LES GRANDS LEADERS Collection dirigée par Claude GLAYMAN Dans la même collection

Sicco MANSHOLT : La Crise. Pierre MENDÈS FRANCE : Choisir. Georges SÉGUY : Lutter. Jacques DELORS : Changer. Nicolas SARKIS : Le Pétrole à l'heure arabe. L'Allemagne selon Willy Brandt, par Henri MÉNUDIER. Préface d'Alfred Grosser. Enquêtes et entretiens avec Willy Brandt, Helmut Kohl et Hans Dietrich Genscher. Un Algérien nommé Boumediene, par Ania FRANCOS et Jean-Pierre SERENI. Olof PALME : Le Rendez-vous suédois. Nahum GOLDMANN : Le Paradoxe juif. Jeannette LAOT : Stratégie pour les femmes. Yigal ALLON : Israël : la lutte pour l'espoir. Kurt WALDHEIM : Un métier unique au monde. Pierre MAUROY : Les Héritiers de l'avenir. A paraître Léopold Sédar SENGHOR : La Poésie de l'action. Bruno KREISKY : Conversations avec Manuel Lucbert. Nicolae CEAUSESCU : Conversations avec Edouard Guibert. Ibrahim Souss : Le Tournant palestinien. Constantin CARAMANLIS : Conversations avec Paul Meunier. Etc.

LIVRES-DOSSIERS

Suède : la réforme permanente. Revue « Faire » : Dossiers pour 1978. A paraître Des livres-dossiers consacrés à l'Algérie, la Grèce, le Portugal, les Antilles, le Québec, etc. LA PASSION DU QUÉBEC Du même auteur

OPTION QUÉBEC, Ed. de l'Homme, 1968. LA SOLUTION. Ed. du Jour. 1970. Montréal. René Lévesque

La Passion du Québec

Conversations avec Jean-Robert Leselbaum

Stock Tous droits réservés pour tous pays. © 1978, Editions Stock. LE QUÉBEC ET LE CANADA

Présentation

J'ai rencontré pour la première fois René Lévesque à Montréal, la seconde ville francophone du monde, mais aussi la ville la plus américaine du Québec. Il était arrivé au pouvoir à peine neuf mois auparavant. La vague de son parti, le parti québé- cois, dont les objectifs indépendantistes étaient bien connus, avait tout balayé devant elle. Les libéraux étaient déconsidérés, les fédéralistes désavoués. La joie des nationalistes n'avait d'égale que l'inquié- tude des anglophones. Le Québec était-il donc entré dans une période de déstabilisation? Chacun scrutait les prémices annonciatrices d'une prétendue catastrophe. On espérait chaque jour apprendre que les deux lea- ders, René Lévesque, Premier ministre du Québec, et Pierre Elliot Trudeau, Premier ministre du Canada depuis 1968, allaient se rencontrer et entamer des négociations. Peine perdue. La tension continuait d'être grande dans cette « presqu'Amé- rique ». On sut bientôt que, dans ce Québec surpolitisé, les enchères ne finiraient pas de monter avant que ne se termine l'explication fondamentale, au grand soir du référendum. Comme tant de Français qui n'ont pu rester indifférents lors de la victoire du 15 novembre 1976, et un an plus tard lors de la visite offi- cielle de René Lévesque à Paris, comment ne me serais-je pas senti concerné, alors, par la naissance controversée de ce nouvel Etat, dont les liens avec notre pays et notre culture ne se dénombrent plus. René Lévesque accepta la proposition d'un livre d'entretiens. Sans doute avait-il été séduit à l'idée de commencer son mandat en s'adressant à la France, et donc à l'Europe, la souche de peuple- ment du Québec. Probablement aussi les questions d'un journaliste économique l'intéressaient-il : elles lui seraient une occasion de sortir des jeux de la politique politicienne. Pour René Lévesque, travail- ler uniquement à la souveraineté politique serait un marché de dupes si le Québec n'offrait pas par avance au Canada une association économique. Projet insolite : c'est bien la première fois dans l'Histoire qu'un homme politique, prétendant pour son peuple à la souveraineté, annonce d'avance qu'il ne saurait envisager son avenir autrement que dans une association, cette fois consentie volon- tairement, avec la puissance dont il rejette précisé- ment l'autorité. Projet d'un extrême réalisme, si l'on connaît, si peu que ce soit, les inextricables relations entre le Québec et le Canada. René Lévesque ne veut pas prendre la responsabilité de l'impardon- nable erreur : le séparatisme primitif et brutal, l'ablation chirurgicale entraînant pour résultat la solitude du Québec, dans un environnement hostile et le risque d'une aventure quelque peu donquichot- tesque. Un rendez-vous avait été pris pour un entretien préparatoire, au 75, avenue Dorchester, à la fron- tière du quartier des affaires, à la limite d'un vieux secteur d'habitation en pleine rénovation, rues et maisons basses où s'entasse le petit peuple, loin du mont Royal et des résidences très british du Westmount, dont l'Outremont francophone ne par- vient pas à éclipser l'éclat. C'est au siège de la société Hydro-Québec, au dix-septième étage d'un immeuble fonctionnel jusqu'à l'anonymat qu'il a lui-même inauguré comme ministre des Ressources naturelles, que René Lévesque, devenu Premier ministre, campe au moins une fois par semaine. En plein centre de Montréal, dans la rumeur entêtante de la circulation automobile, à quelques minutes du comté de Taillon, dont il connaît tous les recoins pour y avoir été élu député, il éprouve le besoin de se replonger dans les oppositions et les contradic- tions de la société québécoise. Il y vient prendre le pouls d'un peuple rassasié de politique, mais sans cesse interpellé et pris à témoin. Ce jour-là, à la fin d'un mois d'août étouffant de chaleur humide, après les neuf longs mois de l'hiver carcéral, René Lévesque revenait de vacances, passées, comme à son habitude, au milieu d'amis intimes sur les plages de cap Cod, en Nouvelle- Angleterre. A l'entrée, un unique surveillant en uni- forme, débonnaire, fait presque oublier les discrets gardes du corps qui veillent plus loin, juste à côté du bureau personnel, sobre jusqu'à l'austérité, si ce n'est le drapeau québécois à quatre fleurs de lys. Voici donc qu'arrive, sans aucun cérémonial, pressant le pas, l'Honorable M. René Lévesque, plutôt petit, assurément fluet, un visage mobile où les yeux d'un bleu clair, brillant de mille idées, retiennent plus l'attention que le front dégarni et la mèche rebelle qui le désignent, depuis plus de vingt ans, à tous les Québécois « nationaleux ». René Lévesque répond vite. Sa voix est cassée. Son accent n'est pas le plus québécois qui soit. Il parle longuement, surtout quand la question le dérange. Le journaliste qu'il fut longtemps semble alors remercier que l'on affronte le chef d'Etat qu'il est devenu. Pressé par le temps, allant d'une séance du Conseil des ministres, d'autant plus longue que parfois l'unanimité tarde à se réaliser, à une séance réservée aux questions posées par les députés de l'Assemblée nationale, située à un jet de pierre des bureaux de l'exécutif à Québec, courant d'une conférence de presse à l'américaine, deux tiers en français, un tiers en anglais, à une réunion de travail du Comité des priorités, il n'a jamais interrompu lui-même un entretien. C'était pour lui un entracte. Interrogé, il en profite pour se situer, s'expliquer à nouveau. Anxieux, se méfiant du « présomptueux » comme de la peste, il fait le point, il « balise », presque autant pour l'autre que pour lui-même. Un Premier ministre est obligé d'être économe de son temps. Mais, pour ce livre, René Lévesque a respecté son engagement. Plus d'une dizaine de fois en moins de quinze jours, il s'est arrangé pour nous ménager au moins deux heures de conver- sation. Des heures qui passent très vite, pour toutes les questions qu'on aimerait lui poser. Quand René Lévesque ouvre sa porte au visiteur, aucun coup de téléphone intempestif ne vient le déranger, jusqu'à l'extrême limite du délai, souvent pro- longé. Le filtrage est de rigueur. Autour de lui veille une petite équipe soudée, rodée par les années de militantisme, et dévouée avec un mélange d'in- dicible admiration et d'affectueux respect. On s'excuserait volontiers d'être là, encore, à l'interro- ger, quand c'est lui qui se montre le plus navré d'en finir pour ce jour, ouvrant ses bras en signe d'impuissance et tendant la main, moins pour prendre congé que pour inviter à revenir. Sans savoir bien longtemps à l'avance si ce serait le matin ou le soir, à Montréal ou à Québec. Ce qui me frappe chez René Lévesque : sa passion. Mais dont la maîtrise lui coûte. On retrouve souvent, sous l'homme d'Etat, le militant brûlant de convaincre, respectueux de l'autre, mais dur parfois jusqu'à l'insupportable pour ses adver- saires, qu'il ne considère jamais pourtant comme des ennemis. Il demeure fidèle à ses amitiés, parce qu'il ne mêle pas le politique et le personnel. Comme s'il en avait trop souffert lui-même, à ses débuts. Que ne lui a-t-on pas reproché ? Le négligé dans ses vêtements, la bohème dans sa vie, le retard dans son emploi du temps, le retour, à l'heure du laitier, d'interminables soirées comme seuls les Québécois en connaissent, dans le froid du long hiver, on ne sait plus combien de maladies, l'alcool, la cigarette... René Lévesque ne s'en laisse plus « charrier ». Il fait ce que l'on attend d'un chef d'Etat : il serre la discipline. Mais, rendant la monnaie de la pièce, il a « bétonné » l'entrée de sa vie familiale. Il ne m'en a pas parlé. Une seule allusion, mais si anodine qu'elle signifiait, en vérité, le refus d'aller plus loin. Merveilleux démonstrateur, il tente d'excuser par un sourire désarmant un charisme que ses adver- saires mêmes lui reconnaissent, mais qui le gêne et l'enivre à la fois. Les mots ne lui suffisent pas qui, pourtant, se bousculent à ses lèvres, souvent encom- brées d'une sempiternelle cigarette qu'il cache, un moment après, au creux de sa paume, quand elle ne virevolte pas déjà dans l'air, emportée par une main ou par l'autre. René Lévesque est pressé de matéria- liser par le geste une pensée qui se crée dans le mouvement. Pragmatique, il prend les problèmes à pleines mains. Il manie, au sens propre, les idées. Il aimerait sans doute façonner le Québec à la manière d'un sculpteur qui empoigne la matière. A peine commence-t-il à répondre que, entouré très vite d'un halo de fumée, il donne déjà le sentiment de poursuivre une démonstration depuis longtemps largement entamée. Son langage est direct, son vocabulaire dru, trivial à l'occasion. Merveilleux mots québécois, tout droit sortis de la vie des pêcheurs, chasseurs et autres coureurs des bois, qui enracinent l'idée et arriment la pensée. Cette pensée qui avance par associations d'idées et rappro- chements historiques, toujours audacieux, souvent déconcertants : l'homme est en perpétuelle recherche. Une recherche qui ne succombe jamais aux facilités d'un intellectualisme pétrifiant, mais qui rebondit généreusement sur les pierres vives de l'interroga- toire et du questionnement : comment peut-on être québécois, dans ce dernier quart du XX siècle? A chacun de mes retours à Québec, par l'auto- route qui, de Montréal, traverse le plat pays, j'ai retrouvé René Lévesque dans les bâtiments officiels de l'hôtel du Gouvernement, où l'humour des Québécois se plaît à reconnaître les formes d'un « radiateur ». Dans cette ruche bourdonnante, où les bureaux-paysages voisinent avec les larges volumes des espaces intérieurs, nécessaires pour le temps de l'hiver, ce que le Québec compte de meilleur en fait d'administrateurs et d'économistes est en train de préparer, dans une fièvre studieuse, la naissance d'un Etat souverain. Le protocole est allégé, jusqu'à se faire presque oublier. L'hôtel du Gouvernement, ouvert largement à tous, comme René Lévesque l'a demandé dès son installation, occupe dans la ville de Québec une position exem- plaire. A moins d'une centaine de mètres, au nord, le vert des pelouses ondoyantes des Plaines d'Abraham, où Montcalm fut défait, s'étend avant de se précipiter, du haut de la falaise, dans le Saint-Laurent, par où entrèrent au Canada les premiers Français. A l'est, à moins d'une centaine de mètres de l'hôtel, des remparts très bien conservés courent tout autour du vieux Québec, la seule ville fortifiée de l'Amé- rique du Nord. A l'intérieur de la forteresse qui, du haut du cap Diamant, domine Québec et son châ- teau Frontenac, le Royal 22e, un régiment dont Sa Majesté Elisabeth II est colonel en chef, évolue à la parade. Uniformes, rythme et voix hurlant les commandements sont absolument anglais, mais les officiers donnent leurs ordres en français. Au sud, par-delà le bâtiment pseudo-ancien de l'Assemblée, la plaine, en contrebas, où l'on devine la nouvelle ville qui s'implante en prenant ses aises. A l'ouest, comme des champignons, immeubles administratifs, hôtels, quartiers résidentiels ont poussé et s'étendent en un ruban continu, jusqu'au campus de l'université Laval. Tout le Québec, projeté dans son avenir et dans sa hâte mesurée à devenir enfin ce qu'il est, se trouve dans ce quadrilatère magique, fait d'imbrications entre les traditions et la moder- nité, entre le développement et une société qui, frileusement repliée sur les traces de ce qu'elle fut, s'ébrouerait, avec précaution, au moment de prendre le grand large. Les entretiens que René Lévesque a bien voulu m'accorder manifestent à l'évidence cette ambiguïté québécoise. Il ne nie pas que le Québec ait été soumis, depuis deux siècles, aux assauts répétés du fédéralisme et du continentalisme anglophones, et qu'il ait tiré de cet affrontement, lancé tantôt à armes découvertes, tantôt à fleurets mouchetés, matière à résister, et par conséquent à se sau- ver. Mais il reconnaît aussi que la persistance sou- terraine du nationalisme, la « révolution tranquille », le réveil culturel, la reconnaissance par la France ont permis au Québec d'en arriver à être tout près de fermer cette longue parenthèse qui man- qua l'engloutir, pour se retrouver dans le courant de l'Histoire. Comment une pareille aventure a-t-elle été rendue possible ? Et quel avenir ce projet ouvre- t-il aux espoirs des Québécois? A ces questions et à bien d'autres, voici les réponses de René Lévesque, Premier ministre du Québec.

Jean-Robert LESELBAUM.

Note de l'éditeur. Les entretiens que M. René Lévesque a accordés à Jean- Robert Leselbaum, à Montréal et Québec, à la fin août, début sep- tembre 1977, ont été prolongés au cours de la visite officielle qu'il fit en France quelques mois plus tard. Ils ont été actualisés au cours de la rédaction finale du manuscrit, en juillet-août 1978. 1

René Lévesque, 56 ans, né à New Carlisle...

Jean-Robert LESELBAUM. — Rien ne vous disposait à devenir le chef du mouvement indépendantiste le plus puissant que le Québec ait jamais connu. Journaliste de profession, député libéral et ministre provincial par engagement, vous êtes aujourd'hui le Premier ministre du Québec, chef d'un gouvernement qui prépare ouvertement le passage de « la Belle Province » à la souveraineté. Que s'est-il donc passé dans votre vie qui explique cet itinéraire?

René LÉVESQUE. — J'ai fait une carrière qui a été le plus souvent instinctive. Au début des années 40, j'ai abandonné des études de droit, ou disons plus justement que les études de droit étaient en train de m'abandonner. Mon père, avocat de campagne, rêvait de faire de son fils aîné un avocat à son tour. Mais cette orientation ne me convenait pas tout à fait. La guerre était là, et avec tous les jeunes de mon âge je sentais bien que c'était l'aventure du siècle qui allait affecter toute notre vie. Menacé par la conscription dans l'armée canadienne, je sentais que j'étais prêt à aller outre-mer, mais pas sous l'uniforme de Sa Majesté. Aussi je me rendis à New York en 1943, et je réussis à me faire affecter à un bureau d'information, puis à être correspondant de guerre dans la VII armée américaine. Je me suis plongé, vous le voyez, dans la guerre sur une impulsion purement viscérale. Quelques années plus tard, j'ai recommencé, au moment de la guerre de Corée — c'était au début des années 50. J'ai débuté dans la politique en 1960, avec l'aile provinciale du parti libéral, dont le leader est M. Pierre Eliott Trudeau, Premier ministre fédéral depuis 1968. J'ai été six ans ministre sous le gouvernement de Jean Lesage qui lança une politique d'émancipation, la « révolution tranquille ». Durant ce mandat, l'ou- verture de la Délégation générale du Québec, à Paris, concrétisa, en 1961, sous le général de Gaulle, les retrouvailles officielles avec la France. L'an- née 1966-1967, qui a suivi la perte du pouvoir par les libéraux, a été une année de réflexion. Je m'étais donné huit ans environ, à peu près le temps de deux mandats législatifs, pour faire de la politique. Je pensais retourner au journalisme, qui était mon métier depuis la guerre. Cette année de réflexion nous a amenés, mon parti et moi, à la conclusion que nous défendons encore au- jourd'hui, c'est-à-dire la souveraineté du Québec et son association avec le Canada. Lorsque nous avons été convaincus de la justesse de cette conclu- sion, un certain nombre d'amis et des partisans m'ont dit : « Il faut que tu t'embarques, car c'est toi le plus connu. » Ils m'ont convaincu, et j'ai plongé une nouvelle fois en politique.

— Quelles ont été les sources de votre nationa- lisme ?

— Nous nous étions heurtés, au niveau fédéral, à plusieurs reprises et dans plusieurs domaines — so- cial, fiscal, économique (notamment pour les ques- tions de disponibilités budgétaires, qui ont toujours été essentielles dans une structure fédérale). Cela m'a éclairé et amené aux conclusions défendues par le parti québécois, mais dont les fondements remontent plus haut — vers les années 30, pendant ma scolarité au collège, où certains de mes profes- seurs, jésuites, étaient déjà des nationalistes de la première vague, liés de très près à l'Action libérale nationale, qui a été chez nous le premier groupe- ment organisé à proposer un programme très articulé de relance de l'entité québécoise. Je sens bien aujourd'hui, lorsque j'y pense, que ce germe nationaliste — les uns disent « poison », les autres disent « germe fécond » — s'est implanté en moi à cette époque-là... Ensuite il y eut la longue parenthèse de la guerre... Après la guerre, j'ai fait une carrière de journaliste politique qui, à l'échelle du Québec, était presque une carrière internationale. Mes obligations me menaient d'un congrès politique à l'autre, aux Etats-Unis, à travers le Canada, et parfois même jusqu'en Europe et en Corée, pendant les années 50, où j'ai effectué plusieurs reportages. Semi-déraciné, j'étais naturellement porté à établir des comparai- sons entre ce qui se passait au Québec et la situation dans d'autres pays. Peu à peu, sans que je m'en rende compte, car il est évident que tout cela se déroulait d'abord dans l'inconscient, je me suis ancré dans l'idée que le Québec devait sauvegarder son identité et se consti- tuer en entité politique. Au milieu des années 50, une occasion exceptionnelle s'est présentée. Journa- liste à la radio, j'ai été sollicité par la télévision pour réaliser une émission extraordinaire, dont il n'y eut jamais l'équivalent au Canada, peut-être parce qu'on l'a jugée trop dangereuse par la suite, et qui s'appelait « Point de mire ». Cette émission hebdomadaire, qui ressemblait un peu à « Cinq Colonnes à la une » de la télévision française, portait sur l'étude d'un événement ou d'un pro- blème qui occupait la place centrale dans l'actualité. Avec « Point de mire », j'ai pu faire la transition entre les problèmes internationaux, dont j'étais devenu un spécialiste, et les problèmes de politique intérieure : les grèves, les conflits, les questions spécifiquement provinciales ou même fédérales, mais qui ont un impact au Québec. Cette émission a aussi contribué à me faire connaître, car il n'y avait pas à ce moment-là de meilleure tribune que la télévision. Puis est survenu un événement qui a été déterminant : une grève fut déclenchée à Radio- Canada, où je travaillais. Une bonne partie des salariés de la radio-télévision avaient été mis sur le pavé par décision patronale. L'administration de Radio-Canada étant de compétence fédérale, les décisions de négociation devaient venir d'Ottawa, qui ne se manifestait pas. Nous partîmes alors en délégation dans la capitale demander une audience au ministre responsable et aux autorités fédérales, qui nous laissèrent sans réponse pendant près de trois mois, alors que nous savions très bien — comme cela fut confirmé par la suite — que si le même conflit s'était produit à la chaîne anglaise de Radio-Canada, le différend aurait été réglé en deux ou trois jours. Pour nous, cela a duré soixante-huit jours! Marqué, peut-être traumatisé par cet événe- ment, je devais être amené tôt ou tard à faire de la politique.

— Pendant que vous vous consacrez à votre carrière de journaliste, qui vous fait beaucoup voya- ger à l'étranger, comment évolue la société québé- coise ?

— M. Trudeau a bien noté, en 1956, le ma- laise de la communauté francophone, infiltrée par la société anglaise. Il décrivait alors les Cana- diens français comme « un peuple vaincu, occupé, décapité, évincé du domaine commercial, refoulé hors des villes, réduit peu à peu en minorité et diminué en influence dans un pays qu'il avait pourtant découvert, exploré et colonisé ». Malgré tous les changements que la société québécoise connaissait, on en était encore un peu aux chimères de la vocation spirituelle et culturelle du Canada français d'un océan à l'autre. Les nationalistes d'hier s'enfermaient dans un conservatisme écono- mique. N'oublions pas que vers les années 30 les nationalistes ont attendu l'Homme-Providence à la Mussolini, Salazar ou De Valera. Et qu'ils auraient préféré, à l'élection démocratique, une représenta- tion corporatiste.

— Pourquoi vous êtes-vous présenté comme candi- dat du parti libéral, en 1960?

— En septembre 1959, Maurice Duplessis, chef de l'Union nationale, née du parti conservateur mourait, usé par le pouvoir. Premier ministre du Québec depuis 1936, à l'exception d'un intermède entre 1939 et 1944, c'était un avocat formé en 1890, avec qui personne n'osait discuter. En réplique à la politique duplessiste, « défensive » et « négative », de l'autonomie provinciale, le parti libéral provin- cial rénové, dont le congrès de relance avait eu lieu en 1955, présentait un programme sérieux, dont l'éducation gratuite, une planification de la vie économique et sociale, une commission de la fonction publique, un contrôle serré des finances, la fin du favoritisme et de la concussion en matière de contrats de travaux publics. Rien d'extraordinaire, vous le voyez. Il s'agissait de rattraper le temps perdu par le Québec. Mais ce parti libéral était le seul instrument sérieux pour changer les choses. C'était le moment où le développement de la province ouvrait la voie à une véritable prise de conscience de l'entité québécoise. M. Jean Lesage, le chef du parti et futur Premier ministre, m'a téléphoné : « S'il y en a parmi vous qui veulent embarquer, on pourrait leur garder des comtés. » Nous étions quatre, Jean Marchand, Gérard Pelle- tier, Pierre Eliott Trudeau (lui, restait un peu margi- nal) et moi-même. Nous étions dégoûtés par les excès de l'Union nationale, et nous étions opposés à un régime qui n'en finissait plus de mourir. Mais, au moment de nous présenter, j'étais finalement le seul disponible. Les trois « colombes » avaient le senti- ment qu'elles seraient aussi utiles, là où elles se trouvaient. Et puis à l'idée d'abandonner leur situation... Ils n'ont pas voulu faire le saut. J'ai choisi le comté montréalois de Laurier. J'ai été élu de justesse avec une majorité de 129 voix, après une campagne électorale où mes adversaires m'ont durement attaqué. Il est vrai que je n'épargnai pas ce ramassis de politiciens incompétents et véreux « qui vendaient notre province à l'étranger », comme on disait alors, qui la maintenaient en même temps dans un climat de sous-développement résigné et qui entravaient le droit d'association en brimant les organisations syndicales dont le Québec avait alors grand besoin pour sa paix sociale. A Ottawa, parallèlement, c'était encore le règne obtus de John Diefenbaker, Premier ministre conserva- teur originaire des Prairies, qui venait de refuser une enquête sur le problème linguistique — laquelle fut lancée sous Lester Pearson, originaire de l'Onta- rio, qui, lui, savait à quel point l'avenir de sa province était lié à celui du Québec. Elu en 1963 à la tête d'un gouvernement libéral minoritaire, il devait créer la commission d'enquête sur le bilin- guisme et le biculturalisme, dont le rapport prélimi- naire vint souligner que le Canada traversait la plus grande crise de son histoire.

— La disparition de Maurice Duplessis vous est- elle apparue comme la fin de cette longue série de trahisons et d'échecs qui fait l'histoire du Québec?

— Oui, ce fut une délivrance pour notre généra- tion si longtemps diminuée par le régime de Duplessis. Il était urgent que les Québécois oublient ce passé étouffant et se souviennent que très tôt dans leur histoire ils avaient constitué un peuple distinct. Car il y avait bien une nation dans cette petite colonie française de 65000 colons qui fut conquise en 1763 par un Empire britannique à son apogée. Pendant un siècle et demi, ces paysans et aventuriers venus de France avaient parcouru l'Amérique, et ceux qui avaient enfoncé leurs racines dans les basses terres du Saint-Laurent avaient développé une identité finalement différente de la France de l'Ancien Régime. Ce peuple réussit à survivre, serré autour de son clergé catholique et de ses propriétaires terriens. Affreusement pauvre, coupée des centres de décision, privée de la nourri- ture culturelle de la mère patrie, cette société rurale resta prolifique et s'accrocha avec obstination à la langue et à la terre. Ce qui l'excluait de l'urbanisa- tion, de l'établissement d'industries manufacturières et de l'exploitation des ressources naturelles, d'abord le champ exclusif des Anglais, ensuite de la minorité croissante des anglophones, renforcée par l'assimilation des immigrants. Jamais le Québec n'a tout à fait oublié qu'il avait déjà été une nation potentielle. De temps à autre, ça remuait. Notam- ment en 1880, au moment de l'exécution par les Anglais de Louis Riel, le chef francophone des métis des Prairies; en 1917, sur la question de la conscription, où s'affrontèrent les Anglais fidèles à l'Empire et les Français isolationnistes; dans les années 20 et 30, avec la montée des revendications. La Seconde Guerre mondiale a porté un coup mortel à l'ancien ordre. Le besoin de changement devint permanent dans les années 50, quand l'après- guerre entraîna une mobilité sans précédent, la télévision et la société de consommation. La popu- lation du Québec avait doublé en vingt ans. Le programme, s'il en existait un encore, de l'Union nationale n'avait pas changé depuis 1931 ! Pourquoi ai-je fait le saut en 1960? Parce qu'il fallait faire quelque chose contre le « duplessisme ». Ça bouil- lonnait autour de moi : en 1956, j'avais assisté, comme journaliste, à la fin de la campagne de Pierre Laporte, battu comme candidat libéral; en 1958, Pierre Eliott Trudeau avait essayé d'animer le Rassemblement des forces démocratiques, et puis il y avait eu la publication d'un livre des abbés Dion et O'Neil sur les mœurs électorales. Sans oublier, bien sûr, mon goût de participer aux débats poli- tiques que j'avais couverts pour Radio-Canada, au moment des élections américaines, canadiennes et québécoises.

— Pourquoi avoir choisi le parti libéral pour entrer en politique? — Comme je vous l'ai dit, c'était alors la seule véritable opposition. En 1958, Jean Lesage, venu de la politique fédérale, reprend le flambeau des mains de Georges Emile Lapalme qui, avec son petit groupe de parlementaires, avait bien tenté d'entraî- ner dans la lutte un certain nombre de personnali- tés. Il n'avait pas été suivi. « Etre libéral à cette époque, c'est se couper tous les ponts », en avait-il conclu avec quelque amertume, lui qui dira plus tard : « Etre libéral à cette époque, c'est être socialement juste. » Jean Lesage voulait défendre la démocratie contre le pourrissement intérieur, et il proposait un contrôle de l'Etat sur l'éco- nomie. Pour la première fois, ce n'était plus des formules creuses, des slogans, mais un programme écrit avec des engagements écrits. Mais il n'était pas assuré en 1958 que son appel aux « hommes de bonne volonté » soit entendu. La mort de Maurice Duplessis et, cent jours après, le 2 janvier 1960, celle de son successeur Paul Sauvé privaient l'Union nationale de chefs. La voie vers le pouvoir s'ouvrait devant le parti libéral et Jean Lesage. C'était le moment d'entrer en politique.

— Et vous avez été tout de suite nommé ministre pour faire la nationalisation des compagnies d'électri- cité?

— M. Jean Lesage s'était retiré au lendemain des élections pour réfléchir à la nomination des ministres. C'était la ruée pour les maroquins! On me donnait comme titulaire d'un nouveau minis- tère, celui des Affaires culturelles. Je ne m'y attendais vraiment pas. « La raison, me dit Lesage en me convoquant, c'est peut-être que vous êtes presque le seul à ne pas l'avoir demandé! » En fait, je me suis occupé des Ressources hydrauliques et des Travaux publics pendant un an (1960-1961). Puis on m'a confié le ministère des Ressources naturelles (1961-1965). Je m'intéressais beaucoup à ce problème parce qu'en Gaspésie, où je suis né en 1922 et où j'ai vécu toute ma jeunesse, j'en avais assez entendu sur le prix de l'électricité! Mon programme était clair : « Rendre tous les citoyens québécois actionnaires dans l'exploitation des immenses richesses naturelles dont est doté le Québec ». Pendant les trois ans qui ont suivi notre victoire, le gouvernement libéral a fait tout ce qu'il a pu pour remonter le courant de quinze à vingt ans de négligences. Dès 1961, je déclarais : « Il faut que les Canadiens français se servent de leur Etat pour se tirer de leur situation d'asservissement. » J'invi- tais les Québécois à s'emparer de leur marché : « La province achète des millions de tonnes de fer chaque année; pourquoi faut-il que ce matériau nous vienne de l'étranger? » Tout en restant fidèle au régime fédéral, je soulignai que le meilleur moyen de faire de l'autonomie positive, c'était d'occuper les champs qui sont dévolus à la province de Québec par la Constitution du Canada. C'est après la seconde élection de 1962 que le courant réformateur s'est affaibli dans la routine du pouvoir et la sourde influence des milieux économiques traditionnellement liés aux libéraux. Cependant, la nationalisation de l'hydroélectricité n'avait rien de révolutionnaire. Le réseau était propriété provin- ciale en Ontario, étatisé aussi au Saskatchewan. Seulement la surprise venait de ce que les Québécois montraient, pour la première fois, une volonté nette. — Aux élections de 1962, qui ont maintenu le parti libéral, étiez-vous d'avis de présenter la nationa- lisation de l'hydro-électricité comme une option en faveur du Québec ?

— De toutes les façons, le gouvernement Lesage avait besoin d'un nouvel élan, après deux ans de pouvoir. Le Cabinet et quelques membres du parti se sont réunis en septembre 1962, au Lac-à- l'Epaule, au nord de Québec. C'est là que Jean Lesage accepta le principe de la nationalisation, qui lui permettait de se ressaisir des membres d'un Cabinet dont les avis étaient souvent divergents. Il fit une déclaration fracassante sur la nécessité de choisir entre le peuple du Québec et le « trust ». Le journaliste Peter Desbarats 1 écrira plus tard à ce propos : « Tout le monde savait ce que cela voulait dire. Le " trust " était un sobriquet québécois pour désigner le centre financier de la rue Saint-Jacques, les grandes maisons le long de The Boulevard, à Westmount », en un mot tout l' establishment anglo- phone de l'ouest de Montréal. « Cela voulait dire le thé l'après-midi... le lunch au Mount Stephen ou aux autres clubs d'affaires de l'anglistocratie mont- réalaise. C'était le joueur de cornemuse vêtu du kilt écossais, " sérénadant " les clients qui quittent le magasin à rayons Ogilvy's à la fin de la journée, les soirées de débutantes au Ritz et tous les autres aspects confortables et plaisants de la vie anglo- phone encore dominante au Québec en 1962. Le " peuple " était les Canadiens français qui servaient de clercs dans les banques et les maisons finan- cières, qui livraient le courrier, le lait et le linge

1. Journaliste anglophone, auteur d'un livre traduit sous le titre René Lévesque ou le projet inachevé (Fides, 1977). M. R. Lévesque était alors le chef du parti québécois qui se trouvait dans l'opposition. (N.D.L.E.) blanchi à Westmount, et qui envoyaient leurs enfants dans de vieilles écoles de l'Est montréalais et parlaient hockey ou politique toute la nuit. » Spectateurs passifs de leur propre aveu, et non pro- tagonistes majoritaires qu'ils n'avaient qu'à devenir.

— La plupart des hommes politiques québécois de votre génération ont choisi, vers 1965, de faire carrière, au niveau du fédéral, au sein du parti libéral. Ottawa pratiquait alors une politique d'ouverture en faveur des francophones. Pour quelles raisons, vous, René Lévesque, tout en étant du parti libéral, êtes- vous resté au Québec pour y faire une carrière provinciale?

— Pour les autres, ce fut d'abord une question de circonstances. En 1965, sont apparus ceux qu'on a surnommés par la suite « les Trois Colombes » : Jean Marchand, qui a consacré sa vie à l'action syndicale — je le connaissais depuis l'université; Gérard Pelletier, actuellement ambassadeur du Canada à Paris, et, ironie du sort, le moins voulu des trois, celui qui deviendra, trois ans plus tard, le Premier ministre du Canada — jusqu'en 1959, je l'avais peu rencontré — Pierre Eliott Trudeau, pro- fesseur de droit à l'université de Montréal, engagé dans le nouveau parti fédéral socialisant, le N.P.D. J'avais retrouvé Jean Marchand, leader de la Confédération des travailleurs catholiques du Ca- nada, au moment de la grève de Radio-Canada. J'avais connu à ce moment aussi son collègue Gérard Pelletier, qui devait devenir le rédacteur en chef de La Presse en 1961. C'est assez comique quand on y repense! Mais ces trois noms ont plongé ensemble en politique fédérale parce que le moment était alors favorable. Je ne veux absolu- ment pas parler d'opportunisme, mais il faut bien dire que l'occasion fait très souvent le larron. C'était l'époque où l'on cherchait à Ottawa à installer des ministres francophones et à constituer un French Power pour faire illusion. La porte étant ouverte, ils n'eurent même pas à l'enfoncer! Ils avaient tous la quarantaine, se sentaient prêts pour une action politique — la suite nous l'a d'ailleurs confirmé — et ils n'attendaient qu'une occasion. Pour être équitable, je crois que ces hommes ne sentaient pas de façon aussi viscérale que moi cette distinction entre le niveau fédéral et le niveau provincial. M. Trudeau, en particulier, n'est pas spécialement enraciné dans l'identité et la culture québécoises. C'est un fait, voilà tout. Il est pour moitié écossais et anglophone par sa mère, et pour moitié francophone et québécois français par son père. MM. Gérard Pelletier et Jean Marchand n'ont jamais eu une conscience aiguë du conten- tieux existant entre le provincial et le fédéral. Pour eux, les niveaux étaient naturellement complémen- taires... Ils n'ont jamais vu de raisons essentielles de les changer... J'avais été le premier des quatre — car nous étions connus comme un groupe — à m'embarquer en 1960 dans l'action politique. Et je me souviens d'une rencontre que j'eus quelque temps avant de prendre cette décision avec l'un des hommes que je respecte le plus au fédéral : M. Stanley Knowles, qui est probablement très près d'être le doyen du Parlement fédéral. Il est en place depuis des lunes et des lunes, et il était à ce moment-là l'un des membres les plus actifs et les plus cotés du N.P.D. ici, et qui serait, si l'on veut bien, le parti social- démocrate fédéral, pour lequel j'aurais pu avoir quelque penchant... Je le rencontrai donc un après- midi chez mon frère, qui était proche de ces Pierre PERRAULT Poète et cinéaste, né à Montréal en 1927. Il est devenu célèbre, tant en France qu'au Québec, grâce à ses films : Par la suite du monde, Le Règne du jour, Un pays sans bon sens et L'Acadie, l'Acadie.

Jean-Jules RICHARD Romancier (1911-1975), auteur du Feu dans l'amiante, histoire d'un conflit ouvrier au Québec (1956), et entre autres, du Journal d'un Hobo (1965) et du roman histo- rique Louis Riel, Exovide (1972).

RINGUET De son vrai nom : Dr Philippe Panneton, né à Trois- Rivières en 1895, il est décédé au Portugal en 1960 alors qu'il occupait un poste d'ambassadeur. Ce romancier est particulièrement célèbre au Québec par son roman paysan Trente Arpents, un sommet dans ce genre d'écriture.

Marcel RIOUX Sociologue, né en 1919, particulièrement connu pour son ouvrage : La Question du Québec (1969). La position idéologique de Rioux en ce qui a trait au Québec : nationaliste laïque de gauche.

Gabrielle ROY Née au Manitoba en 1909, cette romancière devient célèbre en remportant le prix Femina en 1947 avec son roman Bonheur d'occasion (1945). Depuis lors, elle a publié dix ouvrages importants. Gabrielle Roy, c'est un auteur classique québécois ou canadien, selon les optiques politiques.

Félix-Antoine SAVARD Mgr Savard est né en 1896. Ce romancier a surtout fait sa marque grâce à son ouvrage : Menaud, maître draveur. Sa position idéologique à l'égard du Québec? Nationaliste-clérico-fédéraliste de langue française de droite. Il est à notre avis le meilleur représentant des contradictions québécoises en ce qui a trait à leur destinée nord-américaine.

Yves THÉRIAULT Né à Québec en 1915. Thériault est le romancier le plus prolifique de sa génération. Ses ouvrages les plus remarquables : La Fille laide (1950), Aaron (1954) et Agaguk (1958). Thériault est également considéré comme un auteur classique québécois. Michel TREMBLAY Dramaturge, né à Montréal en 1942, il est sans doute le plus grand de sa génération, avec Les Belles-Sœurs (1968), A toi pour toujours (1971), La Duchesse de Langeais (1973), Sainte Carmen de la main (1976) et Damnée Manon, sacrée Sandra (1977). Pierre Elliott TRUDEAU Essayiste et Premier ministre du Canada, né à Montréal en 1919. Après son éducation chez les Jésuites et son militantisme dans les Jeunesses étudiantes catho- liques, Trudeau milite dans les rangs d'une certaine gauche. Son ouvrage le plus important est sans doute Le Fédéralisme et la société canadienne-française. Pierre VADEBONCŒUR Essayiste, né à Montréal en 1920. Dès la fin de ses études en droit, on le retrouve au sein des syndicats ouvriers. Ses ouvrages les plus remarqués : La Ligne du risque (1963), L'Autorité du peuple (1965), La Dernière Heure et la première (1973).

Pierre VALLIÈRES Cet ancien collaborateur de Pierre Elliott Trudeau à Cité libre, passé au F.L.Q. en 1963, a connu les prisons du F.B.I. en 1965 et celles du gouvernement canadien après octobre 1970. Connu pour avoir écrit Nègres blancs d'Amérique, Pierre Vallières est l'auteur de deux essais récents qui ont été deux succès de librairie : L'Affaire Laporte (sur les événements de 1970) et Québec impossible. Gilles VIGNEAULT Poète et chansonnier-compositeur, né en 1928. Avec une personnalité bien à lui, il s'inscrit dans les battues des Félix Leclerc.

[Source : Réginald Hamel, Le Magazine littéraire, mars 1978.]

La politique

L'évangile du fédéralisme

La loi constitutionnelle qui régit les rapports entre le Parlement fédéral d'Ottawa et les assemblées provin- ciales (dont celle du Québec) a été votée par le Parlement britannique en 1867. Cette loi est connue sous le nom d'Acte de l'Amérique britannique du Nord. Toute modification de cet Acte devrait être décidée par Londres. Périodiquement, il est donc question de « rapatrier » la Constitution au Canada.

... L'intérêt des provinces et celui des deux groupes linguistiques du pays ne sont pas et ne peuvent être défendus simplement par l'expédient qui consiste à transmettre aux gouvernements provinciaux des pou- voirs du gouvernement fédéral...... Le partage des pouvoirs entre les deux ordres de gouvernement devrait s'inspirer de règles fonctionnelles plutôt que se fonder sur des considérations ethniques...... Le Parlement canadien doit être responsable des instruments principaux et inextricablement liés de la politique économique afin de pouvoir stimuler l'emploi et freiner l'inflation. Il doit avoir la haute main sur la politique monétaire et le crédit; il doit pouvoir jouer le rôle de stabilisateur dans la politique fiscale et tarifaire et en ce qui concerne la balance des paiements. Il doit être responsable du commerce interprovincial et interna- tional. Il doit pouvoir prendre des mesures pour stimuler l'essor de l'économie, mesures qui, inévitablement dans certains cas, et intentionnellement dans d'autres, influe- ront sur l'essor de l'économie sur le plan régional...... Le gouvernement canadien doit avoir la faculté de redistribuer le revenu entre les individus et entre les provinces [...]. Cela implique, comme c'est le cas actuellement, le droit d'effectuer des paiements à des particuliers, dans le but de maintenir le niveau de leurs revenus — pension de sécurité de la vieillesse, assurance- chômage, allocations familiales...... Le gouvernement canadien estime qu'il doit pou- voir parler au nom du Canada sur le plan international et qu'il doit pouvoir agir au nom du Canada pour renforcer les liens qui unissent le pays. [...] Cela présuppose un rôle actif du gouvernement fédéral dans les développements culturels et technologiques si carac- téristiques du XX siècle. Naturellement, nous reconnais- sons que pour nourrir la diversité culturelle du Canada, il faut aussi des programmes provinciaux dynamiques. Mais le gouvernement du Canada doit avoir son rôle, car le développement culturel et technologique du pays dans son ensemble est aussi essentiel à l'existence de l'Etat aujourd'hui que les tarifs et les chemins de fer l'étaient il y a cent ans... (Extraits du Livre blanc publié par Ottawa en 1968, sous le titre : Le Fédéralisme et son avenir. Déclaration de principe et exposé de la politique du gouvernement du Canada.)

[Source : Claude Morin, Le Combat québécois (Boréal Express, 1973).] Liste des membres du Conseil exécutif [gouvernement] du Québec (juin 1978)

Premier ministre et président du Conseil exécutif M. René Lévesque Vice-premier ministre et ministre de l' M. Jacques-Y van Morin Leader parlementaire et ministre d'Etat à la Réforme parlementaire M. Robert Burns Ministre des Affaires inter-gouver- nementales M. Claude Morin Ministre des Finances et ministre du Revenu M. Ministre d'Etat au Développement culturel M. Ministre d'Etat au Développement social M. Pierre Marois Ministre d'Etat au Développement économique M. Ministre d'Etat à l'Aménagement et vice-président du Conseil du Trésor M. Jacques Léonard Ministre de la Justice M. Marc-André Bédard Ministre des Transports M. Ministre délégué à l'Environnement M. Marcel Léger Ministre délégué au haut-commis- sariat à la Jeunesse, aux Loisirs et aux Sports M. Ministre délégué à l'Energie M. Ministre des Consommateurs, Coo- pératives et Institutions financières M Ministre de l'Agriculture M. Ministre des Affaires sociales M. Ministre des Affaires municipales M. Ministre de l'Immigration M. Jacques Couture Ministre des Communications M. Louis O'Neill Ministre des Richesses naturelles et ministre des Terres et Forêts M. Yves Bérubé Ministre de l'Industrie et du Commerce M. Ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche M. Ministre de la Fonction publique M. Ministre du Travail et de la Main- d 'œuvre M. Pierre-Marc Johnson Ministre des Travaux publics et de l'Approvisionnement M Jocelyne Ouellet Ministre des Affaires culturelles M. Les trois partis québécois

Parti québécois

Le parti québécois est né en 1968, lorsque le mouve- ment Souveraineté-Association, que M. René Lévesque avait créé en 1967, fusionna avec un autre mouvement, le Ralliement national, pour devenir un parti politique. Le nouveau parti absorba par la suite d'autres courants autonomistes, notamment le Rassemblement pour l'indé- pendance nationale. D'inspiration social-démocrate, le parti québécois est la seule formation à avoir élaboré au fur et à mesure de ses différents congrès un programme détaillé, adopté après de longues discussions par la base. Il se propose de créer une structure d'économie mixte — l'Etat aurait le contrôle de certains secteurs clés (notamment les institu- tions financières) — et de favoriser le développement du secteur coopératif. Le parti québécois compte un nombre important d'économistes et d'administrateurs déçus par le régime libéral et beaucoup de professeurs. Il était jusqu'à pré- sent surtout implanté en milieu urbain. Il est le seul à rendre publique ses sources de financement, principale- ment constituées de dons individuels. L'option fondamentale du parti québécois demeure l'accession à l'indépendance de la province. Son pro- gramme prévoit que cette question sera réglée après son arrivée au pouvoir par référendum. Une fois souveraine, la province conclurait avec le reste du Canada plusieurs accords d'association semblables à ceux qui existent entre les pays du Marché commun européen.

Parti libéral

Le parti libéral du Québec a été créé en 1955. Il se veut entièrement indépendant du parti libéral fédéral que dirige le Premier ministre canadien, M. Trudeau, mais il partage son idéologie. Il s'agit d'un néo-libéra- lisme qui cherche à s'adapter aux conditions de l'époque moderne et n'a plus grand-chose de commun avec l'école de pensée qui, dès l'union des deux Canadas en 1840, disputait au parti conservateur le pouvoir. Comme il est fréquent dans les partis nord-américains, la doctrine du parti libéral du Québec est fluctuante et dépend beau- coup de l'homme qui se trouve à sa tête. Il remplace aussi le parti conservateur, qui, très puissant dans l'ensemble du Canada, n'est jamais parvenu à s'implan- ter vraiment dans la province. Le Premier ministre, M. Bourassa, à sa tête depuis 1970, lui a donné une image technocratique. En 1960, en revanche, sous la direction de M. Lesage, le parti libéral québécois avait un programme nationaliste qui était plutôt de gauche pour l'époque. M. René Lévesque, actuellement président du Parti québécois (voir ci-dessus) a milité dans ses rangs jusqu'à ce que ses positions personnelles l'amènent à donner sa démission. Le parti libéral du Québec est, depuis, redevenu fédéraliste. M. Claude Ryan, ancien directeur du Devoir a été élu à la chefferie du parti en 1978.

Union nationale

Fondée en 1936 par M. Duplessis, l'Union nationale remplaça rapidement au Québec le parti conservateur fédéral. Elle s'attacha à la défense des milieux ruraux et des élites traditionnelles de la province. Elle occupa le pouvoir de 1936 à 1939, puis de 1944 à 1960. La mort de M. Duplessis, puis, peu de temps après, celle de son successeur aggravèrent la faiblesse d'un parti usé par le pouvoir, souvent rétrograde et corrompu, et ouvrirent la voie aux libéraux. L'Union nationale revint au pouvoir en 1966, dirigée par M. Daniel Johnson. Les bonnes relations de celui-ci avec le général de Gaulle ont redoré, pour un temps, le blason du parti. En 1970, cependant, l'Union nationale, conduite par M. Jean-Jacques Ber- trand, fut à nouveau battue par les libéraux. En 1976, l'Union nationale a remporté 12 sièges.

[Sources : Le Monde.]

L'économie en chiffres

Source . la Banque Royale du Canada. Un « Finistère » canadien

Le Québec, qui est un « Finistère » canadien, est la plus étendue des dix provinces canadiennes. Sa superfi- cie de 1,5 million de km est trois fois supérieure à celle de la France et 7,2 fois celle de la Grande-Bretagne. Les hivers sont en général très froids et longs, ce qui a fait dire au chansonnier Gilles Vigneault : « Mon pays, c'est l'hiver. » Avec 6 millions d'habitants (23 millions pour l'ensemble du Canada), la province est peu peuplée. En outre, 54 % de la population sont concentrés à Montréal et dans la plaine périmontréalaise. 70 % sont âgés de moins de 40 ans, 40 % de moins de 20 ans. Les Québécois francophones, dont l'importance relative a légèrement augmenté entre 1931 et 1961, représentent environ 80,7 % de la population, les anglophones 20 %. Le Québec est très riche en réserves minérales (amiante et près de quarante autres substances), dont on ne connaît même pas toute l'étendue. L'économie de la province est largement dominée par le secteur secon- daire. La forêt, qui couvre la moitié du territoire, a fait naître l'une des plus puissantes industries de l'Améri- que : celle de la pâte à papier. Son importance dépasse de loin toutes les autres, aussi bien en ce qui concerne la valeur ajoutée que l'emploi. L'agriculture n'emploie plus que 8 % de la population. Le Québec, qui est encore au deuxième rang des provinces quant à la puissance économique totale, n'occupe que le cinquième rang en ce qui concerne le revenu par habitant. Par son P.N.B., il est au 23e rang des nations, et au 11 rang pour le revenu national par habitant.

[Sources : Le Monde et Le Québec en bref, septembre 1977.]

L'économie québécoise (1973-1977)

[Sources : Discours sur le budget 1978-1979, ministère des Finances, avril 1978.] PRODUIT INTERIEUR BRUT (pourcentage d'accroissement annuel)

TAUX DE CHOMAGE

INDICE DES PRIX A LA CONSOMMATION (pourcentage d'accroissement annuel)

CHIFFRE D'AFFAIRES DE L'INDUSTRIE (hors ressources naturelles) (pourcentage d'accroissement annuel) INVESTISSEMENTS (pourcentage d'accroissement annuel)

DEPENSES DES CONSOMMATEURS AU DETAIL (pourcentage d'accroissement annuel)

SALAIRES ET TRAITEMENTS (pourcentage d'accroissement annuel)

SALAIRES HEBDOMADAIRES MOYENS (pourcentage d'accroissement annuel) Budget du gouvernement du Québec (1978-1979)

Répartition des dépenses prévues par (en millions ministère de $) Ministère des Affaires sociales 4 199 Ministère de l'Education 3 714 Ministère des Transports 1 172 Autres 4 300

Total 13 385

Revenus prévus Revenus autonomes 8 922 Transferts du gouvernement d'Ottawa 3 378

Total des revenus 12300

[Source : Discours sur le budget 1978-1979, ministère des Finances, avril 1978.] Québec-Canada : les indicateurs économiques

[Source : Statistique Canada.] La baie James : un Koweït de l'électricité

L'une des chances du Québec dans un monde d'éner- gie chère tient au fait que de très importantes réserves hydro-électriques sont encore inexploitées. L'autre, que la province est voisine du nord-est des Etats-Unis. Or, la pointe de consommation au Québec est en hiver (froid). Elle est en été à New York (air conditionné). La capacité actuelle des quarante-neuf centrales hydro-électriques de l'Hydro-Québec est de 10 millions de kilowatts. Les quatre centrales en construction ou en projet sur la Grande-Rivière (baie James) fourniront 10 millions de plus d'ici à 1985. (Rappelons que la puissance installée en France est de 18 millions de kilowatts.) Il resterait à peu près 15 millions de kilowatts de sites hydro- électriques exploitables. Le Québec mise donc à fond sur l'hydro-électricité : la part de l'électricité dans le bilan énergétique pourrait ainsi passer de 22 % en 1976 à quelque 45 % vers la fin du siècle. Le complexe de la Grande-Rivière, sur la baie James, est un des plus importants aménagements hydro-élec- triques actuellement en construction dans le monde : il constitue la clé du développement interne du Québec. Le projet comporte le construction de quatre centrales entre le kilomètre 70 et le kilomètre 463 de la Grande- Rivière. Six réservoirs, d'une capacité utile totale de 95,3 milliards de mètres cubes, fournissent l'énergie hydraulique des turbines du complexe. On prévoit envi- ron 150 digues et barrages, soit un volume total de remblai de 153 millions de mètres cubes. La surface du territoire est de 176000 kilomètres carrés, soit le dixième de l'étendue du Québec. Comme l'explique M. Robert A. Boyd, Québécois francophone qui vient d'accéder à la présidence de l'Hydro-Québec, le projet présente pour les Québécois l'immense avantage de retarder les choix sur les énergies nouvelles, leur donnant le temps de mettre au point la technologie de demain. Au 30 juin 1977, 5 735 millions de dollars avaient été engagés, 75 % de l'investissement provenant d'em- prunts. Le coût total du projet est maintenant estimé à 16 milliards. Les retombées de cet investissement sur l'économie québécoise sont considérables : on estime que 34 % de l'investissement réalisé dans la construction hydro- électrique au Québec, retournent aux travailleurs sous forme de salaires. Cette année, plus de 12000 ouvriers sont sur les chantiers; l'effectif s'élèvera à 14000 per- sonnes en 1978 et 1979.

[Source : Le Nouvel Economiste, 31 octobre 1977.]

Table des matières

Présentation par Jean-Robert Leselbaum .. 9

I. RENÉ LÉVESQUE, 56 ANS, NÉ A NEW CARLISLE 17 Rien ne vous disposait à..., 17. — Le choix souverainiste, 18. — L'entrée en politique, 21. — La fin du règne de M. Maurice Duplessis, 23. — Le Parti libéral provincial, 24. — Ministre des Ressources naturelles : la nationalisa- tion de l'hydro-électricité, 25. — Renon- cement à une carrière fédérale, 28. — Rétrospective sur la Révolution tran- quille, 33. — Un colonisé?, 36. — La Seconde Guerre mondiale ; correspon- dant au bureau américain d'informa- tion, 38. — La mise en question du régime fédéral, 41. — 1968 : naissance du P.Q., 43. — Comme un simple citoyen, 43. — Un jour... la succes- sion, 45.

II. LA VICTOIRE DU 15 NOVEMBRE 1976 ... 47 « Je n'ai jamais été aussi fier »..., 47. — Retour sur la journée de la victoire, 48. — La campagne électorale contre le Premier ministre M. Robert Bou- rassa, 49. — Le Québec a basculé, 52. — L'héritage du libéral M. Bou- rassa, 53. — Sa Majesté Elisabeth II : le rapatriement de la Constitution, 55.

III. LE RÉFÉRENDUM, EN 1979 ou 1980? .. 58 Pronostic sur la date, 58. — Des pré- paratifs qui n'en finissent plus, 59. — Si, par malheur..., 61. — Un ou plu- sieurs référendums, 62. — En cas de refus d'Ottawa, 64. — Subtilité du cen- tralisme fédéral, 67. — La francisation du Québec, 67. — Le contrôle de l'im- migration, 69. — La loi sur la langue, 69. — Le pouvoir fédéral au pied du mur, 71. — Ottawa : la réaction, 73. — Le respect des règles du jeu, 74.

IV. CE QUE J'APPELLE « SOUVERAINETÉ-ASSO- CIATION » 76 Deux siècles de coexistence, 76. — Une association économique avec le Cana- da, 77. — Rejeter la dépendance, 78. — Deux peuples, 79. — What does Québec want « Que recherche le Québec? », 80. — Insérer le Québec dans l'Amé- rique du Nord, 82. — Eviter la satelli- sation par les Etats-Unis, 83. — Non à la nationalisation de l'économie, 86. — L'épargne au Québec, 88. — Un marché commun canadien, 89. — La confédération : réorganisation ou théo- rie des dominos, 90. — « Maîtres chez nous », 92. — Le prix du fédéralisme,