« L’ANGE GARDIEN, LA MUSE ET LA MADONE » › Jean-Baptiste Baronian

harles Baudelaire, . Qu’est-ce qui rapproche ces deux monstres sacrés de la littérature française ? Qu’est-ce qui les réunit ? Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? En premier lieu, une date : ils sont nés l’un et l’autre Cen 1821, Baudelaire le 9 avril à , Flaubert le 12 décembre à Rouen. En deuxième lieu, la censure : en 1857, ils ont chacun été pour- suivis en justice, avant de faire l’objet d’un réquisitoire prononcé par le même procureur impérial, Ernest Pinard. Un nom qui ne s’invente pas. C’était un Bourguignon natif d’Autun, alors âgé de 35 ans, dont on croit savoir qu’il était toujours abstème (un comble pour Bourgui- gnon !), vétilleux, escobar, autoritaire, entêté, plus légaliste que Louis Napoléon Bonaparte, auquel il avait fait allégeance, sans la moindre réserve, et qu’il considérait comme un monarque de génie. Les motifs ? Outrages aux bonnes mœurs et offense à la religion. Baudelaire pour avoir publié Les Fleurs du mal, et Flaubert, lui, Madame Bovary.

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Deux brûlots aux yeux de Pinard et aux yeux des innombrables contempteurs de l’Empire, plus faux derches les uns que les autres – ce par quoi, d’ailleurs, on les reconnaissait aisément à l’époque, aux quatre coins de l’Hexagone, et davantage peut-être à Paris, dans les fameuses – et mystérieuses – allées du pouvoir. Le 7 février 1857, la 6e Chambre correctionnelle de Paris décidait de ne pas sanctionner Flaubert, tout en taxant son roman de « réalisme vulgaire ». En revanche, le 20 août, elle condamnait Baudelaire et ses éditeurs originaires d’Alençon, Auguste Poulet-Malassis et Eugène de Broise, à des amendes et ordonnait la suppression de six poèmes des Fleurs du mal. (Par parenthèse, le 25 septembre de la même année, après avoir entendu le réquisitoire de l’intraitable Pinard, la même Chambre correctionnelle allait également condamner Les Mystères du peuple d’Eugène Sue, alors même que ce dernier était mort à Annecy- le-Vieux, sept semaines auparavant !) Dans L’Artiste du 18 octobre 1857, Baudelaire a rédigé un très élogieux article sur Madame Bovary, et ce texte reste un des plus justes et des plus perspicaces jamais écrits sur ce chef-d’œuvre roma- nesque – « une vraie gageure », « un pari », « tour de force dans son entier », « une merveille », œuvre « belle par la minutie et la vivacité des descriptions », dont la logique « suffit à toutes les postulations de la morale ». De son côté, Flaubert, qui avait reçu Les Fleurs du mal à Crois- set, devait écrire une longue lettre à Baudelaire en date du 13 juillet 1857 et lui dire qu’il avait « dévoré » le volume « comme une cui- sinière fait d’un feuilleton », avant de le Jean-Baptiste Baronian est écrivain. relire « vers à vers, mot à mot » : « Vous avez Dernier ouvrage publié : Simenon trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. romancier absolu (Pierre-Guillaume Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la de Roux, 2019). première de toutes les qualités) et l’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer. » Et de vanter pour leur « âpreté » « La Beauté », « L’Idéal », « La Géante », « Le Beau Navire », « À une dame créole », « Une charogne », le poème « Spleen » commençant par « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », « Voyage à Cythère »…

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Par contraste, le 15 juin 1860, il lui reprochera d’avoir mis « comme un levain de catholicisme çà et là » dans Les Paradis artificiels. Ce qui, en troisième lieu, réunit aussi Baudelaire et Flaubert, c’est une femme : Apollonie Sabatier. La formule « né, ou née, des œuvres » est tout aussi hypocrite que les perfides catilinaires de Pinard. En l’occurrence, toutefois, elle s’ap- plique parfaitement à Apollonie Sabatier, née en 1822, à Mézières, des « œuvres » charnelles intermittentes d’un préfet des Ardennes, le vicomte Louis Harmand d’Abancourt, et de sa malheureuse lingère, qu’on allait marier de force à un brave soldat ne sachant ni lire ni écrire, un certain André Savatier. Savatier avec v. Elle est baptisée Joséphine et, en 1832, elle vient s’établir aux portes de Paris, au village des Batignolles, avec sa mère devenue veuve et sa sœur cadette, Bébé. Elle lit beaucoup, elle apprend à dessiner, à peindre. Elle étudie le piano, le chant, les bonnes manières, les bons usages. Et elle finit, tout naturellement, par tomber à l’âge de 20 ans dans le petit monde des rapins, des littérateurs et des courtisanes. Quelques amourettes, quelques bricoles, et la voilà en 1843 la maîtresse attitrée d’Alfred Mosselman, un colosse belge à la longue barbe blonde de dix ans son aîné, grand fumeur de cigares, noceur invétéré, boute-en-train à ses heures, c’est-à-dire au milieu de la nuit. Il a été un moment diplomate, au service du roi Léopold. Passionné par les miniatures (il s’y serait lui-même adonné), il vit à présent des généreuses rentes versées par son père, banquier, industriel et mécène. Grâce à Mosselman, Joséphine est rapidement introduite dans les milieux et les salons les plus mondains, les plus excentriques de la capitale, en particulier à l’hôtel Lauzun, ou hôtel Pimodan, 17, quai d’Anjou, et, partout où elle passe, elle conquiert de nouveaux admi- rateurs, tant elle est belle et attirante, tant sa personnalité est chaleu- reuse. Mais c’est au Salon de 1847 que son nom et ses traits vont pour ainsi dire irradier le Tout-Paris de la fin de la monarchie de Juillet, quand le sculpteur Auguste Clésinger (un de ses amants les plus régu- liers) exposera un marbre, dont elle est le modèle et qui la représente nue et en extase, désirable à souhait.

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Ce marbre, que les échotiers jugeront indécent et scandaleux, est intitulé Femme piquée par un serpent. Ce qui est incorrect, vu que les reptiles mordent et ne piquent pas. Baudelaire et Flaubert, si puristes, si respectueux des mille et une subtilités de la langue française, ont-ils relevé cette incorrection ? À défaut de l’avoir fait, Baudelaire, qui a visité le Salon de 1847 et qui avait déjà entrevu la protégée de Mosselman aux soirées de l’Hôtel Lauzun, est en tout cas totalement fasciné par cette sculpture. Et bien qu’il en ait critiqué les « draperies » « tubulées et tortillées comme du macaroni », c’est un peu comme si l’image extasiée de Joséphine s’était alors gravée dans son cerveau, jusqu’à tourner à l’obsession. Or, un beau jour de 1851, contre toute attente, il a l’immense, le vertigineux bonheur d’être invité chez elle, de faire ensuite régu- lièrement partie de ses convives habituels, de dîner à sa table, tous les dimanches, dans le bel appartement au deuxième étage, 4 de la rue Frochot, à deux pas de la place de la Barrière-Montmartre (l’actuelle place Pigalle), là où l’a installée Mosselman, plus prodigue que jamais. Depuis 1848, et durant une bonne quinzaine d’années, on n’y verra que le gotha, des écrivains, des musiciens, des peintres déjà illustres ou destinés à le devenir : Honoré de Balzac (il sera, hélas, le premier à disparaître, en 1850 !), Gérard de Nerval, Alexandre Dumas père, Théodore de Banville, Jules Barbey d’Aurevilly, Edmond About, Sainte-Beuve, Jules et Edmond de Goncourt, Maxime Du Camp, Ernest Feydeau (le père de Georges), (mais sans assi- duité aucune), Henri Monnier, Arsène Houssaye, , Hec- tor Berlioz, Eugène Delacroix, Pierre Puvis de Chavannes, Gustave Doré, Auguste Clésinger, Jean-Louis Meissonier (il a exécuté deux remarquables portraits de Joséphine), Louis Boulanger… Sans oublier Flaubert, bien entendu, lorsqu’il n’est pas reclus dans sa thébaïde normande ni en voyage. Et sans oublier non plus son ami intime Louis Bouilhet, lequel est pareillement né en 1821 et a l’in- signe privilège de lire ses textes en primeur et d’avoir le droit de les commenter. Et beaucoup d’autres encore.

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Dont le plus remuant, le plus entreprenant d’entre eux, le maître de cérémonie, le commandeur suprême de ces agapes hebdomadaires et de cette « nouvelle Athènes » : Théophile Gautier. C’est lui, par sa verve, son intelligence, son savoir incommensu- rable, ses éclats, sa façon très singulière de se vêtir, c’est lui qui y fait la pluie et le beau temps. C’est lui qui a décidé de prénommer la jeune hôtesse Apollonie, de troquer le patronyme de Savatier contre celui de Sabatier, plus agréable à prononcer et moins équivoque, et surtout de lui attribuer le titre mémorable de Présidente.

Est-ce que la Présidente a été, sinon le grand amour, du moins le grand idéal amoureux de la vie de Baudelaire ? Tout semblerait l’indiquer. À commencer par les poèmes qu’il lui fait parvenir anonymement et dans une écriture déguisée, presque une écriture enfantine ; le premier : « À celle qui est trop gaie », le 9 décembre 1852, un des six poèmes des Fleurs du mal incriminés par Pinard et condamnés en 1857, accompagné d’un billet :

« La personne pour qui ces vers ont été faits, qu’ils lui plaisent ou qu’ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne. Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L’absence de signature n’est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur ? Celui qui a fait ces vers, dans un de ces états de rêverie où le jette souvent l’image de celle qui en est l’objet, l’a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conservera toujours pour elle la plus tendre sympathie. (1) »

Le deuxième poème, « Réversibilité », Baudelaire l’envoie d’une mai- son de passe de Versailles, le 3 mai 1853, puis le troisième, « Confes- sion », six jours plus tard, de nouveau avec un billet, où il se pose la ques- tion de savoir s’il n’y a pas « quelque chose d’essentiellement comique dans l’amour », notamment « pour ceux qui en sont atteints ».

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Plusieurs mois s’écoulent ensuite, et ce n’est que le 7 février de l’année suivante que Baudelaire adresse un quatrième poème d’amour à la Présidente, « Le Flambeau vivant ». Dans la lettre qu’il joint à ses vers, on lit :

« Quant à cette lâcheté de l’anonyme, que vous dirais- je, quelle excuse alléguerais-je, si ce n’est que le pli est pris. Supposez, si vous voulez, que quelques fois, sous la pression d’un opiniâtre chagrin, je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu’ensuite je sois obligé d’accorder le désir inno- cent de vous les montrer avec la peur horrible de vous déplaire. Voilà qui explique la lâcheté. (2) »

Le 17 février 1854, la Présidente reçoit le sonnet sans titre, dont l’incipit est « Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire » et qui s’achève par les trois vers suivants :

« Parfois il parle et dit : « Je suis belle et j’ordonne Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le beau ; Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone. (3) »

Dans la lettre accompagnant ce sonnet, Baudelaire prétend ignorer ce que les femmes pensent des adorations qu’elles suscitent et se confie à sa correspondante sans détour :

« Je ne sais si jamais cette douceur suprême me sera accor- dée de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi et de l’irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau. Je suis simple- ment heureux, pour le moment présent, de vous jurer de nouveau que jamais amour ne fut plus désintéressé, plus idéal, plus pénétré de respect, que celui que je nourris secrètement pour vous, et que je cacherai toujours avec le soin que ce tendre respect me commande. (4) »

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Il ne s’en tient pas là. Le 8 mai, il reprend sa plume et fait parve- nir à la Présidente la plus longue des lettres qu’il lui a jamais écrites jusqu’ici. Il confesse qu’il a peur d’elle, une peur maladive, que c’est la raison unique pour laquelle il lui a toujours dissimulé son identité, que ses ardeurs sont presque religieuses et qu’elle est présente dans tous ses rêves – et par-dessus tout quand son être « est roulé dans le noir » de la méchanceté et de la sottise naturelles.

« Vous êtes pour moi, écrit-il, non seulement la plus attrayante des femmes, de toutes les femmes, mais encore la plus chère et la plus précieuse des superstitions. – Je suis un égoïste, je me sers de vous. – Voici mon malheureux torche-cul. – Combien je serais heureux si je pouvais être certain que ces hautes conceptions de l’amour ont quelque chance d’être bien accueillies dans un coin discret de votre adorable pensée. – Je ne le saurai jamais. (5) »

Suit, en guise de torche-cul, un hymne en cinq strophes qu’il pré- tend avoir composé « il y a bien longtemps » :

« À la très Chère, à la très Belle Qui remplit mon cœur de clarté, À l’ange, à l’idole immortelle, Salut en l’immortalité !

Elle se répand dans ma vie Comme un air imprégné de sel, Et dans mon âme inassouvie Verse le goût de l’Éternel.

Sachet toujours frais qui parfume L’atmosphère d’un cher réduit, Encensoir toujours plein qui fume En secret à travers la nuit,

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Comment, amour incorruptible, T’exprimer avec vérité ? – Gain de musc qui gît, invisible, Au fond de mon Éternité !

À la très Bonne, à la très Belle, Qui m’a versé joie et santé, Salut en la Vie Éternelle En l’Éternelle volupté. (6) »

Ange, idole immortelle, immortalité, éternité, vie éternelle… Chose extrêmement frappante, Baudelaire divinise de plus en plus la Présidente. À telle enseigne qu’il confère presque à l’ardeur qu’il éprouve et qui le ronge sans arrêt un aspect désincarné. À croire que cet amour, pour être un grand amour, un amour pur et vrai, un amour inextinguible, incorruptible, ne pourrait être que divin ou platonique. D’ailleurs, tout en fixant sur meM Sabatier son idéal amoureux, il n’hésite pas à fréquenter d’autres femmes, dont il note l’adresse dans ses carnets. Et, parmi elles, il y a l’actrice Marie Daubrun avec laquelle il avait eu une brève liaison sept ans plus tôt, à l’époque où elle jouait à la Porte-Saint-Martin La Belle aux cheveux d’or des frères Cogniard, Charles-Théodore et Jean-Hippolyte. Quoiqu’il continue de fréquenter la rue Frochot, Baudelaire, durant plus de trente mois, n’écrit plus à la Présidente. Rien. Pas un seul vers. Pas la moindre ligne.

Mais au fait, comment a réagi l’Ange gardien, la Muse, la Madone, la Chère, la très Bonne et la Très Belle en recevant depuis 1852 les textes de ce poète anonyme ? Poète anonyme ? Qu’est-ce qui le prouve ? Et si, dès la réception du tout premier poème et de la toute première lettre, Apollonie Sabatier avait su quelle était l’exacte identité de leur étrange auteur – ce dandy toujours habillé à la dernière mode anglaise, avec ses cheveux bien plantés, son front majestueux, ses yeux noirs très vifs, ses manchettes de mousseline plissée, sa large cravate et ses souliers vernis, sa bouche sensuelle, son

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sourire discret, ses gestes lents et mesurés, sa voix posée, ses répliques choisies ? Qui d’autre, parmi les convives venant s’asseoir habituellement à sa table, chaque dimanche que Dieu fait, aurait pu être l’anonyme ? A-t-elle jamais été dupe ? Et puis, et puis surtout, qu’est-ce qui prouve aussi que tous ces poèmes ont été écrits spécialement, voire exclusivement, pour elle, à son honneur ? Peut-être que certaines de ces pièces datent d’une période qui a précédé l’arrivée de Baudelaire rue Frochot. Peut-être ont-elles été conçues à l’intention de Jeanne Duval ou de Marie Dau- brun. Ou d’une quelconque égérie de passage. Après que le recueil Les Fleurs du mal est mis en vente, en juin 1857, Baudelaire récrit immédiatement à la Présidente le 20 août 1857 et précise d’emblée : « Vous n’avez pas cru un seul instant, n’est-ce pas ? que j’ai pu vous oublier. » Il ajoute quelques lignes plus loin : « Voilà la première fois que je vous écris avec ma vraie écriture. » Et, en guise de post-scriptum, après sa signature au bas de sa lettre, il note : « Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous appartiennent. » Et si, pour la Présidente, ces derniers mots n’étaient qu’un secret de Polichinelle ?

La Présidente se donne à lui dans un petit hôtel de passe

À peine dix jours plus tard, se produit un événement auquel Baude- laire ne croyait plus, un événement qui, jusque-là, ne ressortissait qu’à ses rêves les plus fous, qu’à ses fantasmes : la Présidente se donne à lui dans un petit hôtel de passe de la « sale » rue Jean-Jacques-Rousseau. Elle lui confesse qu’elle l’aime et qu’il est l’amant qu’elle a toujours désiré avoir… À cet instant, Baudelaire comprend que le fabuleux roman d’amour qu’il a bâti, pièce par pièce, dans son imagination est en train de s’effon- drer. C’est une femme inaccessible qui, des années durant, a été l’objet de son adoration, et c’est presque une femme comme une autre, une créature indifférente, qu’il tient entre ses bras et devant laquelle, sou- dain, il se sent inhibé, vaincu, impuissant.

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Le lendemain de ce terrible fiasco, le 31 août, il lui adresse une longue lettre dans laquelle il lui dit qu’il s’est réveillé avec un « inex- plicable malaise », qu’il lui est impossible aujourd’hui de prendre l’amour au « sérieux » et qu’il est animé « d’odieux préjugés à l’endroit des femmes ». « Enfin, arrive ce que pourra. Je suis un peu fataliste. Mais ce que je sais bien, c’est que j’ai horreur de la passion, – parce que je la connais avec toutes ses ignominies […]. » En d’autres mots, à travers cette lettre pleine de faux-fuyants, il déclare le plus cauteleusement du monde sa lâcheté viscérale – scène pitoyable d’un vaudeville à deux sous, qu’il joue comme un sinistre cabotin, pleutre, goujat et retors. Le fait ne laisse pas de surprendre : aucun des joyeux convives qui se sont succédé rue Frochot n’a été l’amant de la Présidente. Aucun, à l’exception de Baudelaire. Pas même Gautier. C’est d’autant plus curieux que, depuis 1849, il lui a écrit des dizaines de missives, au gré de ses humeurs et de ses voyages, çà et là en Europe et en Afrique du Nord. Dans le lot, figurent des lettres extrêmement licencieuses et grivoises, d’incon- testables chefs-d’œuvre de la littérature érotique, si ce n’est de la littérature pornographique, qu’on connaît aujourd’hui sous le titre de « Lettres à la Présidente » – un ensemble de soixante-cinq lettres qui n’a été publié pour la première fois en volume qu’en 1927 par Louis Perceau, le complice de Guillaume Apollinaire et de Fernand Fleuret, les trois auteurs de L’Enfer de la Bibliothèque nationale, en 1919. Pourtant, on peut penser que ces lettres licencieuses et grivoises étaient envoyées à la Présidente afin qu’elle les lise à haute voix à ses hôtes lors des dîners dominicaux qu’elle organisait chez elle, quand lui, Gautier, était « loin de Paris » et qu’il n’avait pas le loisir de se laisser aller devant ses amis à l’une de ses marottes : déverser des gau- loiseries à tire-larigot… Quoi qu’il en soit, Gautier affectionnait énormément la Présidente, et c’est bien là la raison pour laquelle il a célébré le prénom magique d’Apollonie dans un des poèmes de la seconde édition augmentée de son superbe recueil Émaux et Camées, en 1858 :

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« J’aime ton nom d’Apollonie, Écho grec du sacré vallon, Qui, dans sa robuste harmonie, Te baptise sœur d’Apollon.

Sur la lyre au plectre d’ivoire, Ce nom splendide et souverain, Beau comme l’amour et la gloire, Prend des résonances d’airain.

Classique, il fait plonger les Elfes Au fond de leur lac allemand, Et seule la Pythie à Delphes Pourrait le porter dignement,

Quand relevant sa robe antique Elle s’assoit au trépied d’or, Et dans sa pose fatidique Attend le dieu qui tarde encor. (7) »

Dans sa correspondance, Flaubert parle à plusieurs reprises de la Présidente. À la mi-novembre 1859, écrivant à Feydeau, il lui demande ainsi s’il la voit « souvent » et précise qu’elle est « une excellente et sur- tout saine créature ». En mars 1860, il s’adresse directement à elle et la qualifie d’« adorable », avant de s’inquiéter de sa santé et de lui avouer qu’il se serait lui-même « précipité » rue Frochot pour prendre de ses nouvelles s’il n’avait pas été « éreinté ». Ce qu’il ajoute juste après ce terme montre non seulement qu’il se permettait d’être familier avec elle, mais, d’une manière plus générale, que les conversations que les convives tenaient dans l’appartement de la rue Frochot étaient franchement libres, sans tabou ni interdit : « Éreintement qui ne résulte pas de la masturbation, comme vous pourriez le croire. » Toujours en mars, par une lettre à l’ami Bouilhet, on apprend que Flaubert a eu le plaisir de rencontrer la Présidente dans la rue, à Paris, et qu’elle lui a fait savoir que Baudelaire et le dénommé (et mystérieux)

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Dulau, qui l’accompagnait, ne voulaient pas « se trouver avec Feydeau », « ne pouvant pas se résigner à lui faire le moindre compliment sur son livre » (il s’agit de Fanny, un roman paru en 1858, un grand succès de librairie). « Je trouve, lui écrit-il, cette bégueulerie du plus haut goût dans ces deux messieurs. Elle les croit jaloux de la vente, aperçu littéraire qui peut être vrai. (8) » (En janvier 1862, il se montrera plutôt ironique à l’égard de Baudelaire, qui avait posé sa candidature à l’Académie fran- çaise : « J’ai tant de questions à vous faire, et mon ébahissement a été si profond qu’un volume ne suffirait pas. […] Malheureux ! vous voulez donc que la Coupole de l’Institut s’écroule ! (9) ») Au début du mois de septembre 1860, Flaubert annonce à Fey- deau qu’il a passé trois semaines à Paris, à se « traîner » dans les biblio- thèques, « ce qui est peu divertissant », et qu’il s’est « ahuri de lecture ». Puis :

« Rien de neuf chez nos amis. Maxime [Du Camp] est en Calabre avec Garibaldi, comme tu sais, ou ne sais pas. La Présidente s’est consolée du Mac à Roulle, qui lui fait définitivement une pension de six mille francs par an. Je crois qu’elle va trouver un autre Môsieu. (Elle n’a pas été forte dans toutes ces histoires, la pauvre fille !) (10) »

Aux dîners de la rue Frochot, Mac à Roulle était le surnom donné à Mosselman. Presque tous les habitués, du reste, avaient le leur. Flau- bert, par exemple, se faisait appeler le Sire de Vaufrilard, sans qu’on sache pourquoi, Feydeau le Grand Nécrophore, Barbey d’Aurevillly le Connétable, Du Camp l’Hindou, Gautier l’Éléphant, Ernesta Grisi, sa compagne et la mère de ses deux filles, Judith et Estelle, la Dinde… Il serait probablement inexact d’affirmer que Flaubert a aimé – aimé d’amour, fût-ce un amour platonique – la Présidente, comme il est tombé amoureux fou de Jeanne de Tourbey, comtesse de Loynes par son mariage, qui tenait, elle aussi, un salon littéraire (et politique) sous le Second Empire et qui allait devenir la maîtresse d’un homme beaucoup plus jeune qu’elle, le critique Jules Lemaître, fervent admi- rateur des romans de Flaubert. Tout au plus a-t-il eu un penchant

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pour Apollonie Sabatier. Et il l’a toujours estimée et respectée, bien qu’après septembre 1860 il ne l’ait plus évoquée qu’une seule fois dans son abondante et si riche correspondance, une lettre de janvier 1872 à propos de la représentation à l’Odéon de Mademoiselle Aïssé, un drame en quatre actes de Bouilhet, qui était mort en 1869. L’« autre Môsieu », ce sera le fastueux collectionneur et philan- thrope anglais Richard Wallace, dont la Présidente avait été la maî- tresse dans les années 1840 et qui allait souvent l’emmener en voyage, notamment en Italie, en Allemagne ou encore dans les Ardennes, avant de l’installer dans un hôtel de maître à Neuilly (il sera fait baronnet par la reine Victoria en 1871). En avril 1866, Apollonie Sabatier apprend par un article de La Petite Revue que Baudelaire a été frappé d’hémiplégie en visitant l’église Saint- Loup à Namur. En juillet, elle est une des premières à venir à son che- vet dans la maison de santé du Dr Duval, rue du Dôme, à Paris, où Mme Aupick a hospitalisé son cher fils unique. Il est méconnaissable. Il a l’air d’un vieillard. Il éprouve les pires peines à remuer les lèvres, à articuler un mot. Et elle pleure toutes les larmes de son corps. Quand Baudelaire rend son dernier souffle, le 31 août 1867, elle est en villégiature à Moltrasio, sur les rives du lac de Côme, en com- pagnie de Richard Wallace, son généreux protecteur. Elle meurt, elle, à Neuilly, vingt-deux ans plus tard, le 31 décembre 1889. Oubliée de tous. En secret à travers la nuit.

1. , Correspondance, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 205-206. 2. Idem, p. 266. 3. Idem, p. 267. 4. Idem. 5. Idem, p. 276. 6. Idem. 7. Théophile Gautier, Emaux et camées, seconde édition augmentée, Poulet-Malassis et De Broise, 1858, p. 105-106. 8. Gustave Flaubert, Œuvres complètes, tome 14, Club de l’Honnête Homme, 1975, p. 25. 9. Idem, p. 99. 10. Idem, p. 43.

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