Jean-Marie SANSTERRE, Université Libre de Bruxelles [ULB]

Images de la Vierge, récits d’origine et pèlerinages marials en Europe occidentale dans les derniers siècles du Moyen Âge. Quelques exemples tirés d’une recherche en cours

[Exposé fait le 4 mai 2015 à l’Université Libre de Bruxelles au cours-conférence « Cultures et sociétés du Moyen âge occidental » d’Alain Dierkens et Alexis Wilkin. L’exposé, repris tel quel, est précédé de l’exemplier distribué en séance. Comme le cours ne s’adressait pas seulement à des étudiants médiévistes, les textes ont été présentés en traduction française. Dans cette 2e version (mise en ligne le 1er juin 2015), je joins l’original, sauf pour les textes français présentés avec une orthographe et une ponctuation modernisées.]

Exemplier

Orientation bibliographique

[Aucune étude d’ensemble, mais de nombreux travaux utiles à divers égards que ce soit pour la période envisagée, ou à titre de comparaison, pour les siècles ultérieurs. La liste n’est nullement exhaustive]

— Marlène ALBERT LLORCA, Les Vierges miraculeuses. Légendes et rituels, Paris, Gallimard, 2002 (Le temps des images) [remarquable recherche anthropologique, sensible à la dimension historique, centrée sur les Vierges catalanes]. —Michele BACCI, « Pro remedio animae ». Immagini sacre e pratiche devozionali in Italia centrale (secoli XIII e XIV), Pise, Gisem - Edizioni ETS, 2000 (« Piccola Biblioteca Gisem », 15). e e — Nicolas BALZAMO, Les deux cathédrales. Mythe et histoire à Chartres (XI –XX siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2012 (Vérité des mythes). e — Nicolas BALZAMO, Les miracles dans la France du XVI siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2014 (Le Miroir des Humanistes). — Caroline Walker BYNUM, Christian Materiality. An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New York, Zone Books, 2011. e — Françoise CRÉMOUX, Pèlerinages et miracles à Guadalupe au XVI siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2001 (Bibliothèque de la Casa de Velázquez,17). — William A. CHRISTIAN, Jr., Local Religion in Sixteenth-Century Spain, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1981. — William A. CHRISTIAN, Jr.,, « Images as Being in Early Modern Spain », dans Ronda Kasl (éd.), Sacred Spain. Art and Belief in the Spanish World, Indianapolis, Indianapolis Museum of Art, distribued by Yale University Press, 2009, p. 75-119. — Olivier CHRISTIN, Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991 (Le sens commun). — Olivier CHRISTIN, « Les miracles accomplis par l’intermédiaire des images, ou les signes au secours des signes e e (1530-1630) », dans Geneviève Demerson et Bernard Dompnier (éds), Les signes de Dieu aux XVI et XVII siècles, Clermond-Ferrand, 1993 (Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université Blaise -Pascal. N.S., 41) p. 79-87. — Olivier CHRISTIN, Fabrice FLÜCKIGER, Naïma GHERMANI (éds), Marie mondialisée. L’Atlas Marianus de Wilhelm Gumppenberg et les topographies sacrées de l’Époque moderne, Neuchâtel, Éditions Alphil, Presses universitaires suisses, 2014. — Ralph DEKONINCK et Silvia MOSTACCIO (éds), Les images miraculeuses de la Vierge au premier âge moderne, entre dévotion locale et culte universel = Revue de l’Histoire des Religions, 2015, fasc. 2. — Annick DELFOSSE, La « Protectrice du Païs-Bas ». Stratégies politiques et figures de la Vierge dans les Pays- Bas espagnols, Turnhout, Brepols, 2009 (« Église, liturgie et société dans l’Europe moderne », 2).

1 — David GANZ et Georg HENKEL, « Kritik und Modernisierung. Der katholische Bidkult der konfessionellen Zeitalters », dans Reinhard HOEPS (éd.), Handbuch der Bidtheologie, I : Bild-Konflikte, Paderborn-München- Wien-Zürich, Ferdinand Schöningh, 2007, p. 262-285. — Jane GARNETT et Gervase ROSSER, Spectacular Miracles. Transforming Images in Italy from the Renaissance to the Present, Londres, Reaktion Books, 2013. — Christian HECHT, Katholische Bildertheologie der frühen Neuzeit. Studien zu Traktaten von Johannes Molanus, Gabriele Paleotti und anderen Autoren, Berlin, 2012. — Megan HOLMES, The Miraculous Image in Renaissance Florence, New Haven – Londres, Yale University Press, 2013. — Harmut KÜHNE, « Der historische Kontext "erfolgreicher" spätmittelalterlicher Gnadenorte im mittel- und norddeutschen Raum », Annali dell’Istituto storico italo-germano in Trento — Jahrbuch des italienisch-deutschen historischen Instituts in Trient, 29, 2003, p. 307-336. — Robert MANIURA, Pilgrimage to Images in the Fifttenth Century. The Origins of the Cult of Our Lady of Czestochowa, Woodbridge, The Boydell Press, 2004. — Richard MARKS, Image and Devotion in Late Medieval England, Thrupp (Stroud), Sutton Publishing, 2004. — Filipe PEREDA, Las imágenes de la discordia. Política y poética de la imagen sagrada en la España del cuatrocientos, Madrid, 2007 (Marcial Pons Historia). e e — Francis RAPP, « Mutations et difficultés du pèlerinage à la fin du Moyen Âge (XIV -XV siècles), dans Jean Chelini et Henri Brantôme (éds), Les chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours, Paris, Hachette, 1982, p. 209-234. — Maurizio SANGALLI, Miracoli a Milano. I processi informativi per eventi miracolosi nel Milanese in età spagnola, Milan, NED, 1993 (Archivio Ambrosiano, 67). — Jean-Marie SANSTERRE : une série de travaux dont on trouvera la liste sur le site DI-fusion de la bibliothèque de l’ULB et sur le site Academia.edu [https://ulb.academia.edu/JeanMarieSansterre]. Bon nombre de ces travaux sont accessibles librement en ligne. Le dernier en date : « Vivantes ou comme vivantes : l’animation miraculeuse d’images de la Vierge entre Moyen Âge et époque moderne », dans Ralph Dekoninck et Silvia Mostaccio (éds), Les images miraculeuses de la Vierge… [cf supra] = Revue de l’Histoire des Religions, 232, 2015, fasc. 2, p. 155- 182 [sous presse, préprint en ligne]. — Norbert SCHNITZLER, Ikonoklasmus — Bildersturm: theologischer Bilderstreit und ikonoklastisches Handeln während des 15. und 16. Jahrhunderts, , Wilhelm Fink, 1996. — Klaus SCHREINER, Siegbringende Marienbilder. Formen und Funktionen bildhafter Kommunikation in militärischen Konflikten des späten Mittelalters und der frühen Neuzeit, dans P. Strohschneider (éd.), Literarische und religiöse Kommunikation in Mittelalter und früher Neuzeit, Berlin – New York, 2009, p. 844-903. — Gabriela SIGNORI, « Das spätmittelalterliche Gnadenbild : Eine nachtridentinische "invention of tradition" », dans David Ganz et Georg Henkel (éds), Rahmen-Diskurse. Kultbilder im konfessionellen Zeitalter, Berlin, Reimer, 2004 (KultBild. Visualität und Religion in der Vormoderne, 2), p. 303-329 [stimulant, mais quelque peu forcé]. — Guilio SODANO, Il miracolo nel Mezzogiorno d’Italia dell’età moderna tra Santi, Madonne, guaritrici e medici, Naples, Guida, 2010 (Passagi e percorsi, 21. Saggi, XV). — Philip M. SOERGEL, Wondrous in His Saints: Counter-Reformation Propaganda In , Berkeley, University of California Press, 1993. — Erik THUNØ et Gerhard WOLF (éds), The Miraculous Image in the Late Middle Ages and Renaissance , « L’Erma » di Bretschneider, 2004 — Richard C. TREXLER, « Florentine Religious Experience : the Sacred Image », Studies in the Renaissance, 19, 1972, p. 7-41, réimpr. ID., Church and Community 1200-1600. Studies in the History of Florence and New Spain, Rome, Storia e Litteratura, 1987(« Raccolta di studi e testi », 168), p. 37-74 [le grand article pionnier]. — André VAUCHEZ, « L’image vivante : quelques réflexions sur les fonctions des représentations iconographiques dans le domaine religieux en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge », dans Pauvres et riches. Société et culture du Moyen-Âge aux Temps Modernes. Mélanges offerts à Bronislaw Geremek, Varsovie, 1992, p. 231-240, repris sous le titre « Les images saintes : représentations iconographiques et manifestations du sacré », dans ID., Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1999, p. 79-91, 240- 242 — André VAUCHEZ (dir.), Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires. Approches terminologiques, méthodologiques, historiques et monographiques, Rome, École française de Rome, 2000 (Collection de l’école française de Rome, 273) — André VAUCHEZ (dir.), I santuari cristiani d’Italia. Bilancio del censimento e proposte interpretative, Rome, École française de Rome, 2007 (Collection de l’École française de Rome, 387. — G[arrelt] VERHOEVEN, Devotie en Negotie. Delft als bedevaartsplaats in de late middeleeuwen, Amsterdam, VU Uitgeverij, 1992. — Susan Verdi WEBSTER, Art and Ritual in Golden-Age Spain, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1993.

2 Parmi les répertoires et inventaires: — L’excellent Bedevaartplaatsen in Nederland, éd. Peter Jan MARGRY et Charles CASPERS, 4 vols, Amsterdam P. J. Meertens-Instituut, 1997-2004 et son correspondant en ligne « Databank Bedevaart en Bedevaartplaatsen in Nederland » : http://www.meertens.knaw.nl/bedevaart/ — En ligne : « Censimento santuari cristiani in Italia », en cours : http://www.santuaricristiani.iccd.beniculturali.it/ — En ligne : « Inventaire des sanctuaires et lieux de pèlerinage chrétiens en France », en cours : http://sanctuaires.coldev.org/

1. CÉSAIRE DE HEISTERBACH, Dialogus Miraculorum (entre 1219 et 1223), VII, 45, éd. Joseph STRANGE, 2 vols, Cologne-Bonn-Bruxelles, 1851, vol. II, p. 64 .

« LE NOVICE. J’ignorais jusqu’à présent qu’il y eût de si grandes consolations dans les images des saints. LE MOINE. Les saints opèrent de nombreux miracles dans et par leurs images, surtout dans les lieux où elles sont vénérées [suit le rappel d’exemples]. LE NOVICE. [Après avoir déclaré qu’il s’en souvient]. La stupeur m’envahit quand j’entends que dans le bois il y a une voix pour parler, une main pour frapper, un corps qui se courbe, qui se lève, qui s’assied, ainsi que les autres mouvements de la vie. Cela me frappe plus d’étonnement que le fait que l’ânesse parla contre Balaam (Nombres 22, 28-30). Celle-ci était en effet dotée de vie et capable de se mouvoir. Dans le bois, la pierre ou le métal, il n’y a aucun souffle [de vie] (spiritus). LE MOINE. L’Esprit divin (divinus spiritus) est dans toute créature par essence et par puissance, lui pour qui rien n’est impossible ni miraculeux, lui qui en l’honneur de ses saints opère chaque jour ces choses et d’autres semblables. »

« NOVICIUS: Nescivi hactenus tantas esse consolationes in imaginibus sanctorum. MONACHUS : Multas sancti in suis et per suas imagines virtutes operantur, maxime in illis locis ubi venerantur. (…) NOVICIUS: (…) et stupor invadit me, cum in lignis audio vocem ad loquendum, manus ad feriendum, corporis incurvationem, erectionem, sessionem, et reliquos motus vitales. Magis haec admiror, quam loquelam azinae contra Balaam. Illa enim animam habebat motabilem ; in lignis, lapidibus, sive metallis, nullus spiritus est. MONACHUS : Divinus spiritus in omni creatura est per essentiam et per potentiam, cui nihil impossibile est, nihil miraculosum, qui ad honorem sanctorum suorum haec et his similia quotidie operatur. »

2. WALTER HILTON, De adoratione ymaginum (vers 1387), éd. John P. H. CLARK et Cheryl TAYLOR, Walter Hilton’s Latin Writings, vol. 1, Salzburg, Institut für Anglistik und Amerikanistik, Universität Salzburg, 1987 ( Analecta Cartusiana, 124). Ici p. 193.

« Cette même autorité de l’Église [à propos de la vénération des images] est confirmée par l’attestation des miracles divins. Car nous pouvons lire (…) que beaucoup de miracles en rapport avec la vénération de telles images ont été faits par le Seigneur en raison de la dévotion particulière de certains fidèles à l’égard du saint que cette image représente, miracles qui sans nul doute n’auraient pas lieu dans l’Église si honorer Dieu et ses saints par de telles images avait été idolâtre. Car Dieu n’a absolument pas coutume d’approuver ou de confirmer par le miracle ce qui est en soi mal et illicite. Je ne dis cependant pas que Dieu opère des miracles pour l’utilité des fidèles en raison du fait que telle image de bois et de pierre est adorée, ou qu’elle est bellement réalisée, ou d’aventure du fait qu’elle a été trouvée soudainement, comme si c’était par la Providence divine, parce que personne ne sait d’où elle vient ou qui l’a réalisée. Elles ne sont pas les causes de la manifestation des miracles divins, elles qui ne sont pas les causes de l’adoration. Car, en tant que tel, un bois n’est ni meilleur ni plus saint qu’un autre bois…»

« Confirmatur eciam eadem auctoritas ecclesie per attestacionem divinorum miraculorum. Nam legere possumus (…) plura miracula ad veneracionem talium ymaginum, ob singularem devocionem alicuius fidelis ad illum sanctum quem illa ymago representat a Domino facta, que miracula absque dubio non fierent in ecclesia, si colere Deum et sanctos eius per tales ymagines foret ydolatria. Quia factum quod est in se malum et illicitum Deus per miracula approbare vel confirmare minime consuevit. Non tamen dico quod Deus operatur miracula ad utilitatem fidelium pro eo quod talis ymago de ligno vel lapide adoratur, vel pulcre depingitur, vel forte quod subito reperitur, acsi esset providencia divina, quia nescitur unde

3 venit vel quis pinxit. Non enim hee sunt cause ostensionis divinorum miraculorum, qui iste non sunt cause adoracionis. Non enim melius vel sanccius, quantum in se est, est unum lignum quam aliud lignum… »

3. MATHIAS DE JANOV, Regularum Veteris et Novi Testamenti liber V : De corpore Cristi e (1 version 1388, forme finale 1393), éd. Jana NETUCHUVÁ – Helana KRMÍCKOVÁ, Munich, R. Oldenbourg, 1993 (Veröffentlichungen des Collegium Carolinum, 69) , dist. VI, c.I, p. 82.

« Parmi ces choses, le principal et le plus important : l’iniquité trompeuse des démons est fort puissante dans ces images qui sont dans le temple de Dieu et des saints ou maison de Dieu pour rendre fous et se jouer des hommes qui n’abondent pas d’une foi vive, mais morte. D’où ils opèrent des signes et prodiges, des maladies et des guérisons des hommes au moins en apparence dans et par ces images et statues pour tromper et induire les hommes à placer en elles leur espérance, ou un numen et une sainteté, ou leur justification, ou toute autre crédulité perverse, en faisant injure à Jésus Christ, Dieu vrai et vivant, et à son corps et sang précieux…»

« Inter hec unum est hoc precipuum et maximum, quod iniquitas capciosa demonum potens est valde in talibus ymaginibus, que sunt Dei vel sanctorum in templo vel domo Dei, dementare homines et ludificare, qui non fide viva habundant, sed mortua. Unde et aliqua signa et prodigia, infirmitates et sanitates hominum saltem apparenter operantur in illis et per illas ymagines ac statuas, ut decipiant et inducant, quatenus homines ponant spem suam in talibus, vel numen et sanctitatem aut iustificaciones suas vel aliam quamlibet perversam credulitatem in iniuriam Iesu Cristi, Dei veri et vivi, et eius corporis et sanguini preciosi… »

4. GABRIEL BIEL, Canonis Misse expositio (1484-1488, imprimé en 1488), éd. Heiko O. OBERMAN et William J. COURTENAY, vol. II, Wiesbaden, Franz Steiner, 1965 (Veröffentlichungen des Instituts für europäische Geschichte Mainz, 32), Lectio XLIX, p. 267-269.

« [Certains ne comprennent pas la distinction entre les types d’adoratio et donc celle qui est interdite pour les images ]. De là est manifeste la sotte erreur de certains hommes qui sont à ce point attachés aux images qu’ils croient qu’il y a en elles quelque chose d’un numen, d’une grâce et d’une sainteté par lesquels elles ont la puissance de faire des miracles, d’opérer de guérisons, d’arracher aux périls et de préserver des préjudices et d’embûches. Aussi les vénèrent-ils avec honneur pour obtenir quelque chose de ce qu’on vient de dire. (…) On dénonce aussi la grossière légèreté d’autres qui émettent inconsidérément des vœux, s’obligent à pérégriner tantôt vers une église, tantôt vers une autre, en considération de certaines images croyant que cette image-là dans cette église-là brille de plus de pouvoirs, resplendit de plus miracles que de semblables dans d’autres églises, et qu’elle étincelle d’une puissance plus éclatante. Tout cela tourne à la vaine superstition. (…) Si parfois des miracles ont lieu pour les hommes qui affluent vers elles, des aides et des guérisons sont fournies, cela n’arrive pas par le pouvoir (virtus) des images, mais par le pouvoir de Dieu par le ministère des bons anges à l’intercession de saints. Ou même cela arrive quelquefois par l’opération des démons pour tromper ceux qui rendent un culte de façon désordonnée, cela avec la permission de Dieu en réponse à leur infidélité. Ce n’est cependant pas une raison pour rejeter les images ou pour les éliminer des oratoires afin d’éviter l’occasion d’idolâtrie. Ou bien pour réprouver complètement les pèlerinages à certaines images ou certains lieux, surtout consacrés ou même à consacrer. Jusqu’à un certain point, on ne peut nier en effet que dans certains lieux brillent singulièrement les bénéfices de Dieu, et qu’ils sont plus importants et plus fréquents que dans d’autres, soit en raison des reliques de saints qui y sont conservées, soit en raison de mystères cachés qui devront être célébrés là dans les temps futurs ou qui ont été célébrés, soit en raison d’autres causes qui nous sont cachées, pour lesquelles Dieu choisi pour son culte un lieu et non un autre. (...) Si donc en un lieu ou en présence d’une image croissent les miracles, les guérisons et d’autres bienfaits dans le même lieu, ce n’est pas le lieu, mais Dieu qui opère en lui qu’il faut louer, ce n’est pas l’image qu’il convient d’honorer, mais ce sont Dieu et les saints qu’il convient d’adorer en présence de l’image. Parce que ce n’est pas aux choses inanimées, mais à Dieu et à ses saints que sont dus l’honneur, la louange et l’adoration. »

« Ex illis patet quorundam hominum stolidus error, qui adeo ad imagines afficiuntur, ut in ipsis credant esse aliquod numinis gratie vel sanctitatis, quibus potentes sint facere miracula, prestare sanitates, eripere a periculis, et a nocumentis ac insediis preservare. Ex hoc assurgentes ad eorum venerationem ut premissorum aliquid

4 consequantur. (…) Arguitur et aliorum rudis levitas qui improvide vota emittunt, ad peregrinandum se obligant nunc ad illam nunc ad aliam ecclesiam intuitu certarum imaginum, credentes illa maiori in illa quam similes in aliis fulgere virtutibus clarere miraculis, et maiori fulciri potestate. Hec omnia in vanam transeunt superstitionem. (…) Quod si aliquando miracula fiunt hominibus etiam ad ea confluentibus, adiutoria aut sanitates prestantur, non hec virtute imaginum sed virtute Dei, ministerio bonorum angelorum ad intercessiones sanctorum contigunt. Vel etiam nonnunquam operatione demonum ad fallendum inordinatos cultores Deo permittente exigente talium infidelitate. Nec tamen propter hoc imagines proiiciende sunt, aut de oratoriis eliminande occasione idolatrie devitande. Aut peregrinationes ad certas imagines vel certa loca, presertim consecrata vel etiam consecranda penitus reprobanda. Non enim usque quaque negandum est, quin in certis locis singulariter relucent beneficia Dei, et maiora et crebrius quam in aliis, vel propter sanctorum reliquias ibi conditas, vel occulta ministeria futuris temporibus ibi celebranda aut celebrata, vel alias causas nobis occultas, propter quas Deus unum elegit suo cultui non alium. (…) Si dum in loco vel coram una imagine crebrescunt miracula, sanitates et cetera beneficia in eodem loco, non locum sed Deum qui in ibi operatur laudare, nec imaginem sed coram imagine Deum et sanctos contigat adorare. Ita quod non inanimatis, sed Deo ac sanctis eius honor, laus et adoratio impendatur. »

5. Mandement de l’évêque d’Augsbourg vers 1487, éd. Alfred SCHRÖDER, « Bischof Friedrich von Zollern gegen Vemehrung der Wallfharten », dans Archiv für die Geschichte des Hochstifts , 5 (1916-1919), p. 631-634.

« Friedrich évêque, etc. Nous avons appris non sans déplaisir ces jours-ci que des religieux dans le Christ et des frères du monastère N. ont inventé une fraude pour obtenir de là, présume-t-on, des gains temporels. Ils ont élevé dans leur église une image de la bienheureuse et glorieuse Vierge Marie avec l’effigie du Christ posé sur son sein, pleine de larmes sur le visage, comme cela apparut à première vue; ils l’ont montrée au peuple et ont prêché qu’ils craignaient qu’elle fût le triste présage de nombreux malheurs qui arrivaient et que la vierge Marie elle-même pleurât les malheurs qui arriveraient au peuple. Ainsi les fidèles chrétiens des deux sexes, prêtant foi à ces choses, se mirent à affluer et affluent chaque jour en grand nombre au monastère, apportant de l’argent et offrant l’argent des quêtes dans le tronc posé là et faisant leurs prières. Or, de conjectures et d’arguments vraisemblables, il est fort à présumer que, dans une telle chose, se cache quelque invention intéressée et mensongère et il est fort à craindre, à moins qu’on ne pourvoie à cela par un remède rapide et approprié, que les simples brebis du Christ confiées à nos soins ne soient séduites et , à la fin, ne tombent dans les erreurs et les superstitions et que, de ce fait, de grands scandales et dangers pour les âmes puissent se produire et pulluler, puisqu’il n’y a pas lieu de croire que la bienheureuse Vierge qui a été enlevée dans le ciel et a été élevée au-dessus du chœur des anges, Vierge que son Fils honore sans rien lui refuser, descend sur terre et pleure d’un cœur passionné les maux qui surviennent pour nos péchés…. » [L’évêque ordonne aux clercs des environs de faire en sorte que les fidèles cessent de se rendre là ; quant au prieur et aux frères du monastère en question, ils cacheront l’image à un autre endroit et enlèveront le tronc.]

« Fridericus ep. etc. Ad auditum nostrum non sine displicentia hiis diebus pervenit, quod religiosi in Christo prior et fratres monasterii N. excogitata fraude pro questu temporali inde ut presumitur consequendo quandam ymaginem beate et gloriose virginis Marie cum effigie Christi in sinu suo posita in ecclesia sua erexerint, in vultu lacrimis, ut primo aspectu apparuit, repletam et hanc populo ostenderint atque predicaverint se timere, quod hoc multorum malorum supervenientium lamentabile esset presagium et quod ipsa beata virgo Maria mala superventura in populo christano deplangeret, sicque christifideles sexus utriusque hiis fidem adhibentes ad monasterium ipsum in multitudine copiosa confluere ceperint et dietim confluant, munera et dona diversa adducentes et pecuniarum questus ad truncum inibi positum offerentes orationesque suas facientes. Porro cum ex coniecturis et argumentis verisimilibus vehementer sit presumendum, quod in re tali aliquod ambitiosum figmentum et fallax practita lateat, et formidandum, quod nisi celeri et opportuno super hoc remedio provideatur, simplices Christi oves nostre cure commisse seduci et tandem in errores et superstitiones prolabi et exinde scandala et animarum pericula non modica pullare et provenire possent, cum credendum non existat beatam virginem, que in celum assumpta est et super choros angelorum exaltata, quam filius nichil negans honorat, in terram descendere et mala peccatis nostris supervenientia passionato animo deflere… »

6. IOHANNES TRITHEMIUS, De miraculis beatissimae Mariae semper virginis in ecclesia nova prope Dittelbach [Dettelbach en Bavière, diocèse de Wurtzbourg] in arena nuper in eius constructa factis libri duo (1511), dans Iohannis Trithemii… Opera pia et spiritualia, éd. J. Busaeus, Mayence, 1605 [en ligne Google books], p. 1074-1129 et dans Collectio novissima scriptorum et rerum Wirceburgensium…, éd.

5 I. Gropp, Francfort, 1741 [en ligne Google books], p. 176-218. Ici a) l. I, c.3-4, p. 1080-1082, et p. 180- 183 ; b) l. 1, c. 6, p. 1084 et p. 184 ; c) l. 2, Mir. 1, p. 101-1102 et p. 200.

6 a. « Il y avait dans le même endroit où se trouve maintenant l’église et l’autel construit vers le nord, une petite image de la bienheureuse Marie toujours vierge, tenant sur son sein, comme c’est la coutume, la figure de son fils déposé de la croix, image qu’on appelle vespertina, et qui est aujourd’hui placée sur l’autel susdit. Devant elle, les habitants de la ville, qui sont presque tous des vignerons allant à leur travail et en revenant, avaient coutume — l’un plus, l’autre moins — de prier Dieu en allant, car l’image avait été posée près de la route. J’ignore qui plaça là cette image et quand. Mais j’ai entendu un ancien dire que l’opinion d’une affluence future et de miracles exista dans l’attente de certains fidèles bien des années auparavant…»

« Erat in eodem loco, ubi nunc est ecclesia et altare versus Aquilonem constructum, imago parva B. Mariae semper Virginis, iconem filii depositi de cruce, ut moris est, in sinu tenentis, quam vespertinam appellant, et hodie supra memoratum altare collocata ; coram qua cives dicti oppidi, qui omnes pene sunt vinitores, euntes et redeuntes ad labores suos, alter plus minusque altero inter eundum Deo preces fundere consueverunt, quoniam iuxta viam posita fuerat. Quis autem, vel quando imaginem illuc posuerit, nescio ; sed hoc unum seniorum relatione audivi, opinionem futuri concursus et miraculorum a multis retro annis in expectatione quorundam extitisse fidelium. »

[En 1504 un certain Nicolas Lemmerer, habitant un village du diocèse de Bamberg, avait été grièvement blessé lors d’une rixe. Voilà un an qu’il était cloué au lit et qu’il ne cessait de demander l’aide de Dieu et des saints ; il eut une vision en 1505.] « Il vit quelqu’un se tenir près de lui et lui dire, mû par un sentiment de compassion : “ Si tu promets avec une dévotion pleine de foi d’aller en pèlerinage avec un cierge à l’image de Notre Dame sainte Marie que tu as vue quelquefois au sablon près de Dettelbach, tu obtiendras la guérison de tout ton corps ”. Le malade connaissait le lieu et l’image, parce qu’il avait bien des jours auparavant travaillé dans les vignes près de Dettelbach et que souvent il était passé devant cette vénérable et sainte image. Après avoir reçu cette consolation dans son sommeil, le malheureux infirme se réveilla de joie. Il se mit à se rappeler la sainte image qu’il se souvenait d’avoir vue maintes fois auparavant. Il se lia donc par le vœu d’aller là… » [Il fut bientôt guéri.]

« Astare sibi quidam visus est, qui compatiens affectu motus diceret : “ Si te peregrinaturum ad imaginem Dominae nostrae sanctae Mariae, quam aliquando in arena vidisti prope Dittelbach, cum una candela cerea fideli devotione promiseris, totius sanitatem corporis tui consequeris. ” Noverat autem et locum et imaginem aegrotus : utpote qui multis ante diebus apud Dittelbach in vinetis pro denario diurno laboraverat, et saepe coram ipsa venerabili et sancta icone transierat. Accepta hac in somnis consolatione, miserabilis ille infirmus prae gaudio evigilavit, et coepit memoriam sanctae imaginis ad mentem reducere, quam multoties ante meminerat conspexisse. Voto igitur se adstrinxitn illuc iturum… »

« L’année 1505 de la Nativité du Seigneur, la huitième indiction, parfaitement guéri, il se rendit plein de dévotion auprès de la sainte image avec le cierge promis ; il accomplit son pèlerinage en rendant grâce à Dieu et à sa Mère par les mérites de laquelle, il le savait, il avait été guéri. À genoux sur la terre, il offrit ses prières à Dieu tout puissant et chanta les louanges de sa Mère. Mais comme il ignorait où déposer le cierge qu’il avait apporté, il eut l’esprit indécis (…). L’image se trouvait, en effet, sans abri sur un tronc nu en plein air. (…) » [Assis près d’elle, il s’endort] Et voici que lui revint une vision, qui lui indiqua avec bonté ce qu’il devait faire avec le cierge. “ Lève-toi et va dans la ville de Dettelbach que tu vois à proximité, où tu trouveras tout le Conseil déjà rassemblé dans la salle de réunion. Expose- lui la raison de ton pèlerinage et remets le cierge que tu as apporté en signe de vérité. Ne te laisse pas ébranler si certains parmi eux ne prêtent pas foi à tes paroles ; ne crains pas de dire la vérité, qu’ils rient de toi ou te méprisent. Il s’agit d’une affaire de Dieu auquel personne ne peut résister. Sache donc que le Dieu tout puissant par les mérites de sa très chaste Mère fera dans ce lieu de nombreux miracles qui, en son temps, témoigneront de ta bonne foi et confirmeront tes paroles ”… » [Nicolas se rendit au Conseil. Ses paroles suscitèrent des rires et du mépris, certains parlant de délire. Mais l’homme persista dans sa relation, il offrit de faire témoigner ses voisins de sa guérison. Certains membres du Conseil se souvinrent alors de l’ancien présage. On décida de voir comment les choses évolueraient. À partir de ce

6 jour, la nouvelle du miracle se répandit.] « Et il se mit à y avoir chaque jour un grand concours de fidèles vers l’image ; la nouvelle du miracle peu à peu se diffusa même plus loin et le grand concours de peuple augmenta de jour en jour. Désormais de nombreux miracles furent faits dans ce lieu à l’invocation de la bienheureuse Marie toujours vierge…»

« Anno siquidem Dominicae Nativitatis 1505 indictione Romanorum octava, tam perfecte sanatus venit cum promissa candela devotus ad sanctam imaginem, et gratias agens Deo, et eius innocentissimae Genitrici, cuius se meritis sanatum noverat, suam implevit peregrinationem. Flexis namque in terram genibus omnipotenti Deo preces obtulit, et laudes suae Genitrici decantavit. Verum cum nesciret, quo candelam deponeret, quam secum attulerat, mente coepit esse dubius (…). Stabat enim nudus sub aere truncus, et imago in eo sine umbraculo tecti (…). Et ecce ad eum visio rediit, et quid agere cum candela deberet, placide indicavit. “ Surge, inquit, et vade in oppidum, quod prope cernis, Dittelbach, ubi senatum iam omnem in praetorio congregatum invenies, cui et omnem peregrinationis tuae causam aperies, et candelam, quam attulisti, in signum veritatis trades. Nec te moveat, si dictis tuis quidam ex eis non adhibeant fidem ; neque propterea veritatem dicere metuas, si te vel irriserint, vel contempserint. Dei enim res agitur, cui nemo resistere potest. Unde sciens scito quod omnipotens Deus per merita suae castissimae Matris plura in hoc miracula facturus est, quorum attestatione fides suo tempore firmabitur sermonum tuorum. ” (…) Et magnus concursus fidelium ad saepe dictam imaginem quotidie fieri coepit. Cuius miraculi fama paulatim se ad aures hominum etiam remotius coepit diffundere, et magnum concursum populi quotidie augere. Multa sunt post haec in eodem loco ad invocationem B. Mariae semper Virginis facta miracula… »

Photo du Gnadenbild de Dettelbach http://www.augustinus.de/bwo/dcms/sites/bistum/pfarreien/homepages/pg_pv/pg_dettelbach/index.html

6 b. « Alors que, jeune homme j’étais étudiant dans la très ancienne cité de Trèves, j’ai vu un semblable concours de gens auprès d’une certaine image de la bienheureuse Marie dans la ville ; on racontait là de nombreux de miracles divers, qui furent tous faux, inventés, mensongers. C’était aussi une image vespertina de la bienheureuse Vierge [une pietà] en terre cuite pas grande, la tête creuse, avec un petit trou au sommet. Elle se trouvait sur un mur près de la rue de la place des mendiants. Un homme fourbe, désirant se faire un nom connu et glorieux dans la cité, feignit la maladie. Porté à l’image avec une somme comme vœu, il montra qu’il recevait mensongèrement la santé qu’il n’avait jamais perdue. On vit ensuite l’image émettre des larmes qui chaque fois qu’elles se tarissaient, recommençaient à couler. En effet, avant de feindre d’être malade, il avait rempli en secret d’huile de noix la tête de l’image et il faisait couler des larmes avec art. Il y eut aussitôt un tel concours non seulement de citoyens, mais aussi des gens de l’extérieur que la grandeur des places ne suffisait pas pour accueillir la multitude. J’ai vu l’image pleurer et si je m’en tenais à mon jugement d’alors j’aurais juré sans suspecter le mal qu’il s’agissait de vraies larmes. Ce concours de gens fruit de la tromperie dura ferme quatre mois et nuits et jours une grande multitude d’hommes affluait pour ce spectacle. Entre-temps beaucoup de dons avaient été apportés là et personne ne venait sans offrir quelque chose. La ruse fut finalement découverte par l’entreprise de gens sages: on trouva l’huile versée par l’image et c’est ainsi que la vérité manifestée détruisit rapidement ce qui commença par le mensonge. »

« Cum iuvenis essem ad litteras positus in civitate illa vetustissima Trevirorum, similem vidi ad quandam B. Mariae semper Virginis in ipsa urbe concursum ; ubi multa et varia narrabantur miracula, quae omnia fuerunt falsa, conficta et ementita. Erat autem et ipsa imago B. Virginis vespertina ex limo terrae decocta, non magna, caput habens interius cavatum, et superius parvum in vertice foramen. Stabat in muro iuxta viam plateae mendicantium publicam. Homo autem quidam dolosus, nomen cupiens nancisci, et notum in oppido et gloriosum, aegritudinem finxit, portatusque ad imaginem cum voto muneris, sanitatem, quam nunquam amiserat, se recepisse mendaciter ostendit. Imago deinceps lacrymas emittere visa est, quae quoties tersae fuissent, toties iterum fluebant. Prius enim quam se simularet infirmum, secreto caput imaginis oleo nucum impleverat et lacrymas arte fundebat. Tantus subito concursus non solum civium, sed exterorum quoque hominum factus est, ut platearum amplitudo non sufficeret occurentium capere multitudinem. Iconem vidi lachrymantem, et si res tunc meo stetisset arbitrio, lachrymas veras absque mali suspicione iurassem. Duravit concursus ille dolo fructus mensibus ferme quattuor, et noctibus simul atque diebus ad spectaculum magna hominum multitudo confluxit. Plura interea loco inferebantur donaria, et nullus accessit, qui non obtulerit aliquid. Dolus tamen sapientum industria detegitur, et oleum infusum imagini reperitur, et sic negotium, quod mendacio coepit, manifestata veritas celeriter destruxit. »

7 6 c. [En 1505 après le premier miracle raconté aux chapitres 4-5 du livre I, beaucoup se mirent aussitôt à venir des lieux voisins auprès de l’image de Marie.] Il se fit que trois femmes d’un village partirent ensemble vers cette memoria…[En chemin elles rencontrèrent un vigneron qui leur demanda où elles allaient avec autant d’empressement.] Elles lui répondirent : “ Nous allons en hâte vers Notre Dame qui fait des miracles au sablon près de Dettelbach. ” “ Ah !, dit-il, ces sottes trop enclines à croire ! Où allez-vous ? Vous voulez commencer un nouveau pèlerinage ? ” Alors qu’il disait cela en se moquant, les femmes méprisées continuèrent leur chemin avec dévotion. Mais bientôt (…), le téméraire apprit dans la peine combien il est mal d’ouvrir la bouche contre la providence divine… [Il fut presque complètement privé de ses sens ]. Dès qu’il eut senti en lui la vengeance divine (…), il vint à la sainte image. Là, à genoux comme il le pouvait, il pria Notre Dame, demanda pardon de son audace et obtint la restitution de ses sens. Beaucoup qui travaillaient dans la vigne à proximité furent témoins du miracle (…) et personne ensuite n’osa plus contredire avec témérité une aussi sainte affaire. »

Contigit autem die quadam tres mulieres de una villa simul ad eam proficisci memoriam. (…) Cui illae respondentes dixerunt : “ Ad Dominam nostram properamus in arena iuxta Dittelbach miracula facientem ”. “ Ha, fatuae, inquit ille, nimiumque leves ad credendum, quo pergitis ? vultisne incipere peregrinationem novam ? ” His cum cachinno dictis, contempnae mulieres iter suum cum devotione continuant. Sed mox (…) didicit in poena homo temerarius quam malum sit os contra divinam laxare providentiam (…). Verum mox, ut sensit divinam in se fieri ultionem (…) ad sanctam imaginem venit. Ubi flexis genibus, ut potuit, orans ad Dominam nostram temeritatis suae veniam petiit et cum restitutione sensuum impetravit. Huius miraculi testes multi fuerunt, qui laborantes in vinetis prope imaginem (…) et nemo deinceps contradicere tam sancto negotio temere praesumpsit.

7. GUILLAUME DE BERNKASTEL, Livre des Miracles d’Eberhardsklausen (en latin, composé en plusieurs étapes, d’abord vers 1490, puis progressivement de 1505/10 à 1536, éd. Paul HOFFMANN et Peter DOHMS, Die Mirakelbücher des Klosters Eberhardsklausen, Düsseldorf, Droste, 1988 (Publikationen der Gesellschaft für rheinische Geschichtskunde, 64), ici n° 266, p. 160-161 (citation p. 161), de 1510. [L’histoire de l’image est racontée dans la Chronique du monastère par même Guillaume, une oeuvre tout récemment éditée et bien commentée par Jörg BÖLLING, Reform vor der Reformation. Augustiner- Chorherrenstiftsgründungen an Marienwallfahrtsorten durch die Windesheimer Kongregation, Berlin, LIT, 2014 (Vita regularis, 61). Bölling ne s’arrête quasi pas sur le Livre des miracles.]

[Un voleur s’était introduit à Eberhardsklausen. Il attendit le moment où tous les chanoines quittèrent l’église pour le réfectoire.] « Alors il entra dans l’église, il grimpa avec témérité par le mur de pierre qui est au dos de l’image de la Vierge glorieuse ; attirant à lui avec un crochet la lampe qui pendait devant le visage de la très pieuse mère, il éteignit la lumière, brisa à terre le verre avec l’huile qui se répandit, et, par un sacrilège condamnable, il enleva le vase d’argent dans laquelle se trouvait la lampe. Il s’éloigna rapidement ». [Peu après, le gardien de la chapelle constata le vol. Bruits, étonnement, confusion, impossible de retrouver le coupable] . « Entre-temps les frères, revenus à eux-mêmes, fluctuaient dans leurs pensées, et ceux-là avec de vœux, ceux-là avec des gémissements, ceux-là, en revanche, avec de pieuses doléances, après avoir fait un fouet, fouettaient la très clémente Mère et lui reprochaient presque d’avoir mal gardé sa maison, comme un certain juif qui, dit-on, fouetta l’image de saint Nicolas parce que, placé comme gardien de ses biens, il avait permis que des voleurs l’enlèvent. Cela fait, il récupéra ce qui avait été enlevé comme si saint Nicolas, châtié dans l’image, avait senti les coups. Ainsi, la très bienheureuse Vierge aussi, implorée par les siens manifesta sa fureur, embrouilla la route du voleur et le força à rendre. » [Il revint avouer son méfait et rendre le vase d’une valeur de 12 florins. Les frères qui avaient été attristés s’accusaient « devant la très bienveillante mère » d’avoir eu peu de foi et exultaient que leurs prières aient été exaucées].

« Tunc intravit ecclesiam, temerarius scandit per parietem lapideum, qui est ad dorsum imaginis gloriose virginis, et uncino ad se trahens lampadem, que pendebat ante faciem piissime matris, lumen extinsit, vitrum cum oleo in terram confregit et effudit et vas argenteum, in quo lampas sederat, dampnato sacrilegio tulit citoque recessit. (…) Interim in se reversi fratres in cogitationibus fluctuabant, et illi votis, illi gemitibus, illi vero piis querelis facto flagello flagellabant clementissimam matrem et pene ei obiecissent, quod male domum suam custodisset, sicut Iudeus quidam imaginem sancti Nycolai dicitur flagellasse eo, quod bonorum suorum positus custos latrones

8 permisisset auferre. Quo facto recuperavit ablata, ac si sanctus Nycolaus in imagine castigatus sensisset flagella. Sic et beatissima virgo a suis implorata furem suum ammonuit, viam eius implicavit, redire coegit. »

8. Livre des Miracles de Hal (en moyen néerlandais ; recopiée en 1428 puis continué), transcription Marcel FRANSENS, reprenant la publication du curé MICHIELS, Het Guldenboek der broederschap van O. L. Vrouw van Halle, 1341-1789. Volledige tekst en begeleidende kommentaren, overgenomen uit « Parochieblad van Onze Lieve Vrouw - Halle », jaargangen 1922 en volgende, Halle, 1989 [Je dois à l’obligeance de Jonas Van Mulder de posséder une copie de cette publication.] Ici Miracle [54] p. 50-51, relaté en 1442, sur lequel J. VAN MULDER , « Lieve Jehan, goede vrient. Visoenen in het mirakelboek van Halle », dans Ons Geestelijk Erf, 81/4, 2010, p. 311-338 (p. 323) a attiré l’attention. Michel de Waha m’a beaucoup aidé à comprendre divers passages du Mirakelboeck ; la traduction ci-dessous repose largement sur sa traduction littérale.

[Revenant par bateau d’un pèlerinage en Terre sainte, un noble de Bavière tomba fort malade. Les marins le mirent au fond de la cale, ce qui aggrava sa maladie. Son état empira au point que les marins se préparaient à le jeter par-dessus bord, quand un chevalier de Flandre eut pitié de lui. Il lui dit qu’il y avait un pays appelé Hainaut…] « Dans ce pays de Hainaut, il y avait un endroit appelé ‘à’ Notre Chère Dame de Hal, et là reposait une image de Notre Chère Dame, laquelle fait chaque jour de beaux miracles trop nombreux pour les raconter. Alors [le chevalier] le pria de vouloir invoquer cette image d’un bon cœur et penser à son sujet avec un bon cœur et une foi forte, bien qu’il ne pût pas l’invoquer avec la bouche à cause de sa maladie. Et assurément il pensait qu’elle lui viendrait fidèlement en aide, ainsi qu’elle le fit également. (…) Ainsi fit cet homme de bien qui gisait là dans cette grande maladie et il pensa avec un cœur bon à Notre Chère Dame et à cette image qui repose à Hal ; [il pensa] à ce que ce chevalier lui avait dit, parce qu’il n’en avait aucune connaissance autrement et qu’il n’avait encore jamais entendu parler de Hal. Et juste avant qu’il eût invoqué Notre Chère Dame, il vit en vision au-dessus de sa tête et au-dessus de ce bateau voler une grande multitude d’ennemis et d’esprits mauvais. Et dès qu’il eût disposé son cœur ‘sur’ Notre Chère Dame et invoqué cette précieuse image de Hal, il vit se tenir devant lui une belle image de Notre Chère Dame avec son enfant sur le bras et avec un cierge brûlant en main, et tout le vacarme dans l’air [fait par] les ennemis disparut ; et il vit là la belle image qu’il avait priée avec cœur en l’honneur et par respect de la pure Vierge Marie, et aussitôt il commença à récupérer la parole... ». [Il fut bientôt guéri ; après être revenu chez lui, il fit le pèlerinage à Hal en 1442.]

[Je modifie un peu la ponctuation] « In welken lande van henegouwe, een stat was geheeten tot onser liever vrouwen te halle, ende dair was rustende een beelde van onser liever vrouwen, dwelc dagelics zo menich om vertellic schoen mirakel doet. Dair bat hi hem, dat hi dit beelde met goeder herten aanroepen wilde ende dincken dair op met goeder herten ende stercke geloeve, hoe wel dat hi de metten monde nyet aenroepen en coste mits der crancheit die hi hadde. Ende voirwaer hi meynde zij soude hem getrouwelike bijstaen, gelijc zij oic dede. (…) Soe dede dese goede man die dair in dier groeter crancheyt lach, ende dachte met goede herten op onser liever vrouwen, ende op dat beelde dat te halle rustende es, dair af dat hem die ridder geseit hadde, want hijs anders niet en wiste noch noyt van halle en hadde horen spreken. Ende recht eer hij onser liever vrouwen aanroepen hadde, soe sach hi in sinen visione boven sijn hooft ende boven dat schep vliegen een groote menichte van vianden ende van quaden gheesten. Ende alsoe saen als hij sijn herte op onser liever vrouwen ghestelt hadde ende aenroepen dat weerde beelde van halle, soe sach hi voer hem staen een schoen beelde van onser liever vrouwen met haren kinde op haren arm ende met eender berrender (= brandende) keersen in haer hant ende alle dat geruchte in die locht vanden vianden verloes hij ende sach dair dat schoen beelde dwelc hi aenbeedde metter herten devotelike ter eeren ende ter weerden der zuverliker maget marien, ende terstont begonste hij sijn sprake weder te gecrigene… »

9. GIULIANO DI FRANCESCO GUIZZELMI, Miracoli della Madonna delle Carcere di Prato (1505), éd. Isabella GAGLIARDI, « I miracoli della Madonna delle Carceri in due codici della Biblioteca Roncioniana di Prato », dans Anna BENVENUTI (éd.), Santa Maria delle Carceri a Prato. Miracoli e devozione in un santuario toscano del Rinascimento, Florence, Mandragore, 2005, p. 97-153 (p. 152) ; déjà cité par Robert MANIURA, « The Images and Miracles of Santa Maria delle Carceri », dans Erik THUNØ et Gerhard WOLF (éds), The Miraculous Image, (cf. bibliographie), p. 81-95, ici p. 92 et n. 20.

[L’auteur en route pour Bologne, passe par Vernio. Il y rencontre un jeune homme souffrant d’un écoulement constant de sang au nez.]

9 « Je demandai au jeune homme : “As-tu de la dévotion pour la Madone delle Carcere de Prato ?” Il me répondit : “Une très grande.” Je lui dis : “Recommande-toi à Sa Majesté et dis le Notre-Père et l’Ave Maria.” Je retirai de ma bourse une Madone de plomb faite à la similitude de la Madone delle Carcere et je lui dis : “Regarde ici, celle-ci est la Madone de Prato, recommande-toi à elle de bon coeur”, et je lui mis au cou ladite Madone de plomb avec un fil. Et aussitôt le sang cessa de couler, et lui et tous les siens remercièrent ladite très glorieuse Madone d’une si grande grâce. »

« Io domandai decto giovane : “Hai tu divotione alla Madonna del Carcere di Prato ?” Et lui mi rispuose : “Grandissima.” Al quale io dixi : “Racomandati alla Sua Maiestà et di’ el Paternostro et l’Avemaria” ; et cavami dalla scarsella una Madonna di piombo facta alla similitudine della Madonna del Carcere, et dixegli : “Guarda qui, questa è la Madonna di Prato, racomandati a lei di buono quore” ; et apiccagli al collo decta Madonna di piombo con uno filo. Et incontinenti stagnò et fermossi el sangue, et lui et tutti e’ suoi ringratiorono decta Gloriosissima Madonna di tanta gratia. »

10. Procès-verbal de la découverte de Notre-Dame Trouvée [Lavoûte-Chilhac, Haute-Loire] et de trois miracles (1496) éd. R. PONTVIANNE, Notre-Dame-Trouvée de la Voute-Chilhac d’après les archives du monastère et de la paroisse, Le Puy, 1913, réimpr. Nîmes, Lacour-Ollé, 2012, pièce justificative n° 1, p. 81-88. Je modernise l’orthographe et la ponctuation.

[Antoine du Puy, le seigneur du lieu, garde du sceau royal en Auvergne, a chargé les notaires Barthelemy Redon et Hugues Fournier de recevoir les témoignages à la suite d’une intervention reprise au début du procès verbal]

« Est venu et comparu [la] religieuse personne Frère Guillaume Preyssac, sacristain du prieuré conventuel de la Voulte, qui a dit et exposé que, vendredi dernier passé [à] environ quatre heures de l’après-midi, une jeune fille de l’âge de six à sept ans trouva au chemin du pont de la Voulte (…) un caillou de pierre blanche dure de gravière, laquelle icelle fille en la compagnie d’une autre jeune fille, voyant plusieurs gens, tant des gens d’armes de la compagnie de M. le sénéchal d’Agenois que d’autres, prit ladite pierre en ses mains et dit à l’autre fille : “Faisons jeter du feu à cette pierre” et [elle] la trébucha et jeta contre une autre et rompit ledit caillou de gravière en deux parties et du milieu d’icelle tomba une petite image de notre Dame tenant son enfant, émaillée [c.-à-d. ‘ornée de pointe de couleurs’], assurée et bien ‘portraite’… » [Comme la pierre est le lieu d’où est issu ce merveilleux ouvrage et que l’image trouvée par miracle ne peut en rien avoir été « œuvrée »] « prétend icelui sacristain qu’elle est [litt. être] ouvrage divin et quelque ‘démonstrance’ divine au profit du Roi notre sire [puisque] en laquelle image sont apparentes les fleurs de lis, et aussi [au profit] de la chose publique et foi et [de l’] augmentation de la foi chrétienne et [de la ] louange de la glorieuse Dame » (p. 81).

[Les notaires entendent huit témoins le dimanche 10 et le lundi 11 juillet 1496. Je reprends deux témoignages.]

« Premièrement Pierre Gaultier de la ville d’Anvers, en Flandre, gendarme de la compagnie du sénéchal d’Agenois, âgé de quarante ans environ, dit et atteste par serment, jure et diligemment examine que, vendredi dernier passé (…), il vit la fille de Vidal Romeuf, jeune fille nommée Marguerite de l’âge de six à sept ans, qui leva du chemin une pierre blanche de gravière et dit à une autre fille : “Ferai jeter du feu à cette pierre” et l’autre lui dit que oui ; laquelle Marguerite rua et trébucha ladite pierre qu’[elle] tenait à la main contre une autre tellement que se fendit en deux pièces et au milieu tomba une image de Notre Dame, bien faite et ‘portraite’ et petite. Le susdit déposant [vit cela], car incontinent il y courut et la leva et la vit tomber de ladite pierre et vit le lieu en ladite pierre où gisait l’image ; et, voyant la grande merveille, [il] prit ladite image ensemble lesdites pierres et les montra à Vidal Romeuf, père de ladite fille et aussi à Hugues Arnault, cellier de ladite compagnie. Et après survint Mathieu Molnier, serviteur du lieutenant conduisant ladite compagnie qui voulut voir ladite merveille et les prit des mains dudit déposant et les apporta audit lieutenant logé aux moulins de La Voulte. [Le déposant] dit [en] plus que la première fois qu’il la trouva, il ne prit point garde qu’il y eût des fleurs de lis, mais la seconde fois qu’il la regarda avec ledit Romeuf, il la trouva tant gente que c’était merveille et à l’heure il s’aperçut qu’il y avait cinq fleurs de lis » (p. 82).

10 « [Le] noble homme et seigneur Louis de Montaure (…), à présent lieutenant et conduisant ladite compagnie, âgé de trente ans environ, a dit et atteste par serment que vendredi dernier passé, [à] environ quatre heures, lui fut apportée dans son logis dans les moulins de La Voulte l’image de Notre Dame ensemble des pierres blanches dans du papier, lequel la vit et mira et y [re]connut les fleurs de lis jusqu’au nombre de cinq et de l’ordre du Roi notre Sire et s’en émerveilla très fort d’avoir trouvé ladite image dans ladite pierre, car en icelle pierre était le lieu où [elle] gisait, bien fait, dure et assurée. Et après qu’il l’eut bien vue , il commanda à Mathieu Molnier qui la lui avait apportée qu’il, ensemble la fille, les apportassent à Messieurs du Couvent de La Voulte dans les mains de quelque bon homme ancien pour en faire ce qu’il appartenait [de faire]… » (p. 83-84).

[Suivent l’inspection et la description de l’image :] « Premièrement [elle] est petite et bien formée de visage, tenant son enfant nu sur le bras sénestre, sa robe émaillée de vert et sur la poitrine une petite tache vermeille à façon d’étoile, son chef découvert, les cheveux pendant blancs. Et [d’] aucuns attestent qu’audit chef, sur un côté, il y a un signe de l’ordre du Roi notre Sire et avec ce, à l’entour au champ de ladite image, est assuré [que] d’un côté [il] y a trois fleurs de lis et de l’autre côté deux fleurs de lis. Et ainsi l’ont vue et actée être désignée (c.-à-d. ‘décrite’) [les] nobles Antoine Raynault de Degha et Astorg de Fournols » (p. 86).

[Le procès-verbal ajoute (p. 86-88) la relation de trois miracles de juillet- août 1496 que le sacristain avait fait enregistrer par des notaires : deux guérisons et une résurrection momentanée d’un enfant mort-né après le vœu de se rendre en pèlerinage à prieuré de Lavoute en l’honneur de l’image trouvée. Un second procès-verbal (p. 88-89) enregistre une autre résurrection d’enfant mort-né en août 1496.]

N. B. On trouvera aisément sur Google Images quelques photos de Notre Dame Trouvée dans son reliquaire, notamment sur le site « stbart.canalblog.com ». [Le très long lien fonctionne mal.]

11. MICHAEL OSTENDORFER, gravure sur bois représentant le pèlerinage à la Schöne Maria de Ratisbonne (vers 1520)

Photo de l’exemplaire qui fut en possession d’Albrecht Dürer en 1523, Kunstsammlung der Veste Courg, Coburg ; «Web Gallery of Art » http://www.wga.hu/html_m/o/ostendor/pilgrima.html

— Texte de la gravure [en partie difficilement lisible sur les photos] : Campbell DODGSON, Catalogue of Early German and Flemish Woodcuts Preserved in the Department of Prints and Drawings in the British Museum, Londres, 1911, p. 246.

« Ô transformation insigne et heureuse due à la main droite divine, [transformation] par laquelle la synagogue de la superstition juive de Ratisbonne a été convertie près de cette image en un sanctuaire sacré pour Dieu, là où la pierre de la perpétuelle virginité de la sainte et en tout endroit belle Marie, longtemps rejetée par les perfides, est maintenant devenue pierre angulaire (cf. Ps. 118, 22 ; Matth. 21, 42 ; 1 Petr. 2, 7). Des fidèles du Christ qui affluent de toutes parts et en foules avec une grande et inouïe ferveur de dévotion, elle reçoit un culte avec la pieuse vénération qui lui est due et elle opère des miracles ».

« . O . insignem . et . benignam . dexterae . excelsi . mutationem . qua . iudaicae . superstitionis . sunagoga . Ratisponensi . in . aedem . deo . sacram . iuxta . imaginem . hanc . est . / conversa . ubi . lapis . perpetuae . virginitatis . sanctae . et . undecumque . pulchrae . Mariae . diu . a . perfidis . reprobatus . nunc . factus . in . caput . anguli . a . christi . fidelibus . / passim . et . catervatim . magno . ac . inaudito . devotiotionis . fervore . confluentibus . pia . et . debita . veneratione . colitur . miraque . operatur . »

— Note de Dürer: G. Stahl [cf. ci-dessous], p. 93, n. 275.

Traduction (à l’aide de traductions anglaises) : « Cette illusion s’est élevée contre la Sainte Écriture et a été tolérée par l’évêque ; en raison de gains séculiers, elle n’a pas été abolie. Que le Seigneur nous aide

11 pour que nous ne déshonorions pas sa chère Mère, que nous ne l’isolions pas du (litt. dans le) Christ Jésus. Amen. » « Dis gespenst hat sich wider dij heilig / geschrift erhebst zu regenspurg / und ist vom bischoff verhengt worden, zeitlichs / nutz halben nit abgestellt. / Gott helff uns, das wir / sein werte mutter nit / also unern, sundern / in Chriso Jesu. / Amen. »

L’étude la plus fouillée sur ce pèlerinage reste celle de Gerlinde STAHL, « Die Wallfahrt zur Schönen Maria in », dans Beiträge zur Geschichte des Bistums Regensburg, 2, 1968, p. 35-382.

12. Copie d’une lettre envoiee à monsieur l’esvêque d’Angers, touchant les miracles de nostre Dame des Ardilliers lez Saumur, en novembre 1594, pseudo-lettre écrite par un calviniste. Extrait cité par Nicolas BALZAMO, Les miracles (cf. bibliographie), p. 213-214. Ici avec une orthographe modernisée.

[À propos de la statue miraculeuse] « Ils l’habillent de vêtements somptueux et en font une poupée, ils la parent de bagues, joyaux, bouquets, couronnes et fleurons, lui allument des cierges, lui offrent de l’encens, se tournent vers elle, la saluent, se mettent à genoux devant, lui présentent des chandelles, parlent à elle et lui font leurs prières et, pour combler leur idolâtrie, la baisent. Et ceux qui n’en peuvent approcher mettent leur chapeau ou leur mouchoir au bout d’une gaule pour la pouvoir toucher jusques même à la faire tomber et lui casser le col, car cela est ainsi advenu. Que si cela n’est adorer une image, si ce n’est idolâtrie, que sera-ce donc ? »

13. Traslado de la Vierge des Desamparats, Valence. Photo dans M.ALBERT–LLORCA, Les Vierges miraculeuses [cf bibliographie], fig. 15*.

14. Wilhelm GUMPPENBERG, Atlas Marianus quo Sanctae Dei Genitricis Mariae Imaginum Miraculosarum Origines Duodecim Historiarum Centuriis explicantur, Munich, Johannes Jaecklin, 1672 [en ligne Google books], Peritia Atlantis Mariani, sans pagination, ici caput XI, index II (Imaginum B.V. miraculosarum. B.V. agens per statuas) , catalogus I et catalogus II.

[Verba] « Ici j’indique certaines statues miraculeuses de la Mère de Dieu qui (sont des statues) parlantes. De la sorte, si les hommes taisent la gloire de la Vierge Mère, les pierres et les bois parlent. Je vais répartir ce catalogue en séries de celles qui avec une voix humaine et distinctement ont salué, se sont plaintes, ont pleuré, ont crié, ont pleuré des larmes de sang, ont chanté, ont approuvé, ont souri, ont réclamé un sanctuaire, et ont prononcé des mots de quelque autre manière ». [Opera] « Je ne sais si les actes sont plus merveilleux que les paroles (…). Je vais répartir ce catalogue en séries de celles qui bougent les yeux, ouvrent les yeux, présentent la main, menacent du doigt, cèdent le pas à une autre statue, se rendent invisibles aux ennemis, descendent d’un mur, déchirent leurs parures, déchirent (leurs) vêtements, lèvent le pied, laissent l’empreinte de leurs pas, marchent, tournent le dos, changent leur sein, changent leur visage, arrêtent leurs porteurs, s’avancent contre les ennemis, inclinent la tête, courbent le doigt, écartent les doigts, descendent d’un autel, reçoivent des anneaux, reçoivent des supplications écrites, refusent de revenir».

« Verba. Hic affero quasdam Deiparae statuas miraculosas loquentes. Ita nempe, si homines Virginis Deiparae gloriam tacent, lapides et ligna loquuntur. Hunc Catalogum distinguam in series earum, quae voce humana et distincte — Salutarunt […(pages)] Planxerunt […] Fleverunt […] Ejularunt […] Fleverunt sanguineas lachrymas […] Cantarunt […] Annuerunt […] Arriserunt […] Petierunt templa […] Quocunque alio modo voces ediderunt […].» « Opera. Nescio, an non verbis opera sint mirabiliora. (…) Hunc Catalogum distinguam in series earum, quae — Oculos movent […(page)] Oculos aperiunt […] Manum porrigunt […] Digito minantur […]. Cedunt alteri Statuae […]. Hostibus se faciunt invisibiles […] Descendunt e muro […] Discerpunt ornamenta sua […] Discerpunt vestes […] Exaltant pedem […] Relinqunt vestigia […] Ambulant […] Dorsum vertunt […] Sinum mutant […] Vultum mutant […] Sistunt bajulos […] Procedunt in hostes […] Caput inclinant […] Digitum restringunt […] Digitos disjungunt […] Descendunt ex altari […] Annulos recipiunt […] Supplicationes scriptas recipiunt […] Renuunt redire […]. »

12 Exposé

Quelques explications d’ordre général pour commencer. Je me suis lancé assez tard dans l’histoire des pratiques et des croyances relatives aux images religieuses dans le Moyen Âge occidental. C’est devenu progressivement une véritable passion qui porte sur un ensemble de questions connexes, celles de la vénération des images, de leur instrumentalisation, du pouvoir qui leur était ou non reconnu et des façons dont on concevait les relations avec leur modèle céleste, leur prototype, le Christ, la Vierge ou le saint qu’elles représentent. Plutôt que de me centrer sur les théories et les théologies de l’image, bien étudiées par ailleurs, je m’efforce de rassembler et d’étudier un vaste corpus de textes fort variés qui montrent ou laissent entrevoir toute une gamme d’attitudes et de croyances allant souvent au-delà de la théorie. À cet égard, l’étude des légendes d’image s’avère d’un grand intérêt à condition de connaître l’époque de leur rédaction et ne les utiliser que pour celle-ci. L’étude des miracles concernant des images se révèle encore plus fructueuse pour approcher les mentalités et les pratiques, étant entendu que l’historien n’a pas à poser systématiquement la question de la réalité du miracle. Il n’a pas à vérifier, du moins systématiquement, s’il y a eu ou non miracle selon ses propres critères et, le plus souvent d’ailleurs, il n’est pas en mesure de le faire. Lorsque le dossier s’y prête, il peut certes, et peut-être même doit-il, teinter sa recherche d’une touche de positivisme — on en verra plus loin un exemple —, mais l’essentiel, comme l’a encore récemment souligné Nicolas Balzamo, est d’envisager le miracle tel qu’il était perçu par les gens de l’époque. Après avoir travaillé sur le haut Moyen Âge, je suis passé au Moyen Âge central avec des incursions dans les Temps modernes. Ce n’est que récemment que je me suis lancé dans un programme de recherche concernant les derniers siècles du Moyen Âge. L’un des volets de ce programme, celui qui va nous retenir ici, concerne les images de la Vierge. Pour situer les choses, il faut prendre un peu de recul et partir du Moyen Âge central en rappelant quelques faits que j’ai déjà évoqués dans divers articles. Les mentions de miracles en relation avec des effigies de la Vierge augmentent de façon significative dans le courant du XIIe siècle et plus encore au siècle suivant, ce qui doit être mis en rapport avec le plein épanouissement de la ferveur mariale, la Vierge se voyant accorder sur le plan dévotionnel (pas en théologie) une importance quasi égale à celle de son Fils. Au XIIe et dans la première moitié du XIIIe siècle, ces mentions de miracles en relation avec des images mariales figurent surtout dans de nombreux récits édifiants, souvent peu contextualisés, où l’on voit des statues de la Vierge bouger et parler pour intercéder, protéger, récompenser, ramener sur le droit chemin ou punir. À cette époque, les récits miraculaires locaux ne mentionnent pas beaucoup d’images

13 miraculeuses de la Vierge, mais il y a de notables exceptions. En 1187, lors d’une guerre entre les rois de France et d’Angleterre, eut lieu un double miracle christique et marial, qui, rapporté de façon concordante par des sources anglaises et françaises de l’époque constitue, quelle qu’ait été sa nature, un véritable événement historique puisqu’il amena les deux rois à conclure une trêve. À Déols près de Châteauroux dans le Berry, un mercenaire à la solde du roi d’Angleterre lança une pierre contre une statue de la Vierge à l’Enfant placée au-dessus du porche de l’église abbatiale. La pierre brisa le bras de l’Enfant ; un flot de sang divin se répandit sur le sol et le sacrilège mourut aussitôt. Le lendemain soir, les fidèles virent l’effigie de la Vierge se mouvoir comme si elle voulait se transporter ailleurs, et, saisissant des mains les deux extrémités de son vêtement — un « vêtement de pierre », insiste une source —, elle le déchira et dénuda sa poitrine. L’image s’identifie à son prototype, le personnage céleste, elle devient la Mère e compatiens de la dévotion mariale du XII siècle ; elle agit, selon une source anglaise, « comme si elle prenait part aux souffrances de son fils ». C’est le point de départ d’un culte marial local que l’on connaît malheureusement mal. En ce qui concerne les miracles de guérison, le rôle des images mariales au XIIe siècle semble encore modeste par rapport à des reliques comme la chemise de la Vierge à Chartres ou sa pantoufle à Soissons ; mais il n’est pas inexistant. Un bel exemple est donné par un récit peu connu de la seconde moitié du XIIe siècle relatif à une statue de la Vierge tenant l’Enfant sur ses genoux qui se trouvait dans l’abbaye de Westminster et était fort vénérée par les Londoniens. Sur l’ordre de Marie elle-même, le gardien de la statue trempa les pieds de la Vierge et de l’Enfant Dieu dans de l’eau qu’il appliqua sur les yeux d’un petit aveugle, aussitôt guéri. La statue fait donc l’objet d’une pratique bien attestée pour les reliques, le fait de tremper une relique dans un liquide pour obtenir ce qu’on appelle un vinage, une substance susceptible de transmettre le pouvoir thaumaturgique de la relique ou, en l’occurrence, de l’image. Ces deux exemples suffisent pour rappeler que l’attention et même le recours aux effigies miraculeuses de Marie n’apparaissent pas comme une nouveauté des derniers siècles du Moyen Âge. Cela dit, les choses s’accélèrent alors et s’amplifient très nettement. e e À partir la deuxième moitié du XIII et plus encore du XIV siècle, on voit se multiplier les mentions d’images miraculeuses mariales attachées à un lieu déterminé qu’elles sacralisent ou contribuent à sacraliser et qui leur donne ou contribue à leur donner une forte identité. On peut inscrire l’évolution dans deux phénomènes plus larges en liaison l’un avec l’autre. D’une part, une importance croissante est attachée aux objets matériels comme lieux et révélateurs du divin, un phénomène mis récemment en évidence par Caroline Walker Bynum dans un livre brillant, mais qui force le contraste avec les siècles antérieurs. Ce phénomène avait déjà été

14 relevé, beaucoup plus brièvement, par André Vauchez qui parlait de l’accent mis par l’Église « sur tous les signes visibles et tangibles de la présence de Dieu au milieu des hommes ». D’autre part, on relève une évolution dans la pratique du pèlerinage : une préférence croissante pour les pèlerinages de proximité, ceux que l’on pouvait atteindre facilement pour demander un bienfait ou pour rendre grâce après l’obtention du bienfait — car c’est aussi une évolution : le miracle a souvent lieu à distance, chez soi, après un vœu conditionnel, celui de se rendre au sanctuaire et d’y apporter une offrande si l’on est guéri. Il faut certes éviter d’exagérer le contraste. Il est évident qu’on se rendait déjà en pèlerinage dans des sanctuaires proches ou assez proches, surtout près des corps saints, bien avant les derniers siècles du Moyen Âge. Et ces siècles ne virent aucunement la disparition des pèlerinages majeurs. Mais la tendance est claire : les sanctuaires attirant les pèlerins d’un espace assez limité se multiplient au point de proliférer au XVe et dans la première moitié du XVIe siècle, la majorité d’entre eux étant dédiés à la Vierge, la médiatrice par excellence, celle à qui son Fils, disait-on, ne pouvait rien refuser ; et souvent — pas toujours —, c’était une image de la Vierge qui focalisait la dévotion, qui constituait l’objet de culte intrinsèquement lié à l’identité du sanctuaire. En plus de ces sanctuaires marials de proximité, il y en avait aussi d’autres, moins nombreux, au rayonnement plus large dans lesquelles des images de la Vierge pouvaient jouer également un rôle fort notable. Ce bref « topo » permet de comprendre les questions qui sont au centre de mes recherches dans ce domaine. Elles portent 1) sur le rapport entre la sacralité de l’image et la sacralité du lieu ; 2) sur les façons dont est exprimée ou passée sous silence la relation de l’image mariale d’un lieu de pèlerinage avec son prototype céleste, la Vierge du ciel ; 3) sur la reconnaissance ou non dans les discours d’un pouvoir miraculeux à l’effigie de culte ; 4) sur le lien ou l’absence de lien entre l’image et les miracles opérés par la Vierge à distance du sanctuaire. Je ne cherche pas à déterminer où sont, en l’occurrence, la règle générale et les exceptions, car il est fort vraisemblable qu’il n’y a ni règle générale ni exceptions, mais seulement des tendances avec toute une gamme de modalités qu’il faudrait comparer à l’échelle du christianisme occidental sans perdre de vue la singularité de chaque cas. Le problème est que mener systématiquement une recherche d’une telle ampleur s’avère une tâche écrasante, voire impossible. Bien sûr, le domaine est balisé par une série de travaux de qualité qui ont montré l’importance prise par le culte des images miraculeuses en divers endroits à la fin du Moyen Âge et à l’Époque moderne. Mais il reste encore beaucoup à faire notamment pour la période envisagée, en gros les trois siècles allant de 1250 à 1550. Il faudrait relire et repenser

15 en fonction de ma problématique les textes et les quelques documents iconographiques qui ont déjà été relevés ; il faudrait verser au dossier des pièces peu connues ou inutilisées ; il faudrait enfin rapprocher et comparer les données appartenant à des espaces différents. Autant dire que je suis noyé pour l’instant. J’ai pris plusieurs mois à cerner, sans être exhaustif, ce qui pourrait m’être utile dans la documentation relative à de nombreux sanctuaires marials de France, des anciens Pays-Bas et de l’espace allemand et je n’ai fait encore que déblayer un peu le terrain pour l’Angleterre, l’Italie et la péninsule ibérique. La sagesse dicterait sans doute de se limiter à la documentation déjà rassemblée, mais je ne puis m’y résoudre, car une comparaison à plus large échelle sera certainement fructueuse. Cela n’implique pas une recherche sans fin : il faudra être plus sélectif pour l’espace méditerranéen où les données, de qualité fort diverse, sont particulièrement abondantes. On verra bien dans quelques mois où j’en serai et il sera temps alors de penser à la façon d’organiser tout cela en vue de publications qui, de toute façon, devront faire un choix dans ce qui aura été relevé. En attendant, je serais bien en peine de vous proposer une synthèse. Je me limiterai à donner ici quelques exemples de ce que la documentation peut apporter. Je commencerai (textes 1 à 4) par des prises de position concernant les miracles en relation avec des images, notamment de la Vierge. Un bon point de départ est offert par un passage d’un célèbre recueil de miracles que le cistercien allemand Césaire de Heisterbach rédigea vers 1220 pour les novices de son monastère. Césaire a donné à son œuvre la forme d’un dialogue entre un novice et un moine. Le moine vient de relater plusieurs miracles où des statues, surtout de la Vierge, ont bougé ou annoncé quelque chose ou encore ont servi de relais pour obtenir une aide céleste. Parfaitement conscient que les prodiges de ce genre, surtout ceux qui parlaient d’une animation de la statue, pouvaient paraître étranges et se heurter au scepticisme de certains, Césaire s’efforce de les justifier.

« LE NOVICE. J’ignorais jusqu’à présent qu’il y eût de si grandes consolations dans les images des saints.

LE MOINE. Les saints opèrent de nombreux miracles dans et par leurs images (in suis et per suas imagines) surtout dans les lieux où elles sont vénérées [suit le rappel d’exemples].

LE NOVICE. [Après avoir déclaré qu’il s’en souvient]. La stupeur m’envahit quand j’entends que dans le bois il y a une voix pour parler, une main pour frapper, un corps qui se courbe, qui se lève, qui s’assied, ainsi que les autres mouvements de la vie. Cela me frappe plus d’étonnement que le fait que l’ânesse parla contre Balaam (Nombres

16 22, 28-30 : l’ânesse qui portait le devin Balaam lui reprocha de l’avoir frappée, car elle s’était arrêtée devant un ange que Balaam n’avait pas vu . Celle-ci était en effet dotée de vie et capable de se mouvoir. Dans le bois, la pierre ou le métal, il n’y a aucun souffle [de vie] (spiritus).

LE MOINE. L’Esprit divin (divinus spiritus) est dans toute créature par essence et par puissance, lui pour qui rien n’est impossible ni miraculeux, lui qui en l’honneur de ses saints opère chaque jour ces choses et d’autres semblables. » On remarque le flottement en ce qui concerne l’auteur des miracles, celui qui les fait réellement, un flottement que l’on retrouve souvent dans les récits miraculaires en général (pas seulement relatifs aux images). D’une part, ce sont les saints, d’autre part c’est l’Esprit divin qui anime la matière. L’attribution du miracle à Dieu, la plus ferme sur le plan théologique, est retenue in fine par Césaire. Mais elle ne rend pas compte de la croyance sous-jacente au miracle d’image, ce que condense en revanche la formule « les saints opèrent des miracles in et per suas imagines ». Le prototype céleste agit de l’extérieur sur son effigie, ou bien il l’investit temporairement ou encore il y est présent de façon latente. Deuxième texte, quelque cent cinquante ans plus tard. Le culte des images a pris encore plus d’ampleur. Accepté par la grande majorité, il suscite notamment en Angleterre une vive opposition de certains clercs et laïcs, qui y voient quelque chose frisant l’idolâtrie ou étant carrément de l’idolâtrie. Vers 1387, un auteur mystique en vue, Walter Hilton, un chanoine régulier, leur répondit dans un petit traité sur l’adoration (dans le sens de vénération) des images. Il justifie le fait que l’Église accepte la vénération des images par l’existence de miracles. « Cette même autorité de l’Église [à propos de la vénération des images] est confirmée par l’attestation des miracles divins. Car (…) beaucoup de miracles en rapport avec la vénération de telles images ont été faits par le Seigneur en raison de la dévotion particulière de certains fidèles à l’égard du saint que cette image représente, miracles qui sans nul doute n’auraient pas lieu dans l’Église si honorer Dieu et ses saints par de telles images avait été idolâtre. » Comme le veut l’argumentation, les miracles sont attribués à Dieu et à Dieu seul. Il n’y a pas chez Walter Hilton le flottement sur l’auteur des miracles que l’on trouvait chez Césaire. Je ne dis cependant pas que Dieu opère des miracles pour l’utilité des fidèles en raison du fait que telle image de bois et de pierre est adorée, ou qu’elle est bellement réalisée, ou d’aventure du fait qu’elle a été trouvée soudainement, comme si c’était par la Providence divine, parce que personne ne sait d’où elle vient ou qui l’a réalisée. Elles ne sont pas les causes de la manifestation des miracles divins, elles qui

17 ne sont pas les causes de l’adoration. Car, en tant que tel, un bois n’est ni meilleur ni plus saint qu’un autre bois…» Ce n’est pas parce qu’on vénère telle ou telle image que Dieu agit, puisqu’en elle-même elle n’est rien d’autre que matière. On notera la mention critique ou sceptique de ce qui fut souvent considéré comme étant à l’origine du culte de telle ou telle image, sa découverte miraculeuse, soit qu’il y ait eu réellement une découverte inattendue, soit qu’on l’ait inventée au moment même ou encore imaginée plus tard. On verra plus loin un bel exemple de ce qui fut vécu comme une découverte réelle. Mais revenons aux miracles. Péremptoire aux yeux d’Hilton comme cela l’était et le sera souvent pour les défenseurs du culte des images, l’argument du miracle pouvait être inversé. Ainsi, dans un autre foyer de la contestation religieuse à la fin du XIVe siècle, la Bohême. L’exemplier reprend en n°3 un extrait d’une œuvre théologique d’un célèbre prédicateur et chanoine tchèque, Mathias de Janov, plus précisément un petit extrait du livre consacré à l’eucharistie, livre dans lequel Mathias déplore qu’on prête plus d’attention aux images qu’au vrai corps du Christ dans l’hostie consacrée. « Le principal et le plus important : l’iniquité trompeuse des démons est fort puissante dans ces images qui sont dans le temple de Dieu et des saints (…). Ils opèrent des signes et prodiges, des maladies et des guérisons des hommes au moins en apparence dans et par ces images et statues pour tromper et induire les hommes à placer en elles leur espérance, ou un numen (une puissance divine) et une sainteté, ou leur justification, ou toute autre crédulité perverse, en faisant injure à Jésus Christ, Dieu vrai et vivant, et à son corps et sang précieux.» Le surnaturel n’est donc pas nié ; mais son origine change conformément à l’idée assez courante que le diable peut lui aussi faire des prodiges. C’est ce qu’observe aussi, mais seulement comme un risque, un grand professeur de théologie de l’université de Tübingen dans le dernier quart du XVe siècle, Gabriel Biel, dans un ouvrage de 1484-1488. Ses propos illustrent à la fois l’inquiétude, sinon la méfiance, devant la prolifération des images miraculeuses et le souci de ne pas nier leur existence tout en combattant les abus. Pour avancer, je me borne à résumer le texte 4. Pour Gabriel Biel, c’est une sotte erreur que de croire que les images ont un pouvoir intrinsèque et c’est donc de la superstition que d’aller en pèlerinage auprès d’une image plutôt que d’une autre sous prétexte qu’elle a plus de puissance. Si des aides et des guérisons sont parfois procurées aux hommes qui se rendent auprès des images, cela arrive soit par le pouvoir de Dieu, soit, quelquefois, avec sa permission, par l’action du démon. Cette incertitude n’est pas cependant pas une raison pour

18 refuser complètement le culte des images ou les pèlerinages à tel ou tel sanctuaire. Car on ne peut nier jusqu’à un certain point que Dieu, pour des raisons qu’on ignore, privilégie pour son culte et celui de ses saints certains lieux et certaines images par les guérisons qu’il opère. Prudence donc, mais non pas rejet, dans une question qui à l’époque restait tout à fait ouverte et provoquait en pratique des réactions en sens divers. J’ai repris au n°5 un exemple de condamnation sans équivoque, par l’autorité épiscopale, du lancement d’un nouveau pèlerinage local. Il s’agit d’un mandement d’un évêque de Bavière, l’évêque d’Augsburg Friedrich von Zollern, conservé dans un recueil de formules et datant des environs de 1487. « Friedrich évêque, etc. Nous avons appris non sans déplaisir ces jours-ci que des religieux dans le Christ et des frères du monastère N. ont inventé une fraude pour obtenir de là, présume-t-on, des gains temporels. Ils ont élevé dans leur église une image de la bienheureuse et glorieuse Vierge Marie avec l’effigie du Christ posé sur son sein, pleine de larmes sur le visage, comme cela apparut à première vue; ils l’ont montrée au peuple et ont prêché qu’ils craignaient qu’elle fût le triste présage de nombreux malheurs qui arrivaient et que la vierge Marie elle-même pleurât les malheurs qui arriveraient au peuple. Ainsi les fidèles chrétiens des deux sexes, prêtant foi à ces choses, se mirent à affluer et affluent chaque jour en grand nombre au monastère, apportant de l’argent et offrant l’argent des quêtes dans le tronc posé là et faisant leurs prières. Or, de conjectures et d’arguments vraisemblables, il est fort à présumer que, dans une telle chose, se cache quelque invention intéressée et mensongère et il est fort à craindre, à moins qu’on ne pourvoie à cela par un remède rapide et approprié, que les simples brebis du Christ confiées à nos soins ne soient séduites et, à la fin, ne tombent dans les erreurs et les superstitions et que, de ce fait, de grands scandales et dangers pour les âmes puissent se produire et pulluler, puisqu’il n’y a pas lieu de croire que la bienheureuse Vierge qui a été enlevée dans le ciel et a été élevée au-dessus du chœur des anges, Vierge que son Fils honore sans rien lui refuser, descend sur terre et pleure d’un cœur passionné les maux qui surviennent pour nos péchés…. » [L’évêque ordonne aux clercs des environs de faire en sorte que les fidèles cessent de se rendre là ; quant au prieur et aux frères du monastère en question, ils cacheront l’image à un autre endroit et enlèveront le tronc.] L’évêque est donc convaincu que la Vierge ne descend pas du ciel pour pleurer par le biais de son image ou dans celle-ci. Dès lors le prétendu miracle n’est que supercherie de religieux recherchant des gains temporels et il faut mettre fin à un pèlerinage qui ne peut que

19 favoriser la superstition. C’est là une position en flèche, même si elle n’est pas isolée. Le refus de principe de la croyance au miracle d’image était loin d’être partagé par tous les clercs. On renonce désormais à affirmer, comme on l’a longtemps fait, l’existence d’un clivage entre clercs et laïcs sur le plan des dévotions et des croyances qu’on définissait trop facilement comme populaires. Le monde des clercs n’était pas homogène sur ce point, pas plus d’ailleurs que celui des laïcs. Quant à l’accusation de supercherie (au lieu d’une interprétation de bonne foi d’un phénomène passant pour un miracle), nous ne saurons jamais si elle était ou non fondée en l’occurrence. Sur un plan plus général, il ne faudrait certainement pas généraliser à partir d’accusations reflétant l’inquiétude et le scepticisme devant la prolifération des miracles d’images, mais il est tout aussi certain qu’il y eut bel et bien de véritables supercheries. Un cas célèbre, qui donna lieu à de retentissants procès et valut le bûcher aux responsables, est celui de quatre religieux du couvent dominicain de Berne, qui en 1507, pour donner du lustre à leur couvent, firent parler la Vierge d’une pietà et lui firent verser des larmes de sang. Un cas bien moins connu est évoqué à titre de contre-exemple dans le texte suivant (n°6) dont l’intérêt ne se limite pas à cet aspect. Il s’agit d’une œuvre de 1511 consacrée au nouveau pèlerinage marial de Dettelbach en Bavière, dans le diocèse de Wurtzbourg. Un de ses grands intérêts est d’avoir été écrite par un célèbre moine humaniste, l’abbé bénédictin allemand Ioannes Trithemius, Jean Trithème (1462-1516). Le pèlerinage, qui avait commencé en 1505, avait été rapidement pris en main par le conseil municipal de Dettelbach. Jean Trithème visita en 1510 le nouveau sanctuaire marial et, à sa suggestion, il fut chargé par le conseil de rassembler et de rédiger en latin les miracles dispersés dans plusieurs documents en allemand (que l’on ne possède plus). L’œuvre apparaît bien plus qu’une simple compilation. Elle vise à justifier le nouveau pèlerinage face au scepticisme et aux critiques. Le premier extrait raconte l’origine du pèlerinage. Il y avait dans un lieu sablonneux à proximité de Dettelbach une petite image de la Vierge tenant son fils déposé de la croix, donc une pietà — elle est encore vénérée à Dettelbach, dans un encadrement du XIXe siècle ; c’est une statue de bois de 40 cm de hauteur qui doit dater des environs de 1500 — . L’image se trouvait près de la route sur le chemin des vignerons qui la priaient en allant à leur travail. En 1505, dans un village du diocèse de Bamberg (voisin de celui de Wurtzbourg où se trouvait Dettelbach), un certain Nicolas Lemmerer, qu’une grave blessure clouait au lit depuis un an, eut une vision. Quelqu’un lui annonça qu’il serait guéri s’il faisait le vœu de se rendre en pèlerinage avec un cierge auprès de l’image en question que Nicolas connaissait bien, car il avait travaillé dans les vignes près de Dettelbach. Nicolas fit le vœu et fut guéri. Puis, « il se

20 rendit plein de dévotion auprès de la sainte image avec le cierge promis ; il accomplit son pèlerinage en rendant grâce à Dieu et à sa Mère par les mérites de laquelle, il le savait, il avait été guéri ». Formulation on ne peut plus correcte sur le plan théologique qui évite de reconnaître un quelconque pouvoir à l’image, qualifiée souvent de memoria par Jean, d’objet de mémoire. Revenons à notre histoire. Nicolas pria devant la statue, mais il ne sut où déposer son cierge, car la petite pietà était placée sans abri sur un tronc nu en plein air, ce qui était courant. Une nouvelle vision lui indiqua ce qu’il fallait faire : se rendre auprès du conseil municipal de Dettelbach, lui exposer la raison de son pèlerinage et lui remettre le cierge en signe de vérité. Je cite à nouveau : « Lève-toi et va dans la ville de Dettelbach que tu vois à proximité, où tu trouveras tout le Conseil déjà rassemblé dans la salle de réunion. Expose-lui la raison de ton pèlerinage et remets le cierge que tu as apporté en signe de vérité. Ne te laisse pas ébranler si certains parmi eux ne prêtent pas foi à tes paroles ; ne crains pas de dire la vérité, qu’ils rient de toi ou te méprisent. Il s’agit d’une affaire de Dieu auquel personne ne peut résister. Sache que le Dieu tout puissant par les mérites de sa très chaste Mère fera dans ce lieu de nombreux miracles qui, en son temps, témoigneront de ta bonne foi et confirmeront tes paroles ». Ce fut difficile, mais le conseil finit par décider de voir comment les choses évolueraient. Les pèlerins commencèrent à affluer et de nombreux miracles eurent lieu. Telle est donc l’origine du pèlerinage racontée cinq-six ans après. Il n’y a aucune raison de douter qu’elle doive être mise en relation avec la venue de Nicolas Lemmerer persuadé d’avoir été guéri par la Vierge ; le rôle d’humbles laïcs au départ de pèlerinages de ce genre n’est pas un simple topos hagiographique. Cela dit, les injonctions de la seconde vision servent trop les positions du conseil municipal et de Jean Trithème pour être prises comme argent comptant. L’intervention céleste justifie la prise en main du pèlerinage par la commune de Dettelbach et prévient le scepticisme et les critiques contre lesquelles Jean Trithème va réagir dans les chapitres suivants. Elle annonce déjà le grand argument, qui n’a rien d’inattendu : les miracles prouvent que ce pèlerinage est une affaire de Dieu. L’inattendu, pour ce genre d’écrit, est la façon dont Jean Trithème affirme comprendre les critiques en raison des fraudes et des tromperies dont il donne plusieurs exemples, servant de contre-exemples au cas de Dettelbach. Il raconte notamment (texte 6 b) ce qu’il vit alors qu’il était étudiant à Trêves. Un homme prétendit avoir été guéri par un miracle d’une pietà qu’il faisait pleurer en versant de l’huile par un trou au sommet de sa tête, ce qui attira un grand nombre de gens avec des offrandes. Jean souligne : « J’ai vu l’image pleurer et si je

21 m’en tenais à mon jugement d’alors, j’aurais juré sans suspecter le mal qu’il s’agissait de vraies larmes ». Il fallut quatre mois pour qu’on s’aperçoive de la fraude. Mais si les fraudes abondent, comment distinguer les pèlerinages légitimes des autres ? La réponse vient dans un développement que je n’ai pas repris sur le thème « on reconnaît l’arbre à ses fruits » : la dévotion du peuple, le respect envers le clergé et la religion, pas de commerces honteux parasitant le pèlerinage, pas d’esprit de lucre et surtout de vrais miracles. Parmi ceux-ci, Jean met en exergue le miracle repris en 6 c, celui — dans les tout premiers temps du pèlerinage — d’un vigneron qui fut privé presque entièrement de ses forces et de ses esprits pour s’être moqué de l’empressement mis par trois femmes à se rendre auprès de l’image. Il garda tout juste assez de sens et de force pour s’y rendre en hâte, demander et obtenir pardon. Et Jean de conclure ce miracle topique, censé avoir valeur d’argument efficace, en ces termes « Beaucoup qui travaillaient dans la vigne à proximité furent témoins du miracle (…) et personne ensuite n’osa plus contredire avec témérité une aussi sainte affaire ». Il est à peine besoin de souligner que cette argumentation en blanc et noir ne pouvait pas rendre compte de possibles zones d’ombre de pèlerinages qui devaient leur légitimité à leur succès. Peut-être même Jean ne concevait-il pas qu’un flou de ce genre ait pu exister. Je passe sur d’autres aspects de l’oeuvre et j’en viens au texte 7, un petit extrait d’un ouvrage plus volumineux que celui de Trithème, le Livre des miracles du prieuré de chanoines réguliers d’Eberhardsklausen, sur la Moselle dans le diocèse de Trèves. Comme la Chronique du prieuré, le Livre de miracles a été rédigé par un chanoine cultivé, Guillaume de Bernkastel, qui entra dans le prieuré en 1481 et y vécut jusqu’à sa mort en 1536. Le dossier, mieux étudié pour la chronique que pour les miracles, s’avère d’une grande richesse et il est bien dommage que le temps me manque pour m’y arrêter ici. Le pèlerinage devait son origine à l’initiative d’un certain Eberhard, un laïc de condition modeste, qui avait fait réaliser vers 1442 une petite statue d’une pietà et avait assuré la promotion de son culte. À partir de 1456, le pèlerinage fut pris en charge par les chanoines réguliers appartenant à une congrégation réformée aux exigences religieuses élevées. À aucun moment, que ce soit dans la chronique ou dans le livre de miracles, Guillaume ne prête explicitement un pouvoir à la statue, mais il relate de façon positive divers miracles où elle focalise l’attente des pèlerins et, dans un passage assez étonnant, celui que j’ai repris, il décrit un comportement des chanoines qui fait de l’image autre chose qu’un simple objet. Un voleur s’était introduit à Eberhardsklausen. Profitant que tous les chanoines se trouvaient au réfectoire, il entra dans l’église et s’empara du vase d’argent dans lequel brûlait la lampe qui pendait devant la statue. La découverte du vol fut suivie d’un comportement qui

22 relève de ce qu’on appelle la coercition des saints, la pratique par laquelle un fidèle ou une collectivité ayant rempli ses obligations à l’égard du saint cherchait à le forcer à accomplir qu’il ce qu’on attendait de lui en retour, et cela en s’en prenant à ses reliques ou ses images. « Entre-temps les frères, revenus à eux-mêmes, fluctuaient dans leurs pensées, et ceux- là avec de vœux, ceux-là avec des gémissements, ceux-là, en revanche, avec de pieuses doléances, après avoir fait un fouet, fouettaient la très clémente Mère et lui reprochaient presque d’avoir mal gardé sa maison, comme un certain juif qui, dit-on, fouetta l’image de saint Nicolas parce que, placé comme gardien de ses biens, il avait permis que des voleurs l’enlèvent. Cela fait, il récupéra ce qui avait été enlevé comme si saint Nicolas, châtié dans l’image, avait senti les coups. Ainsi, la très bienheureuse Vierge aussi, implorée par les siens manifesta sa fureur, embrouilla la route du voleur et le força à rendre .» Le modèle explicite est une histoire fort diffusée en Occident à partir du XIIe siècle et tenue pour vraie. Un juif avait confié à une image de saint Nicolas la garde de sa maison en son absence. Découvrant à son retour que ses biens avaient été volés, il battit l’effigie. Alors saint Nicolas apparut aux voleurs le corps couvert de bleu comme s’il avait été battu en personne et il les força à rendre les biens au juif, qui se convertit. On notera, avec André Vauchez, que saint Nicolas s’en prend non au juif qui a maltraité son image, mais aux voleurs, comme si la réaction du juif était normale puisque la statue et donc le saint n’avaient pas rempli sa fonction. Toujours est-il que le châtiment de l’image rejaillit sur le personnage céleste au point de le marquer physiquement. Le « comme si » — dans notre texte « comme si saint Nicolas, châtié dans son image, avait senti les coups » — permet d’éviter la confusion entre le modèle et son portrait, mais l’histoire pousse malgré tout fort loin l’assimilation entre les deux. Qu’un tel précédent ait été invoqué par un chanoine cultivé du début du XVIe siècle et surtout qu’un tel comportement ait eu lieu à l’époque au sein d’une communauté réformée est assez étonnant; les exemples connus ne se situent pas au même niveau. Pour les chanoines, la statue de la Vierge était plus qu’une simple memoria, bien que le terme soit souvent utilisé par Guillaume. Ainsi, même une œuvre généralement prudente et contrôlée, soucieuse de prévenir les excès, peut laisser affleurer çà et là des attitudes et des croyances plus complexes que seule une lecture intégrale permet de repérer. Mais, je le répète, Guillaume, pas plus que Jean Trithème, n’affirme que l’image fait des miracles, qu’elle est dotée d’une virtus, d’un pouvoir. En revanche, on peut trouver — ce n’est pas une règle générale — de telles affirmations dans des textes qui, sans renoncer pour autant à toute précaution, filtrent moins les croyances liées aux pèlerinages. Ainsi (et j’en arrive au n°8)

23 dans les miracles des XIVe et XVe siècles contenus dans le livre d’or de la confrérie de Notre Dame de Hal ; ils furent enregistrés par ou sous la responsabilité des membres de la fabrique, l’institution, composée de laïcs, chargée des bâtiments et des objets de culte de l’église. À plusieurs reprises, on y trouve des invocations « à la Vierge du Ciel et à son image qui fait de nombreux miracles à Hal », la Vierge n’étant jamais confondue avec sa statue miraculeuse. Un récit datant de 1442 est particulièrement évocateur de l’importance attachée à la statue liée étroitement à son modèle céleste, mais distincte d’elle. L’exemplier en donne une traduction qui doit beaucoup à mon ami Michel de Waha. Je reprends ici l’essentiel. À bord d’un bateau revenant de Terre sainte, un chevalier de Flandre prit en pitié un noble bavarois malade au point que les marins allaient le jeter par-dessus bord. Il lui dit qu’il y avait à Hal, en pays de Hainaut, une image de Notre Dame « qui faisait chaque jour de beaux miracles trop nombreux pour les raconter ». Il lui conseilla d’invoquer l’image, ce que fit le malade. Celui-ci pensa de bon cœur « à Notre Dame et à cette image qui repose à Hal », qu’il ignorait jusqu’alors. Juste avant l’invocation, il vit une quantité d’esprit mauvais voler au- dessus de lui et du bateau ; puis : « dès qu’il eût disposé son cœur ‘sur’ Notre Chère Dame et invoqué cette précieuse image de Hal, il vit se tenir devant lui une belle image de Notre Chère Dame avec son enfant sur le bras et avec un cierge brûlant en main, et tout le vacarme dans l’air [fait par] les ennemis disparut ; et il vit là la belle image qu’il avait priée avec cœur en l’honneur et par respect de la pure Vierge Marie, et aussitôt il commença à récupérer la parole ». Le temps de la vision salvatrice, la Vierge s’est identifiée à sa statue miraculeuse. En 1442, le noble bavarois fit son pèlerinage de remerciement à Hal et raconta sa guérison. Son récit oral, qui n’est pas rapporté tel quel, se montrait peut-être moins attentif que la relation écrite à maintenir malgré tout une distinction entre le modèle céleste et sa représentation. Le pouvoir miraculeux d’une image pouvait se transmettre à ses copies. Un bel exemple est fourni par le texte 9 extrait des miracles de la Madone delle Carcere de Prato. En 1484, une représentation de la Vierge peinte sur un mur d’une prison abandonnée se mit, crut-on, à bouger, ce qui fut à l’origine d’un culte célèbre. Ses miracles furent relatés en 1505 par le juriste Giuliano di Francesco Guizzelmi. Il mentionne notamment des guérisons miraculeuses en liaison les copies de l’image, figures imprimées sur papier ou figures de plomb. C’est le cas dans l’extrait repris.

24 L’auteur en route pour Bologne, passe par Vernio aux confins de la province actuelle de Prato et de la province de Bologne. Il y rencontre un jeune homme souffrant d’un écoulement constant de sang au nez. « Je demandai au jeune homme : “As-tu de la dévotion pour la Madone delle Carcere de Prato”. Il me répondit : “Une très grande”. Je lui dis : “Recommande-toi à sa majesté” (…). Je retirai de ma bourse une madone de plomb faite à la similitude de la Madone del Carcere, et je lui dis : “Regarde ici, celle-ci est la Madone de Prato, recommande-toi à elle de bon cœur, et je lui mis au cou ladite Madone de plomb avec un fil” ; et aussitôt le sang cessa de couler. » La copie est ici carrément identifiée à l’image miraculeuse et en possède la virtus. Avec le texte suivant (n° 11) nous passons à tout autre chose. Il s’agit du procès-verbal de la découverte en 1496 d’une minuscule statuette miraculeuse qui fait encore aujourd’hui l’objet d’un culte. Si les légendes de découverte d’images sont innombrables — beaucoup datant seulement de l’Epoque moderne et s’avérant inutilisables pour le Moyen Âge — je ne connais, dans l’état actuel de mes recherches, qu’un seul procès verbal de ce genre. Peut-être y en a-t-il d’autres ; mais ils doivent être fort rares. La découverte eut lieu à La Voûte, aujourd’hui Lavoûte-Chilhac dans le département de Haute-Loire, en Auvergne. Il y avait là, dans une boucle de l’Allier, un prieuré clunisien en cours de réforme après avoir beaucoup perdu de son importance. Le vendredi 8 juillet 1496, vers 4 h. de l’après-midi, une petite fille du voisinage âgée de six sept ans se trouvait avec une copine au bord de l’Allier, près du pont franchissant la rivière. Elle ramasse un caillou de pierre blanche de gravière et le frappe contre un autre pour en faire jaillir des étincelles. Le caillou se fend et, selon les témoins, notamment des gendarmes logés près du pont, une minuscule image de la Vierge en tombe. — C’est une mini-statuette de 15 millimètres, « un peu plus grande qu’une amande » (Pontvianne), encore conservée dans un reliquaire d’argent du XVIe siècle mesurant 9 cm de hauteur : deux anges portent un cadre où figure la représentation de la Vierge ; en bas les armes de France. — Le même jour, l’image tenue pour miraculeuse fut apportée au prieuré. Le sacristain du prieuré alla trouver le seigneur du lieu pour lui raconter le miracle et lui demander de charger des notaires de recevoir le témoignage des témoins. Leur audition eut lieu les dimanche et lundi 10 et 11 juillet. L’exemplier reprend la déposition préalable du sacristain, le témoignage d’un des gendarmes, celui du lieutenant de la compagnie et l’examen de la statuette. Commençons par celui du gendarme qu’il vaut la peine de lire plutôt que de résumer, pour se faire une idée de l’ensemble du dossier.

25 « Premièrement Pierre Gaultier de la ville d’Anvers, en Flandre, gendarme de la compagnie du sénéchal d’Agenois, âgé de quarante ans environ, dit et atteste par serment, jure et diligemment examine que, vendredi dernier passé (…), il vit la fille de Vidal Romeuf, jeune fille nommée Marguerite de l’âge de six à sept ans, qui leva du chemin une pierre blanche de gravière et dit à une autre fille : “Ferai jeter du feu à cette pierre” et l’autre lui dit que oui ; laquelle Marguerite rua et trébucha ladite pierre qu’[elle] tenait à la main contre une autre tellement que se fendit en deux pièces et au milieu tomba une image de Notre Dame, bien faite et ‘portraite’ et petite. Le susdit déposant [vit cela], car incontinent il y courut et la leva et la vit tomber de ladite pierre et vit le lieu en ladite piere où gisait l’image ; et, voyant la grande merveille, [il] prit ladite image ensemble lesdites pierres et les montra à Vidal Romeuf, père de ladite fille et aussi à Hugues Arnault, cellier de ladite compagnie. Et après survint Mathieu Molnier, serviteur du lieutenant conduisant ladite compagnie qui voulut voir ladite merveille et les prit des mains dudit déposant et les apporta audit lieutenant logé aux moulins de La Voulte. [Le déposant] dit [en] plus que la première fois qu’il la trouva, il ne prit point garde qu’il y eût des fleurs de lis, mais la seconde fois qu’il la regarda avec ledit Romeuf, il la trouva tant gente [jolie] que c’était merveille et à l’heure il s’aperçut qu’il y avait cinq fleurs de lis. » Le témoignage du lieutenant va dans le même sens. Donc ce même vendredi, peu après la découverte, on apporta au lieutenant l’image de Notre Dame dans laquelle il reconnut aussi des fleurs de lis. Notons la fin, car c’est important pour la suite : Et après qu’il l’eut bien vue, il commanda à Mathieu Molnier qui la lui avait apportée qu’il, ensemble la fille, les apportassent à Messieurs du Couvent de La Voulte dans les mains de quelque bon homme ancien pour en faire ce qu’il appartenait [de faire]… ». On remarquera que dans sa demande d’intervention (1er extrait in fine), le sacristain ne manqua pas de souligner la présence de fleur de lys près du portrait de la Vierge, ce qui lui permit de parler d’une démonstration divine pour le roi et la foi chrétienne. L’audition de témoins fut suivie de l’examen et de la description de l’image devant deux autres témoins : « Premièrement [elle] est petite et bien formée de visage, tenant son enfant nu sur le bras sénestre, sa robe émaillée de vert et sur la poitrine une petite tache vermeille à façon d’étoile, son chef découvert, les cheveux pendant blancs. Et [d’] aucuns attestent qu’audit chef, sur un côté, il y a un signe de l’ordre du Roi notre Sire

26 [j’ignore ce que c’est] et avec ce, à l’entour au champ de ladite image, est assuré [que] d’un côté [il] y a trois fleurs de lis et de l’autre côté deux fleurs de lis. ». La photo permet de reconnaître la Vierge tenant l’Enfant, la partie inférieure de sa robe est effectivement verte. En revanche, on ne distingue pas les fleurs de lys. Devant un tel dossier, il n’est sans doute pas de bonne méthode de renoncer à tout positivisme. On peut légitimement se demander ce qui se passa en réalité si l’on ne croit pas au miracle. Une première constatation : le prieuré, dont l’état n’était guère brillant, fut le grand bénéficiaire de l’affaire, il devient rapidement un lieu de pèlerinage. Deuxième constatation liée à la première : le sacristain du prieuré fut sans conteste fort actif ; c’est lui qui demanda l’audition des témoins de la découverte ; c’est lui aussi qui fit enregistrer les premiers miracles. Cela dit, on voit mal comment il aurait manigancé une vaste supercherie impliquant de tels témoins. On peut supposer — supposer seulement — que les choses se passèrent en deux étapes. La première fut la découverte dans la pierre brisée d’un éclat ayant plus ou moins la forme d’une statuette qui, une époque où le merveilleux, le surnaturel, faisait pour ainsi dire partie de la vie, fut interprétée comme une image de la Vierge ; ces gens qui ont vu l’éclat l’ont vu avec les yeux de la foi. La deuxième étape aurait eu lieu après que l’éclat-image eut été apporté au prieuré et avant son examen devant notaires et témoins. Quelqu’un, peut-être l’entreprenant sacristain, pourrait bien avoir retouché l’éclat pour lui donner l’apparence véritable d’une statue miniature de la Vierge avec l’Enfant, et cela pas nécessairement dans un esprit de fraude, mais peut-être simplement pour rendre plus évident ce qu’on croyait être un miracle. Restent les fleurs de lys, déjà reconnues — mais pas immédiatement — par les gendarmes. Autosujestion et retouche au prieuré ?, sans doute ; mais je ne risquerais pas à épiloguer sur la chose. Dernier document avant deux textes en guise d’épilogue, une gravure sur bois de 1520 environ représentant le pèlerinage à la Schöne Maria de Ratisbonne. C’est un document beaucoup plus connu et diffusé que les pièces évoquées jusqu’à présent. J’ai repris une photo de l’exemplaire le plus célèbre, celui qui fut en possession et annoté par Albrecht Dürer en 1523. En février 1519, les juifs de Ratisbonne furent expulsés de la ville et leur synagogue ainsi que le ghetto furent détruits. Durant la destruction de la synagogue, un ouvrier tomba de la voûte et échappa à la mort , ce qui fut attribué au pouvoir de la Vierge. Bien vite le miracle attira les miracles et les pèlerins se rendirent en foules à la Belle Marie, la Schöne Maria, appellation désignant à la fois la chapelle de bois rapidement construite à la place de la synagogue et deux images de culte : une image peinte dans la chapelle représentant une célèbre

27 icône attribuée à saint Luc que l’on vénérait à Ratisbonne et une statue grandeur nature exécutée un peu plus tôt pour la cathédrale que l’on plaça à l’extérieur sur une colonne. Le pèlerinage prit rapidement la tournure d’un mouvement de masse, mais le succès fut éphémère. Des facteurs cumulés eurent rapidement raison du mouvement : la jalousie des clercs des autres sanctuaires, les réticences des autorités ecclésiastiques et civiles vis-à-vis de la sorte de fièvre qui s’empara de pas mal de fidèles ; leur crainte des débordements et les vives critiques de réformateurs, dont Luther. En 1525 déjà, le pèlerinage avait complètement cessé. La xylographie du peintre et graveur Michael Ostendorfer illustre de façon saisissante le pèlerinage. On voit la chapelle de bois près de maisons en ruine du ghetto. Le clocher porte une grande bannière , montrant une image de la Vierge et les clefs papales, allusion sans doute à une indulgence accordée par le pape. À l’avant-plan des gens, dont des malades, implorent avec ferveur, sinon frénésie, la statue de la Vierge (ou la Vierge dans sa statue) en se prosternant, en s’accrochant à la colonne, certains sont même comme tombés sur le sol. D’autre part, la foule, rangée en plusieurs processions, se dirige vers l’image peinte placée sur l’autel de la chapelle et que les portes ouvertes laissent voir. Des offrandes votives, dont des outils et des paniers pendent du porche. On pense d’ordinaire que la gravure fut conçue pour servir de souvenir du pèlerinage et image religieuse. Mais certains, se focalisant sur le culte de la statue, y ont vu soit une parodie, soit la volonté d’opposer le culte illégitime désordonné rendu à la statue au culte bien ordonné de la foule venant en procession auprès de l’image peinte. Cette interprétation repose à la fois sur les comportements des fidèles et le fait que la statue sur la colonne fait penser aux représentations traditionnelles des faux dieux dans l’iconographie médiévale. Mais des sources de l’époque décrivent les comportements en question et même le fait que des fidèles tombaient à terre « comme s’ils étaient frappés d’apoplexie ou par le tonnerre ». Ce qui est représenté n’est donc pas une parodie. Quant à l’opposition entre les pèlerinages légitime et illégitime, elle ne cadre pas avec le texte latin qui se trouve sur une partie des tirages de la gravure, texte auquel on n’a guère prêté attention. « Ô transformation insigne et heureuse due à la main droite divine [transformation] par laquelle la synagogue de la superstition juive de Ratisbonne a été convertie près de cette image en un sanctuaire sacré pour Dieu, là où la pierre de la perpétuelle virginité de la sainte et en tout endroit belle Marie, longtemps rejetée par les perfides, est maintenant devenue pierre angulaire (cf Ps. 118, 22 ; Matth. 21, 42 ; 1 Petr. 2, 7). Des fidèles du Christ qui affluent de toutes parts et en foules avec une grande et inouïe ferveur de dévotion, elle reçoit un culte avec la pieuse vénération qui lui est due et elle opère des miracles ».

28 De deux choses l’une, ou bien les promoteurs du pèlerinage vendirent comme souvenir la gravure en ignorant la critique qu’aurait exprimée Michael Ostendorfer, ou bien celui-ci n’a fait que rendre compte de ce qu’il voyait. Cela dit, la gravure choqua certains. Dürer en fut scandalisé au point de noter en 1523 : « Cette illusion s’est élevée contre la Sainte Écriture et a été tolérée par l’évêque ; en raison de gains séculiers, elle n’a pas été abolie. Que le Seigneur nous aide pour que nous ne déshonorions pas sa chère Mère, que nous ne l’isolions pas du (litt. dans le) Christ Jésus, amen ».

J’en resterai là pour les données antérieures au milieu du XVIe siècle. Je serais bien embarrassé de conclure un parcours qui ne visait qu’à montrer l’intérêt d’une recherche en chantier. Dès lors, je préfère proposer deux textes ultérieurs en guise d’épilogue. Le premier est cité dans un ouvrage tout récent, aussi limpide que passionnant, Nicolas BALZAMO, Les miracles dans la France du XVIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2014. Au centre de ce livre qui couvre un long XVIe siècle, jusqu’aux années 1620, l’auteur place la question suivante « la révolution religieuse du XVIe siècle a-t-elle laissé après elle un monde moins riche en surnaturel que celui qu’elle avait trouvé ? » ; autrement dit, pour reprendre une expression célèbre, y a-t-il eu un « désenchantement du monde » à la suite de cette révolution ? Contrairement aux idées reçues, Balzamo répond fermement par la négative, de façon très convaincante en ce qui concerne les catholiques et de façon quand même plus hypothétique en ce qui concerne les protestants. Du côté catholique, souligne-t-il, la France vers 1600 paraissait « toujours aussi riche en sanctuaires et en hommes venus y chercher un remède aux difficultés de la vie ». Le champ du miracle, le système de croyances dans lequel il s’insère, et les pratiques des fidèles n’ont pas changé ; quant à la hiérarchie ecclésiastique, elle se met la plupart du temps « au diapason de ses ouailles sans aucun désir d’épuration radicale ». J’ai repris la description en 1594 du comportement de fidèles devant la statue miraculeuse de Notre Dame des Ardilliers à Saumur, qui faisait l’objet d’un pèlerinage en plein essor. La description est celle d’un calviniste pour qui les miracles sont impostures des prêtres ou « illusions démoniaques destinées à faire tomber les hommes dans l’idolâtrie » (Balzamo), dont témoignent les attitudes et les pratiques . «Ils l’habillent de vêtements somptueux et en font une poupée, ils la parent de bagues, joyaux, bouquets, couronnes et fleurons, lui allument des cierges, lui offrent de l’encens, se tournent vers elle, la saluent, se mettent à genoux devant, lui présentent des chandelles, parlent à elle et lui font leurs prières et, pour combler leur idolâtrie, la

29 baisent. Et ceux qui n’en peuvent approcher mettent leur chapeau ou leur mouchoir au bout d’une gaule pour la pouvoir toucher jusques même à la faire tomber et lui casser le col, car cela est ainsi advenu. Que si cela n’est adorer une image, si ce n’est idolâtrie, que sera-ce donc ? » Les catholiques pouvaient répondre qu’en bonne doctrine la vénération s’adressait à la Vierge et non à la statue et que, si on s’arrêtait à l’image, c’était un abus de gens simples. Mais ce n’est pas la polémique qui importe ici. Ces comportements dont on ne saurait douter sont les mêmes que dans les derniers siècles du Moyen Âge, sinon même avant. On paraît et habillait les statues ; et les attitudes devant Notre Dame des Ardilliers font immanquablement penser à la gravure représentant le pèlerinage à la Belle Marie de Ratisbonne. Je ne résiste à ce propos à vous montrer une photo, prise il y a une quinzaine d’années, du transfert annuel de la Vierge patronne de Valence en Espagne, la Vierge des Desamparats de son sanctuaire à la cathédrale. Difficile de ne pas parler de permanence d’attitudes. Pour terminer, j’aimerais attirer l’attention sur un texte étonnant que j’ai déjà évoqué ailleurs. On sait que, face aux protestants, la Contre-Réforme ou la Réforme catholique, comme on préfère l’appeler désormais, exalta la vierge Marie. Celle-ci devint le support majeur de l’identité catholique et un instrument d’affirmation et de reconquête. Dans ce contexte, il importait de valoriser les cultes mariaux locaux, centrés quasi tous à l’époque sur une image miraculeuse, sans prêter flanc à la critique protestante selon laquelle les catholiques adoraient toute une série de vierges distinctes tout comme les païens adoraient de nombreuses divinités. Il s’agissait de montrer la compatibilité entre la pluralité des images de culte et l’unicité du personnage céleste. Un jésuite allemand, Wilhelm Gumppenberg, parvint à surmonter le clivage entre particularisme et universalisme dans son Atlas Marianus, vaste inventaire des images miraculeuses de Marie dans le monde (1er éd. 1657-1659 ; 2e éd. 1672). L’Atlas, auquel contribuèrent de nombreux correspondants jésuites, se veut un ouvrage savant qui, dans la seconde édition, celle de 1672, débouche sur une peritia, c’est-à-dire une « connaissance acquise par l’expérience », une « science », des images miraculeuses. Il s’agit d’une sorte d’immense index raisonné et commenté. Les multiples aspects de la figure mariale universelle se déclinent de façon variée dans ses diverses images locales et sont systématiquement répertoriés, avec renvoi aux pages concernées, dans douze chapitres eux-mêmes divisés en plusieurs catégories. Un chapitre concerne les modes d’action de la Vierge, agissant tantôt par elle-même, tantôt par le biais de statues, le catalogue distinguant les paroles des œuvres. Voici ce que Gumppenberg dit sous la rubrique verba:

30 « Ici j’indique certaines statues miraculeuses de la Mère de Dieu qui (sont des statues) parlantes. De la sorte, si les hommes taisent la gloire de la Vierge Mère, les pierres et les bois parlent. Je vais répartir ce catalogue en séries de celles qui avec une voix humaine et distinctement ont salué, se sont plaintes, ont pleuré, ont crié, ont pleuré des larmes de sang, ont chanté, ont approuvé, ont souri, ont réclamé un sanctuaire, et ont prononcé des mots de quelque autre manière ». l’auteur renvoyant chaque fois aux numéros des images concernées. De même pour les opera : « Je ne sais si les actes sont plus merveilleux que les paroles (…). Je vais répartir ce catalogue en séries de celles qui bougent les yeux, ouvrent les yeux, présentent la main, menacent du doigt, cèdent le pas à une autre statue, se rendent invisibles aux ennemis, descendent d’un mur, déchirent leurs parures, déchirent (leurs) vêtements, lèvent le pied, laissent l’empreinte de leurs pas, marchent, tournent le dos, changent leur sein, changent leur visage, arrêtent leurs porteurs, s’avancent contre les ennemis, inclinent la tête, courbent le doigt, écartent les doigts, descendent d’un autel, reçoivent des anneaux, reçoivent des supplications écrites, refusent de revenir». Cela n’a rien d’un exercice de style. Ce que Gumppenberg affirme des images parlantes et agissantes doit être pris au sérieux : pour lui, la parole et le mouvement étaient deux des multiples traits que la Vierge, regardée sans réserve comme l’auteure de ses miracles, distribuait entre ses images. J’avais envie de vous parler de ce texte pour terminer, d’abord, je l’avoue, parce qu’il me passionne, mais aussi parce qu’il marque à la fois une continuité et une nouveauté. Les miracles d’animation d’images proliférèrent à la fin du Moyen Âge, mais jamais, au grand jamais, personne n’aurait pensé en faire un tel catalogue, qui, je le répète, n’est qu’un aspect d’un immense répertoire passant en revue tous les modes possibles d’action de la Vierge dans ses effigies miraculeuses et cela dans un contexte nouveau. La peritia de l’Atlas Marianus montre combien il faut se garder de considérer le genre de croyances qu’elle systématise comme des superstitions médiévales ayant perdu toute consistance à l’époque moderne. Ce que Nicolas Balzamo dit des années 1600 peut être prolongé : le monde du XVIIe siècle reste, au moins pour beaucoup de catholiques, un monde enchanté.

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