bonnes de leur nature. Je l’aime par la considération des maux qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait. Si quelqu’un me montrait, entre l’indépendance complète et l’asservisse- ment entier de la pensée, une position intermédiaire où je pusse me tenir, je m’y établirais peut-être ; mais qui décou- vrira cette position intermédiaire ? (7) »

Comme Tocqueville le laisse entendre, cette « position intermé- diaire » ne parviendra jamais à faire consensus – contrairement à ce que croit un professeur au Collège de France dans une récente Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression (8) – et c’est la raison pour laquelle il convient, selon lui, de laisser la liberté la plus large possible.

1. Stéphane Rials, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Pluriel, 1989, notamment p. 236 et s. 2. Roseline Letteron, Libertés publiques, Dalloz, 2012, p. 429. Malgré cette formulation, certains juristes contemporains considèrent qu’il n’y aurait pas de hiérarchie entre les libertés fondamentales à partir du moment où il n’existe pas de hiérarchie à l’intérieur du bloc de constitutionnalité (p. 159-160). 3. Sur tous les points qui suivent, je me permets de renvoyer à mon essai : Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d’un crime imaginaire, Gallimard, 2016 ; voir aussi « Le “péché de bouche”, Entretien de Jacques de Saint Victor avec François Lévy et Jean Szpirko », Les Lettres de la Société de psychanalyse freudienne (SPF), 2016, p. 1775-1788 ; et Amandine Barb et Denis Lacorne, Les Politiques du blasphème, Karthala, 2018. 4. John Rawls, Libéralisme politique (1993), PUF, 1995. 5. Franck Johannès, « Poursuivi pour injure raciale, l’écrivain Renaud Camus est relaxé », Le Monde, 11 février 2021. 6. Voir par exemple Judith Butler et alii, Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury, and Free Speech, Fordham University Press, 2013. 7. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, partie II, chapitre iii, « De la liberté de la presse aux États-Unis ». 8. François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021.

46 AVRIL 2021 AVRIL 2021 LA LOI SUR LA PRESSE › Alfred de Musset

Après avoir échappé à une tentative d’assassinat, Louis-Philippe, jugeant dangereuse la liberté accordée aux journaux d’opposition républicaine, promulgue une loi rétablissant la censure. Cette loi dite « scélérate » du 9 septembre 1835 revient sur la charte constitutionnelle d’août 1830, acquise par les révolutionnaires et garantissant la liberté de la presse. Alfred de Musset ironise en poète, dans les pages de la Revue des Deux Mondes, au sujet de cette loi « pleine de convenance ». Préférant l’alexandrin à l’argument, il publie en août 1835 « La Loi de la Presse », apologie du pluralisme des discours sur le monde. Nous en republions ici des extraits.

e ne fais pas grand cas des hommes politiques ; Je ne suis pas l’amant de nos places publiques ; On n’y fait que brailler et tourner à tous vents. Ce n’est pas moi qui cherche, aux vitres des boutiques, J Ces placards éhontés, débaucheurs de passants, Qui tuaient la pudeur dans les yeux des enfants.

Que les hommes entr’eux soient égaux sur la terre, Je n’ai jamais compris que cela pût se faire, Et je ne suis pas né de sang républicain. Je n’ai jamais été, Dieu merci, pamphlétaire ; Je ne suis pas de ceux qui font mentir leur faim, Et dans tous les égouts vont s’enfournant du pain. Pour être d’un parti j’aime trop la paresse,

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Et dans aucun haras je ne suis étalon. Ma muse, vierge encor, n’a rien d’écrit au front. Je n’ai servi que Dieu, ma mère, et ma maîtresse ; Et par quelque sentier qu’ait passé ma jeunesse, Aucun gravier fangeux ne lui traîne au talon. […]

Que la liberté sainte engendre la licence, C’est un mal, je le sais ; et de tous les fléaux Le pire est qu’un bandit soit bâtard d’un héros. C’est un ardent soleil que celui de la France ; Son immense clarté projette une ombre immense ; Dieu voulut qu’un grand bien fît toujours de grands maux.

Oui, c’est la vérité, le théâtre et la presse Étalent aujourd’hui des spectacles hideux, Et c’est, en pleine rue, à se boucher les yeux. Un vil mépris de tout nous travaille sans cesse ; La Muse, de nos temps, ne se fait plus prêtresse, Mais bacchante ; et le monde a dégradé ses dieux. […]

Mais, morbleu ! c’est un sourd ou c’est une statue, Celui qui ne dit rien de la loi qu’on nous fait ! Messieurs les députés ne visent qu’à l’effet. Eh ! pour l’amour de Dieu, si votre âme est émue, Soyez donc trivial comme on l’est dans la rue ; Labruyère l’a dit ; celui-là s’y connaît.

Une loi sur la presse ! ô peuple gobe-mouche ! La loi, pas vrai ? quel mot ! comme il emplit la bouche ! Une loi maternelle, et qui vous tend les bras ! Une loi (notez bien) qui ne réprime pas, Qui supprime ! une loi – comme Sainte-n’y-touche ; Une petite loi qui marche à petits pas ;

48 AVRIL 2021 AVRIL 2021 la loi sur la presse

Une charmante loi, pleine de convenance, Qui couvre tous les seins que l’on ne saurait voir. Vous pouvez tout écrire en toute confiance ; Votre intention seule est ce qu’on veut savoir. Rien que l’intention ! voyez quelle indulgence ! La loi flaire un écrit ; s’il sent mauvais, bonsoir. Avez-vous insulté par quelque raillerie Les hauts représentants de la société ? Médîtes-vous d’un pair, ou bien d’un député ? L’offense la plus grave a droit de seigneurie ; Les pairs vous jugeront, s’il plaît à la pairie ; Sinon, c’est le pays, refait et recompté. […]

Mais monsieur le ministre a dit à la tribune Que l’art était perdu, que le goût s’en allait ; Que sa loi, pour la scène, était ce qu’il fallait ; Qu’autrefois l’éloquence était chose commune, Mais qu’en France aujourd’hui l’on n’en voyait aucune Et la chose, à l’ouïr, parut claire en effet. Je voudrais bien savoir, pour la rendre plus claire, Ce que c’est que ce goût dont on nous parle tant. Le goût ! toujours le goût ! Lorsque j’étais enfant, J’avais un précepteur qui m’en disait autant. Je vois bien trois mille ans depuis la mort d’Homère ; Mais, depuis trois mille ans, je ne vois sur la terre

Qu’un seul siècle de goût, qu’on appelle le grand. C’est celui de Boileau, c’est celui de Corneille. Mais enfin, monsieur Thiers, cette terre est bien vieille ; Que ce siècle soit beau, soit grand, c’est à merveille, Et je n’en dirai pas de mal assurément. Quand le diable y serait, ce n’en est qu’un, pourtant.

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Est-ce une loi pour tous, qu’un siècle dans l’histoire ? Parce que trois pédants m’ont farci la mémoire De je ne sais quels vers à contrecœur appris, N’est-il pour moi qu’un siècle, et pour moi qu’un pays ? Eh ! s’il est glorieux, qu’il dorme dans sa gloire, Ce siècle de malheur ; c’est du mien que je suis.

Dans quel temps vivons-nous, voyons, je vous en prie ? Vivons-nous sous Louis, quatorzième du nom ? Alors portons perruque, allons à Trianon. Soyons des fleurs d’amour et de galanterie ; Enfin, décidez-vous, monsieur Thiers, ou sinon, Laissez-nous être au monde, et vivre notre vie.

Serait-ce, par hasard, que ce goût si vanté Passerait à vos yeux pour quelque vieil usage ? Ne le croiriez-vous pas de la Grèce apporté ? Cela pourrait bien être, et vous pensez, je gage, Que ce goût merveilleux, dont vous faites tapage, Vient de la vénérable et sainte antiquité. L’an de la quatre-vingt-cinquième olympiade, (C’était, vous le savez, le temps d’Alcibiade, Celui de Périclès, et celui de Platon), Certain vieillard vivait, vieillard assez maussade... Mais vous le connaissez, et vous savez son nom. C’était Aristophane, ennemi de Cléon.

Lisez-le, monsieur Thiers, c’est un rude génie ; Il avait peu de grâce, et de goût nullement. On le voyait le soir, devant l’Académie, Poser sa large main sur sa tempe blanchie, À l’ombre du smilax et du peuplier blanc. Le siècle qui l’a vu s’en est appelé grand.

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Quand son regard perçant fixait la face humaine, Pour fouiller la pensée il allait droit au cœur. Mais il n’en montrait rien qu’un sourire moqueur, Jusqu’au jour où lui-même, à la face d’Athènes, Tout barbouillé de lie, il montait sur la scène, Attaquait un Archonte, et revenait vainqueur.

Il nommait par leur nom les choses et les hommes. Ni le mal, ni le bien, par lui n’était voilé ; Ses vers, au peuple même, au théâtre assemblé, De dures vérités n’étaient point économes ; Et s’il avait vécu dans le temps où nous sommes, À propos de la loi, peut-être eût-il parlé.

« Étourdis habitants de la vieille Lutèce, Dirait-il, qu’avez-vous, et quelle étrange ivresse Vous fait dormir debout ? Faut-il prendre un bâton ? Si vous êtes vivants, à quoi pensez-vous donc ? Pendant que vous dormez, on bâillonne la presse, Et la chambre en travail enfante une prison. « On bannissait jadis, aux temps de barbarie ; Si l’exil était pire ou mieux que l’échafaud. Je ne sais ; mais du moins sur les mers de la vie On laissait l’exilé devenir matelot. Cela semblait assez de perdre sa patrie. Maintenant avec l’homme on bannit le cachot.

« Dieu juste ! nos prisons s’en vont en colonie. Je ne m’étonne pas qu’on civilise Alger. Ces pauvres Musulmans ne savaient qu’égorger. Mais nous, notre Océan porte à Philadelphie Une rare merveille, une plante inouïe, Que nous ferons germer sur le sol étranger.

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« Regardez, regardez, peuples du Nouveau Monde ! N’apercevez-vous rien sur votre mer profonde ? Ne vient-il pas à vous, du fond de l’horizon. Un cétacée informe au triple pavillon ? Vous ne devinez pas ce qui se meut sur l’onde. C’est la première fois qu’on lance une prison.

« Enfants de l’Amérique, accourez au rivage ! Venez voir débarquer, superbe et pavoisé, Un supplice nouveau par la mer baptisé. Vos monstres quelquefois nous arrivent en cage ; Venez, c’est notre tour, et que l’homme sauvage Fixe ses yeux ardents sur l’homme apprivoisé.

« Voyez-vous ces forçats, que de cette machine On tire deux à deux pour les descendre à bord ? Les voyez-vous, fiévreux, et le fouet sur l’échine, Glisser sur leurs boulets dans les sables du port ? Suivez-les, suivez-les, le monde est en ruine ; Car le génie humain a fait pis que la mort. « Qu’ont-ils fait, direz-vous, pour un pareil supplice ? Ont-ils tué leurs rois, ou renversé leurs dieux ? Non ; ils ont comparé deux esclaves entr’eux ; Ils ont dit que Solon comprenait la justice Autrement qu’à Paris les préfets de police, Et qu’autrefois en Grèce il fut un peuple heureux.

« Pauvres gens ! c’est leur crime ; ils aiment leur pensée, Tous ces pâles rêveurs au langage inconstant. On ne fera d’eux tous qu’un cadavre vivant. Passez, Américains, passez tête baissée ; Et que la liberté, leur triste fiancée. Chez vous du moins, au front les baise en arrivant ! »

52 AVRIL 2021 AVRIL 2021 ÂGE D’OR, PRESSE POURRIE ? LA PRESSE FRANÇAISE AU XIXe SIÈCLE › Pascal Ory

la question « Y a-t-il jamais eu un “âge d’or de la presse” ? » la réponse est claire et indiscutable : « Oui, et il n’a duré qu’un siècle ». Très exactement de 1815 à 1914. Il a eu aussi un lieu : l’Occident. Cet apogée n’a pas empêché les critiques de pleu- voirÀ sur elle. Au vrai, si elles ont plu, c’est justement parce que c’était un apogée.

Le moteur de cette histoire-là

L’historiographie traditionnelle – qui, en la matière, remonte, pré- cisément, à cette époque, placée sous l’égide des « deux mondes » (1) – a mis de plus en plus en avant une interprétation matérialiste, où tout serait déterminé par la technologie, en l’espèce celle de l’imprime- rie, résumable au passage de la presse à plat à la presse à cylindre. Cette innovation technique – dont on notera déjà, au passage, qu’elle vient non de la France ou de l’Italie mais des deux grands pays anglo- saxons – a été résumée dans le mot magique « rotative » (1875 en français) et il ne fait pas de doute que la flambée du tirage moyen

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des périodiques, multiplié par cinquante entre les années 1810 – où apparaissent les premiers cylindres – et les années 1910, s’appuie sur son perfectionnement continu, auquel en France est associé le nom de Marinoni. Le XIXe siècle sera de même le temps où l’« illustration », qui n’avait guère jusque-là qu’une place typographique dans les pages des imprimés périodiques, commence à faire le succès de titres spéci- fiques, avant de s’étendre à la presse populaire. Le mot lui-même sera l’étendard brandi, à partir de 1843, par un nouveau titre, appelé à un grand et long succès (L’Illustration) – précédé, là aussi, par un modèle londonien ; « illustré » sera aussi l’épithète des suppléments domi- nicaux des grands quotidiens populaires, à commencer par celui du Petit Journal, avec ses couvertures hautes en couleurs et en émotions, comme il deviendra ensuite le substantif appliqué aux premiers jour- naux populaires pour la jeunesse. Pendant la Première Guerre mon- diale, le premier quotidien au monde par le tirage, Le Petit Parisien, est français et une bonne part de son succès réside dans le recours à la photographie, en lieu et place du dessin. Reste que ce schéma serait réducteur dès lors qu’il conduirait à occulter le rôle des facteurs proprement culturels. Comme souvent (comme toujours ?) la technologie est moins la cause que l’effet : de même que ce n’est pas l’adduction d’eau qui a fait progresser l’hy- giène mais les changements dans l’anthropologie corporelle qui ont fait progresser l’adduction d’eau, de même le développement de la

presse et, plus largement, de la lecture n’est Pascal Ory est Académicien, pas l’effet de l’imprimerie mais du mouve- professeur émérite d’histoire ment d’émancipation et d’autonomie dans contemporaine à l’université Paris- Panthéon-Sorbonne. Dernier ouvrage lequel se conjoignent aux temps modernes publié : Qu’est-ce qu’une nation ? Une protestantisme et libéralisme, liberté de histoire mondiale (Gallimard, 2020). conscience et liberté d’entreprise. Or qu’est-ce que l’horizon d’un imprimé périodique – comme, au reste, d’une maison d’édition – si ce n’est la conjonction de ces deux libertés-là ? Pour se limiter à la France, le sens profond de l’évolution culturelle de la presse au long du siècle tient dans la lutte, finalement victorieuse, pour une émancipation des contenus par rapport aux censures de toutes sortes, entre ce zénith de la liberté de la presse que fut la loi votée en

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1881 par les républicains fraîchement installés au pouvoir (1877-1879) – la plus libérale que ce pays ait connue, jamais égalée depuis lors – et ce nadir qu’avait été, sous Napoléon Ier, le contrôle absolu du pouvoir politique, n’autorisant en province qu’un titre, évidemment officiel, par département, et à Paris seulement quatre titres politiques, chacun affecté d’un censeur. Le développement de la scolarisation et des bibliothèques scolaires, donc de l’apprentissage et d’une pratique régulière et popu- laire de la lecture, sera encouragé par des personnalités et des régimes de philosophie libérale, s’étageant du monarchisme élitiste d’un Fran- çois Guizot au républicanisme démocratique d’un Ferdinand Buisson – deux protestants. Ajoutons – fait peu connu – que le développement de l’impression en continu était freiné en France dans les périodes de forte censure par l’imposition d’un « droit de timbre », qui obligeait les périodiques généralistes et/ou politiques à apposer avant impression un timbre sur chaque exemplaire tiré. L’important est ailleurs : ce mouvement par le sommet (de l’État et des élites intellectuelles) converge avec un mouvement plus profond, qui se situe au niveau économique ou, plus exactement, entrepreneurial. La petite révolution à laquelle préside, sous la Monarchie « bourgeoise » de Louis-Philippe, le patron de presse Émile de Girardin, qui abaisse d’un seul coup de moitié le montant de l’abonnement à son nouveau quotidien La Presse en faisant financer son manque à gagner par la publi- cité, peut en effet se résumer en une formule qui n’est paradoxale que si on ne s’y arrête pas : que le marché libère la presse. De même doit-on reconsidérer la légende technicienne du nouvel abaissement drastique du prix (de 15 à 5 centimes au numéro) par la « petite presse » à partir du modèle du Petit Journal (1863). Plus que la rotative, qui n’intervint qu’ensuite, la clé d’interprétation est à chercher dans le régime politique, donc intellectuel, du moment. Le Second Empire, comme le premier, est une démocratie autoritaire, qui ne se libéralisera que sur le tard, mais elle est fondée désormais sur le suffrage universel. Le contenu de sa presse s’en ressent. Les tonalités qu’on dirait aujourd’hui « populistes » s’y mul- tiplient et si La Presse avait lancé le roman-feuilleton, Le Petit Journal, quotidien sans engagement politique, va cultiver le « fait divers » (le terme est apparu en 1838), sur le modèle de l’affaire Troppmann, crime

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de sang spectaculaire. Comme on le voit par ces deux exemples, la pro- gression quantitative produit des effets qualitatifs : l’extension du champ de la presse entraîne sa diversification. Le siècle verra ainsi s’installer dans le paysage médiatique des configurations appelées à durer comme ici la « revue » (1792 ; celle que vous êtes en train de lire est aujourd’hui en France la plus ancienne), là le « magazine » (1834).

La société de presse et son mythe

Une société nouvelle naît de cette révolution culturelle. Le Royaume- Uni de la « Glorieuse Révolution » de 1688, qui sera celui de ces figures inédites que sont les journalists Addison, Defoe ou Swift, les lance dans l’univers. La France, vieux pays d’État et nation littéraire, mettra à éman- ciper sa presse beaucoup plus de temps et, surtout, d’hésitation mais, comme par une compensation symbolique, ne tardera pas à inventer, la Révolution venant, le plus noble « publiciste » (1789). Ennoblissement ambigu : si les « ouvriers du Livre » – autre nom significatif – appar- tiennent à un milieu pour lequel la notion d’élite ouvrière semble avoir été inventée tout exprès, les journalistes français ne se voient reconnaître, le siècle durant, aucune existence professionnelle. Moins parce qu’ils seraient plus dépendants de leurs patrons que les travailleurs de l’impri- merie que parce que se syndiquer comme des ouvriers les éloigneraient du seul titre auquel ils ambitionnent, celui d’homme de lettres. Il faudra donc attendre 1918 pour voir apparaître le premier syndicat représen- tatif français – le SNJ – et 1935 pour voir voter le premier texte de loi donnant dans ce pays un statut légal aux journalistes, mais en y intro- duisant – toujours la compensation culturelle – deux extraordinaires privilèges : la « clause de cession » et la « clause de conscience ». Cette ambiguïté, qui pourrait tourner à l’équivoque, éclaire la mythologie dont le milieu est à la fois le producteur et le produit. Pratique d’écriture tournée vers un public et plongée dans le flux du temps, le journalisme va fabriquer son système de mythes de la manière la plus « naturelle » – autrement dit la plus culturelle. Une illusion rétrospective a érigé sur un piédestal l’écrivain moderne,

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sans s’attarder sur le constat pourtant élémentaire – mais inaperçu du lecteur, un peu à la manière de la lettre volée d’Edgar Poe – que la plupart des gens de lettres, dès lors qu’ils ne sont pas ou plus en situation de rentier, sont aussi, soit tout au long de leur existence, soit de manière intermittente, des gens de presse. Ainsi un Charles Bau- delaire, avant de se faire connaître d’un assez large public non par ses Fleurs du mal mais par leur scandale, est-il pour ses contemporains, dès qu’il se retrouve privé des ressources familiales, un journaliste. Les romanciers, les nouvellistes, les essayistes qui vont faire entrer la presse dans la fiction ou la réflexion ont, en fait, tâté du métier, comme le Balzac des Illusions perdues dans les années 1830 ou le Gaston Leroux de la série des Rouletabille dans les années 1900. Par eux, la mytholo- gie moderne s’enrichit de figures nouvelles qui ont nom éditorialiste ou feuilletoniste, échotier ou fait-diversier, dominées par celles, plus romanesques, du correspondant de guerre ou du reporter, parfois rou- letabillisé en détective, pour ne pas dire en redresseur de torts. À cette mythologie positive, à l’origine de bien des vocations, répond évidemment une contre-mythologie, dans les thématiques de laquelle se révèlent les inquiétudes – mais aussi les phantasmes – aussi bien des autres groupes sociaux que des mythographes eux- mêmes, atteints par une forme caractérisée de dépit amoureux. L’at- taque pourra se situer sur le terrain de l’économie – ou plutôt elle prendra l’apparence de la critique économique pour développer, en fait, une critique consubstantiellement politique, dans la mesure où elle dénoncera ici le capitalisme d’édition, intrinsèquement nocif, là le monopole, qui porte atteinte à un libéralisme bien tempéré. On parlera alors de l’empire de la « pieuvre verte », autrement dit de la maison Hachette, qui s’étend des kiosques de gare (1852) aux messa- geries (1897), ou de l’agence Havas, mixte subtil de publicité et d’in- formation. Mais l’attaque la plus violente sera d’ordre culturel. Elle incriminera les « mœurs » du milieu : les preuves tangibles que four- nira au public la campagne de l’entre-deux-guerres sur « l’abominable vénalité de la presse française » proviendront de la presse parisienne de la Belle Époque. Mais il suffit de lire Balzac ou Zola pour trouver dès leur temps les linéaments d’une critique qui part déjà en guerre

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contre ce qui apparaît toujours comme une décadence par rapport à une période antérieure idéalisée. Dans les années 1840, Balzac, revenu déçu de ses expériences journalistiques, en est déjà à conclure par une pirouette : « Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer » (2) mais, cinquante ans plus tard, on n’est pas peu surpris de lire sous la plume du naturaliste Zola une charge contre « la formule nouvelle : l’information » : « C’est l’information qui, peu à peu, en s’étalant, a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviews. (3) » Air connu, comme on le voit.

Presse et démocratie libérale

Ainsi règne la presse, honnie ou célébrée. Considérons, conven- tionnellement, que ce règne commence en 1815, autrement dit à par- tir du moment où la défaite de Napoléon assure un avenir – sinon toujours un présent – au modèle libéral, d’abord sous la forme de la monarchie constitutionnelle puis, de plus en plus, comme l’a tôt compris Tocqueville, sous celle de la démocratie républicaine, dont la France de la IIIe République devient internationalement le type achevé. Plus on avance dans le siècle, plus la vie des sociétés occiden- tales va calquer son rythme sur cette production périodique, sur ses enquêtes et ses campagnes, ses gros titres et ses feuilletons. Stratégies boursières ou romans populaires, scandale de Panama ou « J’accuse ! » de Zola : la presse est là derrière – ou, au fond, devant. Temps annon- ciateur des « ères médiatiques » qui vont suivre, jusqu’à nos jours inclusivement. Mais qui ne voit que tout est ainsi lié ? En tous les cas, un écrivain, un critique de métier, le voit. Il s’appelle Charles-Augustin Sainte- Beuve et collabore régulièrement à la Revue des Deux Mondes. C’est là que, le 1er septembre 1839, dans un article resté fameux, il lance la formule « littérature industrielle ». Mais il ne s’arrête pas en si bon chemin : le plus intéressant tient dans le lien qu’il établit avec le mou-

58 AVRIL 2021 AVRIL 2021 âge d’or, presse pourrie ? la presse française au xixe siècle

vement fondamental, qui est, ici comme en toute chose, le mouve- ment politique : « Il faut bien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie littéraire comme à l’avènement de toutes les autres démocraties. Peu importe que cela semble plus criant en littérature. Ce sera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur. » Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si l’âge d’or de la presse correspond assez exactement à celui de la démocratie libérale. Chacun sait que la démocratie n’est pas synonyme de libéralisme, ni même, fondamentalement, de liberté, puisque son seul fondement est la sou- veraineté populaire et que ladite souveraineté peut fort bien s’exercer sous forme autoritaire, voire totalitaire. En matière de presse, l’équi- libre démocratique libéral qui s’appelle la IIIe République produit la loi de 1881. Un regard sociologique peut dire qu’un tel texte émane d’une société politique où l’intrication entre journalistes et hommes politiques s’apparente à de la connivence. Mais un regard historique n’y trouvera pas motif à stigmatisation : les temps qui allaient suivre ont pu, sur certains points, approfondir la logique de démocratie ; mais la logique de liberté y a perdu du terrain. Ainsi le XXe siècle sera-t-il le temps où la presse, tout en étendant ses tirages au rythme de l’alphabétisation de la planète, commencera à reculer en termes relatifs devant la montée des médias de substitution : à la veille de la Première Guerre mondiale, les « actualités cinématographiques » sont déjà installées sur le grand écran, à son lendemain la « TSF » com- mence à imposer son « journal parlé ». Un siècle plus tard – nous y sommes – la presse imprimée (inexactement nommée « presse écrite ») n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était encore un siècle plus tôt. Il n’est pas sûr que la liberté d’expression y ait gagné.

1. Eugène Hatin, Essai historique et statistique sur la naissance et les progrès de la presse périodique dans les deux mondes, Firmin Didot, 1866. La première Histoire du journal en France, du même auteur, lui-même d’abord graveur, correcteur et journaliste, paraît en 1846. 2. Honoré de Balzac, Monographie de la presse parisienne, 1842. 3. Émile Zola, Essai sur le journalisme, 1894.

AVRIL 2021 AVRIL 2021 59 « À DEMAIN LES DÉTAILS ! » : MŒURS ET COUTUMES DE LA PRESSE DE CHANTAGE › Olivier Cariguel

« Le maître chanteur a été créé pour maintenir le banquier dans le chemin de la vertu. » Eugène Merle (1)

u printemps 1894, le catholique libéral Anatole Leroy-Beaulieu réputé le « Français le plus connu à l’étranger » inaugure pour la Revue des Deux Mondes une série d’études fameuse sur « le règne de l’argent » devenu « le roi des sociétés contem- porainesA ». Il pourfend « les louches alliances » des partis au pouvoir avec les financiers et « la corruption, l’immixtion de l’argent dans la presse et dans la politique » (2). Tous ses lecteurs ont à l’esprit, encore sonnés, les manipulations à l’origine du plus grand scandale politico- financier du XIXe siècle : l’affaire du canal de Panama, dévoilée le 6 septembre 1892 à l’initiative de La Libre Parole, le quotidien anti-

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sémite d’Édouard Drumont. Titrés « Les Dessous du Panama » sur six colonnes à la une, les articles signés Micros (un ancien agent de la Compagnie du canal interocéanique de Panama) dénoncèrent pêle- mêle, preuves à l’appui, la corruption des parlementaires, des ministres et des journalistes. Ces « chéquards » ou « panamistes » avaient été payés en échange de leur aide à débloquer les fonds publics nécessaires à l’émission du dernier emprunt, et d’articles passant sous silence les difficultés de la Compagnie pour préserver sa bonne image. Lesdites manœuvres n’empêchèrent pas la déconfiture de la Compagnie, mise en liquidation : 85 000 épargnants dupés furent ruinés. La compromission de la presse avec les puissances d’argent au XXe siècle est un thème banal à la fin de la Belle Époque en 1914. Elle atteignit son apogée avec la campagne orchestrée cette fois par un journal situé à l’extrême gauche, L’Humanité, contre « l’abominable vénalité de la presse française », selon l’expression d’Arthur Raffalo- vich, le conseiller secret du ministère des Finances russe à Paris chargé de concert avec l’ambassadeur de l’arrosage. De décembre 1923 à mars 1924, le quotidien de Jean Jaurès gagna un retentissement consi- dérable dans le monde entier en publiant les pièces essentielles du dos- sier du subventionnement des journaux français par le régime tsariste pour vanter les emprunts russes (3). Mais le choc médiatique des deux affaires à trente ans de distance masque le fait qu’« il n’y a pas, au sein de la presse, une vénalité, mais différents types de vénalité » ; celle-ci

est loin d’avoir touché l’ensemble des jour- Olivier Cariguel est historien, naux, notamment régionaux, ni tous les spécialiste de l’édition et des revues e journalistes, certaines rédactions affichant littéraires du XX siècle à nos jours. Dernier ouvrage édité : « le plus complet mépris pour tout ce qui est Maurice Garçon, Huysmans à Ligugé publicité » (4). Il y a donc des degrés diffé- (Du Lérot, 2019). rents à apprécier dans le vice. Les turpitudes › [email protected] et les tares de la presse ne se résument pas à ce phénomène histo- rique bien analysé. Des pratiques de chantage ourdies par des aigrefins habiles à extorquer des fonds ont nourri des feuilles obscures rédigées par des folliculaires de sinistre mémoire. Elles sont un pan méconnu de l’histoire de la presse. Les ouvrages de référence consacrent peu de lignes à ces organes de pression plus que de presse et si de rares

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articles citent leurs méfaits, les études monographiques manquent sur ces feuilles fantômes qui constituent une sous-catégorie de la presse à scandale ou de la presse de caniveau dont elles se distinguent radica- lement par le profil de leurs dirigeants et leur mode de financement induisant un rapport malsain et truqué au lecteur.

Le roi des journalistes forbans : Édouard Portalis

De la fin du XIXe siècle à 1940, un grand journaliste dévoyé (Édouard Portalis), des affairistes des bas-fonds et des publicistes issus de la presse financière ont animé des journaux suspects qui menaient des campagnes d’intimidation, de dénigrement et de calomnies qui constituaient l’unique raison de leur publication. Les responsables sont de véritables maîtres chanteurs au casier judiciaire chargé qui savent que le monde des affaires est vulnérable à la révélation de faits exacts ou inventés (5). L’expression « maîtres chanteurs » désignait la partie du péristyle de la Bourse où se réunissaient des coulissiers (6) marrons, grands éditeurs de feuilles de chantage, qui avait reçu le nom d’« Académie du chant » (7). L’argot journalistique a forgé aussi le nom de « guitaristes » : ceux qui connaissent la musique font chanter dans un but lucratif. Albert-Édouard Portalis, issu d’une famille très aisée, arrière-petit-fils du rédacteur du Code civil (8), fut un aven- turier du monde parisien et un patron de presse responsable d’une dizaine de journaux successifs. Après avoir d’abord dirigé à 24 ans Le Courrier des Deux Mondes, hebdomadaire modeste mais de qualité, ce colosse « aux bras d’hercule forain » comme le décrivit un rapport de police, lança en 1879 un journal politique quotidien La Vérité qui arborait pour devise sa phrase fétiche « À la liberté par la vérité. À la vérité par la liberté ». Il appliqua des méthodes américaines (réclames voyantes, titres accrocheurs) qui l’avaient emballé lors d’un séjour aux États-Unis. Mais l’entreprise périclita à force d’être financée d’expé- dients. L’heure de gloire de Portalis advint à la tête du prestigieux quotidien Le XIXe Siècle, vieux titre moribond qu’il rajeunit en par- tant à l’assaut du président de la République, Jules Grévy, et de son

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gendre, Daniel Wilson, éclaboussés par le scandale des décorations qu’il déclencha. Portalis fit tomber plusieurs gouvernements. Son train de vie dispendieux le contraint « pour se maintenir à avoir recours au commerce d’influence et une double condamnation pour chantage brisa net sa carrière », selon son biographe (9). Comment procédait Portalis ? Quand une victime de chantage lui résistait, Le XIXe Siècle publiait une note perfide. Parti en croisade contre Le Petit Journal, qu’il soupçonnait de manquer de déontologie dans le placement de ses annonces, il commença à déraper. Il encouragea les lecteurs à la déla- tion, à l’affabulation en les incitant à lui écrire pour étaler les mauvais conseils et les publicités mensongères de son concurrent (10). Qui dit mauvaises pratiques dit mauvaises fréquentations. Portalis, l’homme « à la guitare », avait recours à un demi-monde d’individus à l’affût de l’argent facile : des directeurs de feuilles de potins politiques et de ragots scandaleux, un faux baron habile aux escroqueries à l’esbroufe, un soi-disant journaliste repris de justice et mouchard de la police, tous utilisés comme informateurs, rabatteurs ou intermédiaires (11). Portalis professait une optique mercantile, le journal était pour lui une source de pouvoir et un moyen de continuer à mener grand train. Une de ses cibles privilégiées était les cercles de jeux. À la Société des bains de mer de Monaco, il attaquait « les chevaliers du râteau », autrement dit les croupiers et leurs patrons. Les feuilles dites « de chantage » ont vécu tels des parasites du monde des affaires, des banques, des cercles de jeux, des casinos ou de personnalités en vue.

Les contrats de silence des petites feuilles de chantage

Si le public lisait Le XIXe Siècle, journal d’opinion qui avait une notoriété, il n’avait guère connaissance des feuilles spécialisées au tirage confidentiel. Leur objectif n’était ni de conquérir ni de fidéli- ser un lectorat. Et pour cause, leur modèle économique reposait sur le chantage organisé et la souscription par les victimes de ce qu’on appelait des « contrats de silence » tacites et non écrits. De la réclame on glisse aisément vers le chantage qui compense le sous-développe-

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ment du secteur publicitaire qui seul permet de vendre honnêtement à perte. En achetant le silence sous diverses formes (publicité régu- lière, abonnements ou versement d’une somme), la victime voyait en contrepartie l’arrêt d’une désagréable publicité et de l’étalage en place publique de ses affaires au nom de la vérité. C’est « le silence payé ». Dans Paris, Raoul Canivet, un autre guitariste qui croisa le chemin de Portalis, s’illustra en 1888 par une campagne vigoureuse contre l’absinthe Pernod qui cessa dès lors que la maison Pernod lui confia des placards publicitaires. Le casino de Monaco préféra payer annuellement une somme variable à tous les journaux pour s’épargner scandales et médisances jusqu’au jour où certains titres prirent l’ini- tiative du chantage au rythme d’un feuilleton à épisodes : « Est-il vrai que… ? » ou « À demain les détails ! ». La frontière est alors très floue entre l’activité d’information et l’acte délictueux.

Pratiques exclusives de maîtres chanteurs

Les Horreurs de Paris Les maîtres chanteurs publicistes attaquent au portefeuille leurs victimes et racolent un lectorat étique. « Les feuilles les plus vénales, notait Anatole Leroy-Beaulieu, sont souvent celles qui dénoncent le plus bruyamment “les exploiteurs du peuple” » (12). Loin de la grandeur et de la décadence de Portalis, quelques degrés plus bas, des petites feuilles aux noms explicites surgissaient. « Guerre aux coquins ! », clame Les Horreurs de Paris, « journal hebdomadaire du samedi » fondé par un certain Louis de Camont, avec une pagination réduite à quatre pages, qui annonce sans détour son programme en mars 1889 : « Notre titre est une synthèse. Nous condensons tous les éléments immondes pour sa réalisation. Ce sont eux que nous allons partiellement décrire. À cette heure où la conscience populaire crie “Au voleur”, il lui faut indiquer le repaire. (13) » C’est une publica- tion antisystème qui attaque « la banque Rothschild et les banquerou- tiers du Comptoir d’escompte » jugés en correctionnelle, ainsi que les autres journaux accusés d’être devenus les « souteneurs de la clique

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dirigeante et des écumeurs de l’épargne publique ». Pour Les Horreurs de Paris, les journaux ont failli, parce qu’ils ont oublié de « stigmatiser l’iniquité, de clouer au pilori les infâmes » et se sont laissé enrégimen- ter par « la clique dirigeante ». Les lecteurs sont encouragés à trans- mettre leurs doléances : « Allez donc vous plaindre d’un commissaire voleur, si ce n’est aux Horreurs de Paris » (14). Les mentions « Suite » ou « À suivre » situées en tête ou en fin d’articles sont récurrentes chaque semaine pour donner l’impression d’un film permanent.

La Lanterne de Paris et de Montmartre La mise en feuilleton des méfaits est une marque de fabrique de la presse de chantage. Car elle veille et surveille, ne lâche pas sa proie, qu’on se le dise. L’un de ses titres les plus offensifs, La Lanterne de Montmartre bientôt rebaptisé La Lanterne de Paris et de Montmartre, journal mondain et financier lancé en mai 1909, a pour principe affi- ché dès son numéro un de tout savoir, de tout dire et d’apprendre au peuple les vérités (un leitmotiv) qu’il a intérêt à connaître. Elle veut « faire étape dans les annales de la vie joyeuse » et vise aussi, paraît-il, des « jolies empanachées » et des « demi-mondaines primo cartello [en tête d’affiche] ». L’envers du décor est moins galant qu’il n’y paraît à l’image de l’emblème de cet organe, une lanterne écarlate qui ornait à l’époque l’entrée des maisons closes (15). Les propriétaires sont deux souteneurs corses, les frères Ucciani (François-Xavier et Dominique). Faire rentrer l’argent, c’est leur métier. Ils systématisent l’appel à la délation appli- quée par Portalis. Pour éclairer les foules, La Lanterne de Montmartre passe un avis au numéro 10 : elle « prie ses correspondants occasionnels de leur adresser des on-dit, avant le jeudi de façon à les insérer après enquête dans le numéro de samedi » (16). À partir de son quatrième numéro, elle entame une croisade contre le casino d’Enghien. Pour- quoi bénéficie-t-il du « privilège criard » d’avoir été autorisé à ouvrir six semaines avant les autres casinos français et de fermer deux mois après eux ? Le journal mène l’enquête… D’un numéro à l’autre, l’ar- ticle de tête déroule la chronique casinotière avec des accroches répé- tées, « Enghien-tripot », « Enghien-fléau ». Elle s’enrichit de « bagarres au Cercle », de « plaintes au Parquet », d’une pétition de protestation

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ouverte par le journal qui invite les commerçants parisiens à venir dans ses bureaux s’y faire inscrire. Le feuilleton cesse après la menace de confier la pétition, qui a recueilli deux mille signatures, à des députés amis. Le directeur du casino est-il passé à la caisse… du journal ? De son côté, la police en juin 1910 remarque l’activité de proxénètes des deux frères. Renseignés par les filles et les tenanciers de bordels, ils font com- merce de secrets intimes qui remplissent la rubrique joliment intitulée « Les on-dit rosses » imprimée sur un papier approprié de couleur rose. La maréchaussée consigne la méthode : « La plupart du temps, les per- sonnes visées, pour éviter le scandale, achètent le silence » (17). Celles- ci s’empressent donc de « prendre un abonnement pour lequel, ayant payé d’un billet bleu [mille francs], ils refusent la monnaie : assurance contre le scandale et la diffamation ». Dominique Ucciani était « connu à Montmartre comme le juge de paix des apaches ».

Les beaux jours de la presse de chantage

La période de l’entre-deux-guerres fut particulièrement féconde pour ce type d’organes à peine diffusés pour la majorité d’entre eux et adressés à des personnalités du monde politique et économique soi- gneusement choisies pour discréditer les mis en cause dont l’honora- bilité était écornée, puis déchiquetée. La commission d’enquête char- gée d’élucider en 1934 les affaires Alexandre Stavisky jeta une lumière sur plusieurs dignes représentants dont le chantage était le principal moyen d’existence. Le quotidien de la SFIO, Le Populaire, ou Le Jour- nal (18) rapportèrent les dépositions des journalistes véreux. Écoutez- moi…, l’organe de la banquière Marthe Hanau, reproduisit « l’inter- minable nomenclature de la commission d’enquête » énumérant les bénéficiaires des largesses de Stavisky. La catégorie des « chèques jus- tifiés » (comprendre par de louches arrangements) inclut des poin- tures : René Laffon, directeur de La Sécurité, sous-titré « journal finan- cier, économique et politique », et ex-animateur de l’hebdomadaire Le Flambeau financiercréé l’année précédente, Georges Grilhé de La Tribune de Paris. Mention spéciale pour Georges Anquetil, un ancien

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avocat radié, directeur de La Rumeur, le grand quotidien du midi (1927- 1932) et éditeur d’ouvrages à tendances scandaleuses, qui ne protesta pas, depuis la cellule de prison où il dormait. Cet aventurier avait lancé de nombreux journaux comme Le Grand Guignol, autre organe de chantage, et citons, en 1939… La Confiance. Pris dans les filets de la commission, le Corse Jean Sartori, à la tête de La Bonne Guerre, plaida une confusion entre plusieurs Sartori et semble avoir convaincu de cette erreur sur la personne. Certains de ces forbans furent tenus d’expliquer en 1934 les conditions dans lesquelles ils avaient reçu des sommes de la part de Stavisky. Interrogé sur l’origine d’un chèque de 5 000 francs à son nom, Laffon dit que c’était une avance sur un traité d’affermage de la publicité de son journal et que l’affaire n’avait pas eu de suite. Grilhé avança une raison plus originale aux 10 000 francs versés par Stavisky. Ce n’était pas en qualité de publiciste qu’il a tou- ché, mais en qualité de serrurier. La Société parisienne de serrurerie dont il était le principal actionnaire avait livré des pièces détachées à la SAMI, une société de l’escroc vedette. Tout s’expliquait donc (19). La vénalité si décriée de la presse est « une vénalité de gagne-petit » (20), de journaux pauvres qui « avaient trop peu de ressources pour que la plupart puissent s’accorder le luxe d’être toujours honnêtes et toujours véridiques », écrivait Anatole Leroy-Beaulieu en 1897 (21). Dans le cas de la presse de chantage qui imposa sa loi par les contrats de silence, son développement a souvent été expliqué par les conséquences néfastes du libéralisme généreux de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (22). S’il lui conféra une autonomie très grande qui fit les beaux jours des journaux qui étaient en surnombre, il encouragea les dérives des publicistes les moins probes pressés d’arriver.

Post-scriptum

Parmi les périodiques divers et éphémères conservés à la Biblio- thèque nationale de France, une bobine de microfilm contient une feuille qui est une curiosité : Le Chantage, « organe sonore des maîtres chanteurs ». Elle semble n’avoir eu qu’un seul numéro daté du

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16 décembre 1894. Marius Tournadre, le directeur de cette publica- tion pastiche et potache, proclamait « le chantage d’utilité publique ». Le titre de la une interpellait : « Liste complète des gens à faire chan- ter. Arrestation de tous les directeurs de journaux ». On a relevé page quatre un on-dit sur un administrateur de la Revue des Deux Mondes, dramaturge et membre de l’Académie française. Eu égard à son contenu et à la personnalité du mis en cause, nous prenons les devants et le portons à la connaissance de nos lecteurs :

« M. Édouard Pailleron écrit une pièce qu’il destine au théâtre de vaudeville. Intitulée “Le Rat”, elle est l’his- toire du mariage de M. Pailleron lui-même et contient sur M. Buloz, son beau-père, l’ancien directeur de la Revue des Deux Mondes, de scandaleuses révélations. »

1. Cité dans Histoire générale de la presse française, sous la direction de Claude Bellanger, Jacques Gode- chot, Pierre Guiral et Fernand Terrou, tome III : de 1871 à 1940, Presses universitaires de France, 1972, note 1, p. 260. 2. Anatole Leroy-Beaulieu, « Le Règne de l’argent (II). Le mammonisme et la démocratie », Revue des Deux Mondes, 15 avril 1894, p. 733. Sept études paraissent jusqu’en 1897. 3. Voir l’article de Marc Martin, « Retour sur “l’abominable vénalité de la presse française” », Le Temps des médias, vol. 6, n° 1, 2006, p. 22-33. 4. C’est la revue de publicitaires La Publicité qui dresse ce constat en juin 1904 et note que « s’est creusé, entre la rédaction et l’administration des journaux, un fossé rempli de haine et d’envie ». Voir Marc Martin, « Retour sur “l’abominable vénalité de la presse française” », art. cit., p. 25. 5. Voir Histoire générale de la presse française, op. cit., p. 260. 6. Les coulissiers étaient des courtiers officieux en valeurs mobilières non cotées en Bourse qui négo- ciaient en dehors des horaires officiels de la Bourse. 7. Histoire générale de la presse française, op. cit., note 1 p. 662. 8. Jean-Étienne-Marie Portalis rédigea les articles organiques du Concordat. 9. Voir la passionnante biographie de Jean-Claude Wartelle, Édouard Portalis (1845-1918) patron de presse « à l’américaine », Henri Veyrier, « Chronos », 1990. 10. Voir Jean-Claude Wartelle, Édouard Portalis (1845-1918) patron de presse « à l’américaine », op. cit., p. 112. 11. Idem, p. 134-135. 12. Anatole Leroy-Beaulieu, « Le Règne de l’argent (II). Le mammonisme et la démocratie », art. cit., p. 732. 13. Les Horreurs de Paris, n° 1, samedi 16 mars 1889, p. 1. Éditorial non signé. 14. « Un commissaire voleur », Les Horreurs de Paris, n° 3, samedi 30 mars 1889, p. 3. 15. Voir le chapitre de Bruno Fuligni, « Maîtres chanteurs. La revue des frères Ucciani », dans son livre Secrets d’État. Les grands dossiers du ministère de l’Intérieur. 1870-1945, L’Iconoclaste, 2014, p. 89-93. 16. « Avis », La Lanterne de Montmartre, 10 juillet 1909, n° 10, p. 1. 17. Bruno Fuligni, Secrets d’État. Les grands dossiers du ministère de l’Intérieur. 1870-1945, op. cit., p. 92-93. 18. « La commission Stavisky a poursuivi son enquête sur les responsabilités administratives dans l’af- faire de Bayonne », in Le Journal, 24 mai 1934, p. 6. 19. « Des chèques… des chèques… des chèques ! », Écoutez-moi, 17 mars 1934, p. 27. 20. Selon Marc Martin, « Retour sur “l’abominable vénalité de la presse française” », art. cit. 21. Anatole Leroy-Beaulieu, « Les responsabilités de la presse contemporaine. Lettre de M. Anatole Leroy- Beaulieu », La Revue Bleue, 18 décembre 1897, p. 2. Il répondait à une grande enquête de la revue qui publie plusieurs lettres de journalistes dont Émile Zola dans ce même numéro. 22. Voir l’article de Jean-Noël Jeanneney, « Sur la vénalité du journalisme financier entre les deux guerres », Revue française de science politique, 25e année, n° 4, 1975, p. 717-739.

68 AVRIL 2021 AVRIL 2021 LA PRESSE AMÉRICAINE, CE NOUVEAU CHAUDRON OÙ S’ACCÉLÈRE LA DIVISION DE L’AMÉRIQUE › Laure Mandeville

l est environ 18 heures le 8 novembre 2016, et sur le plateau de la chaîne télévisée BFM installé sur un rooftop new-yorkais, le présentateur français Jean-Baptiste Boursier demande aux commentateurs américains qu’il a réunis à quelques heures du résultat de l’élection présidentielle américaine quel type de I« Premier gentleman » sera Bill Clinton, une fois sa femme élue pré- sidente. Envoyée sur le terrain par Le Figaro, j’arrive tout juste d’une plongée dans le pays profond de Pennsylvanie et de l’Ohio, où j’ai cherché à sonder les cœurs du « petit peuple », et je n’ai pas senti la moindre trace d’engouement pour Hillary Clinton, même chez ceux qui disent voter pour elle. J’ai en revanche été frappée par l’enthou- siasme des partisans de Trump, qui m’ont raconté les meetings de campagne bourrés à craquer de leur candidat. Au Walmart de Middle- town, j’ai pu constater le ralliement décomplexé des dames de rayon au milliardaire new-yorkais, malgré le scandale de la cassette sexuelle que les démocrates ont sortie dans le but de l’abattre définitivement. « On n’a jamais pensé qu’on votait pour un saint ! », ont-elles rigolé.

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En les écoutant, le décalage entre les sensibilités politiques du pays profond et la bulle médiatique new-yorkaise et washingtonienne m’est apparu si colossal que je suis persuadée qu’une élection surprise de Trump – qui traduirait l’extraordinaire vent de révolte qui souffle contre les élites – est possible. Sur le plateau de BFM, j’essaie donc, sans succès, de faire remarquer que la question sur Bill Clinton est pré- maturée ! Trois heures plus tard, quand il devient évident que Donald Trump sera le 45e président des États-Unis, une véritable sidération s’abat sur la planète médiatique. Le camp démocrate est anéanti. Sur les chaînes américaines libérales, les journalistes, sans voix, peinent à contenir leur désarroi. À gauche, certains sanglotent littéralement en apprenant la nouvelle. Si la stupéfaction est si grande, c’est que Trump a gagné contre toute l’élite. Il a triomphé grâce à l’appui décisif de l’Amérique ouvrière sans éducation supérieure dont l’avis est systématiquement ignoré dans les médias mainstream. Presque tous les « sachants » les plus en vue – journalistes, experts, politiques – ont essayé de stopper la stupéfiante marche du tempétueux milliardaire vers la Maison-Blanche. Près de 95 % des journaux ont aussi pris position pour Hillary Clinton, a annoncé le Belfer Center de l’université de Harvard, spécialisé dans l’étude de la presse. Mais le peuple n’écoute plus ses élites. Le 9 novembre 2016 est l’histoire de la répudiation magistrale de toute une classe politique. L’irruption vertigineuse du volcanique Donald Trump traduit une éruption de colère populaire contre Washington. L’élection, rempor- tée à la seule force du redoutable instinct du Laure Mandeville est journaliste et milliardaire, marque une disqualification écrivain. Dernier ouvrage publié : massive des spécialistes de science électo- Qui est vraiment Donald Trump ? (Les Équateurs, 2016). rale et des journalistes qui, dans l’ensemble, › Twitter @lauremandeville n’ont rien vu venir. Sur le coup, stupéfié par ce coup de semonce, le New York Times, journal le plus réputé du pays, présente des excuses à ses lecteurs. « Nous devons faire un meilleur travail en allant sur le terrain… et nous souve- nir que New York n’est pas la vraie vie », lance le rédacteur en chef Dean Baquet. « Alors que le Times engage une période de réflexion, j’espère

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que ses rédacteurs en chef méditeront sur la moitié de l’Amérique que le journal couvre trop rarement », écrit aussi l’éditrice du quotidien Liz Spayd. « La couverture de la campagne… a souvent amplifié les voix des plus haineux… C’est important pour la couverture. Mais cela a noyé les récits plus profonds et exempts de démonstrations idéologiques qui auraient permis aux lecteurs du Times de pénétrer plus en profondeur dans les vies et les valeurs des gens qui viennent tout juste d’élire le futur président », ajoute-t-elle. En clair, Spayd adresse une mise en garde à ses journalistes : assez d’idéologie ! C’est dans cette perspective que la jeune journaliste Bari Weiss, centriste recrutée au Wall Street Journal, est appe- lée à rejoindre le service des débats du New York Times, pour faire entrer de la diversité intellectuelle.

Pour ou contre Trump : comment la presse a basculé dans un combat « religieux »

Pourtant, dès le lendemain de l’élection, si quelques reporters sont envoyés dans les provinces pour parler aux trumpistes, l’élite améri- caine libérale, notamment médiatique, annonce « la résistance ». Au lieu de s’efforcer à un devoir d’observation distancié vis-à-vis d’un homme qu’elle abhorre et d’un phénomène – le trumpisme – qui l’embarrasse parce qu’il remet en cause sa doxa d’un monde ouvert nécessairement positif, la presse américaine va s’attacher à démontrer à quel point Donald Trump est indigne de la fonction présidentielle. Une mission morale donc, presque religieuse. Et quand émergent les soupçons de collusion de la campagne Trump avec la Russie, la presse se lance immédiatement dans la bataille. Persuadée que ce mystère contient l’explication de la stupéfiante victoire du président, et que l’enquête du procureur spécial Mueller va déboucher sur sa destitution. Pour le reste, les journalistes vont essentiellement se contenter de vivre au rythme des tweets retentissants, approximatifs, agressifs, par- fois grotesques ou mensongers, parfois drôles et percutants, du pré- sident. Adoptant un ton catastrophiste, même quand l’indignation est excessive. La presse se dira par exemple effrayée par la décision

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de Donald Trump de renégocier les traités de libre-échange avec le Mexique et le Canada, initiative présentée comme une aberration, avant qu’il ne s’avère que cette renégociation est possible et même avantageuse. Sa tentative d’intimidation puis d’ouverture face à la Corée du Nord sera également couverte comme un véritable coup de « folie », la santé mentale du président devenant un sujet sérieux de discussion sur les ondes. Le pari implicite des journalistes est que, en accumulant des « preuves », ils vont jeter sur lui un discrédit définitif qui mènera, tôt ou tard, à son expulsion du pouvoir. La presse américaine entame même un décompte de « ses milliers de mensonges ». Mais elle se trompe en misant sur cette approche « quantitative ». Car elle confond, en partie, inexactitudes et mensonges. Cette différence a été récemment soulignée, dans un autre contexte, par le professeur de philosophie de Trappes Didier Lemaire. Il y souligne que ses détracteurs se sont rués sur certaines affirmations inexactes qu’il avait proférées à propos de la situation communautaire à Trappes, notamment sur le fait qu’il n’y aurait plus de coiffeurs non communautarisés en ville. Faux, ont-ils répliqué, il en reste 4 ! Mais, note Lemaire, en essayant de le discréditer sur une inexactitude, ses adversaires ont occulté la vérité fon- damentale qu’il dénonce sur la progression de l’islamisme. C’est un peu le même mécanisme qui a fonctionné face à Trump : relever ses incohérences – et Dieu sait qu’elles sont nombreuses ! – vise à disqualifier les vérités dérangeantes, mais jugées fondamentales par son électorat, que cet outsider met en exergue sur l’importance de revenir à un contrôle de l’immigration illégale car « un pays sans frontières n’est pas un pays » ; ou la nécessité de retrouver un certain sens de l’intérêt national et de la protection de la production locale. Bref, en se concentrant sur les inexactitudes au lieu de jouer son rôle d’observateur de la réalité du trumpisme, la presse empêche toute réflexion sérieuse sur la réponse qu’il faut y apporter, déclenchant en revanche une dynamique inverse de celle recherchée. Car son achar- nement scelle un pacte viscéral entre Trump et ses partisans, une sorte d’alliance sacrée, dangereusement irrationnelle, qui alimente le mythe d’un président victimisé.

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« Les médias font tout pour le détruire. Nous ne croyons plus un mot de ce qui est écrit », confie Sylvia Thomas, une retraitée croisée à Pittston, en 2018. Quelque 64 % des Américains jugent que les médias sont devenus un facteur « de division majeur » du pays, selon un sondage Politico/Morning Consult, publié au même moment. Un chiffre qui les place devant Donald Trump comme cause de la dis- corde nationale, puisque ce dernier est accusé par « seulement » 56 % des sondés de diviser la nation ! Dans le camp de Trump, on estime que la presse est complètement sortie de son rôle pendant son mandat, se transformant en « parti d’opposition ». Du côté des grands médias de presse écrite libéraux, on rejette l’accusation, notant que la presse américaine se doit de deman- der des comptes à un président qui désigne les médias comme « les ennemis du peuple » et a attisé les braises de la rage populaire. Pour eux, combattre chaque jour ses mensonges et ses dérapages se devait d’être la priorité, et ne souffrait aucune nuance. C’est par exemple la position du correspondant du New York Times Roger Cohen, expri- mée dans l’émission « Répliques » de février dernier, lors d’un échange de vues avec l’auteur de cet article. Une évaluation qui ne nous paraît pas totalement convaincante. Car si Trump porte une lourde responsabilité pour avoir plongé le pays dans la fournaise d’une confrontation quotidienne déstabili- sante, ses graves manquements ne doivent pas faire oublier la dange- reuse tentative de délégitimation dont il a fait l’objet, alimentant sa conviction d’être assiégé par un État profond décidé à le jeter dehors. L’empoignade hystérique et infantile qui s’est jouée au sommet de la politique américaine doit en réalité aussi beaucoup au maximalisme de ses adversaires, notamment médiatiques, qui se sont persuadés d’être investis d’une mission d’excommunication du « Diable » Trump. Son credo anti-immigration illégale, ses sorties virulentes contre le politi- quement correct, son nationalisme ont été perçus comme autant de coups de couteau à l’idéologie à laquelle ils adhèrent. Du coup, Trump est devenu une sorte de « crime de lèse-élite » vivant. Ainsi, pendant les élections de mi-mandat, Trump a-t-il été désigné comme le grand responsable de l’attaque menée par un loup solitaire d’extrême droite

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contre une synagogue de Pittsburg, une accusation grave. Il a aussi été accusé d’avoir construit sur la frontière sud des cages dignes « des camps nazis », où son administration retenait des enfants, une affaire rapportée dans un brouillard d’approximations assez malhonnêtes, visant à présenter le président en Hitler. Certes, l’administration Trump a très mal géré ce casse-tête, alors que la frontière était prise d’assaut par des milliers de migrants. Mais lesdites « cages » avaient été construites par l’administration Obama en 2014. Enfin, la sépara- tion des familles s’est opérée en raison de l’application à la lettre par l’administration républicaine d’une loi antérieure à son mandat, qui interdit de renvoyer les enfants en même temps que les parents traver- sant illégalement la frontière. Jusque-là, les autorités avaient préféré ne pas appliquer la loi sur le renvoi des illégaux plutôt que de séparer les familles, pour des raisons humanitaires. Les journaux américains ont également omis de rappeler que, depuis des années, des dizaines de milliers de familles d’Amérique centrale expédient seuls (!) leurs enfants mineurs à travers la frontière, pour plaider le regroupement familial. Bref, si l’administration républicaine s’est comportée en zélote, menant aux drames bien réels des séparations, les circonstances ont été escamotées par les médias américains, dédiés à leur démons- tration de l’inhumanité du président. « On assiste à une guerre entre l’administration Trump et les médias dominants d’une virulence que je n’avais jamais vue auparavant », écrit à l’automne 2018 le journa- liste anglais Piers Morgan, ex-présentateur sur CNN. Selon le centre d’études des médias de Harvard, la couverture de la présidence Trump a été à plus de 90 % négative. Cette réalité d’un paysage médiatique incroyablement déséquilibré en faveur du camp démocrate n’a pas empêché Trump de s’appuyer sur une planète médiatique conservatrice influente. La chaîne Fox News l’a ainsi beaucoup soutenu pendant sa présidence, avant de rompre avec lui après le 3 novembre 2020, en reconnaissant la victoire de Joe Biden. Deux nouvelles télévisions conservatrices, Newsmax et OANN (One America News Network), qui, contrairement à Fox, se sont ali- gnées derrière Trump, font aussi partie de cette presse de combat (et de propagande) décomplexée. Trump a également bénéficié d’une

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armada de radios privées conservatrices chrétiennes, dont le représen- tant le plus influent mais aussi le plus controversé, Rush Limbaugh, vient de mourir. Comme le rappelle le phénomène Limbaugh, la presse américaine n’a pas attendu Trump pour se polariser et se transformer en arme de combat. S’il est difficile de déterminer à quel moment se noue ce processus, il est indéniable que la presse libérale comme expression d’un quatrième pouvoir indépendant, destiné à dire son fait au pou- voir, atteint l’apogée de sa popularité dans les années soixante-dix, à la faveur de la guerre du Viêt Nam, puis, surtout, du Watergate. Ce scandale d’État, qui permet au Washington Post d’obtenir la tête de Richard Nixon, est le point culminant de cette montée en puissance médiatique. À l’époque, 70 % des Américains plébiscitent la presse, qui apparaît alors dans toute sa noblesse. « Mais cette confiance va peu à peu s’effriter au fur et à mesure que le tournant à gauche, au départ salué comme un contrepoint salutaire au maccarthysme des années cinquante, et porté naturellement par la légitimité du mouvement des droits civiques, bifurque pour évoluer vers une sorte de répudiation de l’Amérique “normale” et de ses valeurs traditionnelles », note le professeur de théorie politique Joshua Mitchell. La condescendance stupéfaite, puis la haine avec laquelle les élites libérales accueilleront Ronald Reagan, rappelle celle à laquelle va se heurter Donald Trump trente-six ans plus tard. Alors que la gauche s’installe aux commandes des universités, des journaux, des fréquences radio FM et de Hol- lywood, orchestrant une prise de pouvoir qui colle aux enseignements d’Antonio Gramsci, conservateurs et chrétiens évangéliques, réveillés par Reagan, réagissent en investissant dans de nouveaux think tanks, tout en mettant la main sur le réseau AM des ondes courtes, délais- sées par les progressistes mais très écoutées dans le pays profond. Le ton se muscle et s’idéologise. L’émergence des chaînes d’information continue va contribuer à la polarisation. N’ayant plus à contenter tous les téléspectateurs comme le faisaient les grandes chaînes, qui réunis- saient devant la petite lucarne tout un pays, ces dernières se peuplent de « têtes parlantes » partisanes prenant le pas sur les reportages. L’heure de la tribalisation a sonné. « On est entrés dans une ère de

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rage politique et médiatique », résume le professeur Mitchell. L’arrivée d’Obama ouvre dans les médias mainstream une pause de bienveil- lance inédite (tandis que Fox et les radios AM se déchaînent contre lui) pour l’action du premier président noir de l’histoire américaine. Mais si Barack Obama lui-même se déclare en faveur d’un monde post-racial et d’un « moment réaliste » en politique, sa présidence va paradoxalement voir l’emballement des revendications « identitaires » raciales et sexuelles. Après la grande bataille du mariage gay, la cause transgenre surgit sur l’agenda, avec le débat assez ésotérique sur les toi- lettes neutres et les « pronoms » avec lesquels désigner les transgenres (his, her, they, ze..). Les grands journaux ne le réalisent pas encore, mais un abîme psychologique se creuse entre des élites culturelles pro- gressistes nourries des théories critiques déconstructivistes inspirées de la « French Theory », et un pays profond exaspéré d’être « ringardisé » parce qu’il reste attaché à un monde où « Dieu, la patrie et les distinc- tions entre hommes et femmes » gardent leur place. Le discours de plus en plus balisé d’une presse qui s’idéologise, refusant par exemple de dire « Joyeux Noël » pour ne pas « heurter les non-chrétiens », va ouvrir la porte au geyser trumpien d’une parole décomplexée.

Au New York Times, des justiciers sociaux qui prennent le pas sur les journalistes ?

Il y a dix ans, quand commence la présidence Obama, on peut encore s’informer pleinement sur l’état de l’Amérique en lisant le New York Times chaque matin. Tout bon correspondant étranger à Wash- ington se livre d’ailleurs avec délectation à cet exercice, plongeant au saut du lit dans un journal aussi épais qu’un livre. Mais si le journal est resté à bien des égards une mine d’informations, il n’est plus un instrument suffisant pour comprendre la politique américaine. Car le New York Times est devenu excessivement partisan. Comme nous l’avons indiqué, le processus est en cours depuis des années, mais tout à sa mission de combattre le « mal trumpien », le journal, tel un archange médiatique, a glissé dans une forme de combat bien plus

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large. Désormais il assume ouvertement son rôle de fer de lance du combat woke de « la justice sociale » et de promoteur d’une approche racialiste de la réalité. Sans que personne ne bronche, on y publie à la une des centaines de photos des « vieux mâles blancs » qui peuplent les sièges des grandes entreprises, comme s’il s’agissait d’ennemis du peuple, pour souligner que la suprématie blanche règne encore en maître en Amérique ! Nous n’avons pas ici la place de développer tous les signes de la dérive du New York Times (des phénomènes semblables s’invitent au Washington Post et ailleurs, le Wall Street Journal semblant heureusement échapper à la vague). Mais plusieurs épisodes donnent la mesure du phénomène. D’abord, l’émergence du projet 1619, porté par la journa- liste Nikole Hannah-Jones, visant à revisiter l’histoire américaine sous l’angle exclusif de l’esclavage et à démontrer que « le véritable acte de naissance de l’Amérique », son « ADN », ne serait nullement l’avène- ment de la révolution américaine de 1776, mais l’arrivée de bateaux remplis d’esclaves en Virginie en 1619. La démarche, qui colle au caté- chisme révolutionnaire de la justice sociale, veut établir que l’Amérique est un projet foncièrement mauvais. Cette initiative censée mettre en avant le point de vue d’historiens noirs aurait pu être intéressante si elle avait été suivie d’un débat contradictoire. Mais aucun des grands histo- riens américains n’y a été associé et leurs remarques très critiques sur le parti pris du projet ont été ignorées, tandis que ce dernier entrait, sans débat, dans le cursus de certaines écoles publiques. « Quand j’ai lu leur thèse selon laquelle la révolution américaine s’était tenue en premier lieu parce que les Américains souhaitaient garder leurs esclaves, je n’en ai pas cru mes yeux », a réagi le grand historien de la révolution Gor- don Wood. Le projet 1619 a aussi suscité une réaction indignée parmi nombre d’intellectuels noirs. Bob Woodson, un activiste conservateur afro-américain de renom, a par exemple jugé « malhonnête et destruc- teur d’utiliser la souffrance de l’Amérique noire pour définir l’Amérique comme une organisation criminelle » et décidé de lancer le « projet 1776 » pour répondre aux inexactitudes factuelles du « projet 1619 ». L’histoire de Bari Weiss, appelée à la rédaction du New York Times pour tirer les leçons de l’arrivée de Trump au pouvoir, est également

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significative de la métamorphose en cours. Car, très vite, Bari se heurte aux bataillons de justiciers sociaux de la rédaction, dont beaucoup arrivent tout droit des campus américains où on les a convaincus que le monde occidental est « foncièrement raciste et sexiste ». La raison ? Elle a osé commettre un crime de lèse-féminisme en publiant, en pleine affaire MeToo, une tribune qui critique les excès des zélotes qui condamnent « les porcs » sans preuve. Repérée par les vigies du politiquement correct, Bari Weiss devient alors l’ennemie. Ses articles en défense d’Israël, ses critiques de « l’appropriation culturelle », étrange notion définie par la gauche radicale, qui veut qu’on ne puisse parler des Noirs que si l’on est noir, ou des femmes que si l’on est femme, aggravent son cas. Peu à peu, Twitter et, pire encore, le réseau interne du Times, Slack, explosent en critiques contre Bari « la raciste ». Si Bari pense mal, qu’on « l’annule », entend-on. Un contexte qui va la forcer à partir, et montre, notera-t- elle, à quel point les réseaux sociaux dictent désormais la ligne éditoriale aux rédactions et non l’inverse. Derrière son destin se dessine une véri- table « guerre civile » entre jeunes générations woke et « vieux » libéraux attachés à un journalisme professionnel distancé, qui sont embarrassés par ce tournant idéologique. Une situation qui rappelle ce que vivent déjà à la puissance 1000 les universités américaines, où la génération des boomers, qui avait salué la quasi-disparition des intellectuels conserva- teurs, n’en reste pas moins attachée à une conception du débat contra- dictoire. Certains, comme l’universitaire Bret Weinstein, professeur de biologie (démocrate), forcé à la démission pour avoir refusé d’observer une journée « sans Blancs » sur le campus de l’université Evergreen, ont le courage de résister. De nouvelles revues, comme le site Quillette ou la revue Tablet, émergent, tel un précieux samizdat. Mais les dissidents restent rares dans les grands journaux, l’ancienne génération préférant pour l’instant s’accommoder de l’incendie révolutionnaire, soit parce qu’elle veut être « du bon côté de l’histoire », soit pour ne pas s’exposer et apparaître « raciste ». Mais combien de temps une posture aussi fri- leuse peut-elle durer ? La manière dont la rédaction vient de « gérer » le stupéfiant épi- sode du limogeage du journaliste Donald McNeil est révélatrice du vent de folie qui souffle sur le journalisme américain. Car alors que

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le travail sur la pandémie de Covid de ce reporter chevronné, ayant quarante ans d’expérience, devait être présenté pour le Pulitzer, une ridicule histoire a surgi pour le compromettre. Les vigies du politi- quement correct du Times ont découvert avec indignation que le jour- naliste vedette avait été accusé, par des lycéens avec lesquels il avait fait un voyage d’études au Pérou en 2019, d’avoir prononcé le mot « nègre ». Il s’avère qu’en réalité McNeil, lors d’un pot avec les élèves, n’a fait que répéter ce mot pour répondre à la question d’un lycéen, qui lui avait demandé si un élève de 12 ans pouvait être suspendu pour l’avoir utilisé. Il aurait demandé dans quel contexte. Une réponse qui apparaîtra normale au lecteur français, mais dont les répercussions ont été vertigineuses. Dans un premier temps, le New York Times a décidé de sanctionner McNeil, mais de le maintenir à son poste, jugeant qu’il n’y avait pas « d’intention maligne ». Mais le directeur de la rédaction Dean Baquet a tourné casaque deux jours plus tard sous la pression de 150 « justi- ciers » membres de la rédaction qui ont cosigné une lettre pour récla- mer la plus grande sévérité. « Nous ne tolérons pas le langage raciste, quelle que soit l’intention », ont-ils écrit, appelant à travailler « en urgence pour créer des instructions plus claires sur la conduite à avoir sur le lieu de travail ». Une injonction qui a poussé Baquet à conclure que McNeil serait limogé car le journal « ne peut tolérer de tels com- portements ». Pire, comme au bon temps de la Révolution culturelle chinoise, McNeil s’est ensuite livré à un véritable mea culpa par écrit, s’accusant d’avoir trahi son journal, un texte dont la lecture donne le malaise. « Je n’aurais pas dû faire cela. Au départ, j’ai pensé que le contexte dans lequel j’avais utilisé ce vilain mot pouvait être défendu. Je réalise qu’il ne peut l’être. C’est profondément offensant… Pour avoir offensé mes collègues, et pour tout ce que j’ai pu faire pour por- ter tort au Times, une institution que j’aime, je suis désolé. Je vous ai laissé tomber », est-il allé jusqu’à écrire. Une propension à s’accuser de crimes qu’il n’a pas commis qui laisse sans voix. « Tous ces épisodes sont le signe de l’épisode profondément reli- gieux que nous vivons, il ne peut y avoir que des impurs, à purger, ou des innocents. La nuance, le repentir, la deuxième chance ne sont

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pas des catégories acceptables dans la confrontation binaire que nous vivons », explique le professeur de théorie politique Josh Mitchell, qui analyse cette théologisation de la politique dans son dernier livre, American Awakening. « C’est une dictature en cours de formation, confirme Bret Weinstein. On a un problème d’action collective. La société a besoin que les individus fassent front pour empêcher ces actions, mais les incitations à aller dans l’autre sens sont plus fortes pour chaque individu car il y a menace sur leur réputation, leur emploi, leur sécurité. » Dans le cas de l’affaire Donald McNeil, l’éditorialiste Bret Ste- phens, embauché au New York Times (comme Bari Weiss) pour ses sensibilités conservatrices, a tenté d’aider son confrère, en rédigeant une tribune de soutien dont le journal a refusé la publication. Il y exprime son indignation du refus de la rédaction de distinguer entre l’utilisation d’une insulte raciale délibérée et l’utilisation de ce mot dans le but de comprendre de quoi on parlait. « Nous vivons une période de certitudes morales concurrentes, de gens qui sont absolu- ment sûrs d’avoir raison, et tout à fait préparés à être horribles pour le démontrer. D’où la culture d’annulations, de limogeages, d’humi- liations publiques et, de plus en plus, de jugements où il n’y a aucune place pour le pardon. Le rôle du bon journalisme devrait être de nous mener hors de ces gorges sombres. Mais la semaine dernière, nous nous y sommes enfoncés », a écrit Stephens. Deux questions dès lors se posent : comment la presse américaine sortira-t-elle de cette impasse pour se remettre au service de la nation, qui a plus que jamais besoin d’information, pas d’idéologie ? Et com- ment nous prémunir d’une pente semblable, alors que la culture ven- geresse d’une « justice sociale » qui n’a rien de juste est allègrement en train de traverser l’Atlantique et de fleurir sur nos propres campus ?

80 AVRIL 2021 AVRIL 2021 MILLÉNIALS ET MÉDIAS : LE PARTI PRIS D’INTERDIRE › Brice Couturier

Hier, les jeunes gens qui avaient fait des cultural studies, comme les études de genre, laissaient leur engagement poli- tique derrière eux au moment où ils rejoignaient une institution – le New «York Times, McKinsey, JP Morgan, le Congrès –, car les valeurs de ces institutions façonnaient les individus. Aujourd’hui, c’est le contraire. […] Si vous marinez dans ce jus pendant vos études, vous apporterez ces idées dans ces institutions et transformerez celles-ci dans ce sens. Ce que je raconte du New York Times ne concerne pas seulement le New York Times. C’est une révolution à l’intérieur de nos institutions. (1) »

« Le postulat du nouveau credo sonne comme ça : nous sommes en guerre. Les forces de la justice et du progrès sont en ordre de bataille face aux forces de la réaction et de l’oppression. Et dans une guerre, les règles du jeu nor- males – procès équilibré, sens du compromis, présomp- tion d’innocence, liberté d’expression, la raison elle- même – doivent être suspendues. En réalité, ces règles

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étaient elles-mêmes corrompues, puisque imaginées et mises en place par des hommes blancs morts pour pré- server leur pouvoir. (2) »

Bari Weiss est une sorte de plaque sensible du monde des médias nord-américains. Cette journaliste, âgée de 36 ans, appartient à la même génération que ceux qui l’inquiètent – les millénials. Embauchée par le plus prestigieux des quotidiens américains, le New York Times, elle avait été mise en cause une première fois, en 2018, pour avoir salué la victoire de la patineuse Mirai Nagasu aux Jeux olympiques d’hiver, par le tweet « Immigrants, They get the job done. » Alors même qu’il s’agissait d’une citation de la comédie musicale Hamilton, qui plaide pour les droits des immigrés (ce titre, qui signifie : « Immigrés, ils font le bou- lot », en est le morceau-phare), le tweet de Bari Weiss était tombé sous l’accusation de othering (altérisation) : il concernait une athlète dont les parents, immigrés, sont nés au Japon. Mais on peut se demander si ce n’était pas le type d’humour au second degré ayant inspiré sa formule qui l’avait rendue suspecte auprès de ses jeunes confrères et consœurs du New York Times. Elle en a finalement démissionné en juillet dernier, à la suite de son rédacteur en chef, James Bennet. Ce dernier, responsable des pages « opinion » du journal, en avait été poussé vers la porte en juin. Les réseaux sociaux se sont déchaînés contre lui, pour la publication, dans les pages dont il avait la respon- sabilité, d’une tribune du sénateur répu- Brice Couturier est journaliste et blicain Tom Cotton. Cotton y soutenait la essayiste. Dernier ouvrage publié : proposition de Donald Trump d’envoyer 1969, Année fatidique (Éditions de l’armée réprimer les émeutes et les pillages L’Observatoire, 2019). › Twitter @briceculturier survenus en marge des manifestations Black Lives Matter. Bennet a fondé sa défense sur les principes de pluralisme et de liberté d’expression : ne s’agissait-il pas des pages « opinion » ? Pour lui, « la mission de la presse n’est pas de vous dire ce qu’il faut penser, mais de vous aider à penser par vous-mêmes ». En interne, cette position était devenue de plus en plus insoutenable. Il fut, cette fois, vilipendé par les journalistes les plus jeunes, pour avoir laissé pas- ser une tribune « mettant en danger les Africains-Américains ».

82 AVRIL 2021 AVRIL 2021 millénials et médias : le parti pris d’interdire

Le cas de Bennet et Weiss est loin d’être isolé. Le fameux écrivain néerlandais Ian Buruma, nommé rédacteur en chef de la New York Review of Books en 2017, dut démissionner en septembre 2018. Sa position était devenue intenable depuis qu’il avait publié un article intitulé « Reflections from a Hashtag ». Son auteur, Jian Ghomeshi, un homme de radio canadien, y racontait comment sa carrière avait été détruite par des allégations de harcèlement sexuel dont la justice l’avait cependant blanchi. Les Américains sont coutumiers des culture wars. Pendant les décen- nies ouvertes par les sixties, elles ont opposé les liberals (la gauche) aux conservatives. Et ce sont les liberals qui ont gagné : les universités, l’édi- tion, les médias leur sont acquis. Mais une nouvelle guerre culturelle oppose, depuis quelques années, deux clans absolument inconciliables au sein de la gauche : d’un côté, les partisans de l’émancipation, héritiers des combats des sixties, de l’autre les « woke » (3), partisans d’une poli- tique fondée sur les identités ethniques, sexuelles et « de genre ». Et cette nouvelle culture war a tout d’une lutte générationnelle. Les premiers appartiennent à la génération du baby-boom. Ils tiennent la liberté d’expression pour sacrée : c’est en son nom qu’a commencé le mouvement des sixties, à Berkeley, en 1964. Acquis à un antiracisme à la Martin Luther King – qui refuse de prendre en considération les différences de couleur –, ils défendent des principes universalistes. Les seconds ont été habitués par leurs enseignants à identifier les mots aux actes et à les considérer comme également « violents ». C’est la « génération flocon de neige » (4), identifiée par Claire Fox. Ils récla- ment des limites, de plus en plus étroites, à la liberté d’expression. Ils voient dans le racisme « un système » qui prédétermine et imprègne l’ensemble des relations sociales et dont les racines plongent si profon- dément dans la culture occidentale qu’il faut « déconstruire » celle-ci de manière radicale. Dean P. Baquet, 64 ans, rédacteur en chef du New York Times, l’a confirmé : il s’agit bien d’une « fracture générationnelle dans les salles de rédaction ». Les retombées woke dans le domaine du journalisme sont assez bien résumées dans un livre publié par deux universitaires, Reckoning. Journalism’s Limits and Possibilities (5). Selon ses auteures, au nom de

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la lutte pour la « justice sociale », il conviendrait de passer de l’accuracy à l’advocacy, de l’exactitude dans la relation des faits à la défense et à la promotion des groupes marginalisés. En clair, de l’objectivité au mili- tantisme. Candis Callison, l’une des auteures, s’en est expliquée dans des interviews. Elle estime que l’objectivité n’est qu’une « vue depuis nulle part » et qu’elle est « potentiellement blessante ». « L’objectivité est une manière de nier la position de domination des Blancs, qui doit être interrogée. » Tout discours s’inscrit, en effet, « dans une perspec- tive », qui est celle d’un « rapport de domination ».

Les austères censeurs de la génération milléniale

Avec le retard habituel et selon des conditions de réception qui tiennent à notre propre culture, nos médias viennent d’entrer dans une logique tout à fait comparable. Et les premiers concernés sont, logiquement, ceux qui appartiennent à la gauche : Libé, L’Obs, Le Monde, Télérama sont le théâtre d’une guerre feutrée entre deux lignes éditoriales résolument inconciliables. Elle oppose les tenants d’une ligne laïque et universaliste, généralement plus âgés, à la génération montante que son multiculturalisme a rendue réceptive à la logique woke anglo-saxonne. Pour des raisons purement démographiques, la seconde l’emportera nécessairement avec le temps : Laurent Joffrin, alternativement responsable de Libé ou de L’Obs depuis plusieurs décennies, vient de prendre sa retraite. Par contre, Zineb Dryef, l’au- teure, dans Le Monde, d’un portrait hagiographique d’Assa Traoré en « symbole de la lutte contre les violences policières en France » et qui dresse un parallèle entre son frère, Adama, et George Floyd, morts tous deux « asphyxiés » par des policiers, est une milléniale. Chez nous, le « racisme systémique » américain a été traduit en « racisme d’État » et, pour le fonder, c’est le passé colonialiste de la France qui est brandi à la place des « lois Jim Crow » qui ont maintenu la ségrégation raciale dans le Sud. Mais c’est la même logique qui est à l’œuvre et elle débouchera nécessairement, comme aux États-Unis, sur des exigences « d’annulation » de tout ce qui est ressenti comme

84 AVRIL 2021 AVRIL 2021 millénials et médias : le parti pris d’interdire

« offensant » ou « problématique » (cancel culture). Une gauche com- plaisante feint de croire qu’il ne s’agit que de refuser les propos racistes et xénophobes. Mais c’est de bien autre chose qu’il s’agit : la censure de ceux qui s’opposent à la doxa woke – y compris au sein de la gauche old school. Aux États-Unis, comme en Grande-Bretagne, des féministes historiques comme Germaine Greer ont été « déplateformées » (inter- dites de parole sur des campus) parce qu’elles tiennent des propos qui déplaisent aux transsexuels. Ce n’est pas un hasard, en effet, si « l’affaire Xavier Gorce », qui a provoqué de vifs débats au sein de la rédaction du Monde, a été déclenchée par un dessin où l’auteur des célèbres « manchots » (« Les indégivrables ») avait évoqué, sur un mode satirique, la transsexualité. Pour les austères censeurs de la génération milléniale, il y a dorénavant des sujets dont on ne plaisante pas. Et les transsexuels figurent, en ce moment, au sommet de la hiérarchie de ces catégories privilégiées. Signe des temps : le New York Times a récemment renoncé aux des- sins de presse. Ils risquaient « d’offenser » une minorité. Un certain genre d’humour, directement hérité des euphoriques années soixante – et dont Charlie Hebdo est le miraculeux survivant –, n’a plus cours auprès de la génération « conscientisée ». Prompte à l’indignation ver- tueuse, austère et consciencieuse dans ses combats contre le racisme, l’homophobie, le sexisme et pour le climat, elle entend limiter, res- treindre, proscrire et censurer. Les rejetons des soixante-huitards, la génération qui prétendait tout permettre et tout libérer, ne ressemblent pas à leurs parents.

1. Bari Weiss, « Pourquoi j’ai quitté le New York Times », Le Point, 17 novembre 2020. 2. Bari Weiss, « Stop Beign Shocked », Tablet, 15 octobre 2020. 3. Je propose de traduire par « conscientisé » ce mot qui n’a pas de réel équivalent en français. 4. Snowflake Generation, une expression créée par Claire Fox dans son livre I Find That Offensive !, Biteback, 2017. 5. Candis Callison et Mary Lynn Young, Reckoning. Journalism’s Limits and Possibilities, Oxford University Press, 2020.

AVRIL 2021 AVRIL 2021 85 L’EXTRAVAGANT DÉBAT SUR L’ARTICLE 24 DU PROJET DE LOI SÉCURITÉ GLOBALE › Caroline Valentin

e débat auquel a donné lieu l’article 24 du projet de loi Sécurité globale a pris des allures absolument extrava- gantes, en déconnexion totale avec le texte proposé par le gouvernement. L Reprenons. L’article 24 est, en l’état, ainsi rédigé : « Sans préjudice du droit d’informer, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification, autre que son numéro d’identification individuel, d’un agent de la Police natio- nale, d’un militaire de la Gendarmerie nationale ou d’un agent de police municipale, lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police. »

La seule question à laquelle ce texte répond est la suivante : dans le cas où des policiers seraient filmés en train de brutaliser des citoyens (car c’est de cela qu’on parle), faut-il, pour que cette vidéo constitue

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une information, et pour qu’elle soit diffusable au public au nom de la liberté d’information, que les visages des policiers soient visibles ? La réponse que donne l’article 24 aujourd’hui est non. Cette position est de bon sens et n’affecte en rien la liberté d’informer. Le cœur de l’information donnée par une vidéo filmant des policiers en action, notamment quand ils se livrent à des actes de violence (pas nécessairement illégitimes, pas toujours légitimes), ne réside en effet pas dans l’identité des policiers, mais dans le fait que ce sont des policiers. Et cette information, c’est l’uniforme qu’ils portent qui la donne. La limpidité de la rédaction de l’article n’a cependant pas empêché des journalistes expérimentés, des représentants d’organes officiels, d’en dire tout et n’importe quoi. Citons quelques perles. D’abord ces articles du Monde ou de France TV Info qui parlent d’un texte qui pénalise « la diffusion malveillante d’images des forces de l’ordre » (1). Cela n’est pas vérité. Le texte n’interdit pas de diffuser des « images des forces de l’ordre » mais des images du « visage ou de tout autre élément d’identification » d’un membre des forces de l’ordre. La diffusion d’images des forces de l’ordre sur lesquelles les visages ne sont pas reconnaissables demeure permise – et ce, même lorsqu’elle est malveillante, ce qui est d’ailleurs assez improbable. Ensuite la réaction de David Dufresne, Caroline Valentin est avocat, journaliste à Mediapart dont il est l’un des essayiste et éditorialiste. Elle cofondateurs et proche d’Edwy Plenel, docu- est notamment coauteur de Une mentariste qui s’est spécialisé depuis plusieurs France soumise, les voix du refus (Albin Michel, 2017) et a contribué années dans les « violences policières » : « Ce à l’ouvrage collectif Le Nouvel qui est visé, c’est la possibilité de filmer des Antisémitisme en France (Albin violences policières et c’est une atteinte aux Michel, 2018). libertés publiques. (2) » Ce n’est pas vrai, là encore. Filmer et diffuser des images de policiers en action demeure légal. Enfin celle de Claire Hédon, Défenseure des droits (3), autorité indépendante chargée du contrôle externe des forces de sécurité :

« Ces vidéos nous ont été et nous sont très utiles lorsqu’il y a des dérapages des forces de sécurité, et si on veut que notre population retrouve confiance en sa police, ce qui est

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indispensable, c’est que, quand il y a dérapage, on le recon- naisse et qu’il y ait une sanction [...]. Ce qui m’inquiète, c’est que nous organe externe, le seul organe externe, nous ne puissions pas continuer à faire notre travail. »

Faux, encore et toujours. Les vidéos sur lesquelles des visages de policiers sont visibles ne doivent pas être diffusées dans le public, mais elles peuvent être communiquées « aux autorités administratives et judi- ciaires compétentes, dans le cadre des procédures qu’elles diligentent ». Le débat est devenu tellement hors-sol que le 30 novembre, sur le plateau de BFMTV (4), Linda Kebbab, déléguée nationale du syn- dicat Unité SGP Police-FO, a été littéralement empêchée de relever l’erreur de la journaliste qui affirmait que l’article 24 restreignait « le droit de filmer les forces de l’ordre » et a subi moqueries du présenta- teur et admonestations du patron de la chaîne. Le 15 décembre, le Conseil de l’Europe s’est invité dans la polé- mique, avec autant de subtilité que les autres opposants au texte. Dunja Mijatović, commissaire aux droits de l’homme, a enjoint par écrit aux sénateurs de la commission des lois française (ingérence quand tu nous tiens) de supprimer cet article 24 qui constituerait, selon elle, « une atteinte au droit à la liberté d’expression et à […] la liberté d’informer », s’inquiétant des préjudices « aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales risquant de découler de la mise en œuvre de cette proposition de loi ». D’accord avec Mme Mijatović : sans liberté d’informer, il n’y a pas de démocratie. Toutefois, l’établissement des faits ou de la vérité ne passe pas par l’identification des policiers, excepté pour leurs autori- tés disciplinaires. L’information délivrée au public, l’exercice du droit d’informer ne peut avoir pour objectif de mettre en danger la vie d’autrui. Quand tel est le cas, l’information cesse d’en être une, elle devient une violence en soi, susceptible d’être perçue comme un appel à d’autres violences tout aussi illégales et répréhensibles. Le projet d’article 24 n’interdit pas de filmer des policiers. Il n’in- terdit même pas de diffuser les vidéos montrant des policiers en inter- vention. Il interdit uniquement de diffuser des vidéos sur lesquelles les

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visages des policiers sont reconnaissables. Et si, sur des vidéos captées, les visages des policiers apparaissent, et que l’on souhaite les diffuser, il suffit alors, pour pouvoir les diffuser, de flouter les visages des poli- ciers, ce que n’importe qui peut faire en suivant les explications don- nées par l’un des nombreux tutoriels disponibles sur YouTube.

Une tendance qui va croissant : la « haine du flic »

Pourquoi flouter le visage des policiers ? Pour éviter qu’en quelques heures, voire quelques minutes, leurs noms et leurs coordonnées cir- culent à leur tour sur les réseaux sociaux, ce qui ne manquera pas d’arriver. L’information viendra toute seule. Thierry Clair, secrétaire général adjoint de l’Unsa Police, le confirme : « Nous avons de nom- breux collègues qui se retrouvent affichés sur les réseaux sociaux avec des menaces, des faits publiés sur leur vie privée, parfois leur adresse, leur téléphone. (5) » Une fois le policier identifié et localisé, il peut se passer n’importe quoi. On a encore en tête le meurtre de Samuel Paty. On ne devrait pas oublier non plus l’assassinat de ce couple de policiers de Magnanville en 2016. En présence de leur fils de 4 ans. À l’ère des réseaux sociaux et de leur gigantesque puissance d’impact, cet appel est susceptible d’avoir une résonance colossale. Une vidéo « choc » suscite sidération, colère, indignation, autant de réflexes émo- tionnels qui paralysent la raison. Or, on peut tout faire dire à une vidéo, selon la manière dont on la coupe, dont on l’angle, dont on la com- mente. On peut tout faire dire à une vidéo, alors que n’importe qui peut décider, avec pour seuls outils un compte Twitter et un smartphone, de s’improviser journaliste, sans avoir à dévoiler ses éventuelles motivations idéologiques, sans s’encombrer de quelconques règles éthiques. Ne pas flouter le visage des policiers ajoute à une tendance qui va croissant, la « haine du flic », cet « Acab » (acronyme de « all cops are bas- tards », « tous les policiers sont des salauds ») importé d’outre-Manche en France depuis quelques années déjà et qui a connu une nouvelle jeunesse depuis le meurtre de George Floyd, notamment en France où le slogan – et le meurtre de Floyd lui-même – a été récupéré par certains mili-

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tants afin d’attiser les foules autour des prétendues violences policières qui auraient conduit à la mort d’Adama Traoré. « Acab » ne se contente pas de fleurir sur les pancartes de toutes les manifestations organisées par cette extrême gauche qui revendique encore le monopole du cœur tout en visant à la sédition mais elle a également envahi les « stories » Insta- gram consultées par les plus jeunes. Être contre le racisme, penser bien, être une bonne personne, c’est aussi exécrer la police accusée de faire tant de mal aux pauvres gens surtout quand ils sont de couleur. En clair, scander Acab, c’est faire preuve de bonté de cœur. La société semble avoir oublié que les forces de l’ordre ont le monopole de la violence légitime, et que cet attribut est essentiel à la préservation de la démocratie et à la sécurité des personnes et des biens qu’elle doit assurer. Sécurité qui, au passage, intéresse au premier chef les plus démunis, ceux qui habitent dans des quartiers dangereux qu’ils n’ont pas les moyens de quitter. Ainsi, une interpellation musclée, aussi légitime puisse-t-elle être, est aujourd’hui perçue comme inacceptable, comme une « violence poli- cière » pour utiliser le terme consacré, d’autant que, le plus souvent, la vidéo se garde bien de montrer ce qui a justifié le recours à la force par les policiers. Il est d’ailleurs fréquent, dans certains quartiers où la police n’inspire plus ni crainte ni respect, qu’elle soit prise à partie par la population dès qu’elle intervient. Il n’est également pas rare qu’une interpellation dans ces mêmes quartiers, d’autant plus quand elle est fil- mée et diffusée sur les réseaux, provoque des émeutes. On devrait d’ail- leurs peut-être discuter du point de savoir si ce type de vidéo, partiale, tronquée, est une information qui mérite d’être protégée au nom du droit d’informer, question que le texte en préparation ne soulève pas. En revanche, dans ce contexte de déchaînement haineux, il n’est pas accep- table que le visage dévoilé d’un policier l’expose à des représailles envers lui-même, sa famille, ses enfants. Une maladresse du texte a été relevée, mais malheureusement assez mal commentée. Pour que l’infraction de l’article 24 soit constituée et donc sanctionnée, il ne suffit pas qu’une vidéo soit diffusée sur laquelle on voit le visage d’un policier ; il faut également que cette diffusion ait eu pour « but manifeste qu’il soit porté atteinte à l’intégrité physique

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ou psychique » du policier en question. Il y a d’abord un problème de sens : que signifie concrètement cette formulation hasardeuse ? Comme le fait remarquer le ministre Éric Dupont-Moretti, « on ne peut pas poursuivre les gens pour une intention » (6). Ajoutons qu’il y a également un problème de détermination du cou- pable. Le texte vise la diffusion d’une vidéo. Quand il s’agit d’un média classique, cette formulation convient. Mais dans le cas d’une vidéo diffu- sée sur les réseaux sociaux, il y a une multitude d’intervenants, la personne qui aura mis la vidéo en ligne et la foule de ceux qui l’auront « retwittée ». Lequel de tous ces gens-là sera coupable d’avoir « diffusé » la vidéo ? Celui qui l’a mise en ligne ? Celui qui l’a partagée ? Et chez qui devra-t-on établir « le but manifeste qu’il soit porté atteinte à l’intégrité physique et psy- chique du policier » ? En réalité, on aurait pu et dû se passer de cet ajout qui oblige en principe l’enquêteur et la victime à apporter des éléments factuels prouvant l’intention malveillante – et même « manifestement » malveillante – à la source de la diffusion des images. Car, comme le dit justement l’avocat spécialiste du droit de la presse Christophe Bigot dans un entretien au Point, « par définition, ce type d’image porte intrinsèque- ment préjudice au policier qui est reconnaissable » (7). Pour atténuer l’impact d’un texte dont ils jugent qu’il empiète trop sur la liberté d’information, certains estiment qu’il faudrait limiter son application aux vidéos accompagnées « d’exhortations expresses à por- ter atteinte à l’intégrité physique ou psychique des forces de l’ordre ». Sauf qu’en pratique il n’y a jamais de telles exhortations. Une vidéo est diffusée, et c’est l’indignation qu’elle suscite qui induira cette exhor- tation. Point n’est besoin d’en rajouter. Et puis les internautes sont des malins. Si on ajoute cette condition d’« exhortation expresse » à la loi, il leur suffira d’accompagner la vidéo d’une formule toute faite du genre « la diffusion de cette vidéo ne vaut pas exhortation expresse à porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique des forces de l’ordre », et le tour sera joué, le texte inapplicable, et la vidéo pourra être diffusée sans risque pour son auteur d’être sanctionné. On a également entendu que le texte ne devrait pas prévoir de peine de prison, sauf quand elle est « strictement nécessaire », notamment quand il y a « diffusion massive » de la vidéo d’un policier avec « incitation à

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un lynchage physique ». Mais la « diffusion massive » d’une vidéo sur les réseaux sociaux n’est jamais le fait d’un seul homme. Une personne met la vidéo en ligne et des membres des réseaux sociaux vont la partager, le plus souvent une fois chacun, et, de partage en partage, la diffusion deviendra massive. Il n’y aura donc jamais aucun coupable désigné à cette diffusion massive, même pas celui qui aura mis la vidéo en ligne et qui ne peut être tenu pour responsable du succès de sa publication. Quant à la prison, le Code pénal prévoit déjà que le juge ne peut prononcer de peine d’emprisonnement ferme qu’en dernier recours, « si la gravité de l’infraction et la personnalité de son auteur rendent cette peine indispensable et si toute autre sanction est manifestement ina- déquate » (article 132-19 du Code pénal). De surcroît, quand la peine de prison ferme prononcée est égale ou inférieure à 6 mois (la peine de prison d’un an prévue dans le texte n’est pas la peine que devra pronon- cer le juge mais la peine maximale qu’il pourra prononcer), cette peine est convertible en d’autres peines qui permettent au prévenu d’éviter la prison (travail d’intérêt général notamment). On peut d’ailleurs se demander si la mise en danger d’un policier ne mériterait pas des peines un peu plus substantielles que celles que le projet d’article 24 prévoit. Le grand professeur de droit Henri Batiffol nous alertait déjà il y a bien longtemps : l’objectif de la loi « doit être de lire dans les faits sociaux les règles qu’elle doit consacrer, au besoin en les aménageant » (8). C’est précisément ce que fait cet article 24, dont on espère que la réécriture annoncée ne se fera pas au détriment de la nécessaire pro- tection des forces de l’ordre.

1. « Jean Castex fait machine arrière sous la pression du Parlement, “l’article 24” ne sera pas réécrit par une commission indépendante », Le Monde, 27 novembre 2020. « Sécurité globale : “Aucun policier” ne pourra empêcher “un citoyen de filmer”, assure Gérald Darmanin », Francetvinfo.fr, 20 novembre 2020. https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/police/violences-policieres/securite-globale-l-article-24-est- une-atteinte-a-la-liberte-d-expression-estime-le-conseil-de-l-europe_4224449.html 2. Nicolas Berrod, « Article 24 de la loi de Sécurité globale “réécrit” : on vous explique pourquoi il fait polémique », Le Parisien, 30 novembre 2020. 3. Claire Hédon, dans « Bourdin Direct », BFMTV, 20 novembre 2020. 4. Linda Kebbab, dans « Bourdin Direct », BFMTV, 30 novembre 2020. 5. « Proposition de loi “sécurité globale” : sera-t-il bientôt interdit de filmer les policiers ? », franceinter.fr, 5 novembre 2020 6. Éric Dupont-Moretti, BFM Politique, 22 novembre 2020. 7. Christophe Bigot, « Loi sécurité globale : “On a fait trop de politique et pas assez de droit” », Le Point, 1er décembre 2020. 8. Henri Batiffol, La Philosophie du droit, Presses universitaires de France, 1966, p. 34-35.

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94 | Fin de service › Bernard Comment

102 | Le premier couple hétérosexuel lesbien › Marin de Viry

106 | Georges Bernanos et la question de la technique › Sébastien Lapaque

122 | Les soliloques du pauvre Jehan-Rictus › Céline Laurens FIN DE SERVICE › Bernard Comment

L’auteur de Neptune Avenue analyse la comédie du pouvoir. Il raconte un effondrement professionnel et une rupture conjugale.

l me semble qu’il y a moins de bruit qu’avant. Ou c’est moi ? Une sensation bizarre, comme une rumeur étouffée, une ambiance ouatée, j’entends les voix, des bribes de conversa- tion, mais cela sonne moins dans les oreilles. Comme si les aigus étaient écrêtés. Le garçon, à mon arrivée, s’est montré Itrès cordial, comme à son habitude, et là, il vient de me glisser à l’oreille qu’ils ont profité de cette longue fermeture, plus de quatre mois, pour faire des travaux, pas très visibles mais qui améliorent le confort. Une des conséquences réside peut-être dans cette impression qu’il y a moins d’écho. Je pensais pourtant avoir servi la soupe, comme on dit. Et l’avoir bien servie. Comme d’habitude. Un long article en pages 2 et 3, tout à la défense de leurs intérêts, avec quelques détails croustillants, deux ou trois révélations, le tout pour faire mieux avaler leur petite cuisine. Mais non. « Le Président n’a pas apprécié », m’a lancé d’un ton calme le premier conseiller, qui préférait me voir en personne, « maintenant qu’on peut à nouveau ».

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« Tu es parti tôt ce matin, je n’ai pas entendu la porte claquer, me lance-t-elle à peine assise. – Je ne voulais pas te réveiller. – Oh ! tu sais bien que je ne dors pas. Je réfléchis, les yeux fermés. Je réfléchissais, à nous. – Il fallait que je sois au bureau, pour préparer un rendez-vous un peu délicat. – C’est ta spécialité, les rendez-vous délicats… – Pourquoi dis-tu ça ? – Tu sais très bien à quoi je pense. » Le premier conseiller a fait une longue pause après son « le Pré- sident n’a pas apprécié », et il m’a regardé dans les yeux, fixement, comme s’il cherchait à lire quelque chose, ou tout autant à tracer une marque indélébile, la peur, la domination, l’humiliation, que sais-je. « Vous savez qu’il y a beaucoup de mouvements dans votre groupe, l’avenir est un coup de dés, il ne faut pas se rater. » Claire s’est fait servir un verre de condrieu, toujours aussi délicieux, et bien frais, j’ai à peine touché au mien, mon estomac dit non, je ressens une barre, seule l’eau pétillante me soulage un peu. L’éclairage aussi a changé, plus doux, à peine perceptible, en léger renfort à la lumière du jour, le soleil de ce matin a laissé la place à une couche grise, cotonneuse, sorte de brouillard élevé qui enveloppe la ville et nimbe tout d’une humidité pénétrante. Heureusement, le restaurant est correctement chauffé. « Tu as probablement réfléchi à ce que je t’ai dit hier soir. – Réfléchi à quoi ? – À ce que je t’ai dit hier soir. » Quand même, depuis deux ans, je leur ai consacré des entretiens dès qu’ils en exprimaient le vœu, ou la simple idée, « tel et tel seraient

disposés à répondre à vos questions », et Bernard Comment est écrivain. paf, double page, avec des éditoriaux au Dernier ouvrage publié : Neptune cordeau, des analyses de fond bien orien- Avenue (Grasset, 2019). tées, et là, pour un malentendu, car ce n’est qu’un malentendu, je le lui ai dit, un petit malentendu sans grande importance, tout s’effon- drerait ? Je n’arrive pas à penser à autre chose. Et les quelques appels

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que j’ai tenté de passer après le rendez-vous ont abouti sur un répon- deur, « merci de laisser votre message », ils ont dû se donner le mot, une consigne, « on le laisse mariner ». « Les enfants sont grands, et Louise souhaite à présent s’installer dans un studio. Comme ses aînés. – Oui, elle m’en a touché un mot, mais ce n’est peut-être pas le bon moment… – Pas le bon moment ? – Les circonstances ne sont pas favorables. On ne sait pas de quoi demain sera fait. – Tu plaisantes ou quoi ? – Pas du tout. » Elle secoue la tête, incrédule. Toujours sa façon d’insister, pour avoir le dernier mot. Certes, elle a des biens, du capital, l’héritage à venir et déjà venu en partie, mais tout est à son nom, elle le sait, même l’appartement est à son nom, le père avait insisté, sa fille n’a pas un poste aussi en vue que le mien, ses revenus demeurent modestes, et puis, il pensait déjà à ses petits-enfants, tout était cadenassé, j’avais l’impression de vivre en usufruit, depuis toutes ces années, mais un usufruit que rien ne garantirait dans la durée, un viager plutôt, voilà, je vis en viager. « Tu t’en sortiras toujours, dans ton journal, et le groupe t’apprécie, avec tous les services que tu rends… – Tu crois ça. Les choses ne sont pas aussi simples. – Tu sais, je t’ai toujours aimé. Et je t’aime encore. – C’est gentil. – Enfin, je pense que j’aime encore celui que tu as été, le jeune journaliste intrépide, aux analyses tranchantes, qui n’avait pas peur de remuer et déranger les pouvoirs en place. Oui, celui que tu as été. Ça fait drôle d’y penser. – Qu’est-ce qui est drôle ? – De se souvenir que tu as été cela. » Quand l’opinion hésite, il faut des soutiens, des orienteurs. La réa- lité est infiniment façonnable, et il y a des moments critiques où ça peut basculer d’un côté comme de l’autre, et là, ils appellent. Pas de

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répondeur, pas d’esquive, ils veulent une aide, une réponse immédiate, une contribution significative. Vraiment, j’ai beaucoup donné. J’anti- cipais. Je servais par anticipation. On m’invitait ensuite à déjeuner, « le Président a apprécié », « le Ministre a kiffé », « vous avez le sens de l’à-propos », « bien vu ». « Louise, je lui ai déjà donné mon accord. Elle s’installera dans le studio qui s’est libéré, j’ai fait faire quelques travaux, à peine terminés, le mois d’avril est une bonne date pour emménager. – Tu aurais pu m’en parler. – C’est d’autre chose que je veux te parler. » En fait, je pense que c’est l’article du New York Times qui a tout déclenché. La petite phrase ironique, fielleuse, « la Pravda de Paris », le coup bas, un médiocre correspondant qui a voulu jouer au malin, donner des leçons d’éthique journalistique, de quoi il s’occupe celui- là, leur engagement politique est parfois caricatural et grossier, je n’ai pas ironisé ni attaqué pour autant. « La stagiaire, c’était trop. Tu as franchi la ligne rouge. – De quelle stagiaire parles-tu ? – Audrey. – Ah, Audrey. Ça fait trois ans ou presque. Tu ne vas pas ressortir toutes tes vieilles affaires. – Je ressors ce que je veux. – D’ailleurs tu te fais des idées, il ne s’est rien passé. – Une fille de 19 ans. – Arrête. – Tu crois qu’elle te trouvait beau ? – Mais cesse de parler ainsi. Je t’ai dit, rien. Il ne s’est rien passé. – C’est ce qui m’énerve le plus chez toi, cette capacité à nier, coûte que coûte, jusqu’au bout, et devant les évidences les plus criantes. » Ça ne leur a pas plu, cette histoire de « Pravda ». Comme si leur stratégie finissait dans le mur. À quoi bon ces articles, ces éditoriaux, ces entretiens, ces gros titres, si le journal était démonétisé ? C’était leur mot, « démonétisé ». Parce que, au fond, mon dernier article, ils ne trouvaient pas grand-chose à lui reprocher. Il était dans la droite ligne de ce que je leur sers depuis deux ans. Mais justement, la clé de

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lecture a changé. Et tout ce qui paraît dans le journal devient suspect aux yeux de l’opinion. L’actionnaire aussi s’en est ému. Enfin, le pro- priétaire. Et actionnaire majoritaire. Ou minoritaire ayant la majorité acquise. Ils se sont parlé, c’est certain. Eux et l’actionnaire. Dans mon dos. « Il a poussé le bouchon trop loin », « on ne lui a jamais demandé d’en faire tant ». « Tu trouves toujours à redire sur les petits copains de ta fille, avec ta peur qu’ils lui fassent du mal, qu’ils s’amusent d’elle, tu la vois encore comme une enfant, et eux comme des adultes prédateurs, mais toi, ce n’est pas pareil. Je l’entends, cette phrase, sans arrêt, “ce n’est pas pareil”. Tu y as pensé, au père d’Audrey, et à ce qu’il aurait éprouvé s’il avait su ? Peut-être qu’il a su, d’ailleurs. Vous étiez tellement ridicules, elle et toi. Tu étais ridicule. – Quand tu as quelque chose en tête, impossible de t’en écarter. – Tu veux que je te fasse voir certains messages ? Et des photos ? Et la liste de tes mensonges, les petits hôtels, les virées du vendredi ? Je ne suis pas une idiote, mon cher. Je sais que c’est vrai. Je l’ai toujours su. Comme pour les autres. Toutes les autres. J’ai toujours été au courant. Et de façon beaucoup plus détaillée que tu ne peux le supposer. Pauvre con. – Ça ne te va pas, d’être vulgaire. » Voilà exactement ce que j’aurais voulu lui dire, au premier conseil- ler : « pauvre con ». Je suis devenu trop gentil avec les larbins. « Conseil- ler », et ça se prend pour un ministre, ça se sent investi d’une autorité qu’aucun scrutin ne lui confère, pourtant. « Conseiller », « cabinet », tout cela sent la merde. « Pauvre con », voilà la réponse qui aurait dû jaillir de ma bouche. Au lieu de quoi je me suis entendu dire, dans un filet de voix si peu audible que j’ai dû répéter deux fois la pauvre petite phrase, « vous avez besoin de moi », « vous avez besoin de moi ». Ce qui me surprend tout le temps, dans les plats sans cesse renouvelés de ce restaurant auquel je suis fidèle depuis vingt ans, eh oui vingt ans, un bail, c’est la petite pointe acidulée, légèrement citronnée, en fond de bouche, en deuxième vague de saveur, qui allège le mets. Je demande discrètement un autre verre de condrieu, et fais signe de remplir celui de Claire, mais elle refuse, d’un élégant geste de la main posée sur l’arête du cristal.

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« Pour être claire, si je puis dire, j’ai rencontré quelqu’un. – Ah bon ? – Oh ! ce n’est pas la première fois. Mais tu ne pouvais même pas imaginer une chose pareille, tout à la pensée de toi-même. J’ai donc quelqu’un, je te le dis, et cette fois c’est différent. – Je le connais ? – Pourquoi “le” ? – Ne me dis pas que… – Je ne te dis rien, parce que ça ne te regarde pas. » Le premier conseiller m’a regardé d’un air mi-navré, mi-narquois et m’a rétorqué, d’un ton cinglant, « nous n’avons besoin de personne ». Sa cravate bien serrée, ni trop ni trop peu, ou à peine trop, comme les gens qui ont encore à prouver, qui cherchent la reconnaissance défini- tive, la stature, et sa veste trop comprimée aux épaules, il a secoué la tête et il a ajouté, presque souriant, « nous n’allons pas nous disputer, ce n’est pas une séparation ni un divorce, après tout », et il a ajouté, en conclusion, « le Président vous invitera certainement à dîner, bien- tôt ». Je l’ai regardé, droit dans les yeux, d’abord silencieux, il a paru tout à coup embarrassé, presque honteux, et je lui ai demandé, « Et comment vous allez faire ? », je savais que ce n’était pas la bonne ques- tion, que j’aurais dû rester silencieux, le tenir sous mon regard, lui infliger mon mépris. Il a sauté sur l’occasion et m’a susurré, d’un faux ton de regret, « On trouve toujours des solutions. Il en faudra sans doute deux pour vous remplacer. Ou deux fois une moitié, dans un genre plus subtil, plus nuancé. À vrai dire, vous avez poussé le zèle à l’extrême. Et aujourd’hui, avec les réseaux, nous sommes obligés de faire très attention. » « Si au moins tu l’avais reconnu. Si on avait pu en parler. Et même en rire, peut-être. Mais non. Toujours dans le déni. Incapable d’af- fronter les problèmes, et de reconnaître tes torts, ou tes dérapages, appelle ça comme tu voudras. » Il est probable que cela a fait partie du charme de Claire, du moins à mes yeux : quand elle tient un os, elle ne le lâche pas. Elle ne dévie pas. Je la regarde, rêveur, avec un petit sourire qui lui fait froncer les sourcils, de beaux sourcils fournis et plus foncés que ses cheveux. Net-

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tement plus foncés. Elle boit une dernière gorgée de condrieu, repose le verre, appelle le serveur, lui fait signe de m’apporter l’addition en même temps que deux cafés bien serrés, elle va me faire payer jusqu’au bout, elle plisse les yeux, ses beaux yeux vert et bleu, intenses, elle me fixe, semblant réfléchir, et elle lance, très calme : « Finalement c’est toi qui vas le prendre, le studio. Louise restera avec moi. Son problème, c’est toi. Ton regard sur ses copines quand elles viennent à la maison. Elle avait bien repéré ton manège avec Audrey. Je pense même qu’elle a su, assez crûment. Et elle ne veut pas que ça se répète avec ses amies d’aujourd’hui. – Tu racontes n’importe quoi. Je l’aime, ma fille. Tu ne vas pas me la retirer comme ça. – Tu crois que les jeunes garçons, ses amis de 20 ans, ne sont pas beaux, ne sont pas attirants ? Mais jamais je ne me permettrais de les regarder de façon ambiguë, ni comme une prédatrice, en les fan- tasmant dans mon lit, ou dans des lieux plus salaces, plus excitants, comme tu le fais certainement. – Je te dis que j’aime ma fille et que tu ne me l’enlèveras pas. – Tu l’aimes, mais tu ne la respectes pas. Tu ne respectes personne. Tu ne te respectes pas toi-même, et moins encore celui que tu as été. » Au fond, elle a raison. Je me suis adapté au monde nouveau, aux postes de responsabilité, au pouvoir, on n’accède pas au pouvoir comme ça, elle me fait rire, il faut donner des gages, inspirer la confiance. Quand j’étais jeune, quand je l’ai connue, j’étais pétri de certitudes, ivre de vérités révolutionnaires, mes camarades et moi pensions qu’à quinze, à cinquante, à cent tout au plus, nous allions renverser la République et ses simulacres de démocratie, que nous allions porter les intérêts du peuple, les phrases ronflantes venaient toutes seules, et les citations, Lénine, Mao, Rosa Luxembourg, enfin elle pas tellement, Che Guevara, ou encore Garibaldi, et ces certitudes arrogantes faisaient notre attrait, nous étions invités dans les salons de la bourgeoisie prête à faire basculer la majorité, il y avait des places à prendre, des postes, on n’a pas tardé à nous les proposer, et le ton a changé, mon ton a changé, toujours aussi avide d’avoir raison, mais prêt à certains compromis, à certaines transac- tions, Paris vaut bien une messe, etc.

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« Je fais changer les serrures de l’appartement cet après-midi. Tes affaires seront apportées dans le studio. Ce soir, ou demain au plus tard. Tu trouveras bien une jeune femme pour t’accueillir cette nuit, je suppose. – Mais tu ne te rends pas compte de ce que je vis… – Et toi, tu t’es rendu compte de ce que nous vivions ? De ce que tu nous faisais vivre ? » Le conseiller est reparti, au son des cloches de midi qui arrivait par la fenêtre entrouverte, une habitude gardée depuis le temps de l’épi- démie, j’aime le son des cloches d’église, ça me rappelle mon enfance, dans la petite ville, les heures qui s’égrenaient comme un chapelet, un roulement de coups pour le quart, deux pour la demie, trois pour moins le quart, et quatre pour l’heure pleine, suivis du nombre cor- respondant, à six heures il fallait se dépêcher de rentrer, pendant le couvre-feu aussi, finalement la vie ne cesse de se répéter. Ils n’ont pas compris qui je suis, qui j’étais. Extrémiste. Gauchiste. Pravda. Ils vont être servis. Car ils oublient d’où je viens, de quels extrêmes. J’ai mené tant d’instructions à ma façon, et les statues se fissuraient, finissaient par tomber. Le talent que j’ai consacré à les protéger, à interrompre des enquêtes, à bloquer des publications, je pourrai le remettre au service de fins contraires. On ne m’échappe pas. « À propos, Audrey quitte Paris. Elle m’a appelé. Pour s’excuser. Pour parler. J’aime son intelligence, sa fraîcheur. Elle veut retrouver le fil de sa vie. C’est son expression. »

AVRIL 2021 AVRIL 2021 101 LE PREMIER COUPLE HÉTÉROSEXUEL LESBIEN › Marin de Viry

arius – Priscilla ma chérie, je te rappelle que nous sommes à table dans un restaurant pas pingre où je t’ai invitée, que nous fêtons la date anniversaire de notre rencontre, que le champagne que je t’ai commandé est une Mmerveille, que le lièvre à la royale n’est pas mal non plus, et que je suis en face de toi vêtu d’une jolie veste bleue et d’une chemise ivoire. Certes, il y a quelque chose de mécanique à ce que mon attractivité érotique ait diminué depuis notre première rencontre, mais pourrais- tu lever le nez une seconde de ton smartphone toutes options pour… Priscilla – Marius, c’est très grave, je sens que je vais être débor- dée sur ma gauche, sur Twitter. Marius – Je sympathise, mais je ne sympathise que théorique- ment, n’étant pas de gauche ni abonné à Twitter. Parle-moi de ta souf- france, que j’ai du mal à me représenter. Priscilla – Marius, pour faire simple, dans la vie j’occupe un seg- ment à la croisée de la macroéconomie et du féminisme ; sur le plan philosophique, pour me faire pardonner d’être occidentale, je suis kantienne tendance Mandela. Je me dois d’arpenter ce territoire sur Twitter, c’est mon devoir d’État. Jusqu’à présent, ça marchait admi-

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rablement. Mais je relève de plus en plus de tweets agressifs à mon égard, alors que mes suiveuses étaient béates il y a encore trois mois. Marius – Mais si tu chevauches Twitter, il s’emballe forcément et t’emmène en enfer, non ? Priscilla – Sauf pour une fine élite, dont je peux encore faire par- tie si j’arrive à casser la vague naissante de mes détracteurs. Quelques voix, dont la mienne, se hissent au-dessus de la mêlée. Le caractère ultra-pensé de mes aphorismes, leur style à la fois élégant, prophé- tique, leur propos étayé sur des bases scientifiques insoupçonnables, et cette pointe d’humour anglais ont fait de moi une figure incontestée. Enfin jusqu’à présent. Marius – Mais que te reprochent exactement tes suiveuses ? Priscilla – De ne pas aller assez vite dans la direction que j’in- dique. En particulier que, lorsque je pose des questions, je pose des questions, disent-elles, que mes ennemis veulent que je pose. C’est donc, selon elles, que j’ai intériorisé le point de vue de l’ennemi. Que je m’arrête, complaisante, aux obstacles qu’ils créent entre la victoire du progrès et leur domination. Donc que je suis une traître. Marius – Ah ah ! Bien fait ! Je suis d’accord avec elles. À force de désigner un horizon merveilleux sans hommes et sans capitaux, ton public

s’impatiente. Il veut du concret. Or, tu ponds Marin de Viry est critique littéraire des pensées. Tu imaginais que ça allait durer ? et enseignant en littérature à Sciences Po. Dernier ouvrage Priscilla – Attends, il y a une hyène dac- publié : Un roi immédiatement (Pierre tylographe qui twitte que je suis « sous l’as- Guillaume de Roux, 2017). pect avenant quoique légèrement écœurant › [email protected] d’une bourge progressiste non racisée », une « cisgenre fascinée par les violeurs ». Ressers-moi un coup, je vais pleurer. Marius – Mais elle a un début d’argument ? On a vidé la bouteille, il faut en commander une autre. Priscilla – Elle envoie une photo d’écran d’une note de bas de page de ma thèse citant un papier du chef économiste du FMI lorsque DSK était à sa tête. Marius – … ah ah ah ! T’es cuite, ta culpabilité ne fait aucun doute. Je vois d’ici, dans quinze jours, l’acte d’accusation : une vipère lubrique aimantée par la libido dégoûtante du patron du FMI, une collabo de la

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culture du viol, une idiote utile du patriarcat, un éteignoir des aspira- tions lesbiennes à la régénération de l’humanité, une actrice de la scène intellectuelle sournoisement hostile par sa modération à la convergence intersectionnelle des luttes. Et le verdict : la mort sociale assortie d’une obligation de rééducation. Tes séminaires, finito. Tes collaborations dans des revues, basta. Priscilla – Non mais attends, c’est la panique. Il faut peut-être que je fasse la part du feu. En te plaquant plus vite que prévu dans mon plan de carrière, je délivre, pour mon public, l’objectif « un monde sans hommes ». Tu vois la séquence : sans répondre directement à son tweet, je twitte que vivre partiellement dans l’intersection d’une sphère cultu- relle mâle m’est devenu politiquement, ontologiquement et moralement insupportable, et qu’en conséquence tu es viré. Tchac. Naturellement, on se verrait en secret. Ça leur clouerait le bec, tu penses ? Marius – Très provisoirement. Certes, le spectacle de toi coura- geusement installée dans un grand studio à Reuilly-Diderot que tu te seras payé pour assumer la rupture réelle avec le patriarcat, ça te permettra peut-être de reculer de six mois ton exécution. Mais vas-y, hein, si tu y crois. Il te suffira de changer de marque de champagne et d’opter pour les cosmétiques grand public. Il faudra que tu te familia- rises avec la notion de charges de copropriété, aussi. Priscilla – Quelle horreur. Mais pourquoi mon répit ne durerait que seulement six mois ? Marius – Parce que les trois filles qui ont dix ans de moins que toi et qui veulent te découper la peau pour en faire le petit top qu’elles porteront quand elles occuperont ta place pousseront leur avantage. Elles diront que ta matrice est pourrie par dix ans de mariage, que tes interventions sont celles d’une hétéro pathétiquement dépendante d’un schéma d’échange de protection masculine contre ta soumission sociale et sexuelle. Priscilla – La vache, tu as raison. Marius – Stendhal : « Son exagération le porta naturellement à la tête du parti. » Tes copines qui t’agressent, elles agressent plus le sys- tème que tu ne l’agresses. T’es cuite. Priscilla – Trois tweets et la mort s’avance. Ces chiennes, elles m’adoraient il y a un an.

104 AVRIL 2021 AVRIL 2021 le premier couple hétérosexuel lesbien

Marius – C’est l’accélération de la rotation du LLL : je lèche, je lâche, je lynche. Ça va tellement vite que le moment « je lâche » disparaît. Je lèche, je lynche. Et bientôt : je « lélynche ». La pulsion meurtrière concrète devient consubstantielle à l’effusion de sympathie théorique. Tu es une sociale-démocrate chez Pol Pot, ma chérie. Priscilla – Attends, ne me dis pas qu’il ne me reste plus qu’un avenir dans la banque d’affaires. Marius – Foutu pour foutu, il y a peut-être une manœuvre à ten- ter. 1. Je me colle, moi, sur Twitter. 2. Je déclare que je suis une femme, que j’ai toujours été une femme, que le seul obstacle entre moi et ma vérité sexuelle profonde était un système culturel ignoble, bla bla. 3. Je déclare que mon orientation est homosexuelle, ce qui en plus a le mérite d’expliquer et justifier toutes mes maîtresses avant toi. 4. Qu’en conséquence, je me suis marié avec toi, qui m’as au premier regard fait pleinement comprendre que j’étais une femme, et tant mieux pour nous car toi aussi tu es lesbienne au fond, tu as toujours été lesbienne. Tu rajoutes des pleurnicheries et de la dialectique bidon tirée des bons ouvrages que tu m’indiqueras, et peut-être que ça passe. Priscilla – Bingo ! On sera le premier couple hétérosexuel lesbien. Ah ! avec ça on va frapper fort. C’est imparable. Si elles continuent à me faire ch…, je twitterai qu’elles discriminent les couples hétéro- sexuels lesbiens, et là on gagne. Il faut que tu insistes beaucoup sur le rôle prophétique que j’ai joué dans la métamorphose de ta conscience pourrie, sur mon côté ange de ta révolution identitaire et politique. Marius – Je suis sûr qu’on peut dénicher 3000 couples qui se croient hétérosexuels et lesbiens et hurleront au fascisme si on t’em- bête. Et on va faire notre jonction avec les couples hétérosexuels gays. Priscilla – Cinq hashtags et je te fais une communauté. Marius – Ce qu’il y a de vraiment chouette avec Twitter, c’est le côté Potemkine express et exécution illégale. Tu te fais tuer, tu recons- truis une façade.

AVRIL 2021 AVRIL 2021 105 GEORGES BERNANOS ET LA QUESTION DE LA TECHNIQUE › Sébastien Lapaque

On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Depuis le début des années deux mille, cette réflexion du Georges Bernanos de La France «contre les robots revient de plus en plus souvent. Comme si elle pou- vait dire ce qu’est présentement notre écrasement dans un univers de machins et de machines au sein duquel l’homme semble poliment prié de s’effacer pour laisser la place à des chimères dont l’élaboration se fait désormais au grand jour, avec le soutien de la loi et bientôt de la police. Finie l’époque où Victor Frankenstein devait attendre la tombée de la nuit pour fabriquer un homme-machine avec des mor- ceaux de cadavres. Nos contemporains mènent leurs expériences pro- méthéennes en pleine lumière. Les lecteurs du roman de Mary Shelley, publié à Londres en 1818, se souviennent que l’horrible créature du docteur Frankenstein, ce savant fou qui prétend tenir l’essence même de la vie sous son scalpel, n’a pas d’âme, partant, pas de nom. Inca- pable de joie, elle est fatalement vouée au mal.

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Avec Dracula, Frankenstein est l’un des deux mythes littéraires majeurs – et très vite cinématographiques – qu’a suscités la moder- nité. Il est frappant de voir qu’il nous confronte au projet de fabriquer un homme artificiel et à l’impossibilité de répliquer l’âme humaine. La vie intérieure reste une citadelle imprenable. C’est la raison pour laquelle le monde moderne a lancé toute sa machinerie à son assaut. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », jure donc Georges Bernanos dans La France contre les robots, rédigé au Brésil entre janvier et avril 1945. Ce que le philosophe allemand Martin Heidegger, dans une confé- rence prononcée à Munich en 1953, cinq ans après la mort de l’auteur de La France contre les robots, a nommé « la question de la technique », était un sujet d’intérêt et déjà d’inquiétude depuis les années trente, dans les milieux patronaux, syndicaux, scientifiques ou universitaires.

Que l’on songe à La Rançon du machinisme Sébastien Lapaque est romancier, de Gina Lombroso (1931), à L’Homme et essayiste et critique au Figaro littéraire. Il collabore également au Monde la machine de Nicolas Berdiaeff (1933) et diplomatique. Son recueil Mythologie à Technics and Civilization de Lewis Mum- française (Actes Sud, 2002) a obtenu ford (1934), à la réflexion des non-confor- le prix Goncourt de la nouvelle. Dernier ouvrage publié : Ce monde est mistes des années trente, notamment celle tellement beau (Actes Sud, 2021). de Robert Aron et Arnaud Dandieu dans › [email protected] le cadre de la revue L’Ordre nouveau. La question de la technique, qui retenait singulièrement l’attention des chrétiens et des marxistes, trouve chez Bernanos une formulation inédite. D’abord parce que cet écrivain est d’abord un romancier, un imaginatif qui possède un sens puissant des images et de la mise en scène. Ainsi lorsqu’il fait parler tour à tour le propriétaire d’une filature de Manchester et un tisserand ayant brisé une machine à tisser le coton aux environs de 1760.

« Vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais elles seront d’abord et avant tout, elles seront naturel- lement, essentiellement, des mécaniques à faire de l’or, prophétise ce dernier. Bien avant d’être au service de l’Humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs

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d’or, c’est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instru- ments de spéculation. Or, est-il beaucoup moins avanta- geux de spéculer sur les besoins de l’homme que sur ses vices, et, parmi ses vices, la cupidité n’est-elle pas le plus impitoyable ? (1) »

Ensuite parce que Georges Bernanos est un chrétien qui possède un ton, un tour et un sel prophétiques. Mais attention. Dans la tradi- tion biblique, le prophète n’est pas celui qui prédit l’avenir. C’est un homme d’intimité avec Dieu qui sait L’écouter et qui voit. Et Georges Bernanos avait vu, tel un guetteur à la proue du navire, ce qui nous saute aux yeux trois quarts de siècle plus tard : la puissance de la propa- gande, la dureté de la réglementation et la lourdeur de l’organisation mises au service de la Technique. Tout ce qu’il écrit d’apparemment exagéré sur « le déterminisme inflexible des lois économiques », « l’in- vasion de la Machinerie » ou « la naissance d’une civilisation inhu- maine » est notre quotidien. Le premier, Georges Bernanos a désigné la folie de ses contemporains persuadés de se servir de la Technique alors que ce sont eux qui la servaient. La Technique, il faut le préciser ici, ce n’est pas tel outil, ni même telle machine. C’est le système qui, appuyé sur l’utilisation de cet outil ou de cette machine, ne voit plus que leur propre efficacité et leur propre déve- loppement. La Technique, c’est quand l’outil ou la machine deviennent des fins. C’est ainsi que notre civilisation, privée de sens et de finalité en presque toute chose, est devenue une civilisation des moyens. On peut s’en tenir ici à la définition que proposait Jacques Ellul, dont les liens avec la pensée de Georges Bernanos restent à explorer. Dans La Technique ou l’Enjeu du siècle, le premier de ses grands livres sur la question, il la définit comme « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace » (2). Dans Le Système techni- cien, publié vingt-trois ans plus tard, il affine son propos : « Partout où il y a recherche et application de moyens nouveaux en fonction du critère d’efficacité, on peut dire qu’il y a Technique. (3) » Le progrès technique est donc ce qui n’obéit à aucune autre loi qu’à celle de son

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propre développement. Lorsqu’on demandait à l’industriel américain Henry Ford pourquoi il avait toujours plus d’usines, celui-ci répon- dait : « Parce que je ne peux pas m’arrêter. » Il n’y avait pas d’autre finalité à cet accroissement infini que de continuer sans cesse. « Pour aller où ? », c’est la question interdite que pose insolemment Georges Bernanos dans La France contre les robots.

« “Aller plus vite, par n’importe quel moyen.” Aller vite ? Mais aller où ? Comme cela vous importe peu, imbéciles ! Dans le moment même où vous lisez ces deux mots : aller vite, j’ai beau vous traiter d’imbéciles, vous ne me suivez plus. Déjà votre regard vacille, prend l’expression vague et têtue de l’enfant vicieux pressé de retourner à sa rêverie solitaire… “Le café au lait à Paris, l’apéritif à Chanderna- gor et le dîner à San Francisco”, vous vous rendez compte ! Oh ! Dans la prochaine inévitable guerre, les tanks lance- flammes pourront cracher leur jet à deux mille mètres au lieu de cinquante, le visage de vos fils bouillir instantané- ment et leurs yeux sauter hors de l’orbite, chiens que vous êtes ! La paix venue, vous recommencerez à vous félici- ter du progrès mécanique. “Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable !” Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez- vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas, c’est vous que vous fuyez, vous-mêmes – chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. (4) »

Voici donc la fameuse citation replacée dans son contexte, au beau milieu de La France contre les robots. Ce livre étonnant est le dernier de ceux que Bernanos a écrits au Brésil, où il a passé sept années d’exil

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mélancolique, entre août 1938 et août 1945, avec sa femme et ses six enfants. L’écrivain songeait depuis mars 1944 à un essai dans lequel il exalterait la vocation spirituelle de la France en l’opposant à la civilisa- tion industrielle. Il voulait l’intituler « Hymne à la liberté ». C’est un membre du Comité de la France libre de Rio de Janeiro qui lui a sug- géré de l’intituler « La France contre les robots ». Une puissante intui- tion. Le mot « robot » était encore neuf dans la langue française. Il était apparu dans une pièce de théâtre de l’écrivain tchèque Karel Čapek intitulée R.U.R, Rossum’s Universal Robots, jouée à Paris en 1924. En tchèque, robota signifie « travail forcé », « corvée ». Dans la pièce, les robots fabriqués à la chaîne condamnent les individus à l’oisiveté. Une guerre s’ensuit entre les hommes désœuvrés et les machines révoltées contre leurs créateurs. En 1944, avant que paraissent les nouvelles de science-fiction d’Isaac Asimov, le mot « robot » renvoyait encore à un automate à forme humaine, à l’homme-machine d’une civili- sation nouvelle. Les robots n’avaient pas fait leur apparition dans les chaînes de production industrielle (1961) ou dans les tâches ména- gères (1963). Leur nom évoquait une rivalité dangereuse avec l’espèce humaine. Quand le mot « robot » fait son entrée en littérature fran- çaise en 1944, il le fait simultanément chez deux écrivains, Georges Bernanos et Antoine de Saint-Exupéry. Le 31 juillet 1944, avant d’embarquer pour son dernier vol, l’écrivain-aviateur a laissé cette lettre sur la table de sa chambre : « Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leurs vertus de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier. »

« Une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure »

Pour percer à jour les secrets de La France contre les robots, il est intéressant de savoir que ce livre a en partie été rédigé sous l’invoca- tion de saint Benoît et de sa Règle. Georges Bernanos, qui a vendu sa fazenda de la Croix des Âmes à la fin du mois de février 1945, a passé toute la fin de son séjour brésilien à Rio de Janeiro, et notamment au

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monastère São Bento, un couvent baroque construit au sommet d’une colline par des bénédictins venus de Bahia à la fin du XVIe siècle, en plein milieu de la ville, où l’écrivain avait l’habitude de trouver refuge, en quête de silence et de paix, et toujours trop brièvement. Dom Paulus Gordan a gardé le souvenir de ces moments dans son livre de souvenirs Freundschaft mit Bernanos, en français Mon vieil ami Bernanos (5). Lorsque Georges Bernanos écrit « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie inté- rieure », on peut se demander dans quelle mesure il n’a pas été frappé par le contraste entre le silence, la solitude et la solennelle dignité du cloître aux murs blancs et la grande ville bourdonnant comme une ruche. Il faut imaginer à quoi ressemblait Rio de Janeiro en 1944. Pleine de parfums tropicaux entêtants, c’était la capitale du « pays du futur », comme l’a écrit Stefan Zweig. Une nation moderniste fière de ses terrains d’aviation, de ses cinémas, de ses casinos, de son éclairage nocturne, de ses palaces, de ses gratte-ciel, de ses boulevards, de ses tunnels, de ses avions, de ses automobiles de luxe, de ses vedettes de music-hall, de ses stars de cinéma et de ses stades de football. Le Brésil est un pays du Sud, mais c’est aussi l’Amérique, il ne faut jamais l’oublier. « Somos americanos também, senhor Bernanos. Somos americanos também… », répétait sans cesse le rédacteur en chef de l’écrivain au sein des Diarios Associados, Austregésilio de Athayde, embarrassé par ses saillies contre l’Amérique des machines. À ce pro- pos, il faut noter que les charges de l’auteur de L’Imposture contre « le patois yankee », « l’Usine universelle » et « le paradis des ingé- nieurs » ne datent pas de la Seconde Guerre mondiale et du mouve- ment de volonté de puissance industrielle qui l’a accompagnée dans l’Allemagne nazie, la Russie stalinienne et l’Amérique capitaliste. On en trouve trace dès son premier pamphlet, La Grande Peur des bien-pensants (1931), que l’on met parfois de côté car il porte la trace du préjugé d’une jeunesse antisémite que le romancier a cependant abandonné à partir de 1938. Dans l’œuvre de Georges Bernanos, La Grande Peur des bien-pensants s’impose comme un livre double, à la fois un adieu au passé et une annonce de l’avenir. Dans Les Grands

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Cimetières sous la lune, publié au printemps 1938, sept ans plus tard, après la rupture de l’écrivain avec Charles Maurras et L’Action fran- çaise, et son retour d’Espagne où il avait assisté à une sanglante guerre civile, Georges Bernanos s’en prend à nouveau à ce qu’il nomme désormais la Technique. C’est Bernard Grasset, son éditeur, qui avait souhaité en 1931 que son premier essai de combat fût intitulé « La Grande Peur des bien- pensants ». Georges Bernanos aurait préféré « Démission de la France ». C’est d’ailleurs le titre courant qui figure en haut des pages de l’édition originale, la couverture ayant été changée au dernier moment. Démis- sion de la France demeure un parfait titre pour le cycle de six essais et écrits de combat débuté en 1931 avec La Grande Peur des bien-pensants, poursuivi avec Les Grands Cimetières sous la lune, Nous autres, Français, Scandale de la vérité et Lettre aux Anglais, puis achevé avec La France contre les robots à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a toujours des fulgurances, chez Georges Bernanos, et dans La France contre les robots des pages qui peuvent apparaître assez baroques à un homme du XXIe siècle, en particulier l’innovation constante de la vocation spiri- tuelle de la France, un peu décalée au moment où la start-up nation semble réduite au format administratif d’une simple raison sociale. La certitude de cette vocation avait été renforcée chez Georges Ber- nanos par la lecture de Charles Péguy, un auteur qu’il a d’abord connu comme poète, et qu’il a découvert en profondeur au Brésil, sur la recommandation de son ami le révérend père Bruckberger, au moment de ce qu’il a nommé le « hideux septembre de Munich ». Dans Notre jeunesse, il a trouvé une certaine idée de la chevalerie, de l’honneur, de la fidélité, du mépris de l’argent et du respect de la parole donnée qui lui a servi de flambeau pour ne pas se perdre dans la nuit de l’histoire après l’effondrement de 1940. Il faut y ajouter la compréhension de l’unité profonde de l’histoire de France, à laquelle l’héritage contre- révolutionnaire lui faisait sans doute être un peu étranger. Dans La France contre les robots, magnifiant « la tradition humaniste française », le royaliste Bernanos fait sienne la France de la révolution française et la France des droits de l’homme, non plus seulement la Fille aînée de l’Église, mais aussi l’Émancipatrice du genre humain.

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« La France qu’on aime, c’est la France de Rousseau, la même France qui faisait l’orgueil de cette société dont Watteau est le peintre – à la fois si naturelle et si raffinée, si violente et si facile, d’esprit si lucide [...] La France qu’on aime, c’est toujours la France révolutionnaire de La Fayette et de Rochambeau, qui est très précisément l’opposée de la France de 1920. La France de la guerre d’Amérique, toujours si profondément enracinée dans le peuple, tenant au peuple par toutes ses racines, mais dont les plus hautes branches ployaient et craquaient dans le vent. Un peuple beaucoup plus proche du peuple chrétien du XIIIe siècle par la solidité, la simplicité, la dignité de ses mœurs que ne le sera de lui, quelques années seulement plus tard, par exemple, le peuple de la monarchie de Juillet. (6) »

Cette idée d’un peuple français et chrétien, simple et digne pen- dant des siècles avant d’être broyé par la marche de l’histoire, on la trouve chez Péguy, dans L’Argent, qui fait le monde moderne à l’année 1880. Ce que décrit le poète des Tapisseries s’apparente à une véritable rupture anthropologique et Georges Bernanos lui emboîte le pas.

« L’homme d’autrefois ne ressemblait pas à celui d’au- jourd’hui. Il n’eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes nourrissent pour l’usine ou le charnier. Il n’eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s’avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines, chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, décidés à tuer, résignés à mou- rir, et répétant jusqu’à la fin, avec la même résignation imbécile, la même conviction mécanique : “C’est pour mon bien… C’est pour mon bien…” (7) »

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Dans l’univers de la Technique, Bernanos ne fait pas de distinction entre les systèmes politiques apparemment. « Les régimes jadis oppo- sés par l’idéologie sont maintenant étroitement liés par la technique », explique-t-il en éclairant par avance le face-à-face équivoque auquel nous assistons entre les États-Unis et la Chine dans les premières années du XXIe siècle. Étranger au « hideux nationalisme moderne », l’écrivain célèbre la France comme une princesse de conte de fées, dont la gloire majeure est d’avoir fait éclore des mœurs délicates garanties depuis le Moyen Âge par une farouche tradition de la liberté. Parmi ses raffinements sans nombre, il célèbre son savoir-vivre, « c’est-à-dire beaucoup moins un code qu’un art, l’art de rendre à chacun ce qui lui est dû, et même un peu plus, avec toute la bonne grâce possible ». Par là, il fait écho à ce que George Orwell a nommé la common decency dans son roman Le Quai de Wigan, publié à Londres en 1937. Dans la première moitié de La France contre les robots, Georges Bernanos revisite l’histoire de France en s’attachant à mettre en valeur ce qui fait son unité : le sens de l’honneur et le goût de la liberté. L’attachement de l’élite et du peuple brésiliens au souvenir de la révolution française l’oblige à replacer cet événement dans une perspective plus large, celle des aventures de la liberté au pays de Jeanne d’Arc, de La Fontaine et de Gavroche. À l’opposé du « futur empire économique universel » qu’il fustige dès les premières pages de son livre et voit établir sa souveraineté à l’aide de moyens appa- rement bienfaisants tels que la conscription, les empreintes digitales ou le passeport, il exalte « un pays tout hérissé de libertés » (8) dont la fièvre révolutionnaire des journées de 1789 n’a fait que manifester le tempérament querelleur et le vieux goût de la fronde, la révolu- tion française ayant été « portée dix siècles dans les entrailles de la France » (9). L’image d’un pays « tout hérissé de libertés » était répandue dans les milieux d’Action française et l’historiographie contre-révolutionnaire. On la trouve dans L’Ancienne France, le Roi, un ouvrage de Frantz Funck-Brentano publié chez Hachette en 1912.

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« Aussi Louis XIV et, après lui, Louis XV et Louis XVI ont-ils pu déclarer en maintes circonstances que leurs peuples étaient les plus libres de l’Europe. Cette liberté était telle que, de nos jours, le plus libéral de nos ministres de l’Intérieur la qualifierait d’anarchie. Le pays de France était hérissé de libertés. Par elles, sous la souveraineté du roi, il se gouvernait. Elles plongeaient dans le passé le plus éloigné des racines profondes, à l’instar de l’auto- rité royale qui leur servait de lien et formait l’unité de la nation. »

La forte et insolente idée de Bernanos, c’est que seul un peuple ayant prospéré sous le sceptre des rois capétiens était capable de faire naître les idées nouvelles de liberté, d’égalité et de fraternité et d’exiger leur mise en œuvre, l’homme qui allait leur succéder, après 1793 et après la Convention, étant mûr pour l’obéissance totale à l’État total.

« La colère des imbéciles remplit le monde »

D’une certaine idée de la France, l’écrivain en arrive aux robots. Dans sa charge joyeuse, debout sur ses étriers, sabre au clair, le briga- dier Bernanos ne sépare jamais la question matérielle de la question spirituelle. Dès les premières pages, il évoque une « bizarre déclaration de la conscience ». Le destin de l’âme à l’âge de la Technique l’occupe de bout en bout.

« Les âmes ! On rougit presque d’écrire aujourd’hui ce mot sacré. Les mêmes prêtres imposteurs diront qu’au- cune force au monde ne saurait avoir raison des âmes. Je ne prétends pas que la Machine à bourrer les crânes est capable de débourrer les âmes, ou de vider un homme de son âme, comme une cuisinière vide un lapin. Je crois seu- lement qu’un homme peut très bien garder une âme et ne pas la sentir, n’en être nullement incommodé ; cela se voit,

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hélas ! tous les jours. L’homme n’a de contact avec son âme qu’avec sa vie intérieure, et dans la Civilisation des machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. Pour des millions d’imbéciles, elle n’est qu’un synonyme vulgaire de la vie subconsciente, et le subcons- cient doit rester sous le contrôle du psychiatre. (10) »

Ceux qui ne sont pas familiers avec l’œuvre de Georges Berna- nos peuvent être surpris par le surgissement incessant du mot « imbé- ciles ». Il a chez lui quelque chose de presque affectueux. « La colère des imbéciles remplit le monde », annonçaient déjà Les Grands Cime- tières sous la lune. Étymologiquement, l’imbécile, c’est l’in baculum, celui qui ne peut pas marcher sans bâton. Or Bernanos, les jambes brisées par deux accidents de moto dans les années trente, ne s’avan- çait jamais qu’appuyé sur des cannes, prêtant son bras à un fils ou à un ami. Il se souvenait peut-être d’un sermon sur l’Évangile du para- lytique dans lequel saint Ambroise évoque « la marche boiteuse de nos actions, l’ossature disloquée de nos vies ». Quand ce n’est pas la jambe qui boite, c’est l’âme. Georges Bernanos ne se montre jamais indiffé- rent au destin des imbéciles. Les deux derniers chapitres de La France contre les robots leur sont adressés.

« Ceux qui m’ont déjà fait l’honneur de me lire savent que je n’ai pas l’habitude de désigner sous le nom d’imbéciles les ignorants ou les simples. Bien au contraire. L’expérience m’a depuis longtemps démon- tré que l’imbécile n’est jamais simple, et très rarement ignorant. (11) »

Dans la civilisation des machines et dans l’ordre de la Technique, Bernanos promet un grand destin aux imbéciles, « puisqu’elle est une civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité ». Humble- ment, il avoue le risque de lassitude et de soumission finale à cette « énorme machinerie de propagande et de publicité ».

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« Lorsqu’on pense aux moyens chaque fois plus puissants dont dispose le système, un esprit ne peut évidemment rester libre qu’au prix d’un effort continuel. Qui de nous peut se vanter de poursuivre cet effort jusqu’au bout ? Qui de nous est sûr, non seulement de résister à tous les slogans, mais aussi à la tentation d’opposer un slogan à un autre ? (12) »

L’écrivain détaille ces moyens « chaque fois plus puissants » : la mobilisation totale, la course au profit, le déterminisme économique, la propagande incessante, la création artificielle de nouveaux besoins, la « tyrannie abjecte du Nombre ». Il ajoute un mouvement général d’abstraction particulièrement inquiétant pour un chrétien – car ce mouvement est un mouvement de « décréation ».

« J’affirme une fois de plus que l’avilissement de l’homme se marque à ce signe que les idées ne sont plus pour lui que des formules abstraites et conventionnelles, une espèce d’algèbre, comme si le Verbe ne faisait plus chair, comme si l’Humanité reprenait, en sens inverse, le chemin de l’Incarnation. (13) »

En février 1947, quand La France contre les robots a été publié à Paris par les éditions Robert Laffont, l’accueil qu’a reçu ce texte a été glacial. Dans Esprit, Emmanuel Mounier a dénoncé « les pires pau- vretés intellectuelles contre le machinisme ». Mais il a eu le courage de soutenir son point de vue dans le cadre d’une communication publique intitulée « La machine en accusation, aux origines psycho- sociales de l’anti-technicisme », reprise en novembre 1948 dans un volume intitulé « La Petite Peur du XXe siècle » (14). À distance, on est frappé par la naïveté de l’argumentation d’Em- manuel Mounier et sa façon de prétendre, singeant Hegel, que « par la technique, l’homme objective son activité et s’objective lui-même ». Contrairement à Georges Bernanos, qui n’a pas besoin d’avoir lu Marx pour avoir compris les problèmes posés par l’accumulation illimitée

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du capital, le fondateur de la revue Esprit veut croire que la Technique est capable d’autolimitation.

« Il n’est même pas dit, comme le remarque Mumford, que le volume du machinisme ira en croissant indéfini- ment comme il l’a fait dans sa première phase. Déjà l’on atteint des paliers : l’imprimerie en noir, le téléphone ne sont déjà plus perfectionnants. Viendra un moment où un certain nombre d’inventions de base auront rejoint ce palier optimum où l’équipement collectif et ménager tou- chera une limite, où la mécanisation poussée diminuera le nombre nécessaire des machines productrices, où la satiété, très vite atteinte, du besoin, émoussera le désir qui agite encore notre société sevrée de commodités ; où se résorbera également cette zone du machinisme qui, loin d’être un signe de progrès, marque une inadaptation sociale : excès de transports, inflation administrative, etc. Il est assez pué- ril d’extrapoler le mouvement actuel des choses. Il ne s’agit point de parier légèrement sur une hypothétique sagesse humaine : le machinisme et ses effets portent sans doute en eux-mêmes les germes de leur limitation. (15) »

Plus loin, Emmanuel Mounier poursuit dans cet optimiste alors en vogue dans les milieux catholiques, marxisants et démocrates-chré- tiens confondus. Contrairement à Bernanos, persuadé que la Tech- nique n’obéit qu’aux lois de son propre développement, il est persuadé que la machine est neutre et que tout dépend de ce qu’on en fait.

« Le kodak éduque l’œil et la sensibilité de milliers de jeunes gens ; la radio, intelligemment dispensée, peut for- mer l’oreille et le goût d’un public bien plus vaste que les auditeurs des concerts ; la vitesse décantonalise les mentali- tés, et met la diversité du monde à la portée de tous. (16) »

Sacré farceur ! Je t’en décantonaliserais, des mentalités.

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Pour trouver le moyen d’opposer un optimisme tragique au pessi- misme actif des « nouveaux jansénistes », il faut avoir de l’imagination. Répondant aux individus qui semblent tout voir en noir, il est per- mis de tout repeindre en blanc. Les champignons atomiques du mois d’août 1945 n’ont même pas eu besoin de l’être, le père Teilhard de Chardin ayant motu proprio célébré la Bombe comme un événement spirituel : « La flamme a jailli, l’énergie a débordé » (17). Emporté par le même enthousiasme, Emmanuel Mounier a lui aussi chanté l’entrée de l’humanité dans l’âge de l’atome en terme presque aussi lyriques.

« Lorsque, dans les déserts du Nouveau-Mexique, [les savants] attendaient, face contre terre, le résultat incer- tain de leur premier essai, les plus incroyants sentirent monter en eux quelque chose comme une prière. C’était sans doute la prière du jeune chevalier à la veille de sa consécration : à cette minute, l’homme sortait de sa minorité. Il devenait vraiment, dans les limites de sa portée, le maître de la création. (18) »

Confronté à l’évidence du nihilisme européen, Georges Bernanos n’a jamais craint de la sorte d’être dépassé par le progrès. D’abord parce qu’il a toujours été persuadé que ce qu’on nommait le progrès n’en était pas un. « Jamais un système n’a été plus fermé que celui- ci, n’a offert moins de perspectives de transformations et de change- ments, et les catastrophes qui s’y succèdent, avec une régularité mono- tone, n’ont précisément ce caractère de gravité que parce qu’elles s’y passent en vase clos », écrit-il du système technicien (19). Son verdict est tombé comme un coup de hache.

« Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde est fondé sur une certaine conception de l’homme commune aux économistes anglais du XVIIIe siècle, comme à Marx ou à Lénine. On a dit parfois de l’homme qu’il était un ani- mal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave, mais l’objet,

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la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit.[...] Le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la tech- nique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. (20) »

Georges Bernanos voit loin. Ce n’est pas un doctrinaire, mais un visionnaire. Sans avoir besoin de formuler des concepts, il montre avec de puissantes images de quelle manière la civilisation de la machine a pris l’homme au dépourvu en le soumettant à la loi d’un détermi- nisme inflexible. L’empire économique universel qu’il voit advenir au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie écra- sée sous les bombes, repose sur trois fondements : le collectif, l’abs- traction et la technique. À la pars destruens de La France contre les robots, certains lecteurs regretteront peut-être qu’il n’oppose pas une pars construens, opposant à la brutalité de la Techno-Science-Écono- mie une éthique de la non-puissance dont la source se trouve dans l’Évangile. Il se pourrait bien que cette éthique de la non-puissance soit l’un des secrets motifs du Dialogue des Carmélites, une pièce écrite en 1947-1948 racontant la fin pleine de grâce de religieuses conduites à la guillotine – encore une machine. Aux maléfices du collectif, de l’abstraction et de la technique, son œuvre oppose les puissances libé- ratrices de la relation – même quand cette relation s’appelle la com- munion des saints –, de l’incarnation et de la vie. La technique ou la vie, c’est l’alternative que posait déjà un texte publié au Brésil en septembre 1942 :

« Ambitieuse d’organiser la vie, la technique n’a réussi qu’à organiser la plus grande, la plus prodigieuse entre- prise de destruction des valeurs spirituelles et des biens matériels que l’Histoire ait jamais connue. C’est qu’on n’essaie pas impunément de substituer la technique à la vie. La Technique n’est pas une vie. (21) »

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1. Georges Bernanos, La France contre les robots [1946], in Essais et écrits de combat II, Édition de Michel Estève, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995. 2. Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle [1954], Economica, 2008, p. 18. 3. Jacques Ellul, Le Système technicien [1977], Le Cherche-Midi, 2004, p. 38. 4. Georges Bernanos, La France contre les robots, op. cit., p. 1025. 5. Paul Gordan, Mon vieil ami Bernanos, Cerf, 2002. 6. Georges Bernanos, La France contre les robots, op. cit., p. 1017-1018. 7. Idem, p. 998-999. 8. Idem, p. 1000. 9. Idem, p. 1003. 10. Idem, p. 1052. 11. Idem, p. 1041-1042. 12. Idem, p. 1044. 13. Idem, p. 1037. 14. Emmanuel Mounier, La Petite Peur du XXe siècle, Seuil, 1948. 15. Idem, p. 20. 16. Idem, p. 90. 17. Cf. Bernard Charbonneau, Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, Denoël, 1963, p. 151. 18. Emmanuel Mounier, La Petite Peur du XXe siècle, op. cit., p.36. 19. Georges Bernanos, La France contre les robots, op. cit., p.981. 20. Idem, p. 982. 21. Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-Âmes [1943-1945], in Georges Bernanos, Essais et écrits de combat II, op. cit., p. 445.

AVRIL 2021 AVRIL 2021 121 LES SOLILOQUES DU PAUVRE JEHAN-RICTUS › Céline Laurens

Et loin des gonciers charitables, Des philanthrop’s… des gas soumis, J’aurai d’la soup’, du rif, eun’table Et du perlo pour les z’amis. (1)

abriel Randon de Saint-Amand naquit le 21 sep- tembre 1867 à Boulogne-sur-Mer, d’une mère aspirante comédienne, qui tout au long de sa vie le détesta, et d’un père professeur de danse et de maintien, qui jamais ne le reconnut. Sous ces aus- Gpices restait à fuir le giron familial avec célérité, ce qu’il fit, ses origines anglo-écossaises sous le bras pour tout balu- Céline Laurens est critique littéraire chon. Londres, le pas de Calais, Paris. Dès pour le magazine Lire et journaliste à Radio Notre-Dame. Elle collabore 1885, il commence à fréquenter le milieu régulièrement avec des maisons artistique et désargenté parisien, s’habitue à d’édition telles qu’Actes Sud théâtre la rudesse de petits boulots en tout genre et et Rue Fromentin. › [email protected] loge chez des connaissances, dans la rue ou à l’hôpital ; au gré des aléas d’une pitance incertaine. Désespoir ? Point, le jeune homme a décidé de vivre de sa plume, il accepte ce que l’on nomme les désagréments de la vie de bohème sans broncher et, grâce

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à la sollicitude de José-Maria de Heredia et d’autres amis, il déniche même un assez bon emploi temporaire en travaillant à l’Administra- tion de la Ville de Paris.

Badadang boum ! d’zing ! Badadang !

V’là la chose ; on a essayé d’amasser l’argent du loyer : pour ça, on a trimé, veillé jours et nuits un trimestre entier…

Le moment v’nu… on n’a pas pu on a eu beau s’priver, s’rogner su’ l’quotidien, su’ l’nécessaire, ça r’gard’ pas c’pauv’ Popiétaire qui lui n’demand’ qu’à êt’ payé… (2)

Quelques piges pour Le Figaro et L’Alliance nationale plus tard, sa voie se précise, son front se ceint de lauriers imaginaires : il sera poète, symboliste ou parnassien. Pour ses premiers écrits, il tente d’épouser la silhouette d’une langue académique et traditionnelle, fiancée rassu- rante mais à mille lieues de celle qui sera la sienne. Sa dulcinée sera plus incarnée, parée de hardes rapiécées et criardes. Épaulé par Albert Samain, Leconte de Lisle et Henri de Régnier, brouillon après brouil- lon, feuillet après feuillet, sa langue se cisèle et sa tonalité émerge tandis qu’il cherche une scansion « tranchante comme un couteau à désosser » (3). En une mue rapide, le poète devient chansonnier et, à 29 ans, Gabriel Randon de Saint-Amand choisit son nom de plume : Jehan Rictus (anagramme brinquebalante de Jésus-Christ). Le laudanum et le piano d’Erik Satie accompagnent ses textes, lorsque, en 1894, il commence à écrire et à réciter ceux qui figure- ront dans le recueil Les Soliloques du pauvre (qui sortira en entier en 1897) : « l’Hiver », « Impressions de promenade » et « le Revenant ». C’est un tiercé gagnant : le monologue a le vent en poupe, les paroliers sont perçus comme des poètes vivants et ses textes plaisent à l’homme du peuple dont il se fait le chantre, avec humour et dérision. Enfin,

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l’adoubement par Catulle Mendès, Jean Lorrain, Remy de Gourmont, Stéphane Mallarmé et Léon Bloy lui permet de chasser d’un coup de balai définitif les lendemains difficiles. Ses sonorités claquent en des phrases dont les mots seraient des coups de semelle sur le pavé, ses formules argotiques s’entrechoquent comme les dents des miséreux condamnés au grand vent. Ses poèmes de disette avalent leurs propres syllabes. Mais, surtout, il tente de rendre sa noblesse au parler populaire et à l’homme de peu. Dans « le Revenant », poème en trois parties, Jésus apparaît à un pauvre hère et partage ses errances nocturnes et désargentées, pâlissant devant son Règne qui n’est pas venu. Au petit matin, le vagabond observe le fils de Dieu, have et pâle ; ce n’était que son propre reflet dans une vitrine.

Oh ! voui t’es là d’pis deux mille ans Su’ un bout d’bois t’ouvr’ tes bras blancs Comme un oiseau qu’écart’ les ailes, Tes bras ouverts ouvrent… le ciel Mais bouch’nt l’espoir de mieux bouffer Aux gas qui n’croient pus qu’à la Terre

– Et Jésus-Christ s’en est allé Sans un mot qui pût m’consoler Avec un’ gueul’ si retournée Et des mirett’s si désolées Que j’m’en souviendrai tout’ ma vie.

Et à c’moment-là, le jour vint Et j’m’aperçus que l’Homm’Divin… C’était moi, que j’m’étais collé D’vant l’miroitant d’un marchand d’vins !

On perd son temps à s’engueuler… (4)

C’est le succès mais cela ne lui fait pas dénier ou oublier ses idéaux et ses appétences anarchistes. En exergue des Soliloques du pauvre, Ric- tus avait écrit cette phrase :

124 AVRIL 2021 AVRIL 2021 les soliloques du pauvre jehan-rictus

« Faire enfin dire quelque chose à Quelqu’Un qui serait le Pauvre, ce bon Pauvre dont tout le monde parle et qui se tait toujours. Voilà ce que j’ai tenté. (5) »

Le message du Christ a été oublié, déformé, lui qui est pourtant toujours parmi nous. Le pauvre n’est jamais considéré, il est ignoré, réifié, et cela jusque dans la littérature naturaliste où il devient un prétexte pour désennuyer un lecteur assis bien au chaud dans son fauteuil et frissonnant devant les conséquences du système auquel il participe. Voici ce que Jehan Rictus reproche entre autres à Zola et au naturalisme, une mise en valeur utilitariste des maux du peuple, à grand renfort d’alcoolisme, de famine, de grève et de coups de grisou.

V’là l’temps ousque jusqu’en Hanovre Et d’Gibraltar au cap Gris-Nez, Les Borgeois, l’soir, vont plaind’ les Pauvres Au coin du feu… après dîner ! (6)

À ce propos, il écrivait à Léon Bloy dans une lettre datée du 4 octobre 1900, après la publication de son nouveau recueil, Doléances- Nouveaux Soliloques, au Mercure de France :

« Je vous demande de relire, dans Doléances, « Le Piège » et de me dire si je n’ai pas atteint le but que je me proposais, savoir : peindre, exprimer l’état de ser- vitude et d’abrutissement absolu de l’Ilote moderne qu’est l’ouvrier d’industrie, le misérable et méca- nique Enfant de l’Outil et de la Machine. [...] Je leur apprendrai à laisser crever de faim les artistes sincères, à exploiter les Ouvrières de façon à les précipiter au trottoir… Parole d’honneur, on devrait me cou- per le cou tout de suite tant je compte détruire dans les cervelles populaires le très abrutissant mythe du Travail. (7) »

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Quant à la littérature honnêtement bourgeoise, Jehan Rictus ne l’appréciait pas non plus, la preuve en est avec Un “bluff” littéraire. Le cas Edmond Rostand, pamphlet de 1903 dirigé contre celui qu’il nomme le dramaturge de « la coalition bourgeoise des possédants sans âme ».

Pétarades et échauffourées stylistiques firent son succès, bien. Mais que devient l’aède du bat-la-crève quand celui-ci s’incorpore au sys- tème qu’il dénonçait en accédant au statut de vénérable agent cultu- rel ? La déconnexion d’avec son public premier, la mode qui rend infi- dèle le lecteur contribuèrent à tarir sa verve gouailleuse. Le cabotin Rictus s’écoute et lasse. Comme le souligne Patrice Delbourg dans sa préface : « Contemplations narcissiques, vanité littéraire, répétition desbmêmes séquences héroïques, il ne cesse de repasser le thé avec les mêmes feuilles. » Et ce n’est pas pour rien qu’en une sorte d’épitaphe il choisit en 1920 d’introduire un tiret dans son patronyme littéraire et qu’il devient Jehan-Rictus. Avant sa mort, le 7 novembre 1933, il aura eu le temps de voir une biographie lui étant consacrée sortir, d’enregistrer trois disques de ses poèmes chez Polydor et de décrocher la Légion d’honneur. À 66 ans, Jehan-Rictus a tiré sa courbette et laissé derrière lui pas loin de 30 000 pages de journal intime et des recueils d’une poésie qui bat. Les Soliloques du pauvre, condensé d’une tonalité d’époque, résonnent toujours aussi vivement.

Tonnerr’ de dieu !... La Femme en Noir, La Sans-Remords… La Sans-Mamelles, La Dure-aux-Cœurs, la Fraîche-aux-Moelles, La Sans-Pitié, la Sans-Prunelles, Qui va jugulant les plus belles Et jarnacquant l’jarret d’l’Espoir (8).

1 Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre suivi de Le Cœur populaire, préface de Patrice Delbourg. Édition de Nathalie Vincent-Munnia, nrf Poésie Gallimard, 2020, page 69. 2. Idem, page 188. 3. Idem, page 9. 4. Idem, page 90. 5. Idem, exergue avant le début du recueil. 6. Idem, page 23. 7. Idem, page 301. 8. Idem, page 70.

126 AVRIL 2021 AVRIL 2021 dossier FLAUBERT ET BAUDELAIRE : LE PLAISIR DE DÉPLAIRE

128 | Le dandysme est un romantisme grec › Lucien d’Azay

135 | Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski : explorateurs des souterrains › Robert Kopp

141 | « L’ange gardien, la muse et la madone » › Jean-Baptiste Baronian LE DANDYSME EST UN ROMANTISME GREC › Lucien d’Azay

ans Les Manœuvres d’automne, Guy Dupré évoque une théorie paramnésique qu’il nomme « loi de Sainte-Beuve » en référence à l’unique roman du critique littéraire, Volupté, paru en 1834. Amaury, le protagoniste, est né dans les années qui ont pré- Dcédé la révolution française. Il raconte à un ami, de vingt-cinq ou trente ans son cadet, les souvenirs de jeunesse de sa mère tels que les lui a rapportés son oncle maternel. Ces souvenirs antérieurs à sa naissance l’agitent davantage que ceux de sa propre enfance. Ils lui donnent une parentèle dans l’arrière-temps ; Sainte-Beuve dit qu’ils « repoussent doucement notre berceau en arrière ». La nostalgie des fantômes de la génération qui l’a précédé, cette « mémoire d’avant la chair », c’est la loi de Sainte-Beuve, un des ressorts du romantisme français, qui anime la génération née au tournant du XIXe siècle. Alfred de Vigny, Jules Michelet, Honoré de Balzac, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Prosper Mérimée, Gérard de Nerval et même Théophile Gautier(1) étaient tous enfants ou adolescents quand l’épo- pée napoléonienne s’acheva pour de bon à Waterloo. Trop jeunes pour y avoir participé, ils ont grandi dans le sillage d’aventures glorieuses

128 AVRIL 2021 AVRIL 2021 flaubert et baudelaire : le plaisir de déplaire

qui les hanteront tout au long de leur vie. Loin d’aspirer à un avenir héroïque, ils puisent leurs rêves dans les souvenirs de leurs aînés. Ils rêvent leur destin par procuration rétrospective et en tirent une éner- gie prodigieuse. Leur quête est une fuite du présent à rebours.

De la nostalgie à l’évasion

Mais pour et , tous deux nés en 1821, à une « époque déchue », selon le mot de Jules Barbey d’Aurevilly, la fascination qu’exerçaient la Révolution et Napoléon sur la première vague d’écrivains romantiques commence à se gripper ; son ressort s’est détraqué, partant l’énergie qu’elle suscitait. Cette geste ostensiblement héroïque n’aurait-elle donc été qu’une farce ? Ils constatent l’échec des idées révolutionnaires, dont Lord Byron a été le dernier héraut désap- pointé alors que la gauche anglaise, choquée par la Terreur, connaît une formidable régression. Une telle rupture dynamique plonge la nouvelle génération dans le désarroi. Ce défaut d’élan nostalgique et le désen- chantement qui s’ensuit se traduisent par un mal-être où la langueur se mêle au dégoût de soi, entre la honte et le désir frustré de gloire, sans qu’aucun appel spirituel ne le compense. Faute de mieux, les deux littérateurs en herbe s’insurgent contre les valeurs bourgeoises de leurs familles respectives. Après avoir échappé au service militaire grâce au

tirage au sort, Flaubert rechigne à devenir Lucien d’Azay est écrivain. Dernier avocat. Baudelaire prend l’armée en horreur ouvrage publié : Un sanctuaire à à travers son beau-père, Jacques Aupick. En Skyros (Les Belles Lettres, 2020). › [email protected] 1841, à l’instigation du futur général, qui espérait mater l’esprit séditieux de son beau-fils, il embarque pour Cal- cutta à Bordeaux, à bord du Paquebot des Mers du Sud. Le voyage est interrompu en juin par une escale accidentelle sur l’île Maurice. Déçu par le fiasco de la première Tentation de saint Antoine, qu’ont désapprouvée ses amis Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, Flaubert se laisse convaincre par ce dernier de l’accompagner en Orient. Le jeune polymathe a obtenu du ministère de l’Instruction publique une mis- sion archéologique qui consistera à photographier pour la première fois

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d’illustres monuments. De novembre 1849 à avril 1951, les deux amis voyagent en Égypte, en Nubie, en Palestine, en Syrie, en Asie mineure, en Grèce et en Italie. Flaubert sera surtout marqué par les bordels qui jalonnent leur route. À Esna, sur la rive ouest du Nil, il rencontre une danseuse damascène, Kuchiouk Hânem, qui lui inspirera Salomé dans Hérodias et la reine de Saba dans La Tentation de saint Antoine. Une nouvelle source romantique, annoncée par Byron dans Le Pèle- rinage de Childe Harold, excite désormais les jeunes gens : l’Ailleurs. De retour à Paris, enivré par sa lointaine expérience insulaire, Baudelaire s’amourache d’une mulâtresse, Jeanne Duval. L’exotisme, spatial et tem- porel, se substitue à la nostalgie qu’inspirait la loi de Sainte-Beuve. Flau- bert se met à rêver à l’Antiquité, d’une manière assez factice, comme en témoignera Salammbô. Et Baudelaire aux îles océaniques, tout en découvrant les « plaisirs artificiels », au Club des hachischins notam- ment, sur l’île Saint-Louis (2). Les deux jeunes désabusés souffrent de pathologies nerveuses (sujet à des crises d’épilepsie peut-être feintes, Flaubert dissimulait une réelle hystérie ; neurasthénique, Baudelaire subissait les séquelles psychiques de la syphilis) (3). Ils rejettent plus que jamais la société conformiste et étriquée de leur temps. À défaut de voyages, la fréquentation des « filles de joie » assouvit en partie leur désir d’évasion. En dernier ressort, la rigueur formelle du classicisme leur permet d’élaborer un refuge hors du temps, véritable sanctuaire où ils sacrifient à un art quintessencié comme à une déesse païenne.

Une posture apolitique

En porte-à-faux avec les usages et les intérêts de leur époque, Flau- bert et Baudelaire sont pétris de ressentiment. Le défi à la société reste un exutoire. L’anathème qu’elle leur jette en retour leur tient lieu de consécration. Dès la parution de Madame Bovary le 16 avril 1857, Flaubert est poursuivi en justice pour atteinte aux bonnes mœurs et à la religion ; il sera acquitté grâce à ses rapports avec l’impératrice Eugénie et au talent de son avocat. Deux mois plus tard, Les Fleurs du mal, jugées obscènes et immorales, sont inculpées par le même tribu-

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nal : Baudelaire s’en sort moins bien que le romancier ; il se voit privé de ses droits civiques et condamné à payer une amende (réduite après l’intervention de l’impératrice) tandis que six poèmes sur les cent que contient le recueil sont censurés. Telles sont les circonstances qui prédisposèrent les deux hommes à la posture apolitique du dandysme. Anarchiste de gauche (en 1848, il par- ticipa aux barricades de la révolution de février, appelant le peuple à lyn- cher Aupick, alors commandant de l’École polytechnique), Baudelaire vire à droite après avoir lu Joseph de Maistre, qu’il sacralise. « Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique. Monarchie et république, basées sur la démocratie, sont également absurdes et faibles », écrit-il en 1864 dans Mon cœur mis à nu. Cet homme aux passions brûlantes, ex-rebelle, est si contradictoire qu’il verse dans la caricature de lui-même. Non moins antirépublicain, avec des bouffées de nihilisme (il méprise la « masse », exècre « tout dogmatisme, tout parti », et trouve que le suffrage universel est « la plus ignominieuse bêtise qu’on ait rêvée » (4)), Flaubert, après s’être moqué du patriotisme populaire, se découvre patriote ou fait semblant d’y croire. Quand les Prussiens envahissent la France en 1870, il devient un républicain conserva- teur et modéré, sous l’influence d’Ernest Renan. Et se vante de s’être engagé dans la Garde nationale avec le grade de lieutenant, un fait d’armes d’autant plus discutable qu’aucun état de service militaire ne lui permettait de jouir du statut d’officier.

L’édification du moi à la barbe du monde

Pendant la Régence anglaise, George « Beau » Brummell s’était érigé, sur un mode sensiblement clownesque, en parangon d’une élégance supérieure qui était elle-même une vocation, une quintes- senciation de la singularité au mépris de la bienséance. Il définit « la ligne d’une école nouvelle, une école qui allierait à la passion de l’âme romantique toute la perfection de l’esprit grec », comme l’affirmera Basil Hallward dans Le Portrait de Dorian Gray. Cette

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« grandeur sans convictions », pour reprendre le titre de l’essai que Marie-Christine Natta lui a consacré, on l’appelle depuis lors dan- dysme. C’est le symptôme moral et esthétique du désespoir poli- tique causé par l’échec de la révolution française. « Je suis unique », déclare le dandy en professant la seigneurie de lui-même. Il reven- dique son irréductibilité jusqu’au paradoxe, en brouillant tout rap- port de classes, même si cette attitude individualiste est à l’évidence aristocratique, antipopulaire (c’est la matrice du « bobo » qui s’im- posera à la fin du XXe siècle ; elle remonte à l’Antiquité : Alcibiade, Xénophon, etc.). Le dandy se prend pour un chevalier ; il en endosse la panoplie, qui le fixe et le circonscrit. Mélancolique suicidaire, Baudelaire adopte cette posture compen- satoire avec un enthousiasme auquel il ne croyait plus lui-même. « Le dandy doit aspirer à être sublime, sans interruption, écrit-il dans Mon cœur mis à nu. Il doit vivre et dormir devant un miroir. » « Dernier éclat d’héroïsme dans les décadences », le dandysme suppose une par- faite oisiveté : « Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Comme la poésie, il procède d’une série de « hauts faits », à la fois expériences et performances formelles. Baudelaire l’assimile au stoïcisme. Le dandy se pose en aristocrate ex nihilo. Flau- bert n’envisage pas autrement le métier de littérateur. C’est ainsi que le poète et le romancier se distinguent du vulgum pecus. Leur œuvre s’adresse à un aréopage d’âmes singulières, élitistes, au goût et à la sensibilité sophistiqués. Quant à l’accoutrement qui en découle, observons tout d’abord le portrait photographique de Baudelaire que fit Félix Nadar en 1862. Debout, les mains dans les poches, pénétré de lui-même, le poète regarde l’objectif d’un air dur, incisif ; sa pose suggère l’écri- vain raté de La Fanfarlo, Samuel Cramer : « Le front pur et noble, les yeux brillants comme des gouttes de café, le nez taquin et railleur, les lèvres impudentes et sensuelles [celles de Baudelaire sont pincées, caustiques], le menton carré et despote, la chevelure prétentieusement raphaélesque. » Sous sa veste au large revers, l’auteur des Fleurs du mal porte un gilet à moitié déboutonné, une chemise blanche et une cra- vate nouée à l’instar d’un foulard (on l’imagine rouge ou verte). Élé-

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gance exotique, empreinte de l’Ailleurs. La parure est une parade en marge de la distinction bourgeoise, mais aussi du style « bohème » des romantiques de la première heure, dont Baudelaire méprisait l’allure négligée et échevelée. C’est la tenue funèbre, « à la fois anglaise et romantique », dont parle Gustave Le Vavasseur qui qualifiait le poète de « Byron habillé par Brummell ». De Flaubert au même âge nous est parvenue une photographie réalisée par Étienne Carjat vers 1860. Elle fait écho à une description de François Coppée, de vingt ans son cadet, qui croisa le romancier dans le salon de la princesse Mathilde l’année où parut L’Éducation sentimentale (1869) (5) :

« Avant que son nom eût été prononcé, j’avais été frappé par l’aspect de ce géant à teint apoplectique et à mous- taches de guerrier mongol, très paré, ayant du linge magnifique et même un soupçon de jabot, qui, après avoir salué la princesse, avait replacé sur l’oreille un cha- peau luisant à larges ailes et marchait en faisant craquer dans l’herbe d’étincelantes bottines vernies. Gustave Flaubert avait été un très bel homme dans sa jeunesse, et il avait gardé, du temps où son entrée faisait sensation dans la salle du théâtre de Rouen, certaines habitudes de coquetterie dans sa toilette. […] Vieilli, [il] n’était plus beau, mais il était encore superbe. »

« Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristo- cratique de déplaire », écrit Baudelaire dans Fusées, s’érigeant contre le « lieu commun », symptôme majeur, pour les deux hommes, de déca- dence (l’aversion de Flaubert pour les idées reçues devint obsession- nelle). Ce suprême égotisme est la première exigence du style. Si, par malheur, ils avaient « fait école », comme en rêverait plus tard Oscar Wilde, ou lancé une mode, ils se seraient hâtés de s’en désolidariser ou de la renier.

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Résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre

Le dandysme est une carapace, partant une forme de pudeur. Il tient à une haute idée de la dignité, à une espèce de panache. Et à un état d’âme marginal, en particulier face à la modernité, comble de la vulga- rité pour le poète et le romancier. Plutôt que d’y succomber, Baudelaire préfère la débauche, le naufrage ou le martyre, dans un esprit jusqu’au- boutiste, quasi mystique, à moins qu’il ne se prenne pour Lucifer, tout à la fois « porteur de lumière » et « ange déchu ». Plus sensible aux hon- neurs et au bien-être, foncièrement bourgeois à son cœur défendant (les conventions de la bourgeoisie l’écœurent, mais pas son mode de vie, qu’il assume avec cynisme), Flaubert est volontiers enclin au compromis. Le 13 juillet 1857, il remercie Baudelaire de lui avoir envoyé un exemplaire des Fleurs du mal :

« … J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine. […] Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! […] Ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chan- tez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre. »

Plus Anglais que Normand, Flaubert appartenait déjà, lui, à la sta- tuaire grecque.

1. Nés respectivement en 1797, 1798, 1799, 1802, 1802, 1803, 1808 et 1811. 2. Ce club, immortalisé par Théophile Gautier, se réunissait au 17, quai d’Anjou, dans l’hôtel Pimodan, bâti au XVIIe siècle à l’initiative du duc de Lauzun, esthète et « dandy d’avant les dandys », comme l’écrit Barbey d’Aurevilly dans Du dandysme et de George Brummell. 3. Baudelaire est né sous le signe du Bélier (9 avril) et Flaubert sous celui du Sagittaire (12 décembre), deux signes de Feu, comme celui du Lion. 4. Lettre à la baronne Lepic de novembre ou décembre 1872. 5. Ce roman, de même que Le Lys dans la vallée de Balzac (1836), s’inspire de Volupté de Sainte-Beuve dont il est question ici. L’histoire d’amour platonique d’Amaury annonce l’insatisfaction romanesque du bovarysme, ce penchant tragique de l’esprit humain à rechercher une échappatoire au provincialisme bourgeois, qui vous incite à concevoir une image enjolivée de vous-même, quitte à vous mentir pour accepter votre destin.

134 AVRIL 2021 AVRIL 2021 FLAUBERT, BAUDELAIRE, DOSTOÏEVSKI : EXPLORATEURS DES SOUTERRAINS › Robert Kopp

rois géants de la littérature universelle : le hasard les a faits naître la même année, 1821. Une invitation à célébrer leur commun anniversaire ? De croiser leurs regards et quelques-uns de leurs textes ? Inutile de rapprocher les trois sur le plan de la biographie. Ni TBaudelaire ni Flaubert n’ont jamais entendu parler de Dostoïevski. Ce n’est qu’en 1862 que l’auteur des Souvenirs de la maison des morts fait son premier voyage en Europe, ayant purgé ses quatre années de bagne et ses six années d’armée. Condamnation que lui a value sa partici- pation aux réunions de Mikhaïl Petrachevski (1821-1866), un cercle fouriériste, révolutionnaire aux yeux de la police du très conservateur Nicolas Ier (celui dont les puissances européennes combattirent les vel- léités expansionnistes lors de la guerre de Crimée). La littérature russe n’est entrée dans l’horizon littéraire français que dans les années 1880, à l’époque du rapprochement franco-russe (devenu impératif après Sedan). Le principal promoteur de cette litté- rature, si étrangère à la mentalité française, aura été le diplomate, voya- geur et homme de lettres Eugène Melchior de Voguë (1848-1910). Son livre, Le Roman russe, de 1886, connut un énorme succès. Les

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différents chapitres – Pouchkine, Gogol, Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï – avaient d’abord paru dans la Revue des Deux Mondes, dont Voguë était alors un des principaux collaborateurs (Anatole Leroy- Beaulieu suivant la question russe sur le plan politique). Si le nom de Dostoïevski n’arrivait pas à Baudelaire et à Flau- bert, c’est qu’à l’époque la littérature russe était représentée par Ivan Tourgueniev (1818-1883) qui, après des années berlinoises et un pre- mier séjour à Paris, s’était définitivement installé dans la capitale en 1857, l’année de Madame Bovary et des Fleurs du mal. Des plaques, apposées au 210 de la rue de Rivoli et au 50 de la rue de Douai, témoignent aujourd’hui encore de sa présence. Or, Tourgueniev se situe aux antipodes de Dostoïevski qui, d’ailleurs, le méprisait au point de le caricaturer sous les traits de Karmazinov dans Les Démons. Cosmopolite et polyglotte, lié avec Mérimée, George Sand, Alexandre Dumas et, surtout, les Viardot, qui l’hébergeront jusqu’à sa mort en 1883, à Bougival, Tourgueniev faisait partie de ces occidentalistes que les slavophiles considéraient comme des traîtres à l’âme russe. À en croire le Journal des Goncourt, c’est en 1863 que Tourgueniev a fait la connaissance de Flaubert. Une vive amitié est aussitôt née entre eux, dont témoigne une abondante correspondance, ainsi que la traduction en russe par Tourgueniev de La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Or les critiques que Dostoïevski n’a cessé d’adresser à l’Occident et à la France en particulier ne s’étendent pas à la littérature, bien au

contraire. Il n’y a pas plus boulimique lec- Robert Kopp est professeur à teur d’Homère et de la Bible, des tragiques l’université de Bâle. Dernières grecs et de Shakespeare, d’Ann Radcliffe et publications : Un siècle de Goncourt (Gallimard, 2012), L’Œil de Baudelaire de Walter Scott, de Goethe et de Schiller, de (avec Jérôme Farigoule et alii, Paris- Scribe et d’Eugène Sue, de George Sand et Musées, 2016). de Victor Hugo. Sans parler de Pouchkine › [email protected] et de Gogol, son grand modèle. Tout jeune, il avait traduit Eugénie Grandet, fort librement, il est vrai, en exagérant le côté dramatique et la rutilance du style de Balzac, pour souligner le réalisme fantastique de l’œuvre. Comme Baudelaire, Dostoïevski appréciait en Balzac le visionnaire plus que le réaliste. Nouveau Dante, il suivait son Virgile à travers les cercles de l’Enfer. De tous les enfers, ceux de la société

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et ceux de l’âme humaine. Dostoïevski n’avait-il pas rêvé d’écrire des « Mystères de Saint-Pétersbourg » en écho aux Mystères de Paris ? Quant aux abîmes de l’âme humaine, les Carnets du sous-sol les explorent bien plus avant encore que ne l’avaient fait La Tentation de saint Antoine et Les Fleurs du mal. Que ces textes, par ailleurs très différents, puissent entrer en résonance, bien des lecteurs modernes, de Voguë à Gide, de Claudel à Camus, de Charles-Louis Philippe à Sartre, l’ont noté. La plupart d’entre eux ont été sensibles aux dimensions spirituelles de ces œuvres, qui établissent entre elles comme des dialogues imaginaires. Quant aux dialogues entre Baudelaire et Flaubert, ils ont été bien réels, moins nombreux, toutefois, et moins cordiaux que ce qu’on en a dit, et ce que les procès qui leur furent intentés pour les mêmes motifs à quelques semaines d’intervalle ne le laisseraient supposer. D’ailleurs, si Baudelaire semble avoir intimement compris Flaubert, la réciproque est moins sûre. Bien que les deux écrivains eussent fait par- tie de la même génération, ils n’appartenaient pas au même monde. Leur style de vie n’était pas le même. Flaubert fait partie des écrivains rentiers, comme les Goncourt. Une catégorie dont les fondateurs de la NRF, Gide et Schlumberger, seront les derniers représentants. Baude- laire appartenait à la bohème pauvre. Certes, ces milieux se touchent, mais ils ne se recoupent pas. Il n’existe pas un seul champ littéraire, mais plusieurs. Flaubert, grâce à son père médecin, était un grand bourgeois. La rente que sert à Baudelaire son conseil judiciaire après l’humiliante mise sous tutelle du jeune prodige, qui avait dilapidé la moitié de son héritage en deux ans, correspondait au quart de ce dont disposaient ses confrères. Il ne participe pas aux dîners Magny, où se réunissent à partir de 1862 les Goncourt, Flaubert, Sainte-Beuve, Maupassant, Gautier, Tourgueniev, Renan, Taine ; il ne fréquente pas non plus le salon de la princesse Mathilde, où se retrouvent pour par- tie les mêmes. Depuis les splendeurs un peu factices de l’hôtel Pimo- dan, ses relations sont moins nombreuses. Il y avait croisé Aglaé Sava- tier, le modèle d’Auguste Clésinger pour l’extatique Femme piquée par un serpent. Il la retrouvera, près de dix ans plus tard, sous le nom d’Apollonie Sabatier, rue Frochot, où l’avait installée son amant d’alors, l’industriel et collectionneur franco-belge Alfred Mosselman

AVRIL 2021 AVRIL 2021 137 flaubert et baudelaire : le plaisir de déplaire

(1810-1867), et où « la Présidente », comme l’appelait Gautier (qui se plaisait à lui envoyer des lettres pornographiques dont l’assistance se délectait), tenait salon et recevait écrivains et artistes les dimanches soir. C’est chez cette superbe demi-mondaine, à qui Baudelaire avait voué un culte digne de la Laure de Pétrarque, que le poète des Fleurs du mal a rencontré pour la première fois Flaubert. Ce fut sans doute vers le printemps de 1857, à l’époque de la publication et du procès de Madame Bovary et peu avant la publication et le procès des Fleurs du mal (1). Flaubert a été sensible à la sombre beauté des Fleurs du mal. « Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! », écrit-il le 13 juil- let 1857. « Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. » Quant aux « quelques ques- tions », « sous forme dubitative et modeste », qu’il comptait poser, il les remet pour une prochaine rencontre (2). Peut-être concernaient- elles déjà cet « Esprit du Mal », dont la présence le gênera, trois ans plus tard, dans Les Paradis artificiels, où il crut percevoir « comme un levain de catholicisme çà et là » (3). À ce soupçon, Baudelaire répondit aussitôt :

« J’ai été frappé de votre observation, et étant descendu très sincèrement dans le souvenir de mes rêveries, je me suis aperçu que de tout temps j’ai été obsédé par l’im- possibilité de me rendre compte de certaines actions ou pensées soudaines de l’homme sans l’hypothèse de l’in- tervention d’une force méchante extérieure à lui. – Voilà un gros aveu dont tout le XIXe siècle conjuré ne me fera pas rougir. (4) »

En effet, dès l’ouverture des Fleurs du mal, dès l’adresse « Au lec- teur », qui a paru pour la première fois en 1855 dans la Revue des Deux Mondes, le poète affirme : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! » Et de stigmatiser nos faiblesses coupables : « Aux objets répugnants, nous trouvons des appas ; / Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas, / Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. »

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N’est-ce pas l’itinéraire de bien des héros de Dostoïevski, des Carnets du sous-sol à Crime et châtiment, des Frères Karamazov aux Démons ? Baudelaire, dans son poème liminaire, lorsqu’il parle de lui, parle de nous, parle du lecteur, de « l’hypocrite lecteur, – mon semblable –, mon frère ! » Et Dostoïevski, dans les Carnets du sous-sol, qui préludent à ses grands romans, veut faire le portrait d’« un des représentants de la génération qui s’éteint actuellement ». Leur œuvre à tous deux semble placée sous le signe de Pascal, celui de la double nature contradictoire de l’homme. « Quelle chimère est- ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbé- cile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers ! » Cette Pensée, parmi bien d’autres, pour- rait servir d’épigraphe à plus d’un de leurs textes (5). À tel feuillet de Mon cœur mis à nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux pos- tulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », à telle page de « L’Éloge du maquillage » dans Peintre de la vie moderne : « Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle et surna- turelle, puisqu’il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir » (6), répond ce début des Carnets du sous-sol : « Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant », ou la confession de Stavroguine, avouant le viol de la petite Matriocha, dans Les Démons. Sensibles à la condition misérable de l’homme, Baudelaire et Dostoïevski l’ont aussi été à sa misère matérielle. À la misogynie du poète des Fleurs du mal répond la pitié que lui inspirent « les petites vieilles », frappées par l’âge, la souffrance, le malheur. « Ah ! j’en ai suivi de ces petites vieilles ! » Et « les pauvres gens » font partie de l’univers de Dostoïevski depuis son roman de jeunesse éponyme. La charité est une des dimensions de leur spiritualité. Qu’il soit croyant comme Dostoïevski, en quête d’une foi comme Baudelaire ou sereinement agnostique comme Flaubert, chacun cultive le même pessimisme, le même mépris pour l’incomplétude de

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l’homme, le même refus du monde moderne. Loin d’être le couron- nement de la création, l’homme est marqué par d’infinies faiblesses. Flaubert et Dostoïevski en ont fait l’expérience, en plus, à travers leur épilepsie. Mais le haut mal est peut-être une grâce, voire une élec- tion. Quant au progrès, si progrès il y a, il ne peut être que moral. Aucun des trois ne croit au progrès matériel, celui dont les Expositions universelles exaltent les bienfaits. Aux diatribes de Baudelaire contre « cette idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne » (7) fait écho la sidération de Dostoïevski devant le Crys- tal Palace. Hostiles au positivisme, ce n’est pas à la science qu’ils ont demandé de creuser le mystère de l’homme, mais à la philosophie, à la théologie, à la poésie.

1. Voir Robert Kopp, « Baudelaire et Flaubert sur le banc des escrocs », Revue des Deux Mondes, novembre 2016. 2. Gustave Flaubert, Correspondance, tome II, édition Jean Bruneau, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 745. 3. Gustave Flaubert, Correspondance, tome III, édition Jean Bruneau, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 93. 4. Charles Baudelaire, Correspondance, tome II, édition Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 53. 5. Pascal, Pensées, édition Philippe Sellier, Classiques Garnier, 1991, p. 211. 6. Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », in Œuvres complètes, tome II, édition Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 715. 7. Compte rendu de l’Exposition universelle de 1855, in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 580.

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harles Baudelaire, Gustave Flaubert. Qu’est-ce qui rapproche ces deux monstres sacrés de la littérature française ? Qu’est-ce qui les réunit ? Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? En premier lieu, une date : ils sont nés l’un et l’autre Cen 1821, Baudelaire le 9 avril à Paris, Flaubert le 12 décembre à Rouen. En deuxième lieu, la censure : en 1857, ils ont chacun été pour- suivis en justice, avant de faire l’objet d’un réquisitoire prononcé par le même procureur impérial, Ernest Pinard. Un nom qui ne s’invente pas. C’était un Bourguignon natif d’Autun, alors âgé de 35 ans, dont on croit savoir qu’il était toujours abstème (un comble pour Bourgui- gnon !), vétilleux, escobar, autoritaire, entêté, plus légaliste que Louis Napoléon Bonaparte, auquel il avait fait allégeance, sans la moindre réserve, et qu’il considérait comme un monarque de génie. Les motifs ? Outrages aux bonnes mœurs et offense à la religion. Baudelaire pour avoir publié Les Fleurs du mal, et Flaubert, lui, Madame Bovary.

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Deux brûlots aux yeux de Pinard et aux yeux des innombrables contempteurs de l’Empire, plus faux derches les uns que les autres – ce par quoi, d’ailleurs, on les reconnaissait aisément à l’époque, aux quatre coins de l’Hexagone, et davantage peut-être à Paris, dans les fameuses – et mystérieuses – allées du pouvoir. Le 7 février 1857, la 6e Chambre correctionnelle de Paris décidait de ne pas sanctionner Flaubert, tout en taxant son roman de « réalisme vulgaire ». En revanche, le 20 août, elle condamnait Baudelaire et ses éditeurs originaires d’Alençon, Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise, à des amendes et ordonnait la suppression de six poèmes des Fleurs du mal. (Par parenthèse, le 25 septembre de la même année, après avoir entendu le réquisitoire de l’intraitable Pinard, la même Chambre correctionnelle allait également condamner Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, alors même que ce dernier était mort à Annecy- le-Vieux, sept semaines auparavant !) Dans L’Artiste du 18 octobre 1857, Baudelaire a rédigé un très élogieux article sur Madame Bovary, et ce texte reste un des plus justes et des plus perspicaces jamais écrits sur ce chef-d’œuvre roma- nesque – « une vraie gageure », « un pari », « tour de force dans son entier », « une merveille », œuvre « belle par la minutie et la vivacité des descriptions », dont la logique « suffit à toutes les postulations de la morale ». De son côté, Flaubert, qui avait reçu Les Fleurs du mal à Crois- set, devait écrire une longue lettre à Baudelaire en date du 13 juillet 1857 et lui dire qu’il avait « dévoré » le volume « comme une cui- sinière fait d’un feuilleton », avant de le Jean-Baptiste Baronian est écrivain. relire « vers à vers, mot à mot » : « Vous avez Dernier ouvrage publié : Simenon trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. romancier absolu (Pierre-Guillaume Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la de Roux, 2019). première de toutes les qualités) et l’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer. » Et de vanter pour leur « âpreté » « La Beauté », « L’Idéal », « La Géante », « Le Beau Navire », « À une dame créole », « Une charogne », le poème « Spleen » commençant par « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », « Voyage à Cythère »…

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Par contraste, le 15 juin 1860, il lui reprochera d’avoir mis « comme un levain de catholicisme çà et là » dans Les Paradis artificiels. Ce qui, en troisième lieu, réunit aussi Baudelaire et Flaubert, c’est une femme : Apollonie Sabatier. La formule « né, ou née, des œuvres » est tout aussi hypocrite que les perfides catilinaires de Pinard. En l’occurrence, toutefois, elle s’ap- plique parfaitement à Apollonie Sabatier, née en 1822, à Mézières, des « œuvres » charnelles intermittentes d’un préfet des Ardennes, le vicomte Louis Harmand d’Abancourt, et de sa malheureuse lingère, qu’on allait marier de force à un brave soldat ne sachant ni lire ni écrire, un certain André Savatier. Savatier avec v. Elle est baptisée Joséphine et, en 1832, elle vient s’établir aux portes de Paris, au village des Batignolles, avec sa mère devenue veuve et sa sœur cadette, Bébé. Elle lit beaucoup, elle apprend à dessiner, à peindre. Elle étudie le piano, le chant, les bonnes manières, les bons usages. Et elle finit, tout naturellement, par tomber à l’âge de 20 ans dans le petit monde des rapins, des littérateurs et des courtisanes. Quelques amourettes, quelques bricoles, et la voilà en 1843 la maîtresse attitrée d’Alfred Mosselman, un colosse belge à la longue barbe blonde de dix ans son aîné, grand fumeur de cigares, noceur invétéré, boute-en-train à ses heures, c’est-à-dire au milieu de la nuit. Il a été un moment diplomate, au service du roi Léopold. Passionné par les miniatures (il s’y serait lui-même adonné), il vit à présent des généreuses rentes versées par son père, banquier, industriel et mécène. Grâce à Mosselman, Joséphine est rapidement introduite dans les milieux et les salons les plus mondains, les plus excentriques de la capitale, en particulier à l’hôtel Lauzun, ou hôtel Pimodan, 17, quai d’Anjou, et, partout où elle passe, elle conquiert de nouveaux admi- rateurs, tant elle est belle et attirante, tant sa personnalité est chaleu- reuse. Mais c’est au Salon de 1847 que son nom et ses traits vont pour ainsi dire irradier le Tout-Paris de la fin de la monarchie de Juillet, quand le sculpteur Auguste Clésinger (un de ses amants les plus régu- liers) exposera un marbre, dont elle est le modèle et qui la représente nue et en extase, désirable à souhait.

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Ce marbre, que les échotiers jugeront indécent et scandaleux, est intitulé Femme piquée par un serpent. Ce qui est incorrect, vu que les reptiles mordent et ne piquent pas. Baudelaire et Flaubert, si puristes, si respectueux des mille et une subtilités de la langue française, ont-ils relevé cette incorrection ? À défaut de l’avoir fait, Baudelaire, qui a visité le Salon de 1847 et qui avait déjà entrevu la protégée de Mosselman aux soirées de l’Hôtel Lauzun, est en tout cas totalement fasciné par cette sculpture. Et bien qu’il en ait critiqué les « draperies » « tubulées et tortillées comme du macaroni », c’est un peu comme si l’image extasiée de Joséphine s’était alors gravée dans son cerveau, jusqu’à tourner à l’obsession. Or, un beau jour de 1851, contre toute attente, il a l’immense, le vertigineux bonheur d’être invité chez elle, de faire ensuite régu- lièrement partie de ses convives habituels, de dîner à sa table, tous les dimanches, dans le bel appartement au deuxième étage, 4 de la rue Frochot, à deux pas de la place de la Barrière-Montmartre (l’actuelle place Pigalle), là où l’a installée Mosselman, plus prodigue que jamais. Depuis 1848, et durant une bonne quinzaine d’années, on n’y verra que le gotha, des écrivains, des musiciens, des peintres déjà illustres ou destinés à le devenir : Honoré de Balzac (il sera, hélas, le premier à disparaître, en 1850 !), Gérard de Nerval, Alexandre Dumas père, Théodore de Banville, Jules Barbey d’Aurevilly, Edmond About, Sainte-Beuve, Jules et Edmond de Goncourt, Maxime Du Camp, Ernest Feydeau (le père de Georges), Alfred de Musset (mais sans assi- duité aucune), Henri Monnier, Arsène Houssaye, , Hec- tor Berlioz, Eugène Delacroix, Pierre Puvis de Chavannes, Gustave Doré, Auguste Clésinger, Jean-Louis Meissonier (il a exécuté deux remarquables portraits de Joséphine), Louis Boulanger… Sans oublier Flaubert, bien entendu, lorsqu’il n’est pas reclus dans sa thébaïde normande ni en voyage. Et sans oublier non plus son ami intime Louis Bouilhet, lequel est pareillement né en 1821 et a l’in- signe privilège de lire ses textes en primeur et d’avoir le droit de les commenter. Et beaucoup d’autres encore.

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Dont le plus remuant, le plus entreprenant d’entre eux, le maître de cérémonie, le commandeur suprême de ces agapes hebdomadaires et de cette « nouvelle Athènes » : Théophile Gautier. C’est lui, par sa verve, son intelligence, son savoir incommensu- rable, ses éclats, sa façon très singulière de se vêtir, c’est lui qui y fait la pluie et le beau temps. C’est lui qui a décidé de prénommer la jeune hôtesse Apollonie, de troquer le patronyme de Savatier contre celui de Sabatier, plus agréable à prononcer et moins équivoque, et surtout de lui attribuer le titre mémorable de Présidente.

Est-ce que la Présidente a été, sinon le grand amour, du moins le grand idéal amoureux de la vie de Baudelaire ? Tout semblerait l’indiquer. À commencer par les poèmes qu’il lui fait parvenir anonymement et dans une écriture déguisée, presque une écriture enfantine ; le premier : « À celle qui est trop gaie », le 9 décembre 1852, un des six poèmes des Fleurs du mal incriminés par Pinard et condamnés en 1857, accompagné d’un billet :

« La personne pour qui ces vers ont été faits, qu’ils lui plaisent ou qu’ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne. Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L’absence de signature n’est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur ? Celui qui a fait ces vers, dans un de ces états de rêverie où le jette souvent l’image de celle qui en est l’objet, l’a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conservera toujours pour elle la plus tendre sympathie. (1) »

Le deuxième poème, « Réversibilité », Baudelaire l’envoie d’une mai- son de passe de Versailles, le 3 mai 1853, puis le troisième, « Confes- sion », six jours plus tard, de nouveau avec un billet, où il se pose la ques- tion de savoir s’il n’y a pas « quelque chose d’essentiellement comique dans l’amour », notamment « pour ceux qui en sont atteints ».

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Plusieurs mois s’écoulent ensuite, et ce n’est que le 7 février de l’année suivante que Baudelaire adresse un quatrième poème d’amour à la Présidente, « Le Flambeau vivant ». Dans la lettre qu’il joint à ses vers, on lit :

« Quant à cette lâcheté de l’anonyme, que vous dirais- je, quelle excuse alléguerais-je, si ce n’est que le pli est pris. Supposez, si vous voulez, que quelques fois, sous la pression d’un opiniâtre chagrin, je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu’ensuite je sois obligé d’accorder le désir inno- cent de vous les montrer avec la peur horrible de vous déplaire. Voilà qui explique la lâcheté. (2) »

Le 17 février 1854, la Présidente reçoit le sonnet sans titre, dont l’incipit est « Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire » et qui s’achève par les trois vers suivants :

« Parfois il parle et dit : « Je suis belle et j’ordonne Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le beau ; Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone. (3) »

Dans la lettre accompagnant ce sonnet, Baudelaire prétend ignorer ce que les femmes pensent des adorations qu’elles suscitent et se confie à sa correspondante sans détour :

« Je ne sais si jamais cette douceur suprême me sera accor- dée de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi et de l’irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau. Je suis simple- ment heureux, pour le moment présent, de vous jurer de nouveau que jamais amour ne fut plus désintéressé, plus idéal, plus pénétré de respect, que celui que je nourris secrètement pour vous, et que je cacherai toujours avec le soin que ce tendre respect me commande. (4) »

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Il ne s’en tient pas là. Le 8 mai, il reprend sa plume et fait parve- nir à la Présidente la plus longue des lettres qu’il lui a jamais écrites jusqu’ici. Il confesse qu’il a peur d’elle, une peur maladive, que c’est la raison unique pour laquelle il lui a toujours dissimulé son identité, que ses ardeurs sont presque religieuses et qu’elle est présente dans tous ses rêves – et par-dessus tout quand son être « est roulé dans le noir » de la méchanceté et de la sottise naturelles.

« Vous êtes pour moi, écrit-il, non seulement la plus attrayante des femmes, de toutes les femmes, mais encore la plus chère et la plus précieuse des superstitions. – Je suis un égoïste, je me sers de vous. – Voici mon malheureux torche-cul. – Combien je serais heureux si je pouvais être certain que ces hautes conceptions de l’amour ont quelque chance d’être bien accueillies dans un coin discret de votre adorable pensée. – Je ne le saurai jamais. (5) »

Suit, en guise de torche-cul, un hymne en cinq strophes qu’il pré- tend avoir composé « il y a bien longtemps » :

« À la très Chère, à la très Belle Qui remplit mon cœur de clarté, À l’ange, à l’idole immortelle, Salut en l’immortalité !

Elle se répand dans ma vie Comme un air imprégné de sel, Et dans mon âme inassouvie Verse le goût de l’Éternel.

Sachet toujours frais qui parfume L’atmosphère d’un cher réduit, Encensoir toujours plein qui fume En secret à travers la nuit,

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Comment, amour incorruptible, T’exprimer avec vérité ? – Gain de musc qui gît, invisible, Au fond de mon Éternité !

À la très Bonne, à la très Belle, Qui m’a versé joie et santé, Salut en la Vie Éternelle En l’Éternelle volupté. (6) »

Ange, idole immortelle, immortalité, éternité, vie éternelle… Chose extrêmement frappante, Baudelaire divinise de plus en plus la Présidente. À telle enseigne qu’il confère presque à l’ardeur qu’il éprouve et qui le ronge sans arrêt un aspect désincarné. À croire que cet amour, pour être un grand amour, un amour pur et vrai, un amour inextinguible, incorruptible, ne pourrait être que divin ou platonique. D’ailleurs, tout en fixant sur meM Sabatier son idéal amoureux, il n’hésite pas à fréquenter d’autres femmes, dont il note l’adresse dans ses carnets. Et, parmi elles, il y a l’actrice Marie Daubrun avec laquelle il avait eu une brève liaison sept ans plus tôt, à l’époque où elle jouait à la Porte-Saint-Martin La Belle aux cheveux d’or des frères Cogniard, Charles-Théodore et Jean-Hippolyte. Quoiqu’il continue de fréquenter la rue Frochot, Baudelaire, durant plus de trente mois, n’écrit plus à la Présidente. Rien. Pas un seul vers. Pas la moindre ligne.

Mais au fait, comment a réagi l’Ange gardien, la Muse, la Madone, la Chère, la très Bonne et la Très Belle en recevant depuis 1852 les textes de ce poète anonyme ? Poète anonyme ? Qu’est-ce qui le prouve ? Et si, dès la réception du tout premier poème et de la toute première lettre, Apollonie Sabatier avait su quelle était l’exacte identité de leur étrange auteur – ce dandy toujours habillé à la dernière mode anglaise, avec ses cheveux bien plantés, son front majestueux, ses yeux noirs très vifs, ses manchettes de mousseline plissée, sa large cravate et ses souliers vernis, sa bouche sensuelle, son

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sourire discret, ses gestes lents et mesurés, sa voix posée, ses répliques choisies ? Qui d’autre, parmi les convives venant s’asseoir habituellement à sa table, chaque dimanche que Dieu fait, aurait pu être l’anonyme ? A-t-elle jamais été dupe ? Et puis, et puis surtout, qu’est-ce qui prouve aussi que tous ces poèmes ont été écrits spécialement, voire exclusivement, pour elle, à son honneur ? Peut-être que certaines de ces pièces datent d’une période qui a précédé l’arrivée de Baudelaire rue Frochot. Peut-être ont-elles été conçues à l’intention de Jeanne Duval ou de Marie Dau- brun. Ou d’une quelconque égérie de passage. Après que le recueil Les Fleurs du mal est mis en vente, en juin 1857, Baudelaire récrit immédiatement à la Présidente le 20 août 1857 et précise d’emblée : « Vous n’avez pas cru un seul instant, n’est-ce pas ? que j’ai pu vous oublier. » Il ajoute quelques lignes plus loin : « Voilà la première fois que je vous écris avec ma vraie écriture. » Et, en guise de post-scriptum, après sa signature au bas de sa lettre, il note : « Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous appartiennent. » Et si, pour la Présidente, ces derniers mots n’étaient qu’un secret de Polichinelle ?

La Présidente se donne à lui dans un petit hôtel de passe

À peine dix jours plus tard, se produit un événement auquel Baude- laire ne croyait plus, un événement qui, jusque-là, ne ressortissait qu’à ses rêves les plus fous, qu’à ses fantasmes : la Présidente se donne à lui dans un petit hôtel de passe de la « sale » rue Jean-Jacques-Rousseau. Elle lui confesse qu’elle l’aime et qu’il est l’amant qu’elle a toujours désiré avoir… À cet instant, Baudelaire comprend que le fabuleux roman d’amour qu’il a bâti, pièce par pièce, dans son imagination est en train de s’effon- drer. C’est une femme inaccessible qui, des années durant, a été l’objet de son adoration, et c’est presque une femme comme une autre, une créature indifférente, qu’il tient entre ses bras et devant laquelle, sou- dain, il se sent inhibé, vaincu, impuissant.

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Le lendemain de ce terrible fiasco, le 31 août, il lui adresse une longue lettre dans laquelle il lui dit qu’il s’est réveillé avec un « inex- plicable malaise », qu’il lui est impossible aujourd’hui de prendre l’amour au « sérieux » et qu’il est animé « d’odieux préjugés à l’endroit des femmes ». « Enfin, arrive ce que pourra. Je suis un peu fataliste. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai horreur de la passion, – parce que je la connais avec toutes ses ignominies […]. » En d’autres mots, à travers cette lettre pleine de faux-fuyants, il déclare le plus cauteleusement du monde sa lâcheté viscérale – scène pitoyable d’un vaudeville à deux sous, qu’il joue comme un sinistre cabotin, pleutre, goujat et retors. Le fait ne laisse pas de surprendre : aucun des joyeux convives qui se sont succédé rue Frochot n’a été l’amant de la Présidente. Aucun, à l’exception de Baudelaire. Pas même Gautier. C’est d’autant plus curieux que, depuis 1849, il lui a écrit des dizaines de missives, au gré de ses humeurs et de ses voyages, çà et là en Europe et en Afrique du Nord. Dans le lot, figurent des lettres extrêmement licencieuses et grivoises, d’incon- testables chefs-d’œuvre de la littérature érotique, si ce n’est de la littérature pornographique, qu’on connaît aujourd’hui sous le titre de « Lettres à la Présidente » – un ensemble de soixante-cinq lettres qui n’a été publié pour la première fois en volume qu’en 1927 par Louis Perceau, le complice de Guillaume Apollinaire et de Fernand Fleuret, les trois auteurs de L’Enfer de la Bibliothèque nationale, en 1919. Pourtant, on peut penser que ces lettres licencieuses et grivoises étaient envoyées à la Présidente afin qu’elle les lise à haute voix à ses hôtes lors des dîners dominicaux qu’elle organisait chez elle, quand lui, Gautier, était « loin de Paris » et qu’il n’avait pas le loisir de se laisser aller devant ses amis à l’une de ses marottes : déverser des gau- loiseries à tire-larigot… Quoi qu’il en soit, Gautier affectionnait énormément la Présidente, et c’est bien là la raison pour laquelle il a célébré le prénom magique d’Apollonie dans un des poèmes de la seconde édition augmentée de son superbe recueil Émaux et Camées, en 1858 :

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« J’aime ton nom d’Apollonie, Écho grec du sacré vallon, Qui, dans sa robuste harmonie, Te baptise sœur d’Apollon.

Sur la lyre au plectre d’ivoire, Ce nom splendide et souverain, Beau comme l’amour et la gloire, Prend des résonances d’airain.

Classique, il fait plonger les Elfes Au fond de leur lac allemand, Et seule la Pythie à Delphes Pourrait le porter dignement,

Quand relevant sa robe antique Elle s’assoit au trépied d’or, Et dans sa pose fatidique Attend le dieu qui tarde encor. (7) »

Dans sa correspondance, Flaubert parle à plusieurs reprises de la Présidente. À la mi-novembre 1859, écrivant à Feydeau, il lui demande ainsi s’il la voit « souvent » et précise qu’elle est « une excellente et sur- tout saine créature ». En mars 1860, il s’adresse directement à elle et la qualifie d’« adorable », avant de s’inquiéter de sa santé et de lui avouer qu’il se serait lui-même « précipité » rue Frochot pour prendre de ses nouvelles s’il n’avait pas été « éreinté ». Ce qu’il ajoute juste après ce terme montre non seulement qu’il se permettait d’être familier avec elle, mais, d’une manière plus générale, que les conversations que les convives tenaient dans l’appartement de la rue Frochot étaient franchement libres, sans tabou ni interdit : « Éreintement qui ne résulte pas de la masturbation, comme vous pourriez le croire. » Toujours en mars, par une lettre à l’ami Bouilhet, on apprend que Flaubert a eu le plaisir de rencontrer la Présidente dans la rue, à Paris, et qu’elle lui a fait savoir que Baudelaire et le dénommé (et mystérieux)

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Dulau, qui l’accompagnait, ne voulaient pas « se trouver avec Feydeau », « ne pouvant pas se résigner à lui faire le moindre compliment sur son livre » (il s’agit de Fanny, un roman paru en 1858, un grand succès de librairie). « Je trouve, lui écrit-il, cette bégueulerie du plus haut goût dans ces deux messieurs. Elle les croit jaloux de la vente, aperçu littéraire qui peut être vrai. (8) » (En janvier 1862, il se montrera plutôt ironique à l’égard de Baudelaire, qui avait posé sa candidature à l’Académie fran- çaise : « J’ai tant de questions à vous faire, et mon ébahissement a été si profond qu’un volume ne suffirait pas. […] Malheureux ! vous voulez donc que la Coupole de l’Institut s’écroule ! (9) ») Au début du mois de septembre 1860, Flaubert annonce à Fey- deau qu’il a passé trois semaines à Paris, à se « traîner » dans les biblio- thèques, « ce qui est peu divertissant », et qu’il s’est « ahuri de lecture ». Puis :

« Rien de neuf chez nos amis. Maxime [Du Camp] est en Calabre avec Garibaldi, comme tu sais, ou ne sais pas. La Présidente s’est consolée du Mac à Roulle, qui lui fait définitivement une pension de six mille francs par an. Je crois qu’elle va trouver un autre Môsieu. (Elle n’a pas été forte dans toutes ces histoires, la pauvre fille !) (10) »

Aux dîners de la rue Frochot, Mac à Roulle était le surnom donné à Mosselman. Presque tous les habitués, du reste, avaient le leur. Flau- bert, par exemple, se faisait appeler le Sire de Vaufrilard, sans qu’on sache pourquoi, Feydeau le Grand Nécrophore, Barbey d’Aurevillly le Connétable, Du Camp l’Hindou, Gautier l’Éléphant, Ernesta Grisi, sa compagne et la mère de ses deux filles, Judith et Estelle, la Dinde… Il serait probablement inexact d’affirmer que Flaubert a aimé – aimé d’amour, fût-ce un amour platonique – la Présidente, comme il est tombé amoureux fou de Jeanne de Tourbey, comtesse de Loynes par son mariage, qui tenait, elle aussi, un salon littéraire (et politique) sous le Second Empire et qui allait devenir la maîtresse d’un homme beaucoup plus jeune qu’elle, le critique Jules Lemaître, fervent admi- rateur des romans de Flaubert. Tout au plus a-t-il eu un penchant

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pour Apollonie Sabatier. Et il l’a toujours estimée et respectée, bien qu’après septembre 1860 il ne l’ait plus évoquée qu’une seule fois dans son abondante et si riche correspondance, une lettre de janvier 1872 à propos de la représentation à l’Odéon de Mademoiselle Aïssé, un drame en quatre actes de Bouilhet, qui était mort en 1869. L’« autre Môsieu », ce sera le fastueux collectionneur et philan- thrope anglais Richard Wallace, dont la Présidente avait été la maî- tresse dans les années 1840 et qui allait souvent l’emmener en voyage, notamment en Italie, en Allemagne ou encore dans les Ardennes, avant de l’installer dans un hôtel de maître à Neuilly (il sera fait baronnet par la reine Victoria en 1871). En avril 1866, Apollonie Sabatier apprend par un article de La Petite Revue que Baudelaire a été frappé d’hémiplégie en visitant l’église Saint- Loup à Namur. En juillet, elle est une des premières à venir à son che- vet dans la maison de santé du Dr Duval, rue du Dôme, à Paris, où Mme Aupick a hospitalisé son cher fils unique. Il est méconnaissable. Il a l’air d’un vieillard. Il éprouve les pires peines à remuer les lèvres, à articuler un mot. Et elle pleure toutes les larmes de son corps. Quand Baudelaire rend son dernier souffle, le 31 août 1867, elle est en villégiature à Moltrasio, sur les rives du lac de Côme, en com- pagnie de Richard Wallace, son généreux protecteur. Elle meurt, elle, à Neuilly, vingt-deux ans plus tard, le 31 décembre 1889. Oubliée de tous. En secret à travers la nuit.

1. Charles Baudelaire, Correspondance, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 205-206. 2. Idem, p. 266. 3. Idem, p. 267. 4. Idem. 5. Idem, p. 276. 6. Idem. 7. Théophile Gautier, Emaux et camées, seconde édition augmentée, Poulet-Malassis et De Broise, 1858, p. 105-106. 8. Gustave Flaubert, Œuvres complètes, tome 14, Club de l’Honnête Homme, 1975, p. 25. 9. Idem, p. 99. 10. Idem, p. 43.

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ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

156 | La mobocracy en Amérique › Frédéric Verger

161 | Sur le vif › Fatiha Boudjahlat

165 | Le rôle civilisationnel des universités › Franck Leprévost LA MOBOCRACY EN AMÉRIQUE › Frédéric Verger

a première condamnation de la mobocracy en Amérique date de 1838. On la trouve dans un discours d’Abraham Lincoln mettant en garde les élus de l’Assemblée de l’Il- linois contre « la disposition grandissante à substituer la sauvagerie et la fureur des passions aux sobres jugements Ldes cours de justice ». Il ajoute qu’il ne voit comme remède à cette disposition que la transmutation de l’État de droit en une « religion politique de la nation ». C’est dire que le caractère sacré des institutions, le respect dévot des traditions politiques, la révérence biblique pour la Constitution ne sont pas nés avec la Révolution mais sont des constructions ima- ginaires, plus tardives et plus lentes. Lincoln en fut le grand artisan, qui, de façon tout à fait délibérée, voulut donner à sa présidence un caractère mystique. Cet imaginaire s’opposait à un autre, plus ancien peut-être : celui du caractère sacré de l’insurrection et de la désobéis- sance qui, après tout, furent à l’origine de la nation. Religion de la Loi, ivresse sacrée de l’insurrection sont les deux affects politiques améri- cains fondamentaux.

156 AVRIL 2021 AVRIL 2021 études, reportages, réflexions

Même si la guerre civile a pendant longtemps souillé l’image de la rébellion, la seconde moitié du XIXe siècle américain est marquée par une série d’insurrections politiques, souvent extraordinairement vio- lentes, qui naissent toujours de la contestation d’un résultat électoral. À chaque fois, des accusations de fraude ou d’intimidation aboutissent à des remises en cause des résultats qui dégénèrent en troubles plus ou moins prolongés, débouchant parfois sur des tentatives de prise de pouvoir par la force dans certaines villes. L’exemple le plus fameux est celui de la bataille de Liberty Place à la Nouvelle-Orléans où, en 1874, des milices paramilitaires tentèrent de renverser le gouvernement de l’État de Louisiane avant d’être matées par l’armée fédérale. Mais cette insurrection était l’aboutissement de plus de deux années de troubles nés de la contestation des résultats électoraux aux élections gouverna- toriales de 1872. L’exemple le plus terrible est celui de Wilmington en 1898 où des milices ouvertement racistes organisèrent des violences et renversèrent la municipalité légalement élue sous prétexte d’irrégulari- tés sans que cette fois le gouvernement fédéral ne veuille ou ne puisse intervenir. Enfin, l’exemple le plus illustre parce qu’il concerna une élection nationale est celui des élections de 1876 où les accusations de fraudes aboutirent à une crise politique qui dura des mois durant lesquels le résultat proclamé semblait pou- Frédéric Verger est professeur voir être inversé. Ces exemples ne sont pas agrégé de lettres. Il a publié Arden sans rapport avec les événements récents (Gallimard, 2012) et Les Rêveuses (Gallimard, 2017). puisqu’on voit bien que l’argumentaire d’un Ted Cruz et des autres complices de Donald Trump au Sénat ne consistait pas tant à remettre en cause les résultats qu’à s’effrayer des violences que pourrait entraîner leur proclamation alors qu’une partie importante de la population les contestait. Les insurrections électorales locales de 1874 ou de 1898 ont le même soubassement raciste : fondamentalement, c’est le vote noir qui est contesté, explicitement ou implicitement. Soit (c’est la version légaliste) parce qu’on prétend qu’il favorise les tricheries électorales du parti qui les soutient (républicain à l’époque, démocrate aujourd’hui), soit parce qu’on affirme ouvertement, comme ce fut le cas à Wil- mington, que le Noir n’est pas capable d’exercer la citoyenneté. Cette

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mentalité persiste aujourd’hui puisqu’on sait bien que dans certains États beaucoup d’électeurs attendent que leurs représentants prennent toutes les mesures légales possibles pour limiter le vote noir. La com- plexité, la diversité des règles électorales entretiennent parfois volon- tairement des confusions et des possibilités de fraude qui justifient en retour des mesures strictes qui rejettent de nombreux électeurs des listes. On s’étonne en France que tant d’électeurs aient cru aux men- songes de Trump. C’est ignorer une réalité politique dont sont res- ponsables bien des notables républicains qu’on prétend plus dignes. Depuis 2000, le parti a systématiquement accusé les démocrates de fraudes électorales : en 2001, John Ashcroft, ancien sénateur du Mis- souri, alors Attorney General de l’administration Bush, a lancé une grande offensive contre la fraude électorale en affirmant qu’elle était monnaie courante. Des enquêtes ont alors été lancées contre l’Acorn, une association qui aidait les électeurs pauvres à s’inscrire sur les listes électorales. Comme on ne trouvait pas de preuve, l’Attorney General Alberto Gonzales, successeur d’Ashcroft, limogea plusieurs procureurs pour incompétence, initiative au fumet déjà trumpiste qui fit scandale et le força à la démission. En 2008, lors de son débat avec Barack Obama, John Mc Cain brandit le risque d’une fraude électorale orga- nisée par l’Acorn et cet argument fut maintes fois utilisé lors de la campagne. Ces accusations aboutirent d’ailleurs à la disparition de l’Acorn que beaucoup de donateurs, impressionnés par ces affirma- tions répétées, abandonnèrent. Trump n’a fait que reprendre et pour ainsi dire hystériser des éléments de propagande qui, depuis plus de quinze ans, répètent à l’électeur républicain que le parti démocrate est le parti de la fraude. La différence tient à ce que les notables républi- cains traditionnels utilisent cet argument en campagne mais l’aban- donnent l’élection faite, soit qu’ils sachent bien qu’il est exagéré, soit qu’ils tiennent à préserver la confiance dans le processus démocratique. Trump, qui n’a pas ces scrupules, s’est dit que si ses électeurs étaient convaincus de la réalité de la fraude, il était possible de contester les résultats en créant des troubles et des manifestations assez répandues pour entraîner une suspension de leur proclamation.

158 AVRIL 2021 AVRIL 2021 la mobocracy en amérique

Mais le caractère de Trump, ce mélange de ruse et d’infantilisme qui fait de lui un Machiavel Gribouille, cette violence dont on sent bien qu’elle cache un fond de scepticisme et de relativisme qui ne prédispose guère aux coups d’État, ont transformé ce plan, et jusqu’à l’invasion du Capitole, en une sorte de parodie d’épisodes anciens. La marche sur Rome mise en scène par David Foster Wallace. De vieilles entreprises subversives singées par des acteurs infantiles. La menace de l’anarchie à la suite de contestations électorales : ce vieux mécanisme qu’on a décrit ne peut avoir d’effet que s’il existe des traces significatives de fraudes. Dans les événements du XIXe siècle, ces fraudes existaient ou avaient été organisées par ceux-là mêmes qui s’apprêtaient à les contester. Ce ne fut pas le cas pour la dernière élec- tion, soit par manque d’audace ou à cause d’un reliquat de retenue morale, soit parce qu’on imaginait qu’elles existeraient vraiment (il est fascinant de se demander dans quelle mesure Trump est lui-même convaincu ou pas par ce qu’il dit), soit qu’on pensait que la puissance des réseaux sociaux suffirait à convaincre et à lever des troubles un peu partout dans le pays. L’intimidation des élus : tout au long de son mandat, Trump est souvent apparu comme une version superficielle, télévisuelle. Un Huey Long 2.0. Huey Long est ce fameux gouverneur tout-puissant de la Louisiane des années trente que Robert Penn Warren a mis en scène dans All the King’s Men. Politicien populiste, truculent, provocateur et corrupteur, toujours raillant presse et élites, organisateur de fraudes ou de manigances électorales à répétition, Long était aussi un politicien d’envergure, capable de mettre en place des projets financiers, sociaux, urbanistiques ambitieux et solides qui lui assuraient une immense popularité. Il est à peu près avéré aujourd’hui que sans son assassinat en 1935, ce critique de gauche du New Deal se serait présenté à l’élection présidentielle en 1936 et aurait pris assez de voix à Roosevelt pour lui faire perdre les élections. À bien des égards, Trump a cherché à imiter son style, sa tactique, ses procédés, et a pensé que, comme lui, il pouvait aller jusqu’à imposer sa volonté aux élus qui devaient leur carrière à sa popularité. En 1929, dans un épisode fameux agrémenté de scènes pit- toresques (vote électronique truqué, bagarre entre élus de l’État), Long

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réussit à échapper à une procédure d’impeachment grâce à des élus fidèles qui signèrent une motion dont la constitutionnalité laissait pour le moins sujet à discussion. C’est un peu ce qu’a essayé Trump mais cette combinaison exigeait trois conditions : que les élus pensent que leur avenir politique dépendait de leur fidélité au chef (celle-ci était envi- sageable) ; qu’il existe des troubles assez répandus pour que l’argument d’un nouvel examen des résultats puisse se parer du souci de concilia- tion civile (c’était la position de Cruz) ; et enfin que la capacité du Sénat à suspendre les résultats transmis par les États (opinion défendue par certains juristes qui estiment que le règlement qui l’interdit est incons- titutionnel et pourrait être attaqué devant la Cour suprême) introduise un conflit juridique qui eût créé une telle confusion que l’administra- tion Biden n’aurait pu véritablement se mettre en place. Le significatif est que ce plan tourna pantalonnade. C’est que ni Trump, ni les élus, ni les manifestants n’avaient assez d’esprit de suite, de violence ou d’immoralité cynique pour aller jusqu’au bout. Cha- cun rêvait une situation dans laquelle, les composants mis sur la table, c’étaient les autres qui précipiteraient le mélange : les manifestants attendaient que les élus agissent, les élus attendaient que le pouvoir de la masse fasse effet. L’invasion carnavalesque du Capitole peut à bon droit être méprisée comme une parodie d’insurrection jusqu’au moment, plus comique ou plus terrifiant, où l’on comprend qu’elle est aussi une insurrection de la parodie. C’est-à-dire d’acteurs qui, jusque dans la violence, l’in- tolérance et le sacrifice même, ne peuvent accéder au sérieux auquel ils aspirent douloureusement (en cela ils sont le miroir inversé de cette autre parodie infantile des luttes d’émancipation qu’est la woke culture). Accéder au sérieux noble de la vie, être pris au sérieux, voilà le désir commun de Trump et de ses partisans, que même la révolte et la transgression ne permettent d’assouvir. Il n’y a rien là de drôle ou de rassurant. Car il y a dans cette impuissance pathétique un pouvoir de corrosion du lien social aussi terrible que le plus méthodique et calculé des plans de subversion.

160 AVRIL 2021 AVRIL 2021 SUR LE VIF › Fatiha Boudjahlat

e comté de San Francisco a annoncé qu’il allait débapti- ser quarante écoles portant les noms des pères fondateurs des États-Unis, comme Washington et Madison. Même l’illustre Abraham Lincoln n’échappera pas à ce sort. Hommes blancs (pas hétérosexuel, dans le cas de Lincoln) Lde leur époque, ils ont été esclavagistes ou ségrégationnistes. Cela rap- pelle les statues déboulonnées ou salies, l’été dernier. On parle de cancel culture, cette volonté d’appliquer Photoshop à l’histoire, d’effacer tout ce qui ne rentre pas dans le lit de Procuste de la moralité actuelle. Dans le rôle des bourreaux-effaceurs, les éveilleurs-­woke. Une autre de leur victoire est d’avoir obtenu de médias qu’ils tordent eux aussi le cou au passé en plaçant de la diversité ethnique complètement anachronique. Ainsi, dans l’abondante et excellente production de la BBC, on a vu un Achille et deux reines d’Angleterre médiévales noirs. Leur jeu d’acteur n’est pas en cause. Mais s’affranchir ainsi de la vraisemblance historique, et même l’envoyer carrément paître, aura un effet paradoxal sur le long

terme : les enfants qui auront grandi avec Fatiha Boudjahlat est enseignante, ces séries et ces spectacles, dans cette édu- féministe universaliste. Derniers cation gorgée d’idéologie qualifiée d’inclu- ouvrages publiés : Combattre le voilement (Cerf, 2019), Les sive, ne croiront plus qu’un jour l’esclavage Nostalgeriades (Cerf, 2021). a existé. Les œuvres artistiques nous ren- seignent sur les mentalités et les pratiques d’une époque et nous aident à borner l’espace-temps : avant, ce n’était pas comme maintenant. L’acti- visme woke efface ces bornes, avec la morale partiale comme aiguillon.

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Partiale, parce qu’ils ne voudront pas de séries sur la traite orientale, à l’origine de la déportation et de l’esclavage de 14 millions de Noirs africains, contre 11 millions pour la traite occidentale. Être exigeant de nos jours sur les droits et le progrès humain est une chose, une bonne chose. Soumettre le passé à ce tamis en est une autre, mauvaise, idiote. • La parole se libère, concernant la pédocriminalité avec le livre de Vanessa Spangora, Le Consentement (1), sur l’inceste pédocriminel avec La Familia grande de Camille Kouchner (2). C’est heureux. Mais il faut encore que les éveilleurs-woke y mettent leur grain de sel. Ainsi, le site Urbania a publié l’article « Comment gérer l’inceste quand on est une victime racisée ? » (3). Bah comme une victime, non ? Bah non. Et c’est bien l’illustration des effets désastreux de l’application du concept d’intersectionnalité : il est demandé à la victime de différer sa prise de parole, de peser le pour et le contre, le pour étant son statut de victime de la masculinité toxique, le contre étant d’apporter de l’eau au moulin de l’extrême droite en dénonçant des hommes non blancs. L’intersectionnalité commande de faire passer les intérêts de sa communauté ethnique et religieuse, par définition patriarcale, avant les siens. L’identité de « racisée » dévore toutes les autres. Elle permet que l’état de victime soit permanent, et plus lié à un acte subi. Quand en plus on observe ce gigantesque retour en arrière du relativisme culturel, qui voit des élus et des médecins s’opposer à l’interdiction de délivrer des certifications de virginité, des journalistes laisser dire que « la polygamie est une expérience formidable » (Assa Traoré), on se dit qu’une « racisée » doit gérer l’inceste en fermant sa gueule. • « La principale fédération de parents d’élèves est entrée dans l’or- bite de la galaxie islamo-gauchiste. » L’ancien inspecteur de l’Éducation nationale Jean-Pierre Obin était poursuivi en diffamation par la Fédéra- tion des conseils de parents d’élèves (FCPE) pour avoir écrit cette ligne. Demande déboutée, et je ne boude pas ma joie. Officiellement, la FCPE est présidée par un binôme : Rodrigo Arenas, venu de la Seine-Saint- Denis où il est fonctionnaire territorial, et une plante verte. On connaît son nom, mais c’est Arenas qui décide, représente, intervient dans les médias, et oriente vers l’indigénisme la ligne idéologique de cette fédé-

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ration de parents d’élèves classée à gauche. En tant qu’enseignante, j’ai déjà pu observer ces délégués de parents en action dans les différentes instances du collège. J’ai signalé leur poujadisme quand ils demandaient à ce que les formations des enseignants se fassent le samedi. J’aimerais qu’on remette à leur place les parents d’élèves en général, et les fédéra- tions de parents en particulier. Les inspecteurs généraux de l’Éducation nationale qui ont remis un rapport sur ce qu’ils ont nommé pudique- ment « les événements » ayant conduit à l’assassinat de Samuel Paty, ont rencontré quatre délégués de parents, mais seulement trois enseignants. La FCPE a soutenu la démarche du père de la jeune fille menteuse qui a conduit à ce meurtre. C’est la lutte des classes niveau primaire : parents consommateurs-clients­ et enfants rois. On dit que les enfants ont du mal à supporter la frustration. Leurs parents, encore plus. Remettons les parents à leur place. Et que la FCPE remette Arenas à sa place : il a échoué à se faire investir candidat à la députation, il fait de la fédération son jouet personnel. Il a perdu en justice : un grand cheh (« bien fait ! ») à lui et à son avocat indigéniste, Arié Alimi. • J’ai eu la surprise et l’honneur d’être invitée par le consulat américain de Marseille à un webinaire sur le thème de la radicalisation religieuse et de l’école, basé sur des échanges directs entre des personnes « qualifiées » ou concernées par ce thème, pour moitié de la ville américaine de Dear- born, près de Détroit, l’autre moitié étant composée de la présidente de l’association multiculturaliste Coexister, un inspecteur Jeunesse et Sports, un maître de conférences spécialiste de la (dé)radicalisation, deux enseignants dont moi, un principal de collège REP+ (4), deux éducatrices de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), un interve- nant social. Ce webinaire était organisé par le Global Ties Detroit, le World Learning, grâce à des financements... du département d’État américain. J’avais enfin l’occasion de me frotter ausoft power améri- cain. Première surprise pas si surprenante, deux intervenants français avaient pu se rendre aux États-Unis dans le cadre d’un échange déjà financé par le Département d’État américain. J’ai interrogé mes émi- nents codiscutants américains (un policier travaillant dans un lycée, une professeur, une cheffe d’établissement, un intervenant social) sur le sens que l’on devait donner à la radicalisation. Je n’ai pas eu de réponse. Le

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reste : une célébration unilatérale de la diversité. Sauf que, de l’aveu des Américains, il n’y en a plus guère de diversité à Dearborn : la première communauté de cette ville est musulmane. J’ai été la seule des interve- nants à défendre le modèle français. Vous lisez bien, je n’étais pas la seule fonctionnaire française à intervenir, mais le discours tenu a été celui du terrorisme favorisé par l’hostilité subie par les jeunes musulmans. L’école française n’est pas inclusive, la France ne sait pas accueillir, respecter, célébrer la diversité. J’ai osé signaler que la France était historiquement une terre d’immigration. L’inspecteur Jeunesse et Sports a opposé « laï- cité exclusive » à la « vraie laïcité pour le vivre-ensemble ». Mais voilà pourquoi les Américains pensent que les musulmans sont traqués et persécutés en France. Ils choisissent des interlocuteurs qui vont dans leur sens. Le tissu associatif, et même des enfants d’immigrés devenus fonctionnaires, et dans une réussite certaine, donnent volontai- rement cette image négative de notre pays. Les Américains financent, flattent l’ego de ceux qu’ils invitent et forment idéologiquement des Français, le but étant d’abattre notre État-nation et notre modèle répu- blicain universaliste. Les meurtres et les morts racistes de Noirs, c’est aux États-Unis qu’ils se produisent. La ségrégation jusqu’en 1965, c’est aux États-Unis qu’elle a perduré. Le Ku Klux Klan organisation légale, c’est aussi aux États-Unis. Il est temps, à la manière de Marlène Schiappa, qui est une excel- lente surprise à son poste, de défendre notre modèle attaqué par le hard power islamiste et le soft power américain. Notre modèle fonctionne. Et il est digne d’être célébré, admiré et défendu. Saviez-vous que c’est le ministère français des Affaires étrangères qui a mis en avant le Col- lectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et son action auprès de l’ONU, lui offrant sa caution institutionnelle ? Nos dirigeants, si nuls ou tellement américanisés, laissent faire les forces de division en France. À quand une contre-attaque ?

1. Vanessa Spangora, Le Consentement, Grasset, 2020. 2. Camille Kouchner, La Familia grande, Seuil, 2021. 3. Ouissem, « Comment gérer l’inceste quand on est une victime racisée ? », discussion avec Louz du collectif Nta Rajel, Urrbania, 28 janvier 2021. 4. Réseau d’éducation prioritaire. Deux types de réseaux ont été identifiés par la politique d’éducation prioritaire : les REP+ concernent les quartiers ou les secteurs isolés connaissant les plus grandes concen- trations de difficultés sociales ayant des incidences fortes sur la réussite scolaire.

164 AVRIL 2021 AVRIL 2021 LE RÔLE CIVILISATIONNEL DES UNIVERSITÉS › Franck Leprévost

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout. Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa pré- éminence dans tous les genres ? L’Europe devien- dra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un «petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? » Lorsque Paul Valéry (1) posait ces questions il y a un siècle, l’Europe dominait le monde occidental, et la prééminence de l’Europe coïncidait avec la domination occidentale du globe. Le « cerveau d’un vaste corps » n’était bien entendu pas limité aux universités, mais, appuyées sur leurs traditions médiévales, les universités européennes irriguaient le cerveau. Cet article esquisse les changements survenus depuis l’époque de Valéry en suivant le chemin géographique pris par le « cerveau » aca- démique au cours des événements historiques majeurs du XXe siècle et du début du XXIe siècle. L’entrelacement entre ce chemin et l’histoire

AVRIL 2021 AVRIL 2021 165 études, reportages, réflexions

montre que les universités de classe mondiale ne sont pas uniquement des entités travaillant pour le bien universel, mais peuvent être simul- tanément des atouts géostratégiques mobilisables par les nations. Dans un monde qui, sans cesser d’être conflictuel, est devenu multipolaire, peuplé et exposé au nomadisme des personnes et des technologies, le changement qu’implique la prochaine destination du « cerveau » académique dans la course au leadership intellectuel mondial augure d’un avenir sombre pour les universités en Occident en général, et en Europe continentale en particulier. Réciproquement, la responsabilité civilisationnelle des universités les confronte au dilemme de contri- buer, ou résister, à la transformation de l’Europe en « ce qu’elle est en réalité ».

Le monde académique du Moyen Âge au court XXe siècle

Les premières universités naquirent dans une Europe médiévale d’environ 62 millions d’âmes vivantes. En 1100, les gens n’entrepre- naient en général pas de longs voyages, les technologies mettaient des décades à essaimer, les études académiques étaient limitées à une poi- gnée de domaines, réservées à peu, et dispensées à Bologne, Paris ou Oxford. Assise sur sa longue tradition, pour résumer, la domination académique européenne est restée essen- tiellement sans concurrence jusqu’en 1914. Mathématicien, informaticien et dramaturge, Franck Leprévost Même si la population mondiale croissait à est professeur à l’université du grande vitesse, la balance du savoir, mesurée Luxembourg depuis 2003. Dernier ouvrage : Universités et civilisations. par le nombre et l’impact des découvertes Concurrence académique mondiale et scientifiques et innovations technologiques, géopolitique (ISTE, à paraître, 2021). était encore en faveur de l’Europe et conduite › [email protected] par elle. De la Première Guerre mondiale à la chute de l’URSS, les évé- nements ont naturellement impacté le leadership intellectuel, écono- mique, militaire et politique planétaire. L’ordre académique mondial aussi a été fortement modifié, les universités américaines bénéficiant principalement du contexte historique de la période allant des années

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trente à 1991, alors que la plupart des universités européennes traver- saient des périodes difficiles, malgré la parenthèse de reconstruction de 1945 au premier choc pétrolier. En effet, même si leurs dynamiques intrinsèques ont contribué à leur développement, les universités des États-Unis ont aussi bénéficié de la fuite des cerveaux et capitaux euro- péens avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, puis du finan- cement fédéral pendant la guerre froide (2). En retour, ces universités ont accru la puissance des États-Unis dans un monde organisé autour de deux pôles idéologiques, dont les fers de lance étaient les États-Unis et l’Union soviétique, sous l’œil circonspect des pays non alignés. L’effondrement de l’URSS a ouvert la porte d’un nouvel ordre mon- dial. Pour certains Occidentaux, 1991 marquait « la fin de l’histoire ». Stipulant qu’une idéologie – capitalisme libéral occidental – avait gagné sur l’autre – communisme soviétique –, ils pronostiquaient un monde nouveau caractérisé par une ère de paix quasi éternelle. Les rai- sons de conflits ayant disparu, aucun affrontement majeur ne devait plus arriver. L’humanité avait vu la lumière et progressé. Ce discours utopique et simpliste était conforté par le nouvel exode de scienti- fiques quittant l’ex-URSS pour une vie meilleure à l’Ouest. L’industrie et les universités américaines ont accueilli de remarquables chimistes, ingénieurs, mathématiciens et physiciens formés par l’excellent sys- tème scientifique soviétique ; la France, l’Allemagne et le Royaume- Uni aussi, mais sans l’efficacité « made in USA ».

D’un ordre mondial bipolaire à un ordre mondial multipolaire

Les deux décennies qui suivirent 1991 confirmèrent la domina- tion des États-Unis. Parti au Far West, le cerveau du vaste corps y était encore à l’orée du XXIe siècle. Dans le monde académique plus spécifiquement, si l’excellence et le leadership sont mesurés par les classements internationaux des universités, les américaines s’en sortaient très bien. Elles continuent : depuis le lancement du clas- sement de Shanghai (ARWU) en 2003, puis des trois autres classe-

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ments principaux (THE, QS, CWTS), les universités américaines « trustent » les top positions ; sept d’entre elles figurent continûment dans le top 20 des quatre classements depuis leur création. Quand on élargit au top 200, les universités des États-Unis représentent 29 % pour THE et 22 % pour QS en 2021, 40 % pour CWTS en 2019, et 32 % pour ARWU en 2020. Avec entre 74 et 93 % selon le classement, la civilisation occidentale domine aujourd’hui le top 200, avec une participation hors États-Unis principalement due au Royaume-Uni, à la Suisse, ainsi qu’à l’Allemagne et à la France sous l’effet des initiatives d’excellence lancées après le coup de semonce du premier classement de Shanghai. Cette situation concernant les universités de classe mondiale est sur le point de connaître un changement majeur (3). Les signaux envoyés, à interpréter sans naïveté, surtout en Europe, illustrent une dualité : le bouleversement en cours de l’ordre académique mondial est le fruit de considérations géopolitiques ; simultanément, cette réorganisation académique contribue au nouvel ordre mondial au-delà du seul volet universitaire. En effet, les conditions de la dynamique conduisant les univer- sités américaines aux positions dominantes dans les classements, et permettant aux autres universités occidentales de rester dans la course, ont commencé à s’éroder il y a plusieurs années, pour des rai- sons intrinsèques et extrinsèques. Le monde qui a succédé en 1991 à une bipolarité s’appuyant sur un conflit idéologique n’est ni apaisé ni unipolaire. Il est devenu multipolaire et au moins aussi conflic- tuel, avec des conflits aux origines culturelles plus profondes (4). Les tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis indiquent clairement que l’histoire continue. Elles ne seront pas les seules du XXIe siècle, mais elles contribueront à le forger puisqu’elles le font déjà. Quelle signification pour le monde académique plus spécifique- ment ? Le financement public, qui avait soutenu les universités améri- caines pendant la guerre froide, a commencé à fondre au rythme où les relations internationales étaient perçues comme se réchauffant. Pour balancer le déclin du financement public, les universités américaines

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ont développé de nouveaux modèles économiques. Les universités anglo-saxonnes (Australie, États-Unis, Royaume-Uni) ont introduit des droits d’inscription élevés, l’éducation mutant conceptuellement vers un investissement personnel privé, en ligne avec l’individualisme devenu dominant. A contrario, la plupart des gouvernements d’Europe continentale restaient attachés à une conception de l’éducation comme bien public, leurs universités gardant des droits d’inscription modestes (la France cumulant malheureusement sélection timide des étudiants et quasi- absence de droits différenciés pour les étudiants étrangers). Cepen- dant, le financement public direct des universités se fit rare en Europe continentale également. Combinées avec des modèles de gouvernance inadéquats et un faible financement public direct, une vision et des décisions de court terme préparaient le creuset de temps difficiles là également (d’autres, comme la Suisse, les Pays-Bas ou le Luxembourg, choisirent un chemin différent). Les positions des universités occidentales semblent pourtant encore assurées aujourd’hui dans le top 20 ou 200 des classements. Mais si, au lieu de regarder une photographie statique d’une année donnée, on analyse le top 200 ou 1 000 des classements depuis le début, une lumière bien différente éclaire la dynamique en cours, montrant l’impact de l’inertie sur les classements des universités amé- ricaines. Les États-Unis sont en déclin continu dans le top 200 des quatre classements, avec des chutes de 5 à 14 points. Inversement, la Chine commence sa montée autour de 2014-2016, dépassant signi- ficativement le Japon pour THE, CWTS et ARWU. Les choses sont encore plus claires pour le top 1 000. Pour le seul ARWU, les États- Unis passent entre 2003 et 2020 de 32 % à 20 % et la civilisation occidentale de 83 % à 63 %, alors que la Chine passe de 2 % à 14 % et la civilisation chinoise de 6 % à 20 %. Les programmes chinois 985, 211, Double First-Class, le support massif des universités Bei- jing et Tsinghua, de celles de Hong Kong et de Shenzhen paient. Au- delà de sa diaspora, la Chine recrute aujourd’hui des scientifiques à travers le monde avec des « packages » compétitifs.

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Où va le « cerveau » ?

En supposant inchangés les critères et méthodologies des orga- nismes de classement, et la poursuite des politiques actuelles, le déclin des universités occidentales et la montée des universités chinoises dans le top 1 000 ont de grandes chances de se poursuivre (pas nécessai- rement avec la même vitesse ni la même pente). On peut s’attendre à ce que 20 % du top 200 de ARWU soit occupé par des universi- tés chinoises ; que deux (Beijing et Tsinghua) rejoignent le top 20 en 2030, et davantage dans les décennies suivantes. Le cerveau passe au Far East ; le monde devient moins occidental. Les règles de la compétition permettent loyalement l’arrivée de nouveaux entrants dans les classements. Rien de plus normal. Mais, si on accepte l’idée que les classements internationaux sont des indi- cateurs significatifs, qu’universités de classe mondiale et géostratégie sont liées alors que notre monde contemporain se caractérise par des tensions croissantes, en particulier entre la Chine et les États-Unis, et que les gouvernements européens, dans leur grande naïveté, n’ont pas protégé leurs marchés, innovations, savoirs et talents (liste d’aban- dons non exhaustive), alors, vu d’Occident et plus spécifiquement d’Europe, il y a des raisons d’être inquiet de la réduction de la part occidentale : elle dit quelque chose de la vitalité de cette civilisation. Les universités ont un rôle civilisationnel. Les universités chinoises jouent le leur. La civilisation occidentale a un besoin vital de l’enga- gement des universités d’Europe continentale. Bien qu’occupant une part cruciale de la civilisation occidentale, le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne, décision compréhensible pour qui se souvient des mots de Winston Churchill : « Si la Grande-Bretagne devait choi- sir entre l’Europe et le grand large, elle choisirait toujours le grand large » (5), mais qui place les pays d’Europe continentale et leurs uni- versités en face d’une responsabilité existentielle. Établir une « to-do list » précise serait présomptueux, et néces- siterait une analyse attentive pays par pays. Néanmoins, le déclin constaté étant renforcé par un état d’esprit très influent au sein de l’intelligentsia européenne actuelle, les universités peuvent choisir

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d’agir à ce niveau. Cet état d’esprit dominant inclut une interpréta- tion fluctuante de la démocratie, une ignorance de l’histoire couplée à des jugements moraux, et une conception des êtres humains comme entités interchangeables. Renverser cet état d’esprit passe première- ment par reconnaître qu’« une économie seule n’a jamais fait une civilisation » (6), reconnaître les racines chrétiennes de la civilisation européenne, et transmettre cette filiation et cette identité avec res- pect et fierté. Cela implique de défendre sans compromis la culture, le style de vie et la conception des relations entre hommes et femmes en vigueur en Europe. Deuxièmement, les nations européennes ont besoin d’industries et de technologies souveraines. Or, avec sottise, beaucoup sont abandonnées. Ce chantier nécessite une profonde reconstruction, alliant protectionnisme aux niveaux européens et nationaux pour les secteurs stratégiques et réforme des transferts de technologies. Les universités y ont un rôle important. Spécifique- ment, si les universités de classe mondiale en Europe doivent s’ap- procher des caractéristiques identifiées dans deux ouvrages de Jamil Salmi (7), un équilibre doit être trouvé entre coopération scienti- fique internationale et protection du savoir en Europe. Si ces aspects sont considérés aussi importants qu’en Chine ou aux États-Unis, le modèle de gouvernance, la recherche et la rétention des talents, la coopération avec l’industrie et la coopération internationale de beaucoup d’universités doivent changer en Europe. Ces recommandations divergent de l’esprit ouvert et coopératif qui règne dans les universités en Europe, et que je chéris. Cependant, ouvertes et transparentes au monde, les nations européennes perdent leur substance alors que la démographie mondiale explose (7,6 mil- liards aujourd’hui, 11 milliards en 2100), que les technologies de rup- ture se succèdent en accéléré, que les tâches exposées à l’automatisa- tion s’étendent (menant à des problèmes sociaux majeurs, voire à la disjonction des concepts de travail et d’occupation), et que règne le nomadisme des personnes et des techniques. En l’absence de mesures majeures concernant la sphère académique des pays européens, en particulier de leurs universités de classe mondiale, de la reconstruction d’une industrie forte dans plusieurs pays en Europe, de l’identification

AVRIL 2021 AVRIL 2021 171 études, reportages, réflexions

et de la protection de technologies souveraines, et d’un changement de l’état d’esprit de l’intelligentsia européenne, je crains avec Valéry que :

« L’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appli- quées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix – inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne – tend à disparaître graduellement. […] Et donc, la balance qui penchait de notre côté, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter – comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses. (8) »

1. Paul Valéry, La Crise de l’Esprit, [1919], p. 27, Éditions Manucius, 2016. 2. Noam Chomsky, Ira Katznelson, Richard C. Lewontin, Laura Nader, David Montgomery, Richard Ohmann, et alii., The Cold War & The University. Toward an intellectual history of the postwar years, The New Press, 1997. 3. Franck Leprévost, Universités et civilisations. Concurrence académique mondiale et géopolitique, ISTE (à paraître en 2021). 4. Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, Simon & Schuster, 1996. 5. « If Britain must choose between Europe and the open sea, she must always choose the open sea », discours prononcé par Winston Churchill à la Chambre des communes le 11 mai 1953. 6. Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Gallimard, 2017, p. 26. 7. Jamil Salmi, The Challenge of Establishing World-Class Universities, The World Bank, 2009 et Philippe G. Altbach et Jamil Salmi, The Road to Academic Excellence: The Making of World-Class Research Univer- sities, The World Bank, 2011, version française : La voie de l’excellence académique: La création d’univer- sités de recherche de rang mondial, The World Bank, 2012. 8. Paul Valéry, La Crise de l’Esprit, op. cit., p. 32.

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LIVRES FILMS 174 | Le corps a ses raisons 190 | Face aux ténèbres › Michel Delon › Richard Millet

177 | Yasmina Reza, la beauté du MUSIQUE désastre 193 | Piotr Anderszewski, › Marin de Viry le retour de Bach 179 | Ne craignez plus d’être › Olivier Bellamy un mauvais lecteur... EXPOSITIONS › Patrick Kéchichian 196 | Marc Riboud, la pudeur 181 | La diversité, autrement photographique › Stéphane Guégan › Bertrand Raison 184 | Damia, la tragédienne du music-hall › Robert Kopp 187 | Denis Grozdanovitch ou la nuance autobiographique du jeu d’échecs › Eryck de Rubercy critiques

LIVRES Le corps a ses raisons › Michel Delon

opinion a du mal à accepter que la médecine soit une science, mais pas une science exacte. Elle la voudrait cer- L’ taine dans ses diagnostics comme dans ses remèdes. Elle s’exaspère de ses hésitations, refuse ses contradictions. Le charlata- nisme serait tellement plus rassurant, bardé de certitudes. Quelques leçons d’histoire de la médecine constituent un excellent antidote à la tentation et qui mieux que Starobinski pour nous guider parmi les hypothèses aventureuses et les erreurs des thérapeutes ? Jean Sta- robinski (1920-2019) a mené de front des études de lettres et de médecine, couronnées par un double doctorat à Genève sur Jean- Jacques Rousseau et à Lausanne sur les traitements de la mélanco- lie. Tout au long de sa carrière, il a su inventer des objets d’étude qui traversent les disciplines et les époques (1). Livre après livre, sa culture et sa curiosité invitent au refus de tout dogmatisme et à la confiance dans les ressources de l’esprit humain. Après des recueils sur la musique et sur la mélancolie, un nouvel ensemble réunit des articles concernant l’histoire du corps (2). Rousseauiste lui aussi, professeur à l’université de Genève, Martin Rueff présente suggestivement le livre comme « une critique de la clinique et une clinique de la critique » : regard historique sur les théories et les pratiques médicales, mise en relation des humanités avec les acti- vités scientifiques. Starobinski commence souvent par chercher les mots qu’une époque a choisis pour dire ses espoirs et ses hantises. Il interroge par exemple la conscience que nous prenons de notre propre corps. Le XIXe siècle la nomme « cénesthésie » (il créera un peu plus tard « synesthésie » pour désigner les échos entre les organes et les sensations), mais Montaigne parlait déjà d’« interne attouchement », les traducteurs d’Aristote de « sens commun » et les hommes des Lumières de « sens de la coexistence de notre

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corps ». Cette conscience est-elle d’abord une activité nerveuse ou bien un retour psychique sur soi ? Où passe la ligne de démarcation entre le déterminisme par les organes et la vie psychique avec ses modèles sociaux ? Le mot savant « cénesthésie » apparaît sans doute à une date déterminée, mais il renvoie à une longue expérience qui chemine à travers notre culture, du mythe de Narcisse à la diffusion d’autoportraits sur les réseaux sociaux. Même rafale de questions à propos de l’imagination. La concur- rence du grec phantasia et de l’imaginatio latine se transforme en différence sémantique entre la production d’images et les caprices de la fantaisie. Une nuance de complaisance et d’illusion se glisse entre imaginer et s’imaginer. Jean Starobinski ouvre alors l’Émile de Rous- seau : l’imagination y apparaît comme une dangereuse séductrice qui risque de déranger les rythmes de la nature en hâtant la maturation de l’enfant, puis s’impose comme une force d’invention qui permet à l’adulte de dépasser ses propres limites. Elle provoque la maladie, mais aide à la guérison : placebo oblige. Progressivement la médecine laisse l’imagination aux philosophes qui introduisent une nouvelle distinction entre l’imagination, insaisissable, et l’imaginaire, plus facile à décrire. La psychanalyse préfère parler de fantasme et même parfois différencier le fantasme et le phantasme. Autre revanche de la fantaisie : ce rejet ou ce surgeon lexical qu’est la fantasmagorie. Des bateleurs, au lendemain de la Révolution, font apparaître des fantômes et frissonner les spectateurs. La fantasmagorie devient le pouvoir d’illusion du rêve et de l’art. L’imagination entraîne le corps pour le ruiner ou le combler. Rousseau l’avait bien dit : le remède est dans le mal. Des mots on passe aux motifs. Une échelle des températures aide à lire Madame Bovary : Emma ressent de façon exacerbée le froid et le chaud du climat normand, elle frissonne et grelotte dans un rêve métaphorique de chaleur amoureuse. L’aveugle sur un trottoir chante : « Souvent la chaleur d’un beau jour / Fait rêver fillette à l’amour. » Puis les escapades adultères s’achèvent dans le froid. Le romancier lui-même décrit son travail comme un effort de distance glacée pour observer et décrire les faits. Il revendique « le froid du

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scalpel » qui lui entre dans la chair. Starobinski, médecin et écrivain, sait comme personne nous mener au cœur du drame créateur de Flaubert écrivain, fils de médecin. L’hommage que le critique rend à ceux qui l’ont guidé au début de ses recherches lui permet de pré- ciser sa propre méthode. Assistant à l’université Johns Hopkins, il a suivi les cours de l’Institut de l’histoire de la médecine qui a accueilli quelques-uns des meilleurs spécialistes allemands fuyant le nazisme. Il s’est intéressé aux travaux d’Owsei Temkin, né russe, étudiant à Leipzig et s’installant en 1932 aux États-Unis. Après l’avoir entendu à Baltimore dans les années cinquante, il rend compte, vingt ans plus tard, de son recueil The Double Face of Janus. L’histoire de la méde- cine est Janus par l’examen qu’elle fait du passé de la discipline et par le diagnostic qu’elle porte sur les questions restées ouvertes. Les catégories médicales ne sont pas séparables de l’histoire des menta- lités et les médecins d’aujourd’hui doivent apprendre des errements de leurs prédécesseurs. Nous pouvons appliquer à Starobinski le compliment qu’il adresse à Owsei Temkin : « L’immense érudition trouve à s’exercer sans que jamais l’exposé perde de son aisance et de sa sereine simpli- cité. » Le Genevois a su aussi confronter les enseignements de l’école américaine aux rigueurs de l’école française, incarnée par Gaston Bachelard, Georges Canguilhem, Michel Foucault, sensibles aux coupures et aux changements de paradigme, attentifs aussi aux pou- voirs de l’écriture. Bachelard propose une « poétique de l’erreur » : sauts conceptuels qui permettent de penser différemment mais per- manence des images. Canguilhem aide à comprendre la vie comme pouvoir d’adaptation, la maladie comme limitation de ce pouvoir et la science comme aide pour le restaurer. Le corps a ses raisons que la raison ne peut réduire à une explication simple, mais qu’elle aide à comprendre, et que le style de l’essayiste fait miroiter pour en mar- quer la subtilité et la séduction. 1. Voir Michel Delon, « Les Masques inquiets de Jean Starobinski », Revue des Deux Mondes, septembre 2015, p. 158-160, et Patrick Kéchichian, « La critique est pleinement littéraire », Revue des Deux Mondes, septembre 2019, p. 143-145. 2. Jean Starobinski, Le Corps et ses Raisons, Seuil, 2020.

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LIVRES Yasmina Reza, la beauté du désastre › Marin de Viry

erge est une exagération réussie, ou un extrémisme abouti (1). Yasmina Reza s’y installe aux limites de son art et de sa S conception de la vie, qui ne se séparent pas, qui respirent ensemble, qui se sont épousés depuis Art (2), si ce n’est avant. Sa littérature consiste à faire sauter à la figure du lecteur une certaine absurdité de l’existence. Elle procède par chapelets d’explosions, fouette son lecteur, lui donne la berlue, l’oblige à danser un tango du désespoir où aucune des promesses de la vie n’est tenue : ni l’amour, ni la joie, ni la paix. Ni la beauté d’ailleurs, si ce n’est celle du désastre. Dans Serge, défilent en rangs serrés : le caractère dys- fonctionnel de la psychologie humaine ; la relation avec les autres, vue comme une impasse conflictuelle dont on cherche à sortir par des ruades pathétiques ; l’absence de lien intelligible entre le passé et l’avenir ; la tragique intransmissibilité de l’expérience ; l’ambi- valence radicale de nos sentiments ; l’incapacité du langage, rendu inopérant, par nos névroses protéiformes, à nous aider à opérer des transactions positives avec nos semblables ; la maladie, dont l’agenda est indépendant de nos anticipations, de notre mérite, de nos fautes : tout rate la cible des promesses que la vie nous fait. Les promesses de l’enfance, celles de la sagesse et celles de la religion sont des cibles illusoires, des références vaporeuses. L’humanité : un tas de fous à la fois agrégés et déconnectés les uns des autres, qui n’arrivent pas à atteindre un idéal qui n’existe pas. Tous tarés et en route vers le néant. Mais rien de philosophique, de théorique, de logique chez Reza : seulement de l’observation. Loin des démons- trations existentialistes, chez elle, c’est l’absurde « normal » qui est au travail. Thanatos au bistrot, Éros à la plage, planquant sa peau d’orange, et Dieu nulle part. La libido de madame Michu, la méta- physique de la voisine de palier, l’agressivité du cousin de province,

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la folie de tout le monde. Serge est certes le portrait d’un homme, mais qu’en dire si ce n’est que c’est un fétu de paille qui danse n’importe comment dans la lumière de l’absurde ? Il y a quand même une famille autour de Serge. Le grand moment du roman arrive lorsqu’un de ses membres, plus entreprenant que les autres, plus décidé à faire la lumière, décide d’aller à Auschwitz pour retrouver la trace d’un ancêtre, qu’on ne retrouvera pas, évidemment. Tout est réussi dans la description du ratage de ce pèlerinage en enfer. La petite troupe parvient à se perdre en enfer, alors que pourtant l’enfer est bien là, ils sont bien arrivés à destination. La vraie question, qu’ils n’effleureront pas, n’est pas de s’y perdre, mais de le rejeter. Mais tout s’oppose à ce qu’un peu de clarté arrive à leur conscience : des détails ridicules et obscènes dans ce contexte, comme des tenues inadaptées, des voisins de visite incommodants, des incidents minuscules qui détournent l’attention. Aucun regard ne naît de cette visite. Badauds touchants, ces juifs en mal de racines – fussent-elles brûlées – se com- portent comme des Américains moyens à Venise, mais sans guide. Et la visite au camp de travail et de mort se conclut par le contraire de sa visée pédagogique : même après avoir vu ça, il n’y a rien d’évident à ce que « ça » ne recommence pas. Car personne n’a vu en soi le mal qui s’était répandu ici. Cette extraordinaire visite à Auschwitz a quelque chose de très contemporain : c’est la description de consciences obli- térées, incapables d’observer, dépourvues de curiosité, constamment distraites par des riens. C’est la peinture d’un moment où l’inintelli- gence rencontre l’expérience, en l’occurrence celle du crime de masse. Il ne se passe rien. La catharsis n’opère plus. Le bien ne sort plus d’un mal, faute de conscience du mal. Et du point de vue du lecteur, le pire, ou le meilleur, c’est selon, c’est que l’on en rit. Lire Reza, c’est un exer- cice spirituel : si l’on peut rire de tout, s’il suffit d’intercaler entre l’hor- reur et le lecteur une famille foutraque en goguette à Auschwitz pour que l’horreur disparaisse, c’est qu’on est soi-même complètement taré, ce qui est justement la proposition générale de l’auteur. Mais ce roman n’est pas seulement un récit peuplé d’êtres qui ne cessent de clamer leur douleur d’être en exil dans leur existence, et qui se heurtent constamment à une sorte d’entropie fanatique du

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monde. Il faut aussi le voir comme l’observation de l’atomisation des consciences. Des solitudes étanches, brillamment chantées à la manière andalouse. 1. Yasmina Reza, Serge, Flammarion, 2021. 2. Yasmina Reza, Art, Albin Michel, 1994.

LIVRES Ne craignez plus d’être un mauvais lecteur… › Patrick Kéchichian

roposer une lecture juste, mesurée et pertinente du livre de Maxime Decout (1), ce serait, d’une certaine façon, lui faire P offense. Mais au lieu de raisonner ainsi, préparez-vous à ren- verser la vapeur… La bonne lecture est une chimère, un idéal étroit et suspect, alors que la mauvaise, elle, est d’une fécondité réjouissante. Et c’est précisément ce que l’auteur démontre, avec une dextérité iro- nique et savante, nourrie de sûres références et d’un sens aigu (parfois trop) de la catégorisation. Engagé sur des voies parallèles, un peu à la manière de son voisin de collection Pierre Bayard (qu’il cite d’ailleurs à plusieurs reprises), Maxime Decout n’en est pas à son coup d’essai. Il a déjà exploré, en une sorte de trilogie, les domaines littéraires voisins, souvent clandestins ou ignorés : la mauvaise foi, puis l’imitation, l’im- posture enfin(2) . On pourrait se dire, avec angoisse : mais que reste-t-il de la littérature après de tels soupçons, après ces enquêtes et dénoncia- tions ? Rassurez-vous, elle n’est pas défaite, on peut même dire que, de ces enquêtes, elle sort enrichie, approfondie, heureusement complexi- fiée comme on dirait aujourd’hui… « Comment donc se tailler la part belle dans le texte d’un autre ? » C’est peut-être la question centrale, qui remet le lecteur, non plus

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dans les marges ou les annexes du texte qu’il lit, mais à sa vraie place, au centre, à égalité avec l’auteur en quelque sorte. Certes, c’est au XXe siècle que le « mauvais lecteur » prend substance, mais pas de rien : c’est un héritier. De Don Quichotte, par exemple, dont l’esprit fut égaré par la lecture trop passionnée des romans de chevalerie. Et puis, plus près de nous, de la malheureuse Emma Bovary, consomma- trice enivrée de romans sentimentaux. D’une certaine façon, l’homme de la Mancha et la bourgeoise normande se sont approprié les textes, en ont fait leur bien propre. Et si le héros de Cervantès « avait su mieux lire », le roman n’aurait simplement pas existé ! L’essayiste a assurément raison d’évoquer un « autoérotisme mental ». « Lecture et onanisme ? Deux plaisirs solitaires, qu’on s’accorde en cachette », dit-il. Mais ce n’est pas toujours du plaisir que l’on se donne en lisant… Ainsi de certains premiers lecteurs des Souffrances du jeune Werther, subjugués, intoxiqués par le roman de Goethe, poussés au suicide par mimé- tisme. La « lecture par empathie » peut donc mener au pire. Dans cer- tains cas extrêmes, cela peut même rejoindre et exaucer le « fantasme inavouable » de l’auteur qui rêve d’agir sur l’esprit, et même sur la vie de son lecteur. Belle envolée de l’essayiste sur ce thème, page 142… Cependant, tout n’est pas noir ou désespéré, loin de là, dans les divers itinéraires que décrit Maxime Decout, qui n’hésite pas à nous sermonner, mais toujours pour notre bien : « Vous devez reconnaître plus que jamais que la mauvaise lecture est un processus créatif en tant que tel et qui éclaire, à sa manière, la dimension créatrice de toute lec- ture. » Dans une parenthèse du Livre à venir (1959), Maurice Blanchot écrivait : « Le livre n’est pas fait pour être respecté… », ajoutant aussitôt : « … “le plus sublime chef-d’œuvre” trouve toujours dans le lecteur le plus humble la mesure juste qui le rend égal à lui-même ». Et d’ailleurs, pourquoi obéir à « l’ordre du texte », pourquoi ne pas s’autoriser son « démantèlement » ? Pour contourner, ou contester, la « déférence » qui lui serait due, pour ne pas « obtempérer » face à celui-ci, lisez le « nez en l’air », survolez le texte, folâtrez en lui à votre guise. Car « le mauvais lecteur rompra les digues et soumettra le texte à cette déferlante », celle de son désir, de son fantasme, ou de ses caprices. « Mettre un livre sens dessus dessous » deviendra un acte heureux et vous en tirerez des béné-

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fices inattendus. La mauvaise lecture, peu à peu, devient une catégorie, un genre, un univers, une machine à la « productivité vertigineuse et presque infinie ». Cela peut même donner des ailes au critique. En face, à l’opposé, le « Lecteur Modèle » (que Maxime Decout dote de majus- cules qui ne l’honorent guère), par l’étroitesse de son esprit, passe piteu- sement à côté de « tout cet ensemble de dérapages signifiants ». L’ouvrage s’attache aussi, légitimement, à repérer les bénéfices de cette thématique, dans ses dimensions heureuse ou haineuse, dans des œuvres diverses, de Henry James (Les Papiers de Jeffrey Aspern), Vladimir Nabo- kov (Feu pâle) ou Roberto Bolaño (2666), à Pierre Senges (Fragments de Lichtenberg), Éric Chevillard (L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster) ou Tanguy Viel (Cinéma, La Disparition de Jim Sullivan et Icebergs). À la fin, on voudrait simplement faire le même aveu que Mon- taigne, évidemment cité par Maxime Decout : « Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre, et sans dessein, à pièces décousues. » 1. Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, Éditions de Minuit, 2021. 2. Dans la même collection « Paradoxe » aux éditions de Minuit : En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire (2015) ; Qui a peur de l’imitation ? (2017) ; Pouvoirs de l’imposture (2018).

LIVRES La diversité, autrement › Stéphane Guégan

rop courte fut la vie de Victor Segalen (1876-1918), mais un miracle y prélude, à moins que ce ne soit une malchance… T Avant de trancher, les faits : imaginons un jeune Brestois sujet aux maladies nerveuses, qui décide de devenir médecin afin de naviguer, malgré sa myopie, et se transporter aux autres extrémités du monde. Comme il a le don des lettres, il les étudie et les pratique. Cette ambi- guïté des deux voix qualifie assez bien celui qui se rêve plus nietzschéen

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et rimbaldien, pour nommer ses mentors, qu’il ne saura l’être. Aspiré par sa propre impatience, il se rapproche de Huysmans, Saint-Pol-Roux et Remy de Gourmont avant de soutenir, en 1902, une thèse sur les névroses dans le roman naturaliste et rejoindre l’équipe du très actif Mercure de France. Le premier article que la revue accueille de lui porte sur la synesthésie en milieu symboliste, autant dire que Segalen a fait le tour des esthétiques rivales du moment, et qu’il explore déjà les ressorts physiologiques et psychologiques de l’imaginaire. Entre le ça de Zola et le moi de Huysmans s’ouvre un terrain de découvertes aptes à exciter durablement une tête scientifique. Le sort veut que Segalen soit appelé à Tahiti, cette même année, sous l’uniforme de la médecine navale. Débute une de ces traversées qui vous marquent à jamais du signe des bourlingueurs. Les deux volumes d’Œuvres que La Pléiade lui consacre ont fait du Journal de ce périple peu ordinaire le seuil du reste, car il faut commencer par ces impressions et réflexions consignées d’une main ferme, qui synthétise plus qu’elle ne décrit (1). Lors de l’escale de New York, Segalen dit déjà son aversion pour l’arrachement des œuvres d’art à leur lieu d’origine en citant L’Obélisque de Paris de Théophile Gautier. Toute création de cet ordre, selon lui, est le fruit d’un écosystème que le musée ou la symbolique urbaine ignore et écorne. À Tahiti, frappé par un terrible cyclone en janvier 1903, le Français et son bateau se portent aussitôt au secours des sinistrés. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’un de ses compatriotes se meurt aux Marquises, et qu’il en fondera le culte, Paul Gauguin. Le peintre des vahinés moroses ou amoureuses, des lagons mys- térieux et des légendes maories, troublantes ou cruelles, a-t-il été la chance de Segalen ? Oui, répond Christian Doumet, le maître d’œuvre de cette Pléiade hautement exotique. Il est hors de doute que Sega- len se mesurera désormais, en littérature, à ce que Gauguin lui paraît avoir réalisé en peinture et sculpture, le choc plastique et poétique d’une fusion impossible entre deux cultures, l’une en pleine révolu- tion, l’autre en pleine agonie. La rencontre, si elle n’a pas lieu entre les deux hommes, s’accomplit entre les deux œuvres. Un événement d’importance en fixe le transfert : quelques semaines après le décès du peintre, Segalen s’est porté acquéreur de sept tableaux de Gauguin,

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de documents essentiels et des bois qui ornaient sa dernière maison, à Hiva Oa, la fameuse Maison du jouir. Du décor dans lequel l’artiste a orchestré sa vie de colon, son œuvre de frondeur et son christianisme bouddhisé, le nouvel arrivant tire la matière d’un superbe article que le Mercure publie en juin 1904. Le milieu littéraire parisien, Mallarmé et Mirbeau en tête, avait surtout célébré l’heureux ressourcement pri- mitiviste dont Gauguin aurait indiqué la voie salutaire au XXe siècle. Segalen, après ce long séjour dans les mers chaudes, rompt lui avec les apôtres de la fusion et de l’effusion. Ce qui l’a frappé, c’est l’unicité de Gauguin, sa sociabilité ouverte et surtout sa saisie plastique d’un monde et d’une civilisation dont l’Europe avait précipité la mutation moderne. « Gauguin fut un monstre. C’est-à-dire qu’on ne peut le faire entrer dans aucune des catégories morales, intellectuelles ou sociales qui suffisent à définir la plupart des individualités. […] il fut divers et, dans tout, excessif. » Divers : le mot est lâché en 1904. Dans ce que Segalen dit de l’attachement de Gauguin aux « êtres-enfants », à leurs « formes splendides » et leurs « muscles heureux », un rous- seauisme résiduel se fait entendre, mais il le nuance immédiatement : l’originel n’est pas gage de perfection, l’ailleurs d’innocence, l’Autre d’oubli de soi. Les trois chefs-d’œuvre de Segalen, Les Immémoriaux, Stèles et Peintures, où passent l’expérience chinoise et d’autres formes d’altérité, éclairent peut-être moins que son Essai sur l’exotisme ce qu’il enten- dait défendre en matière de contacts interculturels. Remercions tout d’abord Christian Doumet d’avoir eu le courage de revenir au manus- crit dont toutes les versions courantes étaient fautives, et de s’être séparé de la glose dominante (2). La Pléiade offre donc un nouveau départ à l’exégèse d’un livre qui n’en fut jamais un et dont l’état d’ina- chèvement, de non-commencement, est la condition de son intelli- gence. Homme de fiches et de notes comme Huysmans, Segalen les a accumulées jusqu’à sa mort, ce sont les coulisses enfin accessibles d’un projet dont les sources et l’ambition philosophique furent immenses. Quant aux témoignages de voyageurs ou à la désinvolture des tou- ristes modernes, Segalen passe de la Revue des Deux Mondes, dont il est un fidèle lecteur, à Chateaubriand, Mme de Staël ou Arthur de Gobi-

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neau qu’il a bien lu, la théorie de l’inégalité des races le retient moins évidemment que l’idée qu’« il n’est donné à aucune race humaine d’être infidèle à ses instincts ». L’ethnique et l’individuel, pour Sega- len, obéissent au même degré à cette loi : L’Essai entendait étendre « la notion [d’Exotisme] à Tout » et démontrer l’impénétrabilité des races, des sexes ou des espèces au sein de la Nature. De rares peintres servent aussi sa thèse, depuis Fromentin, toujours à bonne distance de ses sujets algériens, jusqu’à Gauguin, l’incontournable interlocuteur. Il ne lui a pas été facile de se libérer de ce surmoi encombrant et la lecture de Segalen en a longtemps pâti. Alors, miracle ou malchance ? Considérant que le poète et son peintre s’étaient construits contre leur culture, les années soixante-dix et quatre-vingt les ont associés à leur stigmatisation de l’homme blanc ou à leur célébration de la créolité. Or, Segalen et Gauguin, s’ils croyaient à la vertu des vraies rencontres, ont dit et peint le frottement des inconciliables, loin, très loin, de la banalisation actuelle et lucrative du métissé. 1. Victor Segalen, Œuvres, deux volumes sous coffret illustré, Christian Doumet (dir.), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2020. 2. L’archive de L’Essai contient notamment une coupure de presse tirée de Paris-Journal et couvrant le 19e Salon des peintres orientalistes français (1910) : « Le périlleux pittoresque tend le plus cruel des pièges. Combien l’Exotisme a-t-il tué d’artistes pour un Gauguin se libérant et rajeunissant le monde avec le Vierge parfum des jardins de l’Océan. » Il nous semble qu’André Salmon, l’ami de Picasso, autre fou de Gauguin, en est l’auteur.

LIVRES Damia, la tragédienne du music-hall › Robert Kopp

n rideau de scène noir, une robe noire sans manches, des bras très blancs, les cheveux coupés court, le visage pâle U déchiré par une bouche écarlate, prenant de face la lumière crue d’un seul projecteur, la voix rauque aux accents tragiques, l’insis- tance sur chacune des syllabes du texte, le roulement des r, la douleur

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de ceux que la vie a broyés, le désespoir des laissés-pour-compte : c’est Damia, la tragédienne du music-hall, admirée par Cocteau et Mauriac (père et fils), par Max Jacob et Robert Brasillach, Picasso et Foujita. C’est elle qui a imposé la « chanson réaliste », telle qu’elle a été reprise par Édith Piaf, Barbara, Juliette Gréco et bien d’autres. Le genre avait été créé par Aristide Bruant, du Chat noir, dans les années 1880. Mais ce sont des artistes femmes – Fréhel, Mistinguett, Marianne Oswald, Yvonne George et en premier lieu Damia – qui l’ont popularisé. De la veille de la Première Guerre mondiale aux lendemains de la Seconde, la « chanson réaliste » aura marqué la grande époque du music-hall. Toutes ont mis l’accent sur la noirceur et l’âpreté de ces ballades, peut-être parce qu’elles avaient souvent été les premières vic- times des drames que racontaient leurs chansons. Les histoires qu’elles déroulent sont celles de marlous et de prostituées, comme on en trouve dans les quatre volumes des Bas-Fonds de Paris, réunis par Bruant. C’est le monde de la zone et des fortifs, celui des filles et de leurs maquereaux, d’escrocs et de malfrats, celui des impasses obscures des romans de Fran- cis Carco, de Lucien Descaves ou de Roland Dorgelès. Chansons tristes et mélancoliques s’inscrivant lointainement dans le sillage de Rutebeuf et de Villon. Du gris, La Rue sans joie, Amours de minuit, Nocturne, Sombre dimanche, La Veuve (la guillotine) : rien que les titres font devi- ner l’univers qu’elles évoquent, qui est aussi celui de L’Opéra de quat’sous de Kurt Weill et de Bertolt Brecht. Si certaines d’entre elles figuraient encore au répertoire d’Édith Piaf et de Juliette Gréco, elles ont disparu en même temps que les nombreuses salles où un public populaire de noctambules les applaudissait, l’ABC, l’Alhambra, Bobino, la Scala, le Concert Mayol, le Casino de Paris, les Folies-Bergère et bien d’autres. Parmi les vedettes de ce Paris noceur, auquel Victor Leca a consacré un joli livre (1), la figure de Marise Damien, Damia (1889-1972), est sans doute une des plus émouvantes. Grâce à une abondante documen- tation inédite, Francesco Rapazzini la fait revivre et retrace son parcours au milieu de ces gens de la nuit parmi lesquels on croise Joséphine Baker et Maurice Chevalier, Cocteau et les surréalistes, Foujita et Ida Rubins- tein, d’Annunzio et Léon-Paul Fargue, Apollinaire ou Picasso (2). Des artistes, des charlatans, des demi-mondaines, des fils de la « haute », tout

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ce que le Paris d’alors a produit d’excentriques et de génies, de nouveaux riches et d’aristocrates décadents, qui commençaient la soirée au Mou- lin-Rouge et terminaient la nuit au Bœuf sur le toit. Adolescente rebelle, née dans une famille nombreuse d’agricul- teurs et d’ouvriers dans les Vosges, Damia, à 15 ans, fuit une misère sans avenir pour chercher fortune à Paris, celui de la Belle Époque, qui est encore pour deux générations la capitale mondiale des lettres, des arts et des plaisirs, la ville qui vient d’accueillir cinquante mil- lions de visiteurs pour son Exposition universelle en 1900. Marise rêve d’être danseuse, mais c’est sa voix qui, outre sa resplendissante beauté et son appétit de vie féroce, la fera remarquer lorsqu’elle monte sur la scène de quelques beuglants, avant d’être prise en main par Robert Hollard, Roberty, le pygmalion et accessoirement le mari de Fréhel, de son vrai nom Marguerite Boulc’h, dite aussi Pervenche. Il lui apprendra la diction, la respiration, à se tenir sur scène, à user de ses bras. Toute sa vie, elle aura besoin de protecteur ou de pro- tectrice et, souvent, ses producteurs seront aussi ses amants, mais pas toujours. Ainsi, dans les années trente, ce sera Jean Bérard, le directeur artistique des disques Columbia, qui sera son impresario et son compagnon. Mais la liste est interminable, hommes et femmes. On y trouve des aristocrates (le duc d’Uzès, la princesse Violette Murat), des politiques (Pierre Cot), des galeristes d’avant-garde (Pierre Colle), des chanteurs d’opéra (Chaliapine), des danseuses (Loïe Fuller), des femmes de lettres (Nathalie Barney), des actrices (Louise Sylvain), bref le monde et le demi-monde, celui du spectacle et des lettres, des théâtres et des cabarets. La vie de Damia est des plus mouvementées. Souvent elle noie ses chagrins dans l’alcool, cherche à s’apaiser par l’opium, à se stimuler par la cocaïne. C’est que le monde du music-hall n’est pas de tout repos, aucune position n’est jamais acquise, la concurrence est rude, les maisons de disques sont exigeantes, les organisateurs de tournées impitoyables. Et Damia, au fond d’elle, conserve de vieilles blessures qui la rendent fragile : ses origines, ses débuts chaotiques, ses addic- tions aux hommes, aux femmes et aux stupéfiants. Elle a un besoin irrépressible d’être entourée et une peur panique d’être seule. Aussi

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enchaîne-t-elle les tours de chant, les enregistrements, les tournées. Sans parler des galas, pour les Croix-de-Feu aussi bien que pour le Front populaire, car la politique ne l’intéresse pas. Cultivant un vieux fonds d’anarchisme, elle n’avait aucune sympathie pour les régimes totalitaires, mais n’a pas quitté la France non plus, comme beaucoup de ses amis, dont Jean Gabin et d’autres. Elle traverse donc l’Occupation en se produisant par-ci et par-là, parfois aussi devant des salles où l’on pouvait voir nombre de Feldgrau ou à Radio Paris. Si elle n’est pas inquiétée à la Libération, sa carrière après guerre néanmoins glisse vers l’ombre. Certes, elle repart en tournée à tra- vers le monde et jusqu’au Japon. La « chanson réaliste » est devenue une marque française à l’international. À Paris, toutefois, ce sont d’autres talents qui occupent le devant de cette scène que Damia a dominée pendant deux générations. 1. Victor Leca (Levic-Torca), Paris noceur, ouvrage orné de portrait d’après nature et de compositions inédites de Léon Roze, Librairie de la Nouvelle France, 1910, consultable sur Gallica. 2. Francesco Rapazzini, Damia, une diva française, Bartillat, 2020.

LIVRES Denis Grozdanovitch ou la nuance autobiographique du jeu d’échecs › Eryck de Rubercy

a Vie rêvée du joueur d’échecs, sous-titré « Variantes ludiques parmi les soixante-quatre cases », est un excellent essai, le der- L nier en date, de Denis Grozdanovitch (1), l’auteur du fameux Petit Traité de désinvolture, auquel ont succédé parmi bien d’autres titres Le Génie de la bêtise, consacré à la sottise savante, et Dandys et Excentriques. Ce bon joueur d’échecs, qui est aussi un ancien champion de tennis, a mis dans son livre une bonne partie de lui-même et de ses recherches sur le jeu des grands maîtres, notamment Emanuel Lasker,

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Bobby Fischer ou Boris Spassky. Mais c’est dans celui de Garry Kas- parov, « le plus éblouissant champion du monde, tant il était capable de véritables tours de magie combinatoires sur l’échiquier », et dans son livre La vie est une partie d’échecs, fourmillant de « commentaires instructifs sur les enseignements que l’on peut accessoirement tirer de la pratique des échecs », qu’il a trouvé une part de son inspiration. En effet, sa lecture, pour ne l’avoir nullement convaincu de ce « que la vie imitait les échecs », l’a amené à penser « qu’il pourrait être utile de compléter cette perspective savante par le point de vue, un tantinet irrévérencieux, d’un simple amateur ». Et, aux échecs, il y a ceci d’intéressant pour Grozdanovitch, c’est qu’on y joue le jeu de la vie, « le jeu d’échecs étant, plus encore que le sport, un puissant révélateur du caractère personnel de chacun ». Ce peut même être une « révélation bénéfique » que de jouer avec cette idée en tête. Elle le fut, en effet, lorsqu’il comprit que son sentiment, presque systématique, d’avoir obtenu une position dominante dans ses parties d’échecs était un leurre fomenté par son subconscient. « En fait, je découvris, explique-t-il, qu’en ce qui concernait ma position sur l’échiquier, mon premier coup d’œil synthétique et non réfléchi évaluait bien, en général, mon infériorité stratégique, mais qu’aussitôt […] mon subconscient mettait en place une surcompensation men- songère chimérique ! » Alors, qu’on appartienne ou pas à celles et ceux qui jouent aux échecs, on lit avec avidité le livre de Grozdanovitch qui pose d’abord la question de savoir pourquoi ce jeu est si obsessionnel. Car il y a quelque chose de diabolique dans ce passe-temps qui ne peut se terminer que par la mortification de l’un ou l’autre des joueurs en cela que, plus vrai encore que pour le tennis, on y « lutte à mort pendant plusieurs heures, jusqu’à oublier dans le feu de l’action que notre vie n’y est pas en jeu, et qu’on a donc la bonne surprise après chaque cuisante défaite d’en ressortir vivant ! » C’est que ce jeu, « où le désir de satisfaction narcis- sique parvient à son point culminant », met l’orgueil à vif, aussi est-il « difficile de rencontrer plus orgueilleux qu’un joueur d’échecs assidu ». Coluche le disait, « La victoire est brillante, mais l’échec est mat », même si « l’arrogance condescendante du “mauvais gagnant” » est

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finalement bien pire qu’une défaite qui donne lieu, de la part du vaincu, mauvais perdant, à « une grogne dépitée se traduisant en propos amers ». Seulement, « il suffit que les pièces soient replacées sur leurs cases d’origine pour que le plus fol espoir, effaçant le souvenir de la déconvenue précédente, renaisse de ses cendres. C’est en cela, peut-être, que réside la plus puissante magie de ce jeu ». Un jeu qui, pour avoir des origines qui se perdent dans la nuit des temps – « quelque part en Inde » –, « participe apparemment d’une sorte de sortilège » et « recèle en lui-même une magie plongeant ses racines dans les arcanes les plus anciens et les plus secrets de la psyché humaine ». D’où la fascination qu’il exerce sur ceux qui s’y adonnent. Maintenant, la grande qualité du livre de Grozdanovitch est de ne pas rentrer dans le piège de nous expliquer les règles et les techniques de ce jeu que caractérisent des « lois d’enchaînement géométrique rigoureux » et un « ensemble de combinaisons dont les possibilités sont apparem- ment incalculables ». Ainsi nous laisse-t-il plutôt entendre certaines de ses subtilités, qui en font une activité vraiment fascinante dont « la puis- sance prend naissance – comme l’a si bien vu Paul Valéry (qui a médité lui aussi sur les échecs) – dans le réalisme enfantin relié à la pulsion ludique ». Et de constater que, s’il est un domaine où très vite les enfants se découvrent prodiges, c’est bien dans celui des échecs, capables qu’ils sont « de se repérer sans coup férir dans le labyrinthe infini de l’échi- quier ». C’est d’ailleurs enfant que Grozdanovitch apprit de son père le maniement des figurines et, qu’ayant l’intuition que, au contraire des autres jeux, celui-ci possédait une « dimension ludique inépuisable », il en éprouva un véritable « coup de foudre ». Et cela, jusqu’à ce qu’il décide, dans les 25 ans, de se désintoxiquer de son « addiction incoer- cible au sortilège des soixante-quatre cases » pour n’y rejouer qu’un peu plus de dix ans plus tard, mais cette fois « dans une optique tout à fait modérée ». Allaient lui rester de cette période des carnets annotés d’observations qui, outre sa fréquentation des milieux échiquéens, lui serviraient pour son livre. Les liens puissants qui rattachent son auteur au sujet rendent le livre passionnant. Y affleurent au fil des pages des anecdotes sur certains très grands maîtres d’échecs à commencer par Karpov et Kasparov

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dont l’opposition fut palpitante en raison de l’opposition manifeste des styles : l’un positionnel et l’autre tactique. Surtout, au-delà de nous dire que chaque grand champion marque son époque par sa manière originale de jouer, Grozdanovitch questionne la nature irrationnelle du jeu grâce à ses lectures de quelques-uns des plus importants théo- riciens du jeu comme Johan Huizinga, Eugen Fink et Roger Caillois mais aussi d’écrivains comme Lewis Carroll, Stefan Zweig et Vladi- mir Nabokov dont la passion pour les échecs est notoire. Tout cela l’amenant, bien sûr, à poser la question de savoir d’où les meilleurs joueurs d’échecs tiennent leur génie. Et d’avancer, n’en déplaise aux « esprits définitivement verrouillés dans un strict matérialisme », qu’ils sont « probablement reliés de façon innée aux ancestrales réserves de l’inconscient collectif ». Une idée qui rappelle la théorie platonicienne de la réminiscence à laquelle Grozdanovitch ne manque pas de recou- rir à l’appui de sa séduisante hypothèse. 1. Denis Grozdanovitch, La Vie rêvée du joueur d’échecs. Variantes ludiques parmi les soixante-quatre cases, Grasset, 2021.

FILMS Face aux ténèbres › Richard Millet

oici deux films étranges, déroutants même, pour les person- nages qu’ils mettent en scène comme pour les lieux où se V passe l’action. En Amérique, certes, mais une Amérique per- due entre province et ruralité, presque intemporelle, voire insituable : des territoires où les forces du mal s’exercent de façon privilégiée. L’action de Le Diable, tout le temps, d’Antonio Campos, se passe entre Knockemstiff, en Ohio, et Coal Creek, en Virginie-Occidentale. Ce pourrait être aussi bien la Géorgie de Flannery O’Connor et d’Ers- kine Caldwell ; ou le Mississippi de Faulkner.

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À Knockemstiff, 400 âmes en 1945, presque toutes liées par le sang et la malédiction, dit la voix off, les Russell louent depuis neuf ans une maison à la lisière d’un bois, mais demeurent des étrangers. Willard (Bill Skarsgård) est rentré de la guerre du Pacifique avec la vision d’un GI crucifié par les Japonais et qu’il a dû achever sur sa croix. Il en reste hanté, malgré l’amour de sa femme et de son fils, Arvin. La femme de Willard meurt d’un cancer : Willard se tourne vers la religion, dresse une croix de bois devant la forêt, initie son fils à la prière, tue leur chien, le crucifie, puis se suicide le jour de l’enterrement de son épouse. Histoire qui à elle seule pourrait nourrir le film. S’y adjoignent d’autres personnages, qui rencontrent les premiers selon un mou- vement rhizomique qui semble redoubler la fatalité : Helen, jeune orpheline élevée par la mère de Willard, épouse un pasteur fou, qui la tue à coups de tournevis ; Lenora, leur fille, élevée par les parents de Willard, grandit avec Arvin, leur petit-fils (Tom Holland). Ce sera un des rares couples sains d’esprit dans cette chorégraphie du mal où, des années plus tard, les jeunes hommes sans grand avenir commencent à partir pour le Viêt Nam, et où sévit un couple de tueurs en série, dont la femme n’est autre que la sœur du shérif, per- sonnage corrompu jusqu’à l’âme, tout comme le nouveau pasteur, Teagardin (Robert Pattinson), qui séduit, viole Lenora et l’engrosse. Campos ne tombe ni dans le gore ni dans les effets faciles. La voix off (celle de Donald R. Pollock, l’auteur du roman dont le film est tiré) donne au récit une distanciation qui confine à l’apaisement, sans dimension expiatoire. Le climat, très noir, rappelle celui d’autres films récents : 1922 de Zak Hilditch, inspiré d’une macabre nouvelle de Ste- phen King ; ou encore, mais sans la dimension raciale, le Mudbound de Dee Rees. L’écriture cinématographique est même plutôt sobre. Campos s’intéresse à l’intériorité dévastée des personnages plus qu’il ne justifie ce qu’ils sont par le social, ou ne tente de démontrer les maléfices conjoints de la religion et du sexe. Le mal se présente ici dans ce qu’il a de plus répugnant : le groin de Satan fouillant les âmes est aussi bien celui du tueur en série que du beau pasteur, et l’ombre vive de la croix plane sur tous comme les hante la guerre, passée ou à venir.

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L’innocence n’a pas sa place dans ces petites villes en proie à la déréliction, et la fuite est la seule façon d’y échapper. Particulièrement impressionnante par sa violence et la « folie meurtrière », la dimension chorale du mal ne cesse de nous questionner pour nous amener à savoir si, comme l’ensemble des sociétés « modernes », nous sommes prêts à accepter que le mal ne soit qu’une variante psychiatrique de l’abominable. Avec Charlie Kaufman et Je veux juste en finir (le titre français affadit, hélas, la dimension métaphysique de I’m Thinking of Ending Things), on retrouve, contemporaine, la même Amérique provin- ciale, rurale, hivernale. Un homme et une femme sont dans une voiture, en pleine tempête de neige. Là aussi, une voix off, celle de la femme, Lucy (Jessie Buckley), qui se demande ce qu’elle est venue faire dans cette galère avec Jake (Jesse Plemons) : ils parlent de poé- sie, Jake récite du Wordsworth, Lucy un long poème écrit par elle. Ils se connaissent peu ; c’est leur première virée ensemble, et Lucy se dit qu’elle veut juste en finir, sachant la vanité de ce qui les attend, leur route amoureuse ne menant nulle part. Nulle part, c’est, dans la campagne nocturne et le blizzard où ils ne croisent pas une voi- ture, la ferme des parents de Jake. Tout y est étrange, énigmatique : des agneaux morts, des porcs tués, un chien qui gratte l’intérieur de la porte d’entrée, Jake soudain agressif, les parents à moitié fous (remarquablement incarnés par Toni Collette et David Thewlis). Quelle abomination recèle le sous-sol ? Est-on dans l’univers de Ste- phen King ? Au cours du dîner, Lucy ne cesse de rappeler qu’elle doit regagner la ville le soir même. On sent que rien ne se passera comme le souhaite cette jeune femme, étudiante en physique et peintre, qui a les pieds sur terre : moins une plongée dans le surnaturel qu’un basculement dans une autre dimension où le temps devient une catégorie mentale toute puissante, dissipant les certitudes du moi. « Peut-être qu’on me confie les secrets de l’ombre », murmure la mère. Ainsi les parents vieillissent-ils extraordinairement, d’un coup. Puis ils rajeunissent, pour vieillir encore… Le chemin du retour est encore plus déroutant, et fait entrer le film dans un schéma lynchien. Un détour par l’ancien lycée de Jake, perdu dans la neige, en pleine

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nuit, et c’est le temps qui se déploie dans des figurations oxymo- riques du passé et de l’avenir, le présent n’existant que comme un souvenir prophétique. On aurait tort de croire que, comme le mal absolu, cet univers parallèle nous soit totalement étranger. Ni Lucy ni Jake ne sont fous : ce ne sont pas eux qui délirent, mais le temps et le social. On ne s’étonnera donc pas qu’en pleine tempête Jake évoque la figure de l’écrivain suicidé David Foster Wallace, et que Lucy lui demande s’il a lu Guy Debord. Le social est aussi une forme de damnation, qui en révèle d’autres, à l’infini.

MUSIQUE Piotr Anderszewski, le retour de Bach › Olivier Bellamy

n ces temps étranges où les hommes réapprennent à mar- cher et où la foi en l’avenir est mise à rude épreuve, le E pianiste Piotr Anderszewski a choisi de se confiner avec Jean-Sébastien Bach. Le pianiste polonais installé dans les Açores s’était fait connaître par un disque consacré aux Partitas. Vingt ans plus tard, après des détours du côté de Beethoven, Mozart, Chopin ou Schumann, il revient à la source et nous livre douze préludes et fugues tirés du deuxième livre du Clavier bien tempéré. Vingt- quatre « heures » de la vie d’une flamme. Jamais vacillante, toujours ardente. Un soleil propre à éclairer le monde. La profondeur de son chant, l’élévation de son lyrisme font de cet enregistrement un évé- nement capital. On n’aborde pas Le Clavier bien tempéré comme une simple envie de se dégourdir les méninges. « Faites-en votre pain quotidien, disait Schumann. Il fera de vous, à lui seul, un bon musicien. »

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Pousser son cerveau dans les circuits infinis du contrepoint et plier ses doigts à la gymnastique de la polyphonie représente un tra- vail colossal. « Il y a une telle quantité d’informations à absorber et de concentration nécessaire pour la conduite des voix qu’on ne peut jamais se laisser aller, or c’est bien ce qu’il convient de faire pour communiquer avec un public », nous confie Piotr Anderszewski. Alors que la démagogie médiatique est parfois sans borne pour faire passer la vente d’un sucre d’orge frelaté pour un sublime don de soi, Piotr Anderszewski s’emploie, avec une authentique humilité et un vrai courage, à révéler l’humanité poignante d’une musique répu- tée difficile et intellectuelle. « Quiconque travaillera autant que moi arrivera au même résultat », disait Bach. Piotr Anderszewski relève le défi et marche à mains nues vers la lumière. Comme dans un mara- thon, le bonheur naît du dépassement et de l’effort. À force de mâcher inlassablement le texte sacré, sans céder à l’invitation de Satan à goûter aux plaisirs immédiats, la vérité apparaît dans sa fragile nudité. De fait, tout paraît aussi simple et beau qu’un paysage découvert au terme d’un long voyage dans l’obscurité. « En dernier lieu, la simplicité », disait Chopin. C’est d’ailleurs vers Chopin que Piotr Anderszewski s’était tourné après avoir tenté de monter l’intégrale des préludes et fugues dans sa jeunesse. « J’avais sous-estimé la difficulté et je me suis cassé la figure. Chopin s’est alors imposé. Et il m’est alors apparu très facile. » En effet, Chopin se jouait souvent cette musique, à tel point qu’il en était nourri et constitué. Piotr Anderszewski fréquente lui aussi les arcanes de ce monument depuis sa plus tendre enfance. C’est son autre langue maternelle. Il a choisi les douze préludes et fugues les plus proches de son cœur et les a assemblés selon un ordre qui lui est propre pour raconter sa propre histoire. Une histoire avec des sons et non avec des mots. Elle commence par le prélude en do majeur qui ouvre le Deuxième Livre et s’achève avec la fugue en si mineur qui le clôt : « Un innocent passe­ pied. Ainsi Bach choisit de terminer ses jeux de l’esprit d’une com- plexité folle par une danse bretonne ! » Croit-il à la symbolique des tonalités ? Certains élaborent des théories pour expliquer le caractère de tel prélude en fonction de la

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couleur propre à chaque tonalité. « Je n’ai jamais réfléchi à la ques- tion dans ces termes. Ce que je sais c’est que pour moi le Requiem de Mozart est impensable dans une autre tonalité que ré mineur et la Missa solemnis de Beethoven n’aurait pas cette noble élévation sans sa tonalité de ré majeur, mais je ne saurais pas l’expliquer. Je suis très intuitif, je fonctionne à l’oreille. Je suis très mauvais lecteur, presque analphabète. Et je dois tout comprendre pour tout restituer sans être démonstratif. Heureusement, cette musique rend la main intelligente. » Souvent appelé « le cinquième évangéliste », le compositeur de La Passion selon saint Matthieu a bâti le socle sur lequel trois siècles de musique vont s’appuyer. D’un « Ruisseau » (Bach en allemand), il a ouvert la voie vers l’Océan. « On se demande parfois ce qui a bien pu lui passer par la tête pour se lancer dans une entreprise aussi gigan- tesque. » On serait tenté d’ajouter : comment a-t-il réussi sans devenir fou ? La réponse est dans sa foi et dans sa famille. Mais quid pour un pianiste exilé qui consacre sa vie à l’art dans un monde où Dieu a disparu depuis que l’homme se croit immortel ? « Pour aller vers la perfection sans jamais espérer l’atteindre, le prix à payer est une grande solitude. » Piotr Anderszewski est également réputé pour travailler inlassa- blement le montage de ses disques. Juste avant que la bande parte à l’usine, il a demandé à refaire une double-croche « légèrement trop serrée » dans le prélude en sol dièse mineur. « Ça ne s’entendait pas du tout, mais ça m’empêchait de dormir. » On songe à Flaubert qui se reprochait un double gérondif laissé dans Madame Bovary. Ou à Chopin qui changeait encore un accent juste avant de se résoudre à confier, la mort dans l’âme, une mazurka inlassablement polie à son éditeur. Piotr Anderszewski connaît bien cet arrachement qui vous laisse étourdi et plein d’appréhensions. Combien de sacrifices et d’obstination pour que le « Ruisseau » coule à travers la montagne inlassablement gravie. Et pour Que la joie demeure. 1. Jean-Sébastien Bach, Clavier bien tempéré, Livre II (sélection), Piotr Anderszewski (piano), 1 CD Warner Classics.

AVRIL 2021 AVRIL 2021 195 critiques

EXPOSITIONS Marc Riboud, la pudeur photographique › Bertrand Raison

urieusement, les musées, semble-t-il, ne se sont pas battus pour accueillir la totalité du fonds photographique que C Marc Riboud (1923-2016) avait, avant sa mort, décidé de léguer à l’État. Finalement, c’est le musée Guimet, qui, grâce aux liens noués par sa présidente, Sophie Makariou, avec la veuve du photo- graphe, Catherine Chaine Riboud, accepte ce fabuleux cadeau. Un don célébré par l’institution qui a choisi de montrer une infime partie de ce legs comprenant quelque 50 000 diapositives et négatifs. Les photographies majoritairement noir et blanc de cette exposition (1) reprennent le parcours chronologique de cet infatigable marcheur aux quatre coins du globe : de l’Europe orientale à l’Inde et de la Guinée à la Chine. Une carrière qu’il entame, comme d’ailleurs tout ce qu’il fera par la suite, très méticuleusement mais sans jamais rien planifier, pas plus ses voyages que ses photos. Et c’est ainsi qu’au sortir de la guerre il commence sans crier gare par abandonner l’usine où il travaillait comme ingénieur pour arpenter le pavé parisien muni de son appareil photographique. De cette pro- fession éphémère, il gardera un goût prononcé pour la géométrie qui l’accompagnera toute sa vie. En témoigne la photographie de ce peintre en équilibre précaire sur les poutrelles de la tour Eiffel (1953) qui lui vaudra d’intégrer illico l’agence Magnum, dûment parrainé par ses deux principaux fondateurs, Henri Cartier-Bresson et Robert Capa. Il est des débuts moins prometteurs. Pourtant, rien ne saurait le retenir, ni le prestige et encore moins le travail à la commande. Aussi laisse-t-il la famille Magnum à ses préoccupations sans jamais toutefois s’en séparer pour prendre la route. Un désir d’indépendance, sans doute mais aussi la volonté de prendre son temps, de s’imprégner des lieux qu’il sillonne. Attendre, participer à ce qui advient sans forcer pour être disponible aux rencontres. C’est pourquoi il n’y a rien de formel dans ses compositions.

196 AVRIL 2021 AVRIL 2021 critiques

Tout est posé bien sûr mais avec ce je-ne-sais-quoi accordé à l’étonne- ment. À cet égard, on peut gloser tout à son aise sur la construction de la fameuse photo du peintre en équilibre. Or ne faut-il pas remar- quer la grâce surprenante de cet instant où, insouciant du danger, ce funambule, à l’aplomb du vide, se tenant d’une seule main et maniant le pinceau de l’autre, poursuit tranquillement sa besogne, la cigarette coincée au bord des lèvres ? On rapprochera cette photo d’une autre prise à Dubrovnik la même année où l’on voit, suspendu dans les airs, le corps élancé d’un plongeur flotter au-dessus des remparts de la ville. Là, comme avec notre peintre, on assiste à quelque chose d’heureux. On notera bien sûr l’harmonie qui les lie mais plus encore l’expression de la surprise d’avoir été là et d’être à même de la traduire. Surprise partagée puisque, parmi les baigneurs du premier plan, trois adolescents intrigués par la présence du photographe tournent leur regard vers celui qui, hors champ, surplombe la scène. Si cette réciprocité matérielle n’existe que rarement, au vu de la discrétion de l’opérateur qui ne tente jamais de s’imposer, elle dit néanmoins la volonté obstinée de donner toute leur place à ceux qui passent devant son objectif. Que cela soit les enfants dans les terrains vagues de Londres, le jeune fabricant d’armes afghan, ou le petit gar- çon qui rêve sur un pont d’Istanbul, ils n’apparaissent jamais comme des purs objets de démonstration d’un talent, fût-il exceptionnel. Au contraire, ils interviennent avec toute l’épaisseur de leur personnalité. Certes, on ne les connaît pas, mais çà et là on devine comme des indices de récits à suivre. Hypothèse que le titre de cette exposition « Marc Riboud, histoires possibles » suggère pleinement. La géométrie tant vantée de ses tirages, qu’il n’est pas question d’ignorer, favorise la mise à distance tout en construisant le cadre d’une retenue nécessaire. Elle est surtout au service de cette pudeur qui lui interdit d’ordonner le monde à sa guise, de se l’approprier comme d’en rechercher les reflets les plus spectaculaires. Les foules, les groupes, les solitaires et les paysages s’inscrivent à chaque fois avec leur singularité propre. À l’exemple de ces trois petites filles vues de dos enveloppées dans leur veste matelassée qui déambulent bras dessus, bras dessous dans les rues de Pékin. Ce trio minuscule occupe le devant d’une rue quasi

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déserte qui se prolonge au loin. De quelle enfance dans la Chine de 1957 sont-elles l’image ? La solitude qui les entoure accompagne-t-elle celle de leurs rêves ? Autant d’interrogations et bien d’autres que l’on retrouve dans chaque cliché de ce voyageur compulsif. Fidèle à ce sens de la réserve, ce témoin des Indépendances africaines, des massacres dans le tout nouveau Bangladesh comme du conflit vietnamien pré- fère montrer les vicissitudes de la vie que les horreurs directes de la guerre. On peut même se demander si cette proximité discrète qu’il revendique auprès des êtres et des choses ne rejoint pas un désir d’effa- cement tel qu’il s’exprime dans ses incroyables photographies (1980- 1986) des monts Huang Shan au centre-est de la Chine, devenus des points imperceptibles noyés dans la brume. 1. « Marc Riboud. Histoires possibles », Musée national des arts asiatiques-Guimet, Paris, jusqu’au 3 mai 2021. Au vu de la situation, il est difficile de dire quand les musées rouvriront leurs portes mais on peut toujours profiter de la visite virtuelle de l’exposition sous la conduite de la présidente du musée, Sophie Makariou (www.guimet.fr/actualites/visite-de-lexposition-marc-riboud-histoires-possibles).

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Lignes › Patrick Kéchichian

Ravages #2 › Bertrand Raison

Koko › Lucien d’Azay

L’Année balzacienne › Charles Ficat LES REVUES EN REVUE Chaque mois les coups de cœur de la rédaction

Lignes Ravages #2 « Tombeau pour Pierre Guyotat » « De l’air ! » N° 64, février 2021, 244 p., 20 € N° 2, automne 2020, Éditions Massot, 160 p., 15 €

D’écrivain à scandale à grand écrivain, Rien n’est perdu, les revues peuvent il n’y a parfois (pas toujours) qu’un donc renaître de leurs cendres. Ravages pas. Pierre Guyotat, mort le 7 février en administre vaillamment la preuve. 2020, à 80 ans, l’avait franchi comme Disparue en 2013, la voilà de nouveau naturellement. En 1967, Tombeau pour sur scène. Le mauvais esprit qui présidait cinq cent mille soldats, suivi trois ans aux anciennes livraisons perdure dans plus tard de Éden, Éden, Éden, avait la nouvelle formule. Après un premier associé scandale et grandeur, marquant numéro consacré à la canicule, le deu- fortement la littérature française du xième interroge, avec le même éclectisme XXe siècle. Puis, durant cinquante roboratif, l’air qui nous entoure et celui ans, il mena son œuvre, ou fut mené que nous respirons tant bien que mal. par elle, ne rabaissant jamais cette Le panorama ne manque pas de souffle, grandeur, mais ne l’exploitant pas non c’est le moins qu’on puisse dire, car les plus confortablement. Et parfois en sujets sont abordés avec toutes les pré- payant le prix dans sa propre chair. cisions requises pour mesurer l’ampleur Un an après la mort de Guyotat, ce des tempêtes qui se lèvent à l’horizon de cahier de la revue Lignes contient une notre planète. Or, les différentes entrées quarantaine d’hommages, rassemblés ne se contentent pas d’examiner les effets par Donatien Grau et Michel Surya. de la pollution atmosphérique sur nos Témoignages d’admiration certes, poumons et nos neurones. L’oxygène a mais d’abord de reconnaissance pour beau nous être indispensable, les insti- l’homme et l’œuvre en harmonie. Une tutions, elles aussi, ont besoin d’air pour harmonie souvent douloureuse, mais exister. Face au règne des vérités alterna- toujours déterminée. Citons : Cathe- tives et des crispations identitaires, les rine Brun, Jacques Henric, Linda Lê, sociétés risquent à leur tour d’étouffer. Bertrand Leclair, Éric Rondepierre… Et c’est tout l’intérêt de ce numéro que Manque une bibliographie raisonnée. de réclamer à cor et à cri l’avènement des › Patrick Kéchichian cultures respirables. › Bertrand Raison

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Koko L’Année balzacienne « De Paris à Tokyo… l’humour » « Balzac ou la pluralité N° 3, janvier 2021, 140 p., 15 € des mondes » N° 21, 2021, PUF, 566 p., 45 €

Après un premier numéro consacré à Fondée en 1959 par d’éminents spécia- l’art urbain et un deuxième à la gas- listes de Balzac (Pierre-Georges Castex, tronomie, Koko, revue interculturelle Jean Pommier, Madeleine Ambrière, bilingue français-japonais, fondée en Roger Pierrot, Jean Ducourneau), L’ An- 2020, vient de publier sa troisième née balzacienne paraît en un volume une livraison. L’humour est cette fois au fois par an. À l’image de son inspira- sommaire. Noriko Inomata et Joranne teur, il faut donc s’attendre à un certain y évoquent le manga, et notamment le embonpoint. Sous la houlette d’une yonkoma manga, proche du comic strip nouvelle direction, la dernière livrai- américain, dont raffole la presse nip- son compte 566 pages. Voilà de quoi pone. Angelo Di Genova présente un combler les amateurs de La Comédie dossier sur le manzai, une forme de humaine. Le dossier central est cette fois comédie basée sur les quiproquos et consacré à la « pluralité des mondes » les contrepèteries, originaire d’Osaka. chez Balzac, c’est-à-dire aux différentes Un article de Cyril Coppini traite du disciplines intellectuelles qui ont pu rakugo, spectacle humoristique qui influencer ou interpréter d’une manière remonte au XVIIe siècle et s’inspire ou d’une autre notre auteur. Le ton très des histoires drôles que racontaient les universitaire ne devrait cependant pas moines bouddhistes. rebuter les plus fervents de ses lecteurs : Passerelle entre la France et le Japon, ils y trouveront des éclairages sociolo- Koko a pour partenaire la prestigieuse giques, économiques, scientifiques ou villa Kujoyama et l’Institut français du philosophiques. Les autres se reporte- Japon. Son équipe exclusivement fémi- ront à la contribution personnelle de nine, composée de chercheuses, de tra- François Bon, « Balzac quand même », ductrices et d’esthètes passionnées, issues qui rappelle l’indiscutable présence de l’Inalco, du musée Guimet ou de la de ce maître du roman dans nos vies. Maison de la culture du Japon, s’adresse Il faut toujours revenir à Balzac pour aussi aux enfants : chaque numéro est comprendre le fonctionnement de la agrémenté d’un livret bilingue déta- société française dans toutes ses variétés. chable où figure une histoire illustrée Les efforts deL’Année balzacienne nous qui adapte de façon ludique le thème de y aident. › Charles Ficat la revue. › Lucien d’Azay

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NOTES DE LECTURE

Le Murmure des Dieux Un printemps à Hongo. Journal Michel Bernanos en caractères latins › Matthieu Giroux Ishikawa Takuboku › Charles Ficat Œuvres littéraires. L’écriture française d’un destin Le Grand Large Marie Stuart Christiane Rancé › René Le Moal › Charles Ficat

Napoli mon amour Je ne suis plus inquiet Alessio Forgione Scali Delpeyrat › Lucien d’Azay › Céline Laurens

Papillon noir suivi de La Brûlure Longer à pas de loup Christophe Bataille Yannick Haenel › Isabelle Lortholary › Lucien d’Azay Lilas rouge Eve à Hollywood Reinhard Kaiser-Mühlecker Eve Babitz › Isabelle Lortholary › Marie-Laure Delorme La Passion de l’incertitude Vivre avec nos morts. Dorian Astor Petit traité de consolation › Bertrand Raison Delphine Horvilleur › Marie-Laure Delorme L’Évangile de la force suivi de Le Nazisme peint par lui-même Claude Sautet, du film noir Robert d’Harcourt à l’œuvre au blanc › Eryck de Rubercy Ludovic Maubreuil › Bruno Deniel-Laurent Le rêve de l’assimilation, de la Grèce antique à nos jours, Raphaël Doan › Tigrane Yégavian notes de lecture

Le Murmure des Dieux, de Michel primitive, tombe sous le charme d’une Bernanos, L’Arbre vengeur, 270 p., belle indigène pour qui il sera prêt à tout 17 e sacrifier, jusqu’au monde dont il est issu. Dans Le Murmure des Dieux, les règles de Qui connaît encore Michel Bernanos, la civilisation moderne n’ont plus cours. le fils de Georges, mort suicidé à l’âge La technique, absente, laisse l’homme de 41 ans, comme son ami Dominique occidental vulnérable et impuissant face de Roux, disparu au même âge ? Peu de aux anciennes traditions qui se déploient gens malheureusement. Pourtant, son dans une intimité étroite avec la nature. œuvre, qui mêle le roman d’aventures et Mais ce serait également une erreur de le fantastique, mérite qu’on s’y intéresse. croire, quand toutes les valeurs sont C’est ce que font les éditions de L’Arbre chamboulées, que la technique puisse vengeur en rendant à nouveau accessibles nous sauver si elle se manifestait à nou- ses romans les plus importants : La Mon- veau. Le salut se trouve ailleurs, dans tagne morte de la vie en 2017, L’Envers de un sentiment universel et inébranlable : l’éperon en 2018 et désormais Le Mur- l’amour. › Matthieu Giroux mure des Dieux en 2021. Préfacé par l’ex- cellent bernanosien Sébastien Lapaque, ce dernier raconte l’histoire d’un jeune Œuvres littéraires. L’écriture homme, Eudes, embarqué malgré lui sur française d’un destin, de Marie les traces d’une civilisation perdue en Stuart, édition de Sylvène Édouard, Amazonie. Cette quête, qu’il entreprend Irène Fasel et François Rigolot, avec le docteur Lopez, à la fois guide et Classiques Garnier, 434 p., 49 € protecteur, va le conduire toujours plus loin dans les profondeurs du poumon Marie Stuart était écrivaine et poétesse, de la terre. Michel Bernanos, qui a vécu « et non des moindres ». La dimension jusqu’à ses 25 ans au Brésil dans l’État du qui manquait au portrait que tracent Minas Gerais et à qui son père a appris d’elle, depuis tant d’années, historiens, que « [l]’essentiel était de savoir mon- dramaturges et compositeurs lyriques ter à cheval, tirer à la carabine et dire plus ou moins objectifs, fascinés par le la vérité » (Lapaque), paraît fasciné par destin fabuleux et tragique de celle qui cette nature indomptée qui l’entoure. fut reine de France et d’Écosse, couron- Dans ce qui constitue un récital contre née enfant puis décapitée à 44 ans sur l’occidentalo-centrisme, l’écrivain nous l’ordre de sa cousine Elisabeth Ire qui décrit un environnement encore intact, l’accusait de complot pour ravir son sublime et hostile, mais mis en péril par trône, la voici. la cupidité des hommes, responsables de Elle nous est offerte par trois chercheurs la mort de « l’Arbre-Dieu ». Le héros, exigeants et méticuleux, au terme d’un en même temps qu’il découvre les rites long examen de ses manuscrits ou pré- mystérieux et inquiétants d’une tribu sumés tels, éparpillés jusqu’en Russie.

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Merci donc à Silvène Édouard, Irène Napoli mon amour, d’Alessio Fasel et François Rigolot pour cette Forgione, Denoël, 272 p., 20 € révélation extraordinaire qui va détruire bien des clichés. « Pour moi, Naples est une source de Élevée à la cour d’Henri II, roi de joie et de douleur », déclare Raffaele France, Marie Stuart s’exprimait par- La Capria dans Napoli mon amour, faitement en français (d’époque) et le premier roman d’Alessio Forgione. pouvait aussi écrire et parler en latin Le jeune Napolitain s’inscrit dans le et quelques langues européennes. C’est sillage de son aîné, mais pour décrire en latin qu’elle prononcera sa propre l’indigence de Naples plutôt que sa oraison funèbre avant de poser sa tête splendeur. C’est dans un décor lugubre sur le billot. C’est en latin qu’elle avait que déambule son héros, Amoresano, écrit ces précieuses lettres aujourd’hui loser alcoolique au chômage, en mal de authentifiées. Des lettres qui traduisent reconnaissance littéraire et d’éditeur. l’influence de ses lectures (Plutarque, Amer, apathique et désenchanté, il va Cicéron, Ésope, Érasme) et montrent le de bar en bar, une bière à la main, flan- cheminement de sa pensée politique et qué d’un acolyte du même acabit, en sa manière d’envisager « l’éducation du quête d’aventures amoureuses. Après prince ». une cuite, ces deux désœuvrés s’api- La poésie ? Du Bellay lui apprit les toient sur leur existence en rêvant avec secrets du sonnet, Ronsard lui consa- nostalgie à Procida et à Anacapri où ils cra plusieurs pièces dont une élégie faisaient naguère de la plongée sous- qu’il faut lire pour imaginer la grâce de marine. Alessio Forgione nous montre cette femme exceptionnelle. La poésie les coulisses de la dépression, les calculs constitua « son ultime raison de conti- mesquins, les coïts furtifs et le maté- nuer à vivre » au bout des dix-huit ans rialisme glauque d’une vie à vau-l’eau, pendant lesquels elle fut incarcérée par jusqu’aux apartés dans les toilettes. l’implacable Tudor. C’est là qu’elle fit Au fond, Napoli mon amour est un « entendre le cri féminin de la passion », journal intime à l’état brut, digne de puis, abandonnée par ses amis, « celui l’arte povera, sa vertu majeure étant de l’innocence persécutée ». son authenticité. Si peu louable qu’elle Contemporaine de la Renaissance, soit, la démarche est défendable au Marie la catholique l’était aussi de la point de vue du minimalisme crépus- Réforme. Les clans écossais, convertis, culaire, mais l’éditeur aurait rendu se défièrent de cette femme imprégnée service au romancier en l’aidant à d’humanisme et de féminisme. Trop couper cent cinquante pages. Outre tendre, peut-être trop cultivée dans d’interminables listes de détails super- un monde où le meurtre, la haine, la fétatoires, les dialogues, lents, longs et convoitise et l’ambition avaient libre lourds, desservent remarquablement la cours. › René Le Moal narration.

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Très « téléphonée », la trame de ce vient vers moi depuis ce point qui est roman initiatique est aussi décousue celui de ma mort. » Après avoir été qu’un film de Michelangelo Antonioni, renversée par une voiture – le conduc- mais seuls les stéréotypes atteignent ici teur a filé, « on aurait dit un requin : à l’universalité : l’alcool pour oublier, j’ai vu son aileron briller, la lueur du l’écriture comme exutoire, le suicide métal qui zigzague dans la nuit » –, comme issue au malheur, etc. Et la une femme évoque l’« essence » de sa Parthénopéenne dans tout cela ? On vie, ses éblouissements (devant une ne la voit guère, ni même la Camorra, Annonciation de Fra Angelico), ses summum de ce que la « napolétanité » hantises, ses obsessions, tout ce qui l’a fait de pire, qui trouverait ici sa place. rendue « vivante ». Ce texte a été conçu Quant aux scènes d’amour, elles ont pour être chanté. D’où son allure de le potentiel érotique d’une séance de transcription hérissée de tirets. On pédicure. Le titre est une référence à a d’ailleurs l’impression de lire une Hiroshima mon amour de Marguerite partition musicale plutôt qu’un livre. Duras, comme l’explique Amoresano Yannick Haenel remarque lui-même à en qualifiant au passage Vladimir quel point son texte lui a paru méta- Nabokov d’écrivain « mineur » : c’est morphosé lorsqu’il a entendu pour la comme si un caricaturiste de la place première fois la soprano Élise Chauvin du Tertre voulait vous persuader que prononcer ces phrases, « ce langage qui Vermeer de Delft est surfait. « Chaque diminue et va vers sa béance, jusqu’à retour à la ligne devait être un crachat la syncope ». Elle les chantait sur une au visage, de celui qui me lisait et de pièce de musique composée par Yann la vie, qui m’avait contraint à écrire ce Robin pour Papillon noir. que j’écrivais », avoue le héros en guise Dans sa lumineuse postface, « Longer à de profession de foi. › Lucien d’Azay pas de loup », l’écrivain raconte qu’une phrase s’est naturellement détachée du texte, comme un mantra, lors des Papillon noir suivi de Longer à répétitions : « Je longe à pas de loup la pas de loup, de Yannick Haenel, mince cloison qui me sépare de moi- Gallimard, 56 p., 6 € même. » Cette phrase, qui pourrait être de Heidegger, figure aussi dans Yannick Haenel écrivait La parole naît Jan Karski et dans Tiens ferme ta cou- à l’instant de la mort lorsque Papillon ronne, deux autres livres de Haenel. noir lui est venu d’une traite. Il s’agit là « Je ne cesse de l’écrire, affirme-t-il, aussi d’un monologue dans le genre de parce qu’elle contient une vérité qui La Voix humaine de Jean Cocteau ou de m’échappe, et parce que j’en aime la sil- celui de Molly Bloom à la fin d’Ulysse houette pensive : elle est elle-même un de James Joyce. L’auteur y renouvelle couloir, un chemin, une destination. » une même expérience : « La parole Henry de Montherlant était hanté par

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une phrase au même rythme, tout aussi en 1972 et traduite pour la première énigmatique, dont le sens est voisin : fois en français, elle se présente par « Les prétoriens cernaient les bosquets petites scènes éclatées. sur les berges de l’étang d’Agrippa. » L’auteure de Sex & Rage livre un por- Il la tenait de Quo Vadis ? de Henryk trait drôle de sa grand-mère dont toute Sienkiewicz. Elle revient à plusieurs la famille doit garder en tête qu’elle a reprises dans Mais aimons-nous ceux été victime d’un pogrom quand on a que nous aimons ? Sans doute entrait- envie de lui raccrocher le téléphone au elle en résonance avec la menace de nez ; elle évoque le goût merveilleux sanction qui, à ses yeux, pesait sur tout des taquitos à deux sous ; elle parle de jardin, locus sacer. Un mince espace, son attachement à un chat détestable. pareil à un sanctuaire, que Yannick Eve Babitz raconte la sexualité libre, la Haenel s’est proposé de remplir avec cocaïne, le Château Marmont, les pro- des mots comme on psalmodie une jections de Lawrence d’Arabie. Dans prière. › Lucien d’Azay une scène cocasse et émouvante, elle fait le vœu, avec une amie, de posséder une maison pleine de chats et d’oran- Eve à Hollywood, d’Eve Babitz, gers, à Ojai, à l’est de Santa Barbara. traduit par Jakuta Alikavazovic, Sa vision du monde est un mélange Seuil, 340 p., 22,50 e d’immaturité et de lucidité. Elle sla- lome entre les gouffres. « Je ne crois Elle est devenue célèbre grâce à une pas du tout qu’il faille se confronter photographie de Julian Wasser. On à la douleur, à moins de la trouver à la voit, âgée de 20 ans, jouant aux son goût. » Eve Babitz aimerait mourir échecs, entièrement nue, avec Marcel sans se donner la peine de vieillir. Duchamp. Eve Babitz est née en 1943 La célèbre figure de la côte Ouest pos- à Los Angeles, en Californie, au sein sède une écriture sans aucune conven- d’une famille d’artistes. Elle est la fil- tion. Les phrases vont et viennent en leule du compositeur Igor Stravinsky. toute liberté. Eve Babitz se remémore Elle a composé des pochettes d’albums Rebecca, d’Alfred Hitchcock. Les appa- pour le label Atlantic Records. Qui est- rences sont mensongères, mais on peut elle vraiment ? Une muse, un écrivain, décider de s’y arrêter. Dans son lycée, une égérie. Une figure emblématique une seule obsession : être populaire. de la Californie des années soixante Eve Babitz pense ainsi que le plus et soixante-dix. Elle-même se décrit grand des pouvoirs reste la beauté. comme une blonde insouciante passant Elle ne dénonce pas le règne des appa- ses journées sur les plages de sable fin rences, mais elle en prend acte avec et dévorant des glaces chocolat-amande clairvoyance. Sa mère lui avait conté grillée en maillot de bain léopard. Dans une anecdote. Elle avait remporté, Eve à Hollywood, autobiographie parue lycéenne, la médaille du ketchup. Elle

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avait cuisiné exactement le même ket- tion à celle de conteur : « Ne jamais chup, dans la même casserole, qu’une raconter la vie par sa fin mais par tout ce autre fille arrivée seulement quatrième qui, en elle, s’est cru “sans fin”. » Parmi dans le classement. La mère d’Eve les histoires les plus émouvantes, celle Babitz avait simplement mis son ket- du fils de Sarah. Un homme appelle, chup dans un bocal de verre décoré de un jour, Delphine Horvilleur. Il sou- fleurs. La fille a retenu la leçon. haite que la rabbin mène la cérémonie › Marie-Laure Delorme des obsèques pour sa mère qui vient de mourir. Tous deux se rencontrent. Le fils tente de restituer la vie de sa mère, Vivre avec nos morts. Petit traité avec le peu de choses qu’il sait d’elle. de consolation, de Delphine Sarah est une survivante de la Shoah, Horvilleur, Grasset, 250 p., 19,50 e décrite comme solitaire, dure, silen- cieuse. Delphine Horvilleur se rend au Elle est alors étudiante en médecine. cimetière, le lendemain de la conversa- Durant une séance d’anatomie, à Jérusa- tion. Elle voit arriver le fils. Elle com- lem, elle est chargée d’étudier la main. La prend : il est seul. Ils seront deux pour nausée, subitement, la prend : à l’extré- l’enterrement de Sarah. Elle et lui. mité d’une main de femme, des ongles Vivre avec nos morts est l’un des livres limés recouverts de vernis rose. Delphine les plus personnels de Delphine Horvil- Horvilleur prend alors conscience de leur. Elle évoque les conséquences sur la complexité de chaque vie humaine, sa vie de l’assassinat d’Yitzhak Rabin le faite de gravité et de légèreté. Quelle 4 novembre 1995 ou la profanation du était l’histoire de cette femme, qui a cimetière juif de Westhoffen en 2019, donné son corps à la science et soigné où repose une partie de sa famille. ses ongles ? Dans Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur revient sur la la rabbin raconte comment elle accom- mort de son amie Ariane, emportée pagne malades et familles sur le chemin par une tumeur au cerveau. Ariane lui du deuil. Les morts peuvent être célèbres demande, à un moment, de se dédou- (Simone Veil, Marceline Loridan, Elsa bler : être à la fois une amie et une rab- Cayat) ou anonymes (une amie, un bin pour elle. Vivre avec nos morts est homme de 59 ans, une mère). Delphine un essai humain et érudit. L’auteure de Horvilleur montre combien la mort et Comprendre le monde parle du rôle de la vie sont entremêlées de manière inex- l’empathie, de la maladresse des mots tricable. L’essai est composé de onze face à la disparition, des rites du deuil. chapitres. Il mélange réflexions sur le Elle rappelle que sa présence est requise judaïsme, récits autour de la mort, confi- pour accompagner les morts mais aussi dences personnelles. les vivants. › Marie-Laure Delorme Delphine Horvilleur est une figure du judaïsme libéral. Elle associe sa fonc-

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Claude Sautet, du film noir à de se réchauffer dans une « brasserie- l’œuvre au blanc, de Ludovic refuge » et de se confronter à une « mer Maubreuil, éd. Pierre-Guillaume ambivalente », une « prison de verre » de Roux, 228 p., 18 € ou un « escalier fatal »… Cet inventaire que nous révèle Ludovic Maubreuil, Auteur de plusieurs revigorants ouvrages loin d’être fastidieux, nous permet de consacrés au cinéma – dont le remarqué saisir la puissante profondeur d’une et remarquable Cinématique des muses œuvre trop souvent méprisée par une (Pierre-Guillaume de Roux, 2019) –, certaine critique – on se souvient de la Ludovic Maubreuil a cette fois-ci choisi définitive et imbécile formule de Truf- de se pencher sur l’œuvre de Claude faut : « Sautet n’a pas la classe, il n’a pas Sautet (1924-2000) dont il a méticuleu- pris les risques, point. » Au terme de la sement inventorié les figures, les tech- lecture de cet hommage à la « si belle niques et les procédés qui parsèment sa tristesse du cinéma de Claude Sautet », foisonnante filmographie et lui assurent on comprend qu’il a au contraire pris sa cohérence. Depuis Classe tous risques le risque insensé de vouloir nous expo- (1960, avec Lino Ventura et Jean-Paul ser une certaine faillite de l’être, mais Belmondo) jusqu’à Nelly et Monsieur sans jamais renoncer à la beauté, à la Arnaud (1995, Michel Serrault et douceur et, in fine, à la possibilité d’une Emmanuelle Béart) en passant par Max fragile et foudroyante épiphanie. et les Ferrailleurs (1971, Michel Piccoli et › Bruno Deniel-Laurent Romy Schneider) ou Quelques jours avec moi (1988, Daniel Auteuil et Sandrine Bonnaire), les longs-métrages de Claude Un printemps à Hongo. Journal Sautet relèvent en effet d’une « méca- en caractères latins, de nique de précision » à la fois récurrente Ishikawa Takuboku, traduit par et signifiante. Ainsi, films après films, on Alain Gouvret, préface de Paul y retrouve les mêmes entêtants motifs : Decottignies, Arfuyen, 168 p., 16 € les femmes « soignantes », toujours plus jeunes que leur compagnon masculin, De ce grand poète, surnommé le « Rim- les amis « inutiles » et les trios « inte- baud japonais », on connaissait surtout nables » ; les mensonges vertueux, les ses tankas (« chansons courtes ») à tra- traquenards funestes, l’argent qui s’af- vers les recueils publiés par les éditions fiche, qui apaise, qui corrompt ; l’averse Arfuyen et les éditions Philippe Pic- soudaine qui annonce une bifurcation quier. Ce journal intime tenu pendant du récit, le feu accidentel qui fait naître trois mois au cours du printemps 1909 une émulation communautaire, le dévoile une autre facette de son art. Il miroir qui divulgue une vérité ultime… s’agit de l’homme, Ishikawa Takuboku, De la même façon, chaque film de Sau- confronté à l’austère réalité de son tet offre à ses personnages la possibilité quotidien, de ses récurrents problèmes

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d’argent, de cœur, de boulot. Son ne manque pas de noter ces instants témoignage reflète l’état de la condition fugaces doués d’une incomparable poétique sous l’ère Meiji. Takuboku tire beauté : « Presque tous les cerisiers sont la langue. Après plusieurs déboires, il en fleur. Cela a été une parfaite journée réussit à trouver à Tokyo en mars 1909 de printemps, à la fois chaude et calme, un poste de correcteur au journal The le ciel, par-delà des nuages de fleurs, Asahi Shimbun, qui le rémunère était brumeux. » › Charles Ficat 25 yens par mois plus les suppléments pour le travail de nuit. C’est le mercredi 7 avril 1909, quarante-­ Le Grand Large, de Christiane deuxième année de l’ère Meiji, qu’il Rancé, Albin Michel, 312 p., 19,90 € entame la rédaction de ces notes intimes – avec une particularité : il utilise des Le voyage est un art, et chez Chris- caractères latins, de façon que sa femme tiane Rancé il prend une dimension ne puisse les lire. Il est vrai qu’il se livre spirituelle qui vise à toucher l’essen- dans une franchise à toute épreuve, dans tiel. Le Grand Large fait certes l’éloge un dépouillement extrême où il renonce à de l’ailleurs, mais il nous embarque cacher le moindre de ses travers. Ce genre surtout en haut, grâce à une meilleure de confession étonne par cette absence de connaissance de ce que nous sommes. dissimulation : le témoignage dans sa cru- À partir d’une citation d’Yves Bonne- dité n’en est que plus fort. L’auteur réside foy relative à ce que ce dernier appelle à Hongo, un quartier universitaire plus le « vrai lieu », c’est-à-dire « un point ou moins accessible à ses moyens. Parmi de l’univers » qui rejoindrait notre être ses relations, Kindaichi Kyosuke, un ami profond et nous établirait dans un « état voisin qu’il retrouve fréquemment à l’oc- de transparence », l’auteure du Diction- casion de virées. Les questions d’argent naire amoureux des saints célèbre ici les reviennent de manière récurrente : à traversées et les périples. Elle-même a pu peine touche-t-il une avance que cette naviguer en cargo – expérience bienfai- somme fond dans le loyer, les dettes et sante qui a constitué son « premier saut autres besoins pressants. Takubuko écrit, hors de soi », c’est-à-dire une sensation c’est là son véritable travail, celui qui le unique : « Pour la première fois de ma transporte et donne un sens à sa vie : « La vie, je me suis totalement oubliée pour sensation qu’on a après une journée de m’unir, me fondre, me dissoudre dans travail soutenue, quel que soit le travail, quelque chose d’autre – ici la beauté du est incomparablement agréable. C’est là monde qu’il m’a été donné de voir. » sans doute que se trouve le sens profond Tout le livre est traversé par cette ins- de la vie. » piration au souffle profond qui invite N’oublions pas que nous sommes aux contrées lointaines et à l’aventure au printemps. Que serait-il sans la – quand bien même celle-ci tournerait renaissance de la nature ? Takuboku à la déception. On ne sera pas étonné

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dès lors de retrouver parmi les guides de de s’attaquer Scali Delpeyrat, auteur Christiane Rancé quelques auteurs sus- et comédien ayant travaillé avec Maria ceptibles de fournir une carte d’orien- Casarès, Benoît Jacquot et… Agnès tation à l’esprit afin qu’il puisse suivre Jaoui. Coïncidence pour cette dernière ? son étoile : Homère à qui elle consacre Dans Je ne suis plus inquiet, le lecteur a de belles pages, sans oublier Kazant- l’impression d’être bloqué dans l’esprit zakis, Henry de Monfreid, Adolfo de l’un des protagonistes joué par Jean- Bioy Casares, etc. Le Nouveau Monde Pierre Darroussin. Le ton est drôle, attire notre auteure, cette Argentine ironique, désuet, délicat et un tantinet si vibrante, terre d’amitié, avec en son suranné, ce qui permet à des situations cœur Buenos Aires – sans que l’enchan- usuelles de prendre leur envol du côté tement ne fasse oublier les trente mille d’un réalisme poétique sépia. victimes de la dictature militaire –, mais Oui, il est difficile de ne pas avoir, même aussi cette Amérique rêvée, celle de l’île subrepticement, pitié de soi lorsque l’on de Nantucket, sur les traces de Melville dîne seul au restaurant. Oui, l’humour et de Moby Dick, dont la dimension est quelque chose de subjectif et peut métaphysique et religieuse résonne for- créer du lien ou, au contraire, nous faire tement. À la fois essai, récit, confession, nous sentir encore plus seuls quand il avec des extraits de journal, en mêlant n’est pas saisi. Oui, lorsque l’on orga- les genres au service d’un appel aussi nise un repas, l’enthousiasme premier vaste que la terre, Le Grand Large se peut entièrement disparaître lorsque l’on révèle chant du monde, mais aussi can- réalise qu’il va falloir mener la conversa- tique de l’âme. › Charles Ficat tion. Oui, ceux organisés chez les autres peuvent se révéler encore plus barb… contraignants (avoir l’air jovial, curieux, Je ne suis plus inquiet, de Scali écouter d’insipides analyses de films sans Delpeyrat, Actes Sud-Papiers, 62 p., sembler dépité ou agressif, difficilement 13,50 € pouvoir fuir sans sembler discourtois, ne pas trop boire). Et, enfin, oui, l’animal Premier amour de Beckett, La Danse de domestique illustre parfaitement la rela- Genghis Cohn de Romain Gary, La petite tion maître à esclave : très rapidement ville où le temps s’arrêta de Bohumil Hra- le chat n’est plus là pour nous distraire, bal, L’Enfant brûlé de Stig Dagerman… c’est nous-même qui nous attachons à Par le choix de sa focale existentielle, le l’occuper. monologue intérieur est un pari forcé- Qui plus est ? Ce pari réussi est l’un ment audacieux. Le lecteur y est jeté des premiers d’une vaste entomologie dans la besace d’une peau soumise aux d’âmes à venir car les éditions Actes humeurs, aux impressions, aux sou- Sud-Papiers dédient leur collection « Au venirs et confronté à l’instantanéité Singulier » aux seuls monologues inté- d’autrui. Or, c’est à ce genre qu’a décidé rieurs. › Céline Laurens

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La Brûlure, de Christophe Bataille, ce jour d’août et la rencontre fatale avec Grasset, 151 p., 16 € un nid de frelons asiatiques, à trente mètres au-dessus du sol, dans un hêtre. Dès les premières lignes, on est prévenu. Cent trente piqûres, peau brûlée, consu- C’est bien d’une brûlure physique et mée, dévorée. La Brûlure est le récit de symbolique, à laquelle sont associées cette chute, puis de la mort annoncée et chaleur et flammes – qu’il s’agisse de de sa traversée, racontée tour à tour par la chaleur ou des flammes de l’amour, l’homme et la femme à son chevet. « On du désir, du soleil, voire de l’enfer – peut mettre un immense amour dans un qu’il sera question. « Te souviens-tu ? brin d’herbe », écrivait Gustave Flaubert Cet été-là si chaud, on le sentait à nos à Louise Colet. C’est ce que fait Chris- pieds sur les carreaux devant la prairie, tophe Bataille avec un arbre, et dans ces à tes jambes campées, fines et trans- pages qui brûlent les doigts d’une vérité parentes, à nos mains où jouaient les sur notre rapport au monde, au temps, veines. » Une grande maison dans la à la mort, mais aussi à l’amour et à ses campagne de Bourges, un homme, une corps. › Isabelle Lortholary femme – deux corps qui s’aiment et s’ai- mantent – et une passion pour le bois et les troncs vivants. Voilà pour le cadre Lilas rouge, de Reinhard dans lequel Christophe Bataille organise Kaiser-Mühlecker, son roman qui tient plus du chant et traduit par Olivier Le Lay, du poème que de la prose commune. Verdier, 696 p., 30,50 € Lorsqu’il grimpe en haut de ses arbres, son héros élagueur observe un autre « Dieu punit jusqu’à la septième géné- monde, le paysage semble une peinture, ration. Je ne sais pas si tu es le premier avec ses meules, ses blés roussis, ses sen- touché […]. Je n’en sais rien. Mais il tiers, sa tour de cathédrale ; et encore vous châtiera jusqu’à la septième géné- plus haut, vus du ciel, il y a le soleil et la ration. » Cette phrase, prononcée par campagne française, l’histoire de France un personnage secondaire au premier et l’avenir incertain de notre civilisa- tiers du récit, résume bien l’ambition tion ; en bas à ses pieds, son équipe, folle de ce premier roman admirable- sa femme et la vie mode d’emploi. ment traduit en français (le second Chaque matin lorsqu’il part travailler, le volume, Lilas noir, suite et fin de l’his- grimpeur d’arbres suit le même rituel ; toire de la famille Goldberger, paraîtra devant son miroir, sous le regard de sa en 2022 chez le même éditeur) : rien femme, il se prépare : pantalon de sécu- de moins qu’une fresque narrative rité, gants, scie, hache, harnais, cou- retraçant le destin de l’Autriche rurale teaux, tenailles, autant d’outils d’ouvrier du début des années quarante jusqu’en qui le protègent de la peur, repoussent le 2010, et plus particulièrement celui danger et les risques du métier. Jusqu’à d’une famille aux prises avec l’héritage

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du nazisme. Le livre s’ouvre sur un La Passion de l’incertitude, chapitre d’exposition exemplaire. On de Dorian Astor, Éditions est à Rosental, petit village de Haute- de L’Observatoire, 158 p., 16 € Autriche, dans l’unique auberge tenue par une veuve de guerre à qui il ne reste On se méprendrait sur le titre de cet qu’un fils débile pour lui prêter main- ouvrage s’il ne fallait y lire qu’un éloge forte. C’est justement ce simplet qui de l’incertitude, voire un hommage sera d’abord l’unique témoin de l’arri- convenu à la figure du sceptique qui, vée nocturne et silencieuse de Ferdi- pour sa tranquillité d’âme, suspend nand Goldberger et de sa fille Martha, tout jugement. On se tromperait alors sur une carriole chargée de meubles et sur l’objet de ce livre, car le propos de de malles, et tirée par un cheval fati- l’auteur ne saurait se limiter à la célé- gué. Ainsi, seuls dans la nuit et le plus bration d’une irrésolution tous azimuts. discrètement possible, rejoignent-ils la Tout au contraire, ces pages oxygénantes ferme abandonnée qui leur a été attri- ont pour ambition de présenter un court buée par les autorités. La jeune fille mais néanmoins vigoureux traité des semble terrorisée et serre en son poing passions où l’incertitude et la certitude un bouquet de lilas rouge, son père marchent de concert, marche au demeu- est presque vieux. En quelques pages rant souvent tumultueuse. Il ne s’agit pas seulement, tout est suggéré déjà de la de défendre l’une au détriment de l’autre malédiction qui pèse sur ces deux-là mais d’évaluer le régime d’affect qui les et qui pèsera sur le destin de plusieurs nourrit. En bon nietzschéen, l’auteur générations. Les événements ne pour- examine la volonté qu’elles expriment, la ront que tourner sombre. C’est que nature du désir porté par celles ou ceux Goldberger, chef de section du parti qui s’en proclament. On l’aura pressenti, nazi, a dû fuir son village d’origine. l’analyse ne porte pas sur l’histoire de leur Pour autant ses crimes le poursuivront, développement mais sur les pulsions qui ainsi que sa fille et son fils aîné, une les déterminent et, pour être plus précis, fois revenu de la guerre ; ainsi que ses sur les pathologies qu’elles peuvent géné- petits-fils et leurs femmes, voire leurs rer. Nous voilà au cœur du sujet. À notre époque si friande d’opinions tranchées, proches. Comparable aux grands clas- les réseaux sociaux offrent à longueur siques de la littérature européenne – on de journée des torrents de certitudes les pense en particulier aux romans natu- plus folles jamais vérifiées mais assénées ralistes de Thomas Mann ou d’Émile comme des absolus : du complotisme le Zola – ce Lilas rouge fait montre d’un plus effréné au révisionnisme le plus ins- savoir-faire époustouflant où l’acuité tantané. Si l’addiction au oui conduit à du tableau social le dispute à l’art de tout endosser, celle qui s’attache au non la dramaturgie. L’auteur n’a pas 40 ans, permanent est tout aussi dangereuse. chapeau bas. › Isabelle Lortholary Il suffit qu’une pulsion domine et tout

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l’équilibre pulsionnel bascule sous la un expert des relations internationales. tyrannie d’une idée ou d’une croyance. Pourtant, ses réflexions rassemblées Face à ces déclarations fracassantes, l’in- dans L’Évangile de la force, aujourd’hui certitude a le mérite, sans sombrer dans opportunément réédité, montrent que l’indécision, d’assurer une prise de dis- c’est en « éclaireur » qu’il sut « s’avancer tance nécessaire pour combattre le règne sur le champ de bataille et déclarer les de l’immédiat. Autrement dit, « lutter hostilités au nazisme » selon les justes contre la tendance générale à la priva- mots de son arrière-petit-fils, Jean de La tion de temps », ce funeste lot de tant de Rochefoucauld, en préface à ce « docu- débats, qui, anesthésiant l’esprit critique, ment d’histoire », frappé par la censure court-circuite tout recours à l’explication. allemande dès les premiers temps de Dès lors, parier sur l’incertitude revient à l’Occupation, le 28 septembre 1940. s’engager dans le fouillis vertigineux des Posant d’emblée le principe qu’une signes équivoques du monde pour éviter « nouvelle religion, avec ses actes de l’aveuglement des affirmations péremp- foi, sa liturgie et ses rites » combattait toires et prendre (enfin) le risque de la en Allemagne le christianisme, c’est en nuance. › Bertrand Raison catholique fervent que Robert d’Har- court y alertait ses lecteurs quant à « l’ambition du IIIe Reich de substi- L’Évangile de la force suivi de tuer au christianisme le culte de l’Alle- Le Nazisme peint par lui-même, magne » et à « la volonté de Hitler d’éta- de Robert d’Harcourt, blir la jeunesse comme socle du nouveau Perrin, 240 p., 8 e régime ». Et de revenir toujours à cette idée de détermination du Reich à déve- Aucun germaniste n’aura davantage lopper un « ascétisme national », une que Robert d’Harcourt publié à partir « religion du sang » et une « mystique de 1924 des analyses lucides du phéno- tellurique » comme « bases spirituelles mène hitlérien qui étaient comme autant de la jeunesse nouvelle » de façon à en d’énergiques mises en garde contre le faire « le plus magnifique animal de danger représenté par le nazisme. Et combat ». cela, dans des revues, à commencer Car ce que Robert d’Harcourt crai- par la Revue des Deux Mondes. Toutes gnait le plus, c’était évidemment une contributions pour la plupart réunies seconde guerre. Celle de 1914-1918 dans L’Évangile de la force, livre qu’il lui avait coûté l’usage de son bras droit fait paraître en décembre 1936 tandis tandis que 1939-1945 lui vaudra d’avoir que, titulaire de la chaire de langue et deux de ses fils déportés à Buchenwald. de littérature allemandes de l’Institut Jamais pour autant il ne tomba dans la catholique, il est déjà l’auteur d’ou- haine contre les Allemands. C’est même vrages consacrés à Schiller et à Goethe. chez lui qu’on trouve après-guerre le Robert d’Harcourt était donc tout sauf plus d’efforts pour pénétrer et expli-

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quer l’Allemagne, « en dépit de ce qui de l’histoire de la Grèce antique à nos fut, mais par raison quant au présent et jours en passant par l’Empire romain, par espoir en l’avenir » selon les mots l’Empire islamique et les empires colo- du général de Gaulle pour rendre hom- niaux du XIXe siècle, l’auteur rappelle mage à son action : celle d’un résistant que les États-Unis n’ont pas toujours été et d’un infatigable observateur des ques- une terre du multiculturalisme et que › Eryck de Rubercy tions allemandes. les Français « ont fait de l’assimilation sans le savoir » en voulant bannir les signes religieux ostensibles de l’espace Le Rêve de l’assimilation. De la public. De la même manière, c’est la Grèce antique à nos jours, de Raphaël Doan, Passés Composés, panne de l’assimilation qui a contribué 348 p., 22 e entre autres facteurs à la dislocation du monde romain. Ce livre part d’un constat : l’assimila- Aujourd’hui, le temps de l’assimilation tion est incompatible avec le racisme et semble révolu alors que la part de popu- la xénophobie. Mais, constate l’auteur, lations d’origine étrangère est toujours ce mot est aujourd’hui déconsidéré, cela plus importante dans les anciens pays pour deux raisons : l’héritage de la colo- de culture assimilationniste. Quand le nisation et l’influence des philosophes débat sur l’identité française demeure français au début des années soixante- d’actualité à l’aune du projet de loi sur dix qui avaient répandu l’idée d’une le séparatisme, ce livre souligne l’impor- valorisation des individus et des minori- tance d’offrir un modèle culturel attrac- tés nationales face à « une majorité tota- tif et un ensemble de manières de vivre litaire » et uniformisante. L’assimilation concrètes plutôt que de se contenter de s’apparente le plus souvent à une pra- grandes valeurs abstraites. Faut-il réha- tique impériale. Elle a généralement lieu biliter l’assimilation ? Sûrement, dans lorsqu’un État conquiert de nouveaux la mesure où celle-ci est un bon rem- territoires et veut incorporer ses habi- part contre toute forme d’exclusion et tants. Néanmoins, note-t-il, contrai- permet de concilier diversité des ori- rement à une idée reçue, l’empire est gines et unicité culturelle. Aux yeux de l’une des premières voies de l’ouverture l’auteur, un des problèmes qui se pose à l’autre dans la mesure où il force des populations diverses à cohabiter. Il a le en France au sujet de l’assimilation choix entre deux options : soit la xéno- repose sur une contradiction à vouloir phobie et la ségrégation, s’il est essen- à la fois demander aux étrangers d’être tialiste (modèle anglo-saxon), soit l’assi- fiers de leur diversité tout en les inci- milation s’il est universaliste (modèle tant à devenir « entièrement Français ». romain et français). Retraçant diverses › Tigrane Yégavian expériences de l’assimilation à partir

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