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Études de stylistique anglaise

14 | 2019 (Des)Équilibre(s) à l’irlandaise : représentations de l’équilibre, équilibre des représentations

Vanina Jobert-Martini et Claire Majola-Leblond (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/esa/3493 DOI : 10.4000/esa.3493 ISSN : 2650-2623

Éditeur Société de stylistique anglaise

Référence électronique Vanina Jobert-Martini et Claire Majola-Leblond (dir.), Études de stylistique anglaise, 14 | 2019, « (Des)Équilibre(s) à l’irlandaise : représentations de l’équilibre, équilibre des représentations » [En ligne], mis en ligne le 10 septembre 2019, consulté le 11 mars 2020. URL : http:// journals.openedition.org/esa/3493 ; DOI : https://doi.org/10.4000/esa.3493

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Études de Stylistique Anglaise 1

NOTE DE LA RÉDACTION

Remerciements Merci à Sandrine Sorlin de sa confiance, Merci à Yves Durif-Varambon pour l’illustration de couverture.

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SOMMAIRE

Préambule (Des)Équilibre(s) à l’irlandaise : représentations de l’équilibre, équilibre des représentations Claire Majola-Leblond et Vanina Jobert-Martini

Perpetuum mobile

Ciaran Carson and the Equilibrium of Language(s) Clíona Ní Ríordáin

Immaterial matters in Solar Bones by Mike McCormack Marie Mianowski

Entre Paddy Clarke Ha Ha Ha (1993) et Smile (2017), la recherche de l’équilibre stylistique chez Roddy Doyle Léa Boichard

Entre voix et regards, histoires de DES(équ)I(lib)R(es) dans The Well of the Saints de John Millington Synge Claire Majola-Leblond

Les mots sur le fil

Equilibre et déséquilibre des formes de la parole rapportée dans « The Mourning » et « Sitting with the Dead » de William Trevor Michel Brunet

“There is always room for at least two truths” : Entre dualité et art du compromis, à la recherche d’un espace de l’équilibre dans TransAtlantic de Colum McCann (section “1998 – para bellum”) Marion Bourdeau

La recherche d’équilibre dans l’enquête Saville sur Bloody Sunday (1998-2010) Charlotte Barcat

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Préambule (Des)Équilibre(s) à l’irlandaise : représentations de l’équilibre, équilibre des représentations

Claire Majola-Leblond et Vanina Jobert-Martini

Dans un contexte de ruptures multiples et de conflits majeurs, de construction de murs et de repli des frontières, la détermination d’hommes, de femmes et d’enfants à traverser les mondes déséquilibre impérieusement nos certitudes. L’Irlande, hier comme aujourd’hui terre de migrations, d’invasions et de libérations, voit, au cœur des interrogations du Brexit, les démons d’un passé toujours présent révéler les fragilités et les dissonances des accords. Le désir d’équilibre apparaît comme irrépressible et sa quête souhaitable. C’est la loi de l’homéostasie qui règle le vivant et l’étymologie d’équilibre, (equi-libra ) évoque Thémis, figure de la justice, tenant d’une main la balance et de l’autre le glaive. Alors parfois, loin du consensus, l’équilibre tranche, au risque du déséquilibre. De quelles stratégies narratives, de quels procédés rhétoriques les poètes, nouvellistes, romanciers, dramaturges ou politiques usent-ils pour entraîner leurs interlocuteurs dans cette quête dont l’objet, désirable, est par nature fragile, éphémère, voire illusoire ? Si certains discours visent à promouvoir un équilibre, d’autres prônent la rupture, dénonçant des équilibres factices. L’ambition de ce volume est de faire entrer en résonance perspectives stylistiques et études irlandaises afin d’interroger les stratégies du déséquilibre en jeu dans la (re)définition des modes de l’équilibre et dessiner ainsi les contours d’un funambulisme à l’irlandaise, perpetuum mobile en quête de mots pour se dire. La première phase de cette réflexion, perpetuum mobile , nous place au cœur d’une oscillation emblématique de l’irlandité, le multiculturalisme. Clíona Ní Ríordáin nous présente un écrivain aux multiples plumes et aux multiples langues, poète, romancier et traducteur, Ciaran Carson. Inlassable quête d’altérité, son œuvre se déroule vers un équilibre toujours réinventé entre langues et intertextes ; la traduction, entre irlandais, anglais et français s’y révèle trans-création, invention d’une parole libre et singulière, toute entière tendue vers la rencontre, métamorphosant le lecteur en co-créateur.

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A l’inverse, c’est à un travail sur les forces du déséquilibre que nous invite Marie Mianowski dans son étude de Solar Bones. Le troisième roman de Mike McCormack est une longue portion de phrase de plus de 200 pages, portée par un narrateur revenu du pays des morts, le 2 novembre 2008, entraînant le lecteur au fil de ses questionnements entre ici et au-delà, imaginaire et réalité, physique et métaphysique. Les modes traditionnels de représentation volent en éclats sur la page alors que se réaffirment la matérialité du mot et l’exigence de responsabilité dans cette Irlande de l’après Tigre Celtique. Léa Boichard poursuit l’interrogation sur les modes de la représentation dans l’œuvre d’un autre romancier contemporain à la signature stylistique singulière, Roddy Doyle. Smile, publié en 2017 quelque 20 ans après Paddy Clarke Ha Ha avec lequel il entre en résonance tout en s’offrant en contraste, pose la question d’un point d’équilibre complexe entre oralité et littérarité face aux fantômes du passé. La singularité de Smile se révèle « trait d’union de l’œuvre fictionnelle de Doyle puisqu’il relie l’œuvre de Barrytown à la trilogie The Last Roundup […] géographiquement, temporellement, thématiquement et stylistiquement très différente. » De différences en similitudes, un salto arrière sur le fil du temps nous ramène à l’exubérance verbale d’autres personnages, ceux de J.M. Synge. Claire Majola-Leblond invite à quelques petits jeux anagrammatiques autour des lettres du mot déséquilibre dans The Well of the Saints afin d’y écouter le désir se dire parfois jusqu’au délire dans cette Irlande en quête d’indépendance et d’identité du début du XXème siècle. Au terme d’infinis détours, entre tragique et comique, empathie et cruauté, le choix final de la cécité physique se révèle funambulesque manifeste de discernement et de liberté, flamboyant pied de nez à une communauté mortifère. En réponse à ce perpetuum mobile de mises en question et d’incertaines certitudes, c’est au difficile (des)équilibre entre stratégies de contournements et de révélations que nous invite la seconde phase de cette étude, les mots sur le fil. Michel Brunet s’intéresse à l’art de la conversation dans deux nouvelles de William Trevor, « The Mourning » et « Sitting With The Dead », traçant minutieusement les subtils entrelacs entre modes de représentation de la parole et perspectives narratives, fragmentations et cohérences jusqu’à ces points d’équilibre fragile entre dire et silence, empathie et distance, résultant d’élaborations intuitives conjointes entre lecteur et écrivain. Marion Bourdeau, quant à elle, nous emmène entre Amérique et Irlande dans la section « 1998 – Para Bellum » du roman de Colum McCann, TransAtlantic, durant les dernières semaines des négociations des accords de paix du Vendredi Saint, en compagnie du Sénateur Mitchell. Elle explore un paradoxe majeur, le choix du déséquilibre comme mode de construction d’un équilibre dynamique et inclusif, permettant de conclure, au-delà des oppositions binaires : « There is always room for at least two truths ». C’est enfin à un retour au réel, en quête de cette vérité complexe même, que nous invite Charlotte Barcat, offrant une véritable coda à cette étude. Elle poursuit une investigation méticuleuse de la manière dont l’enquête Saville (mise en place en 1998 et dont le rapport sera publié 12 ans plus tard, en 2010) se donne pour mission incontournable une présentation impartiale des événements du dimanche 30 janvier 1972, « Bloody Sunday ». Dans le contexte plus large du processus de paix, la perspective, jugée scandaleusement biaisée, du rapport de l’enquête Widgery, rebaptisé

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« Widgery Whitewash » (et publié seulement 3 mois après les événements), rendait le rééquilibrage indispensable. C’est ainsi que, derrière chaque terme choisi, chaque geste et chaque perspective présentés, se trouvent révélées la force politique de toute parole ainsi que la complexité de l’impartialité et de l’équité dans la quête de ce que Ricœur nomme « politique de la juste mémoire ». Et puisque c’est en compagnie d’un poète que s’est ouverte cette réflexion sur les formes de l’équilibre, confions à un autre, , le soin de la clore sur l’envoi de ce joyeux bricoleur farceur, invitation à la quête impossible d’un insaisissable équilibre : On you go now! run, son, like the devil And tell your mother to try To find me a bubble for the spirit level And a new knot for this tie1.

NOTES

1. Petit poème intitulé “The Errand” publié en 1996 dans le recueil de HEANEY, The Spirit Level

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Perpetuum mobile

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Ciaran Carson and the Equilibrium of Language(s)

Clíona Ní Ríordáin

Introduction

Do m’athair Liam Mac Carráin To my father William Carson Belfast Confetti, Gallery 1989 1 Ciaran Carson expresses his bilingual identity via the dedication he addresses to his father in the collection entitled Belfast Confetti (1989). The apparent equilibrium achieved between the Irish and English lines reflects Carson’s preoccupation with language. The text can be viewed as the physical representation of an attempted balance between Irish and English. Irish, as Carson’s mother tongue comes first; the English language translation figures underneath. Yet, as Carson himself would be the first to admit, an equilibrium between the two languages is impossible, not just for reasons of world language vs minority language, but because the effect produced by each language is completely different. In an interview Carson gave the Guardian he expressed his relationship with language, and his own bilingualism, as follows: “I think as a result of that [his upbringing in Irish] I was always aware of language, how it operates. How if you say it in one language it's not the same as saying it in another." He remembers drifting off to sleep, aged four or five, "and at that time you could still hear horses [in the street], and I would think horse, and then the Irish 'capall', horse, capall, capall, capall." He rolls it around on his tongue. "And the sound of 'capall', to me was horse, whereas 'horse' sounded exotic, and odd." 2 Carson may describe the effect of the “other” language as “exotic and odd”, yet he is also very much aware that language can act as a disguise, a cloak in which one can wrap oneself to become Other. “Liam MacCarráin” responds to a linguistic identity as an Irish nationalist, an identity shared by both his father and mother who learned the language and decided to raise their children in Irish. In the same Guardian interview the journalist explores the relationship his parents had with the Irish language:

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They [his parents] met when his mother attended an Irish class taught by his father ("so they were in love with each other and the language"), and decided that only Irish would be spoken at home. It was a political choice (Irish wasn't officially recognised in Northern Ireland until 1998), but in 1944 not the lightning-rod kind of choice it would become later; then, as far as they knew, they were one of only four families in all of Belfast who spoke mainly in Irish. 3 William Carson, the English version of his father’s name, the moniker his birth was registered under officially in the United Kingdom, is linked to the founding fathers of Ulster Unionism: King William, and Edward Carson (who dreamt up the Ulster League and Covenant). Carson’s choice of billing himself as Ciaran Carson, an Irish language forename without the diacritics on the “a”, an English language last name, shows us that Carson has opted for a form of linguistic balance, much like Sean O’Faolain did before him1. A commentary by Carson in response to the Forward Prize in 2015, is revealing in this regard: “And I wonder how far all this double-dealing comes from my bilingual background, as embodied in my name, Ciaran the Catholic Irish, Carson the Protestant Ulsterman. At any rate I relish the ambiguity”.

4 In this article, I examine the way Carson’s linguistic tight-walk has influenced his work. I look at how the ambiguity of his linguistic identity is woven into the weft and warp of his writing — how the search for an equal balance between opposing linguistic forces (to paraphrase the first entry for the term equilibrium in the online version of the OED) has shaped Carson’s aesthetics. The preoccupation with linguistic balance, I will argue, has sometimes generated the subject matter for certain works of prose and poetry. And, Carson’s Irish/English bilingualism has also led him to foster relationships with other, less abrasive, language pairings, notably, with the French language2. Indeed, as I will show, Carson likes to avoid the binary of language pairings, infusing the translational equilibrium between one language and another with the addition of a third element, avoiding any easy explanations. 5 For the purposes of this article, my exploration will be limited to the collections, The Alexandrine Plan (AP), and From Elsewhere (FE), and the novel, Exchange Place (EP), but will make various excursions into Carson’s other work. Moreover, the article will also be informed by the writings of two philosophers whose own preoccupations with language have shaped Carson’s aesthetic practice— Ludwig Wittgenstein and Walter Benjamin. Wittgenstein’s Philosophical Investigations study the “genuineness” of language, and the way in which signs function in mapping out “the immediate private sensations” (Wittgenstein 2009, 243) of the speaker; Benjamin’s thinking on language, as outlined in the introduction to his translations of Baudelaire’s poems, and the physical structures of Benjamin’s own relationship with Paris, as explored in Benjamin’s Arcades Project, form an intellectual baseline for the nurturing of Carson’s own relationship with Paris, with the French language, and with the act of translation itself.

Rimbaud and Baudelaire

6 Carson’s relationship with French language and literature is visible at several junctures in his work. In The Alexandrine Plan (1998), for instance, Carson translates Rimbaud, Baudelaire and Mallarmé, a towering trinity of French poets. This bilingual volume, with the constraints of the facing text is an exception in Carson’s translation work, where the original text is more often than not absent3. The equilibrium which might be called for by the presence of the original text is eluded, as straight translation (i.e.

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carrying the work over from the source language to the target language) is not enough for Carson. If one takes the example of the first line from “Spleen”, translated by Carson as “Rainy Liaisons” (AP, 46-7), we get a flavour of what is going on. “Pluviôse, irrité contre la ville entière,” is rendered as follows: “Here comes Mr Rainy Mouth again, to vent his spleen”. The hint at the strategy employed is to be found in “Mr Rainy Mouth”; this is a translation of Baudelaire voiced, I would suggest, for Bob Dylan via a certain intertextuality with “Mr Tangerine Man”. The additions to the original text all point to this interpretation “Mon chat sur le carreau cherchant une litière/ Agite sans repos son corps maigre et galeux;” becomes “My cat prowls round like she was high on mescaline/In her electric mangey fur”4. The reference to mescaline is nowhere in the source text; its addition anchors the text in a 1960s reality. The final stanza confirms this: Héritage Fatal d’une vieille hydropique, Le beau valet de coeur et la dame de pique Causent sinistrement de leurs amours défunts.

Discarded by some poxy whore, the Queen of Spades And greasy Jack of Hearts discuss their defunct trades Of love: rainy liaisons of the dark back yards. 7 The choice of “poxy whore” sets the poem in a gutter language that does not correspond to the register of Baudelaire’s original. Yet, when we read the final addition, “rainy liaisons of the dark back yards”, we can view the segment as a riff, or a variation on the Baudelairian text, thus making the whole translated poem, with its “Rainy Liaisons” title, a sort of metatextual comment on what Carson is trying to achieve in his engagement with Baudelaire.

8 Should the reader not be aware of the complicated nature of Carson’s endeavour, the poet himself explains his undertaking in the preface to his collection In the Light Of (2012), where his own démarche is explicated with the help of Walter Benjamin, and Arthur Rimbaud himself (whose work Carson also translated in The Alexandrine Plan). My concern in that book [The Alexandrine Plan] was not so much to give a ‘literal’ meaning of what the poems might be saying, as to reproduce the original metre in English and see what interpretations might emerge from those constraints, both of rhyme and the twelve syllables of the classical French alexandrine.

As Walter Benjamin has it in ‘The Task of the Translator’ [The translator] must expand and deepen his own language by means of the foreign language.’ One’s ‘own’ language begins to seem another. So in translation one necessarily becomes Another. First-person, third-person, noun and verb, became confused: Je est un autre as Rimbaud has it. (Carson 2012, ILTO, 13) 9 In this preface, Carson reveals his preoccupation with form (the alexandrine metre) and the sophistication of his approach to translation, viewed through the prism of Benjamin’s seminal text “The Task of the Translator”. He highlights the fact that his translation is informed also by Rimbaud’s own poetics of estrangement. The confusion of pronouns is informative (“First-person, third-person, noun and verb […]”), as we have seen in the earlier poem, where the translation of “Spleen” has involved the addition of a third voice.

10 This strategy is also at play in the translation of “Vingt ans” by Rimbaud. This poem comes from the volume, In the Light Of; the texts of the original prose poems are not

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reproduced. However, when the comparison between source text and target text is made, the visual impact of Carson’s extra constraints (i.e. that of imposing rhyming couplets and the twelve syllable alexandrine metre) is striking. The innovative formal element that the prose poem represented for both Baudelaire and Rimbaud5 is eluded in Carson’s translation. One can surmise that the prose poem at the end of the twentieth century no longer presented any significant formal challenge for Carson, and so to the translational balance Carson adds another challenge, almost as if “straight translation”, as defined earlier in the article, was too uncomplicated. Carson, like a racing horse, needed the extra weight of the rhyming couplets and the twelve syllable alexandrine metre to make the translational race worth running. III Vingt ans

Les voix instructives exilées... L'ingénuité physique amèrement rassise... - Adagio - Ah ! l'égoïsme infini de l'adolescence, l'optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet été ! Les airs et les formes mourant... - Un chœur, pour calmer l'impuissance et l'absence ! Un chœur de verres de mélodies nocturnes... En effet les nerfs vont vite chasser. 3 Twenty Years A-Growing The voices of instruction exiled…all gone sour, that physical innocence lost hour after hour…

adagio. Ah, the infinite egoism of adolescence, the studious optimism!

How full of flowers was the world that summer! Airs and forms expiring, murmur on murmur…

a choir to temper impotence, and absence in reprise! A choir of crystal glasses, of nocturnal melodies…

indeed, so quickly do the nerves take up the chase the foremost runner finds he comes last in the race. (Carson 2012, ITLO, 56) 11 The prompt supplied by the title “Vingt ans” sees Carson finding an equivalent from the Irish repertoire. His expanded title, “Twenty Years A-Growing”, refers to the Irish language classic Fiche Bliain ag Fás by Muiris Ó Súilleabháin, translated into English as Twenty Years A-Growing by George Thomson and Moya Llewelyn Davies. The prose poem is made up of nine cadences, an irregular number which does not fit Carson’s plan of rhyming couplets and so a final line is added for harmony and balance. The chase/race rhyme seems to generate the logical conclusion to the vignette.

Fugal Equilibrium

12 The search for harmony and balance, both linguistically and thematically can also be linked to Carson’s attachment to music. He occupied the post of Traditional Music Officer in the Northern Irish Arts Council for twenty years. He is an accomplished musician, playing the traditional fiddle and the tin whistle. He is often joined by his wife, Deirdre Shannon, on the flute, during poetry readings, where musical interludes punctuate the programme. Carson’s interest in music is not confined to traditional Irish music however. The volume For All We Know (2008) bears two epigraphs, one said

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to be a traditional French song, and the other an excerpt from Glenn Gould’s “So You Want to Write a Fugue”. Fugue must perform its frequently stealthy work with continuously shifting melodic fragments that remain, in the ‘tune’ sense, perceptually unfinished. — Glenn Gould 13 The Gould quotation informs the mode of composition that Carson employs in For All We Know, with its two sections composed of poems bearing identical titles. Yet, one can surmise that this musical indication can also been seen as a clue to the wider compositional elements that influence Carson’s aesthetics, where linguistic equivalents set the tempo for virtuoso performances in a fugal mode. This seems to be the case with the novel Exchange Place (2012). Set in Paris and Belfast, informed by Patrick Modiano’s novel Rue des boutiques obscures (which itself owes its title to the translation of the name of a Roman street), the novel is a dizzying babel-like construction of languages and personae, lost in a Paris that owes everything to Walter Benjamin’s The Arcades Project. The book is peppered with expressions in French, and the narrator moves between one language and another in a constant search for equivalence, like the fugal interplay that one remarks in Bach’s Two Part Inventions, for instance. These are some examples taken from the early part of the novel. Many refer to mundane everyday objects. The search for equivalence is frequently highlighted by the narrator himself, who repeats the verbal cues, like a recurring leitmotif. Night light. What was the word? Veilleuse. […]

He turned to the dark staircase and depressed the timer switch. What was the word? Minuterie. Pilot Light (Carson 2012, EP, 21)

Vacuum cleaner, what was the word? L’aspirateur. (Carson 2012,EP, 41) 14 Yet, as the novel progresses, and the intrigue becomes more complicated, and the borders between reality and imaginary are increasingly blurred, the linguistic search for equivalence takes on a new dimension. Kilpatrick toyed with the idea that Blanqui could be translated as Blank who. (Carson 2012,EP, 34) Braille sounded like an awl. Une braille. (Carson 2012,EP, 34) 15 Rather than offering dictionary equivalents, Carson strays into the territory governed by the Philosophical Investigations of Wittgenstein, where “words … are to refer to what only the speaker can know—to his immediate private sensations …” (Wittgenstein 2009, 243), or where “The signs in language can only function when there is a possibility of judging the correctness of their use, “so the use of [a] word stands in need of a justification which everybody understands” ( Wittgenstein 2009, 261). Carson’s novel plunges deeper into the haecceitas of language relishing the possibility of equivalences that his narrator alone decides upon.

16 These linguistic possibilities are mirrored by similar narrative events and prompts: As he shaved himself before the mirror Kilpatrick looked at himself and thought, as he often had done before, how in a foreign country one could be anyone, and that indeed we are also close to the brink of being someone else. He almost believed himself. (Carson 2012, EP, 27)

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17 And the narrative elements are further bolstered by the addition of material from Walter Benjamin’s The Arcades Project. Benjamin is referred to by the narrator as follows: He [WB] saw Paris as the capital of the nineteenth century. His book was a dream representation of Paris itself, images and phrases intertwining in a vast fugal architecture, echoing rooms and galleries of language. (Carson 2012, EP, 28) 18 This in turn leads to the inclusion of a quote from page 112 The Arcades Project: There exists a world where a man follows the road that, in the other world, his double did not take. His existence divides in two, a globe for each; it bifurcates a second time, a third time, thousands of times. He thus possesses fully formed doubles with innumerable variants, which, in multiplying, always represent him as a person but capture only fragments of his destiny. All that one might have been in this world, one is in another. (Carson 2012, EP, 29) 19 This quotation is itself, as the narrator informs us, a translation of an extract from L’Éternité par les astres by Louis Auguste Blanqui, one of the many writers included by Benjamin in The Arcades Project. The text of course was translated by Benjamin from French into German, and Carson reads it in the English translation of The Arcades Project. In a commentary on the writing of Exchange Place Carson refers to this precise passage and suggests that it came to him via what he refers to as the “Library Angel”, explaining that Exchange Place, as he originally intended, was not written. He also suggests that he was influenced by that arch-translator and inventor of multiple heteronyms, (Carson 2014b, 223).

20 Towards the end of Exchange Place, the narrator offers this meta-textual insight on both the novel and, I would suggest, the process that the act of reading entails for Carson’s ideal reader: “Reading is a form of translation, for every reader must interpret what he or she reads, visualizing the action or the scene described in his or her own way”. (Carson 2012, EP, 85) Exchange Place is a novel which is propelled by this search for linguistic equilibrium, where the invention of etymologies sends us right back to Carson’s collection Belfast Confetti where the actual etymologies of Belfast’s Gaelic roots [Béal Feiriste] inspired many of the poems in the volume. It is also, I would suggest, a Carsonian tribute, both to the French writer Patrick Modiano, and to Walter Benjamin, whose Arcades Project is a vast compendium of translated material, and architectural meanderings in the Passages and history of nineteenth century Paris.

Achieving Balance From Elsewhere

21 The final act to date in this compositional method is the collection From Elsewhere (2014). The title is foreshadowed in Carson’s essay on Mangan: So when I say the book I had in mind; I realize it is not so, for the book is always beyond the best intentions of its author, not to be known until written; and our best writing is that which seems to come from Elsewhere, dictated by Another, as if in an . It should be something else beyond what we had in mind. (Carson/Mangan) 22 As if to summon up this writing, Carson embarks on a project where he translates the poems of Jean Follain. However, Carson pushes beyond the translations to create what he calls “fetches”, creative responses to the source text. He defines fetches as follows: A fetch is the act of fetching, bringing from a distance, or reaching after: it is something brought from elsewhere, an act of translation in other words. To fetch is

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to draw or ‘borrow’ from a source. It is to derive etymologically. It is to go in quest of. In sailing, it is an act of tacking, and also to get into the wake of a vessel, as I fetched myself into the wake of Follain, and hence fetched my course, like a sailor who after a long fetch at sea comes home with a far-fetched tale. A fetch is the apparition, double, or wraith of a living person. A shadowy counterpart, as my poems might be to those of Follain. (Carson 2014, 14) 23 This notion of the shadowy counterpart was already evoked in Carson’s essay on Mangan, where he spoke of writing in the shade of Mangan; in this preface, it is expanded on to include the actual poetic composition itself. However, I would argue, that to achieve this Carson needs to feel a certain empathy with the poet he translates and with the subject matter itself: The poems initially attracted me by their visual quality; they’re like a series of vignettes in a landscape, haunted by ghosts of the past. A good many of those ghosts seemed to echo my experience of Belfast, with its undercurrent of dark politics. And I was attracted by Follain’s avoidance of any straightforward resolution to the ominous and resonant situations set forth in his poems. (Ploughshares) 24 The final result is a perfectly structured, harmonious creation. This time Carson’s magic number is 3, and its multiples: At any rate I ended up with 81 pairs of poems, translation and counterpart. I find it useful to work within some (usually arbitrary) numerical constraint. So the book consists of three parts of 27 pairs of poems each. 3×3 = 9; 3 x 27 = 81; 8+1 = 9. The number 9 is a great one for playing about with. More seriously, I wanted to give a tripartite or triptych shape to the book: a beginning, a middle, and an end. An account of a life: youth, middle age, old age, beginning and ending with a shoelace being tied. (Ploughshares) 25 Carson’s prefaces to his translations are themselves wonderful essays. He is generous with his reader, and offers them keys to access his compositional process, an obligation not felt by every poet. And yet, there is a teasing element to them too, an intertextual whiff that sends the scholarly bloodhound off on the trail of the other text that goes unmentioned. In the case of From Elsewhere the ghost in the machine is again Walter Benjamin. He is materialised via the reference to bread that Carson summons up in the preface to his Follain’s translations, as a means of explaining Follain’s attachment to the French language. In this instance, Carson refers to the Breton poet, Guillevic, recounting how Follain would insist that “French bread is another matter to English bread” (Carson 2014, 13). Carson goes on to explicate the reference: “Le pain belongs to a system of very different semantic weights, textures and measures; like wine, or rather le vin, it is rooted in the culture of France; in its linguistic terroir.” This is of course Carson’s answer to Benjamin’s seminal essay, “The Task of the Translator”, written as a preface to his translations of Baudelaire, where Benjamin summons up German bread “brod”, and its impossible equivalence. Carson also refers to the impossibility trope, yet expands it to include not just language, but poetry itself: “It is often said that translation is impossible; yet it is done, and needs to be done. It has also been said that poetry itself is a kind of translation” (Carson 2014,14).

26 Carson’s translations and their equivalences are very accomplished. quibbled in his review of the book in the TLS (“Being chewed”, 16 February 2015) that “one misses the original alongside”, and it is true, one could imagine a fold-out, concertina-like arrangement which would enable such a presentation. Nonetheless, when the poems are laid together side by side the translations emerge as respectful, in

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a manner that Antoine Bermann, the French translation theorist would like. In the example cited below the aspiration to equivalence in the translation is signified by the presence of the colon, which is a punctuational expression of equivalence and equilibrium. The poem itself is both simple and challenging to translate with the homonym “naît/n’est”

Vie Vie: Life

Il naît un enfant He is born a child dans un grand paysage Into a boundless landscape un demi-siècle après Half a century on il n’est qu’un soldat mort He is but a soldier et c’était là cet homme And it was there that this man que l’on vit apparaître Was seen to appear et puis poser par terre And set down tout un lourd sac de pommes A sack loaded with apples dont deux ou trois roulèrent Two or three of which rolled out bruit parmi ceux d’un monde A sound among those of a world où l’oiseau chantait Where a bird sang sur la pierre du seuil. (Follain, 1969) On the stone slab of the threshold.

27 The ambiguity of the word “pommes” [apples] which might be “pommes de terre” [potatoes], given the proximity of the word “terre” later in the poem, allows Carson to opt for the word “windfall” in the fetch poem that follows the translation. The noise generated in the original poem by the sound of the falling “pommes” is the source of the fetch and the term “windfall” allows Carson to select the rhyme “tumbril” for a cart or a barrow, a word resonant with the revolutionary fervour of “La Terreur”. It is not too far a stretch to liken “La Terreur” to “The Troubles” where the abstraction of the qualifying nouns, which name the events, are filled with the terrifying violence that both terms evoke. To Dream

Under a muttering of thunder Or the memory of a bomb Come from afar This man tilts The full of a tumbril Of windfalls Into the cellar bin He has to come to In the dark to hear A rumbling sound Of load on load Coming in to trouble Someone else’s sleep, Whoever that man be That came to dream him. (Carson 2014, 75) 28 Carson is Follain’s Other, or vice versa, because of the punctuational equivalence implied by the colon, which could be expressed in mathematical terms by an equals

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sign. “L’autre: The Other” is the title of Carson’s preface to From Elsewhere. However, Carson is never happy with the duality of the colon. As we have seen in the earlier examples, he likes to complicate things, to add “Another” unknown (X+Y) to the equation.

29 This is the case with the second poem in the volume “Sans le langage: Without language” (Carson2014, 20-21). The fetch that responds to this poem, whose title, one imagines, is heavy and portentous for a poet like Carson. He calls the fetch “In Memory”, and it is Carson’s tribute to Seamus Heaney. Carson acknowledges it as such in his notes where he says it is indebted to Seamus Heaney’s “Personal Helicon”. 30 The poem can be seen as a form of transcreation – in other words a personal rewriting, not just of one poem (Follain’s) but of two, a holy trinity of poets Follain+Carson+Heaney= “In Memory”. The original poem includes the definite article “Sans le langage”. In his translation, Carson chooses to eliminate the definite article and translate the poem as “Without Language”. The loss of the determinate article is not without significance because it shifts the poem from the particular to the general, and gives Carson’s translation a wider remit. 31 Follain’s poem evokes noises as a replacement for speech; in Carson’s fetch those noises become the echoing of the syllables of Heaney’s poem, “Personal Helicon”: Now that the man he would become is dead that unfathomable darkness echoes still. 32 The concluding lines are a tribute to Heaney, but they also send sonic echoes out into the past, connecting Heaney, not just with Carson, but with the generations of poets who relished the act of translation. It connects the poem to the classical tradition also, to Mangan and Brooke and Prout, all those translators who made other traditions available through their work. And beyond, to innovators like Ezra Pound, Robert Lowell, and Baudelaire himself, who also translated Poe.

Conclusion

33 Yet, it would be simplistic to reduce From Elsewhere to issues of transcreation, intertextuality, and translation. What is at stake in the collection, with its learned teasing preface, and its knowledgeable veil of notes and acknowledgements, is Carson’s ars poetica. The precise use of the Future Perfect tense (“Now that the man/he would become/is dead”) situates us in Carson’s compositional present, via the temporal adverb “now”. Language in this fetch is reduced to echoes; and it is in these echoes that Carson finds inspiration; echoes which include Heaney, but also Follain, Mangan and Benjamin.

34 It is tempting to view Carson’s work as a form of “transnational poetics”, to borrow the term used by Jahan Ramazani, in his 2009 volume of the same name. It is true that Carson’s poetry can be viewed through a postcolonial, almost post-national prism. However, this too, I would argue, is reductive. Does Carson, like Benjamin, hanker after an “ur-language”, the original pre-babelian state? Or perhaps it would be fairer to view

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From Elsewhere and Carson’s poetics in terms of the language envisaged by Wittgenstein in his Philosophical Investigations, a private language (PI, 246) that he shares with us readers from time to time. By doing so, Carson and his readers are able to fly the nets of national languages and the ideological constraints that tie both reader and writer down.

BIBLIOGRAPHY

BENJAMIN, Walter. 1999. “The Task of the Translator”, in The Arcades Project. (Trans Howard Eiland and Kevin McLaughlin), Cambridge, Mass : Harvard University Press.

BERTRAND, Jean-Pierre. 2015. Inventer en littérature : du poème en prose à l'écriture automatique. Paris : Le Seuil.

CARSON, Ciaran. 1998. The Alexandrine Plan. Loughcrew : Gallery Press.

CARSON, Ciaran. 2008. For All We Know. Loughcrew : Gallery Press.

CARSON, Ciaran. 2012a. In the Light Of. Loughcrew : Gallery Press.

CARSON, Ciaran. 2012b. Exchange Place. Belfast : Blackstaff Press.

CARSON, Ciaran. 2014a. From Elsewhere. Loughcrew : Gallery Press.

CARSON, Ciaran. 2014b. “Afterword : Shades of Mangan”, in S. STURGEON (ed.), Essays on James Clarence Mangan The Man in the Cloak. London : Palgrave Macmillan. p. 221-229.

FOLLAIN, Jean. 1969. Exister, (Territoire). Paris : Gallimard.

JAFFE, David. 2011. Bob Dylan Like a Complete Unknown. Yale : Yale University Press.

RAMAZANI, Jahan. 2009. A Transnational Poetics. Chicago : The University of Chicago Press.

WITTGENSTEIN, Ludwig. 2009. Philosophical Investigations, 4th edition, PMS Hacker & Joachim Schulte. Londres : Wiley-Blackwell.

Webography

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Ciaran Carson, Response to the Forward Prize, Best Collection 2015 | www.forwardartsfoundation.org | @forwardprizes

Interview with Ciaran Carson, The Guardian, https://www.theguardian.com/books/2009/jan/17/ poetry-ciaran-carson-belfast-ireland

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NOTES

1. In the case of O’Faolain, his identity was translated from John Whelan, as he was born in Cork in 1900, to Seán Ó Faoláin as the nationalist schoolboy who studied at Daniel Corkery’s knee, before going to Harvard and becoming the hybrid Sean O’Faolain (Irish spelling but absence of diacritics and the addition of an apostrophe for good measure). 2. Carson reads French, having taken it for A-level. This emerged in a conversation with Ciaran Carson during Festival de la poésie, Paris, June 2013. 3. This is, more often than not, for reasons of copyright, or simply for reasons of economy. 4. David Yaffe, in his study of Dylan’s work, brings together mescaline and Rimbaud suggesting people were waiting for Dylan to sing “like a Woody Guthrie on mescaline and Rimbaud”. Bob Dylan Like a Complete Unknown, Yale University Press, 2011. 5. See BERTRAND, Jean-Pierre. 2015. Inventer en littérature : du poème en prose à l’écriture automatique. Paris : Le Seuil.

ABSTRACTS

This article makes a parallel between Ciaran Carson’s bilingualism and his search for linguistic equilibrium in his work. It suggests that this elusive search is influenced by Walter Benjamin and Ludwig Wittgenstein. Four works are examined: the poetry collections The Alexandrine Plan, In the Light Of, and From Elsewhere and the novel Exchange Place. Each of these volumes is influenced by a creative impulse that, it argues, stems from a desire for balance in language. The article examines the translational process of Carson in his translations of a variety of French poets (Rimbaud, Baudelaire, Follain); it highlights different methods employed by Carson at various stages of his career, including versions, straight translations, and transcreation. It details the intertextuality at play in the novel Exchange Place. In conclusion, it contends that at the heart of Carson’s oeuvre is the desire to invent a private language, freed from the linguistic constraints associated with national languages.

Le bilinguisme de Ciaran Carson serait à l’origine de sa recherche pour un équilibre linguistique dans son œuvre. Cet article trace l’influence de Walter Benjamin et de Ludwig Wittgenstein dans quatre ouvrages de Ciaran Carson : les recueils The Alexandrine Plan, In the Light Of, From Elsewhere, et le roman Exchange Place. Chacun de ces volumes est propulsé par une impulsion créative qui viendrait d’un désir de la part du poète d’aspirer à une harmonie langagière. L’article se consacre à l’étude du processus traductionnel de Carson dans ses relations avec l’œuvre de trois poètes français, Rimbaud, Baudelaire et Follain et démontre que Carson déploie une variété de stratégies tout au long de sa carrière, allant de la traduction au sens bermanien du terme, à la version marquée par une utilisation lowellienne de la traduction avant d’aborder la transcréation dans son recueil le plus récent. L’auteur de cet article se penche également sur l’intertextualité qui est présente dans le roman Exchange Place. Enfin, l’article suggère que le désir d’inventer une langue privée, libre des contraintes imposées par des langues nationales, serait au cœur de l’œuvre carsonienne.

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INDEX

Mots-clés: Carson (Ciaran), traduction, trans-création, intertextualité Keywords: Carson (Ciaran), translation, transcreation, intertextuality

AUTHOR

CLÍONA NÍ RÍORDÁIN

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 Prismes

Professor Clíona Ní Ríordáin teaches Translation Studies and convenes the Master’s degree in Irish Studies at the Sorbonne Nouvelle, where she leads the research group ERIN. Her most recent publication Jeune Poésie d’Irlande: Les poètes du Munster (Illador, 2015), was co-edited and co- translated with Paul Bensimon. The duo have completed a new volume of translations, Plus loin encore, a bilingual personal anthology of the poet , which will appear in autumn 2019. Two further volumes, Homage to MacNeice (PUR, co-editor Anne Goarzin) and Speaking Like a Spanish Cow (Ibidem/Columbia, co-editor Stephanie Schwerter) will also be published in early 2019.

Professeure des universités à la Sorbonne Nouvelle, Clíona Ní Ríordáin y enseigne la traductologie/traduction et coordonne le Master en Études irlandaises. Elle anime également le groupe de recherche ERIN. Sa publication la plus récente est Jeune Poésie d’Irlande : Les poètes du Munster (Illador, 2015), co-écrite et co-traduite avec Paul Bensimon. Leur nouveau projet, Plus loin encore, une anthologie bilingue de l’œuvre du poète irlandais, Gerry Murphy, paraîtra à l’automne 2019. Deux autres volumes, Homage to MacNeice (PUR, co-directrice Anne Goarzin) et Speaking Like a Spanish Cow (Ibidem/Columbia, co-directrice Stephanie Schwerter) sont prévus en début de cette même année.

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Immaterial matters in Solar Bones by Mike McCormack

Marie Mianowski

1 Mike McCormack’s novel Solar Bones has been compared 1 to Flann O’Brien’s The Third Policeman, but also to Proust’s In Search of Lost Time. It is easy to see why, for Solar Bones is a novel about memory, introspection and synaesthesia, and the writing is original and disturbing. But while Flann O’Brien contributed to reinvent fiction writing by contesting traditional forms of narratives, Mike McCormack’s writing is not self- reflexive in any metafictional mode. Indeed, its methodology is more one of diffraction than one of self-reflection.

2 The unbalanced quality of the narrative strikes from the beginning because of the time and space warp on which the narrative is based: it begins in a kitchen at noon on November 2nd, 2008, and ends in a car, seven months earlier, a few miles from his home, as the narrator is driving home from an errand into town to get medicine for his sick wife, at one o’clock in the afternoon on 21st March, 2008. The seven months in between are a blank in the storyline, a void in the narrative - recreated by the material act of turning the book over and starting the reading all over again on the first page, to make sense of the whole narrative. It reads like an unending gasp of a kind. Solar Bones is Mike McCormack’s first novel and the narrative is the fragment of one long sentence with no full stop. It was published in 2016 to wide public acclaim and earned McCormack a number of prizes. This novel is in fact perfectly suited to a discussion on balance in an Irish context, as indeed balance appears very fragile, and the narrator’s voice is all along on the tipping-edge. McCormack uses this voice to question the state of Irish society in the first decades of the 21st century, raising the issue of what future Irish society desires for its children. In Solar Bones, space, place and time challenge the usual modes of representations and question our vision and our understanding of the future, not only in political and economical terms, but also in metaphysical terms. In this paper, I will first discuss the ambivalent status of the narrator, at once a haunting voice, a ghost, and yet a voice that is deeply placed and embodied. This will lead me to examine how the narrative challenges the collapse of traditional modes of representations, and finally I will discuss the ways in which the novel avoids binary

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oppositions and promotes matter, materiality and intra-action as a mode of looking at the present and the future.

Between here and beyond: emplacing voice and memory

3 McCormack’s novel is a fragment of one long sentence and the story of a collapse on all scales, whether personal, physical, financial or economical – but it is also a stylistic feat. The narrator is an invisible ghost come back to haunt the world of the living on All Souls’ Day 2008, speaking out from his former kitchen table, where most of his life memories come back although not chronologically, nor following any apparent rational logic. They follow a chain of emotions, weaving a pattern of affects and experiences. And yet, despite its evanescent quality, the enunciating voice is deeply anchored and embodied. The professional expertise of the narrator as a former civil engineer permeates his perception of the landscape and of the construction of the world in general. His understanding of the world around him and beyond is technical and political. His vision is one of construction and deconstruction, assembling and dismantling. The number of times those words occur in the novel shows how essential structures, measurements, timelines and deadlines are in the narrator’s vision of life. His mind itself is built on an understanding of mechanisms and contraptions. But in order to take in the full scope of the narrator’s enterprise, it is crucial to note that beyond his questioning of the world with a technical eye, he also adopts a metaphysical turn of mind. The spiritual and metaphysical dimensions are indeed central. The narrative mentions the religious heritage of Ireland, the influence of rituals, creeds, figures of saints, the liturgical calendar and the way it moulded the narrator’s life and the life of the whole Irish society. Halfway through the novel he actually reveals to his children that, as a young man, he had first thought of becoming a priest. This shows that the narrator sees life and the world, at once physically and metaphysically, materially and immaterially.

4 Strikingly, the opening does not conjure up a visual landscape, but a soundscape: the bell the bell as hearing the bell as hearing the bell as standing here the bell being heard standing here hearing it ring out through the grey light of this morning, noon or night god knows this grey day standing here and listening to this bell in the middle of the day, the middle of the day bell, the Angelus bell in the middle of the day, the middle of the day, ringing out through the grey light to here standing in the kitchen hearing the bell (1) 5 The first impression is nonetheless visual, the word “bell” being positioned at the beginning of a line, without any capitalization. But in the second half of the first page, almost immediately, the visual representation is counterbalanced by the repetition of

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the word “bell” and the numerous echoes scattered across the page. The visual unbalance created by the blank top of the page and the writing compacted in the bottom portion, are also counterbalanced by the insistence on the moment of the day, which the bell indicates as “the middle of the day”, repeated three times in the spell of two lines. It is an indistinct grey zone between the morning and the afternoon, the adjective “grey” being itself repeated three times in those 15 lines - as “grey light” twice, as well as “grey day” - a moment which the Christian religion has marked with pause of prayer, and the bell, the “Angelus bell”, with “god knows” right at the centre of the half page on line 8, as a landmark in the course of the day. And yet, the repetition of “hearing the bell2” is balanced with the repetition of “standing here”, also a gerund, and also repeated four times.

6 For, even if the narrative voice is still neutral and anonymous in those first lines of the novel, and if the indefinite form of the passive prevails, the narrative is anchored in time and place: “here”, “in the kitchen”, at noon, at the indistinct moment of the day when the scale tips towards evening. But on the second page already, the possessive pronoun “my” unveils the homodiegetic status of the narrator as he describes the effect of the resounding bell on his heart: hearing this bell snag at my3 heart and draw the whole world into being here pale and breathless after coming a long way to stand in this kitchen confused no doubt about that but hearing the bell from the village church a mile away as the crow flies, across the street from the garda station, beneath the giant sycamore trees which tower over it and in which a colony of rooks have made their nests, so many and so noisy that sometimes in spring when they are nesting their clamour fills the church and […] (2) 7 The snagging at the narrator’s heart is as much physical as sentimental. For, although a reference is made to spring, the bell is ringing out the midday Angelus on November 2nd, 2008, and it is heard from the kitchen of a small family house “outside the village of Louisburgh in the county of Mayo on the West coast of Ireland” (9), where the narrator comes back, exactly seven months and twelve days after he died of a heart attack at one o’clock on 21st March 2008, on the day of the Spring equinox of that same year, just as the “time signal for the one o’clock news” (219) was “pulsing across the airwaves” in his car. He returns to haunt his kitchen on the day of All Souls Day 2008, a day on which both Christian and Celtic traditions share the belief that the boundaries between the mortal and unearthly realms break down and when, traditionally, a glass of milk and something to eat was left for the beloved ones who might return. A form of unbalance is therefore deeply and yet implicitly inscribed in the structure of the narrative: the traditional noon Angelus bell which the narrator hears on his return on November the 2nd and throughout the opening pages of the novel, echoes in an unbalanced kind of way the modern day radio signal of the one o’clock news which filled his car as he lay dying seven months before and is narrated in the final pages of the novel. Both the bell and the radio signal punctuate the day in the middle of its course, but not exactly the same middle, depending on traditions, whether religious or secular. And both snag at his heart in different ways. The snagging is physical and literal, but also emotional and

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figurative. In any case, his standing here in the kitchen seems linked to a form of cosmic logic. Bearing in mind that he died on the day of the spring equinox, equinox being the Latin for “equal night”, Marcus Conway dies at the moment of perfect balance between night and day, just as the signal of the one o’clock news fills his car. And he returns on the day when boundaries between mortal and unearthly borders break, just as the Angelus bell chimes in the air, and he is standing there, reconsidering the state of things in Ireland and in his life.

8 For all those cosmic alignments and coincidences, the narrator is standing in a perfectly identifiable place. Louisburgh is in fact not a fictional place, but a real Irish small town that, as we learn in the course of the novel, experienced an upturn in its fortunes during the economic boom in Ireland, with high employment, especially in construction. The evasive, almost evanescent and abstract nature of the sound of the bell in the opening page is therefore counterbalanced by a precise description of the geographic features of the place, expanding in concentric circles around the kitchen where the narrator now stands: the Angelus bell ringing out over its villages and townlands, over the fields and hills and bogs in between, six chimes of three across a minute and a half, a summons struck on the lip of the void which gathers this parish together through all its primary and secondary roads with all its schools and football pitches all its bridges and graveyards all its shops and pubs the builder’s yard and health clinic the community centre the water treatment plant and the handball alley the made world with all the focal points around which a parish like this gathers itself as surely as the world itself did at the beginning of time, through mountains, rivers and lakes when it gathered in these parts around the Bunowen river which rises in the Lachta hills and flows north towards the sea, carving out that floodplain to which all roads, primary and secondary, following the contours of the landscape, make their way in the middle of which stands the village of Louisburgh from which the Angelus bell is ringing, drawing up the world again mountains, rivers and lakes acres, roods and perches animal, mineral, vegetable covenant, cross and crown the given world with all its history to brace myself while standing here in the kitchen of this house I’ve lived in for nearly twenty-five years and raised a family, this house outside the village of Louisburgh in the county of Mayo on the west coast of Ireland, the village in which I can trace my seed and breed back to a time when it was nothing more than a ramshackle river crossing a few smoky homesteads clustered around a forge and a log bridge (9)

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9 The narrator first lists the social and economical “focal points” of what he calls the “made world” in opposition to the list he gives a few lines further of “the world itself”. So despite a disembodied narrative voice come back in the kitchen of his former home, at a grey moment of the year, when the limit between the living and the dead is blurred, the entire text is in fact deeply anchored in the physical space of experience. As Malpas underlines in his book The Place of Landscape, landscape is made of our complex relationship with place: Landscape represents to us, not only our relationship with place, but also the problematic nature of that relationship – a relationship that contains within it involvement and separation, agency and spectacle, self and other. It is in and through landscape, in its many forms, that our relationship with place is articulated and represented, and the problematic character of that relationship made evident. (2011, 21) 10 And this is exactly what the narrator, Marcus Conway, experiences, as he returns to his kitchen: things are the same and at the same time profoundly other, because since the spring equinox when he died, the Celtic Tiger boom has gone bust. So from his special viewpoint, between the realm of the living and the realm of the dead, yet emplaced in his kitchen and seated at his kitchen table, and in fact inhabiting the place more fully than he ever did, Marcus Conway reconsiders what he calls the “over-realm of international finance” and a whole “new cosmology” (13). Gazing at the landscape unrolling in his memory, he strives to achieve a perfect balance comprehending the past and the present, as well as the local, regional, national and global scales. And from his peculiar point of view and the uninterrupted flow of words preceding even the first page of the novel, since the narrative opens in the middle of a sentence, the balance he tries to maintain is more than a mere tension between opposites and paradoxes. Just as anthropologist Tim Ingold states that place is an entanglement of lifelines in his book Lines, a Brief History, the narrator of Solar Bones also describes the major events of his life in terms of lines. For example when he recalls his wife’s announcement of her first pregnancy, the memory is evoked with a focus on lines: this house which we were settled in only a few months the morning she stood over me at this same table waving the stick that was telling us, by way of an unbroken line through its tiny window, that she was pregnant (36) 11 The line of the pregnancy test is then compared to other lines that indicate boundaries or thresholds: because that’s what the clear line through its little window was saying, definite as any line drawn in the sand or any surveyor’s contour or any of those global parallels longitude and latitude which demark those national borders that are drawn up in the wake of long, complex negotiations – the 45th parallel which separates Alaska from Canada or, more accurately, the 38th parallel which separates North from South Korea – a definitive boundary or threshold over which you can venture only if you accept that you are leaving your old life behind with all its habits and customs (36-37) 12 But in Solar Bones lines are not the straight lines of the tightrope walker linking two opposites. They are enmeshed in a complex manner. Lines not only indicate two

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different spaces, but also changes in time, in experiences of the same space, as well as in habits.

13 In fact, the landscape depicted in Solar Bones exposes the collapse of ordinary representations. It is a discursive interface between human experience and the material environment. It does not offer a mere reflection of present day Ireland and its tensions and contradictions, but as Barad (2007, 89-90) writes, a diffractive approach to space and time, place and landscape, and our understanding of the world.

Collapsing of ordinary representations

14 This novel is about embodied collapse, or rather, landscape perceived and experienced from an embodied experience of collapse. It is the story of a personal, organic experience of collapse understood from the full experience of chaos, at a bodily, local, as well as global scale. The collapse referred to goes “beyond the material satisfaction of things falling down” (29), as the narrator writes at the beginning of the novel. And therefore the whole experience requires, in his words, “some expanding beyond the image of things toppling and falling down” (29). Because the narrator’s mode of perception and representation is a diffractive one, it therefore calls for alternative modes of representation.

15 Although his mind is said to be spiralling (25), going from the kitchen to the house and the village, and onto Clew Bay, the narrative loops in and makes excursions in various regions of the past, constantly addressing construction and collapse, materiality and virtuality, the body and the soul, the organic and the spiritual or metaphysical, but not in any binary opposition. Rather, it exposes how entangled things are. The fundamental time warp at the scale of both the narrative and the enunciation is entangled in other time warps, the word itself occurring at least three times in the novel. First it occurs as the narrator describes the chaos of the economical collapse : “a strange mindset for an engineer whose natural incline is towards the stable construct and not/ this circular dreamtime of chaos which/ gives such warp and drift to this day so that/ […] ” (29). Later, as he recounts his wife’s illness, he describes her “drifting through the damp currents of her sleep as if she inhabited some separate medium in which everything was given order to drift and fade, space and time warped” (111). In the last pages of the novel, as the narrator is dying, the word comes back again as “the whole warp and weft of the world is ongoing” (218). This constant warping is the viewpoint from which the narrator gazes at the world’s on-goings, warping his own viewpoint. He therefore embodies a new type of landscape representation, one that is not made of perspectives, vanishing lines and oppositions or symmetries, but a construct of entanglements. The word “construct” is itself recurrently used by the narrator, connoting wonder as to how things are built and come to be dismantled, how they collapse and are then reconstructed. The genesis of the narrative is given as the collapse of the economy at the end of 2007. The word “collapse” itself is one of the most recurrent words in the novel. In trying to make sense of the ways in which events are brought about, and in striving to think out the ways in which, what Barad calls “relational agency” (2003, 818) between things, people and events occur, the narrative exposes the various entanglements which correspond to the complex way in which the world is thought out and represented in Solar Bones. As Barad explains:

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Quantum entanglements are generalised quantum superpositions, more than one, no more than one, impossible to count. They are far more ghostly than the colloquial sense of ‘entanglement’ suggests. Quantum entanglements are not the intertwining of two (or more) states/entities/events, but a calling into question of the very nature of two-ness, and ultimately of one-ness as well. Duality, unity, multiplicity, being are undone. ‘Between’ will never be the same. (2010, 251) 16 Entanglements are therefore not intertwinings, but they are ghostly, impossible to count, superpositions. As Marcus Conway, standing in his kitchen, remembers different layers of the past, he is not simply entangling memories of place, he is in fact superposing memories and questioning the ghostly way in which they are related and how they return. Just as Barad promotes the notion of intra-action over that of interaction, the narrator of Solar Bones is concerned with the relational agency between elements of the past, or moments of the past, that he remembers, and how they morph in the course of their various intra-actions. In Solar Bones the moment of collapse escapes the logic of causality “because up to the moment the whole thing came down, it was never clear to me or anyone else what was happening”. (30) This corresponds to the type of intra-actions Barad describes in a footnote of the same article in Derrida Today, as her “key concept of agential realism”: Intra-action is a key concept of agential realism (Barad 2007). In contrast to the usual ‘interaction’, the notion of intra-action recognises that distinct entities, agencies, events do not precede, but rather emerge from/through their intra- action. ‘Distinct’ agencies are only distinct in a relational, not an absolute sense, that is, agencies are only distinct in relation to their mutual entanglement; they don’t exist as individual elements. Importantly, intra-action constitutes a radical reworking of the traditional notion of causality. (2010, 267) 17 In fact, Solar Bones seems to be a perfect illustration of what Barad calls the “disjointedness” of time: Time is out of joint. Dispersed. Diffracted. Time is diffracted through itself. It is not only the nature of time in its disjointedness that is at stake, but also disjointedness itself. Indeed, the nature of ‘dis’ and ‘jointedness’, of discontinuity and continuity, of difference and entanglement, and their im/possible interrelationships are at issue. (2010, 244) 18 In Solar Bones those concepts are not paired in any binary manner. What matters is the way in which the narrative implies that they are intra-related. Disjointedness concerns all scales of perception and experience: the small scale of constructing and dismantling objects, tools and instruments, or making bridges, is related and intra-acts with other agents from larger scales of perception and experience, such as for example, the dismantling of industrial facilities in the region, the wind turbines endowed with spiritual qualities, or the industrial complex which the narrator’s father had contributed to construct (17) and which has become “a massive toxic dump” (17). The collapse is also related more widely to the lexical field of “catastrophe”, “havoc”, “calamity” (13), used to describe the collapse of the world economy, itself a “construction of air” (19). Because the narrator does not understand what is happening, he admits that his experience of the world as an engineer is limited: “figures and projections were never likely to map out the real contours of the calamity” (13) and imagines that other realms of experience and perception relate and intra-act together outside his capacities of understanding. The same vocabulary of bewilderment and ghostly perception of phenomena is used to describe what takes place on his computer screen as the Skype conversation with his son in Australia ends and he observes a “collapse of scale” (33) when the screen blanks out and only a “fizzy

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interference” (75, 128) remains for a few seconds. The “fizzy interference” illustrates the material frontier between different realms. The screen is the material interface between the virtual and the real. In the same way, the narrator who never actually chose between “the cross and the theodolite” (175), as he describes his hesitation between two callings, the church and engineering sciences, embodies the interface between all those various scales or realms, trying to make sense of the world and the post Celtic Tiger situation in Ireland in 2008. He offers a distorted vision of a landscape warped by the intra-action of the virtual, the spiritual and the material. But in Solar Bones, matter and materiality expose a tangible, organic and performative counterbalance to virtuality, spirituality, or language even, that force the reader to reassess his own engagement in the world and in life.

Matter and materiality: beyond landscape?

19 The question of materializing and dematerializing is at the heart of McCormack’s narrative. From the first lines when the bells ringing in the distance mark the materiality of experience and are described as “the real thing” and the “real bells” (8), to the precision of the perception by the narrator writing that “there’s no mistaking the fuller depth and resonance of the sound” (8). The resounding bells materialize the experience of being alive, of obeying a specific rhythm which, although uncharted, can be materialized through bells, radio pips, daily news, the papers on the kitchen table. The words itself, “materialized”, or “dematerialized” are used on several occasions throughout the novel to describe the bodily, material apparition of someone or something that existed only in the mind, as intellectual representations or as immaterial emotions. As the reader’s eyes fall on the text of an immaterial narrator come back in his kitchen although he has been officially dead for more than seven months, the fact that the sound of the bells is described as “a systolic thump” (8) can be read both as proleptic and analeptic. But more importantly, it draws a material link between elements that build the rhythm of life. Just as the pips of the 1pm news bulletin are described as “solid things” in the last pages of the novel (218), the word “materialize” (142) and its variations, “dematerialize” and “rematerialize” (140) punctuate the text and draw the reader’s attention towards materiality. In the whole novel, material and organic elements surface, in an attempt to create a balance between abstraction and materiality. In her article “Posthumanist performativity: toward an understanding of how matter comes to matter”, Barad (2003,1) writes that the body needs to be made visible, and the way in which it involves history and biology needs to be redeployed and exposed in a more complex manner and along new lines of logic. That need for a reinvestment of the body and its processes is exactly what McCormack’s narrative fulfils. But it also echoes Agamben’s theory of the biopolitics, what Agamben calls “bare life”. In the wake of Foucault’s work on biopolitics, Agamben (1998, 9) points at how “power penetrates subjects, the very bodies and forms of life”. And it is what takes place in McCormack’s novel as a virus called “cryptosporidiosis” has contaminated the network of drinkable water and thousands of people have been taken ill with intense vomiting and diarrhea, their own digestive system in intra-action with the region’s water network, itself connected and related to the political decisions made at local and regional levels. The reference to the virus is made in the first pages of the novel and since the narrator dies on the return journey from the village where he went to buy medicine for his wife, not only does the virus contaminate the entire

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narrative, but the narrator’s death is itself in a way intra-related to the general contamination process. For the viral contamination connects not only the material and the political, but the organic and the political, citizens’ bodies and lives and the political, so that in a Skype discussion with his son the narrator describes the consequences of the virus on life as “ontopolitical”: These people marching in the streets are protesting against what they see as a contamination of the very stuff of life itself – what angers them is that life itself has been fouled at source by some ontopolitical virus which is hosted by water (126) 20 In drawing a direct link between the excrements that pollute the water and politics, the narrator highlights the material, organic connections between bodies and politics. In drawing attention to the organic and “ontopolitical” dimension of the cryptosporidiosis contamination, which happened in real life in the part of Ireland where the narrative is situated, the narrator does more than present Mairead’s sick body as an extension of his political and engineering visions. (117) More crucially, he raises the question of responsibility. To do so, the emphasis is made in the novel on performance, both in the themes developed and in the writing of the novel itself.

21 To Barad, performance can be read as a political act, as it offers an alternative to mere representations: Performativity, properly construed, is not an invitation to turn everything (including material bodies) into words; on the contrary, performativity is precisely a contestation of the excessive power granted to language to determine what is real. (2003, 2) 22 This is precisely how the art exhibition and performance installation by Agnes, the narrator’s daughter, is to be read and understood. As the narrator steps in the gallery where she has organized her first solo exhibition in Galway, he is mostly concerned by his own reluctance to mix with a crowd of artists and journalists and has braced himself to make the most of it in honour of his daughter. But when he realizes that instead of red paint, Agnes has used her own blood to write on her paintings, he has to leave the room in shock: and I stood there in the middle of the crowd, vacant of everything save the single thought – that whatever dreams a man may have for his daughter it is safe that none involves standing in the middle of a municipal gallery with its walls covered in a couple of litres of her own blood because this, I slowly realised, was what I was looking at, this was the red mist that suffused the weak evening light which streamed in the front windows (…) (44) 23 The performance here is all the more powerful as the blood replaces the ink and becomes the medium through which language is inscribed, and in a way annihilated, since the material with which the word is written, the artist’s blood, occupies centre stage and therefore erases both the signifier (“the red script” (42)) and the signified (“snippets of news stories lifted from the provincial papers” (42)). The material aspect of the performance forces the audience to refigure the meaning of the snippets of news copied out, but also of the lives of the people who make the news and those who read them, that is to say the political body as a whole, including the organs of mediation: Performance is acted out again when a few weeks later Agnes jumps out in the void

in full possession of the moment, upheld in the gaze of the assembled ghouls, everyone teetering on the edge of some climactic gesture that would clinch the whole spectacle into a coherent act of political protest. (200)

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24 At this point in the novel Agnes’s performance “on the edge”, is explicitly meant to question the responsibility of the viral disaster and criticizes the way in which the convergence of adverse circumstances – decrepit technology and torrential rains, overdevelopment and agricultural slurry […] have smudged and spread responsibility for the crisis in such a way as to make the whole idea of accountability a murky realm […] no blame or responsibility gathering anywhere (197) 25 In creating superposed realms of material and spiritual, real and virtual ways of engaging with life and the world, as well as through performance, Solar Bones attempts to expose the murky realm of accountability and to raise the necessarily complex questions of responsibility in Ireland today. Agnes’s performance of jumping in the void seems to define the performance itself as the acknowledgment of a form of loss of balance, as the tipping-edge moment when questions should be asked, answers given and responsibilities taken.

26 In Solar Bones “matter matters” and, to echo Barad (2003, 3), “it is vitally important we understand how matter matters”. In fact, in McCormack’s narrative, life and death are refigured materially, and so is fiction writing. Just as the narrator recalls how fascinated he was at his daughter’s birth, holding her birth certificate that was the material proof of her being part of the society in which she had been borne, his death on the instant when the last word of the novel is inked on the page finds its material nemesis on the printed page. The seven-month void between the instant of his death and the first word on the first page of the novel in a way refigures Agnes’s jump from the edge of the installation into the dark void where she disappears. The writing of the novel itself, a 221-page long fragment of a sentence is in itself a performance – not only a gasp, or a long rasping sound before the end, but also the material act of writing a novel brought to the surface. Just as the narrative ends on the description of the narrator’s body dying: “that spillage of filth within my organs which will eventually purge from every orifice of my body” (222), the narrative also spills out all its remaining thematic contents in the last pages, before starting the narrative all over again on the first page, as the departed soul stands in the kitchen, hearing the bell. The very structure of the narrative illustrates what Van de Tuin (2011, 276) explains in her article “New Feminist Materialisms”, that thinking diffractively implies that we acknowledge that the past is entangled with its own projected futures. The balance McCormack’s narrative points at is an ongoing search to make out the details of how those entanglements happen. In Solar Bones, writing becomes a performance which questions not so much the art of writing fiction, but more widely the process of representation and the notion of responsibility if we are to make a difference in the world and understand the meaning of our lives as becoming.

BIBLIOGRAPHY

AGAMBEN, Giorgio. 1998. Homo Sacer. Stanford: Stanford University Press.

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BARAD, Karen. 2003. « Posthumanist performativity: toward an understanding of how matter comes to matter ». Signes 28: 801-831.

BARAD, Karen. 2007. Meeting the Universe Halfway. Durham & London: Duke University Press.

BARAD, Karen. 2010. « Quantum entanglements and hauntological relations of inheritance: dis/ continuities, spacetime enfoldings, and justice-to-come ». Derrida Today 3.2: 240–268.

CRESSWELL, Tim. 2014. Place: an Introduction. London: Wiley Blackwell.

MALPAS, Jeff. 2011. The Place of Landscape: Concepts, Contexts, Studies. Cambridge: MIT Press.

MCCORMACK, Mike. 2016. Solar Bones. Dublin: Tramp Press.

VAN DER TUYN, Iris. 2011. « New feminist materialisms ». Women’s Studies International Forum 34: 271-277.

Penguin Random House (page sur Solar Bones), https://www.penguinrandomhouse.com/books/ 555487/solar-bones-by-mike-mccormack/9781616958534/, consulté le 10 avril 2018.

Mayo Ireland (page sur Louisburgh), http://www.mayo-ireland.ie/en/towns-villages/ louisburgh/louisburgh.html, consulté le 10 avril 2018.

NOTES

1. Boland, Stephanie. NewStatesman ( https://www.newstatesman.com/culture/books/2016/11/ mike-mccormack-british-fiction-dominated-intellectual-conservatism). Last consulted 7 November 2016. 2. The phrase is repeated four times, to which occurrences are added “hearing it ring out” and “ringing out”. 3. All the emphases are mine.

ABSTRACTS

Often compared to Flann O’Brien’s The Third Policeman, Mike McCormack’s novel Solar Bones published in 2016 is built on tensions and paradoxes. The narrator of Solar Bones is a dead man coming back to his home and his village on All Souls Day 2008 to reflect on his life on earth. The one-sentence narrative sounds like a gasp between life and death, the past and the present, real facts and virtual facts. Just as this in-between status of the narrator is a key-feature of the novel, the narrative questions the meaning of place, embodiment, and life in Ireland at the end of the 20th century and the turn of the twenty-first century. The narrator’s death and his return coincide with the formidable end of the Celtic Tiger, so that the novel can be read as a dirge for Ireland, while the voice of the narrator, an ex-building engineer on a tightrope between the world of the dead and that of the living, implicitly questions what kind of future Ireland wants to construct. In Solar Bones reading becomes an exercise in balance between past and the future, materiality and abstraction, nature and constructs, life and death. And yet, for all its dramatic and morbid tone, this novel opens out moral, social, political and environmental perspectives

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and points at the need to draw lessons from the past in order to build a sounder future for the generations to come in Ireland.

Souvent comparé au roman posthume de Flann O’Brien Le Troisième policier, le roman Solar Bones de Mike McCormack, publié en 2016, est construit sur des contradictions fondamentales. Le narrateur de Solar Bones est bel et bien mort en ce jour de la Toussaint 2008 quand il revient dans sa cuisine pour réfléchir à sa vie sur terre. Constitué d’une longue portion de phrase, ce récit résonne comme un ultime râle entre vie et trépas, passé et présent, réel et virtuel. Tout comme cet entre-deux du narrateur est un trait essentiel du roman, le récit pose la question du lieu, du corps et de la vie en Irlande à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. La mort du narrateur et son retour coïncident avec la fin spectaculaire du Tigre celtique, si bien que ce roman pourrait être lu comme une élégie pour l’Irlande. Le narrateur, ancien ingénieur du bâtiment et des travaux publics, en équilibre tel un funambule entre le monde des morts et celui des vivants, pose de manière implicite la question de l’avenir de l’Irlande. Dans Solar Bones la lecture se fait exercice d’équilibre entre passé et futur, matérialité et abstraction, nature et construction, vie et mort. Et pourtant, malgré cette tonalité mortifère, le roman ouvre des pistes de réflexion morale, sociale, politique et environnementale et renvoie à la question essentielle des leçons à tirer du passé pour construire l’avenir des générations futures en Irlande.

INDEX

Keywords: home, landscape, materiality, matter, place, virtual Mots-clés: lieu, matérialité, matière, paysage, virtuel

AUTHOR

MARIE MIANOWSKI

Université Grenoble Alpes, ILCEA4/CEMRA

Marie Mianowski is Professor of anglophone literature and Irish studies at Grenoble Alpes University. In 2012, she edited Irish Contemporary Landscapes in Literature and the Arts (Palgrave Macmillan) and she is the author of Post Celtic Tiger Landscapes in Irish Fiction (Routledge, 2016). Her research interests are Irish studies and World Literature with a focus on the representations of space, place and landscape, migration and border issues in contemporary literature and the arts.

Marie Mianowski est professeur d’études irlandaises et de littératures anglophones à l’Université Grenoble Alpes. En 2012 elle a coordonné Contemporary Landscapes in Literature and the Arts (Palgrave Macmillan) et elle est l’auteur de Post Celtic Tiger Landscapes in Irish Fiction (Routledge, 2016). Ses recherches portent sur les études irlandaises et la littérature anglophone et plus particulièrement les représentations du lieu et du paysage, les migrations et les frontières dans la littérature contemporaine et les arts.

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Entre Paddy Clarke Ha Ha Ha (1993) et Smile (2017), la recherche de l’équilibre stylistique chez Roddy Doyle

Léa Boichard

Introduction

1 Œuvre de l’oralité par excellence, la Trilogie de Barrytown (The Commitments, The Snapper et The Van1) fut le point de départ de la carrière de Roddy Doyle à la fin des années 1980. Critiqué pour son manque de littérarité, l’auteur poursuivit néanmoins, et publia, en 1993, Paddy Clarke Ha Ha Ha 2, roman pour lequel il obtint le Booker Prize. Sans jamais abandonner l’oralité prédominante qui fut dès le départ sa signature stylistique, Doyle construisit toute une œuvre autour de la banlieue fictive de Barrytown (The Woman Who Walked Into Doors, Paula Spencer, The Guts, Two Pints et Two More Pints 3). Dans cette série de romans, deux forces sont constamment confrontées : oralité et littérarité. Qu’entend-on par ces deux termes ? Si oralité et littérarité s’opposent, c’est avant tout par analogie avec l’opposition entre langue orale et langue écrite qui veut que la langue écrite ne soit rien d’autre qu’un medium de représentation de la langue orale (Saussure 1916, 45). Or, les rapports qu’entretiennent les deux media sont éminemment complexes, et si on peut effectivement considérer que, diachroniquement, l’oral a précédé l’écrit qui est utilisé pour le représenter, synchroniquement, la situation est plus complexe. Par exemple, il n’est pas rare que la langue orale qui nous est donnée à entendre, dans les médias par exemple, ait été écrite avant d’être dite (Herrenschmidt, 2007, 62) : [D]ans les sociétés graphiques, et en particulier dans les sociétés contemporaines, ce n’est pas l’opposition mais l’interaction, le mélange, l’influence réciproque qui caractérisent les relations entre l’oral et l’écrit ; l’écrit réagit sur l’oral, qui a reconquis sa puissance par les médias comme la radio et la télévision, même si ceux-ci ne transmettent qu’une oralité recomposée — il ne nous vient guère à l’idée

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que les paroles diffusées reposent sur le travail d’ingénieurs et d’ouvriers qui savent tous lire et écrire. Que l’on songe à l’histoire de la poésie, noble et vénérable art de la diction ; au XXe siècle, elle en vint à se montrer en pages typographiées selon le vouloir du poète, elle se fit art dans la langue de l’espace écrit — ô Apollinaire ! Entre oral et écrit la frontière est brouillée. 2 L’opposition langue orale / langue écrite est donc une fausse dichotomie, et dans l’écriture littéraire, elle est souvent volontairement mise à mal. L’existence même d’une « littérature » de tradition orale, ou encore de figures de style telles que l’assonance, l’allitération ou la paronomase sont autant de preuves que la littérature s’enrichit du medium oral. Il convient en fait de distinguer trois éléments : le medium de transmission, le style, et le registre. Ce faisant, nous aboutissons au tableau suivant, dans lequel l’opposition binaire est déconstruite :

Tableau croisant medium de production et style du message

3 Dans l’œuvre barrytownienne de Doyle, le medium est bien sûr écrit, mais le style est résolument oral et le registre généralement familier ou populaire. Si l’on compare les deux extrémités du continuum reliant la langue orale à la langue écrite, un des éléments structurels qui les distingue est le caractère fragmenté de la langue orale, qui s’oppose au caractère harmonieux de la langue écrite (Chafe 1982, 37). Cette fragmentation est liée à la spontanéité de l’interaction orale de l’extrémité gauche du continuum, qui s’oppose à la construction de l’écrit à l’extrémité droite. Dans une œuvre littéraire, le point d’équilibre entre la spontanéité fragmentée du style oral et le caractère harmonieux et construit du style écrit est fragile. 4 Certains romans de Barrytown font pencher la balance du côté de l’oralité (TC, TS, TP et TMP) quand d’autres semblent s’inscrire dans une zone d’entre‑deux, d’interface entre style oral et style écrit où l’oralité est davantage confrontée à la construction littéraire (TV, TG). D’autres enfin s’inscrivent distinctement dans une quête de littérarité plus marquée (TW, PS, PC). Pour autant, l’oralité littéraire est toujours là, et semble constituer le fil rouge du style barrytownien de Doyle. La publication en 2017 de Smile vient bousculer le fil instable sur lequel évolue le lecteur de Doyle, tiré d’un côté par l’oralité, et de l’autre par la littérarité. Smile est-il un roman de Barrytown ? Comment trouve-t-il sa place dans cette œuvre fondamentalement oralisée ? Comme la plupart des romans de Roddy Doyle, Smile peut difficilement être étudié seul. Dès le titre, et dès la couverture, il semble évident qu’il doit être mis en regard de Paddy Clarke Ha Ha Ha

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afin d’être situé dans l’économie générale de l’œuvre barrytownienne. C’est ce que nous proposons de faire dans cet article. À travers quelques pérégrinations dans l’œuvre de Barrytown, nous tenterons de définir l’oralité littéraire de Roddy Doyle. Une analyse comparative de Paddy Clarke Ha Ha Ha et Smile nous permettra ensuite de montrer à quel point l’équilibre entre oralité et littérarité est fragile. Cela nous amènera à repenser la place de l’oralité dans la quête de l’équilibre stylistique chez Roddy Doyle, et ainsi à redéfinir l’œuvre barrytownienne dans son ensemble.

Définition de l’oralité littéraire de Doyle, fil rouge de l’œuvre de Barrytown

5 La prépondérance de l’oralité dans les premiers romans de Roddy Doyle nous amène à en faire l’angle d’approche de cette étude. En effet, les romans de la Barrytown Trilogy en particulier sont envahis d’éléments stylistiques et linguistiques visant à suggérer l’oralité et l’irlandité linguistique. Ces éléments relèvent du discours rapporté qui abonde et dans lequel est mis en place un système complexe d’encodage dialectal et de représentation de l’oralité. Toutefois, Doyle ne limite pas la représentation de l’oralité au dialogue : cette dernière envahit jusqu’aux passages narratifs.

6 L’oralité littéraire de Roddy Doyle passe avant toute chose par la prédominance du discours direct (DD), qui prend la forme d’un enchaînement de répliques introduites par des tirets cadratins, ainsi que le montre l’exemple suivant (TP, 1) : —Tha’ was a great few days. —Brilliant. —She’s a great oul’ one. For her age, like. —Fuckin’ amazin’. Great energy. —An’ B’rack. He must’ve kissed every fuckin’ baby in Offaly. —An’ did yeh see the way he skulled tha’ pint? —No doubtin’ his fuckin’ roots, an’ anyway. —An’ the speech. —Brilliant. —‘Yes, we can’ – whatever it is in Irish. He made the effort. —What is it again? —Haven’t a clue. But it’s funny, isn’t it? Such a simple thing – a few speeches and smilin’ faces. A bit of hope. An’ it feels like we’re over the worst, we’ve turned a corner. —Exactly. It’s great. —We’re still fucked but, aren’t we? —Bollixed. 7 Le DD est la marque d’oralité la plus évidente, mais c’est loin d’être la seule. Toutes les paroles sont bonnes à être écrites, et le DD côtoie donc le discours indirect (DI), le discours indirect libre (DIL) et le discours direct libre (DDL), créant un effet cacophonique singulier. Nous utilisons ici la terminologie de De Mattia-Viviès (2006) reprise notamment par Sorlin (2014). (TC, 48) : Jimmy stepped in and told him off in no uncertain terms. (—You’re a cunt, Mooney.) Derek was lost just for a while but Joey The Lips told him to do what James was doing. That was grand, just the same note three times, one and then the other two together, then the same again, and again right through. 8 Ainsi que nous l’avions démontré précédemment (Boichard, 2016), la première phrase semble être un exemple de discours narrativisé : le lecteur n’a pas accès aux paroles

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véritablement prononcées. Mais la deuxième phrase nous rapporte au DD l’acte de parole de Jimmy, entre parenthèses. Dans la troisième phrase, nous avons affaire à un cas typique de DI. Enfin, la dernière phrase peut être interprétée comme un exemple de DIL : on peut retrouver les paroles prononcées par Joey : « That’s grand, just the same note three times, one and then the other two together, then the same again, and again right through. » Toutefois, cette interprétation est sans doute influencée par le DI dans la phrase précédente, et il est tout à fait possible de la considérer comme un exemple de DDL, les paroles étant rapportées telles quelles, mais sans guillemets ou tiret, ni verbe introducteur. Les principales techniques de représentation du discours sont ainsi présentes dans un seul paragraphe. L’emploi des parenthèses dans la deuxième phrase est particulièrement intéressant. Tout se passe comme si l’auteur / le narrateur changeait d’avis en cours de route, ayant tout d’abord décidé de ne pas faire entendre les paroles prononcées, puis se ravisant, incapable de ne pas écrire toutes les paroles. Le choix de l’oralité n’en est ainsi que plus marqué. Néanmoins, l’auteur ne limite pas la représentation de l’oralité au simple emploi du discours rapporté : la forme même de ce dernier est propre à l’auteur, qui met en place un système complexe et non impressionniste d’encodage dialectal et d’oralisation du discours.

9 En effet, la prédominance de l’oralité passe également par un certain nombre de manipulations graphiques (Jobert, 2009), morphosyntaxiques, lexicales et typographiques qui visent à représenter l’oralité et l’irlandité – c’est-à-dire le dialecte anglais irlandais4. Le dialecte – par définition plus oral qu’écrit – est partie prenante de l’oralité littéraire de Doyle. Les manipulations peuvent être divisées en plusieurs types de marqueurs synthétisés ci-dessous (Boichard, 2018) : 10 Marqueurs d’oralité : ce sont tous les éléments relevant de ce que Leech et Short (2007) nomment « Standard Non-Fluency » : les pauses, les hésitations et les reprises. On trouve également dans cette catégorie tous les éléments définitoires de la langue orale (au sens de style oral spontané) et non de la langue écrite (au sens de style écrit construit) (Ong (2002), Chafe et Tannen (1982)), comme la fragmentation, évidente dans l’exemple suivant (TV, 380) : —O’ course, Jim, he said. —No problem. I just ——Sorry. 11 Marqueurs d’irlandité : ce sont tous les éléments qui nous permettent d’affirmer que la langue des conversations est le dialecte anglais irlandais. Certaines formes grammaticales spécifiquement irlandaises comme : (TV, 402) Is she after doin’ somethin’ to herself?, certaines lexies irlandaises comme eejit (TV, 358), et certaines modifications graphiques représentant spécifiquement l’accent anglais irlandais comme annyone (TV, 423) sont de véritables marqueurs d’irlandité.

12 Marqueurs mixtes : il s’agit éléments qui peuvent aussi bien marquer l’oralité que l’irlandité, comme c’est le cas de yeh dans l’exemple suivant (TS, 198) : —Tha’ doesn’t mean he can come up to yeh outside o’ mass when you’re with your mot an’ your kids an’ ask yeh for it. 13 Marqueurs supradialectaux : il s’agit de caractéristiques observables dans d’autres dialectes de la langue anglaise qui ne permettent pas à eux seuls d’identifier le dialecte représenté. C’est seulement leur contexte d’utilisation qui permet d’identifier le dialecte qu’ils contribuent à représenter. L’élision de dans la graphie et son remplacement par une apostrophe comme dans smilin’ (TP, 1) ou fuckin’ (TP, 12) est un marqueur supradialectal, car ce phénomène n’est pas propre à l’anglais irlandais. De la

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même manière, l’élision de marquant une glottalisation comme dans wha’ever (TP, 7) ou nigh’ (TP, 55) est un marqueur supradialectal présent dans de nombreux accents.

14 À la frontière entre les marqueurs d’oralité et les marqueurs supradialectaux se trouvent les cas d’eye-dialect. Krapp (1971, 224) définit ce phénomène de la manière suivante : To the scientific student of speech, these misspellings of words universally pronounced the same way have no significance, but in the literary dialect they serve a useful purpose as providing obvious hints that the general tone of the speech is to be felt as something different from the tone of conventional speech. 15 Par exemple, les modifications graphiques comme an’ (TP, 38, 41, 43, 45, etc.) pour and et cos (TP, 7, 65, 71, 75, etc.) pour because ne relèvent en rien de marqueurs d’irlandité, puisqu’ils ne sont pas plus caractéristiques du dialecte anglais irlandais que de la prononciation de nombreux anglophones dans la chaîne parlée, quel que soit leur accent, y compris la RP.

16 Dans les romans de Barrytown les plus oralisés, ces marqueurs sont utilisés à l’envi, jusqu’à parfois rendre la lecture laborieuse. Cette prépondérance de marques d’oralité envahit même les parties narratives, déséquilibrant ainsi complètement la dichotomie oral / écrit puisqu’elle confère une qualité orale à des actes linguistiques jamais prononcés, même dans le monde textuel fictionnel du roman, sans qu’il s’agisse nécessairement de monologues intérieurs5. L’expression « oralité littéraire » prend ici tout son sens. 17 L’oralité n’est pas limitée à des modifications graphiques. La voix des personnages est au cœur de l’oralité doylienne : tout ce qu’ils ont à dire doit être écrit comme ils le diraient. Par conséquent, lorsque les personnages sont narrateurs ou focalisateurs, leurs pensées sont oralisées et l’oralité pénètre les passages narratifs. On trouve ainsi dans les passages narratifs des romans de Barrytown la plupart des caractéristiques propres à la langue orale fragmentée telle que décrite par Chafe (1982) et Tannen (1982, 1985). Parmi les traits les plus saillants, on trouve notamment : • De nombreuses phrases nominales ou adjectivales (TS, 160) : She might feel shock: no, not now. She might feel a loss of individuality. She might feel she didn’t matter: no. Like a vessel: no. Loveless: yeah——not really. Scared: a bit. Sick: not yet. Not ready for pregnancy: sort of, but not really. • Un style paratactique très marqué (TS, 153) : They said nothing after that for a bit. Jimmy Sr could think of nothing else to say. He looked around him: kids and yuppies. He sat there, feeling far from home. The lads would all be downstairs by now. Jimmy had a good one he’d heard in work for them, about a harelip in a spermbank. He loved Sharon but, if the last five minutes were anything to go by, she was shocking drinking company. • De nombreuses répétitions (TW, 3) : It couldn’t have been anyone else, after all I’d heard about him, after all I’d expected. 18 Cela va même parfois plus loin, puisqu’il n’est pas rare de trouver des modifications graphiques telles que des marqueurs d’oralité ou d’irlandité dans les passages narratifs6 : (TV, 357) That was a bit fuckin’ stupid when you thought about it; sticking a picture up on your wall for a fortnight and then having to bring it back again; on a bus or on the DART, sitting there like a gobshite with a big picture on your lap, of a woman in her nip or something.

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(TV, 362) He probably didn’t even know what it meant, the stupid oul’ bollix. 19 L’œuvre barrytownienne semble donc reposer sur une recherche constante d’équilibre entre un style oral et un medium de production écrit, avec une proportion très importante d’oralité qui fait douter certains de la qualité littéraire de l’œuvre de Doyle. Le choix d’un registre de langue souvent très familier participe également de l’oralité prédominante de l’œuvre barrytownienne — l’auteur est notamment célèbre pour sa fascination pour le terme fuck —, et de ce style souvent jugé peu littéraire. Néanmoins, l’oralité des romans de Barrytown repose sur un système travaillé qui révèle une réflexion approfondie de l’auteur sur le fonctionnement de la langue orale populaire de la banlieue nord de Dublin qu’il connaît parfaitement pour y avoir lui-même grandi. Ainsi, c’est ce style oralisé qui permet à Doyle de construire sa poétique du quotidien irlandais contemporain. L’écriture de l’oralité est donc elle-même un point d’équilibre fragile permettant à l’auteur de faire le lien entre deux forces qui semblent s’opposer mais qui sont nécessaires à l’expression de sa création artistique. C’est ce lien auquel nous donnons le nom d’orature, à partir d’une terminologie mise en place par Hagège (1985). L’orature se dit d’un style littéraire qui fait la part belle à l’oralité, à une langue par définition écrite mais imprégnée des spécificités du medium de transmission oral qui caractérisait la tradition orale. L’orature s’inscrit ostensiblement au croisement des deux media oral et écrit. En revanche, pour autant qu’un système semble se développer au fil de l’œuvre doylienne, tous les romans n’ont pas recours aux mêmes stratégies, et la proportion d’oralité n’est pas stable dans toute l’œuvre de Barrytown. Paddy Clarke Ha Ha Ha et Smile sont deux exemples pour le moins déstabilisants, qui font pencher la balance du côté de la littérarité davantage que de l’oralité.

Paddy Clarke Ha Ha Ha et Smile : contrepoints littéraires qui semblent déstabiliser l’œuvre barrytownienne

20 L’œuvre barrytownienne fonctionne par groupes de romans : les romans de la famille Rabbitte avec la Barrytown Trilogy et TG ; les Paula Spencer avec TW et PS ; les recueils de conversation TP et TMP. Ces regroupements se font naturellement : les romans ont les mêmes personnages principaux, traitent des mêmes thématiques, et font peu ou prou usage des mêmes marqueurs d’oralité et d’irlandité. À cet égard, Paddy Clarke Ha Ha Ha et Smile semblent déséquilibrer l’harmonie générale, puisqu’ils ne font a priori partie d’aucun groupe de romans. En 2014, Doyle confiait d’ailleurs dans un entretien à l’Irish Times : « It occurred to me recently that of the 10 novels I’ve written there’s only one that stands alone: Paddy Clarke Ha Ha Ha. Otherwise I’ve always gone back to characters. » La publication de Smile remet cela en question, puisqu’il apparaît rapidement que ces deux romans doivent être mis en regard.

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21 Les deux couvertures7 font appel aux mêmes couleurs, et mettent en scène un jeune garçon qui semble avoir à peu près le même âge – la ressemblance entre les deux garçons est par ailleurs surprenante. De plus, les titres semblent devoir se lire en écho l’un à l’autre, le rire du premier étant remplacé par le sourire du second. À la lecture des deux romans, on se rend compte que le Ha Ha Ha prononcé par les camarades de classe de Paddy Clarke est à interpréter tout aussi ironiquement et tragiquement que le sourire complimenté par un des enseignants de Victor Forde dans Smile. —Paddy Clarke – Paddy Clarke – Has no da. Ha ha ha! I didn’t listen to them. They were only kids. (PC, 281)

And this violent man with the Desperate Dan head liked me. I knew this – everybody knew this – because of something he’d said more than two years before, when I was thirteen. —Victor Forde, I can never resist your smile. It was like a line from a film, in a very wrong place. I knew I was doomed. (Smile, 18) 22 L’écho entre ces titres, et l’interprétation qu’il convient d’en faire, sont saisissants. À cela viennent s’ajouter de nombreux points communs thématiques et diégétiques. PC est l’histoire d’un enfant d’une dizaine d’années qui évolue dans la banlieue dublinoise de Barrytown et grandit au milieu d’un groupe d’amis, d’une école catholique et d’une famille en pleine crise parentale ; ses parents se séparent à la fin du roman. Smile quant à lui est centré sur un quinquagénaire en plein divorce (c’est en tout cas ce que le récit nous laisse à croire) constamment rappelé à ses souvenirs d’adolescence dans un collège catholique de la banlieue nord de Dublin (Barrytown n’est pas nommée), souvenirs qu’il garde pour le lecteur tout en buvant des bières au pub avec quelques connaissances. Les points de contact entre les deux romans sont donc nombreux, et le

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second se lit comme un écho au premier, comme un roman de la maturité à lire en miroir du roman d’apprentissage.

23 Au-delà des similarités thématiques qui rassemblent PC et Smile, ces deux romans présentent des points communs stylistiques qui semblent déséquilibrer l’harmonie de l’œuvre de Barrytown : l’oralité s’y fait moins marquée, et la construction littéraire plus complexe. Le déséquilibre est évident d’un point de vue quantitatif : les marqueurs lexicaux, syntaxiques et graphiques d’irlandité et d’oralité ne sont pas complètement absents, mais sont bien moindres par rapport à ce que l’on peut observer dans les romans les plus oralisés comme TC, TS, TP et TMP. Dans l’exemple suivant, certaines graphies souvent modifiées dans l’oralité barrytownienne sont mises en gras afin de montrer l’oralisation moindre du DD dans PC : (PC, 43) —What’s this ? —Braille. Blind people’s writing. He closed his eyes and felt the bumps on the page. —What does it say? he asked. —It’s my English homework, I told him. —Fifteen lines about my favourite pet. —Is the teacher blind? —No, I was just doing it. I did it properly as well. Henno would have killed me if I’d brought in just the braille. —You don’t have a pet, said my da. —We could make it up. —What did you pick? —Dog. He held the page up and looked at the light through the holes. I’d done that already.

—Good man, he said. He felt the bumps again. He closed his eyes. —I can’t tell the difference, he said. —Can you? —No. 24 D’autre part, le dialogue se fait plus rare, et il se passe parfois des pages entières sans la trace d’une interaction rapportée au DD (PC, 116, 175, 203, 258 ; Smile, 45, 73, 95, 131, 132). On observe par conséquent une plus grande proportion de passages narratifs, et une intériorisation plus grande causée par la prépondérance de passages narratifs à la première personne. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les romans de Barrytown les moins oralisés sont tous narrés à la première personne — c’est le cas notamment de The Woman Who Walked into Doors. Le penchant littéraire de ces romans s’exprime également au travers d’une construction plus complexe.

25 PC et Smile ne sont pas narrés chronologiquement. Dans le cas du premier, la chronologie est floue. Le roman est articulé autour de fragments qui semblent mimétiques de la mémoire d’un enfant racontant les événements de sa vie sans ordre particulier. Il y a bien une évolution diégétique et une évolution de l’enfant au fil du roman, qui en font une forme de roman d’apprentissage, mais rien de tout cela n’est explicitement structuré par le récit. Le roman n’est pas composé de chapitres, et seul un saut de ligne indique au lecteur le passage à une section différente. Dans Smile, la construction littéraire du récit est plus évidente puisqu’elle est organisée autour de trois temps diégétiques : certains chapitres sont consacrés à des analepses renvoyant à l’adolescence de Victor Forde et au temps passé chez les Christian Brothers, d’autres sont consacrés à des analepses dans sa vie avec sa femme Rachel avant le divorce, et les chapitres restants relatent le moment présent de la narration. Ces trois temps s’entremêlent sans ordre évident et de manière à ce que le lecteur ne puisse pas

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toujours les identifier dès leur première phrase. L’ensemble est déstabilisant pour le lecteur, tant dans PC que dans Smile, puisque cette construction complexe déséquilibre le temps de la narration doylienne qui est habituellement chronologique (exception faite de The Woman Who Walked Into Doors). 26 Smile pousse le déséquilibre stylistique plus loin que PC. En effet, il utilise une technique narrative inédite dans l’œuvre de Barrytown : la manipulation du lecteur par le narrateur, qui, on l’apprend au tout dernier chapitre, se ment et ment au lecteur depuis le tout début. Le narrateur — autodiégétique dans la terminologie genettienne —, Victor Forde, et l’ancien camarade de lycée qu’il a retrouvé au pub et dont il ne parvient pas à se souvenir depuis le début du roman, Eddie Fitzgerald, ne sont en fait qu’une seule et même « personne » : —I’m you, you fuckin’ eejit. —What? —I’m — —No – what do you mean? —Exactly what I said. Literally what I said. No escape, Victor. I am you. (Smile, 205) 27 Le lecteur apprend ainsi que la vie que Victor Forde raconte depuis le début du roman est une invention par laquelle ce personnage/narrateur a tenté de se remettre de la tragédie qu’il a vécue chez les Christian Brothers : —There’s no Rachel, he said. (Smile, 212)

—You’ve spent years wondering what the alternative Victor would have been like. Especially recently. Haven’t you? (Smile, 210)

—He didn’t molest you – me. Us. Once. He didn’t stop there. Once. Twice. It was seventeen times. He raped us, Victor. —No, he didn’t. —He did. And you know it. He raped you. He got your trousers down. He told you to help him. That was the killer. Because I did. I unbuckled my belt. I helped him. And he raped me. For a month. And no one said a thing. Remember? —Yes. (Smile, 211) 28 C’est ce retournement narratif qui intervient dans les toutes dernières pages qui donne à Smile son épaisseur et sa complexité, et qui, bien davantage que la rareté relative des marques d’oralité, en fait un roman de la marge dans l’œuvre de Barrytown. En effet, bien que certains des romans de Barrytown jouent sur la polyphonie et la multiplicité des points de vue — TC est sans doute le plus polyphonique de tous —, aucun roman jusqu’à Smile n’avait eu recours à un tel subterfuge. Ce dernier est particulièrement déstabilisant pour le lecteur et a pour effet d’exacerber la violence de la révélation finale.

29 Comme s’il souhaitait souligner le caractère littéraire de Smile, Doyle a choisi de faire de son protagoniste Victor Forde un écrivain raté, ajoutant ainsi une réflexion métalittéraire à ce roman du contrepoint. Ce choix est l’un des seuls indices pouvant orienter l’interprétation du lecteur vers une prédiction du retournement narratif final. She was the most beautiful woman I had ever seen. I look at that sentence and I hate it. But it’s honest. I gawked up at her – I must have been gawking. (Smile, 80)

I found the Moleskine notebook Rachel had given me years before – years before she’d copped on that I wouldn’t be putting anything in the notebooks she kept giving me. 31/17/14. Girl – fat farmer – Czech. Or Polish. Wake. Sadness. Brother/old girlfriend? I’d take it from there. It would become something. A short story. I

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could feel it in me, written. Just waiting. I was ready for another piss, then bed. I’d text Rachel. Using the notebook – writing a short story and a novel. X. No, l wouldn’t do that. (Smile, 154)

What about yourself? I was doing well, I thought. I’d heard men say that, the uncles and my father, gathered in the hall and kitchen at home, when I was a child. What about yourself? Ah sure – l was back home, back across the river. There was definitely a novel in me. (Smile, 143)8 30 La complexité de la construction narrative de Smile fait pencher la balance du côté de la littérarité, faisant de l’oralité une caractéristique marginale ou ornementale du roman, alors qu’elle est saillante dans le reste de l’œuvre barrytownienne. Cette déstabilisation soulève la question de l’étiquetage de cette œuvre et nous amène à nous demander si on peut considérer Smile comme un roman de Barrytown. Cette question peut rapidement être évacuée : Smile est sans doute un roman de la marge, mais qui trouve toutefois sa place dans l’œuvre de Barrytown. En effet, si l’oralité n’y est pas prédominante, elle n’en est pas absente pour autant. On trouve une narration oralisée et fragmentée, et le peu de dialogue ressemble à du dialogue doylien. Néanmoins, Smile nous invite à repenser la définition de l’œuvre de Barrytown.

Vers une redéfinition du point d’équilibre de l’œuvre barrytownienne

31 Le style étant un ensemble d’outils permettant de produire des effets, nous pouvons dire que Doyle a créé et continue de créer sa « boîte à outils9 », dans laquelle il choisit, pour chaque œuvre, ceux qui lui permettront le mieux de produire l’effet recherché. Ainsi, l’œuvre de Barrytown est plus variée et complexe qu’il n’y paraît et s’articule autour des éléments suivants : ✔ Romans ✔ Construction narrative relativement simple : récits chronologiques ✔ Narration fiable ✔ Regroupements par groupes d’œuvres

✔ Ancrage géographique à Barrytown ✔ Ancrage temporel contemporain

✔ Thématiques du quotidien irlandais contemporain ✔ Personnages issus des classes populaires ✔ Humour

✔ Présence de marqueurs d’oralité et d’irlandité linguistiques ✔ Forte proportion de dialogue au DD ✔ Présence de Discours Rapporté sous toutes ses formes ✔ Forte oralisation de la narration 32 Les romans les plus caractéristiques remplissent tous ces critères (TC, TS, TV, TG, PS). D’autres œuvres, plus marginales, remplissent tout de même la majorité de ces critères. TW est plus complexe dans sa construction car le récit n’est pas chronologique. TP et TMP se distinguent par l’absence de narration, et la présence exclusive de DD. Ce ne sont d’ailleurs pas des romans, mais des recueils de conversations. PC est en décalage avec le reste de l’œuvre barrytownienne puisque la diégèse est ancrée dans les années 1960. Il se distingue également par le caractère enfantin de son narrateur et l’absence de chronologie du récit. Smile, enfin, est le roman qui remplit le moins de critères : il n’est pas expressément ancré à Barrytown (mais tout de même dans la banlieue de

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Dublin), son récit n’est pas chronologique ni son narrateur fiable. Pour autant, même si elles ne sont pas toujours aussi centrales, l’oralité et l’irlandité linguistiques et thématiques demeurent fortement présentes dans toutes ces œuvres.

33 Smile nous impose de repenser l’interface oralité / littérarité comme point d’équilibre de l’œuvre barrytownienne. En effet, bien qu’oralité et littérarité soient deux forces co- dépendantes et quasi omniprésentes, au fil de l’œuvre, leur statut évolue d’élément central à élément ornemental. Cette évolution n’est pas anodine et soulève un certain nombre de questions sur le style de Doyle. L’oralité demeure présente en filigrane dans toute son œuvre, mais elle est souvent moins centrale et moins exhaustive. En effet, dans les œuvres les plus récentes, l’oralité et l’irlandité linguistique sont limitées à certains traits saillants. L’exemple le plus frappant est le couple TP (2012) / TMP (2014). Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, ces recueils de conversations au DD limitent la représentation de l’oralité et de l’irlandité à quelques marqueurs récurrents : (TMP, 30) —See, Richard the Third was found dead in a car park. —Who? —Richard the Third. —Who was he? —The King of England. —Wha’ happened the fuckin’ Queen? —Before her. —He was her da? —I think so, yeah. Grandda maybe. Annyway, they found him. —They took their fuckin’ time. —Yeah – yeah. I’d like to think that if I got lost my gang’d try a bit fuckin’ harder. —He was probably a bit of a cunt. —Safe bet. They’re all cunts. —Wha’ happened him anyway? —He couldn’t find his car. —So he just lay down an’ fuckin’ died? —Well, like. If you’re used to people doin’ everythin’ for yeh— —Ah, fuck off. —I’m only messin’. He was in a fight. Swords an’ all. —The car park was in fuckin’ Swords? —No – the fight. There were swords. He was brutally hacked – accordin’ to the English guards. —How do they know it was him? He must’ve been there for ages. —His DNA. —What about it? —It was 45 per cent horse. —Ah well, then he was definitely one o’ the British royal family. —Science is incredible, isn’t it? —Brilliant. 34 Ce sont ces mêmes marques que l’on trouve dans les parties en DD de Smile. L’effet qui en découle n’est pas une disparition qualitative de l’oralité, mais uniquement une réduction quantitative des marques d’oralité. De cela résulte sans doute une littérarité (au sens de construction littéraire) plus marquée. Tout se passe comme si Doyle, après avoir utilisé les premières œuvres de Barrytown, et surtout la Barrytown Trilogy, comme des laboratoires dans lesquels il essayait différents mélanges quantitatifs et qualitatifs de représentation de l’oralité et de l’irlandité, avait fini par trouver une formule équilibrée lui permettant d’obtenir les effets recherchés. Cette conclusion est sans

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doute hâtive, car la leçon principale que Smile nous enseigne, est que Doyle est sans cesse capable de déstabiliser la lectrice trop habituée et trop sûre de ce qui l’attend dans un nouveau roman. Quoi qu’il en soit, si au sein de toute l’œuvre de Barrytown l’équilibre horizontal semble fragile, c’est simplement parce que le rôle du point d’équilibre initial qu’est l’interface entre style oral et style écrit est sans cesse déplacé et redéfini. Pour autant, les choix sont harmonieux au sein d’une même œuvre, voire au sein d’un groupe d’œuvres, puisque, depuis Smile, plus aucune n’est isolée.

Conclusion

35 L’harmonie stylistique de l’œuvre de Barrytown est une signature auctoriale singulière. Les duos, trios et le quatuor de romans qui composent cette œuvre en font un ensemble littéraire composite et néanmoins équilibré autour de traits stylistiques et thématiques communs. Les thèmes n’ont été que peu abordés dans cet article, mais la poétique qui se dégage de l’oralité littéraire de Doyle est celle du quotidien irlandais contemporain. Les personnages sont tous issus des classes sociales populaires et traversent les tragédies de la vie quotidienne : chômage, maladie, divorce, grossesse non souhaitée, viol, alcoolisme, etc. Doyle s’efforce de prêter avec humour sa voix à celles et ceux qui sont souvent oubliés. Là encore, Smile détonne quelque peu, car bien qu’il traite lui aussi de ces thématiques, sans doute encore davantage que les autres romans, il le fait avec beaucoup moins d’humour. C’est la construction littéraire qui produit cet effet, la manipulation narrative venant faire contrepoids. Smile est le roman le plus tragique, le plus complexe et le plus déstabilisant de l’œuvre barrytownienne de Roddy Doyle.

36 Si Smile semble apporter une touche déséquilibrante à un ensemble harmonieux, il vient en fait plutôt complexifier le style de l’auteur et redéfinir son point d’équilibre. Détail non négligeable, Smile permet de faire le lien avec le reste de l’œuvre de fiction de Doyle. En effet, la manipulation narrative présente dans Smile et jusqu’alors inédite dans l’œuvre barrytownienne est une technique utilisée par l’auteur dans la trilogie The Last Roundup (A Star Called Henry, Oh Play That Thing et The Dead Republic, publiés entre 1999 et 2010). Ce dernier roman peut donc en quelque sorte être considéré comme le trait d’union de l’œuvre fictionnelle de Doyle puisqu’il relie l’œuvre de Barrytown à la trilogie The Last Roundup qui est géographiquement, temporellement, thématiquement et stylistiquement très différente. Celle-ci suit le personnage-narrateur Henry Smart pendant la plus grande partie du xxe siecle,̀ entre les Etats-Unis,́ l’Angleterre et l’Irlande. A ̀ travers la vie de ce personnage hors du commun, Doyle reé crit́ l’histoire de l’Irlande et les questions politiques qui sont traiteeś indirectement dans l’œuvre de Barrytown sont abordeeś frontalement. Mais on doute rapidement de la fiabilite ́ de ce narrateur qui a vecú trop d’evénementś historiques au premier plan pour rester credible.́ Le style de ces romans est beaucoup moins oral, et la construction litterairé beaucoup plus classique.

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BIBLIOGRAPHIE

Corpus

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NOTES

1. Désormais TC, TS et TV. 2. Désormais PC. 3. Désormais TW, PS, TG, TP et TMP. 4. Pour une description détaillée du dialecte anglais irlandais, voir Filppula (1999). 5. Sur le caractère oral du monologue intérieur, voir notamment De Mattia-Viviès (2005). 6. Nous soulignons. 7. Crédits : photo de couverture de Paddy Clarke Ha Ha Ha par Derek Speirs/Report ; photo de couverture de Smile par H. Armstrong Roberts/Getty Images, design de © Suzanne Dean. 8. Nous soulignons. 9. Le terme « toolbox » est utilisé par Leech (2014) pour décrire l’ensemble des outils que la linguistique offre à l’analyse stylistique. On peut imaginer, de la même manière, qu’un.e auteur.e crée sa propre « boîte à outils » stylistique au cours de sa carrière.

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse au contact entre oralité et écriture, fil conducteur stylistique de l’œuvre de Barrytown de Roddy Doyle. Ces romans présentent des degrés d’oralité variés. Si l’oralité est très présente dans certains romans, elle l’est moins dans d’autres qui semblent s’inscrire dans une

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zone d’entre‑deux, d’interface entre style oral et style écrit, où l’oralité est davantage confrontée à la construction littéraire ; d’autres enfin s’inscrivent distinctement dans une quête de littérarité plus marquée. Pour autant, l’oralité littéraire est toujours là et semble constituer le point d’équilibre du style de Doyle. Cependant, la publication en 2017 de Smile est venue bousculer le fil instable sur lequel évolue le lecteur de Doyle, tiré d’un côté par l’oralité, et de l’autre par la littérarité. Comment ce roman trouve-t-il sa place dans cette œuvre fondamentalement oralisée ? À travers des exemples choisis dans l’œuvre de Barrytown, cet article tente tout d’abord de définir l’oralité littéraire de Roddy Doyle. En confrontant Paddy Clarke Ha Ha Ha et Smile, deux romans à étudier en écho, nous montrons ensuite à quel point l’équilibre entre oralité et littérarité est fragile, ce qui nous amène à repenser la place de l’oralité dans la quête de l’équilibre stylistique chez Roddy Doyle, et ainsi à redéfinir l’œuvre barrytownienne dans son ensemble.

This article deals with the collision of orality and writing, which is the leading stylistic thread of Roddy Doyle’s Barrytown novels. These novels show varying degrees of orality. While it is ever present in some, it appears less central in some others, which seem to occupy a contact zone, in- between orality and literary construction. A few others are distinctively less oral and more oriented towards a quest for literariness. Nonetheless, literary orality never disappears, and it seems to provide balance in Doyle’s style. However, the publication of Smile in 2017 challenged this fragile balance between orality and literariness. How does this novel find its place in this fundamentally oral group of novels? Through an overview of the novels of Barrytown, I first intend to define Doyle’s literary orality. I then focus on a comparison between Smile and Paddy Clarke Ha Ha Ha, two novels that echo each other, in order to show the fragility of the balance between orality and literariness. Finally, this leads me to rethink the role of orality in Doyle’s quest for stylistic balance, and therefore to redefine the Barrytown novels.

INDEX

Mots-clés : Doyle (Roddy), Paddy Clarke Ha Ha Ha, Smile, stylistique, oralité, orature, encodage dialectal, anglais irlandais Keywords : Doyle (Roddy), Paddy Clarke Ha Ha Ha, Smile, stylistics, orality, orature, dialect encoding, Irish English

AUTEUR

LÉA BOICHARD

Université Jean Moulin – Lyon 3 CEL, EA 1663

Léa Boichard, agrégée d’anglais, est PrAg à l’Université Jean Moulin, Lyon 3 où elle prépare une thèse de doctorat en stylistique intitulée « La poétique du parler populaire dans l’œuvre barrytownienne de Roddy Doyle : étude stylistique de l’oralité et de l’irlandité », sous la direction du Professeur Manuel Jobert.

Léa Boichard is a doctoral and teaching fellow at the University of Lyon 3 where she is currently preparing a PhD under the supervision of Professor Manuel Jobert. Her research focuses on English stylistics and phonology, and more specifically on the poetics of orality and Irishness in the novels of Roddy Doyle.

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Entre voix et regards, histoires de DES(équ)I(lib)R(es) dans The Well of the Saints de John Millington Synge

Claire Majola-Leblond

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les numéros de pages font référence à l’édition suivante : J.M. Synge, The Playboy of the Western World and Other Plays. Oxford : Oxford University Press. 1995. Tous les termes soulignés le sont par nous.

1 L’équilibre trouve ses racines dans le latin libra (la livre, le poids et par extension la balance) et equus, égal, calme, équitable. Le glissement de l’objectif (équilibre des balances) au subjectif conduit à associer l’équilibre au positif. Il est ce vers quoi l’on tend, ce que l’on espère. Pourtant, à l’aube de cette réflexion, suspendre toute évaluation est fondamental ; ainsi qu’inlassablement le rappelle Siri Hustvedt, « doubt is the engine of thought »1.

2 Notion complexe qui se conjugue différemment selon que l’on a de l’équilibre ou que l’on est en équilibre, l’équilibre s’articule autour de différents sens et met en jeu différents référentiels : égocentrique (équilibrage de la lymphe dans les canaux semi- circulaires de l’oreille interne), allocentrique (orientation du regard) et géocentrique (mécanismes de la proprioception). Il s’entend donc au pluriel et se construit sur d’infinis ajustements ; seul un espace sépare « des équilibres » de « déséquilibres ». Dans La Rime ou la vie, Meschonnic dit de la rime qu’elle inscrit un mot dans un autre mot, invitant à des connections sémantiques infiniment renouvelées2 ; c’est donc à quelques petits jeux anagrammatiques que ce travail convie, à un voyage le long de ces lignes d’erre serpentines chères à Deleuze et, avant lui, à Hogarth, en compagnie d’un couple de mendiants aveugles, Mary et Martin Doul, installés à la croisée des chemins près d’une église en ruine et qui rencontrent un saint nomade, muni d’une eau miraculeuse dotée du pouvoir de guérir leur cécité.

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Du DES(équ)I(lib)R(e)…

3 La Fontaine aux saints s’ouvre sur un paysage en ruine et des personnages en quête d’orientation : Low loose wall at back with gap near centre; at left, ruined doorway of church with bushes beside it. Martin and Mary Doul3 grope in on left and pass over to stones on right, where they sit. (59) 4 L’espace scénique de déséquilibre initial offert au regard du spectateur est défini par le dialogue comme espace transitionnel, intermédiaire. MARY DOUL: What place are we now, Martin Doul? MARTIN DOUL: Passing the gap. 5 La forme –ING installe dans l’entre-deux. C’est l’automne, il est tard ; Mary, nous dit Martin, a passé la matinée à tresser ses cheveux blonds ; les membres de la communauté sont en chemin pour la foire et ne leur donneront rien se lamente Mary. Martin occupe l’espace sonore pour ne pas entendre la voix cassée (« queer cracked voice ») de sa femme et en vient à s’interroger « teasingly but with good humour » sur la réalité de la beauté de celle-ci : MARTIN DOUL: I do be thinking odd times we don’t know rightly what way you have your splendour or asking myself may be, if you have it at all, for the time I was a young lad, and had a fine sight, it was the ones with sweet voices were the best in the face. (59) 6 La disjonction entre son de la voix et apparence crée un déséquilibre dans lequel vient s’inscrire le DESIR : MARTIN DOUL (a little plaintively): I do be thinking in the long nights it’d be a grand thing if we could see ourselves for one hour, or a minute itself, the way we’d know surely we were the finest man and the finest woman of the seven countries of the east… (bitterly) and then the seeing rabble below might be destroying their souls telling bad lies, and we’d never heed a thing they’d say. (60) 7 Désir de voir languissant, mimé par le discours qui repousse l’objet du désir aux confins de la phrase, floutés par les points de suspension ; désir motivé à la fois par la possibilité de confirmer qu’ils forment bien le couple le plus « glamour » du monde (du moins des sept contrées de l’est) et de se libérer des fluctuations mensongères de leur communauté, tantôt vantant leur beauté, tantôt la niant… La mise en doute de Martin se voit recadrée par Mary ; selon elle, les voyants seraient enclins, par jalousie perverse, à ne rien dire de la beauté qu’ils ont devant les yeux : MARY DOUL: If you weren’t a big fool you wouldn’t heed them this hour Martin Doul, for they’re a bad lot those that have their sight and they do have great joy, the time they do be seeing a grand thing to let on they don’t see it at all, and to be telling fools’ lies the like of that Molly Byrne was telling to yourself. (60) 8 L’enjeu est d’importance ; le lien établi entre voix et apparence conduit Martin à fantasmer sur Molly Byrne, jeune femme à la voix douce et qu’il imagine par conséquent dotée de formes belles et généreuses4. Mary exprime alors sa réticence face à ce désir de voir, signe d’une intuition toute aussi fine que celle de son mari. MARY DOUL: […] there’s a power of villainy walking the world, Martin Doul, among them that do be gadding around, with their gaping eyes, and their sweet words, and they with no sense in them at all. MARTIN DOUL (sadly): It’s the truth may be, and yet I’m told it’s a grand thing to see a young girl walking the road.

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MARY DOUL: You’d be as bad as the rest of them if you had your sight, and I did well surely, not to marry a seeing man […] – for the seeing is a queer lot and you’d never know the thing they’d do. (61) 9 Cécité et aveuglement, voix et mensonge, dire et désir sont les composantes inextricablement tissées de cette ouverture. Le spectateur, qui voit de ses yeux la laideur et la misère du couple de mendiants est sensible à la vulnérabilité de Martin et Mary face aux mensonges de la communauté villageoise. Entre tragique et comique, un déséquilibre se crée entre discours et réalité, établissant la suprématie du dire. Cependant, pour Martin, les mots ne suffisent plus et le désir naît de confronter ses fantasmes au réel… Mary, quant à elle, n’épouse pas ce désir, se satisfaisant des discours familiers de la communauté, redoutant la perspective de son mari posant les yeux sur Molly Byrne, et, par conséquent, sur elle-même. Voir engendre une autre problématique, l’être-regardé, évoquée ici en filigrane et qui deviendra centrale au second acte. Les deux personnages se rejoignent cependant dans leur évaluation du monde des voyants, un monde étrange, perçu comme fondamentalement antagoniste, malveillant et menteur. Le désir de voir n’éclipse pas une certaine méfiance vis à vis de la communauté des voyants.

10 C’est dans ce contexte que s’opère un recentrage sur l’ouïe ; Martin reconnaît, à sa voix, Timmy le forgeron, venu annoncer l’arrivée imminente d’un saint capable de rendre vue aux aveugles, grâce à l’eau miraculeuse d’un puits près de la tombe des quatre saints, sur une île, dans des terres de l’ouest, la fontaine aux saints5.

… au D(éséqu)I(lib)RE

11 A la croisée des chemins, le DESIR rencontre le DIRE, empruntant à son tour quelques lettres au D(éséqu)I(lib)RE. Le récit de Timmy et l’espoir de voir replacent sur la même ligne de mire l’œil et l’oreille et mettent Martin en route ; l’étymologie de désir, dé- sidérer, nous emmène au delà du « overawed » et de la sidération de Mary à l’annonce du miracle. (63) MARTIN DOUL (feeling for his stick): What place is he Timmy? I’ll be walking to him now. (63) 12 Les trois composantes de l’équilibre (œil, oreille, pied) se combinent et les forces entre Est et Ouest, manque et désir, dé-sidération et miracle, semblent alors s’équilibrer. Pourtant la mécanique se grippe ; le désir de Martin qui le met en route vers le saint est stoppé par l’insistance mise sur la venue du saint lui-même. Or, ce n’est pas le saint qui entre sur scène mais deux jeunes filles, Molly et Bride, à qui, « miracle », ce dernier a confié l’eau sacrée, sa clochette et son manteau…. Le terme de « wonder » passe de l’espace du sacré à celui du profane et les attributs du saint deviennent simples accessoires scéniques, recréant la disjonction entre apparence et réalité ; l’habit ne fait plus le moine. Molly place le manteau du saint sur les épaules de Martin, tout en commentant, à l’intention de Mary : MOLLY BYRNE: […] [laughing foolishly] There’s a grand handsome fellow, Mary Doul, and if you seen him now, you’d be as proud, I’m thinking as the archangels below, fell out with the Almighty God. (65) 13 Le geste est d’une complexité rare ; le sacré est tourné en dérision et prétexte à jeux scéniques, moqueries et mensonges qui peuvent s’entendre comme palimpseste de la Passion où Jésus se voit affublé d’un manteau pourpre et d’une couronne d’épines6. Le

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commentaire de Molly inverse le divin en diabolique tandis que Martin se voit relié à la figure christique, et, dans le repli des associations textuelles, à la figure de Saint Martin dont la légende rapporte qu’il donna la moitié de son manteau à un pauvre transi de froid.

14 Mettant un terme à ce chaos, le saint entre alors sur scène et règle le rituel de guérison. Contrairement à ce qui se passe lors des miracles de l’Evangile, intertexte majeur de ce qui se déroule sous nos yeux, il va avoir lieu hors champ, dans l’église et non devant la communauté villageoise, maintenue à l’écart, réduite à commenter le peu qu’elle entrevoit. Martin et Mary sont guéris, mais au lieu de la joie attendue, c’est une explosion de violence tant physique que verbale qui envahit la scène. Incapable de reconnaître sa femme, Martin, qui prend Molly, puis Bride, pour Mary, est conduit, yeux grands ouverts, dans un cruel jeu de colin-maillard tourbillonnant : PEOPLE (jeeringly): Try again Martin, try again, you’ll find her yet. (70) avant de reconnaître la voix de Mary tandis qu’elle-même s’interroge sur son mari : MARY: Which of you is Martin Doul? MARTIN (wheeling round): It’s her voice surely… (they stare at each other blankly). (70) 15 La stupeur des personnages n’a d’égale que la stupeur des spectateurs, suspendus dans l’attente d’une résolution de la tension, résolution qui s’opère paradoxalement dans l’éclatement d’une colère réciproque assez déroutante. La guérison se trouve attribuée, par ailleurs étymologiquement fort justement, au diable, dia-bolos, agent de dis-corde, de séparation, de dis-jonction : MARY DOUL (Interrupting him): It’s the devil cured you this day with your talking of sows; it’s the devil cured you this day, I’m saying, and drove you crazy with lies. (71) 16 Le déséquilibre est à son comble ; le délire généralisé. Le discours construit par la communauté était dé-lirant, à côté du sillon du réel7, et dia-bolique, disjoignant réalité et apparence mais la réaction du couple est tout aussi dé-lirante ; en effet, l’illusion construite ne pouvait fonctionner que parce qu’elle était acceptée, voire inconsciemment désirée. Le mensonge de la communauté s’est nourri de la crédulité de Martin et Mary, au mépris de toute logique, voire même de leur intuition intime du réel. Eux-mêmes se sont mentis à eux-mêmes, et là peut-être est la source de leur colère réciproque, une colère dont Vasse nous rappelle qu’elle est toujours réponse à une déstabilisation du Moi8.

17 Le saint revient alors au centre de la scène, enjoignant aux deux personnages, qu’il sépare9, de connecter la vue à la raison, « sight » à « sense » et de se tourner vers Dieu au lieu de se regarder l’un l’autre. Aux ancrages égocentrique et allocentrique défaillants se substitue un référentiel déo-centrique, axe de verticalité censé redonner un sens, une direction susceptible de rééquilibrer la situation : SAINT (coming between them): May the Lord who has given you sight send a little sense into your heads, the way it won’t be on your two selves you’ll be looking […] but on the splendour of the Spirit of God […] let the lot of you […] be saying to yourselves it’s a great pity and love he has, for the poor starving people of Ireland. (71-72) 18 En réalité, le référentiel déo-centrique se replie sur lui-même en un retour sur les pauvres affamés irlandais dont Dieu a pitié, leur enjoignant de vivre comme des saints, « with little but old sacks, and skin covering their bones » (72), renvoyant ironiquement en miroir à la pauvre apparence de Mary et Martin, inscrivant également dans le filigrane textuel le traumatisme de la Famine ; « That the Famine is never named,

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explicitly referred to or thematised in J.M.Synge’s plays is relevant to the unspeakable nature of trauma » rappelle Lecossois (2015, 88).

19 A la fin de l’acte 1, le spectateur est totalement désorienté ; désorienté devant la colère des personnages, la cruauté de la communauté spectatrice, devant le saint qui ne semble pas vraiment offrir de « sens » malgré ses dires.

…Au DE(séqui)LI(b)RE

20 L’acte 2 se construit autour de structures d’inversion contrapuntiques (on évoquera ici un Synge musicien avant d’être écrivain…), structures qui pourraient à première vue passer pour une forme de rééquilibrage si elles n’étaient à de multiples reprises soumises aux tangages et au roulis du vertige. Le saint est parti ; au centre de la scène se trouve un puits recouvert d’une planche en radical contraste avec le décor ouvert de l’acte 1 et le puits hors champ de l’ouest de l’Irlande. Figure profane de la Samaritaine, Molly vient chercher de l’eau avec une cruche, le terme utilisé « can » (76), évoque le récipient avec l’eau miraculeuse porté par le saint (64). Le désir de voir s’inverse en regret, voire même en désir de redevenir aveugle, toutefois marqué d’une forte ambivalence. Martin entreprend en effet de séduire Molly, or le regard reste au centre du processus de séduction. Mais voir ne compte pas tant que l’être-vu, l’être-regardé : MARTIN DOUL […] Put down your can now, and come along with myself, for I’m seeing you this day, seeing you, maybe, the way no man has seen you in the world. (79) 21 Martin promet à Molly un regard neuf, pur, vierge, mais ce regard des aveugles nouvellement posé sur le monde est d’une perspicacité sans concession ; c’est ainsi que Mary voit la vieille femme que Molly ne manquera pas de devenir. C’est maintenant à la communauté de se protéger des paroles des aveugles : TIMMY: Oh, God protect us Molly from the words of the blind! (81) 22 Et c’est désormais la lamentation « Oh the blind is wicked people, and it’s no lie » (80) qui remplace l’affirmation maintes fois entendue dans la bouche de Martin ou Mary à l’acte 1 : « They’re a bad lot those that have their sight » (60), variation sur un même thème, sujet / contre-sujet.

23 Contrairement à l’acte précédent, c’est la perte de la vue qui est associée à la perte de la raison par Molly ; la communauté se révèle tout aussi violente que dans l’acte 1 où recouvrer la vue s’accompagnait d’un appel à la raison. Martin, redevenu aveugle, est exclu à la fin de l’acte 2. Il garde cependant le dernier mot avec une étrange prière baroque qui peut se lire comme réponse ironique, inversée, à l’injonction déo-centrique du saint à la fin de l’acte 1. Ainsi demande-t-il à Dieu d’être damné avec Molly et Timmy afin de pouvoir les contempler se livrant à d’obscurs ébats en enfer tout en se promettant de cacher à Dieu son plaisir : MARTIN DOUL: I’ve a voice left for my prayers and may God blight them this day, and my own soul the same hour with them the way I’ll see them after, Molly Byrne and Timmy the Smith, the two of them on a high bed and they screeching in hell… it’ll be a grand thing that time to look on the two of them; and they twisting and roaring out and twisting and roaring again, one day and the next day, and each day always and ever. It’s not blind I’ll be that time, and it won’t be hell to me I’m thinking but the like of Heaven itself, and it’s fine care I’ll be taking the Lord Almighty doesn’t know. (He turns to grope out). (82)

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24 A la fin de l’acte 2 on marche littéralement sur la tête ; le spectateur avance à tâtons dans la pièce, éprouvant une sensation de défamiliarisation, un sentiment de vertige, en miroir de celui éprouvé par Martin, noté à plusieurs reprises par les indications scéniques : « Martin Doul recoils toward centre, with his hand to his eyes », « He hesitates […] staggers towards Mary Doul, tripping slightly over tin can » (80). La question de l’interprétation et de l’intention reste en suspens, non résolue.

25 C’est l’acte du DIRE et du DÉ-LIRE, acte de l’interpellation et du déséquilibrage d’un spectateur qui perd tout repère ; acte de bruit et de fureur qui nous conduit pourtant au-delà du mensonge et retrouve l’articulation entre dire et réel grâce à la clairvoyance radicale d’un discours qui, paradoxalement s’élève alors que la vue se brouille à nouveau.

(Déséqui)LIBRES ?

26 L’acte 3, dans lequel va se poser la question du choix et de la liberté, nous ramène dans l’espace du premier acte avec quelques modifications signifiantes du décor : l’ouverture dans le mur a été bouchée avec des branchages mais c’est le printemps. L’acte s’ouvre sur Mary seule et la subjectivité de sa perspective : MARY DOUL: I’m thinking short days will be long days to me from this time, and I sitting here, not seeing a blink or hearing a word, and no thoughts in my mind but long prayers that Martin Doul’ll get his reward in a short while for the villainy of his heart. (83) 27 Elle reconnaît le pas traînant de Martin. Il entre sur scène sans avoir conscience de la présence de sa femme, livre son inquiétude de rester seul à en perdre la raison et articule avec réticence son désir de retrouver Mary : MARTIN DOUL: […] It’s lonesome I’ll be from this day, and if living people is a bad lot, yet Mary Doul herself, and she a dirty wrinkled-looking hag was better maybe to be sitting along with than no one at all. (83) 28 L’ancrage égocentrique est problématique mais le désir pour l’autre a du mal à se dire, d’autant que la perception de l’autre est à l’origine d’une panique face à un animé- inanimé qui réenclenche la mécanique du déséquilibre et le recours au déo-centrisme : MARTIN DOUL: There’s a thing with a cold living hand on it sitting up at my side (he turns to run away but misses his path and stumbles in against the wall) […] Oh, merciful God, set my foot on the path this day and I’ll be saying prayers morning and night and not straining my ear after young girls or doing any bad thing till I die – (84) 29 Le spectateur ne peut que sourire alors que le texte retrouve un peu de légèreté comique avant le rééquilibrage signifié par l’indication scénique et confirmé, au delà de l’interrogation, par la figure du chiasme MARTIN DOUL: Mary Doul is it? (recovering himself with immense relief) Is it Mary Doul, I’m saying? (84) 30 C’est grâce au discours, à la voix, que le lien entre les deux personnages se retisse de manière subtile, en harmonie avec la psychologie complexe du couple. La cohésion par répétition est omniprésente et semble là à la fois pour contrebalancer l’ironie sans concession de l’échange et introduire un élément ludique dans le discours, à la manière des comptines enfantines : MARY DOUL: If I am, I’m bearing in mind I’m married to a little dark stump of a fellow looks the fool of the world, and I’ll be bearing in mind from this day the great

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hullabaloo he’s after making from hearing a poor woman breathing quiet in her place MARTIN DOUL: And you’ll be bearing in mind I’m thinking what you seen a while back when you looked down into a well or a clear pool, maybe, when there was no wind stirring and a good light in the sky. (84) 31 L’échange se déploie en échange poétique inventif et visionnaire, puisant aux sources mêlées de la connaissance et de l’imaginaire ; l’incorrigible Mary crée un magnifique portrait d’elle-même : I seen my hair would be grey, or white maybe in a short while, and I seen with it that I’d a face would be a great wonder when it’ll have soft white hair falling around it. (85) 32 Lorsque Martin lui demande ce qu’il en sera pour lui alors, elle lui prédit une calvitie totale : « bald as an old turnip » (85). Cette joute verbale à fleuret non moucheté se conclut sur Martin, dressant de lui-même le portrait d’un sage vieillard à longue barbe blanche, attribut que bien évidemment Mary ne saurait posséder : MARTIN DOUL (bursting with excitement): I’ll be letting my beard grow a short while – a beautiful, long white, silken, streamy beard, you wouldn’t see the like of in the eastern world… ah a white beard’s a grand thing on an old man, a grand thing for making the quality stop and be stretching out their hands with good silver or gold. (86) 33 La frontière entre mensonge et fiction est un fil sur lequel le discours tient un fragile équilibre mais qui tisse pourtant solidement la complicité des deux personnages entre eux et avec le spectateur. Ce qui est dit n’est sans doute pas vrai, tout le monde le sait ; mais le discours partagé ouvre un espace de jeu, espace théâtral par excellence, où la voix crée le voir et oriente le regard. Le rééquilibrage se fait autour d’un dire valorisé, et qui, bien que mensonge sous un certain angle, se voit attribuer une valence positive. MARY DOUL (laughing cheerfully): Well we’re a great pair, surely, and it’s great times we’ll have may be, and great talking before we die. (86) 34 Le langage ouvre l’œil de l’esprit, permet la création de scènes où tous les sens sont de la fête, le chant des oiseaux, la douceur de l’air, les parfums et les bêlements des agneaux nouveau-nés, le bruit de la rivière dans la ravine lorsque survient la dissonance : MARTIN DOUL: What’s that sounding in the west? (a faint sound of a bell is heard) […] MARTIN DOUL (with dismay): It’s the old saint, I’m thinking, ringing his bell. MARY DOUL: The Lord protect us from the saints of God. (86) 35 Les personnages tentent de s’échapper, mais le passage est bouché: « there’s a tree pulled into the gap » (87) et les deux mendiants se trouvent prisonniers d’une double contrainte que Martin analyse avec perspicacité: « And isn’t it a poor thing to be blind when you can’t run off itself, and you fearing to see ? » (87).

36 Le retour du saint signe une volonté de recentrage sur la vue et le regard face à laquelle Mary et Martin développent, par la voix, des stratégies d’opposition, obliques dans un premier temps, ancrées dans le pouvoir performatif du Verbe « if it is you’d have a right to speak a big terrible word would make the water not cure us at all » (88), directes et explicites dans un second : MARTIN DOUL (more troubled): We’re not asking our sight, holy father, and let you be walking on and leaving us in our peace at the crossing roads, for it’s best we are this way and we’re not asking to see. (89)

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37 L’inversion radicale du désir de voir de l’acte 1 en désir de rester aveugle, de choisir librement ce que Timmy nomme « wilful blindness » (91), pose problème au saint, à la communauté, et potentiellement au spectateur. Tous refusent d’entendre ce désir, aveuglés qu’ils sont par l’a priori évaluatif positif attaché à la vue et utilisent la force pour opérer la guérison contre la volonté des deux aveugles ; force illocutoire du langage (le saint multiplie les ordres : « you can kneel down, I’m saying. […] Kneel down I’m saying » (90), et force physique, comme en témoignent les indications scéniques: They push him over in front of Saint near centre (88), Turning Martin Doul round angrily (89).

38 Le choix de Martin est pourtant motivé et digne d’être écouté ; la vue n’offre rien de positif, ouvrir les yeux sur la misère et la souffrance du monde n’a rien de désirable ; l’argument est d’ailleurs entendu par Mat Simon qui ose un timide : « He’s right may be, it’s lonesome living when the days are dark » (89), avant d’être remis à sa place brutalement par Molly « He’s not right. Let you speak up Holy Father and confound him now » (90). Le saint propose alors à Martin une autre vision, celle de la beauté du monde ; mais Martin a depuis longtemps accès, dans l’œil de l’esprit, et par tous les sens sans exception, à une vision de l’harmonie du monde : MARTIN DOUL (Fiercely): Isn’t it finer sights ourselves had a while since and we sitting dark smelling the sweet beautiful smells do be rising in the warm nights and hearing the swift flying things racing in the air (the Saint draws back from him) till we’d be looking up in our own minds into a grand sky, and seeing lakes, and broadening rivers, and hills are waiting for the spade and plough. (90) 39 Le pas en arrière du saint peut se lire comme une marque d’acceptation de la position de Martin et donc de renoncement ; mais la communauté n’entend pas en rester là, comme le montre l’injonction de Timmy à laisser Martin à son sort mais à guérir Mary. L’enjeu s’expose alors clairement comme enjeu de pouvoir et la communauté prédatrice change de proie, puisque la première leur a échappé10. Le combat pour la possession de Mary, totalement réifiée dans la bagarre, se livre entre Martin et le saint, lequel se retrouve dans la position très problématique de s’interposer entre Martin et Mary et de séparer ainsi violemment ce que Dieu a uni : « He goes forward a step to take Martin Doul’s hand away from Mary » (91) alors même que le désir de Mary ne semble avoir aucune existence autonome et manquer de tout ancrage égocentrique : MARY DOUL (Looking uneasily towards Martin Doul): May be it’s right they are, and I will if you wish it, holy father. (91) 40 Face à la force dirigée contre lui, il ne reste plus à Martin qu’à utiliser la ruse, la finesse de son ouïe, pour déjouer ce recentrage imposé sur l’œil, pour faire entendre ce qu’il nommera son « droit », faisant voler la gourde d’eau sacrée, rendant irrémédiablement impossible toute guérison miraculeuse et renvoyant le saint sur les routes avant d’être à son tour chassé de la communauté. La stratégie adoptée est encore une fois une stratégie d’inversion, et à la ruse succède l’exil, mais un exil volontairement choisi dans un ultime acte de liberté. Le droit de rester aveugle se combine au droit de partir dans un discours à deux voix, l’une en mode majeur : MARTIN DOUL: We’re going surely, for it’s right some of you have to be working and sweating the like of Timmy the Smith, and a right some of you have to be fasting and praying and talking holy talk the like of yourself, I’m thinking it’s a good right ourselves have to be sitting blind, hearing a soft wind turning round the little leaves of the spring and feeling the sun and we not tormenting our souls with the sight of the grey days and the holy men and the dirty feet in trampling the world. (93)

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l’autre, mineur (indication scénique, modalisation) : MARY DOUL (despondingly): That’s the truth surely and we’d have a right to be gone, if it’s a long way itself, where you do have to be walking with a slough of wet on the one side and a slough of wet on the other and you going a stony path with a north wind blowing behind. (93) 41 Si Mary perçoit le vent froid du nord et les pierres du chemin, si Timmy prédit au couple une mort certaine par noyade, c’est bien la direction du sud que Martin choisit, « where the people will have kind voices maybe, and we won’t know their bad looks or their villainy as well » (93). Prenant le pouvoir et saisissant la main de sa femme, il invite à le suivre, loin du mensonge : « Come along now and we’ll be walking to the south, for we’ve seen too much of everyone in this place and it’s small joy we’d have living near them or hearing the lies they do be telling from the grey of dawn till the night. » (94)

Les éclats du dESEqUiLiBRE : un spectateur ÉBERLUÉ

42 Au terme de la pièce, si le droit au libre choix s’affirme en dépit de tout et de tous, il reste problématique. Il conduit à une exclusion hors de l’espace scénique, au vagabondage et à l’itinérance, remet les personnages en mouvement, leur imposant par là même de perpétuels rééquilibrages. Le spectateur se voit privé de catharsis et, une fois le rideau tombé, reste seul, éberlué et interrogatif dans son fauteuil, en équilibre au bord du texte, en quête de cohérence interprétative, invité dans un second temps à se remettre lui aussi en route, en quête de sens. Hustvedt disait de Kierkegaard qu’il était un philosophe « who could lead a reader into a place of intense ambiguity so that he or she would be thrown back on him or herself and have to make the leap for the great decision »11. C’est bien au cœur de l’ambigu que The Well of the Saints nous emmène, avec les mêmes conséquences pour le spectateur.

43 L’expérience théâtrale est par nature d’abord expérience de décentrement puisqu’elle joue sur la multiplicité des ancrages et des perspectives, et le texte de La Fontaine aux Saints est à cet égard d’une déconcertante complexité. Les multiples points de vue adoptés sont en mouvement perpétuel. Martin comme Mary changent sans cesse de positionnement ; au désir de voir succède le désir de ne pas voir ; le langage est double, vecteur de mensonge et de vérité ; le mensonge est double, alternativement tromperie ou poésie ; le saint est certes un saint homme mais, agent de division, il a quelque chose de diabolique12. Si la construction empathique de la pièce tend à faire pencher la balance du côté du couple de Mary et Martin, l’ancrage d’identification proposé de la communauté qui, comme nous, regarde, évalue, s’interroge sur les choix des différents personnages ne peut être oblitéré. Tous les personnages sont de beaux parleurs et le rythme de leur langue, hypnotique et fascinant ; répétitions et modulations brouillent les pistes et nous laissent bien souvent comme Molly face à Martin, « half-mesmerized » (79) au carrefour de routes interprétatives multiples et sinueuses. 44 Ce n’est donc pas un hasard si la question posée par le texte de Synge en plus de celle, centrale, méta-théâtrale de la force illocutoire du verbe, est la question du discernement, la capacité à séparer le bon grain de l’ivraie, le juste du faux. Martin pose lui-même le problème à l’acte 3 lorsqu’il répond à Mary lui demandant de trouver un mot afin de bloquer le pouvoir de l’eau :

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MARTIN DOUL: Which way would I find a big terrible word and I shook with the fear, and if I did itself, who’d know rightly if it’s good words or bad would save us this day from himself? (88) 45 Le passage n’est pas sans entrer en résonnance intertextuelle avec ce récit de la guérison miraculeuse du serviteur du centurion raconté dans l’Evangile selon Matthieu, Le centurion répond à Jésus (8 ; 7-9) « Lord, I am not worthy that thou shouldest come under my roof : but speak the Word only, and my servant shall be healed. », formulation qui se retrouve modulée dans la liturgie sous la forme « only say the word and I shall be healed ». Ces transformations posent la question centrale du palimpseste, du métissage, de l’interprétation d’un texte et de sa réappropriation.

46 Une manière d’équilibrer la lecture du texte de Synge est en effet de le mettre en regard des récits de guérisons miraculeuses que l’on trouve dans les Evangiles ; dans tous les cas, les aveugles veulent être guéris et louent Dieu qui leur a rendu la vue ; Synge, l’homme qui se montre, comme le rappelle Saddlemyer (2000, 178) « [a]bove all, a listener », vient remettre en cause cette unanimité évaluative, dans un texte qui peut lui-même être qualifié de para-bolique. Le sens n’est pas simplement à chercher dans un ancrage diégétique, égocentrique, dans l’histoire de ce couple d’aveugles qui fait le choix de ne pas accepter d’être « guéri ». Il se trouve aussi à côté, décentré, « lancé de côté », pour rejoindre l’étymologie de para-bole, dans un déplacement allocentrique. Il s’agit d’ouvrir une suspension évaluative en vue de réexaminer tous les a priori, les préconçus, tout ce qui va de soi, ouvrir un espace de différAnce13 pour laisser s’entendre les différends interprétatifs et mettre l’interprétation en attente. L’intertexte biblique ouvre des questions sans donner de réponses ; ainsi, le saint est-il une figure qui sépare, mais en même temps, la Bible définit la parole de Dieu comme un glaive à double tranchant. Martin se dessine en vieillard à barbe blanche, s’amusant à imaginer l’ascendant qu’il pourrait avoir sur les prêtres : MARTIN DOUL: Great times from this day, with the help of the Almighty God, for a priest itself would believe the lies of an old man would have a fine white beard growing on his chin. (86) 47 Or à quoi peut faire penser un vieillard à longue barbe blanche ? Dieu le Père ? mais alors… Dieu mentirait-il ? et le prêtre croirait il les mensonges de Dieu… avec l’aide de Dieu ?... Le texte devient plus que vertigineusement subversif… et la question du sens se pose de manière intense au fil de la complexification des positions. Comment retrouver un équilibre ? Comment LIRE la pièce ?

(Equi)LI(b)RE ?

48 Si l’on tente de poursuivre l’équilibrage en s’ancrant dans le contexte de l’Irlande du début du XXème siècle, en d’autres termes, en adoptant en dernière analyse un référentiel géocentrique, la pièce de Synge affirme à voix haute un désaccord majeur avec toute forme de point de vue, aussi positif, progressiste, moderniste soit-il, imposé par la violence sans prise en compte du désir de l’autre, aussi surprenant, déstabilisant et contraire puisse-t-il sembler. Or comme le rappelle Lecossois (2016, 6): For nationalist audiences […] any form of embodiment or behaviour diverging from the norms of modernity, as set by the colonial power and endorsed later by constitutional nationalists would have been seen as compromising Ireland’s chance of gaining independence.

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49 L’enjeu semble bien être l’expression d’un point de vue divergent ; la tâche semble difficile. Dans « La Nation Défigurée : l’envers du décor dans The Well of the Saints », Poulain cite la lettre de Yeats au mécène américain John Quinn : « We will have a hard fight in Ireland before we get the right for everyman to see the world in his own way admitted » poursuivant, « cette lettre invite à lire The Well of the Saints comme une sorte de manifeste de ce que devait être le théâtre national pour ses fondateurs protestants, un théâtre qui milite en faveur du droit de chacun à voir le monde à sa façon » (Poulain 2008, 70). La subjectivité et la relativité des points de vue qui s’affirme dans cette pièce est certes problématique, mais dans le contexte de colonisation et de lutte pour l’Indépendance qui est celui de l’Irlande de Synge et du théâtre de l’Abbey en 1905, elle est politiquement essentielle. La récalcitrance de Martin peut s’analyser comme une prise de position politique, tout comme le choix fait par Synge de la différAnce.

50 En affirmant dans la préface de The Playboy of the Western World « All art is a collaboration » Synge, comme après lui Brook posant dans L’Espace vide son équation : « Théâtre = R r a […] Répétition, représentation, assistance » (1977, 178), acceptent de laisser le dernier mot au spectateur, respectant, peut-être espérant, la récalcitrance de chacun à se voir imposer une lecture unique, une résolution, une réponse. Poulain conclut son analyse de The Well of the Saints en ces termes : « Synge plaide pour une identité nationale plurielle qui fasse une place non seulement à des visions différentes, mais à des regards défigurants, déformants. Une ‘désidentité’ pour emprunter […] à Evelyne Grossman ce néologisme qui laisse entendre aussi le pluriel ‘des identités’ » (Poulain 2008, 79). 51 L’art de Synge est un art du questionnement, de l’étrangeté, du vertige, des équilibres ; prenons le risque d’être spectateurs funambules, à la hauteur de cet immense dramaturge qui, à en croire Buck Mullingan, inspira Shakespeare14… et Beckett.

BIBLIOGRAPHIE

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*

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SADDLEMYER, Ann. 2000. « Synge’s Soundscape », in N. GRENE (ed.), Interpreting Synge, Essays from the Synge Summer School 1991-2000. Dublin : Lilliput Press, p.177-192.

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NOTES

1. Assertion irréfragable en ouverture à l’entretien à la Villa Gillet, Lyon, 16/01/2018. 2. Voir Meschonnic 2006, 256-257. 3. Dont le nom propre signifie aveugle en irlandais. 4. MARTIN DOUL (speaking pensively): It should be a fine, soft, rounded woman, I’m thinking would have a voice the like of that. (60) 5. TIMMY: You’ve good ears, God bless you, if you’re a liar itself for I’m after walking up in great haste from hearing wonders in the fair […] I was coming to tell you it’s in this place there’d be a bigger wonder done in a short while. (63) 6. 16 And the soldiers led him away into the hall, called Praetorium; and they call together the whole band. 17 And they clothed him with purple, and platted a crown of thorns, and put it about his head, 18 And began to salute him, Hail, King of the Jews! 19 And they smote him on the head with a reed, and did spit upon him, and bowing their knees worshipped him. 20 And when they had mocked him, they took off the purple from him, and put his own clothes on him, and led him out to crucify him. (Mark, 15, 16-20) 7. On se rappellera l’étymologie de délirer, du latin delirare : s’écarter du sillon, de la ligne droite. 8. Voir à ce sujet http://www.denis-vasse.com/2009/09/la-colere-2/ 9. Rappelant ainsi la parole christique rapportée par exemple dans l’évangile de Mathieu : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive ». (10 ; 34) 10. Ce passage n’est pas sans faire écho à la scène évangélique où Ponce Pilate se propose de libérer Jésus et où la foule lui demande la libération de Barabbas ; la rythmique est très similaire, et la requête de Timmy « cure Mary Doul, your reverence » reprise en chœur par la foule « that’s it, cure Mary Doul, your reverence » peut évoquer de manière ironique le « crucifie le » de la foule. Voir par exemple Evangile de Matthieu, 27. 11. Notes personnelles prises au cours de l’entretien à la Villa Gillet, Lyon, 16/01/2018. 12. Remarque qui se complexifie si l’on se rappelle que le Christ dit être venu apporter la division (voir Evangile selon Matthieu, 10, 35) et que la parole de Dieu est dans la Bible associée à un glaive à double tranchant (voir Epître aux Hébreux, 4,12). Nous reviendrons sur ce point. 13. Au sens où Derrida définit ce terme dans Positions : « différance renvoie au mouvement (actif et passif) qui consiste à différer, par délai, délégation, sursis, renvoi, détour, retard, mise en réserve. […] ce qui diffère la présence est ce à partir de quoi au contraire la présence est annoncée ou désirée dans son représentant, son signe, sa trace... » (1972, 17) 14. « To be sure, he said, remembering brightly. The chap that writes like Synge » (Joyce 1986, 163).

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RÉSUMÉS

Cet article est une invitation à se saisir des différentes lettres du mot déséquilibre afin de déchiffrer les stratégies mises en place par J.M.Synge dans La Fontaine aux saints pour redéfinir aveuglement et clairvoyance hors de tout a priori évaluatif. Ainsi, la complexité des entrelacs entre « désir », « dire » et « délire » au cœur de l’intrigue dramatique conduit-elle le lecteur/ spectateur « éberlué » à concevoir le « lire » comme de subtils jeux d’équilibrages. Le contexte historique révèle en outre la dimension politique et subversive de cette véritable quête de liberté de pensée.

This article is an invitation to spell out the different strategies used by J.M.Synge in The Well of the Saints to redefine blindness and clear-sightedness free from all preconceived evaluative framework. The reader/spectator, puzzled by the intricacies of desire, the complexities of telling and the temptations of delirium in the play experiences reading as a subtle quest for balance, a search for intellectual and political freedom made more acutely perceptible and essential by the historical context of the play.

INDEX

Keywords : equilibrium/disequilibrium, vision, desire, interpretation, subversion, Synge (John Millington) Mots-clés : équilibre/déséquilibre, vision, désir, interprétation, subversion, Synge (John Millington)

AUTEUR

CLAIRE MAJOLA-LEBLOND

Université Jean Moulin Lyon 3 Université de Caen ERIBIA-GREI EA 2610

Claire Majola-Leblond, professeure agrégée, est Maître de Conférences en Stylistique à l’Université de Lyon (France). Elle enseigne la stylistique et l’analyse du discours littéraire, la littérature irlandaise et la traduction. Elle est l’auteure d’une thèse de doctorat : Les marques stylistiques du point de vue narratif dans les nouvelles de Dylan Thomas et d’articles sur l’art de la nouvelle et le théâtre irlandais. Ses recherches actuelles explorent les connections entre stylistique, arts et sciences, avec un intérêt particulier pour l’esthétique de la réception et la pensée complexe.

Claire Majola-Leblond is Associate Professor in Stylistics & Literature at the University of Lyon (France) where she teaches Literary Discourse Analysis and Stylistics, and translation. She is the author of a Ph.D. thesis on the stylistic markers of point of view in Dylan Thomas’s Collected Stories and articles on the art of the short-story and on Irish drama. Her

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current research explores the possible connections between stylistics, arts and science, the aesthetics of reception and complexity.

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Les mots sur le fil

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Equilibre et déséquilibre des formes de la parole rapportée dans « The Mourning » et « Sitting with the Dead » de William Trevor

Michel Brunet

1 Le propos de cette contribution est d’analyser la distribution des divers types de présentation de la parole dans deux nouvelles de William Trevor, de montrer comment ces différentes formes s’articulent dans l’écriture de ces récits courts et de mettre en lumière les effets d’équilibre et de déséquilibre ressentis par le lecteur.

2 La première nouvelle retenue dans le cadre de cette étude, « The Mourning », a été publiée pour la première fois dans The New Yorker en 1997 puis reprise en 2000 dans le recueil The Hill Bachelors. La seconde nouvelle « Sitting with the Dead » a, elle aussi, fait l’objet d’une première publication dans le même magazine américain en 2001 et figure en tête du recueil A Bit on the Side, publié en 2004. 3 L’étude se donne comme projet d’analyser, d’une manière sélective, ces deux nouvelles en privilégiant le point de vue de la communication et de la mise en texte de la parole. Le concept de parole devra être pris au sens large et fera référence non seulement aux énoncés proférés, mais aussi aux pensées représentées en se fondant, d’une part, sur les analyses stylistiques du discours établies par Leech et Short (1981) et s’inscrivant, d’autre part, dans une perspective pragmatique mettant en jeu les lois ou maximes du discours et des interactions sociales conceptualisées respectivement par Ducrot (1972) et Grice (1975). 4 Une première partie retracera brièvement et quantitativement l’évolution de la représentation de la parole dans les nouvelles de William Trevor en mettant l’accent sur la distribution des différents types de discours rapportés. Dans une deuxième partie, l’analyse d’un extrait de « The Mourning » s’emploiera à montrer comment l’auteur joue savamment de l’alternance entre discours direct, discours indirect, discours indirect libre et discours narrativisé en l’associant à la problématique du point

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de vue, et motive, ainsi, le choix de ces modalités discursives. Enfin, dans un dernier temps, une lecture plus serrée, mais encore nécessairement sélective, de « Sitting with the Dead », nouvelle plus tardive, se proposera d’identifier les moyens linguistiques et stylistiques mis en œuvre par l’auteur pour ouvrir une voie interprétative sur la poétique de son écriture, en se fondant sur les effets de lecture qu’elle engendre en termes d’équilibre et de déséquilibre.

L’art de la conversation dans les nouvelles de William Trevor

5 Dans un entretien accordé au début de sa carrière littéraire, Trevor soulignait déjà l’importance, dans sa fiction, de la représentation de la parole ou, plus exactement, des obstacles à la communication et mentionnait la pluralité des interprétations : « Essentially all my writing is about non-communication — which is very sad and very funny » (Webb 1965). Le dialogue trévorien dénote assurément une faillite de la communication, ce qui a pour corrélat de souligner l’isolement des individus et de nourrir l’intérêt dramatique des récits1. Dans les premières nouvelles de l’auteur, le fait est d’autant plus manifeste qu’il est fréquemment associé à une utilisation du discours direct. Le dialogue se fait forme littéraire au sens premier, îlot textuel au milieu de passages descriptifs ou narratifs. La parole des personnages se donne alors comme hétérogène, non seulement par rapport à la narration prise en charge par l’auteur mais aussi dans le jeu des rapports intersubjectifs. Les dernières productions du nouvelliste semblent reposer, en revanche, sur une plus grande intégration du dialogue dans la narration en alternant plus fréquemment discours indirect, discours indirect libre et discours narrativisé.

6 On constate donc, de manière générale, une évolution dans l’écriture trévorienne qui tend à privilégier le dialogue directement représenté dans la première période de sa production et à atténuer la force illocutoire ou la dimension conversationnelle dans les derniers récits. Relevant d’un choix esthétique qui les apparente à une écriture théâtrale (on pense notamment à Pinter ou Stoppard), les premières nouvelles de Trevor rappellent également la facture des romans de Compton-Burnett et celle des nouvelles d’Hemingway, dont il appréciait les œuvres respectives (Stout 1989, 134)2 ou encore l’écriture de Parker (Parker 2001)3. 7 Il n’est guère surprenant que les nouvelles de Trevor, où domine un dialogue de type polémique allant parfois jusqu’à susciter un sentiment d’absurde, aient fait l’objet d’une adaptation au théâtre ou pour la télévision, quelquefois pour les deux concurremment4. La période au cours de laquelle l’auteur lui-même a assuré l’adaptation de ses nouvelles correspond aussi, pour lui, à un moment d’écriture de pièces dramatiques, pour la plupart, originales5. 8 On peut s’interroger sur la tendance du nouvelliste à abandonner la représentation directe de la parole, dans les séquences dialoguées, au profit d’un discours narratif englobant qui tend vers un plus grand équilibre des formes discursives. La recomposition de la conversation dans le récit reflète un besoin de répondre, certes, à une loi d’économie narrative propre à la nouvelle, mais aussi un parti pris esthétique. 9 Dans les recueils plus récents de l’auteur cependant, la parole n’est jamais totalement évacuée ; elle fait l’objet d’un travail plus élaboré de mise en plans discursifs qui

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combine les divers types de représentation possibles. Les scènes dialoguées des nouvelles qui composent ces derniers recueils ne privilégient plus un type de discours mais représentent un arrangement de diverses formes, une sorte d’hybridité discursive caractéristique qui laisse transparaître ici et là la subjectivité des personnages. Les modalités de textualisation des paroles et des pensées se mêlent alors d’une manière subtile au récit pour donner plus d’importance à certains propos et, par voie de conséquence, de profondeur à certains interlocuteurs.

Co-existences discursives dans « The Mourning »

10 L’hétérogénéité énonciative se manifeste par la place que prennent les diverses formes de présentation de la parole rapportée mais leur distribution peut varier considérablement et procurer un effet de réel ou de sens plus ou moins fort. Selon Flaubert, le discours direct serait plus à même de signaler l’intérêt d’une réplique ou d’un échange verbal : Un dialogue dans un livre, ne représente pas plus la vérité vraie (absolue) que tout le reste ; il faut choisir et y mettre des plans successifs, des gradations et des demi- teintes, comme dans une description. (…) Je ne dis pas de retrancher les idées, mais d’adoucir comme ton celles qui sont secondaires. Pour cela, il faut les reculer, c’est à dire les rendre plus courtes et les écrire au style indirect. (Flaubert 1980, 852) 11 Les combinatoires discursives étant prises en charge et régies par le narrateur, il n’est pas du tout certain que les répliques au discours direct soient nécessairement présentées comme une sélection signifiante dans un ensemble « reculé » qui serait moins signifiant ou que ce type de discours apparemment plus mimétique soit réservé aux personnages de premier plan et le discours indirect aux personnages de l’arrière- plan. L’intérêt que Trevor porte justement aux individus qui se signalent par leur effacement peut, en l’occurrence, inverser la logique d’écriture.

12 Dans le passage suivant extrait de « The Mourning », on notera le déséquilibre, dans le traitement de la parole, entre Mr McTighe, chef d’un groupe de terroristes irlandais, Liam Pat Brogan, jeune homme naïf et effacé, sur le point d’être enrôlé pour commettre un attentat à Londres, et Feeney, l’agent recruteur : Mr McTighe led the way into a kitchen. He snapped open two cans of beer and handed one to each of his guests. He picked up a third from the top of a refrigerator. Carling it was, Black label. ‘How’re you doing, Liam Pat?’ Mr McTighe asked. Liam Pat said he was all right, but Feeny softly denied that. More of the same, he reported: a foreman giving an Irish lad a hard time. Mr McTighe made a sympathetic motion with his large, square head. He had a hoarse voice, that seemed to come from the depths of his chest. A Belfast man, Liam Pat said to himself when he got used to the accent, a city man. ‘Is the room OK?’ Mr McTighe asked, a query that came as a surprise. ‘Are you settled?’ Liam Pat said his room was all right, and Feeny said: ‘It was Mr McTighe fixed that for you.’(Trevor 2000, 71-72) 13 La teneur des paroles de Mr McTighe ne justifie pas a priori le choix du discours direct. C’est bien le statut du personnage qui préside à la sélection de ce type de discours. Ses interlocuteurs, du fait de leur position de subalterne — Feeny — ou de nouveau venu — Liam Pat — sont, en quelque sorte, relégués dans l’ombre ou dans l’insignifiance d’un discours présenté au style indirect ou narrativisé. Liam Pat se voit privé de parole,

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comme peut l’être, d’ailleurs Feeny, dans un premier temps. On remarquera que Feeny, en qualité d’agent recruteur, « retrouve », par la suite, la parole quand il s’adresse à Liam Pat.

14 Les choix stylistiques dénotent ici une correspondance entre une hiérarchisation des discours et celle des statuts actantiels des personnages. Pour sa part, le jeune homme n’a pas vraiment droit ou « voix » au chapitre. Il est en quelque sorte « délocuté » mais il reste le personnage focal qui filtre l’information énoncée. Sa naïveté ne lui permet pas d’interpréter la sollicitude de Feeny et de Mr McTighe et de comprendre la nature des activités clandestines de ce couple d’amis irlandais à Londres, mais il est toutefois parvenu à identifier l’accent de Belfast de Mr McTighe. Le lecteur aura fait preuve d’une plus grande perspicacité que le jeune homme irlandais en se fondant pourtant uniquement sur ses conclusions partielles. L’auteur s’abstient d’apporter de plus amples informations et sollicite ici implicitement la participation active du lecteur. Trevor s’est expliqué sur la répartition des tâches respectives entre auteur et lecteur : Writers really shouldn’t feel obliged to explain. Things should be left to the reader. I think the bond between the writer and the reader is very important. One writes the story; that is the writer’s part done. Then the reader gets to work; reading is his job. (Battersby 2011) 15 Si le jeu discursif contribue à reléguer certains personnages dans une marginalité conversationnelle, la stratégie de la répartition des plans discursifs s’emploie, en contrepartie, à mettre les individus socialement évincés sur le devant de la scène en privilégiant fréquemment leur point de vue par le biais d’un discours intérieur concomitant, plus ou moins élaboré. Le choix d’un point de vue, d’une focalisation interne en l’espèce, détermine l’organisation du récit mais aussi du dialogue et de sa présentation.

16 Si le discours direct fait accroire une énonciation autonome distante, les autres types de présentation de la parole permettent aussi au narrateur premier de livrer au lecteur les pensées des personnages. La qualité de l’écriture de Trevor semble souvent reposer sur un équilibre fragile mettant en balance un désir empathique de sonder l’âme de ses personnages, et une volonté affirmée de maintenir ces derniers à distance. L’hybridité maximale du dialogue semble alors le garant le plus sûr de la conjonction de ces choix esthétiques antinomiques. Les savants entrelacs d’énoncés au discours direct, indirect, indirect libre et narrativisé reflètent assurément la recherche d’un compromis entre ces aspirations contraires. L’hétérogénéité des modalités de la mise en texte de paroles ou de pensées rapportées est, en effet, le symptôme d’une tension stylistique, mais aussi le reflet d’une quête d’équilibre et de cohésion discursive dans l’écriture, là même où l’hybridité des discours peut laisser, en contrepartie, une impression de décousu ou d’agrégation factice d’énoncés consécutifs.

‘Making conversation’6 dans « Sitting with the Dead »

17 La seconde nouvelle retenue dans le cadre de la présente étude est intitulée « Sitting with the Dead ». Elle présente l’intérêt de mettre en rapport de concurrence et de complémentarité les différentes formes de présentation de la parole et de la pensée rapportées. La subtilité de l’agencement des sources énonciatives multiples témoigne du rôle accru dévolu à la régie narrative dans la distance évolutive instaurée entre le narrateur et le personnage principal dont il explore les pensées et les impressions en

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temps réel au fil d’une séquence dialoguée. Le contexte social dépeint est celui d’une Irlande rurale. L’argument narratif sied à l’exigence de brièveté du genre littéraire : deux sœurs, les demoiselles Geraghty, Kathleen et Norah, œuvrant pour la Légion de Marie, se sont donné comme mission pieuse d’accompagner les mourants dans leurs derniers instants. Elles se rendent au chevet d’un éleveur de chevaux de course d’origine Protestante, pensant lui venir en aide. Elles arrivent trop tard, mais sont néanmoins reçues par sa femme Emily qui, bien qu’elle ne les connaisse pas personnellement, est au fait de leur engagement dans des œuvres charitables.

18 La nouvelle se compose de cinq parties déséquilibrées, désolidarisées les unes des autres par la mise en page, mais peut cependant se lire comme un triptyque dans sa temporalité. A savoir, un court prologue à valeur analeptique et explicative qui esquisse le contexte référentiel une semaine avant le décès du mari, et qui a pour fonction de laisser à penser que la relation conjugale est peu harmonieuse. Sur le plan narratologique, la courte scène introductive permet surtout de mettre en place une focalisation interne à travers le regard d’Emily. La partie centrale de la nouvelle, la plus importante, se présente sous la forme d’une scène dialogale7 mettant pour la première fois en présence les trois personnages. L’épilogue se compose, quant à lui, de trois parties distinctes, comme des vignettes représentant successivement Emily, à présent seule, les demoiselles patronnesses sur leur trajet de retour, et Emily, à nouveau, pour clore la nouvelle en point d’orgue. 19 La scène centrale présente un intérêt non pas dramatique, au sens où aucune action ne se joue véritablement, mais heuristique. Le dialogue central pourrait cependant constituer une scène théâtrale dans la mesure où l’échange verbal est mis en scène et où la mobilité spatiale des personnages relève des modalités non-verbales de la communication, modalités kinésiques et prosodiques décrites notamment par Joly (1990, 16-27). Cette scène a un cadre spatial et temporel défini : le lieu est la demeure isolée du défunt et de sa veuve, le hall d’entrée et le séjour. La temporalité est continue, sans marques de rupture, même si elle est soumise à des effets de condensation dans l’économie du récit. Elle opère la convergence de la narration et du dialogue. Le narrateur spécifie d’ailleurs incidemment les bornes temporelles : les sœurs Geraghty arrivent à 19 h 30 et repartent à 3 h 30 du matin. 20 La conversation respecte les règles du genre quand bien même des accidents de dialogue viendraient en déstabiliser le bon déroulement. L’ouverture de l’échange verbal s’effectue au seuil de la demeure et se signale par des présentations nominatives et des formules de politesse contraintes, en l’occurrence des excuses pour le retard malencontreux des deux sœurs. La conversation se clôt sur des remerciements et la fermeture de la porte. Pour ce qui est de la teneur de la conversation, elle se résume, de la part des demoiselles patronnesses, à des paroles réitérées de réconfort moral, propos pour le moins convenus, qui véhiculent un sentiment de compassion et une volonté de rapprochement immédiat, signifiée par un prénom d’adresse amicale, « Emily », alors qu’elles ne se connaissent pas, comme le narrateur le rappelle : « They began to call her Emily, as if they knew her well. They gave their own names: Kathleen the older sister, and Norah » (Trevor 2004, 5). Le début de l’échange s’emploie à établir un rapport de places identitaires corrélatives s’inscrivant dans la relation hôtesse/visiteuses préconstruite par les circonstances de la rencontre. Emily ne déroge pas aux règles de l’hospitalité : elle se propose de leur offrir le thé et répond aux questions des deux sœurs, mais parlant de son défunt mari et ressentant un besoin impérieux de

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s’épancher, avoue sans ambages qu’elle n’était pas heureuse en ménage et qu’elle n’éprouve aucune peine à la disparition d’un époux autoritaire et misanthrope. En un sens, si Emily semble transgresser les règles de la bienséance au vu de son deuil récent, elle ne contrevient pas à la maxime de qualité selon Grice, règle selon laquelle on ne doit pas occulter ce qu’on tient pour vrai. Elle se livre, en effet, sans retenue à une surenchère dans la révélation de son infortune conjugale et formule des griefs envers son défunt époux : « He was a difficult man », « He married me for the house », « He married me for the forty acres » (10-11). Elle conclut en déclarant : « There’s no grief in the house you’ve come to » (12), comme pour signifier à l’endroit des deux sœurs l’inutilité de leur visite. Emily se doit de dire publiquement la vérité : « The women were strangers, she was speaking ill of the dead. She shook her head in an effort to deny what she’d said, but that seemed dishonesty, worse than speaking ill » (11). 21 Le non-dit, ce que le personnage a gardé secret pendant des années, s’actualise en énoncé verbalisé et libère, ainsi, la puissance heuristique de l’échange dialogal. La communication normée est mise en crise et l’équilibre de la relation intersubjective menacé. Il y a, en effet, quelque chose d’aberrant et d’inouï dans la révélation d’une telle vérité aux yeux des sœurs patronnesses. La répétition de l’interjection « Ah, now » (11-12), proférée par l’aînée est linguistiquement marquée pour signifier la surprise ou le désarroi mais elle fait plus que dénoter l’embarras ou l’impuissance à exprimer un point de vue personnel. La transcription de l’interjection se donne à lire comme « l’image d’une incommunicabilité grandissante » (Dufour 2004, 36) entre les personnages. L’accident de dialogue ne va cependant pas mettre un terme à la conversation. Surmontant leur état de sidération, Norah, la cadette, se réfugie verbalement dans quelques généralités sur la nature humaine : « There’s good and bad in everyone, Emily » (12) tandis que son aînée, Kathleen, se propose de refaire du thé et s’esquive prestement dans la cuisine. L’effet perlocutoire se manifeste respectivement sur le plan verbal et sur le plan kinésique. S’en remettre à un discours autre, à valeur proverbiale, c’est se désengager d’un échange interlocutif et se garder d’une prise de position personnelle mais faire du thé n’est pas non plus un acte dénué de sens : il est culturellement connoté et relève d’une grammaire anthropologique. Ce que dit, non sans humour, l’anthropologue britannique Fox (2004, 312) sur le rituel du thé en Angleterre, pourrait fort bien s’appliquer au contexte irlandais de la nouvelle de Trevor : Perhaps most importantly, tea-making is the perfect displacement activity: whenever the English feel awkward or uncomfortable in a social situation (that is, almost all the time), they make tea. It’s a universal rule: when in doubt, put the kettle on. 22 L’extrapolation culturelle semble être pertinente dans cette scène dialoguée dans la mesure où la gestuelle participe de la théâtralisation de l’expression verbale.

23 Si le dialogue représenté devient le reflet mimétique d’un échange gêné et contrarié dans son évolution, la phrase trévorienne reste posée, mesurée et régulée sur le plan stylistique. Elle s’appuie sur un certain nombre d’artifices littéraires qui visent à traduire une forme d’équilibre dans l’énoncé produit. L’imbrication du récit et des modalités de textualisation des paroles et des pensées confère une impression de cohésion au sein de la nouvelle en alternant plusieurs plans discursifs et en effaçant les transitions. Sans heurt ni tension, les points de rupture se font points de suture à peine perceptibles lors d’une lecture cursive. L’écriture semble, en effet, produire un effet de lissage des frontières entre les différents plans discursifs. Le discours indirect, forme

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hybride qui s’intègre au narré, semble à même d’ouvrir sur une parole au discours direct. L’exemple suivant montre comment la transition se trouve facilitée, au plan sémantique, par la reprise d’un même vocable, « grief » : Kathleen said she could call on them in her grief. ‘There’s no grief in the house you’ve come to.’ (12) 24 La réplique d’Emily gagne en expressivité parce qu’elle ne fait pas l’objet d’un filtrage narratorial atténuant sa puissance d’élocution. N’étant pas subordonné à un énoncé introducteur, elle se donne comme un élément autonome intensifiant le caractère dramatique de la révélation. L’extrait suivant offre, quant à lui, l’exemple beaucoup plus complexe d’un passage d’un discours intérieur, transcrit au discours indirect libre, à un énoncé verbal directement rapporté : Emily knew it [the Geraghtys’ house], a pleasant creeper-covered house with silver railings in front of it, not big but prosperous-looking. She’d thought it was Corrigan’s, the surveyor’s. ‘I don’t know why I thought that.’ (6) 25 L’opération discursive est stylistiquement audacieuse dans la mesure où elle ne fait rien de moins qu’accomplir un ‘saut’ entre la conscience du personnage et la sphère sociale du dialogue représenté. On remarquera que l’énoncé au discours direct de la dernière réplique, encadrée de guillemets, postule qu’Emily ait, en toute vraisemblance, déjà formulé explicitement son avis sur la demeure dans un échange préalable exprimé au style direct. Il n’y a cependant pas véritablement manquement à la cohérence du passage dans la mesure où la cohésion du discours se fonde sur un référent continu dûment rappelé par le déictique ‘that’, qui renvoie à la présomption du personnage. Recherchant toujours une plus grande concision stylistique, l’écriture trévorienne pratique ici l’ellipse et le fondu enchaîné de plusieurs plans énonciatifs.

26 Inversement, la cohésion textuelle de la nouvelle est également assurée par un système diversifié de répétitions ou reprises d’informations sur plusieurs plans énonciatifs. Ce sont des répétitions verbatim, transposées ou condensées. La longue maladie du mari, les circonstances de son décès et le fait que le couple n’ait pas eu d’enfants, en l’occurrence, font alternativement l’objet d’une mention dans le narré et dans certains segments dialogués. Ce type de reprise sous différents angles peut susciter une impression de redondance mais la transposition requise par le passage d’une source énonciative à une autre, loin de suggérer des variations factuelles discordantes, met en place des correspondances entre le discours du narrateur et ceux des personnages et produit comme un effet de réverbération au fil de la nouvelle, conférant au texte cohésion mais aussi relief sonore, un peu comme dans une pièce musicale développant des motifs récurrents. 27 En règle générale, l’auteur prend soin de baliser son texte d’indices formels, lexicaux et typographiques qui laissent peu d’ambiguïté quant à la source énonciative. Peut-être parce que la nouvelle laisse d’emblée émerger la subjectivité d’Emily par le canal de la pensée indirecte libre, l’espace énonciatif ouvert semble revenir naturellement à ce personnage et estomper ainsi la participation du narrateur. Certes, c’est bien ce dernier qui met en mots les réflexions du personnage, mais il permet à la subjectivité et au sens de l’observation de son personnage d’investir le terrain énonciatif. 28 Des tournures interrogatives, des répétitions d’énoncés ou des variations lexicales et syntaxiques, « They meant well, these women (…) » (3, 4, 18), rappelant les inflexions idiolectales d’un discours direct deviennent les vecteurs privilégiés du discours d’une

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intériorité. La lecture des segments de pensée indirecte libre donne moins l’impression d’une tension entre deux voix énonciatives distinctes ou décalées que d’une convergence de points de vue reflétant un certain degré d’empathie de la part du narrateur. On est ici tenté de souscrire à l’hypothèse de Bray selon laquelle il serait peut-être plus juste, en matière de Discours Indirect Libre, de parler de « balance of two perspectives » (2007, 48), plutôt que d’une fusion de deux voix distinctes. Cette proposition est d’autant plus séduisante que la nouvelle de Trevor semble distribuer les rôles, de manière équilibrée, entre les instances énonciatives, entre un personnage focal qui accède à un certain degré d’autonomie énonciative dans son for intérieur et un narrateur qui pose un regard distant tout en assurant, cependant, un encadrement discret, mais serré du récit. Les verbes introducteurs, souvent placés en incises appendiculaires, sont comme autant de marques explicites de sa régie discursive. Même dans les passages livrant le discours intérieur du personnage, la présence narratoriale affleure ponctuellement à la surface du texte sous la forme de courts segments narratifs. Deux extraits illustreront cette pratique de l’auteur : She shouldn’t have complained, she hadn’t meant to: Emily tried to say that, but the words wouldn’t come. (11) How could these two unmarried women understand? Emily thought. How could they understand that even if there was neither grief nor mourning there had been some love left for the man who’d died? Her fault, her foolishness from the first it had been; no one had made her do anything. (15) 29 Dans ces citations, le mode de la pensée indirecte libre permet de livrer respectivement les reproches que le personnage s’adresse à lui-même et les questions qu’il se pose. Entrecoupant le flux des pensées qui assaillent le personnage, le narrateur intervient pour signaler incidemment sa reprise en main du récit. L’utilisation répétée du prénom du personnage, emploi qui relève du récit, semble restaurer une certaine distance à son égard et corriger la propension du narrateur à éprouver un sentiment d’identification sinon d’empathie.

30 Mais il y a plus encore à porter à l’actif du narrateur premier dans l’exercice de ses prérogatives énonciatives. Dans cette nouvelle, il ne se satisfait pas de nous donner à lire un dialogue, constitué de répliques verbales diversement rapportées et de segments descriptifs à valeur didascalique. Le narrateur semble produire, d’une manière concomitante, un commentaire sur la conduite du dialogue rapporté comme pour signaler un repli spéculaire sur son écriture et suggérer une dimension métacommunicationnelle dans son récit. Le champ lexical du discours narratif est souvent celui de la conversation : il est étayé, d’une part, par la mention et la récurrence de substantifs qui détaillent les fonctions, types et aléas de discours : « conversation », « explanation », « disagreement », « contradiction », « opinion », « words and commiseration, solace and reassurance » (3, 9, 10, 12, 15), et, d’autre part, par la présence de verbes de déclaration, autres qu’un utilitaire et monotone ‘said’, qui renvoient également à l’abstraction d’un énoncé surplombant : « interrupted », « repeated »,« commented », « explained », « They did not contradict that . They did not say anything » (5, 10). C’est souvent le fait de verbes s’insérant dans un discours narrativisé ou dans un segment au style indirect, formes d’énoncés qui permettent d’introduire une glose sur des propos qu’elles ne citent pas verbatim. Les paroles embarrassées sont enfin entrecoupées de nombreux silences qui sont soulignés lexicalement dans le texte : « There was a pause, as if a pause was necessary here » (3), « a silence in the conversation had come » (10). Il ressort que le discours narratif tend à

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développer un métalangage parce qu’il semble analyser le mode de fonctionnement du dialogue représenté et en expliciter les conditions d’énonciation. 31 Ainsi, a-t-on parfois le sentiment que le dialogue ne raconte pas seulement l’histoire d’une existence, d’un bilan de vie éminemment émouvant, mais narre également, point par point, l’histoire d’un dialogue en reproduisant son flux contrarié, ses méandres, ses achoppements et ses pauses embarrassées. L’impression qui se dégage de l’examen de la mise en texte du dialogue est celle d’une ingénieuse et subtile régulation du récit, à même de contrôler le processus de lecture, marquant le pas par endroits pour créer des effets de synthèse ou de sommaire dans sa progression. La concision est, on le sait, une des exigences figurant dans le cahier des charges de l’écriture d’une nouvelle et la transposition de l’interaction verbale en élément narratif est une stratégie qui s’impose pour épargner au lecteur certains tours de paroles qui seraient banals ou répétitifs s’ils étaient restitués dans leur intégralité : « The talk went on, back and forth between the widow and the sisters, words and commiseration, solace and reassurance » (15). L’auteur raconte plutôt qu’il ne montre. Une remarque s’impose cependant. Cette volonté de mettre des mots sur les choses dites n’est pas seulement le fait d’un narrateur distant ou abstrait de l’espace énonciatif. Elle est également portée, par endroits, par le flux des pensées du personnage principal qui agit comme filtre perceptif et interprétatif. Emily ne décrit pas seulement ce qu’elle voit, elle se livre à une interprétation conjointe des gestes et des paroles de ses interlocutrices qui entrent dans son champ de vision et de conscience. Les postures n’échappent pas à son attention : « They hadn’t taken their coats off, but sat still as statues, a little apart from one another » (4), pas plus que les paroles qui lui sont adressées : « They were endeavouring to lift her spirits, Emily realized, by keeping things light » (6). Le personnage poursuit son analyse plus avant dans le texte comme pour guider les pas du lecteur dans son interprétation du récit : It seemed to Emily that Norah was about to shake her head, that for the first time the sisters were on the verge of a disagreement. It didn’t surprise her: the observation that had been made astonished her. ‘Unusual is what my sister means.’ Norah nodded her correction into place, her tone softening the contradiction. (9-10) […] the Geraghtys spread themselves into the conversation. As the night went on, Emily was aware that they were doing so because it was necessary, on a bleak occasion, to influence the bleakness in other ways. (16) 32 Si la présentation des pensées d’Emily est directement tributaire de son statut de personnage focal, elle donne également, à la lecture, le sentiment que le raisonnement et les conclusions du personnage sont corroborés par celles du narrateur premier et qu’une forme d’identification ou de consensus s’établit ainsi entre ces deux instances énonciatives. La perspective narrative instaurée par la focalisation privilégiée exerce une influence déterminante dans la conduite du récit et la vision du protagoniste devient le centre d’orientation de l’écriture, comme en atteste l’épilogue. Se retrouvant seule et repensant à la franchise provocatrice de ses aveux, Emily assume les propos qu’elle a tenus devant les deux sœurs : « She could not grieve, she could not mourn ; too little was left, too much destroyed. Would they know that as they drove away? Would they explain it to people when people asked? » (17). Ces deux dernières formes interrogatives, énoncées sur le mode du discours indirect libre, reflètent l’inquiétude d’Emily mais conjointement le doute du narrateur quant à la manière dont sa confession a pu être perçue. Il n’y a pas trace ici d’une distorsion ironique entre les deux sources d’énonciation, parce que la représentation de ses pensées tend à dévoiler

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un sentiment d’empathie narratoriale. La conclusion, qui rend compte d’une révélation rassérénante dans l’esprit d’Emily alors que point symboliquement un nouveau jour, s’énonce comme une assertion autoriale venant prendre fait et cause pour le personnage: « In the neglected room she regretted nothing now of what she had said to the women who had meant well; nor did it matter if, here and there, they had not quite understood » (18)8. L’expression ‘women who meant well’ reprend l’idiolecte du personnage, le déictique temporel ‘now’ marque l’instant d’énonciation et l’emploi de la troisième personne rappelle la présence tutélaire du narrateur. La convergence des instances énonciatives duelles apparaît ici comme un facteur essentiel de la lisibilité de la clausule de la nouvelle et contribue à construire rétrospectivement l’unité de signification du texte.

33 Cependant, si la nouvelle se donne à lire comme un tout cohérent faisant sens, certains aspects formels, laissant transparaître la fragmentation de sa composition, sont susceptibles de menacer l’équilibre de son architecture. Ce phénomène paradoxal est particulièrement sensible dans la partie centrale dialoguée qui fait appel à une pluralité d’artifices stylistiques comme autant de stratégies visant à colmater les brèches et à suturer les points de ruptures d’un récit qui dénotent une écriture de type rhapsodique, au sens étymologique de l’adjectif, à savoir constituée de fragments disparates9. Une microlecture stylistique, attentive aux formes et aux effets produits montre que la partie de la nouvelle incluant le dialogue entre Emily et les sœurs Geraghty se caractérise par une forte hétérogénéité constitutive qui ne laisse pourtant rien apparaître de sa complexité d’écriture lors du processus de lecture. L’échange verbal présenté se déroule sur plusieurs plans discursifs mais s’emploie dans le même temps à imbriquer de manière harmonieuse les divers types de discours rapportés. L’art de l’auteur réside, en effet, dans sa capacité à combiner les modalités de la présentation de la parole en ménageant des transitions entre des segments représentant les paroles échangées mais aussi, d’une manière beaucoup plus complexe, dans son habileté à articuler les divers modes d’expression du discours de l’intériorité. On sait que Trevor n’écrivait pas ses nouvelles d’un seul jet, qu’il ne pratiquait pas l’‘étoffement’ ultérieur de ses textes par ajout de formes liantes mais procédait plus volontiers par suppression de mots (Greig 1988). Il s’agissait pour lui de trouver un centre de gravité dans la présentation de la parole rapportée, oscillant entre l’idéal mimétique et le commentaire ouvertement explicatif, glose dont il entendait bien se garder. Sa seule visée esthétique était de restituer « l’épaisseur du non-dit » (Rullier- Theuret 2001, 108) et, ainsi, de laisser une part d’implicite à l’appréciation du lecteur. 34 On peut se demander dans quelle mesure le travail de composition de l’écrivain ne trouve pas un écho dans l’exercice de la conversation dévolu à l’aînée des deux sœurs, qui, en posant de nombreuses questions à Emily, s’efforce d’alimenter un dialogue rendu difficile par les circonstances : « doing her best to knit a conversation » (8). La métaphore du maillage (activité qui consiste à réunir et à entrelacer des fils ou des échevettes pour confectionner un ouvrage de tricot ou de tapisserie) décrit la tâche de l’auteur. Son projet est en effet d’élaborer un échange dialogal complexe visant à former un ensemble cohérent qui rend compte, d’une part, de la vacuité de paroles conventionnelles et, d’autre part, de la profondeur de pensées intimes en cherchant à les intégrer dans la trame d’un discours littéraire continu. L’image du point de couture se retrouve curieusement, mais peut-être pas de manière fortuite, dans la première partie de la nouvelle. Quand Emily apporte à son époux son pardessus et remarque que

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l’emmanchure du vêtement est quelque peu déchirée : « A stitch was needed where the left sleeve met the shoulder, she noticed » (1)10, on peut s’interroger sur la motivation réelle du détail dans la narration. L’attention portée sur la béance dans le vêtement et la nécessité d’un point de couture peut être interprétée comme un indice signalant par avance la dimension métafictionnelle de la nouvelle. Une manche ou des énoncés de parole sont des pièces rapportées qui ne font sens que dans la mesure où elles s’intègrent à un ensemble dont elles sont constitutives et solidaires. Chaque élément doit trouver sa juste place pour former un bâti cohérent et équilibré.

Conclusion

35 Au sortir de la lecture de ces deux nouvelles, on ne peut que souligner la complexité de l’écriture de Trevor et prendre la mesure de son art maîtrisé de l’engrenure du narré et du dialogue. Si une approche stylistique met en lumière la composition fabriquée de ces textes, donnant par endroits l’impression d’un déséquilibre formel, notamment dans la distribution des énoncés restituant paroles et pensées, il ressort que la somme textuelle dessine une cohérence esthétique mise en texte par un narrateur premier en retrait, mais dont l’effacement ne fait qu’affirmer paradoxalement la présence d’une savante régie narrative. L’instance narrative ne se manifeste pas dans la matière mais dans la manière de l’écriture.

36 La présentation des paroles et des pensées ne se donne pas comme une suite d’énoncés hétérogènes qui auraient pour seule vocation de restituer les échanges et les réflexions des personnages. Par le soin apporté aux concaténations syntaxiques et lexicales entre les répliques et les pensées, intrications indissociablement liées à la construction des points de vue ou à des centres de conscience, l’écriture procure ainsi un effet de fondu enchaîné caractéristique. 37 Le sentiment d’équilibre qui peut se dégager à la lecture des nouvelles de Trevor ne peut s’expliquer d’un point de vue quantitatif, à partir d’un décompte précis des modalités de la présentation des paroles et pensées intérieures, mais peut s’analyser, peut-être plus pertinemment, en termes d’effet de lecture. La prose de Trevor est fluide et reste classique. Il n’y a rien de manifestement transgressif dans son écriture au sens où l’auteur ne s’emploie pas à mettre en crise le récit par des expérimentations techniques. Il ne se rend pas moins coupable de la manipulation de son lecteur en lui donnant à lire des récits sensibles qui sollicitent sa participation active dans la construction du sens mais aussi, ce faisant, qui le dissuadent de mettre au jour les stratégies internes de son écriture.

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NOTES

1. Le terme dialogue est ici envisagé dans une acception étendue, c’est-à-dire comme moyen narratif complexe qui rend compte des paroles des personnages, qu’elles soient transcrites au style direct ou évoquées par d’autres procédés narratifs. La perspective retenue estompe donc la frontière entre dialogue à proprement parler et narration. 2. Ce que dit Sarraute à propos des romans d’Ivy Compton-Burnett semble pertinent à l’égard des premières nouvelles de William Trevor : « Mais ses livres ont ceci d’absolument neuf, c’est qu’ils ne sont qu’une longue suite de dialogues. L’auteur, là encore, les présente suivant la manière traditionnelle, se tenant à distance de ses personnages (…) », (1956, 119). 3. Comme par exemple dans les nouvelles: « The Sexes » et « Here We Are ». 4. A Night with Mrs da Tanka, adaptation de « A Meeting in Middle Age » pour la scène et pour la télévision, diffusée le 11 septembre 1968, produite par Irene Shubik et dirigée par John Gorrie ; pour la télévision uniquement The Mark II Wife, produit par Irene Shubik et dirigé par Philip Saville, The Italian Table, adaptation de la nouvelle « The Table », diffusée le 18 Février 1970,

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produite par Irene Shubik et dirigée par Herbert Wise, O Fat White Woman, adaptation d’une nouvelle diffusée le 4 novembre 1971 et The General’s Dav diffusé le 20 novembre 1972. 5. The Elephant’s Foot (1964), The Girl (1968), Going Home (1972), d’après la nouvelle du même titre et Marriages (1973). 6. Nous reprenons le titre d’une nouvelle publiée en 1995 par les éditions Penguin, 26p. La nouvelle a été rééditée dans le recueil posthume de William Trevor, (Last Stories, 2018). 7. Nous utilisons le terme dialogal, tel qu’il est défini par Rabatel par rapport à dialogique : « est dialogal ce qui fait l’objet d’un dialogue externe (= interaction, voir Kerbrat-Orecchioni, 1996) entre deux ou plusieurs locuteurs. Est dialogique ce qui exprime plusieurs points de vue (vs monologique = un seul PDV) ». (Rabatel 2011, 110). 8. Peut-être peut-on parler ici de contamination du discours autorial ou de ‘Speech Allusion’ selon Leech et Short (349). 9. Voir l’étymologie du mot donnée par Le Petit Robert, de rhapstein « coudre » et ôdê « chant ». 10. Je remercie Claire Majola-Leblond de m’avoir conforté dans l’idée que le terme « stitch » puisse être perçu comme un indice suggérant une interprétation métafictionnelle de cette nouvelle.

RÉSUMÉS

L’objet de cet article est d’étudier l’interaction des différentes catégories de représentation des paroles et des pensées, selon la nomenclature de Leech et Short, dans deux nouvelles de l’écrivain irlandais William Trevor : « The Mourning » et « Sitting with the Dead ». L’article présentera dans un premier temps une rétrospective de l’emploi de ces catégories dans la fiction brève de l’auteur au cours de sa carrière. L’étude d’un extrait de la première nouvelle démontrera qu’il n’y a pas de règles absolues en termes d’usage littéraire et d’effets de lecture et qu’une analyse des transitions entre formes de présentation des paroles et formes de présentation des pensées se doit de prendre en compte le point de vue. La seconde nouvelle, qui met essentiellement en texte un dialogue, présente également un certain nombre de cas complexes de types de présentation des paroles et des pensées. Une approche stylistique montrera que leur association et leur articulation savamment orchestrées ont pour effet de construire un récit apparemment fluide, caractérisé par des termes appartenant au lexique de la conversation et suggérant, par là-même, une lecture potentiellement métafictionnelle du récit. L’article démontrera, enfin, que dans ces deux nouvelles, la médiation d’un narrateur effacé mais omniprésent contribue à établir une juste mesure entre paroles, pensées et récit.

The purpose of this essay is to engage with the interaction between the modes of speech and thought presentation developed by Leech and Short, as used by Irish author William Trevor in two of his short stories: “The Mourning” and “Sitting with the Dead”. It will first set out to offer an overview of the author’s evolving use of these speech and thought mode categories throughout his life-long production of short fiction. The analysis of an extract from “The Mourning” will establish the fact that there are no steadfast rules in terms of literary usage and reading effects and that the issue of switching between speech and thought presentation forms may be more significantly addressed in relation to point of view and characterisation. “Sitting with the Dead”, a story largely told through dialogue, equally offers a number of complex cases of speech and thought presentation forms. Stylistic analysis will show how their artfully

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constructed associations and combinations blend to produce an apparently seamless piece of writing, noticeably packed with words related to the lexicon of conversation, thus hinting at the possibility of a metafictional interpretation of the story. The article will finally argue that, in both short stories, some kind of balance is struck between speech and thought presentation and narrative report through the mediating presence of a covert yet dominant narrator.

INDEX

Mots-clés : Trevor (William), nouvelle, présentation des paroles, présentation des pensées, métafiction Keywords : Trevor (William), short story, speech presentation, thought presentation, metafiction

AUTEUR

MICHEL BRUNET

Université Polytechnique Hauts-de-France CALHISTE EA 4343

Michel Brunet est maître de conférences à l’Université Polytechnique Hauts-de-France. Il est diplômé des universités de Paris et de Lille et a soutenu une thèse de doctorat sur les nouvelles de William Trevor. Ses travaux de recherche portent sur la littérature irlandaise. Il est l’auteur d’articles sur George Moore et sur plusieurs auteurs contemporains et a co-édité un ouvrage critique sur George Moore, George Moore’s Paris and His Ongoing French Connections (2015).

Michel Brunet is a Senior Lecturer in English at the Université Polytechnique Hauts-de-France. A graduate of the Universities of Paris and Lille, he wrote his doctoral thesis on William Trevor’s short stories. His main areas of research lie in Irish literature, with a particular focus on Anglo- Irish writing. He has published widely on George Moore and on contemporary Irish fiction. He is co-editor of George Moore’s Paris and His Ongoing French Connections (2015).

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“There is always room for at least two truths” : Entre dualité et art du compromis, à la recherche d’un espace de l’équilibre dans TransAtlantic de Colum McCann (section “1998 – para bellum”)

Marion Bourdeau

1 Le titre même de TransAtlantic (McCann, 2013) suggère une tension entre deux pôles. Les personnages du roman ainsi que leurs attaches se partagent en effet entre Irlande et États-Unis. La notion d’entre deux ainsi que les diverses tentatives de résolution de cette tension ont ainsi une importance capitale dans cet ouvrage. La quête d’équilibre y est avant tout fuite du déséquilibre ; elle est en effet marquée par la volonté de sortir du chaos humain et moral inhérent aux périodes sombres de l’histoire couvertes par le roman : l’esclavage aux Etats-Unis, la Grande Famine en Irlande, la Première Guerre Mondiale et les Troubles en Irlande du Nord. La tension vers l’équilibre constitue ainsi le fil rouge d’un roman à la structure plus complexe qu’il n’y paraît, qu’il est possible de schématiser de la manière suivante : "2012" Narration troisième personne du singulier (N3PS) à focalisation interne (Aoibheann)

Book One "1919 cloudshadow" = N3PS à focalisation omnisciente avec plongées déictiques (Alcock & Brown) "1845-46 freeman" = N3PS à focalisation omnisciente avec plongées déictiques (F. Douglass) "1998 para bellum" = N3PS à focalisation omnisciente avec plongées déictiques (G. Mitchell essentiellement, Heather au début)

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Book Two "1863-89 ice house" = N3PS à focalisation interne (Lily) "1929 evensong" = N3PS à focalisation interne (Emily) "1978 darkdown" = N3PS à focalisation interne (Lottie)

Book Three "2011 the garden of remembrance" = Narration première personne du singulier à focalisation interne (Hannah) 2 Le roman est ainsi composé de huit « sections ». Le Livre I est constitué de trois sections concentrées sur des personnages historiques masculins et le Livre II de trois sections consacrées à des personnages fictionnels féminins. Ceci renvoie une première impression d’équilibre liée à la structure symétrique. Cependant, une observation plus fine permet de remarquer deux sections isolées et asymétriques. L’une n’a pas de titre (seule apparaît une date : « 2012 ») et n’appartient à aucune partie, tandis que l’autre est titrée (« 2011 the garden of remembrance ») et forme l’intégralité du Livre III, en plus d’être la seule section du livre narrée à la première personne du singulier. Ces deux sections se déroulent à un an d’intervalle : 2012 pour la première, 2011 pour la dernière. Il n’y a donc pas même de progression chronologique, si bien que l’ensemble dénote un déséquilibre.

3 L’opposition entre équilibre et déséquilibre est ainsi présente structurellement et thématiquement, et ce de manière particulièrement saillante dans la 3ème section du Livre I, « 1998 – para bellum ». Celle-ci relate les dernières semaines des négociations des Accords de Paix du Vendredi Saint. Le protagoniste de cette section est la figure historique du Sénateur américain George Mitchell. C’est autour de lui que la narration reconstruit la tension accompagnant les moments préalables à l’élaboration du traité, dont la conséquence sera un équilibre durable. Il convient donc de se demander si et comment cette omniprésence thématique du (dés)équilibre va de pair avec un texte qui en garderait les traces sur le plan narratif. Puisque c’est dans la section 1998 que les traits stylistiques communs à l’ensemble du roman, et en particulier au Livre I, sont les plus saillants, c’est sur elle que cet article se concentrera. 4 La section 1998 est, à bien des égards, celle dans laquelle la quête d’équilibre est le plus explicitement dépeinte. Paradoxalement, et de manière fort représentative du roman dans son ensemble, la narration s’y trouve parfois fortement déséquilibrée, parfois même au détriment du plaisir de lecture. Il convient dès lors de s’interroger sur la manière dont ce déséquilibre s’articule dans la narration et se manifeste au niveau de la réception du texte. Est-il inéluctablement nuisible à l’intrigue, au fonctionnement interne du texte et à sa lecture ? 5 Cet article analysera dans un premier temps les limites et paradoxes inhérents à la volonté d’équilibre à tout prix ainsi qu’à sa représentation. Seront ensuite interrogés la dualité propre à cette section et les éléments permettant de dépasser les oppositions, y compris sur un plan linguistique. Sera enfin étudiée la manière dont cette tension finit par se résoudre grâce à l’ouverture d’un espace de l’équilibre au sein duquel cette notion se trouve redéfinie.

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Mesure pour mesure ? Limites et paradoxes de l’équilibre à tout prix

Effacement et neutralité : des facteurs d’équilibre ?

6 Le protagoniste, introduit par un simple « he », en vient rapidement à être défini par un désir d’effacement total, qui va selon lui de pair avec sa volonté de neutralité. Cette dernière est à ses yeux synonyme d’équilibre ; ainsi ne favorise-t-il aucun des deux camps lors des négociations de paix. Il refuse en effet que son impartialité soit déséquilibrée par l’émotion : He did not want to get himself in the business of having to choose sides, whose fault, whose murder, whose bomb, whose rubber bullet, whose bureaucracy (121). 7 Se développe ainsi peu à peu une sorte d’esthétique de l’effacement : Even the way he walks has a quiet to it. (97) He quietly slips Ramon a gift. (103) He figured out ways to fade into the background, stuck to silence. (115) 8 Tout ceci a pour but de parvenir à un compromis en Irlande du Nord ; le protagoniste fait donc preuve d’une prudence extrême dans ses interactions privées comme publiques : At the press conference, he holds up his hands in a gesture of calm. He has practiced this. There is an art to it : keep the hands open enough not to frame the face, spread the fingers wide in a gesture of appeasement. The ability to deflect a question without swatting it away. He allows a long silence before answering. Speaks evenly, calmly. Moves his gaze around the room. Slowly. Judicially. He tries not to adjust his glasses on his nose - too much a gesture of fabrication1. (135) 9 Le nombre significatif de groupes de mots fonctionnant par deux ainsi que la récurrence de la thématique de l’évitement font écho à l’équilibre que le personnage s’efforce d’instaurer dans son discours, parfois au prix d’une langue de bois toute politique : He keeps his answers vague. Tiptoes around the truth. (135) 10 Tout ceci relève en fait d’une tactique évoquée à plusieurs reprises et propre au protagoniste. La narration relate notamment son apprentissage du jeu d’échec, qui l’a poussé très jeune à développer cette stratégie de la marge et de la patience : He learned to keep the knight over at the edge, safe until, late in the game, he could come inside and there was a whole board with eight sudden squares. (125) 11 Lorsque cette stratégie finit par s’avérer payante et que le traité a été signé, aucun triomphalisme ne se dégage du personnage : I am quietly optimistic. (145) 12 Le portrait de ce protagoniste semblant tout entier caractérisé par sa recherche de mesure semble toutefois se déséquilibrer progressivement.

Un portait déséquilibré

13 Paradoxalement, la narration souligne en effet parfois lourdement cette volonté d’effacement et finit par dresser un portrait quasiment hégémonique du personnage : He dislikes the praise, the glad-handing, the false backslaps, the gestures to his patience, his control. (108)

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He is not even paid for the work : just his expenses, that’s all. No salary. (109) He disliked his own importance in the process. (115) Afterwards he would take the opportunity to laugh at himself in the changing room mirror. (119) 14 Cette représentation manquant de nuance crée peu à peu une impression de déséquilibre. À cela s’ajoute le symbolisme récurrent et très, voire trop transparent du joueur de tennis privilégiant le jeu de fond de court : He was relentless, he hung on, a backcourt player. (119) 15 De plus, ce portrait par trop enthousiaste et admiratif relève de ce que Genette nomme le « dire » plus que du « montrer ». Ce dernier outil crée pourtant généralement une impression de mimesis plus authentique : Les facteurs mimétiques proprement textuels se ramènent, me semble-t-il, à ces deux données déjà implicitement présentes dans les remarques de Platon : la quantité de l’information narrative […] et l’absence (ou présence minimale) de l’informateur, c’est-à-dire du narrateur. « Montrer », ce ne peut être qu’une façon de raconter, et cette façon consiste à la fois à en dire le plus possible, et ce plus, à le dire le moins possible : « feindre, dit Platon, que ce n’est pas le poète qui parle », c’est-à-dire, faire oublier que c’est le narrateur qui raconte. […] Feindre de montrer, c’est feindre de se taire, […] La mimesis se définissant par un maximum d‘information et un minimum d’informateur, la diegesis par le rapport inverse. (Genette 1972, 187) 16 On trouve de nombreux exemples dans la section, comme page 118 : Written on a wall on the road out near Ballycloghan, in large white letters against the grey, a new piece of graffiti : We will never ever forget you, Jimmy Sands, which brings a wry smile to even Gerald’s face as they drive past, since it was of course Bobby they would never forget. 17 Cette prépondérance du dire sur le montrer nuit à l’équilibre narratif tout en créant un déséquilibre lors de la réception : ce manque de nuance dans le fond et la forme est susceptible de gâcher le plaisir d’un lecteur se sentant infantilisé par une narration qui, trop explicite, ne lui laisserait que peu de liberté interprétative. Le caractère superflu du travail d’inférence supprime également un élément constitutif du plaisir de découverte du texte. Du fait de l’amoindrissement de l’effet de réel, la suspension volontaire de l’incrédulité (willing suspension of disbelief) elle-même est mise en danger2, de même que, par ricochet, les mécanismes de sympathie et d’empathie du lecteur ainsi que son implication dans le texte.

18 Ce déséquilibre qui s’installe dans la narration et la réception s’oppose à la quête affichée de l’équilibre vu comme idéal à atteindre. Se dessine donc, au sein de cette contradiction, un écho de la dualité qui informe diégèse et narration et dont la déclinaison linguistique fait l’objet d’une attention toute particulière.

“Joining of worlds”, “Joining of words”

Une dualité omniprésente mais dépassée par la recherche d’un compromis

19 Le nom de la section (« para bellum ») instaure un double déséquilibre ; seul l’élément déstabilisant, la guerre, est nommé dans une locution rendue dissymétrique par la dimension implicite du si vis pacem. C’est précisément la notion de paix qui est objet de

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l’ellipse : les personnages font l’expérience de la guerre, qui est donc nommable et nommée, contrairement à ce qui reste hypothétique. Comme le préfigure ce titre, la dualité implicite/explicite, paix/guerre, et plus généralement l’opposition thématique entre deux notions contradictoires est omniprésente.

20 Le protagoniste lui-même est l’incarnation de l’entre-deux ; il joue le rôle d’intermédiaire lors des négociations et semble prédisposé à cet entre-deux puisque, fils d’un père américain et d’une mère libanaise, il est appelé à arbitrer un conflit entre deux pays étrangers avec ce que sa nationalité implique de recul : They see him as a man who had stepped out from another country. (125) 21 Cette notion de distance par rapport à ce qui l’entoure, voire de dissociation par rapport à lui-même est récurrente : How odd to glimpse the reflection of himself in the window, as if he is both inside and outside at the same time. (107) 22 Lorsque le personnage apparaît pour la première fois, il porte d’une main sa valise et de l’autre son cartable : He carries a small leather suitcase. He tilts his head towards the doorman who leans down to take the case : just a suit, a shirt, a shaving kit, an extra pair of shoes. Under his other arm he keeps his briefcase tight. (97) 23 Parallèlement à sa quête d’équilibre en Irlande, il est en effet dépeint comme cherchant un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, devoir et désir : Forever an instant when he feels he can turn around, reinvent. That other life upstairs. (97) That other man on whom he is equally intent. (111) He lives out his life in two bodies, two wardrobes, two rooms, two clocks. (97) 24 À cela fait directement écho la tension entre l’Irlande et New York ; de fait, les comparaisons entre ces deux lieux abondent. Enfin, le parallèle qui se dessine entre Mitchell et la balle de tennis confirme l’association entre ce personnage et l’entre- deux : The swerving tennis ball […] can be interpreted as a metaphor […] of this ‘in- betweenness.’ (Mianowski 2014, 7) 25 Cette dualité est reflétée par de très nombreuses phrases fonctionnant sur une opposition binaire organisée autour d’une virgule : Small wars, large territories. (118) 26 Elle n’est cependant pas irrémédiable, comme le montre le chevauchement entre New York et l’Irlande au hasard d’une fresque new-yorkaise : Onto 114th Street. The Bobby Sands mural on the wall near the police station. He has been meaning to find out who painted it and why. Odd to have a mural in New York. Saoirse painted in bright letters above the hunger striker’s face. A word he has learnt over the past few years. The streets of Belfast, too, are covered in murals. (100-101) 27 La tension vers la résolution de cette dualité se joue justement dans ces chevauchements, qui se retrouvent dans la diégèse comme dans la langue.

Mots et rythme comme facteurs de cohésion et de cohérence

28 La section est marquée par la forte récurrence d’un certain nombre de motifs, si bien que les mots les évoquant finissent par créer un leitmotiv garantissant l’unité et la

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cohésion du texte (voir Halliday & Hasan, 1976). La cohésion, définie comme un équilibre de forme, ou un équilibre linguistique3, ne conduit pas nécessairement à la cohérence, qui relève plutôt d’une logique interne et donc d’un équilibre de fond, psychologique ou cognitif (voir Rotgé 1998, 184). Ici pourtant, les marqueurs formels de cohésion vont bel et bien dans le sens de la cohérence générale du texte, facilitant le travail d’inférence du lecteur. De ce fait, il est possible d’affirmer que la cohésion textuelle, facteur de cohérence, est aussi l’un des moteurs de l’équilibre interne du texte.

29 Parmi ces facteurs récurrents de cohésion sémantique, il est possible de citer la langue et les accents, mais aussi le tennis. La balle de tennis en particulier est utilisée comme métaphore de la quête d’équilibre personnel et politique. Comme illustré page 102, le bord de mer et les mouettes remplissent aussi ce rôle de facteur de cohésion, à l’échelle de la section mais aussi du roman puisque celui-ci s’ouvre et se ferme sur ces images. Le motif de la famille, surtout décliné au féminin, fait également partie de ces facteurs de cohésion fonctionnant à l’échelle du roman, tout comme les références au Strangford Lough (120) même si elles sont cataphoriques. Il en va de même pour l’allusion proleptique à la mort du petit fils de Lottie Tuttle : She had lost her grandson to the Troubles. (121) 30 À la charnière du Livre I et du Livre II, le personnage de Lottie est l’un des principaux facteurs de cohésion et de cohérence du texte. Elle constitue qui plus est une figure faisant écho à celle de Mitchell : comme lui, elle est introduite par un simple pronom sujet, est associée au tennis et au jeu de fond de court et semble dégager une impression de générosité. Comme lui, Lottie s’inscrit dans l’entre-deux : elle a vécu entre les États-Unis et l’Irlande, son appartenance nationale est complexe et elle refuse généralement de choisir un camp, comme lorsqu’elle assiste à un match de tennis : He couldn’t tell what side she was supporting, if any. (119) 31 Les sonorités mêmes de son nom, Lottie Tuttle, semblent d’ailleurs indiquer un certain équilibre du fait de leur symétrie quasi parfaite.

32 Si cohésion, cohérence et équilibre sont assurés par la répétition et les variations sur ces motifs, ils le sont enfin par le principe même de la répétition : McCann insisted that stories of peace should be told over and over again because peace is not a sweet, easy thing to do. (Mianowski 2014, 12) 33 On observe dans la section de nombreuses mentions d’un tel phénomène : His job is to […] reiterate what they came for. (136) The need to proclaim again and again what has already been said. (135) 34 L’accumulation et la répétition, loin d’être synonymes d’enfermement, semblent ainsi constituer un socle de mémoire essentiel sur lequel une paix durable peut être construite. C’est là tout l’objet de la métaphore du silo utilisée pour évoquer le travail de Mitchell : In the beginning he stood at the bottom in the resounding dark. Several figures gathered at the very top of the silo. They peered down, shaded their eyes, began to drop their pieces of grain upon him. Words. A small rain at first. Full of vanity and history and rancor. Clattering in the emptiness. What nobody noticed, not even himself, was that the grain kept rising, and the silo filled, but he kept rising with it, and the sounds grew different; word upon word, falling around him, building beneath him. (136-137)

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35 La langue qui se répète et se reprend est ainsi au cœur de la stratégie d’équilibre et de la section.

Échos métalinguistiques : la langue à la charnière des négociations et du conflit

36 La nature, le fonctionnement ainsi que les dimensions orale et écrite de la langue s’inscrivent à la charnière des différents enjeux de l’intrigue. Ceci s’explique notamment par le fait que TransAtlantic met souvent l’emphase sur le lien entre langue, histoire et géographie : All the geography that went into words. The history behind every syllable. (114) 37 La langue reflète et exprime un sentiment d’appartenance au lieu indissociable de l’identité des énonciateurs. Les accents locaux, évoqués très fréquemment dans cette section, en témoignent également : At first he couldn’t understand the accents. The spiky consonants. Angular and hard-edged. It seemed to him like an altogether different language. They came to the microphone. He had to lean forward to try to decipher it. The small punctuations of grief. Ach. Aye. Surely. But he soon caught on. He began to tell the difference between a Belfast and a Dublin accent, between Cork and Fermanagh, between Derry and Londonderry even. (113) 38 On observe donc une certaine insistance sur les différences liées à des dissonances, de temps à autre – et uniquement dans les dialogues – ponctuées de marqueurs d’irlandité, généralement « ye », « ya », « ach », ou « wee » comme par exemple pages 129 et 131. Les différences linguistiques, qu’elles soient phonologiques, syntaxiques ou lexicales, soulignent la dichotomie qui semble exister entre Britanniques et (Nord-)Irlandais : Cookies, or biscuits as they say. (105)

He has never even been able to get the political parties together in the same room, let alone the whole situation in a single phrase. It is one of their beauties, the Irish, the way they crush and expand the language all at once, how they mangle it and revere it. How they colour even their silences. He has sat in a room for hours on end listening to men talk about words yet never mention the one word they want. The maniacal meanderings. The swerves and sways. (108) 39 On retrouve également cette opposition entre anglais et gaélique ainsi qu’entre anglais britannique et anglais irlandais dans un dialogue entre Mitchell et Lottie au sujet d’un lac et au cours duquel le sénateur utilise le terme lake tandis the Lottie parle elle de loch (TA, 127). Cette opposition constitue bel et bien un facteur de déséquilibre : They are stuck now on a point of language. The British and their words. The Irish and their endless meanings. (142) 40 Il faut d’ailleurs noter le mimétisme du choix d’un groupe nominal composé d’une simple association [possessif + nom] pour parler des Britanniques, tandis que le groupe nominal associé aux Irlandais est plus complexe, puisqu’étoffé par un adjectif. Cette dualité reste cependant ici de surface, et cache une similitude sous-jacente : How often were there two ways to say the one thing? My son died. His name was Seamus. My son died. His name was James. My son died. His name was Peader. My son died. His name was Pete. My son died. His name was Billy. My son died. His name was Liam. My son died. His name was Charles. My son died. His name was Cathal. (111)

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41 Si la forme sépare, les émotions qu’elle évoque renvoient à une expérience commune qui s’avère constituer un espace de réconciliation favorable à l’émergence de l’équilibre. Ainsi que l’écrit Mianowski (2014, 3) : It is in fact the ‘joining of worlds’ ([TA] 29) McCann is interested in, just as Emily Ehrlich, trying to write about the first flight over the Atlantic Ocean for her newspaper, is interested in the joining of words : ‘transatlantic, trans atlas, transatlantic. The distance finally broken’ ([TA] 21) 42 Il semble que, si difficile soit-elle à mettre en œuvre dans la diégèse, cette volonté de faire « se rejoindre les mondes » (« joining of worlds ») est justement possible en faisant « se rejoindre les mots » (« joining of words »). Par le biais de l’émotion, ces derniers pourraient ainsi créer une jonction et, ce faisant, transcender la dualité en favorisant l’ouverture d’une troisième voie, vecteur de l’équilibre tant recherché.

L’ouverture comme facteur d’équilibre durable et/car dynamique

Renonciation à l’équilibre parfait

43 Sur le plan diégétique, cette ouverture implique d’accepter de flouter la ligne entre intime et politique, privé et professionnel. Il s’agit donc de renoncer à l’équilibre parfait, presque déshumanisé, initialement promu par le protagoniste.

44 Le moment de bascule intervient lors d’une visite inopinée chez la sœur du chauffeur de Mitchell. C’est un peu à contrecœur qu’il accepte cette entorse à sa volonté d’impartialité, et il reste au début encore à la marge, se promenant d’abord dans la campagne, autour de la maison de la sœur. Il finit toutefois par se diriger vers la maison pour pénétrer au cœur de l’intime, symbolisé par les rideaux clos de la maison. C’est là que se manifeste pour la dernière fois sa peur de sembler partial. 45 C’est également à partir de cet épisode que les passages recourant trop à la technique du « dire » se raréfient. On assiste dès lors à un rééquilibrage puisqu’inversement, les occurrences où la narration « montre » plutôt qu’elle ne « dit » sont de plus en plus fréquentes. Le personnel vient prendre le relais du politique et joue finalement un rôle crucial dans les négociations de paix. L’espace ainsi ouvert entre personnel et public constitue un espace de dialogue, facteur d’espoir dans la quête d’équilibre.

Effets de la saillance sur le lecteur

46 Si la recherche d’un compromis passe par le personnel, c’est au travers de l’intégration à la narration d’épisodes anecdotiques et triviaux mais particulièrement saillants. Ils peuvent en effet être qualifiés d’« irrégularités inattendues »4 (Jeffries & McIntyre 2010, 32) qui constituent des déséquilibres créateurs. Le lecteur peut dès lors s’investir plus aisément dans le texte.

47 C’est par exemple le cas de l’anecdote centrée sur une collaboratrice de Mitchell, Claire Curtain. Ce nom est lui-même un exemple de saillance du fait de ses sonorités dures (/ k/, /t/) et de l’antinomie entre le prénom, dénotant la lumière, et le nom, évoquant l’obscurité5 :

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One of the tea-ladies, Claire Curtain, has a scar on the left side of her forehead in the exact shape of a horseshoe. One afternoon she caught him looking at it, and she blithely told him that it was a result of a bombing – she was on her way to a concert in a bandstand, there was a horse regiment standing nearby; the blast went off, she was walking by along a tree-lined avenue, and she was hit in the head, left with an almost perfect shoe mark on her forehead, and what she remembered most of all was waking, concussed, confused by the sight of horse hooves dangling in the trees. (127-128) 48 Cette anecdote est très visuelle et donc très frappante grâce aux détails donnés et aux mots employés, mais aussi grâce au parti pris d’une phrase très longue. Ce choix, rare dans la section, vise à traduire l’impression de cauchemar interminable qui est celle du personnage. Ce sentiment est renforcé par l’absence de connecteurs logiques, mimétique du sentiment d’absurdité et d’hébétement s’ensuivant.

49 Le phénomène de saillance est aussi au cœur d’un passage organisé autour de la page 142 où, durant la dernière ligne droite des négociations, un paragraphe entier est consacré aux interrogations du Sénateur sur l’existence ou non d’une douche dans le bâtiment6. Cette idée, qui vient interrompre le fil des négociations et de la narration, est frappante puisqu’aussi fixe qu’incongrue. Cette parenthèse peut traduire le besoin d’un instant de pause dans la tension des négociations comme dans la tension de la lecture, toute entière orientée vers la résolution de l’intrigue. Personnage et lecteur peuvent ainsi profiter de cet intermède pour respirer un peu. Inversement, elle peut aussi créer encore davantage de suspense puisqu’elle retarde la résolution. Elle provoque dans tous les cas une réaction chez le lecteur, qui continue par la suite à être fortement sollicité. Les employés annoncent ensuite à Mitchell qu’il y a bel et bien une douche : They arrive back, triumphant. There is indeed a shower. (143) 50 Ce triomphalisme semble d’autant plus décalé, voire déplacé, que le lecteur est trompé dans ses attentes. La première partie de l’énoncé pourrait en effet le conduire à l’inférence que cette allégresse est liée à la réussite des négociations ; or elle s’explique uniquement par cette satisfaction fort triviale. Cette anecdote crée la surprise et prolonge le suspense, tout en rééquilibrant l’humain et le professionnel, le mineur et le majeur.

51 La surprise et la saillance, si elles sont créées par les images, le sont aussi par la langue : Foregrounding is a deviation, or departure, from what is expected in the linguistic code or the social code expressed through language; functionally, it is a special effect or significance conveyed by the departure. (Leech 2008, 3) 52 Cet écart de la norme, marqueur de dynamisme linguistique, traduit et met en relief la vitalité également retrouvée dans la diégèse : Up the step he goes, into the drab office block. (139) 53 Le dynamisme thématique est renforcé par la place inhabituelle des prépositions et le rythme ainsi créé. La binarité exprimée semble dès lors stimulée par ce choix syntaxique : He does not like to sit behind his desk anymore. He has broken that territory. He comes out, instead, and sits by the small table that he has set up near the window. (127) 54 Apparaissent ici aussi des exemples de saillance lexicale (« broken that territory ») qui font également écho au motif de l’ouverture (« out », « window »), motif récurrent lorsque les négociations de paix sont évoquées :

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He cracks the window further. A sea wind. All those ships out there. All those generations that left. Seven hundred years of history. We prefigure our futures by imagining our pasts. To go back and forth. Across the waters. The past, the present, the elusive future7. (140) 55 La saillance ainsi marquée agit comme déséquilibrage dynamique et créateur, et contribue donc paradoxalement à l’équilibre général de la narration. L’utilisation de la saillance, d’un écart par rapport à la norme, montre que l’ouverture d’une brèche dans laquelle l’humain (personnage ou lecteur) peut se glisser permet aussi la création d’une troisième voie. Cette dernière peut dès lors mener vers un équilibre durable.

Sortie de la dualité et création d’un espace de l’équilibre dynamique et inclusif

56 La dualité peut sembler source d’équilibre, comme l’indiquerait la citation de Heaney tirée de « Terminus » incluse page 108 : « Two buckets are easier carried than one ». Poussée à l’extrême, elle peut cependant se révéler facteur d’enfermement. La Loi du Talion, par exemple, est condamnée : Retaliation… This murder too, is retaliation. Murder the murderers (140) 57 Parallèlement, le style semble confirmer cette volonté de sortir des oppositions binaires : les structures ternaires, déjà présentes auparavant mais de manière plus discrète, se multiplient, notamment pour parler de la paix. Cette dernière est d’ailleurs bien souvent associée au chiffre trois8 : [1] We’re forced to change because we’re forced to remember. [2] And we’re forced to remember when we’re forced to confront. [3] Sixty-one children. (145) 58 Le troisième élément est celui qui mentionne la solution, qui se trouve être l’humain. On retrouve ce schéma à de nombreuses reprises, par exemple page 129 : [A] [1] If they are to own it, [2] they are also the ones to lose it. [B] [1] A valuable thing. [2] Once in a thousand years. [3] Peace. 59 Si la dualité peut être synonyme de manichéisme ou d’enfermement dans un équilibre qui équivaudrait en fait au status quo ([A]), la ternarité ([B]) semblerait donc représenter la possibilité de progresser via un équilibre comptant suffisamment de jeu pour permettre d’aller de l’avant : [A] They (1) peered down, (2) shaded their eyes, (3) began to drop their pieces of grain upon him : words. [B] (1) A small rain at first. (2) Full of vanity and history and rancor. (3) Clattering in the emptiness. [C] He stood (1) and let it sound metallic around him, until it began to pour, (2) and the grain took on a different sound, (3) and he had to reach up and keep knocking the words away to get a little space to breathe. [D] (1) Dust and chaff in the air all around him. (2) From their very own fields. (3) They were pouring down their winnowed bitterness, and in his silence he just kept [1] thrashing, [2] spluttering, [3] pushing the words away.(136-137) 60 Dans le segment [A], le troisième élément est celui qui apportera la résolution. Dans le segment [B], les phrases (1) et (2) donnent l’impression que toute tentative serait vaine, alors que l’élément (3) décrit le son des mots trouvant un écho dans le silence, qui constituera, on le verra ensuite, un chemin vers la paix. C’est avec le segment [C] que le rythme ternaire, qui opposait jusque-là en (1) et (2) des facteurs du problème pour suggérer en (3) une solution, se transforme en véritable progression logique articulant ces trois éléments. Le même phénomène est observable au sein même du

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troisième élément du segment [D]. Ce dernier insiste sur la solution déjà suggérée en [C] (3) : il s’agit de laisser les sons et les voix respirer. C’est cet espace blanc, espace de jeu, qui permet de transformer la cacophonie en harmonie, tout comme le rythme ternaire instaure une progression. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la fin de la métaphore du silo se termine sur un nouvel exemple de ternarité, la troisième voie9 ouverte par la troisième hypothèse offrant une échappatoire porteuse d’espoir : Three ways down from the silo. (1) They can fall into the grain and drown, (2), they can jump off the edge and abandon it, (3) or they can learn to sow it very slowly at their feet. (137) 61 Ce jeu dans l’équilibre et dans la langue peut être associé aux « mouvements, en apparence contradictoires, d’expansion et de contraction »10 caractéristiques de TransAtlantic selon Mianowski (2014, §2). Cette dynamique paradoxale est d’ailleurs mentionnée dans le roman pour décrire la manière dont les Irlandais utilisent la langue : « The way they crush and expand the language all at once » (TA, 108).

62 Au creux de cette double tension (« crush and expand ») se manifeste peut-être le phénomène évoqué plus haut selon lequel « les mondes/les mots se rejoignent » (« joining of words/worlds », Mianowski 2014, 3) : c’est en se rapprochant par un mouvement de contraction (crush) qu’ils ouvrent de nouvelles perspectives (expand). Dans une section dont le rythme repose la plupart du temps sur une alternance entre une série de phrases courtes et des phrases plus longues, la contraction revêtirait la forme de ces phrases très courtes. À l’inverse, l’expansion se manifesterait dans les phrases plus longues répondant aux courtes, voire dans la prolifération de ces dernières. C’est précisément la dynamique contraction/expansion qui permet de faire émerger, petit à petit, un tableau équilibré car ouvert : [A] The rain outside still hammers down. Luggage carts hurry to and fro. He lifts a biscuit, blows the tea cool. Sunday nights to Ireland. Wednesday nights to London. Thursdays to Washington DC, at his law firm, Friday nights to New York. Sundays back out to England and Ireland again. [B] Sometimes it feels as if there is no motion at all : thousands of miles in the decompression chamber, the same cup of tea in the same cup in the same airport lounge, the same city, the same neat car. [C] He wonders what might happen if the plane were delayed, how easy it would be to go home. (111) 63 Fond et forme vont ici de pair : le segment [A] traduit un mouvement de contraction totale, puisque les phrases courtes insistent sur une répétition mécanique et généralisante. Le segment [B] joue un rôle transitionnel : il relève toujours de la contraction sur le fond, la phrase décrivant l’ère hypermoderne où tout se ressemble et se confond en un seul et même espace-temps. Sur la forme toutefois, c’est la logique de l’expansion qui domine. Enfin, le segment [C] ouvre un espace d’extension totale puisque la phrase complexe évoque divers mondes possibles.

64 En toute logique, la section se conclut sur une phrase qui développe cet espace dans lequel non pas deux, mais plusieurs voix peuvent s’exprimer : « There is always room for at least two truths » (147). C’est la présence de la locution « at least », essentielle, qui ouvre sur cet espace de l’équilibre inclusif et dynamique enfin trouvé. Loin de constituer un point à atteindre, il forme au contraire un espace ouvert au sein duquel l’intrigue peut progresser, la langue se (dé)lier et le lecteur se projeter.

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Conclusion

65 Du point de vue de l’intrigue comme de la réception, l’équilibre résultera donc paradoxalement de l’acceptation d’un certain déséquilibre qui viendra nourrir le texte et l’intérêt du lecteur plutôt que le miner. C’est cette ouverture qui finira par résoudre de manière satisfaisante la tension entre intention éthique de l’auteur et plaisir de lecture.

66 L’espace de l’équilibre qui se dessine serait-il le yonder, cette notion mentionnée à plusieurs reprises dans la section, notamment pages 110 et 129 ? He heard certain phrases and allowed them to take him out over the treetops, into what the Northern Irish called the yonder. Immersed in the words. (110) 67 De cet espace mystérieux, alliant géographie et linguistique, Siri Hustvedt dit : My father once asked me if I knew where yonder was. I said I thought yonder was another word for there. He smiled and said “No, yonder is between here and there.” This little story has stayed with me for years as an example of linguistic magic : it identified a new space, a middle region that was neither here nor there, a place that simply didn’t exist for me until it was given a name. […] [Yonder is] one of those wonderful words I later discovered linguists call “shifters – words distinct from others because they are animated by the speaker and move accordingly. In linguistic terms this means that you can never really find yourself yonder. Once you arrive at yonder tree, it becomes here and recedes forever into that imaginary horizon. […] The fact that here and there slide and slip depending on where I am is somehow poignant to me, revealing both the tenuous relation between words and things and the miraculous flexibility of language. (Hustvedt 1998, 3-4) 68 Le yonder, dynamique et élusif par nature, évoque donc la manière dont se négocie l’espace linguistique de l’équilibre, toujours suspendu entre « ici » et « là-bas ». Il existe d’ailleurs de nombreux échos entre la notion de yonder et celle de suspension, toujours présente implicitement lorsque l’équilibre est invoqué11. Puisqu’il semble permettre de ré-ouvrir et de dépasser la binarité ici/là, et puisqu’il rappelle par sa flexibilité les mouvements de contraction et d’expansion inhérents à la création de l’espace de l’équilibre, yonder ainsi pourrait constituer une manifestation de ce dernier.

BIBLIOGRAPHIE

Source primaire

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Sources secondaires

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SORLIN, Sandrine. 2014. La stylistique anglaise. Théories et pratiques. Rennes : PUR.

NOTES

1. Dans l’intégralité du présent article, sauf indication contraire, tous les caractères gras, toutes les italiques et tous les chiffres et lettres inclus dans les citations sont ceux et celles de l’auteure. 2. Or cela ne semble pas être le but de l’auteur (qui ne semble par exemple pas chercher à mettre sur la piste d’une lecture méta-narrative), d’où l’impression d’un déséquilibre involontaire. 3. Halliday et Hasan avancent que la cohésion résulte principalement des outils linguistiques suivants: répétition, référence, substitution, ellipse, coordonnants et cohésion lexicale. 4. Dans le texte original « unexpected irregularities » ; la traduction en français est empruntée à Sorlin 2014, 73. 5. Cette opposition fait écho à son visage de Janus mais aussi à la tension entre guerre et paix présente tout au long du texte. 6. Il faut signaler au passage le pouvoir symbolique de l’eau, souvent associée au baptême chez McCann et ainsi généralement facteur de purification, de renouveau et de dynamisme. 7. Il faut également noter que l’ailleurs géographique suggéré par l’ouverture sur l’extérieur se conjugue ici avec un ailleurs temporel que sont l’autrefois et l’avenir ; c’est précisément dans les liens pouvant se tisser entre ces divers lieux et diverses temporalités que se manifestent les possibilités de dynamisme et de changement. 8. La narration insiste par exemple sur le Strand 3 du Traité ; la douche, associée à la résolution du conflit, se trouve au troisième étage ; la sœur du chauffeur a trois enfants or les enfants sont présentés comme un des facteurs d’aspiration à la paix. 9. Il faut bien sûr noter à ce propos que le rôle joué par Tony Blair dans la résolution du conflit est souligné dans le roman. 10. Dans le texte original: « The apparently contradictory movements of expansion and contraction ».

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11. L’image immédiatement convoquée est ici bien sûr celle du funambule, figure clé de Let the Great World Spin, écrit par McCann juste avant TransAtlantic.

RÉSUMÉS

La tension entre deux pôles et les diverses tentatives de résolution de cette dernière sont au cœur de TransAtlantic (Colum McCann, 2013), comme son titre peut le suggérer. C’est particulièrement le cas dans la 3ème section du Livre I, « 1998 – para bellum », qui relate les dernières semaines des négociations des Accords de Paix du Vendredi Saint. L’opposition équilibre /déséquilibre est présente en filigrane au travers des divers thèmes et motifs abordés dans cette section. Il conviendra donc de se demander si cette omniprésence thématique va ou non de pair avec un texte qui porterait trace de ce (dés)équilibre sur le plan narratif. Face à une narration qui tend de fait à se déséquilibrer, il conviendra alors de s’interroger sur les conséquences d’un tel phénomène sur la réception du texte. Ce déséquilibre est-il inéluctablement nuisible à l’intrigue, au fonctionnement interne du texte et à sa réception ? Voici les points que cet article se propose d’étudier en s’appuyant sur une analyse du rythme du texte ainsi que des mécanismes de cohésion et de saillance qui le structurent.

As its title indicates, Colum McCann’s 2013 TransAtlantic revolves around the tension between two poles and the various characters’ endeavours to transcend it. This is particularly observable in the third section of Book I, a section entitled “1998 – para bellum” and which depicts the last weeks of the negotiations which resulted in the Good Friday Agreement. The opposition between balance and imbalance pervades this section, especially through various recurrent themes and motifs. This raises the question of whether this thematic importance is mirrored in the text : are there narrative traces of this (im)balance? Since the narration does indeed tend to be imbalanced at times, it will be necessary to examine the consequences of such a phenomenon on the reception of the text. Is this imbalance actually necessarily problematic, be it at the level of the plot, the narration or the reception? These are the issues this article will tackle, by paying particularly close attention to the rhythm of the text as well as to the cohesion and salience mechanisms at work in this section.

INDEX

Mots-clés : cohésion, (dés)équilibre, dire/montrer, entre-deux, littérature irlandaise contemporaine, rythme, saillance Keywords : cohesion, (im)balance, in-betweenness, Irish contemporary literature, rhythm, salience, showing/telling

AUTEUR

MARION BOURDEAU

Université Jean Moulin-Lyon3 Université de Caen Normandie, ERIBIA - EA 2610/ED 558 HMPL

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Marion Bourdeau, PrAg à l’Université Jean Moulin – Lyon 3, prépare une thèse de doctorat en Etudes Irlandaises à l’Université de Caen Normandie sous la direction du Professeur Bertrand Cardin. Sa recherche porte sur l’écriture de la spatialité dans l’œuvre fictionnelle de Colum McCann ainsi que sur la manière dont s’y articule stylistiquement une esthétique de l’équilibre.

Marion Bourdeau, agrégée in English studies, teaches at the University of Lyon 3 while preparing a PhD in Irish Studies at the University of Caen Normandy under the supervision of Professor Bertrand Cardin. Her research focuses on the writing of space in Colum McCann’s fiction, as well as on the way an aesthetics of balance is produced stylistically in this corpus.

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La recherche d’équilibre dans l’enquête Saville sur Bloody Sunday (1998-2010)

Charlotte Barcat

Introduction

1 « Bloody Sunday » est le nom donné aux événements survenus le dimanche 30 janvier 1972 dans la ville de Derry/Londonderry en Irlande du Nord, à l’époque où la région connaissait une escalade de la violence, au plus fort de ce que l’on appelle communément les « Troubles ». Ce jour-là, la Northern Ireland Civil Rights Association (ou NICRA) avait décidé d’organiser une manifestation pour protester contre une politique sécuritaire exceptionnelle mise en place par le gouvernement nord-irlandais, l’internment (qui permettait d’arrêter les suspects de terrorisme sans mandat et de les mettre en détention administrative sans procès). De son côté, le gouvernement avait décidé d’envoyer l’armée afin d’ériger des barricades pour empêcher la manifestation de sortir du quartier nationaliste du Bogside, et de procéder à des arrestations en cas d’émeutes. Cependant, lorsque cette opération d’arrestation fut lancée, les soldats s’enfoncèrent dans le Bogside et la situation dégénéra : ils tirèrent à balles réelles dans la foule, faisant 13 morts et 16 blessés1.

2 Le soir même, l’armée affirma avoir répliqué à des tirs venant de civils et avoir visé uniquement des personnes armées de fusils ou de bombes. Les témoins civils, eux, décrivaient un massacre indiscriminé de personnes désarmées qui ne représentaient aucune menace immédiate pour les soldats. Face à la polémique et à l’indignation suscitées par le drame, le gouvernement décida de mettre en place une enquête publique qu’il confia à un juge éminent, Lord Widgery. Cependant, l’enquête Widgery fut une énorme déception pour les familles des victimes ainsi que pour la communauté nationaliste, qui la surnomma rapidement « Widgery Whitewash » (considérant qu’elle n’avait été qu’une mascarade pour « blanchir » l’armée). En effet, le rapport Widgery, publié seulement 3 mois après les faits, désignait le mouvement pour les droits civiques

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comme principal responsable de la tragédie et, bien qu’admettant que les soldats avaient « frôlé l’imprudence », estimait que les règles de bonne conduite n’avaient pas été enfreintes. Ce rapport ne fut jamais accepté par les familles des victimes, ni par l’opinion nationaliste. 3 En janvier 1998, après une longue campagne menée par les familles des victimes, le Premier Ministre Tony Blair accepta de proposer au parlement la mise en place d’une nouvelle enquête sur Bloody Sunday, l’enquête Saville. Cette seconde enquête rendit son rapport 12 ans plus tard, le 15 juin 2010. Contrairement à l’enquête Widgery, elle conclut qu’aucune des victimes ne représentait une réelle menace pour les soldats au moment où elles avaient été prises pour cible, ce qui signifiait qu’elles avaient toutes été tuées ou blessées sans justification valable. 4 Le jour de la publication officielle du rapport Saville, David Cameron prit la parole à la Chambre des Communes et présenta ses excuses au nom du gouvernement britannique : What happened on Bloody Sunday was both unjustified and unjustifiable. It was wrong. […] Some members of our Armed Forces acted wrongly. The Government is ultimately responsible for the conduct of the Armed Forces. And for that, on behalf of the Government - and indeed our country - I am deeply sorry (Cameron 2010). 5 Dans un exercice comme l’enquête Saville, la notion d’équilibre peut se décliner sous plusieurs formes. La plus évidente est la justice : en effet, ne représente-t-on pas traditionnellement la justice comme un juste équilibre, par le biais de l’allégorie de Thémis tenant une balance ? D’autres notions sont inséparables de cette idée de justice : celle d‘impartialité (impartiality) et celle d’équité (fairness). L’impartialité comme l’équité impliquent une recherche d’équilibre : être impartial ou équitable, c’est ne pas « pencher » dans un sens plutôt que dans l’autre, c’est trouver le « juste » milieu.

6 Il était donc essentiel pour l’enquête Saville de parvenir à projeter une image d’impartialité et de prouver sa capacité à traiter équitablement les participants, la communication et les symboles jouant un rôle fondamental dans la crédibilité de l’enquête. Une autre difficulté, cependant, venait de la nécessité de faire des arbitrages entre les différentes fonctions de l’enquête publique : celles-ci se retrouvaient parfois en conflit, rendant ainsi nécessaire un équilibrage (balancing exercise) qui pouvait s’avérer complexe. Enfin, on ne peut pas séparer l’enquête Saville de son contexte : celui du processus de paix en Irlande du Nord, où la question d’équilibre est à relier avec la politique du gouvernement britannique, censée respecter une équité de traitement entre les communautés nationaliste et unioniste (parity of esteem).

Impartialité et équité dans l’enquête Saville

Définition du but de l’enquête et du positionnement de ses représentants : les discours initiaux de Tony Blair et du juge Saville

7 Si l’on se réfère aux textes venant de sources officielles sur l’enquête Saville, le maître mot est « vérité ». Dans le discours de Tony Blair annonçant la volonté du gouvernement de créer l’enquête Saville, c’est ce mot qui est clairement mis en avant : Madam Speaker, let me make clear that the aim of the Inquiry is not to accuse individuals or institutions or invite fresh recriminations but to establish the truth about what happened

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on that day, so far as that can be achieved at 26 years' distance.[…] Bloody Sunday was a tragic day for all concerned. We must all wish it had never happened. Our concern now is simply to establish the truth, and close this painful chapter once and for all. […] [The families of the victims] do not want revenge. But they do want the truth. I believe that it is in the interests of everyone that the truth is established, and told. It is also the way forward to the necessary reconciliation which will be such an important part of building a secure future for the people of Northern Ireland (Blair 1998). 8 On retrouve la même insistance sur la vérité dans le discours d’ouverture prononcé par le juge Saville: The Tribunal, Counsel, the Inquiry Solicitor, and the Inquiry Secretary all have the same duty. That duty, and the object of the Inquiry, is to seek the truth about what happened on Bloody Sunday. We intend to carry out that duty with fairness, thoroughness and impartiality. We therefore have a very difficult task in trying to find the truth. We need the assistance of all concerned, particularly those who were there on that day. We ask them all to do their best to help us to seek the truth about what happened on Bloody Sunday (Saville 1998). 9 Cependant, si elle a pour but premier de rechercher et de dire la « vérité » sur un événement, l’enquête joue également un rôle politique : sa fonction est de rétablir la confiance de l’opinion publique en l’Etat de droit (Salmon 1966, 16 ; Hegarty 2002, 1155). Pour cela, il est essentiel qu’elle puisse elle-même être perçue comme digne de confiance (Bradley & Ewing 2003, 683).

10 On peut remarquer dans la citation ci-dessus que Saville, après avoir défini sa tâche première comme « rechercher la vérité » (« to seek the truth »), insiste sur trois concepts : « fairness, thoroughness and impartiality », que l’on pourrait traduire par « équité, exhaustivité et impartialité ». Ce trio de notions est répété pas moins de sept fois au cours du discours. Saville souligne notamment l’importance des apparences : In this statement we have emphasised the need for fairness, thoroughness and impartiality. Those requirements must not only be met throughout the Inquiry, but must also be seen to be met. This we shall endeavour to do (Saville 1998). 11 En effet, pour espérer convaincre, l’enquête publique doit avant tout apparaître impartiale, ce qui implique que la ou les personnes qui la président le soient. Les présidents sont souvent des juges : c’était le cas de Widgery comme de Saville. Drewry, quelques années après l’enquête Widgery, soulignait le caractère épineux de la question de l’impartialité du juge dans une enquête publique : Impartiality is a relative and ambiguous concept; the judge may strive to hold the balance evenly and to exclude extraneous considerations, but ultimately the only significant test of his ‘impartiality’ lies in the eye of the beholder-an all-important factor to be borne in mind when the judge is asked to hold an inquiry into a matter which is fraught with political controversy (1975, 56). 12 Autrement dit, les apparences sont cruciales dans une enquête, surtout si elle concerne un sujet politiquement sensible – ce qui était assurément le cas de Bloody Sunday.

La question de la légitimité du locuteur et de son positionnement : Saville, l’anti-Widgery

13 L’enquête Widgery est le parfait exemple d’une enquête qui a échoué à projeter cette image d’impartialité, ce qui a provoqué le rejet de sa parole matérialisée sous la forme de son rapport d’enquête. Il est vrai que le contexte nord-irlandais étant déjà très tendu

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à l’époque, Widgery partait avec un déficit de confiance du simple fait qu’il était un Lord anglais (et donc un représentant de l’establishment aux yeux de beaucoup d’habitants de Derry/Londonderry). Dès l’annonce de l’enquête, il fut question d’un boycott de la part des témoins civils, même si la plupart décidèrent finalement d’y participer, notamment après l’intervention de prêtres catholiques bien implantés dans la communauté et d’organisations comme la Ligue des Droits de l’Homme (McCann 1972, 4 ; Winchester 1972, 15 ; McClean 1983, 139).

14 Cependant, au lieu de venir démentir les préjugés de la communauté nationaliste à son égard, Widgery fit de nombreux choix qui contribuèrent, au contraire, à les confirmer. Tout d’abord, on peut citer sa décision de siéger seul au lieu de s’aider de vice- présidents, renforçant ainsi l’identification de l’enquête avec sa personne (Department of Constitutional Affairs 2004, 13). Du point de vue de l’espace géographique, dont on sait qu’il est particulièrement chargé de symboles en Irlande du Nord, Widgery ne se rendit jamais sur les lieux de Bloody Sunday à Derry/Londonderry, et décida que l’enquête se tiendrait à Coleraine, une ville protestante à 40km de Derry/Londonderry (Widgery 2001 [1972], 3-4). Le message envoyé à la communauté nationaliste, à laquelle appartenaient toutes les victimes, était donc très négatif : l’enquête préférait se tenir à distance de leur lieu de vie, optant pour un lieu perçu comme plus favorable aux soldats (British-Irish Rights Watch 1994). Le choix de Widgery d’arriver dans un hélicoptère de l’armée, en compagnie des avocats des soldats, était un autre exemple de mauvaise communication : bien que probablement dicté par un souci d’économie ou de commodité, il renforçait l’image d’une proximité entre Widgery et l’armée (McCann 1972, 4). Enfin, le traitement des témoignages par Widgery fut également perçu comme peu équitable : il refusa de prendre en considération les témoignages de nombreux témoins civils, y compris ceux des blessés se trouvant encore à l’hôpital (Widgery 2001 [1972], 8). 15 En examinant les décisions prises par l’enquête Saville 26 ans plus tard, il apparaît clairement que celle-ci fit le choix de prendre le contrepied de l’enquête Widgery sur tous ces aspects. Saville décida de siéger dans le Guildhall en plein centre-ville de Derry. Il choisit de s’entourer de deux juges venus de pays du Commonwealth, John Toohey (un Australien) et William Hoyt (un Canadien) afin que le visage de l’enquête ne soit pas exclusivement celui d’un Lord anglais. Contrairement à Widgery, Saville visita le Bogside à maintes reprises, bien que les lieux aient énormément changé depuis 1972. Enfin, l’enquête Saville prit le parti d’inclure un maximum de témoignages (2500 témoignages écrits, 922 témoignages oraux), y compris ceux que Widgery avait refusé d’examiner. 16 Les déclarations des familles des victimes suggéraient que ces changements avaient été bien perçus par ce groupe, qui était a priori le plus difficile à convaincre. Le sérieux de Saville fut salué par de nombreux membres des familles, notamment Leo Young, frère d’une victime : I had great faith in him once I saw him in action – he knew everything and missed nothing. I saw him on his own one morning in the Bogside walking around Glenfada Park – that’s how thorough he was – exploring the Bog on his own (Campbell 2012, 150). 17 Le choix d’avoir trois juges au lieu d’un a également donné l’impression de davantage d’équilibre, comme le souligne Michael McKinney, également frère d’une victime : Hoyt seemed to ask questions which would’ve been in favour of the army’s case. Toohey seemed to ask questions which would be seen to be in favour of the families’ case. Maybe they balanced out (McCann 2006, 44).

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18 La personnalité et l’attitude des présidents et, lorsqu’il y en a, des vice-présidents d’une enquête sont donc déterminantes. Cependant, un autre aspect peut affecter la perception de l’enquête comme équitable : les procédures choisies par celle-ci pour mener à bien sa mission.

Equité et procédure inquisitoire

19 Il est important de souligner ici que l’enquête publique se distingue d’un procès sur plusieurs points importants. Elle en partage certes de nombreuses caractéristiques : des témoins, des assignations à comparaître, des avocats et souvent un juge pour présider les audiences. Cependant, contrairement à une cour de justice qui a le pouvoir de condamner et de prononcer une peine, l’enquête a pour rôle de rechercher et de dire la vérité (Howe 1999, 295 ; Walsh 2000, 57 ; Burgess 2009, 30). Elle ne désigne pas de coupable et n’a pas le pouvoir de punir. Si on s’en réfère à nouveau à l’allégorie de la justice sous la forme de Thémis, les yeux bandés, tenant une balance et un glaive, on pourrait dire que l’enquête publique possède de cette allégorie seulement deux éléments sur trois : les yeux bandés (l’impartialité) et la balance (l’équité), mais pas le glaive (le pouvoir de punir).

20 La procédure dans une enquête publique est donc dite « inquisitoire » (en anglais, inquisitorial), et non « accusatoire » (adversarial). Il s’agit en effet de chercher à établir les faits, dans l’idéal la « vérité », et non de désigner un coupable. C’est une différence fondamentale : cela signifie que contrairement à un procès, l’enquête n’est pas censée voir s’opposer deux « camps ». Même si, en pratique, il est courant que deux camps officieux apparaissent, ils ne sont pas clairement définis, et il est donc parfois difficile de déterminer ce qui constitue un juste équilibre entre les participants (Lord Saville et al. 2010, X.A2.2). 21 La question de la représentation légale s’est par exemple posée pendant l’enquête Saville : qui, parmi les témoins, doit avoir la possibilité d’être représenté par un avocat lors d’une enquête publique ? Ce type d’enquête était régi, jusqu’en 2005, par le Tribunals of Inquiry (Evidence) Act de 1921. Cette loi laissait une marge de manœuvre considérable aux enquêtes en ce qui concernait les procédures à adopter. Ainsi, elle ne précisait rien à propos de la représentation légale des témoins. Depuis 1966 et les recommandations de la commission Salmon, il était d’usage de considérer que les personnes dont la conduite était remise en cause avaient le droit d’être représentées par un avocat. Rien n’était précisé, cependant, pour ce qui était de la représentation des victimes ou des autres témoins (Salmon 1966, 44). Widgery avait choisi d’accorder deux avocats aux soldats et deux aux familles des victimes, selon une logique plutôt « accusatoire » : ce choix sous-entendait une perception des participants comme deux blocs distincts, traités à égalité (Widgery 2001 [1972], 105-106). Vu sous cet angle, l’arrangement pouvait sembler équitable, si l’on négligeait le fait que le groupe des familles était bien plus important numériquement : vingt-huit familles étaient concernées alors que les soldats n’étaient qu’une trentaine. 22 Pendant l’enquête Saville, le choix fut fait de se démarquer encore de Widgery. L’enquête accepta de donner beaucoup plus de représentants légaux que prévu aux familles, reconnaissant ainsi qu’elles ne formaient pas un groupe uniforme : vingt avocats représentaient les familles et dix les soldats. Les soldats comme la majorité des familles furent satisfaits de cet arrangement (Saville et al. 2010, X.AA.2), mais le

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principal inconvénient était le coût : tous les avocats étant rémunérés par de l’argent public, augmenter leur nombre contribua à alourdir considérablement le coût de l’enquête2 (Elliott & McGuinness 2002, 19), l’exposant à de nombreuses critiques (Blom- Cooper 2010, Hain 2007). 23 En plus de la nécessité d’apparaître comme impartiale, et de traiter équitablement les témoins et les autres participants, l’enquête Saville se trouva également forcée de procéder à des arbitrages difficiles : en effet, l’enquête devait répondre à des attentes nombreuses et parfois contradictoires. Le terme de « balancing exercise » était fréquemment utilisé dans les décisions publiées par le tribunal lors des discussions préliminaires sur les procédures à adopter, car il s’agissait alors souvent de mettre en balance deux principes importants qui entraient en conflit, et de tenter de trouver une solution considérée comme « équilibrée ».

Enquête publique et arbitrages : de la difficulté de trouver un équilibre entre les différentes missions de l’enquête Saville

L’anonymat et le lieu des audiences : arbitrage entre le caractère public de l’enquête (« open justice ») et la sécurité des témoins militaires

24 Au moment de définir ses procédures, le tribunal Saville dut se pencher sur deux questions très épineuses : le choix du lieu où siègerait l’enquête, ainsi que celui d’accorder ou non l’anonymat aux témoins militaires. Saville fut dès le début très clair dans sa volonté de préserver au maximum le principe de « publicité » de l’enquête (publicity) : comme son nom l’indique, une enquête « publique » doit se dérouler de la manière la plus ouverte et transparente possible. Pour préserver cet aspect, Saville décida de siéger dans la ville de Derry/Londonderry et, après consultation des divers participants, refusa dans un premier temps de reconduire l’anonymat dont les témoins militaires avaient bénéficié pendant l’enquête Widgery. Il considérait en effet que siéger loin de la majorité des familles des victimes et cacher le nom ou le visage des témoins contrevenait au principe de « justice transparente » (open justice), étroitement associé au caractère public de l’enquête. (Saville et al. 2010, X.A2.8)

25 Les soldats, cependant, estimèrent que ces deux décisions mettaient leur vie en danger et réclamèrent le droit de conserver l’anonymat ainsi que de témoigner à Londres. Plusieurs recours en justice s’ensuivirent autour de la question du « droit à la vie » protégé par l’article 2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. La recherche d’une solution équilibrée s’avérait complexe : en effet, ce droit concernait à la fois les soldats et les proches des victimes. D’un côté, l’enquête n’avait pas le droit de mettre en danger la vie des témoins militaires ; mais de l’autre, la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme affirmait que les Etats signataires de la Convention avaient aussi l’obligation, lorsque les forces de l’ordre ou l’armée tuaient des citoyens, de s’assurer qu’une enquête publique était conduite sur la question. 26 Bien que reconnaissant la légitimité des craintes des soldats, Saville estimait que la menace n’était pas suffisamment grande pour contrebalancer la nécessité de préserver le caractère public de l’enquête. Ce caractère public était un élément important du

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droit des victimes défini par la jurisprudence européenne. Après de nombreux appels, cependant, les cours de justice britanniques donnèrent tort à Saville et il fut contraint de revenir sur ses décisions, à la fois sur la question de l’anonymat et sur celle du lieu des témoignages des soldats. Les soldats ayant tiré le jour de Bloody Sunday, à l’exception des officiers dont l’identité était déjà connue du grand public, furent donc autorisés à témoigner anonymement et derrière des paravents (Saville et al. 2010, XA2.48). De plus, l’enquête se déplaça à Londres entre 2002 et 2003 afin de leur permettre de témoigner dans un environnement qu’ils percevaient comme moins dangereux, une autre décision qui contribua à alourdir le coût de l’enquête d’environ 15 millions de livres (Campbell 2012, 164).

La question de l’immunité : un arbitrage entre vérité et justice ?

27 Un autre choix difficile concernait la question d’attribuer ou non une immunité contre les poursuites judiciaires aux personnes qui témoigneraient devant le tribunal d’enquête. La mission principale de l’enquête étant de trouver la vérité et non de rendre la justice au sens traditionnel du terme, il paraissait logique que celle-ci mette en place des procédures lui permettant de parvenir à ce but. Accorder une immunité allait dans ce sens, car c’était une manière d’inciter les témoins à révéler certains éléments qu’ils auraient peut-être gardés secrets sans cette garantie. Cette procédure avait notamment été utilisée par la célèbre Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud (Hamber 2012 ; Kiss 2000, 68-69).

28 Cependant, cette solution n’était pas sans poser problème : les victimes survivantes et les proches des victimes, qui avaient réclamé l’enquête pour obtenir la vérité, n’avaient pas pour autant renoncé à la possibilité d’obtenir également justice sous la forme traditionnelle d’un procès. Or, accorder l’immunité aux témoins signifiait retirer à ces victimes la possibilité de poursuivre en justice certaines personnes qui pourraient être reconnues comme responsables de la mort de leurs proches (Hamber 2012). 29 La solution retenue par Saville fut une solution intermédiaire qui cherchait à préserver à la fois la possibilité d’obtenir la vérité et celle d’obtenir la justice : les témoins recevraient non pas une immunité, mais une « garantie » selon laquelle leurs témoignages ne pourraient pas servir à les poursuivre en justice (Saville et al. 2010, XA2.3). La différence fondamentale entre cette garantie et une immunité était que, si jamais des éléments permettant de poursuivre le témoin existaient en dehors de son propre témoignage, celui-ci restait susceptible d’être poursuivi et condamné sur la base de ces éléments. On peut considérer que ce compromis représentait un certain équilibre entre vérité et justice.

Le cadrage du rapport : laisser hors-champ la question de la responsabilité politique

30 Dans sa quête de vérité, et bien qu’elle n’ait pas le pouvoir de condamner, l’enquête publique est chargée d’identifier les responsables de l’événement souvent tragique sur lequel elle porte. Lord Geoffrey Howe, qui a participé à plusieurs enquêtes, souligne que trois objectifs des enquêtes publiques sont la recherche de la vérité, l’attribution des responsabilités et le fait de rassurer l’opinion publique : « the search for truth, the assignment of responsibility, the reassurance of the public » (Howe 1999, 296). Il ajoute qu’il

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est à la fois très important et très délicat de trouver un équilibre entre les trois : « Those with practical experience of the inquiry process have recognised the need for extreme care in striking a proper balance between these conflicting factors » (1999, 296). Il identifie de potentielles dérives dont il faut se méfier, en particulier la tentation de choisir des boucs émissaires. Le danger de céder à la tentation de jeter en pâture des boucs émissaires à l’opinion publique est d’autant plus grand, selon lui, que les bénéfices potentiels sont importants : tout d’abord, cela permet souvent de faire plaisir aux victimes et à l’opinion publique qui réclame des coupables ; et ensuite, cela permet également parfois d’esquiver des questions embarrassantes susceptibles de remettre en cause le bon fonctionnement du système dans son ensemble.

31 Bien que le rapport de l’enquête Saville ait été salué pour son exhaustivité et son objectivité, certains soldats mais également certains nationalistes ont estimé qu’il avait été coupable de ce travers en faisant porter la responsabilité principalement aux soldats qui avaient tiré, et à leur officier présent sur le terrain, Derek Wilford. La question de la responsabilité politique fut en effet en partie esquivée. L’enquête examina bien de nombreux documents gouvernementaux portant sur Bloody Sunday, mais ne chercha pas à envisager la responsabilité du gouvernement dans un cadre plus large : par exemple, la question de savoir si le massacre était la conséquence d’une politique du maintien de l’ordre ne protégeant pas suffisamment les civils. Le rapport se contentait de dire qu’il n’y avait aucune preuve tangible d’une « conspiration » politique pour ordonner un massacre le jour de la manifestation. Il n’abordait pas non plus la question de l’enquête Widgery et de ses manquements. Saville justifia ce choix en affirmant qu’il n’avait ni les moyens, ni le mandat pour se prononcer sur des questions aussi larges : le travail qui lui avait été confié consistait uniquement à établir les faits survenus le 30 janvier 1972 et leurs causes immédiates. L’enquête Widgery n’entrait donc pas dans le cadre du rapport, pas plus qu’une évaluation sur le long terme des politiques britanniques en Irlande du Nord. On peut donc considérer que les juges Saville, Hoyt et Toohey ont cherché, dans la rédaction de leur rapport d’enquête, à trouver un équilibre en reconnaissant clairement l’innocence des victimes, mais en restant très prudent sur la question de la responsabilité. Une expression qui circulait beaucoup dans la ville de Derry/Londonderry après la publication du rapport était « heavy on innocence, light on guilt » : Saville avait insisté davantage sur l’innocence des victimes que sur l’identification des responsables. On peut voir, par exemple, que les phrases affirmant l’innocence des victimes sont concises et claires : « The firing by soldiers of 1 PARA on Bloody Sunday caused the deaths of 13 people and injury to a similar number, none of whom was posing a threat of causing death or serious injury » (Saville et al. 2010, V.5.5). En revanche, les phrases qui concernent le comportement des soldats sont souvent beaucoup plus longues et utilisent de nombreux auxiliaires modaux, reflétant le caractère prudent et circonstancié de ces conclusions. On peut citer, par exemple, ce passage qui concerne les soldats ayant blessé deux des victimes : It is possible that the soldiers concerned mistakenly believed that they had identified someone posing a threat of causing death or serious injury. Equally, each of those soldiers may have fired, not believing that his target was posing a threat of causing death or serious injury, but only suspecting that this might have been the case (Saville et al. 2010, V.5.1). 32 Pour comprendre ce choix de la prudence, il faut envisager l’enquête non seulement comme un exercice de recherche de la vérité, mais aussi comme un exercice s’inscrivant dans un contexte politique très particulier : celui du processus de paix.

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L’enquête Saville dans le cadre du processus de paix

Les métaphores comptables comme illustration de la culture politique « binaire » du processus de paix

33 On trouve en effet au cœur du processus de paix et en particulier de l’Accord du Vendredi Saint (1998) la notion de « parity of esteem », qui implique un équilibre, une équité de traitement entre les deux communautés. L’accord a cependant souvent été critiqué pour avoir favorisé le maintien d’une culture politique « binaire », dans laquelle chaque décision est perçue comme une victoire pour un camp et donc une défaite pour l’autre (une mentalité désignée en anglais par l’expression « zero-sum thinking »). Ce schéma de pensée était déjà caractéristique des négociations de l’accord, selon Aughey : « Lasting political bargains would be struck in a satisfactory balance of gains and losses » (2005, 1).

34 Dans ce contexte, les représentants politiques de la communauté unioniste ont souvent reproché à l’enquête Saville d’être un exercice purement politique visant à « acheter » le soutien de la communauté nationaliste aux accords de paix. Il est en effet difficile de nier cette réalité, dans la mesure où Tony Blair admet lui-même que l’enquête a bien été accordée dans l’optique d’apaiser les nationalistes et le gouvernement irlandais : To assuage nationalist opinion and under pressure from the Irish, I also ordered an inquiry into the Bloody Sunday shootings in 1972, when British troops had opened fire on protesters in Belfast, killing a number of people. […] It certainly assuaged opinion at the time (2010, 156). 35 Cette perception de l’enquête Saville comme un cadeau fait par les britanniques aux nationalistes a été renforcée par l’attitude de certains membres du Sinn Féin, comme Martin McGuinness : bien qu’ayant réclamé la création de l’enquête, ce dernier n’a pas fait preuve d’une transparence totale lorsqu’il a lui-même été appelé à témoigner, ce qui n’a pas manqué d’être relevé par les journaux et politiques unionistes et loyalistes.

36 Cette polémique est symptomatique d’un contexte politique où chaque « camp » tend à exiger des autres acteurs une honnêteté et une transparence totale, mais ne montre pas de réelle inclination à faire de même. Le passé est utilisé davantage pour « marquer des points » face à l’adversaire, que pour trouver une solution aux problèmes posés par le passé conflictuel. Selon Hamber, « the hard-nosed desire to score political points from the past [must be] replaced by a more reconciliatory discourse across the board » (2002, 1094). Smyth le rejoint sur ce point lorsqu’elle affirme, « Until both responsibility and loss are claimed in more equal measure, the peace process is lopsided, immature, unstable, and the process of reconciliation is impossible » (1998, 6). Le déséquilibre inhérent à la position qui consiste à exiger des autres qu’ils reconnaissent leurs torts, tout en se montrant réticent à reconnaître les siens propres, est donc identifié ici comme un obstacle à la réconciliation.

Métaphores de l’équilibre dans les discours sur la « hiérarchie des victimes »

37 Cette culture politique binaire est à replacer dans un contexte où les interprétations du conflit dans son ensemble, ainsi que du processus de paix, par les principaux acteurs restent largement incompatibles entre elles. Pour les unionistes, en particulier la

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tradition loyaliste représentée par le DUP et certains groupes de victimes, l’enquête Saville ne serait qu’un exemple parmi d’autres d’un déséquilibre caractérisant la politique britannique pendant le processus de paix : les victimes des forces de l’ordre (principalement nationalistes) bénéficieraient de davantage de considération que les victimes des paramilitaires républicains (principalement unionistes ou membres des forces de l’ordre). Willie Frazer, du groupe de victimes à tendance loyaliste FAIR (Families Acting for Innocent Relatives), a par exemple affirmé juste avant la publication du rapport Saville: There is a total imbalance here. Thousands died in the Troubles and I personally know in terms of relatives and friends about the same number of people shot dead during the conflict as the number killed on Bloody Sunday (McDonald 2010). 38 Le député DUP de la Foyle, Gregory Campbell, n’eut de cesse de souligner l’injustice représentée à ses yeux par les 190 millions de livres d’argent public dépensées pour l’enquête Saville, tandis que les victimes du terrorisme devaient accepter que de nombreux ex-paramilitaires soient relâchés dans le cadre de l’Accord du Vendredi Saint (Campbell 2010). Une expression récurrente au sein du discours unioniste était la notion de « hiérarchie des victimes », utilisée notamment par Jonathan Bell, député du DUP, à l’assemblée nord-irlandaise le jour de la publication du rapport : Will the Members who raised this subject reflect that, for many in my community — the unionist community — the loss on Bloody Sunday is no different from the loss of the policeman or the UDR man in their respective families? The pain that they experienced in loss is the same. They deserve the truth as to what happened […]. We can never allow this House to create a hierarchy of victims. […] There is a real sense of grievance in the unionist community. We need to check why it is not getting honesty and truth at a level that is applied elsewhere (Bell 2010). 39 Du coté des nationalistes, en revanche, on considérait que les victimes des forces de l’ordre avaient longtemps été négligées et diabolisées. Ainsi, leur accorder des enquêtes publiques permettait un rétablissement de l’équilibre. C’est bien à l’aide d’une métaphore de l’équilibre, par le biais de l’image de la balance, que le poète Seamus Deane décrivait en 1992, dans la préface à Bloody Sunday in Derry d’Eamonn McCann, l’indifférence à l’endroit des victimes des forces de l’ordre dans le discours officiel de l’Etat britannique pendant le conflit : It simply does not matter how many nationalists or republicans are murdered by army, police, UDR, UVF, UFF or any other organisation; their deaths do not weigh in the balance in comparison with the deaths of the members of these other organisations (1992, 11). 40 Les unionistes et les nationalistes ont donc une vision diamétralement opposée de la situation : pour les unionistes, l’enquête Saville est la preuve de l’existence d’un déséquilibre en faveur des victimes nationalistes ; tandis que pour les nationalistes, elle consiste à rétablir l’équilibre après des années de traitement inégalitaire en leur défaveur.

41 Il faut noter que les chiffres semblent plutôt corroborer l’interprétation nationaliste : d’après un rapport de Human Rights Watch, 350 personnes furent tuées par l’armée pendant le conflit entre 1969 et 1994, et seulement quatre soldats furent condamnés pendant cette période, aucun n’étant emprisonné plus de quatre ans (Human Rights Watch 1994, 3). Les travaux en sociologie de Rolston appuient également la théorie d’un déséquilibre à rectifier : The state had the power to carry out these killings with impunity, to block, legally and otherwise, any investigation, and to vilify and harass those who opposed its actions. To focus on these cases is to counterbalance the exclusion of such cases in the past (2000, xiii-xiv).

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42 Indépendamment de la question de leur adéquation avec la réalité des faits, les perceptions d’une même situation sont radicalement différentes d’une communauté à l’autre, ce qui souligne la persistance de visions irréconciliables du conflit, où chaque communauté a, à tort ou à raison, le sentiment que la « balance » penche en faveur de l’autre.

Entre reconnaissance des torts et hommage aux forces armées : la récurrence de « but » dans le discours officiel britannique

43 Si les débats autour du processus de paix se sont souvent focalisés sur l’équité de traitement entre les communautés nationaliste et unioniste d’Irlande du Nord, il ne faut pas oublier d’examiner le discours d’un autre acteur essentiel du conflit : l’Etat britannique. Le discours officiel, qu’il vienne du travailliste Tony Blair qui mit en place l’enquête Saville ou du conservateur David Cameron à qui il revint de commenter la publication du rapport, se caractérisait par une volonté de maintenir un équilibre entre hommage aux forces armées britanniques en général et critique de l’attitude des soldats le jour de Bloody Sunday. On peut le voir dans cet extrait du discours de Tony Blair lors de la présentation de la motion pour mettre en place l’enquête Saville en janvier 1998 : I want to place on record our strongest admiration for the way in which our security forces have responded over the years to terrorism in Northern Ireland. They set an example to the world of restraint combined with effectiveness given the dangerous circumstances in which they are called on to operate. Lessons have of course been learned over many years - in some cases painful lessons. But the support of the Government and this House for our Armed Forces has been and remains unshakeable. (Blair 1998). 44 Le Premier Ministre reprenait la même structure plus loin dans le même discours, pour parler ici des proches des victimes et souligner qu’accorder une enquête aux proches des victimes de Bloody Sunday ne signifiait en rien oublier les proches des membres des forces de l’ordre tués pendant le conflit : In particular, the sacrifice of those many members of the security forces, including the RUC, who lost their lives doing their duty will never be forgotten by this Government, just as they were not forgotten by the last Government. The pain of those left behind is no less than the pain of the relatives of the victims of Bloody Sunday. But Bloody Sunday was different because, where the State's own authorities are concerned, we must be as sure as we can of the truth, precisely because we do pride ourselves on our democracy and our respect for the law, and on the professionalism and dedication of our security forces (Blair 1998). 45 De même, David Cameron a bien présenté des excuses au nom du gouvernement pour les actions des soldats le jour de Bloody Sunday, mais a également pris soin d’insister sur son respect pour les forces armées britanniques, et le fait que cet événement n’était pas représentatif de leur conduite habituelle : Mr Speaker, I am deeply patriotic. I never want to believe anything bad about our country. I never want to call into question the behaviour of our soldiers and our Army who I believe to be the finest in the world. And I have seen for myself the very difficult and dangerous circumstances in which we ask our soldiers to serve. But the conclusions of this report are absolutely clear (Cameron 2010). 46 Cette manière de contrebalancer la critique de l’armée en insistant par exemple sur la difficulté du contexte dans lequel elle devait intervenir peut s’expliquer en partie par la nécessité de gérer l’opposition à l’enquête en Grande-Bretagne, notamment chez les conservateurs. Les premiers ministres conservateurs, en particulier John Major, avaient

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toujours refusé de rouvrir une enquête, et les grands quotidiens conservateurs comme le Daily Mail ou le Daily Telegraph avaient publié de nombreux articles dénonçant vertement le coût de l’enquête Saville et son impact potentiel sur l’image de l’armée et le moral des troupes. Au moment de commenter les conclusions du rapport Saville, la stratégie « d’équilibre » du discours de David Cameron semble avoir convaincu certains députés conservateurs, comme John Baron, qui loua précisément le caractère « équilibré » de la déclaration du Premier Ministre : I congratulate my right hon. Friend on the balance that he has achieved in the statement. It is important to recognise not only the truths of the Saville inquiry, but the sacrifice and the grief of the forces, who played such an important part in bringing peace to Northern Ireland. May I suggest that if the inquiry and the report are to be a true marker in helping the healing process and the peace process to move forward, it is terribly important to keep that balance in one's remarks and perspective about the sacrifice on both sides? (Cameron 2010) 47 Bien que la reconnaissance du caractère injustifié de Bloody Sunday ait été un événement majeur et très symbolique, le discours officiel de l’Etat britannique sur le conflit dans son ensemble et sur le rôle de l’armée n’a donc pas connu de transformation radicale : Bloody Sunday fut présenté comme une exception et le discours de Cameron, dans la continuité de celui de Blair, chercha à contrebalancer cette vérité potentiellement dérangeante en réaffirmant son soutien sans faille à l’armée britannique, désamorçant ainsi toute critique systémique de la politique britannique et du comportement de l’armée pendant le conflit nord-irlandais.

Conclusion

48 Les réactions à l’enquête Saville au sein des communautés unioniste et nationaliste soulignent à quel point la culture politique nord-irlandaise continue de percevoir le passé comme un terrain d’affrontement où l’on marque des points, et où une concession faite à certaines victimes est interprétée comme une victoire pour leur communauté et une injustice pour l’autre. L’image de la balance est très souvent utilisée, dans un schéma de pensée où la politique relève du « zero-sum game » : si un côté gagne, c’est que l’autre perd.

49 Dans un contexte aussi difficile, on peut considérer que l’enquête Saville a su faire un travail remarquable de rétablissement de l’équilibre : chargée de réécrire une version officielle considérée comme profondément injuste, elle a su redonner confiance en particulier aux témoins civils et aux familles des victimes et produire une version des faits plus équilibrée. Certains lui ont reproché d’avoir livré une vérité factuelle « étroite » et d’avoir évité toute remise en question de la politique britannique de l’époque. Là aussi, on peut considérer que Saville a atteint un certain équilibre : l’enquête et le rapport ont permis au gouvernement britannique de sortir d’une position de déni, sans toutefois aller jusqu’à mettre en danger sa propre légitimité. En quelque sorte, en reconnaissant certains aspects fondamentaux comme l’innocence des victimes, tout en ignorant d’autres aspects plus polémiques comme la responsabilité politique ou la conduite de l’enquête Widgery, l’enquête Saville semble avoir trouvé un point d’équilibre entre déni officiel et reconnaissance officielle. 50 Paul Ricœur parlait de l’importance de pratiquer une « politique de la juste mémoire » : trouver un équilibre entre le « trop de mémoire », qui enferme dans une sorte d’obsession du passé, et le « trop d’oubli » qui consiste à refuser de faire face au passé

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(Ricœur 2000). L’enquête Saville a, dans une certaine mesure, constitué une tentative de faire face au passé, mais cela suffira-t-il à « tourner la page », comme le souhaitait Tony Blair en 1998 ? On peut en douter : certaines familles restent en effet en quête de justice, ayant entamé des poursuites judiciaires et, huit ans plus tard, la question du passé conflictuel reste problématique en Irlande du Nord.

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NOTES

1. Un de ces blessés, John Johnston, décéda 2 mois plus tard. Bien que l’enquête Saville ait estimé que le lien entre sa blessure et sa mort prématurée n’était pas clairement établi, la famille de John Johnston reste persuadée du contraire. Pour cette raison, il arrive que le chiffre de 14 victimes soit avancé, incluant John Johnston parmi les morts de Bloody Sunday. 2. Le coût total de l’enquête, après douze ans (1998-2010), atteignit 195 millions de livres.

RÉSUMÉS

L’enquête publique sur Bloody Sunday, ou « enquête Saville », mise en place en 1998 par le parlement britannique, fut la seconde enquête publique portant sur les événements du 30 janvier 1972 en Irlande du Nord, plus connus sous le nom de « Bloody Sunday ». La notion « d’équilibre » est ici envisagée à travers le prisme de la justice et des notions qui lui sont associées : impartialité et équité. En effet, la tâche de l’enquête Saville consistait en quelque sorte à rétablir un équilibre : afin de rétablir la confiance après la déception suscitée par la première enquête, la version officielle de Bloody Sunday devait être réécrite d’une manière susceptible de convaincre l’opinion publique que la vérité avait enfin été dite. Dans ce contexte, l’enquête se devait d’apparaître « équilibrée » : il s’agissait de convaincre les participants que le tribunal d’enquête pouvait se montrer juste et impartial. Cela signifiait parfois devoir trouver un équilibre entre diverses considérations : les droits des victimes et ceux des soldats, la vérité et la justice, l’identification de responsabilités individuelles et collectives. Dans le contexte plus large du processus de paix, la question de l’équité se posait également : le seul fait que l’Etat britannique ait accepté d’accorder une enquête de cette ampleur afin de répondre à un grief de la communauté nationaliste, n’était pour certains qu’un marché politique destiné à satisfaire le Sinn Féin, tandis que d’autres y voyaient plutôt la compensation d’une injustice qui durait depuis trop longtemps.

The Bloody Sunday Inquiry, created in 1998 by the British Parliament and often known as the “Saville Inquiry”, was the second public inquiry into the killing of 13 civil rights demonstrators in Northern Ireland on Bloody Sunday (30th January 1972). The notion of “balance” is seen here through the prism of justice and two closely related concepts: impartiality and fairness. Indeed, the task of the Saville Inquiry could be seen as addressing an imbalance: in order for trust to be

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restored after the disappointment of the first inquiry, the official version of Bloody Sunday had to be rewritten in a manner that would convince public opinion that the truth had finally been told. In doing so, the inquiry had to appear “balanced”: the tribunal had to convince participants, in particular those from the nationalist community, that it could be truly impartial and fair. This sometimes also meant carrying out a “balancing exercise” between several considerations: the rights of the victims and the rights of the military witnesses, truth and justice, attributing blame while remaining fair. In the wider context of the peace process, too, the inquiry had to deal with accusations of imbalance: the very fact that the British state had agreed to carry out a high- profile inquiry to address this long-standing grievance of the nationalist community was seen by some as a political trade-off to appease Sinn Féin, while others believed it was simply a long- overdue compensation for injustice.

INDEX

Mots-clés : Bloody Sunday, Irlande du Nord, justice, vérité, équité, impartialité, enquêtes publiques Keywords : Bloody Sunday, Northern Ireland, justice, truth, fairness, impartiality, public inquiries

AUTEUR

CHARLOTTE BARCAT

Université de Nantes, CRINI (Centre de Recherche sur les Identités Nationales et l’Interculturalité)

Charlotte Barcat est maîtresse de conférences en civilisation britannique à l’Université de Nantes. Elle a soutenu sa thèse de doctorat en études irlandaises sur le sujet « Bloody Sunday et l’enquête Saville : vérité, justice et mémoire » en décembre 2016. Ses travaux portent sur l’Irlande du Nord et l’état britannique, les questions de mémoire collective et de gestion du passé conflictuel.

Charlotte Barcat is a Lecturer in British history and politics at the University of Nantes. She defended her PhD in Irish Studies entitled “Bloody Sunday and the Saville Inquiry: truth, justice and memory” in December 2016. Her research focuses on Northern Ireland and the British state, collective memory and dealing with the past in the context of conflict.

Études de stylistique anglaise, 14 | 2019