Aujourd’hui et toujours EN MAI 68 › Sébastien Lapaque

harles Maurras a failli avoir 150 ans le 20 avril 2018. Mais finalement, aucun représentant de l’État n’est allé souffler les bougies au milieu des herbes folles de son jardin de Martigues, au bout du chemin de Paradis. L’État, Maurras n’avait pourtant que cela en Ctête. Parfois même un peu trop. « On pourrait, avec toute la prudence qu’un tel jugement requiert, prétendre que les cinq plus belles expres- sions françaises de la religion de l’État ont été fournies par Richelieu, Louix XIV, Napoléon, Charles Maurras et », écri- vait l’un de ses biographes en 1971 (1). N’importe. Rayé des contrôles après la mise au pilon, par le ministère de la Culture, du Livre des commémorations nationales, où il avait été inscrit, l’auteur d’Anthi- néa s’est évaporé de la mémoire nationale. Comme s’il n’avait jamais vécu, jamais écrit de livres, jamais été un maître de la vie de l’esprit pendant de longues décennies, jamais marqué la pensée politique de François Mitterrand ou celle de Jean-Pierre Chevènement. L’auteur de l’Avenir de l’intelligence est né au crépuscule du Second Empire, sous Badinguet, et il n’est pas permis de s’en souvenir dans la France d’Em-

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manuel Macron. Il ne sera cette année l’objet d’aucun débat officiel ni d’aucune rencontre universitaire, comme ce fut le cas en 1968, pour son centenaire, et que se tint à l’Institut d’études politiques d’Aix-en- Provence un colloque intitulé « Charles Maurras et la vie française sous la IIIe République ». Le théoricien du nationalisme intégral était mort depuis seize ans. Il conservait beaucoup d’admirateurs parmi les écrivains et les artistes, de nombreux disciples dispersées dans toutes familles poli-

tiques. Il suscitait encore des ferveurs dans Sébastien Lapaque est romancier, la jeunesse des écoles et des universités. essayiste et critique au Figaro Pour les historiens et les fidèles penchés sur littéraire. Il collabore également au Monde diplomatique. Son recueil son œuvre, il ne s’agissait pas tant de jus- Mythologie française (Actes Sud, tifier son destin que de l’inscrire dans son 2002) a été récompensé du prix contexte intellectuel et historique. Pour Goncourt de la nouvelle. Dernier ouvrage publié : Théorie d’Alger Charles Maurras, la partie était jouée et (Actes Sud, 2016). perdue. On se souvient du jugement du › [email protected] général de Gaulle : « Devenu fou à force d’avoir raison ». Partisan de l’Église de l’ordre condamné par le pape Pie XI en 1926, royaliste désavoué par le comte de en 1937, Maurras avait fait le mau- vais choix en juin 1940, refusé de saborder le quotidien l’Action­ fran- çaise après l’invasion de la zone libre en novembre 1942 et dérapé dans ses éditoriaux des années 1943 et 1944, s’en prenant aux juifs, aux gaullistes et aux maquisards. Il avait été jugé en 1945, condamné pour intelligence avec l’ennemi à la réclusion criminelle à perpé- tuité et à la dégradation nationale. Il est mort, le 16 novembre 1952, dans une clinique de Saint-Symphorien-lès-Tours, libéré de prison au bénéfice d’une grâce médicale signée par le président de la Répu- blique Vincent Auriol. Clap de fin. Charles Maurras n’avait jamais « fait le roi ». Sa doc- trine était sortie de l’actualité pour entrer dans l’histoire des idées. Six longues décennies après sa mort, son œuvre est fréquentée par des curieux qui veulent se souvenir de sa critique du romantisme (les Amants de Venise), de son attachement à la Grèce (Anthinéa), de son opposition au jacobinisme (l’Idée de la décentralisation), de son fédé- ralisme (l’Étang de Berre), de son positivisme (Auguste Comte), de sa

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conception de la politique étrangère d’une nation moyenne au milieu des empires (Kiel et Tanger), des paradoxes de sa pensée (Antigone, vierge-mère de l’ordre), de son naturalisme (Mes idées politiques) ou de ses dons de journaliste politique. Il est également permis de lire l’œuvre de Charles Maurras en adversaire, pour prendre la mesure exacte de son antisémitisme, critiquer sa théorie de « la France seule », liquider son rationalisme ou, comme l’ancien camelot du roi Georges Bernanos l’a admirablement fait dans Scandale de la vérité, dénoncer la vanité de son christianisme sans la foi :

« N’est-il pas énorme d’entendre M. Maurras parler au nom de la tradition française, alors qu’il reste volontai- rement étranger à la part la plus précieuse pour nous de notre héritage national, la tradition chrétienne fran- çaise, la chrétienté française ? [...] À nos yeux la France maurrassienne est aussi creuse, aussi vide que son catho- licisme sans Christ, son Ordre catholique sans la grâce. Ce n’est pas là le pays que nous honorons, ce n’est pas la France de . (2) »

Les admirateurs de Maurras ont beau trouver son système com- plet, il lui manque quand même le Christ et la Bible. C’est beaucoup. Pierre Boutang, son plus fervent disciple, en convient dans son prodi- gieux Maurras, la destinée et l’œuvre (3). Les constructions de l’auteur de Trois idées politiques sont par ailleurs étrangères au sentiment de l’unité et de la solidarité de l’histoire de France auquel tenaient tant Charles Péguy et Maurice Barrès. Au fil de ses invectives contre la Gueuse, il a fini par perdre ce sentiment au point de devenir presque étranger à la gloire de certaines pages impériales ou républicaines du grand roman national. Ces choses dites, il est intéressant d’opposer la célébration calme et tranquille de son centenaire, en 1968, à sa déchéance furieuse de la mémoire nationale sous les spotlights de notre démocratie médiatique si parfaite. Jadis on discutait, aujourd’hui on élimine. Ce qui ne veut pas dire que les controverses suscitées par le Martégal aient toujours

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été tranquilles. Ancien compagnon de Pierre Boutang à Aspects de la France, devenu journaliste au Monde, Gilbert Comte a raconté la réac- tion première de Hubert Beuve-Méry lorsqu’il lui a suggéré d’évo- quer le centenaire de Maurras, le 20 avril 1968. Brièvement tenté par l’Action­ française dans sa jeunesse, le directeur du quotidien du bou- levard des Italiens savait de quoi il parlait :

« Non, pas question. Maurras, c’est comme l’esperanto. On n’en dit jamais assez de bien, jamais assez de mal. Des que vous imprimez son nom, vous recevez cent lettres pour dire que c’est un saint et que vous n’avez pas reconnu sa sainteté, et cent autres pour se scandaliser que vous ne l’ayez pas traite comme l’ordure qu’il fut. Donc, n’en par- lons pas. Il a eu de droles de disciples, en outre... On est toujours responsable de ses disciples. (4) »

Conscient du fait qu’il couvait lui-même d’étranges poussins dans son journal, Beuve-Méry est finalement convenu de publier une double page intitulée « Faut-il se souvenir de Charles Maurras ? » asso- ciant l’avis du Monde, un article severe de Pierre-Henri Simon et un papier plus favorable de Gibert Comte. Sans oublier une caricature de l’auteur du Chemin de Paradis par Cabu. Intitulé « Un prophete du XIXe siecle » (5), l’article de Gilbert Comte est fervent, mais il n’a rien d’un panégyrique. Il oppose le jeune Maurras, qui fascinait jusqu’à ses adversaires, au vieil homme que sa germanophobie n’empêcha pas de soutenir une Révolution nationale largement tributaire des exigences allemandes.

« Le Maurras intraitable des quinze dernieres annees, durci par le malheur, fige dans son orthodoxie et sa legende, ressemble assez a sa caricature. Mais a l’aurore du siecle, le jeune prophete conquerant du renouveau roya- liste charma plutot ses contemporains par la souplesse infinie, les courbes, la generosite de sa dialectique. »

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Le texte de Gilbert Comte souligne les contrariétés, les insuffi- sances et les violences aveugles d’une pensée – et notamment « un antisemitisme inquiet dans ses origines et devenu criminel dans son aboutissement ». Saluant le siècle de Maurras, il renvoie son inflexible doctrine à ses origines positivistes et publie son avis de décès : « Foudroyees en pleine gloire, les idees maurrassiennes disparurent du siecle aussi soudainement qu’elles y avaient brille il y a soixante ans. » En 1968, il faut imaginer l’effet produit par cet article sur les adversaires honnêtes et résolus de Charles Maurras, tels que Raymond Aron et François Mauriac. On y voyait un homme formé à l’école d’Action française éclairer son échec terminal dans les eaux boueuses du régime de Vichy. Et pour que la mesure soit complète, il insis- tait sur la sclérose d’une pensée réduite à un nationalisme obtus et à une défense étriquée de l’ordre par Charles Maurras lui-même. « Des simplifications parfois effrayantes ossifierent durablement l’esprit des disciples. On n’enseigne pas impunement que la culture francaise est “superieure en soi a toutes les autres cultures de l’univers” sans frapper ses partisans d’impuissance au seuil de la civilisation et des confronta- tions planetaires. » L’ossification de l’esprit des disciples fut criante, à peine deux semaines plus tard, quand Aspects de la France, l’hebdomadaire créé en 1947 pour remplacer le quotidien l’Action française, interdit en 1944, titra « Vive Pétain ». C’était le 2 mai 1968. On ne peut pas dire que les maurrassiens étaient au diapason. Le lendemain, les étudiants occupant la Sorbonne étaient dispersés par la police au terme d’une journée d’émeute ayant fait près de 500 blessés. Une semaine plus tard, 20 000 manifestants occupèrent le Quartier latin en dressant des dizaines de barricades prises d’assaut dans la nuit par les compagnies républicaines de sécurité (CRS). L’agitation ne cessa plus jusqu’au mois de juin. Entre toutes les interprétations possibles de l’insurrection estudian- tine et des grèves ouvrières qui l’accompagnèrent pendant quelques semaines, les responsables de la Restauration nationale, l’organisa- tion gardienne du « nationalisme intégral » et de « l’empirisme orga- nisateur » de Charles Maurras, choisirent les deux pires : le complot

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­communiste et la crise politique de la Ve République. Le rôle modé- rateur joué par le Parti communiste, son aversion pour le gauchisme assimilé à une maladie infantile et sa disposition au jeu électoral écartent la première hypothèse ; la popularité de Charles de Gaulle au début de l’année 1968, la capacité des institutions à affronter l’épreuve et le triomphe de la droite bourgeoise à l’issue des élections législatives de juin 1968 contrarient la seconde. Cela n’a pas empêché Aspects de la France de voir partout une menace totalitaire, des révolutionnaires professionnels venus de Cuba, des trotskistes et des maoïstes passés maîtres dans l’art de la destruction. Et des alliances entre les gaullistes et les gauchistes unis dans leur volonté de rabaisser la France. C’est peu dire que le déclenchement des opérations a pris les maurrassiens de court. À la veille de la première manifestation, leur principal adversaire était encore le gaullisme. Leur aversion pour « la grande Zohra » venait de loin. Elle portait trois cachets : 1940, 1944, 1962. Et du jour au lendemain, ils ont été obligés de la soutenir contre la « subversion communiste internationale ». Par haine du général de Gaulle, certains se sont pourtant laissés gri- ser par l’émeute, à l’instar du fasciste Lucien Rebatet, saluant les enra- gés de Mai dans l’hebdomadaire Rivarol du jeudi 16 mai : « L’occupa- tion de l’Odéon par les étudiants, au milieu de la semaine dernière, était une de ces nouvelles propres à nous combler de joie. » Le même jour, Aspect de la France titrait « La nation ou la révolution », essayant de ramener le débat à une alternative Marx ou Maurras, persuadé que la pensée de l’auteur de Kiel et Tanger dormait sous la cendre et sous les pavés du boulevard Saint-Michel. Dans les années qui ont suivi les événements de Mai 68, défiant l’arrière-garde de radoteurs qui composait le bureau politique de la Restauration nationale, des maurrassiens moins bornés que les autres s’en sont persuadés. Ainsi Patrice Sicard/de Plunkett, dans le cadre d’un livre-débat avec le maoïste Philippe Hamel intitulé « Mao ou Maurras ? » (6), dans lequel sa critique des illusions du progrès, de la société de consommation et même de la « survie augmentée » dénon- cée par Guy Debord lui donne l’avantage sur son interlocuteur en

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termes d’intention révolutionnaire. Ou Gérard Leclerc, qui a proposé une relecture de Mai 68 « à la lumière de Maurras » (7) dans un livre touchant mais vain, où le maudit de Martigues est peint en ancêtre de Dany le Rouge.

« Si nous nous amusons à transporter le jeune Maurras des années quatre-vingt du siècle passé à 1968, il n’est pas difficile de l’imaginer derrière Cohn-Bendit, le poing levé, renversant les voitures et les brûlant, construisant des barricades sur le boulevard Saint-Germain. [...] Avec les mêmes sentiments, le même anarchisme, l’attitude du jeune Maurras en Mai 68 n’eût pas été douteuse. Au lieu de Lamennais, il se fut référé à Mao, Castro ou bien Rimbaud. »

À un demi-siècle de distance, Patrice de Plunkett et Gérard Leclerc savent que tout cela fut du bavardage. Ni le positivisme ni la « physique sociale » n’étaient les bons outils pour interpréter Mai 68 comme une explosion des « puissances de vie et de liberté » (Bernard Charbonneau), une insurrection de l’Esprit (Maurice Clavel) ou le refus d’une civilisation sans âme étrangère aux exigences fondamen- tales de la vie humaine (Jacques Maritain). Dans les années trente, des maurrassiens non conformistes (Jean de Fabrègues, Thierry Maulnier, Claude Roy) avaient déjà échoué dans leur tentative de faire com- prendre au « vieux » que la crise était « dans l’homme » et qu’il fallait oser poser la question du bonheur face à la civilisation des besoins et des besognes. Nulle interprétation maurrassienne de l’insurrection de Mai 68 n’était possible, nulle reprise non plus. Gilbert Comte a parlé avec raison d’évanouissement des idées maurrassiennes. Voilà pourquoi l’on s’étonne aujourd’hui du trouble jeté par l’idée d’une inscription de Charles Maurras sur la liste des commémorations nationales de l’année 2018. De la famille des « antimodernes », dont Antoine Compagnon a donné une typologie précise (8), il appartient à l’histoire des idées politiques au même titre que Joseph de Maistre, Arthur de Gobineau ou Georges Sorel. Le fait de savoir ce que son

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œuvre contient de détestable n’empêche pas de se souvenir ce qu’elle a d’aimable et même d’admirable. Né en mai 1968 (9), longtemps après que le feu maurrassien a cessé de brûler sous la cendre, Jean- Christophe Buisson le fait dans sa préface courageuse et équilibrée d’un fort volume d’œuvres de Maurras conçu par l’historien Martin Motte auquel ne manque rien, sinon peut-être quelques fortes pages de Devant l’Allemagne éternelle et le « conte infernal » Pascal puni.

« Le Maurras du voyage en Grèce de 1896 n’est pas le même que celui de l’affaire Dreyfus, ni celui des années 1908-1914, ni celui de la Première Guerre mondiale, ni celui des années trente, ni celui des années d’Occupa- tion. (10) »

Pour le vérifier, il faut le lire.

1. Jacques Paugam, l’Âge d’or du maurrassisme, Denoël, 1971, p. 423 ; Pierre-Guillaume de Roux, 2018. 2. Georges Bernanos, Scandale de la vérité [1939], in Essais et écrits de combat, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 583-584. 3. Pierre Boutang, Maurras, la destinée et l’œuvre, Plon, 1984. 4. « Entretien avec Gilbert Comte », les Épées, n° 24, décembre 2007. 5. Gilbert Comte, « Un prophete du XIXe siecle », , 20 avril 1968. 6. Philippe Hamel et Patrice Sicard, Mao ou Maurras ?, Beauchesne, 1970. À l’auteur du Chemin de Para- dis, Patrice Sicard/de Plunkett a consacré une plaquette moins subtile intitulée « Maurras ou Maurras » (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, 1974) dans laquelle il s’est attaché à démonter « la mutilation de la pensée profonde de Maurras par ses épigones chrétiens ». 7. Gérard Leclerc, Un autre Maurras, Institut de politique nationale, 1974. 8. Cf. Antoine Compagnon, les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005. 9. Cf. Jean Christophe Buisson, Maos, trostkos, dodo, Éditions du Rocher, 2001. 10. Charles Maurras, l’Avenir de l’intelligence et autres textes, édition de Martin Motte, préface de Jean- Christophe Buisson, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2018, p. xxxviii.

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