er CHRONIQUE CHRONIQUE PLASTIQUES ARTS DES DE LA FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES 1 QUADRIMESTRE 2018 75

M 75 / 1

Aernout Mik, Communitas (2010), vue de l’installation, exposition Communitas, Stedelijk Museum Amsterdam (2013). Photo © Gert-Jan van Rooij. Courtesy carliergebauer, ONT COLLABORÉONT AndrinMuriel Baudinet-LindbergRaya Bergen Véronique Bizern Catherine Sandra Caltagirone Carobolante Jean-Baptiste Cassagnau Pascale Chérel Emmanuelle ColardSandrine CourtensLaurent Clémentine Davin Colette Dubois Annabelle Dupret DusartBenoît Lejeune Anaël MignonOlivier Muller Yogan Nachtergael Magali Pierson Mickaël Eva Prouteau Ravini Sinziana Roman Mathilde Svobodova Karolina Jeffrey Tallane Tiberghien Septembre RÉDACTIONCONSEIL DE Dassonville Chantal Bruno Goosse Lejeune Anaël Anne-Françoise Lesuisse Luntumbue Muteba Toma Eric Van Essche VissaultMaïté AelbrouckJean-Philippe Van

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75 La Fédération Wallonie-Bruxelles/ Fédération La Culture, la de générale Administration a pour vocation de soutenir la littérature, la musique, le théâtre, le cinéma, le patrimoine culturel et les arts plastiques, la danse, l’éducation permanente des jeunes et des adultes. Elle favorise toutes formes d’activi tés de création, d’expression et de diffusion de la culture à Bruxelles et Wallonie- Fédération La Wallonie. en Bruxelles est le premier partenaire de tous les artistes et de tous les publics. Elle affirme l’identité culturelle des francophones.Belges RESPONSABLE ÉDITEUR André-Marie Poncelet Culture la de général Administrateur II, Léopold Boulevard 44 Bruxelles 1080 CHEF EN RÉDACTRICE JamartChristine RÉDACTION DE SECRÉTAIRE Ghizzardi Ivo GRAPHISME Pam&Jenny Pour nous informer de vos activités [email protected] [email protected] > l’art même pas n’est manuscrits des responsable sollicités. non documents et publiés textes Les auteur. leur que n’engagent ------se penche penche se

l'art mêmel'art CINÉMA ? Quelles sont les conditions &

? ? livraison de ? Qu'apporte le cinéma à l'art contem

ème ART CONTEMPORAIN EDITO Si, depuis les années 90, le cinéma est apparu comme des l'un principaux vecteurs au travers duquel penser l'art contemporain, de plus en d'artiste films les aujourd'hui sont nombreux plus à emprunter au registre cinématographique, tant en son langage son économie qu'en et modes de chorégraphient qu'ils temps même en production, dispositifs des en écranique l'image littéralement spatiaux de plus en plus complexes. rapports ces favorisent qui facteurs les sont Quels d'influence porain, et inversement diffusion qu'en de ainsi circuits les et d'exposition production de ces de et d'enseignement amont, filmsd'artiste Cette 75 sur ce champ des écritures singulières que con stitueplus quejamais lacréation filmique et vidéo contri de panel un en contemporaine graphique mais différentes approches des selon qui, butions l'indéniable de compte rendent complémentaires, fécondité des formes et processus qui y sont à ciné-matière, ou l'image de Plasticité l'œuvre. équilibre tout en tension entre narrativité et plas en mise effet-cinéma, et spectacularisation ticité, crise de la représentation du réel, performativité de l'image et de son enregistrement, dispositifs per sources de réinterprétation émancipateurs, ceptifs archivistiques en des mises en récit qui démon tent la fabrique des images, autant de questions abordées en ce dossier qui postule de la capacité à contemporains cinéma au et l'art à commune transgression la et fiction la par-delà reconfigurer des genres notre rapport au réel. JamartChristine chef Rédactrice en

Marie Voignier, Hearing the shape of a drum, 2010, Film HD, Production 6. Berlin Biennial, CAC Brétigny. Courtesy Marcelle Alix, . Photo © Uwe Walter.

M 75 / 2 M 75 / 3 DOSSIER Cinéma & Art contemporain Marie Voignier, Hinterland, prolonge dès le début des années 2000 son Côté Court à Pantin, deux festivals aux projets 2009, Film HD. Production Capricci, CAC Brétigny. Courtesy Marcelle Alix, Paris. Photo : Stofleth. travail cinématographique par un travail d’instal- éditoriaux très distincts, vont devenir les lieux lation à l’exemple de From the other side conçu de diffusion privilégiés de ce cinéma élaboré en 2002 pour la documenta 11 après la réali- par de jeunes artistes. Dans la continuité de sation, à la frontière entre les Etats-Unis et le l’art vidéo, le format court sied aux artistes DU CINÉMA Mexique, de son filmDe l’autre côté. tandis que la question documentaire, ou plus À ce mouvement d’ouverture de l’art contempo- largement du document, imprègne dans ces rain au cinéma répond un mouvement inverse, mêmes années tout un pan de l’art contempo- ET DE L’ART plus récent, de la part du cinéma traditionnel rain. Jean-Pierre Rehm au FID comme Jacky et des lieux de diffusion qui l’incarnent — les Evrard à Côté Court font le même constat : ces festivals mais aussi les salles d’exploitation œuvres sont riches des nouvelles écritures qui CONTEMPORAIN, commerciales—, vers la production d’artistes. traversent l’art contemporain et renouent avec Ce mouvement est d’abord une opération de un cinéma libre et foisonnant, au moment où le Johan Grimonprez, Dial History, curiosité et d’appropriation d’œuvres conçues 1997 une commande du Centre Georges-Pompidou, coproduit par la Documenta 10. cinéma traditionnel s’enferme dans des formes DESCRIPTION exclusivement ou conjointement par et pour le convenues pour des raisons économiques ou marché de l’art. En 2006 par exemple, le fes- dogmatiques. Le court métrage français s’est D’UNE tival de Cannes montrait en sélection officielle appauvri, victime d’un mode de financement hors compétition le film de Douglas Gordon Si l’on regarde ce mouvement selon le prisme basé sur le scenario, tandis que le documen- et Philippe Parreno Zidane : portrait du XXIème plus modeste de la situation française, les taire est verrouillé entre les attentes de la télé- DYNAMIQUE siècle qui sortira en salle dans la foulée de sa années 2000 sont marquées par l’éclosion vision et le modèle de la fiction. présentation cannoise. Le cinéma traditionnel, d’une génération d’artistes qui entrent en Le nouveau souffle qu’apportent alors les films industrie dominante du marché de la culture, a cinéma de manière revendiquée, contraire- d’artistes va se propager en Europe dans l’en- compris que de l’art contemporain émergent ment à leurs précurseurs Pierre Huyghe ou semble de la sphère des festivals de cinéma. des formes et des manières qui peuvent l’enri- Dominique Gonzalez-Foerster. Bénéficiant de Ceux-ci vont ouvrir leur programmation de chir et lui permettre de se renouveler et qu’il l’arrivée dans les musées de l’art vidéo et de manière plus ou moins affirmée, plus ou moins y a ainsi avantage à intégrer les artistes dans l’installation, ceux-ci avaient alors construit leur opportuniste et volontariste aussi, à l’expéri- ses rangs. démarche comme en miroir au cinéma. Jouant mentation et à l’hybridation des genres. CPX Apitchapong Weerasethakul dont on pourrait des notions de durée, de linéarité, d’ellipse, et DOX est créé en 2003 à Copenhague, mêlant résumer le cinéma par ces mots1 : “tout ce qui de leurs références tant formelles que scéna- les milieux de l’art et des galeries à la produc- est imaginable peut être réel” est représenta- ristiques, leurs œuvres étaient moins du cinéma tion audiovisuelle documentaire traditionnelle. tif de cette intégration réussie sur le versant que des précipités, voire des instantanés ciné- En 2006, le Forum, dédié au jeune cinéma recherche à la marge du cinéma commercial. matographiques. Ces jeunes artistes qui, à innovant au sein de la Berlinale, crée “Forum Il obtient la Palme d’or à Cannes en 2010 avec l’instar de Clarisse Hahn, Clément Cogitore Expanded” pour accueillir l’image mouvement Oncle Boonmee tandis que ses installations ou Jean-Charles Hue, sont aussi représentés dans ses formes les plus étendues (Art vidéo, font le tour des grandes institutions muséales en galerie, vont désormais accéder au cinéma installations, performances filmées…). du monde. Steve McQueen, quant à lui, fut le dans le cadre de leur formation en école d’art. Aujourd’hui, une attention grandissante est représentant de la scène britannique émer- Ils y sont aidés par l’évolution des techniques portée aux jeunes artistes et notamment aux gente des années 80, aujourd’hui en pleine numériques qui donnent accès à du maté- étudiants du Fresnoy ou du Royal College of expansion. Son œuvre vidéo est empreinte riel à la fois bon marché et performant. Cette Art de Londres et, ce, même par des festivals Depuis sa création, la Documenta est considérée Cette tendance à la perméabilité entre art du classicisme de la Renaissance et des démocratisation des outils de production qui au plus près de l’industrie audiovisuelle comme comme le lieu où se renouvellent les formats contemporain et cinéma n’est pas chose nou- avant-gardes russes à la fois littéraires, sociales va accélérer la création de passerelles entre art La semaine de la critique ou la Quinzaine des de l’exposition et de l’art en général. En 1997, la velle. Dès 1990, au Centre Georges-Pompidou et cinématographiques. Après Hunger, Caméra contemporain et cinéma coïncide avec d’autres réalisateurs à Cannes, La Berlinale, La Mostra Documenta X entérine la présence de la forme à Paris, la grande exposition Passage de d’or à Cannes en 2008 et Shame en 2011, il facteurs importants dont la création en 1997 du de Venise ou encore le Festival International du cinématographique dans le champ de l’art contem- l’image consacrée aux images contemporaines signe avec 12 Years a slave en 2014 une œuvre studio des Arts Contemporains, le Fresnoy. Le Documentaire d’Amsterdam. Tout festival qui issues de la photographie, de la vidéo et du qui s’inscrit au cœur du marché, coproduite par Fresnoy est conçu comme une école d’art où s’intéresse aux nouvelles formes et aux nou- porain. Vingt ans plus tard, la Documenta 14 acte cinéma, relevait combien les artistes contempo- Brat Pitt et interprétée par plusieurs stars hol- le cinéma, que ce soit dans son acception tra- veaux talents a intégré dans son champ de la reconnaissance concomitante d’œuvres dans les rains avaient investi l’image en mouvement. Elle lywoodiennes. ditionnelle ou en recours aux nouvelles techno- prospection le travail des artistes et les écoles deux sphères. Le cinéaste documentariste Wang révélait aussi comment le cinéma était devenu logies, sera aux postes de commande comme d’art où ces films se fabriquent. Pour certains 2

1. Bing, dont on pouvait voir l’ensemble des films à un vecteur à travers lequel se pensait déjà l’art aime à le dire Dominique Païni . de ces festivals, l’enjeu est désormais de se Kassel, était couronné pour son dernier opus Mrs contemporain, comme s’étaient autrefois pen- Adèle Gratacos, Give my head a sunny job. But down my throat first!, positionner fortement en regard du marché de Fang du Pardo d’or au festival international du Film sés les Beaux-Arts à travers l’Architecture. 2015 Ecole La Cambre – Bruxelles Un nouveau souffle pour les festivals l’art, tout en revendiquant la tradition du cinéma de Locarno au mois d’août dernier. Les nouveaux de cinéma projeté en salle devant un public captif. De son films de Ben Russel, Good Luck, et Naredine Mari, Le Un double mouvement C’est aussi dès le début des années 2000 que côté, ce nouveau type d’œuvres qui mêlent fort des fous, étaient dans le même temps exposés à Cet intérêt de l’art contemporain pour le cinéma certains festivals vont participer activement à la cinéma expérimental, documentaire, fiction, Kassel et sélectionnés à ce même festival. s’est d’abord traduit par l’accueil, en galeries et circulation des œuvres entre les deux univers. et dont le qualificatif essai est déjà réducteur, institutions muséales, de cinéastes reconnus Les festivals historiques tournés depuis leur questionne, de fait, les habitudes de classifi- qui ont ainsi poursuivi leur travail cinématogra- création vers l’avant-garde et le cinéma expé- cation relayées par les festivals que l’industrie phique du côté de l’installation. Harun Farocki, rimental — en Allemagne, le festival de court cinématographique tend à cultiver et à contrô- cinéaste documentariste berlinois né en 1944, métrage d’Oberhausen et aux Pays-Bas, le ler. sans doute le plus important de sa génération, festival de — ont ainsi accompagné construit dès 1996 des œuvres multi écrans qui à la fois la mutation du cinéma expérimental et spatialisent les effets du montage et augmen- celle de l’art vidéo. 1 In Artpress n°431 “Apitchapong Weerasethakul, Mysterious object at tent la puissance critique de sa production ciné- En France, le FID à Marseille, au départ docu- noon“ matographique. Chantal Akerman, de son côté, mentaire, et le festival de courts métrages 2 In Artpress 2 n° 45 “L’effet Fresnoy”

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 4 M 74 / 5 DOSSIER Cinéma & Art contemporain quelles nous avons accès au gré de projections Luc Godard en est aujourd’hui la plus specta- équivalente à celui de Sylvia Kristel, Paris, le film Virgil Vernier, Mercuriales, 2014, Production Kazak Productions de fin d’études, témoigne d’un foisonnement de culaire incarnation. C’est donc une figure qui de l’artiste Manon de Boer formée à l’Académie propositions filmiques qui, si elles sont parfois réapparait aujourd’hui avec cette génération des Beaux-Arts d’Amsterdam, d’abord exposé balbutiantes, sont toujours fortes d’un geste qui sort des écoles d’art. Ces toutes dernières en galerie et projeté au FID en 2003, puis dans artistique personnel et d’un désir d’explorer années, des producteurs intéressés par la sin- de nombreux festivals et dix ans plus tard, à la de nouvelles manières de faire et de nouvelles gularité de leur approche narrative et formelle mort de Sylvia Kristel, diffusé sur la chaine Arte. formes narratives. et par leur capacité à inventer des processus D’autres producteurs font le choix de produire Le cinéma est ainsi devenu l’un des médiums de création qui s’accordent à des économies résolument dans le champ cinématographique utilisés par les étudiants en art malgré les exi- restreintes ont entrepris d’accompagner ces des œuvres qui se fabriquent en dehors des gences propres à ce mode d’expression, sou- artistes-cinéastes. règles habituelles du milieu. Ils travaillent à vent en contradiction avec l’organisation des En France la société Anna Sanders Film fait permettre aux artistes de penser leurs œuvres études en écoles d’art. Exigence en terme de figure de précurseur. Elle est créée en 1997 par comme des objets qui pourront sortir en salles production, parce que faire un film réclame les artistes Pierre Huyghe, Philippe Parreno, et trouver leur public, à leur ouvrir l’accès aux Manon De Boer, Sylvia Kristel, plus de temps qu’un autre mode d’expression ; Dominique Gonzalez-Foerster et Charles de financements et à la diffusion cinématogra- Filmstill Paris 2003 exigence en terme de linéarité du récit et de Meaux afin d’ancrer un peu plus leurs films dans phique et à voir ces réalisateurs reconnus par monstration parce que le cinéma se pense le cinéma, intégrant notamment leurs modes de la sphère du cinéma. Ces producteurs, aux “mono-bande” et se projette. Or l’accrochage visibilité en festival et en salle. C’est cette même démarches personnelles variées, sont mus sous forme d’installation dans un espace d’ex- société qui coproduit le cinéma d’Apitchapong par le désir de préserver la singularité du travail teurs est primordial car il s’agit aussi de sou- dans le cinéma tant de Steve McQueen que Dans les écoles d’art position (auquel est attachée une certaine tra- Weerasethakul depuis Mysterious object at dans sa forme et sa méthode et de produire des tenir sur la durée, c’est-à-dire de film en film, le d’Apitchapong Weerasethakul lesquels, chacun Cet intérêt des festivals de cinéma pour les dition de l’art) est valorisé dans des écoles où Noon (2000) et Blissfully Yours (2002). œuvres qui rompent avec le diktat du scénario développement et la reconnaissance du travail. à leur manière, construisent une narration puis- travaux de jeunes artistes à peine diplômés, la capacité à montrer son travail constitue une A sa suite, de jeunes sociétés se sont claire- régnant sur le cinéma international traditionnel. Il faut miser sur la persévérance et espérer que sante mais qui s’infléchit et se voit mise en crise a valorisé et encouragé une pratique cinéma- part importante de l’évaluation des étudiants. ment engagées dans le champ du film d’artiste Mais, que ce soit du côté des films qui se les films trouvent petit à petit des relais d’opi- au fur à mesure qu’elle progresse. Il s’agit de tographique revendiquée, tant de la part des Ce que du cinéma l’école d’art propose à ses et s’installent sur une frontière où il s’agit de produisent à la frontière du monde de l’art et nion attentifs et un réseau de salles assurant remettre en question le système spectaculaire étudiants que des enseignants des écoles étudiants relève essentiellement d’une ouver- produire les films, le plus souvent des œuvres du cinéma ou qui voient le jour au cœur de leur succès de même que leurs producteurs, un qui fonde le cinéma grand public pour lui préfé- d’art. Voir ces travaux présentés en salle avec ture à une pratique cinématographique où l’éla- hybrides entre essai et documentaire, autant la production cinématographique, il ne s’agit retour sur investissement. Justine Triet, Benoit rer un art de la distance, une distance octroyée d’autres films, selon le dispositif de projection boration et la construction des films prennent pour et par le cinéma que pour et par le monde pas d’un grand mouvement dans l’histoire du Forgeard, Virgil Vernier, Clément Cogitore, aux personnages et qui entre en résonance cinématographique — plutôt que de l’accro- le risque de la légèreté, sinon du bricolage. de l’art. Le festival CPH DOX notamment, cinéma — ni dans celle de l’art contemporain. Sophie Letourneur, Matti Diop, Jean Charles avec celle du spectateur. chage selon les critères de l’exposition — per- Les étudiants sont ainsi invités à entrer dans accompagne cette démarche de production Ces œuvres souvent radicales ou insolites, Hue, Eric Baudelaire, Olivier Zabat, Clément C’est bien sûr aussi l’expérience du spectateur met de réaliser combien les œuvres peuvent le champ cinématographique non pas du côté au sein d’un forum de coproduction qui mêle les même lorsqu’elles sont produites pour le Cogitore, Damien Manivel, pour ne s’en tenir que le cinéma modifie dans l’art contemporain. être conformes “au format cinéma”. de son industrie mais de son artisanat, là où acteurs traditionnels du financement de l’audio- cinéma, restent à la marge d’une industrie aux qu’au plan hexagonal, composent cette pre- Là où l’installation peut faire du spectateur La place du cinéma s’est d’abord affirmée aussi les films se font avec les moyens dont on visuel et ceux du marché de l’art. Cette pra- mains du cinéma commercial. Leur trajectoire, mière génération d’artistes qui, dès leur premier un simple promeneur, réduit à l’errance par- dans les écoles d’art comme référence cultu- dispose. Et tandis que l’arrivée du numérique tique reste pourtant délicate et tend finalement de la production jusqu’à leur diffusion, est sou- long métrage, se voient reconnus comme par- fois, le film convoque d’emblée une densité à relle, prisme à travers lequel il était possible de permet de débarrasser le cinéma de sa lour- à privilégier, selon les œuvres, leur diffusion vent fragile, incertaine et ne constitue en rien un ticipant pleinement de la jeune scène cinéma- la fois sensorielle et intellectuelle. L’œuvre qui penser l’art. Mais c’est aussi un paradigme qui deur technologique, l’autonomie dans laquelle dans le champ du marché de l’art au détriment modèle éprouvé. Elles sont pourtant défendues tographique française. se déploie toujours à la fois en tant qu’objet et sert à penser des pratiques artistiques, et cela se construit l’étudiant en cinéaste l’invite à se du cinéma ou au contraire dans le champ de par une critique très attentive aux nouveaux Une porosité réjouissante pour une expérience en tant que processus, oblige le spectateur à d’autant plus que les questions qui le traversent conduire, envers et contre tout, comme un l’exploitation cinématographique au détriment entrants et aux nouvelles propositions, et par- de spectateur renouvelée s’y confronter. Le temps et l’ellipse, propres depuis toujours — le récit, la représentation du artiste. du marché de l’art. Les deux logiques écono- fois même extrêmement enthousiaste comme L’histoire du cinéma et de son industrie a tou- au cinéma, construisent une réceptivité qui réel — sont désormais de plus en plus celles de miques s’avèrent peu compatibles : quand le lors de la sortie en France de Mercuriales de jours été le lieu d’une bataille contre un cinéma entraîne le spectateur vers une dimension de l’art contemporain. L’intérêt des producteurs marché de l’art indexe la valeur de l’œuvre sur la Virgil Vernier ou de Mange tes morts de Jean- dominant, dominé par le scenario. Pour y résis- perception profonde et étendue, à la manière En France et en Belgique, le cinéma tend à s’in- Cette figure de l’artiste en cinéaste et du rareté et le nombre d’exemplaires, spéculant sur Charles Hue. Leur sortie en salle, le plus sou- ter, certains cinéastes ont recours à une forte d’un état de conscience modifié. S’ouvre alors tégrer de plus en plus dans les écoles d’art au cinéaste en artiste qui conçoit son désir de le temps, le marché cinématographique s’inscrit vent à l’initiative de distributeurs aux moyens exigence plastique comme David Lynch ou un troisième espace, entre celui du réel et celui même titre que les autres mediums. En Suisse, cinéma dans une immédiateté de la fabrication, dans une économie industrielle du multiple, joue modestes, pâtit d’un accès restreint au parc encore Raoul Ruiz dans les années 80 et 90, imaginaire, celui où la mémoire du spectateur les écoles d’art de Genève et de Lausanne, de réalisant son film en atelier comme s’il faisait sur la nouveauté des œuvres et leur exploita- de salles et de campagnes de communica- pour citer deux cinéastes aux styles excessi- se confronte à celle de l’auteur. Cette troisième et de Zürich, ont créé des départe- n’importe quelle autre pièce plastique est loin tion la plus large possible sur une période de tion insuffisantes. Mais ce manque de visibilité vement singuliers et différents, sinon opposés. zone, chère à Serge Daney3, où l’œuvre nous ments cinéma. Les propositions pédagogiques d’être une figure nouvelle. Elle est omniprésente plus en plus courte. Tout est aussi question auprès du public est le sort de tout un pan du Si l’on peut voir aujourd’hui l’engouement pour regarde autant que nous la regardons et nous sont toutes singulières, propres à chaque école dans le cinéma expérimental et de la marge, de de désir et de croyance qui se résume en une cinéma dès qu’il tente d’explorer des chemins la série comme une nouvelle marque de la révèle un certain fragment de vérité. et même à chaque enseignant, le plus souvent Michael Snow à Jonas Mekas en passant par question : quel sera le marché le plus à même de traverse tant en termes de réalisation, de victoire du scénario sur l’ensemble du monde Catherine Bizern cinéaste lui-même. Mais partout, se retrouvent Stephen Dwoskin mais aussi Chantal Akerman de valoriser l’œuvre et son auteur ? Rares sont production que de distribution. cinématographique, l’arrivée de plasticiens une même revendication de liberté, voire d’uto- et Philippe Garrel dans les années 70, et Jean- les films qui peuvent se vanter d’une trajectoire Dans ce contexte, l’engagement des produc- dans le champ du cinéma peut en être le con- pie et l’intention d’amener les étudiants à culti- tre-feu actuel. ver un rapport de conscience à l’acte de créa- Ce désir de plasticité a pour effet de revalori- tion. Il ne s’agit pas d’apprendre ni la mise en ser la mise en scène jusque dans des formes Après les Rencontres du cinéma documentaire en Seine Saint Isabel Pagliai, Isabella Mora, Denis, Catherine Bizern dirige le festival international du film scène ni la technique, mais d’un “Learning by 2015, Production Le Fresnoy maniéristes voire performatives ou concep- EntreVues à Belfort de 2006 à 2012. Elle assure ensuite la doing” qui permet d’interroger tant la démarche tuelles qui rappellent le temps du cinéma muet. programmation de différentes manifestations dont Cinéma du que le savoir-faire dans une dynamique toujours Ce retour à un langage cinématographique Québec à Paris et Le Jour le plus Court et collabore depuis à réagencer. Il s’agit d’inciter à la recherche que l’on pourrait qualifier d’originel donne nais- 2013 au festival International du film de Locarno. En 2018 conceptuelle, au mélange des écritures et au sance à des films où l’on s’intéresse au sort des elle entame une collaboration avec le festival Côté Court à Pantin, dans le cadre de la compétition “Nouveaux medi- renouvellement des récits et des représenta- images autant qu’à celui des personnages. On as” consacrés aux installations, à la VR et aux œuvres non tions et surtout de prévenir toute reproduction y trouve une tension qui nait d’un équilibre entre linéaires destinées au web. A partir de 2000, elle mène aussi du cinéma par le même. narrativité et plasticité. Un cinéma de vibration une activité de productrice indépendante et de consultante Certains films ainsi fabriqués sont particulière- qui serait la traduction à la fois intelligible et sen- en écritures cinématographiques. Elle intervient par ailleurs à la FEMIS, aux Ateliers Varan à Paris et à l’Ecole Nationale ment aboutis, d’autres s’apparentent davantage sible du monde. Ce cinéma cherche à troubler, des Beaux Arts de Cergy Pontoise. Elle collabore également à des croquis, à des tentatives, des expérimen- faire trembler les apparences et mettre en crise à la revue ARTPRESS. Matti Diop, Mille Soleils, tations. Mais l’ensemble de ces œuvres, aux- 2013, production Anna Sanders la représentation du réel. Ce que l’on retrouve 3 In “Persévérance, entretien avec Serge Toubiana” POL, 1994

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 6 M 75 / 7 DOSSIER Cinéma & Art contemporain encombrantes et plus performantes, que son recours 1 Steiner B., “Film as method of thinking and working”, Paletten n°225, January Les années 1990 furent marquées par une forte présence se fait plus fréquent. À la nécessité d’une mise au noir 1996. du cinéma dans les pratiques artistiques, que ce soit du white cube, répond une image libérée de sa boîte 2 Que l’on pense au filmMetro-Goldwyn- télévisuelle dont le mode de diffusion se rapproche alors Mayer (1975) de Jack Goldstein, aux des- en tant que référent ou que médium. Les artistes pro- sins Men In The City (dès 1979) de Robert singulièrement de l’expérience cinématographique. Longo ou aux photographies Untitled Film longent l’histoire du found footage — réemploi d’images Stills (dès 1977) de Cindy Sherman. filmées existantes — (Pierre Bismuth, Stan Douglas, Du cinéma dans l’exposition ? 3 Cf. Schlehahn B., “Techniques of the Kendell Geers, Christoph Girardet, Christian Marclay…) Spatial Image: The Development of Filmic DU CINÉMA Que ce soit dans les expositions ou dans les recherches Media from the Late Nineteenth Century”, et celle du remake (Brice Dellsperger, Christoph théoriques et historiques4, Stan Douglas apparaît Douglas S. et al. (ed.), Beyond Cinema: the Art of Projection. Films, Videos and Draeger, Christelle Lheureux, Steve McQueen, Rainer comme l’un des premiers de cette génération à abor- Installations from 1963 to 2005, Ostfildern- Oldendorf…), usent de références thématiques, des DANS L’ART : der de manière directe le cinéma. Dès 1986, il conçoit Ruit, Hatje Cantz, 2006. Overture : montage de deux films 16 mm muets montrant 4 Overture (1986) est l’œuvre la plus techniques et du langage cinématographiques dans la ancienne de la partie contemporaine de production d’objets ou de performances (Fiona Banner, une caméra embarquée dans un train roulant dans les l’exposition Hall of Mirrors: Art and Film Rocheuses canadiennes, images sur lesquelles est pro- since 1945 (MOCA, Los Angeles). De Rosa Barba, Philippe Parreno, Paul Pfieffer, Sam Taylor- VERS même, Erika Balsom en fait l’exemple initial Wood…) et, bien évidemment, produisent des images en jetée la lecture en voix off d’extraits d’À la recherche du de l’appropriation du cinéma par les artistes temps perdu de Marcel Proust. Le septième art envahit contemporains dans Exhibiting Cinema: mouvement dans lesquelles ils délaissent les expérimen- (Amsterdam, Stan Douglas, Overture, alors progressivement les pratiques artistiques, ce qui Cinema in Contemporary Art tations sur le médium propres aux premières décennies UN RETOUR 1986. Single-channel 16 mm film projection, 6 min (loop), black and white, sound. Amsterdam University Press, 2013, p. 10). Dimensions vary with installation © Stan Douglas. Courtesy the artist and David Zwirner, se voit pris en compte assez tôt dans les expositions 5 Outre celles déjà citées, L’Effet c i néma de l’art vidéo pour explorer des narrations et un langage New York/Hong Kong jusqu’à devenir un marqueur des événements liés à la (Musée du Luxembourg, Paris, 1995), tirés du septième art. célébration du centenaire du cinéma en 1995-965 avant Scream and Scream Again: Film in Art AU RÉEL ? (Museum of modern Art, Oxford, 1996), une prise de conscience plus large encore lors des édi- Spellbound: Art and Film (Hayward Gallery, tions de 1999 et 2001 de la Biennale de Venise. Londres 1996) et une présence marquée des Dans cette décennie, la critique — artistique et cinémato- artistes envisagés ici lors de la 3ème graphique — va s’intéresser à ces productions et tenter Biennale de Lyon : installation, cinéma, de les qualifier. Différentes expressions émergent pour vidéo, informatique (1995). 6 Royoux J.-C., “Pour un cinéma d’exposi- Ce regard des artistes sur le cinéma, perceptible dès son les caractériser et les rassembler : Jean-Christophe tion”, Omnibus n°20, avril 1997. origine, n’est pas un fait nouveau mais ce qui frappe dans Royoux postule un “cinéma d’exposition”6, un dossier du 7 Art Press n° 262, novembre 2000 p. 22. les années 1990, c’est de voir à quel point la présence magazine Art Press évoque l’idée d’un “cinéma après les 8 Dubois P., “Un "effet cinéma" dans 7 l’art contemporain”, Cinéma & Cie n° 8, du cinéma sur la scène de l’art est large. Sans former un films” ou d’un “autre cinéma” , Philippe Dubois annonce automne 2006. L’Effet Fi lm était le titre mouvement cohérent, ni même chercher à être théorisé un “effet film” ou “effet cinéma”8, Chris Dercon défend d’une exposition qu’il organisa en 1999 à la par les artistes, le cinéma apparaît comme un moyen ou un “cinéma tertiaire”9, Pascale Cassagnau un “troisième galerie Le Réverbère II à Lyon. 10 11 9 Dercon C., Où va le cinéma ? De la salle un outil de travail. Dès 1996, Barbara Steiner postulait cinéma” , Luc Vancheri un “cinéma contemporain” , au musée : quelle visibilité pour le cinéma ?, “le film comme méthode de pensée et de travail”1. Si la tandis que les Anglo-Saxons privilégient les termes de colloque, Centre Georges- Pompidou, mouvance est internationale, il semble toutefois s’agir post-cinema12, d’artist’s cinema13 ou de gallery films14… Paris, 3 décembre 2008. 10 Cassagnau P., Future Amnesia, enquêtes d’un effet de génération : celle d’artistes nés autour des Les propositions sont nombreuses et marquent à la fois sur un troisième cinéma, Paris, Isthme, années 1960 qui commencent leur carrière dans les l’importance du phénomène et la difficulté de s’en saisir. 20 07. années 1980 et développent un nouveau rapport au Elles orientent pourtant l’identification de ces pratiques 11 Vancheri L., Cinémas contemporains, du film à l’installation, Lyon, Aléas édition, cinéma. Elle constitue la première génération qui va le vers le champ du cinéma, ce qui n’est pas sans sus- 2009. découvrir aussi bien en salle obscure qu’à la télévision et citer des résistances, notamment chez certains de ses 12 “From Cinema to Post-Cinema”, Leighton T. (ed.), Art and the Moving Image, qui, plus tard, bénéficie des premiers magnétoscopes, théoriciens. Jacques Aumont souligne avec justesse que a Critical Reader, , Tate Publishing, appareil qui a fait du film un objet transportable, visible toute production d’images en mouvement ne signifie Afterall, 2008. dans l’intimité du foyer et manipulable. Le film peut être pas pour autant cinéma15 et s’accorde avec Raymond 13 Connolly M., The Place of Artists’ Cinema: Space, Site and Screen, Bristol, ainsi regardé tel qu’il ne l’a jamais été. Cette génération Bellour à définir le cinéma par “la singularité historique Chicago, Intellect, 2009. Elle emprunte le profite aussi des travaux de leurs ainés, telle une partie et formelle de son dispositif”16. terme à Ian White. Douglas Gordon, 24 Hour Psycho, 1993 de la génération des appropriationnistes américains qui, Si ce débat fut aussi nécessaire que stimulant, à faire 14 Fowler, C., “Into the light: Re- Installation view Tramway, 1993. considering off-frame and off-screen space Courtesy Studio lost but found, Berlin © Studio lost but found / VG Bild-Kunst, Bonn 2018 dans leur attitude critique vis-à-vis de la représentation d’une identification au cinéma l’horizon unique des in gallery films”,New Review of Film & Photo © Heidi Kosaniuk from Psycho. 1960. USA. Directed and Produced by Alfred et des images médiatiques, vont emprunter directement recherches, on a parfois occulté celui des œuvres. Ce Television Studies 6, 2008. Hitchcock. Distributed by Paramount Pictures. © Universal City Studios. ou indirectement au cinéma2. Il faut souligner, en France, sont pourtant d’autres aspects qui apparaissent en 15 In Aumont J., “Que reste-t-il du ciné- ma ?”, Traficn° 79, 2011, p. 96. le rôle d’Ange Leccia, enseignant à l’École supérieure revenant à elles et aux propos des artistes. La manière 16 Bellour R., “D’un autre cinéma”, Trafic n° d’art de Grenoble dès 1985, puis au Pavillon du Palais dont Stan Douglas évoque son travail est édifiante. Il 34, 2000, p. 6. Il complète : “La projection vécue d’un film en salle, dans le noir, le de Tokyo, dont les productions filmiques ou vidéogra- souligne d’abord l’importance du choix des supports, temps prescrit d’une séance plus ou moins phiques en appellent au cinéma de même que ses arran- déterminé par le sujet abordé : “Hors-Champs et Evening collective, est devenue et reste la condition gements sculpturaux en utilisent les constituants (via le étant basés sur la télévision, ce ne pouvait être que de d’une expérience unique de perception et de mémoire, définissant son spectateur et recours à la projection cinématographique notamment). la vidéo. [...] On croit souvent qu’un médium est trans- que toute situation autre de vision altère D’autres facteurs peuvent expliquer cette confrontation parent, mais chacun d’eux est utilisé différemment en plus ou moins. Et cela vaut seul d’être 17 appelé “cinéma”.” Bellour R., La Querelle des artistes au cinéma. Outre l’émergence de nouveaux fonction du temps et du lieu” . Fondé sur le cinéma, des dispositifs. Cinéma – installations, standards d’enregistrement vidéo plus légers et plus Overture est, logiquement, en 16 mm. Deuxième expositions, Paris, P.O.L., 2012, p. 14. maniables (le Hi8 chez Sony en 1985 parmi d’autres), aspect fondamental, Douglas rejette la question de la 17 Storr R., “Stan Douglas, l’aliénation et la proximité. Interview”, Art Press n° 262, Douglas Gordon, 5 Year Drive-by, 1995 c’est surtout la généralisation de l’usage du vidéopro- seule image en mouvement au profit de celle relative à novembre 2000, p. 27. Video Installatio. Dimensions variable. Installation view Twenty Nine Palms, 2001 jecteur qui va bouleverser le mode d’appréhension des l’espace : “En tant qu’artiste, j’ai été amené à identifier 18 In Douglas S., Eamon C., “Regarding © Studio lost but found / VG Bild-Kunst, Bonn 2018 shadows”, Photo © Studio lost but found / Kay Pallister. Courtesy Studio lost but found, Berlin images en mouvement dans l’exposition. Si ce dispositif mes travaux filmiques à de la «sculpture» pour certains in Beyond Cinema: the Art of From The Searchers. 1956. USA. Directed by John Ford. Produced by Merian C. Cooper, Patrick Ford and C.V. Whitney. Projection, op. cit., p. 17. Distributed by Warner Bros. © Time Warner Entertainment Company. L.P. existe depuis plusieurs décennies et se voit utilisé par musées, juste pour les empêcher de décider de trans- 3

2. les artistes depuis le milieu des années 1960 , ce n’est férer mes films sur DVD et les projeter avec des pro- que dans les années 1980, grâce à des machines moins jecteurs LCD merdiques”18. Plus qu’une simple image

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 8 M 75 / 9 DOSSIER Cinéma & Art contemporain cinéma. On note, de nouveau, que le projet ne se limite 25 Par le biais d’un jeu sur une mythologie autour des origines de la ville et l’intro- pas à la production d’un film. Dans les performances que duction d’une famille déménageant dans l’artiste réalise entre 2009 et 2012, c’est le scénario et Streamside Day et le biais d’un montage potentiellement les espaces de tournage que le visiteur, (image et son) très précis dans Untilled. 26 Après la sortie du cinéma, envisagée mué en personnage, découvre par une balade citadine, par Érik Bullot comme inhérente à son révélant le désir de Gonzalez-Foerster d’habiter physique- histoire (Bullot É., Sortir du cinéma, histoire virtuelle des relations de l’art et du ment la fiction depuis ses premières chambres jusqu’à ses cinéma, Genève, MAMCO, 2013), c’est à récentes apparitions dans lesquelles elle incarne des per- une seconde déterritorialisation que nous sonnages historiques ou de fiction. Cette idée d’un “film assistons. 27 27 Cf. Hoffmann J, “Somewhere between sans image” — en tous les cas, sans image filmée — est the raindrops: leaving the grey and entering perceptible dans certains des travaux d’Ariane Michel. the colour”, in Dominique Gonzalez- Foerster, Nocturama, León, Musac, 2008, Tube Safari (2012) fait des couloirs de la station de métro p. 31. Condorde à Paris une séquence cinématographique : elle couvre les panneaux d’affichage de zooms et de reca- Pilvi Takala, Real Snow White, 2009, vidéo, 9:15 min, Carlos/Ishikawa & Courtesy Stigter van Doesburg drages sur des images publicitaires transformant la sta- tion en pellicule cinématographique dont le défilement Pierre Huyghe, Untilled, est activé par le déplacement de l’usager. La Rhétorique 2011–12. Alive entities and inanimate things, made and not made des Marées (2015) est une exposition collective organisée par l’artiste sur la côte bretonne. Elle lui sert de lieu de tournage pour un triptyque vidéo dans lequel les œuvres produites par les artistes viennent narrer une histoire Dominique Gonzalez-Foerster, Bonne Nouvelle, Station Cinéma. 2001, RATP, Paris des gestes créateurs tout autant qu’une colonisation de Photo © Dominique Gonzalez-Foerster l’espace par l’homme. Si vidéo il y a, la situation réelle lui préexiste et est la condition même de son apparition. Dans ces travaux, le cinéma apparaît davantage un moyen à projeter, c’est bien de la construction d’un espace Le retour au réel21 19 Pour R. Bellour, chaque installation tout autant à un désir de cinéma qu’à la ferme volonté de qu’une fin : un mode d’intervention dans l’espace public, “invente en chacune de ses occurrences par et avec les images qu’il s’agit. L’agencement des À ce réinvestissement des constituants du cinéma répond son dispositif propre (qui peut aussi varier travailler dans ou avec l’histoire et l’espace social, comme une forme de cinématographie du réel et la possibilité de images et des écrans accompagne, guide, détermine chez de nombreux artistes (souvent les mêmes), la volonté notablement selon les contextes et les le confirment les travaux précédant et suivant Remake. Il conserver la trace d’une intervention. Le film n’est plus lieux). Ce dispositif doit ainsi, avant tout, la vision de ce qui n’est plus seulement une projection, d’examiner et d’en rejouer la dimension sociale : établir être chaque fois spécifié, dans la mesure apparaît vite que le travail de Huyghe s’offre comme l’im- alors l’objet principal du projet, mais un enregistrement mais une installation. Les formes sont alors multiples, une communauté éphémère et déliée autour d’un objet où il induit une expérience tout inattendue, position d’une situation dans le réel et l’observation de ses plus ou moins fidèle, plus ou moins fictionnalisé d’un acte comparable à nulle autre, ouvrant par-là chaque installation définissant un rapport aux images et d’un moment. Douglas Gordon se fait connaître en de nouvelles conduites.” Bellour R., effets. Si dans L’Ellipse (1998), il demande à Bruno Ganz réel. Pour The Battle of Orgreave (2001), re-enactment 19 In La qui lui est propre : de Sam Taylor-Wood qui fantasmait 1993 avec 24 Hour Psycho, la projection du film d’Hitch- Querelle des dispositifs, op. cit., p. 49. de venir jouer une marche dans Paris sans doute jamais d’un affrontement historiquement marquant entre mineurs l’illusion d’une continuité spatiale d’un écran à l’autre – et cock (1960) ralentie pour atteindre une durée de vingt- 20 Permettons-nous de renvoyer ici à notre interprétée (ou du moins coupée au montage) dans L’A m i et policiers sous l’ère Thatcher, Jeremy Deller délègue article “Le format de la séance appliqué donc la reproduction factice du lieu filmé – (Travesty of quatre heures. La théoricienne Sandra Lischi évoque “le à l’exposition de l’image en mouvement” américain (1977) de Wim Wenders afin de réintégrer cette la réalisation du documentaire au réalisateur Mike Figgis, a Mockery, 1995 ; Third Party, 1999) aux vastes polyp- cinéma comme mémoire, comme fresque gigantesque publié dans le n° 2 de la revue en ligne nouvelle séquence contemporaine dans la chronologie se concentrant sur la mise en œuvre de la reconstitution tiques d’écrans déployés dans les expositions par Eija- de l’imaginaire collectif [...]”22. Ces idées, présentes chez exPosition en 2016. initiale du film, ses projets suivants tendent de plus en plus et, en amont, sur un important travail de recherche his- 21 Nous empruntons ici le titre de l’ouvrage Liisa Ahtila, Doug Aitken, Isaac Julien, Aernout Mik, Gordon, se trouvent accentuées par la logique interne d’Hal Foster : Le Retour au réel (Bruxelles, à une existence en dehors de la seule captation des situa- torique. Ce qui importe dans Re-enactments (2001) qui Julian Rosefeldt et tant d’autres qui proposent une expé- des œuvres. Vu leur durée extrême, il n’hésite pas à La Lettre Volée, 2005). tions créées. Pour Streamside Day (2003), il invente une voit Francis Alÿs marcher dans les rues de Mexico une rience spatialisée des images et d’un récit qui s’édifie organiser des événements spéciaux pour assurer une 22 Lischi S., “La vidéo, rêve du cinéma”, célébration dans une ville nouvelle aux États-Unis. Dans arme à la main jusqu’à son arrestation ou Real Snow White in Vidéo Topiques Tours et retours de l’art par le montage temporel des séquences filmées, mais diffusion complète de 24 Hour Psycho ou plus longue à vidéo, , Musées de Strasbourg, Untilled (2012), il aménage le compost d’un parc lors de la (2009) dans lequel Pilvi Takala tente de pénétrer dans aussi par le regard panoptique du visiteur, voire souvent 5 Year Drive-By (1995) dans laquelle La Prisonnière du Paris, Paris-Musées, 2002, p. 37. Documenta 13 de Kassel avec des éléments organiques un parc d’attractions déguisée en personnage de fiction, par son déplacement entre les images qu’il ne peut plus désert (1956) de John Ford est ralenti pour correspondre 23 In Debbaut J., “Jan Debbaut and et inorganiques. Les films issus de ces événements sont mettant à jour les contradictions inhérentes au fonction- Douglas Gordon... in conversation (con- embrasser d’un seul regard. à sa durée diégétique de cinq ans. C’est d’ailleurs sous tinued)”, in Douglas Gordon Kidnapping, moins l’unique trace documentaire du geste artistique nement de la multinationale Disney, c’est bien l’exécution La question est de penser un espace spécifique d’ex- la forme du drive-in que l’artiste avait pensé l’œuvre qui Eindhoven, Stedelijk Van Abbemuseum, qu’une forme de mise en récit25 de situations qui peuvent du geste, sa présence et sa confrontation avec l’espace périence plutôt que de se contraindre à celui imposé fut exploitée comme telle le temps d’un week-end dans 1998, p. 173. se poursuivre au-delà des images et de la présence de public et les structures sociales qui prévalent. Dans ces 24 Les patients d’hôpitaux psychi- par la salle obscure, héritée de l’architecture théâtrale. le désert Mojave près de Twentynine Palms en 2001. Ce atriques chez Javier Téllez, les classes l’artiste : pensé sur le mode du rituel, Streamside Day est deux cas, il ne s’annonce d’ailleurs pas comme œuvre, Certains artistes, à la suite de Dan Graham et de sa type de présentation marque la dimension sociale d’un populaires thaïlandaises chez Apichatpong confié à la responsabilité de la communauté qui peut ou comme performance artistique mais apparaît comme Weerasethakul (Haunted Houses (2001) maquette Cinéma 81 (1982), vont d’ailleurs concevoir projet imaginé comme “proposition pour une œuvre d’art d’après un soap-opera thaï), un progressif non pérenniser cette fête annuelle, de la même manière un piège tendu au réel. Son enregistrement, nécessaire des salles de cinéma pour l’exposition : les nombreuses publique”23. Si la projection dans ou visible depuis l’es- portrait sociologique de la jeunesse que les éléments organiques d’Untilled continuent de à sa transmission et sa commercialisation, est traité française chez Frédéric Moser et Philippe salles conçues par Tobias Putrih, les sculpturaux cubes pace public est une forme fréquemment employée, l’on Schwinger (France, détours depuis 2009 croître et de vivre. avec attention, mais peut rester volontairement fruste, de projection Project 4 Brane de Laurent Grasso, les sent chez Gordon un désir de radicalisation du procédé d’après France, tour, détour, deux enfants Bien qu’ils créent des objets à exposer, ces projets-là la réalité de l’événement important plus que l’éventuelle miniaturisations d’espace-spectacle par Janet Cardiff et pour une œuvre accessible en permanence et gratuite. (1978) de J.-L. Godard et A.-M. Miéville)… marquent avant tout une sortie de l’exposition26 pour dimension esthétique de son rendu. Le cinéma devient George Bures Miller… L’architecture de la salle obscure Pour son premier projet véritablement lié à l’univers ciné- s’incarner dans l’espace public. C’est ainsi qu’en 2001 ici le moyen d’un retour au réel inscrivant ces pratiques se fait installation, tout à la fois dispositif et sujet de matographique, Pierre Huyghe réalise un remake de Dominique Gonzalez-Foerster, après avoir répondu dans l’héritage d’un art non séparé de la vie qui oriente l’œuvre. Ce déplacement du cinéma dans l’espace d’ex- Fenêtre sur cour (1954) avec des acteurs amateurs, stra- à un appel d’offre de la RATP, fait de la station de métro une large part de la réflexion artistique du XXème siècle. position est pensé et analysé par les artistes. Chacun des tégie très prisée par les artistes dans les années 1990 Bonne Nouvelle à Paris un véritable espace cinématogra- Mickaël Pierson constituants du spectacle cinématographique est ainsi, dont on observe à quel point elle s’attache aux contextes phique, allant de l’évocation d’un plateau de tournage qui Mickaël Pierson est docteur en Arts et sciences de l'art. Il s'intéresse à tour à tour ou conjointement, questionné et rejoué dans et communautés rencontrés pour ces retournages24. fait de l’usager un acteur involontaire jusqu’à la projection l'histoire des images en mouvement dans les pratiques artistiques et tra- vaille notamment sur les relations entre arts et cinéma chez les artistes l’exposition : le film, l’écran, le projecteur rendu visible Remake (1994-95) rejoue à l’identique le film d’Hitchcock sur les quais (et dans une salle de projection adjacente et cinéastes contemporains. Il enseigne à l'Université Paris 1 Panthéon- (amenant avec lui le spectre de son obsolescence), dans l’immeuble d’une banlieue parisienne en cours de spécifiquement aménagée) de vidéos d’artistes (Miwa Sorbonne et publie régulièrement dans des revues (exPosition, Marges...) l’architecture de la salle obscure et son fonctionnement construction avec ses habitants. La reprise du film importe Yanagi, Ange Leccia et elle-même) produites pour cet et des ouvrages (Bis Repetita Placent, Mac/Val ; Bill Viola, Réseau Canopé; selon le mode de la séance (à l’opposé de la convention- alors moins que les écarts qui se creusent avec lui et le espace et d’extraits de films. S’il n’en reste que peu de Nicolas Rubinstein, Quand j'aurais du vent dans ma tête...). En 2013, il organise avec Fleur Chevalier et Marie Vicet les journées Du studio au nelle mise en boucle des images en mouvement pour regard sur un espace en cours de transformation. Le tra- traces aujourd’hui (le matériel fut vite dégradé et volé), plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations 20 leur assurer une visibilité continue dans l’exposition) . vail “cinématographique” de l’artiste correspond peut-être l’intervention requalifiait un espace du quotidien par le par les artistes à l'INHA à Paris.

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 10 M 75 / 11 DOSSIER Cinéma & Art contemporain Clément Cogitore, Braguino de ses installations vidéo sont issues de cette réflexion, Peter Campus, Optical Sockets, 1972-1973 Si le moniteur constitua le premier support de dif- ou la communauté impossible, Installation vidéo en circuit fermé, dimensions variables, fusion des vidéos, il fut aussi d’emblée exploré dans 2017 © LE BAL. Photo © Martin Argyroglo comme Kiva (1971) ou Optical Sockets (1972-1973), qui 4 caméras de vidéo de surveillance, 4 moniteurs vidéo mettent en jeu l’expérience perceptive, perturbent les CRT, 1 mixeur vidéo. Courtesy de l’artiste et de la ses qualités sculpturales (Nam June Paik) et utilisé Cristin Tierney Gallery @ Jeu de Paume. Photographe : mécanismes de construction de l’image et ses repères Raphaël Chipault dans des installations incluant l’expérience percep- spatio-temporels. Tout comme pour Bruce Nauman, tive du spectateur (Bruce Nauman ou Peter Campus). l’enjeu est de créer des dispositifs qui associent une Contrairement au cinéma, la vidéo permet un retour approche critique des rapports à l’image produites par les direct de l’image, ce qui encouragea les artistes à l’ex- médias, tout en offrant au spectateur des moments d’ex- plorer comme élément situé, en prise avec un con- ploration poétique et ludique de l’image comme matière texte sociétal, et débordant de ses cadres. Ce sont temporelle, fuyante et persistante, unique et multiple, soli- aux approches contemporaines et renouvelées de ces taire ou partagée. L’époque est aux explorations croisées, questions que nous allons nous intéresser ici, nous l’influence de la phénoménologie, de la psychanalyse et interrogeant sur les relations entre corps, images et de la sociologie des médias est fondamentale, mais aussi dispositifs qui construisent un certain nombre d’œu- des combats féministes et des recherches menées par la Nouvelle Danse. L’héritage de ces premières œuvres, mal- vres contemporaines. gré les difficultés à expérimenter aujourd’hui des installa- trouble perceptif en écho à l’état de demi-sommeil des tions anciennes, est important pour comprendre la place personnes filmées. Là encore, la position des corps et donnée au corps et à l’architecture par les générations des écrans participait pleinement de l’élaboration du sens. suivantes. Un axe de recherche central dans les pratiques Plus récemment, fin 2017, Clément Cogitore a présenté de l’image en mouvement consiste à essayer de créer des son projet Braguino sous la forme conjointe d’une exposi- états de perception élargis, à activer les sens, comme les tion au BAL à Paris et d’un film diffusé sur Arte et en salle. entretiens rassemblés à la suite en témoignent. Au BAL, le parcours démarrait par un accrochage asso- Si l’image du corps a été souvent interrogée dans les ciant textes, photographies et courtes séquences filmées. années 1970, elle a surtout été mise en relation avec la Le montage se déployait ainsi dans l’espace, jouant des question des corps face aux images, qui est aujourd’hui formats de projection, pour certains très modestes. La

3. un enjeu essentiel pour saisir comment ces construc- présence d’écrans de diverses natures, et donc de rap- tions visuelles, poétiques, mais aussi souvent décrites ports à l’image se donnant à voir en tant que tels, au sein par les artistes comme chorégraphiques, contiennent et d’un projet consacré à une famille vivant en autarcie dans s’adressent au spectateur. Les mouvements des images une forêt de Sibérie profonde, dans un retrait volontaire débordent des écrans, se mêlent aux objets et aux sons des modes de vie contemporains, était bien sûr éloquent. L’EXPOSITION présents dans les lieux, se poursuivent dans la rencontre La salle du bas, haut de plafond, déployait, quant à elle, un avec l’espace architectural. Chaque exposition est trai- dispositif plus sculptural avec des écrans-cimaises recou- tée comme un ensemble à orchestrer, en assumant la verts au dos de photographies ne se dévoilant que par la COMME MILIEU : non autonomie des vidéos et installations. Face à cette luminosité des films. Dans un jeu précis de décalage et de mutation de l’expérience esthétique vers le morcellement décadrage des habitudes, Clément Cogitore avait placé et l’inachèvement, la rencontre des corps et des émo- les projecteurs dans les recoins les plus étroits du dispo- CORPS, IMAGES, tions singulières prend une part de plus en plus grande sitif, contraignant le spectateur à se déplacer en petits dans la conception de l’œuvre. La structure narrative groupes serrés pour suivre le cheminement du montage. intègre une dimension spatiale, tout en conservant bien L’ensemble était très convaincant dans les échos formels ESPACES souvent une linéarité du parcours, ce qui n’est pas sans et conceptuels entre l’espace de l’œuvre et la dimension soulever une certaine ambiguïté. Prenons l’exemple des filmique. Mais là encore, le parcours spatial suivait un fil 1 Renvoyons en particulier aux numéros L’anniversaire de la Révolution russe en 2017 fut l’occa- sa manière de s’exposer, ces approches nourries de installations multi-écrans d’Isaac Julien comme Playtime linéaire laissant finalement peu de liberté au spectateur. 157-160 de la revue Ligeia, Dossiers sur sion de revenir sur son héritage artistique et d’insister sur la performance, de la sculpture, de l’architecture, de la (2014), vaste fresque peignant le portrait d’un capitalisme Cette impression s’est trouvée corroborée en comparant l'art, “Avant-gardes russes. Suprématisme, art non-objectif, constructivisme, concep- la place donnée au spectateur et à la construction de danse et bien sûr du cinéma, expérimentent des formes mondialisé dans une orchestration spectaculaire de sept le montage dans l’espace à celui réalisé dans la version tualisme”, juillet-décembre 2017, Paris. son regard dans l’histoire de l’art moderne et contempo- différentes de récit. Les œuvres sont des relations créées écrans. Le rythme du montage, la puissance visuelle et filmique, qui s’est révélé très similaire. Si l’expérience des 2 Le récit de Peter Campus est publié dans rain1. En rupture avec le modèle de la perspective hérité entre des séquences d’images, des objets, des sons, sonore de l’installation produisent un registre immersif images est renforcée par leur mise en espace, la structure Corps et images. Œuvres, dispositifs et écrans contemporains, éd. Mimésis, 2017. de la Renaissance, Malévitch puis El Lissitsky élargirent produisant des atmosphères centrées sur la présence tout en ouvrant largement le champ de vision. L’image se de l’œuvre n’y est pas traitée différemment. La dimension la notion d’œuvre en prenant en compte le lieu où elle du spectateur, dans une conception héritière de la phi- déplie sur plusieurs écrans, façonnant un regard souvent de la scénographie est y abordée comme prolongement se donne à voir, ainsi que le corps du spectateur. Les losophie des milieux. Plutôt que de penser l’exposition assez médusé, certes élargi spatialement mais dans une de l’œuvre, et non comme redéfinition. Proun d’El Lissistsky sont des unités morcelées qui inves- comme environnement, ce qui a tendance à en donner posture réceptive finalement assez figée et soumise face On peut donc relever un certain paradoxe entre la tissent l’ensemble d’un espace, invitant le spectateur à une approche trop extérieure et objective, détachée des au procédé narratif. Isaac Julien, comme Doug Aitken richesse des dispositifs imaginés par les artistes pour poser un regard mobile, à trouver une unité temporelle visiteurs, l’usage de la terminologie de “milieu” permet ou Eija-Liisa Ahtila, a très tôt exploré les possibilités déployer dans l’espace un univers filmique, et la gestion dans l’orchestration mentale des perceptions. Dans un d’insister sur la place donnée au spectateur. narratives d’un cinéma multi-écrans, avec une grande du parcours des spectateurs. Si déplacer les regards vers Proun, l’on éprouve le sentiment d’être au milieu d’une maîtrise du montage. L’ambition de ces formats est de le dos de l’image et l’envers du décor est une démarche œuvre qui nous contient et qui se construit en relation De l’image du corps aux corps face aux images produire des cheminements de sens ancrés dans les que l’on retrouve chez beaucoup d’artistes, de Jordi avec notre présence. Ce type d’expérience est emblé- Dans les années 1970, Peter Campus, alors gardien au émotions subjectives des spectateurs, de poursuivre la Colomer à Laurent Grasso, l’on reste néanmoins dans matique des recherches menées à travers les installa- Metropolitan Museum of Art de New York, est invité par construction de l’œuvre par un montage dans l’espace. des approches narratives qui, bien qu’ouvertes du côté tions multi-écrans. Depuis les années 1990 et l’arrivée son conservateur, Thomas Hoving, à travailler comme Les dispositifs inventés cherchent à créer des relations du spectateur, restent guidées par une structure linéaire. des vidéoprojecteurs, les artistes comme Eija-Liisa Ahtila, consultant et réaliser des vidéos qui observent les com- particulières entre les corps présents et les corps filmés, En traitant l’exposition comme milieu, comme mise en Doug Aitken, Isaac Julien, Julian Rosefeldt, pour ne citer portements des visiteurs du musée2. Au cours de cette comme cela se révéla dans Ultraworld de Doug Aitken relation entre des corps et des images, l’ambition est sou- qu’eux, ont exploré les possibilités d’orchestration entre expérience, il réfléchit à des dispositifs jouant avec l’image présenté au Couvent des Cordeliers à Paris en 2005. Un vent de vouloir changer les habitudes perceptives, de les écrans, les espaces et les corps, qu’ils soient en mou- des spectateurs afin de rendre visible leurs relations au grand nombre d’écrans plasma accrochés en hauteur s’adresser à des spectateurs “actifs”. Cette formule que vement ou immobiles. Avec une très grande précision musée et aux œuvres, et de mettre en tension les attentes immergeait le spectateur dans l’intimité d’hommes et de l’on retrouve sous la plume des constructivistes russes scénographique, une attention portée tant à l’image qu’à et habitudes qui construisent le regard sur l’art. Plusieurs femmes et par des effets de montage créait un état de revient aussi souvent dans les conversations avec les

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 12 M 75 / 13 DOSSIER Cinéma & Art contemporain Julian Rosefeldt, Manifesto, Depuis 2015, Mathilde Roman mène des Aernout Mik, Communitas (2010), vue de l’installation à Park Avenue Armory, New York, vue de l’installation, exposition Communitas, Stedelijk Museum Amsterdam (2013). 2016 @ James Ewing entretiens avec différents artistes explorant le Photo © Gert-Jan van Rooij. Courtesy carliergebauer, Berlin champ de l’installation vidéo et de l’exposition comme mise en relation du corps, de l’espace et des images. Une compilation d’extraits en est proposée ici.

“Quand je monte une installation multi-écrans, je pense toujours à la relation entre les écrans, à la manière dont ils interfèrent, de façon musi- cale. C’est comme de conduire les membres d’un orchestre, ou comme de tourner un film, vous avez une idée en tête et vous travaillez avec beaucoup personnes qui y contribuent.” Julian Rosefeldt, mars 2017

“J’ai toujours pensé que, même au début lorsque je faisais des bandes vidéos, il y avait quelque chose à connecter entre l’espace de la vidéo et l’espace réel. Dans une certaine mesure, cela a à voir avec le fait qu’il s’agisse de temps réel. Quand je faisais des accessoires, artistes travaillant le format de l’installation vidéo. Vaste repris ici une structure qu’il avait déjà expérimentée avec 3 Rosa Barba. From Source to Poem to je regardais à travers la caméra, sur l’écran, “Parce que mes vidéos n’ont pas de bande son, “Toute la question d’être “en passage” fait aussi Rythm to Reader, Pirelli HangarBicocca, chantier qui a aussi conduit à des dérives idéologiques, Asylum (2001-2002). Il est intéressant d’interroger le sen- Milan, 2017. pour vérifier la composition. C’est comme une les bruits ambiants aléatoires s’activent dans partie de l’expérience de regarder des images où l’exposition devenait plutôt un environnement extérieur timent de communauté né de la résonance entre des voix extrapolation, une composition qui passe d’un l’espace d’exposition. En outre, l’espace n’étant dans un musée. Il y a toujours un conflit entre au spectateur, dont il n’était qu’un acteur-pion traversant singulières. Ce point nodal permet en effet de s’extirper espace à un autre. Même avant cela, quand la jamais complètement plongé dans le noir, le les mouvements et les moments d’immobilité des scénographies ne lui offrant aucune liberté. On peut de l’effet immersif des séquences prises individuellement télévision est apparue, elle a amené un espace spectateur peut accéder à la pleine conscience du spectateur. Pour l’image en mouvement, ainsi citer la célèbre Road to Victory au MoMA en 1942, pour balayer l’ensemble, ce que le film en salle ne permet dans un autre espace. Donc je pense que c’est de lui-même, de son propre corps — dans sa l’enjeu est de chercher à chorégraphier le d’Edward Steichen et Herbert Bayer, où le parcours scé- jamais, malgré la tentative finale qui rassemble toutes les différent du cinéma qui est un espace fixe. La relation avec les protagonistes des vidéos spectateur.” nographique était là pour faire avancer le spectateur dans séquences en autant de petites fenêtres se partageant le vidéo est comme un espace élastique, libéré autant que dans sa relation aux autres visiteurs. Isaac Julien, novembre 2016 un rythme maîtrisé, pour cadrer ses regards et infiltrer seul écran de projection. des cadres, connecté à l’espace domestique Ce qui veut dire qu’en réalité, je ne crée pas ses émotions. Les installations multi-écrans cherchent à interrompre de la télévision. C’est plus vernaculaire, cela fait des vidéos mais plutôt des espaces, à l’inté- La difficulté est donc de créer des situations perceptives le flux perceptif, à stratifier les regards, à complexifier partie de la vie des gens, ce qui me plaît.” rieur desquels je provoque différentes séries “Quand on regarde Sleepwalkers2, on ressent qui soient émancipatrices pour le spectateur, qui puissent l’expérience et ainsi à faire rupture avec des habitudes Tony Oursler, juillet 2016 de rencontres, des présences parallèles qui de l’empathie. Tout à coup le bâtiment lui- proposer des montages associant temps filmique et de consommation du récit et de l’image que les artistes peu à peu se mêlent les unes aux autres. Dans même prend part à la chorégraphie. Ce n’est temps présent, ce qui apparaît à l’écran et ce qui l’envi- rejettent. Elles désirent plonger le spectateur dans une “J’aime l’idée de perdre contrôle : mon travail est Schoolyard, par exemple, une œuvre présentée pas comme quand vous montez un film, car ici ronne, associer les émotions qui viennent de l’œuvre et vigilance et une distance critique face aux images, tout très contrôlé du point de vue de sa construc- dans le cadre de mon exposition Communitas, vous montez une architecture en même temps celles que l’on y projette. L’éclatement perceptif d’une en offrant des expériences élargies. La complexité est tion, mais j’aime l’idée que chacun peut y entrer les visiteurs ont la possibilité de passer entre que vous chorégraphiez une pièce, comme en multitude d’écrans, le morcellement des films, l’absence alors d’associer un cheminement narratif ouvert à des avec ses propres souvenirs. L’image est déclen- les deux écrans, juste au milieu. Une interac- danse peut-être. C’était plus important pour de plans de circulation clairement énoncés ne suffisent structures de projection et des formats d’exposition pro- chée par toutes ces mémoires individuelles qui tion s’établit de ce fait entre, d’une part, ceux moi que de faire un film. Il y avait une idée plus pas à garantir la non manipulation des émotions, bien au duisant des circulations et des modes de réception par interagissent indépendamment. J’utilise aussi qui observent les vidéos, où des personnages large autour de la perception. Les écrans ne contraire. Le projet Manifesto de Julian Rosefeldt est inté- défaut linéaires. Par ailleurs, faire le choix d’une chorégra- des accessoires, des objets qui sont comme filmés sont présents et s’activent, et d’autre part sont pas plats, tout est en circulation, le corps ressant à analyser dans ce cadre, non seulement parce phie d’écrans librement mis en relation n’est pas non plus des preuves que la fiction devient réelle. La divi- des spectateurs en chair et en os, qui appa- est actif. Dans un cinéma, un bon film peut qu’il est à la fois une installation multi-écrans et un film toujours pertinent, bien que l’effet soit d’abord souvent sion devient moins nette entre le vrai et le faux.” raissent et disparaissent presque dans le même vous rencontrer en dehors de l’écran. Dans projeté en salle dans un format long-métrage, mais aussi spectaculaire. Tel était le cas de l’exposition récente de cadre.” Sleepwalkers, je voulais créer une nouvelle parce qu’il donne à entendre une série de manifestes Rosa Barba au Pirelli HangarBicocca à Milan3. L’artiste “J’aime aussi le fait que le public peut ques- Aernout Mik, janvier 2016 définition de la chorégraphie qui inclue l’espace de l’histoire de l’art où l’idée de provoquer le spectateur avait en effet décidé de mettre à vue tous ses films, et de tionner la place où il est, en particulier dans urbain, le son, l’espace, qui crée des relations.” dans ses habitudes, d’inventer de nouveaux langages, les faire dialoguer avec l’architecture de cette ancienne les galeries qui sont des espaces neutralisés. “Dans mes expositions, je désire produire des Doug Aitken, mai 2016 de sortir des conventions revient régulièrement. Tous friche industrielle. Or l’expérience qui en a résulté fut sur- Travailler avec l’architecture est une manière de situations où le visiteur est capable de voir au- ces monologues sont interprétés par une seule actrice, tout déceptive : dans ce grand hall, les sons et les projec- Mathilde Roman a dirigé avec rendre le spectateur conscient de son corps, delà d’une œuvre, où il puisse anticiper ce qui Cate Blanchett, dans treize scènes jouant avec les codes tions s’annulaient, dans un déséquilibre général dont ne Jacinto Lageira Corps et images. de ses mouvements dans un espace. J’utilise va se passer ensuite et soit conscient de ce qui “Ce qui m’intéresse par-là, c’est de démultiplier du cinéma et de la télévision, au cours d’un tournage ressortait plus que la dimension sculpturale du travail de Œuvres dispositifs et écrans con- beaucoup de labyrinthes afin de créer des états arrive parallèlement. Je cherche à créer une les points de vue, et même s’il n’y a qu’un seul temporains, éd. Mimésis, 2017, improbable réalisé en très peu de temps dans différents l’artiste. Les films souffraient beaucoup de ce traitement et a publié en 2012 On Stage. La de perte de repères comme dans les films. Je situation intégrée, qui apparaît au spectateur objet, d’en proposer plusieurs significations, endroits autour de Berlin. Dans la version installée, le qui privilégiait l’atmosphère globale. Le texte introductif dimension scénique de l’image joue avec l’architecture en relation avec l’image. comme un ensemble orchestré. Cela me per- plusieurs temporalités qui se mélangent. […] spectateur est invité à s’asseoir pour regarder chacune l’annonçait clairement : “Conçue comme une chorégra- vidéo, éd. LEGAC PRESS. Elle est A Dijon, au Consortium1, le spectateur devait met d’aborder le spectateur comme quelqu’un En manipulant l’ensemble des données de des séquences construites selon des logiques narratives phie qui embrasse l’environnement dans son ensemble, commissaire de Performance TV, sortir du musée sans comprendre où il allait et d’actif et dans un flux, dont les allées et venues manière non habituelle, l’on produit une forme exposition collective avec des œu- internes produisant de nombreux effets de sens dans la l’exposition se développe selon différentes temporalités, vres d’Esther Ferrer, Tacita Dean, il entrait ainsi dans un autre film.” ne sont pas nécessairement fixées”. d’inconnu, d’étrangeté qui met en alerte et rencontre entre les extraits de manifestes et des scènes rythmes et intervalles, exaltant les caractéristiques de Cally Spooner, Hélène Delprat, Laure Prouvost, mai 2017 Anri Sala, avril 2017 façonne un regard un peu perdu, perplexe, parfois banales et stéréotypées. L’ensemble des projec- l’espace…”. Le risque encouru face à cet engouement Laure Prouvost, Hélène Delprat, dans une réalité qu’il faut appréhender de Lidwine Prolonge et Anna Byskov, tions se donnait à voir comme tel lors d’un chant interprété pour les orchestrations des espaces, des images, des 2 Sleepwalkers était une commande du MoMA et d'une organisation d'art manière différente.” à la Maison d’art Bernard Antonioz par Cate Blanchett, mettant alors le spectateur au centre sons et des corps est de perdre l’expérience des œuvres. public basé à NYC, pour laquelle Doug Aitken a investi plusieurs façades de Laurent Grasso, mars 2017 à Nogent-sur-Marne (31 mai-22 Manhattan pour créer une installation vidéo monumentale perceptible dans d’un chœur d’écrans synchronisés. Julian Rosefeldt a Mathilde Roman juillet 2018). 1 Dropped here and then, to live, leave it all behind, 2016 l'espace et le flux urbain.

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 14 M 75 / 15 DOSSIER Cinéma & Art contemporain Depuis quelques décennies, le cinéma s’est peu à peu Pourtant, presque à contre-courant de ce phénomène 5 Ann Demeester dans Weight, Hatje massif de mise à distance de l’objet cinéma, la fascina- Cantz, p.8. métamorphosé dans les possibilités, voire les méan- 6 Jean-Louis Schefer, Du monde et du dres, d’un ‘cinéma étendu’ ; fragmenté, transféré, dev- tion originelle pour l’image cinématographique regagne mouvement des images, Cahiers du cinéma: Collection Essais, 1997, p.6. enu objet d’une multitude de citations, il se redessinait aujourd’hui du terrain dans un “effet-cinéma” (pour Philippe Dubois) ou une “cinématographisation” de l’art 7 Yann Ricordel, “La tentation sous une autre identité. Pourtant, certains artistes cinématographique de l’art contempo-

4. (pour Philippe Thonon). De façon faussement anecdo- rain” sur Inferno Magazine, #36, Juillet affichent aujourd’hui leur envie de cinéma, réactivant tique, ce qui tient du rituel cinématographique reprend 2014. URL : https://inferno-magazine. sa définition ontologique au travers de productions com/2014/07/12/tribune-la-tenta- ses droits dans les espaces d’exposition : les projections tion-cinéma industrielles, d’une esthétique filmique et de l’élabo- se font à nouveau le plus souvent dans l’espace obscur 8 Erika Balsom, Exhibiting cinema in ration de nouveaux récits. contemporary art, Amsterdam University et silencieux d’une Black Box, chaises, bancs ou même Shame (Film still, Steve McQueen, 2011, 101') Press, 2013. fauteuils réapparaissent, parfois des séances sont réins- taurées, loin de l’intrusion aléatoire (comme c’était le cas pour les films de Steve McQueen, Western Deep à la Documenta XI en 2002 ou Giardini dans le Pavillon tage linéaire jusqu’aux codes et conventions narratives, le britannique durant la Biennale de Venise en 2007). Le passage dans ce monde de l’industrie cinématographique cinéma devient aussi l’un des points nodaux de l’exten- apparaît comme un territoire étendu des préoccupations REVENIR sion d’autres pratiques; le peintre Michael Borremans thématiques ou esthétiques de ces artistes, tout en leur consacre une salle entière de son exposition-rétrospective permettant sans conteste d’élargir (voire de ‘démocrati- As Sweet as It Gets à BOZAR en 2014 à une installation- ser’) l’accès à un autre public (même si paradoxalement projection en 35 mm, The Storm (2006). Il ne s’agit plus ici ce dernier ignore souvent leur identité en tant que vidéaste de citation ou de renvoi à un élément du langage filmique, ou plasticien). AU CINÉMA mais une réappropriation du cinéma en vue de proposer Au-delà de la réalisation de ‘feature films’ dans un cadre ce qu’Ann Demeester désigne comme ‘des images (proje- purement commercial, Erika Balsom constate une nou- tées) pures’ ; des images dépouillées des ‘distractions’ du velle affirmation du cinéma au travers d’une spectacula- film – le jeu d’acteur, les intentions narratives, la fascination risation des effets et de l’esthétique.8 Certaines pratiques narratives) sont les maîtres-mots de ces hommages mais scénique —, rendant chaque séquence authentique.5 Ce artistiques miment ainsi les méthodes de production aussi du détournement, de la défamiliarisation vis-à-vis que Borremans propose dans cet exemple précis équi- hollywoodiennes. Très loin de la tradition expérimentale des œuvres cinématographiques. Au-delà des manipu- vaut donc à une utilisation radicale d’un effet-cinéma, défendue par d’autres artistes bien avant la situation lations de la matière, ils s’accompagnent souvent d’un entièrement rendu au service de l’univers du peintre. actuelle (et dont les films d’Andy Warhol restent embléma- métadiscours sur les formes filmiques, notamment au La tentation du cinéma reprend ainsi progressivement tiques), c’est vers une professionnalisation que les artistes travers d’une dénonciation des idéologies qui se des- du terrain sur celle de l’art contemporain. Jusqu’à se se tournent, en vue de se rapprocher de l’impact d’un sinent de façon sous-jacente (comme en témoignent, demander, comme le fait Yann Ricordel, si le ‘feature film’ cinéma classique. Comme le souligne Blasom, les artistes pour exemple, les syncopes visuelles de Martin Arnold, (long métrage dont la production s’inscrit dans l’industrie engagent des monteurs professionnels, des concep- les found footage de Mathias Müller et Christoph Girardet, culturelle) n’est pas devenu un fantasme ou un accom- teurs de production, des directeurs de la photographie, ou encore les films-montages de Johan Grimonprez). plissement pour l’artiste. Nul doute que le fantasme joue mais aussi des célébrités ou des équipes de tournage Subissant, au même titre que les réappropriations, les un rôle actif si l’on relit la description qu’en fait Jean-Louis complètes. A la fin des trois heures du CREMASTER 3 effets d’une muséification-pétrification (pour reprendre Schefer, pour qui le cinéma est comme un “fleuve pure- (2002) de Matthew Barney, défile un générique sem- les termes de Marianne Barzilay)2, le cinéma voit ainsi ment merveilleux qui entraîne l’imagination d’histoires blable à celui d’un long-métrage de fiction. L’artiste italien 1 Erik Bullot, “Sortir du cinéma” dans Dans un article intitulé “Sortir du cinéma” paru en 2006, son identité profondément étendue et altérée. Lorsque les humaines et sans lequel, probablement, nous n’aurions Francesco Vezzoli met en scène les actrices Nathalie Fresh Théorie II Black Album, Editions Léo 1 Scheer, 2006. Erik Bullot s’interroge sur la signification de cette idée : artistes procèdent de manière volontaire au détournement à peu près rien su du monde (des autres) ni de nous- Portman et Michelle Williams (Greed, a New Fragrance en 6 2 Marianne Barzilay, “Faire signe ou faire qu’est-ce que sortir du cinéma ? Si la formule peut figurer de la matière, de la narration, voire de la projection, c’est mêmes”. Mais de façon bien plus concrète, beaucoup 2014, une publicité-hommage au parfum créé par Marcel sens ?” dans Exposer Exhiber, sous la un retour vers le réel (propre à la pulsion documentaire bien l’identité même du cinéma qui est mise en jeu, tout “semblent vouloir investir ce ‘domaine cinéma’, comme Duchamp, “Belle Haleine : Eau de Violette”) ou encore direction d’Henri-Pierre Jeudy, Editions de la Villette, 1995, p. 12. pour éprouver le monde), elle signifie tout autant un éloi- comme sa valeur iconique. Ainsi, pour Laurent Goumarre une structure économiquement, historiquement, cultu- Sharon Stone face à Bernard Henri-Levy en candidats à la 3 Laurent Goumarre & Jean-Marc Lalanne, gnement du cinéma, de son histoire, de sa culture. Pour et Jean-Marc Lalanne, les principes sous-jacents à l’ins- rellement, socialement distincte”.7 Dans un mouvement présidence des Etats-Unis (Democrazy, 2007) ; Georges “Reprise de Remakes” in Cahiers du ciné- Bullot, le cinéma est en train de disparaître, devenant un tallation emblématique 24HPsycho de Douglas Gordon presque inversé à celui qui a vu les cinéastes se diriger Drivas engage Charlotte Rampling pour son Labyrinthe ma, n°584, Novembre 2003, p.76. 4 Broken Screen - 26 Conversations with objet historique. Son texte est en réalité un hommage à la sont limpides : “rendre le film invisible pour libérer des vers l’art contemporain pour se libérer des contraintes des dilemmes montré dans le Pavillon grec de La Biennale Doug Aitken. Expanding the Image, breaking ‘prémonition’ de Roland Barthes ; dans un article intitulé effets plastiques du plan, casser le récit, la transparence, du cinéma traditionnel, la fascination avouée de certains de Venise en 2017. La même année, le projet de Candice the narrative. New York: Distributed Art Publishers Inc, 2006. “En sortant du cinéma” paru en 1975, le théoricien dis- la lisibilité (par le ralenti ou l’image renversée) pour libérer artistes pour le cinéma les mènent au cœur même de l’in- Breitz pour le Pavillon sud-africain, Love Story, s’inscrit cutait du refus de la fascination hypnotique engendrée un état supposé idéal du cinéma, où l’icône n’aurait plus dustrie filmique. L’exemple précoce deCindy Sherman, clairement dans cette stratégie, tout en l’amenant à par le cinéma, poussant l’attention du spectateur vers les à figurer”.3 Mais la déconstruction n’est pas que citation- et de son slasher revisité dans Officer Killer (1997), ouvre la un niveau plus complexe. L’artiste affirme ainsi se ser- marges du film : “Mais il est une autre manière d’aller au nelle ; elle investit également la linéarité du récit. Dans une voie à une très longue liste comprenant Julian Schnabel vir du pouvoir de fascination et de l’hyper-visibilité des cinéma ; en s’y laissant fasciner deux fois, par l’image et série d’entretiens publiés en 2006, l’artiste Doug Aitken (Basquiat en 1996, Le scaphandre et le papillon en 2007), acteurs hollywoodiens Julianne Moore et Alec Baldwin par ses entours, comme si j’avais deux corps en même interroge des cinéastes et plasticiens dans leur rapport au Shirin Neshat (Women without Men, 2009), Sam Taylor- (qui incarnent devant un fond vert, en alternance et dans temps : un corps narcissique qui regarde, perdu dans récit et à la fragmentation.4 Liberté et renouveau prédo- Johnson (Nowhere Boy en 2009, 50 Shades of Grey en une logique de performance, les récits de plusieurs réfu- le miroir proche, et un corps pervers, prêt à fétichiser minent dans ces nouvelles façons d’envisager le récit et 2015) ou bien évidemment de Steve McQueen (Hunger giés) pour amplifier l’urgence de la situation qui pourrait, non l’image mais précisément ce qui l’excède : le grain du de faire éclater les conventions narratives. Ainsi, Eija-Liisa en 2008, Shame en 2011, Twelve Years a Slave en 2013 autrement, se diluer dans l’indifférence générale. Le travail son, la salle, le noir, la masse obscure des autres corps, Ahtila, en jouant sur la multiplicité des écrans, cherche à pour lequel il obtient l’Oscar du Meilleur Réalisateur et d’acteur extrêmement minutieux de Moore et Baldwin les rais de la lumière, l’entrée, la sortie.” Cette descrip- casser les règles du montage et créer une non-linéarité du Meilleur Film), dont les noms apparaissent comme est ainsi projeté dans une première salle obscure, sur un tion résonne aujourd’hui comme l’annonce des mises en des séquences en vue de former une mosaïque ; Claire des cas emblématiques à côté d’autres exemples restés grand écran, établissant leur statut de stars, alors que les scène de l’image et de l’expérience cinématographiques Denis explique son refus de travailler sur un storyboard et plus confidentiels Top( Spot de Tracey Emin en 2004 ou véritables protagonistes des récits sont rassemblés dans par l’art contemporain. d’être prisonnière d’une narration linéaire, préférant entrer Remainder d’Omer Fast en 2015), voire des projets plus une deuxième salle éclairée, leurs paroles et leurs visages Candice Breitz, Love Story (2016), Dans ce cadre, une réappropriation citationnelle, voire une dans le paysage multidimensionnel des stimuli ; Carsten expérimentaux (Pipilotti Rist et Peppermint en 2009 ou révélés grâce à plusieurs moniteurs. Installation view, 7-Channel video, déconstruction systématique du cinéma, semble définiti- Höller parle d’amnésie cinématographique et de la néces- Gillian Wearing avec Self Made en 2010). Malgré les La production professionnelle de ces films permet Featuring Julianne Moore © Andrea Rossini vement établie. Retravail et expérimentations (plastiques, sité de créer un ‘film intérieur’. contraintes de format du cinéma traditionnel, du mon- également d’ouvrir la voie vers une esthétique du

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 16 M 75 / 17 DOSSIER Cinéma & Art contemporain 9 Caroline Renard, “Vers un cinéma libéré “J’ai expliqué précédemment qu’on ne pouvait pas (d’un mouvement d’idée dans l’œuvre de Kiarostami)” dans Cinergon, n°15, 2003, associer plusieurs moyens d’expression (par exem- pp 79-85. ple l’image animée et la parole) en faisant simplement référence à la vie quotidienne où les éléments visuels et auditifs sont intimement liés et de fait indissocia- blement fondus. Une telle combinaison doit pouvoir se justifier sur le plan artistique: elle doit servir à exprimer ce qui ne pourrait être dit par un moyen d’expression NUIT isolé. […] Naturellement, cette ‘double piste’ ne prendra un sens que si chacun des composants ne se contente pas d’exprimer la même chose ; traitant du même sujet, ils doivent procéder différemment. Chaque moyen d’ex- Mika Rottenberg, No Nose Knows (2015), Shirin Neshat, Roja (2016), pression doit exprimer le sujet selon ses propres règles BLEUE* (VIDÉOS, CINÉMA, SON, PERFORMANCE) installation view of Mixed media installation, video, color, sound, approx. 22’, still of Single-channel video installation, 17' 15'', Venezia Biennale Arte, 2015. Photo © Muriel Andrin Museo Correr, Venezia Biennale Arte, 2017. Photo © Muriel Andrin et les différences qui en résultent doivent être con- formes aux différences qui existent entre les moyens eux-mêmes.” spectaculaire. Une des pistes les plus signifiantes de artistique défendue par Nicolas Provost tend, tout au ce ‘cinéma retrouvé’, est sans aucun doute le retour long de ses œuvres et sans aucun hasard, vers le cinéma. vers la splendeur plastique du cinéma — produite S’il réalise son premier long-métrage de fiction en 2011 par des techniques différentes (le digital et non plus (The Invader) et oscille ouvertement entre circuits de fes- l’analogique, sauf dans des cas très isolés), mais qui tival et lieux d’exposition, la fascination pour l’esthétique réinstaure la fascination originelle des images filmiques. envoutante (voire mystique) du cinéma est flagrante dans Le dénominateur commun à ces œuvres est sans aucun la plupart de ses courts-métrages/installations, le ren- doute leur choix d’ancrer l’expérience filmique non dans dant immédiatement reconnaissable ; pour exemple, sa une politique du dialogue, mais bien dans une gestion trilogie Plotpoint (2007-2012) transforme des images cap- plastique du temps. L’esthétique atemporelle portée par tées dans la réalité, et sans aucune aide de dialogues, en 5. le noir et blanc de Roja de Shirin Neshat (2016), tout récits fictionnels. Appliquant de vieux codes narratifs du comme bon nombre de ses précédentes installations, cinéma (tension, courbe, climax et ‘plot point’), il génère répond à cette définition ; l’héroïne y vit une expérience pourtant une nouvelle forme d’enchantement filmique. surréaliste dans une salle de spectacle puis dans un L’expérience proposée par David Claerbout dans The Thomas Salvador, Vincent n'a pas d'écailles, paysage désertique où elle rencontre son double après un Pure Necessities (2016) est, à l’égard de l’impact visuel, 2015 © Thomas Salvador épisode d’errance, et finit par léviter. Dans une perspective particulièrement signifiante. Engageant une équipe d’ani- purement fictionnelle et encore une fois plastique, les films mateurs 2D, il fait redessiner, plan par plan, une nouvelle de Mikka Rottenberg sont également des exemples version d’un classique des productions Disney — The parfaits de ce renouveau ; l’artiste finlandaise y déploie Jungle Book (Wolfgang Reitherman, 1967). Dans cette un burlesque insensé de personnages et de situations qui version de 47 minutes, il choisit d’éliminer les dialogues renvoie au cinéma muet au travers de la violence faite aux des animaux, les ramenant à leur état sauvage, loin de tout Cette entité diffractée qu’évoque Rudolf Bien des œuvres vidéos contemporaines res- À l’âge de leur post-production, la question corps, dans une répartition inédite du travail. Jouant sur processus d’anthropomorphisation. L’esthétique fragilisée, Arnheim dans Radio (Van Dieren Editions, saisissent un certain nombre de probléma- n’est plus tant de ré-interroger la nature auto- les causes et les effets, Rottenberg construit un univers à la logique d’une temporalité étirée et donc d’une représen- 2005) pourrait être celle du champ de l’art tiques en les déplaçant, pour en explorer toute nome des arts que d’analyser leur capacité à niveaux narratifs multiples mais où chaque action est liée tation éloignée de toute efficacité narrative, redéfinissent vidéo, celui des écritures singulières, engen- la portée utopique: l’appropriation de sources croiser, accueillir, fédérer d’autres domaines, par la composition minutieuse des plans et du montage, la nature animale et végétale comme centre de l’œuvre. drant à travers le temps des zones de conti- culturelles diversifiées issues des images de d’autres champs artistiques. engendrant un processus tant inouï qu’inattendu. Dans Mais ils refaçonnent le regard des spectateurs, qui entrent guïté et d’éloignement, de recouvrement et de communication dans la perspective d’inter- Dès la fin des années 50 déjà, des artistes tels une esthétique kitsch revendiquée, le résultat transgresse définitivement dans le monde d’adultes conscientisés. différences. La multiplicité des écarts différen- net et des réseaux sociaux comme contexte, que John Cage, Allan Kaprow, David Tudor, les frontières géographiques, sociales, matérielles, comme Au final, comme l’expliquait déjà Caroline Renard en 2003, tiels dessinerait néanmoins une figure signi- le temps humain et l’autofiction, le singulier et Merce Cunningham, Robert Rauschenberg, dans No Nose Knows (2015) : des ouvrières asiatiques, la question du cinéma persiste et retrouve ses marques fiante, complexe, qui est le contraire d’une l’intime, ressaisis à l’échelle d’un temps com- Charles Olson, inventaient à l’Ecole du Black autour d’une longue table dans un sous-sol, greffent dans ce nouveau paysage : “Il peut y avoir un pessimisme figure unifiée. mun, entre espace public et espace privé, les Mountain une véritable perspective transdis- des huitres pour créer des perles, engendrant un pollen à l’égard de l’image, une nostalgie, ou simplement un désir Le champ de la création vidéo constitue une représentations singulières de soi qui entrent ciplinaire, en faisant éclater les frontières entre allergène qui provoque l’éternuement d’une employée de de provocation, qui nous feraient envisager ou proclamer plate-forme d’expressions diversifiées qui ne en dialogue avec un travail de l’image, faisant les champs artistiques, en tentant de dépasser bureau située à un autre niveau qui, en éternuant, crée un la mort du cinéma. Il est vrai que ce que le cinéma peut recouvre pas exactement ce que serait le ter- du montage, de la fragmentation et de la réfé- les conceptions traditionnelles de l’art. En outre, plat… Mais l’œuvre reste ‘étendue’ puisque Rottenberg faire, la vidéo et le numérique peuvent aussi le faire, soit ritoire strict du cinéma, ni celui d’un art vidéo rence à l’espace filmique la préoccupation la toutes leurs recherches et expérimentations inscrit ses films dans un décor et des objets bien réels par nature, soit par imitation […]. Enrichie ou appauvrie, autonome, mais un objet nouveau: celui d’un plus décisive de bien des œuvres vidéos. esthétiques visaient à mettre entre parenthèses (dans ce cas, une échoppe remplie de sacs de perles). enrobée ou simplifiée, la question du cinéma existe tou- territoire disséminé d’expériences esthétiques Le champ de la création contemporaine ne le sujet et le moi, en produisant des œuvres ne Docteur en cinéma depuis 2001, La scène belge n’est par ailleurs pas en reste vis-à-vis de jours. Mais ce qui faisait sa nature première : le rapport au Muriel Andrin enseigne au sein qui se disposent en points de convergence, constitue pas un champ transcendantal en tant se référant pas directement à une biographie cette “cinématographisation” de l’art. Tout comme chez réel, la figuration du temps ou la place du spectateur, tend du Master en Arts du Spectacle, entre art et cinéma, cinéma et performance, que tel mais représente un territoire indécidable singulière et se libérant des limites de l’imagi- Mika Rottenberg, le film, chez Hans Op De Beeck, s’ins- à se déplacer. Ce n’est ni un dépassement, ni une régres- finalité Écriture et analyse ciné- vidéo et création sonore, décloisonnant les qui n’appartient à personne et que les artistes naire personnel. La perspective “multimédiale” crit, comme un objet artistique à part entière, côtoyant sion, ni une évolution, mais un mouvement qui implique matographiques de l’Université frontières entre les champs esthétiques. et les danseurs investissent au même titre que de l’art inventée par ces artistes constituait les Libre de Bruxelles. Elle est l’auteur d’autres supports, même si parfois celui-ci acquiert une de multiples développements d’ordres technologiques, de l’ouvrage Le Mélodrame fil- Traversée par de multiples hypothèses sur les écrivains et les cinéastes. Chaque œuvre prémisses d’une critique postmoderne de la 9 importance plus marquée comme dans son projet Sea figuratifs, philosophiques, spirituels ou moraux.” Il ne mique américain et ses héroïnes le réel, l’histoire, l’intime, la création vidéo est une nébuleuse expérimentant l’espace création qui s’exerça dans le champ de l’art of Tranquility, mettant en scène sa vision du plus gros s’agit plus ici et maintenant d’influence ou d’hommage, (1940-1953) (2005, Peter Lang), contemporaine de ces dernières décennies même de sa “dé-définition”, au sens d’Harold vidéo. paquebot de croisière au monde, exposé chez ARGOS mais bien du cinéma lui-même, là où l’on prévoyait qu’il et a notamment co-édité Le mélo- multiplie les expressions et les formes dissé- Rosenberg, alors que les artistes travaillent à Véritables exercices de déplacements d’une drame filmique revisité (Peter Lang, à Bruxelles en 2011 et qui alliait la projection d’un film meurt. L’éloignement n’aura finalement été que momen- 2014) et M comme Mère, M comme minées, hybrides, à la croisée de plusieurs rechercher l’”ailleurs” même de leur champ discipline à une autre et à l’intérieur d’un même de fiction à des sculptures et autres objets. L’ambition tané. Muriel Andrin Monstre (Sextant, 2016). langages plastiques. artistique. champ artistique (Allan Kaprow déplaçant le

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 18 M 75 / 19 DOSSIER Cinéma & Art contemporain jection, d’interprétation, tel The Snake (2012). d’un interprète-flûtiste filmé en train de cher- performances qui portent sur l’interprétation, le les films d’une dimension de burlesque. C’est L’introspection est l’objet des films Simomen cher son souffle, de le sculpter, d’en explorer jeu de l’acteur, l’apprentissage ou la répétition avec fulgurance que l’émergence de l’extraor- (2004), L’Etirement (2012) et The Snake (2012) le grain. Un deuxième mouvement-séquence d’un texte, d’une chanson, dans le contexte dinaire se dévoile: Vincent devient tout puissant dans lesquels l’expression des personnages fait entendre la voix de Roland Barthes enre- d’une expression non professionnelle. au contact de l’eau. Le paradoxe que soutient devient une autofiction de soi comme autre, gistrée lors des derniers cours du Collège de Avec Untitled (I See a Darkness) (2007), l’ar- le film est de faire de ce “Bartleby aquatique” poussée à l’extrême d’une surexposition. Ainsi France consacrés à Comment vivre ensemble. tiste déplace l’interprétation de la chanson de un anti-héros. En effet, attaché foncièrement Teresa (1996-2006) tient la chronique d’un Le fragment du cours porte sur les relations qui Bonnie Prince Billy dans un contexte scolaire. à sa liberté, le personnage ne cesse de se groupe d’amis en confrontant également, par unissent pensée et voix. Enfin, un dernier mou- La chanson sera interprétée par deux enfants, défendre de ses pouvoirs extraordinaires dans le jeu du film et de ses archives, deux moments vement est un travelling latéral en boucle qui placés dans l’obscurité jusqu’à la montée de la une recherche de la tranquillité, de la quiétude de vie revisités par la caméra. met en scène un chœur de chanteurs interpré- lumière qui devient, au fur et à mesure de l’inter- au fond de l’eau, ce qui décuple ses forces et Ana Maria Gomes, One Two Three Die, Les mises en scène de soi auxquelles se livre tant Tre canti popolari de Giancito Scelsi tandis prétation de la chanson, totalement blanche. le réinstalle perpétuellement dans le cycle de la © Ana Maria Gomes Teddy (2012), rêvant de devenir militaire au point que quelques personnages, plongés dans une Dans l’ensemble de son œuvre, l’artiste améri- résistance et de l’opposition à l’autre. La réus- Claudia Triozzi, Five Years, de devenir le Soldat Ryan du film de Steven écoute singulière, tournent autour du chœur en caine Lorna Simpson chorégraphie le temps site de ses exploits dans l’espace public urbain 2000. Centre national des arts plastiques © droits réservés / CNAP / photo courtesy : Galerie Maisonneuve Spielberg, sont des mises en scène d’actions, élaborant une sorte de ronde inorganisée. Si et les intermittences de la mémoire, en inter- en fait un hors-la-loi menaçant l’ordre social, par de situations sous la forme de performances. Roland Barthes définit “l’idiorrythmie” comme rogeant les notions d’identité, et d’histoires la mise au défi du corps et des lois de la phy- La mise en exposition du moi comme person- “des agglomérats” au sein desquels “Chaque collectives, à travers des installations faites de sique élémentaire, car le défi de la résistance geste de Pollock hors de l’espace de la toile), vant la présence du corps autrement, filmé par nage de fiction se joue bien souvent dans les sujet y […] a son rythme propre”, dans l’œuvre mots, d’images, de sons. Dans Cloudscape des matières et matériaux, dont il fait l’épreuve d’espaces et de temporalités autrement quali- la caméra. films d’Ana Maria Gomes à l’intérieur de lieux de Manon de Boer l’idiorrythmie est exactement (2004), un homme filmé de dos — l’artiste Terry bien souvent involontairement, le conduit à la fiés, hors-limites, ces années de création ont Dans l’action-vidéo intitulée Five years (2000), clos qui deviennent des lieux d’entraînement. une forme médiane, utopique, édénique, idyl- Atkins — siffle dans le brouillard qui l’enrobe et le résistance sociale, à la rébellion. Réalisé sans inventé les territoires multidimensionnels des à la manière des performances dans l’espace Dans L’Antichambre (2007), des adolescents lique, une esthétique de la distance des corps dérobe dans le même mouvement. A sa mélo- effets spéciaux dans l’image mais mettant event, action, happening. Dans ce contexte, public de Gillian Wearing ou de Jonathan performent un certain nombre de gestes et de dansant et chantant, selon l’idiorrythmie de die sifflée répond le son de l’harmonica. néanmoins en œuvre quelques trucages- pro- et contrairement au happening ou à l’event, la Monk, Triozzi se poste à l’une des portes du postures à l’intérieur d’une chambre qui est leur chacun dans son écoute, sa compréhension, Les films de Thomas Salvador exposent une thèses dans l’action, le film repose sur la vir- performance a très vite constitué un espace périphérique parisien pour crier à haute voix véritable plateau de cinéma, scénarisant ainsi sa perception du chant vocal. même conception de l’espace filmique comme tuosité essentielle des prestations “sportives” d’expérimentation, de mise en scène critique les marques des voitures durant 30 minutes. des jeux de rôles sociaux virtuels. Avec À trois Dans toute son œuvre, Christian Marclay un temps partagé, entre les corps filmés et le de Thomas Salvador, acteur-metteur en scène d’un travail selon un autre usage du temps, Dolled Up (2000) est une performance-vidéo tu meurs (2015), les représentations singulières évoque la place du son au sein de la création spectateur invité à se livrer à un exercice de sans doublure scénographiant ses propres davantage qu’une tentative de parvenir à une sous la forme de tableaux vivants présentée à de soi entrent en dialogue avec un travail de contemporaine. Qu’il soit représenté, évoqué patience. Ses films “chuchotés” sont autant cascades, dans le mouvement même de la totalité, à une synthèse des éléments artistiques l’occasion de l’exposition Au-delà du Spectacle l’image faisant du montage, de la fragmenta- d’une manière virtuelle ou physiquement émis d’histoires sans parole qui privilégient la pein- construction des plans et des séquences. mis en jeu. (Centre Pompidou, Paris, 2000/2001) qui, à tion et de la référence à l’espace filmique sa dans l’espace, le son est la matière première de ture de l’inscription des corps et figures dans Vincent qui n’a pas (encore) d’écailles est atta- Pratique “intermédiale”, la performance est l’art travers l’énumération rejouée de divers métiers préoccupation la plus décisive. En effet, les son travail. Avec Guitar Drag (2000), l’artiste met l’espace, dans un environnement dont ils sont ché à faire un monde et à se faire un corps autre, de mettre des hypothèses au travail. Elle consti- exercés, configure ce qu’il en est du “corps adolescents filmés pour imaginer et théâtraliser en scène une guitare électrique comme l’unique solidaires. Ce sont des films qui reposent sur les engagé dans son devenir imperceptible. Dans tue l’au-delà ou l’ailleurs du texte, de l’écriture, social”. Dans Park (1998-2016), l’artiste poursuit leur mort se réfèrent à des images cinémato- motif de son film-performance. Le bruit de la figures de l’ellipse, du fragment, qui préfèrent cette trajectoire, l’attention du cinéaste portée de la danse, dans la mise en chantier de plu- une réflexion déjà engagée avecDolled up sur graphiques réelles ou imaginaires, scénarisant guitare trainée par un véhicule se fracassant la chorégraphie, la mise en œuvre d’actions en au langage du corps redistribue en un même sieurs disciplines, dans la double et complexe les objets, le quotidien et la banalité. la chute, l’agonie, la mort subite, entrant et sor- sur le sol texan et diffusé par un puissant ampli pointillés au bavardage et à l’insistance de nar- mouvement les places propres à l’acteur, au per- mise en œuvre d’une tentative toujours réitérée A propos de The Family Tree (2002), sorte de tant du cadre fixe du plan-séquence. A cette constitue la bande-son du film, en une sorte rations convenues. sonnage, au sujet-performeur. Le film déplace de dé-subjectiver et de ré-objectiver un geste, psalmodie sur la famille aux confins du récital, scénographie improvisée correspond la mise de boucle progressive et improvisée entre les Réalisateur, acteur et scénariste, Salvador perpétuellement ces positions, interrogeant un acte, une situation. de l’installation et de la performance, Claudia en image de l’artiste qui souligne l’inventivité images et le son. conçoit ses films comme autant de ponc- les bordures de la représentation et retournant Dans cette perspective, la création vidéo a joué Triozzi et Xavier Boussiron écrivent : “ La famille des représentations impromptues et le talent L’œuvre évoque le lynchage d’un américain noir tuations et d’itérations d’un motif récurrent. ce dispositif vers le spectateur, invitant celui- et joue un rôle important de mise à distance du s’éloigne par couches successives de voix. Ce d’acteur de ses personnages. mis à mort au Texas après avoir été traîné par Il y expérimente le devenir-performance du ci à prendre en charge à son tour la fiction. sujet et de l’enregistrement dé-subjectivé de n’est pas évident d’avoir une seule parole contre Au bord de l’art et du cinéma, les films de un camion. La guitare devient une métaphore corps cascadeur de l’acteur - en l’occurrence Pascale Cassagnau situations et d’actes. la musique. On ne chante pas systématique- Manon de Boer font à leur tour écho au régime de cette mise à mort annoncée. Avec Mixed le cinéaste lui-même, qui se livre à des séries Si, comme le rappelait récemment la choré- ment par amour, même si la répétition et la même de ce que Roland Barthes désigne par la Reviews (American Sign Language) (1999), d’actions sans parole. Actions ready-made, graphe et vidéaste Claudia Triozzi, la perfor- mélodie offrent une allure dissociée de l’amour “déplétion”: autant de formes en état d’accueillir Christian Marclay met en scène un acteur gestes trouvés, collectionnés, du quotidien *NUIT BLEUE EST LE TITRE D’UN LONG MÉTRAGE DE L’ARTISTE mance consiste pour un artiste à se tenir hors propre. Que fait-on quand on écoute ?” Dans perpétuellement le vide. Ces films, notamment, sourd-muet qui décrit avec des gestes une sont agencés par le cinéaste pour composer ANGE LECCIA de la représentation, ainsi qu’à être déporté son travail chorégraphique et vidéographique, font de l’insistance du regard une des formes composition musicale, en une sorte de per- des figures et explorer des espaces, des lieux, hors de soi, l’art vidéo met aussi en œuvre un l’artiste fait de la voix - tout aussi bien parlée que de l’insistance du temps. formance chorégraphiée. Le silence ici est une à la manière de la chorégraphe, danseuse et autre usage du temps qui désubjectivise les chantée - l’élément structurant, l’outil fonda- Chez la vidéaste, les espaces multiplient les évocation puissante du son et de la musique, cinéaste Yvonne Rainer. Les films de Thomas gestes, les actes, les situations. Telle est la mental, qu’elle place en lutte, paradoxalement, niveaux de sens et de récit, tissant entre eux en négatif. Salvador sont des films de marche, de déam- vidéo performative que sont en train d’inventer contre l’image, le corps lui-même, le geste, des relations d’incertitude qui définissent Les films de l’artiste portugaisJoao Onofre bulation, manifestant des trajectoires, des lec- Pascale Cassagnau est Docteur en histoire de l’art et critique véritablement aujourd’hui un certain nombre l’espace. Ainsi en témoigne encore Accents un cinéma désidentifié, mis à distance de sont autant de mises en place de dispositifs de tures du paysage. Ainsi dans Une rue dans sa d’art, responsable des collections audiovisuelles et nouveaux d’artistes : un art qui “performe” littéralement (2017), partition musicale pour borborygmes. lui-même. Telle est la qualité et la force des longueur (2000, 8’), un jeune homme rencontre médias au Centre national des arts plastiques/Ministère de la culture depuis 2008. Elle est l’auteur de textes sur Chris à la fois son contenu et sa forme, dessinant La caméra d’Ana Maria Gomes multiplie des espaces filmiques contemporains: leur qua- successivement trois hommes engagés au tra- Burden, James Coleman, John Baldessari, Pierre Huyghe, des boucles temporelles inédites. En outre, ces hypothèses de récits singuliers en faisant de lité d’objets inchoatifs en fait des espaces de vail. Trois étapes d’un parcours, trois moments Dominique Gonzalez-Foerster, Matthieu Laurette notam- constructions temporelles s’élaborent à partir l’Histoire du Portugal son principal objet. Tel est déchiffrement complexes d’histoires plurielles, d’apprentissage de gestes. ment. Ses recherches portent sur les nouvelles pratiques de partitions, qui jouent un rôle récurrent dans le cinéma du réel de la plasticienne. Formée fragmentaires, hétérogènes. Dans l’œuvre de Dans Rome (2009, 7’30’’), le vide et la vacuité cinématographiques, dans leur dialogue croisé avec la créa- tion contemporaine. Parmi ses nombreuses publications, ci- l’art contemporain. Partitions de sons au sens à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon, à Manon de Boer, l’attention se porte sur les définissent une esthétique du quotidien, ponc- tons : Future Amnesia - Enquêtes sur un troisième cinéma (Ed musical du terme, mais aussi bien partitions de l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs à Paris, notions d’interprétation, de partition, de nota- tué par d’improbables parties de ping-pong à Isthme, 2007), Intempestif, Indépendant, fragile. Marguerite gestes, d’attitudes, pour modéliser des expé- au Central Saint Martins College de Londres tion et d’enregistrement. un seul joueur. Le jeu en solo contre soi-même Duras et le cinéma d’art contemporain (Les Presses du réel, riences, des formes à interpréter, à rejouer. puis au Fresnoy, cinéaste et photographe, One, Two, Many (22’, 2012) est un film perfor- prend place dans les recoins les plus incon- 2012), Une idée du Nord, Excursions dans la création sonore contemporaine (Ed. Ecole des beaux-arts de Paris, 2015), Le travail de Claudia Triozzi consiste en des Gomes a fait de l’espace filmique documen- matif conçu pour la Documenta 13 de Kassel fortables de l’architecture de la Villa Médicis à Apichatpong Weerasethakul, Une théorie des objets per- performances qui se situent entre la chorégra- taire son espace d’expression fondamental qui poursuit l’exploration des espaces d’écoute Rome, placards, étagères ou autres pans de sonnels (Trafik Edition, 2016).La répétition générale, 34xP phie et le champ de l’art contemporain dans un qui emprunte aux formes de l’enquête et de et d’interprétation de la musique passant à murs étroits, générant des situations absurdes. portant sur les processus de création et de recherche dans travail de déplacements perpétuels, de décen- la chronique. En outre, ses films déploient des travers des corps. Trois grands mouvements Avec Vincent n’a pas d’écailles (2014), la dyna- les champs de la littérature, du cinéma, de l’art contemporain Joao Onofre, Untitled Version (I see a Darkness), est à paraître en 2018. Un ouvrage monographique sur Jean trement de la notion de “champ disciplinaire”, temporalités partagées par les personnages et composent l’œuvre: un premier travelling avant 2007. Centre national des arts plastiques. Dépôt du Centre National des Arts Plastiques (France) mique du happening, provoquant l’effraction au Frac Franche-Comté (France) depuis le 17 avril 2014 © droits réservés / CNAP / photo Frapat, inventeur de dispositifs télévisuels singuliers est en d’exploration d’un ailleurs de la danse, inscri- le spectateur, constituant des surfaces de pro- fait monter à l’image le portrait en gros plan courtesy : Cristina Guerra Contemporary Art Gallery dans le réel de l’absurde et de l’irrationnel, dote préparation, en collaboration avec l’INA.

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 20 M 75 / 21 DOSSIER Cinéma & Art contemporain L’archive se réfère à l’histoire, mais aussi à tous les Faroki propose de les relire suivies de ses com- un homme qui espère dans l’universalité de la lieux où elle est accessible : bibliothèques, dépôts, mentaires. Un nouvel œil sonde les vues aéri- culture pour combattre la folie militariste de son collections. Et le documentaire, parce qu’il est l’ex- ennes des camps, tel qu’on aurait été censé pays alors qu’il lutte au même moment avec pression d’un vécu, d’une expérience subjective les voir ; il en est de même pour les vues du sa conscience qui bascule dans la schizophré- que le concept n’arrive pas à saisir, propose une camp apparemment modèle de Westerbrok. nie. La guerre dans le film devient une fiction Il écrit une histoire des regards “possibles”, en en ce qu’elle se raconte selon une histoire histoire des hommes par le cinéma, qui dépasse le reprenant des images auxquelles un regard d’autant plus inexacte qu’elle est absurde : le cadre de l’information pour permettre à la création a manqué. Et cela dans le but de rétablir une désir de conquête mortifère de l’Allemagne dont d’émerger, à la durée de l’observation de se faire croyance en une expérience de vérité par le Warburg observe les techniques idéologiques jour. Le documentaire poursuit un certain régime biais des images d’archive. L’archive n’est sans via la récolte méticuleuse “des documents du d’image, défait des automatismes liés à l’évidence doute pas inutile pour identifier ou reconnaître, mensonge”, cartes postales et journaux de pro- du visible au cinéma, et s’ouvre à la possibilité d’une 6. mais surtout devient une trace qui concerne pagande. Avec son film, Natacha Nisic tente saisie du réel à partir de ses hors-champs. Mais ce avant tout le regard que nous pouvons poser une approche de la question de la croyance que fait le plasticien, qui filme et use de la pratique sur ces images aujourd’hui. dans l’archive en regardant la guerre latérale- Kristine Gillard, Miramen, “Le réel doit être fictionné pour être pensé” ment. Du côté de l’ennemi d’abord, et ensuite © Kristine Gillard documentaire, est d’imaginer des dispositifs qui 1 séparent, pour en incarner la matérialité, le film du souligne Jacques Rancière . Cette utilisation par-delà les cultures telles celle des Indiens L’ARCHIVE, de l’archive par les plasticiens n’en détruit pas Hopis, tribu observée par Warburg lors d’un support qui le fait naître. Ainsi produit-il des mises la valeur historique et politique, mais inscrit la séjour en Amérique, et qui se trouve avoir com- en espace de films, des formes de récits, des con- lacune inhérente à l’archive, toujours partielle, battu dans les forces alliées durant la Grande nexions intempestives et dialectiques, un traite- UNE HISTOIRE toujours manquante, au cœur des images, et Guerre. Nisic, en traversant l’espace mental ment parfois de la pellicule, qui déplacent le regard relance inlassablement notre désir de croire, d’Aby Warburg, construit un film événement à ailleurs que selon la reconstitution et l’observation, DES REGARDS en montrant à nouveau ce qui par défini- la fois poétique et mémoriel sur les impensés de autrement dit selon des artefacts. tion est irreprésentable et irréparable. Khalil l’histoire. Yervant Gianikian et Angela Ricci Joreige et Johanna Hadjithomas, quant à Lucchi5, plasticiens de la pellicule, ne font rien eux, devant la difficulté à écrire l’histoire de la d’autre lorsqu’ils accusent l’histoire occiden- “L’empreinte argentique tente d’en garder une guerre du Liban — cette guerre civile n’ayant tale de vision partielle. Une vision finalement mémoire, non linéaire ; imprimée dans la masse, pas de vainqueur, ni de récit dominant — réin- sans regard véritable. Avec des grossisse- l’épaisseur de la matière, ses rugosités, brû- vestissent ses vestiges, et placent d’emblée la ments, des colorisations, des refilmages, des lures et transparences.” Dans Miramen (2011), mémoire — sa transmission, sa résistance, sa reprises, ils ralentissent l’histoire, observent la la mémoire convoquée est celle à la fois de la persistance — sur un plan plus fictionnel que matière de photogrammes anciens et abîmés, pellicule super 8 et d’un territoire, la Camargue, documentaire. Leur travail est alors celui d’une qu’ils donnent à regarder comme des tableaux. dont Khristine Gillard fait un lieu de compéné- documentation qui se trouve mise en scène. La matérialité du fonds d’archives cinémato- tration entre l’homme et l’environnement natu- Le film perdu (2003) en est un exemple méta- graphiques amateures, auquel ils offrent une rel. Ce suspens de l’histoire, accentué par la phorique, qui raconte la perte de la bobine de nouvelle présence, fonde ainsi une nouvelle his- lumière radicale induite par le support argen- leur film entre Aden et Sana au Yémen, de sorte toire des regards. Images d’Orient et Tourisme tique et le développement, oblige à un regard

Natacha Nisic, Plutôt mourir que mourir, qu’ils retrouvent et réinventent le film par le biais vandale (2001) présentent la violence coloniale à la limite de l’image, là où elle disparaît. Par le © Natacha Nisic d’un autre film, refaisant l’itinéraire probable sous la loupe grossissante de leur caméra contraste des couleurs et le grain de la pellicule du film perdu. Mais aussi, et c’est tout l’enjeu analytique attentive aux jeux de regards entre obtenu, Khristine Gillard “ archéologise ” le réel de Libanese Rocket society, Khalil Joreige et colons et colonisés. Ailleurs, les traces de et façonne des images confiantes en leur durée. Qu’en est-il alors de l’utilisation de l’archive Johanna Hadjithomas explorent des images brûlures, les déchirures, les manques sur le Ces terres accidentées, voire invivables, habi- dans ces conditions ? Dès lors que l’intervention d’archive dans la mesure où elles permettent support de la pellicule sont mis en valeur pour tées tant par les bêtes que par les manadiers, sur le réel se fait selon une transformation du de réactiver un imaginaire. Les scientifiques rendre perceptible la désagrégation d’images le filmMiramen travaille à les préserver — aussi régime des images par les plasticiens ? Ne dit- rêveurs de la Libanese Rocket society mènent qui cependant refont surface. “Pour nous, le bien, sinon autrement — que par le plan de on pas qu’on peut tout faire dire non seulement un projet improbable : partir à la conquête de passé n’existe pas, pas plus que la nostalgie. conservation et de protection du littoral, en en aux images, mais plus encore à l’archive ? En l’espace et construire une fusée au Liban. Ce Seul le présent existe.” Yervant Gianikian et pérennisant la trace. d’autres termes, ne peuvent-elles pas, sachant faisant, sont réactualisées les mythologies des Angela Ricci Lucchi interrogent ce qui a disparu Raya Baudinet-Lindberg cela, se faire l’instrument idéologique d’une années soixante, les grandes idées révolution- et qui alors se manifeste à nouveau au regard. manipulation ? Natacha Nisic, Plutôt mourir que mourir, naires ainsi que l’aspiration à la modernité et Une lutte contre l’oubli mais également contre la Quand règne un tel discrédit sur la véracité des © Natacha Nisic à la contemporanéité de l’Orient. En vérité, “Il disparition des films et l’absorption d’un savoir- 1 Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La fabrique éditions, 2000, p. 61. événements, comment l’archéologie du voir, n’existe pas d’histoire simple, ni même d’his- faire par la numérisation que l’on retrouve dans 2 Khalil Joreige et Johanna Hadji -Thomas, prix Marcel Duchamp 2017 pour les références à la mémoire, la réappropriation Là où le documentaire penche du côté du trai- Golf, associée à celles de chaînes de montage toire tranquille. Si l’archive sert effectivement cette nécessité d’un conservatoire vivant des leur projet Discordances/unconformities. des sources anciennes, peuvent-elles trouver à tement du document à partir du témoin qui industrielles. Il pose un regard qui démonte d’observatoire social.”3 techniques cinématographiques, à l’ère où le 3 Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Editions du Seuil, 1989. p.39. 4 Plutôt mourir que mourir de Natacha Nisic, présenté à l’auditorium du donner foi et forme au réel, plus encore lorsque authentifie et conteste l’amnésie permanente la fabrique des images en les connectant à Si bien que le dernier film-essai Plutôt mourir numérique s’impose. Faisant que des artistes Louvre à Paris aux journées internationales du film sur l’art, janvier 2018. 4 l’image n’offre pas la matérialité de la preuve ? ou temporaire, la motivation première du plas- d’autres, selon une opération de différenciation que mourir de Natacha Nisic, filmé dans la organisent des systèmes de production paral- 5 Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, Notre caméra analytique, Pour être cru, il faudrait pouvoir en témoigner, ticien se situe en terme de processus de réin- qui fait surgir de nouveaux assemblages entre bibliothèque de la Warburg Haus à Hambourg, lèles, afin de ne pas perdre ces témoins de Post-éditions/Centre Pompidou, 2015. Exposition l’archive comme œuvre et l’œuvre comme archive, exposition au Centre Pompidou à Paris en authentifier l’événement, montrer qu’il est irré- terprétation permanente du passé, à l’aune de les images et entre les significations. apparaît comme une traversée biographique, l’histoire du cinéma que sont les vieux supports septembre /novembre 2015. futable. De quelle politique de la mémoire le la société actuelle. Filmer, montrer est une véri- Ainsi ces films construits à partir d’archives aussi bien que comme un document historique, et les anciens matériels de projection. De fait, cinéma des plasticiens pourrait-il être le garant, fication que des artistes peuvent alors réussir à historiques Images du monde et inscription donnant à voir les archives cinématographiques qu’est-ce qui, dans l’expérience des traces voire le héraut ? La croyance en l’archive peut- déporter vers un terrain plastique qui interroge de la guerre (1988) : ces images aériennes des des tranchées de 14 à partir des deux boîtes de l’histoire, fait sens pour l’artiste qui utilise elle rétablir une confiance dans l’image en la croyance dans les images autrement. La camps de concentration que l’on n’a pas su de fiches restantes d’Aby Warburg et de ses la pellicule 35 millimètres ou le super 8, alors permettant à des images perdues de revenir, démarche d’Harun Faroki apparaît embléma- lire au moment de leur production ; ou Sursis journaux intimes. Ce dernier, historien d’art que l’on bénéficie de la technologie numérique ? à des processus d’être réitérés, à tout ce qui tique qui confronte les outils de la destruction et (2007), l’un des rares films des camps, tourné allemand et sergent durant le conflit, s’incarne Khristine Gillard, documentariste et plasti- Raya Baudinet-Lindberg est Critique d’art (AICA) et était frappé de disparition, de survivre ? Et selon ceux de la production : les images des frappes par des juifs sous les ordres des nazis dans le par la voix et les mains de Natacha Nisic tour- cienne, cofondatrice de l’atelier LABO, atelier Professeure d’Esthétique et de Recherche au Septantecinq, quelle forme ? chirurgicales de drones durant la guerre du camp de Westerbrok en Hollande. Ces images, nant les pages de ses journaux. On y découvre de recherche sur support argentique, explique : Ecole Supérieure des Arts de l’Image à Bruxelles.

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 74 / 22 M 75 / 23 DOSSIER Cinéma & Art contemporain Résolument cinématographique, la démarche esthétique documentaire. Le caractère expérimental, voire 5 Ce dispositif de résidence, mis en place en 2015, avait déjà proposé un jumelage de KHRISTINE GILLARD (°1972 ; vit et travaille à poétique, de ces films suggère plutôt qu’il n’appuie un entre le réalisateur et programmateur du discours militant et laisse ainsi libre cours à l’interprétation festival L’âge d’or Olivier Dekegel et l’artiste Bruxelles) est néanmoins portée par des ques- DU CINÉMA Emmanuel van der Auwera. Voir les sites tionnements d’ordre esthétique et politique qui du spectateur. En préparation, son prochain film intitulé http://www.cvb.be/cvb/fr/residence/projet trouvent une résonance au sein de l’espace d’ex- Tracé. L’homme qui marche rend visible le caché, traite et https://www.gsara.be/article-106/ d’une forme d’empowerment d’un mouvement citoyen en 6 Projection des filmsMiramen et Cochihza position, comme en témoignent ses récentes ten- EN QUÊTE de Khristine Gillard et Een idee van de Zee Amérique Latine, constitué en réponse à la menace d’un et Paradijs de Nina de Vroome le 5 juin tatives de déploiement de la matière filmique sous désastre écologique. Dans ce cas précisément, l’usage 2017 à Bozar ; exposition Conversation à la forme d’installation. de la pellicule 16 mm vient renforcer l’emphase qui est MAAC, du 2 au 9 septembre 2017, dont est D’INSTALLATION issue une publication éponyme, avec des portée sur le corps des manifestants, filmés en noir et textes de Bruno Goosse et Anne Penders, blanc, de très près. La caméra suit l’homme qui marche, aux éditions du CVB. 7 Voir à ce propos le beau texte de Bruno dont est issu le titre du film, à travers une végétation Goosse, qui parle du choc de la rencontre, luxuriante qui s’altère progressivement sous l’effet d’une dans la publication déjà citée. surexposition. Le grain et la corporalité du film trouvent écho dans la volonté du personnage de s’ancrer dans et sur la terre, de s’y camoufler, quitte à disparaître, absorbé par la lumière.

Des formes dialoguées dans l’espace Parallèlement à la recherche soutenue par a/r, Khristine

7. Gillard a été lauréate de la résidence Conversation, initiée Khristine Gillard, Can we define our com- par le GSARA (Groupe Socialiste d’Action et de Réflexion munity as experimental or just analogue?, sur l’Audiovisuel) et le CVB (Centre Vidéo de Bruxelles), notes issues des groupes de recherche @ Khristine Gillard dont le principe est de mettre en regard les pratiques de deux réalisateurs, aux approches cinématographiques Khristine Gillard, Portée, installation 5 double-projection : 16mm > digital souvent très différentes. Dans ce dispositif particulier, & texte vidéo (Conversation sur la colline prônent une certaine esthétique vintage de la belle qui offre un cadre et non point un lieu de travail dédié, avec Alain, tailleur de pierre), boucles, LES PROCHAINS LAURÉATS DE son spatialisé (2017) image — mettant en scène le projecteur comme élément Khristine Gillard s’est entretenue avec la jeune réalisatrice LA RÉSIDENCE CONVERSATION @ Khristine Gillard sculptural central constitutif de l’installation ou encore Nina de Vroome (°1989 ; vit et travaille à Bruxelles). Cette SONT LAURE COTTIN STEFANELLI tirant profit de l’attrait de la performativité propre à la correspondance, menée de manière libre et informelle & PETER SNOWDON. machine — mais de considérer les potentialités organiques durant quelques mois, a donné suite à plusieurs formes 6 d’une matière en constante évolution. La plasticité du de restitution, dont une exposition à la MAAC. ART ET RECHERCHE médium, ses composantes physiques appellent à une Cette dernière fut l’occasion de tester sur un mode mineur, POUR CE QUI EST D’A/R, LES SIX mise en relation avec le corps du visiteur dans l’espace. eu égard à l’aspect non définitif de la présentation, une PROJETS QUI RETENUS EN 2018 Par ailleurs, la résistance dont fait preuve Khristine Gillard, partie du matériel récolté au fil des discussions et mis en SONT : BREATH SOUNDS DE BABAK ainsi que de nombreux réalisateurs et opérateurs réunis espace afin d’en livrer une lecture déliée de son contexte AFRASSIABI & NASRIN TABATABAI, ESTHÉTIQUE DU SUBLIME, DE au sein du réseau de laboratoires argentiques européen d’origine. L’aspect volontairement fragmentaire et hété- SIDÉRATION ET DE FIN DES TEMPS, FilmLabs, fait écho d’un point de vue épistémologique au rogène de la présentation correspondait à la volonté des QUELS RÉCITS POUR L’ANTHRO- 1 L’association regroupe 16 membres Grâce au soutien de l’association art et recherche (a/r), qui Point de départ de sa réflexion sur la portée politique et rapport entre “résister” et “inventer” qui constitue le cœur deux réalisatrices de ne pas faire œuvre commune, mais POCÈNE ? DE HENRI BONY ET LÉA institutionnels rassemblés pour assurer le MOSCONI, T.A.L.O.S. DE PIERRE- soutien, la diffusion et la promotion de la a pour objectif de promouvoir la recherche artistique en esthétique du documentaire, le débat sur la spécificité de sa démarche et de sa recherche en tant que cinéaste. bien de disposer des indices, comme des petits cailloux PHILIPPE DUCHÂTELET, DEBORAH recherche en art en École supérieure des école d’art et au-delà1, Khristine Gillard a pu se consacrer du médium, qui pourrait sembler un brin désuet tant il semés à l’attention du visiteur.7 Force est de constater LEVY, LIONEL MAES ET ANTOINE Arts de Fédération Wallonie-Bruxelles. Par tout au long de l’année 2017 à l’interrogation du dispo- fait écho aux querelles modernistes, invite à des ques- que n’eut été l’apport du texte d’Anne Penders, agissant à WANG, UNSCHÄRFE IM MÖGLICHEN le biais d’appels à projet internationaux, pi- Militantisme et expérimentation formelle (UNSHARPNESS IN A POSSIBLE) DE lotés par un comité artistique indépendant, sitif filmique à travers de nombreux échanges et débats tionnements plus larges sur le déterminisme optique, L’intitulé de la recherche, tel que présenté dans le cadre juste titre comme une “lampe torche”, ces bribes éclatées CHRISTINE MEISNER, ÉCRIRE : OUTIL elle initie et contribue à mettre en place des qui ont culminé avec un programme de projections et de tant du point de vue du créateur que du récepteur. “Le du projet d’art et recherche, fait mention d’une interro- seraient demeurées à jamais silencieuses au sein de la DE PENSÉE ET ŒUVRE EN SOI D’ANNE stratégies d’identification et de valorisation rencontres publiques.2 choix de la pellicule ne doit pas être un choix purement gation sur les formes du documentaire, leur portée poli- masse d’informations réunies, apparemment sans ordre PENDERS ET A MODEST PROPOSAL de la recherche. En 2017, cinq projets (IN A BLACK BOX) DE VERMEIR ont ainsi été soutenus, incluant celui de Le présent article est l’occasion d’un arrêt sur image, esthétique, mais la pellicule a une esthétique propre, qui tique et les dimensions de l’expérience esthétique qu’elles ni hiérarchie. & HEIREMANS. Khristine Gillard. Pour plus de détails, voir le site internet : http://art-recherche.be permettant de retracer et d’analyser ce qui a contribué à induit une expérience particulière. L’image est imprimée proposent. Au fil des rencontres et des conversations, Voilà qui vient questionner l’usage et la pertinence de cer- 2 Cycle de rencontres et projections à l’erg nourrir la réflexion sur la spécificité du médium employé, par la lumière sur un support physique, qu’on peut tou- approche privilégiée par Khristine Gillard qui en a fait une taines formes installatives, dont on peine à voir émerger la et au cinéma le NOVA, Bruxelles, du 30 ainsi que sur les enjeux de la recherche artistique et ses cher. Quand la pellicule passe dans le projecteur, c’est méthodologie lui servant à approfondir sa réflexion et se signification, aussi subtiles puissent être les connexions novembre au 10 décembre 2017, dans le cadre du festival Filmer à Tout prix et des différents modes d’appréhension. la lumière qui, par transparences et obturations, fait confronter à des points de vue hétérogènes, la néces- qui unissent les objets entre eux. L’interactivité, principe rencontres Labos / Kino Climates. apparaître l’image en mouvement, percutant ensuite sité de rompre avec l’équation binaire qui voudrait qu’un noble et si souvent appelé de ses vœux par l’art contem- 3 Extrait d’un entretien réalisé avec Numérique vs analogique notre rétine en saccades rythmées. C’est physiologique. cinéma militant soit forcément formaliste, est devenue de porain, se trouve mis à rude épreuve lorsqu’il s’agit d’être Khristine Gillard le 19 janvier 2018, dans le cadre d’une publication à paraître de l’asbl Membre fondateur de LABO, laboratoire de recherche et L’expérience sensorielle de la projection en pellicule est plus en plus centrale. Ayant à son actif plusieurs docu- confronté à la réalité de l’espace d’exposition. À la dif- art et recherche. de traitement de la pellicule film Super 8mm et 16mm à physiquement incomparable avec celle que l’on peut avoir mentaires, dont Des hommes (2008, 72’), premier film férence de la salle de cinéma, qui a pour avantage de 4 Ibid Bruxelles, Khristine Gillard est impliquée dans un réseau lors de la projection d’un fichier digital.”4 La cinéaste met intimiste sur des prostituées indépendantes à Bruxelles garder le spectateur captif et de l’immerger dans un récit, associatif qui œuvre à la mise en partage d’outils et de ainsi en garde contre la disparition programmée de la qui se racontent à travers le prisme d’un quotidien où le l’espace d’exposition requiert d’autres stratégies d’inves- savoir-faire artisanaux. Elle revendique le droit de choisir pellicule argentique par l’industrie cinématographique, rapport aux hommes est prédominant, suivi par Miramen tissement qui ne peuvent s’improviser. entre deux types de supports, le numérique et l’analo- qui s’accompagnerait d’une entreprise de formatage des (2011, 22’) qui relate la vie d’agriculteurs et de pêcheurs Septembre Tiberghien gique, en fonction du propos et de la pertinence du sens moyens d’expression et de création, au profit de seules de la Camargue et Cochihza (2013, 59’), film-monde sur à donner de chacun de ses projets : “Nous ne sommes fins récréatives. un poète vivant au Nicaragua à l’orée d’un volcan, l’enga- pas une bande de nostalgiques passéistes, ce que nous De même que le choix de l’outil, les conditions de gement politique de l’artiste s’est davantage exprimé à défendons et ce que nous voulons transmettre, c’est que projection affectent irrémédiablement notre degré de travers le choix des sujets — qui mettent en exergue une la pellicule argentique est aujourd’hui, toujours et encore, sensibilité et de réceptivité. Pour Khristine Gillard, il ne relation de l’homme au territoire souvent menacé – que Septembre Tiberghien est critique d’art, curatrice indépendante et ensei- 3 un outil d’expérimentation et de création contemporain.” s’agit pas de plébisciter les pratiques artistiques qui par l’usage de codes qui renvoient directement à une gnante à l’ENSAV-La Cambre et à Arts2 à Mons.

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 24 M 75 / 25 DOSSIER Cinéma & Art contemporain Giles Ribero, Fraktur, Prunelle Rulens, Mlle Zallinger, plus exactement encore, du véritable chef 2016. Production Le Fresnoy Sélectionnés dans la programmation de plus en 2017. Production Dérives asbl plus riche et signifiante du BAFF (Brussels Art Film d’orchestre du film pour mieux se confronter Festival) en novembre 2017, Fraktur de GILLES à nous. Tout est mis en place pour mener vers RIBERO et Mademoiselle Zallinger de PRUNELLE la révélation finale : celle de la machine ultime, RULENS (Prix du jury de la compétition) jouent de la caméra qui crée les situations et les corps jusqu’au fil ténu entre captation et illusion. nouvelles partitions cinématographiques, expéri- Nul doute, après la vision de ces films, sur le mentales et documentaires, dans l’idée d’une con- fait que ces démarches soient éminemment stante redéfinition du film sur l’art. spécifiques. Pourtant, elles se rejoignent ou se répondent sur la représentation des corps comme élément central et, au final, presque unique ; un corps marqué par le mouvement incessant qui lui est attribué — l’inlassable CORPS entr’aperçus sur scène, dans la profondeur et des mains, les expressions du visage, la ten- ballet des bras du chef d’orchestre, la transe du champ. Toute cette mise en scène pose la sion du corps tout entier. La rythmique de cette de Mademoiselle Zallinger, sur scène ou en question du territoire approprié par ce corps ‘danse’ trouve son sens dans le mot “Fraktur” dehors. Si l’accès à la voix leur est refusé, qui inverse les conventions. Comme l’indique qui décrit un système d’écriture gothique les deux personnages sont pourtant inégaux le choix du titre, Prunelle Rulens fait de ce per- apparu au début du 16ème siècle dont le nom face à la parole ; confisquée, inaccessible HABITÉS sonnage théâtral féminin, épisodique et fanto- vient de l’aspect à la fois compact mais aussi pour Zallinger, elle est rendue lisible dans matique, le centre névralgique de son film — un brisé, anguleux ou ‘fracturé’ des courbes, Fraktur donnant accès aux pensées du chef visage concentré, mais aussi un corps (mains, marquées par une accumulation de verticales. d’orchestre. Les statuts semblent au départ jambes, dos) secoué de spasmes, syncopes, Dans cette définition, la “fraktur” est associée diamétralement opposés ; si le chef d’orchestre convulsions—, un “ensemble d’aléas tempo- à un tempérament mystique. L’idée de forme, dirige de toute sa stature et maîtrise la partition, rels imposé à l’ordre du temps”.1 Cette sorte de formalisme, qui se cache derrière ce terme Mademoiselle Zallinger subit les affronts répé- d’écriture automatique du corps et du mou- et qui sert de titre au film, se lit aussi dans tés. Mais, au bout du compte, l’épuisement les vement, décontextualisés de leur espace scé- les choix du réalisateur qui, au contraire de guette tous les deux, selon des modes diffé- nique, est profondément ancrée dans l’histoire Prunelle Rulens, n’ancre pas uniquement son rents ; si le corps du chef d’orchestre disparaît du cinéma, jusqu’à convoquer l’esthétique film dans les contraintes d’une captation de la complètement du champ dans Fraktur, bientôt des chronophotographies d’Etienne-Jules réalité, mais bien dans une vision étendue de remplacé par la caméra, c’est l’épuisement Marey.2 Car Mademoiselle Zallinger n’est pas, ce champ filmique. d’un corps terriblement humain qui s’impose au final, un film sur le théâtre ou l’espace du Sa démarche s’inscrit très précisément dans dans Mademoiselle Zallinger. hors-champ scénique ; c’est un film du plein celle d’un Dziga Vertov, réalisateur et théoricien Les deux films mettent finalement en scène champ cinématographique qui fait éclater au formaliste des années 20, face aux possibili- cette obsolescence/déliquescence des grand jour la violence de l’oppression vécue par tés d’une captation mécanique de la réalité. Si corps, par disparition ou effondrement, mais le personnage mais aussi la comédienne. Le Ribero déconstruit lui aussi avec une infinie pré- aussi leur déshumanisation, la disparition de dernier plan tranche sur la fatalité de la lutte ; cision la gestuelle du chef, il ne filme pas que soi malgré une lutte féroce dont l’œil méca- assise dans un fauteuil, le regard fixe et à cela. Grâce aux pouvoirs de métamorphose nique traduit chaque secousse, soubresaut l’écoute de ce qui se joue encore très lointai- du cinéma, il inscrit également la traduction de ou indicible tremblement. L’écho troublant de MADEMOISELLE ZALLINGER Premier film de Prunelle Rulens (°1982 ; vit et l’interprète, Delphine Bibet. Elle suit tous ses nement sur scène, Delphine Bibet semble se possibles états mentaux du personnage, ou leurs performances ne tient qu’à un fil, invi- (PRUNELLE RULENS DIT ROSIER, 2017, DÉRIVES, 13’) travaille à Bruxelles), produit par Julie Frères déplacements, ses infimes mouvements, dans pétrifier, comme tant d’autres avant elle, dont du moins un autre récit, grâce à des phrases sible (dans Mademoiselle Zallinger) ou révélé WWW.DERIVES.BE/FILMS/MLLE-ZALLINGER pour l’atelier de films documentaires Dérives, sa concentration ou ses apparitions furtives la Jeanne Dielman de Chantal Akerman, défini- qui viennent se surimposer aux plans, coexis- (dans Fraktur). On est ici dans le champ de la FRAKTUR Mademoiselle Zallinger est un portrait fasci- sur scène. Elle-même comédienne, Rulens tivement capturée et immobilisée une fois son tant avec le corps performant. Mais cet accès caméra-œil, dans le fantasme de Dziga Vertov : (GILLES RIBERO, 2016, LE FRESNOY, 18’12’’) nant. Sur une scène de théâtre encore plon- semble trouver en Bibet son alter ego ciné- crime achevé et ses rituels volés en éclats. inattendu à une autre dimension n’est pas le d’un œil mécanique qui étend les possibilités WWW.GILLESRIBERO.COM/FRAKTUR gée dans une semi-obscurité, déambule une matographique ; plus que de filmer son corps Si Mademoiselle Zallinger rend compte d’un seul du film et ce dernier évolue constamment. de l’œil humain, permettant au public invisible silhouette qui investit les lieux. Ses cheveux littéralement habité par le rôle, elle projette à corps féminin en constante lutte pour exister, Après un écran noir sur lequel s’inscrivent les que nous sommes d’assister aux enjeux d’une cuivrés reflétés dans la lumière des plans, ses travers elle, en 13 minutes, les attentes et les laisser une trace à l’écran, Fraktur de Gilles mots “on n’opère jamais seul même si on l’est lutte humaine, sociale, presque politique, gants et son chemisier blancs, sa démarche manques d’une profession, révélant l’épuise- Ribero (°Bondy (F), 1985 ; vit et travaille à toujours au fond. C’est une vie particulière, jusque-là solitaire. Ces films démontrent avec rythmée par le claquement de ses talons et ment de ce corps caché derrière un bouquet Bruxelles) met, quant à lui, en scène le corps organisée autour de déplacements constants”, éclat le rôle indispensable de révélateur que restreinte par sa jupe moulante, s’emparent de de fleurs, ignoré, rappelé pour être mieux ren- comme possédé et tout aussi performant puis un retour vers le chef d’orchestre dépourvu joue la caméra dans notre société. Cet œil nous notre regard. Mademoiselle Zallinger est un des voyé — par les personnages, le texte et la mise d’un chef d’orchestre, Bartholomeus-Henri de musique pendant de longues secondes, confronte et se confronte à nous ; dans nos personnages de la pièce de Thomas Bernhard, en scène — en hors-champ. Van de Velde. Mais pas seulement. Produit c’est la partition qui est mise en scène, flottant esprits peuvent résonner les mots étrangement Elizabeth II, mise en scène en 2015 par Aurore La réalisatrice scrute avec une fascinante par Le Frenoy, l’enjeu de Fraktur se lit dans le légèrement dans les airs. Dans ces trucages et terriblement actuels de Vertov, dans son Fattier. Dans le rôle principal d’Herrenstein, minutie la préparation, l’attention, la stase puis choix musical des Métamorphoses de Richard impromptus, inattendus, on retrouve la caméra Manifeste de 1923, Ciné-œil : “Je suis un œil.

8. Denis Lavant, vieil homme en fin de vie, aigri et la frénésie des gestes qui n’existent souvent Strauss, dirigées par le chef d’orchestre plongé de Vertov qui saluait le public, débarrassée de Un œil mécanique. Moi, je suis la machine qui odieux, cloué sur une chaise roulante ; il attend qu’hors, de la vue des spectateurs ; la gou- dans le noir face à un orchestre imaginaire ; les son caméraman (L’homme à la caméra, Vertov, vous montre le monde comme elle seule peut le passage de la reine sous ses fenêtres, au vernante s’affaire, sert le vieil homme, joue sur circonvolutions de la caméra Motion Control 1929). Cette évocation n’est en aucun cas due le voir. Désormais je serai libéré de l’immobilité cœur de Vienne, entouré de son majordome et un piano imaginaire, seule en coulisses. Mais permettent de capter le mouvement des bras au hasard ; après un dernier retour vers le chef humaine. Je suis en perpétuel mouvement. Je de sa gouvernante, cette demoiselle Zallinger elle filme aussi l’invisible, ce qui est en train de d’orchestre, Ribero nous emmène face à celle m’approche des choses, je m’en éloigne. Je me dont il scande inlassablement le nom tout au se tisser — la contrainte, la frustration, l’isole- qui a rendu possible ces variations et ces mises glisse sous elles, j’entre en elles […]. Libérée long de la pièce. Mais Herrenstein et la repré- ment —, engendrant un lien unique et d’une en scène successives : la caméra, son œil dans des frontières du temps et de l’espace, j’orga- sentation théâtrale dans laquelle il s’inscrit ne puissante proximité avec la comédienne. Elle 1 Emmanuelle André, Le choc du sujet – De l’hystérie au cinéma (19ème – 21ème nos yeux, qui semble elle aussi nous saluer. nise comme je le souhaite chaque point de sont clairement pas le sujet du film de Prunelle déplace notre regard du centre vers la périphé- siècles), Presses Universitaires de Rennes, 2011, p.33 Véritable corps mouvant même s’il est fait de l’univers”. 2 Laurent Mannoni, “Marey cinéaste” dans EJ Marey – Actes du colloque du Rulens ; dès le premier plan capté des cou- rie, inversant les indices de la pièce et reléguant métal et d’une lentille optique, elle endosse le Muriel Andrin centenaire, sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Thierry Lefèbvre et lisses, sa caméra ne semble vouloir filmer que les acteurs principaux aux rôles de figurants, Laurent Mannoni, Arcadia Editions, 2006, p.20. rôle du personnage principal, d’alter ego ou, Université Libre de Bruxelles

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 75 / 26 M 75 / 27 DOSSIER Cinéma & Art contemporain Le dossier de l’avant-dernier numéro de La Part de griffant, violentant l’image, en brisant le schème narratif, commémorant le centenaire du cinéma en 1995 s’ac- l’Œil pose décisivement les enjeux des rapports la mimésis. La ruse de la déraison agit pourtant en sous- compagne chez certains critiques du diagnostic de sa croisés entre le septième art et le registre des arts main : affirmer, proclamer la sortie de la fiction au profit de fin, de sa clôture. Son achèvement coïncide avec l’émer- plastiques. Un second dossier analyse la question de l’accentuation de ce que Jacques Aumont appelle l’opéra- gence de nouveaux dispositifs post-cinématographiques. Mikhaïl Bakhtine et les arts. Nous évoquerons ici les tion figurative, l’attention portée sur le film lui-même (posi- Jean-Christophe Royoux approche les travaux novateurs tion métafilmique, théorique ou poétique) ne suffit pas de Bruce Nauman, Mélik Ohanian et de Patrick Pion & textes regroupés dans le premier dossier. Portant sur à destituer la fiction qui insiste, revient en contrebande. Paule Combey. Penser les relations, les connexions entre l’identité (mouvante) du cinéma, l’évolution de son con- Dans L’Image-mouvement et L’ I m a g e - t e m p s, Deleuze les images n’est plus le seul apanage du cinéma. Les cept, ses métamorphoses, ses délimitations, les con- distingue le cinéma moderne du cinéma classique formes d’exploration d’un cinéma d’exposition réactual- tributions se focalisent sur ses nouveaux dispositifs LES ARTS par le critère de l’apparition dans le premier d’images isent la pensée des relations entre images en déplaçant dans l’art contemporain, son nouage à la peinture, à optiques et sonores pures produites par la rupture du les paramètres et les curseurs du cinéma “traditionnel”, l’architecture, dans une attention aux effets du cinéma schème sensori-moteur, à savoir du circuit entre situa- en salle obscure : le montage cesse d’être le point nodal, sur les arts plastiques et réciproquement. PLASTIQUES tion et action : pris dans un monde désorienté, les per- le souci (alors qu’il fut la grande invention du cinéma) ; sonnages deviennent des voyants, cessent d’être des le tournage est secondarisé ; la proposition d’un sens agents ripostant aux situations qu’ils rencontrent. Autre orienté avec début et fin se voit détrônée par l’attention manière de dire que, pour Deleuze, le cinéma moderne aux “hasards naissant du désordre des assemblages”. apparaît quand la possibilité de la fiction, d’une narration Nombreux sont les théoriciens du cinéma (Jean-Louis ET LE ordonnée se lézarde. La crise du schème sensori-moteur Baudry, Christian Metz…) à avoir souligné la parenté implique que le circuit des situations et des actions des entre septième art et psychanalyse, entre écran filmique personnages s’enraie, qu’il n’y a plus de prolongation des et écran psychique, comme si l’écran constituait une sur- SEPTIÈME perceptions en actions. En phase avec un monde qui, face de projection de l’inconscient, une représentation en deuil de sa synthèse dialectique, a perdu sa totalisa- des pulsions. L’invention de dispositifs post-cinémato- tion, en phase avec un monde traversé par un “temps graphiques engage de nouvelles configurations de sub- ART hors de ses gonds” (Hamlet), par un espace désaccordé, jectivation. Alors que dans le cinéma en tant que tel, le le cinéma moderne (Hitchckock, la Nouvelle Vague, le spectateur immobile, plongé dans une matrice noire, il les récapitule, voire les rend obsolètes par la ressaisie néoréalisme italien) traduit le passage de ce que Gilles capte des images en mouvement et fait l’épreuve d’une qu’il en opère. Défendre l’axiome de l’“expanded cinéma” Deleuze appelle l’image-mouvement (montrant indirec- identification spéculaire aux personnages, le cinéma d’ex- comme le fait Luc Vancheri, c’est poser l’art comme une tement le temps à partir du mouvement) à l’image-temps position des années 1990 interdit cette identification dès machine nomade ouverte à des connexions, des devenirs, (image où le temps apparaît directement). La rupture de lors que s’instaure un tout autre espace de représenta- sujette à des déterritorialisations. Le propre de l’art con- l’harmonie entre l’homme et la réalité est consommée ; tion : le spectateur cesse d’être assis, immobile, passif, temporain est de n’avoir point de propre, de se brancher les dissonances qui surgissent ne se voient plus inté- immergé et devient mobile, se retrouvant réquisitionné, sur les autres médiums, de faire de sa plasticité le moteur grées dans une consonance. La crise de l’image-action désorienté par des dispositifs audio-visuels qui en interro- de ses créations. En ses transformations, en son exis- soulève l’apparition d’images sonores et optiques pures. gent l’action sur le récepteur. Les conditions du voir et de tence dans des nouveaux dispositifs qui rompent avec Les personnages font l’expérience d’une réalité disloquée l’entendre ont été renversées, déplaçant “l’effet cinéma”, l’acception traditionnelle du cinéma, ce dernier connaît qui, les précipitant dans la passivité, leur ôte la possibilité engendrant une autre appropriation de l’image. Du cinéma moins une nouvelle naissance que des formes d’expres- d’une riposte au niveau de l’action. Les images sonores au cinéma d’exposition, les enjeux, les objectifs, l’inter- sion et d’actualisation inédites. Détacher le cinéma des et optiques pures surgissent comme des révélations nées action entre l’œuvre et le spectateur, la construction du La tension dynamique qui anime le dossier vient de la formes contemporaines qu’il adopte dans les arts plas- d’une violence, de points de crise qui plongent les per- rapport au public ont radicalement changé. La manière controverse quant à la nature du cinéma, quant à son tiques relève moins de la nostalgie, d’une vision mélan- sonnages dans l’impuissance, le somnambulisme. Dans dont le cinéma d’exposition interpelle, convoque le spec- positionnement face à son “exportation” au-delà des colique que d’une attention aux différences de nature. En LA PART DE L’ŒIL, son texte “Feintise, fiction, figure. L’opération figurative en tateur génère des formes de subjectivation différentes salles obscures, dans les galeries et musées. Peut-on dire termes deleuziens, l’on dira que là où Jacques Aumont ARTS PLASTIQUES/ cinéma”, Jacques Aumont déplace la césure deleuzienne qui ne reposent plus sur le mécanisme de l’identification. CINÉMA, MIKHAÏL quand le cinéma commence et quand il finit ? Une ligne perçoit une différence de nature entre le cinéma et les BAKHTINE ET LES ARTS, entre cinéma classique et cinéma moderne : les exemples Dans ce dossier riche en débats, aux multiples entrées, sépare les conceptions de Jacques Aumont — concep- installations, le cinéma d’exposition, Luc Vancheri y lit une N°30, de cinéastes modernes que donne Deleuze (Rossellini, faute de place pour y descendre à mains nues, mention- tions emblématiquement exposées sous le titre Que reste- différence de degré, voire une ligne de variation continue. 2016-2017, 256 P., 39,00 EUROS Antonioni, De Sica, Ozu..) appartiennent encore au régime nons les textes de Chakè Matossian sur William Blake et t-il du cinéma de nos jours ? (Vrin, 2012) — de la position Circonscrivant le cinéma d’une part par les paramètres de la fiction. La ligne de rupture que Jacques Aumont Dead Man de Jim Jarmusch, de Christian Ruby (“Le spec- 9. de Luc Vancheri. Resserrant l’art cinématographique d’une forme d’expression articulée sur un art du récit explore sépare les films ralliés à l’histoire et au récit de tateur de cinéma en tant qu’objet dialectique, de Walter autour d’une forme d’expression particulière qui impli- (quand bien même les façons de narrer, de raconter ceux qui tentent de s’affranchir du récit et s’intéressent à Benjamin aux artistes contemporains”), de Bruno Goosse que un dispositif de réception et un certain nombre de évoluent), d’autre part par une réception requérant un l’opération figurative, à la production de l’image, à ce que sur l’impossibilité de stabiliser la nature du cinéma (ni art, paramètres (soumis, certes, à une évolution), Jacques “devoir de regard et d’ouïe”, Jacques Aumont pointe tout Lyotard appelait le figural (il convoque l’œuvre de Leighton ni technique, mais mystère disait Godard), le moment de Aumont analyse les zones de rupture entre le modèle ce qui distingue l’expérience d’un film (lequel impose Pierce). sa naissance (les frères Lumière ?), sa scène primitive, sur historique du cinéma et les nouveaux usages de l’image d’être capturé par le déroulement temporel) des images Dans son texte, “Cinéma d’exposition : l’invention d’un la question du moment où commence le film (en amont du dans un régime post-cinématographique. Luc Vancheri en mouvement exposées dans les galeries, les musées. médium”, Jean-Christophe Royoux analyse les perspec- tournage ?), de Jean-Louis Déotte (“La réception collective oppose à cette conception limitée, resserrée du cinéma L’épreuve du voir et de l’entendre dans le temps change tives “post-cinématographiques” de l’art actuel. Plutôt que d’un film est comme celle d’une architecture urbaine”), de un “expanded cinéma”. La question est celle de l’alter- radicalement selon qu’on soit face à un film ou face à une de recourir au terme flottant, générique, d’“installations », Krikor Beledian (sur l’œuvre de Sergueï Paradjanov), de native : a-t-on affaire à une continuité ou à une rupture ? installation. Ce qui a modifié la vie du cinéma, c’est le fait il nomme cinéma d’exposition les nouvelles expériences Clélia Nau sur Tacita Dean et son Disappearance at sea. Si rupture il y a, qu’en est-il de cette autre ontologie de qu’il n’ait plus le monopole de la production d’images en d’art spatialisé dont il repère la naissance, le devenir. Le Véronique Bergen l’image ? Quels sont les liens que l’art contemporain sous mouvement comme l’écrit Jacques Aumont qui situe le cinéma d’exposition apparaît quand “certains parmi ses la forme de l’art vidéo et de l’installation tisse avec l’objet septième art dans la tension filmique entre fiction et opéra- critiques les plus perspicaces parlaient avec insistance cinéma ? Le cinéma est devenu un matériau pour les arts tion figurative, entre construction du récit et souci de la de la mort du cinéma” tandis que Jean-Luc Godard contemporains, lequel matériau déterritorialise à la fois le réflexion sur l’image même. Le cinéma expérimental, les offrait avec Histoire(s) du cinéma (et de la télévision) “le Philosophe, romancière et poète, auteur d’essais philosophiques autour premier et les seconds. films underground des années 1960 entendent arracher premier regard rétrospectif d’importance sur l’histoire de questions métaphysiques, esthétiques, de nombreux romans, colla- Dernier arrivé dans l’histoire des arts, le septième art le spectateur au régime de la fiction, au mécanisme de du cinéma, comme s’il s’agissait bien d’une histoire finie boratrice à Art press, l’art même, Flux News..., Véronique Bergen a publié Patrik Pion et Paule Combey, récemment Hélène Cixous. La langue plus-que-vive (Honoré Champion), Le visible n’est pas le dehors, 02’42, 2009 arrive après tous les autres, vient “trop tard” dirait Luchino l’identification : il s’agit de déconstruire le “N.R.I.”, c’est- dont la forme fragmentée, étoilée, spatialisée rendait © Patrick Pion et Paule Combey, reproduit avec Jamais (Tinbad), Premières fois (Edwarda), une analyse de Horses de Patti l’aimable autorisation de l’artiste. Visconti. Il parachève tous les arts antérieurs au sens où à-dire le narratif-représentatif-industriel, en brouillant, compte en quelque sorte par elle-même”. L’anniversaire Smith (Densité).

Cinéma & Art contemporain DOSSIER M 74 / 28 M 75 / 29 DOSSIER Cinéma & Art contemporain L’artiste VINCENT MEESSEN présente au la mythologie d’un mai 68 parisien mais éclaire- AM : Godard a écrit : “De toute façon, c’est le — Omar Blondin Diop — (ré)ouverture du dos- Centre Georges-Pompidou un nouveau volet EXTRAMUROS rait de manière inédite et productive les mai 68 tiers-monde qui donne une leçon aux autres. sier, réalisée pour l’exposition d’Issa Samb et de sa relecture de l’histoire de l’Internatio- de Kinshasa et Dakar. Le seul personnage équilibré du film me paraît d’Ican Ramageli, Le Congrès de minuit, de la 7 9 nale Situationniste, de son influence sur les être le jeune Noir ”. Pourtant, la lutte marxiste Biennale off de Dakar (2016) . Ainsi tu introduis Mai 68 de l’hémisphère Sud et de ses liens AM : Cinémaomarx, au titre éloquent, est com- a échoué au Sénégal. Omar Blondin Diop au Centre Pompidou l’œuvre d’Issa où elle n’a posé de plusieurs moniteurs et présente notam- était-il un révolutionnaire au sens où l’enten- jamais été exposée (ni Agit’Art) mais aussi la avec les luttes de libération. Rencontre. ment Juste un mouvement, un court métrage dait Godard ? critique des années Senghor et l’histoire des que tu as réalisé, centré sur la reprise d’une avant-gardes artistiques des années 70 avec séquence de Godard. Dans La Chinoise, le dis- VM : Ces propos de Godard sont postérieurs leurs connexions politiques et internationales. OMAR cours d’Omar est notamment composé d’un à la sortie de ce film qui joua un rôle pivot dans passage écrit par Mao (1963) : “D’où viennent son travail. Il était intéressé par le travail de sape VM : En mai dernier, je suis parti à Dakar les idées justes ?4”. Juste un mouvement pré- des situationnistes. Le film témoigne de nom- précipitamment car je savais Issa Samb très figure un long métrage tourné au Sénégal5. breux emprunts esthétiques au mouvement, malade. J’espérais qu’il serait sensible à mon Comment as-tu repris la séquence de Godard ? mais les situationnistes rejetèrent son cinéma film et pourrait y prendre part. En 2016, mon EN MAI de manière féroce et catégorique. Godard film One.Two.Three avait été projeté dans sa VM : En regardant La Chinoise, j’ai remarqué décida de ne plus de faire des films politiques cour. Il est décédé quelques jours avant mon de nombreux points communs entre l’intrigue mais de faire politiquement des films en fon- arrivée. Nous ne nous sommes rencontrés VINCENT MEESSEN du film et le destin tragique d’Omar, un peu dant le groupe Dziga Vertov. Quant à Omar, il que par œuvres interposées. C’est un grand OMAR EN MAI comme si la fiction avait été adaptée au réel était membre d’un groupe marxiste-léniniste regret. La présence d’Issa est importante. Je SOUS COMMISSARIAT à Dakar quelques années plus tard. Dès lors, clandestin, tout en étant connecté aux Black montre aussi une peinture Enterrement d’Omar DE CATHERINE DAVID comment prendre à témoin la fiction de Godard Panthers à Paris et à de nombreux artistes dont Blondin Diop. Cette demande de réouverture CENTRE GEORGES-POMPIDOU PLACE GEORGES-POMPIDOU et la remettre au travail ? D’une part, j’ai recueilli le cinéaste expérimental anglais Simon Hartog. de l’enquête finira par se produire car comme FR-75004 PARIS la parole des frères et anciens amis d’Omar Il s’est radicalisé lors de la répression de mai le dit l’un des frères d’Omar : “quelle que soit WWW.CENTREPOMPIDOU.FR et d’autre part j’ai invité diverses personnes à 68 par Senghor et s’est brièvement formé à la la durée de la nuit, le soleil finit toujours par DU 28.03 AU 28.05.18 jouer leur propre rôle : Fi Liu, une jeune ouvrière lutte armée au Moyen-Orient. se lever.” chinoise de Dakar, Thierno Seydou Sall, un Entretien réalisé par Emmanuelle Chérel poète du Laboratoire Agit’Art, Madiaw Ndiaye, AM : Comme à ton habitude, ton installation un jeune comédien, Doudou Fall, un professeur convoque des formes abstraites et modulaires sénégalais de Thaï chi,... De son côté Godard, tout en rendant public des documents histo- ouvert et partant, m’a permis un usage gracieux riques et en usant de procédés narratifs. de ses images. C’est donc l’histoire d’un film “en 1 Réalisée par Bouba Diallo. E. C., Entretien avec Issa Samb, Nantes, train de se faire”, un film au présent qui annonce VM : C’est la triangulation impossible que je mars 2016. un film futur tout en rejouant un film passé. travaille depuis mes débuts. Comment mettre 2 Aboubacar Demba Cissokho, Omar Blondin Diop, 11 mai 2016, Un film construit sur la question du cercle et en intrigue, au présent, des régimes antino- www.legrenierdekibili.wordpress.com/tag/omar-blondin-diop. de son re-routage à travers une figure com- miques : tactiques propres à l’art conceptuel, 3 Roland Colin, directeur de cabinet du Président du Conseil Mamadou Dia, a écrit que Blondin Diop avait reçu, en détention, la visite de Jean Collin, plexe: la spirale. Godard a tourné La Chinoise aux protocoles documentaires et à la critique ministre de l’Intérieur du Sénégal, membre des réseaux Foccart, avec lequel dans son appartement, j’ai tourné Juste un historique ? Cette fois, je me suis intéressé il eut une altercation et qui aurait donné l’ordre de le châtier. Ce décès généra une mobilisation pour enjoindre Senghor à démocratiser le régime. l'art même : Après avoir pointé la collabora- au Sénégal. Puis j’ai appris l’existence d’une nale qui penche pour la thèse de “coups et Mouvement dans la maison de la famille Diop. à des formes abstraites et composites tant Roland Colin, Sénégal notre pirogue, au soleil de la liberté, Journal de bord tion d’intellectuels congolais au mouvement peinture au pastel d’Issa Samb qui était une blessures volontaires ayant entraîné la mort”3. Il y a, comme tu le pressens, un rapport entre chinoises que sénégalaises : le tangram, et 1955-1980, Préface d’Elikia M’Bokolo, Paris, Présence Africaine, 2007. situ dans One.Two.Three (2015), tu t’intéresses reprise directe de cette photographie, ce qui Blondin Diop devient le symbole d’une position les “idées justes” de La Chinoise et mon titre une forme mystique et fractale au Sénégal, une 4 Omar : “D'où viennent les idées justes ? [.] De la lutte des classes. Certaines classes sont victorieuses, d'autres vaincues. Voilà l'histoire des civilisations désormais à Omar Blondin Diop, figure emblé- ouvrait la voie d’une possible influence d’Omar refusant une politique néo-coloniale et prônant mais celui-ci réfère aussi à l’un des leitmotivs de forme en quinconce. Elles ont servi de base depuis des millénaires”. matique du Sénégal des années 1969-1973, de sur le Laboratoire Agit’Art fondé en 1973, un l’agitation politique depuis 1968. Toutefois, au Godard : “Il n’y a pas d’image juste mais juste à deux installations qui rythment le parcours 5 Une Libre association d’individus libres qui mêle fiction et documentaire et constitue une véritable enquête sur O. Blondin Diop et son implication la lutte anti-Senghor et anti-coloniale. Blondin collectif phare de l’avant-garde dakaroise dont Sénégal, on ne connaît guère ses véritables une image”, une phrase extraite de Histoires du du visiteur. politique. Diop fut aussi une des figures de la contes- Issa Samb fut l’une des chevilles ouvrières. La engagements. Plus de quarante ans après son cinéma lorsqu’il revient sur sa seule expérience 6 /www.hoodedutilitarian.com/2011/12/la-chinoise-and-marxist-sheep/ tation étudiante de mai 1968 à Paris, dès le maison d’édition française Champ Libre dans décès, sa famille et ses amis ont demandé une africaine, celle d’une télévision révolutionnaire AM : Un moniteur donne à voir Senghor et 7 Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Tome 1 : 1950-1984, Paris, Les “Mouvement du 22 mars”, une organisation laquelle Guy Debord joua un rôle non officiel réouverture de l’enquête. au Mozambique. Pompidou défilant dans Dakar. Cahiers du Cinéma, 1998, p. 306. 8 Word ! Word ? Word !, Issa Samb and the Undecipherable Form, Raw anti-autoritaire regroupant des anarchistes, des publia un pamphlet intitulé “Lettre de Dakar” Material, SternbergPress, OCA, 2013, p. 24. situationnistes, des trotskistes, entre autres. En (1976) qui s’ouvrait par une citation de Raoul VM : Le mystère entoure toujours les circons- AM : Craig Fischer a écrit : “Affirmer que Godard VM : Bien comprendre la relation d’amitié 9 Emmanuelle Chérel, Omar Blondin Diop lisant l'Internationale Situationniste 1969, il a été exclu de l’École normale supé- Vaneigem. Autant d’éléments qui ont aiguisé tances de son décès. Les obstructions du annonce par ce film le soulèvement de Mai 68, intime entre les deux présidents de la répu- en 1969 – Une archive photographique présente au sein de deux œuvres : Joe Ouakam - Le Berger d'Ican Ramageli (2015) et Personne et les autres rieure et expulsé de France pour “activités sub- ma curiosité. président Léopold S. Senghor sur l’instruction est vrai (…) Ce qui est plus intrigant et impres- blique est un élément contextuel important. - Postface pour une unité scénique de Vincent Meessen (2015), Mamadou versives”. À Paris, il avait rencontré Jean-Luc judiciaire et le classement sans suite de l’af- sionnant - c’est l’aspect extrêmement déceptif Certaines de ces images d’actualité seront Diouf, Maureen Murphy (dir.), Dakar : Scènes, Acteurs et décors artistiques, Godard pour qui il joua son propre rôle dans AM : En 1972, Omar Blondin Diop fut inculpé faire n’ont rien réglé. Cette situation, le manque et désillusionné, voire moqueur ou narquois, du intégrées au futur long métrage. Un travail INHA 2017, à paraître. La Chinoise (1967). Tu t’es d’abord intéressé à pour “atteinte à la sûreté nationale” et accusé de d’un travail de recherche sérieux et la richesse regard posé sur ces jeunes révolutionnaires6”. mémoiriel passe par une prise critique de la une photographie d’Omar Blondin Diop lisant fomenter la libération de ses frères, membres des premières informations recueillies sur les fabrique de l’histoire par les autorités, c’est Emmanuelle Chérel est Docteure en Histoire de l’art. Depuis le dernier numéro de la revue de l’Internatio- d’un groupuscule d’extrême gauche, détenus activités politiques et culturelles d’Omar m’ont VM : Effectivement, le film a été très mal reçu pourquoi de nombreux documents diploma- plusieurs années, son travail se concentre sur le présent post- 1 nale situationniste en 1969 . Elle figurait dans en prison pour avoir incendié le Centre culturel laissé penser qu’un travail d’actualisation était tant par les maoïstes qui se sont sentis trahis tiques jusqu’ici inédits seront assemblés dans colonial du champ de l’art. Enseignante titulaire en Histoire Postface à l’unité scénique - Personne et les français, le Ministère des Travaux publics, et nécessaire. Comme tu l’as mentionné, des que par les membres du Parti Communiste une forme spécifique. de l’art à l’Ecole supérieure des Beaux-arts de Nantes, elle y autres accompagnant ton exposition au Pavillon attaqué avec des cocktails Molotov en février frères d’Omar, engagés dans un mouvement présentés comme des révisionnistes et ridicu- mène le projet de recherche Pensées archipéliques intégré depuis 2014 au projet Penser depuis la Frontière (Esbanm/ belge de la Biennale de Venise (2015). 1971 le cortège officiel de Georges Pompidou marxiste-léniniste, ont réagi à la visite de lisés. Le film est une caricature tendre et féroce, AM : Tu présentes une nouvelle fois le travail Crenau). Son ouvrage Le Mémorial de l'abolition de l'esclavage à Dakar. Blondin Diop est condamné à trois ans Georges Pompidou. L’invitation de Catherine légère et savante, révolutionnaire dans son pro- d’Issa Samb. Pendant des années, Issa Samb de Nantes - Enjeux et controverses (Presses Universitaires de Vincent Meessen : Durant mes recherches de prison. Le 10 mai 1973, il est retrouvé mort David au Centre Pompidou m’a incité à tourner pos esthétique et déceptive dans sa conclusion aka Joe Ouakam (1945-2017), un des artistes Rennes, 2012) retrace et analyse la généalogie de ce projet. pour Venise, je suis tombé sur cette photo- “par pendaison’’ dans sa cellule à Gorée2. La à Dakar, sachant que le contexte institutionnel politique. Ambivalente de bout en bout. C’est, africains les plus talentueux de sa généra- Directrice du Campus Dakar, elle a codirigé avec Fabienne Dumont la publication d’un ouvrage collectif L'Histoire de l’art graphie et j’ai pensé qu’il y avait peut être version officielle du suicide est contestée par mêlé à l’anniversaire de mai 68 permettrait de comme toujours chez Godard, un travail sur la tion, a rendu hommage à Omar Diop dont il n'est pas donnée. Art et postcolonialité en France (Presses 8 eu une diffusion des thèses situationnistes une partie de l’opinion nationale et internatio- proposer une exposition qui ne reconduirait pas double entente. était l’ami . Tu montres une vidéo, Issa Samb Universitaires de Rennes, 2017).

Vincent Meessen EXTRAMUROS M 75 / 30 M 75 / 31 EXTRAMUROS Vincent Meessen Le peuple qui manque, Le procès de la fiction, Nuit Blanche 2017, Ville de Paris @ ADAGP, Paris 2017 @ Marc Domage philosophes Laurent de Sutter, Dorian Astor supérieure. Binet prit Jonathan Littell comme Dès lors, comment interpréter le resultat de ce et Fabien Danesi, qui défendaient, quant à exemple, et le communiqué de presse de sa jeu sérieux ? Comme la démonstration du fait eux, un brouillage des frontières, car selon ces maison d’édition, au sujet de son livre contro- que la fiction reste une chose à la fois mena- derniers — qui furent accusés de panfictionna- versé, Les Bienveillantes : “Si vous voulez com- çante et menacée, le pharmakon suprême lisme, d’un perspectivisme exacerbé et d’une prendre le nazisme — lisez les Bienveillantes”. de notre société. La fiction, comme le rêve, vision erronée du monde par les premiers —, il “Ce n’est pas en lisant 900 pages d’un journal engendre des monstres, mais le véritable dan- n’existe pas une, mais plusieurs frontières entre intime d’un SS que l’on peut y parvenir”, sou- ger ne réside pas dans la confusion entre un les faits et les fictions. tint Binet car ce SS cultivé ne correspond qu’à monde réel et un monde imaginaire, mais entre Impression surréaliste de voir toutes ces per- l’image que les nazis voulaient donner d’eux- la fiction et le mensonge, car la plupart des sonnalités bien raisonnables, certaines vêtues mêmes. Il faut que la fiction se dévoile comme écrivains qui se prêtent à la fiction essayent en juge ou magistrat, éparpillées dans la fiction. de “mentir vrai” au service de la vérité. Je superbe salle du Conseil de l’Hôtel de Ville de La troisième partie du procès fut vouée à la dirais comme Averroès que les deux parties Paris, délibérer sur la fiction comme si leurs judiciarisation de la littérature, où l’avocat et du procès eurent raison, car la vérité est par- vies en dépendaient. écrivain Mathieu Simonet plaida d’une façon tout, jamais absolue. Qu’elle soit subjective ou La toute première bataille d’idées tourna autour très convaincante pour deux régimes juri- absolue, relative ou absente, la vérité restera d’un premier chef d’accusation qui concernait diques distincts et Camille de Toledo tint un toujours là, comme une roche creusée par les la frontière entre faits et post-vérité, et son discours inspirant sur les différentes fictions vagues qui tentent de la définir et redéfinir à importance pour une société démocratique. qui se disputent la réalité, telles les fictions juri- l’infini. C’est parce que l’idée d’une vérité post- L’expert appelé à la barre, le philosophe Pascal diques, expliquant que la justice est elle-même fictive existe que l’empire des fictions s’est créé Engel, tint un discours ahurissant sur l’art de une fiction. De Toledo rappela néanmoins qu’il et que les religieux, comme les athées, vivent la foutaise, comparant l’art de Trump de dire reste une frontière irréfutable entre fait et fiction dans des fictions plus ou moins bien orches- tout ce qui lui passe par la tête avec le stream qui est la mort. Si tel n’était pas le cas, Anders trées. of consciousness de Virginia Woolf. Parler pour Breivik, qui jouait aux jeux vidéo, aurait été jugé Cela ne veut pas dire que tout est fiction, car ne rien dire, serait-il nécessaire à la démocra- avant de passer à l’acte. les arbres, les pierres, les animaux ne racontent tie ? Dorian Astor lui répliqua ensuite, affirmant Le procès se poursuivit ensuite avec un débat pas d’histoires. En tout cas, pas d’histoires que que si nous pensons que les fake news sont sur la pluralité ontologique des fictions. Après nous puissions comprendre. Si le hiatus entre partout, c’est justement parce que jamais le discours de Maylis de Kerangal qui parla fait et fiction se trouve quelque part, il est là, l’exactitude n’a été aussi présente. Le débat de son livre Réparer les vivants, un ange est entre les hommes et toutes les formes de vie J’ai toujours eu la conviction qu’il n’y a que explosa ensuite en une myriade de joutes ora- passé, allumant un détecteur d’anges (1992- qui les entourent, entre nous et toutes ces lan- deux sortes d’artistes dans le monde. Ceux toires sur le panréalisme de Whitehead, la dif- 2017), une œuvre de Jason Karaïndros & Jakob gues qui parlent, qui chantent et qui miaulent, pour qui le réel, c’est l’impossible, une chose férence ontologique entre faits mentaux et faits Gautel, présentée comme pièce à conviction. sans jamais dévoiler leurs mystères. Il faudrait LE PROCÈS matériels et last, but not least —, le Réel, chez Les moments forts de ce chef d’accusation créer un débat entre les fictions qui se laissent immuable et aliénante qui nous piège et nous Lacan, qui fut amené par Laurent de Sutter furent le discours d’Eric Chauvier sur la valeur raconter et celles qui nous échappent, entre rattrape, tel le désert de Matrix, qui se pré- comme une pièce à dé-conviction. cognitive de la fiction dans sa pratique d’an- ceux qui veulent se faire entendre et ceux sente comme la métaphore du capitalisme, la DE LA Dans la deuxième partie du procès, qui thropologue — qu’est-ce qu’Œdipe ? “Une qui ont mieux à faire, mais comment créer un réalité ultime derrière toutes les apparences, concernait l’historiographie, l’écrivain Laurent fiction qui fonctionne”, et celui de Thomas tel débat ? Et quelle serait la pièce à convic- et ceux qui conçoivent le réel comme une pâte Binet tint un discours passionnant sur le Mondémé qui soutint que Trump est un men- tion préalable à une telle affaire ? Si quelqu’un à modeler. F(R)ICTION miraculeux du réel, s’étonnant que : “de tous teur et non un panfictionnaliste, sinon il serait peut le savoir, c’est bien le peuple qui manque. les mondes possibles, il n’y en ait qu’un qui l’héritier de Barthes et Derrida, l’aboutisse- Cela ne veut pas dire non plus qu’il faut cher- Le peuple qui manque appartient sans aucun comme Deleuze, qu’“Il n’y a pas d’œuvre d’art passerelles entre les jeux de société dadaïstes, advient, et c’est le nôtre”. Qu’est-ce que l’His- ment de la French Theory. Cette allégation cher à abolir tout conflit. Jacques Rancière doute à cette deuxième catégorie. À l’instar qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe surréalistes ou pataphysiciens et les batailles toire pour Laurent Binet ? La seule et véritable qui ferait du trumpisme un enfant terrible de soutient, dans Les bords de la fiction, que l’ef- d’Hamlet, qui utilise la mise en abyme pour pas encore”, mais à la différence de beaucoup esthétiques et éthiques contemporaines. tragédie, car contrairement à ce qu’on dit, on la Déconstruction est d’ailleurs une généa- facement d’une contradiction productrice au dévoiler et combattre les injustices de la cour d’artistes qui traitent le collectif comme une Il arrive que leurs performances prennent des ne peut jamais la réécrire. Il faut se méfier des logie intellectuelle complètement aberrante, profit d’une réconciliation finale, où les ennemis royale, le peuple qui manque parvient à la fois masse décorative réduite à la consommation dimensions spectaculaires, comme leur der- fictions qui prétendent atteindre une vérité qui mérite elle-même d’être traitée de trum- deviennent des amis, tirerait la tragédie vers à décrypter et redéfinir les enjeux esthétiques passive d’un récit pré-écrit, les participants à nier exploit, Le procès de la fiction, qui s’est pienne. “Où sont les Trumpiens dans la salle ?” la comédie. L’inimitié n’est pas accidentelle, et politiques de nos jours. Pour que la vérité leurs aventures collectives sont invités en tant déroulé à l’Hôtel de Ville de Paris lors de la Nuit demanda Mondémé avec une rhétorique fou- mais structurelle à notre société, car l’ordre du éclate — et dans les œuvres du peuple qui que protagonistes d’une fabrique de f(r)ictions. Blanche, en octobre dernier, où les écrivains, droyante. “Je ne sais pas. Je n’en rajouterai monde est fait de l’harmonie de contraires, de manque, il y a toujours une quête de vérité Si le conflit est leur moteur, la grande question philosophes et chercheurs les plus brillants et pas sur le fantasme de la frontière de certains, la tension même entre amour et haine, entre éclatante -, il s’agit de passer de “la mise en qui semble s’imposer est la suivante : comment farfelus de la scène française, s’assemblèrent l’envie de construire des murs, etc. Nous ne l’effacement et l’entretien des frontières. Reste scène de soi” au “dévoilement de l’autre”, tout entretient-on un conflit fructueux au sein d’une sous l’égide d’un procès fictif de la fiction et ses sommes pas panfictionalistes, mais nous ne à savoir si Le procès de la fictionest une tra- en gardant une dialectique permanente entre société depuis longtemps déchirée entre des prétendues frontières. sommes pas non plus frontièristes”. gédie ou une comédie. Le peuple qui manque, Le procès de la fiction, le moi et l’autre. positions radicalement opposées ? Comment Le désir de dépasser la frontière entre fait et Nuit Blanche 2017, Ville de Paris @ ADAGP, Paris 2017 @ Marc Domage La cinquième et dernière partie du procès fut Sinziana Ravini Cette dialectique, on la retrouve déjà dans la passe-t-on d’un conflit antagoniste (qui ren- fiction a toujours existé, ce qui veut dire que finalement consacrée aux régimes cognitifs où constitution même du peuple qui manque, force les positions de chacun) à un conflit ago- la frontière existe bel et bien. Mais faut-il, à l’essayiste Pacôme Thiellement parla des reli- créé par Aliocha Imhoff & Kantuta Quirós, deux nistique (qui réussit à respecter l’irrationalité l’ère des fake news et des vérités alternatives, gions comme de fictions, constatant ainsi que penseurs d’une grande inventivité et généro- inhérente aux conflits humains) si on utilise les encourager ou effacer une telle frontière ? nous sommes tous, religieux comme scien- sité intellectuelle, qui ne se contentent pas de fameux concepts de Chantal Mouffe? C’est en L’Accusation fut portée par la théoricienne tifiques, les victimes heureuses de la fiction. remuer les doigts dans les plaies de la société. créant des règles de jeu bien définies. Mais le de la littérature Françoise Lavocat — et ses Mais où la fiction commence-t-elle et où finit- Imhoff & Quirós sont aussi munis d’un désir conflit pour l’amour du conflit n’est qu’un leurre. acolytes, les théoriciens Alison James et elle ? La question resta suspendue et aucune Sinziana Ravini est critique d’art, éditrice en chef de la revue curatif, la volonté de révéler ce qui manque à la Le véritable souci du peuple qui manque est, Alexandre Gefen — qui y défendait une diffé- partie ne réussit à aboutir à une réponse défi- d’art suédoise Paletten, enseignante à la Sorbonne et com- société : des micro-utopies ludiques et discur- selon nous, de montrer la vanité de tels com- rence de nature entre fait et fiction dans un nitivement satisfaisante. missaire d’expositions telles que The Black Moon au Palais de sives qui s’emparent des conflits intellectuels bats, à travers des dispositifs susceptibles de registre qui s’inscrit dans l’idéologie univer- La cour s’est ensuite retirée pour fabriquer Tokyo, Paris (2013) et d’“expositions-romans” dont Aphrodisia (2014), The Chessroom (2013), The Hidden Mother (2012) et Le contemporains. Le peuple qui manque semble réconcilier les plus grands agôns de tous les saliste des Lumières qui croit dans l’existence ce verdict clément: la fiction est responsable, Château d’Étain (2010). Elle publiera en avril prochain, un pre- toujours en quête d’un collectif à venir, sachant temps : l’humour et le sérieux, créant ainsi des d’un savoir objectif. Leur étaient opposés les mais pas coupable. mier roman, La diagonale du désir, aux éditions Stock.

Le Procès de la Fiction EXTRAMUROS M 75 / 32 M 75 / 33 EXTRAMUROS Le Procès de la Fiction D’emblée, il y a un titre. Portrait of a Lanscape. Un Pierre-Philippe Hofmann, 2 weeks of walking titre qui dit quel écart PIERRE-PHILIPPE HOFMANN © Pierre-Philippe Hofmann LE PORTRAIT entend décrire par une grande installation à la Ferme-Asile de Sion2. Car portrait et paysage sont bien deux manières de mettre le monde en images. ET SES LIGNES Candidement on pourrait alors se demander, peut-on faire le portrait d’un paysage ? Pour le dire D’ERRE de manière plus décisive, comment réconcilier une démarche d’abord orientée vers l’humain et une “[…] Tous les raisonnements qui concernent la cause et l’ef- autre qui s’intéresse au fond à la Nature ? fet sont fondés sur l’expérience, et tous les raisonnements tirés de l’expérience sont fondés sur la supposition suivant laquelle le cours de la nature se poursuivra à l’identique et c’est qu’aucune unité d’ambiance ne pourra être ignorée uniformément.”1 car il garantit que tout ce qui se trouve sur le chemin sera littéralement incontournable et, de surcroît, digne d’attention. Autrement dit, le protocole auquel s’est prêté Pierre-Philippe Hofmann au gré de dix marches — tota- lisant 2700 kilomètres — garantit une certaine exhausti- vité, idéale pour constituer un portrait du paysage suisse, c’est-à-dire une image ressemblante du paysage suisse. La rigueur topographique4 des images vidéo et des notes prises en chemin confirment ce projet. Leurs qualités nous rappellent son précédent projet Lieux communs - Gemeenplaatsen (2010), une marche photographique qui avait tout d’une véritable mission photographique le long de notre frontière linguistique. Leurs qualités nous son trépied, cadrer et enregistrer une minute de vidéo. 6 Avec en tout huit dispositifs. monde”7 et celui, tout aussi patient, de laisser le monde rappellent également le parcours d’Hofmann : il a fait Plan fixe, son-in, privilégier la rencontre du donné géo- 7 David Le Breton, Marcher. Éloge des venir à soi par l’image. Ce réinvestissement de l’artiste chemins et de la lenteur, Paris, Métailié, l’ERG et a suivi l’enseignement du photographe Gilbert graphique, architectural ou avec des scènes de la vie 2012, p. 72. est tout à fait salutaire car nous conviendrons sans peine, Fastenaekens. Si nous parlons de rigueur topographique, quotidienne, le tout pris sur le vif, telles que ces choses du moins le croyons-nous, que le paysage n’est pas par- c’est pour convoquer un certain type d’héritage photo- se présentent. Après trois semaines de travail, avoir déjà couru dans la même disposition selon que vous soyez graphique, en l’occurrence celui des Nouveaux topo- accumulé 342 plans, les consigner soigneusement en munis ou non d’un appareil de prise de vues. En l’occur- graphes5 qu’Hofmann nous confiait avoir voulu revisiter notant l’heure et le lieu de prise de vue, la qualité de la PORTRAIT rence, face à l’expérience fondamentalement erratique dans Lieux communs — Gemeenplaatsen. En deux mots : bande-son, les conditions lumineuses, l’altitude, parmi OF A LANDSCAPE de la marche, vous devez composer avec l’attitude fon- EXPOSITION SOLO & PREMIÈRE Photogramme, contrairement à ce qu’on a pu dire à leur sujet, ce qui d’autres paramètres propres à l’expérience. Une fois FERME-ASILE (SION, CH) cièrement contrôlante de l’œil qui scrute et veut prendre © Pierre-Philippe Hofmann fait que la fameuse exposition New Topographics a eu réunis, tous ces traits dessineront bien le portrait tant DU 27.04 AU 24.06.18 des notes en plus de vues. un tel retentissement, ce n’est pas du tout parce que les attendu. Seul un algorithme saura puiser dans l’imposante base 1 David Hume, Abrégé du traité de la nature “En Suisse, il existe une adoration du paysage”, nous photographes étaient distants, neutres ou détachés de ce Or, au moment même où nous pensions tenir le portrait PORTRAIT de données créée par l’artiste pour extraire puis associer OF A LANDSCAPE humaine, trad. fr de Guillaume Coqui, Paris, confiait Pierre-Philippe Hofmann (°1976 ; vit et travaille qu’ils photographiaient, mais parce qu’au contraire, ils sui- si riche du paysage de la Suisse entre nos mains ou sous 2700 séquences vidéo avant de les répartir en 72 flux Éditions Allia, 2016 (1740), p.32. EXPOSITION SOLO 2 Exposition personnelle et première de à Bruxelles). Il est “tellement grand et central” qu’il en vaient de près (i. e. ils accompagnaient) les extensions de nos yeux, séduits par une évidente maîtrise du regard SAM (BASEL, CH) vidéos individuels d’un peu plus de 37 minutes chacun. Portrait of a Landscape à la Ferme-Asile de devient “patriotique”, poursuivait-il. Élevé au rang de sym- l’infrastructure moderne, avec un style au service de ses que suppose le protocole de prise de vues et que pro- DU 6.07 AU 16.09.18 Car seul un algorithme peut donner, par le hasard qu’il Sion, du 27 avril au 24 juin 2018. bole — ce qu’instaure de fait la hauteur et les volumes objets. Tout l’intérêt d’avoir convoqué cette filiation photo- posent les images, Hofmann s’immisce et ramène sur orchestre, l’impression que ces flux vidéo surgissent 3 Il existe en effet plusieurs méthodes pour WELL, IT GOES LIKE THIS le déterminer et a priori toutes donnent des du relief suisse — le paysage n’est pourtant pas un écrin graphique devient limpide : nous allons rencontrer le pay- le devant de la scène l’expérience fondamentalement comme une mémoire le ferait soudainement dans notre résultats différents. INSTALLATION VIDÉO impénétrable qu’il faudrait soigneusement contempler sage suisse tel qu’il est, en prolongement de l’expérience erratique — voire usurière — de la marche. Ici, pour lais- (' ', ALAIN PLATEL esprit, lorsque des tronçons du trajet parcouru à pied se 4 Dans le sens étymologique d'écriture NICHT SCHLAFEN du lieu et non pas en synonyme d'objec- de loin ; tant il semble clair qu’élever le sentiment patrio- du marcheur qui doit accueillir — chemin faisant et sans ser tout le plaisir au lecteur qui voudrait découvrir de & LES BALLETS C DE LA B) rappellent à notre bon souvenir : les formes d’un taillis, tivité, qu'on aurait trop rapidement envie tique demande d’abord à ce qu’on fasse de ces hauteurs sélection — une multitude d’impressions du paysage. visu le travail d’Hofmann le 27 avril 2018 prochain à la BELLONE, BRUXELLES le son d’un train filant sur les rails lointains, l’odeur des d'opposer à ce qui relève de l'image dite DU 14.06 AU 18.08.18 plasticienne. des lieux éminemment accessibles : les images vidéo et Sur les 2700 kilomètres parcourus par Pierre-Philippe Ferme-Asile de Sion, nous dirons simplement que ce fenaisons estivales, un groupe de cyclistes filant devant 6 5 En référence à l'exposition New photographiques nous le donnent à voir. Outre le sen- Hofmann, le protocole de prise de vues était tout aussi que Pierre-Philippe Hofmann y mettra en espace , c’est AD LIBITUM, AVEC vous en pleine descente, une mer de nuages, la rectitude Topographics. Pictures of a Man-Altered timent patriotique que peuvent susciter ces hauteurs, rigoureux. Chaque kilomètre, il fallait s’arrêter, installer l’acte patient d’aller marcher seul “dans le plein vent du MATHIAS DOMAHIDY d’une pente, un lieu amène propice à une halte, la soie Landscape d'octobre 1975 à la George que trouve-t-on dans le paysage suisse ? Mais, arrivés INSTALLATION VIDÉO d’un manteau neigeux, le charme d’un patelin d’altitude, Eastman House, Rochester, État de New DANS L'ESPACE URBAIN York. aux sommets ou proche des cimes, donc en nous étant VEVEY IMAGES entre autres chaleureuses rencontres humaines. momentanément éloignés de la bruyante civilisation des DU 8 AU 30.09.18 L’exposition de Pierre-Philippe Hofmann met en scène plaines, est-ce la Nature avec laquelle nous renouons ? ces atomes d’expérience par la dissémination de huit dis- PARTICIPATION À LA Au fait, de quelle Nature parlons-nous ? BIENNALE D'ENGHIEN (FR) positifs, tels des pôles d’attraction. Il y a matière et, à l’ins- Pour vivre — et peut-être pour épuiser — ces questions BIENNALE INTERNATIONALE DES tar du paysage, elle est toute proche mais aussi lointaine, en images, Pierre-Philippe Hofmann s’est mis en route ARTS NUMÉRIQUES haute, microscopique, macroscopique, visuelle, sonore, selon un protocole rigoureux : venir à pied depuis les fron- DU 8 AU 23.09.18 plane et en volume. Cette richesse plastique est si habi- tières suisses, là où s’entrecroisent latitude et longitude, lement disséminée dans l’espace qu’elle vous interpelle, pour converger vers le centre géographique du pays. Il vous attire, vous repousse, vous captive. Ce sont ces s’agit donc de partir de la convention géographique pour arrêts, ces reprises mais aussi ces jeux d’échelles et de atteindre le point tout aussi conventionnel qu’est le centre temporalités qui poussent le spectateur à décrire l’espace géographique3 du pays. En Suisse, ce point est situé dans de l’exposition. Et c’est dans ce déplacement (déploie- la prairie d’Älggi-Alp dans le canton d’Obwald. Comme ment) que se dessinent les traits, mieux, le portrait du Photogramme, Photogramme, le dit l’artiste lui-même, l’avantage avec un tel protocole Crédit © Pierre-Philippe Hofmann Crédit © Pierre-Philippe Hofmann paysage. Yogan Muller

Pierre-Philippe Hofmann EXTRAMUROS M 75 / 34 M 75 / 35 EXTRAMUROS Pierre-Philippe Hofmann Au fil des témoignages de personnalités sur cin- Cette soixante-neuvième édition de la biennale quante années de réflexion sur l’art et la critique, EUROPALIA nous aura permis d’appréhender la RETOUR SUR des questions sont revenues, comme celles richesse et la complexité de la culture indonési- NATURAL relatives aux problèmes d’indépendance éco- enne. De prime abord, cela peut sembler ardu. ème nomique, à la liberté de pensée, mais aussi aux Comment en effet traiter de cet archipel LE 50 CONGRÈS critères de jugement. Car en effet, comme le CAPITAL rappelait Georges Didi-Huberman, “Comment composé de plus de treize mille îles ? L’Indonésie, trancher ?” est bien une question qui hante c’est avant tout la complexité : culturelle bien DE L’AICA toute pratique de l’écriture sur l’art. Non pas sûr, religieuse ensuite (bien que le pays soit trancher pour exclure, pour mettre à mort mais, de confession essentiellement musulmane), au contraire, pour travailler le vivant, mener une mais surtout écologique, l’archipel étant la réflexion dialectique à poursuivre sans fin. Il seconde zone de biodiversité au monde. s’agissait pour le philosophe, récompensé du Comment pouvons-nous dès lors envisager le Partout et nulle part: migrations et art contemporain, performance prix de l’AICA décerné pour l’ensemble de sa pays sans questionner la prédominance de sa de l’artiste afghane Kubra Khademi carrière, de prendre le parti de Dyonisos qui faune et de sa flore ? dans le hall du Musée National de l’Histoire “coupe dialectiquement, sans fin, qui pratique la de l’Immigration à Paris pendant le symposium AICA, 16 novembre 2017 coupure d’inhérence dont il ne se préserve pas car c’est un dieu coupé en morceaux”. Georges Didi-Huberman invitait ainsi la critique d’art à Vue d'ensemble de l'exposition Natural Capital, dans le cadre être un “combat entre soi et soi-même” dont de l'EUROPALIA CURATOR'S AWARD, Bozar, décembre 2017- janvier 2018 © monovisual l’enjeu est de “faire exister et non pas juger”. Ce défi philosophique résonnait fortement avec un contexte géopolitique de montée des natio- nalismes où l’exclusion devient la règle. Il avait motivé l’appel à contributions du quatrième jour du congrès, intitulé “Partout et nulle part : En invitant Gayatri Chakravorty congrès a donné à entendre des réflexions art contemporain et migrations”. Ce colloque Pour leur première collaboration, Charlotte nos espoirs et de nos rêves d’aventure. Il nous exotique en motif de décoration bourgeois, Spivak pour inaugurer son 50ème con- construites au plus près de ces enjeux. Les monté en partenariat avec le Musée National Dumoncel d’Armence et Laura Herman, les semble pourtant ne pouvoir trouver cette nature c’est l’impossibilité d’absorption langagière qui récits des congrès historiques comme celui de l’Histoire de l’Immigration a donné la parole deux jeunes curatrices dont le projet a été ailleurs que dans l’engrenage culturel au travers est ici notée. D’autres l’ont relevé avant nous3, grès à Paris, l’ASSOCIATION INTER- 1 NATIONALE DES CRITIQUES D’ART de 1989 à Moscou, central dans la carrière de à des critiques vivant dans différentes parties retenu par l’Europalia Curator’s Award , ont duquel nous la filtrons, et l’idée de “paysage” en l’un des problèmes politiques auquel l’écologie Sarah Wilson qui y a découvert une scène pas- du monde pour réfléchir ensemble aux ques- porté leur attention sur le concept de Natural est l’exemple le plus flagrant. Le projet pictural doit faire face, c’est l’impossibilité de repré- (AICA) a donné un signe fort quant sionnante au moment où la chute du mur de tions esthétiques et sociétales, à la fois collec- Capital. Formé dans les années 1970, ce d’Adrien Vermont côtoie cette problématique : senter la catastrophe qui s’engage peu à peu au besoin d’ancrer l’art et la pensée Berlin réouvrait les relations est/ouest, ou celui tives et personnelles, posées aujourd’hui par concept trahit un regard frontalement utilita- comment représenter un tigre en dehors de et d’en produire un discours. De ces coraux dans un projet politique. de 1959 à São Paulo auquel Jacques-Clarence les migrations. Les intervenants ont proposé riste porté à la nature. Celle-ci est alors pen- toute sa récupération culturelle ? Se pose alors morts, nous n’avons rien à dire, voire, dramati- Lambert prit part, ont donné à entendre l’impor- des analyses de contextes précis tandis que sée à travers ce qu’elle peut apporter comme une question plus générale : sommes-nous en quement, rien à prédire. tance de ces événements dans leur époque. se dessinait une réflexion commune sur des richesse économique ou écologique, au sens mesure de représenter la nature, de nous en Enfin, la double vidéo et diffusion sonore de Depuis les années 1970, cette intellectuelle La première Biennale de São Paulo en 1951 fut situations de crise partagées par de multiples où elle devient un service et non le lieu d’une faire une idée non utilitariste ? Les organismes Rachel Monosov englobe toutes ces ques- indienne s’engage tant sur les fronts philoso- en effet la première à avoir lieu en Amérique du pays. Parlant à partir de Moscou, Varsovie, expérience ou d’une croyance. L’idée de “capi- naturels fantasmés et produits en images de tions. Aucun visa ne lui ayant été délivré, elle a phique que pratique, enseignant à l’université Sud, et l’organisation d’un congrès en 1959 par- Istanbul, Fort-de-France, Londres, New York,… tal naturel” induit la réduction de la nature à des synthèse par Offshore Studio relèvent de cette piloté le tournage d’une vidéo depuis l’étranger Columbia de New York mais aussi dans des ticipa tant à la découverte d’une scène qu'elle les intervenants ont tous eu un discours situé catégories relevant, finalement, des mathéma- problématique. La nature, c’est avant tout le et nous offre deux projets complémentaires : écoles qu’elle a créées en Inde. Dans ses écrits, contribua aux échanges intellectuels. Comme et habité par un souci de faire entendre des tiques. Abordant ce concept d’un point de vue grand Autre, qu’il soit synthétique (ici, le virtuel la représentation d’une nature sublime, pour elle fait entendre la culture et la position de ceux J-C Lambert le rappela, dans les années 1940– réflexions sur la création contemporaine dans critique2, les deux curatrices ont invité trois est l’absolu Autre) ou concret, nous ne pouvons toujours exotique, et l’approche documentaire qu’elle nomme les subalternes, “une position 50, la théorie marxiste pesait fortement sur la sa relation au politique et aux parcours indivi- artistes établis à Bruxelles, les Français Martin en faire l’expérience que par l’absorption cultu- d’un élément qu’elle englobe : le soin, qu’il soit non généralisable, sans identité, empiriquement pensée de l’art, la création contemporaine amé- duels de migration. Les concepts, les idées, les Belou et Adrien Vermont et l’Israélienne Rachel relle. Il en va de même des œuvres d’Adrien médical ou métaphysique. La nature, comme reconnaissable en tant que [relevant de] petits ricaine était aussi mal connue, et les congrès œuvres circulaient d’une langue à une autre à Monosov, à participer à une résidence d’un Missika, réduisant la nature au sentiment que l’expérience de Monosov, est le lieu d’une délé- groupes sociaux en marge de l’Histoire.”1 En répondaient au besoin de faciliter les échanges travers le procédé complexe de la traduction. mois sur l’archipel afin de faire, sur place, l’ex- l’on ressent lorsque le climat ambiant change. gation : offrir à la montagne la gouvernance de s’inspirant d’une méthodologie marxiste, elle entre les mondes de l’art. Le désir de rencon- Un congrès de critiques d’art est un moment de périence de ce “capital naturel”. Puis, elles ont Dans le prolongement de ce constat, deux nos communautés et prier la forêt de nous four- milite pour la reconnaissance des droits des trer des artistes, d’échanger des points de vue, rencontre, de réflexion, de mise en perspective ensuite convié deux autres artistes, le Français œuvres retiennent particulièrement notre atten- nir en médecine par le biais de la médiation de minorités mais aussi pour un enseignement de créer des réseaux d’amitié avec l’ambition des mondes de chacun et de tentative d’arti- Adrien Missika et le duo austro-allemand tion. Le projet de Martin Bellou nous présente shamans et de sages-femmes, mais aussi, ici, inversé, où les couches dites supérieures de faire entendre une pluralité de voix critiques, culation non unifiante, mais aussi de récits de Offshore Studio, à contribuer à l’exposition qui un ensemble de coraux morts, montés selon d’artistes. Afin de revenir vers un dialogue avec apprennent des couches dites inférieures. Il militantes, était ainsi au cœur du projet de l’AICA situations de crise et d’urgence appelant à la s’est tenue à BOZAR du 21 décembre au 21 un dispositif décoratif, au sein d’une installa- l’altérité, non par le biais du calcul, mais de la n’est donc pas étonnant qu’Adam Szymczyk, lors de sa création en 1948. mobilisation, comme Beral Madra l’a exprimé janvier derniers. De ces propositions annexes, tion où se côtoient lignes abstraites tracées par représentation. directeur artistique de la documenta 14 Learning Bien sûr, l’association se heurte aussi à la com- vivement au sujet de la Turquie. mais surtout des expériences réalisées durant des matières naturelles (copeaux de bois) et Jean-Baptiste Carobolante from Athens, l’ait citée dans son texte introductif, plexité des évolutions du monde de l’art et des Mathilde Roman la résidence, nous pouvons retenir différents formes métalliques faisant allusion à tous ces encourageant les artistes “à nous montrer une sociétés, et l’intervention de l’Ivoirien Yacouba aspects relevant du rapport complexe, aporé- panneaux d’affichages en friche que l’on peut manière d’apprendre à apprendre d’en bas.”2 Konaté a insisté sur la nécessité et sur les dif- tique, nous liant à la nature. rencontrer en Indonésie. L’œuvre part d’un Dès le début du XXème siècle, les avant-gardes ficultés d’amorcer un tournant post-colonial Ce champ de réflexion est vaste, impossible constat réalisé sur place, celui de la destruc- 1 L’Europalia Curator’s Award est “décerné à des curateurs émergents et leur donne les moyens financiers et logistiques de développer un projet ar- n’ont eu de cesse de mettre en cause les sché- dans un contexte marqué par une forte pres- même de l’effleurer ici. Pourtant, au sein de tion, par l’homme, de la barrière de corail, pour tistique. Ce prix est attribué tous les deux ans, dans le cadre de la biennale mas de domination symbolique, de vivre le sion du marché de l’art. L’entendre témoigner ce projet, des éléments s’affirment comme aller vers une interrogation sur le discours que EUROPALIA. Un jury de curateurs issus de musées et centres d’art belges sélectionne un gagnant parmi les diverses propositions rassemblées via un processus créatif comme un mode d’être au qu’aujourd’hui de nombreux artistes africains ne de réelles tendances de notre époque. Tout nous en produisons. Ou plutôt, sur l’absence appel à projets. Le curateur sélectionné et les artistes de son choix ont alors monde en résistance à l’économie globalisante, peuvent plus exposer dans leur pays car ils sont d’abord, si ce concept de “capital naturel” nous de discours pointé du doigt par le néant des l’occasion de voyager dans le pays hôte d’Europalia pour une résidence cherchant à produire un commerce des regards liés par des contrats d’exclusivité à des agents 1 “Haping the mapmaker”, Gayatri Chakravorty Spivak, 50ème Congrès déplaît tant, c’est qu’il est froid, mécanique, et panneaux d’affichage. Plus que l’absorption d’immersion, à l’issue de laquelle ils présentent une exposition en Belgique”. de l’AICA, INHA, 13 novembre 2017. 2 Lire, à ce sujet, leur texte éditorial présent sur le site du projet : non hiérarchisé. En articulant le passé, le pré- et des galeries à l’étranger rendait compte d’un précède son objet. La nature demeure, pour culturelle (ces mêmes coraux ont été achetés www.naturalcapital.online/natural_capital-editorial.html ème 2 “Iterability and Otherness-Learning and Working from Athens”, Adam sent et le futur de l’art et de la critique, ce 50 constat bien amer sur la situation actuelle. Szymczyk, The documenta 14 Reader, Prestel, 2017, p.33. nous, individus désenchantés, le lieu de tous en Belgique sur internet) transformant la nature 3 Notamment André Gunthert : www.imagesociale.fr/2454

50ème Congrès de l'AICA EXTRAMUROS M 75 / 36 M 75 / 37 EXTRAMUROS Europalia Vue de l’exposition Corporate Arcadia, 2017 diverses raisons, des projets ont été avancés et les deux laisser penser qu’après cette date, il n’y avait plus de 2 Savage Architecture, Gian Piero Frassinelli Centre international pour la ville, l’architec- Crédit photo © Silvia Cappellari (Superstudio) et Gianfranco Bombaci & Matteo IN SITU journées de discussion ont eu lieu un peu plus tard. contestations, plus de luttes urbaines, ce qui n’est pas Costanzo (2A+P/A). Commissariat : Davide Sacconi / ture et le paysage, le CIVA regroupait depuis Freeport - The archive as urban catalyst, Love Di Marco. 1999 une série d’ASBL liées à ces trois vrai. Pesztat ne pouvait pas aller au-delà avec le matériel Deux expositions de la Fondation CIVA, du 24 mai au 16 AM : On y reviendra dont il disposait. C’est pourquoi on s’est mis à réfléchir septembre 2017. compétences. Après quinze ans de projets 3 La Faculté d’Architecture La Cambre Horta de l’ULB. CL : Donc factuellement, le premier projet réalisé date à quelque chose et on a invité la revue Accatone pour 4 Corporate Arcadia. Commissariat et scénographie : multiples et quelques déboires financiers 2 Sophie Dars et Carlo Menon. Du 23 juin au 24 du mois de mai : Savage Architecture , une exposition continuer la lecture après 1989. septembre 2017. et administratifs, l’institution a fait l’objet 5 Save / Change the City – Unbuilt Brussels #01. que j’avais vue à Londres et à Milan, et qui explore quatre L’hypothèse, c’est que si Unbuilt Brussels allait s’inté- Commissariat : Yaron Pesztat, Jos Vandenbreeden et d’une importante restructuration en 2016 grands projets de Gian Piero Frassinelli, un des membres resser à la non-construction et à la destruction, ce qui Maurice Culot. Du 23 juin au 24 septembre 2017. autour d’une Fondation CIVA fédératrice, fondateurs de Superstudio et l’anthropologue du groupe. n’est plus, de notre côté, on allait s’intéresser à ce qu’il voyant ses missions redéfinies autour de FAIRE Frassinelli a écrit Les 12 villes idéales (1971), une revisita- y a dans la ville, de manière assez directe, en prenant la quatre départements : “Jardin, Paysage et tion critique-utopique du propre travail de Superstudio, réalité comme elle est. Avec l’envie de parler de l’éléphant Écosystème urbain”, “Architecture Moderne” avec une capacité anticipatoire hallucinante. En 2013, il a au milieu de la pièce, ce dont personne ne parle, c’est- et “Architecture Contemporaine”, auxquels été contacté par une agence italienne, 2A+P/A, pour un à-dire les grands projets, les grands hôtels franchisés, s’ajoute un département transversal dédié à projet de musée d’anthropologie à Budapest. Ensemble, les compagnies d’assurances, la KBC, toute cette archi- la “Pédagogie”. Si les deux premiers repo- AVEC ils ont participé à un premier projet de concours, perdu, tecture Jaspers-Atelier d’Art Urbain qui a profondément sent sur des fonds d’archive préexistants (la mais qui a été le déclencheur d’une réflexion assez forte bouleversé la structure de Bruxelles mais dont on n’a sur la nature d’un musée d’anthropologie, sur les manières jamais discuté dans le cénacle des architectes. Ce sont Bibliothèque René Pechère, le Centre Paul de spatialiser l’histoire et les modes de vie de l’Homme. des choses qui sont passées sous les radars alors qu’il Duvigneaud et les Archives d’Architecture Leur travail a consisté à mettre en place un dispositif d’ar- s’agit des plus gros objets construits à Bruxelles. Pour Moderne), le troisième s’est édifié sur le tas, à chives visitables, en mettant de côté la question curato- approcher ça, on a présenté le travail d’Armin Linke qui partir de peu, d’ailleurs sans trop savoir sous riale. Dans un second projet, de type Superstudio, ils ont est entré à l’intérieur de ces bâtiments pour rendre visible quel titre (“Architecture contemporaine” ? imaginé un gigantesque entrepôt qui renvoie à l’univers les activités souvent invisibles qu’ils abritent. À partir de “Enjeux contemporains de la ville” ?), avec d’Amazon, avec un texte fictif de Frassinelli, assez ambigu là se sont tissées de petites histoires avec des objets, le souci de se trouver une place en “faisant et fascinant, dans lequel il parle d’un bâtiment de 4,5 km maquettes, documents. avec” les forces et failles en présence — une de long et 2,5 km de large, une gigantesque étagère. Une chose très intéressante dont on se rendait compte, exigence que son directeur, Cédric Libert, C’est une exposition qu’on n’a pas produite, mais qu’on a notamment, à travers Unbuilt Brussels, c’est que tous les place au cœur de sa réflexion et de ses pro- accueillie dans l’idée de la mettre en perspective avec un anciens étudiants de Maurice Culot, contestataires, avec des projets du CIVA, à savoir son intégration dans le pôle qui il a fait les contre-projets, sont précisément ceux qui, jets. culturel Citroën. Dans ce cadre, on s’interroge sur la ques- ensuite, vont fabriquer les gros bureaux d’architecture tion de l’exposition permanente. Je défends l’idée qu’il responsables du Bruxelles qu’on décrivait. ne faut pas d’exposition permanente à vocation pédago- gique, par contre les archives, quant à elles, doivent être AM : Ces relations entre départements, par exemple à L’art même : De quand date précisément la création de ses propres histoires. Un des ouvrages qui me semble les 1 Being with Art, avec Gian Piero Frassinelli, Shumon en accès permanent. Le projet Citroën se développe avec travers des projets en forme de contrepoint, c’est quelque Basar, Nikolaus Hirsch, Charlie Koolhaas, David Malaud, ce nouveau département ? plus intéressants pour négocier cette complexité, c’est Vincent Normand, Jeremy Lecomte, Emmanuelle trois modèles : le modèle Palais de Tokyo (faire beaucoup chose que tu vas poursuivre ? Chiappone-Piriou et Nicola Setari, le 22 septembre Cédric Libert : L’idée du département date de 2016 mais Collage City, dans lequel Colin Rowe parvient à prendre 2017. Being with Architecture, Aurélien Bellanger, Djamel avec peu), le modèle Fondation Prada à Milan (transformer CL : Le dialogue doit venir tout seul, il ne faut pas forcer le département est né à proprement parler en janvier 2017. en compte aussi bien les qualités inhérentes au projet Klouche, Ido Avissar, Brett Steele, Freek Persyn, Johan un bâtiment préexistant) et le modèle du Schaulager à les choses, mais oui, on est en train de mettre en place un Anrys, Maurice Culot, Isabelle Doucet, Cédric Libert et Quand la Région de Bruxelles s’est vue attribuer en 2014 moderne que celles qui régissent la ville classique, pour Flavien Menu, le 23 septembre 2017. Bâle (donner accès à un dispositif d’archives plutôt qu’à projet pour Citroën. Dans la partie arrière du garage, on va un rôle culturel bicommunautaire, le CIVA est la première comprendre le système dont on hérite. Enfin, un autre des œuvres choisies, à proprement parler). faire une exposition sur les fabriques, avec 60 maquettes institution qu’elle a reprise. Une reprise qui s’est faite dans aspect que je veux développer, dans la continuité de C’est pourquoi on a montré Savage Architecture en même à l’échelle 1/10 et la reconstruction à l’échelle 1/1 de la perspective du projet Citroën. mes expériences avec des étudiants, se résume dans temps que le projet de Love Di Marco, un étudiant de trois fabriques-thèmes : la grotte, le pont, la colonnade, la phrase “construire à toutes fins utiles”, empruntée à Londres qui avait travaillé avec Peter Swinnen et Flavien fabriqués avec des étudiants à l’occasion d’une summer AM : Quels sont les titre et domaine exacts de ce dépar- Auguste Perret. J’entends par là la nécessité de construire Menu sur le garage Citroën, et qui semble avoir reçu l’in- school. tement ? des structures pérennes qui peuvent absorber toutes fluence des projets de Gian Piero Frassinelli. Cet étudiant CL : Les dénominations sont encore en évolution, mais en sortes d’usages à travers le temps, qui peuvent se trans- a présenté, comme travail de fin d’année, une recherche AM : Fin septembre, en clôture des deux expositions tout cas j’ai été engagé sur un appel à candidature portant former. Des structures qui opèrent également comme très expérimentale sur le projet Citroën où la mise à dispo- en vis-à-vis, ont eu lieu les deux journées de discussion sur les “Enjeux de la ville contemporaine (urbanisme et des marqueurs de temps long. Voilà les questions que je sition d’archive est centrale. Un projet assez provocateur Being With Art / Being with Architecture dont tu parlais. architecture)”. C’est-à-dire pour travailler sur les façons me pose. Comment engager un rapport constructif avec mais qui fait réfléchir. Quels fruits en as-tu tirés, puisqu’il s’agissait d’y trouver dont la culture contemporaine structure la ville, en prenant la ville ? Comment donner sens à ce qui est déjà là, sans Pour l’ouverture de Savage Architecture, on a justement les impulsions pour le programme à venir ? bien sûr en compte son héritage historique. tout détruire ? Bruxelles a une incapacité à “faire avec”. invité des étudiants de La Cambre3 avec Frassinelli. Une CL : Il faut qu’on fasse un travail de réécriture globale, mais Il suffit de voir ce qu’on vient de faire du bâtiment à côté discussion s’est tenue sur cette scène. [Il pointe une il y a eu des moments forts, notamment avec la lecture AM : Tu as présenté ta candidature avec une “note d’in- de Bozar… estrade semi-circulaire de couleur rose posée dans le d’un texte au début de chaque journée, des introduc- tention”. Que disait-elle ? hall d’entrée du CIVA.] tions assez solennelles. Il y a eu la lecture par Gian Piero CL : D’abord, plutôt que de me focaliser sur l’architecture, AM : Quels ont été les projets mis en place depuis janvier Frassinelli de son texte Central Archive of Human Culture, j’ai mis l’accent sur le rapport à la ville, sur les dispositifs 2017 ? AM : Une sorte d’agora… une description du bâtiment que je décrivais. Et on a eu la habitables, les formes de vie, etc. Ensuite, j’ai soulevé CL : Au départ, je pensais attendre le mois de juin avant CL : Entre l’agora et le ring de boxe… Elle est née dans le lecture par Aurélien Bellanger du premier chapitre de son la question de l’insaisissabilité de la notion de “ville”, sa de montrer quoi que ce soit, avec l’idée de prendre le cadre d’un autre projet qui s’est développé plus ou moins roman L’aménagement du territoire. C’est un livre qui m’a complexité. Je continue de m’interroger sur la question du temps de s’approprier les lieux et faire, justement, une simultanément, Corporate Arcadia4. Cette expo a été sidéré, notamment avec son premier chapitre qui effec- dialogique, des mécanismes complexes. Après les grands sorte d’état des lieux, qui se serait achevé par deux jour- conçue en relation avec celle de Yaron Pesztat [directeur tue en 25 pages une coupe sur l’occupation du territoire, récits urbanistiques, les idées de la ville sont multiples, se nées de discussion. C’était le projet de Being With Art / du département “Architecture Moderne”], intitulée Unbuilt depuis le plancton jusqu’à la ligne du TGV Rennes-Paris. confondent, se confrontent, s’affrontent. On vit un grand Being with Architecture1, qui consistait à inviter une série Brussels5, qui portait sur l’histoire des Archives d’Archi- C’est un exercice d’un brio extraordinaire, proche du film moment d’interrogation et de flou, sans grand récit uni- de personnes passionnantes, les écouter pour identifier tecture Moderne et des Sint-Lukasarchief, une expo sur la Powers of Ten [Charles et Ray Eames, 1977]. Ces deux voque, où tous les types de propositions et de visions se le “faire avec” dans le rapport à l’art et à l’architecture, période 69-89 où les luttes urbaines étaient fortes. Yaron lectures ont replacé l’architecture dans le temps long, côtoient. C’est pourquoi le vrai sujet, à mon sens, c’est laisser percoler les idées, et que ces idées constituent Pesztat s’arrêtait en 1989 alors que c’est l’époque de la dans l’histoire de l’humanité, ce qui me paraît inspirant. “faire avec” : faire avec la ville telle qu’elle est, faire avec la base d’un agenda pour les années à venir. Mais, pour constitution de Bruxelles comme Région. Or, ça pouvait Propos recueillis par Olivier Mignon

CIVA IN SITU M 75 / 38 M 75 / 39 IN SITU CIVA LE JARDIN DU PARADOXE, d’une réflexion sur la société du spectacle et spécifiques de notre vie journalière : salon de qui, dans la lignée de la dialectique hégélienne, en acteur au moyen de la participation, les REGARDS SUR LE CIRQUE INTRAMUROS DIVERS À LIÈGE de la notion de théâtralité. Précisément, c’est coiffure (Venez-vous refaire une petite beauté vise le dépassement de l’aliénation de la vie animations du Cirque mettent en évidence le SOUS COMMISSARIAT dans le projet de “théâtralisation de la vie quo- au Cirque Divers avec Eva et Alain, 1977), salon quotidienne (Henri Lefebvre et l’Internationale regard constituant du spectateur : porté sur le DE JEAN-MICHEL BOTQUIN tidienne” que ces influences et réflexions vont de beauté (Esthétiques, 1977), bar (Café parlant, Situationniste) et celle qui considère qu’à l’heure spectacle, le regard sert d’appui nécessaire à Le 14 janvier 1977 une drôle de procession part de MUSÉE DE LA VIE WALLONNE se synthétiser comme l’annonce leur manifeste : 1977), salle de bain (Grand Nettoyage, 1977), de l’avènement de la société de consomma- la représentation ; porté sur son propre reflet, la rue Roture à Liège. Répondant à l’invitation des RUE DES MINEURS, 4000 LIÈGE JUSQU’AU 16.08.18 “Le Cirque Divers se veut entonnoir — couloir cuisine (Soyez Gros & mille os, 1977), voiture tion, l’existence est réduite à une manipulation il instaure la distance nécessaire à la prise de membres fondateurs du Cirque Divers qui annon- où les rencontres se souderont en une goutte. (Embouteillages et sens interdit, 1977), travail, ludique des signes, dépourvue de toute altérité conscience de sa responsabilité dans ce pro- cent ainsi l’ouverture de leur cabaret-théâtre, Une scène où les gestes quotidiens seront (Fête du TravAïe, 1977), vacances (Bronzez idiot, ou transcendance (Baudrillard)5. cessus de construction. les clowns du Prato, le groupe d’art sociologique théâtralisés. Une piste où les clowns se tordront 1977)3. Le mode impératif des titres incite les Se voulant “entonnoir — couloir où les ren- La théâtralisation de la vie quotidienne n’ap- RUPTZ et les artistes d’Albinos accompagnés par entre le Rire et la Mort. Un miroir où se reflétera spectateurs à entrer dans ces décors natura- contres se souderont en une goutte”, le Cirque paraît dès lors plus seulement comme une le fameux représentant verviétois de la pataphy- notre monde spectaculaire dans sa béatitude listes pour y reproduire les gestes de leurs quo- est un réceptacle de ces visions et position- démarche ludique qui permet de rire de sa sique André Blavier déambulent en file indienne (bête attitude). Le Cirque Divers sera donc un tidiens face aux autres clients du bar demeurés nements sur le monde. Le dispositif, a priori propre existence. L’enjeu ne réside pas tant cabaret-théâtre-galerie. Une scène parallélo- dans une position de consommateurs-spec- simpliste, de théâtralisation de la vie quoti- dans le déplacement du spectateur vers l’ac- dans les rues de la “Cité Ardente”. La population politique coloriée. Un Jardinier du Paradoxe et tateurs. Un miroir placé sur la scène reflète ce dienne en constitue une synthèse, présentant teur, dans une projection vers un ailleurs fan- locale est invitée par voie de presse à se joindre du Mensonge universels.” public et l’inclut ainsi dans le “spectacle”. Enfin, à la fois la vie comme toujours-déjà théâtre, tasmé, que dans la prise de conscience des à cette joyeuse assemblée, s’en allant rendre En tant que lieu, le Cirque a marqué la vie cultu- un dispositif médiatique renforce encore la c’est-à-dire représentation voire simulacre, et, moyens d’action disponibles à partir de sa posi- parodiquement hommage aux institutions de la relle belge, organisant concerts, expositions, nature spectaculaire de ces événements : au en même temps, comme situation construite tion propre. Plutôt que de trancher entre situa- ville : Cathédrale, Université, Centre Culturel, performances, conférences et animations. Dans micro, un animateur/bonimenteur commente la et donc potentiellement transformable. C’est tionnistes et postmodernes, le Cirque semble Centre Commercial, autrement dit Religion, les murs de ce cabaret-théâtre situé au 13 rue soirée, un ou deux photographes immortalisent en plaçant un miroir sur la scène que le Cirque dire avec Bensaïd qu’“il n’y a pas d’autre monde Savoir, Consommation et Culture. Roture, se sont croisées des figures du monde ces instants tandis qu’une caméra en enregistre réunit ces deux approches. Projetant sur la réel derrière celui qui s’offre sur une scène. Pas artistique aussi importantes que Ben Vautier, le déroulement. scène l’image des spectateurs, il spectacularise de point de vue du spectateur absolu pour la Filliou, Carolee Schneemann, Alechinsky, Paul Théâtralité généralisée, mise en abyme de la l’action d’observation elle-même au sein d’un vérité” et, sans tomber dans le pessimisme ou McCarthy, Topor, Arrabal, Grotowski, Orlan, représentation, exhibition du quotidien. Par spectacle qui devient total : les gestes de la vie l’ironie postmodernes, affirmer que “c’està l’in- Laurie Anderson, Margaret Raspé et Marcel la saturation des signes du spectacle, les quotidienne, les cadres de vie ainsi que l’activité térieur de ce monde-ci qu’il faut œuvrer”7. Sans Mariën. À ces artistes de Fluxus, du mouve- membres du Cirque investissent à leur tour le spectatorielle — elle-même condition de possi- apporter de réponse quant à la voie à suivre, le ment Panique, de l’avant-garde théâtrale, de fameux “culte du banal” qui, de Dada à Warhol, bilité du théâtre — deviennent représentation. Cirque crée un dispositif qui permet de cultiver, la performance (principalement féministe) en passant par Fluxus, Perec et les auteurs Cependant, en même temps que le miroir tel que le propose Michel de Certeau, “un art et de l’art-média, se mêlent des praticiens du Nouveau Roman, marque les pratiques intègre le spectateur au sein du spectacle, il lui du faible”8 : saisir des opportunités, jouer avec internationaux de la danse et du chant : Isso artistiques de l’époque4. Plus globalement, permet de se voir comme spectateur, provo- les failles, créer des occasions afin de ne pas se Miura, Karole Armitage, Victoria Santa Cruz, le quotidien devient le nœud névralgique du quant chez ce dernier un effet de distanciation. laisser réduire au consommateur absorbé dans des auteurs comme Jacques Izoard, Eugène XXème siècle, investi tant par les artistes qui, En réintroduisant un miroir au sein d’un espace la contemplation des objets–signes comme le Savitzkaya et Perec, tandis que les murs de la dans une tentative de fusionner l’art et de la surcodé en tant que spectacle généralisé, décrit Baudrillard. Dans le contexte de crise de galerie exposent tant des artistes reconnus que vie, en font un nouveau terrain de jeu, que par le Cirque semble répondre à la demande de la fin des années 70, le Cirque Divers n’a pas été des francs-tireurs locaux. En tout, plus de 2500 les sociologues et philosophes qui l’abordent Baudrillard qui, pointant précisément l’absence un grand centre d’art, un pôle avant-gardiste ou événements furent organisés au Cirque durant comme champ de savoir et fondement de leur de miroir dans l’ordre moderne, déplore l’im- le nœud d’un réseau international. Toutefois, il a ses plus de vingt ans d’existence. Aujourd’hui, théorie de la vie quotidienne. Mais le quotidien possibilité pour l’homme d’être “affronté à son fonctionné comme tiers-lieu9: entre les espaces la Province de Liège rend hommage à ses fon- n’est pas seulement une matière à explorer, il image”6 et donc de se réfléchir lui-même. On utilitaristes autour desquels se structurent nos dateurs et aux artistes qui y furent accueillis en devient aussi le terrain des luttes idéologiques. comprend alors que ce n’est pas tant dans existences, il constitua un espace de sociabilité organisant, du 17 février au 16 août 2018, une Espace de l’aliénation pour les uns, règne du le procédé de la participation, panonceau de pour “se tordre entre le Rire et la Mort” et réac- exposition rétrospective au Musée de la vie simulacre ou lieu de résistance en acte pour les tout le mouvement contre-culturel, que réside tiver chez le spectateur son pouvoir d’agency. Théâtralisation de la vie quotidienne: Soyez gros & mille os, les 1er et 2 avril 1977. wallonne. L’occasion de revenir ici non pas sur autres, les positions critiques et idéologiques la portée critique du dispositif mis en place au Karolina Svobodova, Photographie, Archives de la Province de LieÌge, fonds Cirque Divers. l’(hyper)activité du Cirque Divers, mais plutôt sur se définissent désormais par l’attitude adop- Cirque Divers mais bien dans la distanciation Assistante en arts du spectacle vivant le projet de théâtralisation de la vie quotidienne tée vis-à-vis de l’expérience quotidienne. Dans brechtienne. Tandis que la plupart des happe- Université libre de Bruxelles lui-même et d’ainsi mieux expliciter l’enjeu et le contexte du postmodernisme émergeant, nings et spectacles d’avant-garde des années la spécificité de la structure liégeoise dans le deux Weltanschauungen s’affrontent : celle 60-70 visent la transformation du spectateur 1 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (Paris: FACE AU MIROIR contexte de son élaboration. Il s’agit d’explorer Gallimard, 2011). 2 C’est-à-dire telle qu’elle fut conceptualisée par Theodore Rozsak pour ce qui, à l’heure de la démission de la pensée décrire les mouvements de contestation développées aux Etats-Unis dans critique1 et de la fin de la contre-culture “histo- les années 60. Voir Theodore Roszak, The making of a counter culture: DU CIRQUE DIVERS 2 reflections on the technocratic society and its youthful opposition(London: rique” , est en jeu à travers les reenactments Faber, 1970). JEUX ET ENJEUX DE LA THÉÂTRALISATION DE LA VIE QUOTIDIENNE des actions quotidiennes auxquels invitent les 3 Pour une description détaillée voir Jean-Michel Botquin, “Par ordre membres du Cirque Divers. de police, il est interdit de fumer durant le spectacle ” dans Jean-Michel Botquin (dir.), Le jardin du paradoxe. Regards sur le Cirque Divers à Liège En proposant un arrêt, une aubade et une gor- déclarent intellectuellement alimentés par les Car c’est bien de cela qu’il s’agit : reproduire au (Crisnée : Yellow Now, 2018). gée de péquet devant chacun de ces monu- théories de la sémiologie et du structuralisme Cirque les banales activités qui constituent le 4 François Jost, Le culte du banal : de Duchamp à la télé-réalité (Paris: ments, le Cirque Divers s’inspire de la fête du et idéologiquement inspirés par l’Internatio- quotidien. Le processus de théâtralisation de CNRS Editions, 2014). 5 Voir par exemple Internationale situationniste, éd., Internationale situation- 14 août, célébration folklorique emblématique nale Situationniste. Dans le contexte de la crise la vie quotidienne est un simple dispositif de niste, Ed. augm (Paris: A. Fayard, 1997), Henri Lefebvre, Critique de la vie du quartier Saint-Pholien dans lequel il vient économique mettant fin aux Trente Glorieuses, mise en scène permettant de dévoiler ces acti- quotidienne, tome 1 : Introduction (Paris: l’Arche, 1958), Jean Baudrillard, La société de consommation: ses mythes, ses structures, Collection folio Essais de s’installer. En demandant à la fanfare de Michel Antaki, Jacques Lizène, Brigitte Kaquet, vités comme des “représentations” et qui, ce 35 (Paris: Gallimard, 2009). Saint-Pholien d’accompagner musicalement Jacques Jaminon et Jean-Marie Lemaire faisant, transforme les spectateurs en acteurs. 6 Jean Baudrillard, Ibid., p.309 la procession, le Cirque Divers manifeste son fondent, non pas un mouvement artistique ou Sur la petite scène du cabaret-théâtre (sept 7 Présentation par René Schérer dans Daniel Bensaïd, Le spectacle, stade positionnement dans le champ social et cultu- un groupe d’activistes mais un café-théâtre. Le mètres de long pour deux mètres cinquante de ultime du fétichisme de la marchandise: Marx, Marcuse, Debord, Lefebvre, Baudrillard, etc, Fins de la philosophie 8 (Paris: Lignes, 2011), p.12. rel : s’allier à la culture populaire et locale pour “Cirque Divers” devient le nom d’un lieu, d’un large) ainsi que, régulièrement, dans l’espace 8 Michel de Certeau, Arts de faire, T.1 L’invention du quotidien (Paris: détourner le sérieux des institutions officielles, groupe et d’un concept, fruit d’une approche tout entier du bar, les membres du Cirque Action with Brigitte Kaquet. Gallimard, 2010), p.63. dans la plus pure tradition carnavalesque. élaborée au croisement de l’art conceptuel, reproduisent, à coup d’affiches publicitaires et Performance de Barbara Heinisch 9 Ray Oldenburg, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Bookstores, réalisée le 25 janvier 1980, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community (New Les initiateurs de ce projet festif et ludique se relationnel et sociologique en même temps que d’objets emblématiques, les environnements Archives de la Province de Liège, fonds Cirque Divers. York: Da Capo Press, 1999).

Cirque Divers INTRAMUROS M 75 / 40 M 75 / 41 INTRAMUROS Cirque Divers Saâdane Afif,Power Chords, SOPHIE PODOLSKI est morte le 23 décembre Sophie Podolski, Sans titre, vue de l'installation à la Fondation Prince Pierre de Monaco ca. 1970-73 16 x 21 cm, gouache sur papier. (Monaco, Principauté de Monaco, 2006). 1974. Elle s’est défenestrée, à l’âge de 21 ans, Courtesy Joëlle de La Casinière, Bruxelles Photo © Jérôme Schlomoff PAROLES rongée par les démons de la schizophrénie. LONGUE Le Wiels lui consacre aujourd’hui sa première En ce début d’année 2018, le Wiels exposition personnelle. Regroupant plus de ROUTE, COMÈTE consacre une exposition au travail cent œuvres sur papier — textes et dessins de SAÂDANE AFIF (°1970). Organisée SAÂDANE AFIF au trait noir principalement, mais encore sous la conduite de Zoë Gray, l’expo- PAROLES gravures, crayons de couleur, pastels et col- SOUS COMMISSARIAT DE ZOË GRAY sition Paroles se pare d’une dimen- WIELS lages —, l’accrochage révèle l’intensité d’une sion rétrospective puisque l’on y 354 AVENUE VAN VOLXEM fantasmagorie toute personnelle, nourrie des 1190 BRUXELLES trouve exposés certains des projets WWW.WIELS.ORG multiples urgences de la contre-culture du les plus importants menés par l’ar- JUSQU’AU 22.04.18 moment : de Burroughs à Frank Zappa, en tiste français au cours de ces quinze passant par l’héritage du situationnisme. dernières années. SOPHIE PODOLSKI LE PAYS OÙ TOUT EST PERMIS SOUS COMMISSARIAT DE CAROLINE DUMALIN Le choix des pièces a ici été dicté par le souhait récitant les chants inspirés par cet hommage C’est sans doute, du reste, à ce souhait de pro- EN COLLABORATION AVEC BÉTONSALON d’articuler l’exposition autour des paroles de ambigu adressé à l’institution muséale. Même voquer l’irruption de l’imprévu poétique en sous- - CENTRE D’ART ET DE RECHERCHE & VILLA VASSILIEFF, PARIS WIELS chansons dont Saâdane Afif a pris l’habitude de logique encore pour More More (2001/2007) trayant le protocole conceptuel à son autono- 354 AVENUE VAN VOLXEM, 1190 BRUXELLES passer commande auprès d’artistes, écrivains et ses paroles afférentes. L’œuvre consiste en mie et en confrontant sa logique à l’implacable WWW.WIELS.ORG ou compositeurs depuis 2004. Cette année- un néon rouge épousant le tracé d’un dessin PFH (entendez le “putain de facteur humain”) JUSQU’AU 1er.04.18 là, l’artiste avait sollicité Lili Reynaud Dewar jadis exécuté par le père de l’artiste dans une que répond la création, au sein de l’exposition, pour l’écriture de chansons inspirées par ses lettre qu’il lui avait adressée, soit l’image d’une d’un véritable studio de musique dans lequel Première exposition personnelle ? Cela va sous le bras, l’une des principales animatrices La nuit est d’accord œuvres. Depuis lors, Saâdane Afif n’a cessé de fleur, apparue alors à l’homme telle une véritable tout spectateur est invité à se munir d’un instru- presque sans dire. Une brève éruption : six du Montfaucon Research Center, Joëlle de La De l’œuvre, pourtant, nous n’avons encore solliciter semblables textes au point que ceux-ci expérience artistique, arrachée aux souvenirs ment ou autre micro pour mettre en musique ou années de feuilles noircies jour après jour, entre Casinière, complice intime de l’artiste, éditrice rien dit et nous en serions bien en peine. Tant en soient venus à constituer un élément central pénibles d’un épisode de son enfance passée interpréter l’un des chants présentés4. Disposé 1968 et 1974 ; un bouillonnement précoce — les de son livre phare, réimprimé sous son égide en elle échappe, tant elle s’échappe par prin- de son travail. dans la campagne algérienne. au terme du parcours de l’exposition, ce studio premiers travaux proposés sont le fait d’une 2017. Enchantement de l’institution qui trouve là cipe, tant elle échappe d’abord à son auteur, Tout au long de l’exposition, les textes repro- Somme toute, l’exposition permet de retrouver répond symétriquement à l’installation musicale jeune fille de 14 ans —, répondant à des néces- l’occasion de prolonger son engagement dans par les vertus choisies de l’automatisme et de duits à même les murs accompagnent donc, les thèmes chers à l’artiste et, en priorité, celui Black Chords qui l’inaugurait et dans laquelle sités fondamentalement intimes ; fièvre recueillie la lecture d’œuvres mé- ou inconnues (après l’emportement du délire. Tant elle foisonne, telle une discrète basse continue, les projets de la musique et du son. Comme le rappelle l’exécution mécanique des sons ne devait rien, et portée ensuite par l’action d’un collectif logé Anne-Mie Van Kerckhoven, Alina Szapocznikow tant elle “toisonne”, tant elle déraisonne, tant artistiques qui en ont été à l’origine. Parmi l’œuvre Blue Time, cet intérêt remonte chez Afif pour sa part, à la présence humaine. Entre ces rue de l’Aurore à Ixelles, le Montfaucon Research et Evelyne Axell). Dès lors, étude confiée à l’une elle déclare l’échappée du speed, speed pour ceux-ci, citons entre autres l’installation Black à une réflexion menée naguère sur le passage deux termes, à mi-parcours, se situe un autre Center. “Freakies” plus que hippies : ce groupe des curatrices du lieu — Caroline Dumalin —, amphétamine, mais aussi speed pour vitesse Chords (2006) qui accueille le visiteur. Treize du temps et le sentiment de mélancolie qu’il projet notoire de l’artiste : The Fountain Archives de poètes, graphistes, peintres, cherche à effeuillage de paquets de fardes, de cartons et de formulation, celle qui échappe à l’emprise guitares électriques noires, chacune branchée occasionne1. Blue Time réalisée en 2004 (soit (Augmented) (2008-2017), soit la collection de expérimenter — à la marge de la culture de de cahiers (soigneusement préservés jusqu’à des normes, du dogme, du calcul. à un amplificateur, sont munies d’un dispositif l’année inaugurale de la commande de paroles l’ensemble des catalogues, livres et articles masse (fût-elle psychédélique) — l’élargissement nous par Joëlle de la Casinière) ; enfin, exposi- Ce n’est pas pour autant qu’il n’est nulle clarté, qui actionne mécaniquement les cordes. Les de chansons) consiste en une caisse de guitare de presse consacrés à l’urinoir de Marcel partagé de la conscience, du langage et des tion, révélation, apport discret, singulier et non nulle précision, nulle décision, nulle lucidité dans treize accords produits par les instruments ont électrique de forme circulaire suspendue à un Duchamp sans laquelle l’art conceptuel n’aurait sens. Le LSD outille jeux, rencontres et travaux proclamé aux bruyantes et insignifiantes célé- ces écheveaux de lignes et de textes. Parfois été sélectionnés dans le manuel Money Chords, mur telle une horloge et dont le son du tic-tac pu advenir. L’accrochage très bas (sous la cein- collectifs. C’est là que Sophie Podolski pose brations de mai 68. tout se brouille dans un magma de lignes addi- un recueil des quatre-vingts suites d’accords qu’elle fait résonner donne à entendre l’écou- ture) des pages de ces publications soigneuse- son sac à l’âge de seize ans et trouve une réelle Qu’on s’entende bien : il n’est dans notre propos tionnées, ailleurs s’organise le distinct scénario les plus fréquemment utilisées dans les hits lement d’un temps que l’absence d’aiguilles ne ment encadrées ne peut manquer de faire son- attention à sa débordante singularité, à ses nulle ironie, nul snobisme sarcastique. C’est que de machines dévorantes, l’action d’un vampire musicaux. Ces différentes suites d’accords, permet pas de saisir pleinement. ger à cet épisode savoureux de l’histoire de la obsessions et à son anticonformisme. d’évidence cette œuvre sauvée des limbes doit menaçant ou les mouvements graciles d’une enchaînées sur un tempo lento, sont générées Encore, l’exposition permet-elle d’apprécier célèbre pissotière. En 1950, Duchamp exposa D’autres bienveillances rendront cet éclat visi- encore échapper à maintes chausse-trappes silhouette hybride (une femme ailée). C’est par un ordinateur qui les combine sur la base comment susciter l’écriture chez les specta- à la galerie Sidney Janis une réplique autorisée ble : Philippe Sollers, dont la revue Tel Quel pub- pour établir sa vérité première. Parmi celles-ci : comme un continuum métamorphique qui tan- du système de permutations qu’André Cadere teurs (fussent-ils eux-mêmes créateurs de tous de la Fontaine perdue. L’urinoir y fut accroché liera, en 1973, de larges extraits du poème man- le storytelling, la nostalgie. Et pour contrevenir tôt se cristallise, tantôt s’embrouille et s’enlise. (figure importante pour Afif) avait mis au point bords) participe de l’effort mené par Saâdane dans sa position fonctionnelle et à une hauteur uscrit, cahier de 200 pages noirci en deux mois au récit — dont l’œuvre en question est pour- Puis se réanime, affirme, dérive à nouveau. pour déterminer les séquences colorées des Afif pour humaniser ou poétiser un art concep- telle que “les petits garçons puissent l’utiliser”, par Sophie Podolski, à l’occasion d’un séjour de tant, c’est une de ses difficultés, entièrement Bref, c’est vivant, délirant, texturé, fantaisiste, éléments composant ses célèbres barres tuel dont sa pratique est directement héritière, ainsi que s’en amusa Duchamp. Façon de faire travail en Suisse. Marc Dachy et sa revue Luna- partie prenante — il faut la regarder. Assurément animé, enchanté, désespéré, sentimental, caus- de bois ronds. Citons encore l’installation mais dont on a souvent jugé la production aride courir au concept le risque de l’humain. Park publieront également — à titre posthume, est-ce l’intention de l’institution qui l’accueille tique, acéré. Incarné. L’histoire, celle des fan- Anthologie de l’humour noir qui fut réalisée au et austère. Chez Afif, l’inflexion de cette sévérité Anaël Lejeune en 1980 — les fulgurances graphiques et littérai- de la donner à voir. Sans nul doute est-ce la tômes en particulier, serait-elle la seule matrice Centre Georges-Pompidou en 2009. L’élément passe entre autres choses par la conception res de la jeune prodige, pour qui écriture et des- clef de l’enthousiasme que soulève d’ores et de cette bouillonnante et incertaine substance sculptural, générateur de paroles, consistait d’œuvres protocolaires au départ d’existences sin étaient inextricablement liés. C’est d’ailleurs déjà cette initiative que de révéler une néces- vitale ? Serait-on condamné au souvenir ? De en un cercueil réalisé aux formes de l’architec- singulières (la sienne (cf. Là-bas (2014), celle 1 Voir à ce sujet Michel Gauthier, Saâdane Afif – Saturne et les remakes, à ce titre que le même Marc Dachy convia les sité fondamentale qui passe par des formes Sophie Podolski, nous ne savons toujours rien, Paris, M19, 2010. ture high-tech imaginée par Richard Rogers de son père, celle d’André Cadere, etc.) ; par 2 Indiquons tout de même que ces dimensions n’étaient pas totalement travaux de Sophie Podolski dans une exposi- foisonnantes, piquantes et lubriques, sans le si ce n’est qu’elle brûle en nous le désir d’être et Renzo Piano pour le musée. Cette initiative la convocation explicite des formes emprun- étrangères au projet conceptuel dans son moment d’émergence historique. tion collective intitulée Graphies, organisée au moindre égard apparent pour les critères du au présent. Sous des formes qui demeurent à empruntait à une coutume ghanéenne selon tées à la culture populaire ou artisanale (cf. Avant d’abandonner la production d’objets au profit de ses “statements”, les Musée provisoire d’Art moderne de Bruxelles, temps. Ici, juste du faire parce qu’il le faut. “J’ai inventer, en toute connaissance des causes... travaux de peinture que mena par exemple Lawrence Weiner au tout début laquelle les défunts sont inhumés dans des cer- L’humour noir (2010), Le Motif (2017)) ; par la des années 1960 tiraient leur source des mires de télévision, cependant e n 1977. écouté le moindre bruit. J’ai tout oublié” : c’est Laurent Courtens cueils épousant la forme d’un objet évocateur substitution, sur les cimaises, de la versification que la profération desdits “statements” n’est pas elle-même sans revêtir une là un infime fragment de l’enregistrement de la de leur existence passée. Adjointes à ce funeste lyrique aux traditionnels documents factuels2 ; dimension poétique puissante. Et lux perpetua logorrhée ininterrompue prononcée par Sophie 3 On fera cependant remarquer que la perfection un peu froide de la facture volume, trois répliques en aluminium des bornes par le détournement de la géométrie à des fins des œuvres et la maîtrise réglée de leur mise en espace contrarient quelque Hormis ces fusées éclairantes, dont le feu fut Podolski, consignée dans l’hommage cinéma- plantées sur la piazza du Centre Pompidou figuratives ou humoristiques (cf. Deux mille mil- peu, par leur caractère intimidant, cet effort. nourri par des cercles littéraires et artistiques tographique récent (2017) proposé par Joëlle servaient (comme lors du vernissage de la pré- limètres d’infinis possibles (2014), Vice de forme 4 Une publication qui accompagne l’exposition reprend l’ensemble des plutôt hétérodoxes,… feu Podolski. Jusqu’à de La Casinière, intitulé Dans la Maison (du ÉDITION AVEC DES CONTRIBUTIONS DE LARS BANG LARSEN, 192 textes produits à ce jour. Zoë Gray, Saâdane Afif. Paroles, Bruxelles, JEAN-PHILIPPE CONVERT, CAROLINE DUMALIN, CHRIS KRAUS ET 3 sente exposition) d’estrades à quelque acteur (2016)), etc . Wiels-Triangle Books, 2018. ce que débarque au Wiels, fardes de dessin Montfaucon Research Center). ERIK THYS. CONCEPTION GRAPHIQUE PAR SALOME SCHMUKI.

Saâdane Afif INTRAMUROS M 75 / 42 M 75 / 43 INTRAMUROS Sophie Podolski la virtualisation des artefacts culturels, David Anne-Françoise Lesuisse est directrice David De Beyter, Auto sculpture 1, de la série Big Bangers, artistique de la BIP/Biennale de l’Image 2015 © David De Beyter © Courtesy David De Beter © La Boverie De Beyter qui construit des environnements Possible dont la 11ème édition se déroule à pulsionnels et conceptuels en même temps, Liège jusqu’au 1er avril. Rencontre autour des Smith et l’expression visuelle de tous les états enjeux de l’“image possible” aujourd’hui et d’indétermination de corps, Roman Moriceau et ses images venimeuses, Vivianne Sassen de la manière dont les artistes programmés qui répond à l’Afrique par des vanités photo- tissent cette “intensité de la présence” qui LE POSSIBLE, graphiques inspirées de la photo de mode, constitue le fil rouge de la BIP2018. Satoshi Fujiwara et ses images-colosse, C'EST Eva L’Hoest qui se positionne au croisement L’art même : La note d’intention pour cette de la performance et des technologies de Christopher de Béthune, Cats 11ème édition de la Biennale de l’Image pointe, sans oublier le collectif La Supérette, © Christopher de Béthune © La Space Collection Possible commence par cette phrase : “Dans LE PRÉSENT qui va produire pendant les six semaines de l’image possible, il y a une ouverture sur l’ave- l’exposition une œuvre évolutive, l’ensemble des nir”. Or la suite du texte s’inscrit plutôt dans artistes de FLUO NOIR proposent un brin de fil BIP2018 / BIENNALE DE L’IMAGE POSSIBLE 8 EXPOSITIONS OFFICIELLES DONT FLUO NOIR À LA BOVERIE une perspective apocalyptique, comme “au qui en compte probablement une infinité, en (ANCIEN MUSÉE D’ART MODERNE ET D’ART CONTEMPORAIN seuil de notre propre survie”. Vous évoquez le constante réinvention. DE LIÈGE) grand ratage politique qui conduit l’humanité Dans l’accueil du public également, on a PLUS DE CINQUANTE ARTISTES, UN PROGRAMME ÉVÉNEMENTIEL ET DES DISPOSITIFS D’ACCUEIL DES PUBLICS, au seuil de son extinction et une liquéfaction fait porter notre effort afin de favoriser la UN PARCOURS OFF DE PRESQUE 30 AUTRES EXPOSITIONS des promesses de progrès héritées du passé. plus grande circulation possible. En plus de LIÈGE ET ENVIRONS En tant que philosophe, ce paradoxe d’une L’Imaginarium, un endroit dédié à la médiation JUSQU’AU 1ER.04.18 PROGRAMME COMPLET ET ACTUALITÉS SUR : ouverture du futur lorsqu’on est au seuil de Cléo-Nikita Thomasson, De la série Le complexe du homard, au cœur de La Boverie, nous offrons à chaque WWW.BIP-LIEGE.ORG la fin des temps m’intéresse beaucoup car il © Cléo-Nikita Thomasson © Les Chiroux visiteur de revenir gratuitement autant de fois met le doigt sur les limites du logiciel mental qu’il le veut après sa première visite. Ces dispo- dont nous héritons pour essayer d’appréhen- AFL : La note d’intention, qui sera déployée sitifs devraient, c’est l’hypothèse et le pari qu’on crire en contrepoint des discours alarmistes sur der cette actualité apocalyptique. Comme dans le catalogue de l’exposition FLUO NOIR, a fait, entraîner aussi tous les publics à se mettre un “trop” d’images. nous avons pris le pli de poser les problèmes à été écrite dans un état d’urgence, de nécessité physiquement en mouvement, à drainer vérita- l’aune de ces promesses, bien que les solutions presque. Elle a rencontré une énergie collec- blement une énergie répétée dans l’exposition, AM : Cette notion de “possible” comporte une qu’elles déploient ne soient plus adaptées, nous tive, dans l’équipe de la Biennale d’abord et par comme le sang qui reflue, repasse et circule équivoque intéressante. D’une part, le possible avons du mal à percevoir les signes de cette cercles concentriques, vers les commissaires dans un corps. désigne une puissance active, qui est la “capa- inadéquation. De sorte que nous sommes dans invités, qui l’ont réinterprétée de façon singu- cité” d’un être à produire des effets. D’autre une situation étrange où nous pouvons conce- lière pour, au final, donner lieu à une édition AM : Il y a quelques années, la “Biennale part, le possible a une face passive, en tant qu’il voir le problème sans parvenir à en percevoir de BIP où les angles d’approche se tissent, Internationale de la Photographie” est devenue est dépendant des réquisits du milieu pour ne l’urgence et la nécessité. De là, j’aurais envie se conjuguent et s’enrichissent mutuellement, “Biennale de l’Image Possible”. Pourriez-vous pas être impossible. L’économiste Amartya Sen de poser une première question, qui est aussi dans la différence. revenir sur les raisons de ce changement de a inventé la notion de “capabilité” pour dire cette une proposition mise en discussion : une des En particulier pour FLUO NOIR à La Boverie, nom ? possibilité en tant qu’elle est dépendante d’un puissances de l’image n’est-elle pas de rendre cette notion d’énergie, qui vient doubler l’inten- environnement où elle peut rencontrer l’occa- perceptible ce qui ne l’était pas ? Est-ce là un sorte de rêverie inventive, d'ouverture maxi- qui ne l’était pas” que dans une présence, un sité de la présence, nous a portés dans le travail AFL : BIP était au départ l’acronyme de sion de s’effectuer. Quelles seraient, selon- enjeu de cette “intensité de la présence” qui male à des ressources différentes pour dire être-là autonome qui fait de l’image — certaines avec les artistes, dans l’élaboration de la scé- “Biennale Internationale de la Photographie”. vous, les nouvelles possibilités de l’image qui constitue le fil rouge de la BIP2018 ? ce qui arrive et tenter de s'en dégager, usant d’entre elles à tout le moins — un organisme nographie et dans les dispositifs d’accueil du Lorsqu’en 2016, nous avons décidé de changer sont encore à explorer ? de voies autres que celles, traditionnelles, qui qui nous confronte, au même titre que d’autres public aussi bien. de nom et de muer vers une Biennale de l’Image Anne-Françoise Lesuisse : En voyant s'arti- ont atteint leur limite et entraînent dorénavant formes d’existence. Nous avons hérité d’une scénographie imposée Possible, il y eut notamment le souhait de s’éloi- AFL : La notion de “possible”, comme vous le culer les travaux des artistes dans chacune des plutôt dépit, morosité, sentiment d'impuissance Pour introduire un peu ce fil conducteur de par le musée dont la conception ne rencon- gner de la référence à un médium précis afin de soulevez, ne s’inscrit pas tant dans son opposi- huit expositions qui composent le parcours et désespoir. BIP2018, cette “intensité de la présence” que trait pas du tout nos attentes au départ. Très prendre en compte plus résolument, à notre tion à l’impossible que dans cette tension entre de BIP2018, et en voyant aussi se répondre Sans partager l'ensemble des assertions de vous évoquez, je voudrais citer cette phrase de vite, il a été décidé de l’exploiter dans la joie, modeste niveau, le devenir-image généralisé activité et passivité de sa réalisation effective. les expositions entre elles, je dirais que cette l'ouvrage Les Potentiels du Temps, je suis Horst Bredekamp : “Alors que la langue parlée de la détourner en la réinventant. La sélection du monde qui déborde de beaucoup la stricte Mais sur cela, sur la puissance des images à question du “rendre perceptible par les images” assez sensible à la tentative des auteurs d'ap- est le propre des hommes, les images leur artistique s’est opérée sur un enthousiasme sphère photographique même si, bien sûr, ce avoir un effet dans le réel qu’on puisse observer porte plutôt sur les possibilités de se dégager procher autrement la question de demain. opposent une corporéité qui, pour ainsi dire, identique, en optant d’une part pour des créa- vecteur conserve une place pivot. La notion et presque mesurer, je n’ai pas de réponse… du logiciel mental “bloqué” que vous évoquez, Certaines phrases comme celle-ci : “la pensée garde ses distances. Les images ne peuvent teurs qui, chacun à leur façon, blessent l’image, d’Image Possible a été choisie pour aussi s’ins- Chaque exposition, chaque rencontre avec les plutôt que sur un affinement de la définition du potentiel est toujours un choix entre le plus être entièrement remises à la disposition des l’attaquent, la déforment mais transmuent leur artistes et les autres commissaires, chaque évé- des problèmes, de leur temporalité ou de leur grand coefficient de métamorphoses”1, ou hommes, à qui elles doivent leur formation, geste de destruction en un geste de création, nement aussi (nous en proposons quelques- caractère d'urgence. Comme si les artistes de celle-là : “l’espace que le potentiel cherche que ce soit à travers des opérations sensibles une générosité. D’autre part, ils travaillent tous uns dont un grand WE de l’Image Possible les cette édition, en moyenne tous très jeunes, à ouvrir est un espace non encore saturé de ou une exploration du langage. C’est dans cet aussi autour de la question du corps, soit qu’ils 17 et 18 mars et un finissage le 31 mars) est une développaient des travaux qui, sans aucune paroles, de critiques, d’envoûtements.[…] Le effet même que réside la raison de la fascina- choisissent de représenter des corps, soit qu’ils tentative de faire advenir quelque chose dont intention globalisante ou universalisante, s'ex- contraire même du plein ou de la clôture, le tion exercée par l’image. Une fois créée, elle fassent de leurs images des volumes, des orga- les résultats sont difficiles à prédire. Le possible, trayaient de la description, du constat, pour contraire de l’achèvement.”2, par exemple, me gagne son indépendance […].3” nismes. pour moi, n’est pas l’espoir. C’est plutôt l’en- proposer des formes dérivées qui ne laissent semblent ouvrir sur un possible de réinvention, Anouk Kruithof et la liberté de ses dévelop- thousiasme, la joie et la curiosité. Pourrait-on pas la réalité derrière mais la dévie, l'aborde sur un mouvement qui s’extirpe de la stase ou AM : Par cette distance, l’image se soustrait pements photographiques multidimension- dire que le possible, c’est le présent ? par la tangente et s'en vont ailleurs. Un peu de l’inertie, des “logiciels mentaux bloqués”, aux affaires humaines, parfois trop humaines… nels, Laetitia Bica et la traduction formelle Entretien mené par Jeffrey Tallane, philosophe comme si ces créateurs étaient debout sur et qui, j’en ai l’impression, transparait dans les Mais alors, comment s’est constitué le fil rouge des aléas et beautés de la rencontre, Yaloo terre mais regardaient autre part, vers la fiction, images des artistes de BIP2018. de la note d’intention ? Est-ce lui qui sert à la et ses pièges visuels, Dune Varela qui agresse 1 Camille de Toledo, Aliocha Imhoff, Kantuta Quirós, Les Potentiels du vers les couleurs, vers l'indétermination, vers Je fais souvent le constat que la puissance de sélection des artistes et des images présents l’image afin de lui rendre à la fois sa matéria- Temps. Art et Politique, Manuella Editions, s.l., 2016, p.46 la sensualité, vers l'extravagance... Comme l’image se situe moins dans un effet de dévoile- lors de la BIP2018 ? Ou bien les nœuds se lité et sa puissance symbolique, Justyna 2 Idem, p. 42. Léa Belooussovitch, Houla, Syrie, Sous l’image, 3 Horst Bredekamp, Théorie de l'acte d'image, Editions La Découverte, s'ils étaient consciemment distraits, dans une ment, de révélation, de “rendre perceptible ce nouent-ils a posteriori, avec eux ? Wierzchowiecka qui retourne comme un gant 2017, 60 x 80cm © Léa Belooussovitch © Galerie Les Drapiers Collection “Politique et sociétés”, Paris, 2015, p. 15.

BIP/Biennale de l'Image Possible INTRAMUROS M 75 / 44 M 75 / 45 INTRAMUROS BIP/Biennale de l'Image Possible Adel Abdessemed, Soldaten, 2014 ADEL ABDESSEMED son titre à l’exposition, il est toujours question ALEC DE BUSSCHÈRE investit la Alec de Busschère, Robert, reprendre pied en distinguant à nouveau ses © Adel Abdessemed © Courtesy de l’artiste OTCHI TCHIORNIE 2018. Impression UV sur tissu, résine polyester, 49,9 cm x 74,9 cm de se laisser submerger par l’image. Otchi [sur pied, hauteur variable]. Photo © Kristien Daem rêves de la réalité. Il en va de même ici, de façon MAC’S Maison Grégoire et le mariage est SITE DU GRAND-HORNU Tchiornie se compose de vingt-sept statuettes heureux. On se réjouit d'une propo- plus suggérée. 82 RUE SAINTE-LOUISE représentant les chanteurs russes décédés sition plastique et narrative évitant Autour de la grande table elliptique de la 7301 HORNU dans un crash d’avion le 25 décembre 2016. salle à manger se dressent quatre structures OTCHI WWW.MAC-S.BE avec brio les écueils liés à ce lieu, DU 4.03 AU 3.06.18 En les reproduisant ainsi, Adel Abdessemed métalliques accueillant chacune un tableau. nous fait alors passer de l’Histoire à l’histoire dont l'histoire et l'aménagement, La palette renvoie aux couleurs de la maison. TCHIORNIE sans générer de possibilité de réponse, si ce aussi séduisants soient-ils, ont sou- Ces objets peintures ont un statut paradoxal, n’est en produisant inlassablement ces images vent pour effet de cannibaliser les à la fois abstrait et pleinement narratif, dans qui nous hantent. L’œuvre, d’après la pratique œuvres et la perception qu'on peut la mesure où ils s'identifient aux personnages d’Adel Abdessemed, est toujours un petit en avoir. mobilisés dans la fiction. Il y aurait beaucoup à évènement chargé d’en englober de plus dire ici sur la peinture, tant elle diffère, par ses grands sur lesquels nous n’avons pas prise. aspects techniques notamment, du quotidien Elle est tel ce pigeon armé de bâtons de dyna- des ateliers. Usage d'impressions, de résine, mite : instable, jouant sur une hyper-visibilité et IMUSAI de tissu industriel On peut y voir des fragments en même temps questionnant cette hantise de plans sur lesquels s'impressionnent les pré- invisible. La dimension envoûtante, idolâtre, noms des protagonistes. L'ensemble, virtuelle- des œuvres d’Abdessemed révèle notre ROBERT ment mobile, offre une corporalité bienvenue impossibilité de défense face à ces images de aux récits, le déportant au besoin sur un terrain guerre, d’accident et d’attentat. Au pire, nous plus contemplatif. les replaçons dans un contexte évènementiel FLORENCE On ne dévoilera pas tout, d'autant qu'une large en croyant comprendre l’origine de cette vio- part de cette exposition appartient au specta- lence qui s’expose, au mieux nous en faisons de teur : du jardin à la rue en passant par le petit nouvelles images afin de les digérer dans des PURVIN escalier, la lumière du soleil rasant un parquet formes qui nous permettent de les accepter. de miel, les murs approximativement beiges Enfin, un autre aspect de l’œuvre de l’artiste ren- Il est clairement impossible de jouer contre cette tremplins narratifs, esquissent l'amorce d'un ou roses, une affaire trop compliquée, claque- En ce mois de mars, l’artiste français actions, la notion de responsabilité indique la voie à ce que nous pouvons appeler, à la suite architecture. Construite en 1933 par Henry Van feuilleton dont il faut deviner les enjeux. Outre ment de porte tout est à prendre et à rêver. ADEL ABDESSEMED sera présent capacité même que nous avons à répondre. du théoricien allemand Horst Bredekamp, l’acte de Velde, la maison représente la quintessence les qualités des dialogues et des interprétations, Benoît Dusart 1 dans l’espace francophone avec trois Être responsable de notre imaginaire désigne d’image . Dans les œuvres d’Abdessemed, il du modernisme belge à l'échelle domestique. l'efficacité tient surtout du “décor” dans lequel expositions personnelles : L’a nt id ote alors le fait d’être en mesure d’offrir une réponse n’est pas uniquement question d’image, mais Loin des palais art-déco de Polak ou Leborgne, on s'immerge, immanquablement. à toute image choquante, ou du moins pré- également de matière dans laquelle celle-ci elle constitue le rêve de tout esthète et colle au Plus qu'une installation sonore, il s'agit d'une au MAC-Lyon, FEUX à la galerie Dvir gnante, qui nous entoure et qui compose notre se vide et s’incarne. Utilisant tout à tour l’os plus près des habitus de la haute bourgeoisie véritable intégration, incluant tant la maison que à Bruxelles et Otchi Tchiornie au monde. Ainsi, au sein des dessins d’Abdesse- de chameau ou l’ivoire, l’artiste se sert ici du culturelle : aisance et noblesse non ostentatoire, les auditeurs/spectateurs qui, tels les lecteurs MAC’s. Cette dernière est pour nous med, la part autoritaire de la signature fait se charbon, renvoyant au passé minier du Grand- souplesse et ouverture. On peut sans problème théorisés par Michel de Certeau4, recomposent l’occasion de revenir sur l’œuvre de rencontrer deux responsabilités antagonistes Hornu bien sûr, mais également à la calcina- indexer ces valeurs à l'architecture. Un nid d'au- un espace mental qui leur est propre à partir de l’artiste d’origine algérienne, souvent et paradoxales : défense face aux images et tion de l’imaginaire qu’il convoque. Si le travail tant plus idéal-typique que son aménagement, fragments de sens… et ici d'architecture. Car si considéré comme provocateur, et glorification du nom. La signature marque la de l’artiste choque, c’est avant tout parce que fonctionnel et minimaliste, accumule les signa- la visite se limite aux espaces de vie, l'exposition de relever les interrogations qu’elle résistance du sujet face à la prégnance de ces notre époque est choquante. Si sa pratique est tures consacrées. Bref, l'image parfaite d'un demande de prendre un minimum de temps, soulève. images guerrières (sa capacité de réponse) et, obsédée par les images, c’est avant tout parce désir, le charme codifié d'une certaine idée, très qui plus est en position assise. L'air de rien, en même temps, agit comme une célébration que nous vivons à une époque passionnée par actuelle, de la modernité. cela modifie de façon tangible la perception et de l’artiste qui continue tout de même de les celles-ci mais qui n’a pas le temps ni les moyens Alec De Busschère (°1964 ; vit et travaille à l'usage du lieu. A cela s'ajoute qu'à la différence L’exposition du MAC’s au Grand-Hornu pré- propager par le biais du dessin (obéissant à la de les questionner. Si l’ensemble des œuvres Bruxelles) semble avoir parfaitement compris d'un tableau ou d'une sculpture, l'enregistre- sente une quarantaine de dessins de la série viralité de la violence). semble être en friche, c’est parce qu’elles ren- que la Maison Grégoire relève d'un phantasme. ment implique son déroulement propre, surtout Alec de Busschère, Loop [2], Soldaten réalisée entre 2012 et 2014, le dessin Ceci nous renvoie à un autre aspect du travail voient à un imaginaire déjà consumé : nous ne Plutôt que de lutter contre lui, l'artiste s'y est dans l'intimité induite par l'écoute au casque. 2018. Disque 8 pouces en vinyle, 1 piste gravée diffusion sur haut-parleurs dans constituant l’un des médiums phares de l’ar- de l’artiste présent dans cette exposition : celui pouvons en effet entrer en contact avec elles pleinement engagé. Se faisant, il réussit à On se pose ici comme dans un train, bercé par l’entrée de la maison Photo © Kristien Daem tiste. Souvent monumentaux, ils représentent de la formation d’idoles. Ce qui différencie sans qu’elles ne laissent de traces. On se sou- imposer une autre échelle à l'espace, tout en le fil d'un “récit” libre et circulaire, déréalisant le presque toujours des éléments issus de l’ima- l’idole de l’icône, c’est que le vide qui habite vient du portrait de l’artiste en feu dans les rues ne sacrifiant rien à ses qualités. contexte au profit d'une rêverie bien étrangère ginaire contemporain alimenté par la surpré- la première n’est pas métaphysique, comme de Paris, métaphore d’un artiste qui se serait Se jouent ici des conciliabules entre Imusai aux savoirs-être incorporés qu'implique l'art en ALEC DE BUSSCHÈRE sence quotidienne des médias. Réalisés au nous le verrons, mais est lié à la question de consumé lui-même. Il en va de la même logique Make, Florence Guelive, Robert Fivith et Purvin galerie. ROBERT, FLORENCE, IMUSAI, PURVIN fusain à partir de photographies collectées sur l’envoûtement : l’idole a toujours pour fonction avec ses œuvres : reproduisant des images But. Quatre personnages dont les patronymes On ne saurait trop recommander de vivre SOUS COMMISSARIAT D’EMMANUEL LAMBION (BN PROJECTS) internet, ces soldats ne sont pas seuls sur le de produire le maximum d’effet empathique. jusqu’à ce qu’elles se “consument” et qu’elles furent générés par reCaptcha, un test de Turing cette exposition dans une complète solitude, MAISON GRÉGOIRE 292 DIEWEG, 1180 BRUXELLES papier, flanqués qu’ils sont, tel est toujours le Alors que nous méditons devant l’image/icône, révèlent leur sens. Nous comprenons alors ces permettant de différencier une intelligence arti- histoire de ne pas briser tristement ses effets. SAMEDI DE 14H À 18H ET SUR RDV cas, de l’imposante signature de l’artiste. Cette nous obéissons à l’image/idole. La tradition a différents éléments pris dans l’imaginaire collec- ficielle de celle d'un être humain1. Le détail D'autant plus qu'une échappée est prévue. JUSQU’AU 10.03.18 confrontation nous semble symptomatique de voulu que ce soit avant tout les statuettes qui tif et dans la presse, non uniquement comme vaut son pesant d'ambiguïtés, ces noms étant Dans le hall d'entrée est installée une platine la pratique d’Abdessemed qui fait s’affronter soient rattachées à ce territoire magique de les “marques” d’une époque, mais comme le initialement utilisés pour distinguer le vrai du vinyle sur laquelle tourne un disque 8 pouces WWW.ALECDEBUSSCHERE.COM le nommable et l’indicible : le monde que déli- la représentation. Or, la statuette, la sculpture signe que ces mêmes marques n’ont pas de faux, la réalité de la fiction. Sur base de biogra- gravé d'un seul sillon. Cette boucle métrono- mitent les marges du dessin fait cohabiter la mimétique, est l’un des autres champs d’ex- sens en dehors de leur ultra-expressivité. phies vites esquissées mais offrant une certaine mique agit comme un rappel à l'ordre. Le son 1 Il s’agit de recopier une série de lettres déformées avant l’envoi d’un 2 guerre et le nom de l’artiste. Abdessemed périmentation de l’artiste. De l’œuvre représen- Jean-Baptiste Carobolante cohérence sociologique , Alec de Busschère n'est pas toujours perceptible, peut se diluer en formulaire en ligne. revendique de représenter une fois encore, par tant Zinédine Zidane donnant un coup de tête a commandé à une série d'auteur.e.s de réal- arrière-plan d'une construction imaginaire, mais 2 Imusai est un homme d’affaire de 63 ans vivant entre Paris et Tokyo, le biais d’un geste expressif, ces images que à Materrazzi à Journal de mon père figurant 1 Horst Bredekamp, Théorie de l'acte d'image, Editions de la Découverte, iser quatre textes dialogués, interprétés ensuite est toujours présent, jaillissant au creux d'un Florence est une architecte d’intérieur de 33 ans habitant la Maison Paris, 2015 Grégoire, Purvin est un jeune chorégraphe américain, Robert un marchand nous connaissons par cœur car ce qui est ici le père de l’artiste, en passant par les sculp- par des acteurs.trice3. Point de performance silence ou au détour d'une pièce. Cette œuvre d’art berlinois. en jeu est la question de ce que l’on pourrait tures Otchi Tchiornie, littéralement “Les yeux ici, mais une série d'enregistrements diffusés sonore agit un peu comme la toupie de Dominic 3 Philippe Bertels, Corinne Bertrand, Fabrice Boutique, Jean-François L’a n t i d o t e au MAC-Lyon du 9 mars au 8 juillet, FEUX à la gal- Brion, Stéphanie Desmaret, Laurent de Sutter, Camille Lancelin et Peter nommer “la responsabilité de l’imaginaire”. noirs”, en référence à une chanson du réper- erie Dvir à Bruxelles du 2 mars au 14 avril et Otchi Tchiornie en boucle dans l'espace ou via le port d'un Cobb dans le film Inception (Christopher Nolan, Russell. Avant de définir l’obligation de répondre de nos toire des Chœurs de l’Armée Rouge qui confère au MAC’s du 4 mars au 3 juin. casque. Les textes fonctionnent comme des 2010). Grâce à cet objet fétiche, le héros pouvait 4 L'Invention du quotidien, Gallimard, 1980.

Adel Abdessemed INTRAMUROS M 75 / 46 M 75 / 47 INTRAMUROS Alec de Busschère Le WIELS avait accueilli, à la rentrée, un une nouvelle dimension à l’œuvre de Vincen Enfin, il y a aussi la notion d’ensemble com- Une question de musée musée bien présent et itinérant qui allait Beeckman, en incluant un intervenant de pre- posé par un auteur photographe (ou décou- Comme nous l’évoquions en note dès l’entame voyager dans différentes villes belges et FUSÉE DE mier ordre dans le processus d’émergence de vert sur un site comme un marché aux puces de cet article, le projet a dû changer de nom même au-delà : Le Musée de la Photographie l’image, à savoir le public lui-même, tout aussi par exemple) et réuni dans une boîte : en ouvrir en cours de processus suite à une demande pluriel, qui est un acteur constitutif de la réali- une, c’est accéder à un ensemble qui parlera du Musée de la Photographie de Charleroi de Bruxelles, rebaptisé depuis Fusée de la 1 LA MOTOGRAPHIE sation de l’œuvre. uniquement par le biais des images mises en craignant une confusion chez son public entre Motographie . Initié par le photographe Avec pour mobile un musée en mouvement, relation. Pratiquement, il faudra toujours fermer ce projet performatif et son institution. L’objet VINCEN BEECKMAN et RECYCLART, ce ce que l’on découvre dans les boîtes véhicule une boîte pour en ouvrir une seconde, ce qui de cet article étant de se pencher sur l’ana- musée fictif est constitué d’une centaine DE BRUXELLES une grande simplicité de statut. Ces images ne permet au public de bien intégrer l’unicité et lyse de l’œuvre, de ses tenants et de sa por- de boîtes (l’ensemble étant conçu et UN NEW DEAL VISUEL rivalisent pas, ni par la taille de leur tirage, ni l’amplitude d’une collecte. Le musée suit un tée, et non de relater le différend apparu entre produit par Fabrik — formation par le travail dans la qualité de leurs supports, avec les pho- mouvement fluctuant qui le fait naviguer de les deux parties, cela nous invite à revenir plus à Recyclart), celles-ci présentant chacune tos que le public pourrait côtoyer au quotidien l’individuel au collectif (et inversement) par le en profondeur sur la notion même de musée un album de photographies rassemblées (des albums de souvenirs par exemple). Qui biais d’un anonymat premier qui peut se dévoi- comme élément constitutif du projet. Si le par un photographe, ou recueillies dans un plus est, elles ne sont accompagnées d’aucun ler par les images, ou le temps d’un échange Fusée de la Motographie n’est certainement contexte particulier. Opérant comme une discours corroborant et résumant la lecture avec Vincen Beeckman ou avec les voisins du pas une institution et si, depuis sa nouvelle de l’image, voire s’y substituant. Les mots et jour. De cette manière, le public est amené à dénomination, aucune confusion de statut réelle redistribution des cartes, ce musée les commentaires sont le fruit des échanges voir avant de savoir, laissant les images parler n’est plus à l’ordre du jour, dans sa forme, il fictif contient autant de photographies de boîtes. Ainsi, cette forme particulière, de avant tout commentaire. Simple et direct, l’acte s’agit bel et bien, à notre sens, d’une “œuvre- venant d’amateurs, de photographes par son aspect dépouillé, se retrouve parfai- de regarder reprend le premier plan. Comme musée”. En effet, celle-ci met en œuvre la inconnus, ou de pointures comme certains tement dans l’expression connue de Jean-Luc des cercles concentriques, les sujets se mul- constitution d’un ensemble de créations qui photographes de Magnum. Avec ce dispositif Godard “Ce n’est pas une image juste, c’est tiplient et s’étendent : derrière la centaine de se complète dans le temps et dont la réunion élémentaire — l’ensemble des boîtes fermées juste une image”. En l’occurrence, une image boîtes anonymes se cachent des flux d’images est offerte au public (en l’occurrence ici, à un est disposé au sol, et chaque personne que l’on tient en mains. Et c’est ce qui donne qui ne rivalisent pas entre elles, compte-tenu public acteur du procès d’apprentissage, de du public en reçoit une (à la fois), prise au à l’ensemble sa justesse. De plus, à cette sim- du dispositif élémentaire qui ne permet pas lecture et d’interprétation). Qui plus est, cette hasard, qu’elle peut alors prendre le temps plicité apparente, s’ajoute une cohésion et une de regarder plusieurs boîtes simultanément. mise en forme temporaire questionne les de découvrir, sans en connaître l’auteur a forte diversité des propos visuels qui ont été Ce qui éloigne résolument le projet d’une processus muséaux aujourd’hui, leur relation acheminés : reportage, abstraction, docu- simple banque d’images comme il en afflue au champ de la création contemporaine tant priori —, ce musée met au premier plan la mentaire, recherche etc. Cela représente une aujourd’hui sur le net. dans leur offre de visibilité représentative que part active du public dans sa découverte et méga collection, un patrimoine en mouvement dans les moyens mis en œuvre pour y parvenir. sa lecture des images, autant que celle des continu qui ouvre sur la complexité du champ Vincen Beeckman Annabelle Dupret photographes qui ont choisi de contribuer au photographique. “montreur et faiseur d’images”4 musée. En somme, une nouvelle économie Derrière cette entreprise collective, se dévoile un artiste qui pratique la photographie autant 1 Suite à un courrier du Musée de la Photographie de Charleroi demandant individuelle et collective de l’image. Un recensement en mouvement, aux initiateurs de changer de nom à partir de la date butoir du 17 novembre initié par les photographes qu’il la stimule lui-même chez d’autres interve- 2017 (eu égard à la confusion possible du public avec leur institution) ou de Fusée de la Motographie de Bruxelles, Le Hangar Art Center, janvier 2018 Bien que cela n’ait pas du tout été prévu avant nants. L’action et le travail de Vincen Beeckman le dédommager de 500 euros à chaque sortie publique ultérieure du projet, © Photo Yves André les auteurs ont finalement inversé les deux premières lettres de la perfor- le lancement de la récolte, les boîtes ont révélé à l’asbl Recyclart, et au sein du collectif Blow mance pour l’appeler aujourd’hui “Fusée de la Motographie de Bruxelles”. une communauté de photographes qui avaient Up, ainsi que la nature plurielle de sa pra- 2 En effet, par extension, l’image est “forme sous laquelle un objet est eux-mêmes une grande connaissance de ce tique photographique (distribution aux habi- perçu, aspect nouveau ou particulier sous lequel un être ou une chose apparaît”. Trésor de la Langue Française, à l’entrée “image” : Un musée, une image confirmer le propos des auteurs du Fusée de tions. Car si le champ actuel de la photographie champ. Cela a donné lieu à une réelle ému- tants d’appareils jetables dans le quartier des www.atilf.atilf.fr/tlf.htm S’il y a une dynamique élémentaire que cette la Motographie de Bruxelles. La constitution est bien connu des artistes photographes eux- lation. Des événements inattendus ont fait Marolles ou d’Anneessens, mise en œuvre 3 W.J.T. Mitchell, Iconologie : image, texte, idéologie, Les Prairies ordinaires, Coll. “Penser/Croiser”, Paris, 2009. “œuvre-musée” révèle, c’est bien la nécessité de cette “œuvre-musée” est avant tout un mêmes, et si les échanges entre eux se démul- surface en cours de processus, à l’instar de d’un photomaton ambulant à l’attention des er de la circulation des images, dans une écono- acte fort et fédéré à l’adresse des institutions tiplient aujourd’hui, entre autres, grâce aux faci- certains photographes réapparus après des passants) révèlent, dans ce mouvement, une 4 Danielle Leenaerts, in l’art même 38, 1 trimestre 2008. mie développée par des auteurs fédérés autour muséales bruxelloises si rares dans le domaine, lités du net, a contrario, le public ignore, dans années d’absence dans les réseaux. N’est-ce unité de propos ainsi que des convictions for- de celles-ci. Et de fait, tout en privilégiant la alors-même que le champ de la photographie sa majorité, l’étendue tangible d’un champ qui pas cela le vrai potentiel d’un musée, être un gées de longue date quant à la mise en relation lecture individuelle (celle de l’auteur autant que s’étend considérablement ces dernières décen- se renouvelle chaque jour et dont le medium, ensemble cohérent, tout en étant également des images. Avec son travail, entre diffusion et celle du lecteur), c’est également une mobili- nies. Avec le Fusée de la Motographie de la photographie, lui est pourtant proche. En ouvert à une diversité qui n’est autre que le reflet réalisation, la photographie devient un canal sation collective qui lui donne lieu. La forme la Bruxelles, c’est tout un champ incommensu- ce sens, le Fusée de la Motographie a vertu du réel ? Car si les ensembles sont rangés dans par le truchement duquel peuvent s’imprimer plus opérante d’un musée n’est-elle pas d’être rable de photographes qui apparaît au grand de musée puisqu’il offre une visibilité de cette un désordre apparent, cela reste un état des une multiplicité toujours renouvelée d’his- un vecteur par lequel des œuvres peuvent être jour dans lequel les générations se croisent, activité au public. Mais celui-ci est également lieux, à un moment donné de l’activité photo- toires et de vies non commentées et mises en canalisées et rendues visibles grâce à l’acti- se lient, et se connaissent même très bien. œuvre en soi. En effet, dans son processus, ce graphique. images. Autrement dit, avec ces immenses vité continue de leurs auteurs ? Par cette mise Un mouvement qui manifeste, par les faits, les projet rejoint parfaitement le cheminement des flux d’images collectées par l’artiste ce sont Fusée de la Motographie de Bruxelles, Le Hangar Art Center, janvier 2018 à disposition gratuite auprès du public d’un nécessités de développement muséal en la œuvres de Vincen Beeckman. Une des clés de © Photo Yves André des albums personnels et anonymes qui se panel aussi large de photographies, on pourrait matière, mais aussi les nécessités de nouveaux lecture de son travail artistique ne consiste-t- croisent pour constituer des atlas en pro- émettre l’hypothèse que ce musée d’images processus de collecte et de monstration dont elle pas à situer justement l’image comme le gression continue. Mais aujourd’hui, avec le est, lui-même et à son tour, une image. En effet, les auteurs sont un canal phare. fruit d’une perception collective pensée par une Fusée de la Motographie de Bruxelles, Vincen l’image, outre la représentation visuelle qu’elle somme d’individualités ? Autrement dit, une des Beeckman rend visible un nouveau pan de son peut désigner, est également ce qui apparaît, Une brèche dans la création pierres angulaires de son œuvre n’est-elle pas activité, qui complète sa trajectoire préalable. à un moment donné, d’un processus continu, photographique de révéler l’image comme la résultante d’un pro- En effet, dans le même esprit de monstration, l’état des lieux d’une situation. Elle est, au sens Vincen Beeckman souligne : “Les photographes cessus de prises de vues plurielles sous-ten- il sert de canal anonyme et en même temps Le Fusée de la Motographie sera à la Boverie, Musée des des définitions classiques, l’aspect nouveau ont tous eu très envie de participer et ont offert dues par un champ relationnel qui peut naître personnel à un vaste champ de producteurs Beaux-Arts de Liège, le 18 mars 2018. Pour les programma- sous lequel un être ou une chose apparaît2. leurs images sans contrepartie financière”. Ce d’une proximité territoriale (quartiers populaires d’images (parfois méconnus du public, et tions ultérieures ainsi que pour toute information sur le cycle Plus loin encore, si on se réfère aux Cultural qui s’y est révélé, c’est aussi toute une généra- d’Anneessens, des Marolles etc.) ou de bien même des institutions), avec la particularité, connexe Extra Fort, carte blanche faite à des photographes invités à présenter leur travail et celui d’autres photographes Studies, elle peut être considérée comme la tion de photographes méconnus du public et d’autres facteurs ? Enfin, un des grands inté- dans ce cas-ci, que leur création soit complè- qu’ils apprécient, le lecteur se référera au site de Recyclart : 3 “perception d’une relation” , ce qui devrait n’étant pas forcément visibles dans des collec- rêts de ce projet en particulier, c’est qu’il ajoute tement autonome de la sienne. www.recyclart.be

Fusée de la Motographie INTRAMUROS M 75 / 48 M 75 / 49 INTRAMUROS Fusée de la Motographie Sandrine Morgante, In Search of Infinite Jest, vue de l’exposition, La Boverie, Liège, Sahar Saadaoui, Pleasure C, acrylique sur soie, 90 x 110 cm, En 2015, SANDRINE MORGANTE se lançait 2017 Photo © Sandrine Morgante 2017 dans un travail de titan. L’exploration visuelle d’un texte, plus précisément d’une fresque romanesque, tout aussi titanesque : Infinite Jest, chef-d’œuvre culte s’il en est de la littéra- EXPLORATION ème ABC ture du 20 siècle. En 2017, l’artiste présen- tait le fruit de ses longues recherches à l’Es- EN POLYSÉMIE Après ses résidences au Wiels et à l'Aca- pace Jeunes Artistes du Musée de la Boverie (ou l’infinie comédie) demia Belgica de Rome, SAHAR SAADAOUI (à Liège) et était sélectionnée pour ce même se prépare à investir l'espace de la galerie travail au concours ArtContest. Nous l’avons Détour à Namur. Retour sur une pratique rencontrée cet hiver, alors qu’elle rentrait déportant la typicalité du signe à l'ivresse des d’une résidence à Viafarini (Milan), en Italie. formes, la circularité du temps à l'exaltation joyeuse de la couleur. EXPO SOLO À POK LIBRAIRIE ÉVOLUTIVE 207 RUE BLAES, 1000 BRUXELLES DU 19 AU 25.03.18 SAHAR SAADAOUI GALERIE DÉTOUR 166 AVENUE JEAN MATERNE RÉSIDENCE 5100 NAMUR LE BEL ORDINAIRE WWW.GALERIEDETOUR.BE ESPACE D’ART CONTEMPORAIN LES ABATTOIRS DU 4.04 AU 5.05.18 ALLÉE MONTESQUIEU, FR-64140 BILLÈRE FRANCE WWW.BELORDINAIRE.AGGLO-PAU.FR DU 20 AU 31.08.18

Après une formation en dessin à l’ENSAV-La un fragment du roman où l’anxiété du protago- une suite d’images issues du Web3. Ce dis- Le travail s'articule autour de deux probléma- motifs constituent au départ un code qui n'est Cambre, Sandrine Morgante (°1986, Liège ; niste est traduite par une répétition exacerbée positif installatif aux allures de modeste salon tiques jumelles, l'arbitraire des graphèmes et pas sans rappeler le morse. La rigueur absolue vit et travaille à Bruxelles) est assistante pen- de mots. Dans ces représentations schéma- vintage (avec fauteuil, TV et magnétoscope) celui du calendrier. Au fil des lettres et des de l'écriture et l'obsession millimétrique du dant six ans dans la même école. Dans ce tiques, les lignes rouges reliées aux vocables réfère à l’époque de l’écriture du roman (1996) jours — de la banalité du graphe au cela va geste forment ensuite la trame de composi- contexte, elle imagine déjà des procédés pour signalent l’enchaînement de ceux-ci (sans avoir et à son intrigue principale : la circulation d’une de soi du “temps public” —, se dessine un tions géométriques affranchies de tout formal- organiser et visualiser des informations par le à les réécrire), tandis que la taille des nœuds cassette VHS contenant Infinite Jest (L’Infinie impensé de l'ordre social. Dans ses cours au isme. Car il s'agit d'un jeu, bien moins austère biais du dessin, son médium premier et vec- (bulles bleues) dépend de leur fréquence. Ainsi Comédie), film prohibé car susceptible de faire Collège de France, Pierre Bourdieu s'étonnait que ne le présagent ses pions. Tous les coups teur immédiat de la pensée. Quelques années de nombreuses lignes renvoient-elles au pro- mourir d’hilarité. Il faudrait davantage de pages de ne connaître aucun anarchiste ne réglant sa sont permis, pourvu qu'ils trouvent une justi- plus tard, l’artiste se lance dans l’étude explo- nom personnel “he”, dont la bulle est aussi la pour explorer en profondeur une entreprise montre lors du passage à l'heure d'été1. Chose fication d'usage, un agencement pratique à ratoire d’Infinite Jest, en anglais dans le texte. plus grande, attestant de sa forte récurrence. d’une telle ampleur. Pour dire sa forte charge apparemment anodine, comme la forme du B partir d'un point d'équilibre ou d'une solution Sahar Saadaoui, Vendredi, vidéo 3 min 34, Un roman inclassable et complexe dans lequel WARDINE SAY MOMMA BEAT et YOU KNOW poétique et émotive sous ses dehors rigides. Il ou du A, et qui pourtant relève d'un monopole rythmique. C'est un dessin chorégraphié plus 2016 l’auteur américain David Foster Wallace1 fait WHAT I’M SAYING (2016-2017) investissent en faudrait plus encore pour évoquer les nou- étatique suscitant une adhésion universelle que composé, car l'ensemble relève d'un par- exploser tous les champs lexicaux et genres une autre partie du récit où le mode itératif velles orientations amorcées lors d’une récente aussi contraignante qu'institutionnellement bali- cours, fût-il la plupart du temps, et extatique- littéraires, toutes les règles et formes langa- exprime une parole tourmentée. Deux confi- résidence de l’artiste en Italie (recherches simi- sée. Il en va des jours fériés comme des deux “l” ment, minimaliste et circulaire2. Plus ouverte gières. Une somme expérimentale où il est dences qui disent la souffrance : celle d’une laires mais n’ayant plus pour objet Infinite Jest). d'une libellule, des petits lundi pluvieux comme encore est la peinture. L'acrylique a pour sup- sels, sont ici et surtout singuliers en tout point. question d’addiction et de répétition pour dire fillette battue par sa mère et celle d’un père Impossible à envisager dans son ensemble, des fautes d'orthographes (faute et pas erreur, port des toiles de soie préalablement enduites Outre l'alphabet, les jours de la semaine con- un monde en déréliction et la dislocation des alcoolique qui peine à obtenir la garde de son plaçant le spectateur au cœur d’une constella- comme en science ou en mathématique). d'un verni. Par ce procédé, l'artiste peut tracer stituent, de façon tout aussi itérative, l'armature relations sociales dans un trop plein d’informa- enfant. La transposition visuelle consiste ici tion de signes, de données, de temps écoulé, L'enseignement préscolaire, on disait il y a peu des traits nets sur une surface dont la trans- conceptuelle d'un ensemble de vidéos. Lundi, tions. Pour appréhender cette brique de mille en des animations numériques sonores pro- ce travail monomaniaque et dense n’est pas “maternel”, commence chaque jour par ce céré- parence et la légèreté permettent des super- mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, pages (qu’elle n’a lue ni dans son intégralité ni jetées sur dessin (crayon et feutre) sur papier2. sans évoquer celui de la conceptuelle alle- moniel immuable : identifier le jour présent en positions d'aplats et une interaction très forte dimanche sont de courtes saynètes mettant en de façon linéaire), Sandrine Morgante a opté WHERE WAS THE WOMAN WHO SAID SHE’D mande Hanne Darboven. Si ce n’est que l'associant à des lettres, nouer les consciences avec la lumière. La couleur prend le pas sur scène l'artiste en interaction avec des images pour une approche aléatoire et parcellaire. Elle COME (“WWWWWSSC”) se compose d’un Sandrine Morgante vit à l’ère du numérique, à l'objectivation du temps et du langage. Emile les motifs, ici plus abstraits. Teintes pastelles ou des objets/contextes quotidiens De très a privilégié l’extrait pour traiter les données sur ensemble de grands dessins (crayon, feutre d’internet et de l’hyperlien illimité. Bienvenue Durkheim disait de la contrainte sociale que orangée, bleue, rosée... forment une palette petites choses, on ne peut plus triviales, qui là un mode obsessionnel et fragmentaire qui entre et correcteur sur texte imprimé) qui analysent dans l’infinie comédie de la polysémie… sa force est inversement proportionnelle à la structurée par le contour des lettres, l'étage- encore font écho à la danse, la répétition ou en résonance avec le roman, tant du point de le deuxième chapitre d’Infinite Jest, amorcé Sandra Caltagirone conscience qu'on en a. Sahar Saadaoui (°1986 ; ment des voiles et leurs replis. le dévoilement. Une association que l'artiste vue de son signifié que de son signifiant. Ces avec la phrase de l’intitulé (“Où était la femme vit et travaille à Bruxelles), au pied de la lettre, Si l'ensemble évoque la synesthésie, cette associe au bonheur. Pour notre part, nous morceaux choisis, elle leur a donné une forme qui avait dit qu’elle venait”). L’angoisse névro- WWW.SANDRINEMORGANTE.BE travaille et détourne une matière qui n'a rien de aptitude innée chez certaines personnes à dirions poésie et joie, amor fati et ritournelles. visuelle, par le biais de fichiers numériques, tique d’un personnage qui attend sa drogue simple et d'innocent et qui, l'air de rien, se loge penser les chiffres, la musique ou les lettres Benoît Dusart d’animations sonores et graphiques, de des- est traduite par un long soliloque où les mots 1 Écrivain tourmenté (1962-2008) dont le suicide par pendaison participe au fondement même de la vie collective. en couleur (M bleu, O noir, I rouge), on ne peut sins sur papier, d’un dispositif installatif inte- récursifs acquièrent une valeur générique qui tragiquement de sa légende. L'enjeu tient d'un processus de subjectivation réduire ce travail à ce type d'associations. Il 2 Ces animations calculent en continu l’apparition du texte calqué sur la ractif. Selon une méthodologie ordonnée, elle convoque l’imaginaire collectif. Dans certains lecture. L’émotion de celle-ci n’est pas jouée mais naturellement induite par élaboré à partir des items alphabétiques. Les s'agirait plutôt d'une forme de déterritorialisa- a inventé des grilles analytiques et des index cas, le texte est tenu à distance, réduit à un la force du texte. Les liens colorés réagissent au son de l’enregistrement 26 lettres constituent le canevas de la totalité tion (relative), au sens d'une décontextualisa- autant qu’à celui de l’environnement réel (grâce à un micro intégré à l’ordi- pour décortiquer le texte. Ayant obtenu une rectangle grisé, autour duquel se déploie un nateur). Les mots reliés puis isolés suggèrent les variantes de sens du texte, des dessins et des peintures. Les carnets de tion / actualisation de motifs élémentaires qui bourse de la Commission des arts numériques espace de phantasmes stéréotypés, à l’instar de même qu’ils proposent une réduction vers un seul slogan/cri/appel. Les travail de l'artiste abondent de lettres normal- garderaient néanmoins leur qualité intrinsèque, et technologiques de la Fédération Wallonie- de ces images dessinées (horloges, insectes), courbes animées par le son évoquent le langage parlé. isées, intégrées dans une grille. Des points voire leur connotation sociale. Reproduits à 3 Chaque mot ayant été introduit comme élément de recherche sur Google Bruxelles, elle a collaboré avec des program- copiées sur les occurrences proposées par Images, puis stocké dans une base de données sur le nano-ordinateur sont dessinés au sommet des arêtes et à l'infini, ces signes font un peu figures de pen- 1 On rétorquera cependant à Bourdieu qu’aucun anarchiste ne porte de meurs informatiques. HE, NOT, WOMAN (2015) Google Images à la saisie de ces mots-clés. présent dans le magnétoscope. En choisissant l’une des cassettes, le diverses intersections. Chaque lettre vaut un sum3. Mais cette répétition n'a rien d'aliénant. montre. se compose d’une suite de 55 graphes, d’allure Enfin, IN SEARCH OF INFINITE JEST (2016- spectateur peut visualiser l’un des 65 chapitres du roman. Cela donne un nombre de points, plus ou moins espacés Le rituel a pour fonction d'étendre un langage 2 Les compositions géométriques de Gabriel Orozco ne sont jamais loin. aperçu du contenu du récit, tout en produisant de nouveaux sens, grâce à la 3 Travail supplémentaire imposé à un élève sous forme d’une répétition de mathématique, qui transposent visuellement 2017) transpose la totalité d’Infinite Jesten polysémie des images et à l’automatisme du programme qui les choisit. selon la forme. Agencés horizontalement, ces plastique dont les éléments, bien qu'univer- notations (Lisez 10x ;)

Sandrine Morgante INTRAMUROS M 75 / 50 M 75 / 51 INTRAMUROS Sahar Saadaoui Private Choices convie, sous commis- On connaît MOULÈNE photographe, sculpteur, Jean-Luc Moulène, vue de l'exposition de Jean-Luc Moulène, En Angle mort, La Verrière, Bruxelles, 2018. Au centre de l’espace : Jean-Luc Moulène, Cosmo, 2017 sariat de Carine Fol, directrice artis- designer, concepteur de formes concrètes, en Courtesy de l’artiste © Isabelle Arthuis. Fondation d’entreprise Hermès tique de la Centrale à Bruxelles, onze PRIVATE même temps que disruptives. Le voici peintre collectionneurs bruxellois à offrir au d’huiles à l’invitation de Guillaume Désanges public une sélection nécessairement pour son cycle Poésie balistique à la Verrière serrée mais représentative de leurs PORTRAITS Hermès qui se propose d’explorer l’acte Private Choices, vue de l'exposition. pièces. Photo © Philippe De Gobert poétique à l’aune des pratiques plastiques con- ceptuelles, matière aux projections qu’offre le Dans une mise en espace de type monogra- langage. phique, privilégiant non la vue d'ensemble mais une approche par accrochages contigus, JEAN-LUC MOULÈNE l'exposition se profile comme une tentative de EN ANGLE MORT portraiturer ces collectionneurs abordés singu- grâce à la générosité des collectionneurs qui sûr, par sa préfiguration via la fondation Kanal SOUS COMMISSARIAT DE GUILLAUME DÉSANGES 5 LA VERRIÈRE-FONDATION ENTREPRISE HERMÈS lièrement selon une même approche (enregis- se sont prêtés au jeu des interviews, un peu et le comité d'orientation scientifique auquel 50 BOULEVARD DE WATERLOO trement d'entretiens sur base d'un question- de l'esprit qui sous-tend chaque collection contribue Carine Fol, à l'instar d'autres res- 1000 BRUXELLES naire type audible dans l'exposition et sur le et les rassemble malgré leur grande dispa- ponsables d'institutions bruxelloises, avec une WWW.FONDATIONDENTREPRISEHERMES.ORG site internet du centre d'art, choix littéraire et rité d'échelle et d'orientations esthétique et programmation d'un an à découvrir dès ce mois JUSQU’AU 31.03.18 musical de chacun porté en complément). conceptuelle, c'est quelquefois au détriment de mai et la constitution naissante d'une collec- Hormis pour la collection Veys-Verhaevert (La des œuvres. Le display qui rappelle les stands tion commanditée à des artistes bruxellois ou collection invisible), la sélection des œuvres a de foire et l'accrochage en des espaces parfois encore la création de la plateforme Renaissance été opérée par la curatrice seule, guidée par étriqués n'aident pas au bon déploiement des et, à travers elle, d'un festival au printemps-été MATIÈRE l'esprit de chaque collection qu'elle a ainsi pièces dont les cartels manquent de précision. 2019 réunissant des partenaires bruxellois tels distinctement titrée (e.a. Cabinet de curiosités Ainsi, pour exemple, dans la collection R. Patt, Bozar, le Kunstenfestivaldesarts, le Wiels et la surréalisant pour la collection R. Patt, Éloge du au pseudonyme tout duchampien, la confu- Centrale sans oublier la réflexion menée par la RÉSISTANTE blanc pour Frédéric de Goldschmidt, La créa- sion règne-t-elle quant à la nature de certaines Ville de Bruxelles sur l'affectation à donner au tion au plus proche de l'engagement social pour pièces historiques (Duchamp, Mariën, Breton) bâtiment Vanderborght vis-à-vis duquel des col- Les pièces de Moulène sont un bon préalable résolution, par essais et erreurs, de sorte que se marquent d’une ressemblance avec des Nicole et Olivier G., À la vie, à la mort pour la dont on a du mal à saisir s'il s'agit d'éditions lectionneurs bruxellois ont manifesté à plusieurs d’autant que le plasticien les considère comme c’est à partir de l’observation de ce que pro- coupes géologiques, comme si la peinture se collection C2, ou encore L’art comme reflet de la originelles, de tirages d'époque ou non. Enfin, reprises leur intérêt. des “objectivations du poème”. Une poétique au pose la peinture que naîtra le tableau. Ce sen- devait de revenir à une esthétique des sols avec nature humaine pour celle de la Famille Servais). dans la mesure du possible, il eût été intéres- Autant d'états des lieux d'une scène artistique travail, dont s’est largement fait l’écho le Centre sible qui sollicite le peintre, pour citer Merleau- l’appui de la couleur pour volume. Fort d’un Diversement de Passions secrètes. Collections sant de connaître les dates d'acquisition des bruxelloise foisonnante, tant dans son contexte Pompidou en 2017, qui avait pu rendre compte Ponty, pourrait venir de la patine produite par goût pour les surfaces profondes, Moulène privées flamandes (Tri Postal de Lille, 2014/15) œuvres, élément pertinent pour évaluer l'histoire d'émergence que dans sa résonance interna- d’une trajectoire inventant ses propres para- l’huile sur cet autre corps gras et rugueux qu’est s’est essayé également à recueillir les spores qui, sous commissariat de Caroline David, avait et la personnalité d'une collection. tionale, auxquels Private Choices contribue digmes de production entre images disjonc- le goudron. Cette chimie active, interdite par de champignons trouvés chemin faisant. Posés privilégié des entrées thématiques, Private Ces manquements, la collection Veys- modestement. Quatre parmi les onze collection- tives et simulacre de marchandise, en direction la technique même de l’huile, est la voie quasi sur des feuilles, les végétaux manifestent pour Choices se revendique, toute proportion gar- Verhaevert les a magistralement contournés neurs invités, Frédéric de Goldschmidt, Alain d’un “cœur de cible” non marketing. Munition alchimique d’obtention d’un nouvel état de la l’œil ces ensemencements habituellement invi- dée, d'une certaine filiation avecPassions pri- par une mise en espace bien orchestrée mais Servais, Walter Vanhaerents et Nicole & Olivier vierge datant de 1978, qui agence balle et lame matière qui, partant de la pesanteur entre huile sibles pour le promeneur. Le regard au sol de vées, collections particulières d'art moderne et surtout par l'investissement de Christophe Veys Gevart, ont ouvert il y a plusieurs années déjà de rasoir à l’angle droit d’un mur de l’exposi- légère et huile lourde, travaille la peinture selon Moulène, parce qu’il participe de cette expé- contemporain en France de la conservatrice régulièrement présent dans l'exposition, livrant un espace dédié, selon les profils de chacun, à tion, vient rappeler la césure opérée par les le schème de l’expérimentation. Toutefois ce rience de la vie des choses en même temps que Suzanne Pagé (Musée d'art moderne de la par la parole et l'écrit2 les clefs d'accès à des leur collection ou pas, à la création émergente objets-sculptures de Moulène : ils résistent à que Moulène en dit, à savoir qu’il tente : “[…] La de la matière vivante, produit alors autant de la Ville de Paris, 1995/96) et, plus proche, avec pièces souvent discrètes associant image et ou confirmée, bruxelloise ou internationale, l’interprétation, comme le poème résiste à la projection dans la matière d’une pensée qu‘il digression que de la génération. Chez l’artiste, L'intime, le collectionneur derrière la porte, langage, quotidien et poésie, protocole, imma- confiant régulièrement leur programmation à signification. vient vérifier matériellement”3 ne fait pas de faire naître une pièce équivaut à en organi- conçu par le collectionneur Antoine de Galbert térialité et performativité en une collection qui se des propositions curatoriales qui rencontrent un S’il est souvent question chez Moulène de lui un minimal à la Frank Stella dont les Black ser également la disparition, c’est-à-dire à en et le psychanalyste Gérard Wazjman à la Maison révèle “tout à la fois le fruit d'un savoir (régulière- public toujours plus nombreux. Christine Jamart pure matérialité de l’objet, que pourraient paintings se trouvaient être une réduction de manifester la dissémination. De sorte que si les Rouge (Paris) en 2004, expositions qui levaient ment les œuvres questionnent l'histoire de l'art, donner à voir ses peintures dont le geste de la peinture à l’évidence brute de ses procé- choses réclament qu’on les révèle, les prises le voile, la première par le biais de la photogra- particulièrement l'art contemporain) mais aussi PRIVATE CHOICES peindre manifeste la réalité active, voire char- dés. Si ses “objets de peinture” assument leur de vues variées offertes par les modules aux phie, la seconde, de reconstitutions grandeur une construction sensible et personnelle.”3 La COLLECTIONS R.PATT, FRÉDÉRIC DE GOLDSCHMIDT, BC, nelle ? De même que la poésie constitue un condition d’objet, ils restent l’énigme de la force surfaces réfléchissantes conçues pour l’expo- nature, sur l'accrochage des œuvres dans leur collection Nicole et Olivier G., présentée en de NICOLE ET OLIVIER G., C2, VEYS-VERHAEVERT, YOLANDE DE langage purement symbolique, les peintres condensée de la matière lorsqu’elle ne se laisse sition, en démultipliant les murs font et défont BONTRIDDER, FAMILLE SERVAIS, GALILA, VANHAERENTS & 1987 espace domestique. bonnes conditions, a, elle aussi, réussi à pallier SOUS COMMISSARIAT DE CARINE FOL abstraits ont-ils conçu analogiquement un art pas faire. la présence des peintures au rythme de leur Des onze entretiens croisés, nous retiendrons le manque de précision des cartels par l'édition CENTRALE FOR CONTEMPORARY ART ‘pur’, lui aussi, par l’accent mis sur les moyens Outre la rencontre entre des éléments hétéro- apparition et disparition. Par là, loin d’être les certaines constantes : l'intérêt d'un regard exté- d'une feuille de route éclairante tandis qu'en fin PLACE SAINTE-CATHERINE 44, 1000 BRUXELLES de la peinture pris pour eux-mêmes, et non gènes et hétérozygotes supportés par des pan- objets tautologiques et relationnels d’un Robert WWW.CENTRALE.BRUSSELS rieur qui puisse 'rejouer' la collection et la poly- de parcours, la collection 1987 a trouvé espace JUSQU’AU 27.05.18 plus au service de la dénotation d’objet. Sauf neaux dont la tranche sans cadre laisse voir les Morris, ces cubes cinétiques qui avancent puis sémie de l'œuvre elle-même qui se voit rejouée à dévoiler de fort belles pièces et, hors les murs, UNE JOURNÉE D’ÉTUDE PORTANT SUR LES COLLECTIONS qu’ici Moulène ne relève pas de la tradition abs- coulures et les couches qu’il a bien fallu poser s’arrêtent devant le public, soulignent par cette en d'autres contextes et relations ; la notion de la collection Frédéric de Goldschmidt prolonge SE TIENDRA À L’HÔTEL DE VILLE DE BRUXELLES LE 28.03.18 traite, mais impose sa réification de l’expression et juxtaposer, ces objets peints interrogent épiphanie comment le monde chez Moulène collection comme organisme vivant et mouvant, significativement son bel “éloge du blanc” en autrement, à la manière d’un poète proche en en angle mort — pour reprendre le titre épo- pourrait bien se transformer en peinture. 4 voire sa personnification, collection qui a sa ses espaces, non loin de la Centrale . CATALOGUE TRILINGUE, ÉDITION BME, BRUXELLES, 2017, cela d’un Francis Ponge : “Que mon travail soit nyme de l’exposition — l’endroit où s’absente Raya Baudinet-Lindberg propre logique et dicte son évolution, une œuvre Avec recul, l'exposition peut également s'ap- TEXTE CARINE FOL, 11 NOTICES ET INTERVIEWS DE celui d’une rectification continuelle de mon le langage articulé, autrement dit où s’exerce le COLLECTIONNEURS, PHOTOGRAPHIES DE VIVIANE JOAKIM. en appelant une autre ; la priorité ainsi donnée préhender dans un mouvement plus large de expression (…) en faveur de l’objet brut. Ainsi silence de la peinture. à l'œuvre, la rencontre avec l'artiste n'étant pas réflexion qu'entend mener la Centrale sur l'ap- 1 Sur les 245 artistes ici représentés au travers de 250 œuvres, en écrivant sur la Loire, d’un endroit des berges Ces toiles aux tonalités saturées du jaune citron 30 pourcent sont bruxellois, confirmant en cela la confiance et le soutien à fondamentale dans la prise de décision d'une port de ces acteurs incontournables de la scène une scène locale portés par les collectionneurs et la volonté de la commis- de ce fleuve, devrai-je y replonger sans cesse au rouge scarlet, Moulène a fait le choix de les saire Carine Fol d'ancrer l'exposition dans un contexte bruxellois acquisition ; l'importance, enfin, de la transmis- artistique locale et internationale dans la pers- mon regard. Mon esprit. Chaque fois qu’il aura associer à des photos anciennes de cumulus 1 Jean-Luc Moulène dans Jean-Luc Moulène, catalogue de l’exposition sion (voir la notion avancée de dépositaire et pective des nouvelles configurations artistiques 2 Livret de 4 pages avec dessins de François Bertieaux. séché sur l’expression, se replonger dans l’eau gris-noir dans le ciel d’août, datant de 2009. du Centre Pompidou, Paris 2016, p. 56. non de propriétaire) et du soutien à une scène de la capitale et des débats suscités par la créa- 3 Christophe Veys, op.cit. du fleuve.”2 Cette dialectique des contraires, il l’a sou- 2 Francis Ponge, La Rage de l’expression, Paris, éd. Poésie/ Gallimard, artistique locale et émergente1. tion en partenariat avec le Centre Pompidou du 4 11 rue de Barchon, 1000 Bruxelles Moulène propose dès lors une expérience pic- haitée aussi entre éléments, l’aérien venant 1976, p.9. 5 Comité d'orientation scientifique placé sous la coordination de Laurent 3 Extrait de l’entretien de Guillaume Désanges et Jean-Luc Moulène, Si Private Choices réussit à communiquer, futur pôle muséal Citroën. A commencer, bien Busine et Phillip Van den Bossche (conservateur du Mu.ZEE Ostende) turale qui trouve sa résolution, ou plutôt sa non- répondre au terrestre. De fait, certaines toiles in Le journal de la Verrière, septembre 2017.

Private Choices INTRAMUROS M 75 / 52 M 75 / 53 INTRAMUROS Jean-Luc Moulène Sélectionné pour le 63ème Salon de Montrouge, Mostafa Saifi Rahmouni,La ville des vivants, RAW POETRY Les films et les performances dePAULINE 2017, light box, 216 cm x 150 cm x 8 cm. Photo © Isabelle Arthuis de même que pour une résidence à l’espace d’art RANDA MAROUFI, YOUSSEF OUCHRA CURNIER JARDIN (°1980, Marseille ; vit & MOSTAFA SAIFI RAHMOUNI travaille à Amsterdam) appartiennent au L’ESPRIT rosalux de Berlin, MOSTAFA SAIFI RAHMOUNI fait BOZAR également partie de la triade disposée à BOZAR 23 RUE RAVENSTEIN, 1000 BRUXELLES domaine de la fiction. Ils empruntent au WWW.BOZAR.BE théâtre, au cabaret et au cirque pour tendre par Younes Baba-Ali et Nadia Sabri, sous l’intitulé JUSQU’AU 17.03.18 à l’œuvre d’art totale en mélangeant images, DU TROU Raw Poetry, dans le cadre du festival Moussem NOTRE textes, musique, danse, lumières et couleurs. Cities. Une année bien emmanchée pour ce jeune artiste né à Rabat en 1991, en passe d’achever PAIN origines qui va plonger le personnage (et le spectateur) Pauline Curnier Jardin, Grotta Profunda, son post-master à l’HISK (Gand), après avoir suivi the moody chasm, 2011-2017. Single une formation à l’Institut National des Beaux-arts dans toute la mythologie des grottes. L’artiste déclare : “je channel film, sound, colour, 30’ m’étais mis pour objectif de définir plastiquement ce qui Courtesy of the artist, Ellen de Bruijne Projects, de Tétouan, puis à l’ENSAV-La Cambre (atelier de Amsterdam and KRIEG, Hasselt est grotte : être grotte, penser grotte, etc. Les grottes sont sculpture). liées au chamanisme, il y a des mythologies pyrénéennes, païennes d’apparition de fées à l’entrée des grottes. La grotte est toujours un lieu magique ; dans un trou il y a tou- Le millésime 2017 ne fut pas moins plébiscité : jours un mystère, le trou déjà, l’esprit du trou”. L’œil va ainsi expo solo à Centrale-Lab, prix de la 9ème bien- rencontrer, parmi de nombreux personnages fantasques, nale Watch This Space, prix de la 9ème édition de Sirène-Singe figurant les débuts balbutiants de l’espèce la Jeune Sculpture de la Fédération Wallonie- humaine, Chocolat-Vanille, les jumeaux du destin nés d’un Bruxelles. Sans céder au chant des sirènes, ce même cornet originel, Vénus de W en quadrupède inversé palmarès a de quoi attirer notre attention sur la ou la mort sous la forme d’une araignée. La bande-son, PAULINE CURNIER JARDIN vigueur d’un corpus en cours de constitution, 3 YOU THINK YOU ARE extrêmement élaborée , y participe pleinement. Elle se WITHIN IN ME NOW corpus dominé par la concision du propos, compose de polyphonies originales (les voix de la grotte), KRIEG l’usage d’un vocabulaire plastique synthétique, L’artiste crée aussi des environnements — petit chapiteau, d’une partie bruitiste et de morceaux de quatre groupes 25 ELFDE-LINIESTRAAT franc, direct, elliptique. porte en forme de main, siège douillet et anthropomor- de musique expérimentale4. 3500 HASSELT Voyons : à BOZAR, aux côtés des œuvres de KRIEG.PXL-MAD.BE phique —, véritables dispositifs de vision qui accentuent L’artiste résume tout le travail d’élaboration du film par la JUSQU’AU 29.03.18 Randa Maroufi et de Youssef Ouchra, Mostafa Mais, en bout de course, le condensé formel Bref, c’est “classe”. Le voici au pain sec et à encore le désir de totalité et évoquent certaines théories question qui l’a guidée : “qu’est-ce qui est grotte dans la Saifi Rahmouni propose notamment le préci- est sculptural plutôt que documentaire : posé terre. Sur le sol commun, sculpture collective du cinéma expérimental des années 201. Les sujets de vie ?”. Dans les recherches menées par Pauline Curnier pité d’une résidence à Casablanca au cours de au sol, un collecteur de fruits, outil utilisé dans en somme. Comme ce billot de boucher récu- ses œuvres résultent de recherches libres et approfondies Jardin lors de la construction du film, on trouve les grottes laquelle il a porté son intérêt sur l’économie cir- la récolte, recueille, dans un sac poubelle fixé au péré chez un commerçant à Rabat, lit de rivière et s’attachent à des lieux, des personnages, des événe- maniéristes. Ces grottes artificielles qui se sont multi- culaire informelle, recyclage de première néces- bout de son manche, un amas de quincaillerie, sculpté de génération en génération, topogra- ments ou tout cela à la fois. Chacune d’elles est accompa- pliées en Italie au XVIème siècle, sont faites de fausses sité qui pousse les “collecteurs” à faire des de chutes de cuivre et de robinetterie (Le fruit phie de gestes anonymes, sûrs et obstinés gnée de dessins et de peintures exécutés conjointement stalactites et concrétions, de figures qui surgissent de poubelles une ressource réactivant à peu près du reste, 2018). Le fruit, c’est le débris, brillant (L’intermédiaire, 2015). à sa réalisation. Pour sa première exposition en Belgique, l’informe. L’art ne cherche ni n’imite la nature mais tend à tout ce qui est livré au rebut : métaux, verres, de ses éclats métissés. De Piece of bread, on voudrait encore proposer la plasticienne présente actuellement au KRIEG (Hasselt) la surpasser et à l’esthétiser. Dans les grottes réelles, le plastiques, déchets organiques… La poubelle, À BOZAR, toujours au sol : Piece of bread un commentaire, puisé au book de l’artiste : “le You think you are within in me now qui réunit le filmGrotta visiteur découvre formes et figures qu’il se plait à discer- pour les uns, c’est le lieu de l’oubli, de la chute, (2015), un quart de galette de pain (“pain maro- contraste entre la noblesse du matériau et sa Profunda. Les humeurs du gouffre dans une partie du dis- ner dans les agencements naturels alors que dans les de la mort ; pour les autres, c’est une matrice, cain”, dit-on) transposé dans le bronze. Parmi simple présentation à même le sol bouscule positif que l’on a pu voir à la dernière Biennale de Venise, grottes maniéristes, celles-ci sont construites et démul- un lieu de naissance, de déploiement, de créa- les détritus, le pain occupe, à Casa comme ail- notre rapport au transcendantal comme absolu une peinture qui lui est associée et un film tout récent, tipliées. De la même manière, dans Grotta profundis, tion, de vie. Une option qui n’est ni poétique, ni leurs au Maroc, un statut particulier. Il est dans inaccessible”. Et là, nous trouvons une grille de Teetotum. certaines images apparaissent tout d’abord comme des idéologique, mais simplement vitale. un sac à part, si vous butez sur un quignon en lecture de cette œuvre en cours de formation : Les premières images de Grotta Profunda. Les humeurs abstractions — purs jeux de formes et de couleurs —, puis rue, vous le réserverez, vous le mettrez à l’abri. elle piste la transcendance au sol. du gouffre (30’) s’attachent à Bernadette Soubirous qui a un changement dans l’éclairage ou une adaptation de Frais fruits mûrs C’est précieux, c’est sacré. Certains hadiths À BOZAR encore, on verra La ville des vivants témoigné de 18 apparitions de l’Immaculée Conception la mise au point fait poindre une figure. Des dispositifs Il est donc question de créativité, individuelle témoignent de l’attention du prophète pour la (2017), la photographie d’un cimetière trans- à la grotte de Massabielle en 1858. Le personnage, ici automates animaient jadis les grottes maniéristes ; dans et collective, remobilisant des matériaux pour valeur de cette base alimentaire, “maître de la posée sur une light box de grand format (150 x interprété par un homme, possède tous les attributs son film, Pauline Curnier Jardin met en scène une véri- la production et l’économie, qu’il s’agisse de nourriture de la vie présente et de celle de l’au- 210). Cimetière périodiquement fréquenté par de l’abondante iconographie photographique qui a table danse des parois. Les images en miroir ou en reflets matériaux de construction, d’articles de détail, delà”. Fait universel : pain, sorgo, maïs ou riz, l’artiste, foule compacte de tombes muettes. accompagné sa célébrité2 : agenouillée, extatique, la sont nombreuses et affirment l’apparition/disparition des voire d’engrais ou de nourriture pour le bétail. nourritures terrestres, transformées par l’effort On peine à imaginer comment s’y déplacer. tête couverte d’un lourd voile rustique. Les images en visages. Ici, comme dans l’esthétique du XVIème siècle, la Dès lors, Mostafa Saifi Rahmouni s’est risqué à humain pour faire socle à la table de tou.te.s, C’est en pleine lumière, sur fond de brume. noir et blanc, sont entourées d’un halo qui évoque tant grotte est en même temps le lieu de l’effroi — l’Enfer — et une cartographie du recyclage. conduisent à des rituels et à des délicatesses C’est ancré, au sol, c’est là mais aussi ailleurs. le cinéma des origines qu’un point de vue à partir de celui de l’allégresse — l’antre souterrain d’où surgissent d’usage, autant qu’à des formulations reli- C’est un temps et c’est de tout temps. l’intérieur de la grotte. Bernadette, captivée par sa vision, Zéphyr et Flore pour métamorphoser l’hiver en printemps. Mostafa Saifi Rahmouni,L’intermédiaire (Bois de boucher), gieuses, littéraires, sociales. Autre cimetière, de nuit : un chien devant pénètre dans la caverne et la voix de la Vierge l’appelle : Le second film, Teetotum, très court (3’), a été réalisé 2015, bois, 80 cm x 15 cm. Courtesy of Ashkal Alwan. Photo © Marco Pinarelli une tombe. Sur la pierre tombale, le nom de 1 D’Abel Gance à Marcel Duchamp en “Viens petite visionnaire viens... Viens vers moi. Tu crois avec les rebuts d’un précédent : des images grand- passant par Moholy-Nagy. Tout est vanité “Dounia”, qui signifie la vie, la vie terrestre. C’est être en moi maintenant, mais les choses se sont retour- guignolesques campent un cirque au travail avec 2 La jeune fille était aussi la proie des Ici : quignon de bronze, œuvre plus ancienne un prénom de femme, pas de chien, pourtant nées, ceci n’est pas mon corps, je ne suis pas toute la son décor de strass, de couleurs et de lumières. Il en nombreux photographes qui lui faisaient à même d’activer la lecture du contexte casa- c’est une tombe de chien, c’est le cimetière des reproduire en studio son attitude lors des vérité...”. Le film bascule en couleur, la petite sainte se émane une inquiétante étrangeté. Car si la dompteuse apparitions : la voyante était aussi vue, blancais (c’est le cycle du pain sec qui conduit chiens. On peut ne pas le voir, ne pas lire tout métamorphose en “œil sur pattes” et le voyage initiatique est assoupie dans un transat, elle se sert de son fouet jusqu’à devenir ce que l’artiste décrit notamment au fourrage pour bestiaux en cam- cela. Peu importe, on verra une bête à taille comme “une martyre de la photographie, débute. Il s’agit d’un voyage intérieur et si le lieu qu’elle pour faire fuir les insectes et les jeunes jongleuses qui de la vision”. pagne), frêle monument luisant au sol du poids presque réelle, au regard insondable de figure pénètre n’est pas le corps de la Vierge, son espace pos- pratiquant le hula hoop, s’entaillent le cou à chaque 3 Dans le cadre de l’exposition du KRIEG, la de son apparente insignifiance. Le bronze, c’est endeuillée, posée sur un tapis végétal élevé par sède toutes les caractéristiques de l’intérieur du corps tel passage du cerceau. Le montage est nerveux, il laisse bande son fera l’objet d’une édition limitée le matériau des condottiere, des monarques le flash. C’est cette fois imprimé sur toile. Les sur vinyle. que l’on se l’imagine — lumière rougeâtre, formes orga- aussi une place importante aux gros plans sur des 4 Les mélodies polyphoniques sont de et seigneurs, c’est l’alliage de la puissance bords commencent à s’écorner. On pensera à niques façonnées par la circulation des fluides. Avec ses visages grimaçants ou sereins, maquillés de couleurs Claire Vailler, les bruitages de Vincent plantée sur piédestal, puis celui des acroba- l’Ecclésiaste, on pensera à Jeff Wall, on pensera galeries creusées par l’eau, ses stalactites goutant en tendres qui contrastent avec leur gorge sanguinolente. Denieul. Les quatre groupes sont : Déficits ties abstraites pour les collections d’avant- aux cimetières… Des Années Antérieures, JADA, Unit permanence, la caverne devient la matrice de la quête des Colette Dubois Moebius et Tejii Ito. garde. C’est le fuel de la statuaire “érectile”. Laurent Courtens

Pauline Curnier-Jardin INTRAMUROS M 75 / 54 M 75 / 55 INTRAMUROS Mostafa Saifi Rahmouni Elina Salminen, Was. Pink, 2017. Acrylique sur panneau de bois découpé, coton, 115 x 170 cm Photo © Yuna Mathieu-Chovet / Plagiarama METABOLISM ÉPOPÉE DANS Le souffle affolé du vent, la lumière qui passe Depuis l’obtention de son master en 2016, ELINA en un clin d’œil du jour au crépuscule, du ciel à SALMINEN enchaîne récompenses, expositions l’océan — et cette pluie de pétales de cerisier, et résidences. Cet hiver, elle a pour la deuxième L’INTERMONDE est-elle neige de cendres ou célébration de la fois, investi le petit espace de Plagiarama avec une beauté de l’éphémère ? Metabolism s’ouvre sur 1 PIERRE JEAN GILOUX un mystère : dans quelle temporalité évolue-t- exposition en duo intitulée Less or more tandis INVISIBLE CITIES on ? Est-ce un drone qui capte ces images à la qu’elle vient de décrocher une résidence de six SOUS COMMISSARIAT mois à la MAAC (Maison d’Art Actuel des Chartreux) DE GRÉGORY LANG fluidité parfaite ? Entre la réalité et la virtualité de ARTBRUSSELS ces bâtiments emblématiques du Métabolisme qui débutera dès juillet, avec exposition solo à la STAND DE LA FÉDÉRATION récréés numériquement par l’artiste, la confu- clé. L’artiste friande de projets installatifs pourra WALLONIE-BRUXELLES TOUR & TAXIS sion s’installe. ainsi articuler ses recherches en fonction de ce BRUXELLES contexte spécifique. Focus sur un travail fausse- DU 19 AU 22.04.18 JAPAN PRINCIPLE LA BELLE TERRE DE L’AVENIR, proclame un ment minimaliste où il est question de mirages, WWW.ARTBRUSSELS.COM d’écarts et d’effets retard. WWW.PIERREJEANGILOUX.COM slogan en ouverture de ce second film, peut- être le plus aérien. Pierre Jean Giloux y pro- pose une traversée du miroir : il commence par revisiter le principe architectural du shojî (porte Pierre Jean Giloux, Japan Principle, coulissante) et applique cet élément clef de CHIMÈRES Installation au Kyoto Art Center. 2015 © Pierre Jean Giloux l’organisation modulaire de la maison japonaise à la façade d’un immeuble ; puis il imagine la PERCEPTUELLES trajectoire volante d’un module d’habitation de Toyo Ito, The Egg of the Winds (L’œuf des vents, ELINA SALMINEN 1991). Par analogie, cette cellule ovoïde évoque MOLIÈRE PROJECT 4TH EDITION manifeste, en des interventions spatiales mini- la réalité et de la picturalité, un hypothétique no Suite à l’appel à projets lancé comme Lors de sa première visite au Japon, Pierre le motif du diaphragme ou de l’œil : à nouveau, LYCÉE MOLIÈRE males. Ici, ce sont de simples bouts de tulle man’s land qui n’est autre que la couleur d’où chaque année depuis 2012 par la Jean Giloux fut justement frappé par les un signe architectural laisse entrevoir une autre 21 AVENUE FRANKLIN ROOSEVELT, 1050 BRUXELLES teints (Mirages, 2015), cachés au pied d’un mur émane ce motif de parallélogramme, tel un éclairages qui ponctuent les façades des réalité de la ville, faite de distorsions, de plis, de AVRIL 2018 - DATES À PRÉCISER Direction des Arts plastiques con­ WWW.LYCEE-MOLIERE.BE/VIE-DU-LYCEE/ARTICLE/ ou dans un coin, générant une lumière colorée mirage, sans être vraiment là (puisque non peint temporains à l’occasion d’Artbrussels, immeubles et génèrent chaque nuit une parti- retournements. EXPOSITION-MOLIERE-ARTS-PROJECT inexpliquée. Là, ce sont des bandes autocol- sur la toile). L’intitulé “Etait. Rose“ induit quant à tion électrique, un système d’écriture. Germa Invisible Cities, tétralogie filmique RÉSIDENCE lantes peintes au spray (Echo, 2015), comme lui l’idée d’un temps passé, d’une antériorité, de de cette impression marquante l’envie d’une SHRINKING CITY BOURSE COCOF 2018/RÉSIDENCE À LA MAAC oubliées près d’une prise de courant, semant le ce qui fut et qui n’est plus, peut-être quand ce de l’artiste PIERRE JEAN GILOUX, réécriture de l’histoire architecturale de cer- (LA VILLE QUI RÉTRÉCIT) MAISON D’ART ACTUEL DES CHARTREUX doute quant à l’essence de l’œuvre et à sa réa- motif ovoïde (qui n’est pas sans évoquer l’œuf a été sélectionnée pour occuper le tains lieux emblématiques du Japon : Tokyo, Le théoricien du groupe, Noboru Kawazoé, WWW.MAAC.BE lité. Ailleurs, c’est un empilement de feuilles de cosmique) était plein et opaque, avant devenir stand que de la Fédération Wallonie- Yokohama, Nara, Kyoto et la région du Kansaï. explique que pour les Métabolistes, l’élément WWW.ELINASALMINEN.COM verre (Le poème de la mer, 2016) ou de plastique ce spectre éblouissant et translucide. Qu’il soit Bruxelles y réserve aux plasticiens Entre 2015 et 2017, l’artiste élabora ainsi quatre structural est pensé comme un arbre. À par- (Book of hours, 2016), posé sur socle, produi- d’ordre temporel ou spatial, le hiatus, l’écart, qu’elle entend ainsi soutenir. films composés de photographies, vidéos et tir de cet axe de réflexion — la ville organique Formée en peinture à l’Académie royale des sant de subtils dégradés et attestant d’un temps l’intervalle est au cœur de ce travail. Avec effet images de synthèse. L’ensemble ravive un ima- en perpétuelle mutation — Pierre Jean Giloux Beaux-Arts de Bruxelles, Elina Salminen stratifié, tout en flirtant avec la tridimensionnalité retard. Ce qui le rapproche bien davantage Suspendues entre passé et futur, fiction et réa- ginaire utopique, qui entrelace les villes et leur déroule un long travelling qui évoque la dépopu- (°Helsinki, FI ; vit et travaille à Bruxelles) déve- et le livre-objet. du concept d’inframince duchampien que de lité, les installations vidéo de Pierre Jean Giloux mémoire, les villes et le désir, le regard, les lation au Japon. La ville se désubstantialise, au loppe un travail tout en subtilité, aux confins Malgré leur grande diversité (matérielle et for- l’art minimal américain. D’une ténuité extrême, sondent un univers aux allures de mirage archi- signes. En filigrane, se discerne la vision d’une son d’une gamme de Shepard — cette illusion de la picturalité. En effet, si elle s’adonne à une melle), toutes ces propositions ont en commun les propositions quasi immatérielles et à peine tectural, vertige sensoriel où le familier côtoie autre planification urbaine, intimement liée aux sonore qui donne l’impression d’une gamme pratique picturale à l’huile sur toile (sur chevalet, leur extrême sobriété. De là à les qualifier de visibles d’Elina Salminen agissent aux confins l’étrange, où le documentaire infiltre l’abstrac- architectures prospectives des Métabolistes. qui se ralentit à l’infini. Au petit matin, on arrive en atelier) — où les glacis se jouent de la mono- minimalistes, il n’y a qu’un pas. Trop vite franchi. du perceptible. Aussi convient-elles le spec- tion. Pour déployer cet univers placé sous le À la fin des années 50, ce groupe tenta de en gare d’Osaka. chromie en d’infimes variations d’intensité —, De fait, le travail d’Elina Salminen est d’une éco- tateur à la lenteur et à un réapprentissage du signe de l’écriture et de la lumière, l’artiste a redéfinir la ville durable, en combinant l’esthé- l’artiste affectionne surtout les réalisations in nomie de moyens drastique. Aussi agit-il comme regard. Enfin, contrairement aux “objets spéci- imaginé un dispositif tripartite, qui épouse le tique brutaliste et la modularité organique, en STATIONS situ (parfois sans peinture ni pinceau), élargis- un révélateur de l’espace environnant (et du fiques” minimalistes (dont la seule fonction est contexte de la foire Artbrussels et formule trois liant intimement le bâti au cycle biologique de Ce dernier film décrit un long périple virtuel, sant le champ pictural au-delà de la planéité et vide), qu’il intègre comme élément déterminant. de révéler l’espace environnant, en négatif), elles hypothèses de rencontre avec l’œuvre : la dif- la croissance, de la pourriture et de la régé- qu’ouvre et referme l’élément liquide, omni- de l’objet-tableau. Celui-ci n’en est pas moins Il s’éloigne toutefois de la sophistication froide et affectionnent les artifices illusionnistes. Ce que fusion du film Metabolism, sur quatre écrans nération. présent. Tout commence en 1970, lorsque la exploité, déstructuré et revisité, selon diverses neutre du minimalisme pur et dur par son carac- l’on y voit n’est pas ce que l’on voit. Et, quand la contigus et en quatre temps différés, génère Kisho Kurokawa, Kenzo Tange, Isamu première exposition universelle en Asie a lieu modalités. Soit c’est la toile qui se révèle, dans tère home-made et bricolé, avec des matériaux réalité matérielle du tableau (ou de l’objet plas- un effet choral hypnotique ; l’installation du film Noguchi : les projets de ces grandes figures à Suita, dans la banlieue d’Osaka : Pierre Jean toute sa nudité (Exile, 2014), sous forme de modestes, souvent récupérés. Et, quand les tique) est affirmée, c’est pour mieux brouiller Japan Principle éclaté sur 3 écrans LED, en métabolistes, souvent non réalisés, sont ici tra- Giloux réalise une reconstitution partielle de bandes découpées puis agrafées, produisant formes lorgnent vers une géométrie élémen- les pistes entre espace réel et espace fictif. Les regard des photographies de l’artiste, interroge duits de manière hyperréaliste. Personnages cette exposition, puis les images survolent les une composition graphique atypique, tout à la taire, elles ne sont jamais tracées à l’équerre. œuvres d’Elina Salminen sont des fantasmago- la nature des images et leurs dynamiques res- principaux, les architectures sont captées en montagnes qui entourent le lac Biwa, en un long fois sensible et minimaliste. Soit c’est le cadre Les lignes ne sont ni raides ni parfaites, mais ries phénoménologiques, des trompe-l’œil mini- pectives ; enfin, les projections en grand format de longues échappées visuelles et auditives, travelling aérien. La caméra se déplace sur l’eau qui subsiste (Pink frame, 2015), plein de vide, vivantes et vibrantes, comme en attestent malistes, des chimères perceptuelles. C’est que des films Shrinking Cities et Stations invitent à à forte charge contemplative, l’artiste traitant et approche en douceur de graciles architec- abolissant les limites entre le tableau et la paroi Between pink (2017) ou Was. Pink (2017), deux la couleur est le médium principal de l’artiste, l’approche immersive. Pour le public, ce dispo- ces paysages comme des synthèses allé- tures flottantes. Ces habitats futuristes nous sur laquelle se reflète un halo énigmatique. pièces récentes. Les titres fournissent de pré- soit une substance évanescente et incorporelle, sitif permet de percevoir l’élasticité spatio-tem- goriques — le décor complexe dans lequel renvoient aux premières images de Metabolism, Soit c’est la peinture à l’huile qui s’autonomise cieux indices sur la nature réelle des œuvres et résultant de la seule interprétation sensorielle, porelle de l’ensemble et de multiplier les points des milliers d’existences se jouent, ou pour- comme si l’artiste avait accompli une révolution (Skyscrape, 2016) et qui se déploie, du sol au sur le champ où elles opèrent, même si Elina sans existence matérielle dans le monde réel. de vue, d’isoler un grand écran pour un moment raient se jouer. Que signifie vivre dans de complète, et que le cycle du voyage pouvait plafond, ménageant une brèche de ciel bleu Salminen (par ailleurs détentrice d’un Master à la Sandra Caltagirone ‘cinéma’ ou de s’imprégner de la profusion des telles matrices spatiales ? Comment cerner le recommencer. Dernière image : sous l’impul- dans un espace clos. Dans d’autres proposi- Sorbonne en Littérature française) prétend qu’ils images, en écho des surfaces publicitaires si pouvoir de séduction de ces infrastructures, sion du sillage scintillant, la perspective semble tions, les éléments structurels de l’objet-tableau ne sont pas très importants. “Entre rose“ induit 1 Less or more, exposition avec Elina Salminen et Maranne Walravens caractéristiques de Shibuya ou Shinjuku — pal- leur dimension à la fois anxiogène et quasi s’ouvrir. sous commissariat Yuna Mathieu-Chovet, Plagiarama, Galerie Rivoli, 1180 sont totalement absents et seule la couleur se la notion d’un espace interstitiel, aux confins de Bruxelles, du 14.01 au 24.02.18 pitation d’écritures dans la ville. sublime ? Eva Prouteau

Elina Salminen INTRAMUROS M 75 / 56 M 75 / 57 INTRAMUROS Pierre Jean Giloux des régimes d’existence enfouis, des réservoirs œuvre d’art, modifient le passé tout autant que ÉDITIONS de signes manifestes ou latents. le futur” (N. Bourriaud), il nous semble qu’elles PENSER Dans la profusion de l’art contemporain, dans agissent essentiellement sur le futur de l’histoire la variété de ses démarches formelles et de l’art et non sur le futur de l’Histoire. conceptuelles, de ses lignes de composition, L’art ne risque-t-il pas de surévaluer ses puis- L’EXFORME dans la multiplicité de ses discours et de ses sances, de s’auréoler d’une fonction politique enjeux, Nicolas Bourriaud relève l’agissement qui est davantage programmatique qu’effi- Penseur majeur de l’art contemporain, direc- d’un motif qui, sans être prédominant, s’avère ciente ? Fait-il ce qu’il dit faire ? De l’affirma- teur du centre de culture contemporaine La récurrent : la structure réticulaire dans la diver- tion, de la revendication politique d’une forme Panacée à Montpellier, auteur notamment sité de ses expressions, le motif de la constel- d’existence esthétique ne découle pas sa per- d’Esthétique relationnelle, Formes de vie. L’art lation, du réseau et sa pensée du multiple, de formativité. Dans un monde où l’on assiste à moderne et l’invention de soi, Radicant. Pour l’“hétérochronie” (la coexistence de différentes une dilution de nos puissances d’agir sur l’état une esthétique de la globalisation, Nicolas temporalités hétérogènes, affranchies de la de choses, la jonction de “changer la vie” Bourriaud livre avec L’Exforme un question- flèche du temps symbolisée par Chronos). (Rimbaud) et de “transformer le monde” (Marx) nement sur le paradigme de l’ère du déchet Le grand penseur et précurseur des œuvres viendra d’actions, de soulèvements, de l’inven- par lequel il définit notre condition actuelle. contemporaines qui se génèrent par rhizome tion de nouveaux modes d’exister, de cohabi- et interrogent la genèse des formes, leurs tation entre humains et non-humains que les connexions, leurs devenirs, c’est Aby Warburg pratiques esthétiques ont pu appeler de leurs Aby Warburg, Atlas Mnémosyne, et sa création de L’Atlas Mnémosyne : insérée vœux, dont elles ont pu rêver les contours mais planches d’œuvres de Rembrandt, dans une nouvelle logique iconographique, sans être les artisans du changement. 1926 l’image fonde une mémoire de l’histoire de l’art. En finale de son essai tonique, Nicolas Plutôt qu’apprendre à vivre dans un monde Bourriaud pointe la clôture de la période de de déchets, parmi les ruines du capitalisme l’exforme. Nous sommes arrivés dans l’après comme dit Anna Tsing, n’y a-t-il pas urgence exforme dès lors que la surproduction effrénée à mettre en place localement des manières a donné lieu à une hypermnésie dont le net offre de vivre, de penser, de créer qui refusent de la version cardinale. Durant l’ère de l’exforme, Comme l’évoque Laurent de Sutter dans son tique de l’art, les connexions entre esthétique lisme, Courbet donna à voir un réel débarrassé vivre avec un monde de déchets au sens où au XIXème et XXème siècles, certains artistes ont avant-propos, L’ E x f o r m e examine la manière et politique, l’auteur interroge ce qu’il en est de ses idéalisations, de son idéologie, sans plus il s’agit de ne pas se résigner au mécanisme défini l’art comme un lieu où ramener l’exclu au dont la catégorie de déchet pourrait consti- de l’énergie libératoire, émancipatrice dont les le filtre de l’icarisme. L’atteste de façon para- de génération d’un rebut, de mettre en place visible, un espace où doubler les centres cen- tuer le transcendantal d’un âge qui ne cesse avant-gardes artistiques et politiques du XIXème digmatique L’Origine du monde. L’art contem- des ripostes afin de le contrer ? L’art contem- trifuges d’expulsion par des forces centripètes. de multiplier les dépotoirs, qu’ils soient esthé- et du XXème siècles étaient porteuses : la mis- porain a pour axiome “tout est figurable”, fût- porain s’est emparé du déchet afin de le ques- Au XXIème siècle, le phénomène de sécrétion tiques ou politiques, économiques ou écolo- sion qu’elles s’impartissaient (faire voir, donner ce le dévalué, le repoussé. Son axiome s’offre tionner, afin de poser un discours critique au de déchets est plus que jamais omniprésent giques”. La production de déchets, d’un résidu la parole à l’exclu, au refoulé, aux sans-voix, les comme une réponse anti-idéaliste à la question travers d’œuvres, d’installations où le détritus, et ce, de façon cauchemardesque. Mais, héri- inemployable caractérise une globalisation, une convoquer sur la scène d’une Histoire qui les posée par Platon dans le Parménide : “y a-t-il le déchet est mis au travail. Mais, en dépit de tant d’une histoire de l’art récente vertébrée mondialisation qui, focalisée sur les catégories musèle) a-t-elle encore sa force de frappe ? une Idée de la boue, du cheveu”, des réalités la puissance dessillante de certains gestes par la volonté de recycler le rebut, les artistes de personnes exploitables, sur les opérations, L’entreprise de porter au visible l’insignifiant, jugées méprisables ? L’art reconnaît l’existence créateurs, l’on peut douter que l’art soit de nos se trouvent face à une inflation du geste du les secteurs rentables, sécrète, en marge de de mettre en lumière les “motifs dépréciés ou en soi de la boue, de la crasse sans en passer jours un acteur de l’Histoire et qu’il incurve sen- “sauvetage historique”. Que devient L’A t l a s sa production/consommation métastasique, un désavoués”, la volonté de contrer le mouvement par le règne des Idées. Prisme permettant de siblement les mentalités, les représentations. Mnémosyne dans une société où l’archivage excédent, une part maudite reléguée dans l’inu- de refoulement d’un hétérogène relie le champ lire le monde, de déchiffrer ses évolutions, ses L’art peut nous aider à penser le non-monde, la en vient à obstruer la perception ? Comment tile. Déchets de la consommation de masse, de de l’art, la sphère politique et la psychanalyse. mutations, l’art révèle le phénomène central logique mortifère d’une accumulation exponen- les pratiques artistiques peuvent-elles se posi- l’industrie, du nucléaire, accumulation insoluble Qu’en est-il aujourd’hui de cette dynamique de notre contemporanéité : l’engendrement de tielle se payant de la génération d’un reste, d’un tionner par rapport à cette inflation de la trace, de dépotoirs (près de sept milliards de tonnes d’un contre-pouvoir ? À réhabiliter l’exclu, les déchets, leurs tris, leurs impossibles stockages, im-monde. Nicolas Bourriaud montre comment par rapport à un héritage marqué par la relec- de plastiques, de matériaux peu biodégra- petits récits bâillonnés par les grands récits leurs refoulements, leur insistance à même leur l’art moderne a développé, avec ses moyens ture critique du passé (colonial, occidental…), dables qui persisteront des milliers d’années officiels, ne risque-t-on pas de neutraliser leur condamnation à l’invisibilité. Les déchets sont propres, la tâche benjaminienne de chiffonnier par l’exhumation de fragments, de citations de recouvrent la terre, les océans…), devenir pou- altérité, de les homogénéiser en désactivant les nouveaux Golems et, à l’instar de cette créa- de l’Histoire en faisant monter les vaincus sur la “vies minuscules” (Pierre Michon) afin de pro- belle de la planète et de l’espace où gravitent en leur charge explosive, bref de reconduire leur ture engendrée par l’homme, par son activité, scène historique. Donner forme, accueillir ceux duire une Histoire alternative ? Une mémoire qui NICOLAS BOURRIAUD, orbite des débris interstellaires, réduction d’une invisibilité sous une autre forme ? N’assiste-t-on ils sont devenus immaîtrisables, ingérables. L’EXFORME, ART, IDÉOLOGIE ET REJET, qui ont été écartés du droit à la parole, ce qui ne se déleste pas, qui ne laisse place à l’oubli partie de la population au statut de déchet… pas aujourd’hui au devenir majeur (au sens de Mettant en connexion les pensées de Louis PUF, COLL. PERSPECTIVES CRITIQUES, 2017, est repoussé dans l’abject, dans le réel au sens est une mémoire morte d’être totalisante. Tout Comment l’art s’empare-t-il de la question du Deleuze) d’“anciennes” minorités, à une simple Althusser, Walter Benjamin, Aby Warburg, 160 P., 14 EUROS. où l’entend Lacan, c’est moins réintégrer le péri- ayant fait l’objet d’un recyclage et d’une cristal- déchet qui est devenue son matériau, sa ligne extension du majoritaire, laquelle entraîne Slavoj Zizek, Stuart Hall et le champ de l’histoire phérique dans le centre (geste qui reproduirait lisation mnésique via les gestes d’archivage, les de fond ? en son sillage une mutation permanente des de l’art (de Courbet à Pierre Huyghe, Jacques la disposition hiérarchique, le dualisme du signi- artistes actuels et à venir se trouvent désormais Posé comme étalon-or régissant les autres groupes, des catégories occupant la place du Charlier, Maurizio Cattelan, Gabriel Orozco…), fiant et de l’insignifiant) que contester la fabrica- face à l’au-delà de l’exforme. sphères de la vie, le système économique rebut ? l’auteur circonscrit le geste esthétique par la tion d’un reliquat, de zones hors monde. Si toute Véronique Bergen engendre des zones de rebuts et ce afin d’as- Nicolas Bourriaud crée le concept d’exforme formalisation. Si l’art se définit comme “géné- structure sociale, toute totalité génère un reste surer sa perpétuation et son élargissement afin de désigner une forme en formation, dyna- rateur eidétique”, c’est-à-dire comme l’acte de hétérogène qu’elle rejette au-dehors, l’attention infini. Dans ces aires d’exclusion “s’entassent mique, se tenant sur la ligne entre procédure donner forme à des éléments, des relations portée à la part maudite (Bataille) vise à préser- pêle-mêle le prolétariat, l’exploité, la culture d’exclusion et procédure d’inclusion, sur la humaines, de l’impalpable (une forme qui peut ver la puissance de cette dernière et non à la populaire, l’immonde et l’immoral — l’ensemble frontière entre forces centrifuges et forces cen- choisir d’épouser le chaos, de se tenir du côté dissoudre dans le système qui la pourfend. La dévalué de tout ce que l’on ne saurait voir” écrit tripètes. La nouveauté que Nicolas Bourriaud de l’informe), si on le circonscrit comme pro- circularité qui frappe les œuvres caractérise le Nicolas Bourriaud. Le régime sous lequel le confère à Gustave Courbet vient de la césure cessus de traduction d’une sensation, d’une fait qu’elles sont à la fois conséquences, pro- contemporain est placé affirme sans ambages que ce dernier dessina dans l’histoire de l’art : il idée en une forme organisée, cela implique que duites par un contexte socio-politique, filles de que, jugée excédentaire, superflue, une partie fit de la peinture l’espace de l’exforme. Repérant l’inconscient (individuel ou collectif) se présente leur temps et causes rétro-agissant sur ce qui de la population (de plus en plus large) relève les objets paradoxaux, situés à la lisière du en tant que matériau, en tant que catalyseur de les a causées. Mais, si “le ready-made ducham- de la sphère du déchet. Creusant la portée poli- refoulé et d’une visibilité recouverte par l’idéa- l’artiste, lequel, branché sur le monde, capte pien et le tableau de Malevitch, comme toute

Nicolas Bourriaud ÉDITIONS M 75 / 58 M 75 / 59 ÉDITIONS Nicolas Bourriaud notice biographique et un support audio permet EMILIE NOTÉRIS, comme Barbarella (1968) de Roger Vadim et les d’entendre leurs voix et d’écouter des extraits LA FICTION RÉPARATRICE, films de monstre, en particulierLa Fiancée de de leurs interviews.”5 Grâce aux avancées tech- UV ÉDITIONS, 2017, 14 X 22,5 CM (BROCHÉ), Frankenstein de James Whale (1935). Autour LE PASSAGE 146 PAGES (ILL. N&B), 15 EUROS nologiques de ces vingt dernières années, — en de ces récits, c’est tantôt la femme agissante particulier au regard des progrès accomplis qui est décrite, la communauté sororale ou des DU TÉMOIN dans la digitalisation des archives —, doublées figures réelles comme l’autrice Mary Shelley, du désir des organisateurs de rendre hommage pionnière du roman noir gothique et à l’ima- DOUBLE PAGE D’OUVERTURE DU PORTRAIT DE NATAN RAMET, LA FICTION IN ANDRÉ GOLDBERG ET DOMINIQUE ROZENBERG, LE PASSAGE aux trente-sept individualités qui ont accepté de gination monstrueuse. Dans le chapitre que DU TÉMOIN — PORTRAITS ET TÉMOIGNAGES DE RESCAPÉS livrer leur récit, il était indispensable de proposer Notéris lui consacre, un rapprochement entre DES CAMPS DE CONCENTRATION ET D’EXTERMINATION NAZIS, une approche actualisée et enrichie du projet, la condition du monstre et la féminité amène à COÉDITION LA LETTRE VOLÉE / MÉMOIRE D’AUSCHWITZ RÉPARATRICE ASBL — FONDATION AUSCHWITZ, 2017, P.124-125. qui permette aux visiteurs de l’appréhender penser le regard porté sur le genre féminin à tra- du point de vue sensoriel, et ainsi faire eux- vers le spectre de la sensibilité, idée qui revient mêmes l’expérience de ce que les historiens de chez Virginia Woolf qui, dans Une chambre Novembre 2017 voit l’exposition et phiées, selon une méthodologie rigoureuse se la Fondation Auschwitz appelle le “témoin de à soi, décrit la femme “comme un monstre” la réédition d’un projet artistique et voulant la plus discrète possible. La rencontre témoin”. Pour les auteurs, cette exposition fut (p. 96) — mais un monstre marqué, comme personnel porté entre 1994 et 1995 entre le témoin et les auteurs est primordiale car également l’occasion ou jamais de donner une celui de Frankenstein, par une sensibilité incon- par un jeune photographe d’alors, c’est à son issue que les personnes contactées seconde vie au livre et peut-être parvenir, cette trôlable. L’analyse de Game of Thrones s’inté- André Goldberg (°1963 ; vit et travaille vont ou non accepter de prendre part au projet. fois-ci, à le diffuser plus largement auprès du resse également à l’apparition d’un autre type 6 à Bruxelles), dont la réflexion sur le L’entretien est effectué en la seule présence de public cible. de monstre, autre que les humains détestables genre du portrait, en tant qu’em- la sociologue, ou c’est le portrait qui précède, Sorte de tribune ouverte habituellement desti- qui peuplent ce monde hors du temps, les dra- réalisé à la chambre technique, au studio du née à présenter, voire expliciter l’objectif pour- gons. Des œufs mystérieux, dont personne preinte mémorielle sensible et éphé- photographe. Cette dualité texte/image est suivi par l’auteur, l’avant-propos est ici multiple, ne pense qu’ils puissent être des dragons, mère, traverse depuis l’ensemble de mise en page de façon significative dans le orienté et militant. Rédigés en fonction du éclosent. Bien évidemment, c’est une femme son œuvre. recueil puisqu’elle est proposée au lecteur en domaine de compétences et d’implication dans avec des capacités magiques qui parvient à les ouverture de chaque témoignage, soulignant l’élaboration de cette vaste entreprise, les six mettre au monde, et la fiction devient, à travers Ouvrage sans précédent en Belgique, Le ainsi le caractère unique et personnel de son textes introductifs offrent à chacun des acteurs Émilie Notéris, autrice de science- est donc un essai tendu entre deux projets, un déplacement du pouvoir féminin et mons- Passage du Témoin — Portraits et témoignages locuteur. Les récits, retranscrits dans le plus et partenaires une occasion de réaffirmer son fiction et traductrice de l’écrivaine d’un côté une archéologie des savoirs et de la trueux, un geste queer qui dépasse même la de rescapés des camps de concentration et grand respect de l’oralité — avec ses hésita- engagement personnel vis-à-vis du “devoir de expérimentale Vanessa Place ou place de la femme au sein de cette économie question du genre (quel besoin de genre sexué 3 d’extermination nazis, est le fruit d’une colla- tions, ses lacunes —, débutent par une rapide mémoire” et de marquer son attachement pro- du théoricien de la communica- technologisée et visant à dépasser la notion de avons-nous encore quand des œufs de dragon boration intime entre deux époux, l’un photo- contextualisation de la situation personnelle et fond à l’égard du travail de collecte, d’étude et tion Marshall McLuhan, se définit genre, de l’autre les phénomènes de réparation sont élevés par des sorcières ?), de l’engen- graphe (André Goldberg), l’autre sociologue familiale d’avant guerre, se poursuivent sur l’ex- de transmission des récits de témoins comme comme une “travailleuse du texte”. portés par la fiction dans une soudurequeer qui drement et de la création. Ces réflexions sur (Dominique Rozenberg), issus de familles juives périence, voire l’engagement, durant les années forme de résistance absolue à l’encontre de transcenderait une césure originelle. le pouvoir féminin avaient été explorées dans différemment marquées par les évènements de conflit, les processus d’asservissement, les toutes les tentatives de profanation de faits On lui doit aux éditions La Musardine La forme choisie pour illustrer allégoriquement les fictions populaires littéraires par Anne Larue tragiques de la Seconde Guerre Mondiale, mus conditions de détention et de survie dans les historiques et d’anéantissement des peuples. un essai intitulé Fétichisme postmo- cette “réparation”, portée par un souci du “care” dans son ouvrage Fiction, féminisme et post- par un élan commun, un besoin impérieux de camps, pour s’achever sur les circonstances de C’est ainsi qu’au travers de son caractère derne (2010) mais aussi, plus récem- que ce soit dans la littérature ou les arts visuels, modernité3 qui mettait à l’honneur la Wicca, faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard. libération puis d’arrivée en Belgique. Le portrait “exceptionnel” car inédit, ce recueil a su ras- ment, dans le cadre du débat sur la est le kintsugi, art japonais de la réparation et ancienne religion païenne portée par la déesse- En 1994, inquiet à l’idée que, bientôt, les der- photographique, quant à lui, se veut garant de sembler, hier comme aujourd’hui, l’ensemble liberté sexuelle “d’importuner les idée forte de l’ouvrage qui le structure à l’ar- mère et les sorcières. Il est donc réjouissant de niers survivants allaient inéluctablement dis- l’identité visuelle de son sujet, tentant de rendre des préoccupations qui entoure la question de femmes” (Le Monde1), une contre- rière-plan. Réminiscence probable de sa for- voir apparaître des réflexions féministes,queer paraître et, avec eux, la mémoire de la Shoah, compte de sa singularité au moyen d’une scé- la préservation et de la diffusion des archives, tribune féministe collective publiée mation en arts décoratifs, Emilie Notéris évoque et engagées sur les formes populaires de littéra- André Goldberg se lance le défi de réaliser un nographie dépouillée qui n’a pour seul but données essentielles à la compréhension et à sur le site de Mediapart2. Activiste le kintsugi comme un geste de sauvetage : il ture et de cinéma. Signe d’une intégration dans album de portraits qu’il souhaite voir publié, que de diriger l’attention vers le regard, franc la survivance de la mémoire collective. de la pensée féministe, elle prend s’agit d’un recollage d’une poterie brisée, ou la conception théorique des fictions contem- l’année suivante, à l’occasion du cinquantième ou détourné, que le témoin adresse à l’objec- Clémentine Davin part à la construction de la notion de ébréchée, à laquelle on ajoute, à l’endroit des poraines, au sens large, du queer comme élé- anniversaire de la libération des camps. Après tif, et par extension au lecteur. Comme André jointures, une fine couche d’or qui embellit et ment structurant de l’imaginaire féminin et du quelques rencontres fortuites au cours des- Goldberg le mentionnera plusieurs fois pour “xenoféminisme”, prenant appui sur fait resplendir de façon paradoxale la poterie féminin, cet essai a la qualité de proposer des quelles il fait l’expérience des premiers récits souligner l’importance qu’il accorde au regard les théories de Donna Haraway et du dont les cicatrices sont volontairement rendues outils de réflexion, des références et des modes de captivité, le photographe prend rapidement de ses sujets, les survivants jouent ici le rôle de technomatérialisme, soit l’influence visibles. Mettre de l’or sur les cicatrices, réparer d’approche stimulants dans la lignée des queer des progrès technologiques sur les conscience que ses images ne pourront être témoins, à l’image de ceux qui comparaissent 1 André Goldberg, Portraits-fétiches, édition La Lettre volée, 1994. par la fiction, tel est le care-ful“ ” programme studies américaines. Toutefois, les croisements livrées seules — comme ce fut le cas pour son dans un tribunal pour rapporter ce qu’ils ont 2 "C'était un moment important pour nous, en tant que juifs, en tant représentations symboliques du que Notéris applique à sa traversée des fictions avec des réflexions anthropologiques, écolo- précédent projet Portraits-fétiches1 —, et qu’il vu, ce qu’ils ont vécu. “Il y a quelque chose de qu'hommes et femmes, mais aussi en tant que parents investis d'une monde et des relations humaines. féministes analysées dans son ouvrage. giques et scientifiques témoignent d’une ambi- mission de transmission de la mémoire", propos de Dominique Rozenberg est indispensable de les associer à leur témoi- politique dans ce travail, ce n’est pas que de la tirés de "Note de l'enquêtrice", in Goldberg André et Rozenberg Dominique, L’arrière-plan théorique de l’essai, articulé en tion à considérer la réparation comme un geste gnage. Dès lors, le travail de recherche et de photographie, il y a aussi tout le contexte qu’on Le Passage du Témoin – Portraits et témoignages de rescapés des camps de chapitres portant sur des études de cas, est philosophique et non seulement fictionnel. 4 concentration et d'extermination nazis, coédition La Lettre volée / Mémoire contact s’effectue en duo, chacun agissant ne peut pas évacuer.” d'Auschwitz asbl – Fondation Auschwitz, 2017, p. 9. Son dernier ouvrage paru, La Fiction répa- étayé par des réflexions de théoricien.ne.s fémi- Magali Nachtergael selon son propre mode d’expression, avec le À l’origine de cette réédition se trouve une expo- 3 Remarquablement expliqué par Dominique Rozenberg dans son ratrice, se situe dans le sillon de ces déter- nistes ou philosophes de la connaissance, par double objectif de comprendre puis de trans- sition élaborée par la directrice du Musée Juif avant-propos, Ibid., p. 9-10. minismes scientifiques portés par le progrès exemple Laura Mulvey et son célèbre article mettre, de manière fidèle et indélébile, ces des- de Belgique, Zahava Seewald, qui souhaitait 4 Propos d'André Goldberg extraits de l'entretien daté du 27 novembre depuis l’âge de la modernité technique et de la “Visual Pleasure and Narrative Cinema” (1975, 2017 avec Nicole Weismann pour Radio Judaïca, dans le cadre de l'émis- tinées singulières aux générations futures. faire découvrir ou redécouvrir ces portraits à sion de l'Association pour la Mémoire de la Shoah, "Passeur de Mémoire". prise en compte des fictions qui s’y rapportent. pp. 58-60), Eve Kosofsky Segdwick et sa lec- Investis corps et âme dans leur démarche2, l’occasion du septante-cinquième anniversaire 5 Propos de Zahava Seewald tirés de "Trente-sept visages", in Le Ce que Notéris ajoute à cette histoire de la place ture paranoïaque (p. 12), ou encore Bertrand André Goldberg et Dominique Rozenberg sont de la déportation des Juifs de Belgique, dans Passage du Témoin – Portraits et témoignages de rescapés des camps de des femmes dans le lien aux savoirs et dans les Russell et les données sensorielles (“sense- 1 Collectif, “Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à concentration et d'extermination nazis, op. cit., p. 7, au sujet de l'exposition la liberté sexuelle”, Le Monde, 9 janvier 2018 : www.lemonde.fr/idees/ pressés par le temps, comme en attestent les l’espace hautement symbolique de la Kazerne "Le Passage du Témoin - Photographies d'André Goldberg", 02.10.2017- fictions utopiques ou dystopiques - science-fic- data”, données des sens, p. 111). L’originalité de article/2018/01/09/nous-defendons-une-liberte-d-importuner-indispens- dates de prises de vue et d’entretiens réalisés Dossin à Malines. “Le parcours de chacun des 30.01.2018, Musée Kazerne Dossin, Malines. tion, fantasy médiévale, “space porn” ou séries l’ouvrage est de se pencher aussi bien sur des able-a-la-liberte-sexuelle_5239134_3232.html 6 "On voulait transmettre à la jeune génération mais on n’y est pas vraiment 2 Collectif, “Les féministes peuvent-elles parler ?”, Le blog des invités de sur une période relativement courte, soit moins témoins photographiés a fait l’objet d’un travail arrivé [la première fois] ; ce n'est pas ce public là, malheureusement, qu'on américaines contemporaines- en les nouant séries télévisées comme Gone Girl de David Mediapart, 11 janvier 2018 : www.blogs.mediapart.fr/les-invites-de-medi- d’un an entre la réalisation du premier entretien approfondi sur base des témoignages recueillis a touché. Et en refaisant cette édition, on s'est dit qu'il fallait vraiment qu'on à une vision non-dualiste des genres, dont la Fincher, Sense8 de Lana et Andy Wachowski, apart/blog/110118/les-feministes-peuvent-elles-parler-0 et la parution de l’ouvrage. Au total, trente-sept par Dominique Rozenberg. Dans l’exposition, fasse quelque chose de plus "léger", de plus facile à feuilleter, à prix abor- soudure est le queer, une étrangeté qui dépasse Game of Thrones de David Benioff et D.B. Weiss 3 Anne Larue, Fiction, féminisme et postmodernité, les voies subversives dable, parce qu'on voudrait atteindre les professeurs d'histoire, les écoles." du roman à grand succès, Perspectives comparatistes, Classique Garnier, personnes ont été interviewées et photogra- ces trente-sept visages sont éclairés par une Propos d'André Goldberg, Radio Judaïca, op. cit. les schémas normatifs. La Fiction réparatrice ou des fictions classiques de la science-fiction 2010.

Le Passage du Témoin ÉDITIONS M 75 / 60 M 75 / 61 ÉDITIONS Émilie Notéris tal. De manière intéressante, Murphy explique que la per- Dans la même lignée, Marie-Laure Allain Bonilla insiste 3 Op.cit, p.54 pétuation de la notion d’“authenticité” appliquée aux arts aussi sur l’“impensé colonial” refoulé derrière le mythe de 4 Op.cit, p.53 5 p.65 modernes et contemporains africains a freiné l’évolution l’autonomie de l’université, derrière une certaine mélan- # BLACK ART 6 p.73 des collections d’institutions artistiques. Pour présenter colie de l’Empire qui fait barrage à une véritable décolo- 7 p.74 L’Histoire n’est pas donnée. Art Contemporain Modernités plurielles, les commissaires durent emprunter nisation de la pensée, et enfin la peur que cette dernière et Postcolonialité en France, est une collection MATTERS en grande partie les pièces exposées à la collection du ne menace la “cohésion nationale ”. Dans une succes- d’actes tirée d’une journée d’étude tenue à l’Ecole DE LA POSTCOLONIALITÉ ET DES ARTS EN FRANCE Musée du Quai Branly, alors même qu’une riche collec- sion révélatrice d’événements, l’auteure remarque qu’en des Beaux-Arts de Nantes, et publiée en 2016 aux tion privée d’art africain moderne s’envolait vers le Mali 2005, Simon Njami — un des commissaires d’art africain Nil Yalter, Le harem, Presses Universitaires de Rennes. Sous la direction 1978-1980 par manque d’acquéreurs en France. Pour sa part, sans contemporain les plus prisés — se distançait des théories d’Emmanuelle Chérel et de Fabienne Dumont, un minorer le penchant primitiviste des Surréalistes, Sophie postcoloniales dans la conception de sa fameuse expo- groupe de commissaires, de chercheurs et d’ar- Leclerq remarque comme la dimension anticolonialiste du sition Africa Remix au Centre Pompidou, juste avant que tistes s’interrogent sur la relation ambivalente entre mouvement fut évacuée de l’histoire de l’art au profit d’une n’éclatent les émeutes des banlieues, cristallisant ainsi théories postcoloniales et arts contemporains en lecture formelle de leur appropriation d’objets africains et ironiquement la nécessité d’une pensée postcoloniale France. En se penchant sur l’histoire des exposi- océaniens. en France. Une discussion de pratiques de deux artistes Mais la schizophrénie qui semble caractériser les tenta- françaises d’origines turque et algérienne, respectivement tions, des pratiques et plateformes de diffusion des tives françaises d’exposer les arts contemporains tout en Nil Yalter et Zineb Sedira, ainsi qu’un “cahier dessiné” par arts extra-occidentaux et des diasporas en France, intégrant les perspectives postcoloniales semble trouver Patrick Bernier et Olive Martin de story-boards de films l’ambition avouée est de procéder à un “décentre- un exemple encore plus flagrant dans l’analyse qu’Emma- abordant l’histoire coloniale française, présentent un ment du regard” afin de sortir d’un franco-centrisme nuelle Chérel fait de l’édition de la Triennale de Paris de aperçu de ces corpus au départ desquels s’articulent les persistant. La volonté des auteurs est de contribuer 2012 au Palais de Tokyo. Auréolé d’une brillante carrière débats engagés autour de questions de migration, mais au “chantier” que constitue encore le rapport entre internationale de pionnier dans l’art africain contemporain, aussi de classe et de genre. histoire de l’art et postcolonialité en France. Le déca- le commissaire américano-nigérian Okwui Enwezor fut La troisième section du livre se penche particulièrement lage abyssal avec le monde anglo-saxon à cet égard convié à orchestrer son édition de l’événement, intitulée sur l’art africain, et Lotte Arndt procède à une critique méritait depuis longtemps un éclairage de la part de Intense Proximité — une anthologie du proche et du loin- de la célèbre Revue Noire, publiée entre 1991 et 2002. penseurs basés en France et l’ouvrage apporte une tain. Bien que cette invitation ait pu supposer une volonté Arndt reconnaît que, conformément au climat général de rupture avec la lignée des Magiciens de la Terre et un en France, la revue parisienne, véritable incubateur d’un L’HISTOIRE N’EST combinaison inédite de perspectives historiques, engagement de plain-pied dans le dialogue international canon de l’art africain contemporain, a reconduit dans PAS DONNÉE. théoriques, transdisciplinaires, et de propositions ART CONTEMPORAIN postcolonial, Chérel constate que le résultat constitua ses pages nombre de tropes primitivistes et formalistes ET POSTCOLONIALITÉ curatoriales. plutôt “une situation d’évitement”.3 Le choix d’Enwezor ainsi que des décontextualisations dans le but de créer EN FRANCE de faire de son exposition “une forme de spéculation des “auteurs” africains en phase avec le champ de l’art RENNES : PRESSES UNIVERSITAIRES 4 DE RENNES, 2016, 169P. curatoriale” s’attaquait à la parenté entre ethnographie contemporain mondial. De même, l’analyse des biennales ILL. EN NOIR ET EN COUL. tion d’ouvrages de référence anglophones, un passage et colonialisme français et arts et modernité, mais il se de danse d’Afrique en Créations par Annie Bourdié les 24 X 17CM, (ARTS CONTEMPORAINS) Fayçal Baghriche, ISBN : 9782753549173. 22 EUROS Enveloppement, 2010 hâtif à une mondialisation néo-libérale des scènes artis- heurta à de nombreuses réticences locales. Si, passé décrit comme une création française de la danse africaine SOUS LA DIRECTION D’EMMANUELLE tiques — reposent fondamentalement, selon elles, sur un l’énoncé curatorial, Chérel reconnaît dans l’accrochage contemporaine, résultant d’une lutte pour maintenir une CHÉREL ET FABIENNE DUMONT refus de penser “l’intersection entre la modernité comme du commissaire un manque de cohérence, diluée dans influence géopolitique dans la région. projet culturel, les colonialismes modernes construits une trop vaste sélection artistique, elle explique également Tant de réticence à la pensée postcoloniale dans les ins- avec le capitalisme et leur capacité à universaliser les les difficultés rencontrées par Enwezor dans la réalisation titutions françaises nécessite de nouvelles propositions préceptes occidentaux”.2 Les auteures pointent avec de son projet. Les tensions administratives et financières, que la dernière partie de l’ouvrage explore. Les fonda- justesse la relation entre la marginalisation au tournant l’absence d’un lieu de débat, le scepticisme et la nostalgie teurs de la plateforme curatoriale Le Peuple qui manque, du 20ème siècle des pratiques artistiques dites identitaires du focus national de la triennale de la part de la direction, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiròs, entendent contrer une ou postcoloniales — telles que celles de Zineb Sedira ou furent autant d’éléments attestant de la frilosité du milieu histoire positiviste au profit de nouvelles narrations et de Mounir Fatmi — et les convulsions qui traversent alors la institutionnel français à faire face au thème postcolonial. fictions assumées comme histoires de l’art. Ils encou- société française, où la Marche de l’égalité de 1983, ou La deuxième partie, “Migrances culturelles” s’ouvre sur un ragent l’écriture des histoires par les artistes eux-mêmes, encore les émeutes de banlieues, témoignent d’une inca- essai de Sophie Orlando consacré au lexique du champ et un déploiement de musées imaginaires. Deux entre- pacité à intégrer la diversité de la France postcoloniale. postcolonial. À l’opposé des Etats-Unis ou de la Grande- tiens menés avec Mélanie Bouteloup et Olivier Marboeuf, La contradiction du cas français, où une mise en lumière Bretagne dont elle retrace la création des Cultural et Black respectivement directeur de BétonSalon et de l’Espace des arts non occidentaux contemporains est presque Visual Studies, Orlando parle aussi de multiples “stratégies Khiasma à Paris, prennent soin de mettre en garde contre toujours accompagnée d’une mise en retrait du discours d’évitement”5 du discours postcolonial dans le champ de une réification du postcolonial pour préserver son impul- 1 Le coup d’envoi des études post-colo- L’introduction ébauche la genèse d’un paradoxe persis- de la critique postcoloniale, est soulignée par les différents l’art en France, non seulement de la part des chercheurs sion originelle de déconstruction de catégorie. niales est généralement reconnu comme le fait d’Edward W. Saïd et de son livre tant qui sous-tend la totalité des essais du livre. Chérel auteurs de l’ouvrage. Dans la première partie, l’essai de mais aussi de celle d’artistes. L’auteure note qu’au sor- L’Histoire n’est pas donnée fournit une radiographie inci- L’Orientalisme (Paris, Editions du Seuil, et Dumont reconnaissent que, bien que Paris ait été à Maureen Murphy s’attarde sur la section africaine d’une tir d’écoles d’art peu enclines à engager les questions sive de la relation entre l’art contemporain et les théories 2005). l’avant-garde du multiculturalisme dans les arts contem- exposition récente, Modernités plurielles.1905-1970, éga- identitaires, si la production d’artistes comme Kapwani postcoloniales en France. Il en ressort, comme énoncé 2 L’Histoire n’est pas donnée. Art Contemporain et Postcolonialité en France. porains avec l’exposition Magiciens de la Terre en 1989, lement présentée au Musée national d’Art moderne de Kiwanga reste “affiliée à l’espace de la postmodernité par Alain Bonilla, que “tout reste encore à écrire”, mais la Edité par Emmanuelle Chérel et Françoise l’élargissement aux arts extra-occidentaux qui fit la renom- Paris. Murphy démontre comment cette exposition de coloniale en France”, d’autres, tel Fayçal Baghriche, s’en résistance aux imports anglo-saxons démontre aussi le Dumont. (Rennes : PUR, 2016), p.13. mée de précurseur de l’exposition du Centre Georges- 2013–2014 souffre des mêmes écueils que sa célèbre dégagent “en faveur […] de rapports entre universalisme besoin d’un discours cultivé depuis l’espace francophone, Pompidou, se fit néanmoins en déconnexion complète prédécesseure vingt-cinq ans plus tôt, peu enrichie des et champ postcolonial”.6 Dans les institutions muséales qui ne se fera pas sans la participation des premiers inté- avec les critiques postcoloniales en pleine expansion.1 propositions curatoriales étrangères réalisées dans l’inter- et autres, Orlando remarque que l’“esthétique relation- ressés, c’est-à-dire les artistes et les intellectuels africains, Les commissaires et le milieu de l’art français restèrent valle. Selon l’auteure, le pluralisme évoqué dans le titre nelle” de Nicolas Bourriaud, le lexique de la migration et caribéens, etc et descendants. La vitalité et le succès largement imperméables aux accusations d’ethnocen- se trouve réduit à un prisme eurocentré, visible dans un du flux ou encore l’anthropologie et la sociologie ont été d’un lieu tel que La Colonie fondé par l’artiste Kader Attia trisme, de néo-primitivisme ou encore d’a-historicisme accrochage qui fait fi de l’histoire propre du modernisme préférés à la question postcoloniale. Plus problématique à Paris en 2016 illustre le vide à combler. Au moment où qui continuent d’animer les débats houleux qu’a suscités africain pour embrasser un ensemble hétéroclite d’objets encore, conclut-elle, la difficulté à prendre en charge le la France, comme le reste de l’Europe, connaît un flux l’exposition de par le monde. Les pistes d’explication de qui ont en seul partage leur origine géographique conti- contenu de cette question l’a parfois réduite à être une migratoire sans précédent, une réflexion sur le multicultu- cette “surdité” dégagées par Chérel et Dumont — héritage nentale, et dont la valeur est acquise par ressemblance “étiquette du marché de l’art, […] ou encore fourre-tout ralisme artistique, ses discours et son intégration dans les de l’universalisme à la française, le manque de traduc- formelle avec les grands noms du modernisme occiden- épistémologique”.7 paysages nationaux tombe à point nommé. Sandrine Colard

Postcolonialité en France ÉDITIONS M 75 / 62 M 75 / 63 ÉDITIONS Postcolonialité en France L’ART MÊME FÉDÉRATION Autorisation de fermeture Trimestriel WALLONIE-BRUXELLES Bruxelles X - 1/487 # 75 Administration Générale Mars – Juin 2018 de la Culture Dépôt Bruxelles X Gratuit Service Général de la Création Artistique 5600 exemplaires Direction des Arts Plastiques Contemporains 44, Boulevard Léopold II B-1080 Bruxelles T +32 (0)2 413 26 85 T +32 (0)2 413 24 18 www2.cfwb.be/lartmeme

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CHRONIQUE CHRONIQUE PLASTIQUES ARTS DES DE LA FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES 1 QUADRIMESTRE 2018 75 56 Salminen Elina conceptuelles Chimères 57 Rahmouni Saifi Mostafa Notre pain ÉDITIONS 58 Bourriaud Nicolas L’Exforme, Art, idéologie et rejet 60 André Goldberg Rozenberg Dominique & Le Passage du Témoin 61 Notéris Émilie réparatrice Fiction La 62 Chérel Emmanuelle (sld) Dumont Fabienne & pas n'est donnée.L'histoire postcolonialité et Art contemporain en France AGENDA, ETC 64 - 71

Jean Giloux ­ Jean

IN SITU 38 CIVA Faire avec INTRAMUROS 40 Face au miroir du Cirque Divers Jeux et enjeux de la théâtralisation quotidienne vie la de 42 Afif Saâdane Paroles 43 Podolski Sophie Longue route, comète 44 BIP 2018 Le possible, c'est le présent 46 Abdessemed Adel Tchiornie Otchi 47 Alec De Busschère Robert PurvinImusai Florence 48 Fusée de la Motographie de Bruxelles Un New Deal visuel 50 Morgante Sandrine polysémie en Exploration comédie) l’infinie (ou 51 Saadaoui Sahar ABC 52 ChoicesPrivate 53 Moulène Jean-Luc Matière résistante 54 Curnier-Jardin Pauline trou du L'esprit 55 Pierre l’intermonde dans Épopée

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: vers un retour Congrès de l’AICA

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DOSSIER CINÉMA CONTEMPORAIN ART & 4 Du cinéma et de l’art contemporain, dynamique d’une description 8 Du cinéma dans l’art au réel ? 12 milieu comme L'exposition espaces images, corps, 16 Revenir au cinéma 19 bleueNuit (vidéos, cinéma, son, performance) 22 une histoireL’archive, des regards 24 Khristine Gillard Du cinéma en quête d’installation 26 Rulens Prunelle / Ribero Gilles habités Corps 28 n°30 La Part de L'Œil Les arts plastiques et le septième art EXTRAMUROS 30 MeesenVincent Omar en mai 32 Le procès de la f(r)iction 34 Hofmann Pierre-Philippe Le portrait et ses lignes d'erre 36 Retour sur le 50 37 EUROPALIA Capital Natural

M 75 / 72 M 75 / 1 M 75 / 66 INTRAMUROS