La Biographie
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
LA BIOGRAPHIE LA BIOGRAPHIE : UN PANORAMA ■ STÉPHANIE DUPAYS ■ e la somme minutieuse bardée de notes, d’index et de réfé- rences au commérage issu des fouilles archéologiques dans les Dpoubelles ou les livres de comptes, la biographie est un genre protéiforme. Cet article se propose d’arpenter le champ biogra- phique pour dresser un bilan de ce qu’est la biographie aujourd’hui en jetant un regard en arrière. Où en est-on ? La biographie résiste- t-elle face à l’hydre du roman qui englobe tout ? Peut-on écrire la vérité ou du moins une vérité sur un homme ? La biographie est-elle le parent pauvre de l’histoire ? Qu’est-ce qu’une bonne biographie ? Historiquement, le genre, qui existe depuis l’Antiquité (Suétone, Plutarque), s’est d’abord intéressé aux grands hommes. En France, les vies de saints marquent les commencements du genre et, depuis la Renaissance, les vies d’artistes, de savants et de personnages his- toriques ont la faveur des biographes. Les sujets préférés des bio- graphes et des lecteurs sont-ils les mêmes aujourd’hui ? Quel métier ingrat que de raconter la vie d’autrui ! Quelle quan- tité d’amour et d’abnégation ne faut-il pas pour consacrer plusieurs années de sa vie à étudier celle d’un autre ? Il a fallu dix-sept ans au Britannique Gerald Martin pour terminer sa monumentale biographie de García Márquez et l’historien français Emmanuel de Waresquiel a mis cinq ans et lu des milliers de lettres et documents pour écrire sa biographie de Richelieu. Métier d’autant plus ingrat qu’amour et 89 11007BIOGRAPHIE089.indd007BIOGRAPHIE089.indd 8989 110/06/100/06/10 112:322:32 LA BIOGRAPHIE La biographie : un panorama abnégation sont rarement payés en retour. « Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie », écrivait perfi dement Cioran. Kipling surnommait les bio- graphes « les cannibales » et avait pris soin de faire disparaître tous ses papiers. Nombreuses sont les personnalités qui, comme Orwell, ont interdit toute biographie. Quand le biographié est vivant, la ten- tative peut tourner à l’affrontement ou au procès. Laure Adler en a fait les frais il y a quelques années avec sa biographie de Marguerite Duras, qu’elle dut remanier. Lorsqu’il apprend que l’écrivain anglais Ian Hamilton a l’intention de publier sa biographie en incluant des lettres que Salinger avait écrites à ses amis et éditeurs, l’auteur de l’Attrape-cœur l’attaque en justice et gagne le procès. Roman contre biographie Dans le match entre les genres littéraires, il semble bien que le roman empiète sur les prérogatives des biographes. De plus en plus de romanciers annexent leur territoire, en prenant pour sujet des per- sonnages ayant réellement existé et en s’appuyant sur une importante documentation. Quand Yannick Haenel raconte l’histoire de Jan Karski, quand Gilles Leroy conte celle de Zelda, la femme de Francis Scott Fitzgerald, dans Alabama Song, quand Jean Echenoz retrace le destin d’Emil Zátopek dans Courir, écrivent-ils des biographies ? Non : des romans. Le genre présente l’avantage de la liberté. « La biographie est une prison. Prison des dates, des faits, des fi ches. Le roman, c’est la liberté » (1), écrivait Jean Chalon, le biographe des reines, des saintes et des femmes de lettres. À propos de son roman Marilyn, dernières séances pour lequel il a utilisé une importante documentation, Michel Schneider affi rme que le roman était la seule forme possible : « Oui, la biographie prétend dire les choses telles qu’elles se sont passées. Mais c’est une imposture ! Les biographies sont des romans, mais sans le talent des romanciers.(2) » Puisqu’il n’existe pas une seule vérité mais mille versions pos- sibles d’une vie, autant assumer la fi ction. Et de résumer l’impossible tâche du biographe : 90 11007BIOGRAPHIE089.indd007BIOGRAPHIE089.indd 9090 110/06/100/06/10 112:322:32 LA BIOGRAPHIE La biographie : un panorama « Les biographes se situent entre les historiens et les romanciers : ils s’autorisent des libertés qui relèvent du roman (par exemple, quelle était la couleur du ciel ce jour-là ; quels furent les mots précis du dialogue qu’ils recomposent à partir de leurs sources…) et prétendent dire l’histoire telle qu’elle s’est réellement passée. Mais cette prétention à dire la vérité est délirante. Une biographie est toujours une fi ction qui s’ignore. (3) » Courir après une ombre Écrire une vie, un horizon inaccessible ? En 1928 André Maurois, connu pour ses biographies de Disraeli et de Voltaire, défi - nissait son travail comme une course perdue d’avance : « à la poursuite d’une ombre qui fuyait devant nous […]. Chaque fois que nous croyions poser la main sur l’épaule transparente du fantôme, il se divisait en deux autres qui s’enfuyaient par des sentiers divers dans des directions opposées. D’un côté couraient les actes, la vie visible du personnage, incarnée en documents, en témoignages ; on savait qu’il avait voyagé, qu’il avait rencontré telle femme, qu’il avait prononcé tel discours. De l’autre côté il y avait la vie intérieure et c’était elle surtout qui s’éva- nouissait dès que nous croyions la tenir » (4). Le questionnement sur le sens même de l’entreprise biogra- phique participe de cet air du temps peu favorable à l’individu. Ce n’est pas un hasard si de telles interrogations ont foisonné à une période où l’idée de l’homme s’était comme vidée et où l’orgueilleuse image de la personne s’était écornée sous l’effet conjoint du marxisme et du freu- disme. Si l’homme n’est pas maître de ses actes mais déterminé par son inconscient et par des forces socio-économiques, pourquoi écrire sa vie ? La glorieuse image du grand homme s’effrite. Freud aurait-il détruit cette part d’ingénuité nécessaire à la mise en mots d’une vie humaine : comment écrire une biographie si tout homme peut en cacher un autre, et mêmes plusieurs ? Prétendre rendre compte de l’infi nie diversité de nos visages successifs n’est-il pas illusoire ? Parmi tous les masques que l’on prend lequel est le vrai moi ? Entreprendre une biographie revient à rassembler les mor- ceaux de puzzles dépareillés. Témoignages, documents, écrits auto- graphes ou non sont autant d’aides pour le biographe, mais la vérité des êtres n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’ils disent d’eux- 91 11007BIOGRAPHIE089.indd007BIOGRAPHIE089.indd 9191 110/06/100/06/10 112:322:32 LA BIOGRAPHIE La biographie : un panorama mêmes ou ce que les autres disent d’eux. Le biographe doit redou- bler de rigueur et de prudence : « il ne suffi t pas de suivre son sujet “à la trace”, il faut s’interroger sur la validité de cette trace, autrement dit s’interroger, sources à l’appui, sur le degré de “composition” de son personnage par rapport à son temps » (5), écrit Emmanuel de Waresquiel, historien, dont le Talleyrand est l’un des grands suc- cès à la fois critique et public de ces dernières années. Peut-être faut-il relier la mise en question de l’entreprise biographique avec l’apparition d’une exigence de vérité. Pendant longtemps le récit de vie s’est confondu avec l’hagiographie. La vérité passait au second plan, après l’édifi cation morale. Les Vies parallèles de Plutarque et les Vies des douze Césars de Suétone sont autant des œuvres de mora- liste que d’historien : les personnages évoqués se caractérisent par un dévouement très grand à une cause qui les dépasse, il s’agit moins de restituer une vérité historique que de glorifi er des vertus et de dénoncer des vices. Ce qui pose moins de problèmes de méthode. Avec le développement d’une histoire plus scientifi que au cours du XIXe siècle la question d’une vérité historique se pose et entraîne avec elle les interrogations sur la possibilité même d’une biographie. Entre tous ces écueils, comment défi nir alors une bonne biographie ? Entre imagination et documentation Genre hybride, « impur » selon François Dosse, historien spé- cialiste de la biographie, la biographie se doit de combler les trous de la documentation par la déduction ou l’invention. André Maurois écrivait de la biographie : « nous exigeons d’elle les scrupules de la science et les enchantements de l’art, la vérité sensible du roman et les savants mensonges de l’histoire » (6). Selon les auteurs, l’équi- libre entre science et art varie. Ainsi, dans son Rimbaud, Pierre Petitfi ls prend ses aises avec les sources et cède à la tentation fi ction- nelle, fl irtant avec le faux témoignage en inventant des dialogues de toutes pièces. Entre imagination et documentation, entre littérature et histoire, comment parvient-on à cet équilibre miraculeux entre la fi ction et la documentation qui constitue une biographie réussie ? Pour Benoît Yvert, directeur des éditions Perrin, une bonne biogra- phie réunit quatre éléments : l’imprégnation du climat de l’époque, 92 11007BIOGRAPHIE089.indd007BIOGRAPHIE089.indd 9292 110/06/100/06/10 112:322:32 LA BIOGRAPHIE La biographie : un panorama la pédagogie, l’art de choisir et d’ordonner une masse d’observations disparates et enfi n la psychologie des personnages. La rigueur et le travail documentaire de l’historien n’enlèvent rien à l’exigence de l’écriture : les réussites du genre « conjuguent le meilleur des deux mondes, ce sont des biographies très écrites à partir d’un fond his- torique incontestable » (7). La tradition de la biographie littéraire à la suite des Chateaubriand, Zweig et Maurois a contribué à établir une norme esthétique de biographie en tant que genre littéraire.